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Traduire et adapter à la Renaissance

Dominique de Courcelles (dir.)

DOI : 10.4000/books.enc.1049
Éditeur : Publications de l’École nationale des chartes
Année d'édition : 1998
Date de mise en ligne : 26 septembre 2018
Collection : Études et rencontres
ISBN électronique : 9782357231313

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782900791264
Nombre de pages : 142

Référence électronique
COURCELLES, Dominique de (dir.). Traduire et adapter à la Renaissance. Nouvelle édition [en ligne].
Paris : Publications de l’École nationale des chartes, 1998 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/enc/1049>. ISBN : 9782357231313. DOI : 10.4000/
books.enc.1049.

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© Publications de l’École nationale des chartes, 1998


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1

Le mouvement de diffusion et de circulation des textes a donné lieu, pendant les XV e et XVI e
siècles, à un élan sans précédent de traduction et d'adaptation : les œuvres antiques récupérées
sont sujettes à de multiples modes d'appropriation, et celles des modernes, en un temps d'essor
des idiomes nationaux, cherchent leur voie entre les marchés géographiquement circonscrits de
l'édition vernaculaire et une circulation internationale qui ne saurait faire l'économie du latin.
Les actes de la journée d'étude Traduire et adapter à la Renaissance, tenue dans le cadre du cycle
annuel « Textes littéraires et sociétés, XVe-XVIIIe siècle », explorent le destin des textes à travers
les avatars auxquels les soumettent l'humaniste, le traducteur, le disciple, l'éditeur, le plagiaire
et le public ; au-delà, ils mettent en relief la réflexion qui se fait jour à la Renaissance sur les
rapports de la langue et du texte, d'un objet et d'un instrument, qu'il s'agit de perfectionner sans
cesse : la traduction n'est pas seulement le lieu où l'on s'approprie le savoir d'autrui mais aussi la
palestre où la langue, par la confrontation, s'étoffe et s'assouplit.
2

SOMMAIRE

Avant-propos
Dominique de Courcelles

Langue et traduction de la poésie chez Politien


« Doctaque me triplici recinet facundia lingua »
Fosca Mariani Zini
I. — LES TROIS LANGUES DE LA POÉSIE
II. — LES DISPOSITIFS DU MONTAGE POÉTIQUE TRADUCTION ET ADAPTATION
III. — LE SYSTÈME INTERNE DES RENVOIS : L’AUTO-TRADUCTION
IV. — L’IDÉAL DE LA GREFFE
V. — LES RÉSISTANCES DES LANGUES : LE PROBLÈME DU GENRE LITTÉRAIRE
VI. — LA COMPOSITION DES GENRES : LA CONSTRUCTION D’UNE LANGUE SAVANTE

Enjeux idéologiques de la traduction au XVI e siècle


L’exemple d’une des premières versions en castillan des « colloques » d’Érasme [Logroño, M. de Eguía, 1529]
François Géal
I. — LES MODIFICATIONS A CARACTÈRE IDÉOLOGIQUE
II. — L’ÉCRITURE DE LA DISSIMULATION

Traduire au nouveau monde


Pratiques de la traduction en Nouvelle-Espagne au XVIe siècle
Carmen Val Julián
I. — ORIGINES
II. — L’IMAGINATION AU POUVOIR
III. — VERS LE DÉCLIN
CONCLUSION

Traduire de l’italien
Ambitions sociales et contraintes éditoriales a la fin du XVI e siècle
Jean Balsamo

La « Silva de varia lección » de Pedro Mexía


Séville, 1540 ; Paris, 1552. Traduction et adaptation en Espagne et en France a la Renaissance
Dominique de Courcelles
I. — 1540. DES LIVRES LATINS DE « GRANDE AUCTORIDAD » A LA « SILVA DE VARIA LECCIÓN » :
UNE VARIANCE EN LANGUE CASTILLANE
II. — 1552. DE LA « SILVA DE VARIA LECCIÓN » AUX « DIVERSES LEÇONS » DE PIERRE MESSIE : LA
PREMIÈRE TRADUCTION EN FRANÇAIS PAR CLAUDE GRUGET
ÉPILOGUE

Points de vue et images du monde


Anamorphoses de textes géographiques de Strabon a Giovanni Botero
Marc H. Smith
3

NOTE DE L’ÉDITEUR
Actes de la journée d'étude organisée par l'École nationale des chartes (Paris, 15 mai
1997).
4

Avant-propos
Dominique de Courcelles

1 La Renaissance coïncide avec l’accroissement de la masse des textes traduits. Ce


phénomène est lié à la chute de l’Empire romain d’Orient, à l’humanisme et à la
redécouverte de l’Antiquité classique, à l’invention de l’imprimerie, aux controverses
liées à la Réforme. Le livre tel qu’on le connaît sous sa forme moderne naît à cette époque.
La traduction sélectionne, corrige, déforme, confronte les textes. Elle participe aux
grands débats scientifiques, philosophiques, théologiques et politiques. Non exempte de
violence, elle est une adaptation incessante du savoir au service des différents pouvoirs.
Elle contribue à l’élaboration du goût. Par la traduction et l’adaptation des textes
l’histoire littéraire croise l’histoire sociale, la violence idéologique et la constitution du
goût apparaissent durablement liées. La réflexion sur la parole efficace acquiert dans ce
contexte de nouveaux développements.
2 Ce livre est né d’une journée d’étude organisée à l’École nationale des chartes le 12 avril
1996, sous le titre « Traduction et adaptation des livres à la Renaissance ». Les
communications ont porté sur la France, l’Italie, l’Espagne et le Nouveau Monde. Nous
nous sommes surtout intéressés ici à la manière dont la traduction à la Renaissance remet
en question l’autorité de la lettre et en particulier de la lettre grecque ou latine, sert les
pouvoirs et parfois les individus, marque la montée des nationalismes et des langues
nationales. Ce volume regroupe les textes présentés et discutés lors du colloque, ainsi
qu’une contribution complémentaire qui nous a semblé élargir le champ de cette
réflexion.
3 Fosca Mariani Zini montre comment, à la fin du XVe siècle à Florence, l’humaniste Ange
Politien pratique l’écriture de la poésie en trois langues en raison de son intérêt pour les
poètes grecs, latins et italiens. Elle décrit les procédures qui lui sont propres de
traduction, d’adaptation et d’emprunts. Mais la langue vernaculaire n’est pas encore tout
à fait une langue savante. C’est une langue qui manque d’expérience et dont l’unification
reste toujours à faire, et le projet de sa construction est aussi difficile à réaliser que la
construction politique de l’Italie.
4 Luce Giard n’a pas pu nous donner sa communication dont nous nous contenterons
d’évoquer les grandes lignes. La réappropriation de l’héritage antique mathématique a
5

lieu à Venise et Padoue grâce aux collections d’ouvrages réunies, entre autres, par l’exilé
grec Bessarion. En 1559, le patricien vénitien Francesco Barozzi, qui enseigne à Padoue,
établit par sa traduction du commentaire de Proclus sur Euclide que les concepts
mathématiques, formes séparées de la matérialité, permettent à l’esprit humain d’accéder
au monde des intelligibles. Dans ce débat philosophique, le dogme chrétien de
l’Incarnation n’apparaît-il pas menacé ?
5 François Géal, à partir des versions castillanes effectuées entre 1526 et 1532 des Colloques
d’Érasme, examine les altérations du texte érasmien et montre que la traduction fait
émerger les contradictions d’une société prise entre les exigences christocentriques de
ses clercs et ses réflexes idolâtriques et qu’elle joue un rôle dans le débat théologique
entre protestantisme et catholicisme. Les traducteurs espagnols sont persuadés comme
Érasme de la supériorité de l’esprit sur la lettre, mais leur prudence prouve qu’ils ne sont
pas certains que le message évangélique puisse être confié à tous.
6 En ce qui concerne le Nouveau Monde, Carmen Val Julian remarque que l’activité de la
traduction, due aux missionnaires et aux fils des élites indigènes formés par eux,
accompagne étroitement les débuts de la conquête du Mexique. Les catéchismes en
langues américaines doivent favoriser l’obéissance des Indiens aux lois de l’Église et du
roi d’Espagne. Mais dès 1559, les traductions sont interdites. Ce qui compte désormais,
c’est l’uniformisation par le castillan impérial. Il est remarquable que, sous le même
prétexte de « mauvaise traduction », l’Inquisition confisque aussi bien les Colloquios
d’Érasme que les Diálogos de doctrina cristiana traduits en langues américaines.
7 Jean Balsamo décrit les ambitions sociales et les contraintes éditoriales des traducteurs
français d’ouvrages italiens. Traduire c’est « édifier le monument royal de la langue
française », c’est aussi plaire aux hommes de pouvoir : roi de France, libraires, nobles et
ecclésiastiques influents. La carrière de Gabriel Chappuys est en ce sens exemplaire.
8 Étudiant la composition et l’histoire de la Silva de varia lección écrite en 1539-1540 à Séville
par Pedro Mexía et traduite en italien dès 1544, puis en français en 1552 par Claude
Gruget, je m’attache à différencier les enjeux propres à la Renaissance du passage des
langues grecque et latine à la langue vernaculaire et du passage d’une langue vernaculaire
à une autre langue vernaculaire. Idéologie et politique entrent dans l’élaboration du goût
littéraire.
9 Observant que la réappropriation des géographes antiques, tels que Ptolémée et Strabon,
s’avère difficilement conciliable avec les données issues de l’expérience du XVI e siècle,
Marc Smith montre comment les traductions des textes géographiques exposent un
savoir nouveau, en lien avec l’origine nationale ou les intérêts particuliers de leur auteur.
Tel est le cas, en 1544, de la Cosmographie du théologien protestant allemand Sébastien
Münster qui, plus tard, subit le même sort dans les traductions et adaptations françaises
et italiennes. Peut-on encore parler de traduction, voire même d’adaptation ? Il est
remarquable qu’en 1550 l’allemande Cosmographie est traduite du vernaculaire en latin,
amorçant ainsi un nouveau mouvement de traduction qui se développera au XVIIe siècle.
10 Je remercie pour leur aide Yves-Marie Bercé, directeur de l’École nationale des chartes, et
l’ensemble des intervenants, PURA 1242 du C.N.R.S. dirigée par Augustin Redondo, Marc
Smith, secrétaire général de l’École, qui a assuré la publication de ces actes, Isabelle Diu,
directeur de la bibliothèque de l’École, ainsi que les étudiants de l’École qui ont pris part à
l’organisation et à la tenue de la journée d’étude.
6

Langue et traduction de la poésie


chez Politien
« Doctaque me triplici recinet facundia lingua »

Fosca Mariani Zini

A Simone Guillot, à ses collections de sables.

1 Avec la paix de Lodi (1454), les États principaux de la péninsule, Milan, Venise, Florence,
Naples et la papauté, connurent une situation d’équilibre. Florence en profita pour
rétablir sa cohésion interne et en particulier le pouvoir des Médicis1. Après la conjuration
des Pazzi (1478), Laurent exerça une forte influence sur la vie politique et culturelle de la
ville, ou pour mieux le dire fit de la vie culturelle une arme politique. En ce sens, les
humanistes qui l’entourèrent se prêtèrent aussi bien à ses intérêts littéraires qu’à ses
desseins politiques, les deux étant souvent entremêlés. Angelo Ambrogini, dit le Politien
(1454-1494), fut l’un de ces humanistes, qui entra très jeune à sa cour et qui en connut les
péripéties. Ainsi, il devint le secrétaire de Laurent et le précepteur de son fils Piero. Il fut,
dans un premier temps, un poète très actif dans la vie de cour2. En outre, l’historiographie
reconnaît aujourd’hui la main de Politien dans l’Épître aragonaise que Laurent fit préparer
en 1476-1477 : cette lettre introduisait un recueil de poésies toscanes préparé pour le fils
du roi de Naples3 et elle visait à défendre l’idée d’une suprématie culturelle de Florence.
Cependant, après une rupture avec la famille des Médicis (1479-1480) et un séjour dans
l’Italie du Nord, Politien rentra à Florence, et tout en jouissant de la protection de
Laurent, il fut un peu plus libre de travailler pour lui-même, délaissant quelque peu la vie
active ; il se consacra surtout à l’étude des œuvres anciennes et devint professeur d’art
oratoire et de poétique au Studio florentin en 1480 4. Il survécut deux ans à la mort de
Laurent, tâchant par son recueil de lettres de défendre la politique de Piero contre
l’offensive d’une autre branche des Médicis, celle de Lorenzo di Pierfrancesco5.
2 Politien participa par ces nombreux aspects à la vie politique de Florence mais sa
recherche demeure essentiellement une activité personnelle6. En ce sens, la pratique de
trois langues, le grec, le latin, le toscan, appartient à sa réflexion sur la culture et à
l’exercice de celle-ci comme auteur, en nom d’auteur7
7

I. — LES TROIS LANGUES DE LA POÉSIE


3 Il le dit lui-même :
Sed tu (si qua fides) tu nostrum forsitan olim,
O mea blanda altrix, non aspernabere carmen,
Quamuis magnorum genitrix, Florentia, uatum;
Doctaque me triplici recinet facundia lingua 8.
4 Politien tient donc à acquérir la fama auprès de la posterité en tant que poète écrivant en
trois langues. Ce vœu ne va nullement de soi pour au moins deux raisons ; ces langues
n’ont pas le même statut et la poésie n’est pas, chez Politien, la seule pratique de la
langue.
5 D’abord, il y a beaucoup de langues, et peut-être pas assez : le grec est la langue
matricielle du savoir, mais elle n’est plus 9 ; le latin demeure encore la langue de culture,
mais n’est pas la langue maternelle10 ; le toscan possède une tradition poétique, mais il
n’est pas encore une langue savante : il a besoin d’être défendu11.
6 En outre, si Politien écrit en trois langues, il ne leur consacre ni la même assiduité ni le
même traitement12, de sorte que l’historiographie a longtemps présupposé un itinéraire
selon lequel le poète se serait consacré d’abord au vernaculaire et tourné par la suite
davantage vers la poésie latine. De plus, chez Politien, la grammaire accompagne l’activité
poétique, mais cette alliance n’est pas dépourvue de tensions13. Enfin, l’étude de la
dialectique et, en particulier, de la logique d’Aristote, devient, dans les dernières années,
l’une de ses occupations majeures14.
7 Ces deux itinéraires15, de la poésie vernaculaire à la poésie latine, et de la poésie à la
grammaire, ont été remis en question par un imposant travail philologique16 qui a
suggéré de voir le possible élément fédérateur des pratiques de Politien dans ce que l’on a
désormais coutume d’appeler l’« humanisme de la parole »17. Cette expression souligne,
pour les œuvres de Politien, le rôle central que la parole joue dans la constitution de l’
humanitas et le rapport étroit qui lie le langage à la tradition. Cependant, certaines
difficultés demeurent qui, n’ébranlant peut-être pas le cadre de cette hypothèse, peuvent
en nuancer la lecture globale. Ce qui reste difficile à comprendre est la diversité des
accents de cet « humanisme de la parole » ; si le parcours intellectuel de Politien n’est pas
marqué par des coupures radicales, la seule continuité ou le désir de complétude n’en
restituent pas non plus le mouvement. Au contraire, des temps d’arrêt scandent l’œuvre de
Politien ; ceux-ci ne présentent ni les traits d’une argumentation conséquente ni une
pratique explicite d’auto-réflexion, mais ils se manifestent plutôt comme des moments de
suspension du jugement et d’inquiétude qui laissent apercevoir des difficultés et de
nouvelles exigences. Les traces de ces perplexités sont nombreuses dans sa poésie : la
pratique du grec reste cantonnée à la traduction partielle de l’Iliade et à des épigrammes ;
son œuvre latine se situe d’abord dans un registre élégiaque et devient, par la suite, dans
les Syluae, un instrument pédagogique et critique ; enfin, des œuvres comme les Stanze et
l’Orfeo représentent deux tentatives différentes pour donner forme à un genre composite
et nouveau dans le vernaculaire dont la tradition savante reste à faire, tentatives qui
demeureront sans suite. Son art grammatical est pareillement marqué par des scansions 18
qui ne sont pas complètement intelligibles à partir du désir d’approfondir la nature
organique de la langue ; l’étude de la tradition dialectique est poursuivie par Politien
grammairien et témoigne de son exigence de se confronter aux instances formelles et
8

argumentatives du discours, au-delà de l’intérêt porté à la fonction fondatrice d’humanitas


et aux liens entre la tradition et la parole.
8 Je me consacre ici qu’à la pratique de la poésie en trois langues de Politien, essayant d’en
mettre en évidence les difficultés internes qui peuvent peut-être éclaircir certains temps
d’arrêt de son œuvre. Ces difficultés tiennent, à mon avis, à une certaine idée de la langue
qui se constitue dans sa pratique de la poésie et qui se heurte, en même temps, à son
usage des trois langues. Celles-ci, en effet, ne sont pas un simple facteur de multiplicité ;
ce n’est pas leur nombre mais leur statut qui présente des résistances. Ainsi, je procéderai
de la manière suivante : après avoir mis en avant les dispositifs qui caractérisent la poésie
de Politien, je chercherai à dégager l’idée de langue qu’ils mettent en œuvre. Ensuite,
j’essaierai de déceler les résistances que l’usage de trois langues offre à cette même
pratique de la langue afin d’éclaircir quelque peu le sens des différentes directions
empruntées19 par Politien dans son œuvre20.

II. — LES DISPOSITIFS DU MONTAGE POÉTIQUE


TRADUCTION ET ADAPTATION
9 Le lien entre l’humanisme et la parole se situe, d’abord, sur le plan d’une langue de
culture, au sens où la pratique de la parole se rapporte toujours, pour Politien, à l’horizon
de la tradition : il n’y a pas de parole qui n’appartienne à une certaine tradition et il ne
peut y avoir de langue qui ne soit savante. Ainsi, la poésie de Politien est caractérisée
essentiellement, dans le détail, par des procédures de montage qui font de la référence à la
tradition le moment central de la composition : traduction, centon, variation sur un
thème et accommodation sont les dispositifs majeurs de sa poésie en trois langues. C’est
une pratique qui ne s’exerce pas seulement entre les deux langues de culture, le grec et le
latin, mais qui structure aussi la poésie en vernaculaire où elle assume une fonction
constitutive ; ici, le montage ne sert pas seulement à l’imitation et à l’innovation, mais il
est la procédure qui peut faire du vernaculaire21 une langue de culture à part entière.
C’est en empruntant à la tradition qu’une langue vernaculaire savante se constitue, de
même que le latin s’est formé, en partie, par la reprise et la reformulation des éléments
grecs.
10 Ce travail d’emprunt est particulièrement évident dans les Stanze 22 : cette œuvre de
jeunesse en vernaculaire présente les traces du travail poétique de Politien sur les trois
langues. Les emprunts aux traditions sont de genre différent : syntaxiques23 en partie,
mais surtout lexicaux. La poésie de Politien révèle un intérêt prédominant pour les
expressions singulières qui comportent une force expressive : les emprunts concernent
en fait surtout des adjectifs, des noms, ou des formules ayant trait aux qualités de la
description des phénomènes. En ce sens, toute expression comporte un noyau originaire
de signification, qui par son caractère qualitatif et allusif peut être employé différemment
selon la circonstance poétique.
11 L’emprunt et le montage des expressions singulières concernent des simples termes, des
tesselles24 lexicales, des formules et, également, des éléments mythiques qui peuvent être
réinvestis dans différentes fabulae. Nous pouvons évoquer quelques exemples afin de
mettre en avant les dispositifs propres à la poésie de Politien. Dans le passage concernant
le royaume de Vénus25, où le poète s’attarde sur la description des bas-reliefs des portes,
l’une des histoires sculptées représente le rapt d’Europe, on lit :
9

Vera la schiuma e vero il mar diresti, Verum taurum, freta vera putares

e vero il nicchio e ver soffiar di venti ; (Ov., Mit., VI, 104.)

la dea negli occhi folgorar vedresti,

e’l ciel riderli a torno e gli elementi ;

l’Ore premer l’arena in bianche vesti,

l’aura incresparle e crini distesi e lenti ;

non una, non diversa esser lor faccia, facies non omnibus una, | non diuersa

come par ch’a sorelle ben confaccia. tamen, qualem decet esse sororum

(Stanze, I, 100, 1-8.) (Ov., Mét., II, 13-14.)

12 Ce passage témoigne aussi bien d’un travail patent de traduction que de celui, plus caché,
d’adaptation et de montage : le début est en effet un écho d’Ovide tandis que la fin en est
une traduction presque littérale. De plus, l’emprunt ne comporte pas seulement une
variation dans le choix des termes mais aussi une autre figure : le chiasme ovidien est
transformé en anaphore et l’effet est redoublé. La traduction, fidèle, recherche aussi un
effet de rime dans la structure de l’octave (faccia… confaccia). En outre, le terme nicchio
(100, 2), coquille, renvoie aussi à la fin de la stanza précédente (99, 8 : gir sovra un nicchio, et
par che’l cel ne goda), donnant lieu à une des techniques les plus prisées par Politien, celle
de coblas capfinidas, qui est ici, à vrai dire, déplacée d’un vers, mais c’est aussi un emprunt,
plus dissimulé que pour Ovide, à Tibulle, Carm., III, 3, 34. Et encore : folgorar (100, 3) est
une qualité des yeux très présente chez Pétrarque26 et que l’on retrouve dans d’autres
moments de la poésie de Politien27.
13 Quelquefois, la formule de Politien est le résultat de plusieurs souvenirs ; par exemple, à
propos de la description d’une beauté féminine :

Rideli a torno tutta la foresta,

e quanto può suo cure disacerba; con diletto l’affanno disacerba

nell’atto regalmente è mansueta, (Pétrarque, RVF, CXC, 8.)

e pur col ciglio le tempeste acqueta. vultu quo caelum tempestatesque serenat.

(Stanze, I, 43, 5-8.) (Virg., Aen., I, 255.)

14 Mais, au-delà du souvenir virgilien, la dernière image est aussi la composition des
souvenirs ovidiens et pétrarquesques ; de plus, Politien l’utilise dans d’autres lieux de sa
poésie, en opérant des variations28. Ainsi le montage de citations procède-t-il par
10

découpage, stratification, recomposition : un même vers peut en effet supporter un


emprunt textuel, la trace d’un souvenir, la superposition de plusieurs expressions.
15 Dans le vernaculaire des Stanze le grec est également présent, aussi bien comme source
directe29 que sous la forme des fragments de traduction que Politien a rendus d’abord en
latin et adaptés par la suite au vernaculaire. Qu’on lise, par exemple, le passage suivant :

Eron già tutti alla risposta intenti

e pargoletti intorno all’aureo letto,

quando Cupido con occhi ridenti,

tutto protervo nel lascivo aspetto,

si strinse a Marte, e colli strali ardenti faciesque proterva (Moschos, Idyll., I, 12).

della faretra gli ripunse il petto,

e colle labra tinte di veleno multa venena labris (Moschos, Idyll., I, 29).

baciollo, e’l fuoco suo gli misse in seno. Conticuere omnes intentique ora tenebant.

(Stanze, II, 1, 1-8.) (Virg., Aen., II, 1.)

III. — LE SYSTÈME INTERNE DES RENVOIS : L’AUTO-


TRADUCTION
16 Ce passage témoigne d’un autre aspect de la poésie de Politien, l’auto-traduction et
l’adaptation des mêmes expressions dans les trois langues. Ainsi, sa poésie met en forme
un système interne de renvois ; les tesselles lexicales ne sont pas seulement transposées d’un
contexte à l’autre, mais sont aussi accommodées d’une langue à l’autre. Son aisance dans
les trois langues fait de sa poésie un véritable « laboratoire »30 : les dispositifs de montage
ont lieu à l’intérieur de la même langue, mais aussi entre le latin et le vernaculaire 31 et,
parfois, entre les trois langues32.
17 Tout comme dans les procédures d’adaptation et de traduction, l’auto-traduction et
l’exercice d’accommodation dans les trois langues portent, en premier lieu, sur des
expressions singulières ayant trait à la description des qualités, humaines, animales ou
végétales ; la poésie de Politien tend à constituer un répertoire des qualités
phénoménales qui se prêtent à être aisément transposées d’une langue à l’autre. Or, on
pourrait remarquer que les qualités secondaires sont, par leur caractère subjectif et
sensible, les moins transmissibles et adaptables. Mais la poésie de Politien n’est
aucunement une poésie de l’immédiateté : puisqu’elle est composée, dans le détail, par le
tissu des emprunts à la tradition, elle opère par conséquent une forte littérarisation de
l’expérience. Celle-ci est donc restituée sous la forme d’un palimpseste de citations, de
fragments de traduction, d’accommodation. Ainsi l’emploi des montages de citations pour
la description des qualités phénoménales, aussi bien de la nature33 que du corps humain,
n’est-il pas tant un aspect patent de cette poésie que l’exhibition d’un programme : le
11

corps décrit est avant tout un corps textuel34. L’intérêt de Politien pour les aspects les plus
crus de l’existence, comme la maladie dans ses effets de décomposition corporelle ou la
vieillesse dans ses aspects répugnants, se comprend aussi comme un exercice de
littérarisation35 qui est certainement une forme de maîtrise de l’expérience. Le corps
malade met en évidence la décomposition et la recomposition dont la poésie est capable ;
dans cette perspective, la description détaillée de la beauté féminine ne relève pas moins
des mêmes procédés de morcellement du corps36. La littérarisation de l’expérience a pour
conséquence que la langue qui la restitue produit un effet de réalité. Celui-ci ne suppose
évidemment pas une équation entre la littérature et la réalité, mais il renvoie au caractère
sédimenté de la langue : dans la tradition, tous les éléments qui mettent en forme
l’expérience, et qui peuvent être décrits, y sont comme déposés. Cet aspect est, à mon
avis, explicité chez Politien par une des principales qualités de la langue poétique : son
abondance, sa copia ; dans les Syluae, nombreuses sont les formules qui qualifient la
langue par sa richesse, telles que : felix opulentia, ingens copia rerum, sermo potens.
18 Au-delà des éléments lexicaux ou des simples formules, Politien travaille également sur
des unités de signification ou des « unités sémantiques »37 qui sont constituées par le
montage de certains aspects venant se greffer, au cours de la transmission de la tradition,
sur un moment initial, celui-ci opérant comme un centre d’agrégation. Parmi ces unités
se trouvent des mythes, ou des éléments mythiques, qui sont réinvestis dans des
ensembles différents. C’est le cas d’Orphée38 qui devient, dans l’œuvre de Politien, une
unité agrégée, dont les éléments décomposables sont différemment mis en avant. Il est
vrai que, par la transmission de son mythe, l’Orphée que Politien connaît a déjà acquis
plusieurs aspects : la difficulté d’interpréter d’une façon univoque l’Orphée de Politien
tient aussi à ce caractère composite du mythe ; en ce sens, Orphée peut revêtir plusieurs
rôles, et même en supporter plusieurs à la fois. Ainsi, dans Nutricia, Orphée représente
avec Apollon la fonction civilisatrice de son chant39 et, un peu plus loin, il est présenté en
harmonie avec la nature ; sa mort est aussi racontée, en insistant sur la naissance de
l’astre Lyre : il est vaincu par la loi cruelle qui lui a repris Eurydice40. Orphée est ici son
chant, sa poésie comprise par la nature, éducatrice des hommes ; toutefois, ces éléments
qui appartiennent à la tradition mythique sont réinvestis dans des figures qui, tout en y
faisant allusion, s’en éloignent sensiblement. En fait, la cosmologie et la théologie qui
structurent le mythe d’Orphée constituent un vague arrière-fond : la nature d’Orphée a,
chez Politien, les traits d’une nature bucolique découverte pendant une promenade à la
campagne, et l’aspect enchanteur de sa voix n’a pas la force dramatique d’une initiation.
Orphée représente la force de la poésie dans ses aspects de consolation et de persuasion,
presque d’édification ; la lecture christianisante va dans cette direction. En outre,
l’Orphée de Politien ne goûte pas à l’incompréhension des hommes ou à la solitude des
réformateurs, mais seulement à la rage des femmes délaissées. Le festin des Argonautes
où, dans Manto, Orphée se retrouve, n’est pas non plus une communauté mythique ; il
chante et les console, exprimant d’ailleurs un certain penchant pour le jeune Achille,
lequel essaie maladroitement d’imiter son chant. Dans cette scène, Orphée n’a pas le
poids d’un mythe ; il sert plutôt, par l’allure qu’il en garde, à évoquer le paysage
champêtre des Bucoliques, et à instaurer le parallèle, d’une part, entre le chant de Virgile
et celui d’Orphée et, d’autre part, entre la maladresse de Politien, qui voudrait imiter le
Mantouan, et celle du jeune enfant, gaucherie atténuée quand même par le caractère
illustre du personnage41.
12

19 Orphée est, à chaque fois, l’écho de son mythe, mais il se comporte surtout comme la
structure d’accueil d’autres éléments qui, tout en s’y rattachant, donnent lieu à différents
parcours de signification. En fait, la cosmologie et la théologie du mythe d’Orphée n’en
constituent plus la structure fondamentale, mais elles demeurent le noyau originaire qui
permet d’agréger d’autres éléments. Orphée devient l’unité d’éléments composables et
décomposables de plusieurs fabulae , et, en ce sens, il perd sa qualité mythique en
acquérant un caractère fonctionnel42.

IV. — L’IDÉAL DE LA GREFFE


20 Or, ces dispositifs de montage étant mis en avant, il est possible d’éclaircir l’idée de langue
poétique à laquelle ils donnent forme ; celle-ci me semble caractérisée par l’idée de greffe.
Les emprunts lexicaux, les variations sur un thème et les unités sémantiques peuvent être
considérés comme des formes diverses de greffe, laquelle est une jointure entre deux
éléments, ayant des propriétés communes, et comporte une innovation43. Ce qui
caractérise pourtant la poésie de Politien est, comme nous l’avons vu, une modalité
spécifique de greffe. Celle-ci opère en effet sur des éléments singuliers et signifiants, qui
renvoient à des qualités de la description et comportent une charge expressive. C’est la
nature de ces éléments qui assure, à mon avis, la réussite de la greffe. Noms, adjectifs,
verbes, formules descriptives sont comme des structures d’accueil qui peuvent donner lieu
à des unités différentes, formant plusieurs combinaisons par des liens d’association ou de
contiguïté, dans des séries qui sont en principe infinies car elles relèvent des opérations
descriptives. Ces unités comportent surtout un pouvoir allusif, car elles ne cessent ni
d’évoquer les noyaux originaires de signification, ni de s’agréger avec d’autres éléments
qui peuvent résonner ensemble44. Plus que leur pouvoir métaphorique, c’est cette force de
résonance qui caractérise, à mon avis, les greffes ; toute unité résonne, en effet, des
qualités qu’elle a acquises au fil de la transmission culturelle45. Cependant, la greffe est
davantage l’idéal de la langue savante que son dispositif. Cet idéal se situe en particulier
sur deux niveaux, à l’intérieur de la poésie et sur le plan des rapports entre les langues : il
définit la poésie par sa puissance générative et distingue les langues par leur généalogie.
21 La greffe est, d’abord, ce qui permet à la langue de se reproduire, de créer un effet
d’abondance qui accompagne et spécifie l’effet de réalité : la copia n’est pas tant la nature
de la poésie que son but. En rappelant que l’origine commune de toutes les formes
possibles de poésie se trouve dans Homère, Politien souligne cet effet prolifique : en ce
sens, l’image traditionnelle du fleuve de l’éloquence remplit une fonction
programmatique dans la généalogie des styles et des genres poétiques qu’il dessine dans
Nutricia :
Utque parens rerum fontes et flumina magnae
Suggerit Oceanus terrae, sic omnis ab istis
Docta per ora uirum decurrit gratia chartis;
Hinc fusa innumeris felix opulentia saeclis
Ditauit mentes, tacitoque infloruit aeuo;
Omnia ab his et in his sunt omnia, siue beati
Te decor eloquii seu rerum pondera tangunt46.
22 Par ailleurs, les langues qui ont des liens certains de parenté se relaient entre elles par
des procédés de greffe qui en assurent la généalogie mais qui compliquent le rapport de
filiation ou de succession chronologique : la greffe comporte une descendance qui, par les
dispositifs de montage eux-mêmes, est loin d’être linéaire, et elle peut être surtout le lieu
13

d’une possible amélioration. Ainsi, le respect pour la langue matricielle de la culture, le


grec, ne va pas sans la mise en évidence de ses failles et, par là, des mérites du latin et du
toscan. En grammairien, Politien recommande la connaissance du grec pour la
compréhension de la langue et de la littérature latines ; toutefois, il n’est pas certain que
cela corresponde à une suprématie de la langue grecque : au contraire, la connaissance de
celle-ci est surtout intéressante lorsqu’elle accompagne la pratique du latin. Le projet
d’un Epigrammaton Latinorum et Graecorum liber, témoigne de cette approche conjointe des
deux langues, au moins pour ce genre poétique. Politien ne traite pas seulement des
thèmes assez proches, mais il procède à une véritable œuvre d’adaptation et d’auto-
traduction. Qui plus est, la rivalité et l’envie marquent également les rapports entre ces
deux langues savantes, témoignant par là une forme de dépendance qui n’est pas
dépourvue d’une certaine autonomie. Pour la mort de Théodore Gaza, par exemple,
Politien écrivit une série d’épigrammes47 dans lesquelles il célébra sa double excellence,
en grec et en latin. Toutefois, ce double mérite s’accompagne d’une certaine rivalité et
même d’une subtile défense de la supériorité du latin ; une référence plus dissimulée à
Dante semble en outre rompre une lance pour le vernaculaire ; lisons les deux
épigrammes suivantes qui sont aussi l’expression du dispositif d’auto-traduction et
d’auto-adaptation que j’ai rappelé ci-dessus :
’Eλλὰς µέv, Θεόδωρε, σὲ µᾶλλov ϰλαῦσε θαvόvτα
Tύρϰιov ἥ ὄτε µιv ἑξαλάπαξε γέvoς’
ϰαὶ γάρ ἑ τò σϰῆπτρόv πoθ’ὁ βάρβαρoς ἑιλε τὺραvvoς,
vῦv δέ ϰλέoς γλώττης ϰλέψατo µoιρ’ ὀλoή.
ἁλλά vυ ϰαὶ Ῥώµης ὑπò πρὶv πoλέµω δεδάµασται,
πρῶτov δ’αὖ γλώττης πτῶµα τόδ’ ὁι συέβη.
(Epigr. gr., XV.)
Diruta barbaricis defessaque Graecia telis
Sola fuit: Lethen nunc quoque lingua tenet
Scilicet haec culti uiguit sub pectore Gazae,
Et quo cum uiguit pectore fida cadit.
Multis tanta feri nocuit victoria Turci;
Pluribus infesta est mors, Theodore, tua.
(Epigr. lat., LXXIII, In eundem.)
23 La Grèce pleure la mort de Gaza qui représente une catastrophe bien plus grave que
l’invasion des Turcs, car ce qu’elle perd avec lui, c’est la gloire de la langue (kleos glottès).
Ainsi, Politien souligne que la langue grecque n’est plus, suggérant, par le souvenir de
l’invasion turque, qu’elle ne l’est plus depuis longtemps. De plus, dans la version grecque,
donc dans la langue maternelle de Gaza, il rappelle que la Grèce fut vaincue une première
fois par Rome aussi bien dans le domaine des armes que dans celui de la langue ; la
supériorité de la langue latine est affirmée dans la langue grecque. Enfin, l’expression « la
gloire de la langue » est un emprunt à Dante48. La généalogie des langues comporte donc
des rapports de dépendance qui ne sont pas dépourvus de tensions ; la rivalité engendre
la ruine d’une langue et la suprématie de l’autre. Et pour le dire, une expression en
vernaculaire peut aider.
14

V. — LES RÉSISTANCES DES LANGUES : LE


PROBLÈME DU GENRE LITTÉRAIRE
24 L’usage de trois langues n’est pas seulement un facteur de multiplication, mais introduit
des motifs de perplexité à l’intérieur de cette idée de la langue. Les difficultés se
cristallisent, à mon avis, autour du dispositif de la greffe dans l’usage de trois langues.
25 J’ai suggéré que la réussite de la greffe dépend, dans la poésie de Politien, de la nature
spécifique des éléments sur lesquels elle s’effectue. Mais toutes les greffes ne réussissent
pas, car elles ne portent pas toutes sur des expressions singulières, qualitatives. Si les
noms, les adjectifs, les unités mythiques se prêtent aux dispositifs de montage, la langue
ne se réduit pourtant pas à ces éléments, à l’humanitas de ces paroles. Au contraire, les
langues présentent des résistances aux procédures de greffe de la part d’éléments de
nature qui, tout en présentant de nombreuses différences, ont pourtant en commun une
structure formelle49. Parmi ces éléments, le genre littéraire est celui qui présente une
résistance importante à l’idée et à la pratique de la langue poétique de Politien ; c’est à
son niveau que l’idéal de la greffe se heurte à l’usage de trois langues qui, par leurs statuts
différents, ne se prêtent pas à la même formalisation50.
26 On peut repérer les traces de cette résistance et du relatif moment d’arrêt qu’il promeut,
plus que dans une argumentation conséquente, dans deux moments du savoir-faire de
Politien : dans l’attention constante qu’il accorde à l’histoire des genres et dans les
tentatives qu’il a opérées pour donner forme à des genres composites dans la poésie en
vernaculaire.
27 Dans la généalogie des genres et des styles qu’il présente dans Nutricia, Politien semble
privilégier l’axe de la continuité : un véritable cortège de savants et de poètes défile à
partir d’Homère, source matricielle de tous, devant la postérité51. Toutefois, cette
continuité connaît également des temps d’arrêt ; de même que la généalogie des langues
ne suit pas simplement un parcours linéaire, de même la généalogie des genres et des
styles ne se borne pas à une transmission sans heurts. La rivalité peut être le signe d’une
possible amélioration dans la succession des auteurs qui s’éprouvent dans le même genre
et dans des langues différentes. En ce sens, l’épigone peut dépasser le modèle ancien ;
c’est le cas de Virgile par rapport à Homère lui-même :
Proximus huic autem, uel (ni ueneranda senectus
Obstiterit) fortasse prior, canit arma uirumque
Vergilius; cui rure sacro cui gramine pastor
Ascraeus siculusque simul cessere uolentes52.
28 Mais cette généalogie ne comporte pas seulement des degrés d’excellence, par le biais de
la compétition. La transposition des genres rencontre des entraves d’une langue à l’autre ;
l’exemple d’Ennius est particulièrement significatif, car il écrivit en trois langues et
essaya dans sa poésie de mêler les genres littéraires53 :
Jam senior triplici uates qui corde superbit,
Maeonides Italis (ni fallunt uisa) secundus,
Bella horrenda tonat Romanorumque triumphos,
Inque uicem nexos per carmina digerit annos;
Arte rudis, sed mente potens, parcissimus oris,
Pauper opum, fidens animi, morumque probatus,
Contentusque suo, nec bello ignarus et armis54.
15

29 Le jugement de Politien n’est donc pas dépourvu d’ambiguïté. Politien rappelle les
qualités indéniables d’Ennius : une vie probe, une assurance personnelle et un esprit
puissant, mais il souligne également son art rudimentaire et comme une insuffisance dans
les moyens expressifs, qui se traduit par la parcimonie des mots. Il n’est pas aisé de
comprendre à quel niveau se situe cette pauvreté, si celle-ci appartient à la langue, dans
un certain moment de la transmission, ou au langage de l’auteur. Politien revendique le
travail d’appropriation que tout auteur accomplit par rapport à la tradition et qui le
soustrait à une imitation servile ; il parle lui-même en son nom, en nom d’auteur55.
Cependant, il s’attarde parfois sur des caractères qui semblent relever de la langue elle-
même, ou du moins, d’états de la langue à un moment donné. L’individuation dans la
langue ou par la langue n’est pas chez Politien l’objet d’une réflexion, mais elle suscite
une préoccupation qu’il ressent comme poète et grammairien. Un passage sur Lucrèce
porte, à mon avis, les traces de cette inquiétude ; des difficultés semblent en fait
présentes dans sa poésie :
Nec qui philtra bibit nimioque insanus amore
Mox ferro incubuit, sic mentem amiserat omnem,
Vt non sublimi caneret Lucretius ore
Arcanas mundi causas elementaque rerum;
Doctus, et arpino tamen exploratus ab ungui.
Scilicet et ueteres naturam pandere Grai
Carmine tentarunt celebri: ceu maximus ille,
Aerisonas pedibus qui quondam inductus amyelas,
Insiluit siculi rapidum cratera camini;
Et cui de uocum tenebris cognomina flenti
Addita; quosque alios studio sapientia dulci
Implicuit, cecinitque diu memoranda uetustas56.
30 Politien souligne le caractère sublime du chant de Lucrèce restituant les secrets du monde
et les causes des processus naturels, mais il rappelle que son œuvre fut corrigée par
Cicéron57. Politien ne précise pas davantage de quel genre de difficultés et de corrections
il s’agit ; il est difficile de comprendre si les obstacles tiennent au sujet, à savoir les
secrets de la nature, ou à l’insuffisance de la langue, et encore si celle-ci concerne la
langue latine, corrigée grammaticalement par Cicéron, ou la langue personnelle du poète,
dont la folie est rappelée au début, en soulignant qu’elle n’empêcha toutefois pas Lucrèce
d’écrire. Cette tension me semble confirmée dans la remarque qui suit ; Politien rappelle
que les Grecs tentèrent également de dévoiler la nature, mais il n’ajoute pas si ces efforts
parvinrent à leur terme. La difficulté semble tenir avant tout au sujet, mais les noms
d’Empédocle et d’Héraclite sont ici rappelés par des allusions qui rendent ambigu le
jugement sur leur œuvre. Empédocle est rappelé par son plongeon dans le cratère de
l’Etna58, alors qu’Héraclite est présenté comme le poète pleurant à la langue obscure59.
Finalement, Politien coupe court, évoquant laconiquement « tous les autres » qui se
consacrèrent à la douce étude de la nature, donnant lieu à une uetustas digne de
renommée60. Ces tentatives grecques, qui semblent moins sublimes que celle de Lucrèce,
provoquent la suspension du jugement ; il est difficile de dire si elles ont vraiment réussi
dans la douce étude et quel genre de difficulté elles ont rencontré.
31 Dans la continuité des genres, il y a donc des moments de suspension et même de
discontinuité ; la rivalité, qui peut susciter une amélioration, connaît également des
réussites partielles, voire des impossibilités. Car il est des genres qui ne conviennent pas à
toutes les langues. Reprenant un ancien lieu commun, Politien déclare :
16

Claudicat hic Lautium, uixque ipsam attingimus umbram


Cecropiae laudis; grauitas romana repugnat
Scilicet61.
32 La poésie comique répugne donc à la grauitas romaine, et cette impossibilité renvoie à une
qualité quasi-psychologique qui semble appartenir à la langue62.

