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LE MYSTÈRE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ.

LA SIGNIFICATION DE CE THÈME DANS CATHOLICISME DE HENRI DE


LUBAC ET SES ENJEUX THÉOLOGIQUES AU SEUIL DU XXIème SIÈCLE.

Jean-Marie Hyacinthe QUENUM, SJ

¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨¨
Je dédie ce modeste ouvrage à Henri de Lubac
Henri Sonier de Lubac, d’heureuse mémoire, né le 20 février 1896 et rappelé à Dieu le 4
septembre 1991, à l’âge de quatre vingt quinze ans, fut un théologien éminent dont les
beaux écrits théologiques et socio-culturels remplis de sagesse, de lucidité de jugement et
de finesse d’esprit ont profondément influencé la vie de l’Église Catholique.
Consulteur à la commission théologique internationale préparatoire au concile Vatican II,
Henri de Lubac a apporté une contribution remarquable au concile comme Expert. Il fut
l’un des architectes des textes du concile Vatican II.
Durant plus d’un demi-siècle de production théologique, Henri de Lubac a touché toutes
les questions essentielles de la pensée contemporaine. Enraciné dans la tradition
Catholique et fidèle à son magistère, il s’est fixé comme objectif de désensabler le lit du
fleuve de la tradition théologique et ecclésiale. En revisitant la tradition théologique , il
utilisa ses ressources intellectuelles et spirituelles au service de l’intelligence de la foi et
des préoccupations de l’homme de son temps. Il fut aussi un humaniste soucieux de
dialoguer avec les cultures de son temps qu’il considérait comme des réseaux de sens
mettant en jeu les rites, les mythes, les idéologies et les conduites dont la compréhension
est nécessaire pour assurer les chances de pertinence à la foi chrétienne.
Théologien de l’histoire et des religions, Henri de Lubac a abordé de façon toujours
novatrice, l’actualité historique du message chrétien en spécialiste du dogme. Il est l’un
des théologiens francophones qui privilégie l’histoire comme lieu du déploiement de la
révélation du Dieu des chrétiens.
En lisant attentivement l’immense œuvre théologique, riche et variée, du Père Henri de
Lubac, Je n’ai pas résisté à la tentation de le qualifier de Théologien de l’accomplissement
plénier du mystère éternel de Dieu.
C’est dans le sentiment de gratitude pour le Père Henri de Lubac qui m’a fait découvrir
par ses écrits, certains aspects du mystère chrétien que J’ai choisi ce théologien exemplaire
pour me guider dans ma recherche d’inculturation de la foi chrétienne dans les sociétés
africaines d’aujourd’hui et de demain.
In Christo Domino
Jean-Marie Hyacinthe Quenum SJ.

1
INTRODUCTION.

Le beau et grand livre Catholicisme1 de Henri de Lubac a exercé une grande influence sur
mon discernement théologique durant mes années de formation religieuse. Aussi j’attache
une importance essentielle à cet ouvrage qui fut novateur en son temps et qui réhabilite le
paradoxe chrétien de la transcendance divine au cœur de la condition humaine.
Catholicisme est la colonne vertébrale de l’œuvre historique et théologique de Henri de
Lubac qui s’est inscrite sur un demi-siècle de confrontation du christianisme avec le
monde moderne.
Comme le précise le Père Michel Fédou, auteur de plusieurs écrits sur Henri de Lubac,

« L’ouvrage de 1938 présentait de manière condensée, les idées fondamentales qui


allaient commander toute l’œuvre. Avec le coup d’archet de Catholicisme, c’est toute la
mélodie qui était en quelque sorte donnée. Elle allait se déployer autour de trois thèmes  :
la commune vocation de l’humanité, le sens chrétien de l’histoire, et le "  drame" des
doctrines ou mystiques athées. »2

Le thème de la réunion spirituelle de l’humanité, qui est l’objet de cet essai de théologie
fondamentale, est suggéré par la perspective principale de Catholicisme : les aspirations
du genre humain à l’unité. Antonio Russo, auteur d’une biographie de Henri de Lubac
présente le thème de la réunion spirituelle de l’humanité dans les termes de sa première
grande œuvre.

« Les Pères avaient déjà vu et compris à propos de la création du premier homme, que
Dieu a fait l’humanité comme un seul tout brisé en mille morceaux et en une myriade
d’individus à cause et à la suite du péché originel. Ainsi les Pères considéraient l’œuvre
de Rédemption comme un rétablissement de l’unité originelle de l’homme avec Dieu et des
hommes entre eux. Une telle perspective apparaît chez Paul (Col.1, 20) et (Jean 2, 52)
chez qui le Christ est Celui qui réunira du haut de sa croix les membres dispersés de
l’humanité et fera de tous les peuples un seul règne, rétablissant ainsi l’unité perdue.
L’œuvre rédemptrice et la constitution de la société religieuse sont ainsi intimement
liées.  »3

1
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, coll. « Unam Sanctam », Paris, Éditions du
Cerf, 1938.
2
Michel Fédou, « Henri de Lubac, Théologien. ». Études. Mars 1997 (3863) p. 375.
3
Antonio Russo, Henri de Lubac. Éditions Mame, Paris, 1993, pp.9-10.

2
Le thème de la réunion spirituelle de l’humanité apporte de multiples éclairages sur la
vocation personnelle et commune de l’humanité. Il permet d’approfondir le sens chrétien
de l’histoire. Il favorise le développement d’une mystique de la communion. Il met en
valeur les nouveaux rapports spirituels d’unité, de fraternité et de solidarité de Jésus-Christ
inscrivant par sa vie, sa mort et sa résurrection la puissance vivifiante de l’amour trinitaire
au cœur de l’histoire humaine. Il montre le caractère historique, social et mystique du salut
qu’apporte le Christ à l’humanité. Il fait pressentir la création avant la chute et la création
déjà transfigurée au sein de laquelle Dieu fait « l’univers nouveau  » (Ap. 21,5).
C’est en essayant de comprendre le caractère social, historique et mystique de la réunion
spirituelle de l’humanité dans le langage symbolique et sacramentel de la tradition de
l’Église, présentée en toute rigueur théologique par Henri de Lubac, que nous avons
décidé de confronter ce thème aux défis culturels du XXIe siècle.

Certes, selon Christoph Schönborn, la vision de l’unité où tous ne font qu’un dans le
Christ (Col 3, 11), à l’image du Dieu Père, Fils et Esprit Saint, « s’est concrétisée dans
l’Église une qui chante en toute langue la louange de Dieu, dans laquelle tous les hommes
peuvent se sentir chez eux, sans distinction d’origine, de formation ni de race  4 ».

Cependant la mondialisation des échanges culturels remet radicalement en question la


compréhension de la réunion spirituelle de l’humanité, en un temps où il faut prendre en
compte l’importance des mutations culturelles, le défi de l’incroyance et la présence des
autres traditions religieuses de la planète qui ont acquis reconnaissance et droit d’exister.
Avant de présenter plus précisément la démarche de notre étude, il convient de la justifier
par référence au projet même de Catholicisme et à la manière dont ce projet a été compris
par plusieurs interprètes de cette œuvre.
Sans doute est-il possible d’étudier le livre selon des perspectives très diverses. On
pourrait par exemple s’attacher à la méthodologie historique du recours aux sources
patristiques, méthodologie qui fut en son temps l’une des grandes nouveautés de
Catholicisme ; nous sommes en tout cas très sensible à la manière dont Henri de Lubac lit
la Parole de Dieu et les commentaires qu’en ont donnés les docteurs et les saints de la
tradition vivante de l’Église. Mais le titre général de notre travail indique bien l’angle
particulier, en même temps que central, sous lequel nous abordons Catholicisme.

4
Christoph Schönborn, L’unité de la foi. Éditions Mame, Paris, 1993, pp. 9-10.

3
Les mots « réunion spirituelle » sont employés par Henri de Lubac lui–même dans un
passage du livre : 

« L’Église, qui est "Jésus–Christ répandu et communiqué", achève – autant qu’elle peut
être achevée ici–bas – l’œuvre de la réunion spirituelle rendue nécessaire par le péché,
commencée à l’Incarnation et poursuivie au Calvaire. »5

Avons–nous le droit de nous appuyer sur cette seule occurrence pour développer toute une
étude sur la réunion spirituelle de l’humanité ?
Nous espérons justement démontrer que le thème évoqué par cette expression est en
réalité présent, sous bien des formes, à travers maints passages de l’œuvre. Nous verrons
même qu’il peut être considéré comme un thème unificateur du livre : même si celui–ci,
selon l’aveu de Henri de Lubac, « est fait de pièces et de morceaux, d’abord
indépendants, cousus tant bien que mal en trois parties, sans plan préconçu »6  ; il n’en
manifeste pas moins une cohérence très profonde, qui est notamment liée à la perspective
du mystère désigné à travers l’expression « réunion spirituelle de l’humanité ».
Sans anticiper sur notre démonstration, nous pouvons dès maintenant mentionner trois
auteurs qui, par leurs commentaires de Catholicisme, nous encouragent à développer
notre propre recherche.
Le premier est Hans Urs von Balthasar qui, dans une étude consacrée à Henri de Lubac,
tente de mettre en évidence le caractère « organique » de son œuvre. Il observe en
particulier que toute la première partie de Catholicisme est centrée sur « l’idée de
solidarité totale » - une idée qui, d’ailleurs, réapparaît dans d’autres passages du livre.
Celui–ci, dit–il encore, a pour objet essentiel

«  L’ouverture de l’Église, par delà sa figure limitée, à l’ensemble de l’histoire du salut de


Dieu avec le monde.  »7

De son côté, Jacques Guillet présente Catholicisme en ces termes :

« Déjà aussi paraissent dans ce livre les grands thèmes des ouvrages suivants  : l’unité et
la solidarité totale de l’humanité dans le plan divin de la création et de la rédemption, la
dimension essentiellement historique du christianisme et le sens positif du déroulement de
l’histoire, la vocation universelle et « sacramentelle  » de l’Église, la place du Christ,

5
Catholicisme, p.25.
6
Henri de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et Vérité, Namur, 1989, p.25.
7
Hans Urs von Balthasar, “Une oeuvre organique”, dans H. Urs von Balthasar et G. Chantraine, Le
cardinal de Lubac. L’homme et son œuvre, Lethielleux ( Paris)-Culture et Vérité ( Namur), 1983, p. 68.

4
l’accomplissement de l’Ancien Testament, et simultanément de l’Esprit, accomplissement
de la lettre. »8

Plus récemment, enfin, Jean–Pierre Wagner évoque ainsi l’ouvrage Catholicisme :


« La première partie ne cesse de déployer le thème de la solidarité ; nous pourrions
presque parler d’une solidarité intégrale, puisqu’elle est présentée à partir de l’unité du
plan divin lui–même tel qu’il se révèle à travers la création et la rédemption  »9.

Le thème revient d’une autre façon dans la deuxième partie, ainsi dans le chapitre sur le
salut par l’Église :

 « Là encore de Lubac articule à la fois l’unité du genre humain et la mission de


l’Eglise.  »10

Et de la troisième partie Jean–Pierre Wagner retient notamment cette citation


caractéristique : 

« De toute nécessité, il faut un Lieu où l’humanité, génération par génération, soit
recueillie ; il lui faut un Centre où elle converge  ; un Eternel qui la totalise  ; un Absolu
qui, au sens le plus fort du mot, au sens pleinement actuel, la fasse exister. Il lui faut un
Aimant qui l’attire.  »11

Par des voies diverses, les trois auteurs que nous venons de mentionner soulignent
l’importance d’une certaine vision de l’homme, de l’humanité en son ensemble, de la
vocation de l’Église dans le monde et pour le monde. Or cette vision, que résume le titre
même Catholicisme, peut être selon nous approfondie à travers le thème de la « réunion
spirituelle de l’humanité ». Cette réunion spirituelle de l’humanité présente un ensemble
de caractères qui la distinguent du simple rassemblement humain motivé par la nécessité,
l’intérêt, l’utilité ou la convenance. Elle est, chez Henri de Lubac, un mode de
rassemblement particulier fondé sur le lien intime du Créateur de l’univers, avec les
membres de l’humanité créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Ce rassemblement
n’est ni spontané, ni forcé. Il est fondé sur l’initiative bienveillante et sage du Créateur qui

8
J. Guillet, La Théologie catholique en France, de 1914 à 1960, Médiasèvres, Paris, 1988, p. 33.
9
Jean–Pierre Wagner, Henri de Lubac, Cerf, Paris, 2001, p.155.
10
Ibid., p. 157.
11
Henri de Lubac, Catholicisme, p. 310. ( cité par Jean–Pierre Wagner, p. 158). Nous n’avons cité ici que
trois auteurs, mais notre recherche s’appuie également sur les études d’autres spécialistes de l’œuvre
lubacienne tels que H. Bouillard, G. Chantraine, M.Fédou, D.J. Burke, M. Pelchat, J. Prévotat, M. Sales  ;
voir les références indiquées dans la bibliographie de la fin de notre travail.

5
offre sa grâce pour permettre à la créature humaine de répondre de manière personnelle et
libre à cet appel à la communion au sein de la communauté.
Par cet appel à l’unité et à la communion, le Dieu vivant, Un en trois personnes, manifeste
son désir et sa volonté d’établir avec ses créatures des rapports d’alliance et de réciprocité
dans un réseau de relations nouées dans l’univers recréé et restauré par la résurrection de
Jésus-Christ. Ainsi invite-t-il, par l’Esprit Saint, toutes ses créatures humaines à participer
à sa vie d’amour.
La réunion spirituelle de l’humanité, selon Henri de Lubac, établit un lien vivant et intime
entre Dieu, Un en trois personnes, et l’humanité « comme un tout », créée à son image et à
sa ressemblance. Elle rassemble les disciples de Jésus-Christ en Église. Assemblée des
membres de l’humanité unis au Corps mystique de Jésus-Christ, cette réunion spirituelle
résulte de l’action salutaire de Dieu dans l’histoire humaine pour rassembler les membres
dispersés de l’humanité en un Corps qui fait Un avec le Père, le Fils et l’Esprit Saint.
A travers cette réunion spirituelle de l’humanité se dévoile ainsi l’inépuisable richesse du
mystère de l’amour du Père. Cet amour pénètre en plein cœur de l’univers créé, avec ses
beautés et ses souffrances, et nous fait rejoindre le mystère du Fils unique, présence
humaine du Père dans l’histoire du salut. Don total du Père, le Fils, par l’oblation sans
réserve de sa vie à l’humanité, a révélé le mouvement extatique de son amour pour le Père.
Exalté dans la communion de l’Esprit Saint, le Fils en siégeant à la droite du Père, est
devenu le Juge favorable à l’humanité. Frère aîné de la nouvelle humanité, Jésus-Christ
fait le don de l’Esprit Saint à l’humanité. Ce don réalisé au soir de Pâques puis dans la
plénitude de toutes les Pentecôtes chrétiennes, réunit l’humanité en un seul corps. Cette
unité nouvelle suscitée par l’Esprit Saint préfigure toutes les réunions de l’humanité. Elle
annonce la réconciliation de l’humanité avec le Père, dans le Fils ressuscité et par l’Esprit
Saint qui fait naître à nouveau les fils dans le Fils.
La réunion spirituelle de l’humanité est donc l’œuvre du Fils, qui par sa Parole et par ses
actes fait découvrir à l’humanité la relation trinitaire qui le lie au Père et à l’Esprit. Habité
par l’Esprit Saint, Jésus-Christ a partagé sa vie filiale avec des compagnons appelés et
formés pour s’associer étroitement à l’œuvre du Père. La prière de Jésus au chapitre 17 de
l’évangile selon saint Jean résume les sentiments et les pensées du Fils qui veut que l’unité
de ses disciples soit parfaite :

«  Comme toi, Père, tu es en moi, qu’ils soient un en nous, eux aussi, afin que le monde
croie que tu m’as envoyé...  » (Jn 17, 20-23).

