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Études platoniciennes
3 | 2006 :
L'âme amphibie
Plotin
2. L'âme dans le monde
Texte intégral
1 Platon introduisit en philosophie la notion d’âme du monde. D’après le
Timée, le monde possède une âme qui a pour fonction principale de justifier
les mouv ements réguliers des corps célestes1 . Deux cercles composent l’âme
du monde selon Platon : le cercle du Même, qui contient les étoiles fixes, et le
cercle de l’Autre, qui se div ise en sept cercles portant chacun l’une des sept
planètes2. Les mouv ements de ces cercles entraînent les astres, qui obéissent
donc aux mouv ements de l’âme du monde. Aristote attaqua cette doctrine 3,
alors que les stoïciens l’adaptèrent à leur sy stème, car ils identifient l’âme du
monde av ec le dieu qui se répand dans l’univ ers entier 4. S’en tenant à la
tradition platonicienne, qui n’a pas fléchi sur ce point, Plotin affirme lui aussi
qu’une âme gouv erne le monde sensible. La v ersion plotinienne de cette
théorie n’a pas beaucoup retenu l’attention des commentateurs modernes. Les
études sur l’âme du monde se comptent par dizaines quand il s’agit de Platon,
mais elles se font rares quand il s’agit de Plotin. L’article fondamental reste
celui de H.J. Blumenthal, « Soul, World-Soul and Indiv idual Soul in
Plotinus »5. Certaines monographies y consacrent quelques pages, par
exemple celle de J.-M. Charrue, Plotin, lecteur de Platon6. La plupart des
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auteurs s’en tiennent à des généralités et n’exposent que ce qui est nécessaire
à l’examen en cours. Le sujet mérite pourtant d’être approfondi, car en
s’appropriant la notion d’âme du monde, Plotin la plie à sa propre
métaphy sique et à sa cosmologie, av ec toutes les modifications doctrinales
que cela implique. Puisqu’il défend une structure métaphy sique hiérarchisée,
il doit assigner un rang à l’âme du monde au sein des réalités intelligibles. Or la
place qu’occupe cette âme dans l’organisation de la réalité détermine son rôle
cosmologique. La présente étude abordera donc l’âme du monde par le biais
du rang qu’elle occupe chez Plotin et de la fonction qu’elle a dans l’univ ers.
Le traité 5 (V, 9) énumère trois analogies qui décriv ent la nature de l’Intellect :
le genre qui contient des espèces20 ; la semence qui contient en elle toutes les
parties du v iv ant à v enir 21 ; la science qui contient tous les théorèmes22. Plotin
soutient que « L’Intellect total est toutes les Formes, et chaque Forme est un
intellect indiv iduel, tout comme la science totale contient tous les théorèmes,
chaque partie du tout n’étant pas distinct par le lieu, mais ay ant une puissance
particulière dans le tout. »23. La même explication rev ient au chapitre 20 du
traité 43 (VI, 2), dans lequel le paradigme de la science et de ses parties
exemplifie la manière dont l’Intellect est puissance des intellects partiels,
alors que chaque intellect partiel est l’Intellect entier. Le cas de l’Intellect
total et celui de l’Âme totale sont donc similaires, car il existe à chaque fois
une totalité qui se répand dans une pluralité de parties sans perdre son unité
ni son identité. La multiplicité d’âmes qui appartiennent à une même âme
s’explique dans les mêmes termes que la multiplicité d’intellects qui sont
contenus dans un même intellect. À l’instar de l’Intellect, l’Âme totale ne
relèv e que de l’intelligible et n’a aucun contact av ec le corps. Cette âme
n’appartient à aucun corps, alors que l’âme du monde et les âmes indiv iduelles
gouv ernent des corps24. L’âme du monde est donc une âme partielle au même
titre que n’importe quelle autre âme indiv iduelle qui agit dans le sensible 25.
Elle est une partie de l’âme univ erselle et tel est le rang qu’elle occupe au sein
des réalités intelligibles.