VI. — LA COMPOSITION DES GENRES : LA


CONSTRUCTION D’UNE LANGUE SAVANTE
33 Tout comme la poésie comique ne réussit pas à la grauitas romaine, l’épos ne semble pas
convenir au vernaculaire, les Stanze restant inachevées et n’ayant pas de suite. Les
difficultés rencontrées dans l’étude de la généalogie des genres sont saisies sur le vif dans
l’activité du poète et, en particulier, dans ses tentatives pour donner lieu à des genres
composites en vernaculaire. Ce qui distingue en fait les langues de culture grecque et
latine du vernaculaire est que celui-ci reste à faire, il n’est pas encore tout à fait une langue
savante. Cette différence de statut fait toucher du doigt les limites de l’idée de langue de
Politien, car les résistances que la transposition des genres connaît, sur le plan du toscan,
renvoient aux compétences des langues qui excèdent leurs possibilités expressives. Le
problème se pose alors de savoir comment construire une langue savante, et si les procédures
de montage, s’appuyant sur l’idéal de la greffe, sont à cet égard légitimes. Cette
interrogation dépasse le domaine de la poésie ; les entraves que le vernaculaire rencontre
pour devenir une langue savante à part entière introduisent des sujets d’inquiétude quant
aux stratégies de transmission de la culture et de la possibilité même de la transmission.
Ainsi les tentatives de Politien pour donner forme à des nouveaux genres en vernaculaire
me semblent-elles témoigner aussi bien de l’effort de construire une langue savante que
des difficultés que ce projet rencontre lorsque les modalités de la transmission s’appuient
sur les valeurs expressives de simples formules. Ces résistances ne sont pas réfléchies
dans une argumentation cohérente, mais elles commandent un moment d’arrêt ; la
recherche des genres composites en vernaculaire n’est plus poursuivie après l’Orphée, et
la poésie latine devient prédominante, entraînant un changement de perspective : dans
les Syluae, en fait, l’innovation se lie plus étroitement à la transmission et la poésie joue
un rôle pédagogique et critique.
34 En effet, les deux œuvres poétiques en vernaculaire posent le problème de leur genre. Au
premier abord, les Stanze appartiennent au genre de la giostra 63. Le mètre, l’octave, se
rattache à la tradition chevaleresque, mais il s’agit avant tout d’un poème épidictique,
structuré par tableaux, récits mythologiques, comportant donc une forte composante
digressive. Mais son aspiration, telle qu’elle est affichée dans le proemium, est d’être une
œuvre épique. Or, les Stanze restent inachevées de même que la traduction de l’Iliade ;
Homère demeure, certes, la source de la poésie et de la science, mais il ne constitue pas le
seul modèle64. Le projet d’un épos en vernaculaire est par la suite abandonné, si bien que
Politien se tourne davantage vers une poésie qui emprunte à la latinité d’argent sa
réflexion sur les genres65 et ses tentatives pour donner forme à des genres composites66.
35 En ce sens, l’Orphée met en forme cette tentative d’un genre composite, si bien que
l’historiographie se trouve encore aujourd’hui dans l’embarras devant cette œuvre67 :
c’est sans doute une action scénique, mélangeant des modalités de la représentation
sacrée avec le drame pastoral, et qui n’est pas dépourvue de moments satiriques. Malgré
la diversité des lectures, on peut repérer dans l’Orphée comme un moment de réflexion ou
17

de suspension du jugement ; l’échec d’Orphée dans sa tentative de sauver Eurydice, de


même que son choix de s’adonner à l’homosexualité, provoquant ainsi la vengeance
meurtrière des Bacchantes, semblent témoigner d’une certaine perplexité concernant la
poésie de Politien, que cette perplexité soit interprétée comme un éloignement du projet
culturel de Laurent, ou comme la faillite de l’élévation à la vie vertueuse, ou encore
comme l’expression des difficultés de sa propre poésie68. En tout cas, l’expérience d’une
œuvre composite en vernaculaire ne se répète plus après l’Orphée, et la poésie en toscan
demeure confinée au « laboratoire » courtisan des Rime. Qui plus est, l’expérience change
de signe ; la poésie latine des Syluae constitue également une œuvre composite, mais sa
visée me semble témoigner d’une autre préoccupation. Il est vrai, d’abord, que leur genre
est particulier ; en tant que praelectiones, elles présentent les schèmes de la laus de l’auteur
étudié et la cohortatio aux étudiants, mais cette grille est réduite à une structure
minimale. Par contre, les digressions, le comparaisons, l’usage des fabulae parsèment ces
introductions qui veulent être, en même temps, des œuvres à part entière. Politien
revendique l’hétérogénéité qu’il évoque en d’autres circonstances ; en se référant aux
Syluae de Stace, il souligne le caractère mélangé, quasi improvisé de ses leçons.
Cependant, la visée pédagogique est ici prédominante, dictée par la circonstance, mais
aussi par l’exigence, peut-être, de souligner dans sa poésie plutôt l’aspect de transmission
culturelle que celui de l’innovation. Certes, Politien intervient constamment dans les
Syluae qui visent à présenter l’œuvre et l’auteur à étudier, mais aussi à mettre en évidence
son propre talent poétique. On ne peut enseigner la poésie qu’en faisant de la poésie, en la
mettant sous les yeux et, à ce propos, Politien utilise souvent un procédé mélangé ; il cite
un passage de l’auteur en le variant, afin que le public reconnaisse aussi bien le calque
originaire que son innovation, sa greffe69. Cependant, c’est une langue qui, tout en
employant les dispositifs de montage, est entièrement une langue savante ; l’expérience
est assurée en partie par un moyen d’expression choisi, le latin. De plus, l’adhérence aux
modèles rend l’innovation plus proche de l’exercice de la variation que de la recherche
expérimentale. Au-delà de la profusion, qui est un effet de la maîtrise de la langue, les
Syluae présentent une cohérence que les œuvres en vernaculaire n’avaient guère et elles
ne suscitent pas, non plus, le même embarras quant à leur sens ou à leur classement. Le
genre des silves affiche un caractère foisonnant, confus, improvisé, mais ce caractère
informe correspond au choix d’une poétique et à une maîtrise de la langue70 ; ce n’est ni le
côté composite et inquiétant de l’Orphée, ni la poésie fuyante et suspendue des Stanze. La
visée pédagogique des Syluae n’explique pas complètement cette attention pour l’histoire
de la transmission ; elle va de pair avec une attitude critique 71 qui vise à approfondir les
modalités, la généalogie des genres et les valeurs de la poésie elle-même dans son
histoire.
36 Cependant, Politien rencontre les résistances des langues et, en particulier, du
vernaculaire, à l’intérieur de sa propre conception de la langue 72. Autrement dit, c’est
parce qu’il pense que les possibilités des langues dépendent en premier lieu des qualités
expressives des formules singulières qu’il rencontre des résistances. Il présuppose en fait
que les langues sont déjà constituées par leur abondance et profusion ; en ce sens, une
langue est telle quand elle est déposée. Or, si les greffes entre deux langues de culture, déjà
sédimentées comme le grec et le latin, présentent des résistances qui sont dues à leur
richesse respective, il n’en va pas de même lorsqu’une langue n’a pas encore ce caractère
déposé. Par conséquent, la réussite de la transmission ne peut pas être portée par les
seules expressions, lorsque la langue à faire est, par définition, encore pauvre en
expérience. En d’autres termes, là où il n’y a pas de copia, il n’y a point de langue ; la langue
18

n’est que sa copia, c’est-à-dire l’effet de réalité qu’elle met en œuvre. Par conséquent, le
problème demeure de savoir si une telle abondance déjà constituée peut être transférée à
une langue qui n’en est pas encore une. C’est sûrement là le travail de la greffe, mais cette
opération, par sa nature qualitative et expressive, comporte, dans la transmission à une
langue pauvre, une ambiguïté et un double risque. Si l’on pouvait, en quelque sorte,
greffer la richesse d’une langue dans l’espace vide d’une langue à faire, l’effet de réalité
coïnciderait avec un effet de vérité qui serait en contradiction aussi bien avec la poésie de
Politien, qui comporte une littérarisation de l’expérience, qu’avec sa pratique de
grammairien, qui est traversée par la conscience que la tradition est l’histoire de sa
transmission, déposée mais non figée dans le temps.
37 L’idée de la langue comme richesse entraîne alors deux risques : que la greffe dans une
langue à faire comporte un appauvrissement , à savoir, que les expressions singulières
soient comme épuisées par la répétition dans une langue qui n’a pas la même richesse que
celle de la langue d’origine ; que cette abondance soit dispersée et fragmentée dans une
langue qui n’a pas, par sa pauvreté, le même pouvoir d’agrégation. Ce qui conjure le
risque d’épuisement et de dispersion73 est, en définitive, la langue elle-même une fois
qu’elle s’est constituée comme horizon qualitatif et descriptif. C’est cette garantie qu’une
langue à faire ne peut pas présenter car cet horizon, pour être tel, doit avoir été déjà clos.
38 Les résistances que la construction du vernaculaire opposent aux dispositifs du montage
et, en particulier, à la transposition des genres, amènent Politien à abandonner le projet
de donner forme à des genres composites en vernaculaire et à serrer les liens entre
l’innovation et l’imitation de la transmission. Son étude tardive et appuyée de la
dialectique répond en partie à l’exigence d’approfondir les stratégies du discours au-delà
de la force expressive des paroles. Mais ces résistances ne l’invitent pas à creuser les
différences spécifiques entre les trois langues, au-delà de leurs qualités descriptives ou
psychologiques ; il n’écrivit ni une grammaire comparée, ni une grammaire du
vernaculaire74. Son terrain reste la tradition telle qu’elle a été transmise, et l’exigence de
formalisation qu’il éprouve comme grammairien se traduit par une attention accrue pour
les dispositifs de falsification dans la transmission et dans la formation de mauvais
arguments.

NOTES
1. Qui étaient devenus seigneurs de Florence en 1434.
2. Sa première intervention en poésie fut la traduction latine (partielle) des chants de l’Iliade ;
celle-ci plut à Laurent qui introduisit Politien dans son cercle en 1473. Dans les années 1471-1478
il écrivit nombre d’épigrammes latines et grecques. Les Stanze, en vernaculaire, sont de datation
incertaine, mais elles se situent assurément entre 1475 et 1478.
3. On trouvera cette épître, sous le nom de Laurent, dans C. Varese (éd.), Prosatori volgari del
Quattrocento, Milan-Naples, Ricciardi, 1955.
4. Sur le rapport entre Laurent et Politien, cf. M. Martelli, « I Medici e le lettere » dans Idee,
istituzioni, scienze ed arti nella Firenze dei Medici, éd. C. Vasoli, Florence, GiuntiMartello, 1980.
5. Cf. M. Martelli, « Il libro dell’Epistole di A. Poliziano », dans Interpres, t. 1, 1978.
19

6. Comme l’a montré encore récemment E. Bigi, « Impegno civile e allegorie neoplatoniche nelle
Stanze », dans Rassegna europea di letteratura italiana, t. 4, 1994.
7. La « querelle de la langue » sera plus étroitement liée à la vie politique dans le siècle suivant. A
ce moment, la vie politique, l’engagement civil laissent la place à la vie contemplative, au moins
pour Politien, Ficin et Pic.
8. Ange Politien, Rusticus, 566-569. Les cours de Politien sur la poésie au Studio commençaient
souvent par une introduction en vers. Cf. : Manto (1482), qui précédait le cours sur les Bucoliques
de Virgile ; Rusticus (1483) qui introduisait la lecture d’Hésiode et des Géorgiques de Virgile ; Ambra
(1485) préludant à l’étude sur Homère et tout particulièrement sur l’Iliade ; Nutricia (1486) qui est
considéré comme le manifeste de sa poétique. Manto, Rusticus furent publiés par Antonio
Miscomini à Florence et Ambra par Niccolò di Lorenzo à Florence ; Nutricia fut édité six ans après
sa lecture publique et par deux éditeurs en même temps : Miscomini à Florence et Platone de
Benedetti à Bologne. Le premier cours sur les Institutiones de Quintilien et sur les Syluae de Stace
(1480-1481) fut introduit par un texte en prose latine : Oratio super Fabio Quintiliano et Statii Syluis
(1480), dans E. Garin (éd.), Prosatori latini del Quattrocento, Milan-Naples, Ricciardi, 1952 (avec
traduction italienne). On trouvera les Syluae en traduction française dans A. Politien, Les Silves,
éd. P. Galand, Paris, Les Belles-Lettres, 1987.
9. Dans l’épigramme en grec XXVIII, Politien s’incite à poursuivre dans l’étude du grec qui lui
coûte un grand effort, et souligne que la langue grecque lui échappe comme une anguille (ce qui
est une belle expression du toscan). Cf. A. Poliziano, Prose volgari inedite e poesie latine, greche, edite
e inedite, éd. I. Del Lungo, Florence, Barbera, 1967 ; on trouvera les épigrammes en grec publiées à
part et traduites (en italien), dans A. Poliziano, Epigrammi greci, éd. A. Ardizzoni, Florence, La
Nuova Italia, 1951.
10. Cf. G. Bernardini, Tra latino e volgare. Per Carlo Dionisotti, Padoue, Antenore, 1974, 2 vol. ; M.
Tavoni, Latino, grammatica, volgare. Storia di una questione umanistica, Padoue, Antenore, 1984 ; S.
Rizzo, « Il latino degli umanisti », dans Letteratura italiana, dir. A. Asor Rosa, t. V, Le questioni,
Turin, 1986.
11. Cf. l’Épître aragonaise, supra.
12. En vernaculaire, cf. outre les Stanze, l’Orfeo qui remonte à l’année 1479 ou 1480 ; et les Rime,
dont la date est encore plus incertaine ; quelques-unes appartiennent aux années 1480. La poésie
latine des années 1480 est constituée des Syluae, sur lesquelles cf. supra, n. 8.
13. L’approche grammaticale de Politien comporte plusieurs aspects, parmi lesquels
l’historiographie a mis en avant des stratégies de lecture quasi philologiques. Cf. A. Politien,
Centuria prima des Miscellanea, Florence, Miscomini, 1489 ; Centuria secunda, inachevée, éd. V.
Branca et M. Pastore Stocchi, Florence, Alinari, 1972, 4 vol. (editio maior) et Florence, Olschki, 1978
(editio minor). Sur les dispositifs et l’évolution de l’art grammatical chez Politien, outre
l’introduction des éditeurs, cf. S. Rizzo, Il lessico filologico degli umanisti, Rome, Edizioni di Storia e
Letteratura, 1973 ; G. Cardenal, Il Poliziano e Svetonio. Contributo alla storia della filología umanistica,
Florence, Olschki, 1975; A. Grafton, « On the scholarship of Politian and its context », dans Journal
of the Warburg and CourtauldInstitutes, t. 40, 1977, rééd. dans id.,/. Scaliger. A study in the history of
classical scholarship, Oxford-New York, The Clarendon Press, 1983; M. Martelli, « La semantica del
Poliziano e la Centuria Secunda deiMiscellanea », dans Rinascimento, t. 23, 1973; F. Lo Monaco, « On
the prehistory of Poliziano’s Miscellanea », dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, t. 52,
1989.
14. Cet aspect demeure encore aujourd’hui le moins étudié. Cf. C. Vasoli, « Poliziano, maestro di
dialettica », dans La dialettica e la retorica dell’Umanesimo, Milan, Feltrinelli, 1968, t. III/3 ; Politian
andscholastic logic, éd. J. Hunt, Florence, Olschki, 1995.
15. Sur ces itinéraires et ses corrections, cf. E. Garin, « L’ambiente del Poliziano », dans Poliziano e
ilsuo tempo, éd. G. Secchi Tarugi, Florence, Sansoni, 1957, rééd. dans E. Garin, La cultura filosofica
del Rinascimento, Florence, Sansoni, 1961 (réimpr., Milan, Bompiani, 1994) ; E. Bigi, La cultura del
20

Poliziano e altri studi umanistici, Pise, Nistri Lischi, 1967 ; V. Branca, « Umanesimo della parola tra
poesía, filología, filosofía e scoperta della Poetica aristotelica », dans id., Poliziano e l’umanesimo
della parola, Turin, Einaudi, 1983 ; S. Benassi, « La filosofía e le lettere. La configurazione mito-
poietica in Poliziano », dans Gli antichi e le origini del moderno, Bologne, Clueb, 1995. Ces livres sont
essentiellement des recueils d’articles déjà publiés.
16. A savoir la publication systématique de ses notes de cours, sous l’impulsion d’A. Perosa ; cf. A.
Poliziano, Commento inedito all’epistola ovidiana di Saffo a Faone, éd. E. Lazzeri, Florence, Sansoni,
1971 ; id., La commedia antica e l’Andria di Terenzio, éd. R. Lattanzi Roselli, Florence, Sansoni, 1973 ;
id., Commento inedito alle Syluae di Stazio, éd. L. Cesarini Martinelli, Florence, Sansoni, 1978 ; id.,
Un’ignota Expositio Suetoni del Poliziano, Messine, Centro di Studi Umanistici, 1983 ; id., Commento
inedito alle Satire di Persio, éd. L. Cesarini Martinelli et R. Ricciardi, Florence, Olschki, 1985 ; id.,
Commento inedito alle Georgiche di Virgilio, éd. L. Castano Musicò, Florence, Olschki, 1990 ; id.,
Commento inedito ai Fasti d’Ovidio, éd. F. Lo Monaco, Florence, Olschki, 1991.
17. L’expression est de V. Branca, Poliziano e lumanesimo… Cf. en particulier le premier chapitre.
18. Cf. A. Scaglione, « The humanist as scholar and Politian’s conception of the grammaticus »,
dans Studies in the Renaissance, t. 8, 1961 ; L. Cesarini Martinelli, « Sesto Empirico e una dispersa
enciclopedia delle arti e delle scienze di Angelo Poliziano », dans Rinascimento, t. 20, 1980.
19. Je ne peux ici que suggérer cet aspect que je développe ailleurs, en étudiant en particulier la
pratique grammaticale de Politien et ses écrits tardifs sur la dialectique.
20. L’analyse qui suit est avant tout une reconstruction : elle ne s’appuie pas sur une
argumentation préexistante, qui n’est pas explicite dans l’œuvre de Politien, mais élabore des
hypothèses de lecture à partir des temps d’arrêt ou des difficultés repérables.
21. Cf. G. Ghinassi, Il volgare letterario nel Quattrocento e le Stanze del Poliziano, Florence, Le Monnier,
1957 ; B. Maier, « A. Poliziano », dans I maggiori, Milan, Marzorati, 1956, t. I ; D. De Robertis,
« L’esperienza poetica del Quattrocento », dans Storia della letteratura italiana, t. III : Il Quattrocento
e l’Ariosto, Milan, Garzanti, 1965 ; F. Tateo, « A. Poliziano », dans Letteratura italiana, t. III, Bari,
Laterza, 1972 ; M. Tavoni, Storia della lingua italiana, Bologne, Il Mulino, 1992.
22. Le titre exact, dans l’édition princeps des Cose vulgari, Platone de Benedetti, 1494, est le
suivant : Stanze de messer Angelo Poliziano cominciateper la giostra del magnifico Giuliano di Piero
de’Medici ; l’édition critique revient à V. Pernicone, Turin, Loescher-Chiantore, 1954. Nombreuses
sont les éditions commentées ; cf. M. Martelli, Alpignano, A. Tallone, 1979 ; D. Puccini, Milan,
Garzanti, 1992 (qui comprend aussi l’Orfeo et les Rime). Pour une lecture des Stanze, outre les
études qui ont été déjà mentionnées, cf. R. Bessi, « Per un nuovo commento alle Stanze del
Poliziano », dans Lettere italiane, t. 31, 1979.
23. Au niveau syntaxique, certaines constructions sont éclairées par G. Ghinassi, Il volgare
letterario…, p. 60, en recourant au latin. Cf. par exemple, Stanze, I, 106, 4-6 : par chiami [i. e. Europe]
invan le dolci sue compagne ; I le qual, rimase fia fioretti e fioglie, I dolenti Europa ciascheduna piagne. Le
verbe piagne (3 e pers. du sing.) n’est pas accordé avec le sujet le qual (3 e pers. du pl.), mais avec
l’apposition ciascheduna (3 e pers. du sing.) ; G. Ghinassi remarque qu’il ne s’agit pas tant d’une
anacoluthe populaire que d’une constructon supportée par le latin, où quisque en position
attributive préfère l’accord du verbe avec l’attribution au singulier plutôt qu’avec le sujet pluriel.
24. Cette expression, reprise maintes fois par l’historiographie, appartient à Politien lui-même.
Cf. la préface des Miscellanea, I. Politien définit son œuvre comme une mosaïque, tessellis
pluricoloribus uariegata.
25. Sur ce passage, cf. P. Galand-Hallyn, « Les portes de Vénus : tout un programme, dans les
Stanze d’A. Politien », dans J.-P. Guillerm et F. Lestringant (éd.), Récits/Tableaux, Lille, Presses
universitaires de Lille, 1994, rééd. sous le titre : « L’ekphrasis programmatique des portes de
Vénus (Stanze) », dans ead., Les yeux de l’éloquence, Orléans, Paradigme, 1995.
26. Cf. par exemple, Rerum vulgarium fragmenta, CCXXI, 10, et CCLVIII, 10.
21

27. Dans la poésie latine de jeunesse, en ce qui concerne les yeux des figures féminines ; cf. In
puellam suam, In Lalagen, et encore dans les Stanze, I, 44, et II, 23.
28. Cf. Stanze, I, 55, et II, 23 ; Rime, CVIII.
29. Parmi les sources directes en grec, nous retrouvons de véritables emprunts à Hésiode ; cf. par
exemple la description de la naissance de Vénus dans Stanze, I, 101, qui renvoie à la Théogonie, de
même que la stanza 102 comporte les souvenirs des Travaux et les jours et d’A Aphrodite, du Pseudo-
Homère.
30. L’expression revient à D. Delcorno Branca, « Il laboratorio del Poliziano. Per una lettura delle
Rime », dans Lettere italiane, t. 2, 1987, qui l’applique surtout à la poésie en vernaculaire des Rimes
dont elle a donné l’édition critique, Florence, Accademia della Crusca, 1986, et dans une édition
commentée, Venise, Marsilio, 1990.
31. Cf. Stanze, I, 60, 3-4, et Rusticus, 226 ; Stanze, I, 78 et In uiolas ; Ballata XVIII et In Anum ; Stanze, I,
43, et Elegie, VII, 29 et 63 ; Stanze, 49 et Elegie, X. V. Branca, Poliziano e l’umanesimo…, D. Delcorno
Branca, « Il laboratorio… », et R. Bessi, « Per un nuovo commento… » en citent beaucoup d’autres.
Cf. aussi A. Politien, I latini, un recueil d’exercices de traduction (vernaculaire-latin) pour le fils de
Laurent, que l’on trouve dans l’édition citée d’I. Del Lungo.
32. Cf. par exemple : Stanze, I, 30, 1-2 ; trad. Iliade, II, 7 ; Epigr. lat., CIX, 1.
33. Dans Rusticus les qualités phénoménales du paysage sont essentiellement des qualités tirées
de la tradition littéraire ; il n’y a pas d’immédiateté dans la description de la nature : cf. P.
Galand-Hallyn, « Le paysage dans les Silves de Politien : la rhétorique de l’âge d’or », dans Le
paysage à la Renaissance, éd. Y. Giraud, Fribourg (Suisse), Éd. universitaires, 1988 ; ead., « A.
Politien : le sourire de la terre. Rusticus ou la quête d’une poésie de l’universel », dans Le reflet des
fleurs, Genève, Droz, 1994 ; A. Bettinzoli, A proposito delle Syluae di A. Poliziano : questioni di poetica,
Venise, 1990 ; id., « Ruris opes saturi… Lettura della sylua Rusticus del Poliziano », dans
Rinascimento, t. 31, 1992 ; F. Mariani Zini, « Natura e artificio nella poetica del Poliziano », dans
Arte e natura nell’estetica occidentale e orientale, éd. R. Troncon, Milan, Luni, 1996.
34. Ovide dans les Amours, III, l, met en scène sa rencontre avec une femme charmante, quoique
boiteuse ; cette femme est l’Élégie en personne. Ici la description de la femme, de son charme
étrange, est également la présentation d’un genre et de sa poétique.
35. La maladie est mise en scène dans l’élégie In Albieram et dans la Syluia in scabiem publiée
d’abord par A. Perosa, en 1954 à Rome, Edizioni di Storia e Letteratura ; aujourd’hui cf. aussi
l’édition de P. Orvieto, Rome, Salerno, 1989, lequel insiste sur le caractère littéraire de la
représentation dans « Ipotesi interpretativa della Syluia in Scabiem », dans Interpres, t. 7, 1988. La
description de la vieille femme répugnante est un thème que Politien utilise dans l’ode latine IX,
In anum, et dans la ballata CXIV, Una vecchia mi vagheggia, dans la tradition du uituperium uetulae.
Cf. A. Bettinzoli, « Di alcuni carmi latini del giovane Poliziano. Dolus et Error », dans Lettere italiane,
t. 38, 1986 ; D. Delcorno Branca, « Il laboratorio… »
36. Cf., par exemple, la description des femmes chez G. Cavalcanti (Rimes, trad. C. Bec, Paris, Impr.
nationale, 1993), auteur que Politien tenait en haute estime et qu’il rappelle dans Nutricia, 725 :…
et obscuri qui semina monstrat amoris.
37. L’expression est de M. Martelli, « I Medici… ».
38. Cf. M. Martelli « Il mito d’Orfeo nell’età laurenziana », dans Interpres, t. 8, 1988.
39. Nutricia, 127-131.
40. Nutricia, 283-308.
41. Manto, 13-30.
42. Sur le rôle de Boccace dans l’idée de fabula chez Politien, cf. P. Orvieto, « Boccaccio mediatore
di generi o dell’allegoria dell’amore », dans Interpres, t. 2, 1979 ; L. Cesarini Martinelli, « De poesi et
poetis : uno schedario sconosciuto di Poliziano », dans Tradizione classica e letteratura umanistica.
Per A. Perosa, éd. R. Cardini, Rome, Bulzoni, 1985.
22

43. D’où l’ambiguïté entre la nature et l’artifice qui caractérise l’idée de la langue chez Politien.
Cf. F. Mariani Zini, « Natura e artificio… ».
44. Je préfère parler de pouvoir expressif ou allusif plutôt que de métaphore, car, pour des
raisons qu’il serait long d’exposer ici, la métaphore met en forme un tout autre ordre d’unité.
45. Si Narcisse est le mythe fondateur de la peinture pour Léon Battista Alberti, Écho peut être le
symbole de la poésie de Politien. Cf. A. Poliziano, Rime, XXXVI, qu’il rappelle aussi dans la
première centurie de ses Miscellanea (I, 22). Cf. S. Benassi, « La filosofa e le lettere. La
configurazione mito-poietica in Poliziano », dans Gli antichi e le origini del moderno…
46. Ambra, 476-482.
47. Trois en grec (XII, XV, XVI) et quatre en latin (XXI, LXXII, LXXIII, LXXIV).
48. Cf. Dante, Purgatoire, 11, 97-98 : Così ha tolto l’uno all’altro Guido I la gloria della lingua.
L’indication est donnée par A. Ardizzoni dans son édition des épigrammes grecques citée.
49. Il s’agit bien entendu des éléments qui ne sont pas signifiants par eux-mêmes mais qui
acquièrent une valeur à travers un système de rapports. Ils ne renvoient pas à des qualités de la
description phénoménale, mais à des fonctions.
50. Le genre a, en effet, une unité d’ordre différent de celui des expressions poétiques ; il n’est
pas en soi signifiant comme un nom, ou un élément mythique, et ne présente pas seulement des
qualités descriptives. Au contraire, des règles structurelles concourent à sa définition et à son
application ; de plus, dans la transmission des genres littéraires d’une langue à l’autre, ce n’est
pas tant la valeur expressive des unités que leurs relations réciproques qui doivent être prises en
considération.
51. Cf. Quintilien, Inst. or., X, 1, 46. Il faut quand même souligner que cette continuité ne concerne
pas seulement les styles. Politien souligne la valeur éducatrice et la sagesse propres à la poésie :
« Te nostrae diuina poetica menti I Aurigam dominanque dedit » (Nutricia, 69-70). Cf. aussi
Nutricia, 114-115. La poésie est ce qui peut donner en outre : « Sic species terris : uita sua forma
suusque. Dis honor : ipsa sibi raedem sic reddita mens est. »
52. Nutricia, 346-349. La source de ce jugement est Quintilien, Inst. or., X, 1, 86. Mais sur Virgile, cf.
surtout les jugements de Macrobe, Saturnales, V, 1, 1 ; V, 1, 4 et V, 1, 19. A propos de la supériorité
de Virgile sur Homère, cf. encore Politien, Manto, 199-201. Sur le rapport entre Virgile et Politien,
cf. P. Galand-Hallyn, « Virgile maître et victime de la “docte variété”. L’exégèse virgilienne à la
fin du Quattrocento », Europe, n° 765-766, 1993, rééd sous le titre : « Politien lecteur de Virgile »,
dans ead., Les yeux… Et Hésiode lui-même semble supérieur à Homère ; Politien dit qu’Hésiode
remporta un concours de poésie en Chalcide et que, si la vérité nous est parvenue, il l’emporta
aussi sur Homère : « … et (si uera minores I Audimus) cantu magnum quoque uicit Homerum » (ibid.,
389-390).
53. Il écrivit en grec, en latin, en osque, et composa des tragédies, des satires et surtout les
Annales, concernant les guerres puniques (sauf la première qui avait été déjà mise en vers par
Nevius). Pour le jugement sur Ennius, Politien se réfère, en particulier, à Ovide, Tristes, II, 424 ;
Aulu-Gelle, Nuits attiques, XII, 4.
54. Nutricia, 454-460.
55. Cf. la lettre à Paolo Cortese sur l’imitation, que l’on trouvera en traduction italienne dans E.
Garin (éd.), Prosatori latini…
56. Nutricia, 489-498.
57. Cf. Stace, Syluae, II, VII, 76.
58. Cf. Lucrèce, De rerum naturae, I, 717.
59. Ibid., I, 640.
60. Lucrèce lui-même rappelle ses prédécesseurs grecs.
61. Nutricia, 690-692.
62. Cf. Misc., I, 1, où Politien soutient que la langue grecque est plus paresseuse que la langue
latine, car elle a moins de termes spécifiques.
23

63. Qui avait eu à Florence son représentant majeur en Luigi Pulci ; cf. M. Davie, « L. Pulci’s Stanze
per la giostra. Verse and prose accounts of a Florentine joust of 1469 », dans Italian Studies, t. 44,
1989.
64. Cf. P. Galand-Hallyn, « La leçon sur l’ Odyssée de 1489 et autres praelectiones de Politien :
Homère symbole ou poète ? », dans Archipel égéen, Paris, De Boccard, 1989, rééd. sous le titre
« Politien lecteur d’Homère », dans ead., Les yeux…
65. Que l’on pense au projet ovidien de mettre ensemble le carmen perpetuum, qui désigne chez
Callimaque l’épopée traditionnelle, et le cantum deductum, qui renvoie chez Virgile à la poésie
d’origine hellénistique et en particulier à l’élégie. Mais aussi, il faut souligner l’importance des
Silves de Stace, qui ont été composées après l’épopée de la Thébaïde et pendant l’Achilléide. Les
Silves, à première vue, mettent en forme un genre mineur, un lusus, mais elles renvoient à une
poétique précise, où la connaissance de la doctrine s’accompagne de la maîtrise de la gratia
celeritatis, du subitus calor. Et encore, l’on songe à Macrobe, qui, dans les Saturnales, célèbre la
poésie de Virgile ayant donné forme au temperamentum, à un dosage composite des différents
styles. Sur l’intérêt de Politien pour la latinité d’argent, cf. I. Maier, Ange Politien. La formation d’un
poète humaniste, Genève, Droz, 1966, p. 99 et suiv. ; T. M. Greene, The light in Troy. Imitation and
discovery in Renaissance poetry, New Haven-Londres, Yale University Press, 1982, chap. 8 ; P.
Galand-Hallyn, Les yeux… ; ead., Le reflet…
66. La recherche d’un genre composite commande également les deux Centurie des Miscellanea,
comme le souligne Politien lui-même dans l’introduction de la première. De même, le recueil des
lettres qu’il prépara en 12 volumes, Il libro dell’Epistole, revendique une certaine hétérogénéité
dans la lettre d’introduction.
67. V. Branca, « Momarie veneziane e ‘fabula di Orfeo’ », dans Umanesimo e Rinascimento, studi
offerti a P O. Kristeller, Florence, Olschki, 1980, rééd. dans id., L’Umanesimo…, pense que l’Orfeo
remonte à l’année 1480 et qu’il fut influencé par les « momarie » venitiennes, c’est-à-dire des
représentations profanes ou mythologiques qui avaient lieu pendant les fêtes patriciennes. Par
contre, A. Tissoni Benvenuti, qui en a fourni l’édition critique : L’Orfeo del Poliziano con il testo
critico dell’originale e delle successive forme teatrali, Padoue, Antenore, 1986, soutient que la fabula
remonte à la fin des années 1470 et qu’elle est plutôt un drame satirique, renvoyant à un style
mixte, entre la tragédie et la comédie, suivant un modèle d’origine grecque. Au contraire, M.
Martelli, « Il mito di Orfeo… », partage davantage la lecture de A. Tissoni Benvenuti, mais il
rattache l’Orfeo à l’élaboration de ce personnage mythique dans le cercle de Laurent et, en
particulier, à une forme de représentation sacrée dans le sillage de Feo Beleari.
68. Ce qui motiverait pour certains l’approfondissement de la pratique philologique ; cf. Tissoni
Benvenuti, L’Orfeo delPoliziano…, V. Branca, Poliziano e l’Umanesimo…
69. Cf. P. Galand, « Introduction », dans Silves…
70. Il faut rappeler que Stace avait déjà reçu une importante légitimité dans le Purgatoire de
Dante.
71. Laquelle s’accompagne d’un approfondissement de la pratique grammaticale. Cf. V. Branca,
Poliziano e l’Umanesimo… ; S. Benassi, « La filosofía e le lettere. La configurazione mito-poietica in
Poliziano », dans Gli antichi e le origini del moderno… ; F. Mariani Zini, « Poliziano, allievo degli
Antichi, maestro dei Moderni », dans Poliziano nel suo tempo, ead. L. Secchi Tarugi, Florence,
Cesana, 1996.
72. L’épopée en langue vernaculaire sera en effet possible avec l’Arioste.
73. Ces risques ont été signalés également par V. Branca, Poliziano e l’Umanesimo… ; M. Martelli,
« La semantica… » ; P. Galand-Hallyn, Les yeux…
74. Ce qu’avait essayé L. B. Alberti, Grammatica della lingua italiana (1447), que l’on trouvera dans
le t. III des Opere volgari. C’est une preuve du caractère non politique de sa réflexion sur la langue.
24

Enjeux idéologiques de la traduction


au XVIe siècle
L’exemple d’une des premières versions en castillan des « colloques »
d’Érasme [Logroño, M. de Eguía, 1529]

François Géal

A Augustin Redondo et Jacques Chomarat.


In memoriam Pierre Illouz.

1 Reprenant un dossier abordé par M. Bataillon dans son imposant Érasme et l’Espagne 1, je
me propose d’étudier l’une des plus extraordinaires et des plus éphémères floraisons de
traductions en langue vernaculaire de tout le XVIe siècle : celle des Colloques d’Érasme en
espagnol2 Je centrerai mon attention sur l’une des versions les moins connues et les plus
intéressantes de ces Colloquios, celle qui correspond au n° 478 de la bibliographie de M.
Bataillon (ann. I)3.
2 L’engouement remarquable que suscite cet ouvrage en Espagne à la fin des années 1520 —
aucun autre pays ne connaît alors un tel déferlement de traductions4 — constitue un
paradoxe historique, l’Espagne devant connaître, peu après, une répression plus sévère
que partout ailleurs5. Détaillons ce paradoxe :
• L’ouvrage, devenu bien plus que le manuel de bonne latinité qu’il était au départ 6, est l’un
des textes les plus corrosifs d’Érasme. Il prône avant tout une religiosité moins formaliste,
axée sur la pratique personnelle de la philosophia Christi 7, un christianisme épuré,
spiritualisé, intériorisé. Traduire semblable ouvrage, c’est-à-dire lui permettre de toucher
un public beaucoup plus vaste, signifiait donc nécessairement accentuer la portée d’un
message impie.
• En second lieu, le contexte espagnol n’est pas des plus favorables à sa réception. Érasme, qui
tente d’occuper une position moyenne entre Rome et Wittenberg, est l’objet d’une très forte
hostilité de la part des moines : ils lui reprochent d’avoir permis l’éclosion du luthéranisme,
dont la répression connaît un temps fort pendant la période 1527-1535 8, et le rendent
responsable de l’essor de l’illuminisme, cette quête spirituelle où la volonté humaine
s’abandonne à la volonté divine jusqu’à l’anéantissement, qui fut rapidement perçue comme
25

hétérodoxe9. Fort heureusement, toutes les forces vives de la rénovation intellectuelle et


religieuse sont derrière lui et il peut compter d’éminents défenseurs non seulement à la cour
(en la personne du grand chancelier Gattinara ou encore du secrétaire de l’empereur Alfonso
de Valdés)10, mais aussi à la tête de l’Église (notamment auprès du cardinal de Tolède,
Fonseca, et de l’inquisiteur général Manrique).
• Enfin, la décision de traduire les Colloques relève d’une transgression par rapport au
programme de traductions fixé par Érasme, qui redoutait à juste titre que l’opération
n’accroisse les polémiques. C’est en effet la publication de l’Enchiridion traduit en castillan
par l’Arcediano del Alcor, en 1526, qui avait marqué le véritable essor de l’érasmisme en
Espagne, mais aussi mis le feu aux poudres11. Vives écrivait à Érasme : « A mes yeux, ces
agitations sont nées de la traduction de ton Enchiridion » 12.
3 Érasme s’en était ému : traduisait-on réellement pour son bien13 ? Il conseillait à ses
partisans espagnols de s’attaquer à des ouvrages moins exposés14. Vaines
recommandations : les érasmiens profitent de l’accalmie consécutive à l’ajournement sine
die de la conférence de Valladolid, en août 1527, avant que les griefs des moines aient pu
être abordés en détail15, pour publier des traductions des Colloques qui avaient commencé
à circuler sous forme manuscrite dès 1526. Ils disent répondre à une forte demande dans
les couches urbaines, notamment parmi les femmes, comme le souligne le témoignage de
Juan Maldonado :
« Et ce ne sont pas seulement les femmes qui vivent dans le monde et au grand jour,
mais aussi celles qui restent recluses derrière […] leur clôture, empêchées de parler
sans témoins, qui réclament à cor et à cri qu’on leur fasse connaître les écrits
d’Érasme, et qui, lorsque cela ne peut se faire ouvertement à cause des moines,
tentent d’y arriver en cachette, trompant leurs gardiens ou les gagnant à leur
cause »16.
4 Cette embellie ne signifiait pas la disparition de tout danger : on ne saurait assez
souligner l’audace qu’il y avait à traduire un tel texte et à publier de telles versions, à un
moment où les exemples étrangers n’étaient pas fort encourageants, si l’on considère un
Louis de Berquin, ce traducteur français du colloque Inquisitio de fide, condamné au bûcher
en avril 152917.
5 Aussi, les promoteurs de ces entreprises de traduction se voient-ils dans l’obligation
d’occulter leur identité. Dans la version qui nous occupe, une seule traduction, celle du
Proci et puellae, est signée par le « protonothario » Luis Mexía, un auteur dont on ne sait
presque rien18. Et il faut avoir recours à des éléments de critique externes pour identifier
le principal traducteur, le bénédictin Alfonso Ruiz de Virués19, auteur de huit des onze
Colloquios du recueil 20, le Senile colloquium et le Funus, vraisemblablement réunis par ce
dernier, étant l’œuvre d’un ou deux traducteurs supplémentaires21.
6 Cet anonymat ne peut être ici mis au compte d’un simple effacement d’humilité, habituel
chez les auteurs ecclésiastiques. Le nom de l’éditeur, la date et le lieu d’impression ne
sont pas davantage mentionnés. M. Bataillon avait à juste titre daté le recueil dont nous
parlons de l’été ou de l’automne 1529. La comparaison du frontispice de l’ouvrage avec un
échantillon fourni d’autres frontispices contemporains me permet d’avancer avec une
quasi-certitude qu’il s’agit d’un texte publié par l’un des principaux éditeurs érasmiens
d’Espagne, Miguel de Eguía, très probablement dans son atelier de Logroño22. Le détail n’a
pas seulement valeur anecdotique, il signale la pénétration des idées érasmiennes par le
nord de la péninsule, faisant contrepoids au grand centre de communication européenne
26

que constitue alors Séville, où le célèbre éditeur Juan Cromberger publie, quelques mois
plus tard, la version correspondant au n° 479 de la bibliographie de M. Bataillon (ann. I). 23
7 Cette série de masques incite à formuler l’hypothèse suivante : compte tenu de la
précarité de la situation, nos traducteurs ne pouvaient pas ne pas adoucir le message
érasmien. Ce qui est sûr, c’est qu’avec Virués, l’idée d’une traduction littérale n’est pas au
programme. En témoignent les intéressants métadiscours méthodologiques disséminés
dans ses introductions aux différents colloques traduits. Même si je n’entends pas
m’intéresser ici aux questions d’ordre linguistique et esthétique que posent nos
traductions24 mais aux seuls enjeux idéologiques, il vaut la peine d’insister sur le double
régime qui gouverne les traductions de Virués. Dans le prologue du Puerpera, le premier
texte du recueil, notre traducteur distingue deux types d’ajout :
• Le premier correspond à la nécessité d’expliciter certaines propositions : le terme récurrent
qu’il utilise est « declarar », fondé sur l’idée centrale d’éclaircissement ; il s’agit « de mieux
montrer [declarar] l’intention d’Érasme, non pour introduire des propos de mon cru mais
afin d’éclairer [aclarar] les siens25 ».
• Le second type d’ajout mérite, lui, pleinement son nom : « … dans ce colloque et d’autres
encore, j’ai, dans une certaine mesure, ajouté aux propos d’Érasme mon sentiment à moi 26 ».
8 Ces ajouts, précise Virués, seront mentionnés à l’aide d’un artifice typographique en
forme de main placé au début et à la fin de chacun des passages interpolés (ann. II) 27.
9 Les termes employés sont vagues : ils soulignent l’implication particulière d’une
subjectivité — c’est l’une des originalités de ce traducteur28 — sans indiquer le sens de ces
interventions. En revanche, un autre texte préliminaire mentionne explicitement des
altérations :
« Dans ce colloque, je n’ai rien voulu ajouter, ce qu’Érasme dit m’ayant paru suffire ;
j’ai au contraire essayé de le traduire au pied de la lettre, évitant néanmoins dans la
mesure du possible les obscurités et les grossièretés » 29.
10 Reste à savoir exactement ce qu’il en est en examinant conjointement le texte espagnol et
le texte original. Étant donné l’histoire des Colloques, remis onze fois sur le métier et sans
cesse enrichis entre 1522 et 1533, avec des modifications parfois presque imperceptibles
d’une édition à l’autre30, il importe de déterminer l’édition latine sur laquelle nos
traducteurs ont travaillé. De simples repérages ponctuels permettent de dater le texte
source de juin 152631. La comparaison met au jour de très nombreuses modifications. Il ne
s’agit pas d’erreurs de traduction : dans toutes les versions que j’ai examinées, et plus
encore dans celle dont je m’occupe ici, l’une des plus soignées, les contresens sont
rarissimes32.
11 On constate tout d’abord de nombreux cas d’adaptation au public liés au processus de
vulgarisation, lequel entraîne deux principaux types d’altération : l’explicitation, dont nous
avons déjà parlé, et, corrélativement, la simplification. Pour prendre un exemple entre
mille, à la fin du Militis et Carthusiani, il est question de la rue Maubert à Paris : « Tam
puram animam refero quam est cloaca Parisiis in via, quae dicitur vulgo Mauberti, aut
latrina publica »33. Pour les lecteurs espagnols des Colloques, la rue Maubert n’évoque pas
grand-chose, d’où la suppression de la référence dans la version de Virués qui écrit :
« aussi pure qu’un tas d’ordure »34.
12 Je ne m’attarderai pas sur ces éléments, signalant toutefois qu’il faut se garder de
considérer que le public visé ignore tout du latin, comme l’affirme un peu rapidement R J.
Donnelly35. C’est plutôt qu’il ne lit pas la langue savante avec facilité. Autrement, il serait
27

difficile de comprendre cette réflexion de Virués : « Je les ai traduits à la demande de


diverses personnes, chacune me réclamant celui de sa préférence36. » Il est clair aussi que
les traducteurs ne placent pas la barre au même niveau : certains passages tirés des
Ecritures ou des Pères de l’Église, voire d’auteurs de l’Antiquité, ne sont pas traduits dans
la version qui nous occupe, ce qui est rarement le cas dans les autres37.
13 Mais il existe un second type de modification qui relève de ce qu’il faut bien appeler une
censure. La frontière n’est pas toujours facile à saisir entre une simple transposition
formelle38 et une altération due à des motifs idéologiques. Il convient de s’interroger sur
les modalités, l’objet et la fonction de cette censure. Il importe aussi de se demander si
elle peut résumer, à elle seule, tous les types de modifications à caractère idéologique
repérables dans nos traductions.