6
Intronisé sur la croix, Jésus-Christ, selon une homélie de saint Hippolyte, est l’arbre
cosmique apportant à l’humanité la fraîcheur de sa réunion spirituelle :

« Cet arbre, qui s’étend aussi loin que le ciel, monte de la terre aux cieux. Plante
immortelle, il se dresse au centre du ciel et de la terre  : ferme soutien de l’univers, lien de
toutes choses, support de la terre habitée, entrelacement cosmique, comprenant en soi
toute la bigarrure de la nature humaine. Fixé par les clous invisibles de l’Esprit, pour ne
pas vaciller dans son ajustement au divin  , touchant le ciel du sommet de sa tête,
affermissant la terre de ses pieds, et, dans l’espace intermédiaire, embrassant
l’atmosphère entière de ses mains incommensurables. »12

Défiguré sur la croix par la violence des hommes, Jésus-Christ, le Juste innocent
persécuté, a transfiguré par son exaltation le monde qui était hostile au dessein d’amour,
d’unité et de paix du Créateur. Vainqueur de la haine et de la mort, Jésus-Christ, le frère
aîné des membres de l’humanité nouvelle, en traversant la « nuit obscure » de
l’abaissement de la croix, fait passer la création des ténèbres à l’admirable lumière de sa
Pâque. Par sa kénose, Jésus-Christ, homme exemplaire à l’image du Père, a fait éclore en
son exaltation, la gloire du Père.
« Lui, de condition divine,
ne retint pas jalousement
le rang qui l’égalait à Dieu.
Mais il s’anéantit lui-même,
prenant la condition d’esclave,
et devenant semblable aux hommes.
S’étant comporté comme un homme,
Il s’humilia plus encore,
obéissant jusqu’à la mort,
et à la mort sur une croix  !
Aussi Dieu l’a-t-il exalté
et lui a-t-il donné le Nom
qui est au-dessus de tout nom.
Pour que tout, au nom de Jésus,
s’agenouille, au plus haut des cieux,
sur la terre et dans les enfers,
et que toute langue proclame,
de Jésus-Christ, qu’il est Seigneur,
à la gloire de Dieu le Père. »
(Ph. 2, 6-11).

12
Cité par Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. 7ème édition. Éditions du Cerf,
Paris, 1983, p.408 : « Homélie 6ème sur la Pâque. ( P.G. 59, 743-746). Cette homélie, qui figure dans les
Spuria des éditions de saint Jean Chrysostome, est certainement de date plus haute. Elle est probablement
de saint Hippolyte. »

7
Cette hymne qui décrit les conditions d’incarnation du Fils dans l’humilité de sa venue au
cœur de l’humanité, est un hommage à son triomphe universel «  à la droite du trône de
Dieu  » (He 12, 2). Jésus-Christ, en acceptant la condition humaine, le régime de la Loi, la
souffrance et la mort en croix, est devenu le Nouvel Adam qui s’est mis au service de la
réunion spirituelle de l’humanité. Exalté à la croix, Jésus-Christ, le serviteur souffrant,
humilié et défiguré, partageant la mort commune de ses frères, reçoit du Père tout pouvoir
pour réunir l’humanité :

«  Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations,
faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur
apprenant à observer tout ce que Je vous ai prescrit. Et voici que Je suis avec vous pour
toujours jusqu’à la fin du monde  » (Mt 28, 18-20).

Cette formule de bénédiction trinitaire, que Jésus-Christ laisse à ses disciples au terme de
ses apparitions pascales, souligne bien la profondeur trinitaire de la réunion spirituelle de
l’humanité. En dépassant les limites de sa mortalité et en recevant du Père le pouvoir de
réunir l’humanité, Jésus-Christ est fait Seigneur (Ac 2, 36) et reçoit le Nom divin qui
sauve. Kénose et exaltation du Fils nous mettent ainsi en présence du trajet du don du Père
vers le Fils et du Fils vers le Père. L’un et l’autre vivant dans la communion de l’Esprit.
Par-là est signifié le double mouvement descendant et ascendant de Dieu dans l’épiphanie
du Fils donnant en surabondance à l’humanité la vie reçue du Père par le don de l’Esprit
Saint.
En insistant sur la profondeur trinitaire de la réunion spirituelle de l’humanité, nous
voulons par-là même mettre en évidence l’originalité radicale de la foi chrétienne. Défi à
l’intelligence humaine, le mystère du Dieu Père, Fils et Esprit Saint est l’horizon ultime de
cette réunion spirituelle de l’humanité. Inimaginable sans la révélation biblique, le mystère
du Dieu, Père, Fils et Esprit Saint a progressivement frayé son chemin dans les cœurs
croyants d’Israël. L’Unique qui a libéré Israël de la maison de servitude est Celui-là même
qui lui a offert la création en héritage.
Israël découvre avec émerveillement, grâce à ses sages inspirés et à ses prophètes, que
l’Unique, en qui tout subsiste, a créé une infinie diversité d’êtres qui trouvent leur
fondement et leur consistance dans sa simplicité. Cet Unique, selon Israël, n’est pas replié
sur Lui-même. Il est vie, fécondité, effusion et diffusion de soi. Sortant de Lui-même, Il
s’entretient avec les hommes. Plénitude de vie, Il se communique dans un mouvement de
communion qui unit et personnalise les hommes sans fusion et sans confusion. En effet, le

8
dessein de Dieu, révélé par le Fils avec autorité au long de sa vie humaine dans son
enseignement et ses actes quotidiens, atteste une expérience immédiate avec le Père et
l’Esprit.
La réunion spirituelle de l’humanité est donc la rencontre de notre humanité avec l’altérité
transcendante du Père. Le Père offre à l’homme la présence humaine de tendresse et de
compassion du Fils, qui, dans le don de l’Esprit, associe l’humanité au rassemblement de
ses membres dispersés dans le temps et dans l’espace. La perspective de cette réunion
spirituelle de l’humanité exprime l’espérance chrétienne de la réconciliation des divers
antagonismes de la nature humaine : ténèbres-lumières, chair-esprit, mort-vie, croix-
gloire, terre-ciel, solitude-communion, parole-silence, Juifs-Gentils, personne-société,
Homme-Dieu, haine-amour, justice-miséricorde ...
Le développement que nous venons de proposer suggère déjà que le thème de notre étude
permet de rassembler des intuitions fondamentales de Henri de Lubac dans Catholicisme
et, tout à la fois, nous offre la chance de proposer à notre compte un essai de théologie
fondamentale et dogmatique, ordonné lui–même autour du mystère désigné par
l’expression « réunion spirituelle de l’humanité ». Mais nous sommes en même temps
conscient du fait que ce dernier thème ne peut pas être repris tel quel dans notre actualité.
Il nous faudra préalablement le développer dans le contexte même de notre monde
contemporain qui, par certains aspects, recèle des obstacles à la perspective d’une réunion
spirituelle de l’humanité, mais aussi, par d’autres aspects, offre un certain nombre de
chances et d’atouts spécifiques pour son accomplissement. C’est seulement lorsque nous
aurons pris acte de ce contexte contemporain que nous pourrons, au terme de notre
recherche, revenir à l’œuvre de Henri de Lubac et préciser son apport le plus original à
notre réflexion présente.
Les pages qui précèdent suggèrent par elles–mêmes le développement de notre étude, qui
comprendra six chapitres.
Nous commencerons par une présentation générale de Catholicisme, non pas certes une
présentation exhaustive, mais une présentation qui nous permettra de rappeler les grandes
étapes du livre et de vérifier, à travers ces diverses étapes, la présence du thème que nous
résumons par l’expression « réunion spirituelle de l’humanité  ».
Au–delà de cette première approche, il nous faudra établir plus précisément que ce thème
peut être légitimement considéré comme un thème unificateur de l’œuvre : ce sera l’objet
du deuxième chapitre, montrant comment l’idée d’une « réunion spirituelle de

9
l’humanité » permet une intelligence du mystère chrétien en sa totalité, depuis la théologie
de la création jusqu’à l’eschatologie.
Plus profondément encore, et dans la ligne de ce que les pages précédentes ont déjà
suggéré, nous tenterons dans le chapitre III d’en préciser la profondeur trinitaire : ce
chapitre montrera que, si l’idée de la réunion spirituelle de l’humanité est en mesure
d’éclairer tous les champs majeurs de la théologie chrétienne, c’est qu’elle se fonde
ultimement sur le mystère même du Dieu trine et de son œuvre dans l’histoire de
l’humanité.
Les deux chapitres suivants prendront résolument distance par rapport à l’œuvre de Henri
de Lubac. Nous tenterons d’abord, dans le chapitre IV, de trouver un langage pour dire
aujourd’hui le mystère de la réunion spirituelle de l’humanité. Cette tentative impliquera,
dans l’introduction de ce chapitre puis dans sa dernière section, quelques développements
sur le contexte de la mondialisation, puisque c’est dans un tel contexte que nous avons
désormais à penser. Cependant notre propos sera d’abord théologique et cherchera à dire,
dans notre situation même, le mystère de la réunion spirituelle de l’humanité.
Le chapitre V nous permettra de justifier plus longuement l’actualité de ce dernier thème
et de mettre en évidence la spiritualité dont il est porteur. Nous soulignerons ici le sens et
la valeur de l’échange entre le Judaïsme et le Christianisme, qui ont une responsabilité
toute particulière dans la perspective d’une réunion spirituelle de l’humanité. Nous
montrerons ensuite l’éclairage décisif projeté par la figure du Christ, Réconciliateur et
Restaurateur de l’unité de la communauté humaine, et nous soulignerons la pertinence de
cette figure dans le contexte actuel de la mondialisation. Enfin – étant nous–même
originaire du continent africain – nous présenterons un enjeu plus spécifique du thème
étudié en posant les jalons d’une théologie pertinente pour l’Afrique sub-saharienne.
Alors seulement nous pourrons, dans le chapitre VI, faire retour à l’œuvre de Henri de
Lubac, et préciser la contribution essentielle que ce théologien peut apporter, aujourd’hui
même, à une réflexion sur la réunion spirituelle de l’humanité. Nous verrons que cette
contribution doit être avant tout cherchée du côté de ce qu’on appelle l’anthropologie
théologique, et nous en dirons la fécondité dans la situation d’un monde aujourd’hui
confronté à certaines formes d’immanentisme en même temps qu’à la redécouverte des
autres traditions religieuses de l’humanité.
Nous espérons ainsi vérifier ce qu’annonce le titre même de notre étude : non seulement
l’importance que revêt, chez Henri de Lubac, le mystère désigné par l’expression

10
« réunion spirituelle de l’humanité », mais les enjeux que nous pouvons lui reconnaître
pour la théologie chrétienne au seuil du XXIe siècle.

Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××

11
CHAPITRE I : UNE PREMIÈRE LECTURE DE CATHOLICISME.

I.1. Aspects sociaux du dogme et Réunion spirituelle de l’humanité chez


Henri de Lubac.

Quel est le message essentiel de Catholicisme  ?13 Que signifiaient pour Henri de Lubac
les « aspects sociaux » du dogme ? Comment et pourquoi la «  réunion spirituelle de
l’humanité » peut elle être considérée comme l’expression adéquate pour désigner le salut
de l’humanité par la foi au Christ Jésus ?
Pour répondre à cette triple question, nous nous proposons de lire Catholicisme14 en
fonction de ce thème de la réunion spirituelle de l’humanité. Dans ce premier chapitre–ci,
notre lecture ne s’écartera pas du plan suivi par l’auteur. Nous procéderons à un résumé
des thèses essentielles de Catholicisme qui mettent en valeur le thème privilégié par notre
étude. Certes, nous ajouterons déjà quelques développements plus personnels et nous
n’hésiterons pas à faire référence à d’autres ouvrages ultérieurs de Henri de Lubac dans la
mesure où ceux–ci éclairent ou précisent certaines idées de Catholicisme. Mais nous
aurons avant tout le souci de proposer un premier regard sur ce livre en suivant l’ordre
même de ses différents chapitres.
Conformément à cet ordre, le thème de la réunion spirituelle de l’humanité sera d’abord
évoqué par rapport aux grands mystères de la foi illustrés par le dogme, à l’Église, aux
sacrements et à la vie éternelle.
Ensuite nous parcourrons la deuxième partie de Catholicisme dans une section consacrée
au sens de la réunion spirituelle de l’humanité par rapport au « christianisme dans
l’histoire  » en insistant sur les principes et les méthodes d’interprétation de l’Écriture et le
concept théologique du salut par l’Église missionnaire ; nous évoquerons aussi dans cette
section le débat sur la prédestination de l’Église et sur la réalité du Catholicisme. Enfin
avec la troisième section de Catholicisme, il s’agira d’évoquer la situation théologique qui
a façonné le paradoxe chrétien de la Personne responsable et solidaire de la société ; on
rappellera que cette troisième section du chapitre premier s’achève par une réflexion sur la

13
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Coll. « Unam Sanctam ».3, Éd. du Cerf,
Paris, 1938, in 8°, 373p. – 5e éd. , revue et augmentée, 1952, 418p.
Traduction anglaise : Catholicism. Christ and the common Destiny of Man. Transl., C. Sheppard. Ed. Burns
and Oates, London, 1961.
14
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Coll. « Unam Sanctam » Paris, Éditions
du Cerf, 7e édition, 1983, 416 p. [ édition citée par la suite]

12
transcendance envisagée sous l’angle du mystère de la croix. Chacune de ces trois parties
sera plus ou moins longuement présentée, en fonction de son importance par rapport au
thème central de notre recherche.
Il convient d’abord de justifier plus précisément notre propos, en nous appuyant sur les
premières pages de Catholicisme. Certes, l’expression « réunion spirituelle de
l’humanité » que nous proposons à l’exposé dogmatique pour désigner la participation de
l’humanité à la vie divine inaugurée par le Christ, a été peu utilisée durant les deux
premiers millénaires du christianisme. D’autres termes comme l’alliance, la grâce, la
nouvelle création, le mystère chrétien ont été préférés pour rendre compte de l’œuvre du
Christ rassemblant en une famille unique les enfants de Dieu. En effet, l’humanité créée
comme un seul tout est destinée à participer à la vie intime du Dieu trinitaire. Par un libre
don de Dieu en Jésus-Christ, l’alliance divine, la rédemption et la Vie éternelle sont
offertes à l’humanité. L’humanité bénéficiaire de cette offre de salut par son consentement
entraîne l’univers créé dans le processus de sa participation à la vie divine. Cette
participation de l’humanité à la vie divine est un don qui suscite une option spirituelle. Or
c’est la totalité de ce mystère que nous désignons par l’expression « réunion spirituelle de
l’humanité ».
Thème central de l’épître aux Ephésiens, cette réunion spirituelle de l’humanité est le
dessein de Dieu d’établir le Christ, chef de l’univers et tête de l’Église. Projet de
réunification du monde par la mort et la résurrection réconciliatrices du Christ, la réunion
spirituelle de l’humanité est l’édification et la croissance du Corps du Christ. Réunion des
Juifs et Païens jadis séparés par des barrières culturelles et religieuses, la réunion
spirituelle de l’humanité est l’élargissement du Corps du Christ aux dimensions de
l’univers. Sens donné à l’histoire humaine et à l’univers par la vie, la mort et la
résurrection du Christ, la réunion spirituelle de l’humanité est l’effet de la médiation du
Christ, manifestation et Mystère de Dieu dans le monde. Dévoilement du dessein éternel
de Dieu de sauver tous les hommes, la réunion spirituelle de l’humanité est la solidarité
spirituelle des membres du Corps mystique du Christ.
Si le thème de la réunion spirituelle de l’humanité est apte à guider et unifier notre lecture
de Catholicisme, comment Henri de Lubac en est-il venu à élaborer la problématique que
nous résumons par une telle expression ? L’introduction de son livre nous donne ici de
précieux éléments de réponse.

