Vous êtes sur la page 1sur 20

La matière et l’esprit

 
Les enjeux de la notion – une première définition
 
            La question de la matière et de l’esprit est une question philosophique
essentielle mais il faut toutefois se garder d’induire qu’elle est posée dès que la
pensée, l’intellect, dans leur opposition au mouvement corporel ou encore à la
sensation, sont objets de réflexion. En effet, on peut concevoir la pensée comme
une activité, une opération, une faculté, sans encore soulever le problème de sa
possible réalité substantielle. Or, cette réalité, c’est bien là le nœud du problème
de la matière et de l’esprit. L’enjeu est ici celui des constituants du monde ; il
s’agit de savoir si la pensée repose dans une substance, que l’on peut appeler
esprit, séparée de la substance matérielle ; si l’on soutient une telle hypothèse,
on posera alors le monde comme composé de deux types de substances
totalement distinctes, ne possédant aucune qualité commune ; on sera alors
dualiste. Ce dualisme s’incarnera avec le plus d’évidence dans l’essence de
l’homme. En effet, l’homme sera alors conçu comme union d’une âme et d’un
corps, ce dernier n’étant rien d’autre qu’une certaine matière organisée. Mais
alors se posera la question cruciale de l’interaction de ces deux substances,
question de l’action de l’âme sur le corps et inversement. Or, cette question ne
peut que poser de très lourdes difficultés à partir du moment où l’on a affirmé
l’incommensurabilité de l’âme et du corps. Face à cette difficulté, il pourra
paraître nécessaire d’abandonner le dualisme pour se « réfugier » dans un
monisme. Ce dernier, ce sera le plus souvent un matérialisme posant que la
pensée n’est qu’un effet, qu’elle est déterminée, causée par autre chose qu’elle.
Le matérialisme pourra alors prendre diverses formes, s’appuyant sur la réalité
de l’atome, sur les processus économiques, sur les processus
neurophysiologiques. Notons toutefois que le choix du monisme peut aussi
conduire à affirmer que la seule substance est l’esprit ; tel est par exemple ce qui
est soutenu par la doctrine dite immatérialiste. Enfin, il ne faut pas non plus
négliger que les termes mêmes du débat entre dualistes et monistes peuvent êtres
subvertis par des pensées qui tentent de dépasser l’opposition de la matière et de
l’esprit.
 
Le dualisme
 
« Je n'admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc,
précisément parlant, qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un
entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m'était
auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais
quelle chose ? Je l'ai dit : une chose qui pense. Et quoi davantage ? J'exciterai
encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point quelque chose de
plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l'on appelle le corps

1
humain ; je ne suis point un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces
membres ; je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que
je puis feindre et imaginer, puisque j'ai supposé que tout cela n'était rien, et que,
sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d'être certain que
je suis quelque chose. » Descartes, Méditations métaphysiques.
 
            La première forme de dualisme de la matière et de l’esprit (la précision
est nécessaire car d’autres types de dualismes sont possibles) peut être attribuée
à Platon. Celui-ci oppose en effet le monde (supérieur) des Idées intelligibles,
des archétypes, et le monde des apparences, des ombres (la caverne), monde des
choses sensibles qui sont des copies imparfaites des Idées. Du point de vue
« anthropologique », Platon distingue le corps qui attache irrémédiablement
l’homme au monde sensible et l’âme dont la partie supérieure est en mesure de
contempler les Idées. Au début du Moyen-âge, Saint Augustin défend une
conception religieuse, chrétienne, du dualisme. Le monde platonicien des Idées
devient alors la cité céleste, révélée dans la Bible. Cette cité est le modèle de ce
qui a lieu dans la cité terrestre. Le devenir historique s’explique en fonction des
rapports qu’ont entretenus les hommes, enracinés dans le monde sensible, avec
le monde spirituel.
 
            C’est la conception cartésienne du dualisme de l’âme et du corps qui doit
retenir le plus longuement notre attention dans la mesure où elle fournit le cadre
dans lequel vont s’inscrire des débats qui se poursuivent encore de nos jours.
Descartes se livre à l’épreuve du doute. Si l’on désire pouvoir distinguer avec
certitude le vrai du faux, si l’on veut accéder à l’évidence des vérités éternelles,
il est nécessaire de se défaire de toutes les opinions, de les considérer comme
« douteuses », et par conséquent de ne plus se fier aux données des sens qui ont
fait naître ces opinions. Mais jusqu’où peut alors s’étendre le doute ? Où peut-il
s’arrêter ? Il s’arrête à ce constat que «  pendant que je voulais penser que tout
était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque
chose ». Ce face à quoi le doute ne peut que baisser les armes, c’est l’évidence
intuitive du « je pense » ; or celui-ci ne peut que révéler immédiatement la
présence d’un « je » qui pense, qui est le sujet ou substrat, de ces pensées. Il
existe par conséquent une substance pensante qui est « une chose qui doute, qui
conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui
sent ». Cette substance pensante (res cogitans) se distingue radicalement du
corps. En effet, celui-ci se définit entièrement par son étendue dans l’espace. Le
corps est par conséquent substance étendue (res extensa). Reste à penser
comment est possible une union de l’âme et du corps telle qu’elle se manifeste
chez l’homme. Autrement dit, comment sont possibles des interactions entre
deux substances ne partageant aucune propriété ? C’est par l’intermédiaire des
esprits animaux que se réalise chez Descartes cette communication. L’âme peut
provoquer des modifications des mouvements des esprits animaux qui traversent

2
le corps. Inversement, les mouvements des esprits animaux trouvant leur origine
dans le corps peuvent affecter l’âme. Mais on comprend qu’ainsi le problème
n’est pas résolu. Car, pour qu’il y ait action de l’âme sur le corps et du corps sur
l’âme, pour que s’établisse un rapport de cause à effet, il faudrait supposer une
certaine « communauté » des substances pensantes et étendue. Or, celle-ci, est,
par principe, inconcevable pour Descartes. C’est pourquoi celui-ci est conduit à
affirmer que l’union de l’âme et du corps est avant tout l’objet d’une expérience
que nous ne cessons de faire sans pouvoir pour autant être en mesure de
l’expliquer.
 
            Les successeurs de Descartes tâcheront de donner une solution à ces
difficultés. La thèse de l’occasionalisme, dont Malebranche est le représentant
majeur, constitue une telle tentative. Selon Malebranche, l’interaction du corps
et de l’esprit est impossible ; il n’y pas ici de causalité ; ou plus exactement
l’esprit ne peut être que cause occasionnelle des effets produits sur le corps (et
inversement). La seule cause efficiente, c’est Dieu, qui, à l’occasion d’une
certaine modification de l’esprit produit une modification correspondante dans
le corps (et inversement), selon les lois qui dirigent son action. Précisons que
pour Malebranche cette théorie des causes occasionnelles vaut tout autant
lorsque le rapport de cause à effet s’établit entre deux corps. Leibniz, qui
refusait la thèse de l’influence réciproque des substances, thèse relevant d’une
« philosophie vulgaire », juge tout autant la solution malebranchienne
inintelligible en ce que celle-ci suppose une intervention perpétuelle de Dieu
dans le monde. Il défend l’hypothèse de l’Harmonie préétablie, hypothèse selon
laquelle Dieu aurait réglé par avance et avec la plus grande exactitude la forme
de chaque substance, de telle manière que les différentes substances, notamment
le corps et l’esprit, s’accorde parfaitement tout en suivant leurs propres lois.
Pour illustrer cette théorie, Leibniz nous demande de nous représenter les
rapports de l’âme et du corps à l’image des rapports entre deux horloges qui
s’accordent parfaitement. Soit l’on considère qu’il y a une influence réciproque
des horloges ; on est alors dans la philosophie vulgaire. Soit l’on pose qu’il y a
un homme qui continuellement prend soin de ces horloges et de leur accord ; on
défend alors la thèse occasionaliste. Soit enfin on pose que l’accord ne se fait
qu’en vertu de l’exactitude propre à chaque horloge ; on est alors dans le cadre
de l’Harmonie préétablie.
 
