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DE LA PHILOSOPHIE
DANS L’INSTITUTION DU PRINCE
par
Marie-Dominique COUZINET
Dans le livre publié en 1547 sous des titres dans lesquels revient l’expression
« Institution du (d’un) prince », Guillaume Budé s’adresse à François Ier en français
– le roi ne connaît pas le latin – pour lui délivrer des conseils et des enseignements
politiques qu’il puise dans l’histoire grecque et romaine, en particulier dans les
Apophtegmes de Plutarque dont il donne à cette occasion une première traduction
française 1. Ce texte, initialement rédigé au début de 1519, probablement pour être
lu devant le roi, a connu une importante diffusion manuscrite dans les milieux
de la cour et de l’aristocratie française. Budé y lance, à l’adresse du nouveau
souverain, un appel insistant et argumenté au mécénat en faveur des savants et
formule une proposition politique et une politique culturelle 2.
Le texte initial se trouve dans un manuscrit conservé à l’Arsenal, et dans huit
autres manuscrits comportant des additions insérées entre 1519 et 1522, outre les
trois éditions du xvie siècle. Christine Bénévent a établi, contre l’autorité de Louis
1. Voir Luigi-Alberto Sanchi, « Budé et Plutarque : des traductions de 1505 aux Commentaires
de la langue grecque », dans Moralia et œuvres morales à la Renaissance. Actes du colloque international
de Toulouse, 19-21 mai 2005, éd. Olivier Guerrier, Paris, 2008, p. 91-108. L’Institution du prince
est le seul texte écrit en français par Budé, avec l’Epitome du De Asse.
2. « Et ferez poètes et orateurs comme vous faites comtes et ducs, en leur inspirant vertu
d’éloquence par votre libérale bénignité, ainsi que au temps passé faisaient les princes de Rome en
soi portant tuteurs des disciplines libérales » ; transcription du manuscrit BNF, fr. 23074 (ms. G),
Épître dédicatoire, f. 3v, dans Christine Bénévent, Habilitation à diriger les recherches, Université
Sorbonne nouvelle-Paris 3, 13 janvier 2018, vol. II/1 : édition critique de l’Institution du prince de
Guillaume Budé, p. 89. Désormais désigné comme « ms. G ». On a rétabli l’orthographe moderne.
44 Marie-Dominique Couzinet
Delaruelle, et après avoir écarté l’édition remaniée par Jean de Luxembourg qui
est la plus connue, que les ajouts à la version courte du manuscrit (manuscrit A),
longtemps considérée comme la seule attribuable de façon certaine à Budé, sont
bien de son fait. L’édition critique du texte qu’elle doit publier étant encore en
préparation, mon propos s’appuie sur une version « longue » intermédiaire,
constituée par la transcription du manuscrit G telle qu’elle résulte des additions
successives. Celles-ci rendent l’argumentation sinueuse en regard de la version
initiale de l’ouvrage (ms. A), comme c’est le cas pour les Essais de Montaigne, mais
elles ont l’avantage de susciter des lieux parallèles qui s’éclairent réciproquement.
Une des difficultés de mon entreprise est qu’elle a tendance à simplifier la pensée
de Budé dont elle ne saurait suivre les méandres. Je dois à Christine Bénévent et à
Luigi-Alberto Sanchi de m’avoir généreusement fourni le texte ainsi que plusieurs
travaux qu’ils ont l’une et l’autre consacrés à l’Institution du prince 3.
L’ouvrage se présente comme un miroir du prince rédigé en vernaculaire,
accordant une large place à un florilège 4. L’épître dédicatoire au roi François Ier
(3 feuillets) est suivie par un long « Prologue » argumenté (14 feuillets) dont
les motifs sont repris sur différents registres dans les deux parties inégales qui
suivent et dont la trame est essentiellement fournie par l’hypotexte, comme
l’a montré Christine Bénévent : une sélection tirée des textes sapientiaux,
L’Ecclésiaste, L’Ecclésiastique et les Proverbes (« Proverbes de Salomon », 9 feuil-
lets), suivie d’un recueil d’Apophtegmes de Plutarque, ou « Livre des sentences
et dits compendieux », correspondant « temporel » de la leçon « spirituelle » des
Proverbes de Salomon 5, section cinq fois plus longue que la partie précédente
(127 feuillets). Elle peut se structurer, si l’on suit les divisions introduites par
Christine Bénévent, en « Apophtegmes en faveur des lettres », « Apophtegmes
de Macédoniens », « Apophtegmes de Romains » et « Derniers apophtegmes ».