I. — LES MODIFICATIONS A CARACTÈRE


IDÉOLOGIQUE
1. Modalités de la censure

14 Suppressions globales. — Le recueil considéré comprend une sélection de onze colloques sur
quarante-deux dans l’édition latine de référence, soit près du quart de la totalité.
15 Certains, notamment la plupart des Banquets 39, présentaient un trop grand nombre de
références culturelles à l’Antiquité pour permettre une adaptatation aisée. D’autres ont
sans doute été omis parce qu’ils faisaient allusion à des thèmes de réflexion sociale
controversés, comme le Mendicorum sermo, qui pose le problème de la distinction entre
mendiant et faux mendiant au cœur des débats sur la pauvreté dans l’Espagne du XVI e
siècle. D’autres encore, qui mettent en scène des personnages négatifs tels que le
menteur, ont sans doute été jugés non conformes à une visée exemplarisante40.
16 Une seconde catégorie est constituée par des colloques satiriques s’attaquant de façon
plus périlleuse aux institutions religieuses et aux manifestations d’une religiosité
purement mécanique. La vive critique de la contrainte qu’exercent certains parents sur
leurs filles en les envoyant au couvent contre leur gré, dans le Virgo poenitens — La jeune
fille repentante — pouvait difficilement passer. Mais il aurait été encore plus difficile de
conserver le Naufragium, dénonciation féroce des pèlerinages et des vœux adressés aux
saints ou même à la Vierge41. Il était encore plus impensable de traduire l’Inquisitio de fide,
qui soulève le problème le plus délicat : l’hérésie luthérienne, même s’il met en scène
Aulus, théologien orthodoxe représentant Erasme, face à Barbatius, figure transparente
de Luther.
17 Du reste, Virués souligne dans son premier prologue l’impossibilité de confier au peuple
tous les Colloques :
« … je ne suis pas d’avis qu’on les traduise tous, car il y a des propos qui
conviennent en latin aux lettrés et qui ne conviennent pas, en langue vulgaire, au
paysan ou à la petite vieille qui pourraient les lire ou les entendre lire » 42.
18 Ne forçons toutefois pas le trait et sachons goûter, dans le choix des colloques qui eurent
l’honneur d’être traduits, une leçon de tolérance tout à fait exceptionnelle au Siècle d’or.
Du reste, on retrouve dans cette anthologie quelques-unes des préoccupations les plus en
vogue dans les cercles humanistes de l’époque : la question du mariage est au centre de
deux de nos onze colloques, les deux premiers, du reste, à avoir été traduits en espagnol,
28

le Proci et puellae et l’Uxor mempsigamos (ann. I), et la femme est encore en position de
force face à ses interlocuteurs masculins dans le Puerpera et surtout l’Abbatis et eruditae, où
la jeune Magdalia incarne la sagesse face à un abbé ignare.
19 Édulcorations : glissements successifs… — Si, dans la traduction elle-même, les mutilations
sont assez rares, nombreuses sont les édulcorations43. Une périphrase vient atténuer le
vigoureux « Sancte Socrates, ora pro nobis ! » dans le Convivium religiosum : « J’éprouve de
la difficulté à ne pas croire avec force que Socrate ne fait pas partie du nombre des saints
qui, obéissant à la loi de nature, ont servi Dieu »44.
20 Il apparaît aussi que certains termes sont tabous : ainsi le mot superstitio, qui évoque trop
l’ensemble des pratiques dénoncées avec virulence par les réformateurs. « Nulla mihi est
superstitio » devient ainsi : « Je ne crois pas aux augures » dans le Proci et puellae 45.
21 Virués, du reste, est conscient des précautions auxquelles sont contraints les esprits les
mieux intentionnés, depuis que l’essor de la Réforme a fait de certaines questions des
enjeux fondamentaux. Dans le prologue du De visendo loca sacra, il énumère hardiment ces
thèmes controversés :
« Il n’y a presque personne qui ose aborder certains sujets, car les folies de Luther
ont rendu odieuse toute bonne doctrine à leur propos ; c’est le cas des indulgences,
ainsi que d’autres questions annexes comme les pèlerinages, les habits des ordres et
d’autres sujets du même type ; celui qui entreprend de parler ou d’écrire sur ces
questions, quel que soit son talent, fait aussitôt l’objet de calomnies » 46.

2. Cibles de la censure

22 Le domaine religieux. — La principale cible concerne, ce n’est pas surprenant, la religion 47.
Une seule particule peut suffire à inverser toute la problématique érasmienne. Voici
comment le jeune Gaspar, porte-parole d’Érasme, conçoit la confession dans la Pietas
puerilis :
GASPAR. — Sed illi confiteor, qui solus remittit peccata, cui est potestas universa.
ERASMIUS. — Cui nam ?
G. — Christo.
E. — An istud sat esse putas ?
G. — Mihi sat esset, si sat esset proceribus Ecclesiae…

23 La tournure conditionnelle « Mihi sat esset » est remplacée par un « No » sans appel : « Et
crois-tu que cela suffise ? Non, puisque cela n’a pas paru suffire aux princes de l’Église… »
48
.
24 La différence est de taille : pour Érasme, la piété est une affaire essentiellement
individuelle, qui passe notamment par la prière silencieuse adressée au Christ, bien
supérieure aux épanchements chuchotés à l’oreille d’un prêtre, auxquels il n’accorde
aucune efficacité particulière49.
25 Le pouvoir. — Ce qui a trait à l’élite dirigeante, aux institutions politiques ou aux
hiérarchies sociales constitue une autre cible privilégiée. Ainsi, une allusion à l’indigence
de la culture des princes contemporains, dans l’Abbatis et eruditae 50, est supprimée. De
même, à propos d’une allusion à la syphilis, un mal qui, selon Érasme, touche plus
particulièrement l’aristocratie (« quia multorum est communis praecipue nobilium »),
Virués supprime les deux derniers termes de la proposition51.
26 La sexualité. — Dans le dernier exemple cité, il est possible aussi que la dimension sexuelle
ait eu son importance : tout sujet scabreux fait en effet l’objet d’une censure massive dans
29

le recueil. Ainsi, dans un passage de l’Uxor mempsigamos constitué de conseils pratiques


pour une vie harmonieuse au sein du couple, Virués fait disparaître des phrases telles
que : « Sunt enim foeminae quaedam tam morosae, ut in ipso etiam coitu querantur ac
rixentur »52.
27 Il n’est pas difficile de percevoir derrière ces tendances misogynes l’expression d’un
discours ecclésiastique traditionnel, sans doute aggravé par des frustrations personnelles.
C’est ce que semble indiquer un ajout de Mexía dans sa traduction du Proci et puellae, où il
met dans la bouche de Pamphile une critique vigoureuse de la femme dédaigneuse de ses
prétendants53. Néanmoins, cette forme de censure si insistante est plus surprenante qu’il
n’y paraît dans le contexte de l’époque. La pruderie de nos traducteurs va bien au-delà de
la doxa inquisitoriale qui, tout au long du Siècle d’or, s’intéressera infiniment plus aux
questions théologiques54. En 1526, la censure sorbonnique des Colloques en latin, sans
doute le premier exemple français de censure d’un manuel scolaire55, n’avait pas fait grief
à Erasme de ce passage de l’Uxor mempsigamos que nous venons de citer56.

3. Les altérations pro-érasmiennes

28 Toutefois, si l’élagage de nos traducteurs va presque toujours dans une direction anti-
érasmienne, les modifications qui, subrepticement, vont dans le sens du message
érasmien, voire même le renforcent, sont loin d’être inexistantes.
29 Ainsi, dans le prologue du De visendo loca sacra, la présentation du personnage de Cornelio,
de retour de pèlerinage, emprunte, en dépit d’une incise qui se veut rassurante, une
direction franchement critique : « Il avoue avoir fait fausse route, non que ce soit une
mauvaise chose d’aller à Jérusalem, quoique de nos jours je n’y trouve guère de profit… » 57
. Notre traducteur se situe là pleinement dans la continuité d’Erasme, pour qui il n’y a pas
de lieu saint à proprement parler : le pèlerinage non accompagné d’un mouvement
intérieur de piété n’a pas la moindre valeur à ses yeux58.
30 Mais le soulignement du message érasmien se manifeste plus d’une fois dans les
traductions elles-mêmes. Dans le Militis et Carthusiani, où il est question du métier de
soldat : « … proficisceris in militiam vili salario conductus ad jugulandos homines »,
Virués substitue au dernier mot le terme « christianos »59 : pour le prince des humanistes,
la plus scandaleuse des guerres est bien, en effet, la guerre entre chrétiens60.
31 Plus encore, certaines explicitations dans la traduction du Convivium religiosum
développent le thème de l’insuffisance des cérémonies : on n’est pas chrétien parce qu’on
va à la messe ; à plus forte raison, on ne l’est pas une fois pour toutes. Virués dénonce ces
faux chrétiens qui, « tout au long de leur vie, se prennent pour des chrétiens sans jamais
connaître Jésus-Christ »61.

II. — L’ÉCRITURE DE LA DISSIMULATION


1. L’écriture ésotérique : Leo Strauss

32 Comment expliquer cette diversité de situations contradictoires que révèle une


microlecture (ann. III) ? Les traducteurs semblent tantôt renforcer la position d’Erasme,
tantôt carrément chercher à la démolir. Les réflexions du philosophe Leo Strauss nous
aident à saisir cet apparent paradoxe : « La persécution, écrit-il, donne naissance à une
30

technique d’écriture particulière […] où la vérité sur tous les points d’importance est
présentée exclusivement entre les lignes »62.
33 Soulignant la « mise en œuvre de techniques de simulation et de dissimulation ayant pour
fin d’amortir dans l’opinion […] les effets […] destructeurs de la vérité » 63, Strauss a étudié
à partir de l’exemple de Maimonide comment ce dernier parvient à tromper le lecteur
moyen par des termes ambigus et la répétition aussi fréquente que possible de vues
conventionnelles, pour se faire entendre de la minorité sage. A ses yeux « il n’y a
probablement pas de meilleure façon de cacher la vérité que de la contredire »64.
34 Strauss a esquissé une formalisation des procédés de cette « écriture ésotérique » :
• Avoir recours à des termes ambigus ;
• Espacer les passages contradictoires ;
• Poser, comme en passant, une proposition qui contredit la première ;
• Contredire une première affirmation en la répétant sous des formes modifiées, soit par
adjonction, soit par suppression d’une expression apparemment négligeable, etc.
35 Certains de ces procédés, visant à introduire des éléments d’hétérodoxie (esoteric meaning)
tout en donnant une apparence d’orthodoxie (exoteric meaning), sont en effet au cœur de
nos traductions des Colloques. On peut même en repérer d’autres doués d’une fonction
identique.

2. Application du modèle

36 L’organisation du recueil. — L’ordre apparent de la sélection, comme dans la version des


Tres colloquios (n° 477), obéit à un principe chronologique (enfance, âge adulte, vieillesse),
masquant l’enfouissement de quelques-uns des colloques les plus audacieux — le De
visendo loca sacra, le Convivium religiosum, le Militis et Carthusiani ou encore l’Abbatis et
eruditae — au milieu de l’ouvrage.
37 L’importance du paratexte.
a. L’échange épistolaire Érasme-Charles Quint : Le recueil comprend deux lettres en latin avec
leur traduction en espagnol : l’une, datée de septembre 1527, adressée par Érasme à Charles
Quint, mettant en valeur l’engagement du prince des humanistes dans la lutte contre
l’hérésie luthérienne ; l’autre, constituée de la réponse de l’empereur, rédigée en réalité par
l’érasmien Alfonso de Valdés en décembre de la même année, assurant Érasme de sa
protection. Ces deux lettres, qui accompagnent la quasi-totalité des versions espagnoles des
Colloques et de l’Enchiridion, constituaient, selon la belle expression de M. Bataillon, un
véritable « passeport »65.
b. Les préfaces : Nos traducteurs tendent à minimiser, dans leurs textes liminaires, leur
dimension de médiateurs actifs entre la pensée érasmienne et un public dont ils sont
susceptibles d’orienter les choix. Dans le contexte périlleux de l’époque, le topos de modestie
affectée se charge de vertus protectrices supplémentaires. Soucieux de mieux faire passer
son audace, Virués écrit : « La même impertinence qui m’a poussé à les traduire me pousse à
présent à les réunir et à consentir qu’ils soient publiés » 66.
c. Le rôle des « arguments » de Virués : Il faut situer dans la même perspective ces
introductions intitulées « argumento del intérprete » qui constituent l’une des originalités
de la version n° 478. Leur absence dans la version publiée par Cromberger 67 suggère qu’elles
furent probablement rédigés au moment de mettre l’ouvrage sous presse, avec la distance
critique que trois ans d’attaques antiérasmiennes, depuis les premières traductions
manuscrites, pouvaient donner à un homme aussi habile que Virués.
31

38 Un procédé récurrent consiste à opposer les intentions apparemment malveillantes


d’Érasme à ce qui est censé constituer sa pensée profonde. Voici ce qu’il écrit à propos du
Militis et Carthusiani : « S’il est vrai qu’Érasme semble ici et là, dans ses œuvres, dire du mal
des ordres religieux, dans ce colloque comme dans celui du Franciscain, il manifeste qu’il
ne voit pas d’un mauvais œil les pratiques religieuses qu’on y observe d’ordinaire » 68. La
réhabilitation de la vie monacale est toutefois aussitôt nuancée par une restriction
soulignant le saut qui sépare la réalité de l’idéal : « Pourvu que les religieux, considérant
quelle est l’utilité de tout cela, en fassent bon usage »69. Un propos qui amène Virués à
user d’une nouvelle précaution en précisant qu’Érasme n’a pas respecté la nécessaire
adéquation du discours des personnages à leur état et à leur culture70, puisqu’il fait de son
chartreux un personnage « plus […] blagueur que ne le sont d’ordinaire les nouveaux
frères dans les religions aussi bien constituées que celle-ci »71.
39 Virués censeur de Virués. — Si tout semble indiquer que la version sévillane constitue pour
l’essentiel un état primitif de celle qui nous occupe, on soulignera la position en retrait
finalement adoptée par Virués à plusieurs reprises, pour ce qui se rapporte à sa
traduction proprement dite. M. Bataillon a mis en évidence les conclusions
diamétralement opposées des deux versions du colloque Abbatis et eruditae : dans la
version publiée par Cromberger, Magdalia fait l’apologie des directeurs de conscience
visitant les gens aisés dont les âmes, en raison de leurs activités lucratives, sont en danger
— Virués se trouve alors à Burgos, une des citadelles de la bourgeoisie marchande
comprenant en particulier nombre de conversos. Dans la version de Logroño, le même
personnage affirme : « Je ne nie pas qu’il soit plus sain d’éviter ce que la majorité des gens
réprouvent, ne serait-ce qu’en raison du mauvais exemple que ce spectacle peut donner, à
tort ou à raison »72.
40 Le non-respect des engagements. — Une comparaison méticuleuse des traductions de Virués
et du texte latin met aussi en évidence, à côté des ajouts mentionnés comme tels,
d’authentiques ajouts — c’est-à-dire sortant du cadre de l’explicitation — mais
imparfaitement signalés (la petite main n’apparaissant qu’après le début de l’ajout) voire
pas mentionnés du tout. Ainsi, une interpolation de plusieurs lignes dément la promesse
faite dans le prologue du Franciscani de ne rien modifier au texte érasmien. Même si le
passage ne porte pas sur un point capital, il s’agit d’une infraction aux règles auxquelles
le lecteur pouvait naïvement accorder du crédit. S’en prenant aux excès vestimentaires
des femmes espagnoles, Virués dénonce ces gorgerettes qui laissent la poitrine de ses
concitoyennes plus à découvert, écrit-il, que si elles n’en portaient pas73, un propos qui
contribue à ancrer historiquement — à dater — cette traduction, puisque la décennie
1520-1530 fut en effet, dans la péninsule, l’une des périodes les plus libres en matière de
mode vestimentaire74.
41 Une stratégie de brouillage du sens. — Selon les principes de l’écriture ésotérique, Virués
parsème son texte de propositions contraires.
42 A propos d’un passage de la Pietas puerilis que j’évoquais tout à l’heure, où il est question
des origines incertaines de la confession — a-t-elle été instituée par le Christ ? —, notre
traducteur enchaîne avec un ajout véhément (non signalé) qui a peu de chances de
refléter sa pensée profonde :
« Il ne convient pas que les personnes ignorantes et sans malice se mêlent de
quelque question que ce soit ; elles doivent tout simplement croire et obéir à ce que
toute l’Église nous enseigne conformément à la doctrine et à l’autorité de nos
ancêtres »75.
32

43 On trouve également quantité de balancements subtils entre deux positions éloignées,


voire des propos antithétiques qui, à quelques lignes d’intervalle, sollicitent toute la
sagacité du lecteur. Virués manie l’ambiguïté avec talent, occultant sans cesse le message
érasmien derrière les méandres syntaxiques de sa traduction76.

3. Limites du schéma straussien

44 Il semble malgré tout que nos traducteurs procèdent de façon moins méthodique et moins
machiavélique que ne le dit Strauss. La systématicité qui caractérise ce discours « sans
faille » s’applique imparfaitement à nos traductions. Virués ne profite pas des ajouts
mentionnés pour développer un discours anti-érasmien qui le prémunirait. Quand ils ne
relèvent pas de digressions relativement peu marquées, idéologiquement parlant, comme
cet ajout de plusieurs pages consacré au thème du tyran qualifié d’« hypocrita », dans le
Convivium religiosum77, les passages en question suivent presque toujours une ligne de
pensée érasmienne, avec cette particularité, soulignée à juste titre par P. J. Donnelly,
qu’ils mettent l’accent sur la voie à suivre au lieu de faire la satire, comme c’est souvent le
cas chez Erasme, de celle qu’il convient d’éviter78. Il s’agit avant tout — c’est leur principal
dénominateur commun — de guider le lecteur dans la quête de la perfection chrétienne79.
Exceptionnels sont ceux qui énoncent une position clairement anti-érasmienne.
Réciproquement, les ajouts non signalés n’ont pas toujours un caractère plus polémique
que ceux qui le sont, même si la plupart concernent des points développés par Érasme
dans d’autres textes, la traduction fournissant ainsi l’occasion d’insérer des éléments
supplémentaires du message érasmien par le biais de développements que Virués, dans ce
cas précis, n’a sans doute guère de scrupule à attribuer à l’humaniste de Rotterdam80.
45 N’oublions pas que Virués et Mexia sont des hommes d’Église, même si le premier fait
partie d’un ordre que ses traditions intellectuelles et le processus de réformation en cours
à son époque rendent beaucoup moins hostile à l’égard d’Érasme que ne le sont les ordres
mendiants81. Aussi ne doit-on pas s’étonner de voir Virués présenter un visage de la vie
monastique et des cérémonies beaucoup plus favorable que ne le fait Érasme82. Les
pratiques censoriales auxquelles se livrent nos traducteurs, dont la position n’est pas
celle de dissidents en lutte contre l’un de ces régimes dont l’histoire récente a fourni des
exemples, semblent parfois pleinement assumées. La frontière est difficile à fixer entre ce
qui relève de la manipulation et l’expression sincère, d’autant que la forme dialogique des
Colloques interdit de référer directement les propos énoncés à leur auteur — ou à leur
traducteur83. Il semble par exemple que nos traducteurs se montrent très en retrait par
rapport à Érasme sur le thème de la femme, même si leur sélection est en partie redevable
à un public féminin : l’expression « natural flaqueza » (faiblesse naturelle) apparaît de
façon trop récurrente pour pouvoir être attribuée à une ruse d’écriture84.
46 La flambée érasmienne sera de courte durée : Virués sera bientôt dénoncé à l’Inquisition
et subira un long procès, et il ne devra son salut qu’aux interventions de Charles Quint
dont il est devenu le protégé depuis sa nomination jalousée au poste de prédicateur de
cour85. Il n’est pas le seul à être persécuté : l’Inquisition joue de l’amalgame pour accuser
les principaux disciples de l’humaniste de Rotterdam d’hérésie alumbrada ou luthérienne.
47 En 1536, la mort d’Érasme scelle l’interdiction des Colloques en castillan puis, l’année
suivante, en latin. L’argument utilisé par l’Inquisition ne manque pas de sel : les Colloquios
sont interdits sous prétexte qu’ils « ne sont pas bien traduits »86. La censure du message
érasmien, cette fois-ci, n’est plus du domaine de l’auto-censure, elle relève d’instances
33

extérieures. Ces portraits d’Erasme sauvagement couverts de traits, comme celui qui fait la
couverture du dernier ouvrage de Georges Minois, en sont un bel emblème87. Notons que
cette censure était déjà présente dans la version n° 479 : M. Bataillon attribue à un
« inquisiteur régional officieux » la suppression d’un des passages les plus audacieux du
Convivium religiosum qui souligne la supériorité d’une spiritualité intériorisée sur les
cérémonies extérieures88. L’opération est assez grossière, puisque son auteur n’a même
pas pris le soin de reconstituer les jointures et que le texte fait désormais parler trois fois
de suite le même personnage (ann. IV)89.
48 Le temps n’est pas encore venu des Index qui dresseront ouvertement la bibliothèque des
ouvrages interdits, mettant fin à ce que pouvait encore avoir de flottant le discours
doxique des années 1520. Mais d’ores et déjà, se répand une technique particulière
destinée à étouffer tout débat : on n’attaque pas seulement les auteurs suspects, mais
également ceux qui tentent de les réfuter. Conséquence de cette censure des censeurs : la
traduction en castillan de l’Apologia du comte de Carpi, un des adversaires les plus
acharnés d’Érasme, est interdite la même année que les Colloqutos et sous le même
prétexte.
49 Pour ce qui est des Colloques, précisément, la prohibition allait perdurer pendant plusieurs
siècles, dans la péninsule. Selon le grand bibliographe A. Palau y Dulcet : « Les
persécutions dont cette œuvre fut l’objet au XVIe siècle furent apparemment si
rigoureuses que personne n’osa la rééditer en Espagne jusqu’à ce que M. Pui y Soler nous
ait fait mesurer l’importance littéraire des Colloques dans une version catalane de 1911 » 90.
Un exemple qui tend à nuancer la portée de cet effet pervers souligné à juste titre par
Georges Minois, selon lequel la censure constitue « le plus puissant agent publicitaire des
ouvrages défendus »91.
50 La version des Colloques en espagnol qui nous a occupé souligne néanmoins la dimension
stimulante de tout appareil censorial, en ce qu’elle contraint à déployer des trésors de
ruse92. Loin d’atténuer la portée de la satire érasmienne, l’Arcediano del Alcor la
renforçait passionnément dans sa traduction de l’Enchiridion qui avait déclenché la vague
philo-érasmienne en Espagne93. La répercussion du contexte idéologique immédiat sur la
façon de traduire ou plus exactement d’adapter le texte érasmien est encore plus évidente
en cette année 1529 qui constitue, comme l’affirme M. Bataillon, un véritable « tournant »
94
entre les premières années d’enthousiasme et le temps de la répression. Prévenir la
censure, cela signifie souvent s’auto-censurer95, au sein d’une dialectique complexe entre
des velléités de transgression de la doxa officielle et la conscience de l’impossibilité d’aller
trop loin, tandis que la traduction fait involontairement émerger les contradictions d’une
société tiraillée entre les exigences christocentriques d’une minorité éclairée et les
réflexes volontiers idolâtres de la masse.
51 Si, comme le souligne Melquíades Andrés Martín, « l’érasmisme constitue le fait littéraire
espagnol le plus important dans le domaine des traductions et des éditions entre 1516 et
1550 »96, il convient de préciser que ces processus auto-censoriaux, avec leur mélange
d’audace et de pusillanimité, puis ces interventions d’une censure externe ne sont pas au
cœur de toutes les pratiques de la traduction dans l’Espagne de l’époque97. Néanmoins, ils
sont bien loin de former un simple chapitre de l’histoire de l’édition au XVIe siècle, dans la
mesure où ils rejoignent un débat qui jouera un rôle central dans l’affrontement du
protestantisme et du catholicisme : le message évangélique peut-il être confié à tous,
comme le prône Luther, lançant dès les années 1520 une vaste politique en faveur de la
langue vernaculaire et offrant personnellement l’une des plus belles versions de la Bible
34

en allemand, ou doit-il rester patrimoine exclusif des clercs ? Même s’ils ne comptaient
pas parmi les érasmiens les plus illustres98, nos adaptateurs espagnols, en assurant à
Érasme ce rôle de « popularisateur de la vraie théologie » qu’il avait toujours voulu
remplir99, prenaient clairement parti dans ce débat100. Leur zèle traducteur manifestait
pour le moins avec éclat de quelle façon ils avaient assimilé la grande leçon érasmienne :
la supériorité de l’esprit sur la lettre.
52 Au cœur de cette philosophia Christi fondée sur un « christianisme critique », pour
reprendre l’expression de L.-E. Halkin, ils s’inscrivaient dans ce courant minoritaire qui
assisterait bientôt avec consternation, en 1554, à la saisie des exemplaires de la Bible en
langue vernaculaire : selon un ultime paradoxe, le livre de la Révélation était à son tour
censuré, symbolisant avec éclat le confinement idéologique et intellectuel qu’allait
désormais connaître l’Espagne pendant des décennies101.

ANNEXES

ANNEXE 1. — Éditions des Colloques en castillan


35

ANNEXE II. — Signalisation typographique des ajouts de Virués (mains).

ANN. III. — Modifications comparées des Colloques

LÉGENDE : C = censure ; AM = ajout mentionné ; ANM = ajout non mentionné ; S = substitution


(censure + ajout).
Notons que le nombre d’ajouts ne détermine pas toujours le degré d’audace d’un colloque. Le De
visendo loca sacra en contient un seul, mais c’est le plus incisif de tous.
36

ANNEXE IV. — Le Convivium religiosum grossièrement cénsuré (encadrements F. Géal).

NOTES
1. Mes références sont tirées de l’édition en espagnol, Erasmo y España, 2e éd., Mexico-Madrid-
Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1966, p. 286-309. Une réédition en français
comprenant des appendices inédits nous a été récemment procurée par Daniel Devoto et Charles
Amiel : Erasme et l’Espagne, Genève, Droz, 1991, 3 vol.
2. Il s’agit d’une mise à jour de mon premier travail de recherche qui s’intitulait Recherche sur la
traduction des « Colloques » d’Erasme en espagnol (1526-1529). Contribution à une histoire de l’humanisme
castillan, mémoire de maîtrise, dir. Augustin Redondo, univ. Paris-III, nov. 1986. J’ignorais alors
l’existence de la thèse de P. J. Donnelly, A study of Spanish translations of Erasmus’s « Colloquia »
(1525-1536), with special reference to the translator Alonso Ruiz de Virués : together with a critical edition
of the version of Uxor mempsigamos, Funus, and part of Convivium religiosum (Ph. D., Oxford, oct. 1979,
dactyl.), un travail philologique minutieux qui a le mérite de procéder à une comparaison
systématique des différentes versions des colloques mentionnés, dont nous est présentée une
édition synoptique soigneusement annotée, en seconde partie ; en revanche, l’approche
interprétative, qui souffre à mes yeux d’une certaine myopie, ouvre peu de perspectives
véritablement neuves.
3. Elle se trouve à la Bibliothèque universitaire de Valence sous la cote R-2/224.
4. P. J. Donneily souligne à juste titre que de tous les ouvrages d’Érasme, les Colloques constituent
aussi celui qui a suscité la participation du plus grand nombre de traducteurs (A study of Spanish
translations…. p. 30 et suiv.). Plus tardifs, les recueils en langue française, anglaise ou allemande se
limiteront longtemps à un nombre restreint de colloques. En France, par exemple, le Catalogue
général de la Bibliothèque nationale de France ne mentionne guère que l’ Abbatis et eruditae,
traduit par Cément Marot, et 1’Uxor mempsigamos, dans une version anonyme qu’il faut attribuer
à Barthélemy Aneau. Cf. sur ce point M. Mann, Érasme et les débuts de la Réforme française
37

(1517-1536), Paris, Champion, 1934, p. 189 et suiv. : « Appendice. Notes sur quelques traductions
d’Érasme en français ».
5. Cf. M. Bataillon, Erasmo y España…, p. 314.
6. Cf. F. Bierlaire, Érasme et ses Colloques : le livre d’une vie, Genève, Droz, 1977, en particulier le
chap. I : « Genèse et publication des Familiarium colloquiorum formulae ».
7. D’une façon générale, pour Érasme, tout ce qui dans les pratiques catholiques de son époque
est obligation, discipline imposée, cérémonie ou rite est survivance du judaïsme. Cf. sur ce point
J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Erasme, thèse, univ. Paris-IV, 1980, dactyl., p. 339-342.
8. Cf. notamment B. Bennassar, L’inquisition espagnole, Paris, Hachette, 1979, p. 271. Comme le
souligne A. Redondo, « Les idées érasmiennes étaient presque plus dangereuses que les croyances
luthériennes car, non condamnées par le Saint-Siège, elles pouvaient s’insinuer plus facilement
dans les cœurs » (« Le discours d’exclusion des déviants tenu par l’Inquisition à l’époque de
Charles V », dans Les problèmes de l’exclusion en Espagne [XVI e-XVIIe siècles], Paris, Publ. de la
Sorbonne, 1983, p. 36).
9. Il est vrai que les alumbrados cherchaient parfois à se protéger sous un masque érasmien,
proclamant qu’à la différence de Luther, Erasme n’avait pas été condamné par Rome. Cet
argument fut au centre de la défense de Maria Cazalla lors de son procès. Au sujet de cette
question complexe, cf. M. Bataillon, Erasmo y España…, chap. IV : « Iluminismo y erasmismo »,
p. 166 et suiv. Voir aussi les utiles compléments d’E. Asensio, « El erasmismo y las corrientes
espirituales afines », dans Revista de filología española, t. 36, 1952, p. 31-99.
10. Les idéaux de rénovation érasmiens se superposent aux espoirs messianiques que suscite la
figure de l’empereur.
11. Cette traduction capitale a été rééditée par D. Alonso, avec un prologue de M. Bataillon (
Anejos de la Revista de filología española, t. 16, Madrid, 1932).
12. Lettre du 13 juin 1527, dans La correspondance d’Érasme, dir. A. Gerlo, t. VII, Bruxelles,
University Press, 1978, p. 108).
13. « On édite chez vous mes livres, après leur avoir appris à parler l’espagnol ; est-ce par amour
ou par haine pour moi ? Cela n’est pas bien clair ; en tout cas on m’attire une lourde animosité »
(cité par A. Renaudet, Études érasmiennes, Paris, Droz, 1939, p. 275). Cette lettre à Juan de Vergara
datée du 2 septembre 1527 figure dans La correspondance d’Érasme…, t. VII, p. 203.
14. « … mes livres sur la Misericordia Domini et sur le De matrimonio Christiano, mes Paraphrases, mes
Commentaria in Psalmos quattuor » (lettre à Alonso Fernández de Madrid, Arcediano del Alcor du 15
mars 1528. Cf. La correspondance d’Érasme…, t. VII, p. 423). Et Érasme de préciser : « … j’ai écrit
certains de mes ouvrages pour stimuler les études, quelques-uns pour redresser les préjugés du
vulgaire ; beaucoup sont destinés aux seuls lecteurs lettrés. »
15. La nouvelle du sac de Rome, connue au mois de mai, avait soulevé en Espagne une émotion
considérable : Erasme était rendu responsable d’avoir puissamment contribué à propager cette
atmosphère d’irrespect qui avait conduit à saper les fondements du trône de saint Pierre (cf. M.
Bataillon, Erasmo y España…, chap. V, p. 226 et suiv.). Le prétexte d’une épidémie de peste utilisé
par Manrique assurait une victoire momentanée du camp des érasmiens, confortée par la
publication, en mars 1528, d’une énième défense d’Érasme adressée à ses adversaires : l’Apologia
ad monachos quosdam Hispanos.
16. Lettre du 1er septembre 1526 à Érasme (La correspondance d’Érasme., t. VI, p. 472). Encore faut-il
faire la part du topos qui, partout en Europe à l’époque classique, fait de la femme le destinataire
naturel de toute publication non rédigée dans la langue savante, qu’elle est supposée ignorer.
17. Cf. M. Mann, Érasme et les débuts…, « Appendice… », p. 120 et suiv.
18. Tout porte à croire qu’il appartenait à l’illustre famille des Mexia de Séville. Un auteur du
même nom — mais s’agit-il d’un seul et même personnage ? — a laissé à la postérité un Apólogo de
la ociosidad y el trabajo publié à Alcalá en 1526 sous le pseudonyme de Lebricio Portunado, mais il
s’agit d’un texte glosé par Francisco Cervantes de Salazar, qui s’inspire notamment de la Vision
38

delectable d’Alfonso de la Torre et n’a rien de spécifiquement érasmien. (J’en cite quelques
fragments dans Recherche sur la traduction…, p. 162-168.) La traduction du Proci et puellae est
adressée « Al muy noble y virtuoso señor Nicolao Becharini » — un nom aux consonances
italiennes qui évoque ces nombreux Génois présents dans la Séville de l’époque, mais sur lequel
nous n’avons pu trouver aucun renseignement —, ainsi qu’à ses filles : la dédicace s’achève sur la
mention de ces « donzellas tan santas y virtuosamente criadas » (f. [t iij]v). Ce Mexia est aussi très
probablement le traducteur de l’Uxor mempsigamos dans la version n° 479 : on constate en effet
une étroite parenté entre les courtes introductions qui précèdent le Proci et puellae et ce colloque
anonymement traduit, et le style de ces deux versions est identique. Comme ce texte est
exactement le même que celui que nous offre le recueil n° 475, il apparaît que Mexía est le
« correcteur » de la version de Diego Morejón (Medina del Campo, 1527 [perdue], Valence, J.
Joffre, 1528) : nos 473 et 474 de la bibliographie de M. Bataillon (ann. I).
19. Une lettre en espagnol reproduite par son auteur dans le prologue de la version n° 478, qu’on
a pu dater de 1525, constitue une indication précieuse. Elle est adressée à un ennemi d’Erasme, le
frère Carvajal, « guardián » du couvent franciscain d’Alcalá. Des copies de cette lettre n’avaient
pas tardé à circuler et elle allait même parvenir entre les mains d’Érasme par le biais d’une
traduction latine de Vives. La position de ce défenseur engagé d’Érasme qui, d’après le
témoignage de Vergara, commentait publiquement l’Enchiridion et faisait en chaire l’éloge de
son auteur, allait être l’objet d’un malentendu : Érasme ne comprit pas le sens des Collationes
septem que lui adressa Virués. Il crut que ce dernier était mal disposé à son égard, alors qu’il lui
demandait simplement d’expliquer certains passages afin de renforcer sa cause (cf. sur ce point
M. Bataillon, Erasmo y España…, p. 222-223). Sa déclaration à la conférence de Valladolid est
empreinte d’une grande habileté : s’il se garde bien d’adhérer publiquement à la critique
érasmienne de saint Jérôme, il souligne que le Novum instrumentum ne vise pas à établir une
nouvelle doctrine mais seulement à fournir un instrument précieux aux théologiens. (Le texte
latin complet de sa contribution est cité par V. Beltrán de Heredia, O. P., dans La Universidad en el
siglo de Oro, VI : Cartulario de la universidad de Salamanca, univ. de Salamanque, 1973, p. 113 et suiv.)
La biographie la plus détaillée du personnage nous est fournie par S. Giner, « Alonso Ruiz de
Virués (estudio biográfico) » dans Analecta Calasanctiana, t. 11, 1964, p. 117-201, même si on peut
regretter les préjugés vigoureusement anti-érasmiens de cet érudit.
20. Les raisons de ce silence ne sont évidemment pas explicitées dans le colophon qui conclut la
première série de colloques traduits : « El nombre del intérprete destos ocho colloquios arriba
escritos se quiso callar » (f. [tij] v).
21. A la différence de la traduction du Senile colloquium, celle du Funus est inspirée de celle des
Tres colloquios de la bibliothèque universitaire de Gand (n° 477), mais elle semble avoir été
conjointement effectuée avec le texte latin sous les yeux (cf. F. Géal, Recherche sur la traduction…,
p. 27-28) [ann. III]. Cette « concurrence » qui amène les traducteurs à remanier les versions de
leurs prédécesseurs jugées insuffisantes témoigne moins d’une conscience professionnelle
particulièrement aiguë que d’une quête de la « vérité » du texte érasmien.
22. F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 14. Eguia connut des démêlés avec l’Inquisition et resta
emprisonné pendant trois ou quatre ans.
23. Les Cromberger avaient été à l’origine de la première traduction d’Érasme en langue
vernaculaire (le Tratado o sermon del Niño Jesu y en loor del estado de niñez, 1516). Ils entretenaient,
du reste, des liens étroits avec M. de Eguia, comme le souligne Clive Griffin : « Jacobo Cromberger
[père de Juan, qui lui succède à sa mort en 1528] printed an edition of Erasmus’s Enchiridion for
which Eguia had the priviledge » (« The Crombergers of Sevilla and the first Italic book printed in
Spain », dans Palaestra typographica : aspects de la production du livre humaniste et religieux au XVI e
siècle, éd. J.-F. Gilmont, Aubel, P. M. Masson, 1980, p. 89).
24. Il faudrait en particulier souligner comment, chez nos traducteurs, dans la représentation des
relations entre langue vernaculaire et langue savante, s’estompe le sentiment d’infériorité —
39

encore au cœur de la majeure partie des réflexions à la fin du XVe siècle, comme l’illustre Juan de
Encina dans son prologue à la traduction des Églogues de Virgile — au profit de l’insistance sur la
différence entre deux types de langue de nature distincte ; cf. sur ce point Recherche sur la
traduction…, p. 50, n. 22, et p. 85-86. P. Russell a ébauché une histoire des théories de la traduction
en Espagne à cette époque dans une étude synthétique qui reste à approfondir : Traducciones y
traductores en la península ibérica (1400-1550), univ. autónoma de Barcelona, 1985. On pourra aussi
consulter Th. S. Beardsley : « La traduction des auteurs classiques en Espagne de 1488 à 1586 dans
le domaine des Belles-Lettres », dans L’humanisme dans les lettres espagnoles, éd. A. Redondo, Paris,
Vrin, 1979, p. 51-64.
25. « … declarar más la intención de Erasmo no poniendo sentencia de mío sino aclarando la suya »
(f. [b i]v). Cette activité relève à ses yeux du travail d’« interprète » proprement dit : « No me
parece añadir sino interpretar » (ibid.). Dans la langue vernaculaire, le traducteur doit retrouver
un équivalent de la clarté initiale : « No se hizo más de passar en claro romance lo que Erasmo
dixo en claro y muy elegante latín » (« argumento » du Convivium religiosum, f. [h vij]).
26. « … en este colloquio y en otros añadí […] por juntar con lo que Erasmo dize algo de lo que yo
siento » (Puerpera, f. [b ij]). Des termes similaires sont répétés dans d’autres « argumentos »,
notamment celui du Convivium religiosum. Cette relation particulièrement souple au texte source,
chez Virués et plus encore chez l’Arcediano del Alcor, ne semble pas poser de problème de
conscience à nos traducteurs. Ce dernier se sert de la référence ultraclassique à saint Jérôme
opposant translation ut interpres (qu’on pourrait dire « littérale ») et traduction ut orator (qu’on
pourrait appeler, non sans simplifier, « littéraire ») pour justifier son refus du mot à mot. Cette
distinction est au cœur de tous les métadiscours sur la traduction en Europe dès le XIVe siècle,
alors que littera et sententia constituaient, à l’époque médiévale, deux domaines distincts
obéissant à deux étapes successives — souvent menées à bien par deux spécialistes différents —
qui précédaient la quaestio, élaborée à partir des problèmes soulevés par le texte. Les prologues
de traductions françaises mettent ainsi constamment en évidence les oppositions
« paroles »/« sentences », puis « mot à mot »/« intention », comme le met en évidence la
magistrale étude de L. Guillerm : Sujet de l’écriture et traduction autour de 1540, Lille, Atelier nat. de
reproduction des thèses/Paris, diff. Aux amateurs de livres, 1988, notamment p. 434. La position
de l’Arcediano n’en est pas moins marginale dans les pratiques de l’époque, comme le souligne à
juste titre P. Russell (Traducciones y traductores…, p. 53), et participe de cette émergence du sujet,
dans le domaine de l’écriture, qu’a fort bien analysée L. Guillerm à travers l’exemple français.
27. Ce type de procédé ne semble pas avoir été très répandu en Espagne à l’âge classique, même si
l’utilisation d’une encre rouge pour les citations scripturaires chez un Juan de Valdés traduisant
les Psaumes en constitue un équivalent (cf. C. Barbolani, introduction au Diálogo de la lengua ,
Madrid, Cátedra, 1982, p. 48). Nous sommes encore proches, sur ce point, de la glose médiévale.
28. Plaçant lui aussi son propos sous le signe de saint Jérôme, Mexía évoque une triple méthode
de traduction, fondée sur une distinction originale entre deux types d’écart par rapport à la
translation littérale : « Porende usando yo de la sentencia del glorioso dotor sant Hieronymo, en
la mayor parte de la translación deste colloquio me he esforçado a trasladar fielmente de verbo ad
verbum y en algunas partes que no a podido ser menos he traduzido sentencia de sentencia y en
pocos lugares con mucha necessidad he declarado sinceramente la intención del autor »
(prologue du Proci et puellae, « El intérprete al lector », £ [t iiij]v). Non seulement sa position
apparaît beaucoup plus « littéraliste » que celle de Virués, mais il n’est pas question d’ajouts
explicites de la part du traducteur. Toutefois, ces apparentes proclamations de fidélité à la lettre
ne doivent pas faire oublier, comme le souligne P. J. Donnelly, que la pratique traductive de
Mexía relève avant tout, elle aussi, du sensum de sensu (A study of Spanish translations…, p. 69).
29. « En este colloquio no quiso añadir nada porque me pareció harto lo que Erasmo dize ; antes
proveé a le sacar al pie de la letra, aunque escusando quanto pude la escuridad y grosería » (
Franciscani, f. [r v]-v).
40

