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Valéry, Réflexions sur le corps

Dans ses Réflexions sur le corps, P. Valéry pose l’existence d’une pluralité de
corps en nous. Ainsi, si le corps est dans une première acception le corps vécu qui
« nous appartient un peu moins que nous lui appartenons » mais aussi l’image, la
forme qu’autrui peut voir, il est encore ce qui est sans unité en dehors de notre
pensée; tel est le sens de la formule: « Quand l’âme est absente, les parties du
corps ne se reconnaissent plus comme parties du même » (Tel Quel, « Moralités »,
T.II, Pléiade, p. 525). En d‘autres termes, les éléments constitutifs de ce « troisième
corps » (ou corps intérieur) dépourvu d’âme ne pourraient s’identifier au même tout
du corps.
La forme de déréliction des parties face à l’absence du principe centralisateur
qu’est, selon Valéry, l’âme, met en avant l’équivocité problématique de l’union de
l’âme et du corps comme garantie de l’identité du corps. En quoi l’âme constitue-t-
elle le principe d’unification du corps? Ne peut-on pas penser le corps organique
compris comme la synthèse d’un multiple sans la conscience coordinatrice?
Comment penser l’individualité de cet « habit d’Arlequin » qu’est, selon G Deleuze,
le corps (Logique du sens, 1969) ?
Notre réflexion sur le rapport des parties au tout dans la camera obscura du
corps visera tout d’abord à mettre en évidence la présence de l’âme comme
condition sine qua non de l’individualité du corps. Une seconde approche de la
question nuancera le propos de Valéry en montrant le rapport identitaire des parties
au tout dans le corps vivant comprises comme organisme autonome et
métaphorique. Il faudra enfin considérer la remise en cause du dualisme cartésien à
travers la possibilité d’une union immédiate de l’étendue et de la pensée et la
reconnaissance du corps dans l’âme et de l’âme dans le corps comme garantie de la
dignité du corps.

L’idée défendue par la formule de Valéry et selon laquelle l’unité et l’identité


d’un corps sont la résultante de l’âme semble d’abord être confirmée par l’étude des
corps physiques.
On peut certes penser une forme d’unité du corps physique, défini dans De
l’âme, II, d’Aristote, comme un composé concret constitué de matière et de forme
(interdépendantes) qui a une existence en soi, autonome et non relative à la pensée.
L’identité et l’unité qui se manifeste dans la faculté de rester le même corps, font
partie de ses propriétés. L’unité du corps physique n’équivaut cependant pas celle de
l’individu : si la continuité de leur corps permet de les distinguer du simple agrégat,
leurs parties ne se reconnaissent pas entre elles et leur unité n‘est que relative. Le
rapport aristotélicien du corps aux éléments qui le composent n’est envisagé que
sous l’angle dynamique du couple puissance/acte. Si ces corps physiques possèdent
nécessairement une structure morphologique qui les détache de la matière et sont
des êtres doués, contrairement aux objets artificiels, d’une puissance d’agir interne,
leurs parties ne se rapportent pas au tout sur le mode identitaire. Et si le corps
physique est privé d’individualité, explique Descartes dans les Principes de la
philosophie, c’est parce qu’il est séparé de l âme; réduit à l’étendue, il demeure sous
la dépendance de l’esprit. Dans l’article 31 des Principes II, Descartes insiste sur
l’absence de solidarité et de cohésion entre les parties du corps comprises comme
parties de la matière soumises à un même mouvement. Ce corps n’est que la
juxtaposition de parties externes les unes aux autres. Son unité est fragile puisque
travaillée en permanence par le changement. Le mouvement constitue le seul critère
(instable) de l’individualité du corps physique.
