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30/04/2021 L’esprit, figures classiques et contemporaines - Chapitre III.

Leibniz et le « système nouveau » de l’union de l’âme et du corps - CN…

CNRS
Éditions
L’esprit, figures classiques et contemporaines
| Pascale Gillot

Chapitre III. Leibniz


et le « système
nouveau » de
l’union de l’âme et
du corps
p. 85-101

Texte intégral
1 Les philosophes parmi les plus célèbres de la seconde moitié
e
du siècle, nous l’avons remarqué, n’admettent pas la
perspective de l’interaction, et rejettent ainsi la solution
cartésienne au problème de l’âme et du corps. Plus
précisément, la juxtaposition, dans la philosophie même de
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Descartes, de la distinction épistémologique moderne de la


pensée et de l’étendue d’une part, et de la thèse de l’action
réciproque entre l’âme et le corps d’autre part, leur paraît
constituer une énigme insoluble.
2 Malebranche lui-même, pourtant profondément marqué par
la doctrine de Descartes, développe ainsi une théorie de la
relation psychophysique, la théorie des causes
occasionnelles, ou occasionnalisme, alternative à
l’hypothèse de l’interaction. Nicolas Malebranche,
assurément, est un adepte de la « philosophie nouvelle », et
d’un mécanisme contraire à la doctrine de l’existence de
forces occultes, au principe supposé du mouvement des
corps, dans la nature. Cette philosophie nouvelle lui semble
plus conforme aux principes de la religion chrétienne que
« l’ancienne philosophie », qui peuplait l’univers d’âmes ou
d’entités extra-matérielles. Cependant, dans la mesure où les
formes substantielles, bannies de la nature, ne peuvent plus
être considérées comme la cause de l’action des corps,
Malebranche, poursuivant et radicalisant l’enseignement de
Descartes qui faisait de Dieu la cause première du
mouvement dans l’univers, refuse aux corps eux-mêmes,
purement matériels, une véritable efficace, une réelle « force
mouvante ». Si les corps, conformément à l’enseignement de
la philosophie nouvelle, ne se définissent que par l’étendue,
à l’exclusion de toute « forme substantielle », et si l’univers
matériel n’est pas un univers animé, régi par des forces
mystérieuses, alors seule la volonté de Dieu peut constituer
la véritable puissance d’agir, la force, à l’œuvre dans la
nature. L’attribution exclusive à Dieu, au créateur, de
l’efficace causale, en l’occurrence du principe de l’action des
créatures, est au fondement de la théorie des causes
occasionnelles. Ainsi, écrit Malebranche, « la nature ou la
force de chaque chose n’est que la volonté de Dieu ; (...)
toutes les causes naturelles ne sont point de véritables
causes, mais seulement des causes occasionnelles (...) »1. Les
causes naturelles, finies, ne détiennent pas de réelle efficace,
mais déterminent seulement « l’auteur de la nature à agir de
telle et telle manière en telle et telle rencontre »2. Le corps
qui en percute un autre, et, apparemment, meut celui-ci,
n’est pas la véritable cause, mais seulement la cause
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naturelle ou occasionnelle, de ce mouvement ; c’est Dieu lui-


même qui, à l’occasion de ce choc entre les corps, constitue
la cause réelle de la détermination au mouvement. L’action
divine, seule efficace, est donc au fondement des lois de la
nature, les lois du mouvement. Cependant, ajoute
Malebranche, les corps, pas plus qu’ils ne peuvent se
mouvoir d’eux-mêmes, ou se déterminer les uns les autres au
mouvement, ne peuvent être mus par des esprits finis.
Autrement dit, dans l’ordre des choses créées ou finies, un
esprit, pas plus qu’un corps, ne détient de réelle efficace
causale, et ne peut faire qu’un quelconque corps se meuve.
Dans le cas de l’identité ou union psychophysique, la
conséquence est décisive. L’esprit, en l’homme, ne peut
déterminer le corps au mouvement. En filigrane, la théorie
cartésienne du mouvement volontaire, qui supposait une
action causale de l’esprit sur le corps, se trouve rejetée. Cette
action causale, explique en effet Malebranche, est
inconcevable, inintelligible : « il est évident qu’il n’y a point
de liaison nécessaire entre la volonté que nous avons, par
exemple, de remuer notre bras, et le mouvement de notre
bras »3. L’hypothèse même d’une transaction causale entre
une entité immatérielle et un corps apparaît contradictoire.
Et pourtant, l’expérience la plus originaire nous enseigne
que lorsque nous voulons lever le bras, notre bras se lève.
Pour rendre compte du mouvement dit volontaire,
Malebranche recourt donc à nouveau à l’occasionnalisme :
c’est Dieu qui, à chaque occasion de nos représentations ou
volitions, agit véritablement, et détermine notre corps au
mouvement, notre bras à se lever. Notre volonté, cette action
de l’âme, ne constitue en l’espèce que la cause naturelle, ou
occasionnelle, du mouvement de notre bras. Par conséquent,
« les hommes ne sont point les véritables causes des
mouvements qu’ils produisent dans leur corps »4. L’âme ne
possède aucun pouvoir causal dont les effets seraient
corporels, pas plus que le corps, dans le cas des sensations
ou des passions, ne détient d’efficace à l’égard de l’âme et de
ses représentations. Dans le cas précis de la sensation, ce
n’est pas le corps qui agit directement sur l’âme : l’état
particulier du corps n’est que la cause occasionnelle qui
détermine en l’occurrence l’efficace divine, au véritable
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principe de la perception en l’âme. Pour reprendre l’exemple


