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Revue belge de philologie et

d'histoire

Le « Libertinage » de Molière et la portée de « Dom Juan »


R. Lespire

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Lespire R. Le « Libertinage » de Molière et la portée de « Dom Juan ». In: Revue belge de philologie et d'histoire, tome 28,
fasc. 1, 1950. pp. 29-58;

doi : https://doi.org/10.3406/rbph.1950.1858

https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1950_num_28_1_1858

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LE < LIBERTINAGE ) DE MOLIÈRE

ET LA PORTÉE DE « DOM JUAN »

— I. L'« ombre» de Molière.

C'est, pour beaucoup, un fait avéré, établi sur des preuves


et sur des témoignages si certains qu'il n'est plus besoin de
les revoir : Molière fut un « libertin ».
« Molière, lui, est libertin jusqu'aux moelles » écrit Perrens^).
Pour d'autres, peut-être pour le grand nombre de ses lecteurs
actuels, la conviction, qui fait de Molière un libre-penseur
paraît moins nettement formulée, moins consciemment assise
sur des faits précis que commandée par des ouï-dire et par
de vagues impressions. Mais elle atteste mieux encore la
vitalité d'une tradition et, plus diffuse et moins explicite, elle
n'en colore que mieux l'image que l'on se fait du grand comique
et les jugements que l'on émet sur lui et sur son œuvre. Car
l'œuvre elle-même n'échappe pas à cette contamination. Et
ainsi, on ne sent plus guère le besoin de revoir les considérants
d'un arrêt rendu depuis longtemps et auquel l'impression
persiste que les bonnes raisons ne font pas défaut, qu'elles
restent à portée de la mémoire — ce qui dispense l'esprit de
les formuler et de les apprécier.
Peut-être est-ce le privilège des très grands, que leur nom
soit baigné dans un tel « complexe » où entrent pêle-mêle
des détails biographiques, plus ou moins certains, des bribes
d'appréciations critiques provenant d'époques diverses, des
légendes et des anecdotes, le tout composant, pour nous, avec

(1) F. T. Perrens, Les Libertins en France au XVIIe siècle, Paris.


Calmann-Lévy, Nouvelle éd. 1899, p. 342.
30 η. LËSPIRË (2)

plus de pittoresque que de vraisemblance, la figure d'un Villon,


par exemple, d'un Rabelais ou d'un Molière.

Dans le cas de Molière et de son libertinage, sans doute


faudrait-il avouer qu'à l'origine, il y a les accusations d'athéisme
proférées par certains de ses contemporains.
Il y a le « démon vêtu de chair et habillé comme un homme,
le plus signalé impie et libertin... » du curé de Saint-Barthélémy,
P. Roullé, qui, en 1664, l'année de Tartuffe, vouait Molière
« au feu même, avant-coureur de celui de l'Enfer » (*). A quoi
il faut ajouter la condamnation de Tartuffe par l'archevêque
de Paris, Péréfixe : « une comédie très dangereuse » et « capable
de nuire à la religion».
C'est encore, plus formel et plus explicite, le sieur de Roche-
mont (2) qui, après la création de Dom Juan, accusait Molière,
« homme et démon tout ensemble », d'avoir écrit tout son
théâtre avec l'intention de combattre la morale et la religion,
les deux ayant « une alliance très étroite ». Griefs exprimés
en des termes tout semblables par le prince de Conti (3) : « Y
a-t-il une école d'athéisme plus ouverte queLe Festin de Pierre...
Rochemont concluait son pamphlet par un appel aux rigueurs
justicières du « bras d'Auguste et de Théodose ».
Déjà à propos de l'École des Femmes, des allusions perfides
et nullement désintéressées de Donneau de Visé (4), de Bour-
sault (5) déplaçaient le sujet des attaques qui, de littéraires
ou personnelles, menaçaient de devenir religieuses.
Et voici le digne, le grave Adrien Baillet, qui exprime en
une langue plus mesurée les inquiétudes de sa piété.scrupuleuse :
« Monsieur de Molière est un des plus dangereux ennemis que
le siècle ou le Monde ait suscité à l'Église de Jésus-Christ... » (6).

(1) Le Roi glorieux au monde...


(2) Rochemont (auteur non identifié. Barbier d'Aucour?)
Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre. 1665.
(3) Sentiments des Pères de l'Église... 1671.
(4) Zélinde... 1663; La Vengeance des Marquis, 1663.
(5) Le Portrait du Peintre... 1663.
(6) Jugements des Savants... 1686. T. IV.
(3) LË « LlBËRf INAGË » DE MOLIERE 31

Sans doute, nous savons que les membres de la « Cabale


des Dévots » n'eurent pas le monopole de l'orthodoxie et que
les opinions du clergé sur l'immoralité du théâtre ont varié
depuis le xvne siècle. Nous pensons que, par conséquent, ni
l'avis de Rochemont ou de Conti, ni la condamnation de
l'archevêque Péréfixe ne suffisent à préciser la position religieuse
de celui qu'ils proscrivent.
Sans doute, nous savons quel crédit méritent Boursault,
médiocre fielleux, et Donneau de Visé, arriviste mesquin et
tacticien sans scrupule dans la lutte pour la notoriété et le
profit. Et je n'irai pas prétendre que l'homme cultivé
d'aujourd'hui connaisse habituellement le détail souvent fastidieux
ou attristant de ces polémiques. Mais il suffit qu'il garde, de ses
humanités ou de ses lectures, un souvenir vague d'accusations
qu'il sait outrées, mais qui doivent bien, tout de même, reposer
sur quelque chose.
Et puis, il y a les relations « compromettantes » de Molière.
Il y a le très digne, mais très épicurien Gassendi, dont Molière
n'aurait pas été seulement le disciple médiat, mais l'élève au
sens strict.
Conviction longtemps générale, dont l'expression se lit encore
dans un bon nombre de manuels d'histoire littéraire et de
notices d'anthologies. Autour de ces relations de maître à
élève, tout s'organise si parfaitement, tout se tient avec tant
de logique!
On se souvient que Molière aurait entrepris une traduction
de Lucrèce, que nous n'avons pas et dont nous savons peu de
chose. Le nom de Lucrèce appelle celui de Gassendi. A ces
fameuses leçons, Molière aurait eu comme condisciples, au
témoignage de Grimarest (*), Chapelle, un libertin, Bernier, disciple
déclaré du maître et auteur d'un « Abrégé » de sa philosophie,
et Cyrano, qui n'a jamais passé pour parangon d'orthodoxie.
Ouvrons cependant le livre de G.Michaut (2). Lecture souvent

(1) La vie de M. de Molière, 1705.


(2) G. Michaut. La Jeunesse de Molière. (Paris. Hachette. 1922).
L'ensemble de la question des études de Molière est étudié au en. π ;
L'éducation de Molière.
32 · ft. LËSPlRË (4)

profitable, car les trois volumes consacrés par cet historien


à la biographie et à l'œuvre de Molière ont le rare mérite
d'allier la sûreté de l'information et la précision érudite, à un
ferme bon sens, dédaigneux des constructions trop ingénieuses
et justement soucieux de ne pas déformer la portée des œuvres
étudiées. Ils présentent, pour Molière, le répertoire récent de
nos connaissances et de nos doutes, auquel il faut toujours
se reporter.
Or Michaut montre, d'une façon que je crois indiscutable, que
le témoignage de Grimarest est le seul que l'on puisse invoquer
en faveur des études de Molière auprès du maître Gassendi
et en compagnie de Chapelle, Bernier et Cyrano. Et il ajoute :
«... quelle est l'autorité de Grimarest? Je réponds hardiment:
nulle » (p. 70). Nulle, malgré la tentative d'A. Lefranc pour
« réhabiliter ce biographe » décidément utile (*).
Je n'ai pas à reproduire les discussions de Michaut. J'y
renvoie le lecteur en l'avertissant qu'elles lui réservent, malgré
leur aridité, un vif plaisir de curiosité et une leçon de critique.
En effet, après une brève analyse des sources anciennes de
la biographie moliéresque (Le Boulanger de Chalussay, Talle-
mant des Réaux, Vinot-Lagrange, Perrault et Grimarest), après
ces pauvres indications, dont beaucoup sont incertaines, Michaut
passe, sans transition, à l'examen d'ouvrages consacrés à ce
sujet, au siècle passé et de nos jours. Grâce à cette confrontation
avec les points de départ, les créations romanesques d'un Paul
Lacroix, mais aussi celles d'un Larroumet ou d'un J. Claretie,
s'éclairent nettement et révèlent le mécanisme de leur
formation. Le cas de P. Lacroix est d'ailleurs instructif, au point
de vue qui est le mien. D'emblée et sans l'ombre d'une preuve,
il rangeait La Mothe Le Vayer au nombre des condisciples
de Molière. Il le mettait là parce qu'il fut un sceptique notoire
et qu'il faut sans doute que tous ces gens-là soient groupés,
par mesure de simplification et pour que leurs opinions
découlent, par le même canal, d'une source unique. D'autres
avant lui, y avaient joint D'Hesnault. Groupement commode

(1) Rev. des Cours et Confér., 1905 et ss.