L’immatérialisme 
 
« La table sur laquelle j’écris, je dis qu’elle existe ; c’est-à-dire, je la vois et je
la touche : si j’étais sorti de mon bureau, je dirais quelle existe ; j’entendrais
par ces mots que si j’étais dans mon bureau, je la percevrais ou qu’un autre
esprit la perçoit actuellement. Il y avait une odeur, c’est-à-dire on odorait ; il y
avait un son, c’est-à-dire on entendait ; une couleur ou une forme, on percevait

3
par la vue ou le toucher. C’est tout ce que je peux entendre par ces expressions
et les expressions analogues. Car ce que l’on dit de l’existence absolue de
choses non pensantes, sans rapport à une perception qu’on en prendrait, c’est
pour moi complètement inintelligible. Leur existence c’est d’être perçues ; il est
impossible qu’elles aient une existence hors des intelligences ou choses
pensantes qui les perçoivent. » Berkeley, Principes de la connaissance humaine.
 
            Contester le dualisme, c’est-à-dire la distinction substantielle de l’âme et
du corps, de la matière et de l’esprit, et donc défendre un monisme peut se faire
de deux façons distinctes comme nous l’avons annoncé en introduction ; soit en
posant que la seule substance est la matière, soit en posant au contraire que la
seule substance est l’esprit. Nous présentons brièvement cette seconde thèse, très
étrange à première vue. Elle fut néanmoins défendue par Berkeley dans sa
doctrine immatérialiste. Locke avait affirmé que les qualités secondes, par
exemple la chaleur ou la couleur, n’appartiennent pas aux corps perçus, mais à
l’expérience que nous faisons d’elles, c’est-à-dire qu’elles sont des effets des
choses sur nos sens. Seules les qualités premières, comme la figure ou le
mouvement sont des propriétés des corps. Berkeley va plus loin en posant que
les qualités premières sont tout aussi dépendantes du sujet qui perçoit que les
qualités secondes. Il prolonge et dépasse l’empirisme d’une autre manière
encore en en déduisant un nominalisme radical. La réalité est composée
exclusivement de choses singulières et seuls les mots sont « responsables » des
idées générales et abstraites. Par exemple, le concept d’ « homme » ne désigne
rien de concret, il n’est qu’un signe pour une multiplicité d’hommes singuliers
perçus. Il en va de même pour toutes les substances ou les essences : leur
appréhension est dépendante d’une perception. Or, si les qualités que nous livre
la perception ne sont pas des qualités des choses mais seulement les effets
qu’elles produisent sur nous, alors il devient évident que l’idée de matière est
vide de sens. De là provient la célèbre thèse de Berkeley : « être, c’est être
perçu » ou percevoir, ce qui est l’activité d’un esprit et jamais d’une chose
matérielle. Notons que cette thèse ne conduit pas nécessairement à nier le monde
extérieur mais seulement à lui conférer une nature spirituelle et non plus
matérielle.
 
Le matérialisme
 
« À l’encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c’est
de la terre au ciel que l’on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les
hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu’ils sont dans
les paroles, la pensée, l’imagination et la représentation d’autrui, pour aboutir
ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur
activité réelle ; c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on représente
aussi le développement des reflets et des échos idéologiques. Et même les

4
fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant
nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater
empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. » Marx et Engels,
L’idéologie allemande.
 
            Épicure, (et à suite Lucrèce) est le représentant majeur de la conception
antique du matérialisme, qu’il fonde sur la physique de Démocrite. C’est une
conception atomiste. Elle pose que tout ce qui existe n’est rien d’autre qu’une
composition d’atomes. Les atomes sont impénétrables et ne peuvent par
conséquent occuper un même espace. Ils ont de plus un mouvement intérieur qui
est le principe des compositions et de décomposition des corps. Un tel
mouvement est rendu possible par l’existence de lieux vides entre les atomes.
Pour les atomistes, il n’y a donc dans le monde que des substances matérielles,
les substances spirituelles ou pensantes, comme l’âme, n’étant rien d’autre que
l’effet d’une structure matérielle particulière. Cette théorie permet selon Épicure
et Lucrèce de chasser toutes les superstitions liées à l’immortalité de l’âme et à
la croyance en Dieu et par conséquent de mettre fin à la crainte du châtiment
divin et de la mort. L’atomisme inspirera les matérialistes des 17ème et 18ème
siècles (Hobbes, d’Holbach, La Mettrie, etc.) qui chercheront à penser
l’ensemble des phénomènes à partir de la force et des mouvements physiques.
Intéressons-nous un instant à La Mettrie. Celui-ci propose une théorie de
l’homme-machine qui étend la théorie de l’animal-machine de Descartes. Pour
ce dernier, tous les êtres vivants, à l’exception de l’homme, pouvaient être
conçus en tant que suivant les lois mécaniques régissant le monde physique. Si
l’homme échappait à cet ordre, c’est parce qu’il n’était pas seulement substance
corporelle mais également substance pensante. C’est cette distinction que La
Mettrie refuse. Si l’homme est un animal supérieur, ce n’est qu’en vertu d’une
plus complexe organisation matérielle de son cerveau.
 
            C’est un matérialisme très distinct qu’élaborent Marx et Engels. Leur
matérialisme historique s’oppose à l’idéalisme qu’ils voient à l’œuvre chez
Hegel. On sait que chez ce dernier, c’est l’Esprit (le Geist) qui se réalise dans
l’Histoire conçu comme un processus dialectique, processus de dépassement
(aufhebung) successif des contradictions. Le véritable sujet de l’Histoire, c’est
donc l’Esprit. Hegel, tout en ayant perçu l’aspect fondamental du processus
historique, pense l’Esprit et la conscience comme source de ce qui est réel,
effectif. Pour Hegel, c’est donc la conscience qui détermine la vie. Marx et
Engels inversent cette formule et affirment que c’est la vie qui détermine
l’existence. Par vie, ils entendent les conditions matérielles dans lesquelles
s’inscrivent les actions et les pensées. Ces conditions matérielles, ce sont un
certain état des forces productives et des rapports de production. La pensée, la
culture, etc. ne sont que des superstructures déterminées par l’infrastructure,
l’ « existence matérielle ». Elles en sont en quelque sorte des épiphénomènes.

5
Mais plus encore, elles tendent à masquer la réalité de l’infrastructure en tant
qu’elles jouent à son égard le rôle de justification, en tant qu’elles construisent
une image erronée des rapports de forces visant à légitimer les intérêts des
classes dominantes, et ce aux yeux mêmes des classes dominées. L’idéologie est
en ce sens l’ensemble des représentations, jugements assurant cette fonction
mystificatrice. Mais, en ce que l’idéologie n’est aucunement une construction
contingente mais dérive nécessairement des conditions d’existence, l’action
révolutionnaire ne doit aucunement porter sur les idées, auquel cas elle serait
totalement impuissante, mais sur la « matière » qui les détermine. 
 
Alternatives philosophiques
 
« Quand quelqu’un ne vient pas à bout d’une « douleur psychique », la faute
n’en est pas, allons-y carrément, à son âme, mais plus vraisemblablement à son
ventre (y aller carrément, ce n’est pas encore exprimer le vœu d’être entendu,
d’être compris de cette façon…). Un homme fort et bien doué digère les
évènements de la vie (y compris les faits et les forfaits), comme il digère ses
repas, même lorsqu’il a dû avaler de durs morceaux… Une telle conception,
entre nous soit dit, n’empêche pas de demeurer l’adversaire résolu de tout
matérialisme… » Nietzsche, Généalogie de la morale.
 