5 Plotin distingue deux parties dans l’âme du monde : une partie supérieure et
une partie inférieure. Le traité 6 (IV, 8) affirme que la partie supérieure se
trouv e hors du monde sensible, alors que la partie inférieure est intérieure au
monde : « ... par sa partie supérieure, l’âme du monde se trouv e au-dessus du
ciel, alors qu’elle env oie sa puissance dernière à l’intérieur du ciel »26. Il ajoute
que l’âme du monde ordonne le sensible par la partie d’elle-même qui est
orientée v ers le corps27 . Mais en quel sens, dans le traité 6, cette partie v ient-
elle dans l’univ ers sensible ? Appartient-elle au corps ? Descend-elle ici-bas ?
Plotin admet que toutes les âmes possèdent une partie supérieure tournée
v ers l’Intellect, et une partie inférieure tournée v ers le sensible 28. De ce point
de v ue, l’âme du monde et les âmes particulières sont sur le même pied. Mais
la partie inférieure de l’âme du monde, précise Plotin, ordonne le corps « en
restant sans peine au-dessus de lui »29, alors que la partie inférieure des âmes
indiv iduelles av ance plus profondément dans le corps, dont elle prend un soin
constant30. Il semble donc que la puissance dernière de l’âme du monde,
même si elle se trouv e dans le ciel, ne descendrait pas, mais gouv ernerait d’en
haut. C’est la doctrine qui se dégage des traités postérieurs, qui v ont
cependant plus loin que le traité 6 : « Eh bien, l’âme du monde ne s’était pas
même inclinée par la dernière de ses parties. Car elle n’était pas v enue ni
descendue, mais elle est en contact av ec le corps du monde et, pour ainsi dire,
l’illumine tout en restant immobile. »31 ; « L’âme du monde reste toujours en
haut, parce qu’il ne lui appartient ni de descendre, même pas av ec sa partie
inférieure, ni de se tourner v ers les choses d’ici-bas. »32 ; « Le monde ne peut
causer aucun tort à l’âme qui s’en occupe, car c’est en restant là-haut qu’elle
s’occupe de lui »33 ; « ... puisque l’âme du monde ne se tourne aucunement
v ers les choses d’ici-bas. »34 ; « Il appartient à l’âme du monde d’être toujours
tournée v ers les intelligibles. Même si elle pouv ait av oir des sensations, cela
ne se produirait pas, car elle est tournée v ers les réalités supérieures. »35. Non
seulement la partie inférieure de l’âme du monde ne descend pas dans le
monde sensible, mais elle ne se tourne même plus v ers lui. Le principe, énoncé
au traité 6, selon lequel l’âme du monde, comme toutes les âmes, a une partie
inférieure tournée v ers le sensible finit donc par être désav oué. L’âme du
monde est présente au monde et agit sur lui, mais sans y v enir et sans le
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regarder.
6 Plotin insiste sur ce point afin de résister, semble-t-il, à une interprétation
qu’il juge erronée d’un passage du Phèdre, dans lequel Platon écrit que l’âme,
lorsqu’elle perd ses ailes, tombe ici-bas et prend un corps de terre 36. Cette
métaphore ne concerne pas, selon Plotin, l’âme du monde : « L’âme parfaite,
dit-[Platon], c’est-à-dire l’âme du monde, produit en ‘circulant dans les
hauteurs’37 et sans descendre ; elle est comme emportée sur un char à trav ers
le monde, et cette âme, s’il existe une âme parfaite, gouv erne de cette
manière. Lorsqu’il parle de ‘l’âme qui a perdu ses ailes’, [Platon] fait la
différence entre cette âme et l’âme du monde. »38. Plotin s’adresse aux
gnostiques, car ces derniers soutiennent que le monde v ient à l’être suite à une
« chute » de l’âme : « Mais s’ils en v iennent à dire que c’est en quelque sorte
‘après av oir perdu ses ailes’ que l’âme a produit, ce n’est pas à l’âme de
l’univ ers que cela arriv e. »39. Plotin fait v aloir contre eux que l’âme du monde,
en toutes ses parties, demeure dans l’intelligible. L’âme du monde gouv erne
l’univ ers en restant extérieure à lui ; ce sont les âmes indiv iduelles qui,
lorsqu’elles désirent gouv erner une partie du monde, se trouv ent isolées et
descendent dans cette partie, sans pourtant lui appartenir entièrement40.
7 Mais si l’âme du monde ne descend pas dans le monde sensible, en quoi se
différencie-t-elle de l’âme totale, qui ne descend pas elle non plus ? C’est le lien
qui existe entre l’âme du monde et le corps de l’univ ers qui permet de
distinguer l’âme totale et l’âme du monde. L’âme totale n’est pas l’âme de
quelque chose, ni du monde, ni d’un autre v iv ant41 . En rev anche, l’âme du
monde n’est plus simplement « âme », car elle ordonne un corps42.
