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DÉFINITIONS ET FONCTIONS

DE LA PHILOSOPHIE
DANS L’INSTITUTION DU PRINCE

par

Marie-Dominique COUZINET

Dans le livre publié en 1547 sous des titres dans lesquels revient l’expression
« Institution du (d’un) prince », Guillaume Budé s’adresse à François Ier en français
– le roi ne connaît pas le latin – pour lui délivrer des conseils et des enseignements
politiques qu’il puise dans l’histoire grecque et romaine, en particulier dans les
Apophtegmes de Plutarque dont il donne à cette occasion une première traduction
française 1. Ce texte, initialement rédigé au début de 1519, probablement pour être
lu devant le roi, a connu une importante diffusion manuscrite dans les milieux
de la cour et de l’aristocratie française. Budé y lance, à l’adresse du nouveau
souverain, un appel insistant et argumenté au mécénat en faveur des savants et
formule une proposition politique et une politique culturelle 2.
Le texte initial se trouve dans un manuscrit conservé à l’Arsenal, et dans huit
autres manuscrits comportant des additions insérées entre 1519 et 1522, outre les
trois éditions du xvie siècle. Christine Bénévent a établi, contre l’autorité de Louis

1.  Voir Luigi-Alberto Sanchi, « Budé et Plutarque : des traductions de 1505 aux Commentaires
de la langue grecque », dans Moralia et œuvres morales à la Renaissance. Actes du colloque international
de Toulouse, 19-21 mai 2005, éd. Olivier Guerrier, Paris, 2008, p. 91-108. L’Institution du prince
est le seul texte écrit en français par Budé, avec l’Epitome du De Asse.
2.  «  Et ferez poètes et orateurs comme vous faites comtes et ducs, en leur inspirant vertu
d’éloquence par votre libérale bénignité, ainsi que au temps passé faisaient les princes de Rome en
soi portant tuteurs des disciplines libérales » ; transcription du manuscrit BNF, fr. 23074 (ms. G),
Épître dédicatoire, f. 3v, dans Christine Bénévent, Habilitation à diriger les recherches, Université
Sorbonne nouvelle-Paris 3, 13 janvier 2018, vol. II/1 : édition critique de l’Institution du prince de
Guillaume Budé, p. 89. Désormais désigné comme « ms. G ». On a rétabli l’orthographe moderne.
44 Marie-Dominique Couzinet

Delaruelle, et après avoir écarté l’édition remaniée par Jean de Luxembourg qui
est la plus connue, que les ajouts à la version courte du manuscrit (manuscrit A),
longtemps considérée comme la seule attribuable de façon certaine à Budé, sont
bien de son fait. L’édition critique du texte qu’elle doit publier étant encore en
préparation, mon propos s’appuie sur une version « longue » intermédiaire,
constituée par la transcription du manuscrit G telle qu’elle résulte des additions
successives. Celles-ci rendent l’argumentation sinueuse en regard de la version
initiale de l’ouvrage (ms. A), comme c’est le cas pour les Essais de Montaigne, mais
elles ont l’avantage de susciter des lieux parallèles qui s’éclairent réciproquement.
Une des difficultés de mon entreprise est qu’elle a tendance à simplifier la pensée
de Budé dont elle ne saurait suivre les méandres. Je dois à Christine Bénévent et à
Luigi-Alberto Sanchi de m’avoir généreusement fourni le texte ainsi que plusieurs
travaux qu’ils ont l’une et l’autre consacrés à l’Institution du prince 3.
L’ouvrage se présente comme un miroir du prince rédigé en vernaculaire,
accordant une large place à un florilège 4. L’épître dédicatoire au roi François Ier
(3 feuillets) est suivie par un long « Prologue » argumenté (14 feuillets) dont
les motifs sont repris sur différents registres dans les deux parties inégales qui
suivent et dont la trame est essentiellement fournie par l’hypotexte, comme
l’a montré Christine Bénévent  : une sélection tirée des textes sapientiaux,
L’Ecclésiaste, L’Ecclésiastique et les Proverbes (« Proverbes de Salomon », 9 feuil-
lets), suivie d’un recueil d’Apophtegmes de Plutarque, ou « Livre des sentences
et dits compendieux », correspondant « temporel » de la leçon « spirituelle » des
Proverbes de Salomon 5, section cinq fois plus longue que la partie précédente
(127 feuillets). Elle peut se structurer, si l’on suit les divisions introduites par
Christine Bénévent, en « Apophtegmes en faveur des lettres », « Apophtegmes
de Macédoniens », « Apophtegmes de Romains » et « Derniers apophtegmes ».
La moisson de Budé s’étend bien au-delà de ces deux références principales,

3.  Christine Bénévent, «  L’image de François  Ier dans les différentes versions de l’Institution
du prince de Guillaume Budé », dans Cahiers d’Humanisme et Renaissance, t. 141, s. d., p. 501-
560 ; Christine Bénévent et Malcom Walsby, « Les premières éditions imprimées de l’Institution
du prince de Guillaume Budé : une histoire à réécrire », dans Histoire et civilisation du livre, 2015,
no 11, p. 239-275 ; Bérangère Basset et Christine Bénévent, « Les apophtegmes de Plutarque et la
tradition des miroirs du prince au xvie siècle : l’exemple de l’Institution du prince de Guillaume
Budé », dans Littératures classiques, t. 84, 2014, p. 63-96 ; Luigi-Alberto Sanchi, « La bibliothèque
de Guillaume Budé », dans Arts et Savoirs, t. 10, 2018, p. 1-23, en ligne : https://journals.opene-
dition.org/aes/1273 ; Marie-Madeleine de La Garanderie, Guillaume Budé, philosophe de la culture,
éd. posthume établie par Luigi-Alberto Sanchi, Paris, 2010.
4.  « Or de ce registre dessus dit et d’histoire, j’élirai aucuns dits notables des rois et princes
anciens et autres personnages du calibre dont on devrait prendre les gouverneurs des provinces et
autres ayant grosse administration sur le commun et qui sont chefs de conseil, comme si j’étais en
un grand pré verdoyant et fleuri [etc.] » ; ms. G, « Prologue », f. 39v.
5.  Ibid., « Apophtegmes en faveur des lettres », f. 58.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 45

qui restent néanmoins les deux sources fondamentales de son enseignement. Il


soutient la thèse d’un oubli de la gloire de la France, faute de libéralité des rois
dans le choix de lettrés éloquents qui auraient consigné leur mémoire par écrit. Il
argumente que c’est en rétablissant l’honneur perdu des lettres 6 que le roi rendra
son honneur à la monarchie de France et qu’il obtiendra, à titre personnel, la
gloire posthume et le salut éternel.

I. — Philosophie et sagesse

Dans la plaidoirie de Budé en faveur de la « science lettrée », la philosophie


occupe une place importante qu’il convient de préciser. Elle relève de la première
source d’enseignements, l’histoire, comme en témoigne l’injonction à laquelle
Budé répond en rédigeant l’Institution du prince :
L’auteur du Livre des Proverbes qui a colligé les dits de Salomon, dit que
les hommes sages, mêmement les rois et grands princes, doivent colliger, en
lisant les histoires anciennes, les faits et dits mémorables et exemples ayant
insigne autorité […] des princes et philosophes renommés par les historio-
graphes anciens, et aussi des exemples et sentences de l’écriture canonique, et
de ce en faire […] des livres et traités en bonne et due forme pour leur servir
de mémoires et enseignements 7.

Alors que les dits de Salomon viennent du ciel – comme les eaux célestes
recueillies par la citerne des Proverbes (« Bois l’eau de ta citerne » 8) –, l’histoire
offre un enseignement d’origine humaine et de nature « temporelle », par « les
faits et dits mémorables » des princes et des philosophes. Budé part de la consta-
tation suivante : « De l’excellence et estimation de sapience, tous les livres en sont
pleins, tant des Gentils que des Hébreux et Chrétiens » 9. Et il propose l’exégèse
suivante d’un passage des Proverbes (iii, 15-16) sur la sapience comme le bien
incomparablement le plus précieux :
Par sapience spirituelle on a intelligence des biens éternels et de la vie qui est
à venir dans l’autre siècle ; par sapience mondaine on acquiert opulence de
biens et renommée glorieuse, qui est le dernier limite de cupidité et amortis-
sement de désir et la fin à laquelle ont tendu tous les grands rois et empereurs
[…] et toute industrie et excogitation humaine 10.

