Vous êtes sur la page 1sur 48

Annexes des Cahiers de

linguistique et de civilisation
hispaniques médiévales

L’espace et le temps hispaniques vus et construits par les clercs


(IXe-XIIIe siècle)
Patrick Henriet

Citer ce document / Cite this document :

Henriet Patrick. L’espace et le temps hispaniques vus et construits par les clercs (IXe-XIIIe siècle). In: Annexes des
Cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales. N°15, 2003. pp. 81-127;

doi : 10.3406/cehm.2003.1283

http://www.persee.fr/doc/cehm_0396-9045_2003_hos_15_1_1283

Document généré le 02/06/2016


L’espace et le temps hispaniques
vus et construits par les clercs
(e-e siècle)

Patrick H
Université de Paris IV – Sorbonne
GDR 2378 – SIREM (CNRS)

1. Les lignes qui suivent abordent une thématique vaste et complexe, à


travers une grande variété de sources et dans un cadre géographique
morcelé d’un point de vue politique. Elles ne sont pas forcément raison-
nables. On comprendra cependant vite qu’elles ne prétendent en aucun
cas au statut de synthèse. Il s’agit de proposer ici une série de remarques
organisées autour de quelques thèmes dominants. L’objectif a été de
poser un cadre invitant à la critique et à la discussion. Celle-ci fera
immanquablement apparaître, dans bien des cas, le caractère précaire et
artificiel, voire parfois simplement erroné, dudit cadre.
2. On a donc cherché à reconstruire le point de vue des clercs hispa-
niques. Comment, en jouant consciemment sur l’espace et le temps,
ceux-ci ont-ils forgé durant plusieurs siècles des légitimités chrétiennes ?
Quel rôle celles-ci ont-elles joué dans un processus de construction(s)
identitaire(s) ? Cette perspective contribue à expliquer le caractère frag-
mentaire de ces remarques, au-delà même de leur imperfection. On trou-
vera ainsi peu de choses sur le politique proprement dit, si ce n’est en
relation avec les constructions cléricales auxquelles il est indissolublement
lié, il est vrai, à l’époque qui nous occupe. De là aussi l’absence de
réflexion véritable sur les expériences de l’espace et du temps, surtout lors-
qu’elles ne sont pas cléricales1. Il importait de se situer dans la perspective

1. Voir sur ce point Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE, La religiosidad medieval en España.
I. Alta Edad Media (s. VII-X), Oviedo : Universidad de Oviedo, 2000, p. 361-400.

  ,  , , p. 


  

d’une histoire des idéologies et de leurs relations avec la société qui les
produit.
3. Du point de vue des constructions idéologiques « temporelles »,
nous nous sommes demandés si le temps des clercs était « ouvert » ou
« fermé », et aussi comment il s’articulait sur la rupture par excellence,
celle de 711. Nous avons également tenté de mettre en valeur quelques
unes des « constructions mémoriales » (voire « lieux de mémoire ») les
plus importantes de l’histoire de la péninsule, repérables de préférence
sur la totalité de son territoire. Du point de vue des constructions idéolo-
giques « spatiales », nous avons situé au cœur de notre réflexion l’inces-
sante et complexe dialectique entre lieux et espace(s). Quels rapports
l’espace et le locus ont-ils entretenu ? Ont-ils toujours été pensés de façon
autonome et pour eux-mêmes ?
De façon plus générale, quel fut le dosage temps/espace dans les
constructions cléricales ibériques ? Les proportions et les ingrédients ont-
ils toujours été les mêmes, ou bien n’ont-ils pas significativement changé
en fonction des époques et des contextes ? Le plan adopté donne déjà un
élément de réponse à cette question, dans la mesure où il fait apparaître
que les constructions spatiales se sont développées d’autant plus volon-
tiers que l’Hispania chrétienne, consciente de son identité mais aussi de
ses liens avec une Chrétienté en formation, se dilatait.
Reste la question de la spécificité des constructions idéologiques his-
paniques, véritable serpent de mer de la recherche historique. Cette pro-
blématique est périlleuse, dans la mesure où elle est à la fois passionnelle
et souvent mal posée. On peut toujours choisir, selon les présupposés et
les intérêts, de marquer davantage ce qui va dans le sens du spécifique –
dont il serait certes absurde de soutenir qu’il n’existe pas – ou ce qui va
dans le sens du commun – dont il serait dangereux de ne pas reconnaître
qu’il est souvent premier. Poser correctement la question ne peut
d’ailleurs se faire sans adopter, au moins à l’arrière-plan, un point de vue
comparatiste.
4. Le plan adopté est à la fois thématique et chronologique. La pre-
mière partie privilégie les constructions temporelles des e-e siècles, en
tentant de suggérer que celles-ci ne peuvent être comprises sans réfé-
rence au sentiment, exprimé par diverses sources, que l’espace chrétien
est alors, simultanément, incompressible et dominé. La deuxième partie
traite davantage des constructions « mémoriales », envisagées ici, de pré-
férence, à travers des processus d’écriture. Elle tente de mettre en valeur
la place particulièrement importante de ces constructions dans l’histoire
de la péninsule jusqu’au e siècle au moins. La dernière partie étudie
les différentes stratégies et pratiques de « spatialisation chrétienne »,
c’est-à-dire la façon dont les idéologies cléricales investissent les lieux et
’        

l’espace de sens et de significations symboliques. Elle insiste sur le rôle


des villes et des loci sacrés, tout en suggérant que la fin de la période voit
l’apparition d’une conception nouvelle de l’espace ecclésiastique.

T -    ’ 


L’espace nié, le temps répété : les martyrs de Cordoue
Il est difficile de trouver un discours historiographique structuré,
dans l’Espagne chrétienne, avant la fin du e siècle et le règne d’Al-
phonse III2. De façon peut-être paradoxale, la seule entreprise narrative
importante antérieure au cycle des chroniques « alphonsines » émane
d’un milieu chrétien minoritaire, vivant à Cordoue au milieu du
e siècle, sous domination musulmane, et que l’on a pris l’habitude de
désigner comme « martyrs de Cordoue »3. Le prêtre Euloge et, dans une
moindre mesure, son ami Alvar, nous ont laissé un corpus hagiogra-
phique exceptionnel aussi bien en termes de qualité littéraire que d’un
simple point de vue quantitatif 4. Une lecture de ces riches textes sous
l’angle des représentations du temps et de l’espace chrétien peut donc
fournir un bon point de départ pour notre questionnaire5.

2. En tout cas dans les sources conservées. Claudio Sánchez Albornoz avait cependant sup-
posé l’existence d’une chronique remontant au règne d’Alphonse II (783/791-842) : Claudio
SÁNCHEZ ALBORNOZ, « Una crónica asturiana perdida de tiempos de Alfonso II », in :
Orígenes de la nación española, Oviedo : Instituto de estudios asturianos, 1974, vol. II, p. 721-756.
Certains historiens mettent en avant l’existence possible d’un « récit primitif de Covadonga »,
qui pourrait remonter au e siècle : voir récemment Alexander Pierre BRONISCH, Recon-
quista und Heiliger Krieg. Die Deutung des Krieges im christlichen Spanien von den Westgoten bis in frühe 12.
Jahrhundert, Münster : Aschendorff, 1998 (Spanische Forschungen der Görresgesellschaft,
zweite Reihe 35). Sur les problèmes qu’entraîne cette hypothèse, Patrick HENRIET, « L’idéo-
logie de guerre sainte dans le haut Moyen Âge hispanique », Francia, 29/1, 2002, p. 171-220,
ici p. 203-208.
3. Edward P. COLBERT, The martyrs of Córdoba (850-859) : a study of the sources, Washington
D. C. : Catholic university of America press, 1962 ; Franz Richard FRANKE, « Die freiwilli-
gen Märtyrer von Cordova und das Verhältnis der Mozaraber zum Islam (nach den Schriften
des Speraindeo, Eulogius und Alvar) », Gesammelte Aufsätze zur Kulturgeschichte Spaniens, 13, 1958,
p. 1-170 ; Dominique MILLET-GÉRARD, Chrétiens mozarabes et culture islamique dans l’Espagne
des VIIIe-IXe siècles, Paris : Études augustiniennes, 1984 ; Kenneth Baxter WOLF, Christian martyrs
in muslim Spain, Cambridge : Cambridge university press, 1988 ; Jessica A. COOPE, The martyrs
of Córdoba. Community and family conflict in an age of mass conversion, Lincoln/Londres : Nebraska
university press, 1995.
4. Juan GIL, Corpus scriptorum Muzarabicorum, 2 vol., Madrid : Instituto Antonio de Nebrija,
1973 (Consejo superior de investigaciones científicas. Manuales y anejos de Emerita, XXVIII),
vol. I, p. 330-343 (Alvar, Vita Eulogii), et vol. II, p. 363-495 (œuvres hagiographiques d’Euloge).
5. Je reprends ici quelques observations formulées dans Patrick HENRIET, « Clercs et
laïques chez Euloge de Cordoue : une vision de la communauté des chrétiens », in : Michel
LAUWERS (éd.), Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (IXe-
XIIe siècle), Nice : APDCA (Collection d’Études Médiévales de Nice, 4), 2002, p. 93-141.
  

En règle générale, l’hagiographie latine chrétienne peut être considé-


rée comme un bon observatoire pour une étude des stratégies de spatia-
lisation chrétienne. Les saints agissent en des lieux qu’ils marquent par-
fois de leur présence in vivo, puis, dans tous les cas, de leurs corps saints.
Leurs reliques permettent après la mort de sacraliser des lieux autour
desquels s’organisent des centres religieux, monastiques ou épiscopaux,
qui tirent parti de leur possession pour augmenter leur capital symbo-
lique et leur puissance économique, politique, sociale, idéologique6.
Dans le cas des martyrs de Cordoue, ce schéma se trouve faussé dès le
départ. La raison majeure en est le type de mort choisi par ces quelques
dizaines de chrétiens, intransigeants avec le pouvoir musulman et ses
alliés chrétiens. La mort martyriale pour blasphème amène en effet les
autorités islamiques à étouffer dans l’œuf toute tentative d’organisation
d’un culte public digne de ce nom. Les cadavres des suppliciés sont
d’abord exposés plusieurs jours, de façon à bien montrer leur décompo-
sition, puis ils sont jetés dans le Guadalquivir. Lorsque les membres de la
communauté chrétienne retrouvent plus ou moins miraculeusement tout
ou partie des cadavres, ils peuvent certes les faire inhumer dans l’un de
leurs monastères, mais les saints ossements ne peuvent en aucun cas
devenir des lieux de pèlerinage réputés7. Dès l’époque des martyrs, puis,
encore, à la fin du e siècle et au e siècle, quelques-uns des corps les
plus prestigieux sont d’ailleurs transférés dans les régions chrétiennes :
dans la lointaine Francia (Saint-Germain-des-Prés), à Oviedo ou encore à
Leyre, en Navarre8. Cette situation particulière se trouve reflétée dans les
diverses œuvres hagiographiques d’Euloge, qui ne mettent guère en
valeur, et pour cause, le phénomène de la spatialisation chrétienne. La
quasi absence de miracles des martyrs de Cordoue est assurément liée à
ce phénomène, original s’il est rapporté au genre littéraire hagiogra-

6. Pour s’orienter dans l’immense bibliographie relative au rôle des reliques dans le monde
chrétien médiéval, voir Arnold ANGENENDT, Heilige und Reliquien. Die Geschichte ihres Kultes
vom frühen Christentum bis zur Gegenwart, Munich : Beck, 1994. Collection récente d’études, dans
une perspective moins théologique et davantage « en situation » : Edina BOZÓKY et Anne-
Marie HELVÉTIUS (dir.), Les reliques. Objets, cultes, symboles. Actes du colloque international de l’Uni-
versité du Littoral - Côte d’Opale (Boulogne-sur-Mer), 4-6 septembre 1997, Turnhout : Brepols, 1999
(Hagiologia 1).
7. Liste des martyrs avec traitement du corps et lieu d’inhumation dans Patrick HENRIET,
« Clercs et laïques… », art. cit.
8. Saint-Germain (Georges, Aurèle et Nathalie) : PL 115, col. 939-966. Voir John TOLAN,
« Reliques et païens : la naturalisation des martyrs à Saint-Germain (e siècle) », in : Philippe
SÉNAC (dir.), Aquitaine-Espagne (VIIIe-XIIIe siècle), Poitiers : Université de Poitiers / CESCM,
2001, p. 39-55 (donne toute la bibliographie antérieure). Oviedo (Euloge) : Armando COTA-
RELO Y VALLEDOR, Alfonso III el Magno, Madrid : V. Suárez, 1933, p. 289-291 (pas de
textes contemporains). Leyre (Nunilon et Alodia) : Juan GIL FERNÁNDEZ, « En torno a las
santas Nunilon y Alodia », Revista de la Universidad de Madrid, 19, 1974, t. IV, p. 103-140 (avec
édition du récit de la translation). Sur ce dernier texte, voir aussi note 165.
’        

phique9. C’est en réalité sur un autre axe, celui du temps, qu’Euloge


construit toute la légitimité des martyrs de Cordoue et donne un sens à
leur entreprise.
En effet, si les martyrs peinent aussi bien après leur mort que de leur
vivant à organiser ou à sacraliser un espace qui reste dominé par l’islam,
ils prennent une sorte de revanche sur l’axe temporel, Euloge jouant à
plaisir de celui-ci afin d’assurer la parfaite légitimité des martyrs cor-
douans. Ses opposants chrétiens soutenaient que la rébellion contre un
pouvoir reconnaissant l’existence d’un dieu unique et laissant les chré-
tiens exercer à peu près librement leur religion était dénuée de toute légi-
timité10. Euloge va donc montrer que le supplice de ses contemporains,
puis, bientôt, le sien, sont comparables en tout point à celui des martyrs
antiques11. Les persécutions de Dioclétien ou d’Abd al-Rahman II sont
identiques et les saints martyrs des années 850 se comportent exacte-
ment de la même façon que ceux des années 320. Euloge, mais aussi
Alvar, rappellent volontiers que les saints de leur temps lisent les passions
des martyrs antiques, alors disponibles dans les recueils appelés par les
historiens Passionnaires hispaniques12. Certains d’entre eux voient même tel
ou tel de leurs illustres prédécesseurs leur apparaître en rêve pour les
exhorter à suivre leur exemple13. Le style et le lexique mêmes d’Euloge
sont souvent directement tributaires du Passionnaire, voire de Prudence, le
chantre des martyrs hispaniques de l’Antiquité14.
Il est ainsi possible d’affirmer que dans le plus important corpus

9. Textes d’Euloge relativisant l’importance du culte des reliques : Memoriale sanctorum, I, 26,
GIL (éd.), vol. II, p. 389, et aussi Liber apologeticus martyrum, ibid., p. 492.
10. « Nam isti tirones et nostrorum temporum confessores [les chrétiens opposés au mouve-
ment martyrial] ab ictu mucronis celerem tantummodo excipientes interitum, nullam furen-
tium acerbitatem perpessi tortorum, non sub diutinum desudarunt stimulum, praesertim cum
ab hominibus Deum colentibus et caelestia iura fatentibus compendiosa morte perempti
sunt », Liber apologeticus martyrum, GIL (éd.), vol. II, p. 477-478.
11. Voir Jacques FONTAINE, « La literatura mozarabe “extremadura” de la latinidad cris-
tiana antigua », in : Arte y cultura mozarabe (I Congreso internacional de estudios mozarabes, Tolède,
1975), Tolède : Instituto de estudios visigótico-mozárabes de San Eugenio, 1979, p. 101-137,
et plus généralement Kenneth Baxter WOLF, Christian Martyrs, op. cit., p. 86-95. Du second des
martyrs, Isaac, Alvar dit que Dieu l’a poussé afin qu’il manifestât que « in novissimus tempori-
bus victores haberet qui bella domini et instinctu quo prisci intentaverant preliarent », Indiculus
luminosus, 12, GIL (éd.), vol. II, p. 285).
12. ALVAR : Indiculus luminosus, 3, GIL (éd.), vol. I, p. 274-275. Voir Jacques FONTAINE,
« La literatura mozárabe… », art. cit. En citant la Passion d’Emeterius et Celodonius, vraisembla-
blement écrite à la fin du e siècle, Euloge croit sans doute utiliser un texte antique. Édition
du Passionnaire hispanique : Ángel FÁBREGA GRAU, Pasionario hispánico, 2 tomes,
Madrid/Barcelone : Instituto Enrique Flórez, 1963-1965.
13. EULOGE, Memoriale sanctorum, III, 8, GIL (éd.), vol. II, p. 445-446. Voir aussi ibid., II, 5,
GIL (éd.), p. 404 (apparition de martyrs cordouans « modernes »), ou III, 11, 3, GIL (éd.),
vol. II, p. 453 (imitation de la martyre Eulalie de Barcelone, sans apparition).
14. Voir Jacques FONTAINE, « La literatura mozárabe… », art. cit., p. 110.
  

narratif du e siècle, voire de tout le haut Moyen Âge hispanique, les
légitimités chrétiennes se fondent sur une temporalisation plus que sur
une spatialisation. Il est impossible de ne pas voir dans ce fait le reflet
d’une situation d’assujettissement du christianisme à l’islam. Dominé,
l’espace ne semble pas en passe d’être récupéré, à court ou moyen terme,
par les chrétiens. Le temps joue donc un rôle de refuge et se prête à une
lecture qui fonde, sur un plan symbolique, la victoire des chrétiens – soit
leur mort pour le Christ. Cette temporalisation, résolument tournée vers
le passé, permet de déchiffrer le présent, voire, mais de façon secondaire,
le futur15. Le contexte était évidemment très différent en territoire
chrétien, mais il n’est pas certain que les relations espace/temps aient
toujours été pensées en termes opposés.

Le temps immobile en territoire chrétien


Les sources à notre disposition pour repérer les constructions spatio-
temporelles du haut Moyen Âge hispanique sont relativement nom-
breuses : chroniques, vies de saints (rares), œuvres exégétiques et théolo-
giques – essentiellement Beatus –, enluminures, etc. On prendra juste-
ment pour point de départ une image, qui nous a été conservée dans l’un
des plus célèbres manuscrits de cette époque, le codex dit Aemilianensis,
composé à San Millan de la Cogolla en 993 ou 99416. Cette image, étu-
diée voici une quarantaine d’années par Otto Werckmeister, joue peut-
être mieux que toute autre sur le double registre de l’espace et du
temps17. Elle illustre une liste des diocèses de l’Hispania et de la Narbon-
naise par la représentation symbolique de douze évêques, disposés dans
un cercle idéal clairement inspiré des roses des vents présentes dans
certains manuscrits du haut Moyen Âge18. Les évêques hispaniques

