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DOI : 10.4000/books.enc.1049
Éditeur : Publications de l’École nationale des chartes
Année d'édition : 1998
Date de mise en ligne : 26 septembre 2018
Collection : Études et rencontres
ISBN électronique : 9782357231313
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782900791264
Nombre de pages : 142
Référence électronique
COURCELLES, Dominique de (dir.). Traduire et adapter à la Renaissance. Nouvelle édition [en ligne].
Paris : Publications de l’École nationale des chartes, 1998 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/enc/1049>. ISBN : 9782357231313. DOI : 10.4000/
books.enc.1049.
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Le mouvement de diffusion et de circulation des textes a donné lieu, pendant les XV e et XVI e
siècles, à un élan sans précédent de traduction et d'adaptation : les œuvres antiques récupérées
sont sujettes à de multiples modes d'appropriation, et celles des modernes, en un temps d'essor
des idiomes nationaux, cherchent leur voie entre les marchés géographiquement circonscrits de
l'édition vernaculaire et une circulation internationale qui ne saurait faire l'économie du latin.
Les actes de la journée d'étude Traduire et adapter à la Renaissance, tenue dans le cadre du cycle
annuel « Textes littéraires et sociétés, XVe-XVIIIe siècle », explorent le destin des textes à travers
les avatars auxquels les soumettent l'humaniste, le traducteur, le disciple, l'éditeur, le plagiaire
et le public ; au-delà, ils mettent en relief la réflexion qui se fait jour à la Renaissance sur les
rapports de la langue et du texte, d'un objet et d'un instrument, qu'il s'agit de perfectionner sans
cesse : la traduction n'est pas seulement le lieu où l'on s'approprie le savoir d'autrui mais aussi la
palestre où la langue, par la confrontation, s'étoffe et s'assouplit.
2
SOMMAIRE
Avant-propos
Dominique de Courcelles
Traduire de l’italien
Ambitions sociales et contraintes éditoriales a la fin du XVI e siècle
Jean Balsamo
NOTE DE L’ÉDITEUR
Actes de la journée d'étude organisée par l'École nationale des chartes (Paris, 15 mai
1997).
4
Avant-propos
Dominique de Courcelles
lieu à Venise et Padoue grâce aux collections d’ouvrages réunies, entre autres, par l’exilé
grec Bessarion. En 1559, le patricien vénitien Francesco Barozzi, qui enseigne à Padoue,
établit par sa traduction du commentaire de Proclus sur Euclide que les concepts
mathématiques, formes séparées de la matérialité, permettent à l’esprit humain d’accéder
au monde des intelligibles. Dans ce débat philosophique, le dogme chrétien de
l’Incarnation n’apparaît-il pas menacé ?
5 François Géal, à partir des versions castillanes effectuées entre 1526 et 1532 des Colloques
d’Érasme, examine les altérations du texte érasmien et montre que la traduction fait
émerger les contradictions d’une société prise entre les exigences christocentriques de
ses clercs et ses réflexes idolâtriques et qu’elle joue un rôle dans le débat théologique
entre protestantisme et catholicisme. Les traducteurs espagnols sont persuadés comme
Érasme de la supériorité de l’esprit sur la lettre, mais leur prudence prouve qu’ils ne sont
pas certains que le message évangélique puisse être confié à tous.
6 En ce qui concerne le Nouveau Monde, Carmen Val Julian remarque que l’activité de la
traduction, due aux missionnaires et aux fils des élites indigènes formés par eux,
accompagne étroitement les débuts de la conquête du Mexique. Les catéchismes en
langues américaines doivent favoriser l’obéissance des Indiens aux lois de l’Église et du
roi d’Espagne. Mais dès 1559, les traductions sont interdites. Ce qui compte désormais,
c’est l’uniformisation par le castillan impérial. Il est remarquable que, sous le même
prétexte de « mauvaise traduction », l’Inquisition confisque aussi bien les Colloquios
d’Érasme que les Diálogos de doctrina cristiana traduits en langues américaines.
7 Jean Balsamo décrit les ambitions sociales et les contraintes éditoriales des traducteurs
français d’ouvrages italiens. Traduire c’est « édifier le monument royal de la langue
française », c’est aussi plaire aux hommes de pouvoir : roi de France, libraires, nobles et
ecclésiastiques influents. La carrière de Gabriel Chappuys est en ce sens exemplaire.
8 Étudiant la composition et l’histoire de la Silva de varia lección écrite en 1539-1540 à Séville
par Pedro Mexía et traduite en italien dès 1544, puis en français en 1552 par Claude
Gruget, je m’attache à différencier les enjeux propres à la Renaissance du passage des
langues grecque et latine à la langue vernaculaire et du passage d’une langue vernaculaire
à une autre langue vernaculaire. Idéologie et politique entrent dans l’élaboration du goût
littéraire.
9 Observant que la réappropriation des géographes antiques, tels que Ptolémée et Strabon,
s’avère difficilement conciliable avec les données issues de l’expérience du XVI e siècle,
Marc Smith montre comment les traductions des textes géographiques exposent un
savoir nouveau, en lien avec l’origine nationale ou les intérêts particuliers de leur auteur.
Tel est le cas, en 1544, de la Cosmographie du théologien protestant allemand Sébastien
Münster qui, plus tard, subit le même sort dans les traductions et adaptations françaises
et italiennes. Peut-on encore parler de traduction, voire même d’adaptation ? Il est
remarquable qu’en 1550 l’allemande Cosmographie est traduite du vernaculaire en latin,
amorçant ainsi un nouveau mouvement de traduction qui se développera au XVIIe siècle.
10 Je remercie pour leur aide Yves-Marie Bercé, directeur de l’École nationale des chartes, et
l’ensemble des intervenants, PURA 1242 du C.N.R.S. dirigée par Augustin Redondo, Marc
Smith, secrétaire général de l’École, qui a assuré la publication de ces actes, Isabelle Diu,
directeur de la bibliothèque de l’École, ainsi que les étudiants de l’École qui ont pris part à
l’organisation et à la tenue de la journée d’étude.
6
1 Avec la paix de Lodi (1454), les États principaux de la péninsule, Milan, Venise, Florence,
Naples et la papauté, connurent une situation d’équilibre. Florence en profita pour
rétablir sa cohésion interne et en particulier le pouvoir des Médicis1. Après la conjuration
des Pazzi (1478), Laurent exerça une forte influence sur la vie politique et culturelle de la
ville, ou pour mieux le dire fit de la vie culturelle une arme politique. En ce sens, les
humanistes qui l’entourèrent se prêtèrent aussi bien à ses intérêts littéraires qu’à ses
desseins politiques, les deux étant souvent entremêlés. Angelo Ambrogini, dit le Politien
(1454-1494), fut l’un de ces humanistes, qui entra très jeune à sa cour et qui en connut les
péripéties. Ainsi, il devint le secrétaire de Laurent et le précepteur de son fils Piero. Il fut,
dans un premier temps, un poète très actif dans la vie de cour2. En outre, l’historiographie
reconnaît aujourd’hui la main de Politien dans l’Épître aragonaise que Laurent fit préparer
en 1476-1477 : cette lettre introduisait un recueil de poésies toscanes préparé pour le fils
du roi de Naples3 et elle visait à défendre l’idée d’une suprématie culturelle de Florence.
Cependant, après une rupture avec la famille des Médicis (1479-1480) et un séjour dans
l’Italie du Nord, Politien rentra à Florence, et tout en jouissant de la protection de
Laurent, il fut un peu plus libre de travailler pour lui-même, délaissant quelque peu la vie
active ; il se consacra surtout à l’étude des œuvres anciennes et devint professeur d’art
oratoire et de poétique au Studio florentin en 1480 4. Il survécut deux ans à la mort de
Laurent, tâchant par son recueil de lettres de défendre la politique de Piero contre
l’offensive d’une autre branche des Médicis, celle de Lorenzo di Pierfrancesco5.
2 Politien participa par ces nombreux aspects à la vie politique de Florence mais sa
recherche demeure essentiellement une activité personnelle6. En ce sens, la pratique de
trois langues, le grec, le latin, le toscan, appartient à sa réflexion sur la culture et à
l’exercice de celle-ci comme auteur, en nom d’auteur7
7
Vera la schiuma e vero il mar diresti, Verum taurum, freta vera putares
non una, non diversa esser lor faccia, facies non omnibus una, | non diuersa
come par ch’a sorelle ben confaccia. tamen, qualem decet esse sororum
12 Ce passage témoigne aussi bien d’un travail patent de traduction que de celui, plus caché,
d’adaptation et de montage : le début est en effet un écho d’Ovide tandis que la fin en est
une traduction presque littérale. De plus, l’emprunt ne comporte pas seulement une
variation dans le choix des termes mais aussi une autre figure : le chiasme ovidien est
transformé en anaphore et l’effet est redoublé. La traduction, fidèle, recherche aussi un
effet de rime dans la structure de l’octave (faccia… confaccia). En outre, le terme nicchio
(100, 2), coquille, renvoie aussi à la fin de la stanza précédente (99, 8 : gir sovra un nicchio, et
par che’l cel ne goda), donnant lieu à une des techniques les plus prisées par Politien, celle
de coblas capfinidas, qui est ici, à vrai dire, déplacée d’un vers, mais c’est aussi un emprunt,
plus dissimulé que pour Ovide, à Tibulle, Carm., III, 3, 34. Et encore : folgorar (100, 3) est
une qualité des yeux très présente chez Pétrarque26 et que l’on retrouve dans d’autres
moments de la poésie de Politien27.
13 Quelquefois, la formule de Politien est le résultat de plusieurs souvenirs ; par exemple, à
propos de la description d’une beauté féminine :
e pur col ciglio le tempeste acqueta. vultu quo caelum tempestatesque serenat.
14 Mais, au-delà du souvenir virgilien, la dernière image est aussi la composition des
souvenirs ovidiens et pétrarquesques ; de plus, Politien l’utilise dans d’autres lieux de sa
poésie, en opérant des variations28. Ainsi le montage de citations procède-t-il par
10
si strinse a Marte, e colli strali ardenti faciesque proterva (Moschos, Idyll., I, 12).
e colle labra tinte di veleno multa venena labris (Moschos, Idyll., I, 29).
baciollo, e’l fuoco suo gli misse in seno. Conticuere omnes intentique ora tenebant.
corps décrit est avant tout un corps textuel34. L’intérêt de Politien pour les aspects les plus
crus de l’existence, comme la maladie dans ses effets de décomposition corporelle ou la
vieillesse dans ses aspects répugnants, se comprend aussi comme un exercice de
littérarisation35 qui est certainement une forme de maîtrise de l’expérience. Le corps
malade met en évidence la décomposition et la recomposition dont la poésie est capable ;
dans cette perspective, la description détaillée de la beauté féminine ne relève pas moins
des mêmes procédés de morcellement du corps36. La littérarisation de l’expérience a pour
conséquence que la langue qui la restitue produit un effet de réalité. Celui-ci ne suppose
évidemment pas une équation entre la littérature et la réalité, mais il renvoie au caractère
sédimenté de la langue : dans la tradition, tous les éléments qui mettent en forme
l’expérience, et qui peuvent être décrits, y sont comme déposés. Cet aspect est, à mon
avis, explicité chez Politien par une des principales qualités de la langue poétique : son
abondance, sa copia ; dans les Syluae, nombreuses sont les formules qui qualifient la
langue par sa richesse, telles que : felix opulentia, ingens copia rerum, sermo potens.
18 Au-delà des éléments lexicaux ou des simples formules, Politien travaille également sur
des unités de signification ou des « unités sémantiques »37 qui sont constituées par le
montage de certains aspects venant se greffer, au cours de la transmission de la tradition,
sur un moment initial, celui-ci opérant comme un centre d’agrégation. Parmi ces unités
se trouvent des mythes, ou des éléments mythiques, qui sont réinvestis dans des
ensembles différents. C’est le cas d’Orphée38 qui devient, dans l’œuvre de Politien, une
unité agrégée, dont les éléments décomposables sont différemment mis en avant. Il est
vrai que, par la transmission de son mythe, l’Orphée que Politien connaît a déjà acquis
plusieurs aspects : la difficulté d’interpréter d’une façon univoque l’Orphée de Politien
tient aussi à ce caractère composite du mythe ; en ce sens, Orphée peut revêtir plusieurs
rôles, et même en supporter plusieurs à la fois. Ainsi, dans Nutricia, Orphée représente
avec Apollon la fonction civilisatrice de son chant39 et, un peu plus loin, il est présenté en
harmonie avec la nature ; sa mort est aussi racontée, en insistant sur la naissance de
l’astre Lyre : il est vaincu par la loi cruelle qui lui a repris Eurydice40. Orphée est ici son
chant, sa poésie comprise par la nature, éducatrice des hommes ; toutefois, ces éléments
qui appartiennent à la tradition mythique sont réinvestis dans des figures qui, tout en y
faisant allusion, s’en éloignent sensiblement. En fait, la cosmologie et la théologie qui
structurent le mythe d’Orphée constituent un vague arrière-fond : la nature d’Orphée a,
chez Politien, les traits d’une nature bucolique découverte pendant une promenade à la
campagne, et l’aspect enchanteur de sa voix n’a pas la force dramatique d’une initiation.
Orphée représente la force de la poésie dans ses aspects de consolation et de persuasion,
presque d’édification ; la lecture christianisante va dans cette direction. En outre,
l’Orphée de Politien ne goûte pas à l’incompréhension des hommes ou à la solitude des
réformateurs, mais seulement à la rage des femmes délaissées. Le festin des Argonautes
où, dans Manto, Orphée se retrouve, n’est pas non plus une communauté mythique ; il
chante et les console, exprimant d’ailleurs un certain penchant pour le jeune Achille,
lequel essaie maladroitement d’imiter son chant. Dans cette scène, Orphée n’a pas le
poids d’un mythe ; il sert plutôt, par l’allure qu’il en garde, à évoquer le paysage
champêtre des Bucoliques, et à instaurer le parallèle, d’une part, entre le chant de Virgile
et celui d’Orphée et, d’autre part, entre la maladresse de Politien, qui voudrait imiter le
Mantouan, et celle du jeune enfant, gaucherie atténuée quand même par le caractère
illustre du personnage41.
12
19 Orphée est, à chaque fois, l’écho de son mythe, mais il se comporte surtout comme la
structure d’accueil d’autres éléments qui, tout en s’y rattachant, donnent lieu à différents
parcours de signification. En fait, la cosmologie et la théologie du mythe d’Orphée n’en
constituent plus la structure fondamentale, mais elles demeurent le noyau originaire qui
permet d’agréger d’autres éléments. Orphée devient l’unité d’éléments composables et
décomposables de plusieurs fabulae , et, en ce sens, il perd sa qualité mythique en
acquérant un caractère fonctionnel42.
29 Le jugement de Politien n’est donc pas dépourvu d’ambiguïté. Politien rappelle les
qualités indéniables d’Ennius : une vie probe, une assurance personnelle et un esprit
puissant, mais il souligne également son art rudimentaire et comme une insuffisance dans
les moyens expressifs, qui se traduit par la parcimonie des mots. Il n’est pas aisé de
comprendre à quel niveau se situe cette pauvreté, si celle-ci appartient à la langue, dans
un certain moment de la transmission, ou au langage de l’auteur. Politien revendique le
travail d’appropriation que tout auteur accomplit par rapport à la tradition et qui le
soustrait à une imitation servile ; il parle lui-même en son nom, en nom d’auteur55.
Cependant, il s’attarde parfois sur des caractères qui semblent relever de la langue elle-
même, ou du moins, d’états de la langue à un moment donné. L’individuation dans la
langue ou par la langue n’est pas chez Politien l’objet d’une réflexion, mais elle suscite
une préoccupation qu’il ressent comme poète et grammairien. Un passage sur Lucrèce
porte, à mon avis, les traces de cette inquiétude ; des difficultés semblent en fait
présentes dans sa poésie :
Nec qui philtra bibit nimioque insanus amore
Mox ferro incubuit, sic mentem amiserat omnem,
Vt non sublimi caneret Lucretius ore
Arcanas mundi causas elementaque rerum;
Doctus, et arpino tamen exploratus ab ungui.
Scilicet et ueteres naturam pandere Grai
Carmine tentarunt celebri: ceu maximus ille,
Aerisonas pedibus qui quondam inductus amyelas,
Insiluit siculi rapidum cratera camini;
Et cui de uocum tenebris cognomina flenti
Addita; quosque alios studio sapientia dulci
Implicuit, cecinitque diu memoranda uetustas56.
30 Politien souligne le caractère sublime du chant de Lucrèce restituant les secrets du monde
et les causes des processus naturels, mais il rappelle que son œuvre fut corrigée par
Cicéron57. Politien ne précise pas davantage de quel genre de difficultés et de corrections
il s’agit ; il est difficile de comprendre si les obstacles tiennent au sujet, à savoir les
secrets de la nature, ou à l’insuffisance de la langue, et encore si celle-ci concerne la
langue latine, corrigée grammaticalement par Cicéron, ou la langue personnelle du poète,
dont la folie est rappelée au début, en soulignant qu’elle n’empêcha toutefois pas Lucrèce
d’écrire. Cette tension me semble confirmée dans la remarque qui suit ; Politien rappelle
que les Grecs tentèrent également de dévoiler la nature, mais il n’ajoute pas si ces efforts
parvinrent à leur terme. La difficulté semble tenir avant tout au sujet, mais les noms
d’Empédocle et d’Héraclite sont ici rappelés par des allusions qui rendent ambigu le
jugement sur leur œuvre. Empédocle est rappelé par son plongeon dans le cratère de
l’Etna58, alors qu’Héraclite est présenté comme le poète pleurant à la langue obscure59.
Finalement, Politien coupe court, évoquant laconiquement « tous les autres » qui se
consacrèrent à la douce étude de la nature, donnant lieu à une uetustas digne de
renommée60. Ces tentatives grecques, qui semblent moins sublimes que celle de Lucrèce,
provoquent la suspension du jugement ; il est difficile de dire si elles ont vraiment réussi
dans la douce étude et quel genre de difficulté elles ont rencontré.
31 Dans la continuité des genres, il y a donc des moments de suspension et même de
discontinuité ; la rivalité, qui peut susciter une amélioration, connaît également des
réussites partielles, voire des impossibilités. Car il est des genres qui ne conviennent pas à
toutes les langues. Reprenant un ancien lieu commun, Politien déclare :
16
n’est que sa copia, c’est-à-dire l’effet de réalité qu’elle met en œuvre. Par conséquent, le
problème demeure de savoir si une telle abondance déjà constituée peut être transférée à
une langue qui n’en est pas encore une. C’est sûrement là le travail de la greffe, mais cette
opération, par sa nature qualitative et expressive, comporte, dans la transmission à une
langue pauvre, une ambiguïté et un double risque. Si l’on pouvait, en quelque sorte,
greffer la richesse d’une langue dans l’espace vide d’une langue à faire, l’effet de réalité
coïnciderait avec un effet de vérité qui serait en contradiction aussi bien avec la poésie de
Politien, qui comporte une littérarisation de l’expérience, qu’avec sa pratique de
grammairien, qui est traversée par la conscience que la tradition est l’histoire de sa
transmission, déposée mais non figée dans le temps.
37 L’idée de la langue comme richesse entraîne alors deux risques : que la greffe dans une
langue à faire comporte un appauvrissement , à savoir, que les expressions singulières
soient comme épuisées par la répétition dans une langue qui n’a pas la même richesse que
celle de la langue d’origine ; que cette abondance soit dispersée et fragmentée dans une
langue qui n’a pas, par sa pauvreté, le même pouvoir d’agrégation. Ce qui conjure le
risque d’épuisement et de dispersion73 est, en définitive, la langue elle-même une fois
qu’elle s’est constituée comme horizon qualitatif et descriptif. C’est cette garantie qu’une
langue à faire ne peut pas présenter car cet horizon, pour être tel, doit avoir été déjà clos.
38 Les résistances que la construction du vernaculaire opposent aux dispositifs du montage
et, en particulier, à la transposition des genres, amènent Politien à abandonner le projet
de donner forme à des genres composites en vernaculaire et à serrer les liens entre
l’innovation et l’imitation de la transmission. Son étude tardive et appuyée de la
dialectique répond en partie à l’exigence d’approfondir les stratégies du discours au-delà
de la force expressive des paroles. Mais ces résistances ne l’invitent pas à creuser les
différences spécifiques entre les trois langues, au-delà de leurs qualités descriptives ou
psychologiques ; il n’écrivit ni une grammaire comparée, ni une grammaire du
vernaculaire74. Son terrain reste la tradition telle qu’elle a été transmise, et l’exigence de
formalisation qu’il éprouve comme grammairien se traduit par une attention accrue pour
les dispositifs de falsification dans la transmission et dans la formation de mauvais
arguments.
NOTES
1. Qui étaient devenus seigneurs de Florence en 1434.
2. Sa première intervention en poésie fut la traduction latine (partielle) des chants de l’Iliade ;
celle-ci plut à Laurent qui introduisit Politien dans son cercle en 1473. Dans les années 1471-1478
il écrivit nombre d’épigrammes latines et grecques. Les Stanze, en vernaculaire, sont de datation
incertaine, mais elles se situent assurément entre 1475 et 1478.
3. On trouvera cette épître, sous le nom de Laurent, dans C. Varese (éd.), Prosatori volgari del
Quattrocento, Milan-Naples, Ricciardi, 1955.
4. Sur le rapport entre Laurent et Politien, cf. M. Martelli, « I Medici e le lettere » dans Idee,
istituzioni, scienze ed arti nella Firenze dei Medici, éd. C. Vasoli, Florence, GiuntiMartello, 1980.
5. Cf. M. Martelli, « Il libro dell’Epistole di A. Poliziano », dans Interpres, t. 1, 1978.
19
6. Comme l’a montré encore récemment E. Bigi, « Impegno civile e allegorie neoplatoniche nelle
Stanze », dans Rassegna europea di letteratura italiana, t. 4, 1994.
7. La « querelle de la langue » sera plus étroitement liée à la vie politique dans le siècle suivant. A
ce moment, la vie politique, l’engagement civil laissent la place à la vie contemplative, au moins
pour Politien, Ficin et Pic.
8. Ange Politien, Rusticus, 566-569. Les cours de Politien sur la poésie au Studio commençaient
souvent par une introduction en vers. Cf. : Manto (1482), qui précédait le cours sur les Bucoliques
de Virgile ; Rusticus (1483) qui introduisait la lecture d’Hésiode et des Géorgiques de Virgile ; Ambra
(1485) préludant à l’étude sur Homère et tout particulièrement sur l’Iliade ; Nutricia (1486) qui est
considéré comme le manifeste de sa poétique. Manto, Rusticus furent publiés par Antonio
Miscomini à Florence et Ambra par Niccolò di Lorenzo à Florence ; Nutricia fut édité six ans après
sa lecture publique et par deux éditeurs en même temps : Miscomini à Florence et Platone de
Benedetti à Bologne. Le premier cours sur les Institutiones de Quintilien et sur les Syluae de Stace
(1480-1481) fut introduit par un texte en prose latine : Oratio super Fabio Quintiliano et Statii Syluis
(1480), dans E. Garin (éd.), Prosatori latini del Quattrocento, Milan-Naples, Ricciardi, 1952 (avec
traduction italienne). On trouvera les Syluae en traduction française dans A. Politien, Les Silves,
éd. P. Galand, Paris, Les Belles-Lettres, 1987.
9. Dans l’épigramme en grec XXVIII, Politien s’incite à poursuivre dans l’étude du grec qui lui
coûte un grand effort, et souligne que la langue grecque lui échappe comme une anguille (ce qui
est une belle expression du toscan). Cf. A. Poliziano, Prose volgari inedite e poesie latine, greche, edite
e inedite, éd. I. Del Lungo, Florence, Barbera, 1967 ; on trouvera les épigrammes en grec publiées à
part et traduites (en italien), dans A. Poliziano, Epigrammi greci, éd. A. Ardizzoni, Florence, La
Nuova Italia, 1951.
10. Cf. G. Bernardini, Tra latino e volgare. Per Carlo Dionisotti, Padoue, Antenore, 1974, 2 vol. ; M.
Tavoni, Latino, grammatica, volgare. Storia di una questione umanistica, Padoue, Antenore, 1984 ; S.
Rizzo, « Il latino degli umanisti », dans Letteratura italiana, dir. A. Asor Rosa, t. V, Le questioni,
Turin, 1986.
11. Cf. l’Épître aragonaise, supra.
12. En vernaculaire, cf. outre les Stanze, l’Orfeo qui remonte à l’année 1479 ou 1480 ; et les Rime,
dont la date est encore plus incertaine ; quelques-unes appartiennent aux années 1480. La poésie
latine des années 1480 est constituée des Syluae, sur lesquelles cf. supra, n. 8.
13. L’approche grammaticale de Politien comporte plusieurs aspects, parmi lesquels
l’historiographie a mis en avant des stratégies de lecture quasi philologiques. Cf. A. Politien,
Centuria prima des Miscellanea, Florence, Miscomini, 1489 ; Centuria secunda, inachevée, éd. V.
Branca et M. Pastore Stocchi, Florence, Alinari, 1972, 4 vol. (editio maior) et Florence, Olschki, 1978
(editio minor). Sur les dispositifs et l’évolution de l’art grammatical chez Politien, outre
l’introduction des éditeurs, cf. S. Rizzo, Il lessico filologico degli umanisti, Rome, Edizioni di Storia e
Letteratura, 1973 ; G. Cardenal, Il Poliziano e Svetonio. Contributo alla storia della filología umanistica,
Florence, Olschki, 1975; A. Grafton, « On the scholarship of Politian and its context », dans Journal
of the Warburg and CourtauldInstitutes, t. 40, 1977, rééd. dans id.,/. Scaliger. A study in the history of
classical scholarship, Oxford-New York, The Clarendon Press, 1983; M. Martelli, « La semantica del
Poliziano e la Centuria Secunda deiMiscellanea », dans Rinascimento, t. 23, 1973; F. Lo Monaco, « On
the prehistory of Poliziano’s Miscellanea », dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, t. 52,
1989.
14. Cet aspect demeure encore aujourd’hui le moins étudié. Cf. C. Vasoli, « Poliziano, maestro di
dialettica », dans La dialettica e la retorica dell’Umanesimo, Milan, Feltrinelli, 1968, t. III/3 ; Politian
andscholastic logic, éd. J. Hunt, Florence, Olschki, 1995.
15. Sur ces itinéraires et ses corrections, cf. E. Garin, « L’ambiente del Poliziano », dans Poliziano e
ilsuo tempo, éd. G. Secchi Tarugi, Florence, Sansoni, 1957, rééd. dans E. Garin, La cultura filosofica
del Rinascimento, Florence, Sansoni, 1961 (réimpr., Milan, Bompiani, 1994) ; E. Bigi, La cultura del
20
Poliziano e altri studi umanistici, Pise, Nistri Lischi, 1967 ; V. Branca, « Umanesimo della parola tra
poesía, filología, filosofía e scoperta della Poetica aristotelica », dans id., Poliziano e l’umanesimo
della parola, Turin, Einaudi, 1983 ; S. Benassi, « La filosofía e le lettere. La configurazione mito-
poietica in Poliziano », dans Gli antichi e le origini del moderno, Bologne, Clueb, 1995. Ces livres sont
essentiellement des recueils d’articles déjà publiés.
16. A savoir la publication systématique de ses notes de cours, sous l’impulsion d’A. Perosa ; cf. A.
Poliziano, Commento inedito all’epistola ovidiana di Saffo a Faone, éd. E. Lazzeri, Florence, Sansoni,
1971 ; id., La commedia antica e l’Andria di Terenzio, éd. R. Lattanzi Roselli, Florence, Sansoni, 1973 ;
id., Commento inedito alle Syluae di Stazio, éd. L. Cesarini Martinelli, Florence, Sansoni, 1978 ; id.,
Un’ignota Expositio Suetoni del Poliziano, Messine, Centro di Studi Umanistici, 1983 ; id., Commento
inedito alle Satire di Persio, éd. L. Cesarini Martinelli et R. Ricciardi, Florence, Olschki, 1985 ; id.,
Commento inedito alle Georgiche di Virgilio, éd. L. Castano Musicò, Florence, Olschki, 1990 ; id.,
Commento inedito ai Fasti d’Ovidio, éd. F. Lo Monaco, Florence, Olschki, 1991.