(5) LE «LIBERTINAGE» DE MOLIÈRE 33

et qui, d'aventure, permettra d'étayer la thèse des attaches


libertines de Molière — le libertinage des uns prouvant celui
des autres, après avoir été démontré par lui...
« Mais comment Paul Lacroix sait-il tout cela? » se demande
Michaut, qui ne peut que répondre : « II ne le sait pas, il
l'invente » (p. 62). Réponse qui vaut pour d'autres que le
bibliophile Jacob et pour des savants moins suspects de fantaisie.
D'autres critiques, d'Aube à P. Mesnard, se tournent vers
l'œuvre de Molière pour y chercher des confirmations plus
fortes de son « gassendisme ».
L'un, qui a relu Les Femmes savantes et le « Guenille si
l'on veut, ma guenille m'est chère», identifie arbitrairement
Philaminte à Descartes, Chrysale à Molière et à Gassendi (au
mépris d'ailleurs de la doctrine de ce dernier) et conclut à
un écho, dans ces vers, des disputes entre Descartes et Gassendi
sur l'importance relative du corps et de l'esprit. Et voilà
pourquoi Molière est gassendiste...
Paul Mesnard, lui, fait mieux. Pour lui, Molière est cartésien,
en physique du moins. Mais ce n'est pas à Descartes qu'il
le doit, c'est à Gassendi : « Gassendi lui-même l'avait formé
à cette liberté... » (Cité par Michaut, p. 78). Conclusion de
tout cela : il est fort possible que Molière n'ait même jamais
vu son « maître » supposé. Brunetière, qui avait commencé
par croire à ces relations studieuses, finit par les nier. De
son côté, Lanson n'en fait pas état, dans son Histoire de la
Littérature française.
Pourtant, je ne crois pas que des critiques précises puissent
modifier l'image traditionnelle de Molière, image vague mais
tenace, ni entamer ce que je demande la permission d'appeler
le « complexe Molière ».
Complexe ou, pour mieux dire, nébuleuse : l'imprécision lui
est essentielle, permettant à des notions imprécises, de
provenances diverses et de certitude inégale, de coexister et de
s'organiser vaille que vaille.
Témoin, Perrens :
« Mais supprimons-les, si l'on veut, ces rapports directs. Ceux
de Molière avec les principaux de l'école, Chapelle, Bernier,
R. B. Ph. et H. — XXVIII. — 3.
34 R» LËSPIRË (6)

Hesnaut, Des Barreaux et autres, sont constants ; ils ne


permettent pas de douter qu'il ait sucé le lait de la doctrine.
Il est du monde de Ninon et de madame de la Sablière » (*).
Son œuvre en témoigne, ou plutôt l'impression globale et
sommaire que l'on garde d'une lecture rapide de cette œuvre,
rattachée d'ailleurs, sans un souci plus grand de précision, à
la tradition mal définie d'une lignée de précurseurs probables :
« on sait assez qu'il se rattache au xvie siècle, qu'il continue
Rabelais, Montaigne, Larivey, Régnier, les auteurs de la Mé-
nippée ».
A toutes ces œuvres, qu'il groupe et dont chacune pose
un problème original, Perrens a trouvé une sorte de
dénominateur commun, lequel convient aussi à Molière : ici et là, nous
sommes en présence du « sectateur déterminé de la nature ».
Approximation peut-être légitime, après tout, mais assurément
imprécise. Perrens, d'ailleurs, ne craint pas le clair-obscur
intellectuel. Il cite Sainte-Beuve (p. 343), nuancé comme il
sut l'être presque toujours, et qui attribue à Molière « un fonds
de religion modérée, sensée, d'accord avec les coutumes du
temps... » Un peu plus loin (p. 352), le même Perrens nous
met en garde : « De ce que Don Juan est athée, gardons-nous
de conclure que Molière ait prêché l'athéisme » ; conseil de
simple bon sens, mais qu'il n'est pas inutile de répéter.
Pourtant, tout cela ne le gêne nullement, quand il conclut (p. 353) :
« La Fontaine et Molière sont la gloire du libertinage sans
épithète. Dans la période effacée où ils l'honorent, le
sentiment est trop vif chez eux de leur impuissance pour qu'ils
tentent de lui faire reprendre le haut du pavé... » Ce qui n'est
plus seulement vague, le sens du mot « libertinage » étant
devenu aussi indécis que, plus haut, celui de « nature », mais
ce qui fait pressentir, une fois de plus, un occulte travail de
sape, couvert de prudences opportunistes. On nous avait bien
dit que Molière était de la lignée de Rabelais ! Mais on
n'ajoutera rien pour éclairer nos pressentiments.
Une seule chose donc reste à faire: relire le théâtre de Molière.

(1) F. T. Perrens, op. cit., pp. 342 et ss.


(7) LE << LIBERTINAGE » DE MOLIÈRE 35

Or « le fond de sa pensée, s'il y a quelque chance qu'on le


trouve, dit Perrens, c'est dans Tartufe et Dom Juan qu'il faut
le chercher. » D'autre part, si Tartuffe est le faux dévot, Don
Juan, c'est, en termes déclarés, l'esprit fort, l'athée. Relisons
donc Dom à

II. — DOM JUAN, sa composition et sa représentation.


Dom Juan ou le Festin de Pierre a été représentée le 15
février 1665, au Palais-Royal. C'est-à-dire alors que la première
phase de la longue guerre allumée par Tartuffe n'était pas
close encore : on sait que, depuis l'interdiction de représenter
en public cette dernière comédie, l'auteur en fit plusieurs
représentations privées et des lectures. Alors que, d'autre part,
Molière travaillait au Misanthrope. Donc à un moment où
Michaut peut parler (x) du « désarroi de Molière et de sa troupe »,
désarroi dont les nombreux « relâches et interruptions »
mentionnés au registre de Lagrange sont l'indice. Pour faire front
et « bien vite donner au public quelque pièce nouvelle », il
« improvisa » Dom Juan. C'est-à-dire qu'il improvisa un chef-
d'œuvre ; car c'en est un, dans lequel il ne nous chaut guère
que les unités de temps, de lieu et d'intrigue soient assez
lestement traitées. C'est un des chefs-d'œuvre de Molière et du
théâtre français, en dépit des restrictions assez inintelligentes
de quelques critiques.
« Cette tragi-comédie fantastique et bouffonne est une
macédoine incroyable de tous les genres : elles est étrange, elle est
bizarre, elle est hybride, elle est obscure en diable » écrivait
avec humeur J. Lemaître (2).

(1) G. Michaut, Les Luttes de Molière, Paris, Hachette, 1925.


(2) Impressions de théâtre. I. (Cité par Michaut).
« L'obscurité » de la pièce et la difficulté, pour nous, de démêler les
intentions de Molière sont affirmées et analysées par Brunetière, qui,
toutefois, parle de Dom Juan comme d'un chef-d'œuvre. Pour lui, « Le
Misanthrope, Dom Juan, Tartufe sont' « obscurs », parce qu'ils provoquent
des questions que ne soulèvent ni l'Ecole des Femmesou. l'Ecole des Maris...
ni l'Avare ou les Femmes savantes... et ils sont « obscurs » parce que nous
ne pouvons pas donner à ces questions de réponses décisives ». (Les Époques
de la Comédie de Molière, dans Études critiques, 8e série, p. 101).
36 R. LESPIRE (8)

Pourtant le personnage de Don Juan y est doté d'une telle


vigueur et, en même temps, d'une complexité tellement vivante,
il est si intensément humain, que lorsqu'on prononce le nom
de don Juan, c'est à celui de Molière que l'on pense. Et on
sait qu'il y en eut beaucoup d'autres.
Plus sensées et peut-être plus pertinentes sont les restrictions
de Michaut. Demandant « à un drame d'être cohérent, d'avoir
un commencement, un milieu et une fin, de nous présenter,
entre l'exposition et le dénouement, une histoire suivie... », il
doit admettre que « Dom Juan » semble au premier abord
aussi décousu qu'une « pièce à tiroir » ou que ces « revues »
modernes, où chaque scène, ou plutôt chaque « tableau », a
son intérêt en lui-même... » Q).
Le même critique demande encore au drame « de ne pas
mêler à l'excès les impressions opposées » et, grand admirateur
de la pièce, il laisse percer une pointe légère de déception,
parce qu'ici « nous sommes continuellement ballottés du rire à
l'indignation, à la pitié, à la terreur ». Il remarque, non sans
raison, car tout lecteur attentif en est frappé et peut-être
surpris sinon gêné, combien les disparates de ton sont accusées
par le mélange très intime des « lazzi » et des bouffonneries,
avec les situations tragiques et les paroles les plus signifiantes.
Je reviendrai sur ces remarques, mais je dirai tout de suite
que je ne prétends nullement ne sentir nulle part, dans le
Festin de Pierre, la. hâte de l'auteur.