L’unité du corps est l’apanage des corps vivants. Telle est la doxa
aristotélicienne influente jusqu’à Descartes et Leibniz et selon laquelle tout corps
vivant (humain, animal ou végétal) est organisé parce qu’animé. Les organes sont
les instruments de l’âme qui donne la vie au corps et détermine son mode de vie
spécifique. Les fonctions du corps réalisent les aptitudes de l’âme tout en
dépendant d’elle. La logique de finalité interne de l’organisme développée par
Aristote met en évidence la distance entre le corps brut et le corps vivant, l’animé et
l’inanimé; dans la dévolution du corps à l’âme, la physiologie est étroitement liée à la
psychologie. Cette psychobiologie remaniée par Leibniz dans sa lettre à Arnault du
28/11/1686 à travers les concepts d’unité essentielle et d’unité accidentelle souligne
la spécificité du corps biologique. Le carreau de marbre n’a pas d’unité intrasèque
dans la mesure où il se disperse en une multiplicité de micro parties; c’est un être
par agrégation dont l’unité est accidentelle et qui ne diffère aucunement de
l’amoncellement de parties qu’est le tas de pierres. L’esprit peut regrouper unités
sous un même concept sans que celui-ci ait une véritable identité; l’identité de la
matière nécessite un principe spirituel. C’est le corps vivant organique qui est le
paradigme de l’unité essentielle. L’individualité du corps biologique le distingue du
modèle de la machine tel qu’il est présenté par Descartes dans le Traité de
l‘Homme : « Je suppose que le corps n‘est autre chose qu‘un statue ou machine de
terre que Dieu forme […] Il met dedans toutes les pièces qui sont requises ». Cette
expérience de pensée à la fonction plus polémique qu’heuristique ( même si,
remarque le commentateur de Descartes Guenancia, « Entre le corps que nous
croyons connaître et le corps que nous voulons connaître, la machine propose un
corps que nous pouvons connaître ») et visant surtout à critiquer l’animisme
aristotélicien assimilé à l’enfance de la philosophie connaît des limites: penser un
corps comme une horloge dont l’unité est définie par une mécanique bien montée
réglée en vue de produire certains effets et dépendante du grand ouvrier (c’est-à-dire
Dieu) revient à nier la spécificité de l’unité du vivant. Or, le corps vivant est
irréductible au modèle de la machine. La logique de finalité externe définie dans le
mécanisme montre a contrario l’indispensable présence de vie dans le corps comme
garantie de l’unité du corps. Le corps vivant reste cependant un composé de matière
dont l’une unité n’est pas absolue observe Descartes; d’un point de vue temporel, le
corps biologique ne maintient que partiellement son identité. Soumis à un flux
permanent, il demeure l’assemblage externe du démiurge. Seul un sujet humain est
capable de reconnaître son corps spatialement. C’est l’âme humaine qui donne
cohérence aux parties du corps. L’identité est en effet le propre du corps humain qui
connaît le degré d’unité d’unité le plus fort. La lettre de Descartes au père Mesland
du 09/02/1645 souligne l’inaltérable unité numérique du corps humain. Si les corps
en général sont une partie déterminée de la matière, une petite portion de l’univers
soumis aux fluctuations matérielles (l’eau se change en glace, le métal fond), au
contraire, le corps humain peut subir une déperdition de matière sans être différent
du point de vue social. L’adulte qu’est Vincent n’a certainement plus de matière
commune avec le corps de son enfance mais nous jugeons que c’est le même corps,
celui-là même qui est dépositaire de son identité. De la même façon, si la jambe
droite de Vincent est amputée, son corps n’est pas moins son corps qu’auparavant.
Descartes fait de l’unité du corps humain la résultante de son union avec l’âme : c’est
parce que le corps humain est spiritualisé qu’il est individué et qu’il est dépositaire de
l’ipséité de son sujet. Le corps appartient à notre identité mais ne suffit pas à
constituer notre identité. Le corps subjectif ou « corps propre » est au contraire le lieu
où parties du corps se reconnaissent comme parties du même. La subordination
des parties au tout du corps suppose une âme « à la tête » du corps. L’unité
spécifique du corps humain se manifeste dans l’expérience de la greffe. Un arbre
peut recevoir une greffe d’un autre arbre sans difficulté aucune; chez le végétal, la
partie est autonome par rapport au tout. Au contraire l’élément greffé est souvent
rejeté chez l’être humain: l’élément étranger est loin d’être automatiquement
incorporé; la partie vaut pour le tout, elle est indissociable de l’unité à laquelle elle
appartient. Ainsi dans Les mains d’Orlac(1920) de Maurice Renard, le pianiste
auquel on a greffé des mains est hanté par ces mains qui ne sont pas les siennes.
