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Revue des Études Grecques

Sur le mélange dans le Philèbe


Pierre-Maxime Schuhl

Résumé
Le Philèbe pose le problème des différentes espèces de mélanges : mélanges stables et mélanges qui se corrompent, et aussi
mélanges féconds et moteurs, ce qui conduit au problème de l'âme et relie le Philèbe au Timée.

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Schuhl Pierre-Maxime. Sur le mélange dans le Philèbe. In: Revue des Études Grecques, tome 80, fascicule 379-383, Janvier-
décembre 1967. pp. 220-226;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1967.3942

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1967_num_80_379_3942

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SUR LE MÉLANGE DANS LE PHILÈBE

Les « litanies » classiques de l'être stable, immuable, pur et sans


mélange ne sont pas absentes du Philèbe : « la connaissance de l'être,
de ce qui est essentiellement et naturellement immuable est de
beaucoup la plus vraie pour ceux qui ont si peu que ce soit
d'intelligence » (58 a) ; il s'agit de la connaissance, « celle qui vise la
précision, l'exactitude et la suprême vérité » (58 c). C'est là que résident
« la stabilité, la pureté, la vérité et ce que nous appelons l'intégrité
(δ δη λέγομεν ειλικρινές) : dans ce qui est toujours dans le même
état, pur de tout mélange, ou dans ce qui lui est apparenté » (59 c).
« La science la plus vraie, c'est celle qui vise ce qui ne connaît
ni génération, ni corruption (ή δ' επί τα μήτε γιγνόμενα μήτε
άπολλύμενα, 61 e), mais ce qui est immuable et toujours identique. »
Les anciens principes ne sont donc pas abandonnés : il y a une
connaissance qu'anime l'élan des vrais philosophes (των όντως
φιλοσοφούντων όρμήν) et qui est supérieure en rectitude comme en
vérité (57 d). C'est la fonction que remplit dans notre âme la
puissance née pour aimer le vrai et pour tout faire en vue de lui (ή τις
πέφυκε της ψυχής ημών δύναμις έραν τε του αληθούς και πάντα
ένεκα τούτου πράττειν) (58 d ; cf. 20 d sur le désir du bien).
Mais les difficultés de la participation amènent à se demander
si les hénades et les monades qui n'appartiennent pas au domaine
du devenir ont une existence véritable (15 ab). En tous cas l'être
et la connaissance qui ne sont pas conformes à l'idéal du Phédon
et de la République, tout en étant considérés comme secondaires
et inférieurs (τα δ' άλλα πάντα δεύτερα τε και ύστερα λεκτέον 59 c)
ne sont plus aussi dépréciés qu'autrefois. Platon va jusqu'à dire
que celui qui prétendrait se cantonner dans les sciences divines
montrerait une disposition qu'il n'hésite pas à présent à qualifier
de ridicule (γελοίαν διάθεσιν 62 b), faisant chorus en somme avec
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la servante thrace du Théétèle. Il admet qu'on ne peut, bien qu'elle


ne soit ni sûre, ni pure, exclure la technique, qui utilise pourtant
une règle fausse, un cercle faux : c'est la condition du retour à la
maison (62 b). Il ajoute qu'on ne saurait davantage exclure, malgré
son égale impureté, la musique, pourtant si pleine d'approximations
et d'imitations, si l'on veut que notre vie soit vivable (62 c). Il en
est de même de la physique ; qui prétend l'étudier soumet bien
à son examen le monde d'ici-bas, sa genèse, ce dont il pâtit comme
ses actions, donc non pas l'être permanent, mais ce qui est, sera
et a été sujet du devenir (59 a). Et il en est de même de la médecine,
de la stratégie, etc. (56 a).
Toutes ces disciplines qui ne portent pas sur l'être pur, il faut
bien les jeter ensemble dans le récipient où l'on est en train
d'accumuler diverses catégories de connaissances et de plaisirs — les deux
termes si globalement opposés au début du dialogue, et les y
mélanger (έμβλητέον κοιντ) και συγκρατέον 62 b).
Et nous voilà devant le grand problème que ne cesse de poser
et de reposer le Philèbe (1) : celui de la mixture (μεΐξιν), de la
« syncrase », de ce mélange qu'ont à faire les interlocuteurs, tout
comme les démiurges, les artisans placés devant les matériaux et
ingrédients de toutes sortes (59 e, cf. 54 c φάρμακα τε... και πάσαν
ΰλην) (2) qu'ils ont à travailler, à mêler, à brasser : nous pensons
aux maçons qui gâchent le mortier, aux peintres et aux teinturiers
qui broient les colorants, aux pharmaciens qui pulvérisent et
mélangent les drogues, sans oublier les sommeliers qui coupent et
mélangent les vins.
C'est qu'il n'est pas bon de s'en tenir à l'isolement mégarique
des essences : « être seul (63 bc), isolé dans son intégrité (το μόνον και
έρημον ειλικρινές ειναί τι γένος), pour un genre, ce n'est ni possible,
ni bénéfique ». Ce mot d' ειλιχρινης qui jusqu'à présent faisait
partie des litanies de la perfection (3), voici qu'il prend un sens
péjoratif. Le problème n'est plus celui de la plus parfaite pureté,
c'est celui du meilleur mélange.
Le Philèbe a pour objet une classification fondée sur un concours,

