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Counet Jean-Michel. Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues. Un approfondissement des thèses
boéciennes. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 101, n°2, 2003. pp. 319-339;
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2003_num_101_2_7493
Abstract
The presence of Boethius in Nicholas of Cusa is obvious in more than one respect. In relation to the
controversial thesis of Stump and Kretzmann, according to which eternity is conceived by Boethius as
extent, this article attempts to discover what is the situation in regard to eternity in Nicholas of Cusa.
The coincidentia oppositorum must be understood in this regard as the simultaneous and connected
presence of all the moments of time. A duration is thus understood as a particular contraction of
eternity, and it brings about, because of its intrinsic limits, other similar contractions, and hence a
passage from one to the next. The article deduces some consequences in regard to understanding the
point, the instant and time. (Transl. by J. Dudley).
Le temps comme explication de l'éternité
chez Nicolas de Cues
Un approfondissement des thèses boéciennes
3 Ibid., n°8: «Quod igitur interminabilis vitae plenitudinem totam pariter compre-
hendit ac possidet...»; Ibid., n°12: «... et cum totam pariter vitae suae plenitudinem
nequeat possidere. . . ».
4 Timée 37D-38C.
5 De Consolatione Philosophiae, lib. V, pr. 6 n°12, pp. 245-247.
6 Ennéades III, 7,, n°3 37-39. Cf. E.Stump et N. Kretzmann, Op. Cit., p. 431
note 6; Beierwaltes W., Plotin ùber Ewigkeit und Zeit (Ennéade III, 7), Frandfort sur le
Main, Klostermann, 1967.
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 321
11 De Ludo Globi, t.III, éd. Gabriel, Wien, Herder, 1967, p.316: "Nos aeternitatem
non concipimus sne duratione? Durationem nequaquam imaginary possumus sine succes-
sione. Hinc successio quae est temporalis duratio se offert, quando aeternitatem concipe-
re nitimur. Sed mens dicit absolutam durationem, quae est aeternitas, naturaliter procede-
ree durationem successivam. Et ita in successiva tamquam in imagine videtur duratio in
se a successione absoluta sicut in imagine veritas. »
12 Cf. Commentaire des Sentences, II, q. 1 1 : Utrum tempus sit mensura angelorum:
cette question est résolue par Occam dans le sens que toute durée ( divine, angélique et
terrestre) coexistant avec le temps successif peut être mesurée par lui. A propos de l'éternité,
voir en particulier Op. Cit, pp. 236, 18-237, 3: «Tamen quando dicitur «Deus mensuratur
aeternitate», nihil aliud intelligitur nisi quod durationem Dei mensuramus toto tempore in
actu et in potentia, quia scilicet cuilibet parti temporis coexistit necessario. »
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 323
3. La catégorie de complication-explication
17 De Consolatione Philosophiae IV, prose 6, 17, p. 195: Igitur uti est ad intellec-
tum ratiocinatio, ad id quod est id quod gignitur, ad aeternitatem tempus, ad punctum
medium circulus, ita est fati series mobilis ad providentiae stabilem simplicitatem. »
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 327
18 Ibid., 11-12.
19 «Maximum absolute cum sit omne id quod esse potest, est penitus in actu. Et
sicut non potest esse maius eadem ratione nee minus, cum sit omne id quod esse potest.
Minimum autem est quo minus esse non potest. Et quoniam maximum est huiusmodi
manifestum est minimum maximo coincidere.» De Docta Ignorantia, I, 4, p. 10
328 Jean-Michel Counet
20 «Deus mensura omnium. Hic possest dubitatio oriri quomodo deus dicitur infi-
nitus et cum hoc mensura omnium: videtur enim, si est infinitus, cum non habeat finem,
ideo non est mensura finem habentium; et si est mensura omnium, non est ergo
infinitus. » cf. Commentaire sur le Parménide de Platon. Traduction de Guillaume de Moerbe-
ke, éd. C. Steel, tome II, Louvain, Leuven University Press, 1985, p. 550, Cl 14 r.