Rappelons brièvement que la première incarnation littéraire


de Don Juan est due à l'Espagnol Tirso de Molina, qui composa,
au début du xvne siècle, le Trompeur de Séville et le convié
de pierre (El Bmlador de Sevilla y combidado de piedra) (2).

(1) Ouv. cité, p. 148.


(2) Voir surtout les deux livres de G. Gendarme de Bévotte :
— La légende de Don Juan, son évolution dans la littérature, . des origines
au romantisme (Paris. Hachette. 1906).
— Le Festin de Pierre avant Molière. (Paris. Cornély et Cle Soc. des
Textes français modernes, 1907).
(9) LE « LIBERTINAGE » DE MOLIÈRE 37

Molière n'a très probablement pas lu cette œuvre, dont


s'inspirèrent deux Italiens, Cicognini et Giliberto (II Convitato
di pietra). La pièce de Giliberto, qui est de 1652, est perdue,
jnais c'est d'elle que dérivent les deux adaptations françaises,
plus ou moins fidèles, données, sous le titre le Festin de Pierre,
ou le fils criminel par Dorimon (1659) et par Villiers (1660-1661).
Enfin, « de la pièce de Cicognini principalement » semble-t-il,
était issu un scénario de la « commedia dell' arte », le Festin
de Pierre, joué par les comédiens italiens du Petit-Bourbon et
du Palais-Royal, sans doute dès 1658, avec l'acteur Locatelli
puis à partir de 1662, avec son successeur, Biancolelli.
C'est dans ce scénario qu'apparaît le calembour ou le
contresens conservé dans le titre de Molière (le « convié de pierre »
devenu le « festin de Pierre »). Ajoutons que l'histoire de l'athée
foudroyé, avec les jeux de scène dont elle était l'occasion,
attirait le public et qu'elle avait la vogue vers le temps où
Molière s'en inspira (*).
« Le Festin de Pierre des Italiens doit avoir été joué par
la troupe de Locatelli en l'année 1658, et il eut un succès
prodigieux» écrit, dans ses notes, Gueulette, qui nous a conservé
la traduction du scénario interprété par Biancolelli. Les diverses
représentations se succédèrent et« en 1665 encore, écrit Michaut,
la pièce italienne était courue, et Boileau faisait allusion, comme
à une chose connue de tous, au mutisme ou au laconisme de
la statue» (dans sa satire III).
Ces textes (Dorimon, Villiers, Cicognini et le scénario de
Biancolelli) peuvent être lus dans l'édition qu'en a donnée
G. G. de Bévotte, dans son livre : Le Festin de Pierre avant
Molière.
** *

Les circonstances de la composition et de la représentation


de la pièce étaient bonnes à rappeler, parce qu'elles ont donné
lieu à des hypothèses touchant le choix du sujet lui-même
et les « intentions » véritables de Molière. Il me semble superflu

(1) Sur la chronologie de ces représentations, voir G. G. de Bévotte


et compléter par G. Michaut, Les lattes de Molière, pp. 138 (note) et ss.
38 R. LESPIRE (10)

de discuter, comme Ie fait Michaut, l'assertion de La Serre (*),


selon laquelle Molière se serait laissé imposer, en quelque sorte,
un sujet alors à la mode et qui faisait recette. Que Molière
ait compris le parti à tirer d'une histoire qui, depuis plusieurs
années, retenaitla foule, et le gage de succès que ce sujet offrait,
il est naturel de la supposer. Et, si l'on veut, que cette intrigue,
déjà élaborée, sommairement d'ailleurs, ait été bien venue de
lui, dans sa hâte ou dans son « désarroi», c'est plausible encore.
Mais qu'il ne faille pas exagérer ici la part de l'opportunisme,
que le personnage de Don Juan ait retenu Molière parce qu'il
l'intéressait et qu'il était de ceux sur le compte desquels il
« avait quelque chose à dire », c'est ce que prouve la qualité
de sa comédie.
Ce que Molière a repris, le schéma d'une partie de l'intrigue,
le coup de tonnerre final, voire quelques emprunts textuels,
est justement ce qui nous intéresse le moins.
Ce qui nous retient, c'est ce qu'il a tiré de son propre fonds,
c'est-à-dire le caractère nuancé du « grand seigneur méchant
homme ».
Qui en douterait, qu'il relise la scène 2 de l'acte I et la théorie
du « don-juanisme » par Don Juan lui-même : « Quoi? tu
veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend...»
Et qu'il la compare à la bestialité sommaire du personnage
de Villiers. Qu'il la compare même au monologue du Don Juan
de'Dorimon (acte I, se. 3), que G. G. de Bévotte rapproche
de la pièce de Molière (2). Qu'il lise cette littérature indigen-

(1) La Serre. Mémoire sur la vie et les ouvrages de Molière, en tête


de l'édition Joly, 1734.
(2) Note de G. G. de Bévotte, dans Le Festin de Pierre avant
Molière, p. 29 : « Ce monologue de Dom Juan, qui n'est pas chez ses
prédécesseurs (ceux de Dorimon), est intéressant à plus d'un titre : pour la
première fois, le héros s'analyse lui-même, et cette habitude sera reprise
par Molière,... et par bien d'autres... Il est curieux aussi de rapprocher
ce monologue de la théorie de Dom Juan à Sganarelle chez Molière, A. I,
se. 2, Le développement sur l'inconstance est en germe dans ces vers :
Je me ris de l'espoir d'un langoureux amant,
Et trouve mon plaisir parmy le changement.
D'autre part, les procédés qu'énumère le Dom Juan de Molière pour
(11) le «libertinage» de molière 39

te, où je veux bien qu'il trouve l'amorce d'une psychologie


moins rudimentaire, mais cela seulement, et il verra que la
part de Molière est la part du génie, que le Don Juan français
est bien sa création.
Le succès d'ailleurs répondit à la valeur de son œuvre, et
à son attente. « Molière comptait si bien sur sa pièce qu'il
la céda pour l'impression au libraire Louis Billaine, lequel,
dès le 1 1 mars, avait obtenu un privilège de sept années »
(G. Michaut). Or, après une quinzaine de représentations,
quand Molière rouvrit son théâtre après le relâche de Pâques,
il ne reprit pas Dom Juan. Il ne devait plus jamais le
reprendre dans la suite. Après sa mort, en 1677, on représenta
Dom Juan, mais la pièce avait été versifiée et soigneusement
énervée par Thomas Corneille. De son côté, le libraire Billaine
n'osa pas se servir de son privilège et l'œuvre, vouée à l'étouffe-
ment, ne fut pas publiée. Cependant, l'histoire de l'athée puni
par le Ciel continuait d'attirer le public et de tenter les auteurs :
dès 1669, le Nouveau Festin de Pierre de Rosimond était
représenté au théâtre du Marais. Dans l'intervalle, le libelle
du mystérieux Rochemont avait paru, appelant le châtiment
sur l'impiété de Molière, qui, d'ailleurs, dès les premières
représentations avait dû procéder à des coupures, supprimant
notamment une partie de la fameuse « scène du pauvre » (acte
III, se. 2). Enfin l'édition collective de 1682, qui n'avait pas
rétabli les passages supprimés par Molière, inquiéta pourtant
les autorités et dut, en cours d'impression, être expurgée et
modifiée par des « cartons ». Quelques exemplaires non «
cartonnés » ont échappé et, d'autre part, les éditions de 1683
(Amsterdam) et de 1694 (Bruxelles) nous ont heureusement
conservé le texte primitif, antérieur aux premières suppressions
opérées, sans doute, par Molière lui-même.
De tout cela, que conclure sinon que la « cabale des dévots »
avait triomphé de Dom Juan mieux que de Tartuffe et que,

réduire le cœur des belles, sont déjà indiqués par le Dom Juan de Dori-
mon. » Tout cela est vrai, mais, séparé du texte de Dorimon et de celui
de Molière, le commentaire ne permet plus d'apprécier les mérites
respectifs. Je renvoie le lecteur à ces textes,
40 R. LESPIRE (12)

pour une partie au moins des contemporains, Dom Juan était


bien l'œuvre dangereuse pour la religion, l'œuvre subversive
que dénonçaient Rochemont et le prince de Conti?