L’homme ne se laisse pas naturellement greffer; son organisme est le lieu d’ une
résistance organique et psychologique.

Au terme de l’étude des différents degrés d’unités des corps physiques,


biologiques et humains, il semble que la réalité des corps valide la formule de
Valéry . Cependant, celle-ci ne rend pas compte de l’organisation interne et du
principe de vie autonome dont est doué l’organisme; Si l’âme est la condition
nécessaire de l’individualité du corps, elle ne suffit pas à expliquer le vitalisme du
corps vivant.
L’unité n’est pas le seul fait de l’âme. L’organisme n’est pas un agrégat, un
assemblage mais un tout organisé indépendamment de sa relation avec l’âme. Au-
delà du finalisme aristotélicien et du mécanisme cartésien Kant propose dans le §65
de la Critique de la faculté de juger une troisième voie, celle du vitalisme matérialiste.
Contrairement à la machine, le corps biologique possède en plus de sa force motrice
une force formatrice ou bildende kraft . L’organisme possède une capacité morpho
génétique qui lui permet de s’organiser lui-même en un tout fonctionnel. Kant pense
un principe vital qui s’oppose aux lois physico -chimiques de la matière. Ce vitalisme
non animiste maintient une logique de finalité interne mais sans principe spirituel.
Ce vitalisme se manifeste par exemple dans l’effort de l’organisme à maintenir son
unité contre les obstacles. Il y a un dynamisme propre à la matière vivante. Cette
puissance vitale est irréductible à l’âme ou à l’étendue; elle constitue la tendance
spécifique du corps vivant à se maintenir en sécurité et à reconstituer de l’unité
lorsque celle-ci est altérée. Dès lors, la vie n’est plus une propriété du tout mais une
propriété de chaque partie. Le schème de l’automate cartésien explose. Le vivant
maintient son individualité de l’intérieur; il est assimilable à la grappe d’abeille
virevoltant ensemble imaginée par Maupertius. L’unité du corps organique repose sur
la convergence de vies élémentaires en interaction. Dans un corps organisé, le tout
est la raison des parties (la totalité en constitue la finalité). L’organisme, en tant
qu’espèce et individu (c’est-à-dire être déterminé et comme être doué d‘unité, et de
propriétés stables qui permettent de l’identifier) est cause et effet de lui même. Il est
capable d’autorégénération et d’autoconservation. Dans son Introduction à la
médecine expérimentale (1865) Claude Bernard a montré que l’être vivant maintient
son organisme (ou le « milieu interne ») dans des conditions stables (favorables à la
vie) indépendamment des variations du milieu extérieur. Ainsi, le corps se maintient
par exemple en homéostasie en régulant lui-même sa température. L’expérience
révélatrice de la capacité du vivant à produire et à se conserver est la célèbre
expérience effectuée sur les lapins et démontrant le caractère glycogénique du foie.
C. Bernard observe que le taux de sucre contenu dans le foie du lapin peut
augmenter dans certaines conditions et ce sans apport de nourriture; ce constat met
à mal l’idée commune selon laquelle le sucre provient uniquement de l’alimentation.