            Nous voudrions ici montrer, en exposant la pensée de trois philosophes
illustres, que la question de la matière et de l’esprit n’appelle pas nécessairement
une réponse en termes de dualisme ou de monisme et que peut-être même cette
question pourrait être évacuée comme non essentielle. Intéressons-nous tout
d’abord à la conception aristotélicienne de l’âme. Aristote défend une
conception hylémorphique de la nature : dans cette conception chaque chose est
un composé de forme et de matière. Ainsi, on pourrait dire que le rouge de cette
tomate est l’actualisation de la forme « rouge » dans la matière qui compose la
tomate. De même, une sculpture est composée de la forme que lui a donnée
l’artiste et de la matière qu’est le bloc de pierre à l’état brut. Ou encore, l’âme
est la forme du corps. La forme informe donc la matière. Ce qui importe ici,
c’est de ne pas penser que les formes existeraient en quelque lieu (par exemple
le monde des Idées de Platon) à l’état séparé, ce qui supposerait un dualisme de
la matière et de la forme. La forme n’existe qu’en tant qu’elle est forme d’une
matière, ce qui ne signifie aucunement non plus qu’elles se confondent ou se
réduisent à cette même matière. En ce sens, l’hylémorphisme ne peut s’exprimer
dans les termes ni du dualisme, ni du monisme.
 
            D’une façon toute différente, Spinoza, contrairement aux successeurs de
Descartes qui ont cherché à conférer de solides fondements à l’union de l’âme et
du corps, à quant lui défendu une toute autre thèse, souvent baptisée du nom de
parallélisme (psycho-physique). Pour Spinoza, il n’existe qu’une et une seule

6
substance, Dieu ou la Nature. Celle-ci possède de plus une infinité
d’attributs bien que nous n’en connaissions que deux, la Pensée et l’Étendue.
« Substance pensante et substance étendue, c’est une seule et même substance
comprise tantôt sous un attribut, tantôt sous l’autre. » Ajoutons ceci que tout ce
que nous appelons habituellement substances ne sont que des modes de Dieu de
telle manière qu’« un mode de l’étendue et l’idée de ce mode, c’est une seule et
même chose, mais exprimée de deux manières ». Or, l’homme étant lui-même
un mode, il s’ensuit que « l’âme et le corps sont une seule et même chose ». Ce
monisme ou naturalisme de Spinoza ne peut ni être réduit à un matérialisme, ni à
un « immatérialisme ». Il n’y a ni privilège de l’âme, ni privilège du
corps puisque l’un et l’autre sont deux manières d’exprimer une même réalité.
 
            Intéressons-nous enfin à la pensée de Nietzsche. Pour celui-ci, l’esprit, la
conscience, le psychisme n’est qu’un phénomène de surface, relativement
pauvre eu égard à ce dont il résulte, à savoir une activité corporelle intense qui
met aux prises une structure des instincts, une hiérarchie des pulsions, un état
organique, avec le monde extérieur. Ce qui parvient à la conscience, ce n’est
donc que le résultat de ce rapport conflictuel au monde, ou plutôt des symboles
de celui-ci. Mais si la pensée est déterminée par le corps, pourquoi ne pas
qualifier la philosophie de Nietzsche de matérialisme. C’est que celui-ci refuse
absolument une telle dénomination. En effet, il ne s’agit pas pour lui de déclarer
l’inexistence de l’âme mais bien plutôt de réinscrire celle-ci dans le corps.
L’activité organique ne consiste aucunement en un simple mécanisme ou en
l’exécution de fonctions vitales. Les instincts, ce sont pour Nietzsche ce qui en
nous déjà interprète, juge le réel. C’est pourquoi s’il faut bien abandonner la
théorie de l’âme comme conscience, c’est-à-dire comme unité monadique,
atomique, une théorie de l’âme multiple (de la multiplicité des instincts) est tout
à fait légitime.
 
Ce qu’il faut retenir
 
-         Le monde des Idées : Platon distingue le monde des Idées intelligibles,
des archétypes et le monde des choses sensibles. Ces dernières ne sont que des
copies imparfaites des Idées. L’homme, en tant qu’il est « enfermé » dans un
corps s’attache au monde sensible, mais la partie supérieure de son âme lui
permet néanmoins de contempler les Idées.
 
-         Substance pensante et substance matérielle : Descartes démontre que
quand bien même on révoque en doute toutes nos opinions, et notamment tout ce
qui provient des sens, demeure l’évidence première du « je pense » (cogito) et
par conséquent du « je » comme sujet ou substrat de cette pensée. Cette
substance pensante se distingue radicalement de la substance étendue, de la
matière et des corps. C’est là ce qu’on appelle couramment dualisme.

7
 
-         L’union de l’âme et du corps : Le dualisme est source de difficultés
importantes dès qu’il s’agit de comprendre les interactions chez l’homme de
l’âme et du corps. Comment deux substances qui ne partagent aucune propriété
pourraient-elle agir l’une sur l’autre ? Descartes répond que nous faisons
quotidiennement l’expérience de cette union bien que nous ne puissions
l’expliquer ? Cette réponse est bien sûr insatisfaisante. Malebranche pose que
c’est Dieu, qui, à l’occasion d’une modification dans l’âme produit une
modification dans le corps et inversement. Dieu est la seule cause efficiente.
Leibniz refuse cette solution et affirme que c’est en vertu d’une Harmonie
préétablie établie par Dieu que les modifications de l’âme s’accordent avec les
modifications du corps, ces deux substances ne faisant pourtant que suivre leurs
propres lois.
 
-         L’immatérialisme : Berkeley pense que tant les qualités secondes des
choses (les couleurs, les sons, etc.) que leurs qualités premières (la figure, le
mouvement) n’appartiennent pas à ces choses mais sont dépendantes de
l’expérience que nous faisons d’elles, de la façon dont elles nous affectent. De
plus, les idées de substance et de matière n’ont aucun sens car elles sont des
abstractions construites à partir de cela seul que nous percevons, à savoir des
choses singulières. « Être, c’est être perçu » ou percevoir, la perception étant de
nature purement spirituelle.   
 
-         L’atomisme : Épicure et Lucrèce défendent une conception matérialiste
héritée de Démocrite. Selon eux, tout ce qui existe est composé d’atomes. Il
n’existe donc que des substances matérielles, la pensée n’étant en aucun cas une
substance particulière mais seulement le résultat d’une certaine configuration
matérielle. Cette théorie doit permettre, en suspendant la croyance en Dieu et en
l’âme immortelle, de mettre fin à la crainte du châtiment et de la mort.
 
-         Le matérialisme historique : Pour Marx, la position idéaliste (qui est
notamment celle de Hegel) consiste à soutenir que la conscience ou l’esprit
détermine la réalité, la vie. La position matérialiste qu’il y substitue pose au
contraire que c’est la vie qui détermine la conscience. La vie, c’est l’ensemble
des conditions matérielles d’existence (forces productives, rapports de
production), autrement dit l’infrastructure déterminant la superstructure (la
pensée, le discours, les représentations, etc.)
 
-         L’hylémorphisme : La thèse d’Aristote est que les choses naturelles sont
des composés de forme et de matière. C’est ainsi que l’âme est forme de cette
matière qu’est le corps. Mais il faut ajouter que la forme ne saurait exister en
quelque lieu à l’état séparé, indépendamment de la matière qu’elle informe.
C’est en sens qu’Aristote échappe à l’alternative du dualisme et du monisme.

8
 
-         L’âme et le corps sont une seule et même chose : Spinoza affirme qu’il
n’y a qu’une seule substance, à savoir Dieu ou la Nature. Substance pensante et
Substance étendue ne désignent en réalité qu’une seule chose envisagée selon
deux attributs distincts (les seuls que l’homme connaisse). Il en va de même
pour l’homme qui est un mode de la substance divine : son âme et son corps sont
une seule et même chose envisagée de deux manières distinctes. Spinoza défend
donc un monisme naturalisme qui n’est ni matérialiste ni immatérialiste.
 