8 La distinction entre une partie supérieure et une partie inférieure de l’âme
du monde permet d’élucider certains passages du traité 40 (II, 1) et du traité
52 (II, 3). Commençons par deux extraits du traité 52. Le premier se lit
comme suit : « Donc, l’Intellect fait un don à l’âme du monde ; et l’âme qui se
trouv e après l’Intellect donne une part d’elle-même à l’âme qui v ient après elle
en l’illuminant et en lui donnant une empreinte, et cette âme produit
immédiatement, comme si elle en av ait reçu l’ordre. »43. La difficulté de ce
texte réside dans sa formulation trop elliptique. L’Intellect, dit Plotin, fait un
don à l’âme du monde. Cette affirmation surprend, car Plotin semble oublier
l’âme totale et place l’âme du monde à la suite immédiate de l’Intellect. En
outre, quelle est l’âme qui se trouv e après l’Intellect, celle qui donne une part
d’elle-même à l’âme qui v ient après elle ? Est-ce l’âme du monde ou l’âme
totale dont Plotin n’a pas encore parlé ? C’est une question cruciale, car elle
déterminera quelle est l’âme qui v ient à sa suite et qui produit l’univ ers. La
solution la plus simple est de prendre pour acquis qu’il existe deux parties
dans l’âme du monde : l’Intellect fait un don à la partie supérieure de l’âme du
monde, laquelle transmet une part d’elle-même à la partie inférieure qui, elle,
produit l’univ ers sensible.
9 Le second extrait du traité 52 confirme cette interprétation :
Il faut que l’âm e du m onde contem ple les m eilleures réalités, aspirant
toujours à la nature intelligible et au dieu. Mais lorsqu’elle est rem plie
et qu’elle a été rem plie com m e au m axim um , il faut qu’une im age
v ienne d’elle et que sa dernière partie soit ce qui produit du côté
inférieur. Donc, cette partie est le dernier producteur. Et au-dessus de
cette partie, il y a ce qui, de l’âm e, est prim itiv em ent rem pli par
l’Intellect ; et au-dessus d’eux tous, il y a l’Intellect dém iurge, qui fait
des dons à l’âm e qui v ient après lui et dont les traces se retrouv ent
dans le troisièm e44.
10 La fin du traité 52 (II, 3) pose donc qu’il existe dans l’âme du monde une
partie supérieure et une partie inférieure. L’âme du monde, lorsqu’elle s’est
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remplie des dons intelligibles que lui a prodigués l’Intellect, produit une image
d’elle-même dans sa partie inférieure, celle qui produit le monde sensible. La
doctrine du chapitre 18 correspond donc à l’interprétation que nous av ons
proposée pour le chapitre 17 . Plotin escamote l’âme totale et affirme que
l’Intellect fait un don à l’âme du monde. Cette âme transfère ce qu’elle a reçu à
l’âme qui v ient après elle, laquelle produit l’univ ers. Il s’agit du même ordre de
succession, le chapitre 18 étant plus explicite que le chapitre 17 : c’est l’âme
du monde qui v ient après l’Intellect, et l’âme du monde fait un don à sa partie
inférieure, laquelle produit. La seule anomalie doctrinale, si l’on peut dire,
reste donc la manière dont Plotin passe de l’Intellect à l’âme du monde, sans
mentionner l’âme totale. On dirait qu’il simplifie parfois sa doctrine en
omettant l’âme totale. Puisque la totalité de l’âme du monde demeure dans
l’intelligible et dans l’âme totale, Plotin considère sans doute qu’un don fait à
l’âme totale est instantanément reçu par l’âme du monde. Afin de simplifier
son argumentation, il suppose un passage direct de l’Intellect à l’âme du
monde. Cela n’implique ni que l’âme du monde soit identique à l’âme totale, ni
que la métaphy sique plotinienne soit modifiée 45.