15. Sur le discours eschatologique des martyrs de Cordoue, voir Kenneth Baxter WOLF,
Christian Martyrs, op. cit., p. 93-94 ; Luis A. GARCÍA MORENO, « Monjes y profecías cristia-
nas próximo-orientales en el al-Andalus », Hispania Sacra, 51, 1999, p. 91-100 ; John TOLAN,
« Réactions chrétiennes aux conquêtes musulmanes. Étude comparée des auteurs chrétiens de
Syrie et d’Espagne », Cahiers de civilisation médiévale, 44, 2001, p. 349-367, ici p. 357-358.
16. Escorial, d.I.1. Description par Guillermo ANTOLÍN, « El códice Emilianense del Esco-
rial », La Ciudad de Dios, 72, 1907, p. 184-195, 366-378, 542-551, 628-641 ; 76, 1908, p. 310-
323, 457-470 ; 77, 1909, p. 48-56 et 131-136 ; id., Catálogo de los códices latinos del Escorial,
Madrid : Imprenta Helénica, 1910, vol. I, p. 320-368. Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, Libros y
librerías en la Rioja medieval, Logroño : Instituto de estudios riojanos, 1991, p. 155-162, et Sole-
dad de SILVA Y VERÁSTEGUI, Iconografía del siglo X en el reino de Pamplona-Nájera, Pamplona :
Diputación foral de Navarra, 1984, p. 46-52 et 68-72 (pour l’iconographie).
17. Otto-Karl WERCKMEISTER, « Das Bild zur Liste der Bistümer Spaniens im Codex
Æmilianensis », Madrider Mitteilungen, 9, 1968, p. 399-423.
18. Voir Jacques FONTAINE, Isidore de Séville. Traité de la nature, Bordeaux : Féret (Bibliohèque
de l’École des hautes études hispaniques, XXVIII), 1960, p. 15-18, et du même, Isidore de
Séville. Genèse et originalité de la culture hispanique au temps des wisigoths, Turnhout : Brepols, 2000,
’        

occupent donc un espace qui, d’une certaine façon, est celui du cosmos.
Mais en 993/994, sur les dizaines de diocèses mentionnés dans la liste,
seuls quelques-uns étaient encore aux mains des chrétiens. En permet-
tant aux évêques de l’antique Hispania d’occuper symboliquement la
totalité de l’espace terrestre, cette enluminure, qui ne semble pas repro-
duire un modèle antérieur, nie donc le passage du temps, la conquête
d’une grande partie de la péninsule par les musulmans et la rétraction
consécutive de l’espace chrétien. L’intérêt apparent pour la carte ecclé-
siastique, concrétisé ici par le souci des listes de diocèses, repose donc, in
fine, sur une négation de sa réalité actuelle, au nom d’un temps fixe et
soustrait à l’Histoire19.
Cette conception supra-historique du temps se trouve par ailleurs
exposée avec insistance dans le commentaire de l’Apocalypse de Beatus.
Composé en plusieurs étapes à la fin du e siècle, celui-ci a ensuite été
régulièrement recopié jusqu’au e siècle. Or la mise en avant du
contexte historique et des velléités combatives de Beatus de Liebana ont
souvent amené à voir dans le Commentaire et ses illustrations une œuvre
remplie d’allusions plus ou moins voilées à la présence de l’islam20. Il
peut cependant sembler tout aussi légitime d’insister sur leur caractère
résolument a-historique. On peut certes discuter – mais sans pouvoir
s’appuyer sur des sources, ce qui risque de rendre très vite les prises de
position assez oiseuses – de la façon dont le Commentaire était lu ou
entendu. Mais en ce qui concerne son contenu, les choses semblent
claires. Beatus reproduit fidèlement ses sources sans les actualiser, sans
leur insuffler aucune dose conséquente d’historicisme21. Il reste que
Beatus et ses lecteurs ont tout de même fait de l’Apocalypse, qui avait

p. 297-310. Pour les roses des vents des manuscrits Albeldense et Æmilianense, Soledad de SILVA
Y VERÁSTEGUI, Iconografía del siglo X, op. cit., p. 452-457.
19. Voir, dans une optique un peu différente de Werckmeister, qui met l’accent sur la dimen-
sion anti-islamique de cette enluminure, Patrick HENRIET, « Du cosmos à la Chrétienté.
Images d’évêques dans quelques manuscrits hispaniques des e-e siècles », in : Actes du
colloque La imagen del obispo en la Edad Media (Pampelune, 7 et 8 mai 2001), à paraître.
20. Mise au point bibliographique de John WILLIAMS, The illustrated Beatus, Londres :
Harvey Miller, 1994, vol. I, p. 129-142.
21. Il est vrai que dans la « branche II » du Commentaire, diverses illustrations montrent sans
doute une volonté de faire allusion à l’adversaire musulman. Mais de là à parler de pro-
gramme anti-islamique, il y a un pas qu’il semble difficile de franchir. Ce discours combatif,
qui reste pour le moins feutré, a été mis en valeur par Otto-Karl WERCKMEISTER dans
différents travaux, en particulier « Islamische Formen in spanischen Miniaturen des 10.
Jarhunderts und das Problem der mozarabischen Buchmalerei », in : L’Occidente e l’islam nell’alto
medioevo, Spolète : Presso la sede del Centro (Settimane di studio del Centro italiano di studi
sull’alto medioevo, 12), 1965, p. 933-967. Beaucoup plus favorable à l’a-historicisme, John
WILLIAMS, The illustrated Beatus, op. cit., vol. I, p. 138 sq. Du point de vue textuel et non ico-
nographique, la principale innovation de Beatus est le rôle attribué à saint Jacques dans
l’évangélisation de l’Espagne, au prologue du livre II.
  

déjà un rôle important dans la liturgie wisigothique, l’un des livres


bibliques les plus influents du haut Moyen Âge hispanique. Il a bien
existé, d’une façon ou d’une autre, un discours eschatologique spécifique
à la péninsule ibérique. Dans quelle mesure celui-ci a-t-il influencé les
représentations du temps ?

Discours eschatologiques du haut Moyen Âge :


fermeture de l’Histoire ou avenir radieux ?
Diverses études ont bien mis en valeur l’existence d’un discours eschato-
logique proprement hispanique au cours du haut Moyen Âge22. On peut
en retracer brièvement l’histoire. Isidore de Séville rappelle dans les Éty-
mologies la division des temps héritée d’Eusèbe de Césarée, soit six âges
de mille ans23. Malgré l’avertissement d’Isidore – Dieu seul sait combien
de temps reste avant l’achèvement du sixième âge –, fidèle à la « ferme-
ture eschatologique » augustinienne24, il pouvait y avoir là une invitation
à calculer la date de la fin du monde. C’est ce que fait dès 742 l’auteur
d’un ajout à la Chronique de Jean de Biclar25, c’est ce que semble faire
encore, quelques décennies plus tard et tout en se situant dans la tradi-
tion augustino-isidorienne, Beatus, dans le prologue de son Commentaire
de l’Apocalypse26. Encore faudrait-il prouver que dans l’esprit des clercs

22. Juan GIL, « Judíos y cristianos en Hispania (s.  y ) (Continuación) », Hispania sacra,
31, 1978-1979, p. 9-88 ; Adeline RUCQUOI, « Mesianismo y milenarismo en la España
medieval », Medievalismo, 6, 1996, p. 9-31 ; id., « El fin del milenarismo en la España de los
siglos  y  », in : Milenarismos y milenaristas en la Europa medieval, Logroño : Instituto de estudios
riojanos (IX Semana de estudios medievales de Nájera), 1999, p. 280-304. Voir aussi la
récente mise au point de Thomas DESWARTE, « La prophétie de 883 dans le royaume
d’Oviedo : attente adventiste ou espoir d’une libération politique ? », Mélanges de science religieuse,
58, 2001, p. 39-56.
23. Isidore de Séville, Étymologies, V, 39, José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS CAS-
QUERO (éd.), Madrid : BAC (Biblioteca de autores cristianos, 433), 1993, vol. I, p. 553-565.
24. « Residuum sextae aetatis tempus Deo soli est cognitum », Étymologies, V, 39, éd. cit.,
p. 564, ainsi que le colophon de la Chronica, éd. Théodore MOMMSEN, MGH, AA, XI, Ber-
lin, 1894, p. 481 (« Residuum saeculi tempus humanae investigationis incertum est »…). Sur la
« fermeture eschatologique augustinienne », voir Augustin, Ep. 199 (Lettre à Hesychius : De fine
saeculi), CSEL, 57, Aloisius GOLDBACHER (éd.), Vienne : F. Tempsky, 1911, p. 243-292, et
Jean-Paul BOUHOT, « Hesychius de Salone et Augustin : lettres 97-198-199 », in : Anne-
Marie DE LA BONNARDIÈRE (éd.), Saint Augustin et la Bible, Paris : Beauchesne (Bible de
tous temps), 1986, p. 229-250, ainsi que David LANDES, « The fear of an apocalyptic year
1000 : Augustinian historiography, medieval and modern », Speculum, 75, 2000, p. 97-145.
25. MGH, AA, XI, p. 169, mais la phrase finale (« post hac quippe supersunt usque ad finem
sexte huius etatis vel introitu septime etatis, in qua dominus in maiestate prestolatur adventus,
anni… ») n’est pas terminée. Voir Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, De Isidoro al siglo XI. Ocho estudios
sobre la vida literaria peninsular, Barcelone : El Albir, 1976, p. 133-135, et Juan GIL, « Los terrores
del año 800 », in : Actas del Simposio para el estudio de los códices del « Comentario al Apocalipsis » de Beato
de Liebana, Madrid : Joyas bibliográficas, 1978, p. 215-247, ici p. 219.
26. « Ita, ut supra dictum est, intelligere debet et expectare et timere omnis catholicus, et hos
XIIII annos tamquam unam horam putare… », Beatus, In Apocalypsin, IV, 5, J. GONZALEZ
’        

médiévaux qui maniaient ces computs, l’achèvement théorique du


sixième âge marquait nécessairement la fin du monde ou, à tout le moins, le
début d’une période de troubles marquée par la venue de l’Antéchrist.
Dans son De comprobatione sextae aetatis, Julien de Tolède calculait en effet,
sans sourciller, qu’il écrivait en l’an 6011 depuis la création du monde
(soit après la fin du sixième âge), mais il n’en tirait aucune conséquence
particulière sur le plan eschatologique27. Entre le dernier tiers du e et
la fin du e siècle, les témoignages d’angoisse eschatologique semblent
cependant se multiplier. Ils posent donc la question du poids des spécula-
tions relatives à la fin des temps dans les mises au point idéologiques du
haut Moyen Âge hispanique. Il importe ici de ne pas schématiser un
sujet aussi difficile que polémique. Nous ne donnerons donc qu’un bref
aperçu de certains des problèmes qui peuvent être posés, accompagné de
quelques remarques ou propositions. La première question porte sur
l’orientation réelle du discours apocalyptique, si important à partir de
l’époque wisigothique puis, évidemment, de Beatus : eschatologie pro-
phétique, croyance en l’imminence de la fin du monde, ou plus générale-
ment construction ecclésiologique soustraite aux aléas de l’Histoire ? La
seconde difficulté consiste à interpréter correctement les diverses pro-
phéties élaborées ou réélaborées en Espagne à partir de la fin du
e siècle : qu’est-ce au juste qu’une prophétie ? Avons-nous affaire aux
fragments d’un discours eschatologique marqué par l’angoisse, ou à une
affirmation d’optimisme face au futur ? En d’autres termes, y a-t-il fer-
meture ou ouverture de la trame temporelle ?
On sait qu’il y a au moins deux Beatus, et en réalité beaucoup plus :
celui qui écrit un Commentaire de l’Apocalypse dès les années 770, et celui
qui, jusqu’au e siècle, est copié, lu et enluminé en différents monas-
tères de la péninsule, voire même au nord des Pyrénées. Le texte du
Commentaire montre ici et là, en particulier dans sa seconde édition, les
signes d’une croyance imminente en la fin des temps, fixée à l’année
80028. Beatus prend cependant soin de préciser, sur un mode parfaite-

ECHEGARAY, A. DEL CAMPO et L.G. FREEMAN (éd.), Obras completas de Beato de Liebana,
Madrid : BAC, 1995, p. 380 (cette édition reprend avec des améliorations celle de Flórez,
introuvable). Voir aussi celle d’Eugenio ROMERO POSE, Sancti Beati a Liebana commentarius in
Apocalypsin, Rome : Typis officinae polygraphicae, 1985.
27. « Ab initio mundi usque ad Christum computandos esse diximus annos 5325, quibus si
addantur anni ab incarnatione Domini 686 usque in praesentem diem, id est quando serenis-
simus Ervigius princeps sextum imperii sui videtur habere annum, computati sub uno 6011
anni efficiuntur », De comprobatione sextae aetatis, III, 10, Jocelyn N. HILLGARTH (éd.), CCSL,
115, Turnhout : Brepols, 1976, p. 212. Citant Mt 24, 36, Julien prenait d’ailleurs ses précau-
tions : « “Reliquum igitur huius sextae aetatis tempus”, id est, a praesenti die usque in horam
ipsam finis saeculi, quot annorum spatiis protendatur, “soli Deo est cognitum est” », ibid.,
p. 211.
28. Juan GIL, « Los terrores del año 800 », art. cit.
  

ment augustinien, qu’il convient de ne pas se livrer à des calculs trop


précis29. De fait, le modèle qui soutient tout son commentaire, lequel,
rappelons-le, est davantage une compilation qu’une œuvre originale,
n’est autre que Tyconius († c. 390), soit l’exégète antique qui a sans doute
fait le plus pour imposer une vision allégorique et non littérale du der-
nier livre de la Bible30. C’est bien un discours ecclésiologique général qui
domine. On a parfois vu, cependant, une inflexion eschatologique dans
les enluminures transmises par les copies du e siècle. Le rôle du copiste
Maius et l’approche de l’an Mil auraient alors fait du Commentaire de Bea-
tus, en tout cas si l’on en croit Umberto Eco, une sorte de manifeste mil-
lénariste31. Les éléments permettant d’aller dans ce sens restent cepen-
dant faibles, pour ne pas dire inexistants. Le colophon par lequel Maius
met un terme, dans les années 940, au Beatus léonais aujourd’hui
conservé à la Pierpont Morgan Library de New York, précise il est vrai
que le codex a été composé « pour que ceux qui savent, craignent la
venue du Jugement à venir de la fin du monde »32. Mais faut-il vraiment
y voir la conviction d’une Parousie imminente ? Il est tout aussi loisible
de penser que nous sommes là face à un discours pénitentiel chrétien
général, voire classique, l’Apocalypse invitant naturellement à parler des
fins dernières sans impliquer de prédiction au sens strict du terme. Il est
cependant exact que selon les époques et les milieux, la lecture du Com-
mentaire de Beatus a connu des inflexions significatives, qu’il n’y a pas
lieu de retracer ici. Mais il semble bien qu’à toutes les époques, entre
e et e siècle, ce soit bien le discours a-historique qui ait dominé.
L’Apocalypse offrait une sorte de refuge ecclésiologique permettant de
faire face à toutes les situations. Composé en période de crise dogma-
tique (adoptianisme) et de faiblesse chrétienne face à la poussée isla-
mique, le traité de Beatus offrait, sur la base d’une solide tradition d’exé-
gèse allégorique, une explication du monde et de l’Histoire qui reléguait
au second plan les tentatives de littéralisme.

29. « […] et de supputatione annorum supra non quarere : et diem extremi saeculi, vel tem-
pus, supra non quaerat investigare quem nemo scit nisi Deus solus », Beatus, In Apocalypsin, IV,
5, éd. cit., p. 380.
30. Eugenio ROMERO POSE, « Ticonio y su comentario al Apocalipsis », Salmanticensis, 32,
1985, p. 35-48 ; Kenneth B. STEINHAUSER, The Apocalypse commentary of Tyconius : a history of
its reception and influence, Francfort/Berne/New York/Paris : P. Lang, 1987.
31. Umberto ECO, Beatus de Liébana. Miniatures du « Beatus » de Ferdinand Ier et Sanche (sic) (Manus-
crit BN Madrid Vit. 14-2), Milan/Paris : F. M. Ricci, 1982, ou id., « Beato de Liébana, el Apoca-
lipsis y el milenio », Cuadernos del norte, 3/14, 1982, p. 2-20. Voir John WILLIAMS, The illustra-
ted Beatus, op. cit., vol. I, p. 116-117. Sur les terreurs de l’an Mil, Sylvain GOUGUENHEIM,
Les fausses terreurs de l’an Mil, Paris : Picard, 1999.
32. « Inter eius decus verba mirifica / Storiarumque depinxi per seriem, / ut scientibus ter-
reant iudicii futuri adventui peracturi seculi ». Voir John WILLIAMS, The illustrated Beatus,
op. cit., vol. II, p. 21.
’        

Il n’en allait pas de même des différentes prophéties qui se répandi-


rent à partir du e siècle. En 883, l’auteur anonyme de la pièce dite
« Chronique prophétique » depuis Manuel Gómez Moreno annonçait
très précisément la fin de la domination musulmane, à l’issue d’une
période de cent soixante-dix ans après l’arrivée des « Sarrazins » et
« dans un temps très proche » (884)33. Mais il ne faut sans doute pas
confondre prophétie et angoisse eschatologique de la fin des temps. Ce
que le chroniqueur annonçait en 883, c’était bien la victoire des chré-
tiens, la « paix du Christ » pour la « sainte Église » et l’abaissement des
fils d’Ismaël, qui avaient été l’instrument de la colère de Dieu34. Cette
prophétie optimiste était par ailleurs malléable, c’est-à-dire susceptible
d’être adaptée aux besoins du temps. Un peu moins d’un siècle après sa
rédaction, la Chronique prophétique fut copiée dans le codex de Saint-
Martin d’Albelda dit Albeldense (976) : la ruine des ennemis du Christ, qui
n’avait évidemment plus aucun sens appliquée à l’année 884, était désor-
mais prévue à la fin d’une période de 270 ans de domination ismaélite,
et non de 170, soit pour l’année 98435… Quel que soit le contexte – on
est ici à l’époque, particulièrement difficile pour les chrétiens, d’al-
Mansur –, l’avenir est donc radieux. On ne soutiendra certes pas qu’il
n’existe pas dans l’Espagne des e-e siècles un intérêt renouvelé pour
l’eschatologie. Mais de là à voir dans les textes dont nous disposons une
croyance généralisée en la prochaine fin de l’Histoire, il y a sans doute
un pas que l’on n’est pas obligé de franchir. Un dernier exemple. Le
court texte intitulé De fine mundi dans le codex dit de Roda, semble
annoncer la fin du monde pour l’année 90036. Il reprend pour ce faire
les calculs de Beatus, qui voyait se profiler la fin du sixième âge pour
l’année 800. Mais l’auteur anonyme de ce petit traité rappelle soigneuse-
ment qu’il est impossible de connaître la date de la fin du monde, et sur-
tout il utilise son comput pour dispenser un enseignement monastique

33. Manuel GÓMEZ MORENO, « Las primeras crónicas de la Reconquista : el ciclo de


Alfonso III », Boletín de la Real Academia de la historia, 100, 1932, p. 562-628 et p. 575 pour l’ap-
pellation de Chronique prophétique. « Proximio tempore ecclesiam suam iubeat ab ismaelitarum
iugo eripere ipse qui vivit et regnat in secula seculorum », Juan GIL (éd.), Chronica albeldensia,
XIX/4, p. 188.
34. « Inimici ad nicilum redigantur et pax Christi ecclesie sancte reddatur… », ibid., XIX/2,
p. 187. Pour une interprétation de la Chronique prophétique comme « espoir d’une libération poli-
tique » plutôt que comme texte d’« attente adventiste », voir aussi Thomas DESWARTE, « La
prophétie de 883 dans le royaume d’Oviedo… », art. cit.
35. Juan GIL, « Judios y cristianos… », art. cit., p. 67. Texte : ES XIII, p. 465, ou Juan GIL,
Crónicas asturianas, éd. cit., p. 187.
36. « Finivit [lire « finibit »] sexta etas in era DCCCCXXXVIII », Juan GIL (éd.), « Textos
olvidados del códice de Roda », Habis, 2, 1971, p. 165-178, ici p. 170-171.
  

très classique sur la nécessité de se préparer chaque jour à la mort,


laquelle ne peut jamais être très éloignée37.
Opposer d’une part une mentalité eschatologique et prophétique,
laquelle apparaît bel et bien dans les textes que nous venons de citer
ainsi que dans quelques autres, d’autre part une conception de l’His-
toire comme continuum temporel ouvert sur le futur, ne reflète sans doute
que très imparfaitement la réalité. Peut-être s’agit-il même purement et
simplement d’un contre-sens. La Chronique prophétique et la plupart des
textes eschatologiques répertoriés apparaissent dans un milieu, celui
d’Alphonse III, et dans des manuscrits – codex Albeldense, codex de
Roda – qui accordent parallèlement une grande importance au droit et
à l’Histoire, soit, d’une certaine façon, au passé et au présent38. C’est
précisément à ce moment que sont rapportés les succès, plus ou moins
réels, plus ou moins imaginaires ou reconstruits, des chrétiens face aux
musulmans39. L’époque des préoccupations eschatologiques est donc
aussi, pour reprendre une expression de Peter Linehan, celle de
l’« invention de la Reconquête »40. La conviction que la domination
musulmane fait partie du plan divin et approche de sa fin débouche
donc sur un intérêt prononcé pour le futur, que l’on imagine volon-
tiers radieux, et par conséquent sur une réappropriation du temps de
l’Histoire41.