30. F. Bierlaire, Érasme et ses colloques…, notamment p. 116.


31. F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 16-18. Je renvoie à l’édition des Opera omnia Desideri
Erasmi Roterodami, I, 3 : Colloquia, éd. L. E. Halkin, F. Bierlaire, R. Hoven, Amsterdam, North-
Holland Publishing Company (plus connue sous le sigle ASD), 1972. Selon A. Renaudet, l’édition
précédente, de février 1526, dont celle de juin ne s’écarte guère, constitue la plus virulente de
toutes (Études érasmiennes…, p. 60). Par la suite, Érasme surveillera davantage sa plume face aux
attaques des théologiens.
32. La version du Funus dans l’édition Cromberger est elle aussi d’une grande qualité, mais d’une
nature tout à fait différente : l’écriture harmonieuse de Virués, dont le souci d’élégance reflète
l’influence des théories italiennes, selon P. Russell (Traducciones y traductores…, p. 53-55), fait
place à l’utilisation d’une langue « colloquiale » efficace ; le dialogue se fait théâtre (F. Géal,
Recherche sur la traduction…, p. 58-59). Du reste, chacun des traducteurs imprime sa marque
personnelle dans les versions qu’il propose. Si Virués émaille sa traduction de quelques
proverbes, il se différencie d’un Mexia dont le style coloré abonde en jurons et frôle parfois la
vulgarité.
33. Colloquia, ASD, p. 319.
34. « La trayo tan limpia como un muladar » (f. [q iij]v). Je cite d’autres exemples de
simplification ou d’explicitation de références culturelles géographiques, historiques ou
mythologiques dans ma maîtrise (F. Géal, Recherche sur la traduction..p. 74-81).
35. P. J. Donnelly, A study of Spanish translations…, passim.
36. « Porque los trasladé a instancia de diversas personas que me demandavan cada uno el que
más le contentava » (« Argumento y protestación del autor en la carta siguiente que se pone en
principio de estos colloquios », £ [a ij]). Les demandeurs en question doivent au moins s’être fait
une idée du colloque exigé, pour pouvoir formuler un avis à son propos.
37. On trouve par exemple une citation d’Horace non traduite dans le Puerpera : « Y en esto a
lugar lo que Horacio Flaco dize, Quo semel est imbuta recens servabit odorem testa diu », (f. [c iij]). P. J.
Donnelly attribue l’inégale répartition des citations latines non traduites, dans la version n° 478,
aux différences culturelles qui séparaient probablement, à l’origine, les dédicataires de chacune
de ces traductions, un trait que vient renforcer la tendance plus ou moins marquée à la
simplification du texte source (plus marquée dans le Puerpera que partout ailleurs, selon ce
critique : A study of Spanish translations…, p. 126 et suiv.). Néanmoins, d’une façon générale, Virués
vise un public nettement plus cultivé que les autres traducteurs, à moins qu’il ne s’agisse plutôt
d’une réticence d’humaniste considérant indigne de tout traduire. Le fait est que ses collègues
empruntent de préférence une voie moyenne : un subterfuge consiste à citer le texte en latin puis
à faire intervenir un personnage distrait, qui prie son interlocuteur de traduire en langue
vernaculaire le passage qu’il n’a pas bien entendu. Remarquons enfin que l’altérité scripturaire
signalée par les caractères grecs ou hébreux est conservée, chez tous nos traducteurs, par le biais
d’une traduction en latin.
38. Celle-ci peut prendre des formes aussi diverses que la concision ou l’excision, le résumé ou le
condensé, l’extension ou l’expansion, selon la classification établie par G. Genette (Palimpsestes,
Paris, Seuil, 1982, p. 263 et suiv.).
39. Le Convivium profanum, le Convivium poeticum ou le Convivum fabulosum.
40. C’est sans doute le cas pour le Pseudochei et Philetymi, connu en français sous le titre : L’art de
mentir.
41. Cf. Charles Bené : « Un colloque controversé : le Naufrage », dans Dix conférences sur Erasme.
Eloge de la folie, Colloques, dir. C. Blum, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1988, p. 107-120.
42. « … no me parece que se devrían sacar todos [los Colloquios] porque cosas ay que están bien en
latín para los latinos y no lo están en romance para el labrador y para la vejezuela que lo podrían
leer o oyr quando otro lo leyese » (Puerpera, f. [b i]v) — je souligne. Cet humaniste raffiné considère
non sans une certaine condescendance les couches les moins cultivées de la population, faisant
41

au passage allusion à un mode de diffusion orale dont on ne saurait assez souligner l’importance
au Siècle d’or. Cf. sur ce point l’excellent article de M. Frenk : « Lectores y oidores. La difusión
oral de la literatura en el siglo de Oro », dans Actas del 7° congreso de la A. C. H., Rome, Bulzoni,
1982, p. 101-123. Cette oralité est confirmée par le recours fréquent aux redoublements binaires
ou ternaires qui permettent à l’auditeur de ne pas perdre le fil ; par exemple : « No deseo ni
pienso que ay en el mundo otro espejo más claro más luzido ni más resplandeciente que en el que
yo agora me miro. » Cf. sur ce point ma Recherche sur la traduction..p. 66-68.
43. Je rejoins parfaitement, sur ce point, les constatations de P. J. Donnelly (A study of Spanish
translations…, p. 98 et suiv.).
44. « Con dificultad me atiento de no creer determinadamente que Socrates está en el número de
los sanctos que en ley de natura sirvieron a Dios » (f. [m viij]v ; ASD, p. 254).
45. « No me creo en agüeros » (f. [u ij]; ASD, p. 281). A l’inverse, on observe certains tics de
langage : ecclesia est toujours traduit par « yglesia catholica » dans la Pietas puerilis des versions
n“477 et 479. Or, selon J. Chomarat, Érasme prend ce terme dans son sens étymologique (opposé à
factio), et non pas pour désigner l’Église romaine de façon restrictive (Grammaire et rhétorique…,
p. 1135, en note).
46. « Apenas ay ya quien ose hablar en algunas materias : porque los desvarios de Lutero [c’est du
reste la seule fois que le nom maudit est prononcé] an hecho odiosa toda buena dotrina que en
ellas se pueda dezir : destas es una la de las indulgencias a la qual están anexas otras algunas
como son romerías […], hábitos de órdenes y otras cosas semejantes […], de las quales en
queriendo alguno hablar o escrivir por bien que lo diga es luego caluniado » (f. [v]v). Les « hábitos
de órdenes » désignent ces signes extérieurs de prestige dont beaucoup voulaient être parés lors
de leur enterrement.
47. Dans leur cahier rédigé en vue de la conférence de Valladolid, les moines avaient écrit dans la
rubrique intitulée « Contra la veneración de los santos, sacras reliquias, imágenes y
peregrinaciones a lugares piadosos » : « Es mucho lo que dice en los Coloquios, tanto que lo
omitimos por no ser prolijos » (cité par M. Avilés Fernández, Erasmo y la Inquisición, Madrid, F. U.
E., 1980, p. 69).
48. « E parecete que basta esso ? No, pues que a los mayorales de la yglesia no les ha parecido que
basta » (f. [f ij] ; ASD, p. 178).
49. Cf. J. Chomarat, Grammaire et rhétorique…, p. 808.
50. « Olim principes et Caesares eruditione non minus quam imperio praeminebant. » (ASD,
p. 407.)
51. Militis et Carthusiani (f. q [iij] ; ASD, p. 318). On trouve ensuite un long ajout non mentionné qui
évoque toutes les formes possibles de contamination.
52. ASD, p. 309. Sur cette question, voir ma Recherche sur la traduction…, p. 100-102. La
comparaison avec le même colloque traduit par Mexia, dans la version n° 479, montre une
précaution moindre : le texte érasmien est respecté, excepté l’allusion à l’acte sexuel. Cela va de
pair avec l’emploi d’un registre verbal qu’on ne trouve pas chez Virués : par exemple « puta », là
où Virués se contente de « mugeres » (F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 103-104).
53. Au f. [t viij]v ; cf. F. Géal, Recherche sur la traduction..p. 147-148. Du reste, cet ajout n’est pas
mentionné par Mexía, qui n’affiche pas le même code déontologique que Virués.
54. Contrairement à l’Index romain de Trente qui, conformément à la règle VII, « interdit d’une
façon absolue les livres qui expressément traitent, racontent ou enseignent des choses lascives
ou obscènes », l’Index espagnol de 1559 considère essentiellement la dimension religieuse.
55. Cf. G. Minois, Censure et culture sous l’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1995, p. 37.
56. Cf. E. Telle, Erasme de Rotterdam et le septième sacrement, Genève, Droz, 1954, p. 310 et suiv. Dans
ce colloque, du reste, la Sorbonne n’avait trouvé aucun propos contraire à l’orthodoxie.
57. « Confiessa aver errado no porque sea malo yr a Jerusalem, aunque el día de oy yo hallo en
ello poco provecho » (f. [f vi]).
42

58. Cf. J. Chomarat, Grammaire et rhétorique…, p. 901. Autre exemple typique, où la position
clairement érasmienne n’est affirmée qu’après l’énonciation prudente d’une assertion très en
retrait : « Todas estas cosas [missas, vigilias y preces] aunque sean muy bien hechas
especialmente los sacramentos y antiguas costumbres de la yglesia, pero ay otras más interiores
sin las quales éstas no nos pueden dar verdadera alegría de espíritu ni confiança de bien morir. »
Et Virués d’ajouter, en excellent érasmien : « Estas son fe, esperança y caridad » ; définition d’une
piété intérieure au centre de laquelle figure le Christ : « Que de ninguna cosa nos fiemos sino de
Christo » (f. [n iiij]).
59. Au f. q ; ASD, p. 317.
60. Érasme n’admet pas pour autant la guerre contre les infidèles : sans une pratique exemplaire
du christianisme, nous ne sommes que des Turcs combattant d’autres Turcs ; d’où son opposition
radicale à tout projet de croisade (cf. J.-Cl. Margolin, Guerre et paix dans la pensée d’Erasme, Paris,
Aubier-Montaigne, 1973).
61. « E desta manera, passan todo el discurso de su vida teniéndose por christianos sin conocer ni
amar a Jesu Christo » (f. [n iij]). Mexía n’est pas en reste sur ces questions : au détour d’une
phrase du Proci et puellae , une précision vient vigoureusement renforcer le sens du message
érasmien : « Uter tibi videtur temperantior, qui in mediis delitiis accumbens abstinet, an qui
semotus ab his quae provocant intemperantiam ? » dit le texte latin (ASD, p. 285). Mexia explicite
hardiment : « ¿ Qual te parece a ti que usa más de virtud o temperança : el que estando en medio
de los deleytes […] se abstiene y los menosprecia, o el que estando encerrado en un monasterio o
apartado en un desierto por no tropezar en ello es bueno ? » (f. [u vi]). Tel est bien le sens du
texte érasmien : celui qui se châtre volontairement en se tenant à l’écart de toute tentation n’a
pas à se glorifier de son acte. Plus généralement, le célibat ne constitue pas un idéal aux yeux
d’Érasme : il ne s’agit que d’une institution parmi d’autres, qui pourrait être abrogée (cf. E. Telle,
Erasme de Rotterdam…, p. 197-199).
62. « La persécution et l’art d’écrire », suivi de « Un art d’écrire oublié », traduction et
présentation de N. Ruwet, dans Poétique, t. 38, avril 1979, p. 229-253.
63. Ibid., p. 245.
64. Persecution and the art of writing, Westport (Conn.), Greenwod Press, 1977, p. 73-74. On pourra
se reporter à l’intéressant commentaire de P. A. Cantor, « Leo Strauss and contemporary
hermeneutics », dans Leo Strauss’s thought toward a critical engagement, éd. A. Udoff, Boulder (USA)-
London, Lynne Rienner, 1991, p. 267-314. Celui-ci met l’accent sur la distinction fondamentale,
chez Strauss, entre lecteur passif et lecteur actif. Le premier (conventional) assimile ce qu’il lit à ce
qu’il croit ; s’il y trouve une idée qui lui est familière, il l’attribuera à l’auteur ; s’il trouve un
passage contredisant ses croyances familières, il n’y prêtera pas attention, surtout si l’allusion
n’est pas claire ou bien n’est mentionnée qu’une seule fois… Le recours à l’écriture ésotérique
repose en quelque façon sur une utilisation perverse des antiques préceptes rhétoriques, qui
mettaient l’accent sur la nécessité de disposer les principaux arguments au début et à la fin du
propos : la dissimulation exige au contraire de placer les matériaux dangereux au milieu du texte,
là où d’éventuels censeurs ont le moins de chance de les repérer.
65. Cette correspondance en version bilingue est placée à la fin du recueil qui nous occupe, en
position symétrique par rapport à la « Carta a un padre de la orden de San Francisco » qui
précède les Colloquios. Dans les versions nos 477 et 479, elle est en revanche disposée au début.
66. « La mesma importunidad que me hizo trasladallos me haze agora juntarlos y consentir que
se publiquen » (f. [a iv]v).
67. Ils sont remplacés par de très brèves introductions sans intérêt.
68. « Aunque en diversos lugares de sus obras parezca Erasmo hablar mal de las religiones, en
este colloquio y en el Franciscano muestra que a él no le parecen mal los religiosos exercicios que
en las órdenes se usan » (f. [p iij]v-[iiij]). Un propos similaire est repris dans le prologue du
Franciscani. Dans ces deux colloques qui n’ont pas été choisis au hasard, Erasme dresse en effet un
43

portrait bienveillant de ces religieux qu’il n’hésite pas à stigmatiser dès que l’occasion se
présente : ces représentants idéaux des ordres auxquels ils appartiennent deviennent pour une
fois ses porte-parole.
69. « Si los religiosos mirando para que sirve todo aquello usaren bien dellos » (f. [iiij]).
70. « Que cada persona hable según su estado y saber » (ibid.).
71. « Más […] burlón de lo que suelen ser los nuevos frayles en las religiones bien concertadas
como lo es la Cartuxa » (ibid.).
72. « No niego que lo que reprueba la mayor parte de los que lo veen es más sano dejallo, siquiera
por el mal ejemplo que con causa o sin ella se recibe » (f. [r iiij]-[r iiij]v ; passage cité par M.
Bataillon, Erasmo y España…, p. 299).
73. « De tal manera cubr[e]n las gorgueras los pechos que los dex[a]n más descubiertos que si no
las truxessen, porque las traen llenas de agujeros, o las hazen de tela tan delgada que sirve más
de apostura que de encubrimiento » (Franciscani, f. [s vi]). Il est vrai que la dénonciation de la
coquetterie féminine constitue un topos particulièrement répandu dans le discours des
prédicateurs à l’époque, comme l’avait déjà souligné J. Fitzmaurice-Kelly (« Women in 16th
century Spain », Revue hispanique, t. 70, 1927, p. 557-632).
74. Cf. C. Bernis, Indumentaria española en tiempos de Carlos Quinto, Madrid, C. S. I. C., 1962, p. 9-41.
L’audace des formes nouvelles, liée aux influences étrangères, concernait aussi bien l’homme que
la femme, mais la satire misogyne de Virués n’intègre pas le premier élément…
75. « Que a las personas ydiotas y simples no les conviene meterse en question alguna, sino creer
y obedecer llanamente lo que por dotrina y autoridad de nuestros mayores toda la iglesia nos
enseña » (f. [f ij]v). Le traducteur des Tres colloquios reste ici beaucoup plus proche du mot à mot
(cf. version n° 479, p. XIII).
76. J’analyse un long exemple caractéristique de ce procédé dans ma maîtrise (Recherche sur la
traduction…, p. 139-140). Dans cet ajout mentionné qui est consacré à l’épineuse question des
indulgences, les passages où Virués cherche visiblement à se protéger alternent subtilement avec
des propos audacieux, dissimulés par des articulations parfois déroutantes (« porque aunque »,
« pero », etc.). D’autres cas semblables sont repérables, notamment dans la traduction du
Convivium religiosum (ibid., 142-143).
77. Page [k v]-[k vi]v. Ce propos est notamment inspiré des livres VIII et IX de la République de
Platon. Virués, une fois de plus très proche de la position érasmienne, entend prévenir ces maux
par une éducation exemplaire du prince (cf. F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 154).
78. « Continually indicating the path to be followed rather than the one to be avoided » (P. J.
Donnelly, A study of Spanish translations…, p. 128).
79. Ibid., notamment p. 108 et suiv.
80. Ainsi, l’ajout sur la syphilis, dans le Cartuxano, rejoint les propos qu’Érasme tenait dans l’
Institution du mariage chrétien [1526] (cf. P. J. Donnelly : A study of Spanish translations…, p. 101).
81. Ibid., p. 169-170. Au sujet de la réforme bénédictine, je renvoie à G. M. Colombás, Los estudios
en la congregación de san Benito de Valladolid, Abadía de Poblet, 1967, t. IV, p. 939 et suiv. L’hostilité
des moines envers Érasme était proportionnelle à leur degré de mendicité, selon les termes de
Luis Vives (lettre à Érasme du 20 juillet 1527, dans La correspondance d’Erasme…, t. VII, p. 136).
82. Cf. sur ce point les justes remarques de P. J. Donnelly, A study of Spanish translations…, p. 99.
83. « Si Érasme a choisi la forme littéraire du dialogue, c’est parce qu’il n’est jamais devenu
l’homme d’une idéologie ni même celui d’une philosophie, qui se réclame pourtant du nom du
Christ », écrit D. Ménager dans son introduction à l’anthologie d’Érasme publiée dans la
collection « Bouquins » (Paris, R. Laffont, 1992, p. 219). Il n’empêche que cela permettait aussi à
l’humaniste de Rotterdam de s’abriter derrière ses personnages.
84. On pourrait en dire autant du thème du mariage. L’argument de l’Uxor mempsigamos, colloque
qui pourrait s’intituler « Comment vivre heureux en ménage », selon E. Telle (Erasme de Rotterdam
p. 340 et suiv.), et dont la critique a maintes fois souligné les aspects féministes, fournit à Virués
44

l’occasion de renforcer l’accusation portée à l’encontre des femmes dans la responsabilité des
mariages malheureux ; elle donne également lieu à une dérivation inattendue : la critique des
mariages hâtifs, derrière laquelle se lit en filigrane la dénonciation du mariage clandestin que
formulera avec force le concile de Trente.
85. Loin d’être de simples directeurs de conscience, les prédicateurs de cour étaient de véritables
conseillers susceptibles de peser sur les décisions impériales. Virués avait à ce titre accompagné
l’empereur en Allemagne à la fin de l’année 1531 et il avait assisté à la Diète de Ratisbonne en
avril 1532. Promu à son retour premier abbé réformé de San Zoilo de Carrión, il fut bientôt
dénoncé auprès de l’Inquisition et enfermé au monastère de San Benito de Valladolid. Il ne vit la
fin de son procès qu’en 1538 et fut condamné à abjurer de levi et privé du droit de prêcher
pendant deux ans (cf. S. Giner, « Alfonso Ruiz de Virués… »). Charles Quint le promut alors
évêque des Canaries où il mourut en 1545, après avoir publié à Anvers un ouvrage intitulé :
Philippicae disputationes adversus Lutherana dogmata per Philippum Melanchtonem defensa (J. Crinitus,
1541). Ce livre contient notamment l’une des sept Collationes adressées à Erasme, le De monastica
professione (les six autres ont été perdues), où il soutient que les trois vœux évangéliques
constituent le sommet de la perfection évangélique. Il semble que le désir de se mettre à l’abri
d’une Inquisition qui s’en était prise à lui — et dont il dénonce audacieusement les excès dans sa
XIXe Philippique — ne doive pas être exagéré, même si son témoignage contre Vergara, lors du
procès que celui-ci dut subir en 1524, semble pouvoir s’expliquer de cette façon. Son engouement
du premier jour pour des idées qui l’ont conduit jusqu’aux frontières de l’orthodoxie lui sert à
présent d’argument supplémentaire pour mieux combattre le grand ennemi de l’Église : Luther.
Du reste, Virués pouvait d’autant mieux s’illustrer dans ce domaine qu’il était l’un des rares
théologiens espagnols à avoir eu directement entre les mains les textes des réformateurs
allemands.
86. M. Bataillon, Erasmo y España…, p. 501. Si les Colloques constituent le premier ouvrage d’Érasme
interdit en Espagne, l’Enchiridion en traduction put continuer à circuler jusqu’à la parution de l’
Index de Valdés en 1559.
87. G. Minois, Censure et culture…
88. M. Bataillon, Erasmo y España..p. 308. De même, P. J. Donnelly a constaté que la page de 1’Uxor
mempsigamos où Xanthippe raconte de quelle façon elle est devenue enceinte avant le mariage
avait été arrachée dans la version de Diego Morejón (n° 474).
89. M. Bataillon simplifie néanmoins la situation en présentant la version n° 479 comme une
copie très mutilée de la version n° 478 : il ne s’agit pas d’une simple copie, le « copieur » ayant
voulu imprimer sa propre marque à l’ouvrage. Par exemple, le Franciscani présente deux versions
exactement semblables excepté le paragraphe final (cf. F. Géal, Recherche sur la traduction…, p. 22,
n. 11). Quant à la traduction du Funus, celle du recueil n° 479 est très différente de celle du n° 478.
90. « Debía ser tan rigurosa la persecución de esta obra que desde el siglo XVI que sepamos, nadie
se atrevió a reimprimirla en España, hasta que el Sr. Pui y Soler nos hizo apreciar la importancia
literaria de los Colloquios de Erasmo en una versión catalana de 1911 » ( Manual del librero
hispanoamericano, Barcelona, Librería Palau, 1951, t. V, p. 77).
91. G. Minois, Censure et culture…, p. 44-45.
92. Le concept de « norme initiale » utilisé par le théoricien G. Toury pour définir les normes de
la culture qui, en toute circonstance, imposent au traducteur des transformations lui permettant
de faire accepter son travail, prend dans ce contexte un sens particulièrement aigu, à condition,
comme le souligne A. Berman (John Donne, pour une critique des traductions, Paris, Gallimard, 1995,
p. 51 et suiv.), de ne pas réduire la traduction à une opération mécanique seulement capable de
reproduire les normes en question : le sujet traduisant influe à son tour sur les « polysystèmes
d’une culture donnée ». Il n’en reste pas moins que c’est très largement la particularité du
contexte idéologique de la fin des années 1520, en Espagne, qui contribue à faire de la traduction
des Colloques une opération beaucoup plus complexe qu’elle n’a bien pu l’être en Angleterre, où la
45

traduction de la Peregrinatio fut unilatéralement utilisée comme instrument de propagande par


Cromwell, comme l’a souligné H. de Vocht, The earliest English translations of Erasmus’s Colloquia.
1536-1566, Louvain, Librairie universitaire/Londres, Oxford University Press, p. LI et suiv.
93. « El traductor suprime la frase en el lugar denunciado, la suprime asimismo en otro que por
referirse también directamente a los frailes quedaba demasiado a la vista, pero conserva la
misma idea o la introduce pasito allí donde pueda producir efecto sin causar escándalo » (M.
Bataillon et D. Alonso, éd. citée, p. 410). Voir aussi sur ce point M. AndrésMartín : « En torno a la
teoría del traductor a principios del siglo XVI », Carthaginemia, t. 50, 1989, p. 109 et suiv. L’examen
de textes érasmiens moins corrosifs tels que la Precatio Dominica, qui ne contenait pas d’attaque
directe contre les moines, ne conduirait pas à de semblables altérations. A. Redondo a montré
que le premier traducteur de ce texte, le chanoine Obregón, reste très proche de l’original latin (
Revue de Littérature Comparée, t. 52, n° 2-4, avril-décembre 1978, p. 223-232).
94. M. Bataillon, Erasmoy España… p. 303.
95. La censure à laquelle procèdent nos traducteurs espagnols porte souvent sur des thèmes
analogues à ceux de l’édition anonyme falsifiée des Colloques parue en 1524 : le Dominicain
Lambert Campester supprimait ou déformait les passages concernant la religion ainsi que les
allusions scabreuses (cf. F. Bierlaire, « La première édition falsifiée des Colloques », dans Dix
conférences…, p. 79-94). Ces procédés avaient évidemment une fonction opposée à celle qu’ils ont
ici : si nos traducteurs altèrent le texte érasmien, c’est presque toujours pour mieux le servir.
96. « En torno a la teoría del traductor en España… », p. 109.
97. P. Russell le souligne à juste titre dans Traducciones y traductores…, p. 53.
98. Comme le souligne P. J. Donnelly, ni 1’Arcediano del Alcor ni Virués n’ont la stature d’un
Vergara ou des frères Valdés (A study of Spanish translations…, p. 143).
99. L’expression est d’E. Telle : Érasme de Rotterdam… p. 295. Du reste, les textes érasmiens
s’adressant à un public savant, notamment les commentaires bibliques, ne font pas partie des
textes traduits, si l’on excepte la Paraclesis (1529).
100. L’Arcediano del Alcor prônait ouvertement, dans sa préface à la traduction de l’Enchiridion,
la traduction du Nouveau Testament en langue vernaculaire (« Prólogo », éd. citée, p. 94 et suiv.),
conformément à la volonté affichée par Érasme dans la Paraclesis, même si l’humaniste de
Rotterdam resta toujours attaché à l’utopie d’un enseignement généralisé du grec et du latin
destiné à restaurer l’universalité perdue, au détriment d’une politique de traductions (cf. sur ce
point J. Chomarat, Grammaire et rhétorique…, notamment p. 92, 103, 148 et suiv.). En revanche, en
raison de son obscurité et de l’impossibilité d’interpréter littéralement la plupart de ses livres,
l’Ancien Testament ne faisait pas partie du corpus de textes susceptibles d’être confiés au peuple,
comme le souligne encore très fidèlement 1’Arcediano.
101. Les commentaires portant sur l’Écriture, les sacrements ou la religion chrétienne en langue
vernaculaire allaient subir le même sort. Voir à ce sujet le bel article de J. I. Tellechea, « Bible et
théologie ‘en langue vulgaire’. Discussion à propos du Catéchisme de Carranza », dans L’humanisme
dans les lettres espagnoles…, p. 219-231, qui cite un intéressant propos de Melchior Cano justifiant
ces restrictions : « L’arbre de cette science, quoiqu’il se présente beau aux yeux et doux au goût,
en dépit des promesses du serpent qui prétend ouvrir les yeux du peuple, malgré les
revendications des femmes qui, avec un insatiable appétit, veulent manger de son fruit, il faut le
défendre avec une épée de feu pour que le peuple n’y ait pas accès » (p. 229).
46

AUTEUR
FRANÇOIS GÉAL
École normale supérieure.
47

Traduire au nouveau monde


Pratiques de la traduction en Nouvelle-Espagne au XVIe siècle

Carmen Val Julián

« Por espacio de veinte años, poco más o menos [


después de su llegada en 1529] uvo grandissimo fervor
en la conversión destos infieles ; con gran fervor
los religiosos deprendían esta lengua mexicana y
hazían artes y vocabularios della, con fervor
predicavan y administravan los sacramentos,
enseñavan a leer y escrevir y cantar y apuntar a los
muchachos — que estavan recogidos en gran
canditad en nuestras casas y comían y dormían en
ellas — con gran fervor entendían en derrocar los
templos de los ydo los y en edificar yglesias y
hospitales. »
Sahagún, Prólogo al Coloquio de los Doce.
1 Se poser la question de la traduction au Nouveau Monde revient à se placer, dans un
contexte de domination coloniale, au carrefour de plusieurs histoires : histoire des
langues, histoire du livre, histoire des religions. Autant dire trois aspects centraux de la
Renaissance, saisis dans les modalités américaines de leurs relations.
2 L’histoire de la traduction au Nouveau Monde commence peut-être en 1492, lorsque
Christophe Colomb prit soin d’embarquer pour son premier voyage vers les Indes par
l’Ouest, un certain Luis de Torres, juif converti qui savait l’hébreu, le chaldéen et un peu
d’arabe1… Torres, cependant, ne fera pas l’affaire et le premier motif de capture
d’aborigènes dans les îles à peine découvertes sera bien vite le souci constant de l’Amiral,
de pouvoir aver fabla avec les habitants et de se doter d’interprètes locaux 2. Comment une
entreprise conquérante saurait-elle en effet ignorer la langue de l’adversaire et faire
l’économie des moyens de communiquer avec lui ? La prise de possession est aussi
linguistique. Dès la première rencontre, les débuts de l’histoire coloniale de l’Amérique
comptent différentes stratégies et pratiques de traduction mises en œuvre, de part et
d’autre3.
48

3 1492 est aussi, comme on l’a souligné maintes fois 4, l’année qui voit la parution de la
première grammaire européenne en langue vernaculaire, la Gramática de la lengua
castellana d’Antonio de Nebrija, et du premier dictionnaire bilingue (latin-espagnol,
complété l’année suivante par la partie espagnol-latin), du même auteur. La Découverte
coïncide dans le temps avec l’avènement de ces instruments, qui auront leur influence
dans l’empire espagnol, où ils seront connus, importés, voire utilisés comme modèles,
pour des finalités nouvelles5.
4 1539, second repère chronologique, est la date admise pour l’arrivée de la première
imprimerie en Amérique. Alors même que le mot traduire est inventé en France,
l’imprimeur lombard Juan Pablos s’installe pour le compte de la puissante maison
sévillane des Cromberger à Mexico, au cœur de cette Nouvelle-Espagne conquise par
Hernán Cortés depuis 1521. C’est d’ailleurs chez Cromberger qu’avaient paru à Séville les
seconde et troisième Lettres de relations de Cortés, sur la conquête du Mexique. Juan Pablos
va ensuite détenir pendant près de vingt ans le monopole d’importation et d’impression
de livres, avant qu’Antonio de Espinosa, puis Pedro Ocharte et Pedro Balli ne produisent à
leur tour des ouvrages6.
5 Le terrain de la bibliographie mexicaine de ce premier siècle de l’imprimerie est bien
établi, et l’on dispose d’inventaires précis des livres imprimés, conservés ou disparus que
des publications récentes viennent éventuellement compléter7. Mais il ne s’agit
aucunement des seuls écrits disponibles sur place : s’y ajoutent les livres importés
d’Europe à partir de Séville et dont les registres des navires consignent sommairement les
titres, ainsi que nombre de manuscrits en circulation. Que peut-on dire, selon l’ensemble
des sources, de la place que la traduction occupe parmi les livres produits au Nouveau
Monde ?

I. — ORIGINES
6 L’ensemble des ouvrages ayant trait à la traduction et des traductions elles-mêmes
représentent environ les deux cinquièmes des titres publiés en Nouvelle-Espagne au XVIe
siècle8. Quand nous parlons de cette production considérable liée à la traduction, celle-ci
n’a rien à voir avec les Virgilios et Ovidios en romance, c’est-à-dire en espagnol, qui
traversent l’Atlantique à destination des Indes9, ni avec les très rares traductions du latin
publiées sur place10. Il s’agit d’une production originale, directement issue des conditions
locales et caractérisée par un double mouvement : tout en offrant la traduction de textes
en différentes langues indigènes, elle fournit parallèlement les premiers outils techniques
d’étude de ces langues que sont les dictionnaires (ou répertoires) et grammaires. La
traduction va de pair avec la codification même de diverses langues, ou, plus précisément,
elle la précède. Le premier livre paru en Nouvelle-Espagne serait en effet, de l’avis de la
majorité des spécialistes, un ouvrage bilingue náhuatl-castillan : la Breve y más
compendiosa doctrina cristiana en lengua mexicana y castellana, parue dès 1539. Alors qu’il
faut en revanche attendre 1547 pour que fray Andrés de Olmos compose sa première
grammaire manuscrite du náhuatl et 1555 pour que fray Alonso de Molina voie la sienne
éditée. Le catéchisme traduit en langue indigène voit donc le jour avant les grammaires,
et bien avant le dictionnaire autonome. Le náhuatl occupe une place prépondérante, mais
il n’est pas du tout la seule langue objet d’étude et de traduction pour notre période ; l’on
n’en recense pas moins de vingt autres, toujours parmi les livres publiés à Mexico11.
49

7 Dans la mesure où il concerne des langues aussi nombreuses, inconnues et complexes au


regard des locuteurs européens, ce double effort intellectuel — né dans « el grandísimo
fervor » initial dont parle fray Bernardino de Sahagún — porte la marque d’un zèle hors
du commun et d’une situation d’urgence. La rapidité, l’intensité et la créativité qui
distinguent la production des traducteurs de Nouvelle-Espagne est toujours sous-tendue
par leur élan religieux. Les ordres mendiants, et tout particulièrement celui des Frères
mineurs, fournissent dans un premier temps (avant l’arrivée des Jésuites) la totalité des
traducteurs, qui sont, avant toute chose, des évangélisateurs12. La maîtrise des langues
vernaculaires est le préalable essentiel pour mener à bien la conversion des Indiens.
L’épigraphe empruntée à Sahagún montre assez que la même flamme — ou la même
stratégie — pousse à détruire temples et idoles, à ériger des églises et à apprendre les
langues des vaincus.
8 C’est à la mission d’évangélisation que l’on doit aussi l’importation même de l’imprimerie
que le franciscain fray Juan de Zumárraga, premier évêque de Mexico, avait appelée de
ses vœux. De quels livres disposait-on avant 1539 ? Des tirages péninsulaires de
catéchismes devaient être commandés pour l’Amérique et ils continuèrent d’être
importés par la suite et utilisés parallèlement à la production locale13. Quant au premier
catéchisme en langue náhuatl, la Doctrina cristiana du Flamand fray Pedro de Gante, il dut
être édité à Anvers en 152814. La trace est également conservée de commandes
d’impression de livres en langue indigène en 1537 et 1538 à Séville chez Juan Cromberger,
même si la suite donnée reste incertaine15. On imagine aisément que l’absence de
correcteurs d’épreuves qualifiés à Séville et les conditions et délais des communications
condamnaient à terme une production européenne de ces livres en langue indigène, pour
lesquels il existait une demande réelle et différenciée, et tout un corps de spécialistes
outre-mer. Les Cromberger avaient divers intérêts commerciaux et miniers en Amérique,
et ils entretenaient aussi de bonnes relations avec Zumárraga. La fonction créant l’outil,
les nécessités de l’évangélisation en matière d’imprimerie leur permirent d’établir leur
succursale mexicaine.
9 L’Église va dès lors jouer sur place un rôle dynamique comme promoteur d’impressions
(et destinataire des dédicaces) et comme auteur, bien souvent traducteur. L’imprimerie
n’est pas seulement un instrument de reproduction massive, elle permet de fixer et
d’uniformiser les normes, tant sur le plan de la langue que sur celui de la doctrine. Les
transcriptions en alphabet latin des langues indigènes se figent à cette époque pour
l’avenir, tandis que le contrôle des autorités civiles et ecclésiastiques juge de la
conformité des textes à la loi et au dogme. La Doctrina cristiana muy útil y necesaria ,
bilingue de 1578, attribuée à fray Francisco de Pareja, O. F. M., se clôt ainsi sur un
colophon en náhuatl ordonnant son utilisation exclusive par décision du concile
(uniformisant les doctrinas), sous peine de punition16. Eu égard à l’importante production
privée de manuscrits, on s’aperçoit que l’imprimerie opère aussi à sa manière une
sélection : un grand nombre d’écrits déterminants relatifs aux Indiens et/ou comportant
des textes en langue indienne vont rester à l’état de manuscrit, privés de la lumière
publique et de la diffusion imprimée. Les traductions, premiers fruits de la pédagogie
religieuse et de l’imprimerie, ne connaissent pas une faveur continue ni indifférenciée à
mesure que l’on avance dans le siècle. Du moins pas toutes les traductions.
50

II. — L’IMAGINATION AU POUVOIR


10 Le paratexte du Vocabulario de Molina de 1571 17 résume les ambitions et les enjeux de la
traduction en Nouvelle-Espagne à son époque. Dans son épître au vice-roi Martín
Enríquez, l’auteur insiste d’abord sur la singularité du lenguaje de los naturales, très
différent du latin, du grec et du castillan, et sur le besoin impératif pour les ministres du
culte de bien le connaître pour pouvoir sauver les âmes des Indiens. Il avoue également
s’être senti découragé dans sa tâche, sur le point de renoncer par manque d’appui, et il
remercie le vice-roi d’avoir donné l’ordre d’impression à ses frais18. Dans son prologue au
lecteur, Molina considère l’ignorance des langues locales comme un obstacle sur un plan
temporel comme spirituel. Il justifie son entreprise de deux façons. Tout d’abord, par sa
défiance à l’égard des interprètes locaux (nahuatlato), dont le rôle est pourtant
déterminant dans les litiges de toutes sortes : « Porque muchas veces, aunque el agua sea
limpia y clara, los arcaduces por donde pasa la hace (sic) turbia. » Autrement dit, le
nahuatlato indien n’est pas le meilleur garant d’une traduction limpide et fidèle. Et
ensuite, par une référence à l’Épître aux Romains de saint Paul pour affirmer que la parole
de Dieu doit être prêchée dans une langue que l’auditoire comprenne. Après ces
arguments, tirés à la fois de son expérience et de l’autorité biblique, il insiste sur les
méfaits d’une connaissance superficielle de la langue, qui ne peut que retentir sur
l’administration des sacrements, en particulier celui du mariage. L’image du juge et du
médecin — qui tous deux se doivent, selon Molina, de bien comprendre la langue de leur
interlocuteur s’ils veulent le juger et le soigner — éclaire le rôle que s’attribue le clergé et
la portée pratique de la traduction (destinée à juger/soigner les idolâtres au mieux en les
comprenant). Sur le plan linguistique, Molina termine par une série d’avertissements où
il explique, par exemple, qu’il a choisi d’inclure des mots n’existant pas en castillan mais
qu’il a formés par dérivation afin de rendre compte de certains vocables indigènes, ainsi
le néologisme abajador , littéralement « abaisseur, celui qui baisse »19. Ou comment
l’empire étendit aussi les frontières de la langue castillane.
11 Le dictionnaire de Molina est une facette de l’activité traductrice, certainement la plus
proche d’un modèle européen tel que le dictionnaire bilingue latin-castillan de Nebrija. Il
représente un aboutissement et il fit autorité jusqu’au siècle dernier. Mais avant de
parvenir à cet instrument élaboré, la traduction emprunta aussi des voies plus originales,
dont nous donnerons quelques exemples.
12 Dans une toute première étape, on trouve référence à des tentatives d’évangélisation en
latin, qui semblent s’être limitées à l’enseignement de prières par cœur. Les Indiens
durent avoir recours à d’ingénieux procédés de mémorisation, à l’aide de pierres ou de
grains de maïs pour compter les versets et d’associations phonétiques approximatives
pour retenir la prononciation. L’exemple le plus parlant, cité par Torquemada, est celui
du Pater Noster devenant à des fins mnémotechniques Pantli Nochtli, soit, respectivement,
« drapeau représentant le nombre vingt » et « figuier de barbarie », lesquels pouvaient
être dessinés pour être retenus20. Les résultats ainsi obtenus ne devaient guère faire
illusion et toute une logistique fut déployée pour l’apprentissage des langues locales. Les
Indiens eux-mêmes furent les meilleurs professeurs, en particulier les enfants des
anciennes élites, auxiliaires indispensables des missionnaires, qui devinrent tout à la fois
interprètes auprès des Audiences, informateurs, copistes, typographes, correcteurs
d’épreuves21, et qu’on ne saurait oublier dans l’ombre des grandes œuvres de traduction.
51

13 Mais les missionnaires ne se contentent pas de traduire de façon classique d’une langue
dans l’autre. Une pédagogie inventive, tenant compte de la tradition visuelle locale des
pictogrammes — tradition qui avait donné spontanément le Pantli Nochtli cité — est à la
source des catéchismes dits testerianos, du nom du Français Jacob de Testera. Ces
catéchismes manuscrits vont associer texte et dessin, afin de mettre en images leur
contenu religieux, le pain de chaque jour prenant au besoin la forme ronde de la tortilla de
maïs22. Ces procédés ont une inspiration commune, me semble-t-il, avec le recours à
l’imagerie dans les cartillas d’alphabétisation, comme celle de Diego Valadés dont les
lettres sont associées à des objets de la vie quotidienne indienne de forme comparable23.
Dans les deux cas, une certaine éthique de la traduction transparaît : le traducteur
effectue une médiation et une adaptation en fonction du destinataire et de ses référents.
La connaissance de la culture de celui-ci infléchit le contenu du message autant que
l’expression, le fond autant que la forme. Cela est déjà patent dans les textes en espagnol
comme la Doctrina cristiana de fray Pedro de Córdoba (Mexico, 1544) : le récit de la
Création insiste sur le fait qu’Adam et Eve avaient chacun un seul conjoint et que seul le
décès du conjoint permet de se remarier. Manière comme une autre de prôner la
monogamie. Quand la création du Soleil est évoquée, il est rappelé que ce n’est pas une
divinité et qu’aucun sacrifice ne doit lui être rendu… En creux, se lisent ces croyances et
pratiques idolâtres, et la vigilance que leur pérennité impose.
14 L’idée d’adaptation au public indien ne va pas sans ambiguïté, par exemple dans les
Avertissements où Zumárraga recommande « un estilo llano » pour « cuadrar a su
capacidad », « sin otras cosas que no tienen necesidad de saber », ce qui revient à limiter
les objectifs culturels du message et la valorisation des capacités du destinataire indigène
24. Le Códice franciscano juge, lui aussi, nécessaire de « [cercenar] muchas cosas que no son

aptas para el talento de los Indios » dans le Flos sanctorum. Les catéchismes en images
seraient-ils un compromis entre une avancée de la pédagogie et une forme inférieure de
traduction, à la mesure du public visé ?
15 Un autre aspect de l’adaptation aux formes locales est constitué par les huehuehtlatolli,
« paroles des anciens », repris à des fins religieuses. L’inspiration ne vient plus, en ce cas,
des représentations visuelles indigènes, mais de ces discours traditionnels, riches de
parallélismes et de métaphores, qui rythmaient les grandes étapes de la vie des anciens
Mexicains. Ils ont été non seulement recueillis et traduits, mais aussi imités dans leur
style caractéristique pour faire connaître, entre autres, la passion du Christ ou le baptême
25
. Comme si pour convaincre, il fallait dominer la langue mais aussi les langages,
connaître le passé mais aussi sa rhétorique. L’entreprise pose bien sûr d’épineux
problèmes qui se retrouvent dans les autres traductions : quand peut-on ou non
reprendre des vocables indigènes pour désigner des vérités chrétiennes ? Si Mictlan,
« l’inframonde, le séjour des morts » chez les Aztèques, peut convenir pour parler de
l’enfer, il n’en va pas de même pour la version náhuatl de « croix » qui a des connotations
négatives de menace et de rupture. Pour « diable », plusieurs solutions sont acceptées,
dont le náhuatl Tlacatecolotl, l’« homme hibou » et sorcier redouté, en alternance avec
diablo… Ces questions et ces choix confirment la volonté de prise en compte — d’aucuns
diraient de récupération — de la culture et du langage des Indiens, qui doivent être
connus, pour ce faire, en profondeur.
16 Pourquoi ce parti pris en faveur des langues autochtones, à contrecourant des directives
de la couronne, favorable à la castillanisation de ses sujets indiens26 ? Il est vrai que les
missionnaires préféraient tenir les Indiens à distance du mauvais exemple de colons
52

espagnols, décrits comme ignorants et brutaux, et que leur attitude est donc cohérente
avec le refus d’une hispanisation, linguistique et culturelle, jugée pernicieuse. Sans doute
les religieux estimaient-ils aussi être plus à même de fournir l’effort culturel d’apprendre
une langue que leurs ouailles, d’où leur choix d’apprendre plutôt que d’enseigner27. Mais
cette tendance découle avant tout, de manière plus pragmatique, d’un grand déséquilibre
démographique puisque quelques dizaines de religieux se trouvèrent face à plusieurs
millions d’infidèles à convertir. Ils furent, en outre, confortés dans leur choix par la
tradition de l’Église de prêcher en langue vernaculaire, déjà évoquée dans le prologue au
Vocabulario de Molina28.

III. — VERS LE DÉCLIN


17 La proportion des traductions et des œuvres en rapport qui franchissent le stade de
l’impression est réduite au regard de la production manuscrite globale. Le Códice
franciscano fait état des difficultés à faire imprimer les œuvres traduites, difficultés déjà
regrettées par Sahagún et par Molina. Une discrimination de fait s’exerce entre ce qui
mérite et ce qui ne mérite pas la reproduction multiple et la diffusion d’une technique
chère, et sous contrôle, comme l’imprimerie. Des facteurs externes et internes se
conjuguent pour nuire à l’essor premier de la traduction : « el calor y el favor nuestro, y
así todo se ha ido decayendo… » déplore fray Jerónimo de Mendieta29. El calor est la
ferveur des premiers temps et el favor la protection, l’encouragement officiel d’un
Zumárraga qui apparaît comme commanditaire de la plupart des œuvres de traduction de
sa période.
18 D’un point de vue externe et général, la menace du protestantisme et la surveillance
accrue de l’orthodoxie qui en découle imposent dans la Péninsule comme aux Indes des
mesures de contrôle sur l’imprimerie et des restrictions à la vie intellectuelle.
L’imprimeur Ocharte, originaire de Rouen et gendre du premier imprimeur Juan Pablos,
et son graveur, soupçonnés de luthéranisme, sont inquiétés par l’Inquisition et torturés
entre 1572 et 157430. Dès 1559 l’Inquisition a interdit toute traduction en langue vulgaire,
même partielle, de la Bible, que ce soit en castillan ou dans les autres langues
vernaculaires. Furent donc frappées les langues américaines. Au plan local, la possession
des textes des saintes Ecritures par les Indiens est déjà interdite depuis 1555. Des
inspections et des confiscations ont lieu, des mesures visant à uniformiser les doctrinas
sont prises. Même si l’impact réel sur les ouvrages en circulation reste difficile à mesurer
31, ces mesures sont un frein à l’élaboration et à la publication de nouveaux textes.

19 Du point de vue purement interne, le projet culturel des Franciscains se trouva vidé de sa
substance lorsque toute perspective d’accès au sacerdoce fut condamnée pour les Indiens
au premier concile mexicain en 155532. En outre, traduire, aux Indes, comme en Europe,
où, à la même époque, on brûle livres et traducteurs, sent désormais le fagot. Mais
l’interdiction des traductions en langue autochtone repose surtout sur la difficulté de
contrôler la teneur des textes. La traduction des Écritures court le risque de proposer des
interprétations déviantes. Or les seuls experts compétents pour en juger sont bien
souvent les traducteurs eux-mêmes33. Le savoir sans partage des missionnaires leur
confère un dangereux pouvoir de pénétration et d’influence auprès des communautés
indiennes. La répression qui s’abat sur l’œuvre d’un traducteur comme Gilberti sonne le
glas du grandísimo fervor. L’augmentation du clergé séculier, la place grandissante des
intérêts temporels, l’intervention bureaucratique plus forte du pouvoir royal et
53

l’effondrement démographique marquent progressivement la fin « des utopies


lascasienne et franciscaine » (A. Milhou34).
20 Utopies fécondes, elles sont à la source de traductions, mais aussi de chroniques dites
ethnographiques, dont tout ou partie de l’information est souvent bilingue, comme le
Codex de Florence, fruit de plusieurs décennies de travail de Sahagún. Les manuscrits de ces
chroniques, à leur tour victimes de la vigilance royale, sont confisqués par cédule du 22
avril 1577. Certes écrites dans le but de connaître l’idolâtrie pour mieux l’extirper, il faut
croire qu’elles font la part trop belle aux rites et aux hommes quelles sont censées
décrire. Elles avaient de toute façon peu de chances de voir le jour si l’on pense que, dès
1531, la législation prohibe, théoriquement, l’importation d’histoires profanes et
fabuleuses, comme les livres de chevalerie, de peur que les Indiens ne démêlent plus les
Écritures saintes des autres et que les premières en viennent à perdre leur autorité35. Le
risque est donc grand de semer le trouble en perpétuant le souvenir des rituels et
croyances anciennes par l’imprimé.
21 Les confiscations ne signifient pas pour autant que l’État se désintéresse de ces antiquités
mexicaines, au contraire. Mais c’est à l’histoire officielle qu’il revient désormais de
centraliser, trier et traiter l’information : la charge de cosmographe officiel des Indes est
créée, les enquêtes des Relations dites géographiques sont lancées, les Ordenanzas
Ovandinas de pacification de 1573 prévoient des questions sur les mœurs et la religion des
peuples rencontrés. La castillanisation, jusque-là épisodiquement recommandée mais
sans effet, est officiellement instituée, avec l’ambition d’apporter aux Indiens non
seulement une langue mais aussi les bonnes mœurs et la buena policía. C’est désormais aux
Indiens qu’il appartient d’apprendre une autre langue, vecteur d’une nouvelle vie, plus
intégrée à la société dominante. Trouver les moyens matériels d’imposer cette politique
est une autre histoire.