17. L’expression est de V. Branca, Poliziano e lumanesimo… Cf. en particulier le premier chapitre.
18. Cf. A. Scaglione, « The humanist as scholar and Politian’s conception of the grammaticus »,
dans Studies in the Renaissance, t. 8, 1961 ; L. Cesarini Martinelli, « Sesto Empirico e una dispersa
enciclopedia delle arti e delle scienze di Angelo Poliziano », dans Rinascimento, t. 20, 1980.
19. Je ne peux ici que suggérer cet aspect que je développe ailleurs, en étudiant en particulier la
pratique grammaticale de Politien et ses écrits tardifs sur la dialectique.
20. L’analyse qui suit est avant tout une reconstruction : elle ne s’appuie pas sur une
argumentation préexistante, qui n’est pas explicite dans l’œuvre de Politien, mais élabore des
hypothèses de lecture à partir des temps d’arrêt ou des difficultés repérables.
21. Cf. G. Ghinassi, Il volgare letterario nel Quattrocento e le Stanze del Poliziano, Florence, Le Monnier,
1957 ; B. Maier, « A. Poliziano », dans I maggiori, Milan, Marzorati, 1956, t. I ; D. De Robertis,
« L’esperienza poetica del Quattrocento », dans Storia della letteratura italiana, t. III : Il Quattrocento
e l’Ariosto, Milan, Garzanti, 1965 ; F. Tateo, « A. Poliziano », dans Letteratura italiana, t. III, Bari,
Laterza, 1972 ; M. Tavoni, Storia della lingua italiana, Bologne, Il Mulino, 1992.
22. Le titre exact, dans l’édition princeps des Cose vulgari, Platone de Benedetti, 1494, est le
suivant : Stanze de messer Angelo Poliziano cominciateper la giostra del magnifico Giuliano di Piero
de’Medici ; l’édition critique revient à V. Pernicone, Turin, Loescher-Chiantore, 1954. Nombreuses
sont les éditions commentées ; cf. M. Martelli, Alpignano, A. Tallone, 1979 ; D. Puccini, Milan,
Garzanti, 1992 (qui comprend aussi l’Orfeo et les Rime). Pour une lecture des Stanze, outre les
études qui ont été déjà mentionnées, cf. R. Bessi, « Per un nuovo commento alle Stanze del
Poliziano », dans Lettere italiane, t. 31, 1979.
23. Au niveau syntaxique, certaines constructions sont éclairées par G. Ghinassi, Il volgare
letterario…, p. 60, en recourant au latin. Cf. par exemple, Stanze, I, 106, 4-6 : par chiami [i. e. Europe]
invan le dolci sue compagne ; I le qual, rimase fia fioretti e fioglie, I dolenti Europa ciascheduna piagne. Le
verbe piagne (3 e pers. du sing.) n’est pas accordé avec le sujet le qual (3 e pers. du pl.), mais avec
l’apposition ciascheduna (3 e pers. du sing.) ; G. Ghinassi remarque qu’il ne s’agit pas tant d’une
anacoluthe populaire que d’une constructon supportée par le latin, où quisque en position
attributive préfère l’accord du verbe avec l’attribution au singulier plutôt qu’avec le sujet pluriel.
24. Cette expression, reprise maintes fois par l’historiographie, appartient à Politien lui-même.
Cf. la préface des Miscellanea, I. Politien définit son œuvre comme une mosaïque, tessellis
pluricoloribus uariegata.
25. Sur ce passage, cf. P. Galand-Hallyn, « Les portes de Vénus : tout un programme, dans les
Stanze d’A. Politien », dans J.-P. Guillerm et F. Lestringant (éd.), Récits/Tableaux, Lille, Presses
universitaires de Lille, 1994, rééd. sous le titre : « L’ekphrasis programmatique des portes de
Vénus (Stanze) », dans ead., Les yeux de l’éloquence, Orléans, Paradigme, 1995.
26. Cf. par exemple, Rerum vulgarium fragmenta, CCXXI, 10, et CCLVIII, 10.
21
27. Dans la poésie latine de jeunesse, en ce qui concerne les yeux des figures féminines ; cf. In
puellam suam, In Lalagen, et encore dans les Stanze, I, 44, et II, 23.
28. Cf. Stanze, I, 55, et II, 23 ; Rime, CVIII.
29. Parmi les sources directes en grec, nous retrouvons de véritables emprunts à Hésiode ; cf. par
exemple la description de la naissance de Vénus dans Stanze, I, 101, qui renvoie à la Théogonie, de
même que la stanza 102 comporte les souvenirs des Travaux et les jours et d’A Aphrodite, du Pseudo-
Homère.
30. L’expression revient à D. Delcorno Branca, « Il laboratorio del Poliziano. Per una lettura delle
Rime », dans Lettere italiane, t. 2, 1987, qui l’applique surtout à la poésie en vernaculaire des Rimes
dont elle a donné l’édition critique, Florence, Accademia della Crusca, 1986, et dans une édition
commentée, Venise, Marsilio, 1990.
31. Cf. Stanze, I, 60, 3-4, et Rusticus, 226 ; Stanze, I, 78 et In uiolas ; Ballata XVIII et In Anum ; Stanze, I,
43, et Elegie, VII, 29 et 63 ; Stanze, 49 et Elegie, X. V. Branca, Poliziano e l’umanesimo…, D. Delcorno
Branca, « Il laboratorio… », et R. Bessi, « Per un nuovo commento… » en citent beaucoup d’autres.
Cf. aussi A. Politien, I latini, un recueil d’exercices de traduction (vernaculaire-latin) pour le fils de
Laurent, que l’on trouve dans l’édition citée d’I. Del Lungo.
32. Cf. par exemple : Stanze, I, 30, 1-2 ; trad. Iliade, II, 7 ; Epigr. lat., CIX, 1.
33. Dans Rusticus les qualités phénoménales du paysage sont essentiellement des qualités tirées
de la tradition littéraire ; il n’y a pas d’immédiateté dans la description de la nature : cf. P.
Galand-Hallyn, « Le paysage dans les Silves de Politien : la rhétorique de l’âge d’or », dans Le
paysage à la Renaissance, éd. Y. Giraud, Fribourg (Suisse), Éd. universitaires, 1988 ; ead., « A.
Politien : le sourire de la terre. Rusticus ou la quête d’une poésie de l’universel », dans Le reflet des
fleurs, Genève, Droz, 1994 ; A. Bettinzoli, A proposito delle Syluae di A. Poliziano : questioni di poetica,
Venise, 1990 ; id., « Ruris opes saturi… Lettura della sylua Rusticus del Poliziano », dans
Rinascimento, t. 31, 1992 ; F. Mariani Zini, « Natura e artificio nella poetica del Poliziano », dans
Arte e natura nell’estetica occidentale e orientale, éd. R. Troncon, Milan, Luni, 1996.
34. Ovide dans les Amours, III, l, met en scène sa rencontre avec une femme charmante, quoique
boiteuse ; cette femme est l’Élégie en personne. Ici la description de la femme, de son charme
étrange, est également la présentation d’un genre et de sa poétique.
35. La maladie est mise en scène dans l’élégie In Albieram et dans la Syluia in scabiem publiée
d’abord par A. Perosa, en 1954 à Rome, Edizioni di Storia e Letteratura ; aujourd’hui cf. aussi
l’édition de P. Orvieto, Rome, Salerno, 1989, lequel insiste sur le caractère littéraire de la
représentation dans « Ipotesi interpretativa della Syluia in Scabiem », dans Interpres, t. 7, 1988. La
description de la vieille femme répugnante est un thème que Politien utilise dans l’ode latine IX,
In anum, et dans la ballata CXIV, Una vecchia mi vagheggia, dans la tradition du uituperium uetulae.
Cf. A. Bettinzoli, « Di alcuni carmi latini del giovane Poliziano. Dolus et Error », dans Lettere italiane,
t. 38, 1986 ; D. Delcorno Branca, « Il laboratorio… »
36. Cf., par exemple, la description des femmes chez G. Cavalcanti (Rimes, trad. C. Bec, Paris, Impr.
nationale, 1993), auteur que Politien tenait en haute estime et qu’il rappelle dans Nutricia, 725 :…
et obscuri qui semina monstrat amoris.
37. L’expression est de M. Martelli, « I Medici… ».
38. Cf. M. Martelli « Il mito d’Orfeo nell’età laurenziana », dans Interpres, t. 8, 1988.
39. Nutricia, 127-131.
40. Nutricia, 283-308.
41. Manto, 13-30.
42. Sur le rôle de Boccace dans l’idée de fabula chez Politien, cf. P. Orvieto, « Boccaccio mediatore
di generi o dell’allegoria dell’amore », dans Interpres, t. 2, 1979 ; L. Cesarini Martinelli, « De poesi et
poetis : uno schedario sconosciuto di Poliziano », dans Tradizione classica e letteratura umanistica.
Per A. Perosa, éd. R. Cardini, Rome, Bulzoni, 1985.
22
43. D’où l’ambiguïté entre la nature et l’artifice qui caractérise l’idée de la langue chez Politien.
Cf. F. Mariani Zini, « Natura e artificio… ».
44. Je préfère parler de pouvoir expressif ou allusif plutôt que de métaphore, car, pour des
raisons qu’il serait long d’exposer ici, la métaphore met en forme un tout autre ordre d’unité.
45. Si Narcisse est le mythe fondateur de la peinture pour Léon Battista Alberti, Écho peut être le
symbole de la poésie de Politien. Cf. A. Poliziano, Rime, XXXVI, qu’il rappelle aussi dans la
première centurie de ses Miscellanea (I, 22). Cf. S. Benassi, « La filosofa e le lettere. La
configurazione mito-poietica in Poliziano », dans Gli antichi e le origini del moderno…
46. Ambra, 476-482.
47. Trois en grec (XII, XV, XVI) et quatre en latin (XXI, LXXII, LXXIII, LXXIV).
48. Cf. Dante, Purgatoire, 11, 97-98 : Così ha tolto l’uno all’altro Guido I la gloria della lingua.
L’indication est donnée par A. Ardizzoni dans son édition des épigrammes grecques citée.
49. Il s’agit bien entendu des éléments qui ne sont pas signifiants par eux-mêmes mais qui
acquièrent une valeur à travers un système de rapports. Ils ne renvoient pas à des qualités de la
description phénoménale, mais à des fonctions.
50. Le genre a, en effet, une unité d’ordre différent de celui des expressions poétiques ; il n’est
pas en soi signifiant comme un nom, ou un élément mythique, et ne présente pas seulement des
qualités descriptives. Au contraire, des règles structurelles concourent à sa définition et à son
application ; de plus, dans la transmission des genres littéraires d’une langue à l’autre, ce n’est
pas tant la valeur expressive des unités que leurs relations réciproques qui doivent être prises en
considération.
51. Cf. Quintilien, Inst. or., X, 1, 46. Il faut quand même souligner que cette continuité ne concerne
pas seulement les styles. Politien souligne la valeur éducatrice et la sagesse propres à la poésie :
« Te nostrae diuina poetica menti I Aurigam dominanque dedit » (Nutricia, 69-70). Cf. aussi
Nutricia, 114-115. La poésie est ce qui peut donner en outre : « Sic species terris : uita sua forma
suusque. Dis honor : ipsa sibi raedem sic reddita mens est. »
52. Nutricia, 346-349. La source de ce jugement est Quintilien, Inst. or., X, 1, 86. Mais sur Virgile, cf.
surtout les jugements de Macrobe, Saturnales, V, 1, 1 ; V, 1, 4 et V, 1, 19. A propos de la supériorité
de Virgile sur Homère, cf. encore Politien, Manto, 199-201. Sur le rapport entre Virgile et Politien,
cf. P. Galand-Hallyn, « Virgile maître et victime de la “docte variété”. L’exégèse virgilienne à la
fin du Quattrocento », Europe, n° 765-766, 1993, rééd sous le titre : « Politien lecteur de Virgile »,
dans ead., Les yeux… Et Hésiode lui-même semble supérieur à Homère ; Politien dit qu’Hésiode
remporta un concours de poésie en Chalcide et que, si la vérité nous est parvenue, il l’emporta
aussi sur Homère : « … et (si uera minores I Audimus) cantu magnum quoque uicit Homerum » (ibid.,
389-390).
53. Il écrivit en grec, en latin, en osque, et composa des tragédies, des satires et surtout les
Annales, concernant les guerres puniques (sauf la première qui avait été déjà mise en vers par
Nevius). Pour le jugement sur Ennius, Politien se réfère, en particulier, à Ovide, Tristes, II, 424 ;
Aulu-Gelle, Nuits attiques, XII, 4.
54. Nutricia, 454-460.
55. Cf. la lettre à Paolo Cortese sur l’imitation, que l’on trouvera en traduction italienne dans E.
Garin (éd.), Prosatori latini…
56. Nutricia, 489-498.
57. Cf. Stace, Syluae, II, VII, 76.
58. Cf. Lucrèce, De rerum naturae, I, 717.
59. Ibid., I, 640.
60. Lucrèce lui-même rappelle ses prédécesseurs grecs.
61. Nutricia, 690-692.
62. Cf. Misc., I, 1, où Politien soutient que la langue grecque est plus paresseuse que la langue
latine, car elle a moins de termes spécifiques.
23
63. Qui avait eu à Florence son représentant majeur en Luigi Pulci ; cf. M. Davie, « L. Pulci’s Stanze
per la giostra. Verse and prose accounts of a Florentine joust of 1469 », dans Italian Studies, t. 44,
1989.
64. Cf. P. Galand-Hallyn, « La leçon sur l’ Odyssée de 1489 et autres praelectiones de Politien :
Homère symbole ou poète ? », dans Archipel égéen, Paris, De Boccard, 1989, rééd. sous le titre
« Politien lecteur d’Homère », dans ead., Les yeux…
65. Que l’on pense au projet ovidien de mettre ensemble le carmen perpetuum, qui désigne chez
Callimaque l’épopée traditionnelle, et le cantum deductum, qui renvoie chez Virgile à la poésie
d’origine hellénistique et en particulier à l’élégie. Mais aussi, il faut souligner l’importance des
Silves de Stace, qui ont été composées après l’épopée de la Thébaïde et pendant l’Achilléide. Les
Silves, à première vue, mettent en forme un genre mineur, un lusus, mais elles renvoient à une
poétique précise, où la connaissance de la doctrine s’accompagne de la maîtrise de la gratia
celeritatis, du subitus calor. Et encore, l’on songe à Macrobe, qui, dans les Saturnales, célèbre la
poésie de Virgile ayant donné forme au temperamentum, à un dosage composite des différents
styles. Sur l’intérêt de Politien pour la latinité d’argent, cf. I. Maier, Ange Politien. La formation d’un
poète humaniste, Genève, Droz, 1966, p. 99 et suiv. ; T. M. Greene, The light in Troy. Imitation and
discovery in Renaissance poetry, New Haven-Londres, Yale University Press, 1982, chap. 8 ; P.
Galand-Hallyn, Les yeux… ; ead., Le reflet…
66. La recherche d’un genre composite commande également les deux Centurie des Miscellanea,
comme le souligne Politien lui-même dans l’introduction de la première. De même, le recueil des
lettres qu’il prépara en 12 volumes, Il libro dell’Epistole, revendique une certaine hétérogénéité
dans la lettre d’introduction.
67. V. Branca, « Momarie veneziane e ‘fabula di Orfeo’ », dans Umanesimo e Rinascimento, studi
offerti a P O. Kristeller, Florence, Olschki, 1980, rééd. dans id., L’Umanesimo…, pense que l’Orfeo
remonte à l’année 1480 et qu’il fut influencé par les « momarie » venitiennes, c’est-à-dire des
représentations profanes ou mythologiques qui avaient lieu pendant les fêtes patriciennes. Par
contre, A. Tissoni Benvenuti, qui en a fourni l’édition critique : L’Orfeo del Poliziano con il testo
critico dell’originale e delle successive forme teatrali, Padoue, Antenore, 1986, soutient que la fabula
remonte à la fin des années 1470 et qu’elle est plutôt un drame satirique, renvoyant à un style
mixte, entre la tragédie et la comédie, suivant un modèle d’origine grecque. Au contraire, M.
Martelli, « Il mito di Orfeo… », partage davantage la lecture de A. Tissoni Benvenuti, mais il
rattache l’Orfeo à l’élaboration de ce personnage mythique dans le cercle de Laurent et, en
particulier, à une forme de représentation sacrée dans le sillage de Feo Beleari.
68. Ce qui motiverait pour certains l’approfondissement de la pratique philologique ; cf. Tissoni
Benvenuti, L’Orfeo delPoliziano…, V. Branca, Poliziano e l’Umanesimo…
69. Cf. P. Galand, « Introduction », dans Silves…
70. Il faut rappeler que Stace avait déjà reçu une importante légitimité dans le Purgatoire de
Dante.
71. Laquelle s’accompagne d’un approfondissement de la pratique grammaticale. Cf. V. Branca,
Poliziano e l’Umanesimo… ; S. Benassi, « La filosofía e le lettere. La configurazione mito-poietica in
Poliziano », dans Gli antichi e le origini del moderno… ; F. Mariani Zini, « Poliziano, allievo degli
Antichi, maestro dei Moderni », dans Poliziano nel suo tempo, ead. L. Secchi Tarugi, Florence,
Cesana, 1996.
72. L’épopée en langue vernaculaire sera en effet possible avec l’Arioste.
73. Ces risques ont été signalés également par V. Branca, Poliziano e l’Umanesimo… ; M. Martelli,
« La semantica… » ; P. Galand-Hallyn, Les yeux…
74. Ce qu’avait essayé L. B. Alberti, Grammatica della lingua italiana (1447), que l’on trouvera dans
le t. III des Opere volgari. C’est une preuve du caractère non politique de sa réflexion sur la langue.
24
François Géal
1 Reprenant un dossier abordé par M. Bataillon dans son imposant Érasme et l’Espagne 1, je
me propose d’étudier l’une des plus extraordinaires et des plus éphémères floraisons de
traductions en langue vernaculaire de tout le XVIe siècle : celle des Colloques d’Érasme en
espagnol2 Je centrerai mon attention sur l’une des versions les moins connues et les plus
intéressantes de ces Colloquios, celle qui correspond au n° 478 de la bibliographie de M.
Bataillon (ann. I)3.
2 L’engouement remarquable que suscite cet ouvrage en Espagne à la fin des années 1520 —
aucun autre pays ne connaît alors un tel déferlement de traductions4 — constitue un
paradoxe historique, l’Espagne devant connaître, peu après, une répression plus sévère
que partout ailleurs5. Détaillons ce paradoxe :
• L’ouvrage, devenu bien plus que le manuel de bonne latinité qu’il était au départ 6, est l’un
des textes les plus corrosifs d’Érasme. Il prône avant tout une religiosité moins formaliste,
axée sur la pratique personnelle de la philosophia Christi 7, un christianisme épuré,
spiritualisé, intériorisé. Traduire semblable ouvrage, c’est-à-dire lui permettre de toucher
un public beaucoup plus vaste, signifiait donc nécessairement accentuer la portée d’un
message impie.
• En second lieu, le contexte espagnol n’est pas des plus favorables à sa réception. Érasme, qui
tente d’occuper une position moyenne entre Rome et Wittenberg, est l’objet d’une très forte
hostilité de la part des moines : ils lui reprochent d’avoir permis l’éclosion du luthéranisme,
dont la répression connaît un temps fort pendant la période 1527-1535 8, et le rendent
responsable de l’essor de l’illuminisme, cette quête spirituelle où la volonté humaine
s’abandonne à la volonté divine jusqu’à l’anéantissement, qui fut rapidement perçue comme
25
que constitue alors Séville, où le célèbre éditeur Juan Cromberger publie, quelques mois
plus tard, la version correspondant au n° 479 de la bibliographie de M. Bataillon (ann. I). 23
7 Cette série de masques incite à formuler l’hypothèse suivante : compte tenu de la
précarité de la situation, nos traducteurs ne pouvaient pas ne pas adoucir le message
érasmien. Ce qui est sûr, c’est qu’avec Virués, l’idée d’une traduction littérale n’est pas au
programme. En témoignent les intéressants métadiscours méthodologiques disséminés
dans ses introductions aux différents colloques traduits. Même si je n’entends pas
m’intéresser ici aux questions d’ordre linguistique et esthétique que posent nos
traductions24 mais aux seuls enjeux idéologiques, il vaut la peine d’insister sur le double
régime qui gouverne les traductions de Virués. Dans le prologue du Puerpera, le premier
texte du recueil, notre traducteur distingue deux types d’ajout :
• Le premier correspond à la nécessité d’expliciter certaines propositions : le terme récurrent
qu’il utilise est « declarar », fondé sur l’idée centrale d’éclaircissement ; il s’agit « de mieux
montrer [declarar] l’intention d’Érasme, non pour introduire des propos de mon cru mais
afin d’éclairer [aclarar] les siens25 ».
• Le second type d’ajout mérite, lui, pleinement son nom : « … dans ce colloque et d’autres
encore, j’ai, dans une certaine mesure, ajouté aux propos d’Érasme mon sentiment à moi 26 ».
8 Ces ajouts, précise Virués, seront mentionnés à l’aide d’un artifice typographique en
forme de main placé au début et à la fin de chacun des passages interpolés (ann. II) 27.
9 Les termes employés sont vagues : ils soulignent l’implication particulière d’une
subjectivité — c’est l’une des originalités de ce traducteur28 — sans indiquer le sens de ces
interventions. En revanche, un autre texte préliminaire mentionne explicitement des
altérations :
« Dans ce colloque, je n’ai rien voulu ajouter, ce qu’Érasme dit m’ayant paru suffire ;
j’ai au contraire essayé de le traduire au pied de la lettre, évitant néanmoins dans la
mesure du possible les obscurités et les grossièretés » 29.
10 Reste à savoir exactement ce qu’il en est en examinant conjointement le texte espagnol et
le texte original. Étant donné l’histoire des Colloques, remis onze fois sur le métier et sans
cesse enrichis entre 1522 et 1533, avec des modifications parfois presque imperceptibles
d’une édition à l’autre30, il importe de déterminer l’édition latine sur laquelle nos
traducteurs ont travaillé. De simples repérages ponctuels permettent de dater le texte
source de juin 152631. La comparaison met au jour de très nombreuses modifications. Il ne
s’agit pas d’erreurs de traduction : dans toutes les versions que j’ai examinées, et plus
encore dans celle dont je m’occupe ici, l’une des plus soignées, les contresens sont
rarissimes32.
11 On constate tout d’abord de nombreux cas d’adaptation au public liés au processus de
vulgarisation, lequel entraîne deux principaux types d’altération : l’explicitation, dont nous
avons déjà parlé, et, corrélativement, la simplification. Pour prendre un exemple entre
mille, à la fin du Militis et Carthusiani, il est question de la rue Maubert à Paris : « Tam
puram animam refero quam est cloaca Parisiis in via, quae dicitur vulgo Mauberti, aut
latrina publica »33. Pour les lecteurs espagnols des Colloques, la rue Maubert n’évoque pas
grand-chose, d’où la suppression de la référence dans la version de Virués qui écrit :
« aussi pure qu’un tas d’ordure »34.
12 Je ne m’attarderai pas sur ces éléments, signalant toutefois qu’il faut se garder de
considérer que le public visé ignore tout du latin, comme l’affirme un peu rapidement R J.
Donnelly35. C’est plutôt qu’il ne lit pas la langue savante avec facilité. Autrement, il serait
27
14 Suppressions globales. — Le recueil considéré comprend une sélection de onze colloques sur
quarante-deux dans l’édition latine de référence, soit près du quart de la totalité.
15 Certains, notamment la plupart des Banquets 39, présentaient un trop grand nombre de
références culturelles à l’Antiquité pour permettre une adaptatation aisée. D’autres ont
sans doute été omis parce qu’ils faisaient allusion à des thèmes de réflexion sociale
controversés, comme le Mendicorum sermo, qui pose le problème de la distinction entre
mendiant et faux mendiant au cœur des débats sur la pauvreté dans l’Espagne du XVI e
siècle. D’autres encore, qui mettent en scène des personnages négatifs tels que le
menteur, ont sans doute été jugés non conformes à une visée exemplarisante40.
16 Une seconde catégorie est constituée par des colloques satiriques s’attaquant de façon
plus périlleuse aux institutions religieuses et aux manifestations d’une religiosité
purement mécanique. La vive critique de la contrainte qu’exercent certains parents sur
leurs filles en les envoyant au couvent contre leur gré, dans le Virgo poenitens — La jeune
fille repentante — pouvait difficilement passer. Mais il aurait été encore plus difficile de
conserver le Naufragium, dénonciation féroce des pèlerinages et des vœux adressés aux
saints ou même à la Vierge41. Il était encore plus impensable de traduire l’Inquisitio de fide,
qui soulève le problème le plus délicat : l’hérésie luthérienne, même s’il met en scène
Aulus, théologien orthodoxe représentant Erasme, face à Barbatius, figure transparente
de Luther.
17 Du reste, Virués souligne dans son premier prologue l’impossibilité de confier au peuple
tous les Colloques :
« … je ne suis pas d’avis qu’on les traduise tous, car il y a des propos qui
conviennent en latin aux lettrés et qui ne conviennent pas, en langue vulgaire, au
paysan ou à la petite vieille qui pourraient les lire ou les entendre lire » 42.
18 Ne forçons toutefois pas le trait et sachons goûter, dans le choix des colloques qui eurent
l’honneur d’être traduits, une leçon de tolérance tout à fait exceptionnelle au Siècle d’or.
Du reste, on retrouve dans cette anthologie quelques-unes des préoccupations les plus en
vogue dans les cercles humanistes de l’époque : la question du mariage est au centre de
deux de nos onze colloques, les deux premiers, du reste, à avoir été traduits en espagnol,
28
le Proci et puellae et l’Uxor mempsigamos (ann. I), et la femme est encore en position de
force face à ses interlocuteurs masculins dans le Puerpera et surtout l’Abbatis et eruditae, où
la jeune Magdalia incarne la sagesse face à un abbé ignare.
19 Édulcorations : glissements successifs… — Si, dans la traduction elle-même, les mutilations
sont assez rares, nombreuses sont les édulcorations43. Une périphrase vient atténuer le
vigoureux « Sancte Socrates, ora pro nobis ! » dans le Convivium religiosum : « J’éprouve de
la difficulté à ne pas croire avec force que Socrate ne fait pas partie du nombre des saints
qui, obéissant à la loi de nature, ont servi Dieu »44.
20 Il apparaît aussi que certains termes sont tabous : ainsi le mot superstitio, qui évoque trop
l’ensemble des pratiques dénoncées avec virulence par les réformateurs. « Nulla mihi est
superstitio » devient ainsi : « Je ne crois pas aux augures » dans le Proci et puellae 45.
21 Virués, du reste, est conscient des précautions auxquelles sont contraints les esprits les
mieux intentionnés, depuis que l’essor de la Réforme a fait de certaines questions des
enjeux fondamentaux. Dans le prologue du De visendo loca sacra, il énumère hardiment ces
thèmes controversés :
« Il n’y a presque personne qui ose aborder certains sujets, car les folies de Luther
ont rendu odieuse toute bonne doctrine à leur propos ; c’est le cas des indulgences,
ainsi que d’autres questions annexes comme les pèlerinages, les habits des ordres et
d’autres sujets du même type ; celui qui entreprend de parler ou d’écrire sur ces
questions, quel que soit son talent, fait aussitôt l’objet de calomnies » 46.
2. Cibles de la censure
22 Le domaine religieux. — La principale cible concerne, ce n’est pas surprenant, la religion 47.
Une seule particule peut suffire à inverser toute la problématique érasmienne. Voici
comment le jeune Gaspar, porte-parole d’Érasme, conçoit la confession dans la Pietas
puerilis :
GASPAR. — Sed illi confiteor, qui solus remittit peccata, cui est potestas universa.
ERASMIUS. — Cui nam ?
G. — Christo.
E. — An istud sat esse putas ?
G. — Mihi sat esset, si sat esset proceribus Ecclesiae…
23 La tournure conditionnelle « Mihi sat esset » est remplacée par un « No » sans appel : « Et
crois-tu que cela suffise ? Non, puisque cela n’a pas paru suffire aux princes de l’Église… »
48
.