La moisson de Budé s’étend bien au-delà de ces deux références principales,
3. Christine Bénévent, « L’image de François Ier dans les différentes versions de l’Institution
du prince de Guillaume Budé », dans Cahiers d’Humanisme et Renaissance, t. 141, s. d., p. 501-
560 ; Christine Bénévent et Malcom Walsby, « Les premières éditions imprimées de l’Institution
du prince de Guillaume Budé : une histoire à réécrire », dans Histoire et civilisation du livre, 2015,
no 11, p. 239-275 ; Bérangère Basset et Christine Bénévent, « Les apophtegmes de Plutarque et la
tradition des miroirs du prince au xvie siècle : l’exemple de l’Institution du prince de Guillaume
Budé », dans Littératures classiques, t. 84, 2014, p. 63-96 ; Luigi-Alberto Sanchi, « La bibliothèque
de Guillaume Budé », dans Arts et Savoirs, t. 10, 2018, p. 1-23, en ligne : https://journals.opene-
dition.org/aes/1273 ; Marie-Madeleine de La Garanderie, Guillaume Budé, philosophe de la culture,
éd. posthume établie par Luigi-Alberto Sanchi, Paris, 2010.
4. « Or de ce registre dessus dit et d’histoire, j’élirai aucuns dits notables des rois et princes
anciens et autres personnages du calibre dont on devrait prendre les gouverneurs des provinces et
autres ayant grosse administration sur le commun et qui sont chefs de conseil, comme si j’étais en
un grand pré verdoyant et fleuri [etc.] » ; ms. G, « Prologue », f. 39v.
5. Ibid., « Apophtegmes en faveur des lettres », f. 58.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 45
I. — Philosophie et sagesse
Alors que les dits de Salomon viennent du ciel – comme les eaux célestes
recueillies par la citerne des Proverbes (« Bois l’eau de ta citerne » 8) –, l’histoire
offre un enseignement d’origine humaine et de nature « temporelle », par « les
faits et dits mémorables » des princes et des philosophes. Budé part de la consta-
tation suivante : « De l’excellence et estimation de sapience, tous les livres en sont
pleins, tant des Gentils que des Hébreux et Chrétiens » 9. Et il propose l’exégèse
suivante d’un passage des Proverbes (iii, 15-16) sur la sapience comme le bien
incomparablement le plus précieux :
Par sapience spirituelle on a intelligence des biens éternels et de la vie qui est
à venir dans l’autre siècle ; par sapience mondaine on acquiert opulence de
biens et renommée glorieuse, qui est le dernier limite de cupidité et amortis-
sement de désir et la fin à laquelle ont tendu tous les grands rois et empereurs
[…] et toute industrie et excogitation humaine 10.
Les livres grecs et latins, au même titre que les grands hommes, donnent une
première leçon de philosophie qui réside dans le mépris de la mort au profit de
la gloire : si Tite Live, « à bon droit estimé prince des historiographes latins [est]
quasi comme un Platon des historiens », c’est sans doute parce qu’au même titre
que Platon dans le Phédon, il atteste que « l’esprit de l’homme est immortel et
éternel ». Mais les grands hommes et les philosophes de l’Antiquité ne détiennent
pas l’exclusivité en la matière : les « bonnes lettres, c’est-à-dire non corrompues
par incongruité ou barbarie […] requièrent toute la vie de l’homme » 12. « Les gens
studieux, qui pour l’amour des bonnes lettres » consument leur jeunesse pour les
rétablir sans attendre profit ni honneur, délivrent la même leçon de philosophie :
Et ce font-ils, comme j’estime, par considération que l’honneur, la dignité, la
prééminence de nature humaine sur les animaux en général et sur elle-même
consiste en l’engin naturel et en l’entendement de l’homme, lequel croît tou-
jours par exercice d’étude 13.
