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Revue de l’histoire des religions 

2 | 2019
La domination ecclésiale. Modèles et critiques (XIXe-
XXe siècle)

À propos de Saeculum de Robert Markus


On Robert Markus’s Saeculum

Michel Senellart

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rhr/9805
DOI : 10.4000/rhr.9805
ISSN : 2105-2573

Éditeur
Armand Colin

Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2019
Pagination : 265-281
ISBN : 978-2-200-93259-6
ISSN : 0035-1423
 

Référence électronique
Michel Senellart, « À propos de Saeculum de Robert Markus », Revue de l’histoire des religions [En ligne],
2 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 06 janvier 2022. URL : http://
journals.openedition.org/rhr/9805  ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.9805

Tous droits réservés


MICHEL SENELLART
École normale supérieure de Lyon
(Université de Lyon, UMR Triangle)

À propos de Saeculum
de Robert Markus

Le livre de Robert Markus, Saeculum : History and Society in the


Theology of St.  Augustine publié en 1970, offre une interprétation
remarquable de la conception augustinienne de la vie sociale. Comment
les buts que poursuivent les hommes en société, selon Augustin, se
rapportent-ils aux fins dernières de leur existence ? À rebours de la
théologie impériale constantinienne, l’évêque d’Hippone n’aurait pas
seulement désacralisé l’ordre politique établi. Il aurait surtout défini le
saeculum comme la région du « chevauchement » (overlap) des deux cités,
céleste et terrestre, pourtant exclusives l’une de l’autre dans leur réalité
eschatologique, jetant ainsi les bases d’une représentation du politique
comme espace autonome, neutre et pluraliste.

On Robert Markus’s Saeculum

Robert Markus’s book, Saeculum : History and Society in the Theology


of St.  Augustine, published in 1970, offers a remarkable interpretation
of the Augustinian concept of social life. How, asks Augustine, do the
objectives that men pursue in society relate to the ultimate purposes of
their existence ? In a reversal of Constantinian imperial theology, the
Bishop of Hippo does not merely desacralize the established political
order. Above all, he defines the saeculum as the region in which the
celestial and terrestrial cities “overlap”, though they are exclusive from
one another in their eschatological reality, thus laying down a basis for
the representation of the political realm as an autonomous, neutral and
pluralist space.

Revue de l’histoire des religions, 236 – 2/2019, p. 265 à 281


Robert Markus est l’auteur de trois grands livres : Saeculum :
History and Society in the Theology of St. Augustine1, The End
of Ancient Christianity2 et Gregory the Great and his World3, et
de nombreux articles réunis pour la plupart dans deux recueils
de varia, From Augustine to Gregory the Great4 et Sacred and
Secular5. La lecture du premier livre, qui nous occupe ici, devrait
être complétée par celle d’un ouvrage plus récent : Christianity and
the Secular, série de quatre conférences prononcées à l’Université
de Notre-Dame (Indiana), dans le cadre des « Blessed Pope
John XXIII Lecture Series in Theology and Culture »6, dans lequel
il entreprend, à la fois, de clarifier sa thèse de 1970 et de répondre,
chemin faisant, à un certain nombre d’objections qui lui avaient été
adressées. La vie de Robert Markus (1924-2010)7, né à Budapest
d’une famille juive, est marquée par deux grands tournants,
qui ont profondément influencé sa réflexion d’historien sur le
christianisme des premiers siècles et me paraissent aider à mieux
comprendre son approche particulière de la pensée d’Augustin :
— l’émigration de sa famille, tout d’abord, en Angleterre en
1938. Il évoque ainsi ces années d’apprentissage de la culture
anglaise :
Rétrospectivement, je pense que mon but principal […] était de
devenir entièrement anglais, dans les manières, l’apparence, le langage,
et (du moins jusqu’aux années Thatcher et aux années qui ont suivi la
guerre en Irak) j’ai toujours été fier d’être anglais. Je ne souhaitais
pas oublier mon passé ; mais j’ai toujours été sceptique à l’égard du
« multiculturalisme », si courant de nos jours, et une grande part de
mon travail sur Augustin porte l’empreinte de cette conviction, qu’une

1. Cambridge University Press, 1970 ; rééd. 1988 et 2007.


2. Cambridge University Press, 1990 ; traduction de Damien Kempf, Au
risque du christianisme. L’émergence du modèle chrétien (IVe-VIe siècle), Presses
Universitaires de Lyon, 2012.
3. Cambridge University Press, 1997.
4. Variorum, 1983.
5. Variorum, 1994.
6. Christianity and the Secular, University of Notre-Dame Press, 2006.
7. Après avoir enseigné à l’Université de Liverpool, il occupa la chaire
d’histoire médiévale à l’Université de Nottingham de 1974 à 1982. Pour plus de
précisions, en français, voir la préface de D. Kempf à sa traduction de Au risque
du christianisme, p. 6-7.
À PROPOS DE SAECULUM DE ROBERT MARKUS 267

société, pour avoir un minimum de cohérence, a besoin d’une culture


commune8.

— sa conversion au catholicisme, ensuite, après la Guerre, qui


le conduisit à entrer dans l’ordre dominicain pendant quatre ans
(1950-1954) :
Mon expérience de la conversion semble avoir été au centre de
presque tous mes intérêts ultérieurs : qu’est-ce qui est impliqué dans
la conversion au christianisme ? Quelle relation au passé antérieur à la
conversion ? Les questions de la « religion » et de la « culture séculière »
sont toujours restées au cœur de mon travail. Depuis mon premier livre,
Saeculum, jusqu’à la fin de ma carrière, ceci est toujours resté une
obsession, mais je n’en suis jamais venu à bout et ne peux, aujourd’hui
encore, formuler mes vues sur le « secular » en termes satisfaisants.9

Mon intention, dans cet article, n’est pas de présenter l’ouvrage


de 1970 dans toute sa complexité, mais d’essayer de préciser
quelques-uns des enjeux liés à la notion de saeculum : enjeux
moins proprement exégétiques ou historiographiques que
politiques – plus précisément, liés à l’actualité politique de la
pensée d’Augustin dans un monde « sécularisé ».