Face à ce « fait polémique » (Bachelard), C. Bernard fait l’hypothèse d’un organe qui
stockerait le sucre; à l’aide d’un montage expérimental,ce dernier vérifie son
hypothèse et découvre que le foie produit du sucre. L’expérience témoigne de la
solidarité des parties de l’organisme à lutter contre la dégradation d’énergie ne
produisant ses propres ressources. L’unité de l’organisme se manifeste également à
travers la fonction de suppléance qui lui est propre. Contre la cybernétique, c’est-à-
dire la science des mécanismes de régulations et de contrôle fondé par Norbert
Wiener, Canguilhem constate dans le chapitre « machine et organisme » de La
connaissance de la vie , que la machine suit seulement le schéma de
fonctionnement pour lequel elle été fabriquée, elle ne dispose pas de marges de
manœuvre et ne peut pas prendre d’initiatives. L’organisme au contraire possède
des organes polyvalents dont la fonction peut dans certains cas être improvisée;
l’organisme peut assigner aux organes une autre utilité que celle qui leur est
normalement attribuée. Le corps s’adapte face à l’imprévu, ainsi que l’illustre le cas
de l’aphasie chez l’enfant, trouble de la parole du à la lésion de la zone des aires de
Broca correspondant à la fonction du langage; si cette lésion est définitive, l’enfant
ne reste pas définitivement incapable de proférer des mots. Une nouvelle répartition
des activités se met en place; une autre zone cérébrale prend le relais de la zone
assignée à fonction du langage. Il y a donc bien une « force formatrice » de
l’organisme. Certes, la vicariance des organes corporels connaît des limites mais ce
phénomène témoigne cependant d’une certaine autonomie du corps.
Il est restrictif de faire de l’unité l’apanage du corps humain. En dehors de la
théorie vitaliste développée aux XVII et XIX e siècles, Spinoza refuse de définir le
corps par l’âme et souligne la défaillance du discours cartésien : l’attribut d’une
substance ne s’explique pas par un autre attribut. En outre le caractère exceptionnel
du corps humain doit être relativisé; contre la tendance du XVIIe à vouloir trouver « le
propre de l’homme », Spinoza montre dans l’ Éthique II (propositions 13-14) que le
corps humain est certes plus complexe que les autres corps, mais il récapitule les
corps matériels. Il est la synthèse des corps simples (dépourvus d’individualité, ces
corps participent à la composition de tous les autres et se distinguent par le
mouvement et la vitesse), des corps composés ( ce sont les corps fluides, des corps
plus complexes à la densité plus grande, relativement individués et résistants à la
pression du monde environnant). Le corps humain ne connaît qu’une différence de
degré par rapport aux deux autres; résistant au changement, il est capable de
reconstituer rapidement la quantité de l’organisme et de croître. Nietzsche va quant
à lui jusqu’ à penser une sagesse corporelle. Bien plus, il n’y a de vraie sagesse
que corporelle. Dans Par delà le bien et le mal § 17, Nietzsche réfute le cogito
cartésien qu‘il présente comme la « superstition du grammairien »; la pensée
suppose un sujet pensant or cette affirmation ( « je suis une chose pensante » )
résulte de la structure du langage. Une pensée vient comme elle veut, on ne la
contrôle pas. La conscience est selon Nietzsche enracinée dans le corps. Il affirme
une subjectivité corporelle et rejette la conscience au rang de fonction corporelle
parmi d’autres. Ainsi, « cette petite raison que tu appelles ton esprit, mon frère, n’est
qu’un instrument de ton corps »(Ainsi parlait Zarathoustra). Le vrai soi n’est pas dans
la conscience ; le corps est le siège de forces en tension les unes avec les autres.
Le corps nietzschéen est à la fois le corps propre (c’est-à-dire le support de la
conscience qui va révéler certains traits du corps) et le corps comme lieu
d’affrontement des forces aboutissant à un type de structure lorsqu‘une force
parvient à dominer les autres. Nietzsche repense la relation du multiple à l’unité:
réservoir de pulsions multiples, jeu ininterrompu de forces plurielles et changeantes ,
le corps est lui-même un processus naturel créateur de forme qui rappelle la
bildende kraft kantienne. Des forces plastiques agissent en profondeur et
commandent à la conscience; c’est donc au niveau des forces corporelles que se
joue notre identité. « Un sage inconnu qui a nom soi, il habite ton corps, il est ton
corps » dit Zarathoustra. La cohésion et la complexité de l’organisme témoignent
d’une grande intelligence à l’œuvre dans le corps ; la conscience du sujet est plus
rudimentaire et ne fonctionne que par intermittence(elle est par exemple inactive
dans le sommeil) Le caractère prodigieux de l’ajustement des fonctions corporelles
souligné par Nietzsche est la preuve de l’unité corporelle abstraction faite de l’âme.