37. « Residuum seculi tempus humane investigationi incertum est », ibid., p. 171. Plus loin :
« Finis ergo mundi longe sit, prope sit, nemo scit. Finis noster in hac vita longe esse non
potest, et ideo vibamus tamquam morituri et moriamur tamquam semper victuri… », ibid.,
p. 170.
38. Le codex Albeldense (Bibliothèque de l’Escorial, d.I.2) comprend en particulier la Collectio
Hispana (fol. 20ro-340vo) et la lex Visigothorum (fol. 359ro-422vo). Le codex de Roda (Madrid,
Biblioteca de la Real Academia de la historia, cód. 78) est composé de deux ensembles, A et B.
B comprend, outre la Chronique prophétique, les textes historiographiques d’Isidore de Séville et
la Chronique dite d’Alphonse III (version Rotense). Description de l’Albeldense et bibliographie
dans Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, Libros y librerias, op. cit., p. 63-71. Pour le codex de Roda, ibid.,
p. 32-42, et Elisa RUIZ GARCÍA, Real Academia de la historia. Catálogo de la sección de códices,
Madrid : Real Academia de la historia, 1997, p. 395-405.
39. À commencer par la bataille de Covadonga, qui a été datée en 718, 721 ou 737. Sur
Covadonga dans l’historiographie, commode résumé dans Alexander Pierre BRONISCH,
Reconquista und heiliger Krieg, op. cit., p. 256-258.
40. Peter LINEHAN, History and the historians of medieval Spain, Oxford : Clarendon press,
1993, p. 95-127.
41. Voir Adeline RUCQUOI, « Mesianismo y milenarismo… », art. cit., et id., « El fin del
milenarismo… », art. cit. Selon l’auteur, le e siècle et la première moitié du e se caractéri-
sent par « el abandono de las esperanzas milenaristas y escatológicas a favor de un asentamiento en la Histo-
ria » (« Mesinismo y milenarismo… », p. 26-27). Mon exposé tend quant à lui à rendre cette
« entrée dans l’Histoire » contemporaine des textes eschatologiques des e et e siècles. Voir
aussi Thomas DESWARTE, « La prophétie de 883… », art. cit.
’        

T    


La mise en ordre du temps ou l’écriture de l’Histoire
C’est à partir de la fin du e siècle que l’on commence à réécrire l’His-
toire en péninsule, puisqu’il n’y a guère de chronique digne de ce nom
entre la fin de l’époque wisigothique et le règne d’Alphonse III42. En
termes quantitatifs, la production historiographique ibérique reste
cependant relativement médiocre avant le e siècle. À peu près rien au
e siècle, puis quelques œuvres telles que la Chronique de Sampiro au e,
l’Historia dite à tort silense au début du e, la Chronique d’Alphonse VII, la
Chronique de Nájera et quelques autres pièces encore43. Encore la partie
occidentale de la péninsule est-elle, pour cette époque, mieux représentée
que la partie orientale. Il faut attendre le e siècle pour avoir une véri-
table chronique – les Gesta comitum Barchinonensium – en Catalogne44. Il
faut bien reconnaître qu’en termes de production écrite, et abstraction
faite des actes de la pratique, la péninsule ne supporte guère la comparai-
son avec ce qui se faisait à la même époque, soit avant le e siècle, dans
le reste de l’Occident chrétien45. Il est cependant possible, voire souhai-
table, d’aborder le problème autrement. Si l’on rapporte la production
historiographique proprement dite aux autres œuvres narratives, en par-
ticulier aux textes hagiographiques, qui, eux aussi mais selon d’autres
règles, construisent et ordonnent le passé, la part des chroniques apparaît
en effet singulièrement élevée. Le raisonnement est le même si l’on prend
en compte l’ensemble des productions « culturelles ». On peut donc

42. Article classique de Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, « La historiografía hispana desde la inva-
sión arabe hasta el año 1000 », in : La storiografia altomedievale, Spolète : Presso la sede del centro
(Settimane di studio del Centro di studi sull’alto Medioevo, 17), 1970, vol. I, p. 313-343 (repris
dans De Isidoro al siglo XI, op. cit., p. 205-234). Voir aussi le catalogue et la bibliographie donnés
par Mario HUETE FUDIO, La historiografía latina medieval en la península ibérica (siglos VIII-XII).
Fuentes y bibliografía, Madrid : Universidad Autónoma de Madrid, 1997.
43. Sampiro : Justo PÉREZ DE URBEL (éd.), Sampiro ; Su crónica y la monarquía leonesa en el
siglo X, Madrid : CSIC, 1952, p. 275-345 ; Historia silense : Justo PÉREZ DE URBEL et Atilano
GONZÁLEZ RUIZ-ZORRILLA (éd.), Madrid : CSIC, 1959 ; Chronica Adefonsi imperatoris,
Antonio MAYA SÁNCHEZ (éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 71), 1990 ; Chronica naierensis,
Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 71A), 1995.
44. Gesta comitum Barchinonensium, Lucien BARRAU-DIHIGO et Jaume MASSÓ I TOR-
RENTS (éd.), Barcelone : Institut d’estudis catalans, 1925. Voir Miquel COLL I ALEN-
TORN, « La historiografía de Catalunya en el període primitiu », Estudis romànics, 3, 1951-
1952, p. 187-194.
45. Il est cependant d’autres régions dans lesquelles les sources narratives restent longtemps
peu nombreuses, contrairement aux documents de la pratique ou, plus généralement, prag-
matiques : voir ainsi Jacques PAUL, « Le contraste culturel entre le Nord et le Midi dans la
France médiévale », in : Église et culture en France méridionale (XIIe-XIVe siècle), Toulouse : Privat
(Cahiers de Fanjeaux, 35), 2000, p. 19-48 : « … une culture littéraire et théologique peu pré-
sente. Une vie organisée autour du droit, de l’écrit et de la médecine, c’est assez pour fonder
un système différent. » (p. 47)
  

affirmer sans paradoxe que jusqu’au e siècle au moins, la culture chré-
tienne s’est exprimée de façon privilégiée dans l’historiographie, ce qui
n’est cette fois-ci pas si commun. Sans vouloir à tout prix mettre en avant
la continuité d’une certaine spécificité ibérique, laquelle serait plus ou
moins irréductible aux influences extérieures, il faut néanmoins recon-
naître que cette orientation ne disparaît pas totalement au e siècle. On
peut alors citer les deux chroniques théoriquement universelles, mais en
réalité hispaniques, de Lucas de Túy et Rodrigo Jiménez de Rada, les-
quelles ne représentent, il est vrai, qu’une partie des œuvres de leurs
auteurs46. Mais surtout, y a-t-il beaucoup d’entreprises en Europe pou-
vant être comparées, dans la seconde moitié du e siècle, à la General
estoria et à l’Estoria de España, cette dernière initiée par Alphonse X et
continuée, par retouches et ajouts divers, sous ses successeurs47 ?
Après 711, il a donc fallu un peu plus d’un siècle et demi avant que les
chrétiens du nord de la péninsule ne se mettent à écrire des chro-
niques48. Après cela, et malgré des périodes de creux telles que le
e siècle, cet intérêt pour l’Histoire ne s’est jamais démenti. Il y a donc
eu, après une longue période qui n’a pourtant pas été stérile en termes
de créations – voir les œuvres d’Euloge, d’Alvare ou de Samson de Cor-
doue dans l’Espagne dite « mozarabe », celles de Beatus dans l’Espagne
chrétienne –, une sorte de réappropriation du temps historique, et en
particulier du passé proche, par les clercs. Cet intérêt pour les événe-
ments récents s’est accru aux e et surtout au e siècle. On assiste alors
en effet à un double phénomène : d’une part les chroniques ne remon-
tent plus nécessairement aux wisigoths, voire au-delà. Elles s’intéressent
de plus en plus à des faits et à des personnages quasiment contempo-
rains. Ainsi, dans une certaine mesure, avec l’Historia silense, inachevée
mais initialement prévue pour éclairer la figure d’Alphonse VI, puis
surtout avec l’Historia Roderici (figure du Cid), l’Historia compostellana
(figure de Diego Gelmírez), ou encore la Chronica Adefonsi imperatoris
(Alphonse VII), autant d’œuvres qui ont en commun d’exalter la

46. Lucas de Tuy, Chronicon mundi, Andreas SCHOTT (éd., mais en réalité Juan De Mariana),
Hispaniae illustratae, Francfort : C. Marnium, 1608, vol. IV, p. 1-116, et désormais E. FALQUE
(éd.), Turnhout : Brepols, 2003. Rodrigo Jiménez de Rada : De rebus Hispaniae, Juan
FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 72), 1987.
47. Dans une bibliographie immense, voir en particulier Diego CATALÁN, La estoria de
España de Alfonso X. Creación y evolución, Madrid : Fundación Ramón Menéndez Pidal (Fuentes
cronísticas de la Historia de España, 5), 1999 (2e édition) ; Georges MARTIN, « El modelo his-
toriográfico alfonsí y sus antecedentes », in : Georges MARTIN (éd.), La historia alfonsí : el modelo
y sus destinos (siglos XIII-XV), Madrid : Casa de Velázquez (Collection de la Casa de Velázquez,
68), 2000, p. 9-40 ; Inès FERNÁNDEZ ORDOÑEZ, « El taller de las Estorias », in : Inès
FERNÁNDEZ ORDOÑEZ (éd.), Alfonso X el Sabio y las crónicas de España, Valladolid : Secreta-
riado de publicaciones e intercambio editorial, 2000, p. 61-82.
48. Voir note 2.
’        

mémoire de vivants ou de défunts très récents49. Cette évolution est


confirmée par celle de la production hagiographique, qui témoigne à
partir de la fin du e siècle d’un regain d’intérêt pour les saints contem-
porains, généralement confesseurs, et non pour les martyrs anciens :
citons particulièrement Dominique de Silos († 1073), Allaume de Burgos
(† 1097 ?) ou Martin de León († 1203)50. Il semble bien que l’intérêt pour
un temps historique « court », un passé récent débouchant directement
sur le présent51, aille alors de pair avec la dilatation de l’espace chrétien
et la conviction que la domination musulmane n’est pas une fatalité.
Les sources permettant de comprendre comment les clercs hispa-
niques ont reconstruit et ordonné le passé sont donc, pendant long-
temps, rares et nombreuses à la fois. Les discours historiographiques sur
le passé se logent en effet, comme il se doit, dans les chroniques, mais
aussi dans d’autres documents où on ne les attend pas toujours : vies de
saints, actes de la pratique, fueros, etc.52. Il est donc possible reconstituer
au moins en partie la façon dont les clercs se sont inventés une
mémoire53, en particulier sur le double plan des origines chrétiennes et
wisigothiques.

Invention d’une mémoire : la question des origines chrétiennes de la péninsule


Si l’on avait interrogé un clerc hispanique à l’époque moderne, sa
réponse n’aurait sans doute pas fait l’objet d’une longue réflexion : saint

49. Voir la mise au point de Juan GIL, « La Historia particular » et « La biografía » in : Historia
de España Ramón Menéndez Pidal. La cultura del románico, siglos XI al XIII. Letras, religiosidad, artes, cien-
cia y vida, Madrid : Espasa Calpe, 1995, vol. XI, p. 25-52, ainsi que l’introduction d’Emma
FALQUE à son édition du Chronicon mundi.
50. Dominique de Silos : Vitalino VALCARCEL (éd.), La « Vita Dominici Siliensis » de Grimaldo.
Estudio, edición crítica y traducción, Logroño : Servicio de Cultura de la Excma. Diputación pro-
vincial (Instituto de estudios riojanos, 9), 1982.
51. On pourrait sans doute aussi étudier dans cette optique l’évolution du contenu des biblio-
thèques, toujours plus riches en œuvres « récentes », entre e et e siècles : voir les remarques
de Richard FLETCHER, Saint James’s catapult. The life and times of Diego Gelmírez of Santiago of
Compostela, Oxford, 1984, p. 24-25 (à propos de la Galice aux e-e siècles).
52. Pour les textes hagiographiques, voir par exemple l’Historia translationis sancti Isidori (fin
e siècle), Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 73), 1997, p. 144-
149. Pour les fueros, voir le prologue du fuero de Navarre, que l’on trouve également comme
premier chapitre du fuero de Tudela : édition critique du texte par Ángel MARTÍN DUQUE,
« Del espejo ajeno a la memoria propia », in : Signos de identidad histórica para Navarra, Pampe-
lune : Caja de ahorros de Navarra, 1996, vol. I, p. 21-50, ici p. 42-43. Ce texte aurait été
rédigé à l’occasion de l’arrivée sur le trône navarrais de Thibaud Ier [IV de Champagne]
(1234), voire plus tôt : Ángel MARTÍN DUQUE, « Singularidades de la realeza medieval
navarra », in : Poderes públicos en la Europa medieval, Pamplona : Gobierno de Navarra (Semana de
estudios medievales de Estella, 26), 1977, p. 297-344, ici p. 329, n. 126.
53. Sur la question de l’ « invention de la mémoire » en péninsule, voir Adeline RUCQUOI,
« La invención de una memoria : Los cabildos peninsulares del siglo  », Temas medievales, 2,
1992, p. 67-80.
  

Jacques avait été le premier à prêcher la foi chrétienne en péninsule.


Même si ses efforts n’avaient pas été directement couronnés de succès, le
frère de Jean était bien l’apôtre de l’Espagne. Cette doctrine, sanction-
née par Urbain VIII en 1631, ne s’est pourtant imposée qu’à la suite
d’interminables disputes54. Le Breviarium apostolorum et le De ortu et obitu
patrum d’Isidore de Séville affirment il est vrai sans ambages cette prédi-
cation jacobéenne, que l’on retrouve ensuite chez plusieurs auteurs du
haut Moyen Âge tels que Bède le Vénérable, Adhelm de Malmesbury ou
encore, en péninsule, Beatus de Liebana55. Au e siècle, cependant, le
métropolitain de Narbonne affirme dans sa polémique avec l’abbé
Césaire de Montserrat que saint Jacques n’est venu en Espagne que
mort56. Surtout, à l’époque où il cherche à imposer en péninsule la litur-
gie romaine, le pape Grégoire VII prend bien soin de ne pas mentionner
l’action de saint Jacques : ici comme ailleurs, saint Pierre et ses succes-
seurs ont fondé toutes les églises. L’évangélisation de la péninsule a été
menée par sept « apôtres », qui avaient été investis de leur mission à
Rome par Pierre et Paul57.
De fait il existait bien, face à la tradition jacobéenne qui, moyennant
quelques aménagements, devait finalement l’emporter, une autre version
de l’évangélisation qui mettait en avant sept « hommes apostoliques »
(Varones apostólicos)58. Composée dès le e siècle, la Vie de Torquat et de ses
compagnons avait rapidement trouvé place dans le Passionnaire hispanique et
fourni des notices aux martyrologes de Lyon, d’Adon de Vienne ou
d’Usuard59. Directement dépendants de l’autorité romaine, les Varones

54. Résumé dans Zacarías GARCÍA VILLADA, Historia eclesiástica de España, Madrid, 1929,
vol. I/1, p. 26-41.
55. Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, « La literatura jacobea anterior al códice calixtino », Compostel-
lanum, 10, 1965, p. 639-661. Sur l’authenticité de ce passage dans le De ortu et obitu patrum d’Isi-
dore, voir François DOLBEAU, « Deux opuscules latins relatifs aux personnages de la Bible et
antérieurs à Isidore de Séville », Revue d’histoire des textes, 16, 1986, p. 83-139.
56. Dernière édition de la lettre de Césaire : José María MARTI BONET, « Las pretensiones
metropolitanas de Cesáreo, abad de Santa Cecilia de Montserrat », Anthologica Annua, 21,
1974, p. 157-182 (tentative de démontrer qu’il s’agit d’un faux). Bibliographie dans Ludwig
VONES, Die « Historia compostellana » und die Kirchenpolitik des Norwestspanischen Raumes, 1070-
1130. Ein Beitrag zur Geschichte der Beziehungen zwischen Spanien und dem Pappstum zu Beginn des 12.
Jahrhunderts, Cologne/Vienne : Böhlau (Kölner Historische Abhandlungen, 29), 1980, p. 278,
n. 20.
57. Demetrio MANSILLA, La documentación pontificia hasta Innocencio III (965-1216), Rome :
Instituto español de estudios eclesiásticos (Monumenta Hispaniae Vaticana. Registros, 1),
1955, n° 8, p. 15-16, ici p. 15.
58. De façon générale, sur les origines du christianisme en péninsule, voir Manuel C. DÍAZ Y
DÍAZ, « En torno a los origenes del cristianismo hispánico », in : José Manuel GÓMEZ-
TABANERA (éd.), Las raíces de España, Madrid : Instituto español de antropología histórica,
1967, p. 423-443.
59. José VIVES, « La Vita Torquati et comitum », Analecta Sacra Tarraconensia, 20, 1947, p. 223-230 ;
id., « Las actas de los varones apostólicos », in : Miscellanea liturgica in honorem L. Cuniberti Mohlberg,
’        

apostólicos offraient donc, en termes de relation avec Rome et d’indépen-


dance hispanique, une version alternative dont on perçoit aisément l’in-
térêt qu’elle présentait pour la papauté. Pouvait-on, à Compostelle et
dans les régions occidentales de la péninsule, l’ignorer totalement ? À la
fin du e et au début du e siècle, soit à une époque où Santiago avait
résolument besoin de Rome pour assurer son indépendance et accéder
au rang de métropole ecclésiastique (1120), il était difficile de soutenir
haut et fort l’apostolicité active de saint Jacques en péninsule. Il n’est
donc pas surprenant de constater qu’aucune mention n’est faite d’une
présence de l’apôtre en Espagne, de son vivant, dans le Chronicon iriense
ou, à la même époque, dans l’Historia compostellana60. C’est par petites
touches que les deux thèmes parallèles de la prédication effective de
saint Jacques et de la venue de ses reliques depuis Jérusalem devaient
finalement se combiner, en particulier dans le prologue au récit de la
translation que nous transmet le Codex calixtinus61. La légende des sept
apôtres était parallèlement annexée à celle de saint Jacques, les mission-
naires de Pierre et Paul devenant les premiers disciples de celui-ci62.
Mais la partie n’était pas gagnée pour autant. La question des ori-
gines du christianisme péninsulaire était trop sensible, trop liée aux inté-
rêts politiques du moment, pour être réglée unilatéralement. Il n’est
donc pas très étonnant de constater que lorsque la translation de l’un des
sept « apôtres », Indalèce d’Urci (Almería) fut effectuée en 1084, ce fut
vers le monastère de San Juan de la Peña, soit vers l’un des hauts lieux
du royaume d’Aragon, lequel, contrairement à la Castille et au León,
reconnaissait la suzeraineté pontificale63. Il n’est pas plus surprenant de

Rome : Edizioni liturgiche (Bibliotheca « Ephemerides liturgicae », 22), 1948, p. 33-45 ; id.,
« Tradición y leyenda en la hagiografía hispánica », Hispania sacra, 17, 1964, p. 495-508.
60. Fernando LÓPEZ ALSINA, « Urbano II y el traslado de la sede episcopal de Iria a Com-
postela », dans Fernando LÓPEZ ALSINA (éd.), El papado, la iglesia y la basílica de Santiago a
finales del siglo XI. El traslado de la sede episcopal de Iria a Compostela en 1095, Santiago : Consorcio de
Santiago, 1999, p. 107-127, en particulier p. 118 sq. (« La reformulación del concepto de apos-
tolicidad de la iglesia compostelana »).
61. Liber sancti Jacobi. Codex calixtinus, Klaus HERBERS et Manuel SANTOS NOIA (éd.),
Santiago : Xerencia de promoción do Camino de Santiago, 1998, p. 185. Manuel C. DÍAZ Y
DÍAZ, « La literatura jacobea… », art. cit. Autre allusion, plus discrète, à la prédication hispa-
nique de saint Jacques (ad gentes occidentales) dans la version de la Passio que transmet le Codex
Calixtinus : voir Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, « Los añadidos compostelanos a la antigua Passio
Iacobi », in : id., De Santiago y los caminos de Santiago, Santiago, 1997, p. 55-68. Citons aussi un
texte léonais, l’Adbreviatio sancti Brauli, E. ANSPACH (éd.), Taionis et Isidori nova fragmenta et opera,
Madrid : Impr. de G. Bermejo, 1930, p. 56-64.
62. Baudoin DE GAIFFIER, « Notes sur quelques documents relatifs à la translation de saint
Jacques en Espagne », Analecta Bollandiana, 89, 1971, p. 47-66. La contamination du dossier
jacobéen par celui des « Siete varones » se fait en plusieurs temps, d’abord par l’Epistola Leonis
(fin e ou début e siècle ?), puis dans les différentes versions de la Translatio.
63. Récit de la translation des restes d’Indalecio : AASS, Apr. III, Paris-Rome, 1866, 733-739.
Ce texte attend une édition critique moderne. Sur la vassalité aragonaise envers le Saint-
  

noter qu’à San Juan de la Peña, au cours du e siècle, on ne se priva pas
de rejeter explicitement toute prédication hispanique de saint Jacques,
jusqu’à inscrire sans bruit cette version « romaine » dans la liturgie64.
Tous ne furent pas toujours aussi discrets. Soucieux d’imposer son auto-
rité primatiale à l’ensemble de la péninsule, et en particulier à Compos-
telle, Jiménez de Rada n’hésita pas à nier la prédication jacobéenne avec
virulence devant le pape Innocent III, lors du concile de Latran IV
(1215). Au milieu du e siècle, puis encore au e, le récit de cette
polémique fut soigneusement consigné dans des recueils de privilèges de
la cathédrale de Tolède65.