La désacralisation de l’ordre social établi

Comment Augustin concevait-il la dimension sociale de


l’existence humaine ? Plus précisément, quel rapport établissait-il
entre les buts que poursuivent les hommes en société et les fins
dernières de leur existence ? Comment, pour les chrétiens, leur
8. « much of my work on Augustine has been coloured by sense of need
for some common culture to give a society at least minimal coherence ». Cité
dans la notice commémorative « Saeculorum peregrinus. In memoriam Robert
A. Markus (1924-2010) » publiée en 2011, sans nom d’auteur, sur le site de la
Central European University par le Department of Medieval Studies : https://
medievalstudies.ceu.hu/news/2011-05-20/saeculorum-peregrinus-in-memoriam-
robert-a-markus-1924–2010. Sur cette importance d’une culture partagée, d’après
Augustin lui-même, voir notamment Christianity and the Secular, p. 61-62.
9. Ibid. Le thème de la conversion est au centre de Au risque du christianisme.
Voir D. Kempf, préface, p. 7. Voir également « The secular in Late Antiquity »,
Les frontières du profane dans l’Antiquité tardive, dir. Éric Robillard et Claire
Sotinel, École française de Rome (« Collection de l’École française de Rome »),
2010, p. 357, n. 12 : « I have restated my position in a more defensible form,
without, however, arriving at a satisfactory formulation, most recently in my
Christianity and the Secular ».
268 MICHEL SENELLART

présence dans le monde, au sein de communautés politiquement


organisées, s’inscrivait-elle dans la perspective de l’histoire
du salut ? Telles sont les questions générales10 auxquelles
s’efforce de répondre le livre, à travers six chapitres consacrés
successivement à la théologie de l’histoire (ch. 1-2), à la fonction
de la société politique (ch. 3-4), à celle de l’Église, enfin, et à ses
relations avec l’État (ch. 5-6). Un septième chapitre (« Civitas
peregrina : signposts ») déplace la réflexion du plan historique au
plan théologique : la question, alors, n’est plus de reconstituer le
cheminement de la pensée d’Augustin sur l’histoire, la société et
l’Église, mais de se demander en quoi cette pensée, malgré toute
la distance qui nous en sépare, nous éclaire encore aujourd’hui :
quels « canaux »11 peut-on creuser d’Augustin à nous, à travers un
dialogue critique, sur la base des questions propres à notre époque ?
L’éditeur, en quatrième de couverture, résume ainsi l’idée
centrale du livre : Augustin serait le « penseur qui a rejeté la
“sacralisation” de l’ordre social établi ». Mais cette thèse, en
elle-même, n’est pas vraiment originale. Elle prend appui sur une
série de travaux des années 1950, qui, comme l’indique Markus12,
s’inscrivent dans le sillage du célèbre essai d’Erik Peterson, Der
Monotheismus als politisches Problem (1935)13. À la fin de ce texte,
Peterson, après avoir longuement exposé la théologie politique
impériale d’Eusèbe de Césarée (p. 98-105) et montré l’influence
qu’elle a exercée sur les auteurs chrétiens, de Jean Chrysostome
à Ambroise, Jérôme et Orose (p. 105-117), consacre un unique
paragraphe à Augustin (p. 122-123) : récusant l’interprétation de
la « Paix romaine » comme « accomplissement des prophéties
eschatologiques de l’Ancien Testament » (p. 124), qui conférait à
l’Empire une fonction sacrée, celui-ci aurait contribué, de façon
décisive, au rejet de toute légitimation théologique d’une situation
politique donnée. Peterson, toutefois, n’approfondit pas ce point,
qu’il semble laisser ouvert pour une recherche future14. Parmi les
10. Voir Saeculum, préface de la première édition, p. xxi-xxii.
11. Ibid., p. xxii.
12. Saeculum, p. 47, n. 4.
13. Erik Peterson, Le monothéisme : un problème politique, trad. Anne-Sophie
Arstrup, Paris, Bayard, 2007.
14. Ibid., p. 122, n. 168 : « On ne souligne pas assez dans l’histoire de la
littérature l’opposition entre Augustin et Orose », i.e. celui par qui « Auguste se
trouv[ait] christianisé, et le Christ romanisé » (p. 116).
À PROPOS DE SAECULUM DE ROBERT MARKUS 269