L’organisme pensé de façon métaphorique peut même devenir un principe
directeur auquel est subordonnée l’âme. Tel est le renversement opéré par Pascal
dans sa conception chrétienne de l’unité et du multiple. Dans les fragments 473-477
des Pensées, Pascal affirme qu’ « Il faut que tout membre veuille bien péri pour le
corps ». Le moi haïssable, narcissique et tyrannique tend à vivre pour lui-même et
non pour la totalité. Cet amour propre amène la discorde. Le remède ou la
prévention passe par la notion de corps : « Qu’on s’imagine un corps plein de
membres pensants »; il faudrait ne s’aimer que dans la mesure où nous sommes
une partie d’un corps plus vaste. Il faut régler notre conduite sous cet intérêt général,
se soumettre à la volonté de cette entité qui nous englobe. Les individus doivent
donc se fédérer au sein d’une série d’organismes qui vont constituer le corps social.
Pascal estime que cet élargissement du cops est insuffisant; le sacrifice du soldat
spartiate pour la cité n’est pas satisfaisant. Il est nécessaire que les nations fassent
corps entre elles au nom d’un principe supérieur. Les « membres pensants » doivent
s’effacer, le sacrifice est valorisé. Le tout est plus que la somme des parties; cette
conception de l’organisme accorde une place moins importante à chaque constituant
du corps. Loin de porter un regard critique sur le corps, Pascal fait l’éloge du corps
comme communauté spirituelle à laquelle nous devons nous soumettre. C’est, selon
Pascal, non le corps mais l’esprit qu’il faut purifier, et le corps supérieur permet sa
transfiguration. L’idée de la subordination des êtres au grand corps est par ailleurs au
cœur de la foi chrétienne. L’Église met en avant la doctrine du corps du Christ dont
nous sommes membres fondée l’épître aux corinthiens de saint Paul (« vous êtes le
christ et le membre de membres »). Le croyant qui communie est supposé être
incorporé et ne faire qu’un avec lui. Aux XVIe et XVIIe siècles se met en place une
équivalence entre le corps christique et Église elle-même (« hors de l’Église point de
Salut » ): le corps est un et a beaucoup de membres. Le croyant voit son corps
charnel devenir le corps glorieux. Dans sa lettre à Elisabeth du 06/10/1645,
Descartes affirme lui aussi l’idée selon laquelle nous ne sommes pas autarciques
comme individus et avons besoin de se référer à des unités plus grandes. Il faut,
selon Descartes, considérer chaque totalité ( que ce soit la famille, la société, l’État,
la Terre, ou encore l’univers ) en fonction de sa grandeur. Les intérêts particuliers
sont subordonnés aux intérêts généraux :« il faut nous considérer comme des parties
de quelques autres corps »; nous sommes membres de plusieurs corps (nous
appartenons à un corps politique, à un corps social, etc..) Les organes que nous
sommes sont soumis aux corps en général. Descartes précise toutefois dans une
autre lettre à Elisabeth datée du 15/09/2005 que s‘il faut toujours préférer les
intérêts du tout avant ceux de notre personne, cela doit être fait avec mesure et
discrétion; il est inutile de s’exposer à un grand mal si cela ne peut que procurer un
mal insignifiant. Ill faut avoir un minimum conscience de notre propre valeur et la
dévotion au grand corps ne doit pas se faire à n’importe quel prix. Si Descartes
recommande la générosité, il ne va pas jusqu’à préconiser l’esprit de sacrifice de
façon systématique.