de Malebranche, c’est Dieu qui, lorsque le corps d’un homme
est mal disposé, sous l’effet d’une piqûre en particulier, « fait
toujours sentir à l’âme la douleur de la piqûre », cet état du
corps n’étant que la cause occasionnelle qui détermine
l’efficace de l’action divine ; de sorte que, en dernière
instance, « c’est Dieu qui fait tout, et (...) nul autre que lui ne
peut comme cause véritable, faire sentir à l’âme la douleur
d’une piqûre (...) »5. Par conséquent, en l’absence d’une
causalité transversale effective et directe entre l’âme et le
corps, Dieu seul assure la correspondance ou la jonction, en
l’homme, entre processus psychiques et processus
physiques. L’unité psychophysique, en chacune de ses
occurrences, paraît donc requérir, dans cette perspective
occasionnaliste, l’action constante, et sans cesse renouvelée,
de Dieu lui-même.
3 Leibniz, quant à lui, rejette la théorie des causes
occasionnelles. Il récuse expressément la doctrine
psychophysique des « disciples » de Descartes, dont
Malebranche : ces derniers ont certes, par le « Système des
Causes occasionnelles », nié l’interaction et toute possibilité
« d’influence réelle d’une substance créée sur l’autre », mais
ils ont dans le même temps, par la thèse d’une efficace divine
permanente dans la nature, eu recours à la représentation
contestable d’un Deus ex machina6. La critique de
l’occasionnalisme est récurrente dans les écrits de Leibniz au
sujet de la relation entre les substances et de l’union de l’âme
et du corps. La « voie de l’assistance », par laquelle les
disciples de Descartes ont tenté d’amender la conception
cartésienne du rapport entre pensée et causalité physique,
est insoutenable aux yeux de Leibniz, parce qu’elle aboutit
selon lui à réintroduire du miracle dans la nature, en faisant
de Dieu lui-même la cause immédiate de chaque événement
singulier dans l’univers, et de chaque correspondance ou
corrélation entre événements psychiques et événements
physiques7. Aussi Leibniz affirme-t-il ne pouvoir
aucunement suivre ces « philosophes, très habiles d’ailleurs,
qui font venir un Dieu comme dans une machine de théâtre,
pour faire le dénouement de la pièce, en soutenant que Dieu
s’emploie tout exprès pour remuer les corps comme l’âme le
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veut, et pour donner des perceptions à l’âme comme le corps


le demande ; d’autant que ce Système, qu’on appelle celui
des causes occasionnelles (parce qu’il enseigne que Dieu agit
sur le corps à l’occasion de l’âme, et vice versa), outre qu’il
introduit des miracles perpétuels pour faire le commerce de
ces deux substances, ne sauve pas le dérangement des lois
naturelles établies dans chacune de ces mêmes substances,
que leur influence mutuelle causerait dans l’opinion
commune »8. Dans le cadre de son nouveau « système de la
nature et de la communication des substances », Leibniz
propose par conséquent une solution nouvelle au problème
de l’union du corps et de l’esprit, qui ne fasse appel ni à
l’interaction, ni au système des causes occasionnelles. Cette
compréhension nouvelle de l’union psychophysique est
commandée par l’hypothèse de l’harmonie préétablie, et met
en jeu une version singulière, pour la compréhension de
l’esprit et de l’activité mentale, du thème de l’automate
spirituel.

La critique de l’interaction et de la
conception cartésienne de l’union
e
4 Leibniz, dans la seconde moitié du siècle, découvre et
élabore un « système nouveau de la nature », fondé sur une
compréhension nouvelle de la physique, la dynamique, dans
la perspective d’une articulation originale des postulats du
mécanisme au principe métaphysique de la force, et d’une
réhabilitation singulière des « formes substantielles »9. Dans
le cadre du récit singulier qu’il propose de cette découverte,
il fait état d’une difficulté qu’il rencontra dans l’élaboration
de ce système : cette difficulté, c’était celle de l’union de
l’âme et du corps. Il écrit à ce sujet : « (...) lorsque je me mis
à méditer sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme
rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen
d’expliquer comment le corps fait passer quelque chose dans
l’âme ou vice versa, ni comment une substance peut
communiquer avec une autre substance créée »10. Ainsi,
l’obstacle principal à la compréhension de la relation
psychophysique tient au caractère difficilement intelligible
d’un échange causal transversal entre l’âme et le corps.
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Leibniz par conséquent, ne peut adhérer à la perspective de