Poète bien doté de Dieu et de Nature et inspiré des Muses, Hésiode est le
pendant païen du « roi Salomon, qui jadis fut sage sur tous les philosophes », en
ce qu’il « signifie par doctrine tropologique » 25, accessible à la seule exégèse. Les
textes dits sapientiaux sont en effet, chez Budé, de nature philosophique 26. Mais
il faut noter qu’il s’agit d’une sagesse de poètes et de rois : le poète Hésiode et
le « sage Roi Salomon qui tant a eu de grâce de Dieu pour connaître les choses
divines et humaines » 27. On reconnaît ici la définition de la sagesse comme pre-
mier nom de la philosophie, dans la brève histoire de la philosophie des origines
jusqu’à Socrate esquissée par Cicéron dans les Tusculanes : « Elle obtint ce beau
nom chez les anciens, parce qu’elle était la connaissance des choses divines et
humaines, des principes et des causes de chacune d’elles » 28. Budé y oppose celui
de « philosophistie » qui en est la forme dégénérée qui sévit de son temps :
Lequel, du nom et degré de première et souveraine philosophie, est tombé
et déjecté en philosophistie […]. Car le nom d’icelle première philosophie
emporte de soi très ample signification de doctrine, qui est connaissance des
choses divines et humaines. En quoi est impliquée et entrelacée discrétion et
jugement de justice civile, d’honnêteté et d’utilité publique 29.
23. Ibid., f. 38v. Budé précise la différence établie par Aristote entre prudence et sapience dans
l’Éthique à Nicomaque et illustre sa leçon de philosophie par l’exemple de Solon. Ibid., « Derniers
apophtegmes », f. 152‑153.
24. Ibid., « Prologue », f. 5.
25. Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 47.
26. Voir L’Ecclésiastique, dont Budé cite un « dit philosophique » ; ibid., « Prologue », f. 38v.
27. Ibid., « Épître dédicatoire », f. 1.
28. « Quam rem antiquissimam [sc. philosophiam] cum videamus. nomen tamen esse confite-
mur recens ; nam sapientiam quidem ipsam quis negare potest non modo re esse antiquam, verum
etiam nomine ? quæ divinarum humanarumque rerum, tum initiorum causarumque cuiusque rei
cognitione hoc pulcherrimum nomen apud antiquos adsequebatur. Itaque et illos septem, qui a
Græcis sophoi, sapientes a nostris et habebantur et nominabantur, et multis ante sæculis Lycurgum,
cuius temporibus Homerus etiam fuisse ante hanc urbem conditam traditur, et iam heroicis
ætatibus Ulixem et Nestorem accepimus et fuisse et habitos esse sapientes ». Cicéron, Tusculanæ
Disputationes, V, 3, 7.
29. Ms. G, « Apophtegmes de Romains », f. 125.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 49
Cette définition de la sagesse, reprise par les stoïciens, est aussi celle de la
jurisprudence dans les Institutes : « Iurisprudentia est divinarum atque huma-
narum rerum notitia, iusti atque iniusti scientia » 30 ; autrement dit, jurispruden-
tia vera philosophia. On retrouve chez Budé certains représentants de l’antique
sagesse mentionnés par Cicéron, comme les sept Sages et Nestor, à qui il ajoute
« les anciens philosophes ou poètes physiologiques » 31, auteurs d’interprétations
mythologiques. Dans le De Oratore, Cicéron transfère la définition au philosophe
qui recherche la sagesse, au sens théorique et aussi pratique, tout en lui déniant
les prétentions encyclopédiques de l’antique sagesse 32.
Chez Budé, la philosophie n’est pas seulement limitée par la condition mor-
telle du philosophe, mais aussi par le conflit entre les sens et la raison, « faute
de bon jugement, connaissance et discrétion, de laquelle si nous jouissions plei-
nement et paisiblement, la témérité et stolidité [stupidité] sensuelle ne pourrait
contrevenir à l’ordonnance de raison » 33. Si elle y contrevient, c’est à cause du
« péché du premier homme » : malgré le baptême rendu possible par l’Incarnation,
« la nature humaine […] ne se peut suffisamment conduire et prendre la tutelle
de soi-même sans aide extérieure et sans enhortements des sages et autorité de
doctrine » 34, pour parvenir au souverain bien qui est sa fin. C’est aussi parce que
« nature humaine, qui originellement était navrée [atteinte], en est demeurée par
forfaiture » 35 – à savoir par la concupiscence des sens, la cupidité d’honneurs et
la tromperie du monde 36.