Le vitalisme kantien, les défenseurs du corps tant stigmatisé par la tradition
philosophique que sont Spinoza puis Nietzsche ou encore la dimension
métaphorique du grand corps montre la nécessité de restituer au corps son
indépendance vis-à-vis de l’âme. En outre, le dualisme cartésien auquel nous
confronte d’emblée la citation de Valéry est problématique: comment l’âme peut-elle
commander le corps? L’hypothèse de l’absence de l’âme est-elle seulement
pertinente? Ne faut-il pas envisager finalement l’individualité du corps humain
comme le fait d’une union immédiate et égalitaire de l’âme et du corps ?
La sixième méditation métaphysique cartésienne a entériné la distinction entre
l’âme (la substance pensante) et le corps qui n’appartient pas à l’intuition que j’ai de
moi-même, c’est-à-dire le corps en général. Descartes constate cependant que le
sujet dans son corps n’est pas « comme un pilote dans son navire » : dans la
maladie, les douleurs corporelles gagnent l’esprit, et rendent compte d’une union
entre l’âme et le corps. Le point nodal de la métaphysique cartésienne est le suivant:
comment l’âme intellective et sensitive peut-elle interagir avec le corps dont la
fonction est avant tout locomotrice et nutritive ? Comment expliquer les
indispositions corporelles d’Elisabeth avec qui Descartes correspond par un trouble
d’origine morale? Est-il possible de penser un rapport de cause à effet entre ces
deux substances hétérogènes? Leur liaison est-elle extérieure et transcendantale ou
plus fondamentale? La position cartésienne semble ambiguë. Dans l’article 30 du
Traité des passions de l’âme, Descartes accorde unité véritable au corps humain
comme corps vivant: si le corps était aussi multiple que la matière, l’âme ne pourrait
s’unir avec lui et s’éparpillerait dans la diversité. Cependant la lettre au père
Mesland précédemment citée nous invite à faire de l’âme la condition nécessaire et
suffisante de l’unité du corps humain. L’article 31 du Traité des passions de l’âme
tente d’éclairer la relation de l’âme et du corps en posant l’existence d’une glande
pinéale: cette petite glande située dans le cerveau serait le lieu où l’âme exerce et
rayonne dans tout le corps. Reste à savoir comment s’opère la transmission pour le
moins obscure d’informations entre l’âme et la glande pinéale.
Spinoza substitue à la problématique dualisme cartésien un monisme. Le
recours à la glande pinéale pour penser l’union du corps et âme n’est selon ce
dernier que la concentration du problème en un point plutôt qu’une véritable
solution. Spinoza proclame l’unité fondamentale de ce qui est (de l’homme ou de la
nature en général) . Alors que Descartes appelle substances la pensée et l’étendue,
Spinoza redéfinit la substance comme ce qui ne renvoie à aucun autre concept qu’à
elle-même, c’est-à-dire Dieu causa sui. L’étendue et la pensée ne sont que des
attributs de Dieu et les êtres singuliers que nous sommes sont les modes par
lesquels les attributs divins s’expriment sous une forme déterminée. Spinoza refuse
l’interaction de l’âme et du corps ; l’esprit est ce qui pense le corps et s’en fait l’idée,
c’est l’idée (adéquate ou non) du corps. Est ainsi redéfinie la nature de la relation
entre le corps et l’âme : il n’y a pas de relation d’identité ou d’uniformité entre ces
deux attributs mais corrélation. Les passions de l’âme sont issues de l’âme tandis
que les perceptions de l’âme sont liées à l’activité corporelle. Corps et esprit sont un
seul et même être qu’on explique sur le plan de l’étendue ou de la pensée; ils
agissent et subissent simultanément et non selon un rapport de causalité. Le corps
peut interférer dans la pensée (c’est ce qui se produit lorsque l’on fait un lapsus)
mais alors le corps exprime autre chose que de la pensée. Le monisme spinoziste
met en évidence l’unité psychophysique et l’égalité entre le corps et l’esprit.