III. — Le caractère de Don Juan. Portée de la pièce.


Conclusion.
Reprendre, après tant d'autres, l'analyse de cette pièce et
celle du caractère de Don Juan est une entreprise à laquelle
siéraient les excuses et les protestations de modestie. Évitons-
les pourtant et soulignons seulement l'objectif particulier de
nos réflexions : que trouve-t-on, dans la comédie de Molière,
qui ait pu inquiéter si fort les susceptibilités des esprits
religieux ; quelle était l'intention de l'auteur ; que voulait-il faire
et qu'a-t-il fait?
Le caractère de Don Juan fait figure, depuis longtemps, de
thème traditionnel offert à la sagacité des critiques et il en
a embarrassé quelques-uns. Parce que ce caractère n'est pas
simple, on a écrit parfois qu'il manque d'unité et de cohérence.
Pour J. Lemaître, « Molière en notait les traits nouveaux qui
lui venaient à l'esprit et sans prendre le loisir de les fondre
ou de les accorder avec les premiers » et le résultat de cette
élaboration progressive, c'est « un Don Juan dont les aspects
successifs semblent un peu trop indépendants les uns des autres
et dont la figure totale manque quelque peu de clarté » (x).
C'est bien encore la même critique qu'aurait exprimé Lin-
tilhac, par exemple, s'il avait été jusqu'au bout de sa pensée,
quand il écrit (2^ : «... les traits du héros principal sont plus
heurtés que raccordés... ». Mais il tourne court et ajoute, sans
autre explication : «... mais ceux-ci (ces traits « heurtés »)
composent un des plus vivants portraits qu'ait tracés Molière... ».
Rappelons encore cum grano salis l'étonnante exégèse de
Faguet. Pour lui, il est très vrai que Don Juan manque d'unité
mais juste autant que peut en manquer le déroulement de
n'importe quelle vie humaine, qui présente des phases succes-

(1) Impressions de théâtre. I, 57. Cité par G. Michaut.


(2) E. Lintilhac, Histoire générale du théâtre en France. T. III : La
Comédie au XVII" siècle. Paris. Flammarion, p. 266.
(13) LE « LIBERTINAGE » DE MOLIÈRE 41

sives d'un même personnage. Molière aurait peint son héros


dans la durée et Faguet nous dit, d'acte en acte, son âge
approximatif. Michaut, qui rapporte cette opinion, constate qu'elle
« paraît imposée au texte malgré le texte même. C'est le
maximum possible d'aménité courtoise.
Quels sont donc ces « traits heurtés » ? Au premier acte,
Don Juan nous est présenté deux fois : à la scène première,
par son valet, Sganarelle ; à la seconde, par lui-même, parlant
à ce même Sganarelle.
Pour Sganarelle, son maître est « le plus grand scélérat que
la terre ait jamais porté ». C'est un athée, un esprit fort « qui
ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou ». D'autre part, c'est
un débauché guidé seulement par l'attrait du plaisir et qui
« passe cette vie en véritable bête brute ». Il est prêt à toutes
les ruses pour satisfaire ses passions éphémères : « c'est un
épouseur à toutes mains ». Comme l'interlocuteur de Sganarelle,
Gusman, vient de rappeler que Don Juan a été jusqu'à « forcer
dans sa passion, l'obstacle sacré d'un convent, pour mettre
Done Elvire en sa puissance », nous savons que le sacrilège
même n'arrêtera pas cette nature impétueuse. Et pourquoi
le respect des choses sacrées l'arrêterait-il mieux que les lois
humaines, puisque, selon son valet, « il traite de billevesées
tout ce que nous croyons » ?
Don Juan se peindra lui-même sous des couleurs moins sombres,
naturellement, mais ne contredira pas, pour les faits, le
témoignage de Sganarelle. C'est son attitude devant l'amour
qu'il explique, et cette partie de son caractère, capitale d'ailleurs,
qui a continué de passer pour le trait dominant du «
donjuanisme». Il est sensuel, non à la manière ignoble de son
homonyme chez Villiers, mais avec raffinement et d'une
sensualité où l'esprit, ou au moins l'imagination, a sa part. Ce
qu'il poursuit insatiablement, c'est le plaisir de la conquête
et les émotions subtiles des commencements — ou des
recommencements :
« Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes
inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le
changement ».
42 R. LESPIRE (14)

II s'opère, chez lui, un dédoublement : celui qui aime et


celui qui en a conscience ; celui qui désire et qui agit, et celui
qui jouit, en esthète ou en philosophe pervers, du spectacle
que le premier lui offre. Aussi, ce ne sont pas seulement, pas
surtout peut-être, les plaisirs « normaux » de l'amour qui le
séduisent, mais la « douceur extrême», d'une plus subtile
essence, qu'il goûte « à réduire... le cœur d'une jeune beauté
à combattre... l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à
rendre les armes ». Il entre en cela de l'orgueil plutôt que
de la fatuité, beaucoup de conscience de ses propres réactions
et de celles des autres et, sûrement, beaucoup de perversité.
Cette recherche des jouissances médiates pourrait être le
fait d'un blasé. Don Juan n'en est pas un, pourtant, et s'il
lui arrive d'être le philosophe du « don-juanisme », ce n'est,
me semble-t-il, que par éclairs. Car pour lui, la vie compte
beaucoup plus que la théorie. Il y a quelque chose d'enjoué
et, pour tout dire, d'heureux, dans l'ironie insolente de sa
profession de foi : *
« J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle,
n'engage point mon âme à faire injustice aux autres...
Je me sens un cœur à aimer toute la terre... ».
Pour lui, seul le présent a de l'importance ; aussi est-il
naturellement porté au mépris des vanités posthumes. Devant
le tombeau magnifique du Commandeur, «... ce que je trouve
admirable, dira-t-il, c'est qu'un homme qui s'est passé
(contenté), durant sa vie, d'une assez simple demeure, en veuille
avoir une si magnifique pour quand il n'en a plus que faire ».
Les applications de cette « philosophie », nous ne les
attendrons pas longtemps. Dès la scène suivante (Ac. I, se. 3),
au cours de son entrevue avec Done Elvire, Don Juan aura
l'ironie féroce de faire répondre par Sganarelle aux plaintes
de la délaissée et à ses demandes d'explications., L'artiste de
la séduction et de l'amour se montrera pareil à lui-même jusqu'à
la fin de la pièce. Encore à la scène 6 de l'acte IV, un bref
retour d'une passion éteinte — le charme des affections «
renaissantes » — sera le seul résultat des exhortations de Done
Elvire repentie, détachée des choses du monde et qui l'adjure
(15) LE « LIBERTINAGE » DE MOLIÈRE 43

de « corriger sa vie et de prévenir sa perte ». Les « quelques


petits restes d'un feu éteint » dans le cœur de Don Juan sont
doublement insultants pour celle dont la «tendresse toute sainte»,
l'amour « détaché de tout » et « épuré de tout le commerce
des sens » n'aspirent plus qu'au salut de l'époux indigne. Chez
Don Juan, c'est la sensualité encore qui parle, une sensualité
pour laquelle le spectacle des larmes et la musique de la voix
comptent seuls, parce qu'il entend à peine les paroles prononcées
et ne s'arrête ni aux conseils qu'elles expriment, ni aux
sentiments qu'elles traduisent. S'adressant à Sganarelle, après le
départ de Done Elvire (Ac. IV, se. 7) :
« Sais-tu bien que j'ai encore senti quelque peu d'émotion
pour elle, que j'ai trouvé de l'agrément dans cette nouveauté
bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses
larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d'un feuéteint?»
D'autre part, nous l'avons dit, Don Juan est athée ou, d'une
formule plus générale, incrédule. Je veux dire que ce n'est
pas à Dieu seul qu'il refuse sa créance, mais à tout ce qui ne
lui paraît pas prouvé : à la vie future, mais aussi, par exemple,
au pouvoir de la médecine (Ac. III, se. 1). Mais cette définition
pose plus de questions qu'elle ne fournit de réponses, car on
peut être tel pour de multiples raisons, l'incrédulité pouvant
se rattacher à des positions philosophiques diverses. Don Juan
est-il matérialiste? Est-il épicurien, au sens noble où on peut le
dire de Gassendi et de Lucrèce? La seule réponse qu'il donne
à Sganarelle, et à nous est : « Je crois que deux et deux sont
quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit ». Ce qui
me paraît, sinon exclure, chez lui, toute spéculation et toute
préoccupation philosophiques, du moins en réduire très fort
l'importance au profit de l'action et de la vie. Don Juan est
ce que nous appelons parfois un esprit positif. Et c'est tout
naturellement, mais sans insister, sans aller jusqu'au « système »,
qu'il cherchera une explication naturelle aux prodiges, par
quoi il refuse de se laisser émouvoir : «... nous pouvons avoir
été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur
qui nous ait troublé la vue» (Ac. IV, se. 1). C'est surtout
un vivant, pour qui la vie et ses plaisirs sont la seule réalité,
44 R. LESPIRE . (16)