21 De Visione Dei II, éd Gabriel t. II, p; 100.
22 De Possest, éd. R. Steiger, n° 18-20, pp. 23-26.
23 Noms Divins, 596A
Le temps comme explication de V éternité chez Nicolas de Cues 329
26 De Ludo Globi, éd. Gabriel p. 316: «Imaginatio igitur adiuvat mentem sibi
coniunctam.Certissimum est intelligentem ex phantasmatibus incorruptibilium haurire
speculationem. Sunt autem phantasmata qua offert imaginatio. Hinc subtiles imaginatio-
nes citius succurrunt ratiocinanti et vritatem quaerenti. Nisi enim mens nostra indigeret
adiutorio imaginationis , ut ad veritatem, quae imaginationem excedit, quam solum quae-
rit, perveniat, quasi saltator fossati baculo, non esset imaginationi coniuncta.»
332 Jean-Michel Counet
27 Apologia de Docta Ignorantia, éd. Gabriel, p. 542: «Qui igitur tantam videt
rerum varietatem unius Dei esse imaginem, ille, dum linquit omnem omnium imaginem
varietatem, incomprehensibiliter ad incompregensibilem pergit. » ; De Docta Ignorantia,
II, 4, éd. E. Hoffmann et R. Klibansky p. 75: «Tamen, sicut in intentione artificis est
prius totum, puta domus, quam pars, puta paries, ita dicimus, quia ex intentione Dei
omnia in esse prodierunt, quod tune universum prius procedit et in eius consequentiam
omnia, sine quibus nec universum nec perfectum esse posset.»
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 333
28 Cf. à ce sujet The Tirteenth Books of Elements, transi, with intr. and com. by.
Th. Heath, t. I, Londres, Dover, 1956, pp. 155-165.
29 Commentaire au Premier livre des Eléments d'Euclide, éd. Friedlein, p. 93, 18.
30 Idiota De Mente, Opera Omnia V, éd. L. Baur, n°117 pp. 171-172.
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comptons montrer dans une étude ultérieure que ces deux visions du
point correspondent aux deux types de mathématiques distinguées par le
Cusain: les Mathématiques rationnelles basées sur la non-contradiction,
le tiers-exclu et les Mathématiques intellectuelles où l'esprit se hausse à
un niveau supérieur et parvient à donner du sens à des entités semblables
à 0/0 ou à oo/oo, que les Mathématiques rationnelles ne peuvent traiter
qu'en les considérant comme nulles ou infinies. La délimitation de ces
deux types de Mathématiques31 a toujours été objet de discussions, de
même que la signification et l'importance que Nicolas a accordées à
cette distinction.
C'est dans la seconde perspective que, selon nous, Nicolas
développe la notion du point comme complication de la ligne. La
complication implique l'idée d'une force, d'une production active par
extériorisation d'une vertu incluse à l'intérieur même du principe. Dans VIdiota de
Mente, Nicolas reprend la définition de la ligne comme évolution du
point32. Évolution veut dire explication, déploiement. Ce à quoi il est fait
allusion est la théorie de la ligne-flux. Aristote rapportait déjà dans le De
Anima la conception selon laquelle une ligne par son mouvement produit
une surface, et un point par son mouvement produit une ligne33. Proclus
après lui dira de la définition dynamique (la ligne est le flux du point)
qu'elle est une excellente définition car elle montre quelle est l'essence
de la ligne34.
Mais il y a encore un autre élément à prendre en compte:
rappelons-nous la ligne infinie, c'est-à-dire l'espace infini possédant en acte
toutes les lignes, toutes les courbes, figures propriétés. La contraction de
cette coïncidence des opposés était la raison abstraite de la ligne, qu'ont
toutes les lignes en commun malgré leurs différences. Nous avons vu
maintenant que le point peut aussi être considéré comme la contraction
dans le domaine du fini de la coïncidence: tout se passe donc comme si
le point était identique en fait à l'essence de la ligne.