-         L’âme corporelle : Nietzsche montre que la conscience, le psychisme
n’est qu’un phénomène de surface, le résultat apparent de processus corporels,
d’une certaine organisation instinctuelle. Il refuse pour autant que sa pensée soit
baptisée du nom de matérialisme. Il ne rejette pas l’idée de l’âme mais en fait
une réalité corporelle. En effet, les instincts

La matière et l’esprit

Introduction_________________________________________________________________1
I. Théorie de la connaissance___________________________________________________1
A. Le phénomène et la chose en soi__________________________________________________1
1. Le champ d’immanence________________________________________________________________1
2. L’idée de chose_______________________________________________________________________2
3. Paradoxes___________________________________________________________________________2
B. Le point de vue de la méthode et le point de vue du système___________________________3
1. Le cercle____________________________________________________________________________3
2. Comprendre et expliquer_______________________________________________________________4
C. Le « monisme neutre »__________________________________________________________4
II. Ontologie________________________________________________________________6
A. La matière et la forme__________________________________________________________6
B. La matière et l’esprit___________________________________________________________7
1. Théories classiques____________________________________________________________________7
2. Le matérialisme______________________________________________________________________9
3. Naturaliser l’intentionnalité_____________________________________________________________9
4. La vie_____________________________________________________________________________10
Annexes___________________________________________________________________10
Résumé______________________________________________________________________________10
Citations_____________________________________________________________________________11
Sujets de dissertation___________________________________________________________________11

Introduction

9
La question des rapports entre la matière et l’esprit se pose à deux niveaux : on peut se
demander si le monde, en général, est de nature matérielle ou spirituelle. Cette opposition
entre le matérialisme et le spiritualisme se déroule alors sur le terrain de la théorie de la
connaissance. La question est de savoir si une chose connue, par exemple une cerise, est une
réalité matérielle ou une réalité spirituelle.
Une autre question se pose, qui est de savoir quelle est la nature de l’âme humaine : s’agit-
il d’une réalité spirituelle ou peut-on réduire l’âme à la matière, au cerveau ? Dans le premier
cas, il faudra expliquer comment l’interaction est possible entre deux réalités aussi différentes
que l’esprit et la matière. Dans le second cas, il faudra expliquer comment la matière peut
produire la pensée, et aussi comment « traduire » les concepts psychologiques dans un
langage physique.

I. Théorie de la connaissance

A. Le phénomène et la chose en soi

1. Le champ d’immanence
Nous n’avons pas de rapport direct aux choses, nous ne les percevons qu’à travers des
sensations. Je ne perçois jamais la pomme « en soi » : je vois une forme colorée, je touche une
surface rebondie, lisse et ferme, je goûte une chair sucrée et croquante, etc.
Nous n’avons accès qu’à des sensations. Ce terme regroupe aussi bien les sensations
externes (données par nos cinq sens) que les sensations internes, à savoir les sentiments et les
pensées. Cette mosaïque de sensations au-delà de laquelle nous ne pouvons aller a reçu de
multiples noms : flux de conscience, monde des apparences, monde de la vie (Lebenswelt),
champ d’immanence, ou encore le « donné ». Ce qu’elle contient – sensations, sentiments et
idées – peut être regroupé sous le concept de phénomènes. Les phénomènes sont tout ce qui se
manifeste, tout ce qui apparaît à la conscience.
Toute notre connaissance est construite à partir de ce point de départ que sont les
phénomènes. C’est pourquoi nous avons vu que Husserl fait du Lebenswelt le fondement de la
science.

2. L’idée de chose
Toute théorie est une représentation mentale qui vise à expliquer les phénomènes. Nous
imaginons un mécanisme qui rende compte des apparences de la montre, pour reprendre la
métaphore d’Einstein.
La « théorie » la plus simple est sans doute l’idée de chose. Par exemple, je vois une
pomme ; si je tourne la tête ou si je ferme les yeux, je ne la vois plus, mais dès que je regarde
elle apparaît de nouveau. Le moyen le plus simple de rendre compte de ces expériences, c’est
de supposer qu’il existe une entité, la pomme, qui se trouve en un certain lieu et qui subsiste
même quand je ne la perçois pas, et qui est la cause de toutes mes sensations. J’imagine donc
une entité mystérieuse qui est le support de mes sensations. Mon esprit synthétise donc une
diversité de sensations pour les réunir dans un unique objet, la pomme. Et il saute, comme un
saumon, la rivière causalité : partant des phénomènes, il suppose que ce sont des effets et il
remonte à une cause qu’il imagine.

Partons d’un exemple. Je vois continuellement cette table ; j’en fais le tour et change
comme toujours ma position dans l’espace ; j’ai sans cesse conscience de l’existence
corporelle d’une seule et même table, de la même table qui en soi demeure inchangée. Or la
perception de la table ne cesse de varier ; c’est une série continue de perceptions changeantes.
Je ferme les yeux. Par mes autres sens je n’ai pas de rapport à la table. Je n’ai plus d’elle
aucune perception. J’ouvre les yeux et la perception reparaît de nouveau. La perception ?

10
Soyons plus exacts. En reparaissant, elle n’est à aucun égard individuellement identique.
Seule la table est la même : je prends conscience de son identité dans la conscience
synthétique qui rattache la nouvelle perception au souvenir. La chose perçue peut être sans
être perçue. (…) ; elle peut être sans changer. Quant à la perception elle-même, elle est ce
qu’elle est, entraînée dans le flux incessant de la conscience et elle-même sans cesse fluante.
Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913

3. Paradoxes
Mais je ne connais rien d’autre de la pomme que ce que j’en perçois ! Par conséquent, il
faut reconnaître que si cette entité mystérieuse est la cause des sensations, elle s’en distingue,
et donc je ne peux absolument pas la connaître, sinon comme cette cause.
Rien ne me prouve que la pomme continue d’exister quand je ferme les yeux. Mais il est
plus simple de supposer que c’est le cas. Ce réalisme n’est pas prouvé, mais il est convaincant
car il fonctionne bien, il rend bien compte des phénomènes. Les idéalistes du style de
Berkeley contestent d’ailleurs cette construction, et prétendent que la « chose » n’existe pas,
qu’il n’y a que des idées. Cette théorie est justifiée, parce qu’en effet nous n’avons accès qu’à
des idées ; mais rien ne nous interdit non plus de supposer qu’il existe des choses, surtout si
cela nous permet de décrire et d’expliquer plus facilement le monde.
La situation est donc paradoxale : car la réalité première, le concret, ce sont des idées. Pour
être réaliste ou matérialiste il faut dépasser ces phénomènes, les transcender vers une chose,
c’est-à-dire supposer qu’il existe une chose indépendante de nous. La pomme est donc une
réalité abstraite. La matière est une idée, et même une idée abstraite. Penser qu’il existe des
choses, c’est donc déjà faire de la métaphysique.
Nous avons dit : « la matière est une idée ». Cela ouvre la porte à l’idéalisme. Il faudrait
dire plus exactement : nous avons l’idée d’une matière. La matière, comme toute chose, se
présente comme une idée. Mais c’est l’idée d’une matière, c’est-à-dire l’idée de quelque chose
qui n’est pas du tout une idée.
Ceci est paradoxal, car comment concevoir autre chose qu’une idée, alors que nous ne
connaissons que des idées ? Cela vient de la capacité de l’esprit à ordonner, lier, et donc
finalement transcender les idées. L’esprit transcende les apparences vers la raison de la série.
La chose est à la série des sensations ce que la formule 2n² est à la série de nombres 2, 8, 18,
32, etc. : la raison de la série. Une chose, ce n’est rien d’autre que la possibilité d’une infinité
de sensations liées entre elles par certains rapports (si je tourne la pomme de 360°, elle
reprend son apparence initiale, etc.).
C’est donc au fond la capacité de l’esprit à transcender le donné vers une idée (l’idée d’une
chose, l’idée d’un inconnu, l’idée d’une réalité non idéale) que récusent les idéalistes à la
Berkeley.

Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être vu,
touché ou goûté : la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse, d’humidité, de
rougeur, d’acidité et vous enlevez la cerise, puisqu’elle n’existe pas à part des sensations.
Une cerise, dis-je, n’est rien qu’un assemblage de qualités sensibles et d’idées perçues par
divers sens : ces idées sont unies en une seule chose (on leur donne un seul nom) par
l’intelligence parce que celle-ci remarque qu’elles s’accompagnent les unes les autres. Ainsi
quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est affectée d’une couleur rouge
et le toucher d’une rondeur et d’une souplesse, etc. Aussi quand je vois, touche et goûte de
ces diverses manières, je suis sûr que la cerise existe, qu’elle est réelle : car, à mon avis, sa
réalité n’est rien si on l’abstrait de ces sensations. Mais si par le mot cerise vous entendez une
nature inconnue, distincte, quelque chose de distinct de la perception qu’on en a, alors certes,
je le déclare, ni vous, ni moi, ni aucun autre homme, nous ne pouvons être sûrs de son
existence.
George Berkeley, Principes de la connaissance humaine, 1710

11
B. Le point de vue de la méthode et le point de vue du système

1. Le cercle
Nous aboutissons à une sorte de grand cercle de la connaissance. Nous avons des idées.
Parmi elles nous avons l’idée de matière. Et nous concevons que l’ensemble du monde est
constitué de matière. Et que nous-mêmes, nous sommes un corps constitué de matière. Et
donc que notre esprit aussi est une réalité matérielle. Ainsi l’ensemble de nos idées doivent
être des réalités matérielles. Finalement, tout est idée ; mais tout est matière.
La situation est circulaire. Selon le point de départ que l’on choisit dans le cercle, on sera
idéaliste ou matérialiste. Le matérialiste part des atomes, et finit par le cerveau humain et la
pensée. L’idéaliste part de la pensée et finit par les atomes, fruit ultime de notre connaissance.
C’est pourquoi on peut dire que l’idéalisme est le point de vue de la méthode, tandis que le
matérialisme est le point de vue du système.
L’idéaliste se place du point de vue de la méthode : du point de vue de la construction de
notre connaissance du monde. Cette construction part des phénomènes (idées, apparences,
sensations) et chemine vers une conception du monde : nous construisons d’abord l’idée
d’objet singulier (cette pomme, cet homme, ce pin), puis l’idée d’espèce (la pomme en
général, l’homme, le conifère), puis des idées encore plus abstraites (force, atome, etc.) qui
sont au fondement des choses. L’ordre de la connaissance est donc inverse à l’ordre des
choses. Comme en logique, comme dans l’allégorie de la caverne, on découvre en dernier ce
qui est au fondement de tout.
Le matérialiste, au contraire, se place du point de vue du système. Il nous expose la
conception du monde à laquelle il est parvenu, au terme de la réflexion scientifique. La
science a fini par découvrir l’atome, mais elle l’a découvert comme le fondement de toute
chose ; aussi le matérialiste part-il de l’atome, et dit que tout est matière.
Schopenhauer s’appuie sur cette circularité pour réfuter le matérialisme :

La philosophie objective, lorsqu’elle se présente sous la forme du matérialisme pur, est,


au point de vue de la méthode, la plus conséquente de toutes, celle dont le développement
peut être le plus complet. Ce système pose d’abord l’existence absolue de la matière […]
Cela fait, il cherche à découvrir un état primitif et élémentaire de la matière, dont il puisse
tirer par un développement progressif tous les autres états, depuis les propriétés mécaniques
et chimiques, jusqu’à la polarité, la vie végétative et enfin l’animalité. Si l’on suppose
l’entreprise couronnée de succès, le dernier anneau de la chaîne sera la sensibilité animale, ou
la connaissance, qui apparaîtra ainsi comme une simple modification de la matière,
modification produite en vertu de la causalité.
Admettons que nous ayons pu suivre jusqu’au bout et sur la foi des représentations
intuitives l’explication matérialiste ; une fois arrivés au sommet, ne serions-nous pas pris
soudain de ce rire inextinguible des dieux de l’Olympe, lorsque, nous éveillant comme d’un
songe, nous ferions tout à coup cette découverte inattendue : que le dernier résultat si
péniblement acquis, la connaissance, était déjà implicitement contenu dans la donnée
première du système, la simple matière ; ainsi, lorsque nous nous imaginons avec le
matérialisme penser la matière, ce que nous pensions en réalité, c’était le sujet qui se la
représente, l’œil qui l’aperçoit, la main qui la touche, l’esprit qui la connaît.
Alors se révèle cette étonnante pétition de principe de la doctrine, où le dernier anneau
apparaît inopinément comme le point d’attache du premier ; c’est une chaîne circulaire, et le
matérialiste ressemble au baron de Münchhausen qui, se débattant dans l’eau, monté sur son
cheval, l’enlève de ses jambes et s’enlève lui-même par la queue de sa perruque ramenée en
avant. L’absurdité du matérialisme consiste donc à prendre comme point de départ un
élément objectif, qu’il engendre finalement au terme de ses explications. […]
Le matérialisme est donc un effort pour expliquer par des données médiates ce qui est
donné immédiatement. […] A cette affirmation que la pensée est une modification de la

12
matière, il sera toujours permis d’opposer l’affirmation contraire, que la matière est un simple
mode du sujet pensant, autrement dit une pure représentation.
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, § 7

2. Comprendre et expliquer
Le conflit entre idéalisme et matérialisme repose sur une opposition fondamentale dans la
manière même de « connaître » le monde. Les idéalistes font reposer le non-sens (la matière)
sur le sens ; car pour eux le sens est plus fondamental que le non-sens, un monde dépourvu de
sens leur paraît inconcevable. Les religieux, par exemple, ne peuvent concevoir le monde sans
une réalité spirituelle, une intention (Dieu), à son fondement. Voir surgir la pensée de la
matière leur semble absurde ; c’est la matière qui doit jaillir de l’esprit. Les matérialistes au
contraire font reposer le sens sur le non-sens. Pour eux, c’est exactement l’inverse : ils ne
peuvent concevoir le sens (la pensée) sans support matériel. Un pur esprit leur semble
inconcevable. En somme les premiers veulent comprendre, les seconds veulent expliquer :
c’est pourquoi chacun ne saurait accepter l’ordre ontologique affirmé par son adversaire.
L’esprit est inexplicable, disent les matérialistes. La matière est incompréhensible, répondent
les idéalistes. Les uns expliquent l’esprit par la matière, les autres comprennent la matière par
l’esprit.

C. Le « monisme neutre »

Il existe une troisième voie, outre l’idéalisme et le matérialisme : le monisme neutre.


« Monisme », parce que cette voie rejette le dualisme, c’est-à-dire l’idée qu’il y aurait dans le
monde deux types de substances, la matière et l’esprit. « Neutre », parce que la théorie
considère que l’unique substance retenue n’est ni matérielle ni spirituelle.
L’idée est que le monde est fondamentalement constitué de sensations. A partir de ces
composantes fondamentales, on peut construire aussi bien les réalités matérielles que les
réalités spirituelles. Prenons l’exemple de la salle de classe : il y a des sensations de la salle.
Si on réunit toutes mes sensations de la salle, auxquelles on ajoute encore mes autres
sensations des autres salles et des autres choses que j’ai vues, on obtient mon esprit. Mais si
on réunit mes sensations de la salle avec les vôtres, et avec toutes les autres sensations de
cette salle 207 qui se trouvent dans toutes les têtes de tous les gens qui y sont passés, alors on
obtient cette salle 207, c’est-à-dire une réalité matérielle et non plus un esprit.