24 La différence est de taille : pour Érasme, la piété est une affaire essentiellement
individuelle, qui passe notamment par la prière silencieuse adressée au Christ, bien
supérieure aux épanchements chuchotés à l’oreille d’un prêtre, auxquels il n’accorde
aucune efficacité particulière49.
25 Le pouvoir. — Ce qui a trait à l’élite dirigeante, aux institutions politiques ou aux
hiérarchies sociales constitue une autre cible privilégiée. Ainsi, une allusion à l’indigence
de la culture des princes contemporains, dans l’Abbatis et eruditae 50, est supprimée. De
même, à propos d’une allusion à la syphilis, un mal qui, selon Érasme, touche plus
particulièrement l’aristocratie (« quia multorum est communis praecipue nobilium »),
Virués supprime les deux derniers termes de la proposition51.
26 La sexualité. — Dans le dernier exemple cité, il est possible aussi que la dimension sexuelle
ait eu son importance : tout sujet scabreux fait en effet l’objet d’une censure massive dans
29
28 Toutefois, si l’élagage de nos traducteurs va presque toujours dans une direction anti-
érasmienne, les modifications qui, subrepticement, vont dans le sens du message
érasmien, voire même le renforcent, sont loin d’être inexistantes.
29 Ainsi, dans le prologue du De visendo loca sacra, la présentation du personnage de Cornelio,
de retour de pèlerinage, emprunte, en dépit d’une incise qui se veut rassurante, une
direction franchement critique : « Il avoue avoir fait fausse route, non que ce soit une
mauvaise chose d’aller à Jérusalem, quoique de nos jours je n’y trouve guère de profit… » 57
. Notre traducteur se situe là pleinement dans la continuité d’Erasme, pour qui il n’y a pas
de lieu saint à proprement parler : le pèlerinage non accompagné d’un mouvement
intérieur de piété n’a pas la moindre valeur à ses yeux58.
30 Mais le soulignement du message érasmien se manifeste plus d’une fois dans les
traductions elles-mêmes. Dans le Militis et Carthusiani, où il est question du métier de
soldat : « … proficisceris in militiam vili salario conductus ad jugulandos homines »,
Virués substitue au dernier mot le terme « christianos »59 : pour le prince des humanistes,
la plus scandaleuse des guerres est bien, en effet, la guerre entre chrétiens60.
31 Plus encore, certaines explicitations dans la traduction du Convivium religiosum
développent le thème de l’insuffisance des cérémonies : on n’est pas chrétien parce qu’on
va à la messe ; à plus forte raison, on ne l’est pas une fois pour toutes. Virués dénonce ces
faux chrétiens qui, « tout au long de leur vie, se prennent pour des chrétiens sans jamais
connaître Jésus-Christ »61.
technique d’écriture particulière […] où la vérité sur tous les points d’importance est
présentée exclusivement entre les lignes »62.
33 Soulignant la « mise en œuvre de techniques de simulation et de dissimulation ayant pour
fin d’amortir dans l’opinion […] les effets […] destructeurs de la vérité » 63, Strauss a étudié
à partir de l’exemple de Maimonide comment ce dernier parvient à tromper le lecteur
moyen par des termes ambigus et la répétition aussi fréquente que possible de vues
conventionnelles, pour se faire entendre de la minorité sage. A ses yeux « il n’y a
probablement pas de meilleure façon de cacher la vérité que de la contredire »64.
34 Strauss a esquissé une formalisation des procédés de cette « écriture ésotérique » :
• Avoir recours à des termes ambigus ;
• Espacer les passages contradictoires ;
• Poser, comme en passant, une proposition qui contredit la première ;
• Contredire une première affirmation en la répétant sous des formes modifiées, soit par
adjonction, soit par suppression d’une expression apparemment négligeable, etc.
35 Certains de ces procédés, visant à introduire des éléments d’hétérodoxie (esoteric meaning)
tout en donnant une apparence d’orthodoxie (exoteric meaning), sont en effet au cœur de
nos traductions des Colloques. On peut même en repérer d’autres doués d’une fonction
identique.
2. Application du modèle
44 Il semble malgré tout que nos traducteurs procèdent de façon moins méthodique et moins
machiavélique que ne le dit Strauss. La systématicité qui caractérise ce discours « sans
faille » s’applique imparfaitement à nos traductions. Virués ne profite pas des ajouts
mentionnés pour développer un discours anti-érasmien qui le prémunirait. Quand ils ne
relèvent pas de digressions relativement peu marquées, idéologiquement parlant, comme
cet ajout de plusieurs pages consacré au thème du tyran qualifié d’« hypocrita », dans le
Convivium religiosum77, les passages en question suivent presque toujours une ligne de
pensée érasmienne, avec cette particularité, soulignée à juste titre par P. J. Donnelly,
qu’ils mettent l’accent sur la voie à suivre au lieu de faire la satire, comme c’est souvent le
cas chez Erasme, de celle qu’il convient d’éviter78. Il s’agit avant tout — c’est leur principal
dénominateur commun — de guider le lecteur dans la quête de la perfection chrétienne79.
Exceptionnels sont ceux qui énoncent une position clairement anti-érasmienne.
Réciproquement, les ajouts non signalés n’ont pas toujours un caractère plus polémique
que ceux qui le sont, même si la plupart concernent des points développés par Érasme
dans d’autres textes, la traduction fournissant ainsi l’occasion d’insérer des éléments
supplémentaires du message érasmien par le biais de développements que Virués, dans ce
cas précis, n’a sans doute guère de scrupule à attribuer à l’humaniste de Rotterdam80.
45 N’oublions pas que Virués et Mexia sont des hommes d’Église, même si le premier fait
partie d’un ordre que ses traditions intellectuelles et le processus de réformation en cours
à son époque rendent beaucoup moins hostile à l’égard d’Érasme que ne le sont les ordres
mendiants81. Aussi ne doit-on pas s’étonner de voir Virués présenter un visage de la vie
monastique et des cérémonies beaucoup plus favorable que ne le fait Érasme82. Les
pratiques censoriales auxquelles se livrent nos traducteurs, dont la position n’est pas
celle de dissidents en lutte contre l’un de ces régimes dont l’histoire récente a fourni des
exemples, semblent parfois pleinement assumées. La frontière est difficile à fixer entre ce
qui relève de la manipulation et l’expression sincère, d’autant que la forme dialogique des
Colloques interdit de référer directement les propos énoncés à leur auteur — ou à leur
traducteur83. Il semble par exemple que nos traducteurs se montrent très en retrait par
rapport à Érasme sur le thème de la femme, même si leur sélection est en partie redevable
à un public féminin : l’expression « natural flaqueza » (faiblesse naturelle) apparaît de
façon trop récurrente pour pouvoir être attribuée à une ruse d’écriture84.
46 La flambée érasmienne sera de courte durée : Virués sera bientôt dénoncé à l’Inquisition
et subira un long procès, et il ne devra son salut qu’aux interventions de Charles Quint
dont il est devenu le protégé depuis sa nomination jalousée au poste de prédicateur de
cour85. Il n’est pas le seul à être persécuté : l’Inquisition joue de l’amalgame pour accuser
les principaux disciples de l’humaniste de Rotterdam d’hérésie alumbrada ou luthérienne.
47 En 1536, la mort d’Érasme scelle l’interdiction des Colloques en castillan puis, l’année
suivante, en latin. L’argument utilisé par l’Inquisition ne manque pas de sel : les Colloquios
sont interdits sous prétexte qu’ils « ne sont pas bien traduits »86. La censure du message
érasmien, cette fois-ci, n’est plus du domaine de l’auto-censure, elle relève d’instances
33
extérieures. Ces portraits d’Erasme sauvagement couverts de traits, comme celui qui fait la
couverture du dernier ouvrage de Georges Minois, en sont un bel emblème87. Notons que
cette censure était déjà présente dans la version n° 479 : M. Bataillon attribue à un
« inquisiteur régional officieux » la suppression d’un des passages les plus audacieux du
Convivium religiosum qui souligne la supériorité d’une spiritualité intériorisée sur les
cérémonies extérieures88. L’opération est assez grossière, puisque son auteur n’a même
pas pris le soin de reconstituer les jointures et que le texte fait désormais parler trois fois
de suite le même personnage (ann. IV)89.
48 Le temps n’est pas encore venu des Index qui dresseront ouvertement la bibliothèque des
ouvrages interdits, mettant fin à ce que pouvait encore avoir de flottant le discours
doxique des années 1520. Mais d’ores et déjà, se répand une technique particulière
destinée à étouffer tout débat : on n’attaque pas seulement les auteurs suspects, mais
également ceux qui tentent de les réfuter. Conséquence de cette censure des censeurs : la
traduction en castillan de l’Apologia du comte de Carpi, un des adversaires les plus
acharnés d’Érasme, est interdite la même année que les Colloqutos et sous le même
prétexte.
49 Pour ce qui est des Colloques, précisément, la prohibition allait perdurer pendant plusieurs
siècles, dans la péninsule. Selon le grand bibliographe A. Palau y Dulcet : « Les
persécutions dont cette œuvre fut l’objet au XVIe siècle furent apparemment si
rigoureuses que personne n’osa la rééditer en Espagne jusqu’à ce que M. Pui y Soler nous
ait fait mesurer l’importance littéraire des Colloques dans une version catalane de 1911 » 90.
Un exemple qui tend à nuancer la portée de cet effet pervers souligné à juste titre par
Georges Minois, selon lequel la censure constitue « le plus puissant agent publicitaire des
ouvrages défendus »91.
50 La version des Colloques en espagnol qui nous a occupé souligne néanmoins la dimension
stimulante de tout appareil censorial, en ce qu’elle contraint à déployer des trésors de
ruse92. Loin d’atténuer la portée de la satire érasmienne, l’Arcediano del Alcor la
renforçait passionnément dans sa traduction de l’Enchiridion qui avait déclenché la vague
philo-érasmienne en Espagne93. La répercussion du contexte idéologique immédiat sur la
façon de traduire ou plus exactement d’adapter le texte érasmien est encore plus évidente
en cette année 1529 qui constitue, comme l’affirme M. Bataillon, un véritable « tournant »
94
entre les premières années d’enthousiasme et le temps de la répression. Prévenir la
censure, cela signifie souvent s’auto-censurer95, au sein d’une dialectique complexe entre
des velléités de transgression de la doxa officielle et la conscience de l’impossibilité d’aller
trop loin, tandis que la traduction fait involontairement émerger les contradictions d’une
société tiraillée entre les exigences christocentriques d’une minorité éclairée et les
réflexes volontiers idolâtres de la masse.
51 Si, comme le souligne Melquíades Andrés Martín, « l’érasmisme constitue le fait littéraire
espagnol le plus important dans le domaine des traductions et des éditions entre 1516 et
1550 »96, il convient de préciser que ces processus auto-censoriaux, avec leur mélange
d’audace et de pusillanimité, puis ces interventions d’une censure externe ne sont pas au
cœur de toutes les pratiques de la traduction dans l’Espagne de l’époque97. Néanmoins, ils
sont bien loin de former un simple chapitre de l’histoire de l’édition au XVIe siècle, dans la
mesure où ils rejoignent un débat qui jouera un rôle central dans l’affrontement du
protestantisme et du catholicisme : le message évangélique peut-il être confié à tous,
comme le prône Luther, lançant dès les années 1520 une vaste politique en faveur de la
langue vernaculaire et offrant personnellement l’une des plus belles versions de la Bible
34
en allemand, ou doit-il rester patrimoine exclusif des clercs ? Même s’ils ne comptaient
pas parmi les érasmiens les plus illustres98, nos adaptateurs espagnols, en assurant à
Érasme ce rôle de « popularisateur de la vraie théologie » qu’il avait toujours voulu
remplir99, prenaient clairement parti dans ce débat100. Leur zèle traducteur manifestait
pour le moins avec éclat de quelle façon ils avaient assimilé la grande leçon érasmienne :
la supériorité de l’esprit sur la lettre.
52 Au cœur de cette philosophia Christi fondée sur un « christianisme critique », pour
reprendre l’expression de L.-E. Halkin, ils s’inscrivaient dans ce courant minoritaire qui
assisterait bientôt avec consternation, en 1554, à la saisie des exemplaires de la Bible en
langue vernaculaire : selon un ultime paradoxe, le livre de la Révélation était à son tour
censuré, symbolisant avec éclat le confinement idéologique et intellectuel qu’allait
désormais connaître l’Espagne pendant des décennies101.
ANNEXES
NOTES
1. Mes références sont tirées de l’édition en espagnol, Erasmo y España, 2e éd., Mexico-Madrid-
Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1966, p. 286-309. Une réédition en français
comprenant des appendices inédits nous a été récemment procurée par Daniel Devoto et Charles
Amiel : Erasme et l’Espagne, Genève, Droz, 1991, 3 vol.
2. Il s’agit d’une mise à jour de mon premier travail de recherche qui s’intitulait Recherche sur la
traduction des « Colloques » d’Erasme en espagnol (1526-1529). Contribution à une histoire de l’humanisme
castillan, mémoire de maîtrise, dir. Augustin Redondo, univ. Paris-III, nov. 1986. J’ignorais alors
l’existence de la thèse de P. J. Donnelly, A study of Spanish translations of Erasmus’s « Colloquia »
(1525-1536), with special reference to the translator Alonso Ruiz de Virués : together with a critical edition
of the version of Uxor mempsigamos, Funus, and part of Convivium religiosum (Ph. D., Oxford, oct. 1979,
dactyl.), un travail philologique minutieux qui a le mérite de procéder à une comparaison
systématique des différentes versions des colloques mentionnés, dont nous est présentée une
édition synoptique soigneusement annotée, en seconde partie ; en revanche, l’approche
interprétative, qui souffre à mes yeux d’une certaine myopie, ouvre peu de perspectives
véritablement neuves.
3. Elle se trouve à la Bibliothèque universitaire de Valence sous la cote R-2/224.
4. P. J. Donneily souligne à juste titre que de tous les ouvrages d’Érasme, les Colloques constituent
aussi celui qui a suscité la participation du plus grand nombre de traducteurs (A study of Spanish
translations…. p. 30 et suiv.). Plus tardifs, les recueils en langue française, anglaise ou allemande se
limiteront longtemps à un nombre restreint de colloques. En France, par exemple, le Catalogue
général de la Bibliothèque nationale de France ne mentionne guère que l’ Abbatis et eruditae,
traduit par Cément Marot, et 1’Uxor mempsigamos, dans une version anonyme qu’il faut attribuer
à Barthélemy Aneau. Cf. sur ce point M. Mann, Érasme et les débuts de la Réforme française
37
(1517-1536), Paris, Champion, 1934, p. 189 et suiv. : « Appendice. Notes sur quelques traductions
d’Érasme en français ».
5. Cf. M. Bataillon, Erasmo y España…, p. 314.
6. Cf. F. Bierlaire, Érasme et ses Colloques : le livre d’une vie, Genève, Droz, 1977, en particulier le
chap. I : « Genèse et publication des Familiarium colloquiorum formulae ».
7. D’une façon générale, pour Érasme, tout ce qui dans les pratiques catholiques de son époque
est obligation, discipline imposée, cérémonie ou rite est survivance du judaïsme. Cf. sur ce point
J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Erasme, thèse, univ. Paris-IV, 1980, dactyl., p. 339-342.
8. Cf. notamment B. Bennassar, L’inquisition espagnole, Paris, Hachette, 1979, p. 271. Comme le
souligne A. Redondo, « Les idées érasmiennes étaient presque plus dangereuses que les croyances
luthériennes car, non condamnées par le Saint-Siège, elles pouvaient s’insinuer plus facilement
dans les cœurs » (« Le discours d’exclusion des déviants tenu par l’Inquisition à l’époque de
Charles V », dans Les problèmes de l’exclusion en Espagne [XVI e-XVIIe siècles], Paris, Publ. de la
Sorbonne, 1983, p. 36).
9. Il est vrai que les alumbrados cherchaient parfois à se protéger sous un masque érasmien,
proclamant qu’à la différence de Luther, Erasme n’avait pas été condamné par Rome. Cet
argument fut au centre de la défense de Maria Cazalla lors de son procès. Au sujet de cette
question complexe, cf. M. Bataillon, Erasmo y España…, chap. IV : « Iluminismo y erasmismo »,
p. 166 et suiv. Voir aussi les utiles compléments d’E. Asensio, « El erasmismo y las corrientes
espirituales afines », dans Revista de filología española, t. 36, 1952, p. 31-99.
10. Les idéaux de rénovation érasmiens se superposent aux espoirs messianiques que suscite la
figure de l’empereur.
11. Cette traduction capitale a été rééditée par D. Alonso, avec un prologue de M. Bataillon (
Anejos de la Revista de filología española, t. 16, Madrid, 1932).
12. Lettre du 13 juin 1527, dans La correspondance d’Érasme, dir. A. Gerlo, t. VII, Bruxelles,
University Press, 1978, p. 108).
13. « On édite chez vous mes livres, après leur avoir appris à parler l’espagnol ; est-ce par amour
ou par haine pour moi ? Cela n’est pas bien clair ; en tout cas on m’attire une lourde animosité »
(cité par A. Renaudet, Études érasmiennes, Paris, Droz, 1939, p. 275). Cette lettre à Juan de Vergara
datée du 2 septembre 1527 figure dans La correspondance d’Érasme…, t. VII, p. 203.
14. « … mes livres sur la Misericordia Domini et sur le De matrimonio Christiano, mes Paraphrases, mes
Commentaria in Psalmos quattuor » (lettre à Alonso Fernández de Madrid, Arcediano del Alcor du 15
mars 1528. Cf. La correspondance d’Érasme…, t. VII, p. 423). Et Érasme de préciser : « … j’ai écrit
certains de mes ouvrages pour stimuler les études, quelques-uns pour redresser les préjugés du
vulgaire ; beaucoup sont destinés aux seuls lecteurs lettrés. »
15. La nouvelle du sac de Rome, connue au mois de mai, avait soulevé en Espagne une émotion
considérable : Erasme était rendu responsable d’avoir puissamment contribué à propager cette
atmosphère d’irrespect qui avait conduit à saper les fondements du trône de saint Pierre (cf. M.
Bataillon, Erasmo y España…, chap. V, p. 226 et suiv.). Le prétexte d’une épidémie de peste utilisé
par Manrique assurait une victoire momentanée du camp des érasmiens, confortée par la
publication, en mars 1528, d’une énième défense d’Érasme adressée à ses adversaires : l’Apologia
ad monachos quosdam Hispanos.
16. Lettre du 1er septembre 1526 à Érasme (La correspondance d’Érasme., t. VI, p. 472). Encore faut-il
faire la part du topos qui, partout en Europe à l’époque classique, fait de la femme le destinataire
naturel de toute publication non rédigée dans la langue savante, qu’elle est supposée ignorer.
17. Cf. M. Mann, Érasme et les débuts…, « Appendice… », p. 120 et suiv.
18. Tout porte à croire qu’il appartenait à l’illustre famille des Mexia de Séville. Un auteur du
même nom — mais s’agit-il d’un seul et même personnage ? — a laissé à la postérité un Apólogo de
la ociosidad y el trabajo publié à Alcalá en 1526 sous le pseudonyme de Lebricio Portunado, mais il
s’agit d’un texte glosé par Francisco Cervantes de Salazar, qui s’inspire notamment de la Vision
38
delectable d’Alfonso de la Torre et n’a rien de spécifiquement érasmien. (J’en cite quelques
fragments dans Recherche sur la traduction…, p. 162-168.) La traduction du Proci et puellae est
adressée « Al muy noble y virtuoso señor Nicolao Becharini » — un nom aux consonances
italiennes qui évoque ces nombreux Génois présents dans la Séville de l’époque, mais sur lequel
nous n’avons pu trouver aucun renseignement —, ainsi qu’à ses filles : la dédicace s’achève sur la
mention de ces « donzellas tan santas y virtuosamente criadas » (f. [t iij]v). Ce Mexia est aussi très
probablement le traducteur de l’Uxor mempsigamos dans la version n° 479 : on constate en effet
une étroite parenté entre les courtes introductions qui précèdent le Proci et puellae et ce colloque
anonymement traduit, et le style de ces deux versions est identique. Comme ce texte est
exactement le même que celui que nous offre le recueil n° 475, il apparaît que Mexía est le
« correcteur » de la version de Diego Morejón (Medina del Campo, 1527 [perdue], Valence, J.
Joffre, 1528) : nos 473 et 474 de la bibliographie de M. Bataillon (ann. I).
19. Une lettre en espagnol reproduite par son auteur dans le prologue de la version n° 478, qu’on
a pu dater de 1525, constitue une indication précieuse. Elle est adressée à un ennemi d’Erasme, le
frère Carvajal, « guardián » du couvent franciscain d’Alcalá. Des copies de cette lettre n’avaient
pas tardé à circuler et elle allait même parvenir entre les mains d’Érasme par le biais d’une
traduction latine de Vives. La position de ce défenseur engagé d’Érasme qui, d’après le
témoignage de Vergara, commentait publiquement l’Enchiridion et faisait en chaire l’éloge de
son auteur, allait être l’objet d’un malentendu : Érasme ne comprit pas le sens des Collationes
septem que lui adressa Virués. Il crut que ce dernier était mal disposé à son égard, alors qu’il lui
demandait simplement d’expliquer certains passages afin de renforcer sa cause (cf. sur ce point
M. Bataillon, Erasmo y España…, p. 222-223). Sa déclaration à la conférence de Valladolid est
empreinte d’une grande habileté : s’il se garde bien d’adhérer publiquement à la critique
érasmienne de saint Jérôme, il souligne que le Novum instrumentum ne vise pas à établir une
nouvelle doctrine mais seulement à fournir un instrument précieux aux théologiens. (Le texte
latin complet de sa contribution est cité par V. Beltrán de Heredia, O. P., dans La Universidad en el
siglo de Oro, VI : Cartulario de la universidad de Salamanca, univ. de Salamanque, 1973, p. 113 et suiv.)
La biographie la plus détaillée du personnage nous est fournie par S. Giner, « Alonso Ruiz de
Virués (estudio biográfico) » dans Analecta Calasanctiana, t. 11, 1964, p. 117-201, même si on peut
regretter les préjugés vigoureusement anti-érasmiens de cet érudit.
20. Les raisons de ce silence ne sont évidemment pas explicitées dans le colophon qui conclut la
première série de colloques traduits : « El nombre del intérprete destos ocho colloquios arriba
escritos se quiso callar » (f. [tij] v).
21. A la différence de la traduction du Senile colloquium, celle du Funus est inspirée de celle des
Tres colloquios de la bibliothèque universitaire de Gand (n° 477), mais elle semble avoir été
conjointement effectuée avec le texte latin sous les yeux (cf. F. Géal, Recherche sur la traduction…,
p. 27-28) [ann. III]. Cette « concurrence » qui amène les traducteurs à remanier les versions de
leurs prédécesseurs jugées insuffisantes témoigne moins d’une conscience professionnelle
particulièrement aiguë que d’une quête de la « vérité » du texte érasmien.
22. F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 14. Eguia connut des démêlés avec l’Inquisition et resta
emprisonné pendant trois ou quatre ans.
23. Les Cromberger avaient été à l’origine de la première traduction d’Érasme en langue
vernaculaire (le Tratado o sermon del Niño Jesu y en loor del estado de niñez, 1516). Ils entretenaient,
du reste, des liens étroits avec M. de Eguia, comme le souligne Clive Griffin : « Jacobo Cromberger
[père de Juan, qui lui succède à sa mort en 1528] printed an edition of Erasmus’s Enchiridion for
which Eguia had the priviledge » (« The Crombergers of Sevilla and the first Italic book printed in
Spain », dans Palaestra typographica : aspects de la production du livre humaniste et religieux au XVI e
siècle, éd. J.-F. Gilmont, Aubel, P. M. Masson, 1980, p. 89).
24. Il faudrait en particulier souligner comment, chez nos traducteurs, dans la représentation des
relations entre langue vernaculaire et langue savante, s’estompe le sentiment d’infériorité —
39
encore au cœur de la majeure partie des réflexions à la fin du XVe siècle, comme l’illustre Juan de
Encina dans son prologue à la traduction des Églogues de Virgile — au profit de l’insistance sur la
différence entre deux types de langue de nature distincte ; cf. sur ce point Recherche sur la
traduction…, p. 50, n. 22, et p. 85-86. P. Russell a ébauché une histoire des théories de la traduction
en Espagne à cette époque dans une étude synthétique qui reste à approfondir : Traducciones y
traductores en la península ibérica (1400-1550), univ. autónoma de Barcelona, 1985. On pourra aussi
consulter Th. S. Beardsley : « La traduction des auteurs classiques en Espagne de 1488 à 1586 dans
le domaine des Belles-Lettres », dans L’humanisme dans les lettres espagnoles, éd. A. Redondo, Paris,
Vrin, 1979, p. 51-64.
25. « … declarar más la intención de Erasmo no poniendo sentencia de mío sino aclarando la suya »
(f. [b i]v). Cette activité relève à ses yeux du travail d’« interprète » proprement dit : « No me
parece añadir sino interpretar » (ibid.). Dans la langue vernaculaire, le traducteur doit retrouver
un équivalent de la clarté initiale : « No se hizo más de passar en claro romance lo que Erasmo
dixo en claro y muy elegante latín » (« argumento » du Convivium religiosum, f. [h vij]).
26. « … en este colloquio y en otros añadí […] por juntar con lo que Erasmo dize algo de lo que yo
siento » (Puerpera, f. [b ij]). Des termes similaires sont répétés dans d’autres « argumentos »,
notamment celui du Convivium religiosum. Cette relation particulièrement souple au texte source,
chez Virués et plus encore chez l’Arcediano del Alcor, ne semble pas poser de problème de
conscience à nos traducteurs. Ce dernier se sert de la référence ultraclassique à saint Jérôme
opposant translation ut interpres (qu’on pourrait dire « littérale ») et traduction ut orator (qu’on
pourrait appeler, non sans simplifier, « littéraire ») pour justifier son refus du mot à mot. Cette
distinction est au cœur de tous les métadiscours sur la traduction en Europe dès le XIVe siècle,
alors que littera et sententia constituaient, à l’époque médiévale, deux domaines distincts
obéissant à deux étapes successives — souvent menées à bien par deux spécialistes différents —
qui précédaient la quaestio, élaborée à partir des problèmes soulevés par le texte. Les prologues
de traductions françaises mettent ainsi constamment en évidence les oppositions
« paroles »/« sentences », puis « mot à mot »/« intention », comme le met en évidence la
magistrale étude de L. Guillerm : Sujet de l’écriture et traduction autour de 1540, Lille, Atelier nat. de
reproduction des thèses/Paris, diff. Aux amateurs de livres, 1988, notamment p. 434. La position
de l’Arcediano n’en est pas moins marginale dans les pratiques de l’époque, comme le souligne à
juste titre P. Russell (Traducciones y traductores…, p. 53), et participe de cette émergence du sujet,
dans le domaine de l’écriture, qu’a fort bien analysée L. Guillerm à travers l’exemple français.
27. Ce type de procédé ne semble pas avoir été très répandu en Espagne à l’âge classique, même si
l’utilisation d’une encre rouge pour les citations scripturaires chez un Juan de Valdés traduisant
les Psaumes en constitue un équivalent (cf. C. Barbolani, introduction au Diálogo de la lengua ,
Madrid, Cátedra, 1982, p. 48). Nous sommes encore proches, sur ce point, de la glose médiévale.
28. Plaçant lui aussi son propos sous le signe de saint Jérôme, Mexía évoque une triple méthode
de traduction, fondée sur une distinction originale entre deux types d’écart par rapport à la
translation littérale : « Porende usando yo de la sentencia del glorioso dotor sant Hieronymo, en
la mayor parte de la translación deste colloquio me he esforçado a trasladar fielmente de verbo ad
verbum y en algunas partes que no a podido ser menos he traduzido sentencia de sentencia y en
pocos lugares con mucha necessidad he declarado sinceramente la intención del autor »
(prologue du Proci et puellae, « El intérprete al lector », £ [t iiij]v). Non seulement sa position
apparaît beaucoup plus « littéraliste » que celle de Virués, mais il n’est pas question d’ajouts
explicites de la part du traducteur. Toutefois, ces apparentes proclamations de fidélité à la lettre
ne doivent pas faire oublier, comme le souligne P. J. Donnelly, que la pratique traductive de
Mexía relève avant tout, elle aussi, du sensum de sensu (A study of Spanish translations…, p. 69).