Le « Prologue » dresse donc le cadre général d’une faiblesse constitutive de la
nature humaine qui ne peut être soignée que par un remède, la « science lettrée »,
ou « science acquise par les lettres » 37, « inventée par les hommes d’entendement
excellent » d’une part, « et quasi inspirée par les dieux » d’autre part, « pour sup-
pléer les fautes et imperfections de nature humaine, qui est comme un antidote
célestiel » 38. L’antidote ne saurait donc être d’origine exclusivement humaine,
comme l’attestent les controverses philosophiques des anciens pour lesquelles
30. Institutes, 1, 1.
31. Ms. G, « Prologue », f. 24.
32. « Philosophi denique ipsius, qui de sua vi ac sapientia unus omnia pæne profitetur, est
tamen quædam descriptio, ut is, qui studeat omnium rerum divinarum atque humanarum vim,
naturam causasque nosse, et omnem bene vivendi rationem tenere et persequi, nomine hoc appel-
letur ». Cicéron, De Oratore, I, 49, 212, trad. Edmond Courbaud, Paris, 1922, p. 76. On retrouve
la définition correspondante de la philosophie chez Isidore de Séville : « Philosophia est rerum
humanarum divinarumque cognitio cum studio bene vivendi coniuncta », Etymologiæ, II, 24 [1].
33. Ms. G, « Prologue », f. 5v.
34. Ibid., f. 5.
35. Ibid.
36. Ibid., f. 5v-6.
37. Ibid., f. 7.
38. Ibid., f. 6.
50 Marie-Dominique Couzinet
39. Voir Luigi Alberto Sanchi, « Guillaume Budé et la langue juridique », dans Revue historique
de droit français et étranger, t. 4, 2015, p. 487-501.
40. Ms. G, « Proverbes de Salomon », f. 52v. Voir ibid., « Prologue », f. 6v-7.
41. Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 46-46v.
42. Ibid., f. 46v-47.
43. Ibid., f. 51.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 51
de l’Écriture (l’exégèse biblique reposant sur les quatre sens de l’Écriture). Mais il
propose de suivre l’interprétation de la Septante qui varie concernant la seconde
partie de la phrase :
« La gloire de Dieu est en celant et occultant le mot ; et la gloire des rois est
en investiguant le verbe et en enquérant la parole » – combien que l’interpré-
tation grecque des soixante et dix interprètes porte au second membre : « la
gloire du Roi est en portant honneur aux choses » 44.
Les humanistes sont ces « savants, qui portent toujours la clef, et l’ont portée
d’ancienneté, du trésor de Salomon et du gazophylace mystique » 48, car sans la
connaissance des arts libéraux et des langues grecque et latine, on n’a pas accès au
déchiffrement exégétique de l’Écriture, et l’on ne peut pas s’élever de la « sapience
mondaine » à la « sapience spirituelle ».
Ici, l’histoire n’est pas seulement le réceptacle du passé (le « registre »), mais
elle a aussi une fonction critique qui est de mettre littéralement sous les yeux
– procédé bien connu des orateurs (subjectio sub aspectum) – la subversion des
valeurs qui instaure une distance à la fois décisive et franchissable entre l’Antiquité
La langue grecque, infiniment plus riche que la langue latine dont elle est
le modèle, est à la fois a) la plus expressive en ce qu’elle porte l’éloquence à
son sommet, comme « grandiloquence ou oraison démonstrative » 53 ; b) la plus
exhaustive, en tant que porteuse de tous les savoirs : les sept arts libéraux, dont
la philosophie, considérée dans la totalité de ses parties (naturelle, morale et
logique ou dialectique), qui lui doit son vocabulaire technique et la réalisation
de sa partie pratique (morale et politique) dans les faits et gestes des grands
hommes consignés en grec par les historiens ; et la parole divine dont elle donne
la clef dans la version de la Septante. Elle est enfin c) la plus cohérente, en ce
qu’elle articule tous les savoirs comme en un cercle parfait autour du souverain
bien comme centre de toutes les recherches et de toutes les aspirations humaines,
loin des cursus universitaires qui divisent les facultés en fonction d’objectifs
étroitement professionnels :
[Il s’agit des] disciplines desquelles les bonnes lettres font profession, faisant
icelles un cercle des arts libéraux et sciences politiques appelé encyclopédie
qui signifie selon son nom en un mot « circulaire érudition », ayant lesdites
sciences et disciplines connexité mutuelle et cohérence de doctrine, et affini-
té d’étude, qui ne se doit ni peut bonnement séparer ni distraire par distinc-
tion de facultés ou professions en la façon que pour le jourd’hui on en use,
pour ce que toutes ces sciences s’entretiennent comme font les parties d’un
cercle qui n’a ni commencement ni fin, et toutes tendent et regardent de leur
naturelle inclination vers le centre du cercle, lequel centre nous pouvons ici
imaginer être connaissance du bien souverain, et appétence d’icelui 54.