13
Dans les années 1930, nombreux étaient ceux, qui, comme Jean Giono15 doutaient de la
valeur sociale du christianisme.

« Comment, se demandent-ils en particulier, une religion qui se désintéresse


apparemment et de l’avenir terrestre et de la solidarité humaine, offrirait-elle un idéal
capable de rallier les hommes d’aujourd’hui  ? »16

C’est ainsi que Gabriel Séailles, Alain, Marcel Giron et Hamelin opposent le chrétien à
l’homme moderne. Pour eux, le chrétien serait un homme intimiste obsédé par son salut
individuel. Cette attitude de repliement sur son destin personnel rend le chrétien inapte à
fonctionner comme un membre à part entière de la cité terrestre. Retiré des « affaires du
monde », le chrétien serait un négateur des aspirations sociales de l’humanité. Ernest
Renan va jusqu’à prétendre que le christianisme est « une religion faite pour la
consolation intérieure d’un tout petit nombre d’élus ».
Or ce portrait critique du chrétien ne rend pas justice à l’identité spirituelle des «  adeptes
de la voie ». Le chrétien est ici perçu comme un individualiste insensible à la dimension
communautaire de sa foi. Cela s’explique pour une part dans la situation des années 1930.
De fait, l’ascétisme, la prédication, la théologie et la liturgie de l’époque n’étaient-ils pas
contaminés par les doctrines égocentriques du salut individuel ? Les manuels en usage
naguère dans les séminaires n’offraient-ils pas l’impression que la dimension
communautaire de la foi était négligée au profit d’une piété individualiste ? C’est
précisément pour répondre au reproche grave prétendant que le christianisme s’oppose à
l’idéal social de l’homme moderne que l’auteur de Catholicisme s’appliquera à montrer, à
travers une littérature chrétienne abondante, qu’il y a tout au contraire «  au fond de
l’évangile, la vue obsédante de l’unité de la communauté humaine  »17.
En effet, pour le chrétien qui traverse la vie avec d’autres hommes, la question de
l’édification de l’unité de la société humaine est l’horizon terrestre de son espérance.
Cette unité de la communauté humaine se construit dans le temps et dans l’espace. Aussi
le chrétien, dans la gestion de son existence temporelle, n’échappe pas aux aspirations
sociales du monde. La vie de foi d’un chrétien, tout en dépassant les contingences du
temps et de l’espace, se déploie dans l’histoire et pour l’histoire. Ce champ de l’histoire

15
Jean Giono, Les vraies richesses, 1936, p. 5 et 8.
16
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, coll. « Unam Sanctam », Paris, Éditions
du Cerf, 1983, 7e édition, p. VIII.
17
E. Masure, Leçon à la semaine sociale de Nice, 1934, p. 229.

14
couvre le travail humain du chrétien sur la matière du monde et sa construction de la cité
des hommes. Aussi Henri de Lubac écrit :

« le  catholicisme est essentiellement social. Social, au sens le plus profond du terme  :
non seulement par ses applications dans le domaine des institutions naturelles, mais
d’abord en lui-même, en son centre mystérieux, dans l’essence de sa dogmatique. Social à
tel point que l’expression de "catholicisme social" aurait dû paraître un pléonasme.  »18

Cette vision sociale du catholicisme le démarque de l’individualisme. Elle dépasse la


scission entre Église et monde. Elle s’inscrit dans le projet de Dieu amorcé par la création
et couronné par la rédemption où Dieu, par l’Incarnation de son Fils Unique, fait homme,
entre dans l’histoire humaine. Depuis l’entrée de Dieu dans l’histoire humaine par
l’incarnation rédemptrice de son Fils Unique, la germination de l’unité de la communauté
humaine se poursuit dans l’humus de l’humanité.
Par commodité pour l’exposé dogmatique et par souci d’utiliser un signifiant moins chargé
d’histoire, nous faisons justement appel à l’expression «  réunion spirituelle de
l’humanité », pour désigner le projet de Dieu, de rassembler en Jésus - Christ en une
unique famille tous les enfants de Dieu qui participent à sa vie d’amour dont le caractère
terrestre est éminemment mystique, historique et social.
En effet, l’expression de réunion spirituelle de l’humanité manifeste la finalité de la
société humaine voulue par Dieu en Jésus Christ. Cette société humaine voulue par Dieu
en Jésus Christ est celle du nouveau peuple de Dieu qui accepte de suivre la conduite
salutaire du Prédicateur itinérant du Royaume de Dieu, crucifié et ressuscité, dont l’Esprit
réunit l’humanité. Ainsi la réunion spirituelle de l’humanité est le projet chrétien
d’édification de la société humaine. Cette société devient l’incarnation historique et
permanente du Christ à travers tous les membres de l’humanité qui font l’option spirituelle
de vivre en lui, par lui et pour lui. Le lieu de déploiement de cette réunion spirituelle de
l’humanité est le monde où s’édifie la société dans la dignité des enfants de Dieu créés à
l’image et à la ressemblance du Rédempteur des hommes. Le caractère éminemment social
de la réunion spirituelle de l’humanité s’oppose à tout individualisme, à tout collectivisme
et à tout totalitarisme. Réunion historique, sociale et mystique de tous les membres
dispersés de la race d’Adam en Corps de l’Unique Sauveur, le Christ, cette unique famille

18
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, coll. « Unam Sanctam », Paris, Éditions
du Cerf, 1938, 7e édition, 1983, p. IX.

15
de Dieu est l’élargissement universel de l’horizon de toutes les traditions religieuses et
culturelles du monde.
En effet, la race d’Adam, à la suite des rivalités fratricides et mimétiques, a perdu son
unité en se désagrégeant en une multitude de sociétés closes. Devant cette détresse et cette
souffrance de l’humanité divisée, Dieu par amour pour sa créature, l’humanité, a fait
vivre, au sein de la race d’Adam, son Fils Unique en homme authentique pour rétablir
l’unité originelle de l’homme avec Dieu et susciter une fraternité victorieuse de la guerre
de tous contre tous. Cette œuvre inouïe de Dieu en Jésus Christ que nous désignons par
réunion spirituelle de l’humanité manifeste la passion d’unité qu’éprouve le Dieu des
chrétiens à l’égard de l’humanité divisée. L’humanité, à travers l’œuvre rédemptrice du
Christ, est appelée à se constituer en une société spirituelle qui restaure le lien d’amour
que Dieu a noué avec la race d’Adam. Ainsi la réunion spirituelle de l’humanité n’est pas
seulement un mouvement fraternel extensif, mais un véritable projet d’édification d’une
société organisée en vue de la communion. La réunion spirituelle de l’humanité est un
appel de Dieu, à travers l’œuvre rédemptrice du Christ, à une commune expérience de
sociabilité. Cette expérience communautaire s’accomplit dans l’histoire du monde où le
Christ sauve le genre humain tout entier par la constitution d’une société spirituelle. Cette
société spirituelle est l’antidote d’un style de vie solitaire et égoïste incompatible avec
l’incarnation rédemptrice du Fils Unique de Dieu venu dans le monde, pour réunir du haut
de sa croix les membres dispersés de l’humanité.

Elle est la négation du portrait du chrétien que trace Gabriel Séailles. Selon cet auteur, le
chrétien est celui « qui se retire de la cité des hommes, uniquement préoccupé de son
salut, qui est affaire entre lui et Dieu »19, alors que «  l’homme moderne, qui accepte le
monde et ses lois avec la résolution d’en faire sortir tout le bien qu’ils comportent (...)ne
peut se détacher des autres hommes  ; conscient de la solidarité qui l’unit à ses
semblables, qui l’en fait en un sens dépendant, il sait qu’il ne peut faire son salut tout
seul.  »20

Le thème de la réunion spirituelle de l’humanité résume donc la dimension « sociale » du


catholicisme au sens le plus large de ce mot. Il met en évidence la solidarité universelle
des hommes réconciliés par le salut qu’apporte le Christ en amorçant l’unification de
l’humanité morcelée par le péché et l’individualisme. La nouvelle solidarité de l’humanité
vécue à travers l’œuvre du Christ est rendue présente et effective par les sacrements

19
Gabriel Séailles, Les affirmations de la conscience moderne, 3e éd., 1906, p. 108 -9 ; p. 56.
20
Ibid. ; voir Catholicisme p. VIII.

16
d’incorporation et de réconciliation, comme ceux du baptême et de la pénitence.
L’eucharistie célébrée en mémoire du Christ renforce l’union des frères et construit le
corps de l’humanité nouvelle fonctionnant comme le nouveau peuple de Dieu. Ainsi
l’œuvre de rédemption du Christ qui n’exclut aucun membre de l’humanité est ordonnée à
la communion au Dieu trinitaire. Cette communion fraternelle fondée sur l’ouverture au
Dieu trinitaire se déroule dans le cours de l’histoire. Elle s’oppose à toutes les théories
individualistes d’évasion bouddhistes et platoniciennes. Elle partage l’histoire du salut
entre la promesse et l’accomplissement, l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, la
lettre et l’Esprit. L’avènement du Christ dans l’histoire est l’événement décisif qui donne
un sens transcendant à la lettre de l’Écriture. Cet avènement place au centre de l’histoire
l’indicatif social de la foi catholique : la réunion spirituelle de l’humanité.
Cette réunion spirituelle de l’humanité est le tournant de l’histoire où le Christ devient la
pierre d’angle et la clef de voûte de l’édification de la société voulue par Dieu.
Achèvement à venir des efforts des hommes pour se relier entre eux, la réunion spirituelle
de l’humanité est l’édification du Corps du Christ à la suite d’une longue préparation
historique animée par la pédagogie divine. Temps de maturation de la liberté humaine, la
préhistoire du salut en Christ Jésus est suivie de l’histoire de la réunion spirituelle de
l’humanité. Dans cette histoire de la réunion spirituelle de l’humanité, l’Église est
ordonnée au salut du monde. Elle rassemble les chrétiens et entretient un lien mystérieux
avec les « infidèles » qui, dans l’anonymat de leur foi implicite au Christ, marchent vers sa
lumière. Sans être superflue, la mission chrétienne porte à l’accomplissement la promesse
du salut rendue effective par la préparation de l’option spirituelle de la foi explicite au
Christ qui réunit l’humanité. Si la grâce peut opérer au-delà des limites de l’Église, la foi
explicite au Christ réunissant l’humanité par l’Esprit exige la responsabilité du chrétien
collaborant avec les autres membres de l’humanité pour partager avec eux la bonne
nouvelle de l’accomplissement de l’œuvre rédemptrice. Loin d’être une forme d’évasion,
l’authentique catholicisme est faculté de symbolisation du Mystère chrétien de la réunion
spirituelle de l’humanité. Il est la proclamation du salut de tous par l’unique Fils de Dieu
fait homme pour susciter l’unité de la communauté humaine. Il est l’implication
« sociale » de Dieu en Jésus Christ dans notre histoire. Dieu à travers le Christ invite tout
homme à la foi en son Fils Unique et cette foi au Christ conduit les hommes à devenir
solidaires pour sauver le monde de l’insignifiance et de la mort. Le catholicisme est le
mûrissement de la liberté humaine engagée dans l’option spirituelle de l’édification de

17
l’unité de la communauté humaine. Gardien de la vocation spirituelle de l’humanité, le
catholicisme associe l’homme à son propre salut en l’invitant à partager l’existence
immortelle du Fils Unique de Dieu fait homme pour relier les hommes à la communauté
du Dieu vivant et trinitaire.
Après ce bref rappel des thèses essentielles de Catholicisme, nous pouvons maintenant
parcourir l’ensemble de l’ouvrage ; abordons pour commencer les aspects « sociaux »du
dogme en nous appuyant sur le chapitre premier de la première partie

I.2. Parcours général de Catholicisme.

1.2.0. La première partie de Catholicisme.

I.2.1. Le dogme.

Dans le premier chapitre de la première partie de Catholicisme, Henri de Lubac affirme le


caractère social du dogme chrétien et l’applique à la révélation et à la rédemption qui, dans
leur principe, ne sont pas individuelles.

En effet, ainsi qu’il expliquera dans un autre ouvrage, « Dieu a voulu pourvoir non
seulement dans le secret au bien de chaque individu, mais publiquement, socialement pour
ainsi dire, au bien du genre humain »21.

Ainsi la vie éternelle révélée en Jésus Christ qui est l’objet de contemplation des disciples,
est la présence active de Dieu lui-même en un homme qui est réellement sa manifestation ;
or il s’agit d’un don qui a une portée universelle. Un passage de Dieu se dit dans l’histoire
confirme cette idée essentielle de Catholicisme.

« Dieu n’a pas manifesté sa «  gloire  » en secret à quelques privilégiés pour leur
satisfaction intime ou leur perfectionnement individuel. Ce qu’ils ont reçu, les Apôtres de
Jésus doivent le transmettre. Ils ont été choisis pour être les «  ambassadeurs  » du Christ
(2Co 5, 20) et ses "  témoins". Ils annoncent en public un message qui doit atteindre tous
les hommes, " jusqu’aux extrémités de la terre" et " jusqu’à la fin du monde".  22

21
Henri de Lubac, Méditation sur l’Eglise, Coll. Théologie 27. Ed. Aubier-Montaigne, Paris, 1953. In - 8°,
336 p. p. 129.
22
Henri de Lubac, Dieu se dit dans l’histoire. la révélation divine, coll. Foi vivante. Éditions du Cerf,
1974, p. 19.

18
Le chrétien bénéficiaire de la révélation publique de Dieu en Jésus Christ devient un
témoin qui suscite l’adhésion d’autres hommes  chargés à leur tour de transmettre ce qu’ils
auront ainsi reçu. Car tous les hommes, membres de l’unique humanité, ont une vocation
commune : ils sont appelés à former un seul « peuple saint », pour « connaître Dieu selon
la vérité et le servir dans la sainteté ).  23 (LG2,9)
Le cœur du catholicisme est ce témoignage rendu au Fils Unique de Dieu fait homme afin
que tous les hommes communient à ce mystère en devenant une nation sainte.

«  Par-delà la Rédemption proprement dite, comprise comme rachat du péché et


libération du mal, le Verbe de Dieu vient, en prenant notre humanité, l’unir à la divinité.
Créature, l’homme n’est pas Dieu par essence : ne serait-ce pas "  une impiété extrême, de
soutenir que les adorateurs de Dieu en esprit sont de la même essence que la Nature
inengendrée et bienheureuse  ? " (Origène) Mais il est créé "à l’image de Dieu", et le
Verbe de Dieu donne à tous ceux qui le "reçoivent", à tous ceux qui "  croient en son
nom", de devenir enfants de Dieu. »24

Le genre humain dans son ensemble est donc l’objet du souci de Dieu dans son projet
d’alliance et de rédemption. L’acte salutaire de Dieu en Jésus Christ est une œuvre de
réconciliation qui vise à communiquer la vie divine à tous les hommes. La nouvelle qualité
de vie que Dieu propose à l’humanité a ainsi un caractère social et historique en même
temps que mystique ; au demeurant, «  on n’oubliera pas qu’il s’agit d’un salut qui
déborde l’histoire pour nous introduire au sein de la vie divine, et que par conséquent
déjà la révélation nous annonce.»25

Telle est l’idée exprimée dès Catholicisme : le salut de la race humaine est lié aux
événements où Dieu, sur sa propre initiative à travers âges, règnes, économies,
dispensations, lois, alliances, intervient pour restaurer la plénitude de sa vie de communion
et d’unité. Et au temps de l’Église, le baptême est le signe de l’entrée d’un membre de
l’humanité dans la communauté du Rédempteur. Vie en Christ, il est l’acte par lequel un
individu s’agrège socialement à l’unique Corps mystique du Rédempteur. Il exprime le
mystère de l’incorporation de tous et de chacun au Christ Rédempteur. Sacrement d’union
et de communion, le baptême associe au Christ et aux frères et sœurs en humanité. Son
mystère indicible du baptême s’enracine dans l’unité du projet de la création et de la
rédemption.
23
Ibid., p. 20.
24
Ibid., p.21.
25
Ibid., p. 42.