6.  Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 54.


7.  Ibid., « Derniers apophtegmes », f. 149v.
8.  Ibid.
9.  Ibid., « Prologue », f. 15v.
10.  Ibid.
46 Marie-Dominique Couzinet

Il faut donc distinguer sapience spirituelle et sapience mondaine ou philoso-


phique ; spirituel et temporel ; souverain bien chrétien et souverain bien païen,
comme le fait clairement Budé lui-même, lorsqu’il conclut le prologue sur les
apports spécifiques de la lecture de l’histoire :
Et afin que je parle des choses temporelles pour le présent […], il me semble
tant par ce que j’ai appris par lecture des livres grecs et latins, que aussi par
l’inclination et proclivité de courage que je puis voir et connaître en tout
homme de grand cœur et de haut vouloir, que nous n’avons rien si estimé ni
si recommandé à toutes les puissances de l’âme – quant est des choses tem-
porelles – que l’honneur en la vie et renommée après la mort 11.

Les livres grecs et latins, au même titre que les grands hommes, donnent une
première leçon de philosophie qui réside dans le mépris de la mort au profit de
la gloire : si Tite Live, « à bon droit estimé prince des historiographes latins [est]
quasi comme un Platon des historiens », c’est sans doute parce qu’au même titre
que Platon dans le Phédon, il atteste que « l’esprit de l’homme est immortel et
éternel ». Mais les grands hommes et les philosophes de l’Antiquité ne détiennent
pas l’exclusivité en la matière : les « bonnes lettres, c’est-à-dire non corrompues
par incongruité ou barbarie […] requièrent toute la vie de l’homme » 12. « Les gens
studieux, qui pour l’amour des bonnes lettres » consument leur jeunesse pour les
rétablir sans attendre profit ni honneur, délivrent la même leçon de philosophie :
Et ce font-ils, comme j’estime, par considération que l’honneur, la dignité, la
prééminence de nature humaine sur les animaux en général et sur elle-même
consiste en l’engin naturel et en l’entendement de l’homme, lequel croît tou-
jours par exercice d’étude 13.

Ils ne sont pas philosophes seulement en ce qu’ils partagent le mépris des


biens matériels avec « le vrai philosophe contempteur de toute richesse » dont on
rencontre plusieurs figures dans la deuxième partie de l’ouvrage 14, mais aussi en ce
qu’ils délivrent une leçon de philosophie sur la nature intellectuelle de l’homme
et la possibilité de l’améliorer par l’exercice et l’étude :
À cette cause [sc. parce que les hommes sont mortels] l’étude des lettres et la
philosophie, et principalement la morale, a été inventée par les sages comme
la culture et le labeur de l’âme et de l’entendement humain ; lequel est la

11.  Ibid., f. 16v.


12.  Ibid., f. 17-17v.
13.  Ibid., f. 18.
14.  Ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 89v sur Diogène ; voir surtout, à propos de
Xénocrate, la définition de « la profession de philosophie qui est de contemner puissance, délices,
volupté et richesse, et généralement toutes choses transitoires excepté science et vertu [etc.]  » ;
ibid., f. 59v.
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forme ou définition formelle et substantielle de l’homme avec mortalité, par


lesquelles il diffère des substances intellectuelles et abstraites qui sont formes
sans matière 15.

« L’étude des lettres et la philosophie » sont les inventions humaines propres


à l’éducation de l’entendement. Elles résident dans la connaissance des langues
anciennes 16 et, plus particulièrement, en matière de philosophie morale, dans
l’histoire magistra vitæ, dispensatrice de « plaisir » et d’« amendement » 17. À cet
égard, Plutarque est l’homme de Budé comme il le sera de Montaigne, à la fois
historien et philosophe – et qui plus est, historien grec de l’histoire romaine 18.
Quant à la philosophie, elle définit le rapport à la sagesse propre à l’homme
en tant qu’il est mortel : « ainsi doit-on dire que l’homme philosophe se faisait
sage et toujours allait avant et procédait en amendement, si la mort ne l’eût
surpris » 19. On est proche de la définition par Pythagore du philosophe comme
« ami de la sagesse ». On remarque le souci pédagogique de Budé qui se traduit
ici par la définition technique de l’entendement humain et, en général, par les
définitions qu’il donne systématiquement des termes qu’il emploie, souvent
suivies de courtes leçons de philosophie 20.
La philosophie est donc bien une invention humaine, à mettre à l’actif des
sages, hommes rares que le poète grec Hésiode, la première autorité qui apparaisse
dans le Prologue, distingue des prudents, et des « gens de néant, inutiles à eux-
mêmes et à autrui » 21, inéducables.
Combien que tout homme auquel il n’y a faute notable de nature, soit ca-
pable de raison et ait entendement par nature pour discerner le bien et le
mal, honneur et déshonneur, profit et dommage – c’est à savoir quant aux
choses vulgaires et triviales et matières usitées, qui se peuvent juger et estimer
par sens et prudence générale, qui est commune à la plupart des hommes qui
vivent et conversent en cités […] – toutefois il se trouve peu d’hommes qui
soient tellement doués d’entendement et jugement naturel ou instruits de
prudence acquise par doctrine ou expérience avec leur entendement qu’on
les puisse ou doive appeler sages, à parler étroitement et au vrai, et selon ceux
qui jugent les dits et sentences par la règle exquise et absolue de vérité, telle
que l’homme peut comprendre par conception selon laquelle il est évident
qu’un parfait homme n’est que dûment encommencé 22.

15.  Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 44.


16.  Voir la distinction entre « prudence soit lettrée, soit idiomatique », ibid., « Proverbes de
Salomon », f. 52.
17.  Ibid., « Prologue », f. 13v.
18.  Ibid., f. 14.
19.  Ibid., f. 4v.
20.  Voir le cours accéléré d’éthique aristotélicienne appliqué à la politique, ibid., f. 8-9.
21.  Ibid., f. 4.
22.  Ibid., f. 4v.
48 Marie-Dominique Couzinet

Alors que la prudence s’apprend « par expérience et observation des exemples


du temps passé dont histoire est le registre » 23, Hésiode et Salomon, les deux figures
de « sages » dont l’autorité domine le début de l’Institution du prince, tiennent
l’essentiel de leur savoir d’en haut :
Les sages du temps passé, auxquels Dieu et Nature ont donné avis et enten-
dement excellents et perspicaces – du nombre desquels a été ledit Hésiode,
lequel se dit avoir été ravi des Muses en la montagne du Parnasse et couronné
poète […] 24.

Poète bien doté de Dieu et de Nature et inspiré des Muses, Hésiode est le
pendant païen du « roi Salomon, qui jadis fut sage sur tous les philosophes », en
ce qu’il « signifie par doctrine tropologique » 25, accessible à la seule exégèse. Les
textes dits sapientiaux sont en effet, chez Budé, de nature philosophique 26. Mais
il faut noter qu’il s’agit d’une sagesse de poètes et de rois : le poète Hésiode et
le « sage Roi Salomon qui tant a eu de grâce de Dieu pour connaître les choses
divines et humaines » 27. On reconnaît ici la définition de la sagesse comme pre-
mier nom de la philosophie, dans la brève histoire de la philosophie des origines
jusqu’à Socrate esquissée par Cicéron dans les Tusculanes : « Elle obtint ce beau
nom chez les anciens, parce qu’elle était la connaissance des choses divines et
humaines, des principes et des causes de chacune d’elles » 28. Budé y oppose celui
de « philosophistie » qui en est la forme dégénérée qui sévit de son temps :
Lequel, du nom et degré de première et souveraine philosophie, est tombé
et déjecté en philosophistie […]. Car le nom d’icelle première philosophie
emporte de soi très ample signification de doctrine, qui est connaissance des
choses divines et humaines. En quoi est impliquée et entrelacée discrétion et
jugement de justice civile, d’honnêteté et d’utilité publique 29.