Invention d’une mémoire : la question des origines wisigothiques


Saint Jacques, Torquat et ses compagnons ont donc permis, progressive-
ment et parfois conflictuellement, la construction d’une mémoire chré-
tienne spécifiquement ibérique. Mais il fallait aussi mener une autre
recherche des origines, celle du « peuple » hispanique, et en particulier
wisigothique. On n’insistera pas ici sur cette histoire, assez bien connue,
qui ne touche pas directement à la question des légitimités chrétiennes66.
Il importe cependant de ne pas la taire complètement, car jusqu’au
e siècle, le discours « gothicisant » des chroniques est bien un discours
clérical. Il permet d’ailleurs de faire concorder, dans une certaine
mesure, origines « nationales » et chrétiennes, Reccared ayant définitive-
ment fait de l’Hispania un foyer d’orthodoxie catholique. D’un point de
vue historiographique, le véritable point de départ de la revendication
« gothique » doit encore une fois être situé à la fin du e siècle. On con-
naît le fameux passage de la Chronique d’Albelda selon lequel Alphonse II

Siège, P. KEHR, Wie und wann wurde das Reich Aragon ein Lehen der römischen Kirche, Berlin : Verlag
der Akademie der Wissenschaften, 1928 (trad. esp. in : Estudios de la edad media de la corona de
Aragón, I, 1945, p. 285-326), et Antonio UBIETO ARTETA, « La introducción del rito
romano en Aragón y Navarra », Hispania sacra, 1, 1948, p. 229-324.
64. Voir les leçons relatives à Indalecio, dès le e siècle, dans les bréviaires de San Juan de la
Peña : ainsi le ms. Escorial, L. III. 3, fol. 76. Description de ce manuscrit par José JANINI,
Manuscritos litúrgicos de las bibliotecas de España. I. Castilla y Navarra, Burgos : Aldecoa, 1977, n° 4,
p. 99-100.
65. Édition du récit par Fidel FITA, « Santiago de Galicia. Nuevas impugnaciones y nuevas
defensas », Razón y fé (1902), I/2, p. 182-195, ou Antonio GARCÍA Y GARCÍA, « El
concilio 4 Lateranense y la península ibérica », in : Iglesia, sociedad y derecho 2, Salamanque : Uni-
versidad pontificia de Salamanca (Bibliotheca Salmanticensis. Estudios, 89), 1987, p. 204-208
(Fita mieux que García y García). Voir Patrick HENRIET, « The Pars concilii Lateranii, or how
to legitimatize the Toledan primacy in the 13th century », in : Isabel ALFONSO et Julio
ESCALONA (éd.), Building legitimacy. Political discourses and forms of legitimation in medieval societies,
à paraître (Cologne/Leyde/New York : Brill, 2003).
66. Voir les diverses communications réunies dans L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique,
Jacques FONTAINE et Christine PELLISTRANDI (dir.), Madrid : Casa de Velázquez (Col-
lection de la Casa de Velázquez, 35), 1992.
’        

aurait restauré, tant dans l’Église qu’au palais, l’ordo wisigothique67. Les
autres chroniques, prophétique ou d’Alphonse III, dans ses deux
versions, mettent également en valeur la continuité des histoires wisigo-
thique et asturienne68. Le discours oscille alors entre les valeurs de conti-
nuité et de restauration69. Le retour à un ordre gothique peut être inter-
prété comme le signe d’un redressement du christianisme péninsulaire. Il
est donc, en un sens, conjoncturel. C’est par conséquent le thème de la
continuité qui va s’imposer dans la quasi-totalité des chroniques des e
et e siècles. L’Historia silense présente ainsi Alphonse Ier, successeur de
Pélage après Favila, comme « issu du lignage de Reccarède, sérénissime
prince des goths »70. Dans les régions léonaises, le thème de la « gothi-
cité » des souverains et de leurs peuples semble particulièrement fort aux
e et e siècles. On le trouve ainsi non seulement dans les chroniques,
mais aussi dans certains textes hagiographiques71. Ce néo-gothicisme
n’est cependant pas l’apanage des Asturies et du León72. Il est ainsi par-
faitement attesté en Navarre dès le e siècle73. Du côté castillan, Jiménez
de Rada lui accorde une grande importance dans son De rebus Hispaniae,
et au milieu du e siècle, le Poème de Fernán González parle des wisigoths
comme de « nos ancêtres »74. Quelques décennies plus tard, l’Estoria de
67. « Omnemque Gotorum ordinem, sicuti Toleto fuerat, tam in eclesia quam in palatio in
Ovetao cuncta statuit », Juan GIL (éd.), p. 174. Claudio SÁNCHEZ ALBORNOZ, « La res-
tauración del orden gótico en el palacio y en la Iglesia », in : Orígenes de la nación española,
Oviedo : Idea, 1974, vol. II, p. 623-639 ; Isidro G. BANGO TORVISO, « L’Ordo gothorum et sa
survivance dans l’Espagne du haut Moyen Âge », Revue de l’art, 70, 1985, p. 9-20.
68. José Antonio MARAVALL CASESNOVES, El concepto de España en la Edad Media,
Madrid : Centro de estudios constitucionales, 1997 (4e édition, 1re édition 1954), p. 299-337.
69. Georges MARTIN, « Un récit (La chute du royaume wisigothique d’Espagne dans l’histo-
riographie chrétienne des e et e siècles) », in : Histoires de l’Espagne médiévale. Historiographie,
geste, romancero, Paris : Klincksieck (Annexes des Cahiers de linguistique hispanique médiévale,
11), 1997, p. 11-42, en particulier p. 27-42 (1re édition dans Cahiers de linguistique hispanique
médiévale, 9, 1984, p. 198-214). Georges Martin oppose la Chronique prophétique, qui défendrait la
thèse de la « permanence du peuple gothique », et celle d’Alphonse III, qui serait quant à elle
« néogothique ».
70. Historia silense, Justo PÉREZ DE URBEL et Atilano GONZÁLEZ RUIZ-ZORRILLA
(éd.), p. 136 : Alphonse Ier est fils de Pierre, dux des cantabres, lequel est « ex Recaredi serenis-
simi Gotorum principis progenie ortus ».
71. Voir par exemple le dossier isidorien. Indications dans Patrick HENRIET, « Un exemple
de religiosité politique : saint Isidore et les rois de León (e-e siècles) », in : Fonctions sociales et
politiques du culte des saints dans les sociétés de rite grec et latin au Moyen Âge et à l’époque moderne. Approche
comparative, Marek DERWICH et Michel DMITRIEV (éd.), Wroclaw : Larhcor, 1999, p. 77-
95, ici p. 85 (Lucas de Tuy insiste sur les origines gothiques de Ferdinand Ier).
72. Sur cette question, le panorama le plus complet est encore celui de José Antonio MARA-
VALL, El concepto de España, op. cit.
73. Voir Ángel MARTÍN DUQUE, « Singularidades de la realeza medieval navarra », art.
cit., ainsi que la communication de l’auteur dans ce volume.
74. Jiménez de Rada : José Antonio MARAVALL, El concepto de España, op. cit., p. 321-322.
Poema de Fernán González (3a-b) : « Contar vos he primero de commo la perdieron / Nuestros antecessores, en
qual coita visquieron. »
  

España d’Alphonse X fait des rois de Castille les descendants des goths,
lesquels sont caractérisés par leur bravoure au combat – un vieux thème
isidorien – autant que par leur maîtrise des différents savoirs – ce qui est
davantage alphonsin75. La situation est un peu plus complexe en Cata-
logne, où l’on note tout au long du haut Moyen Âge une réelle « fierté
gothique », combinée au respect maintes fois rappelé de la Lex gothica,
mais où pourtant la volonté d’affirmer une spécificité passe par une dis-
tanciation progressive avec ce modèle76. À Ripoll, on présente même les
goths comme impies car fils de Gog et Magog, et au e siècle, les Gesta
comitum Barchinonensium ne les mentionnent pas77.

Invention d’une mémoire : la dilatation du spectre chronologique


Aussi intéressés fussent-ils par la question fondamentale de leurs origines
chrétiennes et wisigothiques, les clercs hispaniques n’en étaient pas moins
conscients que l’histoire de la péninsule commençait bien avant le Christ.
Il fallait donc à l’occasion tenir un discours cohérent sur cette histoire
préchrétienne et préromaine. Largement déroulée par Alphonse X et son
entourage, celle-ci a parfois été perçue comme un phénomène historio-
graphique propre au e siècle. Le point de départ en était Rodrigo
Jiménez de Rada, car les sept premiers chapitres du De rebus Hispaniae
rapportent longuement les origines mythiques de la péninsule et nous
disent à peu près tout ce que nous désirons savoir sur la descendance de
Noé – Sem, Cam et Jafet –, sur les premiers hispani, commandés par
Tubal, ou encore sur les aventures d’Hercule en Hispania78. Il y avait là de
quoi alimenter l’Estoria de España rédigée dans l’entourage d’Alphonse X
quelques décennies plus tard à partir du texte de l’archevêque de Tolède
ainsi que de diverses autres sources. Pourtant, les constructions historio-
graphiques portant sur ce qu’Helena de Carlos Villamarín a appelé, dans
un livre de référence, las antigüedades de Hispania, sont relativement nom-
breuses avant le e siècle79. Les matériaux permettant leur mise au

75. Primera crónica general de España, Ramón MENÉNDEZ PIDAL (éd.), 2 t., Madrid : Semina-
rio Menéndez Pidal, 1977, en particulier vol. I, p. 222. Voir Adeline RUCQUOI, « Les wisi-
goths, fondement de la “nation Espagne” », in : L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique, op. cit.,
p. 341-352, ici p. 346-348, avec interprétation du néogothicisme castillan du e siècle
comme jouant « un rôle fondamental dans l’élaboration de mythes nationaux propres à un
royaume de Castille dont les relations politiques et commerciales avec le reste de l’Europe
connaissent un grand développement ».
76. Michel ZIMMERMANN, « Conscience gothique et affirmation nationale dans la genèse
de la Catalogne (e-e siècles) », in : L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique, op. cit., p. 51-67.
77. Ibid., p. 65, n. 69 et p. 66.
78. Rodrigo Jiménez de Rada, De rebus Hispaniae, Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), I,
1-7, p. 9-19.
79. Helena DE CARLOS VILLAMARÍN, Las antigüedades de Hispania, Spolète : Centro ita-
liano di studi sull’alto medioevo (Biblioteca di « Medioevo latino », 18), 1996.
’        

point sont antiques. Au e siècle déjà, Isidore de Séville a joué un rôle
fondamental dans cette histoire des mythes d’origine en consacrant une
partie du livre IX des Étymologies à l’origine des peuples80. Dans l’optique
d’une réflexion sur la construction d’une identité hispanique, deux
remarques peuvent être ici avancées quant à la postérité isidorienne.
Il est pour commencer remarquable que pendant une longue
période, l’historiographie péninsulaire ait choisi de faire débuter l’his-
toire de la péninsule avec les wisigoths. Parmi les différentes chroniques
écrites à la fin du e siècle sous Alphonse III, seule celle d’Albelda
accorde quelque importance aux « antiquités de l’Espagne »81. Aux e
et e siècles, la Chronique de Sampiro, la mal nommée Silense, la Najerense,
plantent toutes les racines de l’histoire hispanique dans un terreau wisi-
gothique qui sert d’introduction à l’invasion musulmane. Le plan de
l’Histoire est donc organisé autour de la rupture de 711. Il y a un avant
et un après, mais c’est le christianisme, tour à tour conquérant, vaincu,
enfin restaurateur et reconquérant, qui donne un sens à cette histoire. Il
n’est donc pas exagéré de dire que l’intérêt pour les origines lointaines
de l’Espagne, qui existait sous une forme dispersée avant le e siècle
mais ne se trouve réellement systématisé, pour la première fois, que par
Jiménez de Rada, s’affirme plus librement à partir du moment où la
domination musulmane appartient déjà au passé, ou semble en tout cas
proche de disparaître.
Il convient par ailleurs de noter que cet intérêt pour un passé très éloi-
gné et non chrétien pouvait emprunter deux voies souvent complémen-
taires mais, en dernière analyse, assez différentes. La solution longtemps
la plus répandue, popularisée par Isidore, consistait à s’intéresser à l’ori-
gine des peuples plus qu’à leur terre d’accueil, l’Hispania. Comme l’a
écrit Diego Catalán, « l’histoire de la nation s’identifiait avec celle de
l’ethnie créatrice du royaume, la “Gothorum gens ac patria” »82. L’Hispania
pouvait certes être exaltée selon le modèle de l’éloge antique, qui en fai-
sait une terre bénie entre toutes, mais la laus isidorienne restait sans rap-
port direct avec le thème des origines83. Une autre tradition, représentée
80. José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS CASQUERO (éd.), Etimologías, IX/2,
Madrid : Biblioteca de autores cristianos, 1993, vol. I, p. 742-764.
81. Juan GIL (éd.), Crónicas asturianas, p. 154.
82. Diego CATALÁN, La Estoria de España de Alfonso X. Creación y evolución, Madrid : Seminario
Menéndez Pidal, 1992, p. 29.
83. Sur la Laus Spaniae isidorienne, Jacques FONTAINE, Isidore de Séville. Genèse et originalité, op.
cit., p. 224-227, et id., « Un manifeste politique et culturel : le De laude Spaniae d’Isidore de
Séville », in : Le discours d’éloge entre Antiquité et Moyen Âge, Lionel MARY et Michel SOT (éd.),
Paris : Picard, 2001, p. 61-68. Sur sa postérité, José Antonio MARAVALL, El concepto de
España, op. cit., p. 17-28. La bibliographie est cependant assez dispersée. Voir Francisco RICO,
« Aristoteles hispanus : en torno a Gil de Zamora, Petrarca y Juan de Mena », Italia medioevale e
umanistica, 10, 1967, p. 143-164, ici p. 143, n.1.
  

par un abréviateur de Trogue Pompée, Justin (e siècle), traitait conjoin-


tement le temps et l’espace en ce sens qu’elle posait d’abord un cadre
géographique, la péninsule, à l’intérieur duquel se succédaient divers
peuples dont on retraçait, là aussi, les origines84. Diego Catalán a mis
en valeur la nouveauté que représenta, dans la Estoria de España d’Al-
phonse X, la victoire de ce schéma territorial, à tendance unitaire, sur le
morcellement par les peuples – wisigoths, vandales, suèves, mais aussi,
encore, arabes chez Jiménez de Rada – de la tradition isidorienne85. Ses
travaux, ainsi que ceux d’Helena de Carlos Villamarín, permettent de
proposer une double origine à ce renversement de perspective. Nous
avons d’une part une tradition antique, « justinienne ». Celle-ci réappa-
raît au e siècle, très certainement sans dépendance directe, dans la
mystérieuse Dedicatio ad Sisenandum, un apocryphe isidorien qui n’est
peut-être pas sans rapport avec l’activité débordante de l’atelier de
Pélage d’Oviedo et qui semble avoir été connu, dès l’aube du e siècle,
à León86. Mais la conception d’une Hispania terre d’accueil de divers
« lignages » – peuples – ayant chacun leurs origines et leur histoire s’était
aussi développée, non sans contact avec la première tradition, dans le
monde musulman. Elle apparaît ainsi clairement dans la Chronique du
maure Rasis, une œuvre arabe du e siècle qui ne nous a malheureuse-
ment été transmise que dans une version castillane, elle-même réalisée
sur une traduction portugaise du e siècle87. Cette tradition est égale-
ment présente dans la Chronique pseudoisidoriana, d’origine « mozarabe »,
qui utilise des sources aussi bien musulmanes que chrétiennes88. Au

84. Voir José Miguel ALONSO NUÑEZ, « Pompeius Trogus on Spain », Latomus, 47, 1988,
p. 117-130. Helena DE CARLOS VILLAMARÍN, Las antigüedades, op. cit., p. 105-110.
85. Diego CATALAN, La estoria de España, op. cit., p. 9-31 (« Alfonso X […] por primera vez en la his-
toriografía cristiana, fundamenta la segregación de una historia nacional de la historia del orbe en la identidad
transhistórica de una morada vital llamada España », p. 30). Dans l’adoption de ce nouveau schéma,
l’Estoria de España ne dépend certainement pas de Justin, à peu près inconnu en péninsule au
Moyen Âge : Helena DE CARLOS VILLAMARÍN, Las antigüedades, op. cit., p. 108-110.
86. La Dedicatio ad Sisenandum n’apparaît indépendamment que dans un manuscrit du
e siècle (Madrid, Biblioteca de la Universidad 134, fol. 57v°-58). Elle est par ailleurs inter-
polée dans le Chronicon mundi de Lucas de Tuy, E. FALQUE (éd.), p. 124-125. MOMMSEN
(éd.), MGH, AA, 11, Chronica minora, vol. II, p. 304. Voir Helena DE CARLOS VILLA-
MARÍN, Las antigüedades, op. cit., p. 153-270. Pour suggérer une connaissance de la Dedicatio à
León à la fin du e siècle, je me fonde sur un passage de l’Historia translationis sancti Isidori, Juan
A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), Prologue, p. 44 (voir sur ce point Patrick HENRIET, « Sanctissima
patria. Points communs entre les trois œuvres de Lucas », Cahiers de linguistique et de civilisation his-
paniques médiévales, 24, 2001, p. 249-278, ici p. 264, n. 63.
87. Diego CATALÁN et Maria Soledad DE ANDRÉS (éd.), Crónica del Moro Rasis, Madrid :
Gredos (Fuentes cronísticas de la Historia de España, 3), 1975. Sur la présence du schéma
« territorial » dans cette œuvre, voir l’introduction de Diego Catalán, p.  (la « importancia
concedida al suelo como marco de la historia »).
88. Mais la Chronique pseudoisidoriana n’est certainement pas antérieure au e siècle : Fernando
GONZÁLEZ MUÑOZ, La chronica Gothorum pseudo-isidoriana (ms. Paris BN 6113) ; Edición crítica,
’        

total, on assiste donc, en prélude à la Estoria de España, à un regain d’inté-


rêt pour les « antiquités » et à une territorialisation du discours des ori-
gines. Il y a conjointement élargissement chronologique et unification
spatiale – on n’ose pas dire nationale. L’histoire chrétienne de l’Espagne
reste centrale, mais elle est désormais envisagée dans une perspective
plus large. Cette histoire avant l’histoire chrétienne permet d’insister sur
la spécificité de l’Hispania, désormais dotée d’une grande profondeur
temporelle, mais il va de soi quelle n’altère en rien le noyau chrétien de
l’identité ibérique telle que la construisent les clercs.

Événements fondateurs et ruptures historiques


S’ils donnaient volontiers à l’histoire de la péninsule une profondeur et
une amplitude antiques, les clercs situaient cependant celle-ci dans un
cadre chrétien qui avait ses références propres. D’un point de vue chro-
nologique, la première de celles-ci était assurément la conversion de
Reccared au catholicisme. Après Isidore de Séville, cependant, il semble
qu’aucun chroniqueur ne se soit vraiment intéressé de près à la personne
du premier roi catholique89. Le clerc anonyme qui, entre le milieu du
e et le début du e siècle, écrit une Elevatio sancti Zoili, semble même
confondre Reccared (586-601) avec le roi Sisebut (612-621)90. La rup-
ture majeure n’était sans doute pas la conversion des goths au catholi-
cisme, mais bien plutôt l’invasion et la présence musulmanes. Celles-ci
sont donc abondamment traitées dans l’historiographie hispano-latine.
Pour les clercs qui écrivent la chronique d’Alphonse III, le véritable
début de l’histoire contemporaine est la bataille de Covadonga. Peu

traducción y estudio, La Corogne : Toxosoutos, 2000, p. 92-99 (« un producto datable, como muy pronto,
en la primera mitad del siglo XII »).
89. Cristóbal RODRÍGUEZ ALONSO, Las historias de los godos, vandalos y suevos de Isidoro de
Sevilla. Estudio, edición crítica y traducción, León : Centro de estudios y de investigación « San Isi-
doro » (Fuentes y estudios de historia leonesa, 13), 1975, p. 260-266. La conversion de Recca-
red est mise en valeur par diverses sources du e siècle : outre Isidore, Jean de Biclar, les Vies
des Pères de Mérida, Grégoire de Tours et Grégoire le Grand. Voir Jacques FONTAINE,
« Conversion et culture chez les wisigoths d’Espagne », in : La conversione al cristianismo nell’Europa
dell’alto Medioevo, Spolète : Presso la sede del centro (Settimane di studio del Centro italiano di
studi sull’alto Medioevo, 14), 1967, p. 87-147. Notons le contraste entre la très timide utilisa-
tion de la figure de Reccared et celle, beaucoup plus répandue, de Clovis au nord des Pyré-
nées : voir en particulier Amy G. REMENSNYDER, Remembering kings past. Monastic foundation
legends in medieval southern France, Ithaca-London : Cornell university press, 1995, p. 116-131
90. Baudoin DE GAIFFIER, « L’inventio et translatio de saint Zoïle de Cordoue », Analecta Bol-
landiana, 56, 1938, p. 361-369 (avec édition du texte). Voir aussi Patrick HENRIET, « Un
hagiographe au travail. Raoul et la réécriture du dossier hagiographique de Zoïle de Carrión
(années 1130). Avec une première édition des deux prologues de Raoul », in : Monique
GOULLET et Martin HEINZELMANN (éd.), La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval.
Transformations formelles et idéologiques, Ostfildern (Beihefte der Francia, 58), 2003, p. 251-283, ici
p. 261-263.
  

importe ici que celle-ci ait ou non été consignée dans un premier récit,
dès le e siècle91. C’est vraiment à partir d’Alphonse III que se met en
place, du point de vue idéologique, un schéma providentialiste de
« Reconquête » qui, à travers divers aménagements, va survivre et se
développer jusqu’à la fin du Moyen Âge. Dès la fin du e siècle, le temps
historique des chroniques est largement rythmé, règne après règne, par
les combats entre chrétiens et musulmans92. Pour l’auteur anonyme de la
Chronique d’Albelda, qui reprend la Chronologia regum gothorum, depuis 711,
les chrétiens font la guerre aux sarrasins « nuit et jour et se battent quoti-
diennement avec eux »93.
Les textes de la pratique et les diplômes royaux offrent à l’observateur
une position de choix, sans doute trop peu visitée, pour mesurer le rôle
de la lutte contre les musulmans dans la construction d’un temps chré-
tien. Il serait sans doute possible, sur la base d’un examen systématique
des documentations ecclésiastique et royale, de retracer cette histoire. Le
seul qui s’y soit vraiment employé est sans doute Michel Zimmermann,
montrant en particulier comment la « destruction » de Barcelone par al-
Mansur, en 985, avait marqué les consciences, et s’était massivement ins-
crite dans les chartes catalanes, traduisant ainsi l’irruption, sinon du dis-
cours historiographique, du moins d’une conscience historique, dans
une documentation ordinairement perçue comme étrangère à ce type de
préoccupation94. La recherche des références aux revers ou aux succès
des chrétiens mériterait sans doute un effort des chercheurs. En effet, le
traumatisme devant la supériorité sarrasine, puis l’enthousiasme résul-
tant de l’avancée chrétienne, apparaissent également, mais dans des pro-
portions et selon des modalités qu’il conviendrait d’étudier, dans la docu-
mentation de l’occident péninsulaire. Ainsi, pour ne prendre qu’un
exemple, dans une transaction datée de 1015, le roi Alphonse V rappelle
l’époque où les « fils des ismaélites vinrent à León », prirent des captifs et
laissèrent la région dans un état de désolation. Cette mention fait claire-
ment allusion à la dévastation de León par al-Mansur en 988, soit vingt-