19
«  La dignité surnaturelle du baptisé repose, nous le savons, tout en la dépassant
infiniment, sur la dignité naturelle de l’homme... Ainsi l’unité du Corps mystique du
Christ, unité surnaturelle, suppose-t-elle une première unité naturelle, l’unité du genre
humain.  »26

Le genre humain créé formant une unité, le salut ne peut concerner l’humanité que comme
un seul tout. Constituant une race unique, le genre humain, dans la solidarité totale de ses
membres, participe, en tant qu’organisme homogène, à la nature humaine du Fils Unique
de Dieu fait homme.

« Œuvre de restauration, la Rédemption nous apparaîtra par le fait même comme le


Rétablissement de l’unité surnaturelle de l’homme avec Dieu, mais tout autant de l’unité
des hommes entre eux.  »27

Ainsi le dessein bienveillant de Dieu de sauver l’humanité comme un seul tout ouvre au
genre humain l’accès à l’unité. Pour réaliser cette unité, le Fils Unique de Dieu qui se fait
homme s’unit à la nature humaine pour lui communiquer les énergies incréées de Dieu.

« Le Christ, aussitôt qu’il existe, porte en lui virtuellement tous les hommes… Il s’est
incorporé à notre humanité, et il se l’est incorporée... En assumant une nature humaine,
c’est la nature humaine qu’il s’est unie, qu’il a incluse en lui, et celle-ci tout entière lui
sert en quelque sorte de corps... Tout entière il la portera donc au calvaire, tout entière il
la ressuscitera, tout entière il la sauvera. »28

Par son incarnation rédemptrice, le Fils Unique de Dieu fait homme affranchit l’humanité
de ses divisions en lui proposant une adhésion sociale à l’organisme de salut qu’est la
société spirituelle des cohéritiers de Dieu en Christ.

« […] Plus que tout autre, saint Cyrille d’Alexandrie semble avoir été obsédé par cette
pensée. Le texte de l’épître aux Ephésiens retentit maintes fois dans son œuvre, et partout
chez les prophètes il en voit la doctrine annoncée. Le Christ, observe-t-il, n’a pas
seulement renversé le vieux mur de séparation, mais il s’est constitué lui-même Pierre
d’angle du nouvel édifice ; ou plutôt, par son unique action, c’est un triple mur qui est
tombé, c’est une triple réunion qui s’est opérée, puisque l’homme fut réconcilié avec
l’homme, avec l’ange et avec Dieu. Dieu ne peut être adoré que dans un temple unique, le
chemin vers le Père ne peut être retrouvé par ses enfants égarés que s’ils se rassemblent

26
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, p.2.
27
Ibid., p. 13.
28
Ibid., pp. 14-16.

20
en un seul Corps, Homme nouveau dont le Rédempteur est la tête. Ce mystère de l’homme
nouveau, tel est par excellence le Mystère du Christ. »29

L’humanité est certes assujettie aux murs de séparation qui engendrent malheurs, détresses
et souffrances. Et seul Dieu peut briser les murs de haines que les peuples dressent entre
eux et libérer l’humanité de ses divisions meurtrières. Mais précisément, Dieu triomphe du
mal des divisions de l’humanité par le Christ Réconciliateur, mort et ressuscité, pour
réunir tout ce qui est séparé. C’est en constituant un peuple nouveau, le peuple de la
Nouvelle Alliance, que le Christ Réconciliateur communique, par son Esprit, les dons de
la concorde et de la paix. L’œuvre historique du Christ équivaut à une triple réunion.
L’homme se réconcilie avec l’homme en suivant la conduite salutaire du Christ
Réconciliateur. Par son union intime avec le Christ, l’humanité se réconcilie avec Dieu. En
acceptant d’entendre le message d’amour de Dieu, l’humanité se réconcilie avec l’ange,
confident du dessein bienveillant de la réunion spirituelle. Entreprise de redressement de
l’existence sociale, la réunion spirituelle de l’humanité milite en faveur de la cessation de
toutes les divisions aliénantes qui oppriment les membres de l’humanité. Appel adressé à
tous les hommes, en Christ, à devenir sujets de communion filiale et fraternelle, cette
réunion spirituelle de l’humanité est une manière d’exprimer, au plan du dogme lui–
même, la solidarité totale des enfants de Dieu en vue de leur unification. Cette solidarité
temporelle et historique reçue de l’événement rédempteur du Christ situe la doctrine
chrétienne dans une perspective de rapports interpersonnels qui culminent dans la
communion et dans le dialogue au sein d’une société spirituelle. La réunion spirituelle de
l’humanité est le mode de relation de tous les hommes rassemblés en Christ dans leur
rapport au temps et à l’éternité. Dimension sociale du salut de tous les hommes, la réunion
spirituelle de l’humanité est la détermination historique de l’humanité créée comme Corps
à l’image de Dieu.

« Aussi les Pères de l’Église, qui en traitant de la grâce et du salut avaient constamment
en vue ce Corps du Christ, avaient-ils également coutume, lorsqu’ils traitaient de la
création, de ne pas mentionner seulement la formation des individus, premier homme et
première femme : ils aimaient à contempler Dieu créant l’humanité comme un seul
tout.  »30

29
Ibid., pp. 22-23.
30
Ibid., p. 2.

21
Le désir originaire de Dieu est donc de susciter dans le temps une humanité formant une
unité. L’unité du couple humain est l’esquisse de la communion fraternelle à venir. Dieu
crée l’humanité pour une réunion commune. Plus qu’une unité physique, l’unité spirituelle
des membres de l’humanité est fondée sur l’héritage commun de la création, qui est un
don à partager ensemble. Vivre comme des êtres créés ensemble, c’est, pour l’humanité,
exercer une communion fraternelle qui passe par le partage des biens communs de la
création. Nul ne peut dire siens les biens communs de cette création. Les biens sont
destinés à servir l’ensemble de la communauté humaine et leur mise en commun est signe
de l’unité spirituelle à venir. Le salut de l’humanité ne peut être que la constitution d’une
unique communauté dont les membres se considèrent comme de véritables frères, issus
selon la genèse d’un couple unique et partageant ensemble les biens communs de la
création. Être sauvé, c’est devenir membre de l’unique communauté humaine. Dans cette
communauté une et diverse, chaque membre de l’humanité se réalise comme membre du
Corps du Christ dans l’exacte mesure où il se met au service des autres.

« Lorsque les sages païens raillaient la folle prétention qu’affichaient les chrétiens, ces
nouveaux barbares, d’unir tous les hommes dans une même foi, il était donc aisé aux
Pères de leur répondre que cette prétention n’était point si folle, tous les hommes étant
faits à l’image du Dieu unique. Sorte de monogénisme divin, établissant un lien entre la
doctrine de l’unité divine et celle de l’unité humaine, fondant en pratique le monothéisme
et lui conférant tout son sens. »31

Ce Mystère de l’unité de la communauté humaine évoque l’unité du Dieu trinitaire ou


l’amour réciproque du Père et du Fils dans l’Esprit.

« Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous afin que le
monde croie que tu m’as envoyé... Un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi,
pour qu’ils soient parfaitement un et que le monde sache que tu m’as envoyé et que tu les
as aimés comme tu m’as aimé  » ( Jn 17, 21.23).
En effet, c’est l’amour dont le Père aime le Fils, amour communiqué aux hommes par le
Fils Unique fait homme, qui construit l’unité de la communauté humaine. Cet amour est
l’activité même de Dieu qui sauve l’humanité par le Fils invitant les hommes à aimer Dieu
comme il les aime. Cet Amour est l’Esprit même du Père et du Fils répandu dans le cœur
des membres de l’unique Corps du Christ pour qu’ils s’aiment dans la constitution de
l’unité de la communauté humaine. Habitant les cœurs, l’Esprit du Père et du Fils noue
ensemble ceux qui appartiennent au Fils.
31
Ibid., p. 8.

22
Saint Irénée n’hésite pas à affirmer qu’il « n’y a qu’un Dieu Père, et qu’un Logos Fils, et
qu’un Esprit, et qu’un salut pour tous ceux qui croient en lui… Il n’y a qu’un salut,
comme il n’y a qu’un Dieu.- Il n’y a qu’un Fils qui accomplit la volonté du Père, et qu’un
genre humain, dans lequel s’accomplissent les Mystères de Dieu ».32

Il y a donc, chez Henri de Lubac, un lien organique entre l’affirmation d’un Dieu Unique
et la réalisation d’une humanité unifiée. Cette humanité s’unifie autour du Christ
réconciliateur du genre humain contaminé à l’origine par les germes de divisions. C’est le
Mystère du Christ réconciliateur du genre humain qui illumine et transfigure la condition
humaine blessée par les conflits et divisions.

« Dans ces conditions, toute infidélité à l’image divine que l’homme porte en lui, toute
rupture avec Dieu est du même coup déchirement de l’unité humaine. Sans pouvoir
supprimer l’unité naturelle du genre humain - l’image de Dieu, si souillée qu’elle soit,
demeure indestructible - elle en ruine l’union spirituelle, qui dans le dessein du Créateur
devait être d’autant plus intime que l’union surnaturelle de l’homme à Dieu serait elle-
même plus pleinement réalisée. »33

Ainsi, Origène et Maxime le Confesseur avaient-ils compris le péché originel comme une
séparation, une fragmentation. L’humanité sortie des mains de Dieu comme un seul tout
fut, à la suite de ce péché originel, brisée en mille morceaux et en une myriade
d’individus.

« L’humanité qui devait constituer un tout harmonieux, où le mien et le tien ne se seraient


point opposés, devient une poussière d’individus aux tendances violemment
discordantes. »34

Cette dysharmonie entraîne la dispersion du genre humain et le mal en son essence sociale
qui est « la constitution même des individus en autant de centres naturellement
hostiles  ».35

Divisés les uns d’avec les autres, dans une guerre de tous contre tous, le Christ sera perçu
comme Celui qui réunira, du haut de sa croix, les membres dispersés et détachés du corps

32
Saint Irénée, Adv.Haereses, 4, 6, 7 (P.G.7, 990), 4, 9, 3 (998); 5 in fine (1224).
33
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. p .10.
34
Ibid., p.11.
35
Ibid., p.12.

23
de l’humanité. Le Christ fera de tous les peuples un seul royaume du Fils de l’homme,
rétablissant ainsi l’unité perdue.

« Œuvre de restauration, la Rédemption nous apparaîtra par le fait même comme le


Rétablissement de l’unité surnaturelle de l’homme avec Dieu, mais autant de l’unité des
hommes entre eux .»36

Œuvre de réconciliation et de restauration de l’unité de la communauté humaine, la


Rédemption est l’acte par lequel le Dieu miséricordieux de Jésus Christ recueille les
fragments brisés de l’humanité en les fondant au feu de son amour. La Rédemption est la
recomposition embellie de l’humanité sous le signe de la croix. Essentiellement sociale, la
Rédemption est la constitution même de la société spirituelle des membres de l’humanité
au sein de l’unique organisme de grâce qu’est l’Église.

Au sein de l’Église, Dieu «  relève l’homme qui s’était perdu, en recueillant ses membres
dispersés et en restaurant par-là sa propre image ».37

Le Christ est Celui qui vient « regrouper autour de lui l’humanité ».38 Il fonde par son acte
rédempteur l’unique communauté de tous les hommes, de quelque nation qu’ils soient. Il
inaugure la vie sociale conforme à la volonté divine.

« Le Christ est cette aiguille qui, douloureusement percée lors de la passion, tire
désormais tout à sa suite, et répare ainsi la tunique jadis déchirée par Adam, cousant
ensemble les deux peuples, celui des Juifs et celui des Gentils, et les faisant un pour
toujours.  »39

Selon Catholicisme, le salut de l’humanité ne se limite donc pas au destin des individus
séparés. Il concerne tous les hommes vivant en société. Les divisions qui affectent les
relations sociales entre les hommes sont le champ privilégié du salut qu’apporte le Christ
réconciliateur et restaurateur de l’unité de la communauté humaine envisagée sous l’angle
de l’unique famille de Dieu, créée à son image et à sa ressemblance. L’humanité étant
impuissante par elle-même à s’arracher à ses divisions internes, le recours au Dieu de
Jésus Christ éclaire justement le mystère de la communion fraternelle qui n’est possible
qu’avec l’intervention gracieuse, dans l’histoire des hommes, du Dieu d’amour des
36
Ibid., p.13.
37
Ibid., p. 13.
38
Ibid., p. 13.
39
Ibid., p. 14.

24
chrétiens. En effet, l’épître aux Hébreux décrit Jésus, le Fils Unique de Dieu fait homme,
comme « l’initiateur du salut  » (He 2, 10). Envoyé dans le monde pour le sauver ( Jn 3,
17), Jésus, par son ministère d’unité, a donné, par sa vie, sa mort et sa résurrection, une
force de transformation intérieure, venue de l’Esprit de Dieu, pour libérer les membres de
l’humanité de leur individualisme égoïste. Cette grâce du Christ rend l’humanité capable
d’aimer. Avec l’avènement de Jésus, l’amour de Dieu et l’amour du prochain sont un seul
et même commandement ( Mt 22, 30). Jésus instaure une communauté sociale nouvelle
fondée sur la justice, l’amour et la fraternité. A la suite de Jésus, chaque membre de
l’humanité qui aime son prochain, aime Dieu. Le meilleur culte rendu à Dieu équivaut au
service du prochain. L’amour des autres à la suite de Jésus devient l’unique chemin pour
aller à Dieu. Dieu entre ainsi dans l’histoire humaine par la voie du service fraternel :
quiconque se fait le prochain de tout membre de l’humanité est sauvé, car il participe à
l’édification de la société spirituelle qui l’unit à Dieu et aux autres hommes.
La réunion spirituelle de l’humanité est la conséquence mystique de l’amour du prochain
où la relation fraternelle avec les hommes a sa référence et son fondement ultime sur le
mode de relation paternelle de Dieu avec ses créatures.
La réunion spirituelle de l’humanité se greffe sur les multiples réseaux de relations
interpersonnelles, présents au sein de l’humanité : groupes divers, associations de toutes
sortes, mouvements, fédérations, ethnies, états et nations. Sans abolir les structures
originales des groupes humains qui servent de supports à l’expression de la réunion
spirituelle de l’humanité, le Christ répand son Esprit dans le monde et l’histoire pour
entrer en dialogue avec les collectivités. Il promeut l’unité vitale des hommes par la
hiérarchie d’une Église visible et sociale au service du salut du genre humain.

« Ce sera, selon une expression depuis longtemps traditionnelle où se reflète la doctrine
des grands Apôtres, le Corps mystique du Christ. Saint Paul parlait simplement du
"  Corps du Christ". Chef d’Églises, il insistait sur le rôle social de chacun des membres
de ce Corps et sur la diversité des fonctions qu’ils avaient à remplir dans l’unité du même
Esprit.  »40

La structure hiérarchique d’unité de l’Église chez Paul se complète par la vision


johannique de « l’unité de la Vie qui circule à travers tous les rameaux de la vigne
mystique. »41

40
Ibid., p. 20.
41
Ibid., pp. 20-21.

25
Jean, tout en insistant sur le rapport intime et personnel de chaque membre de l’humanité
avec le Logos fait homme, ne perd pas de vue l’unité totale de tous ceux qui sont illuminés
par le Fils Unique de Dieu. Le Logos fait chair est Celui qui en personne réalise l’unité de
tous ceux qui sont unis à lui dans le cadre de la Nouvelle Alliance de Dieu. La qualité du
rapport au Logos fait homme se vérifie par la qualité du rapport aux autres membres de
l’humanité.