Cette unité érudite et non pas professionnelle se réalise sous l’égide d’une disci-
pline particulière, l’éloquence, définie ainsi par Budé : « Éloquence est une science
et universelle faculté embrassant et accouplant en un cercle toutes les sciences
libérales et politiques, non mie par profession, mais par érudition suffisante » 55.
Outre qu’elle atteint son sommet dans la langue grecque, elle exige en effet de
l’orateur accompli qu’il puisse traiter tous les sujets et connaisse pour cela toutes
les disciplines, au service de l’utilité publique, comme l’a fait Périclès. De sorte que
Budé peut parler sans contradiction de la « philosophie, qui embrasse et contient
dedans ses fins et limites le pourpris [pourtour] de doctrine circulaire dont j’ai
parlé ci-dessus » 56. En effet, philosophie et éloquence se recouvrent exactement
par l’universalité de leurs objets et leur capacité à mobiliser l’ensemble des disci-
plines, en leur conférant leur véritable unité éthique dans la commune recherche
du souverain bien. La philosophie a ici le sens de mère des arts (mater artium) 57.
Bien plus, l’éloquence et la philosophie ne peuvent se passer l’une de l’autre,
et leur union est centrale au point que « philosophie avec éloquence » peut
désigner toute « la science des Gentils » 58. Les modèles de Budé en la matière
sont Platon et Aristote : « Platon, qui a été superlatif en éloquence dialogique
et philosophique, et après lui Aristote, comme Cicéron témoigne » 59 ; quant à
l’orateur théorisé par Quintilien 60, il trouve en « Démosthène entre les Grecs et
Cicéron entre les Romains » ses représentants « les plus excellents », sans toutefois
que la perfection de l’art ait jamais été atteinte ou que la nature ait produit un
« chef d’homme » 61 : au même titre que la philosophie, l’éloquence est l’affaire
de « l’homme avec mortalité », et donc seulement une recherche de la perfection.
Budé fait remonter l’éloquence française aux Celtes et aux Gaulois (Juvénal) 62,
qui ne l’ont pas signifiée allégoriquement par Mercure, comme les Grecs, Égyptiens
et Romains, mais par Hercule (d’après Lucien), dont la représentation figurée
énonce tous les caractères d’une « éloquence fondée en science » 63. Ce n’est donc
pas l’exercice de la seule philosophie qui fait l’honneur de l’homme, mais celui
de la « docte éloquence » : « Et l’honneur et réputation de l’esprit, auquel est le
domicile de cette puissance que les philosophes appellent la principauté de l’âme
Mais c’est seulement dans la première partie qu’il prend le roi à témoin pour
intenter un véritable procès en « autorité usurpée magistralement, sans grande
science » 66, aux docteurs de l’Université de Paris qui ont subverti les valeurs,
au point qu’« il est trop plus facile et estimé plus honorable d’être docteur que
d’être docte » 67. Le lieu de la subversion est la faculté des arts, où est enseignée
la philosophie :
Ce qui est nécessaire qu’il advienne es écoles où on prend au cours de phi-
losophie par abréviation, c’est-à-dire que par autorité des facultés, esquelles
Pallas, ni les Muses ont immiscé leurs puissances scientifiques, un homme
ingénieux et circonvenu peut facilement, avant l’âge de trente ans, mon-
ter depuis les premiers éléments de doctrine, jusqu’au comble de science,
qui est nommé par les Anciens la première philosophie et sapience, et qui
proprement se peut appeler science. Car elle seule sait et connaît les causes
premières et embrasse et enclot dedans son circuit toutes les autres sciences 68.
circuit toutes les autres sciences ». Mais le « circuit » tracé par le cursus – circuit
court – est tout autre que celui de l’encyclopédie, parce qu’« il passe par la vis
anfractueuse et labyrintheuse des Sophistes », pour éluder « les sciences appar-
tenant à l’humanité et civilité » 71. Cette abréviation de chemin qui a pour but
exclusif d’obtenir le bonnet de docteur détourne les études de leur signification
et de leur but véritable. Budé exprime ce dévoiement par l’opposition entre
« philosophes superficiaires » et « philosophes fonciers » :
Par quoi nous voyons grande multitude aujourd’hui de philosophes super-
ficiaires, et qui n’ont que la superficie et apparence de savoir ; mais peu y en
a de fonciers, car ils n’ont les fondements de doctrine au moins qui soient
solides et stables pour y construire hauts étages et montées anagogiques de
philosophie 72.