29. « En este colloquio no quiso añadir nada porque me pareció harto lo que Erasmo dize ; antes
proveé a le sacar al pie de la letra, aunque escusando quanto pude la escuridad y grosería » (
Franciscani, f. [r v]-v).
40
au passage allusion à un mode de diffusion orale dont on ne saurait assez souligner l’importance
au Siècle d’or. Cf. sur ce point l’excellent article de M. Frenk : « Lectores y oidores. La difusión
oral de la literatura en el siglo de Oro », dans Actas del 7° congreso de la A. C. H., Rome, Bulzoni,
1982, p. 101-123. Cette oralité est confirmée par le recours fréquent aux redoublements binaires
ou ternaires qui permettent à l’auditeur de ne pas perdre le fil ; par exemple : « No deseo ni
pienso que ay en el mundo otro espejo más claro más luzido ni más resplandeciente que en el que
yo agora me miro. » Cf. sur ce point ma Recherche sur la traduction..p. 66-68.
43. Je rejoins parfaitement, sur ce point, les constatations de P. J. Donnelly (A study of Spanish
translations…, p. 98 et suiv.).
44. « Con dificultad me atiento de no creer determinadamente que Socrates está en el número de
los sanctos que en ley de natura sirvieron a Dios » (f. [m viij]v ; ASD, p. 254).
45. « No me creo en agüeros » (f. [u ij]; ASD, p. 281). A l’inverse, on observe certains tics de
langage : ecclesia est toujours traduit par « yglesia catholica » dans la Pietas puerilis des versions
n“477 et 479. Or, selon J. Chomarat, Érasme prend ce terme dans son sens étymologique (opposé à
factio), et non pas pour désigner l’Église romaine de façon restrictive (Grammaire et rhétorique…,
p. 1135, en note).
46. « Apenas ay ya quien ose hablar en algunas materias : porque los desvarios de Lutero [c’est du
reste la seule fois que le nom maudit est prononcé] an hecho odiosa toda buena dotrina que en
ellas se pueda dezir : destas es una la de las indulgencias a la qual están anexas otras algunas
como son romerías […], hábitos de órdenes y otras cosas semejantes […], de las quales en
queriendo alguno hablar o escrivir por bien que lo diga es luego caluniado » (f. [v]v). Les « hábitos
de órdenes » désignent ces signes extérieurs de prestige dont beaucoup voulaient être parés lors
de leur enterrement.
47. Dans leur cahier rédigé en vue de la conférence de Valladolid, les moines avaient écrit dans la
rubrique intitulée « Contra la veneración de los santos, sacras reliquias, imágenes y
peregrinaciones a lugares piadosos » : « Es mucho lo que dice en los Coloquios, tanto que lo
omitimos por no ser prolijos » (cité par M. Avilés Fernández, Erasmo y la Inquisición, Madrid, F. U.
E., 1980, p. 69).
48. « E parecete que basta esso ? No, pues que a los mayorales de la yglesia no les ha parecido que
basta » (f. [f ij] ; ASD, p. 178).
49. Cf. J. Chomarat, Grammaire et rhétorique…, p. 808.
50. « Olim principes et Caesares eruditione non minus quam imperio praeminebant. » (ASD,
p. 407.)
51. Militis et Carthusiani (f. q [iij] ; ASD, p. 318). On trouve ensuite un long ajout non mentionné qui
évoque toutes les formes possibles de contamination.
52. ASD, p. 309. Sur cette question, voir ma Recherche sur la traduction…, p. 100-102. La
comparaison avec le même colloque traduit par Mexia, dans la version n° 479, montre une
précaution moindre : le texte érasmien est respecté, excepté l’allusion à l’acte sexuel. Cela va de
pair avec l’emploi d’un registre verbal qu’on ne trouve pas chez Virués : par exemple « puta », là
où Virués se contente de « mugeres » (F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 103-104).
53. Au f. [t viij]v ; cf. F. Géal, Recherche sur la traduction..p. 147-148. Du reste, cet ajout n’est pas
mentionné par Mexía, qui n’affiche pas le même code déontologique que Virués.
54. Contrairement à l’Index romain de Trente qui, conformément à la règle VII, « interdit d’une
façon absolue les livres qui expressément traitent, racontent ou enseignent des choses lascives
ou obscènes », l’Index espagnol de 1559 considère essentiellement la dimension religieuse.
55. Cf. G. Minois, Censure et culture sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1995, p. 37.
56. Cf. E. Telle, Erasme de Rotterdam et le septième sacrement, Genève, Droz, 1954, p. 310 et suiv. Dans
ce colloque, du reste, la Sorbonne n’avait trouvé aucun propos contraire à l’orthodoxie.
57. « Confiessa aver errado no porque sea malo yr a Jerusalem, aunque el día de oy yo hallo en
ello poco provecho » (f. [f vi]).
42
58. Cf. J. Chomarat, Grammaire et rhétorique…, p. 901. Autre exemple typique, où la position
clairement érasmienne n’est affirmée qu’après l’énonciation prudente d’une assertion très en
retrait : « Todas estas cosas [missas, vigilias y preces] aunque sean muy bien hechas
especialmente los sacramentos y antiguas costumbres de la yglesia, pero ay otras más interiores
sin las quales éstas no nos pueden dar verdadera alegría de espíritu ni confiança de bien morir. »
Et Virués d’ajouter, en excellent érasmien : « Estas son fe, esperança y caridad » ; définition d’une
piété intérieure au centre de laquelle figure le Christ : « Que de ninguna cosa nos fiemos sino de
Christo » (f. [n iiij]).
59. Au f. q ; ASD, p. 317.
60. Érasme n’admet pas pour autant la guerre contre les infidèles : sans une pratique exemplaire
du christianisme, nous ne sommes que des Turcs combattant d’autres Turcs ; d’où son opposition
radicale à tout projet de croisade (cf. J.-Cl. Margolin, Guerre et paix dans la pensée d’Erasme, Paris,
Aubier-Montaigne, 1973).
61. « E desta manera, passan todo el discurso de su vida teniéndose por christianos sin conocer ni
amar a Jesu Christo » (f. [n iij]). Mexía n’est pas en reste sur ces questions : au détour d’une
phrase du Proci et puellae , une précision vient vigoureusement renforcer le sens du message
érasmien : « Uter tibi videtur temperantior, qui in mediis delitiis accumbens abstinet, an qui
semotus ab his quae provocant intemperantiam ? » dit le texte latin (ASD, p. 285). Mexia explicite
hardiment : « ¿ Qual te parece a ti que usa más de virtud o temperança : el que estando en medio
de los deleytes […] se abstiene y los menosprecia, o el que estando encerrado en un monasterio o
apartado en un desierto por no tropezar en ello es bueno ? » (f. [u vi]). Tel est bien le sens du
texte érasmien : celui qui se châtre volontairement en se tenant à l’écart de toute tentation n’a
pas à se glorifier de son acte. Plus généralement, le célibat ne constitue pas un idéal aux yeux
d’Érasme : il ne s’agit que d’une institution parmi d’autres, qui pourrait être abrogée (cf. E. Telle,
Erasme de Rotterdam…, p. 197-199).
62. « La persécution et l’art d’écrire », suivi de « Un art d’écrire oublié », traduction et
présentation de N. Ruwet, dans Poétique, t. 38, avril 1979, p. 229-253.
63. Ibid., p. 245.
64. Persecution and the art of writing, Westport (Conn.), Greenwod Press, 1977, p. 73-74. On pourra
se reporter à l’intéressant commentaire de P. A. Cantor, « Leo Strauss and contemporary
hermeneutics », dans Leo Strauss’s thought toward a critical engagement, éd. A. Udoff, Boulder (USA)-
London, Lynne Rienner, 1991, p. 267-314. Celui-ci met l’accent sur la distinction fondamentale,
chez Strauss, entre lecteur passif et lecteur actif. Le premier (conventional) assimile ce qu’il lit à ce
qu’il croit ; s’il y trouve une idée qui lui est familière, il l’attribuera à l’auteur ; s’il trouve un
passage contredisant ses croyances familières, il n’y prêtera pas attention, surtout si l’allusion
n’est pas claire ou bien n’est mentionnée qu’une seule fois… Le recours à l’écriture ésotérique
repose en quelque façon sur une utilisation perverse des antiques préceptes rhétoriques, qui
mettaient l’accent sur la nécessité de disposer les principaux arguments au début et à la fin du
propos : la dissimulation exige au contraire de placer les matériaux dangereux au milieu du texte,
là où d’éventuels censeurs ont le moins de chance de les repérer.
65. Cette correspondance en version bilingue est placée à la fin du recueil qui nous occupe, en
position symétrique par rapport à la « Carta a un padre de la orden de San Francisco » qui
précède les Colloquios. Dans les versions nos 477 et 479, elle est en revanche disposée au début.
66. « La mesma importunidad que me hizo trasladallos me haze agora juntarlos y consentir que
se publiquen » (f. [a iv]v).
67. Ils sont remplacés par de très brèves introductions sans intérêt.
68. « Aunque en diversos lugares de sus obras parezca Erasmo hablar mal de las religiones, en
este colloquio y en el Franciscano muestra que a él no le parecen mal los religiosos exercicios que
en las órdenes se usan » (f. [p iij]v-[iiij]). Un propos similaire est repris dans le prologue du
Franciscani. Dans ces deux colloques qui n’ont pas été choisis au hasard, Erasme dresse en effet un
43
portrait bienveillant de ces religieux qu’il n’hésite pas à stigmatiser dès que l’occasion se
présente : ces représentants idéaux des ordres auxquels ils appartiennent deviennent pour une
fois ses porte-parole.
69. « Si los religiosos mirando para que sirve todo aquello usaren bien dellos » (f. [iiij]).
70. « Que cada persona hable según su estado y saber » (ibid.).
71. « Más […] burlón de lo que suelen ser los nuevos frayles en las religiones bien concertadas
como lo es la Cartuxa » (ibid.).
72. « No niego que lo que reprueba la mayor parte de los que lo veen es más sano dejallo, siquiera
por el mal ejemplo que con causa o sin ella se recibe » (f. [r iiij]-[r iiij]v ; passage cité par M.
Bataillon, Erasmo y España…, p. 299).
73. « De tal manera cubr[e]n las gorgueras los pechos que los dex[a]n más descubiertos que si no
las truxessen, porque las traen llenas de agujeros, o las hazen de tela tan delgada que sirve más
de apostura que de encubrimiento » (Franciscani, f. [s vi]). Il est vrai que la dénonciation de la
coquetterie féminine constitue un topos particulièrement répandu dans le discours des
prédicateurs à l’époque, comme l’avait déjà souligné J. Fitzmaurice-Kelly (« Women in 16th
century Spain », Revue hispanique, t. 70, 1927, p. 557-632).
74. Cf. C. Bernis, Indumentaria española en tiempos de Carlos Quinto, Madrid, C. S. I. C., 1962, p. 9-41.
L’audace des formes nouvelles, liée aux influences étrangères, concernait aussi bien l’homme que
la femme, mais la satire misogyne de Virués n’intègre pas le premier élément…
75. « Que a las personas ydiotas y simples no les conviene meterse en question alguna, sino creer
y obedecer llanamente lo que por dotrina y autoridad de nuestros mayores toda la iglesia nos
enseña » (f. [f ij]v). Le traducteur des Tres colloquios reste ici beaucoup plus proche du mot à mot
(cf. version n° 479, p. XIII).
76. J’analyse un long exemple caractéristique de ce procédé dans ma maîtrise (Recherche sur la
traduction…, p. 139-140). Dans cet ajout mentionné qui est consacré à l’épineuse question des
indulgences, les passages où Virués cherche visiblement à se protéger alternent subtilement avec
des propos audacieux, dissimulés par des articulations parfois déroutantes (« porque aunque »,
« pero », etc.). D’autres cas semblables sont repérables, notamment dans la traduction du
Convivium religiosum (ibid., 142-143).
77. Page [k v]-[k vi]v. Ce propos est notamment inspiré des livres VIII et IX de la République de
Platon. Virués, une fois de plus très proche de la position érasmienne, entend prévenir ces maux
par une éducation exemplaire du prince (cf. F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 154).
78. « Continually indicating the path to be followed rather than the one to be avoided » (P. J.
Donnelly, A study of Spanish translations…, p. 128).
79. Ibid., notamment p. 108 et suiv.
80. Ainsi, l’ajout sur la syphilis, dans le Cartuxano, rejoint les propos qu’Érasme tenait dans l’
Institution du mariage chrétien [1526] (cf. P. J. Donnelly : A study of Spanish translations…, p. 101).
81. Ibid., p. 169-170. Au sujet de la réforme bénédictine, je renvoie à G. M. Colombás, Los estudios
en la congregación de san Benito de Valladolid, Abadía de Poblet, 1967, t. IV, p. 939 et suiv. L’hostilité
des moines envers Érasme était proportionnelle à leur degré de mendicité, selon les termes de
Luis Vives (lettre à Érasme du 20 juillet 1527, dans La correspondance d’Erasme…, t. VII, p. 136).
82. Cf. sur ce point les justes remarques de P. J. Donnelly, A study of Spanish translations…, p. 99.
83. « Si Érasme a choisi la forme littéraire du dialogue, c’est parce qu’il n’est jamais devenu
l’homme d’une idéologie ni même celui d’une philosophie, qui se réclame pourtant du nom du
Christ », écrit D. Ménager dans son introduction à l’anthologie d’Érasme publiée dans la
collection « Bouquins » (Paris, R. Laffont, 1992, p. 219). Il n’empêche que cela permettait aussi à
l’humaniste de Rotterdam de s’abriter derrière ses personnages.
84. On pourrait en dire autant du thème du mariage. L’argument de l’Uxor mempsigamos, colloque
qui pourrait s’intituler « Comment vivre heureux en ménage », selon E. Telle (Erasme de Rotterdam
p. 340 et suiv.), et dont la critique a maintes fois souligné les aspects féministes, fournit à Virués
44
l’occasion de renforcer l’accusation portée à l’encontre des femmes dans la responsabilité des
mariages malheureux ; elle donne également lieu à une dérivation inattendue : la critique des
mariages hâtifs, derrière laquelle se lit en filigrane la dénonciation du mariage clandestin que
formulera avec force le concile de Trente.
85. Loin d’être de simples directeurs de conscience, les prédicateurs de cour étaient de véritables
conseillers susceptibles de peser sur les décisions impériales. Virués avait à ce titre accompagné
l’empereur en Allemagne à la fin de l’année 1531 et il avait assisté à la Diète de Ratisbonne en
avril 1532. Promu à son retour premier abbé réformé de San Zoilo de Carrión, il fut bientôt
dénoncé auprès de l’Inquisition et enfermé au monastère de San Benito de Valladolid. Il ne vit la
fin de son procès qu’en 1538 et fut condamné à abjurer de levi et privé du droit de prêcher
pendant deux ans (cf. S. Giner, « Alfonso Ruiz de Virués… »). Charles Quint le promut alors
évêque des Canaries où il mourut en 1545, après avoir publié à Anvers un ouvrage intitulé :
Philippicae disputationes adversus Lutherana dogmata per Philippum Melanchtonem defensa (J. Crinitus,
1541). Ce livre contient notamment l’une des sept Collationes adressées à Erasme, le De monastica
professione (les six autres ont été perdues), où il soutient que les trois vœux évangéliques
constituent le sommet de la perfection évangélique. Il semble que le désir de se mettre à l’abri
d’une Inquisition qui s’en était prise à lui — et dont il dénonce audacieusement les excès dans sa
XIXe Philippique — ne doive pas être exagéré, même si son témoignage contre Vergara, lors du
procès que celui-ci dut subir en 1524, semble pouvoir s’expliquer de cette façon. Son engouement
du premier jour pour des idées qui l’ont conduit jusqu’aux frontières de l’orthodoxie lui sert à
présent d’argument supplémentaire pour mieux combattre le grand ennemi de l’Église : Luther.
Du reste, Virués pouvait d’autant mieux s’illustrer dans ce domaine qu’il était l’un des rares
théologiens espagnols à avoir eu directement entre les mains les textes des réformateurs
allemands.
86. M. Bataillon, Erasmo y España…, p. 501. Si les Colloques constituent le premier ouvrage d’Érasme
interdit en Espagne, l’Enchiridion en traduction put continuer à circuler jusqu’à la parution de l’
Index de Valdés en 1559.
87. G. Minois, Censure et culture…
88. M. Bataillon, Erasmo y España..p. 308. De même, P. J. Donnelly a constaté que la page de 1’Uxor
mempsigamos où Xanthippe raconte de quelle façon elle est devenue enceinte avant le mariage
avait été arrachée dans la version de Diego Morejón (n° 474).
89. M. Bataillon simplifie néanmoins la situation en présentant la version n° 479 comme une
copie très mutilée de la version n° 478 : il ne s’agit pas d’une simple copie, le « copieur » ayant
voulu imprimer sa propre marque à l’ouvrage. Par exemple, le Franciscani présente deux versions
exactement semblables excepté le paragraphe final (cf. F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 22,
n. 11). Quant à la traduction du Funus, celle du recueil n° 479 est très différente de celle du n° 478.
90. « Debía ser tan rigurosa la persecución de esta obra que desde el siglo XVI que sepamos, nadie
se atrevió a reimprimirla en España, hasta que el Sr. Pui y Soler nos hizo apreciar la importancia
literaria de los Colloquios de Erasmo en una versión catalana de 1911 » ( Manual del librero
hispanoamericano, Barcelona, Librería Palau, 1951, t. V, p. 77).
91. G. Minois, Censure et culture…, p. 44-45.
92. Le concept de « norme initiale » utilisé par le théoricien G. Toury pour définir les normes de
la culture qui, en toute circonstance, imposent au traducteur des transformations lui permettant
de faire accepter son travail, prend dans ce contexte un sens particulièrement aigu, à condition,
comme le souligne A. Berman (John Donne, pour une critique des traductions, Paris, Gallimard, 1995,
p. 51 et suiv.), de ne pas réduire la traduction à une opération mécanique seulement capable de
reproduire les normes en question : le sujet traduisant influe à son tour sur les « polysystèmes
d’une culture donnée ». Il n’en reste pas moins que c’est très largement la particularité du
contexte idéologique de la fin des années 1520, en Espagne, qui contribue à faire de la traduction
des Colloques une opération beaucoup plus complexe qu’elle n’a bien pu l’être en Angleterre, où la
45
AUTEUR
FRANÇOIS GÉAL
École normale supérieure.
47
3 1492 est aussi, comme on l’a souligné maintes fois 4, l’année qui voit la parution de la
première grammaire européenne en langue vernaculaire, la Gramática de la lengua
castellana d’Antonio de Nebrija, et du premier dictionnaire bilingue (latin-espagnol,
complété l’année suivante par la partie espagnol-latin), du même auteur. La Découverte
coïncide dans le temps avec l’avènement de ces instruments, qui auront leur influence
dans l’empire espagnol, où ils seront connus, importés, voire utilisés comme modèles,
pour des finalités nouvelles5.
4 1539, second repère chronologique, est la date admise pour l’arrivée de la première
imprimerie en Amérique. Alors même que le mot traduire est inventé en France,
l’imprimeur lombard Juan Pablos s’installe pour le compte de la puissante maison
sévillane des Cromberger à Mexico, au cœur de cette Nouvelle-Espagne conquise par
Hernán Cortés depuis 1521. C’est d’ailleurs chez Cromberger qu’avaient paru à Séville les
seconde et troisième Lettres de relations de Cortés, sur la conquête du Mexique. Juan Pablos
va ensuite détenir pendant près de vingt ans le monopole d’importation et d’impression
de livres, avant qu’Antonio de Espinosa, puis Pedro Ocharte et Pedro Balli ne produisent à
leur tour des ouvrages6.
5 Le terrain de la bibliographie mexicaine de ce premier siècle de l’imprimerie est bien
établi, et l’on dispose d’inventaires précis des livres imprimés, conservés ou disparus que
des publications récentes viennent éventuellement compléter7. Mais il ne s’agit
aucunement des seuls écrits disponibles sur place : s’y ajoutent les livres importés
d’Europe à partir de Séville et dont les registres des navires consignent sommairement les
titres, ainsi que nombre de manuscrits en circulation. Que peut-on dire, selon l’ensemble
des sources, de la place que la traduction occupe parmi les livres produits au Nouveau
Monde ?
I. — ORIGINES
6 L’ensemble des ouvrages ayant trait à la traduction et des traductions elles-mêmes
représentent environ les deux cinquièmes des titres publiés en Nouvelle-Espagne au XVIe
siècle8. Quand nous parlons de cette production considérable liée à la traduction, celle-ci
n’a rien à voir avec les Virgilios et Ovidios en romance, c’est-à-dire en espagnol, qui
traversent l’Atlantique à destination des Indes9, ni avec les très rares traductions du latin
publiées sur place10. Il s’agit d’une production originale, directement issue des conditions
locales et caractérisée par un double mouvement : tout en offrant la traduction de textes
en différentes langues indigènes, elle fournit parallèlement les premiers outils techniques
d’étude de ces langues que sont les dictionnaires (ou répertoires) et grammaires. La
traduction va de pair avec la codification même de diverses langues, ou, plus précisément,
elle la précède. Le premier livre paru en Nouvelle-Espagne serait en effet, de l’avis de la
majorité des spécialistes, un ouvrage bilingue náhuatl-castillan : la Breve y más
compendiosa doctrina cristiana en lengua mexicana y castellana, parue dès 1539. Alors qu’il
faut en revanche attendre 1547 pour que fray Andrés de Olmos compose sa première
grammaire manuscrite du náhuatl et 1555 pour que fray Alonso de Molina voie la sienne
éditée. Le catéchisme traduit en langue indigène voit donc le jour avant les grammaires,
et bien avant le dictionnaire autonome. Le náhuatl occupe une place prépondérante, mais
il n’est pas du tout la seule langue objet d’étude et de traduction pour notre période ; l’on
n’en recense pas moins de vingt autres, toujours parmi les livres publiés à Mexico11.
49
13 Mais les missionnaires ne se contentent pas de traduire de façon classique d’une langue
dans l’autre. Une pédagogie inventive, tenant compte de la tradition visuelle locale des
pictogrammes — tradition qui avait donné spontanément le Pantli Nochtli cité — est à la
source des catéchismes dits testerianos, du nom du Français Jacob de Testera. Ces
catéchismes manuscrits vont associer texte et dessin, afin de mettre en images leur
contenu religieux, le pain de chaque jour prenant au besoin la forme ronde de la tortilla de
maïs22. Ces procédés ont une inspiration commune, me semble-t-il, avec le recours à
l’imagerie dans les cartillas d’alphabétisation, comme celle de Diego Valadés dont les
lettres sont associées à des objets de la vie quotidienne indienne de forme comparable23.
Dans les deux cas, une certaine éthique de la traduction transparaît : le traducteur
effectue une médiation et une adaptation en fonction du destinataire et de ses référents.
La connaissance de la culture de celui-ci infléchit le contenu du message autant que
l’expression, le fond autant que la forme. Cela est déjà patent dans les textes en espagnol
comme la Doctrina cristiana de fray Pedro de Córdoba (Mexico, 1544) : le récit de la
Création insiste sur le fait qu’Adam et Eve avaient chacun un seul conjoint et que seul le
décès du conjoint permet de se remarier. Manière comme une autre de prôner la
monogamie. Quand la création du Soleil est évoquée, il est rappelé que ce n’est pas une
divinité et qu’aucun sacrifice ne doit lui être rendu… En creux, se lisent ces croyances et
pratiques idolâtres, et la vigilance que leur pérennité impose.
14 L’idée d’adaptation au public indien ne va pas sans ambiguïté, par exemple dans les
Avertissements où Zumárraga recommande « un estilo llano » pour « cuadrar a su
capacidad », « sin otras cosas que no tienen necesidad de saber », ce qui revient à limiter
les objectifs culturels du message et la valorisation des capacités du destinataire indigène
24. Le Códice franciscano juge, lui aussi, nécessaire de « [cercenar] muchas cosas que no son
aptas para el talento de los Indios » dans le Flos sanctorum. Les catéchismes en images
seraient-ils un compromis entre une avancée de la pédagogie et une forme inférieure de
traduction, à la mesure du public visé ?
15 Un autre aspect de l’adaptation aux formes locales est constitué par les huehuehtlatolli,
« paroles des anciens », repris à des fins religieuses. L’inspiration ne vient plus, en ce cas,
des représentations visuelles indigènes, mais de ces discours traditionnels, riches de
parallélismes et de métaphores, qui rythmaient les grandes étapes de la vie des anciens
Mexicains. Ils ont été non seulement recueillis et traduits, mais aussi imités dans leur
style caractéristique pour faire connaître, entre autres, la passion du Christ ou le baptême
25
. Comme si pour convaincre, il fallait dominer la langue mais aussi les langages,
connaître le passé mais aussi sa rhétorique. L’entreprise pose bien sûr d’épineux
problèmes qui se retrouvent dans les autres traductions : quand peut-on ou non
reprendre des vocables indigènes pour désigner des vérités chrétiennes ? Si Mictlan,
« l’inframonde, le séjour des morts » chez les Aztèques, peut convenir pour parler de
l’enfer, il n’en va pas de même pour la version náhuatl de « croix » qui a des connotations
négatives de menace et de rupture. Pour « diable », plusieurs solutions sont acceptées,
dont le náhuatl Tlacatecolotl, l’« homme hibou » et sorcier redouté, en alternance avec
diablo… Ces questions et ces choix confirment la volonté de prise en compte — d’aucuns
diraient de récupération — de la culture et du langage des Indiens, qui doivent être
connus, pour ce faire, en profondeur.
16 Pourquoi ce parti pris en faveur des langues autochtones, à contrecourant des directives
de la couronne, favorable à la castillanisation de ses sujets indiens26 ? Il est vrai que les
missionnaires préféraient tenir les Indiens à distance du mauvais exemple de colons
52
espagnols, décrits comme ignorants et brutaux, et que leur attitude est donc cohérente
avec le refus d’une hispanisation, linguistique et culturelle, jugée pernicieuse. Sans doute
les religieux estimaient-ils aussi être plus à même de fournir l’effort culturel d’apprendre
une langue que leurs ouailles, d’où leur choix d’apprendre plutôt que d’enseigner27. Mais
cette tendance découle avant tout, de manière plus pragmatique, d’un grand déséquilibre
démographique puisque quelques dizaines de religieux se trouvèrent face à plusieurs
millions d’infidèles à convertir. Ils furent, en outre, confortés dans leur choix par la
tradition de l’Église de prêcher en langue vernaculaire, déjà évoquée dans le prologue au
Vocabulario de Molina28.
19 Du point de vue purement interne, le projet culturel des Franciscains se trouva vidé de sa
substance lorsque toute perspective d’accès au sacerdoce fut condamnée pour les Indiens
au premier concile mexicain en 155532. En outre, traduire, aux Indes, comme en Europe,
où, à la même époque, on brûle livres et traducteurs, sent désormais le fagot. Mais
l’interdiction des traductions en langue autochtone repose surtout sur la difficulté de
contrôler la teneur des textes. La traduction des Écritures court le risque de proposer des
interprétations déviantes. Or les seuls experts compétents pour en juger sont bien
souvent les traducteurs eux-mêmes33. Le savoir sans partage des missionnaires leur
confère un dangereux pouvoir de pénétration et d’influence auprès des communautés
indiennes. La répression qui s’abat sur l’œuvre d’un traducteur comme Gilberti sonne le
glas du grandísimo fervor. L’augmentation du clergé séculier, la place grandissante des
intérêts temporels, l’intervention bureaucratique plus forte du pouvoir royal et
53
CONCLUSION
22 En s’inspirant du constat de Nebrija, « siempre la lengua fue compañera del imperio » —
constat d’ailleurs applicable avant la Découverte à l’expansion aztèque qui fit du náhuatl
la lingua franca méso-américaine —, on pourrait dire que la traduction a toujours
accompagné la violence de l’histoire, comme suite et complément de l’entreprise
conquérante. Nos grammaires et catéchismes américains ont eu en 1505 un précédent en
arabe dans la Grenade reconquise36. Cependant l’activité des traducteurs conjugua une
connaissance et une certaine reconnaissance, variable selon les ordres et les individus,
des indigènes : « aprender su lengua y conocer sus ingenios » ne font qu’un sous la plume
du dominicain fray Julián Garcés plaidant pour la rationalité des Indiens auprès du pape
Paul III. Les traducteurs, qui admirent l’élégance de la langue, ont des chances de
valoriser les aptitudes de l’homme, même si cela les conduit à des projets divergents à son
sujet. Dans leur esprit, savoir la langue peut même devenir une condition sine qua non
pour formuler à bon droit des jugements et propositions sur les Indiens, comme dans
cette virulente lettre à Charles Quint de 1555 où Motolinía accuse, en passant, Las Casas
de ne pas pratiquer les langues indigènes. Lequel des deux est le porte-parole le plus
légitime des Indiens ?