études publiées, à sa suite, sur le sujet, Markus cite l’article de


Theodor E. Mommsen, « St. Augustine and the Christian Idea of
Progress : The Background of the City of God »15, qui offre une
remarquable analyse des rapports d’Augustin, après le traumatisme
du sac de Rome (410), avec la théologie de l’histoire du siècle
précédent.
Mommsen, qui se réfère plusieurs fois à Peterson16, replace
la théologie politique d’Eusèbe à l’intérieur d’un discours plus
ancien : celui par lequel, en réponse aux accusations païennes,
les chrétiens, depuis Tertullien17, s’efforçaient de montrer que la
foi nouvelle, loin d’avoir sapé les fondements de l’Empire, avait
contribué à accroître son bien-être. L’événement eschatologique de
la venue du Christ avait entraîné une amélioration des conditions
matérielles du monde. L’universalisation de la foi, par conséquent,
ne pouvait que conduire à des progrès encore plus marqués. C’est
cette « idée chrétienne du progrès », reprise par les principaux
théologiens du ive et du début du ve siècle (Jean Chrysostome,
Ambroise, Jérôme, Cyrille d’Alexandrie), qui sous-tendait la
théologie impériale constantinienne.
À rebours de cette tradition de pensée, Mommsen cite le
commentaire, par Augustin, de deux passages des psaumes
fréquemment invoqués par elle : Ps 45, 10 (« Il a fait cesser les guerres
jusqu’aux extrémités du monde »)18 et 71, 10 (« La justice s’élèvera
en ses jours, ainsi que l’abondance de la paix, jusqu’à ce que la lune
disparaisse »)19. Augustin ne constate pas seulement que, contrairement
15. Theodor E. Mommsen, « St. Augustine and the Christian Idea of Progress :
The Background of the City of God », Journal of the History of Ideas, 12, 1951,
p. 346-74 ; cité par Markus, Saeculum, p. 47, n. 4.
16. Th. E. Mommsen, « St. Augustine and the Christian Idea of Progress »,
p. 357, à propos de la thèse défendue par les apologistes chrétiens que « le
monde, sous les auspices du christianisme, avait fait de grands progrès sur le
plan historique et que de nouveaux progrès pouvaient encore être attendus dans
l’avenir » (thèse fondée, en particulier, sur la coïncidence de la naissance du Christ
avec l’établissement par Auguste de la Pax Romana sur terre) ; p. 363, à propos
du rayonnement des idées d’Eusèbe chez les théologiens du ive et du début du
ve siècle (Jean Chrysostome, Ambroise, Jérôme, Cyrille d’Alexandrie, Théodoret
de Cyr) ; p. 364, enfin, à propos de la polémique engagée par Augustin, dans ses
Enarrationes in Psalmos (45, 13 ; 71, 10), contre les thèses de ses prédécesseurs.
17. Tertullien, Apologétique, 40,13 ; cité par Th. E. Mommsen, p. 358.
18. Voir Augustin, Discours sur les Psaumes, I, Paris, Cerf (« Sagesses
chrétiennes »), 2007, p. 732.
19. Ibid., p. 1378.
270 MICHEL SENELLART

à l’interprétation prophétique de la Pax Romana, « il y a des guerres


encore, […] et de fréquentes guerres »20, mais il affirme que la paix et
la justice promises n’appartiennent pas à l’ordre temporel21.
Ces idéaux chrétiens suprêmes [iustitia et pax], à ce jour, n’ont pas
pris corps, et ne prendront jamais corps dans l’organisation temporelle
(secular) de l’Empire romain, mais se réaliseront dans la communauté
spirituelle de l’Église éternelle. On ne pouvait rejeter plus radicalement
l’identification théologiquement intenable de l’idéal messianique avec
la réalité historique de l’Imperium Romanum, que ne faisait Augustin
dans son commentaire.22

La position d’Augustin, en somme, reviendrait à retirer toute


signification positive au temps historique – celui du développement
de la cité terrestre23 –, que cette lecture, d’ailleurs, serve à
l’exaltation du rôle messianique de l’Empire ou, au contraire,
du côté de ses adversaires, au calcul millénariste de la fin des
temps24. Le dualisme des deux cités, céleste et terrestre, interdirait
de déchiffrer, dans les événements du monde, les signes d’un
quelconque accomplissement des prophéties, et l’Empire, de ce
fait, perdrait toute dimension sacrée (qu’il la tienne, directement,
de sa mission unificatrice ou, indirectement, de sa place dans le
schéma des quatre monarchies, hérité de Daniel 2, 31-35).
L’interprétation de Markus, dès lors, ne se démarquerait guère
de celle de Peterson ou de Mommsen, et c’est bien ainsi – pour
prendre un exemple quelque peu excentré –, que la présente John
Pocock dans Le moment machiavélien25 : face aux deux versions,
impériale (ou triomphaliste) et sectaire (ou millénariste) de
l’apocalyptisme26, l’originalité d’Augustin serait d’avoir séparé
20. Ibid., p. 732 (Th. Mommsen, « St. Augustine and the Christian Idea of
Progress », p. 364).
21. Cf. ibid., p. 1379.
22. Th. Mommsen, « St. Augustine and the Christian Idea of Progress ». Pour
le commentaire critique du premier psaume, cf. E. Peterson, Le monothéisme,
p. 122-123 ; pour celui des deux psaumes, Saeculum, p. 52.
23. Th. Mommsen, « St. Augustine and the Christian Idea of Progress », p. 374 :
« […] there is no true “progress” to be found in the course of human history ».
24. Voir sur ce point ibid., p. 347-350.
25. John Greville Agard Pocock, Le moment machiavélien, trad. Luc Borot,
Paris, PUF (« Léviathan »), 1997.
26. Pocock désigne ainsi l’interprétation de l’histoire selon « une clé
prophétique », permettant d’y déchiffrer les signes de l’accomplissement du
programme de rédemption. Cf. Le moment machiavélien, p. 37. Sur les deux
traditions, eusébienne et apocalyptique, voir R. Markus, Saeculum, p. 55-56.
À PROPOS DE SAECULUM DE ROBERT MARKUS 271

l’histoire de l’eschatologie, de telle sorte que « la rédemption de


l’homme ne pouvait p[lus] être le résultat de l’histoire séculière »27.
La société civile et son histoire […] étaient [certes] nécessaires ;
mais elles étaient imparfaites, jusque dans leurs fins – les fins de la
justice humaine – et ne suffisaient pas, en tout état de cause, à racheter
l’homme dans sa relation avec Dieu.28

La désacralisation de l’ordre social établi, ainsi, devrait se


comprendre comme une dégradation du saeculum au rang d’une réalité
imparfaite, opaque et transitoire : lieu de la Chute et mal nécessaire,
dans l’attente des récompenses de l’au-delà. Or, la thèse de Markus,
dans Saeculum, est loin de se réduire à cette approche dépréciative du
politique. Bien plus, s’y limiter reviendrait à méconnaître l’intention
apologétique qui anime son enquête : défendre, à partir d’Augustin,
une conception positive et pluraliste de la sphère publique. Démarche
pour le moins paradoxale, qui procède avant tout, ainsi qu’on le verra
(même si je n’aborderai ce point que très rapidement), d’une réflexion
sur la place de l’Église dans le monde.