91. Voir note 2.


92. Alexander Pierre BRONISCH, Reconquista und heiliger Krieg, op. cit., p. 124-174.
93. « Et cum eis christiani die noctuque bella iniunt et cotidie conflingunt, dum predestinatio
usque divina dehinc eos expelli crudeliter iubeat », Chronica albeldensia, in : Juan GIL (éd.), Cróni-
cas asturianas, p. 171.
94. Michel ZIMMERMANN, « La prise de Barcelone par al-Mansûr et la naissance de l’his-
toriographie catalane », in : L’historiographie en Occident du Ve au XVe siècle. Actes du Congrès de la société
des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur, Tours, 1977 (Annales de Bretagne et des pays de
l’Ouest, 87), 1980, p. 191-218, ou encore « L’image du monde musulman et son utilisation en
Catalogne du e au e siècle », in : Minorités et marginaux en Espagne et dans le Midi de la France
(VIIe-XVIIIe s.), Paris : CNRS, 1986, p. 471-497 (on constate à partir du milieu du e siècle, dans
la documentation catalane, une « “invention” du sarrasin », qui est « un moment décisif de
l’affirmation nationale »).
’        

sept ans avant la charte95. Inversement, il conviendrait de relever systé-


matiquement dans la documentation royale les références aux victoires
contre les musulmans, lesquelles se font évidemment plus nombreuses à
partir du moment où la Christianitas se dilate96. À cet égard, les privilèges
et donations d’Alphonse VII pourraient bien constituer un tournant97.
Enfin, la création au e siècle des ordres militaires permet de franchir
une nouvelle étape, facilement repérable dans la riche documentation
dont on dispose désormais. La lutte contre les musulmans n’apparaît
plus seulement dans les actes comme une réalité capable de fournir des
repères temporels et relevant, par conséquent, du passé, mais aussi
comme un objectif situé dans un futur proche98.
Il serait cependant faux de croire que seuls les épisodes de la lutte
contre l’islam ont permis de créer des repères ou des ruptures dans la
trame historique. Certains événements particulièrement frappants, géné-
ralement en rapport avec tel ou tel roi, ont également occupé une place
de choix. On en voudra pour exemple privilégié, sur la base d’un exa-
men de la tradition historiographique et hagiographique, le règne de
Ferdinand Ier. Celui-ci semble en effet fournir un cas, voire un double
cas, d’école. Responsable de la translation des reliques d’Isidore de
Séville à León en 1063, Ferdinand meurt l’année suivante dans la basi-
lique qui vient d’accueillir les restes du saint. Le récit de la translation est
consigné dans un récit hagiographique dès la fin du e siècle99. De là, il

95. José Manuel RUIZ ASENCIO, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-
1230). III (986-1031), León : Centro de estudios y de investigación « San Isidoro » (Fuentes y
estudios de historia leonesa, 43), 1987, n° 737, p. 303-305.
96. Mais le rappel des destructions musulmanes est aussi un bon moyen de mettre en valeur
la reconstruction du présent. Voir à titre d’exemple la très intéressante charte de fondation de
Saint-Martin d’Albelda par Sanche Garcés I et son épouse Toda (5 janvier 924), qui est en
réalité un faux du e siècle. La donation est précédée d’un long préambule qui rapporte l’an-
cienne gloire de l’Espagne et l’invasion musulmane : Antonio UBIETO ARTETA, Cartulario de
Albelda, Valence : Anubar (Textos medievales, 1), 1960, p. 12-20.
97. Voir par exemple les allusions au siège de Cordoue (1150) dans la documentation royale.
Une étude d’ensemble de celle-ci, sous l’angle des références aux combats contre les musul-
mans de péninsule et d’ailleurs (« andalous » et almohades) reste à mener. Pour se repérer dans
la documentation d’Alphonse VII, Bernard F. REILLY, The kingdom of León-Castilla under king
Alfonso VII (1126-1157), Philadelphie : University of Pennsylvania press, 1998, p. 323-398.
Pour le double traitement des musulmans et l’apparition du terme « andalou » dans les
chartes, Hélène SIRANTOINE, « Cum aliis multis indeluciis. Sobre la primera fuente del tér-
mino “andaluz” en una carta latina del año 1150 », à paraître.
98. Voir par exemple, pour Calatrava, Julio GONZÁLEZ, El reino de Castilla en la época de
Alfonso VIII, Madrid : Escuela de estudios medievales, 1960, III, n° 35, p. 64-66, ici p. 65, ou
bien, pour Santiago, José Luis MARTÍN, Origenes de la orden militar de Santiago (1170-1195), Bar-
celone : CSIC (Anuario de estudios medievales, anejo 6), 1974, n° 42, p. 212-215, et 53,
p. 226-228.
99. Premier récit de la translation : PL 81, col. 39-43 (réécrit et amplifié à la fin du e siècle
dans l’Historia translationis, Juan A. ESTÉVEZ SOLA, éd.).
  

passe successivement à l’Historia silense, à la Najerense, à Lucas de Tuy et


enfin aux chroniques alphonsines100. Quant à la description du transitus
royal, elle apparaît d’abord dans l’Historia silense, puis dans divers textes
hagiographiques léonais, dans la Najerense, dans le Chronicon mundi de
Lucas de Tuy, dans le De rebus Hispaniae de Jímenez de Rada et enfin
dans l’historiographie alphonsine, ici avec différentes versions qui tradui-
sent une évolution des positions idéologiques101.

S  ,    ’


Cartographie symbolique : les mappae mundi
ou la représentation chrétienne du monde
Après le temps, et en même temps que lui, l’espace. Avec la « temporali-
sation », la « spatialisation ». Un bon point de départ peut être ici fourni
par une réelle spécificité ibérique, à savoir l’existence dès le haut Moyen
Âge d’un grand nombre de mappae mundi, soit de cartes du monde connu,
qui construisent une géographie plus symbolique et sacrée que réelle102.
L’origine de ces représentations est là encore isidorienne, avec les cartes
dites en OT qui figurent à la fois dans de nombreux manuscrits des Éty-
mologies et dans ceux du De natura rerum103. Mais dans l’optique d’une

100. Historia silense, Justo PÉREZ DE URBEL (éd.), p. 198-204. Chronica naierensis, III, 10,
Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), p. 163-167. Chronicon mundi, E. FALQUE (éd.), p. 290-291.
Primera crónica general de España, Ramón MENÉNDEZ PIDAL (éd.), vol. II, 490b-491a.
101. Historia silense, Justo PÉREZ DE URBEL (éd.), p. 207-209. Historia translationis, Juan A.
ESTÉVEZ SOLA (éd.), p. 163-165. Lucas de Tuy, De miraculis sancti Isidori, Archivo catedral
de León, ms. 63, cap. 11-12, fol. 5ro-5vo, et Chronicon mundi, E. FALQUE (éd.), p. 295-296 ;
Chronica naierensis, III, 12, Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), p. 169-170. Jiménez de Rada, De
rebus Hispaniae, VI, 13, Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), p. 193-194. Primera crónica gene-
ral, Ramón MENÉNDEZ PIDAL (éd.), vol. II, 493b-495a (sur la mort de Ferdinand dans les
différentes versions de l’Estoria de España, Marta LACOMBA, « Epígonos cidianos : la muerte
de Fernando I en Cabezón », in : El Cid : de la matería épica a las crónicas caballerescas, Carlos
ALVAR, Fernando GÓMEZ REDONDO et Georges MARTIN (éd.), Alcalá : Universidad
de Alcalá, 2002, p. 243-254).
102. Sur la cartographie au cours du haut Moyen Âge, voir les travaux de Anna-Dorothee
VON DEN BRINCKEN, qui donnent aussi la bibliographie. En particulier : « Mappa mundi
und Chronographia. Studien zur Imago mundi des abendlandischen Mittelalters », Deutsches
Archiv für Erforschung des Mittelalters, 24, 1968, p. 118-186 ; « Weltbild der lateinischen Universal-
historiken und -Kartographen », in : Popoli e paesi nella cultura altomedievale, Spolète : Presso la
sede del centro, 1983 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 29),
vol. I, p. 377-408 ; Kartographischen Quellen. Welt-, See- und Regionalkarten, Turnhout : Brepols
(Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 51), 1988.
103. Isidore de Séville, Étymologies, XIV, 2, José OROZ RETA et Manuel A. MARCOS CAS-
QUERO (éd.), vol. II, p. 164-166, ainsi que De natura rerum, XLVIII, 2, Jacques FONTAINE
(éd.), Isidore de Séville. Traité de la nature, p. 324-326. Ce schéma est d’origine antique, mais l’ap-
parition des mappemondes en OT est sans doute postérieure à Isidore : Patrick GAUTIER
DALCHÉ, « De la glose à la contemplation. Place et fonction de la carte dans les manuscrits
du haut Moyen Âge », in : Testo e immagine nell’alto medioevo, Spolète : Presso la sede del centro
’        

représentation chrétienne de l’espace, ce sont les différents manuscrits


du Commentaire de Beatus qui ont joué le premier rôle104. La situation
même des mappae mundi au sein de l’œuvre est éloquente, puisqu’ils illus-
trent non pas l’Apocalypse proprement dite, mais le prologue du livre II,
qui aborde le thème de la prédication évangélique aux quatre coins du
monde. Dans la carte considérée comme la plus proche de l’archétype
disparu, soit celle du Beatus dit de Burgo de Osma, exécuté à Sahagún
en 1086, les trois continents habités sont ponctués par les bustes des
douze apôtres. Mais un lieu est mieux marqué, et par conséquent plus
important, que tous les autres : c’est Saint-Jacques de Compostelle, situé
au bout d’une diagonale qui porte, en son autre extrémité, la représenta-
tion symbolisée du paradis terrestre105…
La représentation symbolique du monde dans son ensemble pouvait
par ailleurs s’accorder avec son intégration dans un espace clos, selon un
jeu complexe Église/église. On connaît en effet un cas de représentation
de la carte de Beatus sur le mur d’une église, celle de San Pedro de Rocas
(Galice). Le schéma retenu, selon toute vraisemblance d’après un
manuscrit galicien, aujourd’hui disparu, du Commentaire de Beatus, est
celui du codex de Burgo de Osma106. L’église enserre donc une repré-
sentation de l’Église, sous sa forme la plus spatialisée, celle de la disper-
sion apostolique. Ce schéma, à la fois symbolique et ecclésiologique, n’a
cependant pas toujours été suivi, loin de là. Au cours des e et
e siècle, il semble en effet que cette géographie du sacré ait perdu du
terrain au profit d’une cartographie plus proche de la réalité, ou de ce
que l’on croyait être la réalité, les apôtres disparaissant même des mappae
mundi. La carte comme « exégèse visuelle » faisait sans doute timidement
(Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 41), 1994, vol. II, p. 693-
764, ici p. 706-708. Voir aussi l’article classique de Gonzalo MENÉNDEZ PIDAL, « Mozá-
rabes y asturianos en la cultura de la alta edad media, en relación especial con la historia de
los conocimientos geográficos », Boletín de la Real Academia de la historia, 134, 1954, p. 137-291.
104. Wilhelm NEUSS, Die Apokalypse des hl. Johannes in der altspanischen und altchristlichen Bibel-
Illustration (Das Problem der Beatus-Handschriften), Münster in W. : Aschendorff, 1931, vol. I, p. 62-
65. Lumineuses remarques de Patrick GAUTIER DALCHÉ, « De la glose à la contempla-
tion… », art. cit., p. 749-757 (la mappa mundi des Beatus « ramasse, en un faible espace et en un
seul moment à la fois passé, présent et avenir, toute l’histoire de l’humanité »).
105. Serafín MORALEJO, « El mundo y el tiempo en el mapa del beato de Osma », in : El
Beato de Osma : estudios, Valence : Vicent García, 1992, avec reproduction de la mappa mundi
p. -. Voir aussi dans ce travail fondamental la mise au point bibliographique de la
p. 151, n. 4. Le Beatus d’Osma pourrait être originaire de Sahagún : voir John WILLIAMS,
« Introduction », in : El Beato de Osma, op. cit., p. 24-30, et Barbara A. SHAILOR, « El Beato de
Osma : estudio paleográfico y codicológico », ibid., p. 35-58.
106. José Manuel GARCÍA IGLESIAS, « El mapa de los Beatos en la pintura mural romá-
nica de San Pedro de Rocas (Orense) », Archivos leoneses, 35, 1981, p. 73-87, et Serafín MORA-
LEJO, « El mapa de la diáspora apostólica en San Pedro de Rocas : notas para su interpreta-
ción y filiación en la tradición cartográfica de los “Beatos” », Compostellanum, 31, 1986,
p. 315-340.
  

place, presque à son corps défendant, à la carte comme instrument de


connaissance107. Mais cette tendance, timidement naturaliste, n’était pas
pour autant coupée de son substrat chrétien : le paradis terrestre, souvent
représenté par Adam et Eve, était toujours situé à l’Est, ce qui lui per-
mettait de dominer les compositions puisque c’est toujours l’orient qui
occupe le haut des cartes.
Les mappae mundi dispersées dans les deux grosses dizaines de
« Beatus » conservés fournissent par ailleurs un bon point de départ pour
aborder la notion de « pôle de référence » : soit ces quelques villes et ces
quelques lieux investis d’une histoire et d’une signification particulière
leur octroyant un rôle de repère, souvent plus symbolique que réel, dans
l’organisation de l’espace.

Pôles de référence : villes sacrées de péninsule et d’ailleurs


Nous avons vu que le Beatus de Burgo de Osma accordait un rôle parti-
culier à Compostelle, assurément l’un des plus importants de ces pôles
de référence. Mais les autres illustrateurs du Commentaire de l’Apocalypse
ont varié à l’envie leurs choix, lesquels représentent autant de visions
particulières, en amont desquelles il serait chaque fois possible de recons-
tituer tout un contexte, tout un cheminement et tout un corpus de réfé-
rences. Les villes structurant l’espace ibérique chrétien semblent en effet
apparaître au rythme de leur reconquête108. Ainsi, si le Beatus d’Osma
accorde déjà une place à Tolède, qui venait à peine d’être reconquise,
celui de San Andrés de Arroyo, au e siècle, fait de l’ancienne capitale
wisigothique la plus importante ville de l’univers. Mais ce dernier
manuscrit introduit déjà Séville, qui ne sera reconquise qu’en 1248. La
force du symbole est telle qu’elle peut entraîner une représentation qui
ne trouvera de correspondance dans les faits qu’ultérieurement. Ces
quelques exemples nous rappellent par ailleurs le rôle de premier plan
accordé en péninsule ibérique, dans toute représentation de l’espace,
aux villes. Dès l’époque d’Alphonse III, les chroniques de la « Recon-
quête » énumèrent volontiers, de façon parfois presque incantatoire, les
listes de localités reconquises. Les villes organisent une sorte de « topo-
graphie légendaire » (Halbwachs) – indépendamment de la véracité des
faits –, qui structure la mémoire de la « Reconquête »109.
Nous avons cité Compostelle, Tolède ou encore Séville. Mais d’autres
villes ont eu un grand rôle symbolique, généralement en relation avec
107. Patrick GAUTIER DALCHÉ, « De la glose à la contemplation… », art. cit.
108. Voir les remarques de Rita COSTA GOMES, « A reconquista e a imaginário da cidade
peninsular », in : A simbólic do Espaço, Lisbonne, 1991, p. 45-57, en particulier p. 55.
109. Maurice HALBWACHS, La topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte, Paris : Presses
universitaires de France, 1941.
’        

leur fonction politique et la présence en leur sein d’insignes de sacralité


particuliers. L’un ne va d’ailleurs généralement pas sans l’autre. Ainsi
pour Oviedo et León, qui vont défendre, aux e et e siècles, leur
fonction éphémère et déjà ancienne de capitales110. Dans ces deux cas,
et à la différence de Séville ou surtout de Tolède, un passé chrétien pres-
tigieux ne permettait pas de justifier les prétentions, qui étaient grandes.
Les clercs idéologues, soit l’évêque Pélage à Oviedo ou Lucas de Túy à
León, ont donc mis en avant deux faits compensatoires : d’une part la
présence de reliques prestigieuses et uniques, celles de l’Arca sancta à
Oviedo, celles de saint Isidore, « docteur des Espagnes », à León111.
D’autre part, à l’origine même de cette présence, la notion de transfert
de légitimité : avec l’Arca sancta, c’était la sacralité de Tolède qui s’était
réfugiée dans les Asturies, avec Isidore c’était celle de Séville et de la cul-
ture wisigothique qui avait gagné la ville de León.
Enfin, lorsqu’il s’agissait de légitimer une construction idéologique
ou sacrale, les pôles de référence pouvaient et devaient aussi être exté-
rieurs à la péninsule. Deux villes se dégagent avec force, mais aussi selon
des modalités changeantes, tout au long du Moyen Âge : il s’agit, ici
comme ailleurs, de Jérusalem et Rome. Il serait en effet faux de croire
que le prestige de Jérusalem n’aurait pas été comparable en péninsule à
ce qu’il était dans des régions ayant pris une part plus active aux croi-
sades. Jérusalem appartenait au fonds commun de l’imaginaire chrétien
et la péninsule ne fait pas exception à cette règle, comme le montre par
exemple, à l’époque wisigothique, l’habitude d’appeler « Jérusalem »
certaines églises cathédrales112. C’est cette même légitimation, chris-
tique et orientale, que l’on retrouve dans les récits de la translation de
saint Jacques – le corps de l’apôtre est miraculeusement venu de Terre
sainte jusqu’en Galice – ou dans ceux de l’Arca sancta – dont la plupart
des versions s’accordent à reconnaître qu’elle a d’abord été fabriquée à

110. Pour Oviedo, Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE, El Libro de los testamentos de la
catedral de Oviedo, Rome : Iglesia nacional española, 1971.
111. Pour l’arca sancta d’Oviedo, mise au point et bibliographie dans Alexander Pierre BRO-
NISCH, Reconquista und heiliger Krieg, op. cit., p. 169-172. Pour Isidore et León, Patrick HEN-
RIET, « Rex, lex, plebs. Les miracles d’Isidore de Séville à León (e-e siècles) », in : Martin
HEINZELMANN, Klaus HERBERS et Dieter BAUER (éd.), Mirakel im Mittelalter ; Konzeptio-
nen, Erscheinungsformen, Deutungen, Stuttgart : Franz Steiner (Beiträge sur Hagiographie, 3), 2002,
p. 334-350.
112. Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, « La fecha de implantación del oracional festivo visigótico »,
Boletín arqueológico, 113-120, 1971-1972, p. 215-243, ici p. 218-219 (repris dans Vie chrétienne et
culture dans l’Espagne du VIIe au Xe siècle, Aldershot : Variorum, 1992, n° VI), ainsi que Joseph
N. GARVIN, The Vitas sanctorum patrum Emeretensium, Washington : The catholic university of
America press, 1946, p. 408 (Mérida, Séville, Tolède, Tarragone). Sur le rôle de Jérusalem
dans la péninsule du haut Moyen Âge, voir aussi les exemples cités par Francisco Javier
FERNÁNDEZ CONDE, La religiosidad medieval en España, op. cit., p. 371-372.
  