11 Dans le traité 40 (II, 1), Plotin reprend la position du Timée selon laquelle
« les v iv ants célestes furent engendrés par le dieu, alors que les v iv ants d’ici-
bas furent engendrés par les dieux issus de lui. »46. Il interprète cette doctrine
de la manière suiv ante : « Cela rev ient à dire que l’âme du monde et les nôtres
également v iennent immédiatement à la suite du Démiurge, alors que de l’âme
du monde v ient une image de celle-ci qui, après s’être éloignée et s’être
comme écoulée des êtres d’en haut, produit les v iv ants qui peuplent la
terre. »47 . Une question parmi d’autres se pose : quelle est cette image v enant
de l’âme du monde et qui peut produire des v iv ants ? Il s’agit
v raisemblablement de la partie inférieure de l’âme du monde. Cela s’accorde
av ec la doctrine du traité 52 (II, 3), qui emploie la même terminologie
lorsqu’il affirme que l’âme du monde produit une image dans sa partie
inférieure, laquelle fabrique l’univ ers. Il est v rai que cette lecture procède à
rebours de l’ordre chronologique, puisqu’elle interprète le traité 40 (II, 1) à la
lumière du traité 52 (II, 3), mais elle se justifie dans la mesure où la doctrine
est similaire, jusque dans la formulation, et que seul le chapitre 18 du traité 52
explicite les réalités intelligibles qui sont en jeu. Le chapitre 5 du traité 40 et le
chapitre 17 du traité 52 s’expriment à demi-mots, alors que le chapitre 18 du
traité 52 tire les choses au clair.
12 Plotin reste donc cohérent au fil de ses traités. Il considère l’âme du monde
comme l’une des âmes indiv iduelles contenues dans l’âme totale. L’âme du
monde gouv erne en effet un corps, ce qui n’est pas le cas de l’âme totale. Par sa
partie supérieure, l’âme du monde exerce une contemplation sans faille du
dieu, et par sa partie inférieure, elle gouv erne l’univ ers. Mais quelle est cette
partie inférieure ? Plotin l’identifie à la nature, qui est la dernière puissance de
l’âme du monde 48. La nature, dit-il, correspond à ce qui est ordonné par l’âme
du monde 49 ; elle est ce qui, de l’âme du monde, se réfléchit dans la matière et
constitue le dernier degré de l’intelligible 50. Ce dernier degré de l’intelligible,
le traité 15 (III, 4) l’identifie lui aussi à la nature, c’est-à-dire à la puissance de
l’âme qui appartient à tous les v iv ants, mais qui se trouv e isolée dans les
plantes51 .La nature équiv aut à ce que Plotin qualifie, en termes aristotéliciens,
de puissance v égétativ e de l’âme 52, celle qui est responsable de la croissance
et de la nutrition53. Plotin semble donc admettre l’identité de la partie
inférieure de l’âme du monde av ec la nature et la puissance v égétativ e.
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raison l’âme du monde a-t-elle fabriqué le monde, tandis que les âmes
particulières n’en administrent qu’une partie ? »65. C’est donc à l’âme du
monde qu’il rev ient, chez Plotin, de produire l’univ ers sensible. On pouv ait
déjà le dev iner à la lecture du traité 52 (II, 3), 18, 9-16, cité plus haut : la
partie inférieure de l’âme du monde constitue le dernier producteur, c’est-à-
dire qu’elle produit l’univ ers sensible, qui se trouv e du côté inférieur. Et
puisque cette partie inférieure correspond chez Plotin à la nature, l’affirmation
suiv ante du traité 27 (IV, 3) s’impose : « Car la nature, dans l’univ ers, a
produit toutes choses av ec habileté à l’imitation des réalités dont elle
possédait les raisons. »66 De même, puisque la partie inférieure de l’âme du
monde n’est autre que la puissance v égétativ e, Plotin considère que cette
puissance façonne l’univ ers, de sorte que les âmes indiv iduelles n’ont pas à le
faire 67 . Le monde sensible est donc façonné par l’âme du monde ou, plus
précisément, par sa partie inférieure, à sav oir la nature et la puissance
v égétativ e.
15 Accorder à l’âme du monde une action démiurgique dev ait paraître étrange
à un platonicien. Plotin est le premier, à notre connaissance, à l’av oir fait.
Pourquoi ? La structure hiérarchique de sa métaphy sique l’y contraignait et
l’âme du monde était la meilleure candidate. C’est en effet un axiome plotinien
que la réalité supérieure engendre celle qui la suit. Au-dessus du monde
sensible, il y a l’âme totale, qui contient l’âme du monde et les âmes
indiv iduelles. Laquelle est la plus apte à produire l’univ ers ? L’âme du monde.