23.  Ibid., f. 38v. Budé précise la différence établie par Aristote entre prudence et sapience dans
l’Éthique à Nicomaque et illustre sa leçon de philosophie par l’exemple de Solon. Ibid., « Derniers
apophtegmes », f. 152‑153.
24.  Ibid., « Prologue », f. 5.
25.  Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 47.
26. Voir L’Ecclésiastique, dont Budé cite un « dit philosophique » ; ibid., « Prologue », f. 38v.
27.  Ibid., « Épître dédicatoire », f. 1.
28.  « Quam rem antiquissimam [sc. philosophiam] cum videamus. nomen tamen esse confite-
mur recens ; nam sapientiam quidem ipsam quis negare potest non modo re esse antiquam, verum
etiam nomine ? quæ divinarum humanarumque rerum, tum initiorum causarumque cuiusque rei
cognitione hoc pulcherrimum nomen apud antiquos adsequebatur. Itaque et illos septem, qui a
Græcis sophoi, sapientes a nostris et habebantur et nominabantur, et multis ante sæculis Lycurgum,
cuius temporibus Homerus etiam fuisse ante hanc urbem conditam traditur, et iam heroicis
ætatibus Ulixem et Nestorem accepimus et fuisse et habitos esse sapientes ». Cicéron, Tusculanæ
Disputationes, V, 3, 7.
29.  Ms. G, « Apophtegmes de Romains », f. 125.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 49

Cette définition de la sagesse, reprise par les stoïciens, est aussi celle de la
jurisprudence dans les Institutes : « Iurisprudentia est divinarum atque huma-
narum rerum notitia, iusti atque iniusti scientia » 30 ; autrement dit, jurispruden-
tia vera philosophia. On retrouve chez Budé certains représentants de l’antique
sagesse mentionnés par Cicéron, comme les sept Sages et Nestor, à qui il ajoute
« les anciens philosophes ou poètes physiologiques » 31, auteurs d’interprétations
mythologiques. Dans le De Oratore, Cicéron transfère la définition au philosophe
qui recherche la sagesse, au sens théorique et aussi pratique, tout en lui déniant
les prétentions encyclopédiques de l’antique sagesse 32.
Chez Budé, la philosophie n’est pas seulement limitée par la condition mor-
telle du philosophe, mais aussi par le conflit entre les sens et la raison, « faute
de bon jugement, connaissance et discrétion, de laquelle si nous jouissions plei-
nement et paisiblement, la témérité et stolidité [stupidité] sensuelle ne pourrait
contrevenir à l’ordonnance de raison » 33. Si elle y contrevient, c’est à cause du
« péché du premier homme » : malgré le baptême rendu possible par l’Incarnation,
« la nature humaine […] ne se peut suffisamment conduire et prendre la tutelle
de soi-même sans aide extérieure et sans enhortements des sages et autorité de
doctrine » 34, pour parvenir au souverain bien qui est sa fin. C’est aussi parce que
« nature humaine, qui originellement était navrée [atteinte], en est demeurée par
forfaiture » 35 – à savoir par la concupiscence des sens, la cupidité d’honneurs et
la tromperie du monde 36.
Le « Prologue » dresse donc le cadre général d’une faiblesse constitutive de la
nature humaine qui ne peut être soignée que par un remède, la « science lettrée »,
ou « science acquise par les lettres » 37, « inventée par les hommes d’entendement
excellent » d’une part, « et quasi inspirée par les dieux » d’autre part, « pour sup-
pléer les fautes et imperfections de nature humaine, qui est comme un antidote
célestiel » 38. L’antidote ne saurait donc être d’origine exclusivement humaine,
comme l’attestent les controverses philosophiques des anciens pour lesquelles

30.  Institutes, 1, 1.
31.  Ms. G, « Prologue », f. 24.
32.  « Philosophi denique ipsius, qui de sua vi ac sapientia unus omnia pæne profitetur, est
tamen quædam descriptio, ut is, qui studeat omnium rerum divinarum atque humanarum vim,
naturam causasque nosse, et omnem bene vivendi rationem tenere et persequi, nomine hoc appel-
letur ». Cicéron, De Oratore, I, 49, 212, trad. Edmond Courbaud, Paris, 1922, p. 76. On retrouve
la définition correspondante de la philosophie chez Isidore de Séville  : «  Philosophia est rerum
humanarum divinarumque cognitio cum studio bene vivendi coniuncta », Etymologiæ, II, 24 [1].
33.  Ms. G, « Prologue », f. 5v.
34.  Ibid., f. 5.
35.  Ibid.
36.  Ibid., f. 5v-6.
37.  Ibid., f. 7.
38.  Ibid., f. 6.
50 Marie-Dominique Couzinet

Budé utilise le vocabulaire du procès 39 ; il vise essentiellement les stoïciens et


les académiciens 40 et avec eux, des philosophies qui ont cru l’homme capable
de surmonter ses passions et se définissent par la séparation de l’âme du corps :
Car nonobstant les sentences, paradoxes et décrets inopinables publiés et ho-
mologués en Grèce anciennement, philosophie quelle qu’elle soit et qu’elle se
nomme, ne peut donner amortissement de passions et affections [qui four-
voient l’homme] hors les ornières de la raison et de la voie tracée par vérité
évangélique 41.

Aussi faut-il « souvent user de l’antidote approuvé par philosophie » dont il


délivre la composition précise :
Il est « composé de foi et de charité ensemble […]. Mais si y faut-il ajou-
ter quelques drachmes [grammes] de la vieille composition dont les maîtres
anciens ont usé, détrempée et confite en élégance de doctrine. Car elle donne
goût à l’antidote, pour la grâce qu’ils ont eue en théorie et invention et intel-
ligence des choses humaines 42.

Nous avons là tous les ingrédients du programme de Budé, composé de don


divin (sagesse biblique et vertus théologales) et d’invention humaine (étude des
lettres et philosophie). Avec cette précision que la sapience en général, composée
de sapience spirituelle et mondaine, s’adresse à tous, lettrés et non lettrés :
Et sapience est proprement une règle ou une ligne de connaissance et de
doctrine, plus inspirée qu’inventée, [qui dirige la volonté sur la voie] qui
mène à fin glorieuse, temporelle et perpétuelle. Et est cette connaissance et
familiarité de sapience plaisante, utile et nécessaire à tout homme de bon
esprit, aucunement initié en prudence soit lettrée, soit idiomatique 43.

II. — Philosophie et arts libéraux

Pour mieux comprendre la fonction des inventions humaines, on peut se


reporter à l’interprétation par Budé d’un passage du chapitre xxv des Proverbes,
où Salomon dit que la gloire de Dieu est de cacher le mot, et la gloire des rois de
la rechercher. Il signifie par-là, argumente Budé, que la vérité peut être obtenue
par grand labeur par les seuls vrais chrétiens, à l’aide de l’interprétation figurée

39.  Voir Luigi Alberto Sanchi, « Guillaume Budé et la langue juridique », dans Revue historique
de droit français et étranger, t. 4, 2015, p. 487-501.
40.  Ms. G, « Proverbes de Salomon », f. 52v. Voir ibid., « Prologue », f. 6v-7.
41.  Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 46-46v.
42.  Ibid., f. 46v-47.
43.  Ibid., f. 51.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 51

de l’Écriture (l’exégèse biblique reposant sur les quatre sens de l’Écriture). Mais il
propose de suivre l’interprétation de la Septante qui varie concernant la seconde
partie de la phrase :
« La gloire de Dieu est en celant et occultant le mot ; et la gloire des rois est
en investiguant le verbe et en enquérant la parole » – combien que l’interpré-
tation grecque des soixante et dix interprètes porte au second membre : « la
gloire du Roi est en portant honneur aux choses » 44.

Budé interprète ainsi cette seconde partie :


Nous dirons que c’est gloire royale que d’honorer les livres et ceux qui ont le
savoir de composer œuvres pour enseigner les ignorants, et illustrer et éluci-
der les sciences et disciplines dignes d’être enarrées par commentaires, et qui
par les Anciens ont été mises par écrit. Car tels mémoires sont les moyens
par lesquels la parole énigmatique de sapience et de sa doctrine sinueuse et
ambagieuse a été expliquée et ouverte, et est le passage fait pour ceux qui ont
affection grande de voir l’état et arroi de sapience non erronée, qui se nomme
orthodoxe communément, c’est-à-dire droite opinion du souverain bien 45.

Le roi Salomon devient ainsi le promoteur des lettres :


Lesquelles sont les écrins et les aulmoires [armoires] de Minerve, esquels la
science et sapience, qui est l’honneur et l’excellence de nature humaine, a
toujours été gardée et enclose, tant dedans l’enclosure des écoles de philoso-
phie profane, comme dedans les lieux dédiés, où est le gazophylace [cabinet,
en grec] 46 mystique, duquel les bons et solides entendements portent la clef,
quand ils sont bien et dûment instruits et érudits ès disciplines desquelles les
bonnes lettres font profession 47.