Considérons un point unique fixé dans l'espace; nous n'avons
encore ici que toutes sortes de possibilités de lignes, mais rien en acte.
Mais c'est aussi ce que nous obtenons en considérant la raison de la
31 Cf. F. Nagel, Nicolaus Cusanus und die Entstehung der exakten Wissenschaften,
Munster, Aschendorff, 1984, pp. 57-85: J-M Counet, Mathématiques et Dialectique chez
Nicolas de Cuse, Paris, Vrin, 2000, pp.280-290.
32 Ibid., n° 118, 14-15: « linea itaque est puncti evolutio.»
33 De Anima I, 4, a 409a 4
34 Commentaire au Premier livre des Eléments d'Euclide, éd. Friedlein, p. 97, 8-13.
Le temps comme explication de l'éternité chez Nicolas de Cues 335
ligne: comme telle elle ne veut rien dire d'autre qu'un ensemble de
lignes différentes possibles. Qu'est-ce qui pour le point unique va
déterminer ce qui manque pour obtenir une ligne effective? La réponse est
évidente: un deuxième point. Un point en général est la raison de la
ligne et un autre point ajouté au premier est une ligne particulière en
acte. Dire que le point est la complication de la ligne veut dire ici qu'il
en possède l'essence, il est la ligne originelle, primordiale.
En d'autres termes, le point exprime l'espace infini de la
coïncidence des opposés; mais il l'exprime d'une façon toute partielle, qui
l'amène tôt ou tard à évoluer, à se mouvoir, à produire d'autres contractions
différentes voire opposées à lui. Qu'on le veuille ou non, une contraction,
quelle qu'elle soit, ne peut être pensée que comme un commencement:
elle appelle des déterminations différentes d'elle, complémentaires. Mais
accepter cela, c'est reconnaître que la contraction possède inévitablement
en elle-même une certaine dualité; elle déchoit de l'unité primordiale
dont elle ne constitue plus qu'une image. L'écart par rapport au modèle
ne peut que prendre la forme d'une division intérieure.
L'apparition de la première contraction sous l'effet de la loi de
détermination implique dès lors, comme l'avait très bien vu Simon
Frank35 dont nous reprenons ici les analyses, l'émergence du nombre.
Celui-ci apparaît avec la détermination, avec le Ceci, c'est-à-dire avec
l'être catégorial, sur fond d'Unité absolue et transcendante. Une fois en
effet qu'existe un être catégorial, mettons A, rien n'empêche de le
confronter à son opposé non-A et de produire ainsi la dualité nécessaire
à tout nombre. Ce processus n'est pas encore possible avec l'Un
transcendant puisqu'en tant que coïncidence des opposés il n'admet pas lui-
même de contradictoire, pas plus qu'une dualité quelconque et ne peut
donc servir de fondement à la numération. Celle-ci n'est possible,
rappelons-le, qu'avec les contractions.
Avec le nombre, mais découlant de lui, vont apparaître comme
nous venons de le découvrir le mouvement et le temps. Une contraction
n'exprimant qu'imparfaitement la coïncidentia oppositorum ne peut
qu'appeler d'autres contractions avec lesquelles se confronter, s'opposer
ou au contraire se relier. Une tension constitutive est à demeure dans la
contraction A, visant à dépasser ses limites factuelles dans lesquelles elle
est enfermée. Après tout être catégorial est par sa contraction même
8. Schéma de la complication-explication
Dieu et l'esprit doivent ici être vus comme des fondements premiers,
comme des illustrations de la coïncidence des opposés: pour Dieu c'est
là un point relativement banal chez Nicolas de Cues, mais l'esprit
humain peut lui aussi être considéré comme une coincidentia telle que
l'expriment les figures théologiques.