non parce que telle est la conclusion d'un système du monde


et de l'homme rêvé par son esprit, mais parce que, de tout
son être, il veut impérieusement vivre et jouir. Il serait peut-
être de ceux qui marchent pour prouver l'existence du
mouvement, mais je crois plutôt qu'il ne se donnerait même pas cette
peine, sinon par jeu et pourvu que l'adversaire soit le naïf
et plaisant Sganarelle, plutôt que le grave Zenon.
Chez lui, incrédulité et insouciance s'allient, en se prêtant
un mutuel appui et il en résulte une sécurité inébranlable,
qui se défend volontiers par le sarcasme :
« Oui, ma foi ! il faut s'amender : encore vingt ou trente
ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous »
(Ac. IV, se. 7).
Quant aux miracles et aux avertissements, s'ils ne se laissent
pas expliquer simplement, nous les traiterons de « bagatelles ».
L'athéisme de Don Juan et son epicurisme moral tiennent
à sa nature, au moins autant qu'à ses idées. Aussi est-il vain
de se demander lequel, de son mépris de la morale et du droit
et de son incrédulité, l'emporte sur l'autre et en est, en quelque
mesure, la cause.
Intelligent, Don Juan l'est pourtant, dans la mesure au
moins où il est indispensable de l'être pour raffiner à l'extrême
les plaisirs sensuels. Assez pour que ce grand vivant ne devienne
pas un « viveur » vulgaire. Et assez pour marquer la différence
entre sa tranquille férocité, insoucieuse de la souffrance des
autres ou s'en délectant, et les tares du maniaque représenté
par Villiers.
Mais voici les traits sympathiques, dont la juxtaposition
avec les précédents embarrassa quelques critiques.
C'est immédiatement après s'être amusé à tenter un
malheureux en essayant de le faire « jurer », pour gagner un louis,
que Don Juan aperçoit « un homme attaqué par trois autres »
(Ac. III, se. 2 et 3). Pas un instant, il n'hésite : « La partie
est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté ». Don
Juan a donc des convictions morales : exactement celles qui
sont propres au gentilhomme, à l'exclusion des autres vertus
que l'homme d'épée peut certes leur ajouter, mais qui, n'étant
(17) LE « LIBERTINAGE » DE MOLIÈRE 45

plus l'apanage d'une caste, pourraient lui être communes avec


le bourgeois ou l'homme du peuple, avec Sganarelle ou M.
Dimanche. C'est cette morale d'état, pour laquelle l'honneur
s'identifie au point d'honneur et qui consiste surtout dans
l'exercice des deux grandes qualités de l'homme de guerre
poli par une société raffinée : avant tout, la bravoure, avec
un certain sens de ce qu'un homme bien né se doit à lui-même
par pure élégance gratuite et par un souci tout esthétique de
la beauté du geste ; ensuite, une politesse scrupuleuse, mais
tout extérieure, un raffinement de la personne et de la parole,
qui n'engage pas le sentiment et ne bride pas la volonté. Ces
deux vertus, Don Juan les possède et ne s'en départ jamais.
Son intervention dans le combat n'est nullement dictée par
l'altruisme, mais par les règles de l'honneur militaire et
aristocratique, et il prend soin de le dire lui-même :
« Notre propre honneur est intéressé dans de pareilles
aventures, et l'action de ces coquins était si lâche, que c'eût été
y prendre part que de ne s'y pas opposer». .
Et c'est mesuré à cette aune que nous trouvons le seul élan
— très modéré et très fugitif — de sympathie humaine, qui
se fasse jour en lui, au cours de toute la pièce, reserve faite
de la fameuse « scène du pauvre », dont nous aurons à parler
plus loin. « II est assez honnête homme, il en a bien usé, et
j'ai regret d'avoir démêlé avec lui » dit-il de Don Carlos, après
avoir reconnu en celui qu'il a secouru de son épée, un frère
de Done Elvire, décidé à venger l'honneur de sa maison mais
respectueux des règles et des formes. D'autre part, si le Don
Juan de Dorimon et de Villiers, revu par Molière, n'a rien
perdu de ses âpres instincts, au moins leurs manifestations
ont-elles gagné en élégance (je ne dis pas en décence)?
C'est par une tentative de viol que nous est présenté le
Don Juan traditionnel. C'est par le récit de la séduction de
Done Elvire, enlevée à son couvent, épousée, puis abandonnée,
que débute la pièce de Molière. Et ceci donne l'exacte mesure
du « progrès » dont je parle et de la « noblesse » de Don Juan.
La politesse de son langage, bien loin d'engager son cœur et
son esprit, devient aisément l'arme d'une ironie cruelle. Aux
46 ft. LËSPIRÉ (18)

objurgations ,que son père lui adresse en termes si nobles et si


pathétiques, Don Juan saura mettre un terme, d'un seul mot :
« Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler »
(Ac. IV, se. 4). Et l'effet sera tel que les paroles qu'il ajoutera,
après la sortie de Don Louis, si elles nous semblent atroces,
ne nous étonneront plus : « Eh ! mourez le plus tôt que vous
pourrez, c'est le mieux que vous puissiez faire... ».
Au total, c'est bien la bravoure soutenue par l'orgueil, qui
constitue l'idéal moral de Don Juan. A nos esprits roturiers,
ce code de l'honneur paraît aisément conventionnel, et ses
applications, factices et romanesques. Surtout, on peut déplorer
qu'il ignore de grandes valeurs morales qui sont, au mépris
des distinctions de classes, le fond de notre nature d'hommes.
A Don Carlos, qui « en a bien usé », Don Juan marque sa
sympathie, en attendant de se battre avec lui ; à Pierrot, qui l'a
sauvé alors qu'il se noyait, il tentera d'enlever sa fiancée, qui,
d'ailleurs, se prêterait volontiers à cette substitution. Molière
a su, sans rien enlever à son héros de sa prestigieuse et cavalière
élégance, marquer ces différences. Relisez le dialogue de la
scène déjà citée (Ac. III, se. 3), où Don Carlos, aristocrate
et homme honnête, déplore le sort du gentilhomme « asservi
par les lois de l'honneur aux dérèglements de la conduite
d'autrui». Et remarquez la. réponse altière, si révélatrice d'un
caractère et si judicieusement prêtée par Molière à son Don
Juan, pour qui la vie est un jeu dont il ne trouve pas que les
règles soient mal établies :
« On a cet avantage, qu'on fait courir le même risque
et passer mal aussi le temps à ceux qui prennent fantaisie
de nous venir faire une offense de gaieté de cœur».
Relisez surtout les reproches de Don Louis à son fils (Ac. IV, se. 4)
«... la vertu est le premier titre de noblesse... je regarde
bien moins au nom qu'on signe qu'aux actions qu'on fait... ».
Enfin le terme de l'orgueil de Don Juan sera de braver le
Ciel lui-même, attitude qui ne se démentira pas jusqu'au
dénouement et au châtiment de l'impie. Chez Dorimon et chez
Villiers, le héros traversait des moments d'abattement et de
remords craintif. Chez Molière, Don Juan est, jusqu'à la fin
(19) LÉ « LIBERTINAGE » DE MOLIERE 47

constamment capable de dominer un trouble qui ne se laisse


deviner que par instants, dans l'irritation impérieuse avec
laquelle il bouscule Sganarelle, par exemple, en présence du
signe d'acquiescement de la statue (Ac. III, se. 5) : « Eh bien !
la Statue ? Je t'assomme, si tu ne parles. » Tout au long
du quatrième acte, alors que se succèdent les exhortations
de Don Louis (se. 4) et de Done Elvire (se. 6), il fait bonne
contenance et ne se laisse pas ébranler. Quand on lui annonce
la visite de l'effrayant « convié de pierre », quelques mots
expriment parfaitement ce qu'il y a de volontaire dans sa fermeté :
« Allons voir, et montrons que rien ne me saurait ébranler ».
Invité à son tour par la statue, qui ajoute : « En aurez- vous
le courage?», il répond: «Oui, j'irai, accompagné du seul
Sganarelle». Et enfin, tout près du dénouement, quand les
avertissements surnaturels se multiplient : « Non, non il ne
sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me
repentir... » (Ac. V, se. 5).
Jusqu'ici, je ne vois pas qu'il soit difficile de concilier entre
eux les traits du caractère de Don Juan. Au vrai, la meilleure
définition du personnage, c'est encore Sganarelle qui l'a
formulée : c'est le « grand seigneur méchant homme ». Entendons :
méchant homme, mais à qui il reste des côtés et des allures
de grand seigneur.
Pourtant, il reste une métarmophose du personnage, dont
j'avoue qu'elle étonne, au premier abord, parce qu'elle semble
en désaccord avec ce que l'on connaît déjà du caractère de
Don Juan. Au commencement de l'acte V, celui-ci devient
hypocrite, de propos délibéré, pour « mettre en sûreté ses
affaires », tout en « ne quittant point ses douces habitudes »,
qu'il couvrira seulement du « manteau de la religion ». Don
Juan devenu Tartuffe est-il bien encore le même homme?
Que reste-t-il du« grand seigneur», quesont devenus son courage
et son goût de la bravade, par où le « méchant homme »
retrouvait à nos yeux une sorte de grandeur qui, sans nous faire
oublier ses turpitudes, nous en imposait pourtant (*) ?

(1) Brunetière s'est posé la question (Études critiques. 89 série, p. 100).