Esprits Sensations Choses matérielles


S1
Maison de Pierre
Pierre S2

S3
… Salle 207

S’1

Paul S’2 Vacances de Paul

S’3

Si on regroupe S3 avec S1 et S2, on constitue l’esprit de Paul ; si on regroupe S3 avec


S’1, on constitue la salle 207.

13
Le monisme neutre, comme son nom ne l’indique pas, est en fait un idéalisme. Il y a
quelque chose de fou à dire que la salle de classe est réellement constituée par les sensations
que nous avons d’elle, à faire des sensations les « atomes », les briques à partir desquelles le
monde est constitué. Du « point de vue de la méthode », en revanche, c’est parfaitement
légitime.
Le monisme neutre a été quelques temps la théorie de certains positivistes logiques proches
du Cercle de Vienne, notamment Bertrand Russell. Rudolf Carnap, un autre positiviste, a écrit
un ouvrage qui s’intitule La Construction logique du monde, et qui vise à construire
logiquement le monde à partir des « énoncés protocolaires » qui correspondent à des
expériences. Il s’agit de « fonder » et de justifier l’ensemble de la science en montrant qu’elle
repose logiquement sur un certain nombre d’observations et d’expériences. Cela illustre bien
l’affinité entre l’idéalisme et le point de vue de la méthode. Du point de vue de la méthode, du
fondement, de la justification, de la construction logique de la connaissance, il faut en effet
considérer que les sensations sont le fondement, le donné, le point de départ.
Il y a donc, de manière assez étonnante, une affinité entre le positivisme et l’idéalisme : en
tant que refus de tout ce qui est métaphysique, le positivisme en vient à rejeter l’idée même de
« chose » ou de « matière » : car il s’agit bien là d’une idée métaphysique au sens
étymologique du terme : la chose est au-delà du physique, en tout cas au-delà de nos
sensations, donc au-delà de ce qui est positivement donné. La chose n’est rien de positif.
Ce qui est étonnant dans l’idéalisme, c’est qu’il fait de ces fondements théoriques les
fondements ontologiques : il affirme que ce qui est premier pour nous est aussi premier en soi.
C’est cette transposition qui est si surprenante – et contestable.

II. Ontologie

Au niveau ontologique, c’est-à-dire au niveau de l’être, la question des rapports entre


matière et esprit se pose surtout dans le cas de l’être humain : il s’agit d’expliquer les rapports
entre l’âme et le corps. Mais nous allons commencer par une distinction plus fondamentale,
celle entre la matière et la forme, qui nous aidera à penser le cas de l’esprit humain par la
suite.

A. La matière et la forme

Qu’est-ce que la matière ? La manière la plus simple d’appréhender ce concept est dans
son opposition à la forme. En ce sens, la matière est ce qui persiste à travers les changements
de forme (de même que la matière est ce qui persiste à travers les changements de matière).
Une vague, un animal, une musique sont des formes qui se maintiennent par-delà un flux de
matière sans cesse renouvelée. Un morceau de pâte à modeler, de terre, une quantité d’eau ou
de sable, au contraire, sont des portions de matières qui se maintiennent malgré les
déformations qu’on leur fait subir.
Ces concepts de matière et de forme sont relatifs à un niveau d’analyse : la terre est une
matière qui peut être mise en forme de briques ; mais ces briques deviennent la matière que le
maçon met en forme de maison. Et la terre dont sont constituées les briques est déjà une
forme : elle est constituée de molécules, c’est-à-dire d’atomes organisés d’une certaine
manière. Par exemple le graphite de votre mine de crayon est constitué d’atomes de carbones ;
si on arrange ces atomes autrement, on obtient du diamant. Cette matière qu’est le graphite est
donc déjà une forme, à l’échelle atomique.
La question de savoir si toute matière est déjà une forme à un niveau inférieur, ou s’il y a
une limite dans l’analyse, est celle de savoir s’il existe des éléments, c’est-à-dire des atomes

14
au sens étymologique : des particules insécables, indivisibles, donc sans forme, primitives. Il
n’est pas nécessaire de trancher cette question pour parler de matière. Même s’il n’y a pas
d’éléments, et que la matière est divisible infiniment, parler de matière reste possible : ce
concept ne suppose pas qu’il n’y a pas de forme, mais seulement que l’on ne tient pas compte
de la forme.
On peut même dire que la matière est une abstraction : la matière n’existe pas, pas plus
que la forme d’ailleurs. On ne rencontre jamais de matière « nue » : toute matière est prise
dans une forme. Il n’y a que des composés de matière et de forme. Et même le composé de
matière et de forme est une abstraction : car en réalité toute chose est en mouvement, en
devenir : toute chose est un processus.
Il y a donc trois pôles et six abstractions possibles. La chose hors du temps est une
structure (composé de matière et de forme). La chose hors de l’espace est un processus
(composé de matière et de changement). La chose abstraction faite de sa matière est un pur
mouvement, c’est-à-dire un changement de forme (composé de changement et de forme).

changement (temps)

changement de matière changement de forme


chose-
processus
matière forme
(énergie) composé (espace)
de matière et de forme

Ainsi dans une vague, outre la matière (l’eau) et la forme (rouleau), on peut distinguer le
mouvement de l’eau (rotation), le changement de la forme (évolution de la vague), la vague à
un instant donné, ou encore le changement pur. Pour simplifier on peut se contenter de retenir
les trois pôles principaux : matière (énergie), forme (espace), mouvement (temps).

Le concept de forme, qui a été défini simultanément au concept de matière, fournit le


modèle même de l’idée, de l’abstrait. Une idée mathématique, par exemple un triangle, n’est
rien d’autre qu’une forme. Un nombre même peut être considéré comme une forme, obtenue
par abstraction à partir d’ensembles rencontrés dans le monde. Par exemple le nombre deux
est obtenu par abstraction à partir de toutes les paires (paires de chaussures, paires de
chaussettes, etc.).
Mais la matière aussi est une abstraction, une idée. D’ailleurs ni la matière ni la forme ne
sont sujettes au changement : la seule chose qui change, c’est le composé de matière et de
forme. Mais une forme donnée ne change pas, une matière donnée ne change pas. L’eau, en
tant que telle (c’est-à-dire abstraction faite de la forme), ne change pas, c’est-à-dire qu’elle
reste eau ; et la forme ne change pas non plus, bien que la matière puisse changer de forme,
c’est-à-dire cesser d’incarner cette forme pour passer dans une autre.

B. La matière et l’esprit

1. Théories classiques
La théorie la plus classique sur les rapports entre la matière et l’esprit est sans doute le
dualisme cartésien. Pour Descartes, il existe deux substances : la substance étendue et la
substance pensante. Le corps est une substance étendue ; l’âme est une substance pensante.