Jérusalem113. À l’époque même des croisades, le mirage de Jérusalem


reste fondamental. Sur un plan strictement symbolique, et sans aborder
le cas des croisés ou pèlerins ibériques – sans doute plus nombreux
qu’on ne l’a longtemps cru –114, il suffira de rappeler qu’au début des
années 1170, le nouvel ordre militaire de Saint-Jacques présente la lutte
contre les musulmans d’Hispania comme partie d’un plan d’ensemble
qui peut impliquer l’Afrique et, au-delà, Jérusalem115.
De la même façon, Rome a constitué un pôle symbolique de réfé-
rence et de légitimation indépendamment de son rôle réel dans les
affaires religieuses et politiques de la péninsule, lequel est resté, comme
on le sait, des plus discrets jusqu’au milieu du e siècle116. Avant cette
période, le prestige de Rome a donc été sans rapport avec le poids de la
papauté. Nous avons vu comment, dès le e siècle, la légende des sept
apôtres fondait la légitimité de Torquat et de ses compagnons – et par
conséquent du christianisme ibérique – sur un séjour à Rome et une
délégation de pouvoir octroyée par Pierre et Paul. Il n’est pas indifférent
de constater qu’au moment du changement de rite, c’est précisément
cette origine romaine qui, à San Millan de la Cogolla, sera mise en avant

113. Sur Jérusalem dans la tradition jacobéenne, Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ, « Las tres
grandes peregrinaciones vistas desde Santiago », in : Santiago, Roma, Jerusalén. Actas del III
Congreso internacional de estudios jacobeos, Paolo CAUCCI VON SAUCKEN (éd.), Santiago :
Xunta de Galicia, 1999. Dans le diplôme de 1075 qui rapporte l’ouverture de l’arca sancta par
Alphonse VI, celle-ci est dite avoir été fabriquée à Tolède et non à Jérusalem : Andrés GAM-
BRA, Alfonso VI. Cancillería, curia e imperio. II. Colección diplomática, León : Centro de estudios y de
investigación « San Isidoro » (Fuentes y estudios de historia leonesa, 63), 1998, n° 27, p. 60-65.
114. Références toujours utiles dans Martín FERNÁNDEZ DE NAVARRETE, Españoles en
las cruzadas, Madrid, 1816 ; rééd. Madrid : Polífemo, 1986). Tout récemment, Margarita
C. TORRES SEVILLA-QUIÑONES DE LEÓN, « Cruzados y peregrinos leoneses y castel-
lanos en Tierra santa (s. -) », Medievalismo, 9, 1999, p. 63-82 et surtout, dans une ample
perspective, Nikolas JASPERT, « Frühformen der geistlichen Ritterorden und die Kreuzzug-
bewegung auf der iberischen Halbinsel », in : Klaus HERBERS (éd.), Europa an der Wende vom
11. Zum 12. Jahrhundert. Beiträge zu Ehren von Werner Goez, Stuttgart : Franz Steiner, 2001, p. 90-
116, ainsi que Philippe JOSSERAND, « Croisade et reconquête dans les royaumes occiden-
taux de la péninsule Ibérique au e siècle », à paraître in : L’expansion occidentale (XIe-XVe s.) :
formes et conséquences, Paris, 2003 (Actes du XXXIIIe Congrès de la Société des historiens
médiévistes de l’enseignement supérieur public).
115. « Si quod accidat, sarracenis ab Yspanie partibus citra mare propulsis, in terra de Mar-
rocos magister et capitulum ire proposuerit, illic et eos adiuvare sicut fratres non desistant.
Similiter et, si necesse fuerit, in Iherusalem », José Luis MARTÍN, Orígenes de la orden de Santiago,
op. cit., n° 53, p. 227. Voir Klaus HERBERS, « Las órdenes militares ¿ lazo espiritual entre
Tierra santa, Roma y la península ibérica ? El ejemplo de la orden de Santiago », dans Paolo
CAUCCI VON SAUCKEN (éd.), Santiago, Roma, Jerusalén, op. cit., p. 161-173.
116. José María LACARRA, « La Iglesia visigoda en el siglo  y sus relaciones con Roma »,
in : Le Chiese nei regni dell’Europa occidentale e i loro rapporti con Roma fino all’800, Spolète : Presso la
sede del centro (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 7), 1960,
p. 353-384 ; Juan Francisco RIVERA RECIO, « Relaciones de la sede apostólica con los dis-
tintos reinos hispanos », in : Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE (éd.), Historia de la Iglesia
en España, Madrid : Biblioteca de autores cristianos, 1982, vol. II/2, p. 259-262.
’        

pour légitimer la liturgie wisigothique117. C’est donc au nom de Rome


que l’on contestait l’influence de Rome…
Ces brèves remarques sur les représentations cartographiques du
commentaire de Beatus puis, à partir d’elles, sur ce que nous avons
appelé les « pôles de référence », ou de légitimité, montrent bien que les
constructions spatiales oscillent généralement entre symbolique chré-
tienne et « réalité », sans qu’il soit possible de distinguer parfaitement ces
deux catégories. Or ce qui vaut pour la connaissance et l’ordonnance-
ment du monde, ou encore pour la recherche de légitimités chrétiennes,
vaut aussi pour la dynamique sociale de l’espace118. En effet, la spatiali-
sation du territoire hispanique chrétien, entendue ici comme polarisa-
tion de l’espace par des lieux privilégiés, n’est pas plus réductible à une
histoire des faits bruts qu’à une analyse des constructions symboliques
pures, deux notions aussi anachroniques l’une que l’autre. On n’en don-
nera ici que quelques exemples, jugés particulièrement significatifs.

Les lieux et les espaces symboliques dans leur contexte idéologique et social
La sacralisation d’espaces organisés par et autour d’églises est ancienne.
On peut en retracer l’histoire à partir du e siècle, époque où la zone
située autour du lieu de culte possède déjà les mêmes privilèges que le
bâtiment lui-même, en particulier en matière de droit d’asile119. Pour la
péninsule, cet espace – terminum, dextrum – a été fixé par le douzième
concile de Tolède (681) à 30 pas à partir de l’église puis progressivement
augmenté, entre les e et e siècles, à 84 pas. Cette zone avait primitive-
ment été conçue dans un but pratique, puisqu’elle comprenait, outre un
espace funéraire, une zone de cultures destinées à approvisionner le
clergé desservant l’église120. Il semble cependant que dans un contexte
réformateur, la rupture que cet espace sacré représentait par rapport au

117. Voir le texte De missa apostolica in Spania ducta, présent avec d’autres textes de défense de la
liturgie wisigothique (main du e siècle) dans le Codex Aemilianensis (Escorial, d.I.1), fol. 395ro-
396vo (ici 395vo), Enrique FLÓREZ (éd.), ES, III, p. 389-395. Voir Pierre DAVID, Études histo-
riques sur la Galice et le Portugal du VIe au XIIe siècle, Paris-Lisbonne : Livraria Portugalia, 1947,
p. 112-113. Le thème de l’origine romaine de la messe hispanique se trouve déjà chez Beatus
de Liebana : Apologeticus, 73, in : Obras completas de Beato de Liebana, J. GONZALEZ ECHEGA-
RAY, A. DEL CAMPO et L. G. FREEMAN (éd.), p. 783.
118. Sur ce concept, Alain GUERREAU, « Quelques caractères spécifiques de l’espace social
européen », in : Neithard BULST, Robert DESCIMON et Alain GUERREAU (éd.), L’État ou
le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Paris : Maison des
sciences de l’homme, 1996, p. 85-101, et id., « Il significato dei luoghi… ».
119. Anne DUCLOUX, Ad ecclesiam confugere. Naissance du droit d’asile dans les églises (IVe-milieu du
Ve s.), Paris : De Boccard, 1994.
120. Concilios visigóticos e hispano-romanos, José VIVES (éd.), Barcelone-Madrid, 1963, p. 398
(Tolède XII) ; Alfonso GARCÍA GALLO, « El concilio de Coyanza », Anuario de historia del dere-
cho español, 21, 1950, p. 274-533, ici p. 439-444.
  

continuum spatial environnant ait été plus volontiers mise en valeur121.


Ainsi en 1055, au concile de Coyanza, on insiste sur la soustraction de
cette zone à toute présence ou domination spécifiquement laïques122.
Tout au long du haut Moyen Âge, cette articulation église/dextrum
concerne surtout, par la force des choses, des églises rurales123. Pourtant,
du point de vue de la sacralisation de l’espace par la délimitation d’une
zone entourant de toutes parts un sanctuaire, le cas le plus riche et le
mieux documenté pour la péninsule ibérique est celui d’une église
urbaine, celle de Saint-Jacques de Compostelle.
Les documents nous permettant d’assister à la constitution d’une
zone de douze milles autour de l’église de Santiago ont été suspectés, et il
est vrai que leur tradition manuscrite ne commence qu’avec le Tumbo A,
rédigé à la fin des années 1120124. Fernando López Alsina a cependant
montré qu’ils devaient être considérés, sur le fond au moins, comme
authentiques125. Dès 915, l’église apostolique est donc située au centre
d’un espace de douze milles (989 km2), expressément concédés « au saint
apôtre »126. Ces douze milles ne sont pas sans rappeler les douze pas qui
constituent le « premier cercle » du traditionnel dextrum. Mais ils ont aussi
une dimension symbolique qu’il est difficile d’ignorer. Douze, c’est évi-
demment le chiffre des apôtres, voire celui des clercs qui desservent le
monastère d’Antealtares dans la fameuse concorde de 1077, ou encore le
chiffre qui, multiplié par six, permet de fixer en 1102 à soixante-douze le
nombre des chanoines qui composeront le chapitre cathédral tel que le
refonde alors Diego Gelmírez127. Espace symbolique à n’en pas douter,

121. Amancio ISLA FREZ (Realezas hispánicas del año mil, La Corogne : Seminario de estudos
galegos, 1999, p. 162), invite à prendre avec les plus grandes précautions les mises en garde
contre la violation des espaces sacrés antérieures au concile de Coyanza. Sur la protection des
espaces sacrés dans le monde catalan dès la première moitié du e siècle, en particulier avec
l’abbé Oliba, voir Gener GONZALVO I BOU (éd.), Les constitucions de pau i treva de Catalunya
(segles XI-XIII), Barcelone : Departament de justícia (Textos jurídics catalans. Lleis i costums,
II/3), 1994, p. 4 (1027) : « ecclesiam vel domos in circuitu positas a XXX passibus » ; p. 9
(1033) : « usque ad XXX passus ».
122. Alfonso GARCÍA GALLO, « El concilio de Coyanza… », art. cit., p. 294 (« et infra dex-
tros ipsius ecclesiae laici cum feminis non habitent, nec ius aliquod ibi possideant »).
123. Voir les exemples cités par Alfonso García Gallo, ibid., p. 441, n. 352-353. Cas d’espèce :
Fernando LÓPEZ ALSINA, « Millas in giro ecclesie : el ejemplo del monasterio de San Julián de
Samos », Estudios medievais, 10, 1993, p. 159-187.
124. Manuel LUCAS ÁLVAREZ (éd.), La documentación del tumbo A de la catedral de Santiago de
Compostela. Estudio y edición, León : Centro de estudios y de investigación « San Isidoro »
(Fuentes y Estudios de Historia Leonesa, 64), 1997.
125. Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago de Compostela en la alta Edad Media (800-
1150), Santiago : Ayuntamiento de Santiago de Compostela, 1988, p. 127 sq. Les lignes qui
suivent s’inspirent beaucoup de ce livre de référence.
126. Manuel LUCAS ÁLVAREZ (éd.), La documentación, n° 28, p. 108-111.
127. Concorde d’Antealtares : Antonio LÓPEZ FERREIRO, Historia de la santa A. M. iglesia de
Santiago de Compostela, Santiago : Impr. del seminario conciliar central, 1900, vol. III, p. 3-7. Les
’        

donc, mais aussi espace de domination bien réel. La territorialisation du


sacré ne s’opère pas, en effet, sur le seul plan symbolique : les trois milles
de la donation initiale (834), portés à six en 858, puis à douze en 915,
sont autant de cercles concentriques délimitant un noyau seigneurial
jacobéen compact, qui se dilate au rythme des privilèges royaux128.
Cette organisation radiale et centrifuge permet aussi la délimitation pro-
gressive, aux e et e siècles, de l’alfoz de la ville de Compostelle, équiva-
lent au premier cercle (« giro »)129. La confusion des espaces sacral, sei-
gneurial et urbain est donc totale.
Les fondements de cette construction spatiale, assurément plus com-
plexe que ne le laissent entendre ces quelques lignes, ont donc très certai-
nement leurs origines dans les privilèges des e et e siècles, que ceux-ci
aient ou non été retouchés. Mais il faut ici rappeler une nouvelle fois que
ces textes ne nous ont pas été transmis – dans le Tumbo A de la cathé-
drale – avant la fin des années 1120. Il semble donc en réalité que c’est
seulement alors que cette construction, qui s’était toujours située sur le
double plan de la représentation et de la praxis, trouve son point de cris-
tallisation idéologique. Le Tumbo A, en effet, n’est pas un banal cartulaire
– à supposer qu’un cartulaire puisse être banal ! –, mais bien le premier
des grands monuments édifiés sur le parchemin, au e siècle, en l’hon-
neur de saint Jacques et de son église130. La vaste entreprise de légitima-
tion idéologique qui caractérise l’épiscopat de Diego Gelmírez s’appuie
donc largement sur la construction d’un périmètre jacobéen, qui est à la
fois un espace de paix, de domination ecclésiastique et de présence sei-
gneuriale131. Il est difficile de ne pas penser ici à d’autres constructions
spatiales plus ou moins comparables, ainsi les sagreras, telles qu’elles se
développent en Catalogne à partir des années 1030, ou le « ban sacré »
de Cluny, précisément délimité par Urbain II en 1095, en présence de
l’évêque de Compostelle Dalmace, qui était un ancien moine de l’ab-
baye bourguignonne132. Il y a là un contexte global de « matérialisation »

soixante-douze chanoines du chapitre cathédral : Historia compostellana, I, 20, Emma FALQUE


(éd.), Turnhout : Brepols (CCCM, 70), 1988, p. 46-47. Richard FLETCHER, Saint James’s
catapult, op. cit., p. 163-192.
128. Manuel LUCAS ÁLVAREZ, La documentación, éd. cit., n° 1 (04/09/834), p. 62-64 ; n° 2
(858), p. 64-65.
129. Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago, op. cit., p. 134-137.
130. Les autres étant le Registrum (ou Historia compostellana) et le Codex Calixtinus. Pour une ten-
tative de mise en perspective, Patrick HENRIET, « Hagiographie et historiographie en pénin-
sule ibérique (e-e siècles) : quelques remarques », Cahiers de linguistique hispanique médiévale,
23, 2000, p. 53-85, ici p. 61-66.
131. Sur les différents aspects du « règne » de Gelmírez, voir Ludwig VONES, Die « Historia
compostellana », op. cit., et Richard FLETCHER, Saint James’s catapult, op. cit.
132. Sur les sagreras catalanes, voir V. FARÍAS ZURITA, « La sagrera catalana (c. 1025-
c. 1200) : características y desarollo de un tipo de asentamiento eclesial », Studia historica.
  

et de « spatialisation » du sacré, analysé ailleurs et pour d’autres régions


de la Chrétienté, qui est très certainement aussi celui de l’Espagne133.
Or c’est précisément à cette époque que l’espace jacobéen se dilate –
ou prétend se dilater – à l’échelle de toute la péninsule, grâce à la confec-
tion du privilège dit « des vœux » (Privilegio de los votos), daté de 834134.
Selon ce faux célèbre, après la miraculeuse victoire du roi Ramire Ier lors
de la bataille de Clavijo, tous les paysans ibériques devaient désormais
donner au chapitre compostellan un pourcentage de leur récolte de blé
et de vin. On sait que cet acte, l’un des plus célèbres et des plus discutés
de l’histoire de la péninsule, a été forgé au milieu du e siècle ou peu
après, sans doute par le chanoine Pedro Marcio135. Tout n’y était cepen-
dant pas pure invention, puisque la documentation permet bien de repé-
rer, avant la forgerie, l’existence plus que probable des « vœux ». Il est
même possible, mais non assuré, que derrière le faux de Pedro Marcio se
cache une authentique concession de Ramire II (934)136. Mais ce qui
importe ici est encore la notion de cristallisation. C’est bien au e siècle
qu’intervient la mise en valeur idéologique qui permet de passer d’un
espace local à un espace sinon universel, du moins panhispanique. Le
Privilège des vœux engage on ne peut plus clairement les chrétiens per totam
Hispaniam et s’adresse à « tous les chrétiens d’Espagne »137.

Historia medieval, 11, 1993, p. 81-121, et Pierre BONNASSIE, « Les sagreres catalanes : la
concentration de l’habitat dans le “cercle de paix” des églises (e siècle) », in : L’environnement des
églises et la topographie religieuse dans les campagnes médiévales, Michel FIXOT et Élisabeth
ZADORA-RIO (éd.), Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1994. Sur le
« ban sacré » clunisien, Barbara ROSENWEIN, Negotiating space. Power, restraint and privileges of
immunity in early medieval Europe, Ithaca : Cornell university press, 1999, p. 168-183, et Didier
MÉHU, Paix et communauté autour de l’abbaye de Cluny (Xe-XVe siècle), Lyon : Presses universitaires de
Lyon (Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 9), 2001, p. 151-165.
133. Outre Barbara Rosenwein (voir note précédente), Dominique IOGNA-PRAT, Ordonner
et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam. 1000-1150, Paris : Aubier,
1998, p. 161-185, et Michel LAUWERS, Lieux sacrés, espace funéraire et propriété ecclésiale au Moyen
Âge, à paraître.
134. Antonio LÓPEZ FERREIRO (éd.), Historia de la santa A. M. iglesia de Santiago, op. cit.,
Santiago, 1899, vol. II, p. 132-137.
135. Voir Ludwig VONES, Die « Historia compostellana », op. cit., p. 205-210 ; Richard FLET-
CHER, Saint James’s catapult, op. cit., p. 293-294 ; Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de San-
tiago, op. cit., p. 175-186 ; Klaus HERBERS, Política y veneración de los santos en la pénínsula ibérica.
Desarollo del « Santiago político », s. l. : Fundación cultural Rutas del Románico, 1999 (éd. all.
1994), p. 66-71. Dans une perspective historiographique, Ofelia REY CASTELAO, La histo-
riografía del Voto de Santiago. Recopilación crítica de una polémica histórica, Santiago : Universidad de
Santiago de Compostela, 1985.
136. Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago, op. cit., p. 175 et note 206.
137. « Cum assensu […] omnium Hispanie christianorum », Antonio LÓPEZ FERREIRO
(éd.), Historia de la santa A. M. iglesia de Santiago, op. cit., vol. II, p. 132. « Statuimus ergo per totam
Hispaniam, ac universis Hispaniarum partibus », ibid., p. 135. « Nos omnes christiani Hispanie
[…] et totius Hispanie christianitatis », ibid. « Nos omnes Hispanie terrarum habitatores
populi », ibid., p. 137.
’        

Par la richesse de sa documentation, par son prestige et sa notoriété


dans tout l’Occident chrétien, le cas de Compostelle est sans doute privi-
légié. Cela ne signifie pas qu’il soit pour autant à part. Tout centre ecclé-
siastique produit des textes, des images, des objets, des monuments, et
exprime par là une idéologie qui ne va pas sans une insertion dans l’es-
pace. Tout centre mérite par conséquent une étude particulière, qui doit
évidemment prendre la mesure de la documentation conservée. Des
constructions fondées sur, ou tout au moins impliquant une organisation
symbolique de l’espace, se retrouvent au e siècle à León, à Oviedo,
à Santo Domingo de Silos, à San Millan de la Cogolla et ailleurs
encore138. Pour ne prendre qu’un exemple, le schéma jacobéen des
vœux comme légitimation d’une domination élargie se retrouve, de
façon assez voisine, à San Millán et à Saint-Isidore de León. À San
Millán, au début du e siècle sans doute, on met en place un système
de perception des « votos » vraisemblablement inspiré de celui de Saint-
Jacques139. À León, le texte hagiographique fondant, à la fin du
e siècle, la liberté du monastère, reprend mot à mot certains passages
du Privilegio de los votos et, un peu plus tard, Lucas de Túy mentionne sans
s’y attarder l’existence de vœux « isidoriens »140.