Car l’âme totale n’a rapport à aucun corps et les âmes particulières n’ont pas la
puissance nécessaire pour produire la totalité du sensible : elles ne peuv ent
qu’en gouv erner une partie, et encore, av ec peine. Même si Plotin affirme
ailleurs que l’Intellect est le démiurge v éritable 68, ce n’est pas l’Intellect qui
peut directement produire l’univ ers, car il lui faudrait agir en passant outre à
l’âme totale et à l’âme du monde. Bien que l’Intellect soit le v rai démiurge, son
action passe par l’âme totale et par l’âme du monde 69.
16 L’âme du monde jouit en effet chez Plotin d’un statut particulier : même si
elle est de même espèce que nos âmes, les ingrédients qui la composent sont
de meilleure qualité et font d’elle une âme de premier rang, alors que nos âmes
sont fabriquées à partir d’ingrédients de deuxième ou de troisième rang7 0.
Cette doctrine év oque celle du Timée : le démiurge produit nos âmes
intellectiv es dans le même cratère que celui qui a serv i à la fabrication de
l’âme du monde, mais les ingrédients, tout en étant les mêmes, sont de qualité
inférieure, de second et de troisième rang7 1 . Cela justifie pour Plotin que l’âme
du monde soit la première des âmes particulières, celle qui possède la plus
grande pureté et la plus grande puissance, tandis que nos âmes indiv iduelles
se rév èlent de deuxième ou de troisième rang, selon la distance à laquelle elles
se tiennent de l’intelligible 7 2. Ainsi s’explique que l’âme du monde possède un
lien plus étroit av ec l’intelligible 7 3. Puisqu’elle participe dav antage de
l’intelligible, elle en retire une puissance accrue, car, dit Plotin, la puissance
d’une âme est proportionnelle à la qualité de sa contemplation : plus une âme
se tourne v ers l’intelligible et plus elle est puissante 7 4. Or, l’âme du monde ne
cesse jamais de contempler les êtres intelligibles : « ... il faut que l’âme de
l’univ ers contemple les meilleurs êtres, se portant toujours v ers la nature
intelligible et v ers dieu (…) »7 5. En v ertu de sa contemplation infaillible, l’âme
du monde possède le maximum de puissance auquel peut aspirer une âme. Par
la simple contemplation des réalités supérieures, cette âme parv ient à
gouv erner l’ensemble du monde sensible : « … [l’âme du monde] ne gouv erne
pas l’univ ers au moy en de la réflexion et elle n’en corrige rien, mais elle
l’ordonne par la contemplation de ce qui v ient av ant elle, grâce à sa
merv eilleuse puissance. »7 6 La production de l’univ ers rev ient donc à l’âme du
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monde, alors que nos âmes n’inv estissent l’univ ers qu’une fois qu’il a été
fabriqué : « ... les autres âmes [que l’âme du monde], puisque le corps de
l’univ ers existait déjà, ont reçu une part en partage, comme si l’âme qui en a le
contrôle et qui est pour ainsi dire leur sœur leur av ait préparé à l’av ance des
demeures. »7 7 ; « Il faut, tant que nous av ons un corps, rester dans les maisons
que nous a préparées une âme bonne et sœur de la nôtre, qui possède une
grande puissance en v ue de produire sans effort. »7 8
17 L’âme du monde produit donc la terre, les astres et ce qui possède l’âme
v égétativ e. Cette dernière catégorie inclut év idemment les plantes et les
arbres7 9, mais aussi des corps que nous considérons maintenant comme
inanimés, à sav oir les pierres et les montagnes80. Les animaux irrationnels et
les hommes ne semblent pas être produits par l’âme du monde, sinon dans
leur partie v égétativ e. Si l’âme du monde, par sa partie inférieure, peut
fabriquer des corps que gouv ernent la nature et la puissance v égétativ e, elle
ne peut cependant produire les v iv ants qui possèdent l’âme sensitiv e et l’âme
rationnelle. Car la nature, dit Plotin, n’a pas la représentation, ni l’intellection ;
elle n’a pas la connaissance, mais se contente de produire de manière
automatique 81 . La nature produit grâce à la contemplation qu’elle a de la
partie supérieure de l’âme du monde 82 et elle ne possède certainement pas la
« raison », au sens où cette raison implique une recherche et une
introspection sur les actions qu’elle doit poser 83. De même, Plotin affirme que
la puissance v égétativ e, qui v ient de l’univ ers, ne produit pas la sensation,
mais qu’elle se contente de la subir, car la sensation qui juge à l’aide de
l’intellect appartient à chaque âme indiv iduelle 84. Bref, l’âme du monde n’a pas
la sensation85, ni la conscience de ce qu’elle fait86. Il appartient donc aux âmes
indiv iduelles d’apporter dans le monde sensible la sensation et la raison.