Or, le long détour par l’apprentissage des lettres et donc des langues grecque
et latine (et non du latin « barbare » des universitaires et de leurs exercices sophis-
tiques) est nécessaire à l’enseignement de la philosophie, notamment « pour
l’étude de la philosophie physique et dialectique » qui suppose la connaissance
du grec 74, comme pour celui de l’éloquence. Car l’éloquence est le Soleil et la
lumière de la philosophie :
Et n’est rien si certain entre les gens de savoir que en rayant et cassant élo-
quence en la montre de bonnes sciences, on fait une telle déformité en philo-
sophie comme si du nombre des étoiles on voulait ôter le Soleil 75.
L’éloquence est le plus lumineux des « luminaires des bonnes lettres » que
seuls peuvent soutenir « ceux qui ont la vue plus ferme et plus solide pour regar-
der droit au soleil » 76. La référence platonicienne se prolonge dans une tradition
médiévale de mise en correspondance entre les astres et les sciences qui conduit
jusqu’à Dante 77.
Mais la faculté des arts n’est pas seule visée, puisque les plus grandes univer-
sités n’admettent l’éloquence dans aucune des quatre facultés (arts, médecine,
droit, théologie), et tout particulièrement dans la faculté de droit, où elle serait
pourtant la plus utile :
Et toutefois messieurs des universités fameuses ne veulent admettre une telle
puissance entre leurs facultés, ni la plupart des jurisconsultes pareillement :
lesquels ne peuvent entendre, ou ne veulent que les pouvoirs et facultés
d’élocution sont les instruments des sciences politiques, sans lesquels ils ne
peuvent avoir effet de leurs opérations 78.
L’éloquence instruite par l’histoire éclaire les sciences politiques, parce qu’elle
les fait passer de la puissance à l’acte : « les exemples et faits mémorables sont
excitatifs des vertus dont les scintilles sont par nature engendrés es nobles cœurs,
qui ont aptitude et inclination à choses honnêtes ensuivre » 79. C’est réorienter la
philosophie vers la philosophie pratique, en particulier la politique, au détriment
de la philosophie théorique, avec la métaphysique à son sommet 80. Pour autant,
Budé ne suit pas les partisans de la prééminence de la philosophie morale qui
pensent que la philosophie peut à elle seule, sans soutien divin, réintégrer la raison
humaine dans ses droits 81.
77. Dans le Convivio, Dante propose une lecture allégorique de la correspondance qu’il éta-
blit entre les cieux et les sciences. La rhétorique « est similaire au troisième ciel », le ciel de Vénus
(II, 14, 247), en raison de la clarté de son aspect et de « la seconde similitude » entre les cieux
et les sciences qui « est la lumière qui émane de l’un et de l’autre ; car chaque ciel illumine les
choses visibles, de même que chaque science illumine les intelligibles ». Assimilée au ciel cristallin
ou premier mobile, la philosophie morale éclaire toutes les autres disciplines (III, 15, 11). Voir
Thomas Ricklin, « Théologie et philosophie du Convivio de Dante Alighieri », dans La servante et
la consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la théologie au Moyen Âge, éd. Jean-Luc Solère et
Zénon Kaluza, Paris, 2002, p. 129-150 ; Ruedi Imbach, Dante, la philosophie et les laïcs, Fribourg/
Paris, 1996.
78. Ms. G, « Proverbes de Salomon », f. 56v.
79. Ibid., « Prologue », f. 23.
80. Sur la politique comme science architectonique, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, I,
1094 a 26-b 7. Sur la philosophie morale comme philosophie première chez Dante et ses prédé-
cesseurs, voir R. Imbach, Dante, la philosophie…, p. 137-138 ; Ruedi Imbach et Catherine König-
Pralong, Le défi laïque. Existe-t-il une philosophie de laïcs au Moyen Âge ?, Paris, 2013, p. 168-170.