SAECULUM, pluralisme, autonomisation du politique

Arrêtons-nous, d’abord, sur le problème posé par la traduction de


secular : Damien Kempf, traducteur de Au risque du christianisme,
reconnaît avoir dû « jongler » avec ce terme29. Renvoyant à l’article
« The secular in Late Antiquity »30, dans lequel Markus souligne
l’absence d’équivalent satisfaisant en français pour celui-ci31, il
justifie néanmoins son choix du mot « profane » comme étant « le
plus adéquat pour rendre la teneur du terme anglais ».
Cette traduction de « secular » par « profane », toutefois, présente
un grave inconvénient, puisque, comme le précise Markus, « elle
efface la distinction permise par l’usage anglais entre ce qu’on
peut qualifier, respectivement, de “secular” et de “profane” »32.
« Profane », en effet, s’entend par opposition à « sacré ». Distinction
27. J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, p. 39.
28. Ibid.
29. Au risque du christianisme, Note du traducteur, p. 4.
30. « The Secular in Late Antiquity », p. 353-361 (voir p. 357).
31. Voir également R. Markus, Christianity and the Secular, p. 5 : « Modern
French […] lacks a term for “the secular” ».
32. Ibid.
272 MICHEL SENELLART

familière, notamment, à l’Antiquité, alors que secular, saecularis,


au sens de mondain, temporel, est d’importation chrétienne. Selon
Markus, c’est avec le christianisme, que ces deux mots « profane »
et « sacré » ont acquis un caractère antithétique. Le premier ne
désigne plus, simplement, la sphère de la vie ordinaire, extérieure
au culte divin, mais ce qui, dans la culture païenne, doit être rejeté
par le croyant. La conversion, en d’autres termes, implique le
renoncement au « profane »33. Or, secular ne présente pas ces
connotations négatives34. Le mot, plus neutre, désigne « la sphère
des adiaphora religieux », celle dans laquelle les hommes, quelles
que soient leurs croyances, « ont un intérêt commun »35. De là
découle cette conséquence capitale que le secular, à proprement
parler, n’existe que dans les sociétés non homogènes sur le plan
religieux36. Il suppose, non pas simplement la délimitation d’un
domaine « profane », mais la coexistence de religions diverses et ne
saurait trouver place dans une société entièrement christianisée. En
ce sens, comme le note Markus, c’est la notion moderne de laïcité37,
dans notre langue, qui s’en rapproche le plus38.
Si donc l’on choisit « profane », pour rendre secular en français,
comment traduire un passage tel que : « A drainage of secularity
[…] is produced by minds which see as “sacred” (or its contrary
“profane”) what had earlier counted as “secular” »39 ? Il n’y a pas
d’autre solution, ici, que de supprimer la parenthèse et de réduire
l’opposition du « sacré » et du « profane » d’un côté, au secular, de
l’autre, à l’opposition « sacré »/« profane »40, ce qui, bien sûr, altère
sensiblement le sens de la phrase. Sans doute cette difficulté n’a-
33. Ibid.
34. Voir R. Markus, « The Secular in Late Antiquity », p. 354 : « Whereas
from a Roman point of view the profane was simply what fell outside the sphere of
religion, and there was no need or scope for identifying a separate secular sphere,
within a Jewish or a Christian perspective that “profane” had to be divided into an
acceptable (“secular”) and an intolerable (“profane”) sector ».
35. R. Markus, Christianity and the Secular, p. 6.
36. Ibid.
37. En français dans le texte. Markus cite un extrait du Rapport public : un
siècle de laïcité, publié en 2004 par le Conseil d’État.
38. Ibid., p. 5 ; cf. également R. Markus, « The Secular in Late Antiquity »,
p. 357.
39. R. Markus, The End of Ancient Christianity, p. 226.
40. « Le drainage de tout ce qui appartient au monde profane […] est produit
[…] par des esprits qui conçoivent comme “sacré” ce qui était auparavant considéré
comme “profane” » (R. Markus, Au risque du christianisme, p. 304-305).
À PROPOS DE SAECULUM DE ROBERT MARKUS 273