(1) Cf. la thèse de M. Nicolas Boussoulas sur L'Être et la composition des


mixtes dans le Philèbe de Platon, Paris, 1952.
(2) Cf. Timée, 67 e-68 e, sur les mélanges de couleurs faits par les peintres
et les teinturiers.
(3) Cf. ci-dessus p. 220, et cf. 32 c 8.
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mais le thème du mélange y joue un rôle essentiel. Rapidement


il est apparu que ni la pure vie de plaisir, ni la pure vie intellectuelle
ne sont vivables ni éligibles (21 de), mais seule celle qui résulte de
leur mélange (συμμειχθείς), vie mixte donc, et commune (κοινός
γενόμενος 22 a-d). Mais antérieurement déjà la révélation de 16 d (1)
nous avait appris que le tout est fait d'un et de multiple, de limité
et d'illimité associés (εν αύτοΐς σύμφυτον εχόντων). Le troisième des
genres de l'être est une mixture de limité et d'illimité (23 d : εξ άμφοΐν
τούτοιν εν τι συμμισγόμενον), et c'est avec une grande et religieuse
solennité que la divinité est invoquée pour caractériser ce mixte (2).
Ici se situe une remarque très importante ; cette découverte,
que c'est la mixis qui produit la genesis (3). Si l'on mêle en effet
la famille du limité à celle de l'illimité, par une action salvatrice
(άποσώσαι, 26 c) due à l'intervention de la déesse lasse de voir
régner démesure, perversité, assouvissements sans frein —- et
le texte prend ici une dimension cosmogonique — il résulte, d'une
telle mixtion, des générations (μειγνΰσι ταΰτα γενέσεις τινας εφ'
εκάστων αυτών συμβαίνειν, 25 e), genèses de la santé, de la perfection
musicale, d'heureux climats saisonniers, de toutes beautés (δσακαλα
πάντα, 26 b), des meilleures qualités psychiques, etc. — en un mot,
de l'Idée animée, donc de la vie : (32 ah, τό έκ τε άπειρου και πέρατος
κατά φύσιν έ*μψυχον γεγονός είδος). L'unité troisième, c'est le rejeton
des deux premières, accédant à l'être : εν... το τούτων εκγονον άπαν,
γένεσιν εις ούσίαν (26 d, cf. 53 c, 54 a) ; c'est l'essence devenue
existence, ou plutôt une existence venue au monde par le mélange
de deux autres, μεικτήν και γεγενημένην ούσίαν (27 b, cf. 27 a :
εις γένεσιν). A notre concours, c'est la vie mixte, τον μεικτον
βίον (27 d) qui obtient la palme, elle qui relève du 3e genre, celui
des illimités liés (δεδεμένων) par la limite (que cette fonction
ligatrice manifeste comme étant de l'ordre du Bien, cf. Phédon

(1) Cf. 23 c : τόν θεον, etc.


(2) 25 b : εΰχου δη και σκόπει et les lignes précédentes. De telles invocations
scandent le dialogue et en marquent les moments essentiels ; c'est ainsi que
le dialogue commence presque par une invocation rituelle à Aphrodite, δπη
εκείνη φίλον 12 c, cf. 12 b : μαρτύρομαι νΰν αυτήν την θεόν. et cf. ci-dessous,
p. 223.
(3) En ce qui concerne la manière dont la notion de γένεσις est introduite,
cf. nos remarques sur « Genesis et répétition », Revue Philosophique, 1967, I,
pp. 120-121.
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99 c : το αγαθόν και δέον ξυνδεΐν). Et la nature du mélange cosmique