Dans le langage métaphorique de l’Apôtre Paul, « l’homme nouveau y est explicitement


assimilé à cet unique Corps en lequel doivent s’unir, réconciliés, les deux peuples ennemis
pour avoir accès au Père. »42

Avec l’avènement du Christ réconciliateur du genre humain, l’opposition entre Juifs et


Païens est dépassée au profit d’une recréation de l’humanité. Homme nouveau tout entier
transformé par l’Esprit à l’image de Dieu, le Christ total est le dépassement de tous les
antagonismes au sein de l’humanité.

Cet Homme nouveau est « "cette nouvelle créature" dont saint Paul avait déjà parlé aux
Corinthiens et aux Galates, sans en révéler encore toute l’ampleur. Le voilà, cet "homme
parfait" qui, dans l’épître aux Ephésiens, nous est présenté maintenant comme l’idéal
unique à la réalisation duquel tendent les efforts convergents de tous, la perfection de
chacun devant coïncider, en son terme, avec l’achèvement du tout.  Le voilà, "ce nouvel
être en l’univers",  ce chef-d’œuvre de l’Esprit de Dieu. Sous l’action d’une sève unique,
animé par l’unique Esprit, désormais un seul vivant se développe, jusqu’à la taille
parfaite dont les dimensions restent le secret de Dieu.  »43

Le Christ total, l’homme nouveau et parfait, se développant de manière invisible au sein


de l’humanité, est le prolongement « social » du Fils Unique de Dieu fait homme pour
communiquer la vie d’amour cachée en Dieu. Dieu demeurant parmi les membres de
l’humanité et semblable aux hommes, tel est le mystère de la réunion spirituelle de
l’humanité où Dieu en Jésus Christ vient à la rencontre des hommes. Le Christ dans la
totalité communautaire est l’Église de personnes en marche vers la plénitude de vie. Grâce
à cette présence actuelle et permanente du Christ, Dieu manifeste son amour pour le
monde et l’histoire à travers son Fils Unique fait homme, répandu et communiqué aux
hommes de tous les temps. Communauté de ceux qui croient en Jésus, Fils Unique de Dieu
fait homme, crucifié, ressuscité et répandant son Esprit sur toute chair, la réunion
spirituelle de l’humanité est la réalisation variée dans ses formes humaines de l’espérance
42
Ibid., p. 22.
43
Ibid., pp. 23-24.

26
chrétienne. À travers elle, Dieu manifeste son amour unique et personnel à tous les
membres de l’humanité qu’il rassemble autour de son Fils Unique fait homme.
Au terme de ce parcours dogmatique, la réunion spirituelle de l’humanité nous apparaît
comme le thème qui permet de mettre en valeur les aspects sociaux de la foi chrétienne. La
personne humaine destinée à rencontrer le Fils Unique de Dieu fait homme n’est pas un
individu isolé. Elle n’existe qu’à travers des relations avec d’autres personnes humaines.
C’est à l’intérieur des groupes humains ( famille, nation, monde entier ) qu’elle est
rejointe par le Christ, restaurateur de l’unité de la communauté humaine. La dimension
sociale de la foi chrétienne peut être nommée réunion spirituelle de l’humanité en raison
de la solidarité totale qu’elle implique. Creuset de fraternité et du bien vivre, la réunion
spirituelle de l’humanité exprime la reconnaissance de cette dimension essentielle de la
personne humaine participant à la construction d’une « société » qui trouve sa raison dans
l’incarnation du Fils Unique de Dieu. Le message essentiel de Catholicisme donné dès le
premier chapitre du livre est bien la bonne nouvelle de la réunion spirituelle de
l’humanité. Message de fraternité et de réconciliation, cette réunion spirituelle de
l’humanité désigne la dimension sociale de la présence de Dieu parmi les hommes. Pour
Henri de Lubac, les aspects sociaux du dogme mettent en évidence la portée universelle de
la création, de l’Incarnation et du salut de l’humanité. Ils attirent l’attention sur la manière
dont Dieu veut sauver tous les hommes. Si la réunion spirituelle de l’humanité est
l’expression adéquate pour désigner le salut de l’humanité par la foi au Christ, comment
pouvons-nous comprendre à cette lumière le mystère de l’Église ? Tel est l’objet du
chapitre suivant de Catholicisme.
I.2.2. L’Église.

L’Église, pour Henri de Lubac, est le lieu concret de l’annonce de Jésus-Christ aux
hommes de toutes races, peuples et nations. Elle est le lieu de témoignage où circulent les
récits de la vie du Fils Unique de Dieu fait homme, mort et ressuscité pour le salut du
monde et de l’histoire.

L’Église qui, selon les termes de Bossuet, est  «  Jésus-Christ répandu et communiqué »
accomplit et «  achève - autant qu’elle peut être achevée ici-bas - l’œuvre de réunion
spirituelle rendue nécessaire par le péché, commencée à l’incarnation et poursuivie au
calvaire. En un sens, elle est cette réunion ».44
44
Ibid., p. 25. Les thèses de ce chapitre seront longuement développées dans la fameuse Méditation sur
l’Église et aussi dans Corpus mysticum.

27
On ne saurait trop souligner l’importance de ce passage, celui–là même où figure
explicitement l’expression « réunion spirituelle de l’humanité ». Pour Henri de Lubac,
l’Église est le lieu où s’accomplit le dessein mystérieux du salut des hommes blessés par
leurs divisions. En attirant vers elle les hommes divisés par le péché par l’action de
l’Esprit du Christ, l’Église reconstitue l’unité perdue de l’humanité.
L’Église est catholique dès le matin de Pentecôte où elle reçut la mission d’évangéliser le
monde.

Ayant l’ambition d’atteindre tous les hommes et de les rassembler en une unique famille
de Dieu, «  l’Église, en chaque homme, s’adresse à tout l’homme le comprenant selon sa
nature.  »45

Proclamant la bonne nouvelle du salut des hommes divisés par le péché, l’Église, dans son
cheminement à travers l’espace et le temps, sait s’adapter aux contextes variés de la nature
humaine. Saint Ambroise la représente comme contenant le monde entier.

«  C’est qu’il a conscience que tous, quelles que soient leur origine, leur race ou leur
condition, sont appelés à devenir un dans le Christ, et que l’Église est dès maintenant, en
principe, cette unité.  »46

« Sacrement du Christ » dans le monde, l’Église obéit à l’ordre de mission du Christ :


« Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du
Fils et du Saint Esprit  » ( Mt 28, 19).

S’étendant en profondeur dans les multiples couches de l’humanité, l’Église est le lieu
d’ouverture universelle aux hommes qu’elle appelle à s’unir à la personne du Fils Unique
de Dieu fait homme pour unir le genre humain.

« Plus  qu’un simple universalisme ouvert à tous et n’excluant personne, c’est le  "lien de
paix", c’est la cohésion qu’elle établit partout où elle étend ses bras. Selon toute la force
étymologique du mot, elle fait des êtres qu’elle assemble en un seul tout. »47

Comme une mère, mais au rebours des autres mères, l’Église, selon Maxime, « attire à
elle ceux qui seront ses enfants pour les unir dans son sein.  »48
45
Ibid., p. 26.
46
ibid., p. 27.
47
Ibid., p. 29.
48
Ibid., p. 30.

28
Selon Catholicisme, tous les hommes sans distinction ayant une même origine, il apparaît
que : « l’humanité est une, organiquement une par sa structure divine, et c’est la mission
de l’Église de révéler aux hommes qui l’ont perdue leur unité native, de la restaurer et de
l’achever.»49

L’Église, selon saint Augustin, unit « entre eux les citoyens, les peuples, .... le genre
humain tout entier, par la croyance à la communauté de notre origine, en sorte que non
contents de s’associer, des hommes deviennent pour ainsi dire des frères... »50

Ouverture à Dieu dans le rapport aux autres, l’Église est issue des signes merveilleux de la
Pentecôte.

«  Les langues de feu annoncent le don des langues qui va suivre, et qui lui-même sera une
parabole en acte, signifiant et ordonnant la prédication universelle aux Gentils. Elles se
dispersent sur les Apôtres, mais pour accomplir aussitôt une mission unifiante : l’Esprit
qu’elles manifestent va rétablir en effet entre les hommes une mutuelle intelligence,
chacun comprenant dans sa langue la vérité unique qui doit le réunir aux autres.  »51

L’Esprit Saint répandu sur toute chair, le jour de la Pentecôte, éclaire la destinée de
l’ensemble de l’humanité. Le Corps du Christ se construit pour achever l’humanité
nouvelle, née de la passion, de la mort et de la résurrection du Fils de l’homme.
Par l’Église née du souffle de l’Esprit, l’unité et la communion de l’humanité deviennent
des réalités enracinées dans le monde.

« Les Douze doivent aller partout, enseignant toutes les nations et les ramenant à l’unité.
Chacun d’eux parle toutes les langues : un homme, à lui seul, parle toutes les langues,
parce que l’Église est une, qui doit un jour louer Dieu dans toutes les langues.  »52

Ainsi la diversité des langues grâce aux signes merveilleux de la Pentecôte est au service
de l’unité. La discorde avait désagrégé le monde sous l’effet du péché, le ministère
apostolique, à la suite de Jésus ressuscité et Seigneur de l’Église, donne un nouvel élan à la
réunion des membres dispersés du genre humain. De nouveau reliés au Christ, l’unique
tête, les membres de l’unique corps du Christ s’ouvrent à une fraternité sans frontière.
Le Christ se présente comme l’unique médiateur des relations des hommes avec Dieu
comme il l’est de l’unité entre les hommes. Par son Esprit répandu sur toute chair, il
49
Ibid., p.29.
50
Saint Augustin, De moribus Ecclesiae catholicae,  Lib. 1, c. 30, n. 63 ( P. L. xxxii, 1336).
51
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. p. 31.
52
Ibid., p. 32.

29
confère à l’humanité l’adoption filiale. Unissant au Père, le Christ réunit par l’Esprit les
hommes entre eux. Actualité de la médiation unique du Seigneur, l’Église est :

« la fiancée, l’épouse que le Christ s’est choisie, pour l’amour de laquelle il s’est livré,
qu’il a purifiée par le baptême. Elle est le " peuple élu", elle est   "le fils de Dieu" (...) »53

Lieu où le chrétien reçoit son identité personnelle et sociale, « l’Église est aux yeux de
Paul le peuple de la nouvelle Alliance. Un Israël spirituel est substitué à l’Israël selon la
chair : ce n’est pas une poussière d’individus, c’est encore une nation, quoique recrutée
maintenant par toute la terre.  »54

À travers l’Église, véritable Israël de Dieu, ceux qui appartiennent au lignage du Christ ont
part aux promesses faites à Abraham. Car seule l’incorporation au Christ donne accès
aux bénédictions d’Abraham. Tous ceux qui adhèrent au Christ sont des Israélites selon
l’Esprit. Ils ont comme ancêtres communs les patriarches, les sages inspirés, les rois, les
prêtres et les prophètes d’Israël :

« Aussi, comme les Juifs mirent longtemps tout leur espoir dans les récompenses non
seulement individuelles par delà le tombeau, mais dans les destinées collectives de leur
race et dans la gloire de leur Jérusalem terrestre, de la même façon tous les espoirs du
chrétien doivent être tendus vers l’avènement du Royaume et la gloire de l’unique
Jérusalem  ; et comme Yahvé n’adoptait aucun individu sinon dans l’adoption globale
qu’il avait faite du peuple Juif, ainsi le chrétien n’est adopté que dans la mesure où il
entre dans l’organisme social animé par l’Esprit du Christ. »55

Héritant du Judaïsme une conception d’un salut essentiellement social, l’Église dans son
destin collectif est donc la nation sainte qui prolonge dans le temps et dans l’espace
l’unique médiation du Christ. Mandataire du Christ, elle est la servante et la messagère de
la réunion spirituelle de l’humanité. Son universalisme se démarque de celui des religions
païennes à mystères au cosmopolitisme vague.

« L’Église est à part, hors du cadre des religions hellénistiques. À la fois ouverte et
centrée au maximum, elle offre à l’observateur un type de société irréductible à tout
autre.  »56

Henri de Lubac souligne que, porte-parole du Christ, l’Église est inséparable du Christ.

53
Ibid., p.34.
54
Ibid., p. 34.
55
Ibid., p. 36.
56
Ibid., p. 38.

30
« L’Acte rédempteur et la fondation de la société religieuse sont étroitement soudés. Ces
deux oeuvres du Christ, à vrai dire, n’en font qu’une.  »57

Par ailleurs, l’Église dans sa structure sociale profonde se distingue d’une hypostase
transcendante qui préexisterait réellement à l’œuvre du Christ dans le monde. Création
originale de l’Esprit du Christ, l’Église n’est pas non plus une fédération d’assemblées
locales.

«  À plus forte raison n’est-elle pas la simple réunion de ceux qui, chacun pour son
compte, se seraient ralliés à l’évangile et mettraient ensuite leur vie religieuse en
commun, soit selon leur plan personnel ou les indications des circonstances, soit selon les
prescriptions du Maître. Elle n’est pas un organe extérieur créé ou adopté après coup par
la communauté des croyants.  »58

Peuple convoqué, l’Église est la totalité du peuple de Dieu, « réalité bien concrète, bien
réduite peut-être en son aspect visible, et pourtant toujours plus vaste que ses
manifestations  ».59
Réalité concrète, personnelle et sociale, l’Église est la Mère de qui le chrétien apprend à
s’ajuster au Père du Rédempteur.

Saint Cyprien ne dit-il pas : « Il ne peut avoir Dieu pour père, celui qui n’a pas l’Église
pour Mère  »  ?

Cette Église dans son mystère christique, en tant qu’élément visible, ne coïncide
exactement ni avec le Royaume de Dieu, ni avec le Corps Mystique, ni avec la chrétienté.
Institution historique, elle est à la fois un instrument de salut et la cité de Dieu où
s’accomplit la destinée éternelle de l’humanité.

« L’Église qui vit et qui progresse péniblement en notre pauvre monde, est celle-là même
qui verra Dieu face à face. À l’image du Christ qui est son Fondateur et qui est sa Tête,
elle est à la fois la voie et le terme : à la fois visible et invisible, temporelle et éternelle,
comme elle est à la fois épouse et veuve, à la fois pécheresse et sainte.  »60

Henri de Lubac souligne enfin que le Mystère de l’Église ne se révèle qu’aux croyants
inspirés par l’Esprit du Christ et qu’il appelle de leur part un attachement essentiel à la

57
Ibid., p. 38.
58
Ibid., p. 38.
59
Ibid., p. 39.
60
Ibid., p. 48.

31
communion ecclésiale. C’est en participant humblement à la vie de l’Église et en évitant
de déchirer son unité par le schisme que le croyant s’ouvre vers sa destination ultime.

« Celui qui fait schisme ou qui provoque la discorde attente donc à ce qu’il y a de plus
cher au Christ, puisqu’il attente à ce «  corps spirituel  » pour lequel le Christ a sacrifié
son corps de chair. Il manque à la charité la plus essentielle, celle qui veille sur l’unité.
En revanche, celui qui ne conserve pas la charité parlerait en vain au nom de cette
unité. »61

Catholicisme présente ainsi l’Église comme un espace de communion avec Dieu en Jésus-
Christ, Fils Unique de Dieu fait homme. Sans être la somme algébrique de ses membres,
sans être une association d’Églises locales, l’Église ne se confond pas avec l’organisation
administrative et le gouvernement hiérarchique de ses fidèles. Elle n’est pas non plus une
abstraction spirituelle ou l’idéalisation d’une assemblée invisible. Société spirituelle de
ceux qui croient en Jésus-Christ, l’Église est au service du Royaume de Dieu. Elle est la
constitution encore inachevée du Corps mystique de Jésus-Christ. Elle est la cité définitive
de Dieu où Dieu un jour sera tout en tous.