Mais je ne vois pas que la suite de son étude, tendant à situer Dom Juan,
48 R. LESPIRE (20)

Je sais bien que l'on pourrait souligner la dernière phrase


de sa tirade à Sganarelle (Ac. V, se. 2), « C'est ainsi qu'il faut
profiter des faiblesses des hommes, et qu'un sage esprit s'acco-
mode aux vices de son siècle ». On pourrait voir là une sorte
de nietzschéisme avant Nietzsche (le nom est bien moderne,
mais enfin tel est le sens des mots employés par Molière),
une affirmation exacerbée des droits de son bon plaisir, placé
au-dessus de tout, et qu'il peut légitimement servir en
recourant à tous les moyens. Je sais bien que l'on pourrait
soutenir qu'un tel degré atteint dans la conscience de soi suffit
à excuser, aux yeux de Don Juan, quelques profitables grimaces,
et à compenser, par un orgueil en quelque sorte « philosophique »,
une abdication tout illusoire de son amour-propre. Dressé
par-dessus les hommes facilement dupés, contre le Ciel, qu'il
brave et dont il nie le mystère, Don Juan revêtirait, je le veux
bien, une grandeur encore plus farouche. Mais tout cela, qui
fait penser aux subtiles interprétations de J. Lemaître (*), ne
nous est suggéré que par la réflexion, une fois le rideau tombé
ou le livre fermé. Et j'ai dit pourquoi il me paraît que faire
de Don Juan un raisonneur et un dialecticien satanique, c'est
méconnaître les intentions de Molière, en déformant le
personnage qu'il a créé... On peut encore alléguer, pour soutenir
cette explication, le besoin prêté au héros, de s'expliquer,
une fois au moins, sur ce qui, tout de même, ressemble trop
à de la lâcheté : « Je veux bien, Sganarelle, t'en faire
confidence, et je suis bien aise d'avoir un témoin du fond de
mon âme... » (Ac. V, se. 2). On peut rappeler aussi le ton

avec Tartuffe et le Misanthrope, à la limite du genre de la comédie, y


apporte une réponse.
Je n'irai pas non plus jusqu'à affirmer, avec ce critique, que Don Juan,
avant sa métamorphose, nous était * presque sympathique, et plus
sympathique en tout cas que ses victimes. »
(1) II emploie les mots de « dilettantisme » et « d'amour artistique du
mal, ... raffinement d'orgueil », pour expliquer la psychologie de Don
Juan. Et il ajoute : « II me semble que c'est ce dilettantisme et ce goût
raisonné du péché qui maintient, à travers les métamorphoses, l'unité
du Dom Juan de Molière». (Impressions de théâtre. I. Cité par G. Mi-
CHAUT.)
(21) LE «LIBERTINAGE» DË MOLIÈRE 4§

goguenard de son patelinage, quand il accepte la provocation


en duel de Don Carlos, en esquissant des distinctions de casuiste
(Ac. V, se. 3). Mais enfin, si la fausse dévotion n'est pour
lui qu'une ruse de guerre, nous ne pouvons oublier que, jusqu'ici,
c'est en amour seulement — et, si l'on veut, avec ses créanciers
— qu'il recourait au mensonge et à la séduction, ce qui est
une tout autre ruse, dans une tout autre guerre. Et nous
hésitons à reconnaître ici le Don Juan de la scène 3 de l'acte
III, qui n'était pas féru de bravoure seulement, mais encore
du code formaliste qui régit les manifestations de cette bravoure,
chez un gentilhomme.
D'autre part, dans cette charge contre les faux dévots, —
et contre les vrais, lorsque, « de bonne foi » et « véritablement
touchés », ils se laissent pourtant duper et entraîner par les
autres — on ne pouvait guère se défendre d'entendre la voix
de Molière disant leur fait, si peu de temps après l'interdiction
de Tartuffe, à ceux qui en étaient la cause. Tout y invite
d'ailleurs : le sérieux agressif du ton, l'appel indirect à plus
de clairvoyance de la part des consciences sincèrement
chrétiennes et, enfin, un argument de vraisemblance, Molière
saisissant ici encore l'occasion de démasquer et de discréditer ses
adversaires. Il saisit, ou plutôt il se donne cette occasion.
Remarque qu'il ne faut pas outrer, en écrivant, comme M.
Donnay (*) : « Le poète lui ajoute (à Don Juan) un troisième
caractère : il en fait un hypocrite. Pourquoi ? Simplement
par vengeance de la cabale qui arrêtait Tartuffe». C'est
restreindre la portée de la scène, jusqu'à en faire un hors-
d'œuvre ; rien ne nous y autorise et l'assimilation du faux
dévot au pur libertin est une thèse qui va plus loin que la
simple polémique occasionnelle.
On pourrait voir encore, dans le personnage de Don Juan,
une sorte de progression dans le mal, le sommet en étant son
hypocrisie finale. Et c'est bien le sentiment qu'exprime son
valet :
« Sganarelle — ... Il ne vous manquait plus que d'être hypo-

(1) M. Donnay, Molière, Paris, 1911.


R. B. Ph. et H. — XXVIII. — 4.
50 . > .h. lëspiré . . (22)

crite pour vous achever de tout point, et voilà le comble de


vos abominations » (Ac. V, se. 2). Pourtant, ce que Michaut
a montré nettement, c'est plutôt l'opiniâtreté dans le refus
de· croire et de s'amender, qui s'affirme à chaque présage
nouveau et qui provoque, enfin le châtiment final.
Dans tous les cas, la réplique de Sganarelle range les ennemis
du Tartuffe au nombre des plus coupables mécréants. Car
on peut penser que tout faux dévot est un libertin. Toutefois
la· réciproque n'est pas vraie. La gêne que nous éprouvons
à compter Don Juan, dans la famille de Tartuffe, n'est pas
telle que nous accusions d'incohérence, la pièce de Molière et
que nous souhaitions biffer ce début du cinquième acte, comme
un appendice dû aux circonstances, plutôt qu'à la logique du
caractère; Je crois pourtant que cette gêne résiste à toutes
les observations qui précèdent.

** *

J*ai parlé longuement du caractère de Don Juan, parce que


sa peinture remplit les cinq actes de la pièce. J'aurai peu
de chose à ajouter, concernant la conduite de l'intrigue. .
J'ai dit que Michaut était frappé par les disparates de ton,
les traits de farce et les mots d'esprit populaires, qui voisinent
avec les situations tragiques et se mêlent à la majesté du
châtiment divin. Or ces disparates me semblent dignes d'être
remarquées (*), parce qu'elles contribuent à maintenir sur la
terre et dans la vie de tous les jours, une histoire qui, par
son dénouement, se prolonge dans les enfers et où le surnaturel
se mêle bien souvent à l'action, au moins à partir du signe
de tête de la statue, à la fin de l'acte II. Ces traits de comédie,
voire de farce : la voracité de Sganarelle, avant l'arrivée du

(1) Michaut semble avoir vu cette importance, mais incidemment,


et je ne vois pas qu'il ait tiré très clairement de sa propre remarque,
tout ce qu'elle renferme. Il avait écrit (Luttes de Molière, p. 173) : «
J'insiste sur cette réalité qui 'se mêle si curieusement au fantastique du sujet.
Car la remarque est importante pour résoudre la grande question... : quel
est le sens, quelle est la portée, quelle est l'intention du Dom Juanl »
(23) LË « LIBERTINAGE » DË MOLIÈRE -51

convive miraculeux, par exemple, et jusqu'au cri « Mes gages 1 »,


par quoi il accueillait la disparition de son maître foudroyé,
et qui parut ridiculiser si scandaleusment le dénouement
moralisant, que les éditeurs de 1682 l'ont supprimé... tout cela
précise le dessein de Molière et donne à la pièce son véritable
caractère. C'est un libertin vrai, un libertin réel et vivant,
que Molière a voulu peindre et c'est bien cette peinture qui
l'attirait, dans le sujet qui s'offrait à lui Q). Quant au miracle
final, à l'intention de pieuse édification, à tout ce qui, en un
mot, lui était vraiment donné par ses prédécesseurs, c'est la
matière qu'il transforme le moins, parce que ce n'est pas là
ce qui l'intéressait le plus (2). Qui en douterait et quel lecteur
ou quel spectateur de la pièce s'en plaindrait?
Qu'on ne s'y trompe pas, d'ailleurs. Rien ne permet de
dire que le dénouement traditionnel, son sens et sa morale,
l'aient gêné le moins du monde, ce «libertin jusqu'aux moelles »,
ni qu'il eût souhaité les éluder. Ni même qu'il eût été de
mauvaise foi en objectant à ses détracteurs, la portée morale
du dénouement de son Dom Jüan.
Ainsi, il faut renoncer aux interprétations tranchées et aux
formules lapidaires, en quoi on a voulu enclore une authentique
œuvre d'art. Au vrai, les divergences étonnantes qui s'accusent
entre les appréciations formulées par les critiques, au sujet
de la portée de la pièce, devraient suffire à nous mettre en