Les humanistes sont ces « savants, qui portent toujours la clef, et l’ont portée
d’ancienneté, du trésor de Salomon et du gazophylace mystique » 48, car sans la
connaissance des arts libéraux et des langues grecque et latine, on n’a pas accès au
déchiffrement exégétique de l’Écriture, et l’on ne peut pas s’élever de la « sapience
mondaine » à la « sapience spirituelle ».
Ici, l’histoire n’est pas seulement le réceptacle du passé (le « registre »), mais
elle a aussi une fonction critique qui est de mettre littéralement sous les yeux
– procédé bien connu des orateurs (subjectio sub aspectum) – la subversion des
valeurs qui instaure une distance à la fois décisive et franchissable entre l’Antiquité

44.  Ibid., f. 51v.


45.  Ibid., f. 53.
46.  Budé donne le sens du terme « gazophylace » au f. 81.
47.  Ms. G, « Proverbes de Salomon », f. 53.
48.  Ibid., f. 57v-58.
52 Marie-Dominique Couzinet

et le monde contemporain. Cependant, l’histoire fournit la matière, mais non les


instruments du contact avec le passé. C’est la philologie qui forge l’instrument ins-
tituant des règles de commerce et d’échange avec le passé antique. L’extraordinaire
description que fait Budé du De Asse en donne la formule générale :
[Ce] livre que j’ai fait de la manière de compter et de la monnaie des Anciens
tant grecs que latins et de la réduction des monnaies des royaumes et pays
dessus nommés à la monnaie de maintenant, […] est quasi comme un livre
ou une lettre de change pour avoir commerce et pratique de pays en autre, et
mener trafiques en toutes contrées et en tout temps 49.

Établir un système d’équivalences permet de commercer en tout temps, de


même que le commerce international le fait en tous lieux. Commercer avec l’Anti-
quité, c’est accéder à « la manière de compter » des Anciens, dans tous les sens
du terme : monétaire autant que linguistique. En la matière, c’est la grammaire,
comme connaissance des langues grecque et latine, qui donne accès au passé.
Mais c’est la dialectique qui rend aux mots leur véritable sens, qu’ils ont perdu
avec l’oubli des langues anciennes et la subversion des valeurs, et la rhétorique
qui leur confère force et efficacité persuasive – les trois disciplines constitutives
de l’« élégance de doctrine ».
C’est sans doute la raison pour laquelle Budé accorde une telle supériorité
aux sources écrites sur les représentations figurées – car peinture et sculpture
font partie de l’histoire, au même titre que toutes les autres traces du passé 50.
Le patrimoine écrit est en effet une véritable mine d’informations en premier
lieu lexicales, à partir desquelles toutes les disciplines peuvent être revisitées de
façon critique. D’où l’importance de l’imprimerie comme nouveau facteur de
conservation de la mémoire 51.
La langue grecque est celle des arts libéraux, en particulier de la philosophie
et de l’éloquence, et avec elle, de l’histoire :
De tant de langues qui sont divisées [devisées] par le monde, il n’est men-
tion depuis deux mille ans en ça que de deux, c’est à savoir qui soient de
réputation entre les gens de grande érudition. L’une est la langue grecque,
par laquelle avec ce que les sciences libérales et la philosophie tant naturelle
que morale et disputative, qui se nomme aussi sermocinatrice, a été traitée

49.  Ibid., « Prologue », f. 13-13v. C’est nous qui soulignons.


50.  Ibid., f. 24v-25, sur la lecture d’Homère par Alexandre. Voir le récit de Pline sur la splen-
deur des trois triomphes de Pompée et leur mémoire gardée par l’édification d’un temple à Pallas et
par des inscriptions, mémoire qui aurait péri si elle n’eût été « entaillée en matière plus permanente
que marbre ou érain, c’est-à-dire ès écritures grecque et latines, et mémoriaux des histoires » ; ibid.,
« Apophtegmes de Romains », f. 129v-130. Francesco Patrizi fera état de cette conception dans
Della istoria dieci dialoghi (Venise, 1560).
51.  Ms. G, « Prologue », f. 37.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 53

et instruite de termes et vocables propres et distincts merveilleusement et


abondamment par les philosophes étant en Grèce, ont été aussi grandement
illustrés et anoblis les faits et gestes des grands princes et peuples renommés
[…]. La seconde est la langue latine, en laquelle les faits des Romains ont
été écrits, qui est fille naturelle et légitime et [à] l’exemple de la grecque 52.

La langue grecque, infiniment plus riche que la langue latine dont elle est
le modèle, est à la fois a) la plus expressive en ce qu’elle porte l’éloquence à
son sommet, comme « grandiloquence ou oraison démonstrative » 53 ; b) la plus
exhaustive, en tant que porteuse de tous les savoirs : les sept arts libéraux, dont
la philosophie, considérée dans la totalité de ses parties (naturelle, morale et
logique ou dialectique), qui lui doit son vocabulaire technique et la réalisation
de sa partie pratique (morale et politique) dans les faits et gestes des grands
hommes consignés en grec par les historiens ; et la parole divine dont elle donne
la clef dans la version de la Septante. Elle est enfin c) la plus cohérente, en ce
qu’elle articule tous les savoirs comme en un cercle parfait autour du souverain
bien comme centre de toutes les recherches et de toutes les aspirations humaines,
loin des cursus universitaires qui divisent les facultés en fonction d’objectifs
étroitement professionnels :
[Il s’agit des] disciplines desquelles les bonnes lettres font profession, faisant
icelles un cercle des arts libéraux et sciences politiques appelé encyclopédie
qui signifie selon son nom en un mot « circulaire érudition », ayant lesdites
sciences et disciplines connexité mutuelle et cohérence de doctrine, et affini-
té d’étude, qui ne se doit ni peut bonnement séparer ni distraire par distinc-
tion de facultés ou professions en la façon que pour le jourd’hui on en use,
pour ce que toutes ces sciences s’entretiennent comme font les parties d’un
cercle qui n’a ni commencement ni fin, et toutes tendent et regardent de leur
naturelle inclination vers le centre du cercle, lequel centre nous pouvons ici
imaginer être connaissance du bien souverain, et appétence d’icelui 54.

Cette unité érudite et non pas professionnelle se réalise sous l’égide d’une disci-
pline particulière, l’éloquence, définie ainsi par Budé : « Éloquence est une science
et universelle faculté embrassant et accouplant en un cercle toutes les sciences
libérales et politiques, non mie par profession, mais par érudition suffisante » 55.

52.  Ibid., f. 11.


53.  Ibid., f. 12
54.  Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 53-53v. Ramus a cherché à traduire l’« érudition suffi-
sante » sans « distinction de facultés et professions », dans l’enseignement de la faculté des arts, par
la « conjonction » entre l’éloquence et la philosophie ; Marie Dominique Couzinet, Pierre Ramus
et la critique du pédantisme. Philosophie, humanisme et culture scolaire au xvie  siècle, Paris, 2015,
p. 393-427.
55.  Ibid., « Prologue », f. 31v.
54 Marie-Dominique Couzinet

Outre qu’elle atteint son sommet dans la langue grecque, elle exige en effet de
l’orateur accompli qu’il puisse traiter tous les sujets et connaisse pour cela toutes
les disciplines, au service de l’utilité publique, comme l’a fait Périclès. De sorte que
Budé peut parler sans contradiction de la « philosophie, qui embrasse et contient
dedans ses fins et limites le pourpris [pourtour] de doctrine circulaire dont j’ai
parlé ci-dessus » 56. En effet, philosophie et éloquence se recouvrent exactement
par l’universalité de leurs objets et leur capacité à mobiliser l’ensemble des disci-
plines, en leur conférant leur véritable unité éthique dans la commune recherche
du souverain bien. La philosophie a ici le sens de mère des arts (mater artium) 57.
Bien plus, l’éloquence et la philosophie ne peuvent se passer l’une de l’autre,
et leur union est centrale au point que « philosophie avec éloquence » peut
désigner toute « la science des Gentils » 58. Les modèles de Budé en la matière
sont Platon et Aristote : « Platon, qui a été superlatif en éloquence dialogique
et philosophique, et après lui Aristote, comme Cicéron témoigne » 59 ; quant à
l’orateur théorisé par Quintilien 60, il trouve en « Démosthène entre les Grecs et
Cicéron entre les Romains » ses représentants « les plus excellents », sans toutefois
que la perfection de l’art ait jamais été atteinte ou que la nature ait produit un
« chef d’homme » 61 : au même titre que la philosophie, l’éloquence est l’affaire
de « l’homme avec mortalité », et donc seulement une recherche de la perfection.
Budé fait remonter l’éloquence française aux Celtes et aux Gaulois (Juvénal) 62,
qui ne l’ont pas signifiée allégoriquement par Mercure, comme les Grecs, Égyptiens
et Romains, mais par Hercule (d’après Lucien), dont la représentation figurée
énonce tous les caractères d’une « éloquence fondée en science » 63. Ce n’est donc
pas l’exercice de la seule philosophie qui fait l’honneur de l’homme, mais celui
de la « docte éloquence » : « Et l’honneur et réputation de l’esprit, auquel est le
domicile de cette puissance que les philosophes appellent la principauté de l’âme

56.  Ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 70v.