I.2.3. Les Sacrements.

Henri de Lubac en vient alors aux sacrements, signes sensibles de la présence de Dieu
dans l’humanité, et qui sont au service de l’unité du Corps du Christ.

  «  Moyens de salut, les sacrements doivent être compris comme des instruments d’unité.
Réalisant, rétablissant ou renforçant l’union de l’homme au Christ, ils réalisent,
rétablissent ou renforcent par-là même son union à la communauté chrétienne. Et ce
second aspect du sacrement, aspect social, est si intimement uni au premier qu’on peut
dire quelquefois tout aussi bien ou même qu’en certains cas on doit dire plutôt, que c’est
par son union à la communauté que le chrétien s’unit au Christ.  »62

Les sacrements chrétiens ont une structure sociale. Liés à l’œuvre de Rédemption et à la
personne du Christ, ils sont des instruments d’unité. Ils révèlent l’union des chrétiens avec
leur Maître et Seigneur. En eux, le chrétien participe à la vie de grâce apportée par le
Rédempteur. Cette vie intime et invisible se communique aux chrétiens à travers les rites
sacramentels.

61
Ibid., p. 52.
62
Ibid., p. 57.

32
« De même que la Rédemption et la Révélation, tout en atteignant directement chaque
âme, ne sont pas dans leur principe individuelles mais sociales, ainsi la grâce que
produisent et qu’entretiennent les sacrements n’établit-elle pas un rapport purement
individuel entre l’âme et Dieu ou le Christ, mais chacun la reçoit dans la mesure où il
s’agrège socialement à l’unique organisme où coule sa sève fécondante. »63

Les sacrements chrétiens expriment l’unité interne d’un organisme vivant composé de
personnes en relation entre elles et avec Dieu. Ils n’instaurent de rapports personnels qu’à
l’intérieur de l’unique organisme de salut qu’est l’Église. Signes d’adhésion sociale au
Corps du Christ, ils sont des signes de solidarité entre les membres d’une unique famille
de Dieu. Les sacrements, concernant l’homme dans la totalité de son être physique, social
et spirituel, trouvent leur efficacité de signes posés à l’intérieur d’une communauté, qui
sous le voile d’une institution humaine cachent et révèlent à travers des rites la présence de
Dieu au cœur du monde et de l’histoire humaine :

«  Tous les sacrements sont essentiellement  "sacrements dans l’Église". En elle seule ils
produisent leur plein effet, car en elle seule, "Société de l’Esprit", on participe au don de
l’Esprit. »64

Moyens de communion, les sacrements sont ordonnés au partage d’une vie de foi,
d’amour et de sanctification. Participation à une société spirituelle, ils mettent en œuvre
les dons de l’Esprit du Christ. Premier des sacrements, le baptême initie à la vie divine par
l’entrée du disciple du Christ dans l’Église.

« Le premier effet du baptême, par exemple, n’est autre que cette agrégation à l’Église
visible. Être baptisé, c’est entrer dans l’Église. Fait essentiellement social, et même au
sens d’abord extérieur du mot. Les conséquences n’en seront pas simplement juridiques,
mais aussi spirituelles, mystiques, parce que l’Église n’est pas une société purement
humaine : d’où le « caractère  » baptismal, et, lorsque toutes les autres conditions
requises sont présentes, la grâce sacramentelle de régénération. C’est donc par sa
réception dans la société religieuse que le baptisé se trouve incorporé au Corps
mystique. »65

Le sacrement de baptême est incorporation au peuple de Dieu. Il est initiation à la vie avec
le Christ au sein d’une société guidée par son Esprit. Le baptême est commencement et
entrée dans la vie d’union avec le Christ.

63
Ibid., p. 57.
64
Ibid., p. 58.
65
Ibid., p. 58.

33
«  C’est par cette incorporation que chacun reçoit l’adoption filiale et se trouve vivifié
par l’Esprit-Saint. Le fait premier est de nature sociale.  »66

Le baptisé recueille les fruits de la Rédemption qui a été accomplie dans la mort du Christ.
La vie du baptisé est désormais une vie en Dieu où, débarrassé du vieil homme, il revêt le
Christ ( Ga 3,27) au sein de la communauté ecclésiale. Investi de l’Esprit divin, le baptisé
comme le Christ ressuscité est élevé à une vie sociale, spirituelle et mystique nouvelle.

« La régénération baptismale n’affecte donc point en fin de compte une âme solitaire.  »67
Henri de Lubac aborde dans la même perspective, la pénitence :
«  L’Église conduite par l’Esprit-Saint est le sujet et le ministre de tous les sacrements. Le
sacrement de pénitence et de réconciliation obéit à la logique sociale, spirituelle et
mystique du baptême. En effet, l’efficacité de la Pénitence trouve une explication
analogue à celle du baptême. Le lien n’y est pas moins clair entre le pardon sacramentel
et la réintégration sociale de celui qui, par son péché, s’était séparé. Institution
disciplinaire et instrument de purification intérieure ne sont pas seulement associés en
fait  : ils sont unis, si l’on peut dire, par la nature des choses. L’ancienne discipline
exprimait d’une façon plus frappante ce lien naturel. Tout l’appareil de la pénitence
publique et du pardon montrait à l’évidence que la réconciliation du pécheur est d’abord
une réconciliation avec l’Église, celle-ci constituant le signe efficace de la réconciliation
avec Dieu.  »68

Ainsi, célébrer le sacrement de pénitence et de réconciliation est, pour celui qui a péché
gravement après le baptême, le moyen spirituel d’être admis de nouveau dans l’assemblée
des fidèles.

«  Aux yeux d’un saint Cyprien, l’intervention du prêtre a pour effet immédiat cette
rentrée du pécheur, de l’excommunié dans l’assemblée des fidèles ; la purification de
l’âme suit naturellement cette replongée dans le milieu de grâce, qui doit elle-même se
définir comme une rentrée dans la " communion" des saints. C’est précisément parce
qu’on ne peut rentrer en grâce avec Dieu que si l’on rentre en communion avec l’Église,
que l’intervention d’un ministre de cette Église est requise normalement.  »69

Dans cet acte de réconciliation du pécheur avec le peuple saint de Dieu, ajoute Henri de
Lubac, le ministre de l’Église représente le Christ et l’Église.
La célébration de l’Eucharistie est, quant à elle, le mystère de l’union la plus profonde
avec le Christ s’offrant au Père pour l’œuvre du salut de l’humanité. Elle est aussi le repas
du Seigneur qui unit les frères du Fils Unique de Dieu qui s’est fait homme. Action de
66
Ibid., p.59.
67
Ibid., p. 60.
68
Ibid., p. 62.
69
Ibid., p. 62.

34
grâce de l’humanité rendant hommage au Dieu de la nouvelle Alliance, l’Eucharistie est
l’acte public par lequel les frères du Fils Unique de Dieu fait homme manifestent à Dieu
qu’ils l’aiment par-dessus tout. Mystère de Foi, l’Eucharistie est le sacrement par
excellence de l’unité qui est le centre et le sommet de la liturgie catholique. Signe de
l’unité, lien de charité, symbole de la concorde, le sacrement de l’Eucharistie construit le
corps véritable et total du Christ, l’Église. 70
Les autres sacrements peuvent être eux–mêmes présentés dans une perspective analogue.
Ainsi promesse de vivre ensemble pour toujours dans l’amour, le sacrement de mariage
unit un homme et une femme en vue de la constitution de l’Église domestique.

« Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et ils
deviennent une seule chair  » ( Gn 2,24).

Le sacrement de l’ordre est au service de la croissance du Corps du Christ et le sacrement


de l’onction des malades est un autre sacrement de réconciliation. Quant au sacrement de
confirmation, il remplit du Saint-Esprit le baptisé qui est reçu dans l’Église par le
successeur des Apôtres.

I.2.4. La vie éternelle.

La première partie de Catholicisme se termine par un chapitre sur la vie éternelle. En


effet, si les sacrements font du chrétien un membre vivant du Corps du Christ, il reçoit de
la communauté de l’Église le support « social » qui lui permet de tendre vers sa fin
dernière ; or des questions surgissent aussitôt :

« Là, un certain individualisme ne va-t-il pas reprendre ses droits  ? Comment parler du
caractère social d’une doctrine qui enseigne, avec la survie de l’âme individuelle, sa
rémunération immédiate et son accession, aussitôt achevées les purifications nécessaires,
à la vision de l’Essence divine ? »71

Henri de Lubac fait ici remarquer que la vie éternelle désignée par le ciel a toujours été
conçue, dans la tradition chrétienne, sous l’analogie d’une cité. Cette cité est le symbole de

70
Sur l’Eucharistie, voir surtout l’ouvrage ultérieur de Henri de Lubac : Corpus mysticum. Voir aussi
Méditation sur l’Eglise.
71
Ibid., p. 86.

35
la beauté, de l’harmonie et du bonheur. Les élus vivent au ciel en société. Ils tirent leur
joie de la communion spirituelle :

« Or, pas plus que l’Église militante n’était la simple réunion de ceux qui d’abord,
individuellement, se seraient donnés au Christ, cette Catholicité triomphante n’est le
simple résultat, la somme des élus. Unité réelle, unité trans-personnelle, c’est elle, à vrai
dire, qui voit Dieu, comme c’est elle qui, dans sa misère et sa dispersion première, était
cherchée par le Sauveur  ; elle qui ensuite, sous l’action de l’Esprit, s’édifiait peu à peu
dans les tribulations  ; elle enfin qui, dans son pèlerinage terrestre, vivait de la foi et sans
cesse priait Dieu. Sa clarté désormais n’est plus comme celle de la lune, indirecte et
intermittente : elle est la splendeur du vrai Soleil, le Christ, en qui reluit toute la divinité.
Quels mots trouver pour nous aider à l’entrevoir  ?  »72

Différente du temps, la vie éternelle est le mystère d’une présence rayonnante en intimité.

« L’analogie d’une cité terrestre est donc impuissante à l’exprimer. Entre ceux qu’elle
reçoit dans son sein, les rapports sont autrement intimes qu’entre les membres d’aucune
société humaine. Entre eux ne règne pas seulement une concorde extérieure, mais une
véritable unité. »73

Les élus de Dieu dans la cité céleste partagent une gloire commune. Unanimes, ils sont
transformés par la plénitude de la présence de Dieu en eux et entre eux. Apothéose d’une
solidarité totale, les élus de Dieu forment l’unique Corps du Christ en son achèvement.
Communion de personnes qui s’aiment sans extériorité, sans confusion, comme sans
absorption, les élus du ciel vivent du même amour. Ils sont en Dieu et Dieu est en eux.
En attendant la fin des temps où le monde visible sera transformé, nous sommes assurés
dans le Christ ressuscité de la victoire définitive de l’amour et du triomphe des élus.

À leur endroit le Christ ne dit-il pas :  « Père, ceux que tu m’as donnés, Je veux que, là où
Je suis, ils soient aussi avec moi...  » ( Jn 17, 24) ?

Les thèmes doctrinaux que Henri de Lubac a développés dans l’ensemble de la première
partie de Catholicisme attirent bien l’attention sur la nouveauté dont le christianisme est
historiquement porteur. C’est cette nouveauté qui va justement se préciser dans les pages
qui suivent.

72
Ibid., p.87.
73
Ibid., p. 88.

36
1.3.0. La deuxième partie de Catholicisme.

I.3.1. Le Christianisme et l’histoire.

La nouveauté absolue du christianisme est sa vision théologique de l’histoire. Fait unique


dans l’histoire religieuse de l’humanité, la conception originale d’un salut d’essence
sociale est le propre du christianisme. Cette conception sociale du salut a des racines
historiques dans le Judaïsme. Religion existentielle, le Judaïsme a un rapport à l’histoire
des croyants qui se mettent à l’écoute, dans leur vie concrète, de la Révélation de Yahvé à
Moïse. Le Juif pieux est celui qui écoute son Dieu lui parlant à travers Moïse au sujet de sa
vie en tant que membre du peuple saint de Dieu. Il s’inspire du texte sacré de la Torah par
quoi il comprend le sens du monde et de la vie dans le monde. Le Dieu d’Israël est le Dieu
de l’histoire qui s’est révélé à Moïse à travers un buisson qui brûlait mais ne se consumait
pas. Ce Dieu a cheminé avec son peuple dans la montagne du Sinaï et dans sa marche
dans le désert en route vers la terre promise. Ce Dieu a accompagné son peuple au temps
des rois, au moment des deux exils successifs et après le retour de l’exil. Ce Dieu s’est
intéressé à l’histoire de son peuple et s’y est impliqué. Il a parlé à son peuple pour lui
indiquer ce qu’il faut faire pour vivre de manière juste et heureuse. Le texte de la Torah
est, pour le Judaïsme, la Parole essentielle et Unique de Dieu, invitant le Juif pieux à
l’interpréter sans cesse de façon à en vivre dans l’histoire. Ainsi l’histoire, pour le
Judaïsme talmudique, est l’invention toujours nouvelle de la manière de vivre les multiples
sens de l’unique et essentielle Parole de Dieu. C’est par-là que le Juif pieux, par ses
actions, est relié à Dieu dans l’histoire.
Tout en donnant une consistance à l’histoire où les hommes sont reliés à Dieu par leurs
actes d’interprétation de la Parole Unique et essentielle de Dieu, le christianisme se
présente, dans sa nouveauté radicale, comme l’intervention gracieuse de Dieu dans
l’histoire humaine. Le Dieu des chrétiens a donc un rapport singulier et original à
l’histoire. Celle-ci est le lieu où le Dieu chrétien qui est Amour manifeste son être qui est
plénitude de relations débordant en Création, Rédemption et Réunion spirituelle de
l’humanité. Parce qu’il est amour, le Dieu des chrétiens est un Dieu de relations. L’histoire
est le lieu de la révélation de Dieu dans son être de relations.
Le monde païen, à l’opposé du monde hébreu et chrétien, dévalorise le monde et l’histoire.

37
«  Le monde auquel il s’agit d’échapper est sans direction, l’humanité qu’il faut
surmonter est sans histoire.  »74

Le païen pré-chrétien est absorbé par sa subjectivité propre. Sa façon idéaliste d’envisager
la réalité est déconnectée du monde et de l’histoire. Son interprétation idéologique du
monde et de l’histoire l’enferme dans une religiosité intellectualiste. S’enfermant dans des
mythes et dans la conception d’un temps cyclique, les doctrines individualistes d’évasion
de l’antiquité pré-chrétienne s’opposent à la conception sociale de la théologie de l’histoire
du christianisme. Elles prônent le détour des vicissitudes du temps et placent le salut de
l’homme dans son intellect absorbé par la contemplation des idées subsistantes. Platon,
Plotin, Porphyre furent d’ardents éducateurs de l’âme humaine qui n’atteint sa libération
que dans la contemplation solitaire des principes de sa fine pointe transcendant le monde
et l’histoire. Quant aux philosophies religieuses de l’Inde, elles étaient en faveur d’une
recherche d’authenticité au-delà du monde et de l’histoire, lieux d’illusions cosmiques.
Toutes ces doctrines individualistes d’évasion ont en commun le refus du monde et de
l’histoire. Leurs chemins passent par l’initiation aux rites secrets réservés à une élite ou à
la pratique de l’ascèse ou de l’extase. Les doctrines individualistes d’évasion de l’antiquité
pré-chrétienne ont un mépris du temps et de la destinée commune.