Descartes à ce propos, qui lui semble avoir méconnu la
difficulté ou renoncé à la surmonter ; pas plus qu’il n’adhère,
nous l’avons vu, à la perspective occasionnaliste. Ni la voie
de « l’influence », ni celle de « l’assistance », ne sont donc
recevables, pour l’auteur du Système nouveau de la nature
et de la communication des substances, qui leur oppose,
nous y reviendrons, une troisième hypothèse, celle de
l’harmonie préétablie. Plus spécifiquement, dans les Essais
de Théodicée, la critique de la théorie cartésienne de l’union
de l’âme et du corps fait apparaître ce qui peut s’entendre
comme une contradiction entre l’hypothèse de l’action
réciproque, en particulier d’une « influence physique » de
l’âme sur le corps11, et les lois générales de la nature. Selon
Leibniz, la voie de l’influence, liée à l’opinion commune,
serait d’origine scolastique. Mais Descartes, en
réintroduisant la représentation d’une action causale
effective du corps sur l’esprit dans sa théorie de la relation
psychophysique, aurait en quelque sorte transgressé les
principes de la philosophie moderne qu’il avait lui-même
contribué à instituer, et en particulier le principe de
l’autonomie et de l’indépendance de la causalité physique.
Descartes, pour avoir fait « dépendre de l’âme une partie de
l’action du corps », aurait, suivant la formule de Leibniz,
« voulu capituler »12. Il est remarquable, sous cet aspect, que
Leibniz appuie expressément sa réfutation de la théorie
cartésienne du mouvement volontaire sur un argument de
type épistémologique, tiré de la considération de la science
de la nature. Dans la version singulière que propose Leibniz
de cette théorie cartésienne, l’âme aurait le pouvoir, non pas
de modifier la quantité de mouvement dans le corps, mais de
modifier (via son action sur la glande pinéale), la direction
du mouvement, « à peu près comme un cavalier, quoiqu’il ne
donne point de force au cheval qu’il monte, ne laisse pas de
le gouverner en dirigeant cette force du côté que bon lui
semble »13. Selon cette interprétation peut-être contestable14,
Descartes aurait de la sorte cherché à accommoder sa
conception du mouvement volontaire avec les lois de sa
physique, et notamment avec la loi de la conservation de la
quantité de mouvement dans l’univers. Cependant, précise
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Leibniz, qui oppose ici aux lois de la mécanique cartésienne


les acquis de sa propre théorie physique, ce qui se conserve
en réalité dans la nature, ce n’est pas, contrairement à ce que
postulait Descartes, la quantité de mouvement, mais bien la
quantité de force. Et cette découverte, caractéristique de la
dynamique leibnizienne, en appelle une seconde, à savoir la
conservation de la direction du mouvement « dans tous les
corps ensemble qu’on suppose agir entre eux, de quelque
manière qu’ils se choquent »15. Par conséquent, la
conception cartésienne de l’action de l’âme sur le corps est
irrecevable, et son inadéquation serait précisément fondée
sur une méconnaissance des véritables lois de la nature
matérielle16. Leibniz va même jusqu’à supposer que si
Descartes avait connu ces lois de la physique, il n’aurait pu
soutenir la thèse d’une détermination du corps par l’âme, et
qu’il aurait par là été conduit à « l’hypothèse de l’harmonie
préétablie », autrement dit à la conception proprement
leibnizienne de la communication des substances, et de
l’union de l’âme avec le corps17 .

L’hypothèse de l’harmonie préétablie


5 Cette hypothèse, encore appelée « hypothèse des accords »,
est au principe de la résolution leibnizienne du problème de
l’union entre le corps et l’esprit. Elle est notamment exposée
dans le Système nouveau de la nature et de la
communication des substances de 1695, et constitue une
théorie générale, fondée sur la catégorie de l’expression, de
la façon dont les diverses substances communiquent entre
elles, indépendamment d’une influence réelle. L’union de
l’âme et du corps, cas particulier de la communication des
substances, suppose ainsi un « rapport mutuel réglé par
avance » entre l’âme et le corps, exclusif de toute causalité
transversale de l’un (ou de l’une) à l’autre, et sans qu’il soit
par ailleurs besoin de postuler une intervention divine
réitérée en chaque occurrence des processus
psychophysiques. Selon Leibniz, « la masse organisée [le
corps], dans laquelle est le point de vue de l’âme, étant
exprimée plus prochainement par elle, et se trouvant
réciproquement prête à agir d’elle-même, suivant les lois de

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la machine corporelle, dans le moment que l’âme le veut,


sans que l’un trouble les lois de l’autre, les esprits et le sang
ayant justement alors les mouvements qu’il leur faut pour
répondre aux passions et aux perceptions de l’âme, c’est ce
rapport mutuel réglé par avance dans chaque substance de
l’univers, qui produit ce que nous appelons leur
communication, et qui fait uniquement l’union de l’âme et
du corps »18 . L’harmonie préétablie permet donc de
concevoir le rapport entre le psychique et le corporel, et la
façon dont l’âme et le corps se « répondent » l’un à l’autre
(un mouvement dans le corps correspondant à une volonté
de l’âme, ou une représentation de l’esprit correspondant à
une certaine affection corporelle), alors même que les lois de
la nature, les principes de la physique, demeurent inchangés.
Contrairement à l’interaction cartésienne, mais aussi
contrairement à l’occasionnalisme de Malebranche,
l’hypothèse leibnizienne des accords présenterait donc
l’avantage, selon son auteur, d’une conformité parfaite avec
le postulat moderne, caractéristique de la nouvelle science
de la nature, d’une causalité physique autonome. Sous cet
aspect précis, la doctrine de l’harmonie préétablie n’est pas
sans rappeler, de fait, le « parallélisme » spinoziste
précédemment évoqué, qui postulait également la
simultanéité parfaite des fonctions mentales et des fonctions
corporelles, à l’exclusion de tout échange causal direct entre
le corps et l’esprit. Du reste, le terme même de parallélisme,
qui ne se rencontre pas dans l’œuvre de Spinoza, est, nous
l’avons noté, forgé par Leibniz lui-même, pour qualifier sa
propre conception de la relation entre « l’âme » et la
« matière »19. Le « parallélisme » pourrait ainsi constituer
l’autre nom de l’harmonie préétablie. Assurément, du
parallélisme de Spinoza à celui de Leibniz, les
transformations sont considérables, puisque Spinoza, à la
différence de Leibniz, pose l’égalité de principe entre la série
des causes corporelles, sous l’attribut étendue, et la série des
causes mentales, sous l’attribut pensée, et ne conçoit pas
l’action originaire d’une cause transcendante et première
pour la coordination réglée ultérieure des deux séries20. Mais
au-delà de telles divergences, l’harmonie leibnizienne, dans
son opposition à l’interaction, et par sa thèse de l’autonomie
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et de l’indépendance réciproque de la causalité mentale et de