Les lieux ecclésiaux comme centres


Au centre de tout espace, à l’origine de tout pôle de référence ou de légi-
timation, on trouve donc un lieu investi d’une valeur sacrale particu-

138. Pour Oviedo, voir l’article de Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE dans ce volume,
qui permet de retrouver les principaux travaux. La bibliographie propre à ces différents
centres est dispersée. Chacun d’entre eux mériterait une étude spécifique effectuée dans la
perspective de l’« instrumentalisation » de l’espace (rapports, réels ou supposés, du centre reli-
gieux avec l’Hispania, les royaumes voisins voire opposés, le monde « franco », al-Andalus,
Jérusalem, etc.).
139. Le sens de la dépendance entre le Privilège des Vœux de saint Jacques et celui d’Émilien ne
fait pas l’unanimité. Antonio UBIETO ARTETA (« Los Votos de San Millán », in : Homenaje a
Vicens Vives, Barcelone, 1965, vol. I, p. 309-324) propose de dater la falsification de San Millán
de la Cogolla des années 1143-1144, soit avant celle de Compostelle. Sa datation a été et est
suivie par beaucoup d’historiens, dont José Ángel GARCÍA DE CORTÁZAR, par exemple
dans « Percepción y organización social del espacio en la Castilla del siglo  », Finisterre, 24,
1989, p. 5-37. Contra, et en faveur d’une datation début e siècle, Brian DUTTON, La « Vida
de San Millan de la Cogolla » de Gonzalo de Berceo. Estudio y edición crítica, Londres : Tamesis books,
1967, p. 1-9 (avec édition du texte p. 2-9) et 185-186.
140. Voir ainsi l’utilisation de III Reg, 2, 2 dans le Privilège des Vœux, Antonio LÓPEZ FER-
REIRO (éd.), Historia de la santa A. M. iglesia de Santiago, op. cit., vol. II, p. 134, puis dans l’Historia
translationis sancti Isidori, Juan A. ESTÉVEZ SOLA (éd.), p. 171, et dans le Liber miraculorum bea-
tissimi Isidori, chap. 32 et 41, Patrick HENRIET (éd.), « Hagiographie et politique à León au
début du e siècle : les chanoines réguliers de Saint-Isidore et la prise de Baeza », Revue
Mabillon, n. s. 8 [t. 69], 1997, p. 53-82, ici p. 80. Il a aussi existé plus tardivement, autour du
monastère aragonais de San Juan de la Peña, des « Vœux de saint Indalèce » : Ricardo MUR,
Geografía medieval del voto a San Indalecio, Saragosse : Departamento de cultura, 1991.
  

lière141. En dernière analyse, dans un système symbolique chrétien, on


trouvera toujours un sanctuaire autour duquel s’organiseront les rela-
tions complexes entre réalités politiques, sociales ou économiques, et les
représentations ou les idéologies. Le module de base de la spatialisation
du sacré, aussi bien que de la sacralisation de l’espace, est donc l’église
en tant que bâtiment. Celui-ci n’est cependant investi d’une charge sym-
bolique qu’à partir du moment où il est consacré, en d’autres termes
lorsqu’il fait l’objet d’une transformation qui passe à la fois par un pro-
cessus rituel et par une dotation sacrale, celle des reliques142. On aime-
rait pouvoir comparer, de ce point de vue, les cérémonies de dédicace
des églises selon le rite wisigothique et selon le rite romano-franc. Tâche
malheureusement impossible, les livres liturgiques conservés ne compor-
tant aucun ordo du rituel hispanique, pour lequel nous connaissons
cependant des listes d’antiennes, de prières, des lectures et des
hymnes143. On peut certes hasarder quelques suggestions, mais il est dif-
ficile de les étayer par des éléments concrets. Ainsi, le fait que la dédicace
de l’église ait lieu un dimanche selon le rite hispanique, mais un vendredi
selon le rite romano-franc, n’est peut-être pas seulement anecdotique144.
Nous sommes d’un côté dans une perspective triomphale et victorieuse,
celle de la Résurrection du dimanche, de l’autre dans une logique peut-
être plus dramatique et pénitentielle, celle de la mort du Christ (ven-
dredi). Mais les textes et les études, rares sur ce point, ne permettent
guère de pousser le raisonnement plus loin.
La péninsule ibérique possède en revanche dans sa partie la plus
orientale, la Catalogne, une documentation absolument exceptionnelle :
141. Lieu et non espace. Voir par exemple le cantique pour la dédicace des églises qui figure
dans le « Livre d’heures » de Ferdinand Ier [2 Par. 6, 14-6, 42], Libro de horas de Fernando I de
León. Edición facsímile do manuscrito 609 (Res. 1) da Biblioteca universitaria de Santiago de Compostela.
Estudios de Manuel C. DÍAZ Y DÍAZ e Serafín MORALEJO. Transcripción do texto de
María Virtudes PARDO GÓMEZ et María Araceli GARCÍA PIÑEIRO, Santiago : Xunta de
Galicia (Scriptorium, 8), 1995, p. 160 : trois occurrences rapprochées de locus.
142. Éric PALAZZO, L’évêque et son image. L’illustration du pontifical au Moyen Âge, Turnhout :
Brepols, 1999, p. 307-356, avec bibliographie.
143. Marius FÉROTIN, « La dédicace des églises chez les wisigoths », in : Le Liber ordinum en
usage dans l’Église wisigothique et mozarabe d’Espagne du cinquième au onzième siècle, Paris : Firmin-
Didot, 1904 (réimpression avec supplément de bibliographie générale par Anthony WARD et
Cuthbert JOHNSON, Rome 1996 [Bibliotheca « Ephemerides liturgicae », Subsidia 83]), col.
506-515. Pour les prières, lectures et hymnes, Marius FÉROTIN, ibid., col. 515, ainsi que
Louis BROU et José VIVES (éd.), Antifonario visigótico-mozárabe de la catedral de León, Madrid :
Instituto Padre Enrique Flórez, 1959 (Monumenta Hispaniae sacra. Serie litúrgica, V/1),
p. 431-444, ainsi que Juan Javier FLORES, « La liturgia de la dedicación de iglesias segun los
manuscritos de Silos », in : El romanico en Silos. IX Centenario de la consagración de la iglesia y claustro.
1088-1988, Silos : Abadía de Silos (Studia Silensia. Series maior, 1), 1990, p. 69-75.
144. Voir le canon 1 du concile de Saragosse III (691), José VIVES (éd.), Concilios visigóticos,
p. 476 (« ut non liceat episcopis cetra diebus dominicis consecrationes ecclesiarum exercere »).
Juan Javier FLORES, « La litúrgia de la dedicación », art. cit.
’        

celle des actes de consécration d’église145. Ces textes, particulièrement


intéressants pour notre propos, ont déjà été fort bien étudiés par
plusieurs chercheurs146. Pour certains grands centres, entre le e et le
e siècle, les actes de consécration peuvent se succéder à intervalles
presque réguliers (quatre cérémonies à Ripoll entre 888 et 1032). Michel
Zimmermann a montré comment ces rituels permettent de marquer un
lieu et, au delà, un espace, tout en construisant une mémoire qui, de
même que dans des sources plus littéraires, peut être aménagée ou retou-
chée par ajouts – et retraits – successifs147. Lorsque l’église est celle d’un
monastère qui joue le rôle de panthéon et abrite un scriptorium produi-
sant des textes historiographiques – c’est le cas de Ripoll –, la dédicace
de l’église est une affirmation, ou plus fréquemment une réaffirmation,
de son rôle dans l’organisation de l’espace et du temps148.
Cette situation n’est parfois pas sans relation avec les choix liturgiques
auxquels il a été fait allusion plus haut. En Castille, pour la dédicace de
la nouvelle église de Silos, en 1088, c’est très certainement le rite
romano-franc qui est utilisé. La cérémonie sert donc à la fois à refonder
un établissement qui possède désormais les reliques d’un confesseur
prestigieux – l’abbé Dominique – et à marquer le rôle de Rome dans la
vie de l’Église hispanique149. Elle permet enfin à un grand et ancien
monastère de revendiquer publiquement le statut de centre de pèle-
rinage indépendant. Le jour de la dédicace de l’église, un homme mira-
culeusement libéré des geôles sarrasines arrive en effet à Silos et fait

145. Cebrià BARAUT, Les actes de consagracions d’esglésies de l’antic bisbat d’Urgell (segles IX-XII),
Urgell : Societat cultural urgellitana, 1986.
146. Voir en particulier Michel ZIMMERMANN, « Les actes de consécration d’églises du
diocèse d’Urgell (e-e siècle) : la mise en ordre d’un espace chrétien », in : Michel KAPLAN
(éd.), Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en Occident, Paris : Publications de la Sor-
bonne (Byzantina Sorbonensia, 18), 2001, p. 301-318, et, du même, l’article publié dans ce
volume.
147. Michel ZIMMERMANN, « El papel de Ripoll en la creación de una historia nacional
catalana », in : Tiempo de monasterios. Los monasterios de Cataluña en torno al año 1000, Barcelone :
Departament de cultura, 2000, p. 252-273. Sur l’acte de consécration de 977, id., « Formule
de consécration d’église », in : Olivier GUYOTJEANNIN et Emmanuel POULLE (éd.), Autour
de Gerbert d’ Aurillac, le pape de l’an Mil. Album de documents commentés, Paris : École des Chartes,
1996, p. 26-35.
148. Du côté « occidental », signalons la richesse du dossier relatif à l’acte de consécration de
la cathédrale de Santiago (899), qui a sans doute été retouché, interpolé, etc. : abondante
bibliographie, que l’on démêlera grâce à José Manuel DÍAZ DE BUSTAMANTE et José
Eduardo LÓPEZ PEREIRA, « El acta de consagración de la catedral de Santiago : edición y
estudio crítico », Compostellanum, 35, 1990, p. 377-400.
149. Dédicace de Silos : voir Marius FÉROTIN, Histoire de l’abbaye de Silos, Paris : Baugé, 1897,
p. 72 et note 3 pour le texte de la fin du e siècle rapportant la dédicace, ainsi que Miguel
C. VIVANCOS, Documentación del monasterio de Santo Domingo de Silos (954-1254), Burgos :
Garrido Garrido (Fuentes medievales castellano-leonesas), 1988, n° 25, p. 30 (d’après
ms. BNF, Nouv. Acq. Lat. 2169, fol. 37bis vo).
  

publiquement le récit de ses tribulations, devant une assemblée choisie


qui comprend entre autres le légat Richard de Marseille150. Il n’y a évi-
demment là aucun hasard. La dédicace joue à la fois sur le temps et l’es-
pace. Elle est un événement repère dans la vie du monastère phare de
l’Église castillane, voire romaine, en même temps qu’elle facilite la revi-
talisation rituelle d’un lieu et d’un espace déjà sacrés.
Et que dire du rôle de la cérémonie de dédicace dans le quadrillage
chrétien des territoires soustraits à l’islam ? On sait que les cathédrales
ont généralement été installées sur des sites de mosquées151. Or diverses
études ont récemment insisté sur le fait que si le passage de la mosquée à
l’église suivait presque immédiatement la reconquête, la transformation
physique des bâtiments pouvait quant à elle prendre des décennies, voire
des siècles152. Bernard de Sédirac, premier archevêque de Tolède après
la conquête, ainsi que tous ses successeurs du e siècle, ont à leur dispo-
sition une cathédrale qui, d’un point de vue matériel, et à quelques
modifications près, est en réalité la grande mosquée musulmane153. Ce
n’est qu’avec Jiménez de Rada, soit dans la première moitié du
e siècle, que le bâtiment qui « in forma mezquite a tempore arabum
adhuc stabat », est reconstruit en style gothique154. À Valence, il faut
attendre les années 1270 pour assister au remplacement de la mosquée
par une cathédrale en « style chrétien »155. Ces « bâtiments témoins »

150. Vita Dominici Siliensis, II, 21, Vitalino VALCARCEL (éd.), La « Vita Dominici Siliensis » de
Grimaldo, p. 358-360.
151. Voir la communication d’Ana Echevarría dans ce volume.
152. Julie Ann HARRIS, « Mosque to church. Conversions in the Reconquest », Medieval
encounters, 3, 1997, p. 158-172 ; Amy G. REMENSNYDER, « The colonization of sacred
architecture : the Virgin Mary, mosques and temples in medieval Spain and early sixteenth-
century Mexico », in : Monks and nuns, saints and outcasts. Religion in medieval society, Ithaca et
Londres : Cornell university press, 2000, p. 189-219. Pascal BURESI, « Les conversions
d’églises et de mosquées en Espagne aux e-e siècles », in : Villes et religion. Mélanges offerts à
Jean-Louis Biget, Paris : Publications de la Sorbonne, 2000, p. 333-350. Voir aussi, déjà, le sur-
vol de José ORLANDIS, « Un problema eclesiástico de la Reconquista española : la conver-
sión de mezquitas en iglesias cristianas », in : Mélanges offerts à Jean Dauvillier, Toulouse : Centre
d’histoire juridique méridionale, 1970, p. 595-604.
153. Les conditions de la transformation de la mosquée en cathédrale sont bien connues, mais
le récit de Jiménez de Rada (De rebus Hispaniae, VI, 24, Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.),
p. 205-207), est tardif. Voir Juan Francisco RIVERA RECIO, La Iglesia de Toledo en el siglo XII
(1086-1208), Rome : Iglesia nacional española, 1976, vol. II, p. 13-14 ; Francisco J. HER-
NÁNDEZ, « La cathédrale, instrument d’assimilation », in : Louis CARDAILLAC (éd.), Tolède,
XIIe-XIIIe s. Musulmans, chrétiens et juifs : le savoir et la tolérance, Paris : Autrement, 1991, p. 75-91.
154. Jiménez de Rada, De rebus Hispaniae, IX, 13, Juan FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.),
p. 294. Juan Francisco RIVERA RECIO, La Iglesia de Toledo, op. cit., p. 16-19. B. COQUELIN
DE LISLE, « De la grande mosquée à la cathédrale gothique », in : Louis CARDAILLAC
(éd.), Tolède, XIIe-XIIIe s., op. cit. p. 147-157.
155. Robert Ignatius BURNS, « The Parish as a frontier institution in 13th Valencia », Specu-
lum, 37, 1962, p. 244-251, ici p. 250 (« modum ecclesiarum more christiano constructarum ») ;
Pascal BURESI, « Les conversions d’églises… », art. cit., p. 348.
’        

n’étaient pourtant plus des mosquées depuis longtemps. Ils avaient été
rituellement purifiés juste après la reconquête, selon le rite romain, et ils
avaient été dotés de reliques enracinant dans l’espace leur caractère pro-
fondément chrétien. Au centre des espaces de sacralité, des églises. Mais
au centre symbolique des églises, des reliques…

Sud/nord, nord/sud : reliques, rois et marquage de l’espace


Le marquage de l’espace sacré par les reliques n’est évidemment pas une
pratique spécifiquement hispanique. Celle-ci se développe dès l’Anti-
quité tardive, s’accélère à l’époque carolingienne et connaît une sorte
d’âge d’or aux e et e siècles156. Toutes les translations tracent des
solidarités, des axes et des espaces symboliques. Le maillage est serré,
puisque chaque église a normalement des reliques moulées dans un ou
plusieurs autels157. Néanmoins, le prestige et l’influence d’un sanctuaire
sont généralement proportionnels à la renommée des reliques qu’il
abrite. La christianisation, l’organisation ou la réorganisation de l’espace
chrétien s’accompagnent donc tout au long du Moyen Âge d’innom-
brables translations, qui sont autant de tentatives pour polariser religieu-
sement l’espace à partir d’un locus158. Et de ce point de vue, la péninsule
ibérique présente quelques fortes spécificités qu’il convient de mettre
brièvement en valeur.
La première originalité hispanique est sans doute l’écart qui a long-
temps existé entre l’importance accordée, comme partout ailleurs, aux
inventions et translations de reliques, et la production de textes hagio-
graphiques permettant leur mise en valeur idéologique. Au cours des
e-e siècles, à l’exception du cas particulier des martyrs de Cordoue,
qui s’intéresse d’ailleurs beaucoup plus aux comportements humains
qu’à la virtus des corps saints, la production hagiographique est d’une
grande pauvreté. Les nombreux transferts de reliques qui ont sans
doute accompagné l’avancée musulmane ne nous sont connus que par
bribes et dans des sources très postérieures, parfois musulmanes
d’ailleurs (« Moro Rasis »)159. Le grand événement du e siècle en la

156. Anton LEGNER, Reliquien in Kunst und Kult, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesell-
schaft, 1995 ; Arnold ANGENENDT, Heilige und Reliquien, op. cit. ; Edina BOZÓKY et Anne-
Marie HELVÉTIUS (éd.), Les reliques, op. cit.
157. Nicole HERRMANN-MASCARD, Les reliques. Formation coutumière d’un droit, Paris :
Klincksieck, 1975.
158. Martin HEINZELMANN, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turn-
hout : Brepols (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 33), 1979. Voir à titre
d’exemple Édina BOZÓKY, « La politique des reliques des premiers comtes de Flandre (fin
du e - fin du e siècle) », in : Les reliques. Objets, cultes, symboles, op. cit., p. 271-292.
159. Croníca del Moro Rasis, Diego CATALÁN et Maria Soledad DE ANDRÉS (éd.),
p. 280-283.
  

matière, à savoir l’inventio des reliques de saint Jacques, nous est rapporté
pour la première fois dans la Concorde d’Antealtares, soit en 1077160. Pen-
dant longtemps, les translations depuis l’Espagne musulmane ne sont
guère mieux loties. Il semble ainsi assuré qu’Alphonse III fit venir de
Cordoue à Oviedo les corps des martyrs Euloge et Lucrèce, mais il
n’existe aucun texte contemporain ou même médiéval mettant en
valeur cette décision, pourtant importante161. L’époque d’Alphonse III
est pourtant celle où la monarchie asturienne se préoccupe du cours
de l’Histoire et fait composer diverses chroniques. Il est donc d’autant
plus frappant de constater que les textes composés sous le règne d’Al-
phonse III ne font pas plus allusion à la translation des restes d’Euloge
– ce qui peut à la rigueur s’expliquer par des raisons chronologiques –
qu’à l’invention du corps de saint Jacques. Elles insistent en revanche
sur la réorganisation de l’espace urbain par les souverains, construc-
teurs, bâtisseurs et « créateurs d’espace »162. Les reliques n’ont dans ce
schéma qu’un rôle subordonné163. Le personnage du souverain pieux
car fondateur de sanctuaires à reliques, simultanément et complémen-
tairement caractérisés par la perfection de leur mode de vie monastique
ou canonial, appartient en réalité à une époque postérieure.
Cette époque est celle des e et e siècles. On assiste alors, en parti-
culier dans les années 1060-1080, à une intensification des translations
de reliques, puis, au cours des générations suivantes, à leur mise en
valeur hagiographique. Le sens de ces translations doit être souligné, car
il traduit une nette volonté de recentrer l’espace chrétien sur quelques
villes importantes : nombre de transferts se font en effet depuis l’Espagne
musulmane vers l’Espagne septentrionale chrétienne, ce qui peut être
partiellement expliqué par la faiblesse politique des royaumes musul-
mans dits de taifas. Les initiatives sont royales mais aussi aristocratiques.
Les restes d’Isidore sont ainsi amenés de Séville à León (1063)164, ceux
160. Antonio LÓPEZ FERREIRO (éd.), Historia de la santa A. M. Iglesia de Santiago, op. cit.,
vol. III, p. 3-7.
161. Armando COTARELO Y VALLEDOR, Alfonso III el Magno, op. cit., p. 289-291. Aucun
texte contemporain. Il semble y avoir un renouveau du culte d’Euloge et Lucrèce en 1305,
avec la translation des reliques dans la Cámara Santa : Francisco Diego SANTOS, Inscripciones
medievales de Asturias, Oviedo : Principado de Asturias, 1994, p. 67.
162. Voir les références données par Dominique Iogna-Prat dans ce même volume, p. 206 et
note 31.
163. Il suffit pour s’en convaicre de comparer les chroniques « asturiennes » et celles de la pre-
mière moitié du e siècle (Historia silense, Chronique de Pélage d’Oviedo), qui accordent,
elles, un grand rôle aux reliques.
164. Outre les textes cités en notes 52 et 99, voir Antonio VIÑAYO GONZÁLEZ, « Cues-
tiones histórico-críticas en torno a la traslación del cuerpo de san Isidoro », in : Isidoriana. Estu-
dios sobre san Isidoro en el XIV centenario de su nacimiento, León : Centro de estudios « San Isidoro »,
1961, p. 285-297, et G. WEST, « La traslación del cuerpo de san Isidoro como fuente de la
Historia llamada Silense », Hispania sacra, 27, 1974, p. 365-371.
’        

du martyr Zoïle de Cordoue à Carrión (1065 ?)165, ceux de l’« apôtre »


Indalèce d’Almería à San Juan de la Peña (1084)166, ceux de Nunilo et
Alodia à Leyre (880, avec un récit sans doute de la fin du e ou du début
du e siècle)167. Si l’on ajoute à ces quelques cas celui de Pélage de Cor-
doue au e siècle, ou encore ceux que l’on connaît mal mais qui sont
incidemment mentionnés par tel ou tel chroniqueur, on a bien le senti-
ment qu’une Espagne chrétienne en expansion reconstruit ses centres de
sacralité168. Pour ce faire, elle va prendre les reliques là où elles se trou-
vent, soit dans la partie de la péninsule la plus anciennement et la plus
profondément christianisée. En termes de capital symbolique, les
reliques sont alors, et de loin, le premier produit importé d’al-Andalus.
Et l’on pourrait sans doute prolonger ce raisonnement par des considé-
rations relatives aux objets islamiques, en particulier boîtes et coffrets,
transformés en reliquaires après leur acquisition par tel ou tel centre
religieux169.
Curieusement, cette revitalisation du tissu spatial et sacral des
royaumes chrétiens s’organise selon un axe sud/nord qui en rencontre
un autre exactement inverse : celui du marquage du territoire par le
corps des souverains défunts170. Les lignes de progression, dans tous les
royaumes, sont cette fois-ci nord/sud. Pour nous limiter aux souverains
asturiens, léonais et castillans, les lieux d’inhumation se sont déplacés
par sauts de puce successifs, selon un axe menant successivement –
moyennant quelques simplifications de ma part et abstraction faite de

165. Madrid, BNE, ms. 11556, fol. 140ro-142vo. Voir Patrick HENRIET, « Un hagiographe
au travail… », art. cit.
166. AASS, Apr. III (Paris-Rome, 1866), 733-739. Abstraction faite de ce texte, la translation
est aussi attestée dans la liturgie de San Juan de la Peña dès le e siècle (voir note 64), ainsi
que dans une charte de 1090 : Ángel CANELLAS, Colección diplomática de Sancho Ramírez, Sara-
gosse : Real sociedad económica aragonesa de amigos del pais, 1993, n° 118.
167. Juan GIL FERNÁNDEZ, « En torno a las santas Nunilon y Alodia… », art. cit.
Ann CHRISTYS, Christians in al-Andalus (711-1000), Richmond : Curzon, 2002, p. 68-79, pro-
pose contre Gil une redatation haute de la Passio aussi bien que du martyre. Ce n’est pas le lieu
de discuter ici ses arguments, qui m’ont parfois semblé très fragiles.
168. Voir par exemple ce passage jamais commenté de Jiménez de Rada, selon lequel Pedro
Fernández de Castro aurait organisé la translation des reliques de Juste et Rufine, depuis
Séville vers le monastère de Las Huelgas (Burgos) : De rebus Hispaniae, VI, 12, Juan
FERNÁNDEZ VALVERDE (éd.), p. 192.
169. Divers exemples dans The art of medieval Spain, a. d. 500-1200, New York : Metropolitan
museum of art, 1993, n° 46, p. 98, n° 132, p. 273-276, etc. Plus généralement, Philippe BUC,
« Conversion of objects », Viator, 28, 1997, p. 99-143, en particulier p. 102-103.
170. Beaucoup d’éléments à prendre dans les livres de Ricardo DEL ARCO, Sepulcros de la
casa real de Aragón, Madrid : CSIC. Instituto Jerónimo Zurita, 1945, et id., Sepulcros de la casa real
de Castilla, Madrid : CSIC. Instituto Jerónimo Zurita, 1954. Liste des lieux d’inhumation des
souverains asturiens, léonais et castillans dans Ariel GUIANCE, Los discursos sobre la muerte en la
Castilla medieval (siglos VII-XV), Valladolid : Consejería de educación y cultura, 1998, p. 310-311.
Voir aussi Panteones reales de las monarquías hispánicas, Madrid, 2000.
  

quelques allers-retours, voire même, avec le cas de Compostelle, d’un


axe minoritaire ouest/est – de Cangas de Onís à Grenade, en passant,
dans l’ordre, par Oviedo, León, Tolède, Séville, Grenade enfin. Il a pu
arriver que ces panthéons, toujours récents, toujours provisoires, concor-
dent quelques temps avec des lieux fraîchement revitalisés par l’arrivée
d’un corps prestigieux : ainsi León à la fin du e siècle171. Mais cette
coïncidence est exceptionnelle. L’axe de la « Reconquête » est exacte-
ment inverse à celui des translations de reliques, d’où cette opposition
curieuse, peut-être sans exemple dans le reste de l’Occident. C’est néan-
moins le même phénomène qui s’exprime derrière cette inversion des
axes : l’occupation chrétienne de l’espace passe par son organisation à
partir de lieux privilégiés qui sont des lieux funéraires.