(1) Brunetière (article cité, dans Etudes crit., 8e sér.) insiste sur ce
réalisme particulier, ce souci de peinture vraie, commun au Tartuffe,
au Dom Juan et au Misanthrope. Molière, dit-il, « a voulu rapprocher
la comédie de la réalité de la vie », en sacrifiant ici moins qu'ailleurs,
aux procédés de simplification et de stylisation, caractéristiques du genre
comique et sensibles même dans une grande comédie, comme l'Avare.
C'est, à mon avis, la partie solide de son étude, où il est, d'ailleurs,
beaucoup moins question de Dom Juan que des deux autres comédies. Mais
les conclusions qu'il en tire sont plus discutables.
(2) De l'invention de Molière, on peut citer la « femme voilée » qui
apparaît à Don Juan, à la se. 5 de l'acte V, et que Michaut, après d'autres,
mais, je crois, un peu naïvement, cherche à identifier (pour lui, c'est
le symbole de la Grâce). L'épisode se situe très peu de temps avant la
dernière apparition du Commandeur et le dénouement, qu'il sert'
visiblement à préparer. ' ' J
52 R. LESPIRE (24)

garde. Pour Larroumet, par exemple, Molière n'aurait écrit


sa pièce que pourmontrer le châtiment de l'athée et se défendre,
par une œuvre édifiante, contre les accusations auxquelles
Tartuffe avait donné prise. Don Juan, après Tartuffe, serait
donc un acte de diplomatie, après un acte d'audace.
Mais, exactement à l'opposé, Théodore de Banville,
chaudement approuvé par Souday, voyait en Don Juan, un «
philosophe matérialiste » et un apte de la « religion de l'avenir ».
Et Souday ajoutait, sur le ton de conviction naïve et
redondante qui était le sien : « Molière est parfaitement de l'avis
de dom Juan... Chose incroyable : il y a encore des gens pour
en douter ! » i1).
Quant à Perrens, dont j'ai déjà remarqué que la rigueur
d'esprit n'était pas le souci dominant, il dissocie les deux
aspects successifs de Don Juan : celui du début, qu'il proclame
« brave, généreux, chevaleresque » — et l'hypocrite des
dernières scènes. Et il se demande : de quoi est-il châtié ? « de son
hypocrisie finale ou de ses vices mondains et de son impiété ? »
(p. 350). Après quoi, il minimisera ses propres interprétations
et nous laissera dans le doute.
La « portée de la pièce » ? Je crois bien qu'elle n'en a pas
au delà de la réussite littéraire qu'elle représente. Et, si on
peut imaginer que Molière ait voulu lui en donner une, et
même qu'il ait cru l'avoir fait (imagination qui, après tout,
n'est pas plus audacieuse que les certitudes de P. Lacroix!), il
faut bien reconnaître qu'en lui, le chrétien ou le prudent selon
Larroumet, ou à l'inverse, le novateur selon Banville et Souday
n'a été que bien peu suivi par l'artiste, lequel restait, par
nature, uniquement soucieux de « bien peindre ». C'est, en
gros, l'opinion de Michaut, qui dit la retrouver, d'autre part,
dans une conférence de Ganderax, publiée en 1891, par la
Revue bleue. Je ne crois pas, cependant, que cette opinion
ait chance de toucher les esprits avides de simplifications com-

(1) Voir Michaut, Luîtes de Molière, p. 180 et ss.


Argument de simple bon sens : peut-on imaginer Molière lançant un
tel défi public, quelques mois après l'interdiction de Tartuffe et alors
que les remous soulevés par celle-ci étaient encore loin d'être apaisés?
(25) LE « LIBERTINAGE » DE MOLIÈRE 53

modes et qui cherchent, dans la littérature, autre chose qu'elle-


même.
Mais on reconnaît, dans le passage de Souday que j'ai cité,
une dernière objection ou une dernière question : Molière a-t-il
rendu son Don Juan sympathique, ce qui équivaudrait à épouser
sa cause et ses idées?
Je ne crois nullement que l'on élude la question, en
répondant : Molière a peint son personnage vivant et intéressant.
Je ne le crois pas, parce que c'est la seule réponse possible.
La « méthode du personnage sympathique » et du « porte-
parole de l'auteur » se révèle d'ailleurs, en plus d'un cas, bien
délicate, en ce qui concerne la recherche de la pensée de Molière.
Mais ce n'est pas ici le lieu de la démontrer. Affirmons-le :
Don Juan est, un peu comme Alceste, un portrait « objectif »,
autant que le comporte la création artistique. Je veux dire
qu'il est issu d'une observation désintéressée, sur laquelle
n'influait ni la haine, ni la sympathie, mais seulement l'intérêt,
d'ordre psychologique ou littéraire, que Molière lui portait.
Et c'est encore ce souci exclusif ou, du moins, nettement
dominant, de mettre en valeur divers aspects du caractère
du héros, qui commande la composition de la pièce, « aussi
décousue qu'une pièce à tiroir ou que les revues modernes ».
La remarque a été faite : la succession d'épisodes juxtaposés
plutôt que liés, les entrées de personnages paraissant à point
nommé quand l'auteur a besoin d'eux (x), tout cela tend
seulement à mettre en lumière la personne de Don Juan, autour
de qui tout gravite décidément.

(1) Composition particulièrement sensible dans les deux derniers


actes. La scène du débiteur éconduit (Ac. IV, se. 3), excellente scène de
comédie, pourrait être supprimée (Brunetière en a fait déjà la remarque),
sans la plus légère modification à la pièce et sans que l'action en soit
affectée. Même l'introduction de ces épisodes se répète textuellement :
Act. IV, se. 2 : « La Violette — Monsieur, voilà votre marchand... »
Act. IV, se. 4 : « La Violette — Monsieur, voilà Monsieur votre père ».
54 R. LESPIBE (26)

II nous est possible, maintenant, d'essayer de conclure.


Que valent les griefs — j'entends les griefs précis et
discutables — formulés contre la pièce, dans le domaine religieux?
Je crois qu'aucun n'est probant.
Dira-t-on que l'auteur n'a opposé au séduisant Don Juan,
comme défenseur de la foi et de la morale, que le naïf et non
toujours désintéressé Sganarelle, dont la piété tolère des
accommodements (« Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal » con-
seille-t-il au pauvre, tenté par Don Juan, dans le texte primitif
du troisième acte)? Et que Sganarelle, comme philosophe,
manque d'envergure et même de dignité, lui dont le
raisonnement finit par avoir « le nez cassé » ? (Ac. III, se. 1 notamment).
Mais ce n'est pas vrai. Michaut l'a souligné, le Ciel et la vertu
trouvent ici de plus éloquents et de moins compromettants
avocats : Done Elvire, Don Louis et le pauvre de la scène
fameuse, qui, dans la version non expurgée, refusait avec
une douce et ferme obstination, de blasphémer, même de bouche
seulement, contre sa foi. Dans cette « scène du pauvre » (Ac.
III, se. 2), qui parut scandaleuse dès les premières
représentations, soulignera-t-on la réplique finale de Don Juan, qui,
ayant tenté en vain un malheureux, en lui représentant
l'injustice de son sort misérable, puis en lui offrant un louis « s'il
veut jurer », finit par lui donner cet argent « pour l'amour
de l'humanité » ? Dira-t-on, avec Sainte-Beuve, que « la
bienfaisance et la philanthropie du xvine siècle, celle de d'Alem-
bert, de Diderot, de d'Holbach, se retrouve tout entière dans
ce mot-là » ? Mais c'est peut-être mettre dans cette si brève
réplique, beaucoup plus que Molière n'y a mis, consciemment
du moins, et Michaut, par exemple, y voit surtout le refus
de Don Juan de reconnaître sa défaite, l'amour de l'humanité
étant simplement opposé par lui à l'amour de Dieu, pour éviter
que l'on se méprenne sur le mobile de son aumône. Opinion
qui n'a rien d'absurde ou de contraire au texte, Don Juan,
d'ailleurs, nous offrant peu d'exemples, au cours de la pièce,
de son « amour de l'humanité »... Opinion qui, d'autre part
peut ne pas détourner tout le monde de percevoir, derrière
ces mots, de lointains, d'étranges échos, qui ne seraient peut-
(27) LE « LIBERTINAGE » DE MOLIÈRE 55

être pas en désaccord avec la « sagesse » de Molière, telle que


l'ensemble de son œuvre nous la laisse entrevoir. Avouons
pourtant que c'est bien peu d'une courte phrase de sens
controversé Ç), pour asseoir la thèse du libertinage militant de Molière. .
Ainsi rien ne s'oppose au « fonds de religion modérée » ; plus
encore, tout contredit l'image d'un Molière sournoisement
agressif et poursuivant une lutte sourde, mais consciente, contre
Dieu et son Église. Et pourtant, avouons qu'une telle
conclusion laisse subsister un doute, une gêne, dans nos esprits.
Avouons que, si nous voyons bien qu'il faut rejeter, pour le
détail de leurs accusations, les témoignages anciens et modernes
du libertinage de Molière, nous répugnons pourtant à les taxer
en bloc d'injustice ou d'erreur, au moins dans leur sens général
et dans l'esprit qui les anime. C'est que, ne craignons pas
de le répéter, les problèmes qui relèvent de la conscience la
plus intime, sont complexes autant que cette conscience peut
être nuancée, mobile, ondoyante. Si les « idées » peuvent être
manipulées comme des êtres stables et parfaitement déterminés,
organisées entre elles suivant les principes d'une logique
immuable, il n'en va pas de même de l'esprit qui les conçoit,
de la créance qu'il leur accorde, laquelle peut varier dans son
degré, dans son importance relative au sein d'une pensée, dans,
sa nature, peut-être, et celle des sources d'où elle découle.
Et ici Sainte-Beuve encore nous aidera à voir clair dans nos
propres impressions. Je demande la permission de transcrire
quelques lignes de son article des Portraits littéraires, que j'ai
déjà cité et qui a perdu si peu de son prix, malgré quelques
allégations de fait mises en doute ou corrigées, depuis l'époque
où il fut écrit (1835).
« En un mot, plus on avance dans le siècle dit de Louis XIV,
et plus la littérature, la poésie, la chaire, le théâtre, toutes
les facultés mémorables de la pensée, revêtent un caractère
religieux, chrétien, plus elles accusent, même dans les senti-t
ments généraux qu'elles expriment, ce retour de croyance à
la révélation, à l'humanité vue dans et par Jésus-Christ....