Lorsque nos âmes quittent l’âme totale, explique Plotin, elles ne gouv ernent
plus av ec leur partie supérieure, mais elles se mettent à user de la sensation87 .
Les âmes indiv iduelles, par le biais de la métemsomatose, justifient également
la présence de la sensation chez les animaux. Suiv ant la doctrine du Timée 88,
Plotin admet que le genre de v ie que mènent les âmes humaines influe sur leur
v ie future, car les âmes v iles se réincarnent dans des corps de bêtes89.
18 La complémentarité de l’âme du monde et des âmes indiv iduelles se
manifeste clairement dans le cas de l’âme humaine. La partie v égétativ e (ou
naturelle)90 de notre âme v ient de l’univ ers, alors que les autres parties nous
appartiennent en propre. L’âme humaine possède selon Plotin deux parties
principales. Il y a l’âme « que nous appelons div ine, par laquelle nous sommes
nous-mêmes, et l’autre âme, celle qui v ient de l’univ ers »91 . Nous tirons de
l’âme inférieure notre caractère, nos actions et nos passions92, mais,
abstraction faite de tout cela, « il reste ce que nous sommes v éritablement
nous-mêmes, ce à quoi la nature donne la capacité de dominer les
passions. »93. En div isant l’âme humaine en une partie qui v ient de l’âme du
monde et une autre qui est autonome, Plotin accorde à l’homme la liberté. Par
notre âme inférieure, nous sommes soumis au destin univ ersel, mais grâce à
notre âme supérieure, nous pouv ons dominer notre partie inférieure et nous
affranchir de l’ordre qu’impose l’âme du monde au reste de l’univ ers94.
19 La terre, les astres et les v égétaux sont donc produits par l’âme du monde,
alors que les animaux irrationnels et les animaux rationnels v iennent des
âmes indiv iduelles. Lorsque les âmes indiv iduelles apportent l’âme sensitiv e
aux corps qui possèdent déjà l’âme v égétativ e, les animaux irrationnels
apparaissent ; lorsqu’elles leur apportent l’âme sensitiv e et l’âme rationnelle,
ce sont les hommes qui naissent95. Plotin précise toutefois que la production
du monde n’a pas lieu dans le temps96. Il n’y a jamais eu de moment où
l’univ ers n’existait pas, ni de moment où il était priv é d’âme. C’est le discours
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qui nous oblige à décrire l’âme du monde comme si elle produisait le corps de
l’univ ers et s’y introduisait par la suite. Un tel discours est trompeur, souligne
Plotin, car il div ise dans le temps ce qui a toujours existé dans la simultanéité.
20 Dès le traité 6, Plotin maintient que l’âme du monde, lorsqu’elle produit, ne
raisonne ni ne délibère 97 . L’âme « fabrique non en v ertu d’une décision
adv entice et sans non plus attendre souhait et délibération ; en ce cas, elle ne
fabriquerait pas suiv ant la nature, mais suiv ant une technique adv entice. »98.
Il s’agit d’une critique adressée au Timée, selon lequel le Démiurge est un dieu
qui raisonne, calcule, réfléchit, prend en considération et prév oit99. Plotin
attaque cette doctrine à plusieurs reprises, par exemple en 28 (IV, 4), 10 ; 31
(V, 8), 8, 1-16 ; 12, 15-27 ; 33 (II, 9), 2, 14-15 ; 38 (VI, 7 ), 1 et 47 (III, 2), 2, 12-
15. Ses raisons ne v arient pas : la délibération et le calcul rabaissent le
Démiurge, qui non seulement dev rait apprendre son art et le trouv er ailleurs
qu’en lui-même, mais pourrait hésiter dev ant les étapes à accomplir. Le
Démiurge dev rait imaginer son œuv re, construire une partie après l’autre et
suiv re un plan. Plotin croit au contraire que la production de l’univ ers est sans
faille, sans hésitation et sans planification1 00. C’est par une nécessité immuable
et parfaite que tout a été engendré éternellement.