t-elle pas le même poids dans Au risque du christianisme que dans


Saeculum ou Christianity and the Secular, dont l’argumentation est
plus rigoureusement conceptuelle. En ce qui concerne l’ouvrage dont
nous parlons, toutefois, elle constitue un obstacle insurmontable.
Une phrase telle que « Sacred and profane, for [Augustine],
interpenetrate in the “saeculum” ; the “secular” is neutral,
ambivalent, but no more profane than it is sacred »41, perdrait, si
l’on traduisait secular par « profane », toute intelligibilité. Laissons
en suspens cette question, peut-être insoluble42, de la traduction.
Saeculum, dans sa forme latine, n’ayant pas besoin d’être traduit,
voyons comment Markus définit ce concept.
Il convient de rappeler, d’abord, que la distinction du sacré et du
secular, dans l’ouvrage de 1970, est établie sur la base de l’analyse
du discours prophétique43 : relève de l’histoire sacrée ce qui, en tant
que mise en œuvre du plan divin de salut, tire son intelligibilité de
la parole des prophètes (d’où résulte, pour Augustin, l’identification
de cette histoire au canon scripturaire44) ; tout le reste, dépourvu
de sens propre dans la perspective eschatologique qui est celle
d’Augustin, relève du secular – de l’histoire empirique, pour
éviter le mot « profane ». Ainsi l’Empire, en tant que son existence
s’inscrit dans le cours, instable, mouvant et réversible, de l’histoire
générale des hommes, se voit-il refuser toute signification sacrée. Il
est « théologiquement neutre »45. Le secular n’est donc pas l’opposé
du sacré (cela, nous l’avons vu, correspond au « profane »), mais le
domaine du neutre par rapport à celui-ci.
Ce domaine, toutefois, n’est pas extérieur à l’Église. Il ne se
déploie pas comme un no man’s land46 séparant la cité divine,
nouvelle Jérusalem, des diverses Babylone. Bien au contraire,
il est étroitement lié à sa condition temporelle : « Le domaine du
secular appartient, de façon essentielle, à l’existence historique
de l’Église dans le monde présent »47. Plus précisément encore,
il est indissociable, comme on va le voir, de « la compréhension
41. R. Markus, Saeculum, p. 122.
42. Sauf à traduire secular par « séculier », entre guillemets.
43. Voir R. Markus, Saeculum, p. 13.
44. Voir ibid., p. 11 ; 158-159. Sur la valeur à accorder au « charisme
prophétique » depuis l’Incarnation, voir p. 159-161.
45. Ibid., p. 55.
46. Ibid., p. 71.
47. R. Markus, « The Secular in Late Antiquity », p. 355.
274 MICHEL SENELLART

eschatologique d[e son] rôle dans le monde »48. Commun à


l’Empire et à l’Église, figures de la cité terrestre et de la cité
céleste, le saeculum se définit donc comme « leur vie temporelle
dans leur réalité entremêlée (interwoven) »49, la région du
« chevauchement » (overlap) des deux cités qui, dans leur réalité
eschatologique, sont mutuellement exclusives l’une de l’autre50.
C’est dans les derniers livres de la Cité de Dieu que cette idée
du saeculum, tardivement élaborée par Augustin, trouve son
développement le plus complet. Le texte décisif, à cet égard, est
la célèbre discussion par Augustin, dans le livre XIX, du concept
cicéronien de respublica, dont Markus dégage les principes
d’une théorie, restreinte sans doute, mais néanmoins effective,
de l’autonomie du politique. Si l’on retrouve ici des thèmes bien
connus de la théologie de l’évêque africain, cette lecture les inscrit,
me semble-t-il, dans une perspective originale, toujours stimulante
aujourd’hui.
Markus a) part de la définition des deux cités, issue des deux
grands types d’amour humain – « l’un tourné vers les autres
(socialis), l’autre centré sur soi (privatus) »51 –, pour mettre
en évidence la nécessaire distinction des plans eschatologique
et historique de l’analyse, puis b) aborde la question de leur
48. Ibid.
49. R. Markus, Saeculum, p. 71. Cette définition recoupe la notion du tertium
quid défendue par Henri-Irénée Marrou, dans son débat avec Charles Journet
et Étienne Gilson, « Civitas Dei, civitas terrena : num tertium quid ? » Studia
Patristica II. Papers presented to the Second International Conference on Patristic
Studies held at Christ Church, Oxford (1955), dir. Kurt Aland, F.L. Cross, vol. 2,
Berlin, 1957, p. 342-357, repris dans Christiana tempora, Rome, École Française
de Rome, 1978, p. 415-423. Voir Jean-Claude Guy, Unité et structure logique de
la « Cité de Dieu » de saint Augustin, Paris, Études augustiniennes, 1961, p. 121 :
« Le tertium quid […] n’est pas autre chose par rapport aux deux cités. Il est les
deux cités dans l’état intermédiaire entre leur naissance dans la pensée de Dieu et
dans le péché initial de l’ange et de l’homme, et leur fixation au jour du Jugement ».
Pour la référence à cette discussion, voir R. Markus, Saeculum, p. 62-63, note 3 ;
pour plus de détails, J.-C. Guy, Unité et structure logique, p. 114-122.
50. R. Markus, Saeculum, p. 101-102. Sur cette notion d’overlap, cf. également
p. 59.
51. Markus cite ici La Genèse au sens littéral, XI, 15, 20, trad. Paul Agaësse
et Aimé Solignac, Paris, Institut d’Études Augustiniennes (« Bibliothèque
Augustinienne », t. 49), 1970, p. 261-263. Ce passage, p. 263, annonce la rédaction
à venir de la Cité de Dieu. Voir La Cité de Dieu, XIV, 28, trad. Gustave Combès,
Paris, Desclée de Brouwer (BA 35), 1959, p. 465, cité plus bas par Markus. Sur le
sens de privatus, voir le paragraphe précédent du commentaire d’Augustin, p. 259,
liant la recherche du bien propre à la privation et à la perte.
À PROPOS DE SAECULUM DE ROBERT MARKUS 275

« existence entremêlée (interwoven) »52, dans l’horizon temporel,


afin de préciser c) le « lieu théologique (theological locus) »53 de la
société politique et d’en expliciter, enfin, les caractères essentiels.