la causalité physique, s’inscrit dans la continuité de
l’enseignement spinoziste. Il est particulièrement frappant
que Leibniz, en l’occurrence, ne reconnaisse nullement cet
héritage, et que le nom même de Spinoza, à la différence de
ceux de Descartes ou de Malebranche, n’apparaisse pas,
sinon à titre exceptionnel et dans un contexte polémique,
dans les textes leibniziens consacrés à la relation
psychophysique.
6 Quoi qu’il en soit, le modèle de la relation du corps et de
l’esprit appelé par la doctrine leibnizienne de l’harmonie est
dès lors celui de la concomitance. La concomitance implique
une simultanéité et une correspondance réglée entre les
processus psychiques (représentations dans l’âme) et les
processus physiques (mouvements dans le corps), cette
correspondance étant instituée à l’origine et établie une fois
pour toutes, pourrait-on dire, par Dieu lui-même. Telle est
en particulier la leçon de la célèbre comparaison leibnizienne
de la relation psychophysique au rapport par avance réglé de
deux horloges synchrones. Dans le phénomène de la
synchronie(phénomène physique d’abord étudié par
Huygens), « l’accord parfait » entre ces automates que sont
les deux horloges peut et doit s’expliquer, selon Leibniz, par
la fabrication même et le réglage initial de chacun des
dispositifs mécaniques, de telle sorte que par la suite, ils
soient nécessairement et spontanément à l’unisson, sans que
les battements de l’un influent directement sur ceux de
l’autre, et sans que le mécanicien soit contraint d’intervenir
constamment pour accorder leurs battements respectifs. Or
de même que les deux horloges s’accordent d’elles-mêmes et
automatiquement, le corps et l’esprit se répondent, et les
déterminations psychiques se trouvent corrélées aux
déterminations physiques, alors même que chacun suit les
lois de son propre agir, sans être déterminé dans son action
ni par l’autre (« voie de l’influence »), ni par Dieu à chaque
instant (« voie de l’assistance »). Par la « voie de l’harmonie
préétablie », les représentations s’enchaînent dans l’âme, et
les mouvements dans le corps, alors même que le corps et
l’esprit n’agissent pas l’un contre l’autre : ils s’accordent en
vertu de la constitution originaire de chacun, par un
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« artifice divin prévenant, lequel a formé dès le


commencement chacune de ces substances, qu’en ne suivant
que ses propres lois qu’elle a reçues avec son être, elle
s’accorde pourtant avec l’autre, tout comme s’il y avait une
influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la
main, au-delà de son concours général »21. L’accord de l’âme
et du corps n’implique donc pas l’action réciproque ou
l’interférence causale, il ne suppose pas non plus une efficace
divine permanente, à l’œuvre en toute circonstance dans la
relation psychophysique ; il requiert seulement à l’origine cet
« artifice divin prévenant » qui laisse entière par la suite
l’indépendance réciproque de la causalité psychique et de la
causalité physique. Tel paraît être l’acquis fondamental de la
voie de l’harmonie. Mais comme le suggère l’exemple
leibnizien de la synchronie, l’âme et le corps ne s’accordent
que dans la mesure où ils sont comparables, du point de vue
de leur détermination à agir, à des horloges, c’est-à-dire à
des dispositifs artificiels, mécaniques, détenteurs du
principe de leurs opérations réglées. En d’autres termes,
l’hypothèse de l’harmonie préétablie implique que l’âme,
aussi bien que le corps, soit comparable à un automate.
Cette automaticité de l’activité mentale, du reste, était déjà
impliquée dans le postulat général d’une indépendance
réciproque et d’une concordance entre les lois physiques
d’une part, et les lois propres à l’esprit d’autre part, les lois
mêmes de la pensée.