CONCLUSION
22 En s’inspirant du constat de Nebrija, « siempre la lengua fue compañera del imperio » —
constat d’ailleurs applicable avant la Découverte à l’expansion aztèque qui fit du náhuatl
la lingua franca méso-américaine —, on pourrait dire que la traduction a toujours
accompagné la violence de l’histoire, comme suite et complément de l’entreprise
conquérante. Nos grammaires et catéchismes américains ont eu en 1505 un précédent en
arabe dans la Grenade reconquise36. Cependant l’activité des traducteurs conjugua une
connaissance et une certaine reconnaissance, variable selon les ordres et les individus,
des indigènes : « aprender su lengua y conocer sus ingenios » ne font qu’un sous la plume
du dominicain fray Julián Garcés plaidant pour la rationalité des Indiens auprès du pape
Paul III. Les traducteurs, qui admirent l’élégance de la langue, ont des chances de
valoriser les aptitudes de l’homme, même si cela les conduit à des projets divergents à son
sujet. Dans leur esprit, savoir la langue peut même devenir une condition sine qua non
pour formuler à bon droit des jugements et propositions sur les Indiens, comme dans
cette virulente lettre à Charles Quint de 1555 où Motolinía accuse, en passant, Las Casas
de ne pas pratiquer les langues indigènes. Lequel des deux est le porte-parole le plus
légitime des Indiens ?
23 Si le XVIe siècle est celui des traductions en Europe, leur essor contemporain en Nouvelle-
Espagne ne semble pas se poursuivre avec la même force par la suite. C’est qu’il est lié à
l’ambition culturelle de ceux qui défendent alors la rationalité des Indiens, rêvent encore
54

de leur accession au sacerdoce et entreprennent de former parmi eux une élite de


latinistes. L’imprimerie n’offre qu’un reflet partiel de ce projet, dans son volet immédiat
et utilitaire : elle nous livre des ouvrages techniques et didactiques où la langue est un
véhicule et un auxiliaire. Les textes fondamentaux approfondissant d’autres aspects du
passé, estimés subversifs, demeurent encore inédits à l’époque. L’État et l’Eglise
institutionnelle affichent leur préférence pour l’hispanisation (l’hispanisation des mœurs
passant par l’astreinte au versement de la dîme pour les Indiens) et la castillanisation. Si
le déséquilibre démographique initial en faveur des Indiens avait engendré, pour une
large part, le développement de la traduction, la chute démographique dut être, en
retour, un facteur déterminant dans le mouvement inverse de castillanisation.
24 Le programme des missionnaires a néanmoins joué un rôle essentiel dans la transmission
de l’héritage des langues et cultures indiennes. Que saurait-on des Tarasques sans Gilberti
37, des Aztèques sans Sahagún, Olmos, Motolinía (et leurs informateurs) ? Cependant,

après à peine un siècle d’exploitation et d’épidémies, les quelques vingt millions


d’autochtones de la Nouvelle-Espagne ne sont plus qu’un million. Aussi, dans sa splendeur
et son foisonnement, l’héritage précieux que nous lèguent les premiers traducteurs sur
une population qui n’est plus que l’ombre d’elle-même ne peut-il manquer de prendre les
teintes amères d’un inventaire avant liquidation38.

ANNEXES

ANNEXE
Publications relatives aux langues indigènes ou écrites en langues
indigènes, Mexico, 1539-1600

Les listes qui suivent sont dressées essentiellement à l’aide de José Toribio Medina, La
imprenta en México (1539-1821), Santiago du Chili, en casa del autor, 1912, réimpr. Mexico,
UNAM, 1989, t. I, 1539-1600. Voir son Introduction (CCCXXV pages). J’ai d’abord travaillé
sur ce catalogue qui recense 232 titres (dont des rééditions). Cet inventaire est complété
par l’édition d’Agustín Millares Carlo de la Bibliografía mexicana del siglo XVI, de Joaquín
García Icazbalcetza [JGI] (Mexico, FCE, 1954). Les titres issus de JGI et ajoutés dans la liste
A y sont précédés d’un astérisque et de leur référence dans ce second catalogue.
— Liste A : Sont extraites, sous un titre abrégé, les fiches concernant les langues indigènes,
classées selon qu’il s’agit d’ouvrages monolingues, bilingues, trilingues, de grammaires ou
de dictionnaires (répertoires), en suivant la numérotation de Medina. L’ordre religieux
auquel appartient l’auteur est indiqué s’il est connu. La seule mention d’un ordre peut
apparaître pour des œuvres réalisées en son sein sans nom d’auteur.
— Liste B : Appendice de Medina sur les ouvrages sans date ou d’existence douteuse.
Les appendices de JGI permettent de dresser deux listes complémentaires :
55

— Liste C : Premier appendice JGI sur les livres attestés mais dont on ne possède pas
d’exemplaire (cote JGI précédée de **).
— Liste D : Second appendice de JGI sur les livres d’existence douteuse (cote JGI précédée
de ***).

LISTE A (48 titres)


A I. Œuvres monolingues, en langue indigène : 17 titres

11. Doctrina christiana breve traduzida en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.,
1546.
14. Doctrina en lengua huasteca, de fray Juan de Guevara, S. A., 1548.
19. Doctrina en lengua mixteca, de fray Benito Fernández, O. P., 1550. [Livre connu par
référence seulement.] 20. Doctrina en lengua mexicana, de fray Pedro de Gante, O. F. M.,
1553.
28. Doctrina en lengua guatemalteca… commandée par Francisco Marroquín, premier évêque
de Guatemala, 1556. [Titre douteux selon JGI, p. 130.]
35. Thesoro spiritual en lengua de Mechuacan, de fray Maturino Gilberti, O. F. M., 1558.
36. Diálogo de doctrina christiana en la lengua de Mechuacan, O. F. M., 1559.
39. Cartilla para los niños en lengua tarasca, de fray Maturino Gilberti, O. F. M., 1559.
53. Doctrina mixteca, de fray Benito Fernández, O. R, 1567.
57. Doctrina christiana en lengua misteca, de fray Benito Fernández, O. R, 1568.
72. Thesoro spritual de pobres en lengua de Mechuacan, de fray Maturino Gilberti, O. F. M.,
1575.
73. Doctrinalis fidei in Michuacanensium Indorum linguam, de fray Juan de Medina Plaza, S. A.,
1575. [Voir aussi n° 78, Sermonario en lengua mexicana, de fray Juan de la Anunciación, S. A.,
1577, édité conjointement à un catéchisme bilingue.]
85. Doctrina christiana en Lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1578.
94. Colloquios de la paz y tranquilidad christiana en lengua mexicana, de fray Juan de Gaona, O.
F. M., 1582.
98. Psalmodia christiana y sermonario, de fray Bernardino de Sahagún, O. F. M., 1583.
151. Diálogos en lengua mexicana, de fray Elias de San Juan Bautista, 1598. [Existence
controversée.]
*JGI 66 (59), Doctrina breve en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1571 (cf.
p. 243).
[Voir aussi n° 78 des œuvres bilingues.]

A II. Œuvres bilingues : 17 titres

a) Castillan-náhuatl

1. Breve y más compendiosa doctrina christiana en lengua mexicana y castellana, 1539.


56

13. Doctrina christiana en lengua española y mexicana, O. P, 1548.


17. Doctrina christiana en lengua española y mexicana, agora nuevamente corregida y enmendada,
O. R, 1550.
18. Doctrina christiana en lengua española y mexicana, agora nuevamente corregida y enmendada,
O. R, 1550.
47. Doctrina christiana breve, de fray Domingo de la Anunciación, O. R, 1565.
48. Confesionario breve en lengua castellana y mexicana de fray Alonso de Molina, O. F. M.,
1565. [Réédité en 1569 ; cf. JGI (62), p. 220-221.]
49. Confesionario mayor en lengua mexicana y castellana, de fray Alonso de Molina, O. E M.,
1565. [En réalité de 1569 ; cf. JGI, p. 221.]
69. Doctrina christiana… en lengua castellana y mexicana, de fray Juan de la Anunciación, S. A.,
1575.
70. Sermones compuestos y tmduzidos en lengua mexicana y castellana, de fray Juan de la
Anunciación, S. A., 1575.
78. (Sermonario en lengua mexicana…) con un catecismo en lengua mexicana y española, de fray
Juan de la Anunciación, S. A., 1577.
79. Confesionario breve en lengua mexicana y castellana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.,
1577.
85. Confesionario mayor en lengua mexicana y castellana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.,
1578.
152. Confesionario en lengua mexicana y castellana, de fray Juan Bautista, O. F. M., 1599.
+ Doctrina cristiana muy útil y necesaria en lengua mexicana y castellana, O. F. M. (attribuée à
Francisco de Pareja), 1578 [éd. Luis Resines, Universidad de Salamanque, 1990].

b) Autres langues

52. Doctrina christiana en lengua castellana y çapoteca, de fray Pedro de Feria, O. P., 1557
[1567 selon JGI].
63. Doctrina christiana en lengua guasteca con la lengua castellana, de fray Juan de la Cruz, S.
A., 1571.
93. Cartilla y doctrina christiana… traduzida, compuesta, ordenada y romanzada en la lengua
chuchona del pueblo de Tepexic de la Seda, de fray Bartolomé Roldan, O. P., 1580.

A III. Œuvre trilingue : 1 titre

76. Doctrina christiana en castellano, mexicano y otomí, de fray Melchior de Vargas, S. A., 1576.

A IV. Grammaires : 7 titres

34. Arte de la lengua de Michuacan, de fray Maturino Gilberti, O. F. M., 1558. [Gilberti est
aussi l’auteur du n° 38, Grammatica matutini, 1559, grammaire latine destinée semble-t-il
aux élèves indiens de Tlatelolco.]
57

41. Artes de los idiomas chip aneco, zoque, tzendal y chinanteco, de fray Francisco de Zepeda, O.
R, 1560.
64. Arte de la lengua mexicana y castellana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1571.
74. Arte de la lengua mexicana y castellana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1576.
81. Arte en lengua zapoteca, de fray Juan de Cordova, O. R, 1578.
122. Arte de la lengua mixteca, de fray Antonio de los Reyes, O. R, 1593.
135. Arte mexicana, du padre Antonio del Rincón, SI, 1595 [contient un Vocabulario breve].

A V. Dictionnaires : 5 titres

N. B. : Il s’agit de dictionnaires et répertoires autonomes et non de lexiques, plus ou moins


étendus, complétant les grammaires.
24. Vocabulario en lengua castellana y mexicana, d’Alonso de Molina, O. F. M., 1555.
37. Vocabulario en lengua de Mechuacan, de fray Maturino Gilberti, O. F. M., 1559.
65. Vocabulario en lengua castellana y mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1571.
81. Vocabulario en lengua çapoteca, de fray Juan de Cordova, O. P., 1578.
116. Vocabulario en lengua misteca, recompilé par fray Francisco de Alvarado, O. P., 1593.

A VI. Dictionnaire + grammaire : 1 titre

68. Arte y dictionario con otras obras, de fray Juan Bautista de Lagunas, O. F. M., 1574.

LISTE B Appendice Toribio Medina (24 titres, sur 58 sans date ou


d’existence douteuse)
B I. Monolingues : 18 titres

176. Tratado del Santísimo Sacramento del Altar en lengua mexicana, de fray Juan de Ayora, O.
F. M., 157…
178. Algunas obritaspequeñas en lengua mexicana, de fray Juan Bautista, O. F. M., 159…
179. Cartilla de oraciones en lengua de Guatemala, de fray Pedro de Betanzos, 155…
185. Cartilla de doctrina cristiana en lengua de los Indios de Hueypuchtlan, 1568.
[Différent de la Doctrina misteca de fray Benito Fernández de 1568 ?]
190. Confesionario breve en lengua zapoteca, por fray Juan de Córdoba, 157… [Douteux.]
193. Doctrina christiana en mexicano, 154…
194. Doctrina christiana en lengua de Guatemala, O. F. M., vers 1550.
195. Doctrina christiana en lengua de los Indios de Pánuco, 1550.
196. Doctrina christiana en lengua de Indios de Tepuzculula, 156…
198. Doctrina christiana en lengua mexicana, de fray Pedro de Gante, O. F. M., s. d. 200. Cartilla
para los niños en lengua tarasca, de fray Maturino Gilberti, 156…
58

200d. Doctrina cristiana traducida en la lengua de los Indios de Yucatán, de fray Diego de
Lancia. [Lieu d’impression incertain.]
200g. Doctrina cristiana breve en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 1571.
[Réédition ?]
200m. Evangelios de todo el año en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.
200n. Horas de Nuestra Señora en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.
200y. Arte y doctrina en lengua otomí, de fray Alonso Rengel. [Douteuse.]
200aa. Catecismo mexicano, de fray Juan de Ribas. [Date douteuse.]
200cc. Doctrina cristiana y Epistolas y Evangelios en lengua mixteca, de fray Domingo de Santa
María.

B II. Bilingues : 2 titres

184. Cartilla mexicana y otomi, 156…


200i. Vida de San Francisco, en lengua castellana y mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F.
M., 157…

B III. Trilingue et plus : 2 titres

183. Cartilla para la enseñanza de la doctrina cristiana en lengua zotzil, latina y castellana.
200hh. Doctrina cristiana hecha por fray Juan de Zumárraga y traducida de lengua mexicana en
otomí y mazagua, 156… [Impr. incertaine.]

B IV. Grammaire : 1 titre

187. Arte de aprender las lenguas mexicanas y matlazinga, de fray Andrés de Castro, Mexico,
157… [Seulement connu par référence.]

B V. Dictionnaire : 1 titre

200h. Vocabulario en lengua mexicana y castellana, de fray Alonso de Molina, 157…

LISTE C Appendice 1 de JGI : livres attestés mais dont on ne


possède pas d’exemplaire (31 titres)
CI. Œuvres monolingues : 20 titres

**7. Doctrina christiana en lengua chontla, de Diego de Carranza.


**13. Confesionario breve en lengua zapoteca, 157…
**14. Sermones en lengua mexicana, de Felipe Díaz.
**16. Doctrina cristiana en lengua mexicana.
**17. Doctrina cristiana en lengua de Michoacán, O. F. M., 1552.
**21. Confesionario en lengua zapoteca, de Pedro de Feria, O. P.
59

**22. Doctrina cristiana en lengua misteca, de Benigno Fernández, 1550.


**26. Sin título.
**27. Cartilla para los niños en lengua tarasca, 1559.
**28. Confesionario en lengua tarasca, de fray Maturino Gilberti, O. F. M.
**29. Sermones de doctrina en lengua tarasca, de fray Maturino Gilberti, O. F. M.
**30. Doctrina cristiana en tarasco, de fray Maturino Gilberti, O. F. M.
**31. Doctrina cristiana en lengua huasteca, de Juan de Guevara, 1548.
**38. Doctrina cristiana en lengua maya, de fray Diego de Landa.
**44. Doctrina cristiana breve en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.
**47. Evangelios de todo el año en lengua mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.
**63. Catecismo mexicano, de Juan de Ribas, O. F. M.
**64. Respuestas de la vida cristiana en mexicano, de Juan de Ribas, O. F. M.
**69. Diálogos en lengua mexicana, de fray Elias de San Juan Bautista, 1598.
**70. Sumario de las indulgencias de Nuestra Señora del Rosario en mexicano.

C II. Œuvres bilingues : 2 titres.

**50. Doctrina cristiana en lengua mexicana y castellana, de fray Toribio Benavente Motolinía,
O. F. M.
**77. Diálogos y catecismo en lengua española, traducidos del mexicano, de Juan de Tovar, S.I.,
1573 ?

C III. Trilingues : 0 titre

C IV. Grammaires : 5 titres

**11. Arte de los idiomas chiapaneco, zoque, etc., de Francisco de Cepeda.


**52. Arte de la lengua mexicana, de fray Andrés de Olmos, O. F. M.
**55. Gramática de la lengua otomí, de Pedro de Oroz.
**60. Arte en lengua otomi, de Pedro de Palacios.
**66. Arte mexicana, de Antonio Rincón.

C V. Dictionnaires : 3 titres

**25. Vocabulario de la lengua de Michoacán, de fray Maturino Gilberti, O. F. M., 1557.


**45. Vocabulario en lengua castellana y mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M., 157…
**65. Vocabulario en otomí, de Sebastián Ribero.

C VI. Autre : 1 titre

**76. Arte, vocabulario y doctrina cristiana en popolaca.


60

N. B. Les listes B et C présentent 6 titres communs : 190 = **13 ; 200 = **26 ; 200g- = **44 ;
200h = **45 ; 200m = **47 ; 200aa = **63.

LISTE D Appendice 2 de JGI : livres d’existence douteuse (8 titres)


D I. Œuvres monolingues : 5 titres

***9. Doctrina cristiana en lengua mexicana, 154…


***28. Doctrina cristiana en lemua mexicana, de fray Pedro de Gante, O. F. M., 1539 ?
***29. Doctrina cristiana en mexicano, de fray Pedro de Gante, O. F. M.
***32. Huehuetlatolli, 1599 [ou 1600 ?].
***4l. Doctrina cristiana breve, de Alonso de Molina, O. F. M., 1546 ?

D II. Œuvres bilingues : 2 titres

***10. Doctrina cristiana en lengua mexicana y castellana, 155…


***42. Confesionario breve en lengua castellana y mexicana, de fray Alonso de Molina, O. F. M.

D III. Œuvre trilingue ; 1 titre

*** 5. Cartilla para la enseñanza de la doctrina cristiana en lengua zotzil, latina y castellana.

D IV. Grammaire : 0 titre

D V. Dictionnaire : 0 titre

N. B. Les listes B et D présentent 3 titres communs : 183 =***5 ; 193 = ***29 ; 198 = ***28.
Total des quatre listes, compte tenu des titres communs : 102 titres, dont au moins 79 sont
attestés (listes A et C).
Ils sont constitués approximativement à 60 % de textes monolingues, plus de 20 % de
textes bilingues, 12 % de grammaires et 9 % de dictionnaires.
Au moins 47 titres sont dus aux Frères mineurs, 13 aux Dominicains, 8 aux Augustins, 2
aux Jésuites.
La production générale imprimée pour la période peut être estimée à environ 250 titres.
Les diverses œuvres en relation avec les langues indigènes représentent les deux
cinquièmes des titres édités pour la période.
Vingt et une langues font l’objet de publications : chuchona, chinanteca, chipaneca,
chontla, huasteca, matlazinca, maya, mazagua, mixteca, náhuatl, otomi, popoluca, quiché,
tarasca, tzendal, tzotzil, zapoteca, zoque, langue de Hueypuchtlan, langue de Pánuco,
langue de Tepuzculula.
61

Pour mémoire
Traductions du latin

6. Tripartito del christianissimo y consolatorio doctor Juan Gerson de doctrina christiana…


Traduzido de latín en Lengua castellana, 1544.
16. Mistica theologia sacado en romance de san Buenaventura, 1549 [rééd. n° 71, 1575].

Ouvrage bilingue castillan-espagnol

134. Regla de los frailes menores… en latín y en romance, 1595.

Œuvres écrites en latin

21 [Cervantes de Salazar, 1554] ; 22, 23, 31, 33, 40 [Alonso de la Veracruz, 1554, etc.] ; 99
[de fray Miguel de Zarate sur l’administration du baptême aux Indiens].

Œuvres religieuses en castillan

4 (Doctrina breve de Zumárraga, 1543) ; 5 (Doctrina para instrucción e información de los Indios
de fray Pedro de Córdoba, 1544) ; 7 (Compendio breve sobre las procesiones, Dionisio Rickel,
1544) ; 8 (Doctrina breve de Zumárraga, 1544) ; 9 (Cancionero espiritual, Las Casas, 1546) ; 10 (
Doctrina cristiana, attribuée à Zumárraga, 1546) ; 12 (Regla christiana, 1547) ; 15 (Reglas para
rezar el oficio divino, 1557) ; 66 (Tratado de fray Pedro de Agurto, 1573) ; 75, etc.

ILL. 1. — Fray Alonso de Molina, Vocabulario en lengua castellana y mexicana/Vocabulario en lengua


mexicana y castellana…, Mexico, Antonio de Espinosa, 1571 (première page de titre).
62

ILL. 2. — Pater noster en images (copie du XVIIIe siècle, British Museum).

ILL. 3. — Codex de Florence de fray Bernardino de Sahagún, livre XII, De la Conquista mexicana.

NOTES
1. Premier voyage, 2 novembre 1492, dans Christophe Colomb, Œuvres complètes, éd. A.
Cioranescu, Paris, Gallimard, 1961, p. 69. Torres ne revint pas de ce premier voyage aux Indes et
mourut avec ses compagnons laissés par Colomb au fort de la Nativité.
63

2. Ibid., aux dates des 11 et 14 octobre, p. 45 et 46-48.


3. Sur les modalités des premiers échanges, voir Emma Martinell Cifre, Aspectos lingüísticos del
descubrimiento y de las conquista, Madrid, CSIC, 1988 et Margo Glantz, « La Malinche : la lengua en
la mano », dans Mitos mexicanos, dir. E. Florescano, Mexico, Aguilar, 1996, p. 119-137.
4. Bernard Vincent, 1492. L’année admirable, Paris, Aubier, 1991.
5. Les références à l’Arte de Antonio, c’est-à-dire aux grammaires latine et castillane de Nebrija,
comme modèles ne sont pas rares (par exemple dans José Toribio Medina cité en annexe, t. I,
p. 194).
6. Voir Clive Griffin, Los Cromberger. La historia de una imprenta del siglo XVI en Sevilla y Méjico,
Madrid, Ed. de Cultura Hispánica, 1991.
7. Outre les livres de J. García Icazbalceta et José Toribio Medina cités en annexe, voir : E. F.
Araujo, Primeros impresores e impresos en Nueva España, Mexico, M. A. Porrúa, 1979 ; F. Fernández
del Castillo (comp.), Libros y libreros en el siglo XVI, Mexico, FCE, 1982 (réimpr. de l’éd. de l’AGN,
1914) ; José Torre Revello, El libro, la imprenta y el periodismo en America durante la dominación
española, Mexico, UNAM, 1991 (réimpr. de l’éd. de Buenos Aires, 1940). Je remercie Jean-Pierre
Berthe, Carlos Herrejón et Oscar Mazín pour leurs informations.
8. Voir annexe. La proportion réelle doit être encore plus significative si l’on tient compte du fait
que les titres recensés ne correspondent pas tous à de vrais livres, mais parfois à de brèves
publications de circonstance.
9. J. Torre Revello, El libro…, p. XXXV.
10. Vraisemblablement des rééditions, voir annexe.
11. L’effort de traduction qu’ont supposé les textes en langue maya ou quiche, dont le Chilám-
Balam, et ceux en langues andines, entre autres, demanderait une approche comparative à
l’échelle du continent.
12. Voir G. Baudot, Utopie et histoire au Mexique. Les premiers chroniqueurs de la civilisation mexicaine,
1520-1569, Toulouse, Privat, 1976. Les douze premiers, franciscains, sont arrivés en 1524, suivis par
des dominicains en 1526, des augustins en 1533, puis des jésuites en 1572.
13. La production importée complète les cartillas produites localement comme celle d’Ocharte,
1569. Cf. la question du Confesionario bilingue de Juan Bautista, O. F. M., 1599, dirigée aux
marchands indigènes de produits castillans : « ¿ Y tú que vendes sartas o cuentas, cartillas, papel,
tixeras, cuchillos, peines y todas las otras cosas de Castilla, en la venta desto engañaste o burlaste
a alguno ? » (cité par Toribio Medina, t. I, p. 329).
14. E. F. Araujo, Primeros impresores…, p. 44.
15. C. Griffin, Los Cromberger…, p. 119.
16. Réimpr. en facsimilé par Luis Resines, Salamanque, Ed. de la Universidad, 1990.
17. Vocabulario en lengua castellana y mexicana y mexicana y castellana, facsimilé, Mexico, Porrúa,
1977 (Biblioteca Porrúa, n° 44). La partie espagnol-náhuatl avait vu le jour en premier, avant
l’édition complète, revue et augmentée, en deux parties.
18. Le Códice franciscano, inédit du XVIe siècle, se fait l’écho des difficultés de Molina à imprimer
ses travaux (texte dans Pilar Gonzalbo, El humanismo y la educación en Nueva España, Mexico, SEP,
1985, p. 44).
19. La traduction de la Relación de Michoacán comporte elle aussi certaines adaptations de la
langue espagnole dans le but de rendre compte des réalités du monde tarasque.
20. Voir Ignacio Osorio Romero, La enseñanza del latin a los Indios, Mexico, UNAM, 1990.
21. Voir Códice franciscano, p. 47. La création du collège de Santa Cruz de Tlatelolco, destiné à la
formation des enfants de la noblesse indigène, en 1536 précède de peu l’implantation de
l’imprimerie. Pour connaître les titres de la bibliothèque, voir Miguel Mathes, Santa Cruz de
Tlatelolco. La primera biblioteca académica de las Américas, Mexico, Secretaría de Relaciones
Exteriores, 1982.
64

22. Illustration reproduite par Christian Duverger, dans La conversion de los Indios de Nueva España,
Mexico, FCE, 1993 (également : Paris, Seuil, 1987). Le catéchisme en pictogrammes attribué à
Sahagún est reproduit dans Luis Resines, Catecismos americanos del siglo XVI, Junta de Castilla y
León, 1992, 2 vol.
23. Illustration dans Carmen José Alejos-Grau, Diego Valadés educador en la Nueva España. Ideas
pedagógicas de la rhetorica christiana (Pérouse, 1572), Pampelune, Eunate, 1994.
24. Jaime González Rodríguez, « La estructura cultural en Nueva España hasta 1556 », dans
Congreso de historia del Descubrimiento, Madrid, Real Academia de la Historia, 1992, t. IV, p. 130-195,
est très éclairant.
25. Témoignages de l’ancienne parole, traduit du náhuatl par J. de Durand-Forest et présenté par M.
León-Portilla, Paris, La Différence, 1991. Publication des huehuethlatolli compilés par fray Andrés
de Olmos, O. F. M., et augmentés par fray Juan Bautista, O. F. M. Le volume de référence,
dépourvu de page de titre et de colophon, est postérieur à 1599, d’après les textes préliminaires.
Qu’il ait été publié n’est pas étonnant outre mesure, étant donné sa visée assimilatrice.
26. Alain Milhou, « Les politiques de la langue à l’époque moderne, de l’Europe à l’Amérique »,
dans Langues et cultures en Amérique espagnole coloniale. Hommage du CIAEC au professeur André Saint-
Lu, éd. M.-C. Bénassy, J.-P. Clément, et A. Milhou, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 1993.
27. Remarque d’André Saint-Lu, que je remercie.
28. Le concile de Latran IV (1215), insiste sur l’importance de l’instruction et de la prédication en
langue vulgaire. Je remercie A. Milhou de m’avoir remis copie des extraits des canons des
conciles de Latran IV (1215) et de Trente sur la prédication en langue vulgaire, la pédagogie de la
foi lors de la messe et de la célébration des sacrements (Trente) et l’enseignement du catéchisme
aux enfants (Trente), dans Les conciles œcuméniques, t. II, Les décrets, dir. G. Alberigo, Paris, Le Cerf,
1994, p. 513-516, 1495-1496, 1551-1552.
29. Historia eclesiástica indiana, III, 29, IV, 15, dans P. Gonzalbo, El humanism…p. 103.
30. Sur le procès d’Ocharte, voir F. Fernández del Castillo, Libros y libreros…, p. 85-141.
31. En 1601, on retrouve encore des livres et manuscrits interdits dans l’inventaire qui
accompagne le testament d’un alguazil de doctrina indien. Nadine Béligand, « Lecture indienne et
chrétienté. La bibliothèque d’un alguacil de doctrina en Nouvelle-Espagne au XVI e siècle » dans
Mélanges de la Casa de Vélazquez, 1996.
32. La formation d’indiens latinistes, si décriée par ses détracteurs, dont les Dominicains,
s’inscrivait dans cette perspective de formation d’un clergé d’origine locale.
33. Les Diálogos de doctrina cristiana exclusivement composés en tarasque par le grand spécialiste
fray Maturino Gilberti furent confisqués en 1559 sous le prétexte de « mauvaise traduction ».
Voir J. Benedict Warren, « Los estudios lingüísticos en Michoacán en el siglo XVI : una expresión
del humanismo cristiano », dans Humanismo y ciencia en la formación de México, éd. C. Herrejón
Peredo, Zamora, El Colegio de Michoacán, 1984, p. 113-125. Son procès dans F. Fernández del
Castillo, Libros y libreros…, p. 4-37.
34. A. Milhou, « La péninsule Ibérique, l’Afrique et l’Amérique », dans Histoire du christianisme des
origines à nos jours, dir. M. Venard, Paris, Desclée, 1992, t. VIII, p. 595-784.
35. J. Torre Revello, El Libro…, p. V-VI.
36. Arte para ligeramente saver la lengua araviga, Grenade, 1505, de fray Pedro de Alcalá,
comprenant une grammaire et un catéchisme.
37. Un séminaire permanent du Centro de Estudios Históricos du Colegio de Michoacán, à Zamora
(Mexique) travaille à la publication de œuvres complètes de Gilberti.
38. Le thème de la traduction et de ses usages et évolutions demanderait à être affiné par une
étude comparative étendue aux siècles suivants. Je pense en particulier à l’Arte de la lengua
mexicana du père jésuite Horacio Carochi (Mexico, 1645) et au Tratado de las supersticiones de
Hernando Ruiz de Alarcón (Mexico, 1629).
65

AUTEUR
CARMEN VAL JULIÁN
École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud.
66

Traduire de l’italien
Ambitions sociales et contraintes éditoriales a la fin du XVI e siècle

Jean Balsamo

1 Les chefs-d’œuvre reconnus comme tels au XVIe siècle, qui illustraient les lettres
françaises, étaient des traductions : le Thucydide de Claude de Seyssel, Amadis de Gaule de
Herberay, le Plutarque d’Amyot, les Psaumes traduits par Marot ou Desportes scandèrent
le siècle d’un rythme trentenaire. Et Biaise de Vigenère, admirable traducteur lui-même,
pour décrire l’effervescence intellectuelle qui régnait dans les cercles cultivés du temps
des derniers Valois, pouvait noter cet intérêt unanime porté à la traduction :
« Tant un chacun se monstre aspre & bouillant à mettre la main à la plume ; pour le
regard principalement des traductions où il n’y a personne qui vueille demeurer
arriere, & qui par maniere de dire ne s’efforce d’y teindre & ensanglanter son
glaive »1.
2 Mode principal des lettres françaises, la traduction fut aussi le moyen par excellence du
rapport quelles entretenaient avec l’Italie2. La langue italienne, en effet, n’était pratiquée
en France que par un cercle restreint de quelques spécialistes, secrétaires ou écrivains, et
le lecteur cultivé ne pouvait en lire les œuvres que dans sa propre langue3. Mais, à la
différence de notre époque, la traduction n’était pas le simple moyen du truchement, elle
avait une ambition plus impérieuse : l’Italie, à vrai dire, ne pouvait être que « traduite ».
c’est-à-dire assimilée et utilisée, et chaque version nouvelle d’un poème ou d’un traité
d’hippiatrie devait contribuer à l’édification du monument royal de la langue française.
3 La traduction ne se dévouait pas à l’œuvre étrangère, elle n’en assurait pas la gloire. Elle
était conçue comme sa conquête. comme un substitut plus éloquent, elle semblait
remplacer le triomphe militaire sur l’Italie, dans l’esprit de Français toujours belliqueux ;
cette volonté de puissance érudite et littéraire s’amplifia après l’échec politique de 1559,
et elle devint un des « lieux » du discours apologétique de la langue française. Le pillage
systématique de ce que Du Tronchet appelait de « plus opulentes cassines » était
l’expression hyperbolique d’une esthétique de l’imitation. La traduction servait à enrichir
la langue, à mettre des thèmes puis des styles nouveaux à l’épreuve et au service de la
parole nationale. Elle se justifiait par l’œuvre française qu’elle proposait et qui devenait, à
son tour, modèle pour de nouvelles imitations.
67

4 Jamais on ne traduisit plus de textes italiens que durant les dernières décennies du XVI e
siècle. Entre 1570 et 1600, les libraires français en publièrent plus de quatre cents titres,
dont la moitié étaient entièrement nouveaux4. Durant le même temps, ils publièrent à
peine une vingtaine de textes en langue originale, aux tirages confidentiels, à l’usage des
milieux italiens de la cour. Les traductions recouvraient tout le champ des bonae litterae,
sans se limiter aux seules formes de la littérature d’imagination. Elles avaient d’autre part
leur géographie, dans laquelle Lyon, principal centre italianisant sous Henri II, perdait de
son rayonnement, et Paris jouait un rôle essentiel : plus de la moitié des traductions
nouvelles furent publiées dans la capitale, et en particulier tout ce qui comptait en fait de
textes religieux et savants. Elles avaient surtout leurs acteurs. Ces derniers, victimes du
dédain qui s’attache au genre de la traduction et qui constituait déjà un autre « lieu »,
paradoxal, de l’apologie du français, ont rarement été étudiés, sinon à la suite de l’auteur
dont ils auraient assuré la « fortune » française, dans l’oubli du rôle décisif que jouait la
traduction dans les lettres françaises du temps, dans leur propre formation littéraire et
dans les politiques éditoriales. Nous connaissons le nom d’une soixantaine de ces
traducteurs italianisants. Leur rang, le rapport de métier ou d’occasion qui les liait à la
littérature, n’étaient pas sans conséquences sur le choix des œuvres et sur leur usage.
5 Plus de quarante de ces traducteurs publièrent leur premier ouvrage durant ces années,
1570-1600, et cet ouvrage était précisément une traduction de l’italien. Celle-ci était une
des formes de l’apprentissage littéraire, sa publication en marquait la fin, comme chef-
d’œuvre. Malherbe se fit connaître en 1587 par sa version, plus « baroque » que l’original,
des Lagrime di san Pietro de Tansillo. La traduction d’un texte italien était une œuvre de
débutant, une œuvre propédeutique, qui complétait les exercices du collège faits sur des
textes latins ou grecs, une œuvre parfois liée à la préparation ou à l’expérience du voyage
d’Italie. C’était aussi une œuvre isolée, qui n’était pas suivie d’autres traductions ni d’un
intérêt plus constant pour les choses d’Italie : la moitié des auteurs ne publièrent qu’une
seule traduction, liminaire, alors même qu’ils continuèrent d’écrire d’autres œuvres
françaises. Dans la plupart des cas, la traduction était bien conçue comme une étape,
comme un travail nécessaire, modeste dans son propos et dans ses ambitions, appelé à
être rapidement dépassé par des œuvres « personnelles ».
6 Les préfaces des traductions insistent, de façon topique, sur les éléments sociaux et
mondains, qui l’emportent toujours sur les considérations littéraires. C’était dans un
temps de l’oisiveté, conquis sur les charges et les occupations, que les traducteurs
occasionnels, qui ne revendiquaient jamais leur statut d’hommes de lettres, prétendaient
avoir écrit. Ils donnaient ainsi une dignité littéraire — parce qu’elle était mondaine — à
cette occupation, qui obéissait, selon eux, à des raisons personnelles d’agrément et de
divertissement, ou à des raisons psychologiques ou affectives. Jacques de Lavardin,
paraphrasant la préface de l’auteur espagnol qu’il traduisait, rappelait comment, en 1578,
à la fin des troubles, il avait regagné son manoir du Plessis-Bourot ; et là, dans l’intimité
de sa bibliothèque, il eut le loisir de relire des livres rapportés jadis d’Italie par son père.
Il retrouva une vieille édition vénitienne de la Celestina, il la traduisit pour se divertir, et il
offrit sa version à son frère5. Un semblable récit était fréquent, et on ne manquera pas de
le rapprocher de ce que Montaigne lui-même écrivit des circonstances de sa propre
traduction de la Théologie de Sebond, un livre « basty d’un espaignol barragoiné en
terminaisons latines ».
7 Cette activité se donnait comme « libérale ». Détachée en apparence des contingences
matérielles, reflétant un pur souci érudit ou littéraire, trouvant son temps dans l’otium,
68

elle avait ses choix propres. Les pièces liminaires insistaient sur la qualité singulière du
texte d’origine, ainsi que sur les raisons ou les circonstances très personnelles qui avaient
présidé à la traduction, présentée comme une heureuse rencontre. Elles rappelaient, de
façon volontairement explicite, le lien de sympathie et de connivence symbolique qui
unissait le traducteur à l’œuvre choisie. Parmi les textes dus à ces « amateurs », la poésie,
préparation aux travaux de poésie française, l’emportait, mais aussi la prose de fiction,
qui pouvait servir à l’expression d’une galanterie personnelle et à l’analyse du sentiment
amoureux. il s’agissait dans la plupart des cas de textes courts, parfois même de
fragments, telles ces innombrables imitations de l’Arioste, jadis étudiées par Cioranescu.
8 Les ouvrages de spiritualité, auxquels finit par se réduire au XVIIe siècle l’essentiel de ce
qui s’importait d’Italie, représentaient un riche domaine à exploiter. Ces traductions
entraient dans le même cadre d’une écriture « libérale ». Pierre Frizon, par exemple, un
chanoine de la cathédrale de Reims, était aussi un italianisant : il vint à Rome en 1582, il y
acheta des ouvrages italiens qu’il lut et qu’il annota. Il traduisit en outre des textes de
Charles Borromée, de Loarte, de Pietro da Lucca. Il appartenait à un cénacle protégé par
la famille de Guise, et qui joua un rôle de propagande de l’action politique et de
l’engagement religieux de l’illustre maison. Mais il se servait de tous les lieux communs
qui rappelaient une activité désintéressée pour caractériser son travail :
« Je me suis essayé de fuir l’oysiveté source de tous vices, employant ma vie à
quelques honnestes exercices, selon le peu de capacité que je recognois en moi : et
aussi tost j’ay pris résolution de sonder mes petites forces en la traduction de ce
livre qui traicte de la consolation des affligez »6.
9 Ces raisons définissaient l’œuvre comme un exercice vertueux et comme un passe-temps.
On les retrouve exprimées avec des nuances diverses par les principaux traducteurs
d’ouvrages religieux ou de piété, Philibert du Sault, Nicolas Dany, Louis de Bar, qui
connaissaient les plus fines nuances de la spiritualité italienne de leur temps. Ces
chanoines italianisants étaient des traducteurs occasionnels. Mais ils appartenaient à un
ordre et à une Église qui venait, après le concile de Trente, de réaffirmer son dogme et les
moyens de sa diffusion. Ils contribuaient à transmettre la saine doctrine. Leur rôle
personnel consistait à découvrir les « bons livres » et à les traduire, mais eux-mêmes
s’effaçaient derrière l’œuvre et son message, celui de l’orthodoxie d’une foi et d’une
pratique pieuse, au profit enfin de l’institution qui directement ou indirectement la
suggérait, dans un effort réel de prosélytisme.
10 Ces textes religieux confirment eux aussi le rôle de la traduction dans une écriture fondée
sur l’imitation. Elle offrait les ressources de l’invention et de la copia verborum de la
prédication en langue vernaculaire. Les traductions n’introduisaient pas en France, telle
quelle, la spiritualité tridentine, reçue avec réticence, mais elles donnaient des modèles
d’éloquence sacrée adaptée en termes nationaux. En 1574 Jacques Berson ajouta au
recueil des sermons qu’il avait prononcés à Saint-Jacques-de-la-Boucherie lors du temps
de Carême, sa traduction des Sermons de Cornelio Musso qui l’avaient inspiré, et dont il
avait suivi l’invention dans ses propres prédications en français.
11 Le rôle du secrétaire dans le développement des lettres françaises en général reste encore
mal étudié7. Quelques exemples pourtant confirment son importance dans la définition
du « champ littéraire » de l’époque et dans l’usage de la traduction, qui constituait le
prolongement littéraire du travail administratif de ce « spécialiste » des langues
étrangères, de ce véritable « professionnel » des lettres.
69

12 Le « secrétaire et interprète aux langues pérégrines » Guy Le Fèvre de La Boderie traduisit


pour Marguerite de Valois le Discours de l’honneste amour de Marsile Ficin. Son frère
Antoine, futur ambassadeur en Angleterre, était au service de Pierre de Gondi, qu’il
accompagna à Rome en 1592, et il traduisit Nenna et le Tasse. Etienne du Tronchet, qui fut
au service de Rougier de Ferrais, ambassadeur à Rome en 1571, puis de Catherine de
Médicis, écrivit dans le cadre d’une même fonction ses Lettres missives et familières
adaptées de l’italien et son recueil des Lettres amoureuses, paraphrase de Pétrarque.
Nicolas Colin était l’agent du cardinal de Lorraine, et il traduisit à sa demande de
nombreux textes sacrés. Vigenère enfin, qui passa la plus grande partie de sa carrière au
service de Louis de Gonzague, duc de Nevers, avait été « secrétaire pour le roy » auprès de
l’ambassadeur Just de Tournon, à Rome entre 1566 et 1568, et il avait écrit une « œuvre du
secrétaire », adaptée de Castiglione, dont le Traicté des chiffres seul subsiste, avant de
traduire, en 1595, la Jérusalem du Tasse.
13 Cette fonction de secrétaire, sous ses différents avatars, traducteur-interprète,
précepteur, lecteur, constituait le cadre social des lettrés français les plus actifs et les plus
connus. Ils étaient au service d’un patron, qui les rétribuait pour un service. Leur activité
stipendiée avait deux aspects, dont le premier n’apparaissait que rarement sous forme de
publication : elle consistait à rédiger les dépêches et à traduire les lettres reçues de
l’étranger. Dans la quatrième leçon du Dessein des professions nobles, consacrée à l’emploi
du secrétaire, Antoine de Laval évoquait très précisément ce travail de chancellerie et la
formation italianisante qu’il demandait à celui qui en était chargé :
« à quoy luy apporte grande lumière la parfaite cognoissance qu’il a de la langue et
des mœurs de l’Italie, d’où il reçoit ordinairement des nouvelles » 8.
14 Ce travail utilitaire constituait la partie la moins visible de l’activité des traducteurs, de
Du Tronchet, de Colin ou de Vigenère. Dans sa modestie même, « respondre aux pacquets
d’Itale et du Levant », que Ronsard pourtant célébra chez Jean du Tiers, secrétaire d’État
et traducteur de la Pazzia9, elle marquait de ses intérêts spécifiques le rapport à l’Italie, et
en tirait des modèles rhétoriques, Bembo, Castiglione ou même l’Arétin, dont les Lettere
furent encore publiées à Paris en 1609. Il est probable aussi que c’est à ces secrétaires
interprètes qu’il convient de rendre les nombreuses traductions anonymes publiées à
l’époque, et en particulier tous les occasionnels et les recueils d’avvisi, dont ils avaient la
primeur par leur fonction.
15 L’homme de lettres gagé répondait de surcroît à une demande littéraire ou savante, dans
une seconde activité qui pouvait se parer du double prestige de la commande et du
mécénat, et s’exprimer dans les formes topiques d’une activité « libérale ». La traduction
était œuvre de délectation ou d’édification à l’usage des grands, elle contribuait à leur
divertissement et à leur gloire. L’activité de traducteur de Desportes et des autres poètes
de cour, Belliard ou Jean de La Jessée, peut se comprendre ainsi : ni plagiat ni même
œuvre propédeutique, mais moyen fort commode de fournir rapidement, en puisant dans
le riche répertoire des anthologies néo-pétrarquistes, des œuvres de commande pour une
utilisation mondaine.
16 Le plus grand nombre de traductions, et toujours les plus fameuses, échappaient pourtant
à ces déterminations. Elles étaient élaborées à l’instigation des libraires, dans un cadre
commercial10. Elles étaient dues à de véritables professionnels des lettres, pour qui la
traduction était l’activité principale : Gruget, Larivey, Belleforest, dont la carrière est
maintenant bien connue11, et plus encore Gabriel Chappuys12. Celui-ci publia, de 1576 à
1611, une quarantaine de traductions de l’italien, auxquelles s’ajoutent un nombre
70

presque égal de traductions de l’espagnol et quelques textes d’auteurs latins modernes.