a) Selon le fondement des deux amours, le premier, « soucieux


du bien de tous en vue de la société céleste »54, le second, mû
par le désir de domination, les deux cités se définissent de façon
radicalement antithétique : cité des justes, d’un côté, et des
méchants, de l’autre55. Leur rapport, sur le plan des fins dernières,
est celui de l’« exclusion mutuelle », nul ne pouvant, à la fois,
être « soumis à Dieu » et « rival de Dieu »56. Cette dichotomie
implique l’impossibilité d’identifier aucune institution ou forme
d’organisation sociale à l’une ou l’autre des cités, leurs membres
pouvant appartenir aussi bien à l’Empire qu’à l’Église : « La
dichotomie des deux cités, basée sur l’allégeance ultime des
hommes aux valeurs qu’ils choisissent, traverse les groupes
sociaux empiriques »57.

b) C’est pourquoi, malgré leur caractère mutuellement exclusif,


elles sont constamment « mêlées et enchevêtrées dans ce monde,
in hoc saeculo »58. Ce mélange, toutefois, ne résulte pas seulement
de l’inadéquation des frontières invisibles des deux cités à celles,
visibles, des institutions humaines, mais aussi des intérêts qui
unissent leurs membres respectifs. L’enjeu, ici, n’étant rien
moins que la place du politique dans la théologie d’Augustin, on
comprend l’importance de sa discussion du concept de res publica.
Cicéron, on le sait, définit celle-ci comme la res populi, le
populus, à la différence de n’importe quel groupement d’individus,
étant « une multitude associée par le consentement au droit (iuris
consensu) et l’intérêt commun (utilitatis communione) »59. À sa
52. R. Markus, Saeculum, p. 62.
53. Ibid., p. 64.
54. Augustin, La Genèse au sens littéral, p. 261.
55. Ibid., p. 263.
56. Ibid., p. 261.
57. R. Markus, Saeculum, p. 61.
58. Augustin, La Cité de Dieu, I, 35, trad. Gustave Combès, Paris, Desclée de
Brower (BA 33), 1959, p. 301 ; cité par R. Markus, Saeculum, p. 62 (qui traduit in
saeculo par « in this world ») ; trad. BA : « en ce siècle ».
59. Cicéron, De republica, I, 25, 39 ; cité par Augustin, Cité de Dieu, II, 21, 2
(BA 33), p. 373 ; cf. également XIX, 21, p. 139-141.
276 MICHEL SENELLART

suite, Augustin fait de la justice une composante essentielle du


droit, de sorte que « là où il n’y pas de vraie justice, il ne peut y
avoir non plus de droit »60. Or, la seule vraie justice consiste dans la
soumission à Dieu61. Par conséquent, selon la définition de Cicéron,
tous les royaumes humains, incapables d’assurer la vraie justice, ne
sont, à des degrés divers, que des « bandes de voleurs »62.
Augustin, toutefois, conscient que ce « mode rhétorique
d’expression »63 n’était pas adapté aux réalités politiques, propose
une autre définition du populus comme « multitude d’êtres
raisonnables, unis dans l’accord sur les choses qu’ils aiment
(quas diligit) »64. « Termes entièrement neutres et positifs »,
commente Markus65, d’après lesquels toute forme d’organisation
politique peut être qualifiée de res publica, autrement dit, par un
anachronisme commode, d’État. Une société existe politiquement
dès lors que ses membres, partageant un même but, sont liés par
une « loyauté commune »66.
Le point essentiel, souligné par Markus, réside dans la reprise,
au niveau de la res publica, du principe de cohésion des deux
cités. De même que pour celles-ci, c’est un certain amour – peu
importe son objet – qui fonde l’unité d’une société. « La définition
par Augustin de l’État comme l’expression politique d’une
société “unie dans l’accord sur les choses qu’elle aime” ne peut
être comprise isolément de toute sa riche théorie de l’amour ».67
La question qui se pose est donc de comprendre, à travers cette
théorie, comment les deux cités se rapportent l’une à l’autre au sein
d’un « groupement empiriquement circonscrit, tel que l’État »68.
Tous les amours, certes, ne s’équivalent pas : aimer une chose
pour elle-même, comme but ultime de son aspiration, n’a pas le
60. La Cité de Dieu, XIX, 21, trad. Gustave Combès, Paris, Desclée de
Brower (BA 37), 1960, p. 141.
61. Cf. ibid., XIX, 23, 5, p. 161-163 : la vraie justice est celle « par laquelle
Dieu unique et souverain commande à la cité qui lui obéit selon sa grâce, de ne
sacrifier à personne d’autre qu’à lui […] » ; cité par Markus, p. 65.
62. Ibid., IV, 4 (BA 33), p. 541 ; cité par R. Markus, Saeculum, p. 65.
63. Saeculum, p. 65.
64. La Cité de Dieu, XIX, 24 (BA 37), p. 163 ; cité par R. Markus, Saeculum,
p. 65.
65. Ibid.
66. R. Markus, Saeculum, p. 66.
67. Ibid.
68. Ibid.
À PROPOS DE SAECULUM DE ROBERT MARKUS 277