La reprise du thème de l’automate spirituel


7 La notion d’automate spirituel se rencontre en plusieurs
occurrences des écrits de Leibniz consacrés à la doctrine de
l’harmonie préétablie, et de l’union de l’âme et du corps.
Cette notion, d’origine spinoziste, joue un rôle déterminant
dans la représentation leibnizienne de l’accord entre le
mental et le corporel. Elle se trouve du reste comme
impliquée dans la définition générale de « l’hypothèse des
accords », qui suppose précisément l’existence de lois de
l’activité mentale, indépendantes et pourtant concordantes
avec les lois de l’activité corporelle. L’harmonie préétablie,
en ce sens, s’élabore en référence à la thèse d’un

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déterminisme psychique, dont la figure de l’automate


spirituel est une illustration cruciale. En effet, si les
processus psychiques (comme l’enchaînement des
représentations ou même des volitions dans l’âme) et les
processus corporels (mouvements et affections) se révèlent
concomitants et simultanés, toute interférence causale d’une
série à l’autre se trouvant exclue, l’existence d’une causalité
psychique déterminée et autonome, par laquelle les
déterminations mentales, expressives des déterminations
physiques, se succèdent nécessairement, paraît requise. Il
est à cet égard remarquable que dès l’introduction, dans le
Système nouveau de la nature et de la communication des
substances, de l’hypothèse de l’harmonie préétablie comme
solution au problème de l’union de l’âme et du corps, se
rencontre explicitement le thème de « l’automate spirituel
ou formel ». L’intelligibilité même de l’hypothèse de
l’harmonie exige, suivant Leibniz, cette définition de l’esprit
comme automate formel, en l’occurrence immatériel : « Car
pourquoi Dieu, ne pourrait-il pas donner d’abord à la
substance une nature ou force interne qui lui puisse produire
par ordre(comme dans un Automate spirituel ou formel,
mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui lui
arrivera, c’est-à-dire, toutes les apparences ou expressions
qu’elle aura, et cela sans le secours d’aucune créature ? (...)
Et cette nature de l’âme étant représentative de l’univers
d’une manière très exacte(quoique plus ou moins distincte),
la suite des représentations que l’âme se produit, répondra
naturellement à la suite des changements de l’univers même
(...) »22. Ainsi, l’automaticité de l’activité mentale paraît
garantir à la fois l’indépendance de celle-ci, et sa faculté
« représentative », par quoi elle exprime, dans son ordre
propre, le déterminisme inhérent à l’univers physique. Afin
que l’âme exprime la série causale à l’œuvre dans l’univers,
et en particulier dans le corps dont elle est le « point de
vue », tout en demeurant « libre », c’est-à-dire non
déterminée directement dans ses représentations par des
événements physiques, elle doit être gouvernée par des lois
propres, et pourtant concordantes avec les lois de l’univers.
Il existe à ce titre un déterminisme psychique à part entière,
et en quelque sorte « parallèle » au déterminisme physique
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dans l’univers. Telle est en particulier la leçon de la thèse


leibnizienne suivant laquelle « comme il y a des lois de la
nature dans la matière, il y en a aussi dans les âmes ou
formes »23. La position de lois propres de la pensée, au
principe de l’action de l’âme, est un réquisit de la
correspondance en quelque sorte a priori entre événements
psychiques et événements physiques. Rappelons ici que cette
affirmation de l’existence de lois propres de l’activité
mentale commandait précisément, dans le spinozisme, la
comparaison originale de l’âme à un automa spirituale. Ici
encore, Leibniz maintient dans l’ombre sa dette à l’égard de
la philosophie de Spinoza, tout en élaborant quelques-uns de
ses principaux concepts, pour sa théorie de la relation entre
le mental et le corporel, à partir de prémisses
incontestablement spinozistes. Ainsi, le modèle de l’automa
spirituale se trouve à nouveau mis en œuvre et explicitement
inscrit, par Leibniz, dans le cadre d’une théorie déterministe,
presque algorithmique, des opérations de l’âme, dont la
succession est normée par une procédure nécessaire : « Je
n’ai comparé l’âme avec une pendule qu’à l’égard de
l’exactitude réglée des changements, qui n’est même
qu’imparfaite dans les meilleures horloges, mais qui est
parfaite dans les ouvrages de Dieu ; et on peut dire que l’âme
est un Automate immatériel des plus justes »24. Le caractère
algorithmique de l’activité cogitative, en jeu dans la
modélisation de l’âme par l’automate spirituel, en
l’occurrence « immatériel », paraît du reste évoqué par
Leibniz. L’agir de l’âme-automate peut être très
généralement défini comme un agir uniforme,
caractéristique des êtres « composés » comme des êtres
simples, lequel consiste à « suivre perpétuellement une
même loi d’ordre ou de continuation, comme dans un
certain rang ou suite de nombres »25. La succession des
perceptions de l’âme se comprend comme un enchaînement
causal, fondé précisément sur cette « loi d’ordre qui est dans
les perceptions comme dans les mouvements »26. Si l’esprit,
par définition, ne peut encore se concevoir comme une
machine de Turing, il se laisse néanmoins décrire, sur le
mode encore incertain de l’esquisse, comme une sorte
d’automate abstrait27. Se rencontre peut-être ici la notion de
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machine computationnelle, machine abstraite de calcul, non