III. Conclusion
21 Nous av ons montré quel rang occupe l’âme du monde et quelle est sa
fonction chez Plotin : elle est une partie de l’âme totale et elle produit l’univ ers
sensible qu’elle gouv erne. C’est une production intemporelle, nécessaire et
automatique. Les âmes particulières, quant à elle, descendent v olontairement
dans le sensible, lorsqu’elles se tournent v ers ici-bas plutôt que v ers
l’Intellect. Elles v iennent dans des corps que l’âme du monde a préparés pour
elles.
Notes
1 La fonction cognitiv e de l’âm e du m onde n’est chez Platon qu’un av atar de sa
fonction m otrice ; v oir l’introduction de L. Brisson à sa traduction du Timée, 5e
édition rév isée et m ise à jour, GF-Flam m arion, Paris, 2 001 , p. 3 9 et 4 2 et surtout,
pour plus de détails, L. Brisson, Le Même et l’Autre dans la structure ontologique du
Tim ée de Platon, Klincksieck, Paris, 1 9 7 4 [3 e édition, Academ ia Verlag, Sankt
Augustin, 1 9 9 8], p. 3 4 0-3 52 .
2 Timée 3 8c-e et 4 0a.
3 De l’âme I, 3 , 4 06 b2 6 -4 07 b2 6 . Le Stagirite se m oque de Platon et lui dem ande,
entre autres, pour quelle raison une telle âm e dev rait se m ouv oir de m anière
circulaire. N’est-il pas absurde de supposer qu’il existe un m ouv em ent dans l’âm e ?
Pourquoi serait-il circulaire et entraînerait-il les astres ?
4 Voir Chrys. fr. 6 3 9 , 7 7 5, 7 7 7 et 82 9 . Les références aux fragm ents stoïciens se
font à la nouv elle édition par R. Dufour, Chrysippe, œuvre philosophique,
« Fragm ents », Belles Lettres, Paris, 2 004 ; abrégée en Chrys.
5 Dans Le Néoplatonisme, colloque de Royaumont, 9-13 juin 1969, « Collection
internationale du CNRS », 53 6 , CNRS, Paris, 1 9 7 1 , p. 55-6 3 .
6 J.-M. Charrue, op. cit., Belles Lettres, Paris, 1 9 7 8, p. 1 3 9 -1 55.
7 E. Zeller, Die Philosophie des Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, t. III,
v ol. II, 3 e édition, Reisland, Leipzig, 1 881 , p. 53 8. J.M. Rist, Plotinus, The Road to
Reality, Cam bridge Univ ersity Press, Cam bridge, 1 9 6 7 , p. 1 1 3 .
8 Op. cit. ; v oir plus particulièrem ent p. 57 -58
9 8 (IV, 9 ), 1 , 1 0-1 1 . La prem ière possibilité reprend la position stoïcienne, que
Plotin réfute en 2 7 (IV, 3 ), 1 , 1 6 -8, 6 0. Pour une analy se détaillée de ces chapitres,
v oir W. Hellem an-Elgersm a, Soul-Sisters.A Commentary on Enneads I V, 3 (27), 1-8
http://etudesplatoniciennes.revues.org/983 9/13
26/2/2017 Le rang de l’âme du monde au sein des réalités intelligibles et son rôle cosmologique chez Plotin
v oir W. Hellem an-Elgersm a, Soul-Sisters.A Commentary on Enneads I V, 3 (27), 1-8
of Plotinus, « Elem enta », 1 5, Rodopi, Am sterdam , 1 9 80. Plus som m airem ent, v oir
aussi la note 1 4 de L. Brisson à sa traduction du traité 2 7 dans Plotin, traités 27-29,
traductions sous la direction de L. Brisson et J.-F. Pradeau, GF-Flam m arion, Paris,
2 005. Chez les stoïciens, v oir Chrys. fr. 6 3 9 , 7 7 5, 7 7 7 et 82 9 .