montre qu'y règne bien l'intellect royal de Zeus (28 de, 30 d).
Tant que se maintient l'harmonie du mélange vital, il ne saurait
y avoir ni douleur (qu'en provoque la destruction), ni jouissance
(qu'en suscite la restauration), ni non plus désir (έπιθυμίαν, 34 cd) ;
d'où Platon conclut, par une curieuse application à la
psychothéologie, que les dieux n'en éprouvent pas (33 b). Par contre, il y a
dans les mixtes — ceux surtout qui relèvent de l'âme et du corps —
des douleurs mêlées de plaisirs, dont l'ensemble porte tantôt l'un
des deux noms, tantôt l'autre ; excitantes douceurs mêlées
d'amertume (46 bd), qu'il s'agisse, comme dans le Gorgias, du galeux qui
se gratte (47 a), ou du voluptueux qui jouit à en mourir d'un plaisir
qui le fait hurler comme un fou (45 e, 47 b) ; plaisirs si indécents
et grotesques, que ceux mêmes qui s'y adonnent se croient obligés
de les dérober à la lumière du jour (66 a, cf. Timée 86 cd ) ; qu'il
s'agisse encore de la délectation morose que comportent colère,
crainte, regret et même deuil, amour, jalousie, envie, etc. (47 a) ;
de la volupté des larmes que fait verser le spectacle tragique (48 a)
et de l'amertume que recèle le comique, qu'il s'agisse enfin du
théâtre ou de la vie (48 b-50 b) — partout régnent de tels
mélanges de plaisirs et de douleurs (50 d) ; ce qui n'ôte évidemment
rien à la valeur supérieure — notamment esthétique — des
sensations qui provoquent des plaisirs purs (51 a sq.).
Mais il y a des mélanges excellents et d'autres déplorables,
comme ceux qu'on vient de passer en revue ; et c'est une vie mixte
bien composée qui a toutes chances de l'emporter (61 b). Gomme
tout à l'heure en 25 b, une invocation aux dieux souligne
l'importance religieuse de la question ; mais ce sont à présent les dieux qui
président à la crasis qu'il faut invoquer : Dionysos, patron de celle
qu'opèrent les échansons ; Héphaïstos, maître de celle à laquelle
procèdent les démiurges, c'est-à-dire les artisans (61 c) : nous
sommes tout près du Timée, dont nous trouvons déjà ici le
vocabulaire.
On exclura donc du mélange final les violents désirs des
voluptueux, qui apportent ces entraves et posent ces obstacles
intérieurs, ces έμποδίσματα que le Sophiste voulait nous apprendre
à lever (230 a-231 a) ; qui troublent de leurs tourments d'excités
maniaques (δια μάνικας ώδΐνας) « les âmes où nous résidons »
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(τας ψυχας εν αΐς οίκοΰμεν, 63 d : ce sont la prudence et l'intellect


qui parlent). « Ils font périr nos enfants de par l'insouciance
srénératrice d'oubli. »

II s'agit donc de découvrir le mélange, la mixtion (μεΐξιν και


κρασιν 64 a), le plus beau, le plus stable, le plus dépourvu de
dissension (άστασιαστοτάτην 64 a, et ce mot évoque les conceptions
qu'Archytas déjà appliquait à la santé comme à la politique).
C'est là en effet un problème qui s'étend de l'homme au Tout, du
microcosme au macrocosme (εν τ' άνθρώπω και τω παντί, 64 a).
Il s'applique en particulier, nous l'avons signalé naguère ici-
même (1), à cette création d'un genre si particulier qu'est le
dialogue, et celui particulièrement qui est en train de s'achever (64 b).
Il y a, nous l'avons vu, de bons mélanges stables et sans sédition,
si parfaits qu'on peut essayer d'y découvrir ce qui n'est rien de
moins que l'Idée du Bien (64 a : ...έν ταύτη μαθεΐν πειράσθαι τί
ποτέ... πέφυκεν άγαθον και τίνα ίδέαν αυτήν είναι ποτέ μαντευτέον).
Ils sont donc axiologiquement très haut placés (παντός αξία, 84 d).
Il y en a d'autres qui corrompent nécessairement et leurs
composants et eux-mêmes (64 d). Ce ne sont pas là à proprement
parler des mélanges, mais des sortes de fourre-tout (τίς άκρατος
συμπεφυρμένη, etc. 64 e), de vraies catastrophes pour les éléments
qui les composent (τοις κεκτημένοις συμφορά, 64 e) ; ce sont les
mélanges qui fermentent, se gâtent et pourrissent ; qui « tournent »,
comme disent les cuisinières. Ce qui fait par contre l'excellence
des premiers, c'est la présence de la vérité, de la mesure et de
l'à-propos (66 a), de la proportion (64 b, d ; cf. Timèe 87 c) : les
facteurs du Bien sont aussi ceux du Beau, et l'éthique se réfugie
sous l'aile de l'esthétique (καταπέφευγεν, 64 e).
Essayons d'aller encore un peu plus loin. Nous avons vu que
sont envisagés des mélanges de toutes sortes, et qu'il y a certaines
mixtions dont résultent des générations, des accessions à l'être (25-
26, p. 222). On entre ici dans ce domaine de la Science de la Nature
dont nous avons vu souligner la différence avec le domaine de la