81. Ms. G, « Prologue », f. 7.
58 Marie-Dominique Couzinet
92. La philosophie comme purge est prise ici moins au sens éthique de purification des pas-
sions qu’au sens théorique de purgation de l’erreur. Voir Platon, Sophiste, 231 b.
93. « Mais par erreur et abus nous pervertissons et préposons l’ordre et droit naturel par droit
coutumier et par corruptèle du droit politique, qui est émané de la coutume générale et œcumé-
nique, c’est-à-dire universelle à tout le monde, qu’on appelle le droit des gens pour ce que toutes
nations en usent » ; ibid., « Apophtegmes en faveur des lettres », f. 60.
94. Ibid., « Prologue », f. 7.
95. « Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuens » (Institutes 1, 1 ; 1.
Digeste 1, 1, 10, pr.). Au début du livre V, Aristote définit la justice : « Nous observons que tout le
monde entend signifier par justice cette sorte de disposition qui rend les hommes aptes à accomplir
les actions justes, et qui les fait agir justement et vouloir les choses justes ». Éthique à Nicomaque,
V, 1, 1129 a 6-9, trad. Jules Tricot, Paris, 1972, p. 213.
96. Ibid., f. 7v.
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 61
Faut-il voir dans ces « hommes mêlés » des souverains éclairés par l’enseigne-
ment des lettres ?
Budé emprunte aussi à Aristote la notion de justice distributive (kat’axian), qui
tient compte de la diversité des individus. Luigi-Alberto Sanchi a montré dans le
même article ses deux utilisations par Budé, dans le manuscrit A de l’Institution
du prince. Je cite sa conclusion qui vaut aussi pour le manuscrit G :
Budé n’hésite pas à convoquer les textes philosophiques et juridiques qu’il
a déjà exploités au cours de ses études pour les Annotationes ; ardus, il les
simplifie et les relie entre eux de façon originale, montant les deux côtés de
la justice distributive : non seulement distribuer les charges et les prébendes
à ceux qui les méritent, mais aussi – selon l’une des interprétations « liti-
gieuses » prévues par Aristote – rendre à chaque classe d’individus la dignitas
qui leur est propre ; dans le cas de la royauté, Budé suggère un lien entre la
théorie de la proportion géométrique et celle du « prince délié des lois » issue
de la jurisprudence romaine impériale, déjà étudiée dans ses Annotationes,
sans renoncer non plus à proposer au roi […] l’idéal salomonien de la sagesse
unie à la justice au sommet de l’État 99.
97. Luigi-Alberto Sanchi, « Idées et expressions de la justice dans l’œuvre de Guillaume Budé »,
dans Pouvoir, rhétorique et justice, dir. Jean-Marc Joubert et François Ploton-Nicollet, Paris, 2019,
p. 231‑245.
98. Ms. G, « Apophtegmes en faveur des lettres », f. 60.
99. L.-A.Sanchi, « Idées et expressions de la justice… », p. 244.
62 Marie-Dominique Couzinet
100. Ms. G, « Prologue », f. 8. Sur le bon et le mauvais usage de la justice distributive, voir
ibid., « Apophtegmes de Romains », f. 114-116v.
101. « Princeps legibus solutus » ; Digeste, 1, 3, 31.
102. Ms. G, « Prologue », f. 8v-9.
103. Ibid., f. 9-9v.
104. Ibid., f. 22.
105. « L’empereur Théodose dit en une loi que c’est parole digne de prince, que de soi dire
et maintenir être sujet à la loi, pour autant que l’autorité du prince dépend de la conservation de
la justice. “Et à la vérité, dit-il, le prince ne peut plus exhausser et autoriser sa majesté, que de la
soumettre à raison écrite” ». Ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 139.