23 Si le XVIe siècle est celui des traductions en Europe, leur essor contemporain en Nouvelle-
Espagne ne semble pas se poursuivre avec la même force par la suite. C’est qu’il est lié à
l’ambition culturelle de ceux qui défendent alors la rationalité des Indiens, rêvent encore
54
ANNEXES
ANNEXE
Publications relatives aux langues indigènes ou écrites en langues
indigènes, Mexico, 1539-1600
Les listes qui suivent sont dressées essentiellement à l’aide de José Toribio Medina, La
imprenta en México (1539-1821), Santiago du Chili, en casa del autor, 1912, réimpr. Mexico,
UNAM, 1989, t. I, 1539-1600. Voir son Introduction (CCCXXV pages). J’ai d’abord travaillé
sur ce catalogue qui recense 232 titres (dont des rééditions). Cet inventaire est complété
par l’édition d’Agustín Millares Carlo de la Bibliografía mexicana del siglo XVI, de Joaquín
García Icazbalcetza [JGI] (Mexico, FCE, 1954). Les titres issus de JGI et ajoutés dans la liste
A y sont précédés d’un astérisque et de leur référence dans ce second catalogue.
— Liste A : Sont extraites, sous un titre abrégé, les fiches concernant les langues indigènes,
classées selon qu’il s’agit d’ouvrages monolingues, bilingues, trilingues, de grammaires ou
de dictionnaires (répertoires), en suivant la numérotation de Medina. L’ordre religieux
auquel appartient l’auteur est indiqué s’il est connu. La seule mention d’un ordre peut
apparaître pour des œuvres réalisées en son sein sans nom d’auteur.
— Liste B : Appendice de Medina sur les ouvrages sans date ou d’existence douteuse.
Les appendices de JGI permettent de dresser deux listes complémentaires :
55
— Liste C : Premier appendice JGI sur les livres attestés mais dont on ne possède pas
d’exemplaire (cote JGI précédée de **).
— Liste D : Second appendice de JGI sur les livres d’existence douteuse (cote JGI précédée
de ***).
11. Doctrina christiana breve traduzida en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.,
1546.
14. Doctrina en lengua huasteca, de fray Juan de Guevara, S. A., 1548.
19. Doctrina en lengua mixteca, de fray Benito Fernández, O. P., 1550. [Livre connu par
référence seulement.] 20. Doctrina en lengua mexicana, de fray Pedro de Gante, O. F. M.,
1553.
28. Doctrina en lengua guatemalteca… commandée par Francisco Marroquín, premier évêque
de Guatemala, 1556. [Titre douteux selon JGI, p. 130.]
35. Thesoro spiritual en lengua de Mechuacan, de fray Maturino Gilberti, O. F. M., 1558.
36. Diálogo de doctrina christiana en la lengua de Mechuacan, O. F. M., 1559.
39. Cartilla para los niños en lengua tarasca, de fray Maturino Gilberti, O. F. M., 1559.
53. Doctrina mixteca, de fray Benito Fernández, O. R, 1567.
57. Doctrina christiana en lengua misteca, de fray Benito Fernández, O. R, 1568.
72. Thesoro spritual de pobres en lengua de Mechuacan, de fray Maturino Gilberti, O. F. M.,
1575.
73. Doctrinalis fidei in Michuacanensium Indorum linguam, de fray Juan de Medina Plaza, S. A.,
1575. [Voir aussi n° 78, Sermonario en lengua mexicana, de fray Juan de la Anunciación, S. A.,
1577, édité conjointement à un catéchisme bilingue.]
85. Doctrina christiana en Lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1578.
94. Colloquios de la paz y tranquilidad christiana en lengua mexicana, de fray Juan de Gaona, O.
F. M., 1582.
98. Psalmodia christiana y sermonario, de fray Bernardino de Sahagún, O. F. M., 1583.
151. Diálogos en lengua mexicana, de fray Elias de San Juan Bautista, 1598. [Existence
controversée.]
*JGI 66 (59), Doctrina breve en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1571 (cf.
p. 243).
[Voir aussi n° 78 des œuvres bilingues.]
a) Castillan-náhuatl
b) Autres langues
52. Doctrina christiana en lengua castellana y çapoteca, de fray Pedro de Feria, O. P., 1557
[1567 selon JGI].
63. Doctrina christiana en lengua guasteca con la lengua castellana, de fray Juan de la Cruz, S.
A., 1571.
93. Cartilla y doctrina christiana… traduzida, compuesta, ordenada y romanzada en la lengua
chuchona del pueblo de Tepexic de la Seda, de fray Bartolomé Roldan, O. P., 1580.
76. Doctrina christiana en castellano, mexicano y otomí, de fray Melchior de Vargas, S. A., 1576.
34. Arte de la lengua de Michuacan, de fray Maturino Gilberti, O. F. M., 1558. [Gilberti est
aussi l’auteur du n° 38, Grammatica matutini, 1559, grammaire latine destinée semble-t-il
aux élèves indiens de Tlatelolco.]
57
41. Artes de los idiomas chip aneco, zoque, tzendal y chinanteco, de fray Francisco de Zepeda, O.
R, 1560.
64. Arte de la lengua mexicana y castellana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1571.
74. Arte de la lengua mexicana y castellana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1576.
81. Arte en lengua zapoteca, de fray Juan de Cordova, O. R, 1578.
122. Arte de la lengua mixteca, de fray Antonio de los Reyes, O. R, 1593.
135. Arte mexicana, du padre Antonio del Rincón, SI, 1595 [contient un Vocabulario breve].
A V. Dictionnaires : 5 titres
68. Arte y dictionario con otras obras, de fray Juan Bautista de Lagunas, O. F. M., 1574.
176. Tratado del Santísimo Sacramento del Altar en lengua mexicana, de fray Juan de Ayora, O.
F. M., 157…
178. Algunas obritaspequeñas en lengua mexicana, de fray Juan Bautista, O. F. M., 159…
179. Cartilla de oraciones en lengua de Guatemala, de fray Pedro de Betanzos, 155…
185. Cartilla de doctrina cristiana en lengua de los Indios de Hueypuchtlan, 1568.
[Différent de la Doctrina misteca de fray Benito Fernández de 1568 ?]
190. Confesionario breve en lengua zapoteca, por fray Juan de Córdoba, 157… [Douteux.]
193. Doctrina christiana en mexicano, 154…
194. Doctrina christiana en lengua de Guatemala, O. F. M., vers 1550.
195. Doctrina christiana en lengua de los Indios de Pánuco, 1550.
196. Doctrina christiana en lengua de Indios de Tepuzculula, 156…
198. Doctrina christiana en lengua mexicana, de fray Pedro de Gante, O. F. M., s. d. 200. Cartilla
para los niños en lengua tarasca, de fray Maturino Gilberti, 156…
58
200d. Doctrina cristiana traducida en la lengua de los Indios de Yucatán, de fray Diego de
Lancia. [Lieu d’impression incertain.]
200g. Doctrina cristiana breve en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1571.
[Réédition ?]
200m. Evangelios de todo el año en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.
200n. Horas de Nuestra Señora en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.
200y. Arte y doctrina en lengua otomí, de fray Alonso Rengel. [Douteuse.]
200aa. Catecismo mexicano, de fray Juan de Ribas. [Date douteuse.]
200cc. Doctrina cristiana y Epistolas y Evangelios en lengua mixteca, de fray Domingo de Santa
María.
183. Cartilla para la enseñanza de la doctrina cristiana en lengua zotzil, latina y castellana.
200hh. Doctrina cristiana hecha por fray Juan de Zumárraga y traducida de lengua mexicana en
otomí y mazagua, 156… [Impr. incertaine.]
187. Arte de aprender las lenguas mexicanas y matlazinga, de fray Andrés de Castro, Mexico,
157… [Seulement connu par référence.]
B V. Dictionnaire : 1 titre
**50. Doctrina cristiana en lengua mexicana y castellana, de fray Toribio Benavente Motolinía,
O. F. M.
**77. Diálogos y catecismo en lengua española, traducidos del mexicano, de Juan de Tovar, S.I.,
1573 ?
C V. Dictionnaires : 3 titres
N. B. Les listes B et C présentent 6 titres communs : 190 = **13 ; 200 = **26 ; 200g- = **44 ;
200h = **45 ; 200m = **47 ; 200aa = **63.
*** 5. Cartilla para la enseñanza de la doctrina cristiana en lengua zotzil, latina y castellana.
D V. Dictionnaire : 0 titre
N. B. Les listes B et D présentent 3 titres communs : 183 =***5 ; 193 = ***29 ; 198 = ***28.
Total des quatre listes, compte tenu des titres communs : 102 titres, dont au moins 79 sont
attestés (listes A et C).
Ils sont constitués approximativement à 60 % de textes monolingues, plus de 20 % de
textes bilingues, 12 % de grammaires et 9 % de dictionnaires.
Au moins 47 titres sont dus aux Frères mineurs, 13 aux Dominicains, 8 aux Augustins, 2
aux Jésuites.
La production générale imprimée pour la période peut être estimée à environ 250 titres.
Les diverses œuvres en relation avec les langues indigènes représentent les deux
cinquièmes des titres édités pour la période.
Vingt et une langues font l’objet de publications : chuchona, chinanteca, chipaneca,
chontla, huasteca, matlazinca, maya, mazagua, mixteca, náhuatl, otomi, popoluca, quiché,
tarasca, tzendal, tzotzil, zapoteca, zoque, langue de Hueypuchtlan, langue de Pánuco,
langue de Tepuzculula.
61
Pour mémoire
Traductions du latin
21 [Cervantes de Salazar, 1554] ; 22, 23, 31, 33, 40 [Alonso de la Veracruz, 1554, etc.] ; 99
[de fray Miguel de Zarate sur l’administration du baptême aux Indiens].
4 (Doctrina breve de Zumárraga, 1543) ; 5 (Doctrina para instrucción e información de los Indios
de fray Pedro de Córdoba, 1544) ; 7 (Compendio breve sobre las procesiones, Dionisio Rickel,
1544) ; 8 (Doctrina breve de Zumárraga, 1544) ; 9 (Cancionero espiritual, Las Casas, 1546) ; 10 (
Doctrina cristiana, attribuée à Zumárraga, 1546) ; 12 (Regla christiana, 1547) ; 15 (Reglas para
rezar el oficio divino, 1557) ; 66 (Tratado de fray Pedro de Agurto, 1573) ; 75, etc.
ILL. 3. — Codex de Florence de fray Bernardino de Sahagún, livre XII, De la Conquista mexicana.
NOTES
1. Premier voyage, 2 novembre 1492, dans Christophe Colomb, Œuvres complètes, éd. A.
Cioranescu, Paris, Gallimard, 1961, p. 69. Torres ne revint pas de ce premier voyage aux Indes et
mourut avec ses compagnons laissés par Colomb au fort de la Nativité.
63
22. Illustration reproduite par Christian Duverger, dans La conversion de los Indios de Nueva España,
Mexico, FCE, 1993 (également : Paris, Seuil, 1987). Le catéchisme en pictogrammes attribué à
Sahagún est reproduit dans Luis Resines, Catecismos americanos del siglo XVI, Junta de Castilla y
León, 1992, 2 vol.
23. Illustration dans Carmen José Alejos-Grau, Diego Valadés educador en la Nueva España. Ideas
pedagógicas de la rhetorica christiana (Pérouse, 1572), Pampelune, Eunate, 1994.
24. Jaime González Rodríguez, « La estructura cultural en Nueva España hasta 1556 », dans
Congreso de historia del Descubrimiento, Madrid, Real Academia de la Historia, 1992, t. IV, p. 130-195,
est très éclairant.
25. Témoignages de l’ancienne parole, traduit du náhuatl par J. de Durand-Forest et présenté par M.
León-Portilla, Paris, La Différence, 1991. Publication des huehuethlatolli compilés par fray Andrés
de Olmos, O. F. M., et augmentés par fray Juan Bautista, O. F. M. Le volume de référence,
dépourvu de page de titre et de colophon, est postérieur à 1599, d’après les textes préliminaires.
Qu’il ait été publié n’est pas étonnant outre mesure, étant donné sa visée assimilatrice.
26. Alain Milhou, « Les politiques de la langue à l’époque moderne, de l’Europe à l’Amérique »,
dans Langues et cultures en Amérique espagnole coloniale. Hommage du CIAEC au professeur André Saint-
Lu, éd. M.-C. Bénassy, J.-P. Clément, et A. Milhou, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 1993.
27. Remarque d’André Saint-Lu, que je remercie.
28. Le concile de Latran IV (1215), insiste sur l’importance de l’instruction et de la prédication en
langue vulgaire. Je remercie A. Milhou de m’avoir remis copie des extraits des canons des
conciles de Latran IV (1215) et de Trente sur la prédication en langue vulgaire, la pédagogie de la
foi lors de la messe et de la célébration des sacrements (Trente) et l’enseignement du catéchisme
aux enfants (Trente), dans Les conciles œcuméniques, t. II, Les décrets, dir. G. Alberigo, Paris, Le Cerf,
1994, p. 513-516, 1495-1496, 1551-1552.
29. Historia eclesiástica indiana, III, 29, IV, 15, dans P. Gonzalbo, El humanism…p. 103.
30. Sur le procès d’Ocharte, voir F. Fernández del Castillo, Libros y libreros…, p. 85-141.
31. En 1601, on retrouve encore des livres et manuscrits interdits dans l’inventaire qui
accompagne le testament d’un alguazil de doctrina indien. Nadine Béligand, « Lecture indienne et
chrétienté. La bibliothèque d’un alguacil de doctrina en Nouvelle-Espagne au XVI e siècle » dans
Mélanges de la Casa de Vélazquez, 1996.
32. La formation d’indiens latinistes, si décriée par ses détracteurs, dont les Dominicains,
s’inscrivait dans cette perspective de formation d’un clergé d’origine locale.
33. Les Diálogos de doctrina cristiana exclusivement composés en tarasque par le grand spécialiste
fray Maturino Gilberti furent confisqués en 1559 sous le prétexte de « mauvaise traduction ».
Voir J. Benedict Warren, « Los estudios lingüísticos en Michoacán en el siglo XVI : una expresión
del humanismo cristiano », dans Humanismo y ciencia en la formación de México, éd. C. Herrejón
Peredo, Zamora, El Colegio de Michoacán, 1984, p. 113-125. Son procès dans F. Fernández del
Castillo, Libros y libreros…, p. 4-37.
34. A. Milhou, « La péninsule Ibérique, l’Afrique et l’Amérique », dans Histoire du christianisme des
origines à nos jours, dir. M. Venard, Paris, Desclée, 1992, t. VIII, p. 595-784.
35. J. Torre Revello, El Libro…, p. V-VI.
36. Arte para ligeramente saver la lengua araviga, Grenade, 1505, de fray Pedro de Alcalá,
comprenant une grammaire et un catéchisme.
37. Un séminaire permanent du Centro de Estudios Históricos du Colegio de Michoacán, à Zamora
(Mexique) travaille à la publication de œuvres complètes de Gilberti.
38. Le thème de la traduction et de ses usages et évolutions demanderait à être affiné par une
étude comparative étendue aux siècles suivants. Je pense en particulier à l’Arte de la lengua
mexicana du père jésuite Horacio Carochi (Mexico, 1645) et au Tratado de las supersticiones de
Hernando Ruiz de Alarcón (Mexico, 1629).
65
AUTEUR
CARMEN VAL JULIÁN
École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud.
66
Traduire de l’italien
Ambitions sociales et contraintes éditoriales a la fin du XVI e siècle
Jean Balsamo
1 Les chefs-d’œuvre reconnus comme tels au XVIe siècle, qui illustraient les lettres
françaises, étaient des traductions : le Thucydide de Claude de Seyssel, Amadis de Gaule de
Herberay, le Plutarque d’Amyot, les Psaumes traduits par Marot ou Desportes scandèrent
le siècle d’un rythme trentenaire. Et Biaise de Vigenère, admirable traducteur lui-même,
pour décrire l’effervescence intellectuelle qui régnait dans les cercles cultivés du temps
des derniers Valois, pouvait noter cet intérêt unanime porté à la traduction :
« Tant un chacun se monstre aspre & bouillant à mettre la main à la plume ; pour le
regard principalement des traductions où il n’y a personne qui vueille demeurer
arriere, & qui par maniere de dire ne s’efforce d’y teindre & ensanglanter son
glaive »1.
2 Mode principal des lettres françaises, la traduction fut aussi le moyen par excellence du
rapport quelles entretenaient avec l’Italie2. La langue italienne, en effet, n’était pratiquée
en France que par un cercle restreint de quelques spécialistes, secrétaires ou écrivains, et
le lecteur cultivé ne pouvait en lire les œuvres que dans sa propre langue3. Mais, à la
différence de notre époque, la traduction n’était pas le simple moyen du truchement, elle
avait une ambition plus impérieuse : l’Italie, à vrai dire, ne pouvait être que « traduite ».
c’est-à-dire assimilée et utilisée, et chaque version nouvelle d’un poème ou d’un traité
d’hippiatrie devait contribuer à l’édification du monument royal de la langue française.
3 La traduction ne se dévouait pas à l’œuvre étrangère, elle n’en assurait pas la gloire. Elle
était conçue comme sa conquête. comme un substitut plus éloquent, elle semblait
remplacer le triomphe militaire sur l’Italie, dans l’esprit de Français toujours belliqueux ;
cette volonté de puissance érudite et littéraire s’amplifia après l’échec politique de 1559,
et elle devint un des « lieux » du discours apologétique de la langue française. Le pillage
systématique de ce que Du Tronchet appelait de « plus opulentes cassines » était
l’expression hyperbolique d’une esthétique de l’imitation. La traduction servait à enrichir
la langue, à mettre des thèmes puis des styles nouveaux à l’épreuve et au service de la
parole nationale. Elle se justifiait par l’œuvre française qu’elle proposait et qui devenait, à
son tour, modèle pour de nouvelles imitations.
67
4 Jamais on ne traduisit plus de textes italiens que durant les dernières décennies du XVI e
siècle. Entre 1570 et 1600, les libraires français en publièrent plus de quatre cents titres,
dont la moitié étaient entièrement nouveaux4. Durant le même temps, ils publièrent à
peine une vingtaine de textes en langue originale, aux tirages confidentiels, à l’usage des
milieux italiens de la cour. Les traductions recouvraient tout le champ des bonae litterae,
sans se limiter aux seules formes de la littérature d’imagination. Elles avaient d’autre part
leur géographie, dans laquelle Lyon, principal centre italianisant sous Henri II, perdait de
son rayonnement, et Paris jouait un rôle essentiel : plus de la moitié des traductions
nouvelles furent publiées dans la capitale, et en particulier tout ce qui comptait en fait de
textes religieux et savants. Elles avaient surtout leurs acteurs. Ces derniers, victimes du
dédain qui s’attache au genre de la traduction et qui constituait déjà un autre « lieu »,
paradoxal, de l’apologie du français, ont rarement été étudiés, sinon à la suite de l’auteur
dont ils auraient assuré la « fortune » française, dans l’oubli du rôle décisif que jouait la
traduction dans les lettres françaises du temps, dans leur propre formation littéraire et
dans les politiques éditoriales. Nous connaissons le nom d’une soixantaine de ces
traducteurs italianisants. Leur rang, le rapport de métier ou d’occasion qui les liait à la
littérature, n’étaient pas sans conséquences sur le choix des œuvres et sur leur usage.
5 Plus de quarante de ces traducteurs publièrent leur premier ouvrage durant ces années,
1570-1600, et cet ouvrage était précisément une traduction de l’italien. Celle-ci était une
des formes de l’apprentissage littéraire, sa publication en marquait la fin, comme chef-
d’œuvre. Malherbe se fit connaître en 1587 par sa version, plus « baroque » que l’original,
des Lagrime di san Pietro de Tansillo. La traduction d’un texte italien était une œuvre de
débutant, une œuvre propédeutique, qui complétait les exercices du collège faits sur des
textes latins ou grecs, une œuvre parfois liée à la préparation ou à l’expérience du voyage
d’Italie. C’était aussi une œuvre isolée, qui n’était pas suivie d’autres traductions ni d’un
intérêt plus constant pour les choses d’Italie : la moitié des auteurs ne publièrent qu’une
seule traduction, liminaire, alors même qu’ils continuèrent d’écrire d’autres œuvres
françaises. Dans la plupart des cas, la traduction était bien conçue comme une étape,
comme un travail nécessaire, modeste dans son propos et dans ses ambitions, appelé à
être rapidement dépassé par des œuvres « personnelles ».
6 Les préfaces des traductions insistent, de façon topique, sur les éléments sociaux et
mondains, qui l’emportent toujours sur les considérations littéraires. C’était dans un
temps de l’oisiveté, conquis sur les charges et les occupations, que les traducteurs
occasionnels, qui ne revendiquaient jamais leur statut d’hommes de lettres, prétendaient
avoir écrit. Ils donnaient ainsi une dignité littéraire — parce qu’elle était mondaine — à
cette occupation, qui obéissait, selon eux, à des raisons personnelles d’agrément et de
divertissement, ou à des raisons psychologiques ou affectives. Jacques de Lavardin,
paraphrasant la préface de l’auteur espagnol qu’il traduisait, rappelait comment, en 1578,
à la fin des troubles, il avait regagné son manoir du Plessis-Bourot ; et là, dans l’intimité
de sa bibliothèque, il eut le loisir de relire des livres rapportés jadis d’Italie par son père.
Il retrouva une vieille édition vénitienne de la Celestina, il la traduisit pour se divertir, et il
offrit sa version à son frère5. Un semblable récit était fréquent, et on ne manquera pas de
le rapprocher de ce que Montaigne lui-même écrivit des circonstances de sa propre
traduction de la Théologie de Sebond, un livre « basty d’un espaignol barragoiné en
terminaisons latines ».
7 Cette activité se donnait comme « libérale ». Détachée en apparence des contingences
matérielles, reflétant un pur souci érudit ou littéraire, trouvant son temps dans l’otium,
68
elle avait ses choix propres. Les pièces liminaires insistaient sur la qualité singulière du
texte d’origine, ainsi que sur les raisons ou les circonstances très personnelles qui avaient
présidé à la traduction, présentée comme une heureuse rencontre. Elles rappelaient, de
façon volontairement explicite, le lien de sympathie et de connivence symbolique qui
unissait le traducteur à l’œuvre choisie. Parmi les textes dus à ces « amateurs », la poésie,
préparation aux travaux de poésie française, l’emportait, mais aussi la prose de fiction,
qui pouvait servir à l’expression d’une galanterie personnelle et à l’analyse du sentiment
amoureux. il s’agissait dans la plupart des cas de textes courts, parfois même de
fragments, telles ces innombrables imitations de l’Arioste, jadis étudiées par Cioranescu.
8 Les ouvrages de spiritualité, auxquels finit par se réduire au XVIIe siècle l’essentiel de ce
qui s’importait d’Italie, représentaient un riche domaine à exploiter. Ces traductions
entraient dans le même cadre d’une écriture « libérale ». Pierre Frizon, par exemple, un
chanoine de la cathédrale de Reims, était aussi un italianisant : il vint à Rome en 1582, il y
acheta des ouvrages italiens qu’il lut et qu’il annota. Il traduisit en outre des textes de
Charles Borromée, de Loarte, de Pietro da Lucca. Il appartenait à un cénacle protégé par
la famille de Guise, et qui joua un rôle de propagande de l’action politique et de
l’engagement religieux de l’illustre maison. Mais il se servait de tous les lieux communs
qui rappelaient une activité désintéressée pour caractériser son travail :
« Je me suis essayé de fuir l’oysiveté source de tous vices, employant ma vie à
quelques honnestes exercices, selon le peu de capacité que je recognois en moi : et
aussi tost j’ay pris résolution de sonder mes petites forces en la traduction de ce
livre qui traicte de la consolation des affligez »6.
9 Ces raisons définissaient l’œuvre comme un exercice vertueux et comme un passe-temps.
On les retrouve exprimées avec des nuances diverses par les principaux traducteurs
d’ouvrages religieux ou de piété, Philibert du Sault, Nicolas Dany, Louis de Bar, qui
connaissaient les plus fines nuances de la spiritualité italienne de leur temps. Ces
chanoines italianisants étaient des traducteurs occasionnels. Mais ils appartenaient à un
ordre et à une Église qui venait, après le concile de Trente, de réaffirmer son dogme et les
moyens de sa diffusion. Ils contribuaient à transmettre la saine doctrine. Leur rôle
personnel consistait à découvrir les « bons livres » et à les traduire, mais eux-mêmes
s’effaçaient derrière l’œuvre et son message, celui de l’orthodoxie d’une foi et d’une
pratique pieuse, au profit enfin de l’institution qui directement ou indirectement la
suggérait, dans un effort réel de prosélytisme.
10 Ces textes religieux confirment eux aussi le rôle de la traduction dans une écriture fondée
sur l’imitation. Elle offrait les ressources de l’invention et de la copia verborum de la
prédication en langue vernaculaire. Les traductions n’introduisaient pas en France, telle
quelle, la spiritualité tridentine, reçue avec réticence, mais elles donnaient des modèles
d’éloquence sacrée adaptée en termes nationaux. En 1574 Jacques Berson ajouta au
recueil des sermons qu’il avait prononcés à Saint-Jacques-de-la-Boucherie lors du temps
de Carême, sa traduction des Sermons de Cornelio Musso qui l’avaient inspiré, et dont il
avait suivi l’invention dans ses propres prédications en français.
11 Le rôle du secrétaire dans le développement des lettres françaises en général reste encore
mal étudié7. Quelques exemples pourtant confirment son importance dans la définition
du « champ littéraire » de l’époque et dans l’usage de la traduction, qui constituait le
prolongement littéraire du travail administratif de ce « spécialiste » des langues
étrangères, de ce véritable « professionnel » des lettres.
69
NOTES
1. B. de Vigenère, La décadence de l’empire grec, par Nicolas Chalcondyle Athénien, Paris, Chesneau,
1577, f. F2v.
2. Nous renvoyons, pour une étude détaillée des formes de la traduction et des textes choisis, à
nos Rencontres des Muses : italianisme et anti-italianisme en France à la fin du XVI e siècle, Genève, 1992,
chap. Il et III.
3. R. E. Stoyl rappelle que peu de Français lisaient couramment l’italien (« How to account for
Belleforest’s command of Italian ? », dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 49, 1987,
p. 383-388).
4. Nous ne suivrons pas l’analyse de Pierre de Nolhac, qui voyait dans l’abondance des
traductions la preuve la plus convaincante d’une influence étrangère (« Le roi Henri III et
l’influence italienne en France », dans Giornale storico della letteratura italiana, t. 17, 1891,
p. 446-449).
5. La Célestine, Paris, Robinot, 1578, épître f. 2.
6. G. Loarte, La consolation des affligez, Paris, Brumen, 1584 ; épître à Louis, cardinal de Guise, f. â2.
7. F. Secret, en particulier, a attiré l’attention sur le rôle littéraire des secrétaires du duc
d’Alençon, Le Fèvre, Hesteau de Nuysement, La Jessée, Bodin, « tout un monde qui
malheureusement nous échappe » (L’ésotérisme de Guy Le Fèvre de La Boderie, Genève, 1969, p. 73).
8. Dessein des professions nobles et publiques, Paris, veuve L’Angelier, 1613, f. 211, lettre à Puget de
Pomeuse, trésorier de l’Épargne, datée de 1598.
9. Œuvres, éd. Paris, 1609, p. 1017.
10. Voir notre étude consacrée à « Abel L’Angelier, libraire italianisant (1572-1609) », dans
Bulletin du bibliophile, 1991, p. 85-103.