Cette véritable production n’avait plus rien de commun avec les publications
occasionnelles et choisies des autres italianisants : sa cohérence et le nombre même des
traductions étaient hors de comparaison, impliquant un rapport totalement différent à la
version et à ses usages. Il ne s’agissait plus d’exercices préparatoires à une écriture
personnelle ni d’un loisir érudit, mais d’ouvrages directement liés aux réalités éditoriales
les plus concrètes et les plus attentives aux demandes des lecteurs les plus nombreux.
17 Dans la carrière de Chappuys, le séjour lyonnais et l’installation parisienne
correspondirent à des types d’activité qui s’exprimaient en des productions particulières.
A Lyon, entre 1574 et 1583, Chappuys occupa les fonctions de « prélecteur » et de
correcteur d’imprimerie, chez Cloquemin et chez Honorat13. Cette fonction dans les
ateliers avait un prolongement plus créatif : Chappuys, qui maîtrisait parfaitement
l’italien, devint le principal traducteur des libraires lyonnais, travaillant pour eux selon
les exigences de leurs collections. Sa version du Roland furieux illustre le point de
rencontre du correcteur et du traducteur : en 1576, Honorat confia à Chappuys la tâche de
mettre à jour la vieille traduction éditée par Jean Des Gouttes. L’ouvrage s’étant vendu, il
fit paraître en 1582 une nouvelle édition, augmentée de la traduction des Cinq chants
nouveaux et de la Suite du Furieux de Pescatore, faite dans l’intervalle. Pour Honorat,
Chappuys traduisit également les Mondes de Doni et les Commentaires hiéroglyphiques de
Jean Piérius Valérian.
18 Dans ces publications, Chappuys n’avait qu’un rôle d’exécution ; son nom ne figurait pas
toujours sous les titres des ouvrages qu’il traduisait. Il s’agissait pour lui d’un travail en
série et de commande, dont la version des suites italiennes d’Amadis sont une autre
illustration. Le succès de la traduction de Herberay, un déplacement des spécialités
éditoriales et des effets de concurrence justifièrent ce choix des libraires lyonnais. En
1577, Benoît Rigaud, qui s’était fait une spécialité des romans édités en petit format et à
bon marché, chargea Chappuys de traduire les XVe et XVI e livres d’Amadis de Mambrino
delle Rose, ainsi que le deuxième livre de Primaléon. L’entreprise fut poursuivie, en
collaboration avec d’autres libraires, Didier ou Béraud, jusqu’au XXIe livre, publié en 1581
chez Cloquemin. Cette œuvre romanesque, à laquelle le traducteur pouvait librement
ajouter du sien, n’empêchait pas Chappuys de traduire dans le même temps d’autres
ouvrages pour d’autres collections, des textes à l’usage du monde, des manuels de civilité
et des facéties, le Courtisan de Castiglione, la Civile conversation de Guazzo, ou les Plaisans
dialogues de Franco, traduits la même année. Les dédicaces, adressées aux notables de
Lyon, révèlent aussi un souci constant de Chappuys, qui cherchait à compléter, par l’effet
d’heureuses protections, les ressources financières assurément modestes que lui offrait
un métier très subalterne.
19 En 1583, recommandé par Du Verdier et par la version du Manuel du catéchisme catholique
d’Edere, moins anodine que la traduction de romans, Chappuys quitta Lyon pour la
capitale, laissant inachevés des ouvrages commandés par les libraires Stratius et Tardif.
Toutes les versions de Giraldi, de Boccace ou d’Equicola, les six traductions de l’italien
qu’il fit paraître en quelques mois, la même année 1584, répondaient à des commandes.
Chappuys passait de L’Angelier à Houzé, de Chaudière à Orry, et il offrait à chaque libraire
ce qui appartenait à sa spécialité. Et ces traductions avaient aussi pour but de faire
connaître leur auteur à des patrons qui pouvaient ensuite lui offrir d’autres travaux plus
importants.
71

20 Elles constituaient comme un échantillonnage des talents du traducteur, qui s’offrait


explicitement à fournir d’autres œuvres, plus ambitieuses que de simples traductions, si
on acceptait de le stipendier à cet effet. La traduction servait de « produit d’appel ».
21 Pendant les deux premières années de son séjour parisien, Chappuys traduisit surtout des
nouvelles, des textes facétieux ou de la littérature mondaine, parce que tous ces textes se
prêtaient à une traduction aisée, facile, et que, peu connus des lecteurs français, ils
permettaient aussi de donner l’illusion d’une œuvre nouvelle : c’était le cas des Facétieuses
journées, tirées d’un recueil de Sansovino qui n’était pas nommé, et que le traducteur
devenu plagiaire offrit au financier Zamet, rappelant avec reconnaissance « la
gracieuseté » dont l’Italien avait déjà fait preuve à son égard, et lui demandant un
nouveau secours. Chappuys pensait obtenir ainsi le patronage et l’appui du monde de
l’argent, par Zamet, de la haute noblesse, par la comtesse de Retz, des Lettres elles-
mêmes, par la médiation de Desportes à qui il dédia la Nature d’amour d’Equicola.
22 Dès 1585 Chappuys succéda à Belleforest dans la charge d’historiographe du roi et il
devint en 1587 « translateur » officiel et secrétaire interprète pour la langue espagnole. Il
accédait enfin à cette dignité d’homme de lettres, au service d’un protecteur et d’un
projet savant et non plus des seules politiques éditoriales. Dès ce moment, les traductions
littéraires d’œuvres de fiction cessèrent. Chappuys continua à traduire, mais il le faisait
dans le cadre de ses nouvelles fonctions et selon les intérêts de ses nouveaux patrons.
23 Interprète du roi, il composa en 1585 l’Estat, description et gouvernement des royaumes du
monde, une adaptation de Sansovino, dont la préface était un manifeste monarchique ;
secrétaire, il traduisit en 1588 un manuel dû au même écrivain vénitien, Le Secrettaire, une
œuvre de commande, réclamée par Isaac Habert, son supérieur dans les bureaux royaux14,
et en 1600, il traduisit la Harangue de Cavriana adressée à Marie de Médicis pour se faire
confirmer son emploi à la cour.
24 Chappuys traduisit surtout des ouvrages religieux, et de façon systématique, pour
d’autres libraires et une clientèle à qui ne pouvaient suffire les initiatives isolées des
traducteurs occasionnels. Ces traductions n’étaient pas dues à une conversion
personnelle de leur auteur, qui aurait ainsi été conduit à abandonner les facéties pour
l’éloquence sacrée d’un Panigarola. Chappuys avait traduit des ouvrages religieux à Lyon
dès 1580. Ses choix étaient guidés par les « protecteurs » pour lesquels il travaillait.
25 Chappuys venait au bon moment, il succéda à Belleforest dans l’entreprise des Chroniques
du royaume ; il succéda aussi au Commingeois dans un autre projet, pour lequel il avait
peut-être même été expressément appelé à Paris, compte tenu de la rareté des
traducteurs compétents. Chappuys reprit en effet la traduction des Sermons de Cornelio
Musso interrompue par la mort de Belleforest. Cette traduction qui se prolongea par
étapes en 1584, en 1586 et enfin en 1598, s’accomplit sous le patronage hautement
significatif de Louis Séguier, de Jean de Saint-André, de Charles Faye, tous trois chanoines
de Paris et conseillers du roi, et plus tard du contrôleur des finances Saldaigne
d’Incarville et du duc de Luxembourg. Un volume fut dédié au jésuite Émond Auger, et à
sa demande, en 1587, Chappuys traduisit la Harangue de l’institution des saintes stations de
Panigarola, un texte délicat de la polémique religieuse. Il n’est pas douteux que ces
travaux spirituels, si nombreux après 1584, si cohérents dans leur choix et dans la
présentation que leur donnait le libraire Guillaume Chaudière, aient obéi à une double
incitation : celle d’Auger qui poussa le traducteur dans les voies de la polémique
religieuse, en lui faisant traduire Panigarola et les jésuites espagnols ; celle, surtout, des
72

cercles catholiques de la cour, du roi lui-même, de la congrégation Notre-Dame, qui


l’orientaient vers des textes de pure spiritualité. Les deux incitations en fait se
conjuguaient. Dans sa dédicace des Sermons sur la Passion de Panigarola, adressée à la
congrégation royale, Chappuys rappelait le lien qui rattachait ce nouveau texte à la
version, militante et engagée, qu’il avait faite quelques années plus tôt, des Leçons
catholiques du même auteur italien15.
26 Homme à tout faire des lettres, Chappuys avait su se plier au service qu’on lui demandait.
Ses goûts personnels étaient de peu d’importance, et les hâtives traductions profanes des
années 1583 et 1584 dépendaient plus que toutes les autres de conditions particulières, la
recherche de protecteurs et la commande des libraires. Aucune traduction de Chappuys
n’eut le succès et la diffusion des Histoires tragiques par Belleforest d’après Bandello. Alors
qu’on les prend peut-être superficiellement pour la part la plus remarquable de son
œuvre et la plus caractéristique d’un point de vue littéraire, les facéties et le romanesque,
à quoi l’on réduit trop souvent l’italianisme, répondaient aux basses besognes de la
littérature commerciale, que précisément il cherchait à fuir.

NOTES
1. B. de Vigenère, La décadence de l’empire grec, par Nicolas Chalcondyle Athénien, Paris, Chesneau,
1577, f. F2v.
2. Nous renvoyons, pour une étude détaillée des formes de la traduction et des textes choisis, à
nos Rencontres des Muses : italianisme et anti-italianisme en France à la fin du XVI e siècle, Genève, 1992,
chap. Il et III.
3. R. E. Stoyl rappelle que peu de Français lisaient couramment l’italien (« How to account for
Belleforest’s command of Italian ? », dans Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 49, 1987,
p. 383-388).
4. Nous ne suivrons pas l’analyse de Pierre de Nolhac, qui voyait dans l’abondance des
traductions la preuve la plus convaincante d’une influence étrangère (« Le roi Henri III et
l’influence italienne en France », dans Giornale storico della letteratura italiana, t. 17, 1891,
p. 446-449).
5. La Célestine, Paris, Robinot, 1578, épître f. 2.
6. G. Loarte, La consolation des affligez, Paris, Brumen, 1584 ; épître à Louis, cardinal de Guise, f. â2.
7. F. Secret, en particulier, a attiré l’attention sur le rôle littéraire des secrétaires du duc
d’Alençon, Le Fèvre, Hesteau de Nuysement, La Jessée, Bodin, « tout un monde qui
malheureusement nous échappe » (L’ésotérisme de Guy Le Fèvre de La Boderie, Genève, 1969, p. 73).
8. Dessein des professions nobles et publiques, Paris, veuve L’Angelier, 1613, f. 211, lettre à Puget de
Pomeuse, trésorier de l’Épargne, datée de 1598.
9. Œuvres, éd. Paris, 1609, p. 1017.
10. Voir notre étude consacrée à « Abel L’Angelier, libraire italianisant (1572-1609) », dans
Bulletin du bibliophile, 1991, p. 85-103.
11. Voir M. Simonin, Vivre de sa plume au XVI e siècle, ou la carrière de François de Belleforest, Genève,
1992.
73

12. Il manque une bonne étude consacrée au plus important des traducteurs de l’italien ; le
travail de L. Berthê de Besaucèle, J. B. Giraldi (1504-1573) : étude sur l’évolution des théories littéraires
en Italie au XVIe siècle, suivie d’une notice sur Gabriel Chappuys, traducteur français de Giraldi, Aix-en-
Provence, 1920, p. 265-296, est vieilli et souvent inexact. On trouvera quelques précieuses
indications chez M. Bideaux, « Les choix d’un traducteur : Gabriel Chappuys et la composition des
Facétieuses journées », dans La nouvelle française à la Renaissance, éd. L. Sozzi, Paris-Genève, 1981,
p. 543-556.
13. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, Lyon-Paris, 1895-1921, X, p. 332 et 334.
14. Le Secrettaire, Paris, L’Angelier, 1588, f. 3. Chappuys était lié avec la famille Habert : il dédia en
1586 le Théâtre de divers cerveaux de Garzoni, et en 1588 les Œuvres spirituelles de Jean d’Avila à
Pierre Habert ; en 1576 il avait participé à L’excellent tournoy du vaillant chevalier de la Racine, éloge
collectif de Gilbert Habert, alors au service du duc de Savoie.
15. Plusieurs traductions de Chappuys figuraient dans la bibliothèque du Roi ou, reliées à ses
armes, étaient distribuées dans son entourage : P. Coster, Cinquante méditations, Anvers, 1587 (J.
Boucher, Société et mentalité autour de Henri III, Lille, 1981, p. 871, n° 100) ; D. de Estella, Les
Méditations, (F. Yates, The French Academies of the XVIth century, Londres, 1947, planche 16 a) ;
Cornelio Musso, Sermons, Paris 1584-1586, 4 vol. (catalogue Belin, 1914) ; Panigarola, Leçons
catholiques, Lyon, 1585 (J. Boucher, n° 127).

AUTEUR
JEAN BALSAMO
Université de Reims.
74

La « Silva de varia lección » de


Pedro Mexía
Séville, 1540 ; Paris, 1552. Traduction et adaptation en Espagne et en
France a la Renaissance

Dominique de Courcelles

A Jacques Monfrin.

1 Lorsque Pedro Mexía (1497-1551) publie en juillet 1540 à Séville chez Dominico de
Robertis la Silva de varia lección, il est cosmographe de la Casa de contratación de Indias de
Séville depuis 1537, alcalde de la Santa Hermandad depuis 1538, « caballero veinticuatro »
de l’administration municipale sévillane. Ses contemporains retiennent de lui « el uso de
las matemáticas i astrología, en que era conocidamente el más aventajado, pues por
eccelencia fue llamado el Astrólogo, como Aristóteles el Filósofo »1. Pedro Mexía est très
pieux, attaché à la doctrine catholique, fier de sa castillanité. Il dédie la Silva de varia
lección à Charles Quint dans la perspective de s’attirer les faveurs de l’empereur, car il
aspire à devenir historiographe impérial2.
2 Dès décembre 1540, une deuxième édition de la Silva est donnée, toujours à Séville, chez
Juan Cromberger. L’ouvrage connaît un très grand succès en Espagne ; il a 29 éditions en
castillan aux XVIe et XVIIe siècles :
• 8 à Séville : Dominico de Robertis juillet 1540, Juan Cromberger décembre 1540 et 1542,
Jácome Cromberger 1543, Sebastián Trugillo 1563, Hernando Díaz 1570, 1587 et 1596 ;
• 10 à Anvers : Martín Nuccio 1544, 1546, 1550 et 1555, Viuda de Martin Nuccio 1564, Martin
Nuccio 1593 et 1603, Viuda y herederos de Juan Bellero 1603 (2 éd.), Guslenio Jansens 1603 ;
• à Madrid : Luis Sánchez 1602, Imprenta Real (à côté de Francisco García de Olmeda) 1643,
Joseph Fernández de Buendía 1662, Imprenta Real 1669, Mateo de Espinosa y Arteaga 1673 (2
éd.) ;
• une à Saragosse : Bartolomé de Nágera 1547 ;
• une à Valladolid : Juan de Villaquirán 1 550-1551 ;
• une à Venise : Gabriel Giolito de Ferrariis 1553 ;
• une à Lyon : héritiers de Jacobo de Junta 1556 ;
75

• une à Lérida : Pedro de Robles et Joan de Villanueva 1572.


3 Pedro Mexía donne trois versions successives de la Silva. La première, en juillet 1540,
comprend trois parties en cent dix-sept chapitres. En décembre 1540, le livre est
réimprimé avec dix nouveaux chapitres chez Juan Cromberger. Pedro Mexía tient à
ajouter une quatrième partie en vingt-deux chapitres, la plus courte, qui est publiée après
les trois premières parties dans la neuvième édition de Juan de Villaquirán à Valladolid en
janvier 1551, quelques mois après sa mort.
4 La Silva est un recueil de miscellanea. La première partie en quarante-six chapitres est
consacrée aux grands événements de l’histoire du monde, aux âges de l’homme et à
l’éducation, à l’histoire des langues, à l’art de la parole et de la communication. La
deuxième partie en quarante-cinq chapitres est consacrée aux lignages, aux puissances de
la nature et des hommes, aux combats entre les êtres ; de nombreuses histoires portent
sur le mariage, les rapports entre hommes et femmes. La troisième partie en trente-six
chapitres, qui, selon Mexia, doit être particulièrement utile aux princes et chefs de
guerre, reprend les grands thèmes humanistes de la mémoire, de l’imagination, des
facultés et des grandes réalisations humaines. La quatrième et dernière partie en vingt-
deux chapitres s’intéresse au principe et à l’origine des choses et des êtres et à la
puissance ou à l’autorité qui en découlent, qu’il s’agisse de l’usage des anneaux, de la
noblesse, de la traduction de la Septante, de la vie humaine, de la sagesse, du temps
favorable aux entreprises, de Jérusalem, etc. Pedro Mexía traite tous ces thèmes à partir
des livres des auteurs grecs et latins qu’il a lui-même lus dans leur langue d’origine, si elle
est latine, ou dans une traduction latine effectuée par des auteurs récents qui sont en
général des Italiens.
5 La Silva en langue castillane est donc fondée sur des ouvrages en langue latine et participe
du grand mouvement de traduction et diffusion des textes classiques de la fin du Moyen
Age et du XVIe siècle. La traduction de la Silva en langue française est effectuée à partir de
la double lecture par le traducteur parisien Claude Gruget d’une traduction italienne du
texte espagnol et du texte espagnol lui-même ; ce sont deux langues vernaculaires qui
passent dans une autre langue vernaculaire. Le succès de la Silva castillane fait qu’elle est
rapidement traduite dans de nombreuses langues vernaculaires et d’abord en italien.
6 L’histoire de la Silva de varia lección permet donc d’examiner le rapport entre les langues
grecque et latine et les langues vernaculaires, de considérer les enjeux du passage de la
langue vernaculaire à l’imprimé et les modifications du statut d’un texte selon qu’il y a
traduction ou adaptation de telle langue vers telle autre langue.

I. — 1540. DES LIVRES LATINS DE « GRANDE


AUCTORIDAD » A LA « SILVA DE VARIA LECCIÓN » :
UNE VARIANCE EN LANGUE CASTILLANE
7 Dans la première moitié du XVIe siècle, Séville, riche et splendide, constitue le centre de
publications le plus important d’Espagne, en particulier pour les ouvrages littéraires de
l’Antiquité. Son activité se manifeste plutôt par des réimpressions que par des premières
éditions3, ce qui prouve qu’elle est en concurrence intellectuelle avec les villes de Castille.
Il semble qu’une partie non négligeable de la production sévillane de livres est alors
destinée à l’exportation provinciale, nationale et même internationale, c’est-à-dire à
l’Amérique4. Pedro Mexía, qui a été formé à Séville aux lettres et aux armes comme tout
76

enfant de famille noble, se distingue, selon ses biographes, par son adresse dans le
maniement de l’épée et sa bonne connaissance du latin ; il est probable qu’il possède
également des rudiments de grec, mais il cite toujours les auteurs grecs à travers des
traductions latines. Tout en mettant à profit la tradition éditoriale de la ville, il est sans
aucun doute redevable de sa science et de sa réputation de grand lecteur de livres à deux
Sévillans qui sont ses amis, le savant évêque d’Escalas, Baltasar del Rio, « que despertó en
Sevilla las buenas letras, el cual le comunicó algunos libros estraordinarios », et le très
érudit Fernando Colón, fils du découvreur de l’Amérique, amoureux des livres et
possesseur d’une bibliothèque de plus de vingt mille volumes : « Le fue utilissimo el trato
familiar con don Fernando Colón »5.
8 C’est à Séville6 que la Silva de varia lección est écrite par Pedro Mexía. Dans son prologue
adressé à Charles Quint, il explique qu’il a entièrement composé la Silva de varia lección à
partir de « grandes y aprobados auctores, como el que corta planta de muy buenos
árboles para su huerta o jardín… Escogí, assí, esta manera de escrevir a ymitación de
grandes auctores antiguos que escrivieron libros desta manera ». Dans l’avant-propos par
lequel il interpelle un « christiano y amigo lector », il précise qu’elle est écrite « por
discursos y capítulos de diversos propósitos, sin perseverar ni guardar orden en ellos » :
« Y por esto le puse por nombre Silva [ce qui est un nom latin] porque en las selvas y
bosques están las plantas y árboles sin orden ni regla. »
9 Cette Silva, à l’origine littéraire classique ainsi marquée par la latinité de son nom Silva et
par la référence aux auteurs antiques, est de varia lección, parce qu’elle est écrite en langue
castillane et parce qu’elle est une appropriation heureuse et fière de l’écriture des
« materias grandes » par la langue maternelle. Mexia affirme qu’il est le premier à écrire
ainsi en langue castillane « a ymitación de grandes auctores antiguos que escrivieron
libros desta manera » et, de fait, la Silva est le premier recueil de miscellanea humaniste
écrit en langue castillane :
« Y aunque esta manera de escrevir sea nueva en nuestra lengua castellana y creo
que soy yo el primero que en ella aya tomado esta invención, en la griega y latina
muy grandes auctores escrivieron assí, como fueron Ateneo, Víndice Cecilio, Aulo
Gelio, Macrobio, y aun en nuestros tiempos, Petro Crinito, Ludovico Celio, Nicolao
Leónico y otros algunos. »
10 Les auteurs antiques cités ici sont des Grecs et des Latins, philosophes, rhéteurs,
grammairiens, philologues ; parmi eux, Aulu-Gelle et Macrobe sont les plus célèbres et les
plus fréquemment évoqués par Pedro Mexía. Les trois contemporains sont des Italiens,
auteurs de recueils de miscellanea inspirés des Grecs et des Latins : le Florentin Pietro
Riccio (Crinito) est disciple de Politien, éditeur de ses œuvres, titulaire d’une chaire
d’éloquence latine ; Luigi Ricchieri (Celio) étudie la philosophie à Ferrare et le droit à
Padoue et enseigne en différentes villes d’Italie, il est protégé par François I er ; Nicolao
Leonico Torneo étudie à Venise et à Padoue, enseigne la médecine et la philosophie, passe
pour être le fondateur du courant averroïste à Padoue.
11 Le Moyen Age a connu deux types de traduction : la traduction littérale, dite verbum de
verbo ou ad verbum, chère à Alfonso de Carthagena, évêque de Burgos, et la traduction
interprétative, dite sensus de sensu ou ad sententiam, valorisant la rhétorique et l’histoire,
chère au Florentin Leonardo Bruni dit l’Arétin. Selon Louis Kelly, ce sont les vues de
Boèce traduisant le philosophe néo-platonicien Porphyre (234-305) qui ont prévalu au
Moyen Age : afin que la traduction ne soit pas une corruption de la vérité, il exige le mot à
mot. De fait, c’est en citant Boèce que Alfonso de Carthagena affirme que la mesure d’une
77

bonne traduction n’est pas l’élégance mais le degré dans lequel elle maintient « la
simplicité du contenu et les propriétés exactes des mots », contre Leonardo Bruni qui
conteste dans son De recta interpretatione (1420) la manière médiévale de traduire 7. Jacques
Monfrin a bien montré que, dès la fin du XIIIe siècle, le même écrivain peut avoir le souci
de la rigueur de la traduction et celui de l’art d’écrire. Dans la péninsule Ibérique, le grand
mouvement de traduction à la fin du XIVe siècle est étroitement lié à la pénétration dans
la péninsule Ibérique par la Catalogne et l’Aragon de la culture italienne. Lope de Vega,
dans son éloge un peu ironique de la langue italienne, déclare :
« Esta lengua es muy dulce y copiosa y digna de toda estimación, y a muchos
españoles ha sido muy importante, porque no sabiendo latin bastantamente copian
y transladan de la lengua italiana lo que se les antoja, y luego dicen : traducido de
latin en castellano. »
12 Il convient de rappeler ici que, dès le début du XVe siècle, avec le poète marquis de
Santillane (1398-1458), la production humaniste en castillan va de pair avec celle des
œuvres humanistes en latin. Avant 1540, les traductions de textes de l’Antiquité classique
correspondent à 40 % des nouvelles traductions effectuées en Espagne. Les auteurs
italiens modernes sont considérés comme classiques en Espagne et font l’objet du même
intérêt8.
13 Ma Pilar Cuartera Sancho a recensé dans la Silva le recours à 252 auteurs sur un total de
1 980 citations :
• 162 auteurs de l’Antiquité (64,29 %) pour 1 672 citations (84,44 %) ;
• 38 auteurs du Moyen Age (15,08 %) pour 130 citations (6,57 %), dont un est juif et six sont
arabes (leurs œuvres ont été traduites en latin) ;
• 52 auteurs modernes des XVe et XVI e siècles (20,63 %), plus ou moins contemporains de
Mexia, pour 178 citations (8,99 %).
14 Mais sur ces 252 auteurs, seulement 46 (18,25 %) totalisent 1 477 citations (74,60 %) dont :
• 36 auteurs de l’Antiquité pour 1 343 citations,
• auteurs du Moyen Age pour 62 citations,
• auteurs des XVe et XVIe siècles pour 72 citations9.
15 Mexia affirme sa familiarité avec tous ces « auctores antiguos y de nuestros tiempos »,
évoque les différents passages de leurs livres avec précision et opportunité, dans une
langue castillane toujours claire et concise. Il veut rendre compte de la pluralité et de la
variété du savoir et accumule par juxtaposition sur chaque thème traité le plus grand
nombre possible d’opinions éminentes ; selon lui, il n’y a pas de travail plus digne
d’attention que l’enregistrement de cette merveilleuse variété. Cette somme du savoir qui
est étroitement liée à l’intérêt éveillé par les traductions en multiplie l’efficacité : à
Séville, affirment les historiens de la ville, « todos saben » l’œuvre de Pedro Mexía 10.
16 La Silva de varia lección est présentée par son auteur comme une vaste entreprise
d’« imitation » et d’« invention » des auteurs de l’Antiquité classique et des auteurs
italiens récents. Imitación et invención : tels sont les deux principes de l’entreprise de
Pedro Mexía, grand lecteur de livres en langue latine, convaincu d’être un véritable
éclaireur de l’humanisme, conscient de la nécessité de « hablar de materias que no
fuessen muy comunes ni anduviessen por el vulgo o que ellas, de sí, fuessen grandes y
provechosas, a lo menos a mi juyzio ». « Mi juyzio » : c’est le droit au jugement de
l’humaniste Mexia qui fait de son écriture, comme appropriation d’un savoir
décontextualisé et recontextualisé dans la Silva « sans ordre ni règle », peut-être un
facteur de progrès. L’imitación n’est pas vol, elle est une appropriation, un acte d’érudition
78

profonde, en vue du bien commun. L’invención est la dynamique même de la traduction, sa


capacité d’éloquence, ce que le traducteur d’Ovide, Felipe Mey, à la fin du XVIe siècle,
résume en ces termes : « La mayor parte de la gente no tiene cuenta si está fielmente
traduzido, sino en si le da gusto ». Gusto, c’est le goût, la saveur du texte et de la langue, la
saveur de « la belle infidèle », pour reprendre l’expression chère aux historiens de la
traduction. La saveur de la Silva est dans le geste d’appropriation agréable et utile des
auteurs qui la transcendent et la traversent. C’est ainsi que se croisent la violence et le
goût.
17 Pedro Mexía précise qu’il a choisi cette manière d’écrire « porque la variedad y brevedad
suele siempre ser agradable ». Prodesse et delectare, c’est ce que recommandait Horace aux
auteurs. C’est aussi le thème d’une brillante introduction à la célèbre traduction anonyme
des fables d’Ésope qui apparaît pour la première fois sans doute en 1460 en Aragon et
commence à circuler dans toute l’Espagne à partir de sa première impression en 1488. Le
remplacement de la culture scolastique par une culture oratoire, éloquente, à la fois utile
et agréable, marque bien depuis la fin du XVe siècle l’émergence de la langue vernaculaire
dans la littérature humaniste. A partir du moment où la diffusion des livres ne cesse de
grandir grâce à l’imprimerie, le lien exclusif du latin et de l’écriture se desserre pour
s’ouvrir décisivement à la langue vernaculaire. L’écriture rend alors audible la langue,
décontextualisant le castillan et l’influençant en retour, le faisant vivre durablement. Tel
est bien l’un des effets les plus importants de la Silva de varia lección de Pedro Mexía.
L’oralité de la langue castillane passe dans l’imprimé, se fixe dans l’imprimé, sous
l’autorité des auteurs classiques. L’impression institutionnalise alors la langue
vernaculaire, la voue à la communication nationale. L’autorité acquiert une figure neuve.
18 En 1492, l’humaniste Elio Antonio de Nebrija (1441 ou 1444-1522), enseignant à
Salamanque la grammaire, l’éloquence et la poésie, a fait paraître à Salamanque le
Diccionario latino-español ou Lexicon, redevable à la lexicographie médiévale latin-latin mais
d’une indéniable originalité11. Cet ouvrage donne en effet l’information nécessaire et
suffisante pour le processus de compréhension-traduction, il n’y a rien en trop12, ce en
quoi il contraste pour longtemps avec les autres dictionnaires bilingues qui mettent en
évidence des contenus non directement fonctionnels du strict point de vue de la
compréhension du latin. Mais Nebrija est un grammairien et sa Gramática castellana est
pensée pour une langue déjà fixée, déjà morte.
19 La question de la capacité de la langue espagnole à exprimer la substance des œuvres
classiques s’est affirmée positivement vers 1513, lorsque Diego López de Cortegana
traduisant l’Ane d’or d’Apulée se plaint de voir Apulée écrire « tan adornadamente
diziendo una misma cosa por tan diversos vocablos que no se halla romance para ellos ».
En 1525, onze ans avant le fameux discours de Charles Quint en espagnol devant le pape,
Hernán Pérez de Oliva, traducteur de Plaute, compare les langues classiques et
l’espagnol : « Hete pues escrito el nascimiento de Hércules, que primero escrivieron
Griegos, y después Plauto en latín ; y yo he lo hecho no solamente a imitación de su
invención y sus lenguas, porque tengo yo en nuestra castellana confiança que no se
dexará vencer ». La force du mot vencer, « vaincre », rend bien compte de la confiante
conviction du traducteur.
20 Castiglione dans son Cortegiano, dont la traduction espagnole par Boscán paraît en 1534 et
qui est une source très importante de la Silva, expose la théorie selon laquelle « l’écrit
n’est pas autre chose qu’une forme de parler qui reste, après qu’on s’est exprimé, presque
une image vraiment vive des paroles ». Garcilaso de la Vega, exilé à Naples, écrivant en
79

1533 le prologue à la traduction de Boscán, commente la difficulté de la traduction en


général et fait l’éloge du bon goût de Boscán : « Avec grande netteté de style, il employa
des termes très courtois et autorisés par les oreilles délicates, ni nouveaux ni
apparamment tombés en désuétude ». La théorie de Castiglione est sans doute la source la
plus importante de l’attitude de Juan de Valdés (avant 1504-1541) qui ne manque pas de
dire son admiration pour la traduction de Boscán et le prologue de Garcilaso. La théorie
linguistique de Castiglione n’est pas statique : il se rend compte du changement perpétuel
du langage, dans lequel il distingue une espèce de dialectique continue qui ne dépend pas
de règles fixes mais de l’usage et d’un bon goût intuitif.
21 Dans son Diálogo de la lengua13, écrit probablement en 1535 ou 1539 à Naples dans une belle
et vive langue castillane, l’exilé Juan de Valdés exprime des idées sur la traduction qui le
situent à côté de Leonardo Bruni et d’autres humanistes : ainsi, dans la perspective de l’
Art poétique d’Horace, il prend l’exemple de deux vers de Térence qu’il traduit mot à mot
et il montre l’absurdité d’un tel système de traduction littérale ; il indique nettement au
contraire qu’il importe de rendre le sens du texte et qu’il faut adapter les mots aux
choses. Valdés, théologien de la parole, veut affirmer l’importance de l’espagnol comme
voix du peuple, voix de Dieu, voix de la nature. Il attaque le pédantisme andalou de
Nebrija. Il reconnaît que le latin s’assimile grâce aux livres, mais il convient d’inventer en
espagnol une nouvelle écriture, de s’approprier dans la langue vernaculaire, maternelle,
la culture et l’écriture latines, ce que réalise subtilement la poésie de Garcilaso14.
L’essentiel est le rapprochement du langage écrit et du langage parlé, mais l’écrit est
considéré comme plus dense que la parole et on doit parler comme on écrit. La différence
entre parole et écriture tend à s’estomper, par l’influence de l’écrit sur la parole.
22 Mexía explique clairement dans l’avant-propos son choix de la langue castillane :
« Y pues la lengua castellana no tiene, si bien se considera, por qué reconozca
ventaja a otra ninguna, no sé por qué no osaremos en ella tomar las invenciones
que en las otras y tractar materias grandes, como los ytalianos y otras naciones lo
hazen en las suyas, pues no faltan en España agudos y altos ingenios. »
23 Imitateur et inventeur, Mexía permet à son lecteur de se placer dans le temps de la
traduction ; il simule le moment de la parole traduisante, de son énergie de variance due
à l’appropriation euphorique de toutes les « materias grandes », de la substance des
œuvres. Faisant découvrir au lecteur les lieux classiques de la Silva, il lui fait découvrir sa
propre langue castillane comme langue de la communication du savoir, il lui fait prendre
conscience que sa propre langue maternelle est désormais en sa libre et légitime pratique
de lecture, d’écriture et d’échange. Certains de ses contemporains lui reprochent l’emploi
de latinismes ou d’italianismes. Mexía a des préoccupations étymologiques15, son écriture
du castillan est une activité grammairienne complexe, l’évolution phonétique de la
langue se stabilise dans le temps même où cette langue acquiert une forme imprimée. La
castillane Silva ne craint pas d’exhiber ce qui, variablement, diversement, la détermine et
la constitue comme essentiellement traversée, ouverte, dynamique, en quête de la
définitive légitimité de sa langue.
24 Mexía tient à souligner que, s’il renonce au latin, ce n’est pas par incapacité d’écrire cette
langue ; il aurait pu écrire en latin tout ce qu’il a lu en latin et « planté » en langue
castillane dans la Silva, comme l’indique le poème latin, preuve de son savoir faire de
latiniste, placé en exergue du texte de la Silva après le prologue et la préface. On retrouve
dans ce poème l’idéal horacien, prodesse et delectare : « Hos reor atque alios nunquam
legisse pigebit, Utrique invenient plurima digna legi »16. N’est-ce pas grâce aux
80

traducteurs, demande au début du XVIe siècle le Français Claude de Seyssel, que « ceux
qui n’ont aucune notice de la langue latine peuvent entendre plusieurs choses bonnes et
hautes, soit en la sainte escriture, en philosophie morale, en médecine ou en histoire,
dont n’auraient aucune connaissance ? »
25 La compétence de Pedro Mexía, écrivain en langue castillane de ce qu’il a lu en latin, doit
en effet être jugée à partir de sa maîtrise de la langue du texte latin et non à partir de sa
familiarité avec la langue de son pays et de ses parents. C’est par sa maîtrise du latin que
Pedro Mexía peut donner une Silva de varia lección à ceux qui entendent la langue
castillane, la langue royale de l’Espagne qui n’est pas la langue du Saint-Empire romain
germanique.
26 Car le choix de Pedro Mexía n’est pas seulement culturel, il est aussi politique. En 1540,
dans la splendide Séville, une conscience jalouse de la langue historique et nationale de
l’Espagne, jalouse de la pure hispanité de son roi, est apparue. Pedro Mexía a, d’une part,
le souci de communiquer la latinité passée au roi d’Espagne et empereur du Saint-Empire
romain germanique et, d’autre part, celui de faire passer sa langue latine d’homme
éduqué noblement par des précepteurs dans celle de ses compatriotes — « mis naturales y
vezinos » — de Séville, en majorité non-latinistes. La gloire de Rome rejaillit ainsi sur
l’empereur, mais en langue espagnole et non dans une autre langue, car Charles Quint
doit être Espagnol avant tout, réclament alors les Espagnols. La gloire de Rome rejaillit
aussi sur l’ensemble de l’Espagne dont Séville est la ville emblématique, le point de
convergence des fruits de l’expansion espagnole :
« Por lo qual yo, preciándome tanto de la lengua que aprendí de mis padres como de
la que me mostraron preceptores, quise dar vigilias a los que no entienden los libros
latinos, y ellos principalmente quiero que me agradezcan este trabajo, pues son los
más y los que más necessidad y desseo suelen tener de saber estas cosas. »
27 C’est au contact de la culture grecque et latine, matrice de références, d’identifications et
d’illusions, que Pedro Mexía a pris conscience de sa différence, de sa modernité et de sa
solidarité nationale, et a voulu écrire la Silva de varia lección. Il souhaite avoir la
reconnaissance de ceux qui n’entendent que la langue castillane, cette langue qui fonde
les solidarités et par où s’énoncent au plus profond les désirs. Car il considère qu’il a pris
une grande peine pour conserver la substance des textes classiques dans la forme
linguistique que lui ont transmise ses parents et donc pour contribuer de façon décisive à
l’illustration et à la constitution de la langue castillane comme langue des « buenas
letras », comme langue d’une expérience esthétique et politique, particulière et nouvelle.
Juge de ce qui est pour lui à la fois la spécificité des textes classiques et leur vérité qui
n’est ni l’authenticité ni l’unicité, il affirme la possibilité de dire et écrire semblable vérité
en langue castillane. Écriture et parole s’équivalent dans la perspective chère à Juan de
Valdés :
« En lo que toca a la verdad de la hystoria y de las cosas que se tractan, es cierto que
ninguna cosa digo ni escrivo que no la aya leydo en libro de grande auctoridad,
como las más vezes alegaré. »
28 Ainsi l’appropriation par la langue maternelle de la vérité propre à l’écrit latin répand le
privilège de l’écriture et de la lecture.
29 Une double étrangeté demeure présente dans la Silva de varia lección : d’abord le référent
textuel premier qui est le contenu du livre de grande autorité et ensuite la langue des
maîtres qui établit l’autorité du contenu. La Silva capte à la fois le contenu ancien et la
langue même de son exploitation, le latin, langue des précepteurs, langue de l’École. Mais
81

cette étrangeté, qui prouve qu’une main autre fut première, importe moins que l’écriture
même de la Silva, incessante jusqu’à la mort de son auteur et après. La Silva appartient
nécessairement à celui, traducteur, adaptateur ou continuateur, qui, de nouveau, la
dispose et lui donne forme. Elle est en elle-même un véritable atelier d’écriture où se
poursuit le patient travail de deuil, amorcé au Moyen Age, de tous les textes fixés, clos,
parfaits, qui est, en fin de compte, un travail de variance en langue castillane de toutes les
opinions et sentences les plus éminentes, constitutives du savoir universel. En ce début
des temps de l’imprimerie et de la diffusion des textes classiques, la Silva de varia lección
s’inscrit encore dans une perspective de variance essentielle des œuvres qui caractérisait
l’époque médiévale de la copie manuscrite en langue romane17. Mais il ne s’agit plus de la
variance formelle mais de la variance du savoir. Tout en contribuant à faire advenir la
langue vernaculaire à l’existence de langue littéraire et plus ou moins stabilisée parce
qu’elle est imprimée, la Silva de varia lección « sans ordre ni règle » donne à lire la variance
du savoir et fait de la langue vernaculaire, castillane, une langue du savoir.