106. Ibid., « Apophtegmes des Romains », f. 139.
107. « Car bien entendait ledit bon empereur [sc. Titus] que le peuple de Rome, quand il céda
au prince monarque le droit et la puissance qu’il avait sur la chose publique, et sur l’établissement
de toutes les parties d’icelle qui fut alors que la loi royale fut promulguée, qui s’appelle Lex regiæ,
il n’entendait pas de soi dessaisir du tout par tel transport de si grands droits, et aussi de sa liberté,
pour les mettre du tout en la main de plaisir et de volonté non réglés, mais entendait le tout mettre
en la tuition et discrétion d’autorité monarchique et de majesté royale, usant d’édits et ordon-
nances de justice et d’équité tant écrite que non écrite, dont pour lors le Sénat était le registre. Et
LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE 63
Un autre point est le choix de serviteurs fiables qui puissent être un « anti-
dote » contre la flagornerie et la dissimulation 108. C’est la seconde utilisation de
l’image de l’« antidote » par Budé. À la suite de Plutarque, il articule la critique
de la flatterie à la thématique socratique et platonicienne du « Connais-toi toi-
même » – comme le fait aussi Castiglione au livre IV du Livre du Courtisan, sans
doute en vertu de la même source plutarquienne, le traité Comment discerner le
flatteur d’avec l’ami 109 : le flatteur trompe le prince ; le bon courtisan doit dire
la vérité au prince 110. Mais pour Budé, si l’injonction delphique « Connais-toi
toi-même » suffit à un homme privé, elle ne suffit pas à « un grand prince ou
un grand prélat » qui doit aussi connaître ceux à qui il délègue son autorité 111.
La seconde acception de la justice distributive : « Rendre à chaque classe
d’individus la dignitas qui leur est propre » revient pour le roi à rétablir l’ordre
naturel des créatures, autant pour ses sujets que pour lui-même. Ainsi Budé com-
mente-t-il le refus qu’oppose Alexandre à son père Philippe, qui voulait l’envoyer
aux Olympiades, dans les termes suivants : a) Il se connaissait lui-même dans
le sens où il connaissait son état naturel de prince ; participer aux jeux eût été
faire « confusion d’états » 112 ; b) « L’excellence d’un prince, par laquelle il entend
acquérir honneur, doit être proportionnée à son état […] ; il ne peut entrer en
comparaison entre ses sujets, sinon par le degré superlatif » 113. Autrement dit, il
doit surpasser ses sujets dans les vertus de prudence, continence, justice, clémence
et humanité, mais il doit dépasser les princes dans les vertus propres aux princes,
où dominent la justice distributive et l’autorité, en allant jusqu’à l’héroïsme 114.
Dans un autre épisode, Porus, vaincu par Alexandre, définit le terme « royale-
ment » par la suréminence de vertu :
On comprend la souveraineté et suréminence de bénignité, de tempérance,
d’humanité, de clémence, ou d’autre vertu dont on veut parler. Car les vertus
royales doivent être émulatives et équiparables aux vertus héroïques, qui sont
de note plus haute et d’autre calibre que les humaines 115.
semble cette interprétation raisonnable à tout homme bien considérant la fondation et institution
primitive de monarchie qui ne s’est pu faire sans consentement des sujets, ou autrement elle ne
serait pas fondée de légitime empire, mais d’usurpation tortionnaire ». Ibid., « Apophtegmes en
faveur des lettres », f. 65v.
108. Ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 85.
109. Ibid., f. 93.
110. Ibid., « Derniers apophtegmes », f. 144-144v. Voir Baldassare Castiglione, Il libro del
Cortegiano, liv. IV, chap. 5‑9.
111. Ibid., « Apophtegmes de Macédoniens », f. 78v-79.
112. Ibid., f. 80.
113. Ibid., f. 80-80v.
114. Ibid., f. 80v.
115. Ibid., f. 140v.
64 Marie-Dominique Couzinet
On reconnaît chez le roi toutes les composantes du bonheur tel que le défi-
nissent les philosophes, comme la jouissance des biens du corps, de l’âme et de
la fortune 117. Mais seul « l’état royal et prééminence souveraine » porte à son
comble cette félicité inaccessible aux particuliers, comme c’est aussi le cas chez
Castiglione 118.
La connaissance de soi que doit avoir celui qui occupe les plus hautes fonc-
tions concerne aussi l’honneur dû à « son état, qualité et autorité » 119. L’histoire
du fils de Fabius Cunctator, devenu consul, qui demande à son vieux père de
mettre pied à terre devant lui, donne à Budé l’occasion d’une leçon sur la notion
de majesté, son histoire, et sur le crime de lèse-majesté, dont il relate l’origine 120.
La connaissance de soi concerne aussi la connaissance de « l’office de Roi, c’est-
à-dire selon l’étymologie du vocable, d’avoir le régime des sujets en sa puissance
et en son libéral arbitre, réglé par droit et raison. Car régir est à dire dresser ce
qui est dépravé et oblique » 121.
Ainsi s’esquisse la proposition politique de Budé à l’adresse du roi, articulée
sur la théorie aristotélicienne de l’équité et de la justice distributive et l’injonction
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