11. Voir M. Simonin, Vivre de sa plume au XVI e siècle, ou la carrière de François de Belleforest, Genève,
1992.
73
12. Il manque une bonne étude consacrée au plus important des traducteurs de l’italien ; le
travail de L. Berthê de Besaucèle, J. B. Giraldi (1504-1573) : étude sur l’évolution des théories littéraires
en Italie au XVIe siècle, suivie d’une notice sur Gabriel Chappuys, traducteur français de Giraldi, Aix-en-
Provence, 1920, p. 265-296, est vieilli et souvent inexact. On trouvera quelques précieuses
indications chez M. Bideaux, « Les choix d’un traducteur : Gabriel Chappuys et la composition des
Facétieuses journées », dans La nouvelle française à la Renaissance, éd. L. Sozzi, Paris-Genève, 1981,
p. 543-556.
13. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, Lyon-Paris, 1895-1921, X, p. 332 et 334.
14. Le Secrettaire, Paris, L’Angelier, 1588, f. 3. Chappuys était lié avec la famille Habert : il dédia en
1586 le Théâtre de divers cerveaux de Garzoni, et en 1588 les Œuvres spirituelles de Jean d’Avila à
Pierre Habert ; en 1576 il avait participé à L’excellent tournoy du vaillant chevalier de la Racine, éloge
collectif de Gilbert Habert, alors au service du duc de Savoie.
15. Plusieurs traductions de Chappuys figuraient dans la bibliothèque du Roi ou, reliées à ses
armes, étaient distribuées dans son entourage : P. Coster, Cinquante méditations, Anvers, 1587 (J.
Boucher, Société et mentalité autour de Henri III, Lille, 1981, p. 871, n° 100) ; D. de Estella, Les
Méditations, (F. Yates, The French Academies of the XVIth century, Londres, 1947, planche 16 a) ;
Cornelio Musso, Sermons, Paris 1584-1586, 4 vol. (catalogue Belin, 1914) ; Panigarola, Leçons
catholiques, Lyon, 1585 (J. Boucher, n° 127).
AUTEUR
JEAN BALSAMO
Université de Reims.
74
Dominique de Courcelles
A Jacques Monfrin.
1 Lorsque Pedro Mexía (1497-1551) publie en juillet 1540 à Séville chez Dominico de
Robertis la Silva de varia lección, il est cosmographe de la Casa de contratación de Indias de
Séville depuis 1537, alcalde de la Santa Hermandad depuis 1538, « caballero veinticuatro »
de l’administration municipale sévillane. Ses contemporains retiennent de lui « el uso de
las matemáticas i astrología, en que era conocidamente el más aventajado, pues por
eccelencia fue llamado el Astrólogo, como Aristóteles el Filósofo »1. Pedro Mexía est très
pieux, attaché à la doctrine catholique, fier de sa castillanité. Il dédie la Silva de varia
lección à Charles Quint dans la perspective de s’attirer les faveurs de l’empereur, car il
aspire à devenir historiographe impérial2.
2 Dès décembre 1540, une deuxième édition de la Silva est donnée, toujours à Séville, chez
Juan Cromberger. L’ouvrage connaît un très grand succès en Espagne ; il a 29 éditions en
castillan aux XVIe et XVIIe siècles :
• 8 à Séville : Dominico de Robertis juillet 1540, Juan Cromberger décembre 1540 et 1542,
Jácome Cromberger 1543, Sebastián Trugillo 1563, Hernando Díaz 1570, 1587 et 1596 ;
• 10 à Anvers : Martín Nuccio 1544, 1546, 1550 et 1555, Viuda de Martin Nuccio 1564, Martin
Nuccio 1593 et 1603, Viuda y herederos de Juan Bellero 1603 (2 éd.), Guslenio Jansens 1603 ;
• à Madrid : Luis Sánchez 1602, Imprenta Real (à côté de Francisco García de Olmeda) 1643,
Joseph Fernández de Buendía 1662, Imprenta Real 1669, Mateo de Espinosa y Arteaga 1673 (2
éd.) ;
• une à Saragosse : Bartolomé de Nágera 1547 ;
• une à Valladolid : Juan de Villaquirán 1 550-1551 ;
• une à Venise : Gabriel Giolito de Ferrariis 1553 ;
• une à Lyon : héritiers de Jacobo de Junta 1556 ;
75
enfant de famille noble, se distingue, selon ses biographes, par son adresse dans le
maniement de l’épée et sa bonne connaissance du latin ; il est probable qu’il possède
également des rudiments de grec, mais il cite toujours les auteurs grecs à travers des
traductions latines. Tout en mettant à profit la tradition éditoriale de la ville, il est sans
aucun doute redevable de sa science et de sa réputation de grand lecteur de livres à deux
Sévillans qui sont ses amis, le savant évêque d’Escalas, Baltasar del Rio, « que despertó en
Sevilla las buenas letras, el cual le comunicó algunos libros estraordinarios », et le très
érudit Fernando Colón, fils du découvreur de l’Amérique, amoureux des livres et
possesseur d’une bibliothèque de plus de vingt mille volumes : « Le fue utilissimo el trato
familiar con don Fernando Colón »5.
8 C’est à Séville6 que la Silva de varia lección est écrite par Pedro Mexía. Dans son prologue
adressé à Charles Quint, il explique qu’il a entièrement composé la Silva de varia lección à
partir de « grandes y aprobados auctores, como el que corta planta de muy buenos
árboles para su huerta o jardín… Escogí, assí, esta manera de escrevir a ymitación de
grandes auctores antiguos que escrivieron libros desta manera ». Dans l’avant-propos par
lequel il interpelle un « christiano y amigo lector », il précise qu’elle est écrite « por
discursos y capítulos de diversos propósitos, sin perseverar ni guardar orden en ellos » :
« Y por esto le puse por nombre Silva [ce qui est un nom latin] porque en las selvas y
bosques están las plantas y árboles sin orden ni regla. »
9 Cette Silva, à l’origine littéraire classique ainsi marquée par la latinité de son nom Silva et
par la référence aux auteurs antiques, est de varia lección, parce qu’elle est écrite en langue
castillane et parce qu’elle est une appropriation heureuse et fière de l’écriture des
« materias grandes » par la langue maternelle. Mexia affirme qu’il est le premier à écrire
ainsi en langue castillane « a ymitación de grandes auctores antiguos que escrivieron
libros desta manera » et, de fait, la Silva est le premier recueil de miscellanea humaniste
écrit en langue castillane :
« Y aunque esta manera de escrevir sea nueva en nuestra lengua castellana y creo
que soy yo el primero que en ella aya tomado esta invención, en la griega y latina
muy grandes auctores escrivieron assí, como fueron Ateneo, Víndice Cecilio, Aulo
Gelio, Macrobio, y aun en nuestros tiempos, Petro Crinito, Ludovico Celio, Nicolao
Leónico y otros algunos. »
10 Les auteurs antiques cités ici sont des Grecs et des Latins, philosophes, rhéteurs,
grammairiens, philologues ; parmi eux, Aulu-Gelle et Macrobe sont les plus célèbres et les
plus fréquemment évoqués par Pedro Mexía. Les trois contemporains sont des Italiens,
auteurs de recueils de miscellanea inspirés des Grecs et des Latins : le Florentin Pietro
Riccio (Crinito) est disciple de Politien, éditeur de ses œuvres, titulaire d’une chaire
d’éloquence latine ; Luigi Ricchieri (Celio) étudie la philosophie à Ferrare et le droit à
Padoue et enseigne en différentes villes d’Italie, il est protégé par François I er ; Nicolao
Leonico Torneo étudie à Venise et à Padoue, enseigne la médecine et la philosophie, passe
pour être le fondateur du courant averroïste à Padoue.
11 Le Moyen Age a connu deux types de traduction : la traduction littérale, dite verbum de
verbo ou ad verbum, chère à Alfonso de Carthagena, évêque de Burgos, et la traduction
interprétative, dite sensus de sensu ou ad sententiam, valorisant la rhétorique et l’histoire,
chère au Florentin Leonardo Bruni dit l’Arétin. Selon Louis Kelly, ce sont les vues de
Boèce traduisant le philosophe néo-platonicien Porphyre (234-305) qui ont prévalu au
Moyen Age : afin que la traduction ne soit pas une corruption de la vérité, il exige le mot à
mot. De fait, c’est en citant Boèce que Alfonso de Carthagena affirme que la mesure d’une
77
bonne traduction n’est pas l’élégance mais le degré dans lequel elle maintient « la
simplicité du contenu et les propriétés exactes des mots », contre Leonardo Bruni qui
conteste dans son De recta interpretatione (1420) la manière médiévale de traduire 7. Jacques
Monfrin a bien montré que, dès la fin du XIIIe siècle, le même écrivain peut avoir le souci
de la rigueur de la traduction et celui de l’art d’écrire. Dans la péninsule Ibérique, le grand
mouvement de traduction à la fin du XIVe siècle est étroitement lié à la pénétration dans
la péninsule Ibérique par la Catalogne et l’Aragon de la culture italienne. Lope de Vega,
dans son éloge un peu ironique de la langue italienne, déclare :
« Esta lengua es muy dulce y copiosa y digna de toda estimación, y a muchos
españoles ha sido muy importante, porque no sabiendo latin bastantamente copian
y transladan de la lengua italiana lo que se les antoja, y luego dicen : traducido de
latin en castellano. »
12 Il convient de rappeler ici que, dès le début du XVe siècle, avec le poète marquis de
Santillane (1398-1458), la production humaniste en castillan va de pair avec celle des
œuvres humanistes en latin. Avant 1540, les traductions de textes de l’Antiquité classique
correspondent à 40 % des nouvelles traductions effectuées en Espagne. Les auteurs
italiens modernes sont considérés comme classiques en Espagne et font l’objet du même
intérêt8.
13 Ma Pilar Cuartera Sancho a recensé dans la Silva le recours à 252 auteurs sur un total de
1 980 citations :
• 162 auteurs de l’Antiquité (64,29 %) pour 1 672 citations (84,44 %) ;
• 38 auteurs du Moyen Age (15,08 %) pour 130 citations (6,57 %), dont un est juif et six sont
arabes (leurs œuvres ont été traduites en latin) ;
• 52 auteurs modernes des XVe et XVI e siècles (20,63 %), plus ou moins contemporains de
Mexia, pour 178 citations (8,99 %).
14 Mais sur ces 252 auteurs, seulement 46 (18,25 %) totalisent 1 477 citations (74,60 %) dont :
• 36 auteurs de l’Antiquité pour 1 343 citations,
• auteurs du Moyen Age pour 62 citations,
• auteurs des XVe et XVIe siècles pour 72 citations9.
15 Mexia affirme sa familiarité avec tous ces « auctores antiguos y de nuestros tiempos »,
évoque les différents passages de leurs livres avec précision et opportunité, dans une
langue castillane toujours claire et concise. Il veut rendre compte de la pluralité et de la
variété du savoir et accumule par juxtaposition sur chaque thème traité le plus grand
nombre possible d’opinions éminentes ; selon lui, il n’y a pas de travail plus digne
d’attention que l’enregistrement de cette merveilleuse variété. Cette somme du savoir qui
est étroitement liée à l’intérêt éveillé par les traductions en multiplie l’efficacité : à
Séville, affirment les historiens de la ville, « todos saben » l’œuvre de Pedro Mexía 10.
16 La Silva de varia lección est présentée par son auteur comme une vaste entreprise
d’« imitation » et d’« invention » des auteurs de l’Antiquité classique et des auteurs
italiens récents. Imitación et invención : tels sont les deux principes de l’entreprise de
Pedro Mexía, grand lecteur de livres en langue latine, convaincu d’être un véritable
éclaireur de l’humanisme, conscient de la nécessité de « hablar de materias que no
fuessen muy comunes ni anduviessen por el vulgo o que ellas, de sí, fuessen grandes y
provechosas, a lo menos a mi juyzio ». « Mi juyzio » : c’est le droit au jugement de
l’humaniste Mexia qui fait de son écriture, comme appropriation d’un savoir
décontextualisé et recontextualisé dans la Silva « sans ordre ni règle », peut-être un
facteur de progrès. L’imitación n’est pas vol, elle est une appropriation, un acte d’érudition
78
traducteurs, demande au début du XVIe siècle le Français Claude de Seyssel, que « ceux
qui n’ont aucune notice de la langue latine peuvent entendre plusieurs choses bonnes et
hautes, soit en la sainte escriture, en philosophie morale, en médecine ou en histoire,
dont n’auraient aucune connaissance ? »
25 La compétence de Pedro Mexía, écrivain en langue castillane de ce qu’il a lu en latin, doit
en effet être jugée à partir de sa maîtrise de la langue du texte latin et non à partir de sa
familiarité avec la langue de son pays et de ses parents. C’est par sa maîtrise du latin que
Pedro Mexía peut donner une Silva de varia lección à ceux qui entendent la langue
castillane, la langue royale de l’Espagne qui n’est pas la langue du Saint-Empire romain
germanique.
26 Car le choix de Pedro Mexía n’est pas seulement culturel, il est aussi politique. En 1540,
dans la splendide Séville, une conscience jalouse de la langue historique et nationale de
l’Espagne, jalouse de la pure hispanité de son roi, est apparue. Pedro Mexía a, d’une part,
le souci de communiquer la latinité passée au roi d’Espagne et empereur du Saint-Empire
romain germanique et, d’autre part, celui de faire passer sa langue latine d’homme
éduqué noblement par des précepteurs dans celle de ses compatriotes — « mis naturales y
vezinos » — de Séville, en majorité non-latinistes. La gloire de Rome rejaillit ainsi sur
l’empereur, mais en langue espagnole et non dans une autre langue, car Charles Quint
doit être Espagnol avant tout, réclament alors les Espagnols. La gloire de Rome rejaillit
aussi sur l’ensemble de l’Espagne dont Séville est la ville emblématique, le point de
convergence des fruits de l’expansion espagnole :
« Por lo qual yo, preciándome tanto de la lengua que aprendí de mis padres como de
la que me mostraron preceptores, quise dar vigilias a los que no entienden los libros
latinos, y ellos principalmente quiero que me agradezcan este trabajo, pues son los
más y los que más necessidad y desseo suelen tener de saber estas cosas. »
27 C’est au contact de la culture grecque et latine, matrice de références, d’identifications et
d’illusions, que Pedro Mexía a pris conscience de sa différence, de sa modernité et de sa
solidarité nationale, et a voulu écrire la Silva de varia lección. Il souhaite avoir la
reconnaissance de ceux qui n’entendent que la langue castillane, cette langue qui fonde
les solidarités et par où s’énoncent au plus profond les désirs. Car il considère qu’il a pris
une grande peine pour conserver la substance des textes classiques dans la forme
linguistique que lui ont transmise ses parents et donc pour contribuer de façon décisive à
l’illustration et à la constitution de la langue castillane comme langue des « buenas
letras », comme langue d’une expérience esthétique et politique, particulière et nouvelle.
Juge de ce qui est pour lui à la fois la spécificité des textes classiques et leur vérité qui
n’est ni l’authenticité ni l’unicité, il affirme la possibilité de dire et écrire semblable vérité
en langue castillane. Écriture et parole s’équivalent dans la perspective chère à Juan de
Valdés :
« En lo que toca a la verdad de la hystoria y de las cosas que se tractan, es cierto que
ninguna cosa digo ni escrivo que no la aya leydo en libro de grande auctoridad,
como las más vezes alegaré. »
28 Ainsi l’appropriation par la langue maternelle de la vérité propre à l’écrit latin répand le
privilège de l’écriture et de la lecture.
29 Une double étrangeté demeure présente dans la Silva de varia lección : d’abord le référent
textuel premier qui est le contenu du livre de grande autorité et ensuite la langue des
maîtres qui établit l’autorité du contenu. La Silva capte à la fois le contenu ancien et la
langue même de son exploitation, le latin, langue des précepteurs, langue de l’École. Mais
81
cette étrangeté, qui prouve qu’une main autre fut première, importe moins que l’écriture
même de la Silva, incessante jusqu’à la mort de son auteur et après. La Silva appartient
nécessairement à celui, traducteur, adaptateur ou continuateur, qui, de nouveau, la
dispose et lui donne forme. Elle est en elle-même un véritable atelier d’écriture où se
poursuit le patient travail de deuil, amorcé au Moyen Age, de tous les textes fixés, clos,
parfaits, qui est, en fin de compte, un travail de variance en langue castillane de toutes les
opinions et sentences les plus éminentes, constitutives du savoir universel. En ce début
des temps de l’imprimerie et de la diffusion des textes classiques, la Silva de varia lección
s’inscrit encore dans une perspective de variance essentielle des œuvres qui caractérisait
l’époque médiévale de la copie manuscrite en langue romane17. Mais il ne s’agit plus de la
variance formelle mais de la variance du savoir. Tout en contribuant à faire advenir la
langue vernaculaire à l’existence de langue littéraire et plus ou moins stabilisée parce
qu’elle est imprimée, la Silva de varia lección « sans ordre ni règle » donne à lire la variance
du savoir et fait de la langue vernaculaire, castillane, une langue du savoir.
40 Également, il ne s’agit plus de « varia lección » et on est bien loin de la subtile réflexion
suggérée par l’humaniste sévillan sur la variance essentielle de ce qu’on lit : lectio, c’est-à-
dire des œuvres. Tandis que Mexía fondait son livre sur la multiplicité des livres et du
savoir, le traducteur Claude Gruget fonde sa traduction sur une œuvre unique. C’est donc,
à l’intérieur d’une œuvre unique, la variété des leçons en nombre, en étendue et en
nature qui est soulignée ici, et non leur activité de variance du savoir. Claude Gruget est
un philologue qui n’aime pas les variantes :
« Me sentant quelque peu de loisir j’en entrepris la charge avec telle afexion que
l’impression mauvaise de l’une et l’autre langue espagnole et italienne, ny la
depravacion du texte en plusieurs endroits, imperfet et corrompu, ne m’ont peu
destourner du désir que j’avoy de vous complaire en cela… c’est bien raison que
vous en ayez le premier fruit, duquel je vous fais présent, afin que ceux qui après
vous le pourront goûter reconnoissent que vous leur avez valu ce bien, pour
m’avoir induit à tant honorable exercice. Je dis ce bien pour ce que, venant à
conférer ma traduxion sur son exemplaire en quelqu’une des deux langues que ce
soit, on trouvera que j’ay esclarcy des choses obscures et corrigé plusieurs textes
aleguez, faux, et, s’il est permis de le confesser, j’y ay donné quelque peu du mien
en des passages qui, selon mon jugement, le requéraient. »
41 Ainsi Claude Gruget, rebuté par la dépravation, l’imperfection et la corruption du texte de
la Silva, mais désireux de plaire, a éclairci, corrigé, donné du sien, c’est-à-dire récrit pour
retrouver le bien perdu. Il veut donner un fruit dense et savoureux. Il n’a pas traduit mot
à mot ; le français, langue du bien retrouvé, ne saurait être le double de l’italien et de
l’espagnol qui, l’un comme l’autre, ont désagrégé la version authentique, première et
originelle. La dichotomie sémantique est le principe du double rapport du français à
l’italien et à l’espagnol, dans la mesure où il est la langue qui éclaircit et corrige la
fausseté d’un texte dépravé aussi bien en langue italienne qu’en langue espagnole.
« Donnant quelque peu du sien », Gruget s’est fait aider en cela, comme il l’explique, par
un cousin du même nom que lui et par un ami savant en mathématiques et astrologie, se
faisant ainsi « auctor » au lieu même du mathématicien et astrologue sévillan Pedro
Mexía, désirant réduire au même primordial la troublante image de son autre, devenu
Pierre Messie. C’est ainsi que Gruget sauve et promeut le bien retrouvé, c’est-à-dire le
bien classique en langues grecque ou latine passé dans la seule langue française.
42 La translatio qui, selon Aulu-Gelle, est aussi traductio, consiste à introduire, à mener vers
ou dans un autre langage. Elle est un effort d’identification, de densification. Claude
Gruget accomplit un geste éloquent, puisqu’il donne un bien, un fruit, et son propos est
de contribuer à la formation d’une conscience de la parole en langue française qui est,
peut-être déjà en 1552, l’éveil du sujet littéraire français à l’essai de soi et de sa parole. Ce
qu’accomplira Montaigne à la fin du siècle. Joachim du Bellay, dans son célèbre traité
intitulé en 1549 Défense et illustration de la langue française, dans lequel il ne manque pas de
plagier le Dialogue des langues de Sperone Speroni — paru à Venise en 1542, où l’auteur
défend son « vulgaire » contre le latin, et traduit de façon significative par Claude Gruget
en 1551 —, a mis en perspective l’activité de traduction dans le cadre d’une politique
linguistique et culturelle ; la langue française, si elle n’est « pas si riche que la grecque et
la latine », peut traiter de tout et a capacité à traduire, mais sa perfection ne peut
provenir que de la création, « cette divinité d’invention ». La langue française se doit de
vaincre l’autre langue vernaculaire ou plutôt les autres, à la fois italienne et espagnole,
pour le plaisir et le profit du traducteur et de ses lecteurs. Ce faisant, elle rejoint la
« divinité d’invention » des langues grecque et latine et devient leur égale.
85
43 En ce qui concerne les noms propres, Gruget reconnaît qu’il a délibérément accordé plus
d’importance à la « douce prononciation » qu’à la traduction littérale, et l’on retrouve
ainsi cette notion de douceur à laquelle Étienne Dolet attache une grande importance :
« Au demeurant, si on trouve que je n’aye totalement mis et traduit en nostre
langue plusieurs noms propres, soient latins ou grecs, veu que j’en ay mis
quelquesuns et que je n’en devais faire à deux fois, j’ay à répondre que quelques
noms sont doux à traduire et les autres non : comme seraient Jupiter, Vénus,
Bacchus ou un Pomponius Mela, lequel si je voulais traduire (j’entens en grosserie)
je dirais Pompon Sucrin. Il y a assez d’autres noms propres, aussi revesches que
cetuy là, qu’il est besoin pour la douce prononciation laisser en leur première
forme… »
44 Ainsi le traducteur Gruget n’a pas pu réduire complètement l’excès de texte, de langue et
de sens donné par les leçons. Mais il se déclare cependant prêt à se soumettre si les
« curieux de nouvelleté », imposant des traductions rigoureuses, deviennent la majorité.
C’est dans ce contexte que le nom de l’auteur Pedro Mexía est devenu Pierre Messie. Et
l’on sait que le Messie est le Verbe primordial, originel.
45 Examinons de plus près la traduction française de Claude Gruget. Tout en affirmant
« l’impression mauvaise de l’une et l’autre langue espagnole et italienne », Gruget a plutôt
suivi la version italienne, mais il est certain qu’il a disposé également du texte espagnol 25.
Les nombreuses coupures qu’il a effectuées portent sur le début et la fin des chapitres et
sont souvent les mêmes que celles qui ont été faites par Mambrino Da Fabriano. Les deux
traducteurs choisissent généralement de ne rapporter qu’un seul fait d’une série de faits
exposés par Mexía, de se débarrasser de toute une série de sentences. Les chapitres,
devenus beaucoup plus petits que dans la Silva, sont alors regroupés. Par exemple, pour la
Silva, I, 27, particulièrement surchargée de successives sentences, Fabriano et Gruget
écrivent : « Infinite sono le sententiose e saggie risposte di questo Filosofo, che per esser
in gran parte divolgate si tacciono (Selva, I, 25) » ; « Les sentences et sages responses de ce
philosophe sont infinies, lesquelles nous tairons pour estre assez vulgaires. » (Diverses
leçons, I, 25.)
46 Claude Gruget garde envers le texte qu’il traduit une distance très critique. La Silva, selon
lui dépravée, manipulée, exige la comparaison patiente et mesurée. Le traducteur n’hésite
pas à compléter ou corriger Pedro Mexía : « Domiciano emperador hizo consul de Roma
tres vezes a Silio Itálico, poeta diligentíssimo, natural de España » (Silva, III, 9) ;
« L’empereur Domitian fit trois fois consul de Rome Silius Italicus, diligent poète, natif
d’Espagne, comme tesmoigne Marcial en un épigramme qui commence : Augusto piat
hura » (Diverses leçons, III, 9). A propos des affirmations de Pedro Mexía sur la papesse
Jeanne, le traducteur prévient son lecteur français que « c’est une fable, car il n’y eut
oncques Pape qui fut femme » (I, 9). Il n’est pas d’accord avec Mexía qui prétend qu’aucun
pape n’a jamais porté le nom de Pierre avant son élection :
« Je ne sai en quel lieu l’auteur a prins ceste derniere opinion, car il s’en trouvera
sept, pour le moins, qui auparavant estoyent nommez Pierre. Qui sont : Innocent
cinquiesme, Jean vingt deuxieme, Gregoire onzieme, Boniface neufieme et
Alexandre cinquiesme, sans comprendre un antipape. » (I, 19).
47 Le lecteur français n’échappe guère à un certain scepticisme.
48 Les opinions propres à Pedro Mexía, qui lui donnent son opacité d’écrivain et de penseur,
encore qu’elles soient assez rares, n’intéressent pas ses traducteurs italien et français. Par
exemple, les réserves qu’il émet sur le bien fondé de la condamnation des Templiers par
le pape ou sur l’utilisation des signes de croix disparaissent. Également, les détails jugés
86
pertinents pour les seuls Espagnols ne sont repris ni par le traducteur italien ni par le
traducteur français :
« Y Seneca en el libro de consolación a Paulina pone algunas sentencias singulares
para lo mismo y, entre las cartas que ay en buen vulgar castellano de Hernando del
Pulgar, ay una también no mala, consolando a un amigo suyo desterrado. » (Silva, II,
21.)
« E Seneca nel libro della consolatione a Paulina scrive alcune notabili sentenze
sopra di questo. » (Selva, II, 20.)
« Seneque aussi au livre de la consolation, adressé à Pauline, escrit une notable
sentence sur cela. » (Diverses leçons, II, 20.)
49 Seuls les « auteurs », c’est-à dire ceux qui ont écrit des livres de grande autorité, méritent
d’être retenus dans les Diverses leçons de Pierre Messie destinées aux lecteurs français. Ces
auteurs, grands par définition, se distinguent absolument par l’opacité de leurs œuvres de
la diversité de Pedro Mexía que Claude Gruget ne veut considérer ici que comme un scribe
sans dessein propre qui pluralise son œuvre.
50 En une époque d’intense hostilité avec l’Espagne des Habsbourg et d’exaspération des
nationalismes, Claude Gruget n’oublie jamais qu’il s’adresse à des Français. Il reproche à
l’Espagnol Mexía de faire d’Ausone un poète lombard, alors que cette qualification est un
ajout du traducteur italien, ce qui prouve que Gruget n’a pas lu conjointement avec
autant d’attention qu’il le prétend les deux textes en langue espagnole et en langue
italienne : « Messie se trompe, car le poete Ausone estoit Bourdelois » (V, 8) ; « Bourdelois,
s’il ne desplait à Messie » (V, 10). Il ne manque pas de souligner tel ou tel fait glorieux de
l’histoire française : « Apoderóse de Galipoli y de otras fuerças » (Silva, I, 14) ; « Il se fit
seigneur de la ville de Galipoli, que je nommeroye plus proprement ville gauloise, pour
avoir esté bastie par les Gaulois, et d’autres forteresses. » (Diverses leçons, I, 13.) Il aime
citer des proverbes bien connus en langue française. Ainsi, lorsque Mexia écrit :
« Dava a entender el sabio y excelente capitán, que era mayor peligro la ociosidad
que la guerra ni los enemigos cercanos, y que el temor assegura más que el
descuydo » (I, 32),
51 il allonge la phrase par un proverbe :
« Par là cest excellent homme vouloit inferer oisiveté estre cause de plus grand
peril que la guerre ni les voisins ennemis, et que la peur asseure d’avantage que
d’estre sans pensement ; auquel propos de Scipion, nous avons le commun
proverbe : il vaut mieux perdre que chommer. » (I, 29.)
52 La présentation d’une herbe ou d’un animal devient : « La yerva chelidonia, que es buena
para la vista… » (Silva, II, 39) ; « L’herbe celidoine, nommee Esclere en françois, qui est
bonne pour la veue… » (Diverses leçons, II, 38) ; « El escaravo, animal suez y chico… » (Silva,
II, 40) ; « Le scarabee qu’en françois nous nommons fouille-merdes, petit et vil animal… » (
Diverses leçons, II, 39.)