II. — 1552. DE LA « SILVA DE VARIA LECCIÓN » AUX


« DIVERSES LEÇONS » DE PIERRE MESSIE : LA
PREMIÈRE TRADUCTION EN FRANÇAIS PAR CLAUDE
GRUGET
30 Avant le XVIIe siècle, il n’y a pas de tentatives sérieuses ou systématiques pour introduire
l’étude de l’espagnol en France. Ceux qui veulent apprendre le castillan sont des
voyageurs, des marchands, des militaires, quelques bourgeois cultivés, et ils utilisent des
grammaires et vocabulaires publiés dans les Flandres, car, dès le milieu du XVI e siècle, ce
pays est confronté à la présence de nombreux étrangers sur son sol, parmi lesquels les
Espagnols. La puissance espagnole inspire à la France une crainte durable après la défaite
de Pavie et la captivité des enfants royaux en Espagne, même si un éphémère
rapprochement s’effectue en 1567 qui permet à Ronsard de célébrer le « nouveau Siècle
d’or » : « Où l’Espagnol, d’une amitié fidèle I Aime la France et les deux ne sont qu’un » 18.
Les Espagnols sont installés à Paris au temps de la Ligue, massés sur les frontières au Nord
et au Sud du royaume. L’impérialisme politique, militaire, culturel de l’Espagne est lié à la
dégradation de son image dans la Leyenda negra. Ce n’est qu’à partir de 1614 que le
mariage de Louis XIII avec Anne d’Autriche établit une conjoncture favorable aux
relations intellectuelles entre l’Espagne et la France19.
31 En 1540, l’année même de la parution de la Silva à Séville, est publié en France un ouvrage
du libraire et humaniste Étienne Dolet intitulé Manière de bien traduire d’une langue en
aultre. « Épris de vérité autant que d’éloquence, écrit Roger Zuber, les meilleurs esprits,
qu’avait devancés Claude de Seyssel, veulent que soit mis un terme à l’anarchie des
publications »20. L’ouvrage remporte un vif succès. Dolet estime qu’il existe des règles
pour traduire et que la traduction est un art. Il y a cinq principes à respecter : 1° il faut
que le traducteur entende parfaitement « le sens et la matière de l’auteur qu’il traduit » ;
2° il faut qu’il connaisse parfaitement les deux langues sur lesquelles il travaille, car
« chacune langue a ses propriétés, translations en diction, locutions, subtilités et
véhémences à elle particulières » ; 3° il ne doit pas s’asservir au point de rendre mot pour
mot, mais respecter la propriété de chaque langue : « Si l’ordre des mots perverti tu
exprimes l’intention de celui que tu traduis, aucun ne t’en peut reprendre » ; 4° il doit
82

éviter les néologismes et emprunts et se conformer à « l’usage commun » ; 5° il doit


pratiquer « l’observation des nombres oratoires : c’est assavoir une liaison et
assemblement des dictions avec telle douceur que non seulement l’âme s’en contente,
mais aussi les oreilles en sont toutes ravies ». Les principes d’Étienne Dolet habituent les
écrivains à réfléchir sur la nature même des langues21.
32 En 1555, paraît à Louvain, « ex officina Bartholomaei Gravii », la première grammaire
destinée à enseigner la « langue espagnole » aux étrangers : Util y breve institution para
aprender los principios y fundamentos de la lengua hespañola. Les vocabulaires plurilingues
sont alors nombreux. Dès 1520, un Vocabulere para aprender franches, espanno y flaminc, dû à
Gérard de Vivre, est paru à Anvers chez W. Wostermann. L’ouvrage le plus diffusé est, à
partir de 1567, le Nomenclator octo linguis omnium rerum propria nomina continens, Hadriano
Junio Medico authore, paru à Anvers chez Christophe Plantin ; il consiste en une liste de
mots groupés par thèmes ; la signification de chaque mot latin est donnée en huit langues
différentes : grec, allemand, flamand, français, italien, espagnol, anglais. La première
édition comportant le français et l’espagnol d’un dictionnaire appelé « calepin », dérivé
de celui que le frère augustinien Ambrogio de Caleppio a publié en Italie en 1502, paraît
en 1564 à Lyon22. Ces ouvrages sont à la base des connaissances grammaticales et lexicales
que les Français ont du castillan.
33 Il faut attendre la fin du XVIe siècle pour que soit publiée en France sans doute la
première grammaire espagnole véritablement conçue à l’intention du public français : la
Parfaite méthode pour entendre, escrire et parler la langue espagnole, de N. Charpentier. Le livre
paraît à Paris en 1596 sans le nom de l’auteur. Pierre de l’Estoile, dans son journal, nous
apprend que Charpentier fut soupçonné d’avoir participé à un complot en faveur de
l’Espagne, visant à déstabiliser le nouveau gouvernement d’Henri IV ; il fut roué vif à
Paris en 1597. Sa grammaire tombe alors dans l’oubli ; elle devait beaucoup à Antonio de
Nebrija et, surtout, au grammairien italien Giovanni Miranda, auteur des Osservazioni della
lingua castellana (Venise, 1566). Pendant tout le XVIe siècle, l’espagnol demeure en effet lié
à la connaissance approfondie que les linguistes français ont de l’italien. La traduction
d’ouvrages espagnols s’effectue généralement à partir de traductions italiennes.
34 La première traduction de la Silva est faite en italien par Mambrino Roseo da Fabriano à
Venise chez Michele Tramezzino en 1544 et connaît une trentaine de réimpressions sous
le titre de Selva di varia lettione. La première édition ne comprend que trois livres, mais la
deuxième édition italienne comporte, outre la traduction du quatrième et dernier livre de
Mexía, un cinquième livre de quatorze chapitres entièrement dus au traducteur. Des
imitateurs s’emparent bientôt de la Silva en Italie.
35 La traduction en français de la Silva est effectuée par Claude Gruget « Parisien » et paraît à
Paris chez Étienne Groulleau en 1552 sous le titre Les diverses leçons de Pierre Messie. De
1552 à 1654, trente-sept éditions successives attestent le succès de cette version française
dont plusieurs auteurs français, parmi lesquels Montaigne, s’inspirent.
36 Claude Gruget est connu par une courte notice dans les Bibliothèques de La Croix du Maine
et de du Verdier et par une mise au point bibliographique du P. Niceron23. Son premier
ouvrage date de 1550 et il meurt peu après 1560, « dans la fleur de l’âge », selon du
Verdier ; peut-être est-il né vers 1525-1530. En 1557, il est secrétaire du prince Louis de
Bourbon, comme nous l’apprend l’épître dédicatoire de sa traduction des Dialogues
d’honneur de messire Jean-Baptiste Possevin Mantouan. Peut-être a-t-il été avocat, comme le
suggère une anecdote personnelle insérée dans le texte de la Silva :
83

« Moy-mesme, traducteur de ce livre, porte tesmoignage que telle alteration que


celle de Demosthene, non que je me compare à lui, m’est advenue en presence de
gens de judicature, et ce pour la grande afection que j’avais à la justice, de mon
oraison qui m’altera en sorte qu’il ne me fut possible continuer le peu de mon
commencement. » (III, 8.)
37 Les ouvrages de Claude Gruget sont les suivants, selon le P. Niceron : les Epistres de
Phalaris, Tyran Agrigentin, mises en vulgaire françois par Claude Gruget Parisien, 1550 ; les
Dialogues de messire Speron Sperone Italien, traduits en françois, 1551 ; les Diverses leçons de
Pierre Messie gentilhomme de Sevile, contenans la lecture de variables histoires et autres choses
memorables, mises en françois par Claude Gruget Parisien, 1552 ; les Dialogues d’honneur de
messire Jean-Baptiste Possevin Mantouan, mis en françois, 1557 ; Le plaisant jeu des eschecs,
traduit de l’italien, 1560 ; L’Heptameron, ou Histoire des amans fortunés des Nouvelles de
Marguerite de Valois, royne de Navarre, remis en son vray ordre, confus auparavant en sa
première impression, par Claude Gruget Parisien, 1560. Peut-être avocat et homme de la
parole efficace, Claude Gruget est essentiellement un traducteur d’ouvrages italiens en
français, même s’il a aussi effectué un travail de philologue dans son dernier ouvrage
« remis en son vrai ordre ». On sait par ailleurs qu’il a écrit de la poésie, au point d’être
admis dans l’intimité de Ronsard qui lui dédie une ode24 et le compte parmi ses
compagnons dans les « Isles fortunées ».
38 La dédicace des Diverses leçons de Pierre Messie à « Monseigneur François de Raconis,
conseiller du roy et trésorier extraordinaire de son artillerie » expose la conception du
traducteur français de la Silva :
« A peine respiroy-je pour prendre alene et me rafraîchir du labeur des Dialogues de
Speron Sperone, quand il vous plut, monseigneur, me communiquer la Forest ou,
pour mieux dire, le recueil ou amas des diverses leçons de Pierre Messie, de Sevile,
en Espagne, en la lecture desquelles vous preniez si grand plaisir et m’en fistes tant
bon récit, voire jusques à me dire que voudriez pour le bien public quelles fussent
mises et traduites en nostre langue vulgaire, que deslors desir me print de les voir,
et y trouvant à la vérité si grande afluance de choses memorables, plenes de bonne
doctrine et erudicion, joint le bon vouloir qui me tenait de longtemps de faire chose
qui vous fust agréable, je ne voulu soufrir passer devant mes yeux une si propre
ocasion, sans l’espongner aux creins… »
39 On retrouve ici la doctrine du prodesse et delectare chère à Horace, chère à Pedro Mexía
voulant joindre dans sa Silva l’utile à l’agréable. Mais le terme latin de « Silva » a disparu
du titre français donné par Claude Gruget qui préfère, « pour mieux dire, le recueil ou
amas des diverses leçons de Pierre Messie ». La métaphore de la forêt ne demeure
présente que dans un poème qui est placé après la dédicace à François de Raconis et qui
consiste en une adresse donnée par une demoiselle, « Parisienne » comme Claude Gruget,
aux lecteurs ; la demoiselle, par sa parole poétique, porte le désir des lecteurs sur une
forêt dont Claude Gruget est le guide :
Une damoyselle, Parisienne, aux lecteurs.
Dans les forests aucuns jeunes chasseurs
[Si foy nous fait l’histoire fabuleuse]
Furent changez en bestes ou en fleurs
…………………………………………………………………………………………
Cete forest de tels dangers est vuyde
Et pour monstrer qu’elle est bien asseurée
Claude Gruget vous servira de guyde
O quell’envie j’ay ! »
84

40 Également, il ne s’agit plus de « varia lección » et on est bien loin de la subtile réflexion
suggérée par l’humaniste sévillan sur la variance essentielle de ce qu’on lit : lectio, c’est-à-
dire des œuvres. Tandis que Mexía fondait son livre sur la multiplicité des livres et du
savoir, le traducteur Claude Gruget fonde sa traduction sur une œuvre unique. C’est donc,
à l’intérieur d’une œuvre unique, la variété des leçons en nombre, en étendue et en
nature qui est soulignée ici, et non leur activité de variance du savoir. Claude Gruget est
un philologue qui n’aime pas les variantes :
« Me sentant quelque peu de loisir j’en entrepris la charge avec telle afexion que
l’impression mauvaise de l’une et l’autre langue espagnole et italienne, ny la
depravacion du texte en plusieurs endroits, imperfet et corrompu, ne m’ont peu
destourner du désir que j’avoy de vous complaire en cela… c’est bien raison que
vous en ayez le premier fruit, duquel je vous fais présent, afin que ceux qui après
vous le pourront goûter reconnoissent que vous leur avez valu ce bien, pour
m’avoir induit à tant honorable exercice. Je dis ce bien pour ce que, venant à
conférer ma traduxion sur son exemplaire en quelqu’une des deux langues que ce
soit, on trouvera que j’ay esclarcy des choses obscures et corrigé plusieurs textes
aleguez, faux, et, s’il est permis de le confesser, j’y ay donné quelque peu du mien
en des passages qui, selon mon jugement, le requéraient. »
41 Ainsi Claude Gruget, rebuté par la dépravation, l’imperfection et la corruption du texte de
la Silva, mais désireux de plaire, a éclairci, corrigé, donné du sien, c’est-à-dire récrit pour
retrouver le bien perdu. Il veut donner un fruit dense et savoureux. Il n’a pas traduit mot
à mot ; le français, langue du bien retrouvé, ne saurait être le double de l’italien et de
l’espagnol qui, l’un comme l’autre, ont désagrégé la version authentique, première et
originelle. La dichotomie sémantique est le principe du double rapport du français à
l’italien et à l’espagnol, dans la mesure où il est la langue qui éclaircit et corrige la
fausseté d’un texte dépravé aussi bien en langue italienne qu’en langue espagnole.
« Donnant quelque peu du sien », Gruget s’est fait aider en cela, comme il l’explique, par
un cousin du même nom que lui et par un ami savant en mathématiques et astrologie, se
faisant ainsi « auctor » au lieu même du mathématicien et astrologue sévillan Pedro
Mexía, désirant réduire au même primordial la troublante image de son autre, devenu
Pierre Messie. C’est ainsi que Gruget sauve et promeut le bien retrouvé, c’est-à-dire le
bien classique en langues grecque ou latine passé dans la seule langue française.
42 La translatio qui, selon Aulu-Gelle, est aussi traductio, consiste à introduire, à mener vers
ou dans un autre langage. Elle est un effort d’identification, de densification. Claude
Gruget accomplit un geste éloquent, puisqu’il donne un bien, un fruit, et son propos est
de contribuer à la formation d’une conscience de la parole en langue française qui est,
peut-être déjà en 1552, l’éveil du sujet littéraire français à l’essai de soi et de sa parole. Ce
qu’accomplira Montaigne à la fin du siècle. Joachim du Bellay, dans son célèbre traité
intitulé en 1549 Défense et illustration de la langue française, dans lequel il ne manque pas de
plagier le Dialogue des langues de Sperone Speroni — paru à Venise en 1542, où l’auteur
défend son « vulgaire » contre le latin, et traduit de façon significative par Claude Gruget
en 1551 —, a mis en perspective l’activité de traduction dans le cadre d’une politique
linguistique et culturelle ; la langue française, si elle n’est « pas si riche que la grecque et
la latine », peut traiter de tout et a capacité à traduire, mais sa perfection ne peut
provenir que de la création, « cette divinité d’invention ». La langue française se doit de
vaincre l’autre langue vernaculaire ou plutôt les autres, à la fois italienne et espagnole,
pour le plaisir et le profit du traducteur et de ses lecteurs. Ce faisant, elle rejoint la
« divinité d’invention » des langues grecque et latine et devient leur égale.
85

43 En ce qui concerne les noms propres, Gruget reconnaît qu’il a délibérément accordé plus
d’importance à la « douce prononciation » qu’à la traduction littérale, et l’on retrouve
ainsi cette notion de douceur à laquelle Étienne Dolet attache une grande importance :
« Au demeurant, si on trouve que je n’aye totalement mis et traduit en nostre
langue plusieurs noms propres, soient latins ou grecs, veu que j’en ay mis
quelquesuns et que je n’en devais faire à deux fois, j’ay à répondre que quelques
noms sont doux à traduire et les autres non : comme seraient Jupiter, Vénus,
Bacchus ou un Pomponius Mela, lequel si je voulais traduire (j’entens en grosserie)
je dirais Pompon Sucrin. Il y a assez d’autres noms propres, aussi revesches que
cetuy là, qu’il est besoin pour la douce prononciation laisser en leur première
forme… »
44 Ainsi le traducteur Gruget n’a pas pu réduire complètement l’excès de texte, de langue et
de sens donné par les leçons. Mais il se déclare cependant prêt à se soumettre si les
« curieux de nouvelleté », imposant des traductions rigoureuses, deviennent la majorité.
C’est dans ce contexte que le nom de l’auteur Pedro Mexía est devenu Pierre Messie. Et
l’on sait que le Messie est le Verbe primordial, originel.
45 Examinons de plus près la traduction française de Claude Gruget. Tout en affirmant
« l’impression mauvaise de l’une et l’autre langue espagnole et italienne », Gruget a plutôt
suivi la version italienne, mais il est certain qu’il a disposé également du texte espagnol 25.
Les nombreuses coupures qu’il a effectuées portent sur le début et la fin des chapitres et
sont souvent les mêmes que celles qui ont été faites par Mambrino Da Fabriano. Les deux
traducteurs choisissent généralement de ne rapporter qu’un seul fait d’une série de faits
exposés par Mexía, de se débarrasser de toute une série de sentences. Les chapitres,
devenus beaucoup plus petits que dans la Silva, sont alors regroupés. Par exemple, pour la
Silva, I, 27, particulièrement surchargée de successives sentences, Fabriano et Gruget
écrivent : « Infinite sono le sententiose e saggie risposte di questo Filosofo, che per esser
in gran parte divolgate si tacciono (Selva, I, 25) » ; « Les sentences et sages responses de ce
philosophe sont infinies, lesquelles nous tairons pour estre assez vulgaires. » (Diverses
leçons, I, 25.)
46 Claude Gruget garde envers le texte qu’il traduit une distance très critique. La Silva, selon
lui dépravée, manipulée, exige la comparaison patiente et mesurée. Le traducteur n’hésite
pas à compléter ou corriger Pedro Mexía : « Domiciano emperador hizo consul de Roma
tres vezes a Silio Itálico, poeta diligentíssimo, natural de España » (Silva, III, 9) ;
« L’empereur Domitian fit trois fois consul de Rome Silius Italicus, diligent poète, natif
d’Espagne, comme tesmoigne Marcial en un épigramme qui commence : Augusto piat
hura » (Diverses leçons, III, 9). A propos des affirmations de Pedro Mexía sur la papesse
Jeanne, le traducteur prévient son lecteur français que « c’est une fable, car il n’y eut
oncques Pape qui fut femme » (I, 9). Il n’est pas d’accord avec Mexía qui prétend qu’aucun
pape n’a jamais porté le nom de Pierre avant son élection :
« Je ne sai en quel lieu l’auteur a prins ceste derniere opinion, car il s’en trouvera
sept, pour le moins, qui auparavant estoyent nommez Pierre. Qui sont : Innocent
cinquiesme, Jean vingt deuxieme, Gregoire onzieme, Boniface neufieme et
Alexandre cinquiesme, sans comprendre un antipape. » (I, 19).
47 Le lecteur français n’échappe guère à un certain scepticisme.
48 Les opinions propres à Pedro Mexía, qui lui donnent son opacité d’écrivain et de penseur,
encore qu’elles soient assez rares, n’intéressent pas ses traducteurs italien et français. Par
exemple, les réserves qu’il émet sur le bien fondé de la condamnation des Templiers par
le pape ou sur l’utilisation des signes de croix disparaissent. Également, les détails jugés
86

pertinents pour les seuls Espagnols ne sont repris ni par le traducteur italien ni par le
traducteur français :
« Y Seneca en el libro de consolación a Paulina pone algunas sentencias singulares
para lo mismo y, entre las cartas que ay en buen vulgar castellano de Hernando del
Pulgar, ay una también no mala, consolando a un amigo suyo desterrado. » (Silva, II,
21.)
« E Seneca nel libro della consolatione a Paulina scrive alcune notabili sentenze
sopra di questo. » (Selva, II, 20.)
« Seneque aussi au livre de la consolation, adressé à Pauline, escrit une notable
sentence sur cela. » (Diverses leçons, II, 20.)
49 Seuls les « auteurs », c’est-à dire ceux qui ont écrit des livres de grande autorité, méritent
d’être retenus dans les Diverses leçons de Pierre Messie destinées aux lecteurs français. Ces
auteurs, grands par définition, se distinguent absolument par l’opacité de leurs œuvres de
la diversité de Pedro Mexía que Claude Gruget ne veut considérer ici que comme un scribe
sans dessein propre qui pluralise son œuvre.
50 En une époque d’intense hostilité avec l’Espagne des Habsbourg et d’exaspération des
nationalismes, Claude Gruget n’oublie jamais qu’il s’adresse à des Français. Il reproche à
l’Espagnol Mexía de faire d’Ausone un poète lombard, alors que cette qualification est un
ajout du traducteur italien, ce qui prouve que Gruget n’a pas lu conjointement avec
autant d’attention qu’il le prétend les deux textes en langue espagnole et en langue
italienne : « Messie se trompe, car le poete Ausone estoit Bourdelois » (V, 8) ; « Bourdelois,
s’il ne desplait à Messie » (V, 10). Il ne manque pas de souligner tel ou tel fait glorieux de
l’histoire française : « Apoderóse de Galipoli y de otras fuerças » (Silva, I, 14) ; « Il se fit
seigneur de la ville de Galipoli, que je nommeroye plus proprement ville gauloise, pour
avoir esté bastie par les Gaulois, et d’autres forteresses. » (Diverses leçons, I, 13.) Il aime
citer des proverbes bien connus en langue française. Ainsi, lorsque Mexia écrit :
« Dava a entender el sabio y excelente capitán, que era mayor peligro la ociosidad
que la guerra ni los enemigos cercanos, y que el temor assegura más que el
descuydo » (I, 32),
51 il allonge la phrase par un proverbe :
« Par là cest excellent homme vouloit inferer oisiveté estre cause de plus grand
peril que la guerre ni les voisins ennemis, et que la peur asseure d’avantage que
d’estre sans pensement ; auquel propos de Scipion, nous avons le commun
proverbe : il vaut mieux perdre que chommer. » (I, 29.)
52 La présentation d’une herbe ou d’un animal devient : « La yerva chelidonia, que es buena
para la vista… » (Silva, II, 39) ; « L’herbe celidoine, nommee Esclere en françois, qui est
bonne pour la veue… » (Diverses leçons, II, 38) ; « El escaravo, animal suez y chico… » (Silva,
II, 40) ; « Le scarabee qu’en françois nous nommons fouille-merdes, petit et vil animal… » (
Diverses leçons, II, 39.)
53 Claude Gruget efface toujours les critiques exercées de façon plus ou moins explicites par
Pedro Mexía à l’égard des Français. Par exemple :
« Venidos a las manos uvieron una muy sangriente batalla en la qual fueron los
Christianos vencidos, según se escrive, por culpa de los Franceses. » (Silva, I, 14.)
« Venus à la journee ils eurent une sanguinolente bataille, en laquelle les Chretiens
furent veincus, et y en mourut une grande partie. » (Diverses leçons, I, 13.)
« Vemos que los Franceses y otras naciones tienen algunos días por aziagos y
infelices, y que en ellos no osarían dar batalla. » (Silva, I, 40.)
« Nous voyons que plusieurs nations tiennent quelques jours pour infortunez, et
que pour rien au monde ils ne s’y mettroyent au combat. » (Diverses leçons, I, 37.)
87

54 Le traducteur français ne manque pas d’exprimer son intérêt à l’égard de Florence et des
Médicis dont une des filles est reine de France. Tandis que le Sévillan indique brièvement
« Y también hizieron en su parte los Médices en Florencia » (Silva, III, 9), Gruget écrit :
« Comme aussi ont fait en Florence ceux de la maison des Médicis : la fleur de
laquelle, portant pour le jourd’hui la couronne de la France sur son chef, en porte
encore bon tesmoignage en ce royaume, ayant retenu l’exemple de ses
predecesseurs, et par special du bon roy François, du temps duquel la France s’est
tant enrichie de doctes hommes qu’elle se peut nommer autre Crece. » (Diverses
leçons, III, 9.)
55 De façon tout à fait remarquable, le Français Claude Gruget rejoint l’Espagnol Pedro
Mexía dans son interprétation du sac de Rome par les troupes impériales de Charles Quint
en 1527. Le souvenir de cet événement qui bouleversa toute l’Europe reste encore très vif
lorsque Mexía achève son livre en 1540 et lorsque Gruget en donne la traduction en 1552,
avant le début des Guerres de religion en France. Mexia est soucieux de démontrer que le
sac de Rome est dû aux intrigues de Clément VII et plus généralement à la corruption et
aux péchés de la ville, et a été réalisé « contra la volundad y instrución del emperador »,
et il explique que l’instrument de la colère divine contre Rome a été « el capitán general
nuestro muerto en el combate… » (I, 31), dont les troupes, alors dépourvues de chef, se
sont aussitôt jetées sur Rome pour la piller. Claude Gruget garde les arguments du texte
de Mexía et leur donne quelques ajouts significatif, il nomme le connétable de Bourbon
(1489-1527) et précise qu’il s’agit d’un prince français, il rappelle qu’il était passé au
service de Charles Quint, il ne manque pas de souligner sa valeur, sans dire, ce que tous
les Français savent, que le connétable a trahi François Ier et le royaume de France : « Au
premier assaut, feu Charles, duc de Bourbon, prince François et l’un des plus braves
hommes de son temps, qui pour lors estoit capitaine général de l’empereur, y fut tué… »
(I, 28). N’oublions pas que Claude Gruget se présente comme secrétaire du prince Louis de
Bourbon dans une épître dédicatoire de 1557. Les interprétations des humanistes Mexía et
Gruget sur le sac de Rome rejoignent donc ici celles des érasmiens de la chancellerie
espagnole des années 1527, tel Alfonso de Valdés. Même si ni l’un ni l’autre ne le disent,
l’instrument de la colère divine, à l’image de Judas, est en fin de compte un ennemi et un
traître, condamnable des deux côtés des Pyrénées ; mais le silence de Claude Gruget est
un silence prudent et courtisan, tandis que celui de Pedro Mexía prouve qu’il en a dit
assez pour détourner de l’empereur toute possibilité d’accusation. Ainsi, à la veille des
guerres de Religion en France et malgré les hostilités incessantes entre l’Espagne et la
France, les écrivains des deux pays, pour des raisons politiques et personnelles fort
différentes, peuvent donner de l’événement dramatique et immense du sac de Rome un
récit commun mais au demeurant parfaitement ambigü.
56 La religiosité de Pedro Mexía n’est pas celle de Claude Gruget. Les remarques dévotes et,
somme toute, assez convenues du Sévillan sont souvent éliminées et Claude Gruget
exprime son goût pour les développements piquants qu’il n’hésite pas à introduire dans le
texte. Par exemple, dans le chapitre portant sur les méfaits du vin, tandis que Mexia
souligne que le vin est cause de grands péchés et grandes offenses contre Dieu, le
traducteur italien supprime la référence pieuse et Gruget ajoute des détails « français » :
« Y lo que peor es, provienen y cáusanse del vino muchos pecados y grandes
offensas de Dios. Y, con ser esto verdad, no solamente no lo huyen algunos hombres
pero buscan y procuran cosas, que les provoque sed y gana de bever. » (Silva, III, 17.)
88

« E quantunche il danno del berlo si veda espressamente awenire a gl’huomini, non


solamente assi non lo fuggono : ma cercano cose che li provochi la sete e voglia di
bere. »(Selva, III, 17.)
« Et combien que le dommage que le vin fait aux hommes se conoisse evidemment,
si est-ce que tant s’en faut que les hommes le fuyent, que mesme ils cerchent les
ocasions et apetits de boire et en bon François les uns apellent tels apetits esguillon
de vin, les autres le compulsoire à vin, et tels se trouvent qui d’un osselet de jambon
feront une droite relique, en sorte qu’il se passera peu d’heures au jour qu’ils ne le
baisent, avec bonne devotion d’en boire cinq ou six bons coups d’avantage. » (
Diverses leçons, III, 17.)
57 Très fréquemment, lorsque Mexía cite un auteur sacré, tel saint Augustin, le traducteur
italien et le traducteur français effacent la référence et donnent alors une anecdote
burlesque qui ne figure pas dans la Silva en langue castillane :
« Y de otros hombres dize san Agustín que contrahazían los cantos y sones de las
aves con tanta perfeción, que se engañavan las mismas aves. » (Silva, I, 28.)
« Raconte davantage qu’il y avoit des hommes qui contrefaisoyent le chant des
oiseaux avec telle perfection que les mesmes oiseaux estoyent trompez. Aussi
recitoit-il encore estrange dextérité, assez sale toutefois, d’un homme qui avec le
vent inférieur et sortant des parties basses de l’homme, faisoit tel son qu’il vouloit
et avec telle mesure, qu’il sembloit qu’il chantast. » (Diverses leçons, I, 26.)
58 Cet exemple qui creuse l’écart de ton et de sens entre l’écriture du Sévillan et l’écriture
italienne ou française ne serait pas déplacé dans tel ou tel livre de Rabelais.
59 Parfois Gruget garde une fantaisiste traduction de Fabriano qui résonne de façon
burlesque en italien comme en français :
« Escrive Theophraste de un llamado Philino, que en toda su vida no comió ni bevió
otro manjar sino solamente leche. » (Silva, I, 28.)
« Scrive Teofrasto d’un chiamato Penino, che in tutto il tempo che visse, non
mangio nè bevo altre che l’acqua. » (Selva, I, 26.)
« Theophraste escrit d’un nommé Penin, que tout le temps de sa vie ne mangea, ni
ne beut autre chose que de l’eau. » (Diverses leçons, I, 26.)
60 Le traducteur et adaptateur se laisse également aller au plaisir de la composition. Tandis
que Pedro Mexía cite Pline de façon concise, parce qu’il a accumulé avant lui toute une
série de sentences semblables dues à différentes autorités :
« Plinio, en el lugar arriba dicho, cuenta de otro león en la provincia de Siria, que
llegó assí, con una espina en la mano, a un hombre natural de Siracusa de Sicilia ; y
el hombre lo curó y sacó la espina. Y Plinio dize que vio en la misma ciudad de
Siracusa esta historia pintada como avía passado. » (Silva, II, 2.)
61 Claude Gruget, qui se contente de ne mentionner que quelques sentences, raconte de
façon pittoresque et vivante la rencontre de l’homme et du lion affligé d’un « escot de
bois » dans sa patte :
« Pline au lieu preallegué raconte d’un Siracusain nommé Mutor, lequel estant en
Syrie, rencontra un Lion qui se presenta devant lui, et se couchant par terre, faisoit
plusieurs signes de suplication dont le Siracusain estonné de peur se mit en fuite ;
mais le Lion tousjours le suyvoit et devançoit, le flatant et leschant ; enfin le
Siracusain avisa que le Lion estoit blessé au pied, et le print, et lui en osta un escot
de bois qui estoit dedans, et ainsi le Lion fut guéri. Ceste histoire depeinte par le
mesme Mutor en un tableau qui est en Siracuse en fait le tesmoignage. » (Diverses
leçons, II, 2.)
62 Ainsi, en langue française, l’imitation ne saurait se passer de l’invention du traducteur
Claude Gruget qui se fonde sur une idée de la dépravation et de la décadence des langues
italienne et espagnole et qui a la conviction de conférer à sa traduction l’énergie, la
89

capacité éloquente de faire apparaître son sujet. Philologue, Claude Gruget obéit à une
exigence transhistorique de reconstruction des Diverses leçons. Mais il veut surtout une
parole efficace en langue française. Parce qu’il suspecte les variantes et la variance
essentielle de la Silva du Sévillan, la traduction mot à mot de la Silva serait pour lui une
catastrophe qui déplacerait les œuvres originales. Magnifiant un auteur transcendant, il
en arrive à se magnifier lui-même ; il franchit le seuil qui sépare le traducteur de l’auteur.
Découvrant les leçons de Pierre Messie, le lecteur français découvre en même temps la
clarté et la vérité, le « miel » total de la parole traduisante en langue française, supérieure
en clarté et vérité à l’italienne et à l’espagnole, parce qu’elle seule s’égale aux langues de
l’origine ; les conditions sont réunies pour qu’il puisse goûter effectivement le texte et ses
divers lieux, pour qu’il puisse s’essayer à son tour à la parole et à l’écriture.
63 Précédant immédiatement le texte des Diverses leçons , un poème résume bien la
prétention de l’auteur, Pierre Messie ou Claude Gruget ; donner au lecteur le vrai de
l’écriture, la beauté de Pandore et la céleste bonté du miel :
Comme la mouche à miel pille sa nourriture
Au plus suave thym des coutaux Hybléens
Et sans l’endommager en tire les moyens
De s’en entretenir et y prendre pasture :
Ainsi de ce discours l’autheur en la lecture
De plusieurs écrivains et bons historiens
A pris ce qu’il a dit sans toutefois en riens
Leur nuire ny changer le vray de l’escriture.
Mais jaçoit que l’abeille en cire convertisse
Partie de son past, d’autre part le miel isse,
Liqueur qui est au goust de celeste bonté :
Ce n’est icy que miel : il n’y a autre chose,
De sorte que, lisant dedans, je me propose
Voir comme une Pandore excelente en beauté.
64 Pedro Mexía, à la suite d’Aristophane, Sénèque et Pétrarque, à l’occasion de sa traduction
de la Parenesis ou exhortation à la vertu d’Isocrate, avait utilisé la métaphore de l’abeille,
mais en lui donnant une portée morale, sans évoquer nommément le « miel » :
« Débeste aprovechar también de la lección de los poetas y de sus buenos avisos y
sentencias y de qualquiera dicho provechoso que hombres sabios y doctos hayan
dicho ; porque de la manera que vemos la abeja, tocando en todas las flores, de cada
una dellas tomar y apartar lo mejor, así conviene a los que quieren disciplinar y
encaminar su vida a virtud, aprender todas las cosas y escoger lo que fuere para
este efecto provechoso. »
65 Intelligible et sensible se joignent chez Claude Gruget qui affirme que la langue française,
retrouvant le bien perdu, a le don de le transformer en miel.
66 Ainsi, au milieu du XVIe siècle, à Séville comme à Paris, les traducteurs ont bien
conscience de la différence des langues et de la nécessité d’une heureuse appropriation en
langue vernaculaire des « grandes materies » qui se traitent en langues grecque et latine.
Le large intérêt éveillé par les traductions des textes classiques dès la fin du XIVe siècle
suscite leur désir de faire de leur langue maternelle, nationale, une langue de vérité, de
beauté et de bonté à l’« imitation » de celle des anciens. La traduction, bien éloignée du
mot à mot, ne saurait se passer de l’« invention » des traducteurs, de cette énergie
efficace de la parole traduisante qui marque l’essai d’elle-même et s’offre avec violence et
saveur à l’appréciation gustative des lecteurs et auditeurs. Cette hostilité au mot à mot est
due au souci d’éloquence et d’efficacité autant qu’à la difficulté de la traduction.
90

67 Tandis que la Silva de varia lección, fondée sur la multiplicité des livres et du savoir en
langue latine, recueille et juxtapose le plus grand nombre de sentences des auteurs
antiques afin de présenter une somme du savoir en langue castillane et d’en constituer
elle-même l’essentielle variance, les Diverses leçons de Pierre Messie, fondées sur un livre
unique, prétendent retrouver l’authentique bien perdu des livres en grec et en latin et se
donnent au lecteur français comme fruit et miel savoureux. Tandis que l’utilisation de la
langue castillane dans le livre imprimé réduit l’écart entre l’oral et l’écrit et prouve que la
langue castillane peut être une langue du savoir universel, la langue française, contre les
autres langues vernaculaires, s’affirme comme celle de la vérité et de la saveur nationales.

ÉPILOGUE
68 Variance essentielle du savoir dans la Silva de varia lección, dense saveur des Diverses leçons
de Pierre Messie, la traduction se rapproche de l’herméneutique dans la mesure où elle
oblige à interpréter et clarifier l’origine à l’aide d’une langue autre. Ce faisant elle ouvre
la voie à la codification d’un « bon goût » dont les règles sont étroites. Vers 1555, les
nouveaux maîtres à penser en France, les hommes de la Pléiade, méprisent la traduction.
En 1552, date de parution des Diverses leçons de Pierre Messie, dans son Epître à Jean de Morel,
du Bellay affirme déjà que « les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à
la langue française ». De plus, l’« élocution » est essentiellement intraduisible : « ceste
energie, et sçay quel esprit qui est en leurs escrits (ceux des anciens), que les latins
appeloient genius ». En 1594, le célèbre Étienne Pasquier traite la traduction de « labeur
misérable, ingrat et esclave ». Il n’y aura donc pas d’autres traductions de la Silva de varia
lección de Pedro Mexía, mais des « suites » de la traduction et adaptation de Claude
Gruget : les Diverses leçons d’Antoine du Verdier, sieur de Vauprivaz, Suyvans celles de Pierre
Messie, publiées en 1577 (puis 1580, 1584, 1592), et les Diverses leçons de Louis Guyon
Suyvans celles de Pierre Messie et du sieur de Vauprivaz en trois tomes de 1604, 1613 et 1617. Il
ne s’agit plus alors véritablement de la Silva de varia lección de l’humaniste sévillan.

NOTES
1. Francisco Pacheco, Libro de descripción de verdaderos retratos de ilustres y memorables varones,
1599. Édition récente par Pedro M. Piñero Ramírez et Rogelio Reyes Cano, Séville, Diputación
Provincial, 1985, p. 309. La notice concernant Pedro Mexía se trouve p. 307-313.
2. Sur la dédicace de la Silva et son rapport aux différentes instances politiques et culturelles,
Dominique de Courcelles, « Le livre médiateur des instances politiques et culturelles : étude des
deux textes préliminaires de la Silva de varia lección de Pedro Mexía, sévillan (1540) », à paraître
dans la Nouvelle revue du seizième siècle.
3. Voir Théodore S. Beardsley, « La traduction des auteurs classiques en Espagne de 1488 à 1586,
dans le domaine des belles-lettres », dans L’humanisme dans les lettres espagnoles, études réunies et
présentées par Augustin Redondo, XIXe colloque international d’études humanistes, Tours, 5-17juillet 1976,
91

Vrin, 1979, p. 51-64. Et Pedro Russell, Traducciones y traductores en la península ibérica (1400-1550),
Univ. autónoma de Barcelona, 1985.
4. En 1576, la Silva de varia lección est connue au Mexique, comme le montre l’article de A. I.
Léonard, « Una venta de libros en México, 1576 », dans Nueva revista de filología hispánica, t. 2,
1948, p. 174-185.
5. Francisco Pacheco, Libro de descripción…, p. 309.
6. William Melczer remarque à propos de Juan de Mal Lara et de l’école humaniste de Séville
entre 1548 et 1571 — rappelons que Pedro Mexía meurt en 1551 — que les manifestations
culturelles, littéraires et intellectuelles de la ville sont nombreuses, malgré l’absence d’une
université : « Juan de Mal Lara et l’école humaniste de Séville », dans L’humanisme dans les lettres
espagnoles…, p. 89-104.
7. Louis Kelly, The True Interpreter, Oxford, Blaxwell, 1979, p. 71.
8. Jacques Monfrin compare l’histoire des traductions au Moyen Age en France, en Italie et en
Espagne dans l’article « Humanisme et traductions au Moyen Age », dans L’humanisme médiéval
dans les littératures romanes du XIIe au XIV e siècle, 1964, p. 217-262. Pour la péninsule Ibérique, on
peut se reporter aux ouvrages suivants : Marcelino Menéndez y Pelayo, Biblioteca hispano-latina
classica, Madrid, 1951-1953, 10 vol. ; Mario Schiff, « La bibliothèque du marquis de Santillane »,
Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, Sciences historiques et philologiques, t. 153, 1905, p. 449-459 ;
pour la Catalogne ; les travaux d’Antoni Rubio i Lluch et l’étude de M. Jordi Rubio i Balaguer dans
Historia general de las literaturas hispanicos de G. Diaz Plaja, Barcelone, 1949, t. 1, p. 734-739 et 1953,
t. 3, p. 746-755, 793-794, 832-834.
9. Ma Pilar Cuartero Sancho, Fuentes clásicas de la literatura paremiológica española del siglo XVI,
Zaragoza, Institución « Fernando el Católico », 1981, chap. I : « Fuentes de la Silva de varia lección
de Pedro Mexía », p. 19-74, version révisée et résumée de la thèse doctorale soutenue en 1978.
10. C’est ce qu’affirme avec enthousiasme Alonso Morgado dans son Historia de Sevilla, parue chez
Andrea Pescioni y Juan de León en 1587 (fol. 6v) : « Escrivió las obras que todos saben, en las
quales mostró bien su mucha erudición y la gravedad de su doctrina, su muchachristiandad y
mucha fidelidad y verdad », Séville, Éd. Moderne, Sociedad del Archivo Hispalense, s. d.
11. E. A. de Nebrija, Diccionario latino-español, Salamanque, 1492. Édition et introd. par Germá
Colón et Amadeu Soberanas, Barcelone, 1979.
12. Brigitte Lépinette, « Le Lexicon (1492) de E. A. de Nebrija (1441-1522) et les Catholicon
Abbreviatum latin-français de la fin du XV e siècle », dans Antonio de Nebrija : Edad Media y
Renacimiento, Salamanque, Univ. de Salamanca, 1994 (Acta Salmanticensia, Estudios filológicos, 257).
Dans le Lexicon, Nebrija tente de conjuguer l’ordre alphabétique avec le regroupement des dérivés
d’une même base, privilégiant le deuxième facteur d’organisation. Nebrija, en tant que
grammairien, est sensible au côté grammatical des unités de la langue latine, à leur forme et à
leurs possibilités de combinaison. Il ne garde généralement que le latin attesté dans les textes.
13. Diálogo de la lengua, éd. Antonio Quilis Morales, Barcelone, Plaza i Janes, 1984.
14. Voir Elias L. Rivers, « L’humanisme linguistique et poétique dans les lettres espagnoles du XVI
esiècle », dans L’humanisme dans les lettres espagnoles…, p. 169-176.
15. Selon Antonio Castro, éditeur de la Silva de varia lección (Madrid, Catedra, 1989), les emprunts
linguistiques et littéraires de Mexía sont très semblables à ceux des autres écrivains en langue
castillane de la même époque (p. 88 et suiv.). Par exemple, dans la Silva, I, 44, Mexía écrit : « La
primera parte [de la vida del hombre] es infancia, que quiere dezir niñez de niño que no habla, y
podríamosla llamar innocencia, porque nuestro castellano no tiene vocablo particular que
signifique infancia. » Le mot latin infantia signifie « incapacité de parler » par dérivation du mot
fari, « parler ». Mexía est soucieux de combler certains manques du vocabulaire de la langue
vernaculaire.
16. Ce poème est intitulé « Franciscus Leardus ad latinum lectorem », sans que l’on sache qui est
ce Franciscus Leardus : « Desine mirari materna hoc edere lingua, I Petrum Mexíam, candide
92

lector, opus. I Ille quidem poterat Latiis componere verbis, I Ut qui inter doctos est numerandus
eques. I Sed voluit librum multis prodesse, vel illis, I Qui innumeri capiunt verba latina minus. I
Hos reor atque alios nunquam legisse pigebit, I Utrique invenient plurima digna legi. »
17. Cf. Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.
18. « Stances à chanter sur la lyre. Pour l’avant-venue de la royne d’Espagne à Bayonne », dans Claude-
Gilbert Dubois, Celtes et Gaulois au XVI e siècle : le développement littéraire d’un mythe nationaliste…,
Paris, Vrin, 1972, p. 170-171, n. 109.
19. Voir les actes du XX e colloque du C. M. R. 17 (Bordeaux, 25-28 janvier 1990), L’âge d’or de
l’influence espagnole : la France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche, 1615-1666, Mont-de-Marsan,
Éd. Interuniversitaires, 1991.
20. Roger Zuber, Les « belles infidèles » et Information du goût classique, postface d’Emmanuel Bury,
Paris, Albin Michel, 1995 (1re éd. : 1968), chap. 1 : « La renaissance du genre (avant 1625) ».
21. Cf. Michel Ballard, De Cicéron à Benjamin : traducteurs, traductions, réflexions, Presses univ. de
Lille, 1992, p. 110-112. L’essai de Dolet concrétise une prise de conscience plus synthétique des
problèmes de la traduction que les simples préfaces qui l’ont précédé : « Ce qui nous semble plus
évident, pour notre part, c’est le rapport avec Cicéron ; comme lui, il parle de la traduction en
liaison avec l’art de l’oraison et l’étude de la langue maternelle. »
22. Voir A. M. Gallina, Contributi alla storia della lessicografia italo-spagnola nei secoli XVI-XVII,
Florence, L. S. Olschki, 1959.
23. Les Bibliothèques françaises de La Croix du Maine et de du Verdier réunies, éd. J. Rigoley de Juvigny
(nouvelle éd.), Paris, 1772-1773, t. I, p. 141 ; J.-P. Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des
hommes illustres…, Paris, 1727-1745, t. XLI, p. 151-155.
24. Cette ode dédiée d’abord à Charles de Pisseleu le fut ensuite (1560) à Jacques Grévin. Mais
Ronsard se brouilla avec Grévin et remplaça son nom par celui de Claude Gruget dans l’éd. de
1567-1573, ce qui ne prouve pas que Claude Gruget vivait encore à ce moment-là.
25. Cf. Florent Pues, « Claude Gruget et ses Diverses leçons de Pierre Messie », dans Les Lettres
romanes, t. 13,1959, p. 371-383.