matérielle à ce titre, dont la théorie de Leibniz semble poser
quelques prémisses. Rappelons à ce sujet que ce dispositif
automatique singulier qu’est la « machine de calcul » se
trouve conçu et élaboré dès l’âge classique. C’est Pascal en
effet qui propose, dès 1645, la première version d’une
« machine arithmétique », dont la fonction est précisément
de « faire toutes sortes d’opérations d’arithmétique par un
mouvement réglé sans plume ni jetons », le projet général
étant de « réduire en un mouvement réglé toutes les
opérations de l’arithmétique »28.
8 Quoi qu’il en soit, pour revenir à la perspective leibnizienne,
la comparaison de l’âme à un dispositif automatique se
comprend aussi, fondamentalement, en référence à la
conception mécaniste moderne du corps humain, automate
matériel. Si l’âme a notamment pour fonction d’exprimer
dans son ordre propre les processus qui adviennent dans le
corps, tout en demeurant régie par une causalité strictement
psychique, l’on conçoit qu’elle puisse constituer elle-même
un type particulier, non physique, de machine. Ainsi peut
s’entendre l’argument leibnizien en faveur de l’automate
spirituel : « Dieu ayant fait des Automates corporels, en
pourrait bien avoir fait aussi d’immatériels qui représentent
les premiers »29. L’esprit, aussi bien que le corps, se laisse
définir selon un modèle mécanique. Il faut toutefois noter
que cette « mécanisation » de l’âme, loin d’entraîner une
quelconque subordination des fonctions mentales à l’égard
de la machine corporelle, n’a de sens qu’en relation à la thèse
d’une causalité psychique indépendante, au principe des
opérations complexes qui sont celles de l’âme, en particulier
de la multiplicité de ses perceptions simultanées : « (...)
l’âme, toute simple qu’elle est, a toujours un sentiment
composé de plusieurs perceptions à la fois ; ce qui opère
autant pour notre but, que si elle était composée de pièces,
comme une machine »30. En définitive, la thèse de
l’automate spirituel semble le nécessaire corrélat de la
doctrine leibnizienne de la relation psychophysique, celle de
l’harmonie, ou encore du « parallélisme », en vertu de
laquelle causalité psychique et causalité physique se
répondent ou se correspondent, sans interférence de l’une à
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l’autre. Il est du reste frappant que la reprise et le


développement par Leibniz de l’idée spinoziste de l’automate
spirituel se double de l’instauration d’une doctrine
« paralléliste » de la relation entre l’âme et la matière. Si
Leibniz est bien l’inventeur du terme de « parallélisme », la
conception générale de la simultanéité, exclusive de toute
interaction, entre processus mentaux et processus corporels,
se rencontre de façon originale, nous l’avons noté, dans la
philosophie de Spinoza. Assurément, l’harmonie
leibnizienne se distingue de la perspective spinoziste,
perspective spinoziste qui pose l’identité ontologique du
corps et de l’esprit, et ne fait place à la considération
d’aucune cause finale, ni première, dans la compréhension
de l’unité psychophysique ; néanmoins, le postulat d’une
concomitance sans action réciproque des fonctions mentales
et des fonctions corporelles est un acquis du spinozisme, que
Leibniz se réapproprie dans le contexte de l’harmonie
préétablie et de l’hypothèse des accords.
9 Du reste, comme dans la théorie spinoziste, le thème de
l’automate spirituel est étroitement associé, dans l’œuvre de
Leibniz, à la représentation d’un véritable déterminisme
psychique, par lequel s’explique l’agir de l’âme. Cette
corrélation est explicite dans la Théodicée, à l’occasion de
l’analyse leibnizienne de la question de la liberté, laquelle
engage la critique de la définition cartésienne du libre
arbitre. Leibniz écrit à ce propos : « (...) la raison que M.
Descartes a alléguée, pour prouver l’indépendance de nos
actions libres par un prétendu sentiment vif interne, n’a
point de force. Nous ne pouvons pas sentir proprement
notre indépendance, et nous ne nous apercevons pas
toujours des causes, souvent imperceptibles, dont notre
résolution dépend (...) »31; et il conclut ainsi : « Tout est donc
certain et déterminé par avance dans l’homme, comme
partout ailleurs, et l’âme humaine est une espèce d’automate
spirituel (...) »32. Incontestablement, la reprise par Leibniz
du modèle de l’automa spirituale n’exclut pas l’hypothèse
d’une contingence à l’œuvre dans la détermination humaine
à agir, et n’implique pas, à la différence de la perspective
spinoziste, la dissolution complète de la notion de libre
arbitre. Cependant, la proximité objective (et non reconnue
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comme telle par Leibniz) avec l’enseignement de Spinoza, en


ce qui concerne la nécessité de l’agir de l’homme, sous
l’aspect simultanément mental et corporel, et plus
spécifiquement encore l’existence d’une causalité psychique
à part entière, elle même nécessaire, est ici encore manifeste.
Cette hypothèse d’un déterminisme se rapportant aux
processus mentaux peut ainsi s’entendre comme un refus de
ce que nous avons appelé le « modèle représentationnel de
l’esprit » d’obédience cartésienne33. Autrement dit, la
conception leibnizienne de l’esprit-automate paraît rejeter à
la périphérie de la vie psychique les catégories classiques de
libre arbitre, de réflexivité et de conscience.
10 C’est ce qui ressort tout particulièrement du concept de
spontanéité, qui se révèle décisif dans la théorie leibnizienne
de l’automaticité psychique, et permet de concevoir à la fois
l’indépendance et le caractère rigoureusement déterminé des
actions de l’âme. En effet, affirme Leibniz, cette
« spontanéité merveilleuse » qui est en nous, et par laquelle
l’âme agit de façon autonome, indépendamment de
l’« influence physique de toutes les autres créatures », « est
une suite du système de l’harmonie préétablie »34. Une telle
spontanéité, qui dénote un principe d’action immanent à
l’âme elle-même, implique que la suite de ses pensées, par
avance déterminée, corresponde à l’enchaînement des
processus corporels, en dehors de toute « communication
physique ». La spontanéité psychique, en l’occurrence, se
conçoit parfaitement sur le modèle de la détermination à
agir de l’automate, qui répond à un principe d’action interne,
et néanmoins nécessaire, distinct de la conscience et d’un
absolu libre arbitre. L’âme détient donc une puissance
propre, qui ne se limite pas à la sphère de la conscience et de
la présence immédiate à soi. Telle était du reste déjà la thèse
de Leibniz lorsque, attribuant à l’âme « une multitude de
perceptions à la fois », il étendait la spontanéité de l’âme
« aux pensées confuses et involontaires »35. Si Leibniz ne
récuse pas l’existence en l’âme humaine d’un sentiment de
soi et de ses actions, il semble pourtant qu’il dépasse la
définition cartésienne générique de la pensée dans les
termes de la réflexivité et de la pure coïncidence à soi. Les
opérations psychiques s’effectuent spontanément, en vertu
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d’un pouvoir propre de l’âme, mais précisément l’âme,