15
Toute la difficulté est de concevoir l’interaction de ces deux substances. La substance
pensante, n’étant pas matérielle, ne devrait même pas avoir de lieu ! Descartes suppose qu’il
existe une glande dans le cerveau, la glande spinéale, par laquelle l’âme et le corps sont en
interaction. Cette interaction est d’ailleurs très étroite : l’âme n’est pas comme un pilote en
son navire, elle est unie beaucoup plus intimement que cela au corps :

J’avais décrit, après cela, l’âme raisonnable, et fait voir qu’elle ne peut aucunement être
tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j’avais parlé, mais qu’elle
doit expressément être créée ; et comment il ne suffit pas qu’elle soit logée dans le corps
humain, ainsi qu’un pilote en son navire, sinon peut-être pour mouvoir ses membres, mais
qu’il est besoin qu’elle soit jointe et unie plus étroitement avec lui pour avoir, outre cela, des
sentiments et des appétits semblables aux nôtres, et ainsi composer un vrai homme.
René Descartes, Discours de la méthode, Ve partie

Cette idée d’une interaction entre deux substances si différentes est très délicate, pour ne
pas dire incompréhensible : si l’âme n’est pas matérielle, comment peut-elle interagir avec la
matière ? Tout ce qui interagit avec la matière n’est-il pas, par définition, matière ? En effet,
tout ce qui interagit avec la matière est mesurable : onde, force, champ, particule, etc. L’idée
d’une substance spirituelle capable d’interagir avec la matière est incompréhensible.
C’est pour résoudre ces difficultés du système cartésien que Leibniz et Spinoza ont
proposé des versions alternatives. Pour Leibniz, il n’y a pas d’interaction entre la matière et
l’esprit. Il me semble que mon corps obéit à mon âme, mais c’est une illusion qui provient,
selon Leibniz, d’une harmonie préétablie qui fait que mon corps bouge quand mon âme le
veut, simplement parce qu’ils suivent chacun un déroulement causal parallèle, tout comme
deux horloges bien réglées indiquent toujours la même heure, sans pourtant interagir entre
elles.
La conception de Spinoza est similaire quoique moins vertigineuse : il considère que le
corps et l’esprit sont deux expressions, deux manières de voir une même réalité fondamentale.

Dieu est une substance unique, infinie et dotée d’une infinité d’attributs. Nous ne
percevons que deux de ces attributs : la pensée et l’étendue. Ce sont en quelque sorte deux
modes d’expression de la substance, ou encore deux manières possibles de la percevoir.
Puisque ce sont deux façons de voir la même réalité, les relations causales de l’étendue
correspondent aux relations logiques de la pensée : « L’ordre et la connexion des idées sont
les mêmes que l’ordre et la connexion des choses. »1

Il n’y a donc pas d’interaction entre le corps et l’esprit mais leurs évolutions coïncident car
ce sont les deux faces d’une même réalité. Si nous avons du mal à accepter l’idée que le corps
(lequel comprend le cerveau !) peut faire tout ce qu’il fait sans y être déterminé par l’esprit,
c’est parce que nous ne savons pas tout ce que peut le corps :

Ni le Corps ne peut déterminer l’Esprit à penser, ni l’Esprit ne peut déterminer le Corps


au mouvement, au repos ou à quelque autre état que ce soit (s’il en existe). […]
Mais, bien que la nature des choses ne laisse aucun doute à cet égard, je crois que l’on
pourra difficilement être amené à examiner ces questions d’une âme égale, si je ne justifie
pas ma doctrine par l’expérience ; c’est qu’on est fermement persuadé que le Corps se meut
ou s’immobilise par le seul commandement de l’Esprit, et qu’il accomplit un grand nombre
d’action qui dépendent de la seule volonté de l’Esprit et de son art de penser. Or personne n’a
jusqu’à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps, c’est-à-dire que, jusqu’à présent,
l’expérience n’a enseigné à personne ce que le Corps est en mesure d’accomplir par les
seules lois de la Nature, considérée seulement en tant que corporelle, et ce qu’il ne peut
accomplir sans y être déterminé par l’Esprit. Car personne jusqu’ici n’a acquis une
connaissance assez précise de la structure du Corps pour en expliquer toutes les fonctions, et

1
Spinoza, Ethique, II, 7.

16
nous ne dirons rien de ce que l’on observe souvent chez les animaux et qui dépasse de loin la
sagacité humaine, ou des nombreuses actions qu’accomplissent les somnambules pendant
leur sommeil et qu’ils n’oseraient pas entreprendre pendant la veille ; tout cela montre assez
que le Corps, par les seules lois de sa nature, a le pouvoir d’accomplir de nombreuses actions
qui étonnent son propre Esprit.
Baruch Spinoza, Ethique, III, prop. 2 et scolie

Si les idéalistes ressentent le besoin d’introduire l’action d’un esprit, c’est parce qu’ils
sous-estiment le corps, le monde matériel : ils sont font une bien pauvre idée de la matière,
dont la richesse dépasse notre entendement.
Ce parallélisme va très loin, car pour Spinoza à chaque chose du monde correspond une
idée : une pierre ou une grenouille ont une idée, donc une âme. Mais il faut aussitôt ajouter
que la richesse de l’idée dépend de la complexité de la chose ; de sorte que l’âme des
grenouilles et des pierres n’a rien de comparable à celle des hommes.

Mais nous ne pouvons pourtant pas nier que les idées diffèrent entre elles comme les objets
eux-mêmes, et qu’une idée surpasse l’autre et contient plus de réalité qu’elle dans la mesure
où l’objet de l’une surpasse l’objet de l’autre et contient plus de réalité ; c’est pourquoi pour
déterminer en quoi l’Esprit humain diffère des autres esprits et en quoi il les surpasse, il nous
est nécessaire de connaître la nature de son objet, c’est-à-dire, comme nous l’avons montré,
du Corps humain. Je ne puis toutefois développer ce point ici et cela n’est pas nécessaire à
ma démonstration. Je dirai cependant, d’une manière générale, que plus le Corps est capable,
par rapport aux autres, d’accomplir ou de subir un grand nombre d’actions, plus l’Esprit de ce
Corps est, par rapport aux autres, capable de percevoir simultanément un plus grand nombre
d’objets ; et plus les actions d’un seul corps dépendent de lui seul, moins les autres corps
concourent à l’action du premier, plus l’esprit de ce corps est capable de comprendre
distinctement.
Baruch Spinoza, Ethique, II, prop. 13, scolie

Le parallélisme de Spinoza est une théorie aujourd’hui à la mode, et qui permet de


concilier assez bien les concepts mentaux (pensées, sentiments) avec les concepts physiques
(nerfs, neurones). Remarquons d’ailleurs que cette théorie est proche du matérialisme : on
peut même considérer qu’il s’agit d’une forme de matérialisme.

2. Le matérialisme
Le matérialisme est une théorie développée dès l’antiquité par Démocrite, Epicure, etc.
Elle progresse aujourd’hui avec le développement des neurosciences. Cette théorie doit
toutefois résoudre quelques problèmes. En particulier, dans une perspective matérialiste il faut
expliquer quel type de relation existe entre un état mental (par exemple une douleur) et un état
physique : qu’est-ce qu’une douleur ? L’excitation d’un certain type de fibres nerveuses, ou
un état fonctionnel de l’organisme ?
Pour le fonctionnalisme, la seconde réponse est la bonne. De même qu’un piège peut être
constitué de multiples manières, avec des matériaux différents, et fonctionnera toujours
comme piège, de même une douleur peut exister dans deux organismes qui n’ont pas du tout
les même constituants. Ainsi, selon les fonctionnalistes on peut dire que le poulpe ressente
une douleur, quand son organisme subit un dommage, bien que cet animal n’ait pas de fibres
nerveuses.

3. Naturaliser l’intentionnalité
Plus généralement, le problème qui se pose aujourd’hui est de « naturaliser »
l’intentionnalité, c’est-à-dire de réduire les phénomènes psychiques aux phénomènes
physiques. Le philosophe autrichien Franz Brentano avait réintroduit, au début du XXe siècle,
le concept d’intentionnalité pour caractériser les faits psychiques :

17
Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les Scolastiques du moyen âge
ont appelé la présence intentionnelle (ou encore mentale) et ce que nous pourrions appeler
nous-mêmes – en usant d’expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale – rapport à
un contenu, direction vers un objet (sans qu’il faille entendre par là une réalité) ou objectivité
immanente. Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais
chacun le contient à sa façon.
Franz Brentano, Psychologie du point de vue empirique (1874), I, § 5

Husserl a repris ce concept par sa célèbre formule : « Toute conscience est conscience de
quelque chose. »2 La question de l’intentionnalité se pose dans l’étude du comportement
animal : une grenouille qui gobe les insectes, un oiseau qui plonge pour attraper les poissons
ont-ils des états intentionnels ? Ont-ils « rapport à un objet » ? Quelle conscience de cet objet
ont-ils ? En vérité, il semble bien que l’intentionnalité puisse se ramener à un certain nombre
de mécanismes qui assurent une interaction entre l’être vivant et l’objet. De sorte que le
concept d’intentionnalité ne capte pas tout à fait ce que nous entendons par « esprit ». En
effet, même le robot le plus sophistiqué nous semble dépourvu de pensée. Qu’appelle-t-on
donc penser ? Calculer, est-ce penser ?