53 Claude Gruget efface toujours les critiques exercées de façon plus ou moins explicites par
Pedro Mexía à l’égard des Français. Par exemple :
« Venidos a las manos uvieron una muy sangriente batalla en la qual fueron los
Christianos vencidos, según se escrive, por culpa de los Franceses. » (Silva, I, 14.)
« Venus à la journee ils eurent une sanguinolente bataille, en laquelle les Chretiens
furent veincus, et y en mourut une grande partie. » (Diverses leçons, I, 13.)
« Vemos que los Franceses y otras naciones tienen algunos días por aziagos y
infelices, y que en ellos no osarían dar batalla. » (Silva, I, 40.)
« Nous voyons que plusieurs nations tiennent quelques jours pour infortunez, et
que pour rien au monde ils ne s’y mettroyent au combat. » (Diverses leçons, I, 37.)
87
54 Le traducteur français ne manque pas d’exprimer son intérêt à l’égard de Florence et des
Médicis dont une des filles est reine de France. Tandis que le Sévillan indique brièvement
« Y también hizieron en su parte los Médices en Florencia » (Silva, III, 9), Gruget écrit :
« Comme aussi ont fait en Florence ceux de la maison des Médicis : la fleur de
laquelle, portant pour le jourd’hui la couronne de la France sur son chef, en porte
encore bon tesmoignage en ce royaume, ayant retenu l’exemple de ses
predecesseurs, et par special du bon roy François, du temps duquel la France s’est
tant enrichie de doctes hommes qu’elle se peut nommer autre Crece. » (Diverses
leçons, III, 9.)
55 De façon tout à fait remarquable, le Français Claude Gruget rejoint l’Espagnol Pedro
Mexía dans son interprétation du sac de Rome par les troupes impériales de Charles Quint
en 1527. Le souvenir de cet événement qui bouleversa toute l’Europe reste encore très vif
lorsque Mexía achève son livre en 1540 et lorsque Gruget en donne la traduction en 1552,
avant le début des Guerres de religion en France. Mexia est soucieux de démontrer que le
sac de Rome est dû aux intrigues de Clément VII et plus généralement à la corruption et
aux péchés de la ville, et a été réalisé « contra la volundad y instrución del emperador »,
et il explique que l’instrument de la colère divine contre Rome a été « el capitán general
nuestro muerto en el combate… » (I, 31), dont les troupes, alors dépourvues de chef, se
sont aussitôt jetées sur Rome pour la piller. Claude Gruget garde les arguments du texte
de Mexía et leur donne quelques ajouts significatif, il nomme le connétable de Bourbon
(1489-1527) et précise qu’il s’agit d’un prince français, il rappelle qu’il était passé au
service de Charles Quint, il ne manque pas de souligner sa valeur, sans dire, ce que tous
les Français savent, que le connétable a trahi François Ier et le royaume de France : « Au
premier assaut, feu Charles, duc de Bourbon, prince François et l’un des plus braves
hommes de son temps, qui pour lors estoit capitaine général de l’empereur, y fut tué… »
(I, 28). N’oublions pas que Claude Gruget se présente comme secrétaire du prince Louis de
Bourbon dans une épître dédicatoire de 1557. Les interprétations des humanistes Mexía et
Gruget sur le sac de Rome rejoignent donc ici celles des érasmiens de la chancellerie
espagnole des années 1527, tel Alfonso de Valdés. Même si ni l’un ni l’autre ne le disent,
l’instrument de la colère divine, à l’image de Judas, est en fin de compte un ennemi et un
traître, condamnable des deux côtés des Pyrénées ; mais le silence de Claude Gruget est
un silence prudent et courtisan, tandis que celui de Pedro Mexía prouve qu’il en a dit
assez pour détourner de l’empereur toute possibilité d’accusation. Ainsi, à la veille des
guerres de Religion en France et malgré les hostilités incessantes entre l’Espagne et la
France, les écrivains des deux pays, pour des raisons politiques et personnelles fort
différentes, peuvent donner de l’événement dramatique et immense du sac de Rome un
récit commun mais au demeurant parfaitement ambigü.
56 La religiosité de Pedro Mexía n’est pas celle de Claude Gruget. Les remarques dévotes et,
somme toute, assez convenues du Sévillan sont souvent éliminées et Claude Gruget
exprime son goût pour les développements piquants qu’il n’hésite pas à introduire dans le
texte. Par exemple, dans le chapitre portant sur les méfaits du vin, tandis que Mexia
souligne que le vin est cause de grands péchés et grandes offenses contre Dieu, le
traducteur italien supprime la référence pieuse et Gruget ajoute des détails « français » :
« Y lo que peor es, provienen y cáusanse del vino muchos pecados y grandes
offensas de Dios. Y, con ser esto verdad, no solamente no lo huyen algunos hombres
pero buscan y procuran cosas, que les provoque sed y gana de bever. » (Silva, III, 17.)
88
capacité éloquente de faire apparaître son sujet. Philologue, Claude Gruget obéit à une
exigence transhistorique de reconstruction des Diverses leçons. Mais il veut surtout une
parole efficace en langue française. Parce qu’il suspecte les variantes et la variance
essentielle de la Silva du Sévillan, la traduction mot à mot de la Silva serait pour lui une
catastrophe qui déplacerait les œuvres originales. Magnifiant un auteur transcendant, il
en arrive à se magnifier lui-même ; il franchit le seuil qui sépare le traducteur de l’auteur.
Découvrant les leçons de Pierre Messie, le lecteur français découvre en même temps la
clarté et la vérité, le « miel » total de la parole traduisante en langue française, supérieure
en clarté et vérité à l’italienne et à l’espagnole, parce qu’elle seule s’égale aux langues de
l’origine ; les conditions sont réunies pour qu’il puisse goûter effectivement le texte et ses
divers lieux, pour qu’il puisse s’essayer à son tour à la parole et à l’écriture.
63 Précédant immédiatement le texte des Diverses leçons , un poème résume bien la
prétention de l’auteur, Pierre Messie ou Claude Gruget ; donner au lecteur le vrai de
l’écriture, la beauté de Pandore et la céleste bonté du miel :
Comme la mouche à miel pille sa nourriture
Au plus suave thym des coutaux Hybléens
Et sans l’endommager en tire les moyens
De s’en entretenir et y prendre pasture :
Ainsi de ce discours l’autheur en la lecture
De plusieurs écrivains et bons historiens
A pris ce qu’il a dit sans toutefois en riens
Leur nuire ny changer le vray de l’escriture.
Mais jaçoit que l’abeille en cire convertisse
Partie de son past, d’autre part le miel isse,
Liqueur qui est au goust de celeste bonté :
Ce n’est icy que miel : il n’y a autre chose,
De sorte que, lisant dedans, je me propose
Voir comme une Pandore excelente en beauté.
64 Pedro Mexía, à la suite d’Aristophane, Sénèque et Pétrarque, à l’occasion de sa traduction
de la Parenesis ou exhortation à la vertu d’Isocrate, avait utilisé la métaphore de l’abeille,
mais en lui donnant une portée morale, sans évoquer nommément le « miel » :
« Débeste aprovechar también de la lección de los poetas y de sus buenos avisos y
sentencias y de qualquiera dicho provechoso que hombres sabios y doctos hayan
dicho ; porque de la manera que vemos la abeja, tocando en todas las flores, de cada
una dellas tomar y apartar lo mejor, así conviene a los que quieren disciplinar y
encaminar su vida a virtud, aprender todas las cosas y escoger lo que fuere para
este efecto provechoso. »
65 Intelligible et sensible se joignent chez Claude Gruget qui affirme que la langue française,
retrouvant le bien perdu, a le don de le transformer en miel.
66 Ainsi, au milieu du XVIe siècle, à Séville comme à Paris, les traducteurs ont bien
conscience de la différence des langues et de la nécessité d’une heureuse appropriation en
langue vernaculaire des « grandes materies » qui se traitent en langues grecque et latine.
Le large intérêt éveillé par les traductions des textes classiques dès la fin du XIVe siècle
suscite leur désir de faire de leur langue maternelle, nationale, une langue de vérité, de
beauté et de bonté à l’« imitation » de celle des anciens. La traduction, bien éloignée du
mot à mot, ne saurait se passer de l’« invention » des traducteurs, de cette énergie
efficace de la parole traduisante qui marque l’essai d’elle-même et s’offre avec violence et
saveur à l’appréciation gustative des lecteurs et auditeurs. Cette hostilité au mot à mot est
due au souci d’éloquence et d’efficacité autant qu’à la difficulté de la traduction.
90
67 Tandis que la Silva de varia lección, fondée sur la multiplicité des livres et du savoir en
langue latine, recueille et juxtapose le plus grand nombre de sentences des auteurs
antiques afin de présenter une somme du savoir en langue castillane et d’en constituer
elle-même l’essentielle variance, les Diverses leçons de Pierre Messie, fondées sur un livre
unique, prétendent retrouver l’authentique bien perdu des livres en grec et en latin et se
donnent au lecteur français comme fruit et miel savoureux. Tandis que l’utilisation de la
langue castillane dans le livre imprimé réduit l’écart entre l’oral et l’écrit et prouve que la
langue castillane peut être une langue du savoir universel, la langue française, contre les
autres langues vernaculaires, s’affirme comme celle de la vérité et de la saveur nationales.
ÉPILOGUE
68 Variance essentielle du savoir dans la Silva de varia lección, dense saveur des Diverses leçons
de Pierre Messie, la traduction se rapproche de l’herméneutique dans la mesure où elle
oblige à interpréter et clarifier l’origine à l’aide d’une langue autre. Ce faisant elle ouvre
la voie à la codification d’un « bon goût » dont les règles sont étroites. Vers 1555, les
nouveaux maîtres à penser en France, les hommes de la Pléiade, méprisent la traduction.
En 1552, date de parution des Diverses leçons de Pierre Messie, dans son Epître à Jean de Morel,
du Bellay affirme déjà que « les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à
la langue française ». De plus, l’« élocution » est essentiellement intraduisible : « ceste
energie, et sçay quel esprit qui est en leurs escrits (ceux des anciens), que les latins
appeloient genius ». En 1594, le célèbre Étienne Pasquier traite la traduction de « labeur
misérable, ingrat et esclave ». Il n’y aura donc pas d’autres traductions de la Silva de varia
lección de Pedro Mexía, mais des « suites » de la traduction et adaptation de Claude
Gruget : les Diverses leçons d’Antoine du Verdier, sieur de Vauprivaz, Suyvans celles de Pierre
Messie, publiées en 1577 (puis 1580, 1584, 1592), et les Diverses leçons de Louis Guyon
Suyvans celles de Pierre Messie et du sieur de Vauprivaz en trois tomes de 1604, 1613 et 1617. Il
ne s’agit plus alors véritablement de la Silva de varia lección de l’humaniste sévillan.
NOTES
1. Francisco Pacheco, Libro de descripción de verdaderos retratos de ilustres y memorables varones,
1599. Édition récente par Pedro M. Piñero Ramírez et Rogelio Reyes Cano, Séville, Diputación
Provincial, 1985, p. 309. La notice concernant Pedro Mexía se trouve p. 307-313.
2. Sur la dédicace de la Silva et son rapport aux différentes instances politiques et culturelles,
Dominique de Courcelles, « Le livre médiateur des instances politiques et culturelles : étude des
deux textes préliminaires de la Silva de varia lección de Pedro Mexía, sévillan (1540) », à paraître
dans la Nouvelle revue du seizième siècle.
3. Voir Théodore S. Beardsley, « La traduction des auteurs classiques en Espagne de 1488 à 1586,
dans le domaine des belles-lettres », dans L’humanisme dans les lettres espagnoles, études réunies et
présentées par Augustin Redondo, XIXe colloque international d’études humanistes, Tours, 5-17juillet 1976,
91
Vrin, 1979, p. 51-64. Et Pedro Russell, Traducciones y traductores en la península ibérica (1400-1550),
Univ. autónoma de Barcelona, 1985.
4. En 1576, la Silva de varia lección est connue au Mexique, comme le montre l’article de A. I.
Léonard, « Una venta de libros en México, 1576 », dans Nueva revista de filología hispánica, t. 2,
1948, p. 174-185.
5. Francisco Pacheco, Libro de descripción…, p. 309.
6. William Melczer remarque à propos de Juan de Mal Lara et de l’école humaniste de Séville
entre 1548 et 1571 — rappelons que Pedro Mexía meurt en 1551 — que les manifestations
culturelles, littéraires et intellectuelles de la ville sont nombreuses, malgré l’absence d’une
université : « Juan de Mal Lara et l’école humaniste de Séville », dans L’humanisme dans les lettres
espagnoles…, p. 89-104.
7. Louis Kelly, The True Interpreter, Oxford, Blaxwell, 1979, p. 71.
8. Jacques Monfrin compare l’histoire des traductions au Moyen Age en France, en Italie et en
Espagne dans l’article « Humanisme et traductions au Moyen Age », dans L’humanisme médiéval
dans les littératures romanes du XIIe au XIV e siècle, 1964, p. 217-262. Pour la péninsule Ibérique, on
peut se reporter aux ouvrages suivants : Marcelino Menéndez y Pelayo, Biblioteca hispano-latina
classica, Madrid, 1951-1953, 10 vol. ; Mario Schiff, « La bibliothèque du marquis de Santillane »,
Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Sciences historiques et philologiques, t. 153, 1905, p. 449-459 ;
pour la Catalogne ; les travaux d’Antoni Rubio i Lluch et l’étude de M. Jordi Rubio i Balaguer dans
Historia general de las literaturas hispanicos de G. Diaz Plaja, Barcelone, 1949, t. 1, p. 734-739 et 1953,
t. 3, p. 746-755, 793-794, 832-834.
9. Ma Pilar Cuartero Sancho, Fuentes clásicas de la literatura paremiológica española del siglo XVI,
Zaragoza, Institución « Fernando el Católico », 1981, chap. I : « Fuentes de la Silva de varia lección
de Pedro Mexía », p. 19-74, version révisée et résumée de la thèse doctorale soutenue en 1978.
10. C’est ce qu’affirme avec enthousiasme Alonso Morgado dans son Historia de Sevilla, parue chez
Andrea Pescioni y Juan de León en 1587 (fol. 6v) : « Escrivió las obras que todos saben, en las
quales mostró bien su mucha erudición y la gravedad de su doctrina, su muchachristiandad y
mucha fidelidad y verdad », Séville, Éd. Moderne, Sociedad del Archivo Hispalense, s. d.
11. E. A. de Nebrija, Diccionario latino-español, Salamanque, 1492. Édition et introd. par Germá
Colón et Amadeu Soberanas, Barcelone, 1979.
12. Brigitte Lépinette, « Le Lexicon (1492) de E. A. de Nebrija (1441-1522) et les Catholicon
Abbreviatum latin-français de la fin du XV e siècle », dans Antonio de Nebrija : Edad Media y
Renacimiento, Salamanque, Univ. de Salamanca, 1994 (Acta Salmanticensia, Estudios filológicos, 257).
Dans le Lexicon, Nebrija tente de conjuguer l’ordre alphabétique avec le regroupement des dérivés
d’une même base, privilégiant le deuxième facteur d’organisation. Nebrija, en tant que
grammairien, est sensible au côté grammatical des unités de la langue latine, à leur forme et à
leurs possibilités de combinaison. Il ne garde généralement que le latin attesté dans les textes.
13. Diálogo de la lengua, éd. Antonio Quilis Morales, Barcelone, Plaza i Janes, 1984.
14. Voir Elias L. Rivers, « L’humanisme linguistique et poétique dans les lettres espagnoles du XVI
esiècle », dans L’humanisme dans les lettres espagnoles…, p. 169-176.
15. Selon Antonio Castro, éditeur de la Silva de varia lección (Madrid, Catedra, 1989), les emprunts
linguistiques et littéraires de Mexía sont très semblables à ceux des autres écrivains en langue
castillane de la même époque (p. 88 et suiv.). Par exemple, dans la Silva, I, 44, Mexía écrit : « La
primera parte [de la vida del hombre] es infancia, que quiere dezir niñez de niño que no habla, y
podríamosla llamar innocencia, porque nuestro castellano no tiene vocablo particular que
signifique infancia. » Le mot latin infantia signifie « incapacité de parler » par dérivation du mot
fari, « parler ». Mexía est soucieux de combler certains manques du vocabulaire de la langue
vernaculaire.
16. Ce poème est intitulé « Franciscus Leardus ad latinum lectorem », sans que l’on sache qui est
ce Franciscus Leardus : « Desine mirari materna hoc edere lingua, I Petrum Mexíam, candide
92
lector, opus. I Ille quidem poterat Latiis componere verbis, I Ut qui inter doctos est numerandus
eques. I Sed voluit librum multis prodesse, vel illis, I Qui innumeri capiunt verba latina minus. I
Hos reor atque alios nunquam legisse pigebit, I Utrique invenient plurima digna legi. »
17. Cf. Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.
18. « Stances à chanter sur la lyre. Pour l’avant-venue de la royne d’Espagne à Bayonne », dans Claude-
Gilbert Dubois, Celtes et Gaulois au XVI e siècle : le développement littéraire d’un mythe nationaliste…,
Paris, Vrin, 1972, p. 170-171, n. 109.
19. Voir les actes du XX e colloque du C. M. R. 17 (Bordeaux, 25-28 janvier 1990), L’âge d’or de
l’influence espagnole : la France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche, 1615-1666, Mont-de-Marsan,
Éd. Interuniversitaires, 1991.
20. Roger Zuber, Les « belles infidèles » et Information du goût classique, postface d’Emmanuel Bury,
Paris, Albin Michel, 1995 (1re éd. : 1968), chap. 1 : « La renaissance du genre (avant 1625) ».
21. Cf. Michel Ballard, De Cicéron à Benjamin : traducteurs, traductions, réflexions, Presses univ. de
Lille, 1992, p. 110-112. L’essai de Dolet concrétise une prise de conscience plus synthétique des
problèmes de la traduction que les simples préfaces qui l’ont précédé : « Ce qui nous semble plus
évident, pour notre part, c’est le rapport avec Cicéron ; comme lui, il parle de la traduction en
liaison avec l’art de l’oraison et l’étude de la langue maternelle. »
22. Voir A. M. Gallina, Contributi alla storia della lessicografia italo-spagnola nei secoli XVI-XVII,
Florence, L. S. Olschki, 1959.
23. Les Bibliothèques françaises de La Croix du Maine et de du Verdier réunies, éd. J. Rigoley de Juvigny
(nouvelle éd.), Paris, 1772-1773, t. I, p. 141 ; J.-P. Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des
hommes illustres…, Paris, 1727-1745, t. XLI, p. 151-155.
24. Cette ode dédiée d’abord à Charles de Pisseleu le fut ensuite (1560) à Jacques Grévin. Mais
Ronsard se brouilla avec Grévin et remplaça son nom par celui de Claude Gruget dans l’éd. de
1567-1573, ce qui ne prouve pas que Claude Gruget vivait encore à ce moment-là.
25. Cf. Florent Pues, « Claude Gruget et ses Diverses leçons de Pierre Messie », dans Les Lettres
romanes, t. 13,1959, p. 371-383.
AUTEUR
DOMINIQUE DE COURCELLES
Centre national de la recherche scientifique, Centre de recherche sur l’Espagne des XVI e et XVIIe
siècles (Université Paris-III Sorbonne-Nouvelle)
93
Marc H. Smith
1 Notre journée d’étude a mis en lumière divers facteurs qui pouvaient, à la Renaissance,
influer sur les traductions et les adaptations de livres : à la fois sur le choix des textes et
sur les modes de leur élaboration. Je vais pour ma part m’éloigner quelque peu de la
question de la traduction proprement dite, et des ouvrages littéraires ou philosophiques
dont il a surtout été question jusqu’ici, pour aborder le domaine des traités de
géographie, qui permet d’illustrer quelques autres modes de l’adaptation incessante du
savoir à travers une série de textes.
2 La connaissance du monde aux XVe et XVIe siècles ne s’est pas étendue seulement grâce à
Christophe Colomb, aux découvreurs de nouveaux mondes et aux cartographes. La
circulation des textes, sous des formes très ductiles, malléables, a joué aussi un rôle
primordial. A la base de la géographie de la Renaissance, se trouve en effet, on le sait, la
réappropriation des géographes antiques, au premier chef Ptolémée et Strabon. La
géographie moderne naît de la traduction de leurs textes d’abord, dans la première partie
du XVe siècle, puis de l’adaptation progressive de ceux-ci, non sans déchirements, aux
données issues de l’expérience contemporaine. Ce n’est que dans le dernier quart du XVI e
siècle, environ, qu’on peut considérer que cette mue s’achève, et que l’accumulation des
données nouvelles, constituée en un corps homogène et autonome, remplace, pour
l’essentiel, la tradition gréco-romaine.
3 Ces données nouvelles, cependant, et c’est sur quoi il faut ici insister, subissent elles aussi
des avatars textuels tout à fait comparables aux traitements subis par les ouvrages des
Anciens. Ici encore, le savoir circule grâce à l’adaptation textuelle sous ses diverses
formes : traduction, citation ou plagiat, correction et adultération, broderie de
l’imagination, censure, distillation, contraction, amputation. La reconstitution de ces
filières de la tradition permet d’apercevoir la manière dont se constitue un savoir
nouveau, par accumulation, certes, mais aussi par sélection, par déformation, par
confrontation des données disponibles : quête tâtonnante qui n’est pas toujours ce
progrès rectiligne qui a trop longtemps été l’idée fixe des historiens des sciences. On
verra, par exemple, comment peuvent être réinjectés dans le courant des connaissances,
94
par l’initiative malheureuse d’un éditeur, des textes totalement périmés malgré une mise
à jour hâtive et grossière1.
4 Mon intention est d’illustrer en outre dans un champ donné, celui de la géographie, cette
vérité, bien banale sans doute, que toute image du monde se constitue à partir d’un point
de vue déterminé. Les déformations de cette image méritent le nom d’anamorphoses en
ce qu’elles désignent inévitablement le centre, le foyer où la perspective les recompose de
manière intelligible : un savoir commun, du moins en partie, circule d’un texte à l’autre,
mais l’accent est mis, selon les intentions, les intérêts particuliers, l’origine nationale de
chaque auteur, sur des aspects différents.
5 Rappelons aussi brièvement que possible la place bien connue des Anciens dans cette
histoire, et surtout le rôle de Ptolémée et Strabon2. La géographie de Ptolémée, après une
partie de principes généraux, est un gigantesque catalogue de toponymes assortis de
leurs coordonnées dans une grille mathématique ; cette énumération prend son sens
spatial grâce aux cartes qui accompagnent le texte. Sa fortune commence avec la
traduction latine qui en est faite en 1409 à Florence. Une première version médiocre, et
où manquent encore les cartes ; ces vingt-sept cartes, remontant sans doute au IIIe siècle,
sont bientôt ajoutées au texte latin. Aux cartes antiques s’ajoutent progressivement, à
partir de 1427 au moins, des cartes modernes, élaborées en grande partie grâce aux
cartes-portulans des marins pour les côtes, et aux itinéraires de voyageurs pour
l’intérieur. Les cartes antiques elles-mêmes sont revues, les projections améliorées,
notamment par les mathématiciens allemands. La tâche la plus difficile, pour les
géographes humanistes, sera de réussir à établir des correspondances minutieuses entre
les toponymes antiques et modernes. Opération parfois douloureuse et qui dans bien des
cas revient à corriger le vénérable Ptolémée : mais il restera toujours des incohérences
criantes entre les deux séries parallèles de cartes, anciennes et modernes.
6 Ptolémée n’est donc pas un texte à proprement parler, on ne peut pas le lire, c’est un
objet d’étude ; et beaucoup de ses « lecteurs », probablement, ne devaient fréquenter que
les cartes. Strabon, lui, est plus accessible : il offre une description de la géographie
physique et humaine, économique, politique, historique, voire mythologique, du monde
connu au Ier siècle. Mais, si le texte grec fut disponible dès la première moitié du XV e
siècle, il ne fut traduit en latin qu’en 1453, et son succès reste faible jusqu’à la fin de ce
siècle : c’est un apport moins révolutionnaire que celui de Ptolémée. Au XVI e siècle, il sera
cependant bien plus utilisé, et il servira de modèle, au milieu du siècle, à la grande
entreprise de la Cosmographie de Sébastien Münster, dont il sera question plus loin. De
Strabon, il n’y a pas de mise à jour progressive comme pour Ptolémée (il est clairement lié
à un moment historique), mais il sert de source pour nourrir les descriptions modernes,
notamment dans la Cosmographie de Pie II (publiée en 1477). Ptolémée et Strabon sont les
modèles, l’un de la cosmographie more mathematicorum , l’autre de la géographie
descriptive et narrative more historicorum.
7 Le cas de Ptolémée montre bien avec quelle prudence il faut manier les notions de
traduction et d’adaptation. C’est un des meilleurs exemples de ce que peuvent être à la
Renaissance les avatars d’un texte. Le texte antique et ses cartes sont complétés par des
cartes nouvelles. Mais il s’agit aussi de faire de l’ouvrage de Ptolémée une description du
monde qui soit lisible : on procède à la fin du XVe siècle à l’adjonction, en appendice, de
compilations descriptives, d’un esprit encore « médiéval » pour les premières. En 1480
surtout, de manière plus audacieuse, un Florentin, Francesco Berlinghieri, tourne
95
l’ouvrage lui-même n’en contient pas. Travail d’humaniste, donc, mais étonnamment mal
maîtrisé. L’« éditeur scientifique » du texte, un Suisse, Wolfgang Weissenburger, note lui-
même dans la préface qu’il a relevé un bon nombre de bévues pour les pays allemands,
dont il a une certaine connaissance personnelle, et qu’il s’est efforcé de les rectifier. Cette
remarque pointe du doigt l’écart qu’il y a souvent entre la géographie « de cabinet » et les
données d’expérience.
13 Negri cherche à localiser les toponymes par des correspondances entre noms anciens et
modernes, en se fiant uniquement, semble-t-il, à un sens de l’étymologie qui lui fait
largement défaut et à deux cartes ptoléméennes (« ancienne » et « moderne ») d’une
famille bien représentée dans les manuscrits du XVe siècle, et qui se retrouve dans
l’édition de 1482 de la Geografía de Berlinghieri. Les noms modernes qu’il indique, souvent
méconnaissables, se retrouvent facilement sur ces cartes.
14 La bévue la plus intéressante peut-être concerne la Loire. Selon Negri, le nom « barbare »
(i. e. français) du Liger est Lecher. On pourrait, à la limite, imaginer une erreur de
transcription. Mais voici venir, de l’est, et par la droite, un affluent, dit Era, qui descend
des monts d’Auvergne, et qui, bizarrement, « enlève » (aufert) son nom au Liger (c’est-à-
dire lui donne le sien propre) seulement bien plus loin en aval, à l’embouchure4. Quand on
sait en outre qu’Era désigne en fait, depuis des siècles, en italien, la Loire (Lera> l’Era), on
peut être perplexe. Sauf si on se reporte aux cartes. Sur celles-ci, en effet, en remontant la
Loire depuis l’embouchure, on trouve d’abord la légende LERA, et un peu plus haut LIGERI.
Puis vient un confluent, en amont duquel on lit à gauche LERA, à droite LECHER. Celui-ci,
évidemment, n’est autre que le Cher. Negri a interverti le fleuve et l’affluent, en grande
partie parce que ces deux notions, évidentes pour nous, ne possèdent alors pas de
terminologie claire.
15 Le reste de cette compilation hâtive est du même tonneau, les erreurs faisant « boule de
neige ». Avaricum, naturellement, est sur la Loire, de même que Bourges (qui, soit dit en
passant, est donnée pour capitale de l’Auvergne), et Negri, de surcroît, les considère à tort
comme deux lieux distincts. Il énumère correctement sur la Loire Tours, Blois et Orléans,
sous leurs formes italiennes habituelles (Tors, Bles, Orlians)5, mais situe tout à fait ailleurs
le peuple gaulois des Turones, ainsi que la ville de Cenabum (en réalité Orléans, comme on
le sait) qu’il identifie avec l’ancienne Autricum (en réalité Chartres), ville des Carnutes (il
est ici dans le vrai), devenue aujourd’hui, dit-il, Arnontae (sic). La rivière Matrona (Marne),
est pour lui devenue l’Esne (Aisne), et ainsi de suite.