57. «  Philosophia vero, omnium mater artium  », Cicéron, Tusculanæ Disputationes, I, 64 ;
« Mater omnium bonarum rerum », De Legibus, I, 58.
58.  Ms. G, « Proverbes de Salomon », f. 54-54v.
59.  Ibid., f. 55v. « Car comme dit Cicéron au seconde livre de ses Tusculanes [II, 3, 7], […] ce
qui a perpétué les livres des philosophes platoniques et aristotéliques est la grâce et élégance de leurs
compositions ». Ibid., « Prologue », f. 11. Aristote enseigne « la langue grecque » et « littérature et
philosophie » à Alexandre, ibid., f. 25.
60.  Ms. G, « Prologue », f. 32v.
61.  Ibid., f. 35.
62.  Ibid., f. 31v.
63.  Ibid., f.  33v-35. Conformément à la définition de l’éloquence selon Plutarque, d’après
Platon, dans la Vie de Périclès [4, 2] : « L’art oratoire est la faculté de mener le cœur et l’âme des
hommes, ainsi qu’il est commode à celui qui suade ou dissuade, et exciter les affections ou modé-
rer, et aucunes fois, assoupir », ibid., « Proverbes de Salomon », f. 56v. Le meilleur exemple est le
discours de Cicéron pour Licaire.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 55

[…] consiste en docte éloquence et langage disert et facond » 64. Philosophie et


éloquence sont donc les éléments principaux de « la vieille composition dont les
maîtres anciens ont usé, détrempée et confite en élégance de doctrine ».
Pour les rétablir, Budé se bat sur deux fronts : a) il incite l’Université de
Paris à rétablir l’enseignement de l’éloquence ; b) il polémique contre ceux qui
soutiennent qu’il faut interdire l’enseignement du grec dans l’Université de Paris.

1. L’exhortation à réformer l’Université de Paris


Dans le « Prologue », Budé énonce la proposition suivante :
Il me semble qu’en une si fameuse université d’étudiants comme Paris, il y
devrait avoir une faculté d’éloquence et un conservateur pour icelle, attendu
que la plupart des autres ne la veulent recevoir entre elles 65.

Mais c’est seulement dans la première partie qu’il prend le roi à témoin pour
intenter un véritable procès en « autorité usurpée magistralement, sans grande
science » 66, aux docteurs de l’Université de Paris qui ont subverti les valeurs,
au point qu’« il est trop plus facile et estimé plus honorable d’être docteur que
d’être docte » 67. Le lieu de la subversion est la faculté des arts, où est enseignée
la philosophie :
Ce qui est nécessaire qu’il advienne es écoles où on prend au cours de phi-
losophie par abréviation, c’est-à-dire que par autorité des facultés, esquelles
Pallas, ni les Muses ont immiscé leurs puissances scientifiques, un homme
ingénieux et circonvenu peut facilement, avant l’âge de trente ans, mon-
ter depuis les premiers éléments de doctrine, jusqu’au comble de science,
qui est nommé par les Anciens la première philosophie et sapience, et qui
proprement se peut appeler science. Car elle seule sait et connaît les causes
premières et embrasse et enclot dedans son circuit toutes les autres sciences 68.

La philosophie enseignée à l’université a pour sommet la métaphysique au


sens aristotélicien de philosophie première ou science des causes premières, syno-
nyme de sapience 69. C’est la science architectonique à laquelle sont subalternées
les autres disciplines 70, raison pour laquelle elle « embrasse et enclôt dedans son

64.  Ibid., « Prologue », f. 17-17v.


65.  Ibid., f. 28.
66.  Ibid., f. 28v.
67.  Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 55.
68.  Ibid., f. 55v. Souligné par nous.
69. Aristote, Métaphysique, vol. 1, éd. Jules Tricot, Paris, 1974, p. 16, n. 3. Thomas d’Aquin
remarque qu’«  Aristote substitue les terme de philosophie et philosophe aux termes sagesse et
sage ».
70. Aristote, Métaphysique, A, 2, 2982 b 5 et suiv.
56 Marie-Dominique Couzinet

circuit toutes les autres sciences ». Mais le « circuit » tracé par le cursus – circuit
court – est tout autre que celui de l’encyclopédie, parce qu’« il passe par la vis
anfractueuse et labyrintheuse des Sophistes », pour éluder « les sciences appar-
tenant à l’humanité et civilité » 71. Cette abréviation de chemin qui a pour but
exclusif d’obtenir le bonnet de docteur détourne les études de leur signification
et de leur but véritable. Budé exprime ce dévoiement par l’opposition entre
« philosophes superficiaires » et « philosophes fonciers » :
Par quoi nous voyons grande multitude aujourd’hui de philosophes super-
ficiaires, et qui n’ont que la superficie et apparence de savoir ; mais peu y en
a de fonciers, car ils n’ont les fondements de doctrine au moins qui soient
solides et stables pour y construire hauts étages et montées anagogiques de
philosophie 72.

Au même titre que la philosophie, il y a une éloquence « superficiaire » :


Car quand le parler est fondé en science et connaissance de toutes choses,
c’est la mer grande et profonde et qui ne se peut épuiser. Autrement parler
de soi sans naturelle prudence ou sans grand savoir acquis, est une chose
superficiaire et sans aucun fond, en laquelle n’y a aucune solidité, dont il ne
peut émaner que résonance frustratoire et loquacité, non pas éloquence, sans
aucun fruit, effet ou vigueur, ainsi que d’une trousse vide et d’un arc sans
trait empenné 73.

Or, le long détour par l’apprentissage des lettres et donc des langues grecque
et latine (et non du latin « barbare » des universitaires et de leurs exercices sophis-
tiques) est nécessaire à l’enseignement de la philosophie, notamment « pour
l’étude de la philosophie physique et dialectique » qui suppose la connaissance
du grec 74, comme pour celui de l’éloquence. Car l’éloquence est le Soleil et la
lumière de la philosophie :
Et n’est rien si certain entre les gens de savoir que en rayant et cassant élo-
quence en la montre de bonnes sciences, on fait une telle déformité en philo-
sophie comme si du nombre des étoiles on voulait ôter le Soleil 75.

L’éloquence est le plus lumineux des « luminaires des bonnes lettres » que
seuls peuvent soutenir « ceux qui ont la vue plus ferme et plus solide pour regar-
der droit au soleil » 76. La référence platonicienne se prolonge dans une tradition

71.  Ms. G, « Proverbes de Salomon », f. 55-55v.


72.  Ibid., f. 57.
73.  Ibid., « Prologue », f. 35.
74.  Ms. G, « Proverbes de Salomon », f. 57v.
75.  Ibid., f. 55v.
76.  Ibid., f. 57.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 57

médiévale de mise en correspondance entre les astres et les sciences qui conduit
jusqu’à Dante 77.
Mais la faculté des arts n’est pas seule visée, puisque les plus grandes univer-
sités n’admettent l’éloquence dans aucune des quatre facultés (arts, médecine,
droit, théologie), et tout particulièrement dans la faculté de droit, où elle serait
pourtant la plus utile :
Et toutefois messieurs des universités fameuses ne veulent admettre une telle
puissance entre leurs facultés, ni la plupart des jurisconsultes pareillement :
lesquels ne peuvent entendre, ou ne veulent que les pouvoirs et facultés
d’élocution sont les instruments des sciences politiques, sans lesquels ils ne
peuvent avoir effet de leurs opérations 78.