Or, « Dans ce concert universel, seul le christianisme affirme à la fois, indissolublement,


pour l’homme une destinée transcendante et pour l’humanité une destinée commune. »75

L’histoire n’est pleinement possible que dans le christianisme. En effet, l’incarnation du


Fils Unique de Dieu fait homme est l’événement unique qui marque l’entrée de Dieu dans
le monde et l’histoire. C’est par rapport à cet événement unique que s’ordonne le temps de
l’Église au service du projet de salut de Dieu :

« De cette destinée toute l’histoire du monde est la préparation. Depuis la création
première jusqu’à la consommation finale, à travers les résistances de la matière et les
résistances plus graves de la liberté créée, en passant par une série d’étapes dont la
principale est marquée par l’incarnation, un même dessein s’accomplit. D’où, en
connexion étroite avec son caractère social, un autre caractère de notre dogme, également
essentiel  : son caractère historique. Si en effet, le salut que Dieu nous offre est le salut du
genre humain, puisque ce genre humain vit et se développe dans le temps, l’exposé de ce

74
Ibid., p. 109.
75
Ibid., p. 110.

38
salut prendra naturellement la forme d’une histoire : ce sera l’histoire de la pénétration
de l’humanité par le Christ.  »76

Ainsi la grâce de la révélation chrétienne a transformé la manière d’habiter le monde et


l’histoire. Le christianisme est essentiellement historique et social. Dieu, en son Fils fait
homme, vécut au milieu des hommes, comme homme. L’histoire de Dieu parmi les
hommes a transformé le regard que porte le chrétien sur le monde et l’histoire humaine.
Dieu fait homme en Jésus-Christ s’est lui-même soumis aux lois essentielles du temps
pour ouvrir l’humanité à son éternité.

Selon le christianisme, « la durée est quelque chose de bien réel. Elle n’est pas un
éparpillement stérile, mais elle a pour ainsi dire une densité ontologique et une
fécondité. »77

C’est que Dieu en son Fils Unique fait homme est venu habiter la durée pour l’investir
d’un sens.

En lui, « quelque chose de neuf, incessamment, s’opère. Il y a une genèse, une croissance
effective, une maturation de l’univers. Une création non seulement maintenue, mais
continuée. Le monde, ayant un but, a donc un sens, c’est-à-dire à la fois une direction et
une signification.  »78

C’est justement pour cela que le christianisme conçoit une histoire du salut. Cette histoire
a des étapes successives qui aboutissent à la Rédemption finale. Une telle conception du
salut a ses racines dans l’Ancien Testament où le Dieu d’Israël est celui de l’histoire. Lié
aux grands événements de son peuple comme l’exode et l’exil, le Dieu d’Israël est celui
qui interpelle son peuple à travers prophètes, rois, sages inspirés et prêtres d’Israël. Selon
la relecture des événements de l’histoire d’Israël par les prophètes, la destinée du peuple
d’Israël est ponctuée par des interventions gracieuses de son Dieu dominant l’univers et
l’histoire. Aussi Yahvé, Maître de l’histoire, exerce-t-il sa justice absolue sur son peuple
en le libérant ou en le faisant « rebondir » par rapport à ses catastrophes nationales. Yahvé
manifeste sa grandeur et sa puissance dans l’histoire en chargeant le peuple d’Israël d’être
le dépositaire de son message de salut pour le monde ( Is 40,1-5). Ce Dieu de l’histoire est
ami et protecteur des sujets humains qu’il libère. Le Dieu d’Israël est celui qui manifeste

76
Ibid., pp. 110-111.
77
Ibid., p.111.
78
Ibid., p.112.

39
sa bonté concrète par les biens de l’Alliance. Il suppose toujours des personnes concrètes
enracinées dans le temps et dans l’espace. Le Dieu d’Israël, Dieu d’histoire, est Celui qui
réunit un peuple qu’il appelle à la sainteté à travers une Loi qui fonde la possibilité d’une
société spirituelle.
La dimension messianique de l’histoire tardive du Judaïsme valorise les enjeux temporels
du Dieu d’Israël intéressé par l’autonomie politique de son peuple. Israël attend pour la fin
de l’histoire l’établissement d’un règne de paix, de bonheur et d’harmonie universelle.
Israël jouera alors un grand rôle dans l’histoire universelle en révélant la gloire de Yahvé à
tous les êtres vivants peuplant l’univers transfiguré par sa présence transparente. Ce règne
est annoncé par le dernier grand prophète d’Israël, connu dans la littérature savante sous le
nom de « second Isaïe » (Is 40-55).
Mais avec le christianisme, le messianisme juif prend un sens spirituel et l’histoire devient
théologique. Le règne attendu pour la fin de l’histoire est annoncé proche par le Fils
Unique de Dieu fait homme. Au lieu d’une société politique harmonieuse de coexistence
pacifique, c’est le ferment d’une société spirituelle qui se glisse subrepticement dans la
pâte humaine. Cette société spirituelle qui ne confond pas le spirituel et le politique est
fondée sur la foi en la bonne nouvelle du salut de l’humanité, prêchée par Jésus Christ, le
Fils Unique de Dieu fait homme. La bonne nouvelle du salut de l’humanité annoncée par
Jésus et ses disciples ne marque pas une rupture radicale avec l’espérance du Judaïsme du
premier siècle chrétien. Jésus Christ vivait dans l’espérance de la proximité du Royaume
de Dieu. Ce Royaume de Dieu est le salut offert à tous les hommes sans distinction de
pays, de langues et de situations religieuses. Le Royaume de Dieu est un message joyeux
d’amour. Il est un appel à une société spirituelle ouverte à tous sans exception et au sein de
laquelle tous sont appelés à prendre place. Les premiers appelés sont les handicapés et les
blessés de la vie. Société spirituelle sans frontières nationales, culturelles et religieuses, le
Royaume de Dieu est Dieu présent à sa créature dans le monde et dans l’histoire. Présence
de Dieu parmi les hommes, il est la mise en œuvre de l’amour de Dieu et du prochain au
cœur du monde et de l’histoire. L’image qu’il donne de Dieu est celle d’un être de relation
qui, par amour pour sa créature, se fait homme, pour partager la faiblesse et la finitude de
l’homme. En s’unissant à l’humanité, dans la faiblesse d’une chair périssable, le Fils
Unique de Dieu fait homme devient la présence et la révélation de Dieu parmi les
hommes. Ainsi Dieu se manifestant dans l’histoire humaine en existant comme l’un des
membres de l’humanité est l’événement le plus décisif de l’histoire humaine. Le Fils

40
Unique de Dieu fait homme, meurt et ressuscite en manifestant sa présence auprès de ses
disciples par le don de son Esprit. Par le don de son Esprit Saint, le Fils Unique de Dieu
fait homme, mort et ressuscité, fait participer l’humanité à la vie intime de Dieu. Cette
participation de l’humanité à la vie intime de Dieu place l’histoire humaine au point de
rencontre avec l’éternité de Dieu. En Jésus Christ, Fils Unique de Dieu fait homme, il
s’unit à l’humanité et par le don de son Esprit, il se lie à l’histoire des hommes. A travers
son incarnation dans l’histoire humaine, il a partagé la condition « mondaine » et
« sociale » de l’humanité. La relation de Dieu au monde le rend solidaire de l’humanité.
Dieu, en s’incarnant dans l’histoire humaine, se soumet à la loi de la croissance humaine et
aux aléas de la liberté humaine. Dieu par l’incarnation de son Fils Unique fait homme, se
rend vulnérable et communique au monde la logique de son amour. Dieu, par son
incarnation, a reconnu le prochain comme le chemin absolu pour donner un sens à
l’histoire humaine. L’histoire humaine devient ainsi le lieu par excellence où Dieu crée la
vie en suscitant l’amour qui seul construit la solidarité. L’incarnation de Dieu dans
l’histoire humaine est un appel de Dieu invitant l’humanité à la solidarité pour résoudre les
problèmes communs de sa faiblesse et de sa fragilité.
Aussi l’incarnation du Fils Unique de Dieu fait homme nous oblige-t-elle à changer notre
regard sur les événements du monde. Elle consacre l’amour et le respect véritable de la
dignité de tout être humain, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu et sauvé par le Fils
Unique de Dieu fait homme, au prix de son sang, par la croix.
L’incarnation du Fils Unique de Dieu fait homme valorise le temps, comme lieu de
déploiement de l’amour.

Si le christianisme « insiste sur la vanité des choses terrestres et temporelles, c’est à


l’adresse de ceux qui ne voient ces choses que selon l’apparence, prétendant les aimer
pour elles-mêmes alors que tout ce qu’il y a d’être en elles est un appel à les dépasser. Le
temps n’est vanité que pour qui, par un usage contre-nature, veut s’installer, et c’est
encore s’installer en lui que de ne penser qu’à un "avenir". Mais pour s’élever jusqu’à
l’éternel il faut nécessairement prendre appui sur le temps et besogner en lui. »79

Le chrétien, à la suite de son Maître et Seigneur, doit vivre dans une adhésion au temps
sans réticence du cœur et de la vie.

En donnant son cœur au temps, « chaque chrétien doit accepter sa condition d’être
engagé dans le temps, condition qui le fait solidaire de toute l’histoire, en sorte que son
79
Ibid., pp. 113-114.

41
rapport à l’éternel ne va pas sans un rapport au passé qu’il sait immense et à un avenir
dont la durée lui échappe. »80

Pour figurer au livre de vie, le chrétien doit prendre au sérieux ses engagements temporels
qui lui permettent de s’associer à l’œuvre de salut inaugurée par le Christ.

« La contemplation des cieux ne détournera pas de l’attention qu’il faut porter à l’œuvre
divine s’accomplissant ici-bas, avec les matériaux d’ici-bas, dans l’Église où se prépare et
déjà secrètement se réalise la gloire de Celui qui s’est abaissé, et si le Maître a paru
quitter à jamais les siens, on sait qu’il faut attendre et presser l’heure de son Retour.  »81

Le chrétien est celui qui vit entre le temps de l’Église et celui du retour du Christ. Ce
temps prend le relais dans la série des étapes essentiellement collectives du salut, dont la
subdivision en âges du monde a d’ailleurs varié selon les spéculations des Pères de
l’Église.
Dans ce contexte de la subdivision de l’histoire du salut en âges du monde, en quoi
l’interprétation de l’Écriture implique-t-elle une conception sociale du salut de
l’humanité ? C’est ce que va nous révéler le chapitre suivant de Catholicisme.

I.3.2. L’interprétation de l’Écriture.

Le christianisme, on l’a vu, donne une interprétation spirituelle de l’histoire.

En effet, « Dieu agit dans l’histoire, Dieu se révèle dans l’histoire, lui conférant ainsi une
"consécration religieuse" qui oblige de la prendre au sérieux. Les réalités historiques ont
donc une profondeur, elles sont à comprendre spirituellement... et en revanche, les réalités
spirituelles apparaissent en devenir, elles sont à comprendre historiquement. »82

C’est dans l’histoire que le chrétien trouve accès à la révélation de Dieu en Jésus Christ.
C’est à travers des événements de l’histoire que le Dieu de grâce et du salut communique
librement la puissance de son amour par un homme, Jésus de Nazareth, dont la mort et la
résurrection transforment l’existence humaine. Une fois pour toutes, le Fils Unique de
Dieu fait homme a produit un événement unique et indépassable qui est la source et la

80
Ibid., p. 114.
81
Ibid., p.116.
82
Ibid., p. 133. Sur ce thème et sur les quatre autres thèmes développés, on se rapportera aux
développements magistraux de Henri de Lubac dans Histoire et Esprit, l’intelligence de l’Ecriture d’après
Origène, coll. « Théologie », n°16, Édition Aubier–Montaigne, Paris, 1950 ; et dans Exégèse médiévale,
les quatre sens de l’Ecriture, Édition Aubier–Montaigne, Paris, coll. « Théologie » n° 41, 42, 59.

42
norme de salut pour toute l’humanité. Cet événement eschatologique au cœur du temps
humain transforme l’histoire religieuse de l’humanité et fait de Jésus Christ le centre de
l’histoire humaine. Or, c’est précisément de cela que témoigne l’Ecriture :

« La Bible, qui contient la révélation du salut, contient donc aussi, à sa manière, l’histoire
du monde. Il ne suffit pas, pour la comprendre, d’enregistrer tout le détail des faits qu’elle
rapporte, mais il faut y sentir - si schématique, si partielle, et quelquefois si paradoxale
qu’en soit l’expression - son souci d’universalité. »83

La Bible est ainsi la Parole de Dieu qui est dite sur l’histoire universelle du monde.

En effet : « si notre salut est d’essence sociale, l’histoire tout entière devient, entre Dieu
et chacun d’entre nous, le truchement obligé. »84

C’est ce que l’Ecriture nous permet de découvrir et de comprendre. La véritable exégèse


valorise dès lors le récit biblique en honorant « l’idée d’un fait spirituel qui s’incarnerait
dans le sensible même, qui aurait besoin du temps pour s’accomplir, qui, sans préjudice
de son intériorité, se préparerait, se réaliserait et se développerait socialement dans
l’histoire  ».85

Ce principe chrétien d’exégèse s’oppose à celui des philosophes allégorisants qui


transforment les récits bibliques en récits mythiques où « se cachent des idées de science,
de morale, ou de métaphysique ».86

Philon d’Alexandrie, malgré son respect de la lettre du récit biblique, n’échappe pas à ce
dernier reproche :

« Dans la mesure où il veut tirer de la bible un enseignement   "spirituel", Philon lui


enlève quelque chose de sa portée historique. Réels ou non, les faits commentés n’offrent
d’intérêt que par ce qu’ils symbolisent : en particulier la structure de l’âme
individuelle. »87

83
Ibid., p. 133.
84
Ibid., pp. 133-134.
85
Ibid., p. 134.
86
Ibid., p. 134.
87
Ibid., p. 135.

43
Il en va autrement avec « le mysticisme » des Pères de l’Église qui, « loin d’atténuer le
caractère historique et social de la religion d’Israël, le renforce en l’approfondissant ».88
« En effet, ce que nous appelons aujourd’hui l’Ancien et le Nouveau Testament, n’est pas
en soi, un ouvrage. C’est un double événement, une double "Alliance", une double
"disposition" dont les péripéties se déroulent et se répondent au cours des âges, et dont on
pourrait concevoir que le récit n’ait jamais été fixé par écrit. Lorsque les Pères disaient
que Dieu en est l’auteur - l’unique auteur de l’un et l’autre Testament -, ils ne le
comparaient pas uniquement ni d’abord à un écrivain, mais voyaient surtout en lui le
fondateur, le législateur, l’instituteur des deux "  instruments" de salut, les deux
"  économies" ou  "dispositions" que relatent les Écritures et qui se partagent toute la
durée du monde. »89

Henri de Lubac prolonge cette idée en dégageant sa portée pour la conception historique et
sociale du mystère chrétien . Aussi, quand les « Anciens se penchaient sur les pages
inspirées où ils suivaient en ses phases successives l’Alliance de Dieu avec le genre
humain, ils avaient beaucoup moins l’impression de commenter un texte ou de déchiffrer
des énigmes verbales que d’interpréter une histoire. Comme la nature, plus que la nature,
l’histoire était pour eux un langage. C’était la Parole de Dieu. Or, ce que partout dans
cette histoire ils retrouvaient, c’était encore un Mystère qui devait se réaliser, s’accomplir
historiquement et socialement, quoique toujours spirituellement  : le Mystère du Christ et
de son Église. »90

Selon Henri de Lubac, le fait biblique révélé et transmis par l’Église et dans l’Église
consiste donc moins dans des livres à commenter que dans une histoire universelle à
interpréter. Cette histoire est le lieu de déploiement du Mystère du Christ et de l’Eglise. Ce
mystère est voilé dans la lettre de l’Ancien Testament qui contient des faits et événements
prophétiques annonçant le Christ et son Église.