16 On pourrait continuer longtemps cette plaisante énumération. Essayons plutôt de
mesurer les déformations de l’espace, dans leurs grandes lignes. D’une part, plus on
s’éloigne de l’Italie, moins Negri est exact. Ou plutôt, il n’est relativement précis que pour
le Midi méditerranéen et la vallée du Rhône. Le reste de la France est dans le plus épais
brouillard ; notamment, au plus loin, la Normandie et la Picardie. Dans cette obscurité
résistent quelques faibles lueurs. Si Tours, Blois et Orléans lui sont sans doute assez
familiers, c’est que ces villes sont illustrées par les séjours des rois dans le Val de Loire et,
surtout, qu’elles se trouvent sur deux des principales routes au sud de Paris, sillonnées
par nombre d’Italiens. Les notions qui ont un faux air de familiarité s’imposent en effet
plus facilement que les autres. Negri appelle Angers Angires, mais précise qu’on l’appelle
aussi Anzò6 ; or il s’agit moins ici d’une confusion entre la capitale et sa province (Angers
et Anjou), que du désir de placer dans l’espace le nom d’Anjou, familier à tout Italien à
cause de la dynastie des Angevins de Naples.
97
17 Pour le reste, Negri a une très pâle idée de la hiérarchie des villes. En Picardie et Artois,
par exemple, où il s’évertue en vain à situer au jugé Amiens et Arras, inextricablement
confondus, et quelques autres lieux anciens7, il énumère quatre noms modernes
seulement : Monseler (Montreuil), Dorlans (Doullens), Blangi (Blangy-sur-Bresle) et Sampol
(Saint-Pol-sur-Ternoise), sans en donner d’équivalent latin, parce que, dit-il, ce sont des
lieux d’importance, « et s’ils ne sont d’aucun secours pour l’histoire ancienne, je pense
qu’ils ne seront pas inutiles pour celle à venir »8. La capitale même du Dauphiné,
Grenoble, estropiée (par une abréviation non résolue) en Gnopoli, est qualifiée de simple
oppidum, et identifiée à l’ancienne Vasion, urbs opulentissime 9. Les cartes n’indiquant pas
non plus les limites précises des provinces, leur importance respective est tout aussi
vague. La Champagne est chez Negri une regiuncula 10 (sur la carte de Berlinghieri, elle se
perd partiellement dans le pli de la reliure). Inversement, il étend la Provenza , nom
familier, à toute l’ancienne Narbonnaise. Autre détail intéressant : entre les principaux
affluents du Rhône que sont l’Isère et la Durance, Negri en indique un troisième, la petite
Sorgue. Si Negri la retient, c’est comme une des rivières françaises les plus célèbres en
Italie, moins par sa présence fugitive chez Strabon (IV, I, 11) que grâce au séjour de
Pétrarque auprès de sa source, la fontaine de Vaucluse.
18 La nature du texte, ses sources et quelques détails (comme l’emploi récurrent du mot
« barbare » pour désigner tout ce qui n’est pas italien), trahissent en réalité une date de
composition qu’il faut ramener vers le début du XVIe siècle. Il est d’autant plus étonnant
qu’on ait repris cette vieillerie humaniste un demi-siècle plus tard, à un moment où les
progrès de la cartographie auraient dû la discréditer sans appel, au premier regard.
Weissenburger semble tout ignorer de l’auteur de l’ouvrage qu’il édite : c’est seulement,
dit-il, un manuscrit qu’il a trouvé et décidé de publier.
19 L’ouvrage de ce Negri, personnage toujours non identifié, contient en réalité le même
texte, à peu de chose près, qu’un traité manuscrit datant de 1309, conservé au Vatican,
sous une autre signature, non moins inconnue, celle d’un humaniste du nom de
Sebastiano Compagni, qui dédia ensuite son manuscrit à Léon X. Roberto Almagià s’est
aperçu le premier de cette parenté inavouée, et a désigné Negri comme le plagiaire11. A la
comparaison, on voit qu’il existe quelques différences entre les deux textes, mais elles
restent dérisoires par rapport à l’évidence de la copie. Ces différences ne permettent
cependant pas d’être certain, en dépit des dates apparentes des textes, que celui de Negri
ne reflète pas en réalité un modèle antérieur à Compagni. Qui est le plagiaire ? Sur
plusieurs points, les renseignements de Compagni sont un peu meilleurs que ceux de
Negri (il ne commet pas l’extraordinaire bévue sur le Cher), et on pourrait être tenté de
penser qu’il a amélioré le texte qu’il reprenait à son compte. Un autre indice peut laisser
soupçonner l’antériorité d’un manuscrit vénitien : quelques toponymes sont donnés dans
les deux textes sous des formes typiquement vénitiennes, comme Anzò (Anjou) ou
Zampagna (Champagne). Mais le premier auteur peut avoir, par exemple, repris ces noms
sur une carte vénitienne…
20 Le texte de Compagni-Negri, par les distorsions qu’il impose à l’espace, montre bien,
quelle qu’en soit précisément, en définitive, la ville d’origine, combien l’image du monde,
même celle de l’Europe, se déforme au fur et à mesure qu’on s’éloigne du point de vue de
l’observateur : il n’y a aucune commune mesure entre la précision des connaissances sur
la Provence et le flou qui règne en Picardie. Cette disproportion reflète la somme des
données textuelles et d’expérience, le midi de la France étant à la fois la région la mieux
traitée par les géographes anciens et une des plus fréquentées par les contemporains.
98
Strabon est sans doute responsable de la plus grande abondance de matière qui se trouve
à la disposition de l’auteur moderne au sujet de la Provence ; mais une connaissance
moins livresque permet seule de mettre en œuvre dans l’espace cette matière en limitant
les erreurs. Le rapprochement même des noms antiques et modernes, qui sur place était
souvent relativement bien connu (on savait à Orléans qu’on se trouvait à l’emplacement
de l’ancienne Cenabum), nécessite, à distance, des efforts autrement plus hasardeux, et la
confrontation des cartes de Ptolémée, comme je l’ai dit, n’y suffit pas, puisqu’elles sont
elles-mêmes inexactes.
21 Compagni et Negri illustrent, jusque dans les menues corrections qui les distinguent,
l’effort difficile des humanistes pour adapter la matière classique aux données modernes,
afin que celles-ci et celle-là s’éclairent réciproquement. Ils prouvent plus encore combien
ces humanistes, surtout quand ils ne sont pas de très haute volée, éprouvent de peine à
s’extirper d’une conception essentiellement textuelle et discursive du savoir, même pour
représenter l’espace, parce que l’image (en l’occurrence la cartographie) et l’expérience
n’ont pas acquis encore pour eux la dignité et l’autorité de la parole transmise. Les textes
se fabriquent à partir des textes. On le verra à nouveau tout de suite.
22 L’édition de Negri en 1557 est le chant du cygne, ou le dernier croassement, de la
géographie humaniste classique. Il est déjà démodé depuis 1544 par la parution d’un tout
autre ouvrage, la Cosmographie composée par Sébastien Münster, le « Strabon de
l’Allemagne », en qui on a vu le père de la géographie moderne. Cet ouvrage représente
en son temps, comme on l’a dit, l’« apogée du genre descriptif »12. Il accueille dans un
grand désordre les renseignements les plus divers : histoire, généalogie, faune et flore,
économie, etc. Il juxtapose de brefs paragraphes sur des sujets précis et les entrecoupe
d’illustrations, de vignettes représentant des villes (de manière symbolique ou plus
réaliste), d’animaux, de plantes, voire de petites scènes n’ayant aucun rapport avec le
texte ; à quoi s’ajoutent de nombreuses cartes de tous formats et de qualité inégale. Le
sens de la synthèse, ou du moins de l’abréviation, mêlé à un goût inépuisable de la variété,
avec même un penchant pour le merveilleux, les prodiges naturels, en font une œuvre
extrêmement lisible.
23 Le texte est publié à de nombreuses reprises en allemand à partir de 1544 puis en latin à
partir de 1550. Il est traduit en français (1552 = 1553 n.s.), en anglais (1553) en bohémien
(1554), en italien en 1558. On a compté quarante-six éditions jusqu’en 1650. La répartition
des éditions, où les pays allemands l’emportent de loin, reflète le germanocentrisme de
Münster. Sur la base de la géographie antique, il a développé surtout, au moyen d’une
vaste enquête, la partie consacrée aux pays allemands et en général à l’Europe centrale et
septentrionale. Il apporte aussi du neuf sur la Scandinavie ; pour l’Italie, il est surtout
disert sur le Trentin et l’Adige. Plus les pays sont lointains, plus ses renseignements, à
nouveau, sont banals. Cette marque du point de vue allemand se reflète, donc, dans le
succès qu’il rencontre surtout en Allemagne, aussi bien que dans la traduction effectuée
en Bohême.
24 La traduction italienne, elle, reste unique. Il ne devait convenir aux doctes italiens ni par
sa forme disparate, ni par le traitement trop superficiel de la Péninsule, qui souffrait de la
comparaison avec la Descrittione di tutta Italia de Leandro Alberti parue en 1550. Mais ce
qui devait surtout lui nuire, c’est qu’il était protestant, et même théologien ; ce n’est pas
un hasard, si l’unique édition italienne fut imprimée à Bâle. Münster fut inclus avec tous
ses ouvrages dans l’Index de Venise et Milan en 1554, puis dans ceux de Rome en 1557,
1559 et 156413. Le jésuite Possevino, dans la bibliographie géographique de sa Bibliotheca
99
selecta, en 1593, où se côtoient les auteurs les plus disparates, passe Münster sous silence 14
. Pourtant, nous allons voir par quelles voies détournées on le retrouve lu et utilisé,
justement, par un autre illustre jésuite italien.
25 En France, il y eut plusieurs éditions rapprochées (1353 n.s., 1555, 1565, 1568), avant la
version augmentée de François de Belleforest en 157515. Sur le royaume, Münster n’avait
pourtant pas obtenu des Français les renseignements qu’il avait sollicités. Il reprenait la
carte d’Oronce Fine, qui remontait à 152516, puis donnait plusieurs pages d’histoire, et
trois sur Paris, texte et plan, le tout de seconde main. Puis une douzaine de pages sur
diverses villes de France, illustrées de petites vues de fantaisie ; une liste de concordances
entre noms anciens et modernes ; une sèche énumération des régions de la France ; un
rapide tableau de la fertilité du pays, repris de Strabon ; une description des mœurs des
Gaulois et un développement sur le Parlement de Paris, lesquels proviennent tous deux
tels quels du Omnium gentium mores de Joannes Boemus (Augsbourg, 1520), qui lui-même
recopiait l’un derrière l’autre, sur les Gaulois, César (B. G., VI, XI-XX) et Strabon (IV, IV).
Enfin des informations sur les institutions et la succession royale, d’après les Italiens Paul
Émile (De rebus gestis Francorum) et Raffaele Maffei Volterrano (Commentariorum
urbanorum… libri), suivies d’une généalogie complète de la dynastie. La plupart de ses
sources textuelles, quand elles ne sont pas antiques ou médiévales, datent donc au plus
tard des années 1520. On note cependant que les excursus historiques sont adaptés selon
les éditions, au coup par coup, par des mises à jour : dans l’édition italienne de 1558, on
trouve un passage sur les hostilités entre Henri II et Charles Quint autour de la campagne
du Rhin de 1552 (date de la mort de Münster).
26 Malgré le succès de Münster en France, son traitement du royaume ne suffisait pas.
François de Belleforest publia en 1575, en trois volumes, sa traduction corrigée et
augmentée, La cosmographie universelle de tout le monde 17 Il y traduit le texte de Munster en
l’assortissant de ses commentaires, de ses critiques et de divers compléments,
rigoureusement signalés par la typographie. Le texte de Münster n’est donc pas considéré
ici comme une matière brute appartenant à celui qui voudra en faire son profit, et la part
de chacun est bien marquée. La renomméé de Münster (attestée entre autres par
Montaigne) est peut-être un des motifs de cette rigueur : un plagiaire n’aurait dupé
personne. Par ailleurs, c’est aussi se mettre en valeur que de souligner tout ce que l’on a
su ajouter à un livre déjà flatteusement connu.
27 La France, surtout, occupe désormais une place sans commune mesure avec celle que lui
réservait le texte original. Cette description entièrement nouvelle a été réalisée (comme
celle de l’Allemagne par Münster) grâce à une vaste enquête par correspondance auprès
des lettrés et des autorités de toutes les provinces du royaume18. Sur des centaines de
pages, s’égrènent les provinces, les villes, leur histoire (très abondamment représentée),
mais aussi leurs curiosités naturelles, leurs particularités institutionnelles, les qualités du
terroir, les mœurs des hommes. Le royaume, simplement décrit depuis quinze siècles
comme uniformément beau et riche, sans beaucoup plus de nuances, comme un vaste
champ ou s’éparpillait une foule de villes que seule leur histoire distinguait, déploie
désormais une diversité naturelle et humaine inépuisable. Les paysages des campagnes
avaient beau n’occuper que cinq pour cent du texte et être présentés, sans unité, comme
une mosaïque centrée sur les villes19, ils n’en donnaient pas moins à l’espace un sens
nouveau, d’autant plus visible si on compare l’œuvre de Belleforest à celle,
contemporaine, homonyme, rivale et moins heureuse, d’André Thevet : l’histoire et les
monuments urbains y dominent encore presque exclusivement, et les provinces y
100
forment un cadre abstrait, ptoléméen, comme une carte purement verbale, assignées
qu’elles sont dans l’espace par l’énumération de leurs limites, mais dépourvues
d’individualité physique20.
28 L’inconvénient, pour l’exportation de Belleforest, réside dans le fait qu’il avait écrit en
français, et ne fut jamais même traduit en latin. C’était véritablement un Münster à
l’usage des Français. Cela suffisait pour limiter considérablement sa faveur à l’étranger.
Pourtant les nouveautés qu’il apportait sur la géographie moderne de la France ne
passèrent pas inaperçues de tous les étrangers, à une époque où le royaume, en raison de
l’actualité politique et religieuse, attirait beaucoup de regards.
29 Le dernier tiers du siècle voit se développer en Italie un genre nouveau, une géographie
politique et exclusivement contemporaine ; dans une Italie qui, grâce à une ère nouvelle
de paix, et à la faveur des troubles qui agitent désormais le reste de l’Europe, devient
comme un observatoire du destin des États, et s’engoue de science politique. Le sommet
de cette nouvelle géographie, qui présente des rapports évidents avec le genre officiel,
bien connu, des relations des ambassadeurs vénitiens, est l’ouvrage que publie en 1391
Giovanni Botero, Le relationi universali (titre lui-même révélateur de l’influence
vénitienne), et qu’on peut qualifier de véritable traité de géopolitique tridentine. Le
volume est partagé en trois parties, dont la première est proprement géographique, la
seconde analysant les « forces » des différents Etats, et la troisième leur situation
religieuse21.
30 La partie géographique concernant la France, divisée par provinces, est la première
description du royaume qui ne s’intéresse qu’à son état présent, à ses villes, ses
campagnes, ses hommes. Botero, jésuite, avait séjourné en France de 1565 à 1569, il avait
enseigné dans plusieurs collèges, notamment à Billom, puis enfin à Paris. Comme agent
du duc de Savoie CharlesEmmanuel Ier, chargé de quelque affaire qu’on ignore, il y était
retourné pour plusieurs mois en 1585. Cette expérience, dit-on, aurait eu une part
déterminante dans l’intérêt qu’il manifesta pour les questions politiques dans ses œuvres
postérieures, qui sont les plus célèbres, alors que sa réputation jusque-là était celle d’un
rhéteur et d’un poète22.
31 Federico Chabod a montré, d’après les passages portant sur quelques pays, l’usage que
Botero avait fait de ses prédécesseurs. Il a utilisé par exemple pour les Pays-Bas un
ouvrage célèbre de Ludovico Guicciardini (Description des Pays-Bas, 1567), et, sur la
Moscovie et sur les zones extra-européennes, un certain nombre de descriptions de
voyageurs, reprises en bloc. Botero se limite pour l’essentiel à compiler, c’est-à-dire
moins à résumer véritablement qu’à couper et coller, en ne choisissant même pas
toujours avec une sagacité particulière ce qu’il reproduit. Il se laisse souvent séduire par
l’anecdote, et impose rarement une vision d’ensemble personnelle et cohérente à son
matériau, même sur des questions, comme le déterminisme du milieu, au sujet desquelles
il a développé ailleurs un discours théorique ambitieux23.
32 Pour l’Europe occidentale, plus familière, dont la connaissance passe par des canaux sans
comparaison plus nombreux et plus complexes, faut-il penser à une synthèse plus
originale ? Pour la France, en particulier, on pouvait supposer a priori que Botero aurait
puisé dans ses souvenirs, dans une documentation recueillie sur les lieux. Or il n’en est
rien, du moins dans la première partie (les analyses politiques et religieuses qui suivent
semblent être, jusqu’à preuve du contraire, un reflet plus direct de l’expérience ou, du
moins, d’une documentation variée). Tout le livre qui traite de la géographie de la France
n’est qu’un abrégé, en une vingtaine de pages, de Belleforest. Pour son tableau
101
méthodique et détaillé des villes et provinces Botero a utilisé comme source unique la
Cosmographie universelle, dont il a extrait une description « moderne » en excluant d’abord
toute la matière d’intérêt strictement historique, ce qui représentait déjà un dégraissage
considérable. Dans la sélection ultérieure, parmi tout ce qui restait de ce premier tri, on
constate à nouveau que l’anecdote n’est pas sans prendre parfois le pas sur les données
plus concrètes (deux rivières normandes qui disparaissent sous terre, le laconisme des
habitants de Châteaudun, etc.).
33 A défaut de pouvoir présenter ici une comparaison suivie (que je réserve pour une
prochaine étude), retenons du moins quelques exemples suffisamment éloquents. Voici,
pour commencer, quelques lignes de Belleforest sur la ville de Provins :
« Ce qui donne nom par toute la France à la ville de Provins sont les roses rouges,
lesquelles on renomme à Paris, et la grande quantité de conserve d’icelles qu’on fait
en la susdite ville, desquelles on fait plus de compte que de toutes autres, à cause de
la naïveté de cette drogue et la suavité des roses qui viennent en cette contrée » 24.
34 Botero, reprenant le passage, mentionne de la même manière que Provins fournit les plus
belles roses vermeilles du royaume, « et se ne fanno conserve per ogni parte »25.
35 Voici encore, d’après Belleforest, la description de Beauvais :
« Or cette ville de Beauvais est posée en très belle assiette, ayant les monts non trop
hauts et les collines fertiles d’un côté, les prairies et pâturages de l’autre et les
terres labourables qui ne lui manquent non plus que le vignoble, afin qu’elle soit
garnie de tout ce qui est requis a la vie de l’homme, ayant pour sa défense les
murailles bien flanquées et remparées, les fossés très profonds et larges […] ;
comme aussi le temps passé cette ville a été une des plus belliqueuses de la Gaule, et
laquelle place est une des plus fortes et mieux dressées qu’on puisse voir en ce
royaume »26.
36 Il poursuit en vantant les toiles de lin et les serges que l’on y produit. Botero, comme
précédemment, abrège :
« Siede in un sito bellissimo, ha da un canto monti et colline piacevoli e dall’altro
pascoli e prati di rara amenità. E delle più forti piazze del regno et è piena
d’huomini guerrieri e bravi. Vi si fanno rascie et tele eccellenti » 27.
37 Notons ici une approximation éloquente, dans le transfert de la vaillance des Bellovaques
à leurs descendants contemporains de Botero : elle est révélatrice des conceptions
ethnographiques anciennes en général et de Botero en particulier, qui postulent une
continuité du caractère des peuples, justifiée par la théorie du déterminisme climatique.
38 Botero avait le mérite de transmettre à ses lecteurs ce sens de la diversité française que
Belleforest, à la différence de tous ses prédécesseurs, avait bien mis en lumière : le cadre
spatial n’était plus une énumération de villes (sur le modèle antique), mais une
répartition par provinces : l’économie en effet, et les conditions naturelles l’emportaient
sur l’histoire. La présentation même, en paragraphes bien distincts, par provinces,
donnait au texte, donc à l’espace, une clarté d’articulation nouvelle.
39 Botero a cependant bouleversé l’ordre de présentation géographique : c’est une
répartition symboliquement hiérarchisée chez Belleforest, en anneaux concentriques
autour de Paris (la capitale, y compris Saint-Denis et le développement sur l’histoire et les
institutions de la monarchie, occupe quelque cent vingt-cinq pages de la Cosmographie
universelle). Botero, lui, recense les régions à partir du sud-ouest, en remontant puis en
redescendant vers le sud-est, suivant en cela les géographes antiques, qui faisaient
commencer la description de l’Europe par l’Espagne pour parcourir méthodiquement le
continent d’ouest en est.
102
40 Là où c’était nécessaire, Botero a aussi apporté des renseignements plus récents, comme
(hors des frontières politiques de la France) sur Nancy récemment fortifié ou sur la
Savoie, dont le poids politique va croissant à la fin du siècle. L’adaptation de la matière à
ses fins est bien maîtrisée. On peut, certes, critiquer ses choix dans le détail : Lyon n’a
droit qu’a trois lignes stéréotypées ; mais il a réussi à distiller des centaines de pages
d’accumulation encyclopédique pour en tirer une synthèse courte et claire, en vue de
fournir à ses lecteurs une connaissance pratique du royaume.
41 Si Botero avait beaucoup copié, il fut à son tour aussitôt pillé de tous côtés28. Examinons,
en 1599, la Geografía universale de Gioseffo (ou Giuseppe) Rosaccio. Elle est publiée en
appendice d’une traduction italienne de Ptolémée par Girolamo Ruscelli, traduction
remontant à 156129. L’œuvre de Rosaccio n’est en réalité qu’un abrégé de Botero. La
comparaison montre cependant comment, à partir de Belleforest, le double travail de
résumé, associé à des approximations excessives et à la tentation pour chaque auteur de
singulariser ce qu’il écrit, de forcer ici et là le trait, peut aboutir à de véritables
contresens.
42 Retenons, parmi bien d’autres possibles, l’exemple de la Beauce, et suivons ses avatars.
Chez Münster, qui traite de la France globalement, elle n’avait bien sûr reçu aucun
traitement spécifique. Chez Belleforest, elle est précisément caractérisée comme :
« des plus fertiles de l’Europe en froments, de sorte que la Sicile ni l’Angleterre ne
sont je ne dis pour la surmonter, voire ni pour égaler en telle fertilité. Aussi est ce
pays beauceron un des principaux greniers et nourriciers de ce grand monde de
Paris, tout ainsi que l’Égypte et la Sicile le furent de Rome. […] Ce pays est tout uni
et posé en une perpétuelle montagne, sans que vous y voyiez un lieu plus haut que
l’autre, et y est le plan et terroir si égal qu’il n’y a un seul fleuve qui y puisse courir
pour avoir son cours en bas. Ainsi, toute la Beauce étant épuisée d’eaux, faut que les
habitants tirent leur eau des lacs ou mares et des puits, lesquels dessèchent en plein
été, ainsi qu’il advient en plusieurs endroits de la Gascogne… »
43 L’auteur ajoute encore qu’on trouve dans la Beauce « plusieurs villes et villages, mais qui
ne sont de grand nom… »30. La condensation par Botero est ici, somme toute, modérée et
fidèle : l’assiette du pays est définie comme « un dos perpétuel de montagne toute égale »
31
. Il retient encore l’absence de rivière, et la tendance des puits à s’assécher en été, ainsi
que le faible nombre des villes, sinon de maigre importance. La fertilité du pays est
résumée en une formule voisine de l’original : la Beauce produit autant de grain que la
Pouille et la Sicile.
44 Chez Rosaccio, à force de simplification, la région est soudain devenue méconnaissable :
« La Beauce est un pays à l’assiette toute montagneuse, placé sur le dos de montagnes,
privé de cours d’eau, et en été les puits même y sèchent tout à fait »32. Rosaccio précise
encore que les villes (terre) de la Beauce sont petites mais fertiles en grains ; il omet
cependant la comparaison flatteuse encore conservée par son modèle. En ce qui concerne
le relief, il a clairement été victime de la formulation inventée par Belleforest, fort précise
(une montagne aplatie), mais résumée d’une manière déjà moins explicite par Botero,
pour désigner ce que nous appelons un « plateau ».
45 Enfin la manchette (de l’auteur ou de l’éditeur ?) imprimée à proximité extrait la
quintessence de cette description : « Beossa paese asprissimo senza fiumi. » Et le lecteur en
vient à imaginer comme un archipel d’oasis au milieu de montagnes désertes et arides. De
la description bien informée, voire de première main, on en est arrivé, en bout de chaîne,
à l’évocation caricaturale de conditions géographiques extrêmes, semblant faire écho à la
103
lettres », et, quoique dans une mesure variable, pour toutes les langues nationales. D’où le
va-et-vient éditorial entre un marché national croissant en langue vernaculaire et un
marché international en latin, avec des traductions dans les deux sens. A un mouvement
ancien, « descendant », des langues les moins connues vers les plus connues (du grec
voire de l’hébreu au latin, puis du latin au vernaculaire) ou « transversal » (d’une langue
nationale à l’autre), s’en ajoute un autre — dont le cas de Münster offre aussi un exemple
—, des langues nationales vers le latin, rendu nécessaire par l’élaboration nouvelle de
savoirs en langue vernaculaire.
NOTES
1. Pour le débat concernant l’apport de l’imprimerie aux progrès de la géographie (capitalisation
du savoir ou pollution par la multiplication de documents périmés ?), voir notamment la
discussion équilibrée d’Elizabeth L. Eisenstein, The Printing Press as an Agent of Change :
Communication and Cultural Transformation in Early Modem Europe, nouv. éd., Cambridge, 1991,
p. 508-519.
2. Pour ne pas entrer dans une bibliographie pléthorique, renvoyons à l’excellente synthèse de
Numa Broc, La géographie de la Renaissance (1420-1620), 2 e éd., Paris, 1986 (éd. orig., 1980).
3. [Francesco Bellinato], Discorso di cosmografía in dialogo…, dédicace (je cite d’après l’éd. de Venise,
1595) : « breve compendio delle tavole di Tolomeo ».
4. Domenico Mario Negri, Geographiae commentariorum libri XI, Bâle, 1557, p. 47-48.
5. Ibid., p. 52.
6. Ibid., p. 51.
7. Ibid., p. 55-56.
8. Ibid., p. 55: « Et si ad veteres historias nihil proficiant, ad posteriores tamen non inutiles puto
futuras. »
9. Ibid., p. 68.
10. Ibid., p. 56.
11. Roberto Almagià, « Miscellanea geografica, I : Un singolare plagio geografico », dans La
bibliofilia, t. 53, 1951, p. 62-65, rééd. dans id., Scritti geografici (1905-1957), Rome, 1961, p. 550-552.
12. N. Broc, op. cit., chap. VI.
13. Index des livres interdits, dir. J. M. De Bujanda, t. III, Index de Venise, 1549, Venise et Milan, 1554 (n
° 431), et t. VIII, Index de Rome. 1557, 1559, 1564 : les premiers index romains et l’index du concile de
Trente (n° 741), éd. J. M. De Bujanda, Sherbrooke (Canada)/Genève, 1987 et 1990.
14. Antonio Possevino, Bibliotheca selecta qua agitur de ratione studiorum in historia, in disciplinis, in
salute omnium procuranda, Rome, 1593, t. II, p. 218 (XV, xx).
15. Michel Simonin, « Les élites chorographes, ou de la Description de la France dans la
Cosmographie universelle de Belleforest », dans Voyager à la Renaissance (colloque, Tours, 1983), éd.
Jean Céard et Jean-Claude Margolin, Paris, 1987, p. 433-451, à la p. 443 n. (N. Broc, op. cit., p. 83,
donne en revanche 1552, 1560, 1572).
16. Sur la question des cartes, voir Numa Broc, « Les cartes de France au XVI e siècle », dans
Voyager à la Renaissance…, p. 221-241.
17. François de Belleforest, La cosmographie universelle de tout le monde…, auteur en partie Muenster,
mais beaucoup plus augmentée, ornée et enrichie… Paris, 1575, 3 vol.
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AUTEUR
MARC H. SMITH
École nationale des chartes.