L’éloquence instruite par l’histoire éclaire les sciences politiques, parce qu’elle
les fait passer de la puissance à l’acte : « les exemples et faits mémorables sont
excitatifs des vertus dont les scintilles sont par nature engendrés es nobles cœurs,
qui ont aptitude et inclination à choses honnêtes ensuivre » 79. C’est réorienter la
philosophie vers la philosophie pratique, en particulier la politique, au détriment
de la philosophie théorique, avec la métaphysique à son sommet 80. Pour autant,
Budé ne suit pas les partisans de la prééminence de la philosophie morale qui
pensent que la philosophie peut à elle seule, sans soutien divin, réintégrer la raison
humaine dans ses droits 81.

2. La défense et illustration du grec


Plus loin dans l’ouvrage, Budé mène un second combat, sans doute sous
l’égide de Pallas Athéna, protectrice à la fois des guerriers et des intellectuels :

77.  Dans le Convivio, Dante propose une lecture allégorique de la correspondance qu’il éta-
blit entre les cieux et les sciences. La rhétorique « est similaire au troisième ciel », le ciel de Vénus
(II, 14, 247), en raison de la clarté de son aspect et de « la seconde similitude » entre les cieux
et les sciences qui «  est la lumière qui émane de l’un et de l’autre ; car chaque ciel illumine les
choses visibles, de même que chaque science illumine les intelligibles ». Assimilée au ciel cristallin
ou premier mobile, la philosophie morale éclaire toutes les autres disciplines (III, 15, 11). Voir
Thomas Ricklin, « Théologie et philosophie du Convivio de Dante Alighieri », dans La servante et
la consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la théologie au Moyen Âge, éd. Jean-Luc Solère et
Zénon Kaluza, Paris, 2002, p. 129-150 ; Ruedi Imbach, Dante, la philosophie et les laïcs, Fribourg/
Paris, 1996.
78.  Ms. G, « Proverbes de Salomon », f. 56v.
79.  Ibid., « Prologue », f. 23.
80.  Sur la politique comme science architectonique, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, I,
1094 a 26-b 7. Sur la philosophie morale comme philosophie première chez Dante et ses prédé-
cesseurs, voir R. Imbach, Dante, la philosophie…, p. 137-138 ; Ruedi Imbach et Catherine König-
Pralong, Le défi laïque. Existe-t-il une philosophie de laïcs au Moyen Âge ?, Paris, 2013, p. 168-170.
81.  Ms. G, « Prologue », f. 7.
58 Marie-Dominique Couzinet

[Contre] ceux qui maintiennent publiquement qu’on devrait interdire la


lecture des lettres grecques en l’université de Paris, qui sont, par le consen-
tement des savants tant anciens comme modernes, la doctrine originale de
l’école de Paris, qui se dit métropolitaine des universités scolastiques 82.

Le combat de Budé est à la fois institutionnel et politique, contre des maîtres


qui « veulent anathématiser ladite langue grecque et les disciples d’icelle », tout
comme les précédents, pour préserver leur fonds de commerce 83. Selon Christine
Bénévent, « Budé livre ainsi un bilan des différents prétextes utilisés […] pour
affirmer l’autorité de la seule Vulgate » 84. L’enjeu n’est autre que l’interprétation de
l’Écriture, et par conséquent la vraie religion : Budé dénonce les « philosophistes »
qui combattent « les pures disciplines et intémérées, c’est-à-dire qui retiennent
l’originale vérité non sophistique », en « donnant à entendre au peuple » que la
« religion orthodoxe […] ne se p[eut] compatir avec éloquence et lettres grecques,
qui est déguiser la vérité et donner le nom de vraie religion à faux semblant » 85.
C’est s’attaquer directement aux théologiens, à l’autorité de la Vulgate et à la
faculté de théologie elle-même :
Et à cela connaît-on que leur sacro sainte faculté ne peut amortir les affec-
tions des cœurs transportés d’ambition ou malévolence, laquelle, emmente-
lée d’hypocrisie et souventefois d’habits monastiques, s’est effrénée, depuis
peu de temps, jusques au dernier point de témérité, en entreprenant autorité,
appartenant à un concile général, de jeter interdit sur l’honneur et clarté des
disciplines libérales […] au grand déshonneur et détriment du titre de leur
profession. Lequel, du nom et degré de première et souveraine philosophie,
est tombé et déjeté en philosophistie 86.

Ici, la « première et souveraine philosophie » est la métaphysique en tant qu’elle


a pour objet le premier principe divin 87, autrement dit, la théologie.

82.  Ms. G, « Apophtegmes des Romains », f. 123v.


83.  Ibid., f. 124.
84.  C. Bénévent, Habilitation…, vol. II/1, p. 417, note 462 ; James K. Farge, Orthodoxy and
Reform in Early Reformation France. The Faculty of Theology of Paris, 1500-1543, Leyde, 1985,
p. 49.
85.  Ms. G, « Apophtegmes des Romains », f. 124v.
86.  Ibid. Sur la critique de Budé et les incertitudes qui demeurent, voir C.  Bénévent,
Habilitation…, vol. II/1 : « Introduction », p. lxxxix-xc. Sur l’équation humanistes-hérétiques
entre 1518 et 1520 (notamment chez Noël Béda), voir J.  K.  Farge, Orthodoxy and Reform…,
p. 170-171 ; Luigi-Alberto Sanchi, « Les imprimeurs humanistes et la censure », dans Paris et Île-
de-France, Mémoires, t. 65, 2014, p. 233-249, aux p. 237-238.
87. Aristote, Métaphysique Lambda, 7 ; 9.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 59

III. — Philosophie morale et politique

La réorientation vers la philosophie pratique et sa composante rhétorique


comme fondements de la vie civile constitue la réponse de Budé à la subversion
des valeurs dans ses conséquences juridiques et politiques. Il la définit ainsi :
Toute la philosophie morale, en laquelle tant de grands esprits ont été jadis
occupés pour donner ordre et forme de régime à l’homme tant envers Dieu,
envers soi-même qu’envers les prochains et étrangers, n’est autre qu’investi-
gation et inquisition de remède et lumière de connaissance et avertissements
salutaires contre les ténèbres d’ignorance et abusion et élusion [tromperie]
du monde qui pervertissent l’ordre des créatures et la raison, lesquelles choses
dussent régir et gouverner les hommes 88.

L’objet de la philosophie morale est le « régime » ou gouvernement de soi-


même envers Dieu et envers autrui, qui établit une continuité entre politique et
téléologie morale, conformément à la tradition des traités De Regimine princi-
pum 89 et aux propos de Budé sur la nature de la sagesse. Son objet spécifique est
le combat contre la troisième « puissance » qui entrave l’usage de la raison par
les hommes : « le monde [qui] par son arroi pompeux, fastueux et resplendissant
nous éteint et éblouit tellement les yeux de l’humanité intérieure, que nous ne
pouvons discerner la vanité et élusion [tromperie] auprès de la vérité solide » 90.
Budé énonce alors ce dont fait profession la philosophie morale :
La profession de cette discipline tend à fin de procéder et aller avant de jour
en jour en purgation et expulsion d’erreurs vicieux […] qui […] se sont intrus
contre le droit naturel et tiennent dedans le cœur et jugement des humains
et en ont prescrit la domination ou quasi domination par le droit des gens
qui autrement est appelé droit humain par Virgile et T. Livius, dont le sens
commun est interprète, qui juge et donne sentence et le plus souvent arrêts
par opinion des assistants et par coutumes locales introduites par chacune
province, tout au rebours des décrets de la philosophie orthodoxe enregis-
trés par les secrétaires de vérité, greffiers de la cour souveraine, en laquelle se
vident tous les jours les erreurs des jugements, tant civils que canoniques  91.