(1) «Cosmos asômatos », R. E. G., LXXVI, 1963, pp. 52-54.


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dialectique de l'être (59 a, p. 221). C'est le domaine plus particulier


de la biologie ou, puisqu'il n'y a pas de vie sans âme, de la
psychologie générale. Le problème qui se pose alors est celui de
savoir ce qui fait le dynamisme, la fécondité d'un mélange. Quel
est ici le moteur? Gomme le dit un texte déjà cité (1), c'est une
ordonnance incorporelle capable de mettre en mouvement un corps
bellement animé. Il s'agit de l'âme du dialogue, mais aussi de l'âme
de tout ce qui a vie ; du principe de la motricité spontanée ; problème
de toujours et d'aujourd'hui, que renouvelle à présent par analogie,
comme nous le rappelions à Gilles Deleuze à la séance de la Société
française de Philosophie du 28 janvier 1967 (2), l'étude des
dispositifs autorégulateurs, si bien analysés dans sa thèse par Gilbert
Simondon (3) ; c'est bien une ordonnance incorporelle née dans
la pensée de l'inventeur qui leur donne vie et les met en mouvement.
Nous sommes ici en un point qui touche à la fois à la nature et à l'art,
à la vie et à l'artifice ; c'est une question qui est proche de l'étude des
trépieds animés, des statues vivantes, comme aussi de
l'embryologie (4). Mgr Diès rapproche un texte d'Hippocrate : « il n'y a pas
de génération sans un juste rapport dicrase, de force et de
quantité (5) ». Nous rejoignons par là directement le Timée : non
point seulement la théorie des êtres sperma tiques invisibles, d'abord
semés (κατασπείραντες) puis soumis à dissociation (πάλιν διακρί-
ναντες, 91 d). Il faut noter que l'on retrouve ici à l'œuvre le
mystérieux cinquième genre de l'être (6) dont il était dit en 23 d du

(1) Dans l'article mentionné p. 224, n. 1.


(2) Nous avons repris cette question de façon plus détaillée à la séance du
22 avril 1967. On pourra se référer à la discussion à laquelle cette
communication a donné lieu, dans le prochain bulletin (à paraître) de cette société.
(3) Du mode d'existence des objets techniques, Paris, 1958. Cf. P. -M. Schuhi.,
Imaginer et Réaliser, Paris, 1960, p. vin et passim, ainsi que « Rencontre de
l'Image et de la Machine » dans le n° de 1967 de Coopération technique (51-53),
p. 56.
(4) Voir les travaux de Speemann sur « l'organisateur » ; cf. Et. Wolff, La
position actuelle de quelques problèmes fondamentaux de développement
embryonnaire, Ftev. Philos., juillet 51, p. 352-375 ; et les réflexions de R. Ruyer
sur ces problèmes.
(5) De nat. hom., 3-4, Littré VI, 38-41 (édition du Philèbe dans le Platon
des Universités de France, p. 89, n. 2, ad 64 e).
(6) Voir sur cette question la belle communication de Léon Robin au Congrès
de Philosophie d'Oxford (1930) αρ. La Pensée hellénique des origines à Epicure,
2^ éd., 1967, p. 355-360.

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Philèbe qu'il est capable d'opérer la séparation dissociative, la διά-


κρισις, et qui a tant intrigué les commentateurs : il est donc à
l'œuvre en biologie comme en psychologie.
Nous rejoignons surtout la théorie de l'aine (34 b et suiv.), âme
du monde, âme de l'individu, laquelle est précisément un mélange
harmonieux, un ordre incorporel capable de mettre en mouvement
tout ce qui est animable, machine cosmique ou création de la pensée
humaine, ou être vivant, peu importe : ce ne sont là que des
problèmes particuliers par rapport au problème général du mélange
tel que nous l'avons vu exposé dans le Philèbe.
Pierre-Maxime Schuhl.

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