Le dualisme cartésien est également critiqué par Merleau-Ponty dans la
Phénoménologie de la perception, I : il faut d’emblée s’installer dans l’union du corps
et de la conscience. La pensée classique a inversé la réalité du corps en
subordonnant l’identité du corps propre à l’âme. La perspective phénoménologique
pose au contraire l’unité indéchirable du corps et de l’esprit. C’est l’expérience du
corps propre qui noue le sens de l’espace; le cas de Kasar Hausper en est la
démonstration : enfermé toute une partie de sa jeunesse dans un réduit sombre,
Kasar ne connaissait pas la profondeur, la perspective avant sa libération. Ces
perceptions ne lui ont été révélées qu’après quelque temps lorsque son corps s’est
accoutumé à ces mêmes perceptions. Autrement dit, nous ne sommes pas un sujet
expérimental mais des êtres incarnés. Merleau-Ponty substitue à la philosophie du
sujet une philosophie de l’incarnation. Mon corps n’est pas ce qui est devant moi,
c’est moi ; ce n’est pas ce qu’il faut dépasser pour toucher le moi. Le corps ne doit
pas tomber dans l’extériorité; il est essentiellement lié à l’âme.
Sur le plan éthique, dissocier le corps de la personne peut être dangereux.
L’objectivation du corps envisagée selon un dualisme radical motivé par la volonté de
connaître peut conduire à la négation de l’identité et de la dignité du corps. Les
amphithéâtres d’anatomie du XVIIe siècle ont montré la tendance des scientifiques à
traiter le corps comme un objet et non comme l’enveloppe corporelle appartenant à
un sujet humain. Le scientifique Claude Bernard avoue que « le physiologiste n’est
pas un homme du monde; c’est un savant, saisi par une idée, il ne voit plus le sang
qui coule ». Diderot illustre cette frénésie malsaine liée à la possibilité de découvrir le
corps fondé notamment sur le « knewledge argument » hérité du XVII e siècle et
selon lequel il est possible de connaître le corps; dans l’article 31 « Anatomie » de
l’Encyclopédie, Diderot va jusqu’à proposer la vivisection des condamnés à mort
dans le but se servir la science. Ce projet d’instrumentalisation du corps est critiqué
par Kant dans La doctrine du droit, II, première section: « Agis de telle sorte que tu
traites l’humanité en toi comme chez autrui, toujours comme une fin, jamais comme
un moyen » Par cette formule Kant insiste sur la nécessité de considérer l’être
humain en soi et de ne pas traiter le corps humain de façon utilitariste. Dans cette
perspective, la loi Cavaillet de décembre 1976 autorisant le prélèvement des
organes sur toute personne décédée ne portant pas sur elle une lettre de refus
(quant à un possible prélèvement de ses organes) est moralement contestable. Là
encore, le corps est perçu dans sa dimension strictement utilitaire; selon le
sociologue David Lebreton, le citoyen est alors considéré comme une « prothèse
potentielle » et l’individualité de son corps propre est remise en question.

Au terme de notre réflexion, il apparaît que le degré d’individualité du


corps varie selon le corps considéré. L’unité, l’indivisibilité et les propriétés
identifiables impliquées dans la notion de corps sont incontestablement le fait de la
présence de l’âme à l‘origine de l’identité corporelle. Cependant l’individualité du
corps vivant ne repose pas uniquement sur l’âme en tant que pouvoir centralisateur;
si l’autonomie du corps biologique en général demeure relative, la valeur heuristique
de l’organisme permet de penser l’individualité et l’unité du corps organique
indépendamment de sa relation à l’âme. Loin d’être un assemblage incohérent
subordonné à l‘esprit, celui-ci possède une unité fonctionnelle issue de la solidarité
de ses membres et de l’agencement complexe de ses parties adaptées les unes aux
autres et interdépendantes. La formule de Valéry soulève une objection plus
fondamentale, celle-là même de la pertinence du dualisme dans la compréhension
du rapport des parties au tout dans le corps humain. L’unité du corps semble imposer
une autre unité, l’unité du sujet humain en tant qu’être constitué de pensée et
d’étendue. Penser le corps à partir de la raison seule en tournant le dos à la vie et au
corps lui-même est insuffisant et justifie la formule nietzschéenne selon laquelle « La
philosophie jusqu’ici a été une mécompréhension du corps » (Préface du Gai savoir).

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