4. La vie
Plusieurs tests ont été proposés pour évaluer la « pensée » des ordinateurs. Le test de
Turing stipule par exemple que si un ordinateur est capable de se faire passer pour un être
humain dans une conversation, alors il faut lui reconnaître la conscience. A cela, on peut
opposer l’argument dit de la chambre chinoise : un homme enfermé dans une chambre, à qui
on aurait appris à manipuler les symboles chinois, pourrait réagir correctement sans
comprendre un seul mot de ce qu’il « dit ». Il en va de même pour l’ordinateur : un
programme sophistiqué pourrait à la rigueur produire les bonnes réactions dans une situation
donnée, mais l’ordinateur ne comprendrait pas ce qui est en jeu, la signification des mots : ils
se contente de manipuler formellement des signes dont il ignore le sens.
Plus simplement et plus clairement encore, ce qui apparaît avec l’exemple des ordinateurs,
c’est que la vie fait essentiellement partie de notre concept habituel de « pensée ». C’est la
dimension affective et volontaire qui distingue les phénomènes vivants des phénomènes
mécaniques. Toutes les opérations intellectuelles humaines pourront sans doute être simulées
par un ordinateur, mais celui-ci ne sera jamais doué d’affects (émotions, sentiments) ni de
volonté. La différence entre l’homme et les autres animaux est de l’ordre de la capacité
cognitive, la puissance de calcul pour ainsi dire, alors que la différence entre l’homme et
l’ordinateur est plutôt dans la dimension affective. La « pensée » au sens courant est un
concept hybride, qui inclut à la fois la notion de calcul et les notions d’affect et de volonté.

Annexes

Résumé
Introduction
I. Gnoséologie
A. Le phénomène et la chose en soi
1. Le champ d’immanence
- champ d’immanence : ensemble de sensations (phénomènes, apparences) dont nous ne pouvons sortir
- ce monde de la vie (Lebenswelt) est le fondement de toute connaissance
2. L’idée de chose
- la chose est une idée abstraite obtenue par la synthèse d’une diversité de sensations
3. Paradoxes
- la « chose en soi » (la chose indépendamment de la manière dont je la connais) est inconnaissable
2
Cf. cours sur la conscience.

18
- rien ne prouve que les choses existent quand elles ne sont pas perçues (Berkeley)
- nous avons donc l’idée d’une matière, i.e. l’idée d’une chose qui n’est pas du tout une idée
- nous ne pouvons pas connaître la chose, et pourtant elle « se réduit » aux sensations que nous en avons
- la chose est donc une simple liaison, une inconnue X qui regroupe des sensations
- la chose est la raison de la série des apparences
B. Le point de vue de la méthode et le point de vue du système
1. Le cercle
- nous avons l’idée d’une matière, et nous pensons que tout est matière, y compris nous-mêmes et nos
idées : on peut décrire cela en partant de l’idée, ou de la matière : version idéaliste ou matérialiste
- l’idéalisme est donc le point de vue de la méthode (ordre de la connaissance, ordre logique)
- le matérialisme est le point de vue du système (ordre des choses, ordre ontologique)
2. Comprendre et expliquer
- l’idéaliste préfère comprendre : il comprend la matière par l’esprit (comme production d’un Dieu)
- le matérialiste préfère expliquer : il explique l’esprit par la matière
- faire reposer le sens sur le non-sens, ou l’inverse, selon ce qui nous semble le plus acceptable comme
« socle », comme entité pouvant exister « en soi et par soi »
C. Le « monisme neutre »
- les briques du monde sont les sensations ; selon la manière de les assembler on obtient la matière (les
choses) ou l’esprit (les âmes)
- ex : la salle de classe
- affinité entre le monisme neutre et le positivisme ; s’en tenir au donné ; point de vue de la méthode
II. Ontologie
A. La matière et la forme
- ex : sculpture, briques, maison
- ce qui est matière à un niveau est forme au niveau inférieur
- ex : les briques sont matière pour la maison, forme pour la terre
- l’idée d’élément : une matière pure, primitive, qui n’est pas une forme
- matière et forme sont toutes deux des abstractions : seul le composé de matière et de forme est concret
- et même le composé est une abstraction : ce qui existe, ce sont des « choses-processus »
B. La matière et l’esprit
1. Théories classiques
- dualisme cartésien ; difficulté de l’interaction entre l’âme et le corps par la « glande spinéale »
- Leibniz : pas d’interaction : harmonie préétablie
- Spinoza : pas d’interaction : deux faces de la même réalité (« parallélisme »)
- on ne sait pas ce que peut le corps : l’idéalisme procède d’une sous-estimation de la richesse de la matière
2. Le matérialisme
- problème : comment traduire les concepts mentaux en concepts physiques ?
- ex : qu’est-ce qu’une douleur ? réponse réductionniste : excitation de fibres C ; réponse fonctionnaliste :
un état général de l’organisme ; ex : poulpe
3. Naturaliser l’intentionnalité
- l’intentionnalité, c’est-à-dire le fait d’avoir rapport à un objet, est selon Brentano le critère permettant de
distinguer les phénomènes psychiques des phénomènes physiques
- ex : un désir, une croyance, une peur, une représentation ont rapport à un objet
- interprétation du comportement animal et des ordinateurs : y a-t-il intentionnalité ?
4. La vie
- test de Turing
- argument de la chambre chinoise
- la vie (volonté et affects) fait partie de notre concept habituel de pensée et d’esprit ; cela expliquer notre
réticence à attribuer la « pensée » et la conscience aux ordinateurs

Citations
- « Être et penser sont le même. » (Parménide)
- « Il n’y a point d’objet sans un sujet : tel est le principe qui condamne à tout jamais le
matérialisme. Des soleils et des planètes sans un œil pour les voir, sans une intelligence pour
les connaître, ce sont des paroles qu’on peut prononcer, mais qui représentent quelque chose
d’aussi intelligible qu’un "morceau de fer en bois". » (Schopenhauer)
- « La partie qui raisonne en nous est nécessairement spirituelle : car il n’y a rien de si
inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. » (Pascal)

19
- « Il est plus extravagant de dire qu’une chose inerte agit sur l’esprit que de dire qu’un esprit
est cause de tout. » (Berkeley)
- « Il me semble que là où il n’y a plus d’êtres sentants ni pensants, il n’y a plus rien qui
soit. » (Lichtenberg)

Sujets de dissertation
Toute réalité est-elle matérielle ? Matérialisme
« Ce qui est matériel seul existe, ce qui est spirituel n’est qu’une illusion. » Qu’en pensez- et idéalisme
vous ?
Les états d’esprit sont-ils seulement des signes de ce qui se produit dans le corps ? Corps
Peut-on concevoir un esprit sans corps ? et esprit
Que peuvent s’apporter ceux qui étudient la pensée et ceux qui travaillent sur le cerveau ?
Si l’homme n’est qu’une machine déterminée par des lois, comment ses actes peuvent-ils Matière
avoir une valeur morale ? et valeur
Peut-on aujourd’hui admettre tous les résultats des sciences de la matière et affirmer que
l’esprit vaut encore quelque chose ?
La matière n’est-elle pour l’homme qu’un obstacle ?
Qu’est-ce qui fait l’accord des esprits ? Etc.
Qu’est-ce qui rend l’objectivité difficile dans les sciences humaines ?

20

Vous aimerez peut-être aussi