(1) A supposer, ce qui est très probable plutôt que certain, que ce
texte représente tien la rédaction primitive de Molière.
56 R. LESPIRE (28)

Mais Molière, nous Ie disons sans en porter ici éloge ni blâme


moral, et comme simple preuve de la liberté de son génie,
Molière ne rentre pas dans ce point de vue... il appartient
à une pensée plus calme, plus vaste, plus indifférente, plus
universelle... Il sépare l'humanité d'avec Jésus-Christ, ou
plutôt il nous montre à fond l'une sans trop songer à rien autre...».
Et ceci encore, qui résume bien sa pensée :
« Tout ceci est pour dire que, comme Shakespeare et
Cervantes, comme trois ou quatre génies supérieurs dans la suite
des âges, Molière est peintre de la nature humaine au fond,
sans acception ni préoccupation de culte, de dogme fixe,
d'interprétation formelle... »
II y a plusieurs manières d'être chrétien et il y a des chrétiens
qui pensent que c'est ne l'être plus, que l'être avec mesure
et autrement qu'en tout et toujours, comme le Pascal des
Pensées. Je n'ai pas qualité pour arbitrer ce débat ancien,
qu'illustre parfaitement l'opposition des Jansénistes et des
Jésuites, si on la réduit à l'essentiel. Or Molière n'est pas
anti-chrétien. Il a pu se dire, se croire chrétien. Il a pu l'être,
mais d'une manière « modérée », tempérée, d'une manière qui
n'est pas celle du chrétien absolu, chez qui la foi pénètre et
domine tout le reste. Chez Molière, au contraire, la foi, s'il
en* eut, est séparée de ses curiosités et de ses pensées, comme
reléguée, et l'on pourrait dire que si elle est si calme et si
raisonnable (la religion de Cléante, dans Tartuffe), c'est qu'elle n'est
ni vivante, ni efficace.
Ainsi, Molière n'a pas eu le dessein de faire de Don Juan
un porte-parole, ni de le proposer en exemple. Il l'a châtié
au dénouement, mais sans haine comme sans pitié marquées.
Et on pourrait dire que sa peinture est trop vraie, trop «
objective», trop dénuée de frémissement et d'horreur, pour que
nous ne pensions pas que c'est à l'homme et au domaine de
l'homme que se limite la pensée d'un tel écrivain, et que c'est
là seulement qu'elle peut s'émouvoir, espérer et porter des
fruits. C'est dans ce sens aussi qu'elle sera féconde, comme
le sera celle d'un Rabelais, avec qui s'éclaire la « parenté
spirituelle » de Molière, ou celle de tel autre, qui, peut-être, n'avait
(29)' LE «LIBERTINAGE» DE MOLIÈRE 57

nullement prévu quelles conclusions sortiraient des prémisses


qu'il avait posées. Molière, selon Brunetière, aurait été un
des artisans de la libération, de la « laïcisation » de la pensée,
« en un temps où la religion ne laissait à personne la liberté
de son indifférence » Q).
En somme, en nous plaçant à leur point de vue, si nous le
pouvons, peut-être penserons-nous qu'ils n'étaient pas
chimériques, les scupules d'un Rochemont ou d'un Baillet ; je veux
dire : que ces hommes, en comdamnant Molière, étaient
cohérents avec les principes qu'ils voulaient mettre à la base de
leur pensée et de leur vie. Baillet surtout, plus mesuré, qui
craignait moins, pour la cause de la religion, Tartuffe que
l'ensemble du théâtre de Molière et qui dénonçait les « semences
d'irréligion », répandues « d'une manière si fine et si cachée
dans la plupart de ses autres pièces ». Nous nous garderons
seulement d'affirmer que l'auteur en ait eu pleine conscience
— et nous, nous souviendrons qu'un chrétien latitudinaire ou
novateur peut être taxé légitimement d'irréligion, par le
janséniste Baillet.
R. Lespire.

Dans son livre récent sur La Religion des Classiques (1660-


1685) (Paris, Presses univ. de Fr. 1948), M. H. Busson, dont
on connaît l'érudition précise et étendue, alliée à une finesse
d'esprit qui la féconde autant qu'elle l'éclairé, pose la question
de « Molière et la Philosophie » (en. ix) et, par conséquent, de
la religion de Molière.
Spécialiste, en quelques sorte, de ces questions auxquelles il
a consacré déjà deux ouvrages extrêmement importants, M.
Busson laisse percer une sorte de déception à interroger cette
âme insaisissable, qu'il a l'intelligence de ne pas vouloir
simplifier pour l'enfermer dans une formule maniable. Il écrit ceci
(p. 271) qui rejoint en partie ce que nous écrivions plus haut :
« Molière n'est peut-être pas irréligieux ; mais... il n'a vu la
religion que de l'extérieur et elle ne l'intéresse que pour son
comportement social... Il a ridiculisé Orgon et Tartufe... Cela

(1) Brunetière, La philosophie de Molière, dans Et. crit.', 4e série,


Étude intéressante et quelquefois partiale ; bon exemple du point de
vue du « croyant absolu ».
58 R. LESPIRE , (30)

ne signifie pas... qu'il· méprisât la vertu ou. la religion. Mais


son œuvre a: pris un ton d'amertume et de dénigrement pour
toutes ces choses que l'on voudrait pouvoir rectifier par des
confidences plus personnelles. En fin de compte, son âme nous
échappe ».
D'autre part, on a l'impression que M. Busson serait plutôt
porté à interroger d'autres œuvres que le Tartuffe et le Dom
Juan, où l'on a accoutumé de chercher les audaces de Molière.
Psyché d'abord et la scène des adieux de Psyché à son père
(II, 1), qui lui paraît signifier l'abandon par Molière d'un
stoïcisme qui l'aurait d'abord attiré. A propos de quoi M. Busson
affirme (p. 243) : « Si jamais Molière a écrit une page irréligieuse,
c'est celle-ci : elle n'est pas seulement une réfutation des
banalités de Sénèque : c'est un cri de révolte (poussé par le père) contre
la Providence ».
Ensuite, « Molière ne croit pas au merveilleux » (p. 255).
Parfois même (dans Amphitryon) « il s'est donné la peine de marquer
et même de raisonner son incrédulité » (p. 259). « Mais la féerie
des Amants magnifiques contient des théories plus hardies. »
(p. 260). Il s'agit des oracles machinés par la ruse d'un « prêtre
de la déesse » (Amants magn. IV, 4). M. Busson replace cette
invention, qui est « plus qu'un banal stratagème comique : .. un
miracle machiné par ruse et dans un but lucratif et politique »
(p. 261), dans la longue suite de thèses sur les oracles, qui va
d'Eusèbe et de Plutarque, à Van Daele et à Fontenelle, en
passant par Pomponazzi, Vanini, Naudé et plusieurs autres. Mais
il constate que « tous les classiques » et d'abord Corneille ont,
conime Molière, évoqué ce « grave problème de la cessation des
oracles ». Et il formule cette remarque, dont la finesse ne doit
pas nous empêcher de sentir la portée (p. 265) : « ... ce qui est
innocent chez Corneille sera-t-il blasphématoire chez Molière?
Mais ce qui est blasphématoire chez Voltaire sera-t-il innocent
chez Molière? »
Toute la question de la méthode, dans l'histoire littéraire des
idées philosophiques et religieuses, est posée par cette double
interrogation, ■ qui n'a que l'apparence d'une boutade.
Mais il s'agit ici d'un autre problème, sur lequel je reviendrai
peut-être dans un autre article. Je ne crois pas, pourtant, que
l'étude du Molière des « divertisssements » infirme les conclusions
auxquelles je suis arrivé plus haut touchant l'auteur de Tartuffe
et de Dom Juan,
R. L.

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