AUTEUR
DOMINIQUE DE COURCELLES
Centre national de la recherche scientifique, Centre de recherche sur l’Espagne des XVI e et XVIIe
siècles (Université Paris-III Sorbonne-Nouvelle)
93

Points de vue et images du monde


Anamorphoses de textes géographiques de Strabon a Giovanni Botero

Marc H. Smith

1 Notre journée d’étude a mis en lumière divers facteurs qui pouvaient, à la Renaissance,
influer sur les traductions et les adaptations de livres : à la fois sur le choix des textes et
sur les modes de leur élaboration. Je vais pour ma part m’éloigner quelque peu de la
question de la traduction proprement dite, et des ouvrages littéraires ou philosophiques
dont il a surtout été question jusqu’ici, pour aborder le domaine des traités de
géographie, qui permet d’illustrer quelques autres modes de l’adaptation incessante du
savoir à travers une série de textes.
2 La connaissance du monde aux XVe et XVIe siècles ne s’est pas étendue seulement grâce à
Christophe Colomb, aux découvreurs de nouveaux mondes et aux cartographes. La
circulation des textes, sous des formes très ductiles, malléables, a joué aussi un rôle
primordial. A la base de la géographie de la Renaissance, se trouve en effet, on le sait, la
réappropriation des géographes antiques, au premier chef Ptolémée et Strabon. La
géographie moderne naît de la traduction de leurs textes d’abord, dans la première partie
du XVe siècle, puis de l’adaptation progressive de ceux-ci, non sans déchirements, aux
données issues de l’expérience contemporaine. Ce n’est que dans le dernier quart du XVI e
siècle, environ, qu’on peut considérer que cette mue s’achève, et que l’accumulation des
données nouvelles, constituée en un corps homogène et autonome, remplace, pour
l’essentiel, la tradition gréco-romaine.
3 Ces données nouvelles, cependant, et c’est sur quoi il faut ici insister, subissent elles aussi
des avatars textuels tout à fait comparables aux traitements subis par les ouvrages des
Anciens. Ici encore, le savoir circule grâce à l’adaptation textuelle sous ses diverses
formes : traduction, citation ou plagiat, correction et adultération, broderie de
l’imagination, censure, distillation, contraction, amputation. La reconstitution de ces
filières de la tradition permet d’apercevoir la manière dont se constitue un savoir
nouveau, par accumulation, certes, mais aussi par sélection, par déformation, par
confrontation des données disponibles : quête tâtonnante qui n’est pas toujours ce
progrès rectiligne qui a trop longtemps été l’idée fixe des historiens des sciences. On
verra, par exemple, comment peuvent être réinjectés dans le courant des connaissances,
94

par l’initiative malheureuse d’un éditeur, des textes totalement périmés malgré une mise
à jour hâtive et grossière1.
4 Mon intention est d’illustrer en outre dans un champ donné, celui de la géographie, cette
vérité, bien banale sans doute, que toute image du monde se constitue à partir d’un point
de vue déterminé. Les déformations de cette image méritent le nom d’anamorphoses en
ce qu’elles désignent inévitablement le centre, le foyer où la perspective les recompose de
manière intelligible : un savoir commun, du moins en partie, circule d’un texte à l’autre,
mais l’accent est mis, selon les intentions, les intérêts particuliers, l’origine nationale de
chaque auteur, sur des aspects différents.
5 Rappelons aussi brièvement que possible la place bien connue des Anciens dans cette
histoire, et surtout le rôle de Ptolémée et Strabon2. La géographie de Ptolémée, après une
partie de principes généraux, est un gigantesque catalogue de toponymes assortis de
leurs coordonnées dans une grille mathématique ; cette énumération prend son sens
spatial grâce aux cartes qui accompagnent le texte. Sa fortune commence avec la
traduction latine qui en est faite en 1409 à Florence. Une première version médiocre, et
où manquent encore les cartes ; ces vingt-sept cartes, remontant sans doute au IIIe siècle,
sont bientôt ajoutées au texte latin. Aux cartes antiques s’ajoutent progressivement, à
partir de 1427 au moins, des cartes modernes, élaborées en grande partie grâce aux
cartes-portulans des marins pour les côtes, et aux itinéraires de voyageurs pour
l’intérieur. Les cartes antiques elles-mêmes sont revues, les projections améliorées,
notamment par les mathématiciens allemands. La tâche la plus difficile, pour les
géographes humanistes, sera de réussir à établir des correspondances minutieuses entre
les toponymes antiques et modernes. Opération parfois douloureuse et qui dans bien des
cas revient à corriger le vénérable Ptolémée : mais il restera toujours des incohérences
criantes entre les deux séries parallèles de cartes, anciennes et modernes.
6 Ptolémée n’est donc pas un texte à proprement parler, on ne peut pas le lire, c’est un
objet d’étude ; et beaucoup de ses « lecteurs », probablement, ne devaient fréquenter que
les cartes. Strabon, lui, est plus accessible : il offre une description de la géographie
physique et humaine, économique, politique, historique, voire mythologique, du monde
connu au Ier siècle. Mais, si le texte grec fut disponible dès la première moitié du XV e
siècle, il ne fut traduit en latin qu’en 1453, et son succès reste faible jusqu’à la fin de ce
siècle : c’est un apport moins révolutionnaire que celui de Ptolémée. Au XVI e siècle, il sera
cependant bien plus utilisé, et il servira de modèle, au milieu du siècle, à la grande
entreprise de la Cosmographie de Sébastien Münster, dont il sera question plus loin. De
Strabon, il n’y a pas de mise à jour progressive comme pour Ptolémée (il est clairement lié
à un moment historique), mais il sert de source pour nourrir les descriptions modernes,
notamment dans la Cosmographie de Pie II (publiée en 1477). Ptolémée et Strabon sont les
modèles, l’un de la cosmographie more mathematicorum , l’autre de la géographie
descriptive et narrative more historicorum.
7 Le cas de Ptolémée montre bien avec quelle prudence il faut manier les notions de
traduction et d’adaptation. C’est un des meilleurs exemples de ce que peuvent être à la
Renaissance les avatars d’un texte. Le texte antique et ses cartes sont complétés par des
cartes nouvelles. Mais il s’agit aussi de faire de l’ouvrage de Ptolémée une description du
monde qui soit lisible : on procède à la fin du XVe siècle à l’adjonction, en appendice, de
compilations descriptives, d’un esprit encore « médiéval » pour les premières. En 1480
surtout, de manière plus audacieuse, un Florentin, Francesco Berlinghieri, tourne
95

Ptolémée en vers toscans — tour de force poétique —, sur le modèle antique de la


géographie didactique en vers de Denys le Périégète.
8 Dans la seconde moitié du XVIe siècle, au terme du travail de mise à jour des humanistes,
Ptolémée est remis à sa place historique, l’ancien et le moderne s’écartent à nouveau. Son
nom reste cependant synonyme de maîtrise de l’espace, notamment par la carte, et on le
retrouve employé pour baptiser des ouvrages qui n’ont plus rien à voir avec son œuvre.
Ainsi un petit manuel de géographie de 1573, sous la forme pédagogique de questions et
réponses, et où il ne subsiste plus rien d’antique, se présente encore comme un « bref
résumé des cartes de Ptolémée »3. Il faut comprendre ici : des cartes modernes des
éditions de Ptolémée. C’est une pseudo-adaptation, et le contraire d’un plagiat : on
invoque un auteur à qui l’on n’a rien pris, pour se parer du prestige de son nom.
9 Laissons ici Ptolémée et Strabon. Ces quelques rappels n’avaient que deux objectifs : d’une
part, les textes « modernes » des humanistes dont il va être question maintenant ne se
comprennent que sur l’arrière-plan antique. Mais surtout, par le travail effectué sur la
géographie antique, et avant tout sur Ptolémée, la géographie de la Renaissance, loin
d’être une science tout empirique, se place d’emblée sous le signe de la traduction et de
l’adaptation progressive des textes.
10 J’envisagerai successivement deux cas pour illustrer la circulation des notions
géographiques, à travers des tableaux du royaume de France. Tout d’abord un texte
italien qui manifeste la peine qu’ont les hommes du premier XVIe siècle à faire se
correspondre les données textuelles, cartographiques et d’expérience. Cette difficulté est
un ingrédient essentiel des déformations qui apparaissent dans tout essai d’adaptation
d’un ouvrage géographique. Ensuite, je montrerai les avatars de l’image du royaume à
travers une série déterminée d’adaptations progressives, une sorte de « téléphone arabe »
qui part d’une image extrêmement riche et complexe pour aboutir à un condensé parfois
méconnaissable.
11 Il s’agit ici de filiation de textes, mais non pas au sens d’une recherche de sources
habituelle, où il faut démêler dans un ouvrage l’enchevêtrement de fils plus ou moins
étroitement tissés ensemble. En effet, le travail du géographe, quand il prétend couvrir
toutes les terres connues, s’apparente souvent moins à ce tissage qu’au patchwork : la
matière même s’y prête, le découpage géographique correspond dans beaucoup de cas à
un découpage par auteurs. Sur des aires géographiques précises, il devient possible de se
servir d’un ou de deux textes faisant autorité : soit un voyageur en a rapporté une
description détaillée (notamment pour les contrées les plus lointaines et les moins
fréquentées), soit un habitant d’un pays donné s’est efforcé de composer une géographie
de sa patrie, réutilisable au prix de quelques aménagements. L’opération, dans ce dernier
cas, s’apparente à la traduction en ceci qu’elle rend disponible des connaissances qui
souvent n’étaient pas destinées, à l’origine, à sortir d’un pays donné. J’envisage donc ici
l’adaptation des textes dans un sens élargi, pour prendre en compte le cas des textes non
pas transposés isolément, mais intégrés dans un autre texte plus vaste, en perdant dans
cette confluence leur titre et leur auteur.
12 Envisageons d’abord un ouvrage paru en 1557 à Bâle, chez Henricus Petri, les Geographiae
commentarii libri XI donnés sous le nom d’un Vénitien, Domenico Mario Negri. C’est une
étrange compilation où le plus gros semble provenir des sources classiques : non
seulement Ptolémée et Strabon, Pomponius Mela et Pline l’Ancien ou Diodore de Sicile,
mais la foule des historiens, notamment César, et des poètes. Le tout visiblement
confronté, par un souci louable, avec des cartes anciennes et modernes, même si
96

l’ouvrage lui-même n’en contient pas. Travail d’humaniste, donc, mais étonnamment mal
maîtrisé. L’« éditeur scientifique » du texte, un Suisse, Wolfgang Weissenburger, note lui-
même dans la préface qu’il a relevé un bon nombre de bévues pour les pays allemands,
dont il a une certaine connaissance personnelle, et qu’il s’est efforcé de les rectifier. Cette
remarque pointe du doigt l’écart qu’il y a souvent entre la géographie « de cabinet » et les
données d’expérience.
13 Negri cherche à localiser les toponymes par des correspondances entre noms anciens et
modernes, en se fiant uniquement, semble-t-il, à un sens de l’étymologie qui lui fait
largement défaut et à deux cartes ptoléméennes (« ancienne » et « moderne ») d’une
famille bien représentée dans les manuscrits du XVe siècle, et qui se retrouve dans
l’édition de 1482 de la Geografía de Berlinghieri. Les noms modernes qu’il indique, souvent
méconnaissables, se retrouvent facilement sur ces cartes.
14 La bévue la plus intéressante peut-être concerne la Loire. Selon Negri, le nom « barbare »
(i. e. français) du Liger est Lecher. On pourrait, à la limite, imaginer une erreur de
transcription. Mais voici venir, de l’est, et par la droite, un affluent, dit Era, qui descend
des monts d’Auvergne, et qui, bizarrement, « enlève » (aufert) son nom au Liger (c’est-à-
dire lui donne le sien propre) seulement bien plus loin en aval, à l’embouchure4. Quand on
sait en outre qu’Era désigne en fait, depuis des siècles, en italien, la Loire (Lera> l’Era), on
peut être perplexe. Sauf si on se reporte aux cartes. Sur celles-ci, en effet, en remontant la
Loire depuis l’embouchure, on trouve d’abord la légende LERA, et un peu plus haut LIGERI.
Puis vient un confluent, en amont duquel on lit à gauche LERA, à droite LECHER. Celui-ci,
évidemment, n’est autre que le Cher. Negri a interverti le fleuve et l’affluent, en grande
partie parce que ces deux notions, évidentes pour nous, ne possèdent alors pas de
terminologie claire.
15 Le reste de cette compilation hâtive est du même tonneau, les erreurs faisant « boule de
neige ». Avaricum, naturellement, est sur la Loire, de même que Bourges (qui, soit dit en
passant, est donnée pour capitale de l’Auvergne), et Negri, de surcroît, les considère à tort
comme deux lieux distincts. Il énumère correctement sur la Loire Tours, Blois et Orléans,
sous leurs formes italiennes habituelles (Tors, Bles, Orlians)5, mais situe tout à fait ailleurs
le peuple gaulois des Turones, ainsi que la ville de Cenabum (en réalité Orléans, comme on
le sait) qu’il identifie avec l’ancienne Autricum (en réalité Chartres), ville des Carnutes (il
est ici dans le vrai), devenue aujourd’hui, dit-il, Arnontae (sic). La rivière Matrona (Marne),
est pour lui devenue l’Esne (Aisne), et ainsi de suite.
16 On pourrait continuer longtemps cette plaisante énumération. Essayons plutôt de
mesurer les déformations de l’espace, dans leurs grandes lignes. D’une part, plus on
s’éloigne de l’Italie, moins Negri est exact. Ou plutôt, il n’est relativement précis que pour
le Midi méditerranéen et la vallée du Rhône. Le reste de la France est dans le plus épais
brouillard ; notamment, au plus loin, la Normandie et la Picardie. Dans cette obscurité
résistent quelques faibles lueurs. Si Tours, Blois et Orléans lui sont sans doute assez
familiers, c’est que ces villes sont illustrées par les séjours des rois dans le Val de Loire et,
surtout, qu’elles se trouvent sur deux des principales routes au sud de Paris, sillonnées
par nombre d’Italiens. Les notions qui ont un faux air de familiarité s’imposent en effet
plus facilement que les autres. Negri appelle Angers Angires, mais précise qu’on l’appelle
aussi Anzò6 ; or il s’agit moins ici d’une confusion entre la capitale et sa province (Angers
et Anjou), que du désir de placer dans l’espace le nom d’Anjou, familier à tout Italien à
cause de la dynastie des Angevins de Naples.
97

17 Pour le reste, Negri a une très pâle idée de la hiérarchie des villes. En Picardie et Artois,
par exemple, où il s’évertue en vain à situer au jugé Amiens et Arras, inextricablement
confondus, et quelques autres lieux anciens7, il énumère quatre noms modernes
seulement : Monseler (Montreuil), Dorlans (Doullens), Blangi (Blangy-sur-Bresle) et Sampol
(Saint-Pol-sur-Ternoise), sans en donner d’équivalent latin, parce que, dit-il, ce sont des
lieux d’importance, « et s’ils ne sont d’aucun secours pour l’histoire ancienne, je pense
qu’ils ne seront pas inutiles pour celle à venir »8. La capitale même du Dauphiné,
Grenoble, estropiée (par une abréviation non résolue) en Gnopoli, est qualifiée de simple
oppidum, et identifiée à l’ancienne Vasion, urbs opulentissime 9. Les cartes n’indiquant pas
non plus les limites précises des provinces, leur importance respective est tout aussi
vague. La Champagne est chez Negri une regiuncula 10 (sur la carte de Berlinghieri, elle se
perd partiellement dans le pli de la reliure). Inversement, il étend la Provenza , nom
familier, à toute l’ancienne Narbonnaise. Autre détail intéressant : entre les principaux
affluents du Rhône que sont l’Isère et la Durance, Negri en indique un troisième, la petite
Sorgue. Si Negri la retient, c’est comme une des rivières françaises les plus célèbres en
Italie, moins par sa présence fugitive chez Strabon (IV, I, 11) que grâce au séjour de
Pétrarque auprès de sa source, la fontaine de Vaucluse.
18 La nature du texte, ses sources et quelques détails (comme l’emploi récurrent du mot
« barbare » pour désigner tout ce qui n’est pas italien), trahissent en réalité une date de
composition qu’il faut ramener vers le début du XVIe siècle. Il est d’autant plus étonnant
qu’on ait repris cette vieillerie humaniste un demi-siècle plus tard, à un moment où les
progrès de la cartographie auraient dû la discréditer sans appel, au premier regard.
Weissenburger semble tout ignorer de l’auteur de l’ouvrage qu’il édite : c’est seulement,
dit-il, un manuscrit qu’il a trouvé et décidé de publier.
19 L’ouvrage de ce Negri, personnage toujours non identifié, contient en réalité le même
texte, à peu de chose près, qu’un traité manuscrit datant de 1309, conservé au Vatican,
sous une autre signature, non moins inconnue, celle d’un humaniste du nom de
Sebastiano Compagni, qui dédia ensuite son manuscrit à Léon X. Roberto Almagià s’est
aperçu le premier de cette parenté inavouée, et a désigné Negri comme le plagiaire11. A la
comparaison, on voit qu’il existe quelques différences entre les deux textes, mais elles
restent dérisoires par rapport à l’évidence de la copie. Ces différences ne permettent
cependant pas d’être certain, en dépit des dates apparentes des textes, que celui de Negri
ne reflète pas en réalité un modèle antérieur à Compagni. Qui est le plagiaire ? Sur
plusieurs points, les renseignements de Compagni sont un peu meilleurs que ceux de
Negri (il ne commet pas l’extraordinaire bévue sur le Cher), et on pourrait être tenté de
penser qu’il a amélioré le texte qu’il reprenait à son compte. Un autre indice peut laisser
soupçonner l’antériorité d’un manuscrit vénitien : quelques toponymes sont donnés dans
les deux textes sous des formes typiquement vénitiennes, comme Anzò (Anjou) ou
Zampagna (Champagne). Mais le premier auteur peut avoir, par exemple, repris ces noms
sur une carte vénitienne…
20 Le texte de Compagni-Negri, par les distorsions qu’il impose à l’espace, montre bien,
quelle qu’en soit précisément, en définitive, la ville d’origine, combien l’image du monde,
même celle de l’Europe, se déforme au fur et à mesure qu’on s’éloigne du point de vue de
l’observateur : il n’y a aucune commune mesure entre la précision des connaissances sur
la Provence et le flou qui règne en Picardie. Cette disproportion reflète la somme des
données textuelles et d’expérience, le midi de la France étant à la fois la région la mieux
traitée par les géographes anciens et une des plus fréquentées par les contemporains.
98

Strabon est sans doute responsable de la plus grande abondance de matière qui se trouve
à la disposition de l’auteur moderne au sujet de la Provence ; mais une connaissance
moins livresque permet seule de mettre en œuvre dans l’espace cette matière en limitant
les erreurs. Le rapprochement même des noms antiques et modernes, qui sur place était
souvent relativement bien connu (on savait à Orléans qu’on se trouvait à l’emplacement
de l’ancienne Cenabum), nécessite, à distance, des efforts autrement plus hasardeux, et la
confrontation des cartes de Ptolémée, comme je l’ai dit, n’y suffit pas, puisqu’elles sont
elles-mêmes inexactes.
21 Compagni et Negri illustrent, jusque dans les menues corrections qui les distinguent,
l’effort difficile des humanistes pour adapter la matière classique aux données modernes,
afin que celles-ci et celle-là s’éclairent réciproquement. Ils prouvent plus encore combien
ces humanistes, surtout quand ils ne sont pas de très haute volée, éprouvent de peine à
s’extirper d’une conception essentiellement textuelle et discursive du savoir, même pour
représenter l’espace, parce que l’image (en l’occurrence la cartographie) et l’expérience
n’ont pas acquis encore pour eux la dignité et l’autorité de la parole transmise. Les textes
se fabriquent à partir des textes. On le verra à nouveau tout de suite.
22 L’édition de Negri en 1557 est le chant du cygne, ou le dernier croassement, de la
géographie humaniste classique. Il est déjà démodé depuis 1544 par la parution d’un tout
autre ouvrage, la Cosmographie composée par Sébastien Münster, le « Strabon de
l’Allemagne », en qui on a vu le père de la géographie moderne. Cet ouvrage représente
en son temps, comme on l’a dit, l’« apogée du genre descriptif »12. Il accueille dans un
grand désordre les renseignements les plus divers : histoire, généalogie, faune et flore,
économie, etc. Il juxtapose de brefs paragraphes sur des sujets précis et les entrecoupe
d’illustrations, de vignettes représentant des villes (de manière symbolique ou plus
réaliste), d’animaux, de plantes, voire de petites scènes n’ayant aucun rapport avec le
texte ; à quoi s’ajoutent de nombreuses cartes de tous formats et de qualité inégale. Le
sens de la synthèse, ou du moins de l’abréviation, mêlé à un goût inépuisable de la variété,
avec même un penchant pour le merveilleux, les prodiges naturels, en font une œuvre
extrêmement lisible.
23 Le texte est publié à de nombreuses reprises en allemand à partir de 1544 puis en latin à
partir de 1550. Il est traduit en français (1552 = 1553 n.s.), en anglais (1553) en bohémien
(1554), en italien en 1558. On a compté quarante-six éditions jusqu’en 1650. La répartition
des éditions, où les pays allemands l’emportent de loin, reflète le germanocentrisme de
Münster. Sur la base de la géographie antique, il a développé surtout, au moyen d’une
vaste enquête, la partie consacrée aux pays allemands et en général à l’Europe centrale et
septentrionale. Il apporte aussi du neuf sur la Scandinavie ; pour l’Italie, il est surtout
disert sur le Trentin et l’Adige. Plus les pays sont lointains, plus ses renseignements, à
nouveau, sont banals. Cette marque du point de vue allemand se reflète, donc, dans le
succès qu’il rencontre surtout en Allemagne, aussi bien que dans la traduction effectuée
en Bohême.
24 La traduction italienne, elle, reste unique. Il ne devait convenir aux doctes italiens ni par
sa forme disparate, ni par le traitement trop superficiel de la Péninsule, qui souffrait de la
comparaison avec la Descrittione di tutta Italia de Leandro Alberti parue en 1550. Mais ce
qui devait surtout lui nuire, c’est qu’il était protestant, et même théologien ; ce n’est pas
un hasard, si l’unique édition italienne fut imprimée à Bâle. Münster fut inclus avec tous
ses ouvrages dans l’Index de Venise et Milan en 1554, puis dans ceux de Rome en 1557,
1559 et 156413. Le jésuite Possevino, dans la bibliographie géographique de sa Bibliotheca
99

selecta, en 1593, où se côtoient les auteurs les plus disparates, passe Münster sous silence 14
. Pourtant, nous allons voir par quelles voies détournées on le retrouve lu et utilisé,
justement, par un autre illustre jésuite italien.
25 En France, il y eut plusieurs éditions rapprochées (1353 n.s., 1555, 1565, 1568), avant la
version augmentée de François de Belleforest en 157515. Sur le royaume, Münster n’avait
pourtant pas obtenu des Français les renseignements qu’il avait sollicités. Il reprenait la
carte d’Oronce Fine, qui remontait à 152516, puis donnait plusieurs pages d’histoire, et
trois sur Paris, texte et plan, le tout de seconde main. Puis une douzaine de pages sur
diverses villes de France, illustrées de petites vues de fantaisie ; une liste de concordances
entre noms anciens et modernes ; une sèche énumération des régions de la France ; un
rapide tableau de la fertilité du pays, repris de Strabon ; une description des mœurs des
Gaulois et un développement sur le Parlement de Paris, lesquels proviennent tous deux
tels quels du Omnium gentium mores de Joannes Boemus (Augsbourg, 1520), qui lui-même
recopiait l’un derrière l’autre, sur les Gaulois, César (B. G., VI, XI-XX) et Strabon (IV, IV).
Enfin des informations sur les institutions et la succession royale, d’après les Italiens Paul
Émile (De rebus gestis Francorum) et Raffaele Maffei Volterrano (Commentariorum
urbanorum… libri), suivies d’une généalogie complète de la dynastie. La plupart de ses
sources textuelles, quand elles ne sont pas antiques ou médiévales, datent donc au plus
tard des années 1520. On note cependant que les excursus historiques sont adaptés selon
les éditions, au coup par coup, par des mises à jour : dans l’édition italienne de 1558, on
trouve un passage sur les hostilités entre Henri II et Charles Quint autour de la campagne
du Rhin de 1552 (date de la mort de Münster).
26 Malgré le succès de Münster en France, son traitement du royaume ne suffisait pas.
François de Belleforest publia en 1575, en trois volumes, sa traduction corrigée et
augmentée, La cosmographie universelle de tout le monde 17 Il y traduit le texte de Munster en
l’assortissant de ses commentaires, de ses critiques et de divers compléments,
rigoureusement signalés par la typographie. Le texte de Münster n’est donc pas considéré
ici comme une matière brute appartenant à celui qui voudra en faire son profit, et la part
de chacun est bien marquée. La renomméé de Münster (attestée entre autres par
Montaigne) est peut-être un des motifs de cette rigueur : un plagiaire n’aurait dupé
personne. Par ailleurs, c’est aussi se mettre en valeur que de souligner tout ce que l’on a
su ajouter à un livre déjà flatteusement connu.
27 La France, surtout, occupe désormais une place sans commune mesure avec celle que lui
réservait le texte original. Cette description entièrement nouvelle a été réalisée (comme
celle de l’Allemagne par Münster) grâce à une vaste enquête par correspondance auprès
des lettrés et des autorités de toutes les provinces du royaume18. Sur des centaines de
pages, s’égrènent les provinces, les villes, leur histoire (très abondamment représentée),
mais aussi leurs curiosités naturelles, leurs particularités institutionnelles, les qualités du
terroir, les mœurs des hommes. Le royaume, simplement décrit depuis quinze siècles
comme uniformément beau et riche, sans beaucoup plus de nuances, comme un vaste
champ ou s’éparpillait une foule de villes que seule leur histoire distinguait, déploie
désormais une diversité naturelle et humaine inépuisable. Les paysages des campagnes
avaient beau n’occuper que cinq pour cent du texte et être présentés, sans unité, comme
une mosaïque centrée sur les villes19, ils n’en donnaient pas moins à l’espace un sens
nouveau, d’autant plus visible si on compare l’œuvre de Belleforest à celle,
contemporaine, homonyme, rivale et moins heureuse, d’André Thevet : l’histoire et les
monuments urbains y dominent encore presque exclusivement, et les provinces y
100

forment un cadre abstrait, ptoléméen, comme une carte purement verbale, assignées
qu’elles sont dans l’espace par l’énumération de leurs limites, mais dépourvues
d’individualité physique20.
28 L’inconvénient, pour l’exportation de Belleforest, réside dans le fait qu’il avait écrit en
français, et ne fut jamais même traduit en latin. C’était véritablement un Münster à
l’usage des Français. Cela suffisait pour limiter considérablement sa faveur à l’étranger.
Pourtant les nouveautés qu’il apportait sur la géographie moderne de la France ne
passèrent pas inaperçues de tous les étrangers, à une époque où le royaume, en raison de
l’actualité politique et religieuse, attirait beaucoup de regards.
29 Le dernier tiers du siècle voit se développer en Italie un genre nouveau, une géographie
politique et exclusivement contemporaine ; dans une Italie qui, grâce à une ère nouvelle
de paix, et à la faveur des troubles qui agitent désormais le reste de l’Europe, devient
comme un observatoire du destin des États, et s’engoue de science politique. Le sommet
de cette nouvelle géographie, qui présente des rapports évidents avec le genre officiel,
bien connu, des relations des ambassadeurs vénitiens, est l’ouvrage que publie en 1391
Giovanni Botero, Le relationi universali (titre lui-même révélateur de l’influence
vénitienne), et qu’on peut qualifier de véritable traité de géopolitique tridentine. Le
volume est partagé en trois parties, dont la première est proprement géographique, la
seconde analysant les « forces » des différents Etats, et la troisième leur situation
religieuse21.
30 La partie géographique concernant la France, divisée par provinces, est la première
description du royaume qui ne s’intéresse qu’à son état présent, à ses villes, ses
campagnes, ses hommes. Botero, jésuite, avait séjourné en France de 1565 à 1569, il avait
enseigné dans plusieurs collèges, notamment à Billom, puis enfin à Paris. Comme agent
du duc de Savoie CharlesEmmanuel Ier, chargé de quelque affaire qu’on ignore, il y était
retourné pour plusieurs mois en 1585. Cette expérience, dit-on, aurait eu une part
déterminante dans l’intérêt qu’il manifesta pour les questions politiques dans ses œuvres
postérieures, qui sont les plus célèbres, alors que sa réputation jusque-là était celle d’un
rhéteur et d’un poète22.
31 Federico Chabod a montré, d’après les passages portant sur quelques pays, l’usage que
Botero avait fait de ses prédécesseurs. Il a utilisé par exemple pour les Pays-Bas un
ouvrage célèbre de Ludovico Guicciardini (Description des Pays-Bas, 1567), et, sur la
Moscovie et sur les zones extra-européennes, un certain nombre de descriptions de
voyageurs, reprises en bloc. Botero se limite pour l’essentiel à compiler, c’est-à-dire
moins à résumer véritablement qu’à couper et coller, en ne choisissant même pas
toujours avec une sagacité particulière ce qu’il reproduit. Il se laisse souvent séduire par
l’anecdote, et impose rarement une vision d’ensemble personnelle et cohérente à son
matériau, même sur des questions, comme le déterminisme du milieu, au sujet desquelles
il a développé ailleurs un discours théorique ambitieux23.
32 Pour l’Europe occidentale, plus familière, dont la connaissance passe par des canaux sans
comparaison plus nombreux et plus complexes, faut-il penser à une synthèse plus
originale ? Pour la France, en particulier, on pouvait supposer a priori que Botero aurait
puisé dans ses souvenirs, dans une documentation recueillie sur les lieux. Or il n’en est
rien, du moins dans la première partie (les analyses politiques et religieuses qui suivent
semblent être, jusqu’à preuve du contraire, un reflet plus direct de l’expérience ou, du
moins, d’une documentation variée). Tout le livre qui traite de la géographie de la France
n’est qu’un abrégé, en une vingtaine de pages, de Belleforest. Pour son tableau
101

méthodique et détaillé des villes et provinces Botero a utilisé comme source unique la
Cosmographie universelle, dont il a extrait une description « moderne » en excluant d’abord
toute la matière d’intérêt strictement historique, ce qui représentait déjà un dégraissage
considérable. Dans la sélection ultérieure, parmi tout ce qui restait de ce premier tri, on
constate à nouveau que l’anecdote n’est pas sans prendre parfois le pas sur les données
plus concrètes (deux rivières normandes qui disparaissent sous terre, le laconisme des
habitants de Châteaudun, etc.).
33 A défaut de pouvoir présenter ici une comparaison suivie (que je réserve pour une
prochaine étude), retenons du moins quelques exemples suffisamment éloquents. Voici,
pour commencer, quelques lignes de Belleforest sur la ville de Provins :
« Ce qui donne nom par toute la France à la ville de Provins sont les roses rouges,
lesquelles on renomme à Paris, et la grande quantité de conserve d’icelles qu’on fait
en la susdite ville, desquelles on fait plus de compte que de toutes autres, à cause de
la naïveté de cette drogue et la suavité des roses qui viennent en cette contrée » 24.
34 Botero, reprenant le passage, mentionne de la même manière que Provins fournit les plus
belles roses vermeilles du royaume, « et se ne fanno conserve per ogni parte »25.
35 Voici encore, d’après Belleforest, la description de Beauvais :
« Or cette ville de Beauvais est posée en très belle assiette, ayant les monts non trop
hauts et les collines fertiles d’un côté, les prairies et pâturages de l’autre et les
terres labourables qui ne lui manquent non plus que le vignoble, afin qu’elle soit
garnie de tout ce qui est requis a la vie de l’homme, ayant pour sa défense les
murailles bien flanquées et remparées, les fossés très profonds et larges […] ;
comme aussi le temps passé cette ville a été une des plus belliqueuses de la Gaule, et
laquelle place est une des plus fortes et mieux dressées qu’on puisse voir en ce
royaume »26.
36 Il poursuit en vantant les toiles de lin et les serges que l’on y produit. Botero, comme
précédemment, abrège :
« Siede in un sito bellissimo, ha da un canto monti et colline piacevoli e dall’altro
pascoli e prati di rara amenità. E delle più forti piazze del regno et è piena
d’huomini guerrieri e bravi. Vi si fanno rascie et tele eccellenti » 27.
37 Notons ici une approximation éloquente, dans le transfert de la vaillance des Bellovaques
à leurs descendants contemporains de Botero : elle est révélatrice des conceptions
ethnographiques anciennes en général et de Botero en particulier, qui postulent une
continuité du caractère des peuples, justifiée par la théorie du déterminisme climatique.
38 Botero avait le mérite de transmettre à ses lecteurs ce sens de la diversité française que
Belleforest, à la différence de tous ses prédécesseurs, avait bien mis en lumière : le cadre
spatial n’était plus une énumération de villes (sur le modèle antique), mais une
répartition par provinces : l’économie en effet, et les conditions naturelles l’emportaient
sur l’histoire. La présentation même, en paragraphes bien distincts, par provinces,
donnait au texte, donc à l’espace, une clarté d’articulation nouvelle.
39 Botero a cependant bouleversé l’ordre de présentation géographique : c’est une
répartition symboliquement hiérarchisée chez Belleforest, en anneaux concentriques
autour de Paris (la capitale, y compris Saint-Denis et le développement sur l’histoire et les
institutions de la monarchie, occupe quelque cent vingt-cinq pages de la Cosmographie
universelle). Botero, lui, recense les régions à partir du sud-ouest, en remontant puis en
redescendant vers le sud-est, suivant en cela les géographes antiques, qui faisaient
commencer la description de l’Europe par l’Espagne pour parcourir méthodiquement le
continent d’ouest en est.
102

40 Là où c’était nécessaire, Botero a aussi apporté des renseignements plus récents, comme
(hors des frontières politiques de la France) sur Nancy récemment fortifié ou sur la
Savoie, dont le poids politique va croissant à la fin du siècle. L’adaptation de la matière à
ses fins est bien maîtrisée. On peut, certes, critiquer ses choix dans le détail : Lyon n’a
droit qu’a trois lignes stéréotypées ; mais il a réussi à distiller des centaines de pages
d’accumulation encyclopédique pour en tirer une synthèse courte et claire, en vue de
fournir à ses lecteurs une connaissance pratique du royaume.
41 Si Botero avait beaucoup copié, il fut à son tour aussitôt pillé de tous côtés28. Examinons,
en 1599, la Geografía universale de Gioseffo (ou Giuseppe) Rosaccio. Elle est publiée en
appendice d’une traduction italienne de Ptolémée par Girolamo Ruscelli, traduction
remontant à 156129. L’œuvre de Rosaccio n’est en réalité qu’un abrégé de Botero. La
comparaison montre cependant comment, à partir de Belleforest, le double travail de
résumé, associé à des approximations excessives et à la tentation pour chaque auteur de
singulariser ce qu’il écrit, de forcer ici et là le trait, peut aboutir à de véritables
contresens.
42 Retenons, parmi bien d’autres possibles, l’exemple de la Beauce, et suivons ses avatars.
Chez Münster, qui traite de la France globalement, elle n’avait bien sûr reçu aucun
traitement spécifique. Chez Belleforest, elle est précisément caractérisée comme :
« des plus fertiles de l’Europe en froments, de sorte que la Sicile ni l’Angleterre ne
sont je ne dis pour la surmonter, voire ni pour égaler en telle fertilité. Aussi est ce
pays beauceron un des principaux greniers et nourriciers de ce grand monde de
Paris, tout ainsi que l’Égypte et la Sicile le furent de Rome. […] Ce pays est tout uni
et posé en une perpétuelle montagne, sans que vous y voyiez un lieu plus haut que
l’autre, et y est le plan et terroir si égal qu’il n’y a un seul fleuve qui y puisse courir
pour avoir son cours en bas. Ainsi, toute la Beauce étant épuisée d’eaux, faut que les
habitants tirent leur eau des lacs ou mares et des puits, lesquels dessèchent en plein
été, ainsi qu’il advient en plusieurs endroits de la Gascogne… »
43 L’auteur ajoute encore qu’on trouve dans la Beauce « plusieurs villes et villages, mais qui
ne sont de grand nom… »30. La condensation par Botero est ici, somme toute, modérée et
fidèle : l’assiette du pays est définie comme « un dos perpétuel de montagne toute égale »
31
. Il retient encore l’absence de rivière, et la tendance des puits à s’assécher en été, ainsi
que le faible nombre des villes, sinon de maigre importance. La fertilité du pays est
résumée en une formule voisine de l’original : la Beauce produit autant de grain que la
Pouille et la Sicile.
44 Chez Rosaccio, à force de simplification, la région est soudain devenue méconnaissable :
« La Beauce est un pays à l’assiette toute montagneuse, placé sur le dos de montagnes,
privé de cours d’eau, et en été les puits même y sèchent tout à fait »32. Rosaccio précise
encore que les villes (terre) de la Beauce sont petites mais fertiles en grains ; il omet
cependant la comparaison flatteuse encore conservée par son modèle. En ce qui concerne
le relief, il a clairement été victime de la formulation inventée par Belleforest, fort précise
(une montagne aplatie), mais résumée d’une manière déjà moins explicite par Botero,
pour désigner ce que nous appelons un « plateau ».
45 Enfin la manchette (de l’auteur ou de l’éditeur ?) imprimée à proximité extrait la
quintessence de cette description : « Beossa paese asprissimo senza fiumi. » Et le lecteur en
vient à imaginer comme un archipel d’oasis au milieu de montagnes désertes et arides. De
la description bien informée, voire de première main, on en est arrivé, en bout de chaîne,
à l’évocation caricaturale de conditions géographiques extrêmes, semblant faire écho à la
103

soif de merveilleux qui continue de se manifester plus ouvertement dans la description de


régions plus exotiques.
46 Federico Chabod a déjà défini avec équité la position de Botero dans les Relations
universelles, d’après les sources qu’il avait identifiées. Pour ma part, je dirai peut-être
ainsi : on ne saurait proprement appeler Botero un plagiaire (malgré sa discrétion, peut-
être un peu honteuse, sur ses sources) ; parce que les textes qu’il a repris sont perçus
moins comme un produit de l’esprit, comme l’œuvre d’auteurs, que comme le
rassemblement commode de données qui, s’agissant de la réalité contemporaine,
appartiennent à tout le monde. Du moins quand l’auteur est lointain et inconnu — les
rapports haineux de Belleforest et Thevet montrent suffisamment que les rivalités
immédiates, au contraire, sont plus sensibles. La compilation de Botero a un but pratique,
celui de mettre à la disposition de chacun un savoir éparpillé. Sous une forme plus
homogénéisée, son entreprise n’est pas sans parenté avec les grandes collections de
textes de voyageurs que l’on publie à la même époque.
47 Belleforest constitue le chaînon, l’« interface » unique, entre l’ouvrage d’un théologien
protestant allemand et celui d’un jésuite italien. On pourrait décrire les avatars du texte
de Münster comme des coups d’accordéon ethnocentriques : une partie disproportionnée
sur l’Allemagne dans le texte allemand, puis le gonflement de la partie française, par le
Français, et une contraction répétée en Italie, par Botero puis par Rosaccio.
48 On pourrait faire des remarques semblables sur d’autres types de documents, comme les
recueils de vues de villes gravées. Chaque pays a gravé les siennes vers le milieu du siècle,
parfois avant ; des recueils divers se sont formés. Braun et Hogenberg, entre 1572 et 1618,
ont rassemblé pratiquement tout l’existant dans leurs Civitates orbis terrarum 33. Et bientôt,
ont commencé à circuler les abrégés de ce monument en six volumes in-folio ;
notamment en Italie, en 1590 et après, de petites plaquettes où les magnifiques gravures
sont réduites au format de cartes à jouer34 ; et l’ethnocentrisme italien se manifeste bien
encore ici, puisque les villes d’Italie sont à la fois les plus nombreuses à être gravées, et
placées en tête des recueils. Les atlas appelleraient des remarques semblables.
49 Les mouvements de rassemblement exhaustif de données sont suivis de phases
d’abréviation et de vulgarisation, adaptées à un public spécifique. Cette progression par
contractions et dilatations successives, à la manière des chenilles, est une forme
spécifique de circulation des textes, plus discrète que d’autres : ce n’est pas de la
traduction proprement dite, parce que les textes perdent leur auteur, leur titre, leur
autonomie et leurs proportions ; c’est plus que de la simple citation éparpillée, parce que
ce sont des blocs cohérents de savoir qui sont soumis à un même processus mécanique ;
c’est un mode pragmatique, et efficace, de diffusion et de digestion sociale des
connaissances.
50 Ce qui se marque dans ce processus, c’est aussi que la fragmentation du savoir par aires
linguistiques n’a pu que s’accentuer avec l’essor de l’édition en langue vernaculaire et la
définition de marchés éditoriaux nationaux. Si l’édition géographique en offre des
exemples particulièrement caractéristiques, c’est qu’on y trouve la langue nationale
associée à un objet dont la définition même, par la manière dont l’auteur et ses lecteurs se
situent, dans un espace centré, porte une marque d’origine.
51 L’isolement linguistique, qui aujourd’hui encore peut être constaté dans la diffusion
problématique de travaux scientifiques rédigés dans des langues « rares », est aussi un
phénomène de la Renaissance, en contrepartie de la constitution d’une « République des
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lettres », et, quoique dans une mesure variable, pour toutes les langues nationales. D’où le
va-et-vient éditorial entre un marché national croissant en langue vernaculaire et un
marché international en latin, avec des traductions dans les deux sens. A un mouvement
ancien, « descendant », des langues les moins connues vers les plus connues (du grec
voire de l’hébreu au latin, puis du latin au vernaculaire) ou « transversal » (d’une langue
nationale à l’autre), s’en ajoute un autre — dont le cas de Münster offre aussi un exemple
—, des langues nationales vers le latin, rendu nécessaire par l’élaboration nouvelle de
savoirs en langue vernaculaire.

NOTES
1. Pour le débat concernant l’apport de l’imprimerie aux progrès de la géographie (capitalisation
du savoir ou pollution par la multiplication de documents périmés ?), voir notamment la
discussion équilibrée d’Elizabeth L. Eisenstein, The Printing Press as an Agent of Change :
Communication and Cultural Transformation in Early Modem Europe, nouv. éd., Cambridge, 1991,
p. 508-519.
2. Pour ne pas entrer dans une bibliographie pléthorique, renvoyons à l’excellente synthèse de
Numa Broc, La géographie de la Renaissance (1420-1620), 2 e éd., Paris, 1986 (éd. orig., 1980).
3. [Francesco Bellinato], Discorso di cosmografía in dialogo…, dédicace (je cite d’après l’éd. de Venise,
1595) : « breve compendio delle tavole di Tolomeo ».
4. Domenico Mario Negri, Geographiae commentariorum libri XI, Bâle, 1557, p. 47-48.
5. Ibid., p. 52.
6. Ibid., p. 51.
7. Ibid., p. 55-56.
8. Ibid., p. 55: « Et si ad veteres historias nihil proficiant, ad posteriores tamen non inutiles puto
futuras. »
9. Ibid., p. 68.
10. Ibid., p. 56.
11. Roberto Almagià, « Miscellanea geografica, I : Un singolare plagio geografico », dans La
bibliofilia, t. 53, 1951, p. 62-65, rééd. dans id., Scritti geografici (1905-1957), Rome, 1961, p. 550-552.
12. N. Broc, op. cit., chap. VI.
13. Index des livres interdits, dir. J. M. De Bujanda, t. III, Index de Venise, 1549, Venise et Milan, 1554 (n
° 431), et t. VIII, Index de Rome. 1557, 1559, 1564 : les premiers index romains et l’index du concile de
Trente (n° 741), éd. J. M. De Bujanda, Sherbrooke (Canada)/Genève, 1987 et 1990.
14. Antonio Possevino, Bibliotheca selecta qua agitur de ratione studiorum in historia, in disciplinis, in
salute omnium procuranda, Rome, 1593, t. II, p. 218 (XV, xx).
15. Michel Simonin, « Les élites chorographes, ou de la Description de la France dans la
Cosmographie universelle de Belleforest », dans Voyager à la Renaissance (colloque, Tours, 1983), éd.
Jean Céard et Jean-Claude Margolin, Paris, 1987, p. 433-451, à la p. 443 n. (N. Broc, op. cit., p. 83,
donne en revanche 1552, 1560, 1572).
16. Sur la question des cartes, voir Numa Broc, « Les cartes de France au XVI e siècle », dans
Voyager à la Renaissance…, p. 221-241.
17. François de Belleforest, La cosmographie universelle de tout le monde…, auteur en partie Muenster,
mais beaucoup plus augmentée, ornée et enrichie… Paris, 1575, 3 vol.
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18. Voir la belle étude, citée ci-dessus, de M. Simonin.


19. Hugues Neveux, « Les paysages campagnards français dans la Cosmographie de François de
Belleforest », dans Le paysage à la Renaissance, éd. Yves Giraud, Fribourg, Éd. universitaires, 1988,
p. 35-41.
20. André Thevet, Cosmographie universelle, Paris, 1575, 4 t. en 2 vol. La France se trouve au t. III,
livres XIV-XV (vol. II, fol. 506v-644). Sur le faible succès commercial de l’ouvrage, voir la thèse de
Frank Lestringant, André Thevet, cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991, p. 230 et suiv.
La seule trace d’intérêt en Italie mentionnée par Lestringant (p. 232) est une lettre de Giovan
Vincenzo Pinelli, s’informant auprès de Claude Dupuy pour savoir s’il vaut mieux se procurer
Belleforest ou Thevet.
21. Giovanni Botero, Le relationi universali (je citerai d’après l’éd. de Venise, 1599).
22. Federico Chabod, « Giovanni Botero », dans id., Scritti sul Rinascimento, 3 e éd., Turin, 1981,
p. 269-458 ; sur les séjours en France, p. 274-275, 296-299.
23. Ibid., p. 377-430.
24. F. de Belleforest, op. cit., p. 355 (graphie modernisée).
25. G. Botero, op. cit., Ire partie, p. 32.
26. F. de Belleforest, op. cit., p. 373.
27. G. Botero, op. cit., Ire partie, p. 31.
28. F. Chabod, art. cit., p. 426.
29. Gioseffo Rosaccio, Geografia di Claudio Tolomeo, tradotta di greco nell’idioma volgare italiano, et hora
nuovamente ampliata da Gioseffo Rosaccio… et una Geografia universale del medesimo, separata da quella
di Tolomeo…, Venise, 1599.
30. F. de Belleforest, op. cit., p. 308.
31. G. Botero, op. cit., Ire partie, p. 29 (« una perpetua schiena di montagna tutta uguale »).
32. G. Rosaccio, op. cit., IIe partie, p. 41 : « Beauce è un paese di sito tutto montuoso, posto sopra la
schiena di montagne, privo di fiumi, et nel tempo dell’estate vi seccano anche i pozzi affatto ».
33. Parmi les études relatives (en tout ou en partie) au développement des représentations de
villes, retenons Friedrich Bachmann, Die alten Städtebilder : ein Verzeichnis der graphischen
Ortsansichten von Schedel bis Merian, Leipzig, 1939 ; N. Broc, La géographie…, p. 184-185 ; Teresa
Colletta, « Atlanti di città » del Cinquecento, Naples, 1984 (synthèse utile quoique à utiliser avec
précaution) ; Mireille Pastoureau, Bibliothèque nationale : les atlas français. XVI e-XVIIe siècles,
répertoire bibliographique et étude, Paris, 1984 ; Daniel Defert, « Les collections iconographiques du
XVIe siècle », dans Voyager à la Renaissance…, p. 531-543 (aux p. 537-540) ; Jürgen Schulz, La
cartografía tra scienza e arte : carte e cartografi nel Rinascimento italiano, trad. ital., Modène, 1990.
34. Raccolta de le piú illustri et famose città di tutto il mondo, Venise, 1590, recueil gravé par
Francesco Valegio, devenu ensuite Le città del mondo (1599) ; mais il existe nombre d’exemplaires
au contenu variable, et souvent dépourvus de page de titre. Il s’agit cartainement de vues d’abord
vendues en feuilles (F. Bachmann, op. cit., p. 12).

AUTEUR
MARC H. SMITH
École nationale des chartes.

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