Dans le cas de la philosophie morale, comme précédemment, la philosophie


est assimilée à un remède ; or, il ne s’agit plus d’antidote, mais d’une purge

88.  Ms. G, « Prologue », f. 6-6v.


89.  Voir Michel Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouverne-
ment, Paris, 1995 ; Jean-Marc Mandosio, « Apprendre à être bon prince », dans La prudence, dir.
Gilles Achache, Paris, 1996, p. 57-77.
90.  Ms. G, « Prologue », f. 6.
91.  Ibid., f. 6v.
60 Marie-Dominique Couzinet

destinée à purifier et à expulser l’erreur 92. La tromperie vient selon Budé de


la domination illicite du « droit des gens » sur le « droit naturel », opposition
absente du manuscrit de l’Arsenal (ms. A). Budé entend par « droit des gens »
ou « droit humain » – distinct du droit naturel commun à tous les êtres animés –
l’universalisation de la coutume 93. Le « droit humain » va selon lui à l'encontre
des « décrets de la philosophie orthodoxe » qui régit les princes et les prélats au
nom de la justice divine.
La première manifestation du rôle purgatif de la philosophie morale est sans
doute d’avoir fondé sur la justice les droits civil et canon sur lesquels princes et
prélats fondent la conservation du pouvoir politique :
De cette doctrine est sourd [surgi] et émané le fondement et origine des
droits civils et canons, par l’autorité desquels les rois, les empereurs et autres
princes conservent leur majesté et empire ; et justice demeure, ou doit de-
meurer en vigueur et observance, toujours verte comme un laurier. Car « jus-
tice est une volonté constante et propos non muable, rendant à un chacun
son droit », ainsi que disent les anciens jurisconsultes [Ulpien, D., 1, 1, 10,
pr.]. Et dit Aristote au cinquième de ses Éthiques [EN, V, 3, 1129b], que
c’est l’excellence des vertus et que Lucifer l’étoile du matin et Hesperus celle
du soir, ne sont point si à émerveiller que justice 94.

La philosophie morale réside tout entière dans l’Éthique à Nicomaque d’Aris-


tote à laquelle Budé articule la définition de la justice dans le Corpus juris civilis 95
et à laquelle il recourt pour préciser sa défense à l’aide de la notion d’équité,
l’epieikeia :
La raison à qui la connaissance en appartient, par le singulier privilège oc-
troyé d’ancienneté à la créature mortelle intellective, accommode et prête pa-
tience ou dissimulation ou connivence au sens qui s’appelle commun par les
orateurs, et à prudence civile, qui plus est politique que morale et conjointe
par affinité trop plus à droit rigoureux et magistral, qu’à équité caritative, que
nous appelons Épicaie par corruption du terme grec, duquel Aristote a usé 96.

92.  La philosophie comme purge est prise ici moins au sens éthique de purification des pas-
sions qu’au sens théorique de purgation de l’erreur. Voir Platon, Sophiste, 231 b.
93.  « Mais par erreur et abus nous pervertissons et préposons l’ordre et droit naturel par droit
coutumier et par corruptèle du droit politique, qui est émané de la coutume générale et œcumé-
nique, c’est-à-dire universelle à tout le monde, qu’on appelle le droit des gens pour ce que toutes
nations en usent » ; ibid., « Apophtegmes en faveur des lettres », f. 60.
94.  Ibid., « Prologue », f. 7.
95.  « Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuens » (Institutes 1, 1 ; 1.
Digeste 1, 1, 10, pr.). Au début du livre V, Aristote définit la justice : « Nous observons que tout le
monde entend signifier par justice cette sorte de disposition qui rend les hommes aptes à accomplir
les actions justes, et qui les fait agir justement et vouloir les choses justes ». Éthique à Nicomaque,
V, 1, 1129 a 6-9, trad. Jules Tricot, Paris, 1972, p. 213.
96.  Ibid., f. 7v.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 61

L’équité (epieikeia) se distingue par sa souplesse du droit des gens, apparenté


ici au « droit rigoureux et magistral », le jus strictum des jurisconsultes, « équiva-
lent romain de l’akribodikaion d’Aristote », explique Luigi-Alberto Sanchi, qui
comporte la possibilité d’un droit sans équité (« summum ius, summa iniuria ») ;
l’équité est « une justice “meilleure”, capable de s’adapter aux cas d’espèce ». Budé
a déjà développé l’opposition dans les Annotationes 97 ; il reprend la discussion ici,
en introduisant la notion de « droit des gens ». À la faveur d’un Apophtegme de
Plutarque, il envisage la possibilité de « corriger et tempérer » le décalage qui règne
entre éthique et politique, droit naturel et droit des gens, si la justice s’incarne
dans des hommes capables de manier les deux :
Mais cette coutume prescrite et droit qui se nomme approuvé par longue
observance de ceux qui en ont usé, est réprouvé par les réponses des sages
prudents, non point es affaires civiles, car la plupart se sont éloignés, mais
prudents et entendus es propriétés et droitures naturelles et morales, qui
ont grande discrépance et disconvenance avec les politiques et civiles, sinon
qu’[elles] soient corrigées et attempérées par hommes mêlés et ambidextres,
qui s’aident de deux mains  98.

Faut-il voir dans ces « hommes mêlés » des souverains éclairés par l’enseigne-
ment des lettres ?
Budé emprunte aussi à Aristote la notion de justice distributive (kat’axian), qui
tient compte de la diversité des individus. Luigi-Alberto Sanchi a montré dans le
même article ses deux utilisations par Budé, dans le manuscrit A de l’Institution
du prince. Je cite sa conclusion qui vaut aussi pour le manuscrit G :
Budé n’hésite pas à convoquer les textes philosophiques et juridiques qu’il
a déjà exploités au cours de ses études pour les Annotationes ; ardus, il les
simplifie et les relie entre eux de façon originale, montant les deux côtés de
la justice distributive : non seulement distribuer les charges et les prébendes
à ceux qui les méritent, mais aussi –  selon l’une des interprétations «  liti-
gieuses » prévues par Aristote – rendre à chaque classe d’individus la dignitas
qui leur est propre ; dans le cas de la royauté, Budé suggère un lien entre la
théorie de la proportion géométrique et celle du « prince délié des lois » issue
de la jurisprudence romaine impériale, déjà étudiée dans ses Annotationes,
sans renoncer non plus à proposer au roi […] l’idéal salomonien de la sagesse
unie à la justice au sommet de l’État 99.

97.  Luigi-Alberto Sanchi, « Idées et expressions de la justice dans l’œuvre de Guillaume Budé »,
dans Pouvoir, rhétorique et justice, dir. Jean-Marc Joubert et François Ploton-Nicollet, Paris, 2019,
p. 231‑245.
98.  Ms. G, « Apophtegmes en faveur des lettres », f. 60.
99.  L.-A.Sanchi, « Idées et expressions de la justice… », p. 244.
62 Marie-Dominique Couzinet

La première partie de la justice distributive, « par laquelle les honneurs et


profits se doivent distribuer selon le mérite et savoir des hommes qui peuvent
profiter à la chose publique » 100, incombe aux rois eux-mêmes, supérieurs aux lois
de leur royaume 101 comme à toute loi écrite ; « et quand cette distribution se fait
par raison et proportion […], alors libéralité est justice » 102. Cependant, « il n’y
a que Dieu à qui il appartienne d[e] faire l’amendement » de l’injustice régnante
– et non aux sujets – pour que « les puissances qui maintenant sont absolues
par droit humain, se trouve(ro)nt liées et étreintes des liens du droit divin » 103.
Néanmoins, les rois eux-mêmes peuvent s’amender. Dans le cas de François ier,
[C’est sa capacité à] acquérir prudence par doctrine et littérature idiomatique
[…] par laquelle [il] connaîtr[a] plus amplement que l’usage de puissance
absolue des princes et monarques […] ne se peut bien compatir avec [ce qui
est attaché à sa] couronne sacrée. Et a été un octroi obtenu contre les consti-
tutions romaines et observance des bons empereurs 104.

La connaissance de l’histoire est seule à même d’enseigner au roi que sa puis-


sance n’est absolue que « par droit humain » ; qu’elle n’est qu’un droit coutumier
qui ne le délie pas des lois divines, en raison du caractère sacré de sa couronne ;
un simple usage dont il dépend de lui qu’il soit bon ou mauvais, et un « octroi »
contraire à la loi Digna vox 105. Le grand Pompée qui n’avait pas de limites à ses
conquêtes, donne l’exemple d’un pouvoir volontairement limité, mais c’était
« ainsi que le régime de l’empire de Rome requérait, qui alors était politique et non
encore monarchique » 106, précise Budé. Et il interprète la Lex regia sur l’origine
contractuelle du pouvoir monarchique dans le sens d’une obligation d’équité de
la part du roi envers le peuple contractant 107.