1 0 8 (IV, 9 ), 4 , 7 -8. Les traductions du grec au français sont les nôtres et elles se
basent sur le texte de l’édition de P. Henry et H.-R. Schwy zer, Plotini Opera, 3 v ols,
« Oxford Classical Texts », Oxford Univ ersity Press, Oxford, 1 9 6 4 -1 9 82 .
1 1 Ce sont les stoïciens ; v oir supra, n. 9 .
1 2 2 7 (IV, 3 ), 2 , 55-58.
1 3 I bid., 4 , 1 4 -1 6 .Voir aussi 2 7 (IV, 3 ), 8, 2 -3 : « Puisque toutes les âm es v iennent
de la m êm e Âm e, de laquelle v ient aussi l’âm e du m onde, elles sont en sy m pathie. »
1 4 8 (IV, 9 ), 5, 1 -7 . Ce thèm e fait l’objet des traités 2 2 et 2 3 (VI, 4 -5), Sur la raison
pour laquelle l’être, un et identique, est partout tout entier.
1 5 8 (IV, 9 ), 5, 7 -1 0.
1 6 I bid., lignes 1 7 -2 6 .
1 7 2 7 (IV, 3 ), 2 , 50-56 .
1 8 I bid., ligne 58.
1 9 Nous av ons abordé cette question dans « Actuality and Potentiality in Plotinus’
View of the Intelligible Univ erse », dans The Journal of Neoplatonic Studies, 9 , 2 ,
2 004 , p. 1 9 3 -2 1 8 ; v oir particulièrem ent p. 2 08-2 1 3 .
2 0 5 (V, 9 ), 6 , 1 0-1 1 .
2 1 I bid., 6 , 1 2 -1 5.
2 2 I bid., 8, 4 -7 .
2 3 I bid.
2 4 2 7 (IV, 3 ), 2 , 5-1 0 ; 54 -59 ; 50 (III, 5), 3 , 3 0-3 2 .
2 5 2 7 (IV, 3 ), 2 , 57 -58.
2 6 6 (IV, 8), 2 , 3 2 -3 3 . Le m ot ciel désigne dans ce contexte l’univ ers entier, v oir R.
Dufour, Plotin, Sur le ciel [Ennéade I I , 1 (40)], « Histoire des doctrines de l’antiquité
classique », 2 9 ,Vrin, Paris, 2 003 , p. 2 0-2 1 .
2 7 I bid., 8, 1 3 -1 4 .
2 8 I bid., lignes 1 1 -1 3 .
2 9 I bid., ligne 1 4 .
3 0 I bid., lignes 1 6 -2 2 .
3 1 1 5 (III, 4 ), 4 , 4 -6 .
3 2 2 7 (IV, 3 ), 4 , 2 1 -2 3 .
3 3 I bid., 9 , 3 3 -3 4 .
3 4 I bid., 1 2 , 1 1 -1 2 .
3 5 2 8 (IV, 4 ), 2 5, 3 -5.
3 6 2 4 6 b-c.
3 7 Phèdre 2 4 6 b7 -c2 .
3 8 2 7 (IV, 3 ), 7 , 1 6 -2 0.
3 9 3 3 (II, 9 ), 4 , 1 -2 .
4 0 2 (IV, 7 ), 1 3 , 8-1 3 .
4 1 2 7 (IV, 3 ), 2 , 5-1 0.
4 2 50 (III, 5), 3 , 3 0-3 2 . Sur le plan du v ocabulaire, on peut souligner qu’en 2 2 (VI,
4 ), 1 6 , 1 3 -1 7 Plotin définit la « descente » de l’âm e com m e le fait pour l’âm e de
donner quelque chose d’elle-m êm e au corps, sans pourtant lui appartenir. D’aucuns
pourraient alléguer que l’âm e du m onde, qui v iv ifie le sensible par sa puissance
inférieure, donne quelque chose d’elle-m êm e à l’univ ers et « descend » donc en lui.
4 3 52 (II, 3 ), 1 7 , 1 5-1 7 .
4 4 I bid., 1 8, 9 -1 6 .
Auteur
Richard Dufour
http://etudesplatoniciennes.revues.org/983 12/13
26/2/2017 Le rang de l’âme du monde au sein des réalités intelligibles et son rôle cosmologique chez Plotin
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Paru dans Études platoniciennes, 5 | 2008
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