même sens qu’aimer une chose en vue d’une autre ou parmi


d’autres. Aussi la vertu, pour Augustin, est-elle l’ordinata dilectio
« qui empêche l’homme d’aimer ce qu’il ne doit pas aimer, et de
ne pas aimer ce qu’il doit aimer »69, l’ordo amoris, « par lequel
nous aimons ce qu’il faut aimer », de la manière dont il faut
aimer70. Cet ordre consiste, en particulier, dans la hiérarchisation
de deux attitudes, qu’il désigne par les verbes frui (jouir) et uti
(user de). Distinction célèbre71, grâce à laquelle il élabore une
doctrine morale pour les chrétiens « dans leur pèlerinage terrestre
vers la patria céleste »72. Appliquée aux membres des deux cités,
elle aide à mieux saisir leur mode de coexistence. Il serait inexact,
en effet, d’opposer leur amour respectif, comme si les citoyens de
la cité céleste, aimant Dieu par-dessus tout (c’est-à-dire aspirant à
« jouir » de lui), n’aimaient pas les mêmes biens que les citoyens
de la cité terrestre. Ils les aiment eux aussi, mais sur le mode de
l’uti, de l’usage conditionnel, non du frui, du désir de possession :
« […] l’usage des biens indispensables à cette vie mortelle, écrit
Augustin, est commun à ces deux groupes d’hommes […] ;
mais la fin de cet usage est propre à chacun et très différente »73.
Tous, ainsi, aspirent à la paix. Mais « la paix terrestre dans les
biens ou les avantages de cette vie temporelle »74, en laquelle les
seconds trouvent l’accomplissement de leurs désirs, reste, pour
les premiers, subordonnée à l’attente de la paix éternelle. C’est ce
commun usage des biens temporels75, selon des modes opposés de
jouissance, qui définit l’espace propre du politique.

c) Au terme de ce développement, « la définition “positiviste”


de la res publica paraît donc avoir été soigneusement forgée
pour faire place à ce chevauchement (overlap) [des deux

69. Augustin, La doctrine chrétienne, I, 27, 28, trad. Gustave Combès


et M. l’abbé Farges, Paris, Desclée de Brower (BA 11), 1949, p. 215 ; cité par
R. Markus, Saeculum, p. 67.
70. Augustin, La Cité de Dieu, XV, 22, (BA 36), p. 141 ; cité par R. Markus,
Saeculum, p. 67.
71. Voir Henry Chadwick, « Frui-Uti », Augustinus-Lexikon, éd. Cornelius
Mayer, vol. 3, fasc. 1/2, Bâle, Schwabe, 2004, p. 70-75.
72. R. Markus, Saeculum, p. 67.
73. Augustin, Cité de Dieu, XIX, 17, p. 127-129.
74. Ibid., p. 127.
75. Voir encore ibid., XVIII, 54, 2, p. 689 : « Toutes deux [les deux cités]
[…] usent également des biens temporels ».
278 MICHEL SENELLART

cités] »76. Le fait que les membres de la res publica s’accordent


dans l’évaluation de certains biens ne signifie pas qu’ils
partagent la même échelle de valeurs ou une commune idée
du Bien. Nul besoin, en d’autres termes, de s’entendre sur le
préférable – ce vers quoi tendent les hommes, en vue de leur
accomplissement – pour convenir du désirable, l’ensemble de
ces « biens et avantages » qu’Augustin regroupe dans le concept
de « paix terrestre ». C’est pourquoi « dans ces limites, l’État
est intrinsèquement “pluraliste”, étant la sphère dans laquelle
coïncident les intérêts (concerns) des individus, malgré leur
divergence de point de vue sur les fins ultimes »77. Le domaine
politique, par là, se voit reconnaître « un degré considérable
d’autonomie »78 par rapport au religieux. Loin de se réduire aux
nécessités de la vie – la sécurité et à la satisfaction des besoins
matériels –, dans un monde sans cesse livré à la violence, la
« paix terrestre » en effet, implique également l’entretien d’une
« certaine entente des volontés humaines (quaedam compositio
voluntatum) »79, c’est-à-dire d’une culture commune fondée sur
un ensemble de coutumes, de pratiques et d’institutions80.

Espérance eschatologique et réformisme politique

Il faudrait, bien sûr, compléter cette analyse de la sécularisation


du politique par Augustin, qui n’en expose que les prémisses,
par celle, développée dans le chapitre 4 (« Ordinata est res
publica »), des fondements de l’autorité politique. On verrait ainsi
76. R. Markus, Saeculum, p. 69.
77. Ibid.
78. Ibid.
79. Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 17 (BA 37), p. 129 ; cité par R. Markus,
Saeculum, p. 97.
80. « a common life within a shared culture » (p. 96). Bien que ce point
soit peu développé dans la Cité de Dieu, il découle, selon Markus, des prémisses
mêmes de la conception augustinienne du saeculum et se déduit du rapprochement
avec la place reconnue aux disciplines séculières par Augustin dans le De doctrina
christiana. Voir R. Markus, Christianity and the Secular, p. 37-38 et, plus
allusivement, Saeculum, p. 96 (voir note 4). Pour une analyse plus approfondie de
l’idée de « shared culture rooted in a shared tradition » (p. 62), voir Christianity
and the Secular, ch. 3 : « Consensus in Augustine and the Liberal Tradition »,
p. 62-66.
À PROPOS DE SAECULUM DE ROBERT MARKUS 279