comme en témoignent la multiplicité et la simultanéité de
ses perceptions, n’agit et ne pense pas sous le seul empire de
la conscience et d’une volonté supposée absolue. Telle est la
leçon de la thématique des « petites perceptions », qui
marque la distance adoptée par Leibniz à l’égard de la
conception cartésienne du mental commandée par les
notions de représentation intra-mentale et de rapport
immédiat à soi-même. La thèse de l’existence en nous d’une
« infinité de petites perceptions (...) que nous ne saurions
distinguer »36, et dont chacune, isolément, demeure infra-
consciente, s’accorde à l’hypothèse de l’âme-automate
spirituel. Selon Leibniz, c’est dans la mesure où les
opérations de l’âme ne sont pas simples, mais
particulièrement complexes, « les perceptions qui se
trouvent ensemble dans une même âme en même temps,
enveloppant une multitude véritablement infinie de petits
sentiments indistinguables », que l’activité psychique peut se
comparer à celle d’une machine, d’une entité artificielle
« composée de pièces », et dont la structure complexe
explique la variété des opérations et des fonctions37. La
mécanisation du mental, la modélisation des fonctions de
l’âme par les fonctions d’une machine, trouvent leur
justification dans la multiplicité infinie des perceptions de
l’âme, laquelle implique le caractère non nécessairement
conscient des représentations psychiques.
11 On le voit, le « modèle représentationnel de l’esprit », tel que
Descartes l’avait institué à travers les catégories d’intériorité
et de réflexivité intra-mentale, se trouve en quelque sorte
décentré, dans la perspective leibnizienne, au profit du
modèle de l’automate spirituel. Remarquons, en conclusion,
que le dépassement du modèle de la réflexivité intra-
subjective se double, dans la théorie leibnizienne de l’esprit,
du refus de l’hypothèse, également cartésienne, d’un siège de
l’âme dans le cerveau, au principe de la neuropsychologie
naissante. S’agissant en particulier de nos « sentiments
intérieurs », Leibniz précise ainsi qu’ils « sont dans l’âme
même, et non pas dans le cerveau, ni dans les parties subtiles
du corps »38. En conséquence, c’est l’ensemble du dispositif
cartésien au sujet du mental, de la théorie de la conscience et
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de la représentation intra-mentale, jusqu’à la théorie de


l’interaction et à la perspective neuropsychologique
afférente, qui se trouve mis en cause, et auquel se substitue
l’hypothèse nouvelle de l’harmonie préétablie, en jeu dans la
mécanisation de l’esprit.
12 Au cœur même de la pensée classique, à travers notamment
deux perspectives philosophiques (distinctes), celle de
Spinoza, et celle de Leibniz, s’élabore donc un modèle du
mental concurrent de la conception cartésienne. À l’esprit-
chose pensante immédiatement présente à elle-même, et à
e
l’âme dans la machine, s’oppose, dans la philosophie du
siècle, l’hypothèse de l’âme comme machine, dont la
e
philosophy of mind de la seconde moitié du siècle
propose la réactivation. À cet égard, la conceptualisation
classique de l’activité mentale, loin d’être homogène et
univoque, propose des lignes de fractures internes
remarquables, qui sont encore largement à l’œuvre, comme
nous le verrons, dans la philosophie contemporaine de
l’esprit.

Notes
1. Malebranche, De la recherche de la vérité [1674] livre 6, deuxième
partie, chap. 3, Vrin, 1962, II, p. 200.
2. Ibid., p. 201.
3. Ibid., p. 202.
4. Ibid., p. 203.
5. Malebranche, Recueil de toutes les réponses à Monsieur Arnauld
[1709], Réponse au Livre de M. Arnauld, Des vraies et des fausses idées,
in Œuvres Complètes de Malebranche, édité par André Robinet, Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 1966, tome 6, chap. 4, § 9, pp.
38-39. La théorie occasionnaliste de la sensation était déjà exposée par
Malebranche dans son Traité de la nature et de la grâce [1680],
deuxième discours, première partie, §§ 3 et 4.
6. Leibniz, « Système nouveau de la nature et de la communication des
substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps »
(Journal des Savants, 1695), repris dans Leibniz, Système nouveau de la
nature et de la communication des substances, présentation et notes de
Christiane Frémont, GF-Flammarion, 1994, p. 72.
7. Cf. Leibniz, « Remarques sur l’harmonie de l’âme et du corps », Ibid.,
p. 82.