100.  Ms. G, « Prologue », f. 8. Sur le bon et le mauvais usage de la justice distributive, voir
ibid., « Apophtegmes de Romains », f. 114-116v.
101.  « Princeps legibus solutus » ; Digeste, 1, 3, 31.
102.  Ms. G, « Prologue », f. 8v-9.
103.  Ibid., f. 9-9v.
104.  Ibid., f. 22.
105.  « L’empereur Théodose dit en une loi que c’est parole digne de prince, que de soi dire
et maintenir être sujet à la loi, pour autant que l’autorité du prince dépend de la conservation de
la justice. “Et à la vérité, dit-il, le prince ne peut plus exhausser et autoriser sa majesté, que de la
soumettre à raison écrite” ». Ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 139.
106.  Ibid., « Apophtegmes des Romains », f. 139.
107.  « Car bien entendait ledit bon empereur [sc. Titus] que le peuple de Rome, quand il céda
au prince monarque le droit et la puissance qu’il avait sur la chose publique, et sur l’établissement
de toutes les parties d’icelle qui fut alors que la loi royale fut promulguée, qui s’appelle Lex regiæ,
il n’entendait pas de soi dessaisir du tout par tel transport de si grands droits, et aussi de sa liberté,
pour les mettre du tout en la main de plaisir et de volonté non réglés, mais entendait le tout mettre
en la tuition et discrétion d’autorité monarchique et de majesté royale, usant d’édits et ordon-
nances de justice et d’équité tant écrite que non écrite, dont pour lors le Sénat était le registre. Et
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 63

Un autre point est le choix de serviteurs fiables qui puissent être un « anti-
dote » contre la flagornerie et la dissimulation 108. C’est la seconde utilisation de
l’image de l’« antidote » par Budé. À la suite de Plutarque, il articule la critique
de la flatterie à la thématique socratique et platonicienne du « Connais-toi toi-
même » – comme le fait aussi Castiglione au livre IV du Livre du Courtisan, sans
doute en vertu de la même source plutarquienne, le traité Comment discerner le
flatteur d’avec l’ami 109 : le flatteur trompe le prince ; le bon courtisan doit dire
la vérité au prince 110. Mais pour Budé, si l’injonction delphique « Connais-toi
toi-même » suffit à un homme privé, elle ne suffit pas à « un grand prince ou
un grand prélat » qui doit aussi connaître ceux à qui il délègue son autorité 111.
La seconde acception de la justice distributive : « Rendre à chaque classe
d’individus la dignitas qui leur est propre » revient pour le roi à rétablir l’ordre
naturel des créatures, autant pour ses sujets que pour lui-même. Ainsi Budé com-
mente-t-il le refus qu’oppose Alexandre à son père Philippe, qui voulait l’envoyer
aux Olympiades, dans les termes suivants : a) Il se connaissait lui-même dans
le sens où il connaissait son état naturel de prince ; participer aux jeux eût été
faire « confusion d’états » 112 ; b) « L’excellence d’un prince, par laquelle il entend
acquérir honneur, doit être proportionnée à son état […] ; il ne peut entrer en
comparaison entre ses sujets, sinon par le degré superlatif » 113. Autrement dit, il
doit surpasser ses sujets dans les vertus de prudence, continence, justice, clémence
et humanité, mais il doit dépasser les princes dans les vertus propres aux princes,
où dominent la justice distributive et l’autorité, en allant jusqu’à l’héroïsme 114.
Dans un autre épisode, Porus, vaincu par Alexandre, définit le terme « royale-
ment » par la suréminence de vertu :
On comprend la souveraineté et suréminence de bénignité, de tempérance,
d’humanité, de clémence, ou d’autre vertu dont on veut parler. Car les vertus
royales doivent être émulatives et équiparables aux vertus héroïques, qui sont
de note plus haute et d’autre calibre que les humaines 115.

semble cette interprétation raisonnable à tout homme bien considérant la fondation et institution
primitive de monarchie qui ne s’est pu faire sans consentement des sujets, ou autrement elle ne
serait pas fondée de légitime empire, mais d’usurpation tortionnaire ». Ibid., « Apophtegmes en
faveur des lettres », f. 65v.
108.  Ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 85.
109.  Ibid., f. 93.
110.  Ibid., «  Derniers apophtegmes  », f.  144-144v. Voir Baldassare Castiglione, Il libro del
Cortegiano, liv. IV, chap. 5‑9.
111.  Ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 78v-79.
112.  Ibid., f. 80.
113.  Ibid., f. 80-80v.
114.  Ibid., f. 80v.
115.  Ibid., f. 140v.
64 Marie-Dominique Couzinet

La « souveraineté », synonyme de « suréminence », est suréminence de vertus.


La différence entre vertus humaines et vertus royales, abondamment illustrées par
les morceaux choisis par Budé d’histoires grecques et romaines, met le souverain
à part, dans un excès héroïque qui le place au-dessus du reste des hommes, au
point de le rendre plus à même de réaliser le souverain bien humain :
Car vous avez les instruments de nature et de fortune entièrement, pleine-
ment et abondamment pour ce faire [sc. laisser la mémoire de votre nom],
mais que vous en ayez entendu par étude et attention la manière […], et
pourrez avoir fruition non seulement des parties de cette présente vie, autant
que la condition de créature mortelle en peut porter quand elle est remontée
et équipée de tous ses membres et organes carrément et commodément entre
défaut et excès, mais aussi de l’état royal et prééminence souveraine, qui est
le dernier comble de cette félicité 116.

On reconnaît chez le roi toutes les composantes du bonheur tel que le défi-
nissent les philosophes, comme la jouissance des biens du corps, de l’âme et de
la fortune 117. Mais seul « l’état royal et prééminence souveraine » porte à son
comble cette félicité inaccessible aux particuliers, comme c’est aussi le cas chez
Castiglione 118.
La connaissance de soi que doit avoir celui qui occupe les plus hautes fonc-
tions concerne aussi l’honneur dû à « son état, qualité et autorité » 119. L’histoire
du fils de Fabius Cunctator, devenu consul, qui demande à son vieux père de
mettre pied à terre devant lui, donne à Budé l’occasion d’une leçon sur la notion
de majesté, son histoire, et sur le crime de lèse-majesté, dont il relate l’origine 120.
La connaissance de soi concerne aussi la connaissance de « l’office de Roi, c’est-
à-dire selon l’étymologie du vocable, d’avoir le régime des sujets en sa puissance
et en son libéral arbitre, réglé par droit et raison. Car régir est à dire dresser ce
qui est dépravé et oblique » 121.
Ainsi s’esquisse la proposition politique de Budé à l’adresse du roi, articulée
sur la théorie aristotélicienne de l’équité et de la justice distributive et l’injonction

116.  Ibid., « Prologue », f. 23.


117.  « Les philosophes disent qu’il est trois manières de biens en ce monde : les biens du corps,
les biens de l’âme et les tiers ceux de fortune, qu’on appelle extériores et forains ». Après les avoir
détaillés et hiérarchisés, Budé conclut : « à qui il advient et Dieu donne, être largement garni de
ces trois manières de biens, celui, selon les philosophes, doit être estimé bienheureux et quasi béat
en ce monde. Car à parler humainement, il a accomplissement et quasi perfection des parties de
nature humaine ». Ibid., f. 19-19v.
118.  B. Castiglione, Il libro…, liv. IV, chap. 10 et 46.
119.  Ms. G, « Apophtegmes de Romains », f. 106v.
120.  Ibid., f. 107.
121.  Ibid., « Apophtegmes en faveur des lettres », f. 63v. Voir également l’image du prince-
équerre que Budé trouve chez Pline, ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 78.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 65

delphique de connaissance de soi et de ceux à qui l’on délègue son autorité, ce


qui revient à rétablir la justice, comme ordre naturel des créatures subverti par
des princes ignorants de la philosophie et des lettres.
Dans l’Institution du prince, c’est l’inscription de la philosophie dans l’histoire
qui permet de comprendre son rôle central : sapience originaire à la fois spirituelle
et politique de Salomon, équivalent de la « connaissance des choses divines et des
choses humaines » chez Cicéron, elle est l’origine et l’horizon que Budé propose
au prince dans sa recherche philosophique de la sagesse par la prudence lettrée et
l’éloquence savante. Matrice de l’encyclopédie, « mère des arts », la philosophie
éloquente permet de retrouver le chemin de la sapience naturellement cachée, en
un temps où l’institution philosophique y superpose le cryptage de l’ignorance et
de la sophistique barbare. Elle a aussi la capacité de faire passer à l’acte les ensei-
gnements de l’histoire, et pour le souverain, d’approcher – sinon d’atteindre – le
comble du souverain bien humain, dans l’exercice de la justice.

Signature ??????

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