Des lieux à l’espace : remarques sur la réorganisation de la carte diocésaine


Les translations de reliques aussi bien que la mobilité des panthéons
royaux illustrent donc la nécessité de structurer les régions reconquises
en les dotant de centres. Mais la réorganisation de l’espace chrétien
impliquait aussi, avant tout peut-être, celle des diocèses172. Or en ce
domaine, la situation était particulièrement complexe. En bonne théorie,
la carte ecclésiastique devait retrouver les formes et les frontières qui
avaient été les siennes à l’époque wisigothique, soit jusqu’en 711. Dans la
réalité, les choses étaient infiniment plus compliquées. De nouveaux
sièges étaient apparus, sans antécédent d’aucune sorte, et il avait bien
fallu leur faire une place dans la géographie ecclésiastique. Par ailleurs,
la péninsule n’avait plus la belle unité de l’époque wisigothique et le fait
de rendre un diocèse restauré à son ancien siège métropolitain pouvait
créer, en l’obligeant à dépendre d’un archevêque vivant dans un
royaume différent du sien, d’insolubles problèmes politiques173. Pour

171. Sur le « panthéon » léonais, voir en dernier lieu Manuel VALDÉS FERNÁNDEZ, « Él
panteón real de la colegiata de San Isidoro de León », in : Isidro G. BANGO TORVISO,
Maravillas de la España medieval. Tesoro sagrado y monarquía, Valladolid : Junta de Castilla y León,
2000, vol. I, p. 73-84.
172. Demetrio MANSILLA, « Panorama histórico-geográfico de la Iglesia española (siglos
 al ) », in : Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE (éd.)., Historia de la Iglesia en España,
op. cit., vol. II/2, p. 611-683 ; id., Geografía eclesiástica de España. Estudio historico-geográfico de las dio-
cesis, 2 vol., Rome : Iglesia nacional española (Publicaciones del Instituto español de historia
eclesiastica, 35), 1994. Voir aussi le résumé de José SANCHEZ HERRERO et R. LÓPEZ
BAHAMONDE, « La geografía eclesiástica en León y Castilla. Siglos  al  », in : El pasado
histórico de Castilla y León, I. Edad media, Burgos : Junta de Castilla y León, 1983, p. 295-313.
173. Peter FEIGE, « Die Anfänge des portugiesischen Königtums und seiner Landeskirche »,
Gesammelte Aufsätze zur Kulturgeschichte Spaniens, 29, 1978, p. 85-436, ici p. 319-321. En 1096,
Urbain II remarquait que le roi Alphonse VI « n’accepterait en aucune façon que l’évêque de
Burgos fût soumis au métropolitain de Tarragone, car Burgos se trouvait à l’intérieur des
limites de son royaume, alors que Tarragone dépendait du comte de Barcelone » : voir
’        

résoudre ces difficultés presque insurmontables, l’exemption, qui per-


mettait de dépendre directement de Rome sans passer par l’autorité
d’un archevêque, fut une solution souvent adoptée. Elle pouvait conten-
ter à la fois la papauté, les évêques et les souverains174. Oviedo, diocèse
créé au début du e siècle et dont l’évêque Pélage prétendit, en vertu
d’un supposé concile tenu en 821, faire un siège archiépiscopal
recueillant les anciens droits de Lugo des Asturies, l’obtint en 1105175.
De même pour León, ancien diocèse convoité par Tolède alors que la
ville avait conscience d’avoir acquis, depuis le e siècle, le rang d’urbs
regia (1104)176. Même évolution encore pour Burgos, qui remplaça offi-
ciellement l’ancien diocèse d’Oca en 1074 (1068 pour Sanche II) et
aurait théoriquement dû dépendre du métropolitain de Tarragone.
L’exemption, ici, fut accordée dès 1095177. On n’en finirait pas d’énumé-
rer les innovations par rapport à la carte des provinces ecclésiastiques
wisigothiques. On sait aussi les efforts déployés, avec succès, par Diego
Gelmírez, pour obtenir les droits de l’ancienne église métropolitaine de
Mérida (1120)178. Mais la nouvelle géographie ecclésiastique hispanique
ne naquit pas sans douleur.
Les débats, car les querelles entre diocèses furent nombreuses et inces-
santes, s’appuyèrent sur des documents anciens ainsi que, très souvent,
sur quelques faux. Le plus célèbre d’entre eux est certainement la Divi-
sion dite de Wamba, mentionnée pour la première fois dans une bulle de
Pascal II (1108)179. Le prologue explique comment dans un concile tenu
à Tolède, le roi Wamba (672-680) mit fin aux disputes entre les évêques
en dressant la liste des diocèses et en donnant leurs limites. Mais on peut

Demetrio MANSILLA, La documentación pontificia hasta Innocencio III, 965-1216, Rome : Instituto
español de estudios eclesiásticos, 1953, n° 37, p. 56.
174. Andrés GAMBRA, « Alfonso VI y la exención de las diócesis de Compostela, Burgos,
León y Oviedo », in : Estudios sobre Alfonso VI y la Reconquista de Toledo. Actas del II Congreso interna-
cional de estudios mozárabes, Tolède : Instituto de estudios visigótico-mozárabes, 1988, vol. II,
p. 181-218.
175. ES, 38, p. 340-341. Voir Demetrio MANSILLA, « La supuesta metrópoli de Oviedo »,
Hispania sacra, 8, 1955, p. 259-274 ; id., Geografia eclesiástica, op. cit., p. 270-272.
176. José Manuel RUIZ ASENCIO, Colección documental del archivo de la catedral de León (775-
1230). IV (1032-1109), León : Centro de estudios y de investigación « San Isidoro » (Fuentes y
estudios de historia leonesa, 44), 1990, n° 1317, p. 643-644.
177. José Manuel GARRIDO GARRIDO, Documentación de la catedral de Burgos (804-1183),
Burgos : Garrido (Fuentes medievales castellano-leonesas, 13), 1983, n° 61, p. 120-122.
178. Ludwig VONES, Die « Historia compostellana », op. cit, p. 271-395 ; Richard FLETCHER,
Saint James’s Catapult, op. cit., p. 192-222.
179. Luciano SERRANO, El obispado de Burgos y Castilla primitiva. Desde el siglo V al siglo XIII, 3
vol., Madrid : Instituto de Valencia de Don Juan, 1935-1936, vol. III, n° 68, p. 133 (sans citer
Wamba : « sciptum illud vetus quod Oximensis episcopus habere se dicit, sicut nec a vobis ita
nec a nobis autenticum creditur »). Sur la Division de Wamba, Luis VÁZQUEZ DE PARGA, La
división de Wamba. Contribución al estudio de la historia y geografia eclesiasticas de la Edad Media española,
Madrid : CSIC. Instituto Jerónimo Zurita, 1943.
  

citer d’autres listes, comme celle dite de Constantin, transmise par l’his-
torien arabe al-Rasi, ou la Divisio Theodemiri, comparable à celle de
Wamba mais pour le royaume suève, d’où le patronage du roi Théode-
mir180. Il est vraisemblable, comme l’a jadis suggéré Pierre David, que
ces listes transmettent au moins partiellement l’état de la carte ecclésias-
tique avant l’invasion musulmane181. Mais telles qu’elles nous sont par-
venues, elles sont avant tout des documents des e-e siècles – la pre-
mière mention de la Divisio Theodemiri se trouve dans un privilège de
Pascal II daté de 1101182. C’est alors que ces documents sont modifiés
ou interpolés – évidemment pas de la même façon selon les versions – et
c’est alors qu’ils sont dotés de prologues les plaçant sous une autorité
aussi ancienne que prestigieuse : Wamba, le plus religieux des rois wisi-
goths, ou son pendant suève Théodemir.
La réorganisation de l’espace ecclésiastique hispanique entraîna donc
diverses reconstructions du passé, lesquelles étaient, d’un diocèse à
l’autre, concurrentes et généralement contradictoires. On est ici, plus
que partout ailleurs sans doute, au croisement des représentations de
l’espace et du temps. Deux luttes particulièrement âpres nous sont relati-
vement bien connues grâce à la conservation de remarquables corpus
documentaires. Il est ainsi possible de connaître les arguments avancés
de part et d’autre, les références historiques et spatiales, ainsi que les
diverses sources utilisées par chaque partie. Ces deux riches dossiers,
désormais édités, attendent une étude dépassant le cadre d’une histoire
ecclésiastique au sens le plus strict du terme. Contentons-nous ici de les
présenter brièvement afin de mettre en valeur leur intérêt pour notre
propos. Le premier concerne les luttes entre les métropolitains de Com-
postelle et de Braga pour la possession des évêchés conquis sur les
maures et politiquement soumis à l’autorité du roi du Portugal183. Un
diocèse comme celui de Coimbra, capitale du jeune royaume de Portu-

180. Crónica del Moro Rasis, Diego CATALÁN et Maria Soledad DE ANDRÉS (éd.), p. 198-
201. La Division de Constantin apparaît aussi dans la Chronica gothorum pseudo-isidoriana, VIII,
Fernando GONZÁLEZ MUÑOZ (éd.), p. 138-140. Il est plusieurs fois question d’elle au
e siècle, dans le procès relatif à l’église de Valence, Vicente CASTELL MAIQUES (éd.),
Proceso sobre la ordenación de la Iglesia valentina. 1238-1246, 2 vol., Valence : Corts valencianes,
1996, vol. I, p. 177, 186, 188, 337. Voir sur ce texte Fernando GONZÁLEZ MUÑOZ, op. cit.,
p. 49-64. Divisio Theodemiri : Pierre DAVID, Études historiques, op. cit., p. 30-44. Voir Ludwig
VONES, Die « Historia compostellana », op. cit., p. 186-191.
181. Pierre DAVID, « L’organisation ecclésiastique du royaume suève au temps de saint
Martin de Braga », in : Études historiques, op. cit., p. 1-82.
182. Carl ERDMANN, Papsturkunden in Portugal, Berlin : Karl Brandi, 1927, n° 2, p. 155
(« sicut Teodimiri regis temporibus ab episcopis divisio facta est »).
183. Carl ERDMANN, O papado e Portugal no primeiro século da história portuguesa, Coimbra :
Publicaçoes do instituto alemao da universidade de Coimbra, 1935 (éd. allemande : Berlin,
1928) ; Peter FEIGE, « Die Anfänge… », art. cit., p. 377-429.
’        

gal à l’époque qui nous occupe, pouvait-il relever du siège de Compos-


telle, situé dans le royaume voisin et concurrent, sous prétexte qu’il avait
autrefois dépendu de Mérida ? Le différend valait aussi pour des diocèses
comme ceux de Viseo (1144-1147), de Lamego (1147-1148) ou encore
d’Idaña (1199). Les arguments avancés de part et d’autre, et conservés
par les rapports que les délégués pontificaux fournirent à Lucius III
(1182), puis à Urbain III (1187), montrent que l’on dépouilla scrupuleu-
sement les actes des conciles wisigothiques, quitte, en particulier du côté
portugais, à arranger ensuite ce qui ne convenait pas aux intérêts défen-
dus184. Le second dossier, plus épais, plus connu, mais aussi rarement
exploité que le premier – il est vrai qu’il vient à peine d’être publié dans
son intégralité –, est celui de l’Ordinatio ecclesiae Valentinae185. Valence, qui
venait d’être reconquise en 1238, devait-elle relever du métropolitain de
Tolède ou de celui de Tarragone ? La sentence donna raison aux pré-
tentions de Tarragone dès 1239, mais les discussions se poursuivirent
jusqu’en 1246. Les nombreuses pièces conservées dans les archives
tolédanes montrent que l’on déploya des deux côtés des efforts vraisem-
blablement sans précédent pour une affaire de ce type. Rodrigo Jiménez
de Rada, l’archevêque de Tolède, fit en particulier inspecter tous les
grands fonds monastiques de l’Espagne du nord pour accumuler des
preuves en sa faveur, ce qui nous vaut aujourd’hui de précieuses descrip-
tions de manuscrits dont certains ont pu être localisés, d’autres étant en
revanche perdus186. Les adversaires s’affrontèrent à coups de décrets
conciliaires wisigothiques, mais ils utilisèrent aussi tous les auteurs qui
s’étaient intéressés aux divisions de l’Espagne : Pline le jeune, Orose, Isi-
dore, ou encore les faux attribués à Wamba et à Constantin, ce dernier
étant consulté dans des manuscrits arabes ou des traductions187. L’an-
cienneté était visiblement conçue comme un gage de vérité, ce qui, dans
cette affaire, explique le rôle secondaire des privilèges pontificaux
« modernes »188.
Les disputes relatives à la carte ecclésiastique ont donc permis, à

184. Carl ERDMANN, Papsturkunden, op. cit., n° 91, p. 266-282 et n° 110, p. 303-324.
185. Vicente CASTELL MAIQUES, Proceso sobre la ordenación de la Iglesia valentina, op. cit.
186. Ibid., vol. II, p. 249-259 et p. 366-380.
187. « In libris arabicis. Cesar Constantinus… », ibid., p. 177. « Super divisionibus Cesaris
Constantini, quas dixit esse translatas de arabico in latinum », ibid., p. 186.
188. Dans la lutte pour la primatie, en revanche, Tolède se caractérise par une grande atten-
tion aux bulles pontificales modernes : Peter LINEHAN, History and historians, op. cit., p. 210 sq. ;
Peter FEIGE, « La primacía de Toledo y la libertad de las demás metrópolis de España. El
ejemplo de Braga », in : La introducción del Cister en España y Portugal, Burgos : La Olmeda, 1991,
p. 61-132 ; Patrick HENRIET, « Political struggle and the legitimation of the Toledan pri-
macy : the Pars Lateranii concilii », in : Isabel ALFONSO et Julio Escalona (éd.), Building legitimacy.
Political discourses and forms of legitimation in medieval societies, Leyde/Boston/Cologne : Brill, 2003,
à paraître.
  

partir du e siècle, une véritable réflexion sur la légitimité des domina-
tions spatiales auxquelles prétendaient les archevêques de Compostelle,
de Braga, de Tolède ou de Tarragone. Il est possible de constater à cette
occasion les progrès de ce que l’on pourrait désigner, toutes proportions
gardées, comme une véritable critique historique. Les arguments avan-
cés de part et d’autre ne relèvent pas des constructions symboliques,
mais prétendent s’enraciner dans le réel et suivre des règles précises. Si
l’on utilise des faux, on est parfaitement conscient de leur existence et du
fait qu’ils ne sont que le reflet de l’affabulation : « non videtur autenti-
cum, sed potius fabulosum », dit par exemple Guillaume Vidal, juge de
l’officialité de l’archevêque de Tarragone, d’un opusculum quod dicitur fecisse
Isidorus189. Les références sont donc, en théorie au moins, prises dans des
textes « historiques » et reconnus. Les assertions fondées sur le dogme ou
le miracle sont bannies.
Ces discussions et ces procès témoignent parallèlement d’une véri-
table territorialisation du religieux, parallèle à celle du politique. Elle ne
peut sans doute pas en être dissociée. On constate en effet que pour les
diocèses les plus importants ou les plus disputés, Coimbra, Viseo,
Valence, ce sont finalement des raisons politiques implicites, liées à la
conjoncture du moment, qui l’ont emporté au détriment de ce qu’ensei-
gnait l’Histoire. Coimbra et Viseo avaient certes appartenu à Mérida,
mais elles furent rattachées à Braga et non à Compostelle. Valence aurait
dû revenir à Tolède mais fut attribuée à Tarragone. Aux yeux du pape
au moins, mais aussi, on s’en doute, aux yeux des souverains concernés,
la paix future entre les états valait bien quelques infidélités à l’Histoire
ancienne. Le principe de cohésion des royaumes l’emportait donc sur la
fidélité au passé wisigothique, les impératifs de territorialisation politico-
ecclésiastique sur l’idéal d’un découpage immuable. L’espace présent sur
le temps passé.

É  
1. Du point de vue des constructions relatives au temps, nous avons
constaté une oscillation entre logique circulaire et logique linéaire,
constructions eschatologiques et constructions historiographiques. Mais
ces deux axes ne doivent en aucun cas être opposés. L’intérêt pour les
prophéties et la fin des temps – ou celle du sixième âge – débouche sou-
vent sur une perspective de restauration chrétienne par la victoire et sur
un intérêt marqué pour un avenir illimité. Il y a, au sein des mêmes

189. Vicente CASTELL MAIQUES (éd.), Proceso, vol. II, p. 347. Voir aussi supra, note 179 à
propos de la Division de Wamba.
’        

milieux voire chez les mêmes auteurs, chevauchement des plans tempo-
rels – eschatologique et historique. L’eschatologie est aussi le moyen
d’exprimer une ecclésiologie binaire – les saints et les élus contre les
damnés – qui est caractéristique du haut Moyen Âge. Appliquée à la
péninsule, celle-ci revêt des formes particulières – en particulier le Com-
mentaire de Beatus sous ses divers vêtements – qui restent peut-être en
vigueur plus longtemps qu’au-delà des Pyrénées.
2. L’espace est normalement construit, de façon radiale, à partir des
lieux. Il n’est guère pensé en tant que tel, ainsi qu’en témoigne l’assez
faible mise en valeur idéologique du « Chemin de saint Jacques », pour-
tant si important dans la structuration culturelle, économique et sociale
du nord de la péninsule190. De là l’intérêt, dans la perspective d’une his-
toire des idéologies, de la (re-)constitution des diocèses et des provinces
ecclésiastiques, qui amènent à poser des espaces conçus hors d’un sys-
tème de références à leurs loci centraux. En d’autres termes, on cherche
désormais à organiser des espaces continus et pensés pour eux-mêmes.
3. Des lectures critiques, des analyses plus approfondies et des études
comparatives peuvent éprouver la validité des suggestions formulées ici,
puis, éventuellement, en tirer les conséquences. On a cependant le senti-
ment, peut-être en partie faux, que les constructions idéologiques de la
péninsule se sont appuyées de façon particulièrement marquée sur des
« bricolages » (au sens anthropologique du terme)191 combinant espace
et temps. La raison en est sans doute la situation particulière du christia-
nisme péninsulaire, coupé en deux, sur le plan spatial aussi bien que
chronologique, par l’irruption d’une autre religion. La reconstruction
d’une identité qui se voulait d’abord chrétienne passait donc par la réso-
lution des problèmes que posait cette double fracture. Les représenta-
tions chrétiennes de l’espace et du temps, et plus généralement les idéo-
logies cléricales, doivent donc être étudiées en relation avec la notion de
construction identitaire192.

190. Le Livre du pèlerin constitue certes une exception, mais il nous montre avant tout des lieux
et des reliques. Ce n’est donc pas un espace qui est mis en valeur. Un exception notable, cepen-
dant : le songe de Charlemagne dans le Pseudo-Turpin, Klaus HERBERS et Manuel SAN-
TOS NOIA (éd.), Liber sancti Jacobi. Codex calixtinus, p. 201. Sur le Camino de Santiago, voir la
récente synthèse de Klaus HERBERS, « La génésis del camino de Santiago », in : Año mil, año
dos mil. Dos milenios en la Historia de España, 2 vol., Luis RIBOT GARCÍA, Julio VALDEÓN
BARUQUE et Ramón VILLARES PAZ (éd.), vol. II, Madrid : Sociedad estatal « España
nuevo milenio », 2001, p. 43-61.
191. Pour une utilisation de ce concept emprunté à Lévi-Strauss, voir Thomas HEAD, « Art
and artifice in Ottonian Trier », Gesta, 36/1, 1997, p. 65-82, ici p. 77 (« bricolage » fondé sur
les objets et la liturgie).
192. Voir les remarques de David Wasserstein dans la conclusion de ce volume.

Vous aimerez peut-être aussi