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Il faut noter toutefois que dans la théorie originale des causes


occasionnelles, telle qu’elle se rencontre en particulier chez
Malebranche, il existe bien des lois de l’union de l’âme et du corps,
garanties par la permanence de l’action divine, et les volontés de Dieu, à
cet égard, sont des volontés générales, et non des volontés particulières.
Selon la perspective occasionnaliste, la constance de l’efficace divine, au
principe des corrélations psychophysiques, implique que Dieu agisse
selon des lois générales. À ce titre, l’action divine ne semble pas
précisément se comprendre comme un miracle perpétuel. Cf. à ce sujet
les Œuvres Complètes de Malebranche, Réponse au Livre de M.
Arnauld, Des vraies et des fausses Idées, tome 6, chap. 4, §§ 5 et 6, pp.
35-36, et chap. 13, §§ 9 et 10, pp. 100-101.
8. Leibniz, Essais de Théodicée [1710], I, § 61, GF-Flammarion, 1969, p.
138.
9. Cf. à ce propos Michel Fichant, Science et métaphysique dans
Descartes et Leibniz, chap. 7, « Mécanisme et métaphysique : la
rétablissement des formes substantielles(1679) ».
10. Leibniz, « Système nouveau de la nature et de la communication des
substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps »,
GF, p. 72.
11. Leibniz, Essais de Théodicée, I, § 61, p. 138.
12. Ibid., I, § 60, p. 137.
13. Ibid., p. 137.
14. Cf. sur ce point l’analyse de D. Garber, qui récuse l’interprétation par
Leibniz de la doctrine cartésienne de l’interaction.(D. Garber, Corps
cartésiens, PUF, 2004, III, 7, pp. 171-211).
15. Leibniz, Essais de Théodicée, I, § 61, p. 137.
16. Cette critique de la conception cartésienne de l’union physique était
déjà formulée en 1695 dans le Système nouveau de la nature et de la
communication des substances, GF, pp. 80-81.
17. Essais de Théodicée, I, § 61, pp. 137-138.
18. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des
substances, pp. 73-74.
19. Sur ce point, cf. supra, partie I, chap. II, p. 69.
20. Gilles Deleuze insiste particulièrement sur cette divergence entre les
systèmes de Spinoza et de Leibniz dans Spinoza et le problème de
l’expression, deuxième partie, chap. 6, pp. 95-97.
21. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des
substances, « Remarques sur l’harmonie de l’âme et du corps », pp. 82-
83.
22. Ibid, p. 74.

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23. Ibid., p. 78.


24. Leibniz, Éclaircissement des difficultés que M. Bayle a trouvées
dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps, 1698, in
Système nouveau de la nature et de la communication des substances,
GF, p. 142.
25. Ibid., pp. 142-143.
26. Ibid., p. 143.
27. Au sujet de l’automate abstrait et de la « machine de Turing » dans la
philosophie contemporaine de l’esprit, cf. infra, partie III, chap. VIII, pp.
181-186.
28. Pascal, Lettre dédicatoire à M. le Chancelier sur le sujet de la
machine nouvellement inventée par le sieur B.P pour faire toutes sortes
d’opérations d’arithmétique sans plume ni jetons (...)(1645), in Œuvres
Complètes, texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard, Desclée de
Brouwer, 1970, II, pp. 331-341.
29. Leibniz, « Éclaircissement des difficultés que M. Bayle a trouvées
dans le système nouveau de l’union de l’âme et du corps », in Système
nouveau de la nature et de la communication des substances, p. 144.
30. Ibid., p. 143.
31. Leibniz, Essais de Théodicée, I, § 50, GF, pp. 131-132.
32. Ibid., I, § 52, p. 132.
33. Cf. supra, partie I, chap. I, pp. 33-40.
34. Leibniz, Essais de Théodicée, I, § 59, p. 136.
35. Leibniz, Réponse aux réflexions contenues dans la seconde édition
du Dictionnaire critique de M. Bayle, article Rorarius, sur le système de
l’harmonie préétablie(1702), in Système nouveau de la nature et de la
communication des substances, GF, p. 203.
36. Leibniz, Considérations sur la doctrine d’un esprit universel unique,
GF, p. 225.
37. Leibniz, Éclaircissement des difficultés que M. Bayle a trouvées dans
le système nouveau de l’union de l’âme. et du corps, GF, p. 143.
38. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des
substances aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps, p.
73.

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Référence électronique du chapitre


GILLOT, Pascale. Chapitre III. Leibniz et le « système nouveau » de
l’union de l’âme et du corps In : L’esprit, figures classiques et
contemporaines [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2007 (généré le 30
avril 2021). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/7360>. ISBN :
9782271091338. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.7360.

Référence électronique du livre


GILLOT, Pascale. L’esprit, figures classiques et contemporaines.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2007 (généré le 30
avril 2021). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/7353>. ISBN :
9782271091338. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.7353.
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L’esprit, figures classiques et


contemporaines
Pascale Gillot

Ce livre est cité par


Diagne, Ramatoulaye. (2011) Sport et conception de l'Homme.
L'approche dualiste. Présence Africaine, 183. DOI:
10.3917/presa.183.0125
Gillot, Pascale. (2010) La question de l’intériorité mentale à l’âge
classique. Revue de Synthèse, 131. DOI: 10.1007/s11873-009-
0107-2

https://books.openedition.org/editionscnrs/7360?lang=fr 20/20

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