plus clairement comment l’État s’inscrit dans l’économie de la


Chute. Selon une interprétation courante, c’est à une conception,
purement négative, de l’État comme mal nécessaire, remédiant par
la contrainte aux désordres du péché, que se résumerait la pensée
politique de l’évêque d’Hippone. La lecture de Markus ne contredit
pas cette vision pessimiste81 – elle en souligne, bien au contraire,
l’importance fondamentale –, mais l’enrichit d’une dimension plus
positive : mal nécessaire, l’État est également, en son ordre, la
condition d’un bien relatif, excluant toute instrumentalisation à des
fins religieuses.
Cette réévaluation de la sphère publique procède, nous l’avons
vu, de la critique de la théologie politique impériale (théologie
qu’Augustin, selon Markus, est à peu près le seul à avoir
contestée en son temps82) et, par suite, de toute sacralisation du
pouvoir civil ; elle est indissociable, par ailleurs, sinon d’une
« ecclésiologie » au sens fort du terme, du moins d’une définition
du rôle eschatologique de l’Église, qui interdit toute confusion du
spirituel et du temporel. C’est ce dernier aspect que je voudrais
très brièvement évoquer, pour finir, sous l’angle de la « politique
chrétienne » telle que la conçoit Markus.
Si Augustin permet de penser, théologiquement, l’existence d’un
espace politique autonome, neutre et pluraliste83, c’est sur fond,
néanmoins d’une ambivalence fondamentale. Sans doute, du point
de vue sociologique, le chrétien est-il « chez lui » dans le monde
– à rebours de la position soutenue par les donatistes –, mais,
du point de vue eschatologique, il lui est étranger84. En d’autres
termes, ce n’est pas l’appartenance à un groupe fermé – une Église
qui se vivrait comme « sainte », séparée du monde extérieur –
qui définit son identité, mais l’orientation eschatologique de son
existence. Agissant dans le monde, il garde cependant, par rapport
aux valeurs « mondaines » (secular) qu’il défend, une distance
critique. Son espérance (Markus cite un long passage de la
81. Voir notamment p. 82-86, à propos de la critique de la « politique de
perfection » héritée de la tradition grecque.
82. Voir R. Markus, Saeculum, p. 161 ; id., « The Secular in Late Antiquity »,
p. 359 : « an isolated protest ».
83. Markus précise bien qu’une telle société pluraliste « historically […], lay
beyond the horizons of Augustine’s world » (R. Markus, Saeculum, p. 173).
84. Voir ibid., p. 167. Sur la dette d’Augustin à l’égard de Tyconius, pour la
formulation de cette idée, voir p. 117.
280 MICHEL SENELLART

Théologie de l’espérance de Moltmann85), tendue vers l’avènement


du Royaume, ne peut jamais se satisfaire du monde tel qu’il est.
C’est la raison pour laquelle, écrit Markus, « l’“augustinisme
politique” est, par nature, politiquement radical »86. Mais non
révolutionnaire, au sens où il s’agirait de transformer la société
selon un modèle idéologique particulier. Récusant, par principe,
toute « politique de perfection »87, l’espérance chrétienne est
anti-idéologique et, par là même, anti-stratégique. La tension
entre action intra-mondaine et espérance eschatologique se résout
ainsi dans un réformisme libéral, d’esprit pragmatique88, seul
compatible, d’après Markus, avec la conception augustinienne de
la communauté pluraliste.
On comprend, de la sorte, pourquoi, à rebours du triomphalisme89
qui a prévalu depuis le tournant constantinien – « la principale
révolution dans le mode d’existence de l’Église au sein du
monde »90 –, Augustin reste pour Markus le théologien le plus
contemporain : celui avec qui le christianisme, comme religion
eschatologique, pourrait s’affranchir enfin de l’idée de « société
chrétienne » :
Après des siècles de développement, la société pluraliste et
religieusement neutre a commencé à sortir du sol de ce qui avait été
la chrétienté occidentale ; mais elle est encore loin d’être solidement
établie dans le monde moderne. Elle est attaquée de divers côtés. Même
les chrétiens n’ont pas généralement appris à accueillir la désintégration
d’une « société chrétienne » comme une profonde libération pour
l’Évangile. La théologie augustinienne pourrait au moins servir à saper
l’opposition chrétienne à une société ouverte, pluraliste et secular.91

Cette dernière phrase me paraît révélatrice de la double ambiguïté


qui caractérise la démarche de Markus dans ce livre. La première
(malgré le soin qu’il prend de distinguer l’enquête historique à
laquelle il soumet la pensée d’Augustin et la réflexion théologique
85. Ibid., p. 169-170, cf. J. Moltmann, Theologie der Hoffnung, Munich,
Kaiser, 1964 ; Théologie de l’espérance, trad. Françoise et Jean-Pierre Thévenaz,
Paris, Cerf (« Cogitatio Fidei »), 1970).
86. R. Markus, Saeculum, p. 170.
87. Voir supra, note 81.
88. R. Markus, Saeculum, p. 171 : « liberal reformism or […] “social
engineering” ».
89. Sur ce concept, cf. R. Markus, Christianity and the Secular, p. 9.
90. Ibid., p. 21.
91. R. Markus, Saeculum, p. 173.
À PROPOS DE SAECULUM DE ROBERT MARKUS 281

liée aux enjeux actuels des questions traitées) consiste dans la


difficulté de déterminer avec rigueur, à partir de son commentaire,
ce que pensait Augustin de ce qu’il aide à penser. L’idée de
société ouverte et pluraliste décrit-elle, en termes volontairement
anachroniques, le saeculum tel que se le représentait effectivement
Augustin ou l’espace commun aux croyants et aux non croyants,
dans les sociétés sécularisées, tel qu’il permet de le conceptualiser ?
Il n’y a sans doute pas à trancher entre ces deux hypothèses, mais
au moins peut-on observer une accentuation du pluralisme, dans la
perspective des débats contemporains sur la sécularisation92, qui
explique peut-être la place relativement secondaire accordée dans
les chapitres du livre à la question de la domination.
La seconde ambiguïté se rapporte à ce qu’on peut appeler, pour
aller vite, la motivation principale de Markus : est-elle politique
ou théologique ? S’agit-il de dégager de la pensée d’Augustin
les éléments d’une théorie politique (dont Markus sait très bien
qu’Augustin n’a pas cherché à l’élaborer en tant que telle), ou
cette théorie politique, qui se ramène fondamentalement, comme
on l’a vu, à un social engineering93, n’a-t-elle de sens que dans
la perspective théologique de Markus, autrement dit sa position
relative à la question de l’Église dans le monde et sa disjonction
rigoureuse – « anti-triomphaliste » – du christianisme et de la
chrétienté ?

michel.senellart@ens-lyon.fr

92. Voir id., Christianity and the Secular, introduction, p. 3.


93. Voir supra, note 88.

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