« Ce Mystère étant encore en voie de s’accomplir et ne devant être consommé qu’à la
consommation même du temps, le Nouveau Testament ne contient pas plus dans sa lettre
un sens complet que l’Ancien. Tous deux comportent donc un sens spirituel, et ce sens
spirituel est dans l’un et l’autre également prophétique. Du point de vue de l’interprète,
leur situation respective est pourtant bien différente. Car au sein du Nouveau Testament la
Vérité même est présente quoiqu’elle n’y soit encore perçue qu’en image, en sorte que, si
la Pâque chrétienne est encore un " passage", ce passage nécessaire et incessant de
l’évangile temporel à l’évangile éternel n’est point un véritable "dépassement". Car si le

88
Ibid., p. 135.
89
Ibid., p. 137.
90
Ibid., pp. 137-138.

44
Christ est au-delà de ses figures, l’Esprit du Christ ne saurait conduire au-delà du
Christ.  »91

Le Mystère du Christ et de l’Église, présent dans l’Ancien Testament sous la forme d’une
promesse, s’accomplit donc dans le Nouveau Testament.

« La réalité dont l’Ancien Testament - et le Nouveau même - contient les " types" n’est
pas seulement spirituelle, mais incarnée  ; elle n’est pas seulement éternelle, mais
historique. Car le Verbe se fait chair, et il plante sa tente au milieu de nous. - Le sens
spirituel est donc répandu partout, non seulement ni surtout dans un livre, mais d’abord et
essentiellement dans la réalité même. »92

Celui-ci est l’épanouissement dans la réalité historique et sociale du dessein bienveillant de


Dieu de sauver le genre humain par la double et unique médiation du Christ et de l’Église.

En effet, « le fait chrétien se résume dans le Christ, le Christ qui, en tant que Messie, était
à venir - et devait être historiquement préparé, comme le chef-d’œuvre est précédé d’une
série d’ébauches.93

Henri de Lubac souligne la « nécessité » de la venue du Christ pour que l’Ecriture pût être
pleinement comprise :

« Pour que l’Ancien Testament pût être compris dans son "vrai" sens, dans son "  sens
absolu", il fallait donc, de toute nécessité, que les temps fussent révolus et que le Christ fût
venu. Seul celui-ci pouvait "rompre le mystérieux silence des énigmes prophétiques", seul
il pouvait ouvrir le livre scellé des sept sceaux. Unique pierre d’angle, seul il pouvait
joindre ensemble les deux versants de l’histoire, comme les deux peuples. Pour un
chrétien, comprendre la Bible, c’est l’entendre au sens évangélique.  »94

Ainsi, seul le Christ, en accomplissant les Écritures, illumine les ombres de l’Ancien
Testament.
Le témoignage qu’il donne de lui-même à travers le mystère de sa mort en croix « dissipe
la nuée dont jusqu’alors la vérité était couverte ».95
Mais le Nouveau Testament comprend lui–même un sens spirituel, quoique sa situation
soit différente de celle de l’Ancien Testament. Henri de Lubac l’explique en faisant appel
au fait historique du Christ qui entraîne nécessairement la réunion spirituelle de
91
Ibid., pp. 138-139.
92
Ibid., p. 136.
93
Ibid., p. 141.
94
Ibid., pp. 144-145.
95
Ibid., p. 146.

45
l’humanité. Ainsi le Mystère du Christ et de l’Église dévoilé à la plénitude des temps est le
lieu de déploiement du mystère des Saintes Ecritures. En tout cas, Henri de Lubac insiste
sur le fait que la signification de l’Ecriture concerne à la fois la destinée personnelle et la
destinée communautaire :

«  Qu’il s’agisse donc de l’Ancien Testament, ou de l’Évangile et spécialement des


paraboles, la Tradition maintient de pair un double sens mystique, dont l’un vise les
destinées collectives du genre humain, et le second l’histoire intime de l’âme.  »96

Comment, dans la perspective d’une histoire universelle où l’intelligence spirituelle de


l’Écriture discerne la venue du Christ comme le foyer d’incandescence de la réunion
spirituelle de l’humanité, l’Église est-elle l’instrument efficace du salut du genre humain ?
Comment pouvons-nous comprendre la nécessité de l’Église pour le salut du genre
humain ? La grâce du Christ peut-elle opérer au-delà des limites de l’Église ? Comment
pouvons-nous envisager un christianisme implicite dans la diversité des voies religieuses
enseignant les devoirs de justice et de solidarité envers les membres de l’humanité ?

I.3.3. Le salut par l’Église.

L’Église, société spirituelle et ouverte à tous, par la grâce du Christ, est au sein de
l’humanité le signe de l’unité du genre humain. Pourtant, pour des raisons historiques,
géographiques, culturelles et religieuses, certains membres de l’humanité ont peu de
chances d’adhérer librement à cet organisme de salut. Comment Dieu peut-il les
rejoindre ?
Après avoir repoussé les thèses qui excluent du salut certains membres de l’humanité, et
les propositions théologiques qui se fient aux miracles et aux révélations individuelles
comme moyens extraordinaires de Dieu pour rejoindre ceux qui ne sont pas dans des
conditions normales de l’accès au salut, Henri de Lubac affirme la possibilité d’un salut en
dehors des limites de l’Église visible et temporelle.

«  Avec saint Jean Chrysostome nous professons que la grâce est répandue partout et
qu’elle n’excepte aucune âme de ses sollicitations. Avec Origène, avec saint Jérôme et
saint Cyrille d’Alexandrie nous nous refusons à dire qu’aucun homme naisse sans le
Christ. Avec saint Augustin enfin, de tous les Pères pourtant le plus sévère, nous

96
Ibid., p. 170.

46
admettons volontiers que la clémence divine fut toujours à l’œuvre parmi tous les peuples
et que les païens ont eu leurs " saints cachés" et leurs prophètes.  »97

Henri de Lubac, en s’appuyant ainsi sur les Pères de l’Église, partage leur idée d’une
nature humaine ouverte à la réception du don surnaturel du salut. La foi au Dieu Créateur
et au Dieu d’amour inspire son espérance. Ainsi tout homme, à la cime de son cœur,
trouve le Dieu d’amour qui l’a fait à son image et à sa ressemblance. Ce Dieu aime avec
tendresse ses enfants et attend leur retour à lui. Fait pour l’éternité, tout homme dans son
dynamisme spirituel est destiné à reconnaître la gratuité du don de Dieu l’élevant au -
dessus de sa nature par sa capacité divine et son désir de salut.

Aussi Henri de Lubac peut affirmer à la suite de saint Thomas d’Aquin « que la grâce du
Christ est universelle et que le moyen concret de se sauver - au moins au plein sens de ce
mot - ne manque à aucune âme de bonne volonté. Il n’est pas un homme, pas un
"  infidèle" dont la conversion surnaturelle à Dieu ne soit possible dès le seuil de sa vie
raisonnable.  »98

Pour Henri de Lubac, la nouveauté de la révélation du Fils Unique de Dieu fait homme
empêche que l’on puisse enfermer l’homme dans les limites de sa nature. Tout homme
existe pour le Dieu Créateur qui, dans son amour pour l’homme, l’a établi à l’origine
comme être de relation. Ainsi, l’homme, à la différence des autres créatures, ne peut
s’enfermer dans les limites de ses rapports avec lui-même et avec le reste du cosmos.
L’homme est gratuitement ouvert par son Créateur à la vie éternelle. Habitant une lumière
inaccessible, Dieu a daigné s’abaisser jusqu’à l’homme, par amour, pour lui faire partager
son éternité bienheureuse. Dans sa générosité, Dieu, sans être contraint, a voulu se
communiquer à l’homme, qui ne peut plus s’enfermer, résigné, dans les bornes de sa
nature. Tout homme a donc une aptitude radicale et secrète à recevoir le don du salut. Par-
là, Henri de Lubac n’entend d’ailleurs nullement nier la gratuité du don de Dieu :

« Si Dieu l’avait voulu, il aurait pu ne pas nous donner l’être, et cet être qu’il nous a
donné, il aurait pu ne point l’appeler à le voir. »  Dieu «  ne peut être contraint par rien
d’imprimer à mon être une finalité surnaturelle... Je dois distinguer soigneusement et
maintenir toujours une double gratuité, un double don divin, donc, s’il est permis de la
sorte, une double liberté divine. Il y a comme deux plans étagés, comme deux paliers sans
communication de bas en haut. Double passage ontologique, doublement infranchissable
à la créature sans la double initiative qui la suscite et qui l’appelle, etc. »99

97
Ibid., pp. 180-181.
98
Ibid., p. 181.

47
Aussi peut-on dire avec Henri de Lubac que Dieu a réalisé la création en vue de se donner
à ses créatures spirituelles. Dieu n’est-il pas pour lui, un Être qui suscite à partir de rien
des êtres dans le temps en vue de les associer à son éternité ? Cependant, la reconnaissance
de ce dessein universel conduit par le fait même à s’interroger sur le sens de l’Église :

« Mais de cette solution même un autre problème naît aussitôt, dont il importe de bien
comprendre les termes. Le Christ, en effet, ne s’est pas contenté d’accomplir le Sacrifice
rédempteur, et d’en annoncer comme par surcroît la bonne nouvelle pour la consolation
anticipée de quelques-uns. Il a prêché une Loi, fondé une Société. Il a ordonné à ses
disciples de répandre l’une et l’autre. Il a déclaré que la foi en sa Personne et
l’agrégation à son Église étaient la condition de salut. Or, si tout homme peut, au moins à
la rigueur et de façon si précaire que ce soit, se sauver, pourquoi cette Église ? Son rôle
serait-il donc seulement de procurer un salut meilleur ou plus assuré à un petit nombre de
privilégiés  ? Ou, si l’on suppose que sa présence est nécessaire dans le monde pour que la
grâce dont elle est en droit l’unique dépositaire rejaillisse mystérieusement autour d’elle
sur ceux-là même qui l’ignorent, pourquoi du moins, incessamment renouvelé depuis vingt
siècles, cet appel à son expansion comme à la tâche urgente entre toutes  ? En toute
hypothèse, comment prétendre encore que la nécessité de l’Église soit absolument
vitale  ?  »100

C’est que l’Église, pour Henri de Lubac, est la voie normale du salut.

« Le genre humain est un. Par notre nature première et encore plus en vertu de notre
commune destinée, nous sommes les membres d’un même corps. Or les membres vivent de
la vie du corps. Comment donc y aurait-il un salut pour les membres, si par impossible, le
corps n’était lui-même sauvé  ? Mais le salut pour ce corps - pour l’humanité - consiste à
recevoir la forme du Christ, et cela ne se peut que par le moyen de l’Église catholique.
Celle-ci n’est-elle pas, en effet, la seule messagère intégrale et autorisée de la Révélation
chrétienne  ? N’est-ce point par elle que se répand dans le monde la pratique des vertus
évangéliques  ? N’est-ce pas elle, enfin, qui a charge de réaliser, pour autant qu’ils s’y
prêteront, l’unification spirituelle de tous les hommes  ? Ainsi cette Église, qui, en tant que
Corps invisible du Christ s’identifie au salut final, en tant qu’institution visible et
historique est le moyen providentiel de ce salut.  »101

C’est donc d’abord à l’intérieur de l’Église catholique que se réalise le projet de salut de
Dieu. Les sagesses religieuses chrétiennes peuvent atteindre des sommets spirituels, mais
elles demeurent des systèmes incomplets sans Celui qui les achève en son Corps invisible
qu’est l’Église catholique.

99
Henri de Lubac, « Le mystère du surnaturel », Recherche de science religieuse, t. 36, 1949, p. 104. On
ne saurait trop insister sur ce point étant donné les débats provoqués par Surnaturel à partir de 1946.
100
Ibid., p. 182.
101
Ibid., pp. 184-185.

48
« À Juger en tout cas non des âmes individuelles, dont l’exacte situation par rapport au
royaume n’est jamais connue que de Dieu seul, mais des systèmes objectifs tels qu’ils se
répandent socialement et se présentent à l’examen de la raison, quelque chose d’essentiel
manque à toute "  invention" religieuse qui n’est point une imitation du Christ. Quelque
chose manque à la charité bouddhique  : elle n’est pas la charité chrétienne. Quelque
chose manque à la spiritualité des plus grands hindous  : elle n’est pas la spiritualité d’un
saint Jean de la Croix... Et pourtant, ce sont des cas privilégiés.  »102

Le christianisme est en fait le terme vers lequel tendent les systèmes religieux non
chrétiens. En eux-mêmes, ils ne sauvent pas car ils sont impuissants à réaliser l’unification
du genre humain. Ils sont exposés aux perversions et aux déviations. Ils sont certes
indispensables à l’édification du Corps du Christ dans la mesure où leur enseignement
contribue à éveiller l’humanité à l’imitation du Christ, mais c’est vers le christianisme
qu’ils doivent tendre :

En effet, « Hors du christianisme, rien n’arrive à son Terme, à l’unique Terme où tendent
sans le savoir tous les désirs humains, tous les efforts humains, et qui est l’étreinte de
Dieu dans le Christ. Les plus beaux et les plus puissants de ces efforts ont donc
absolument besoin d’être fécondés par le christianisme pour produire leur fruit d’éternité,
et tant que le christianisme leur manque, ils ne font, malgré des apparences longtemps
contraires, que creuser dans l’humanité le vide d’où s’élèvera le cri vers la seule
Plénitude, et lui révéler plus fortement l’esclavage d’où elle tendra les bras vers son
Libérateur.  »103

Pour Henri de Lubac, le Christ est l’homme authentique qui réalise l’unité du genre
humain. Il porte à son achèvement l’effort des hommes pour répondre à leur vocation de
créature spirituelle. Le Christ, par son union avec la nature humaine, attire l’humanité à
Dieu. Par le libre don du Fils unique de Dieu fait homme, Dieu se communique aux
hommes et les associe à son éternité. Or, cette médiation historique du Christ est
permanente grâce à l’Église.

C’est dans l’Église que « Dieu nous a fait connaître le mystère de sa volonté, le dessein
bienveillant qu’il a d’avance arrêté en lui-même pour mener les temps à leur
accomplissement : réunir l’univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les
cieux et ce qui est sur la terre » (Ep 1, 9-10).

Tout homme en recherche de l’Absolu qui l’habite doit accueillir librement la médiation
historique du Christ qui passe par le témoignage de l’Église à travers le ministère de la

102
Ibid., p. 186.
103
Ibid., p. 186.

49
Parole, des sacrements et de la vie éthique axée sur les obligations de justice et de
fraternité envers le prochain créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Certes,
l’humanité est habitée par un élan profond vers l’unité, mais cet élan ne peut point aboutir
par lui–même :

« Pareillement, hors de l’Église l’humanité s’essaye à rassembler ses membres. Depuis


des millénaires, un instinct puissant la pousse, à travers un chaos apparent de dispersions
et de rencontres, de chocs et d’aventures, de constructions et de désagrégations sociales,
vers une "vie commune" qui traduise au dehors quelque chose de cette unité qu’elle sent
obscurément en elle. Mais - nous ne le constatons que trop - elle ne peut venir à bout de
toutes les forces d’opposition qui sont partout à l’œuvre et qu’elle-même engendre et
ranime perpétuellement. »104

L’humanité ne peut être rassemblée dans l’unité que par le Christ. En effet, la condition
concrète de l’humanité en proie à la haine, à la violence et à l’abîme du mal exige la
Lumière du Christ qui doit éclairer l’Église :

« Seul l’idéal que le Christ a transmis à son Église est assez pur, et assez puissant - car il
n’est pas forgé par le cerveau de l’homme, mais il est vivant et il s’appelle l’Esprit du
Christ - pour inspirer aux hommes de travailler à leur unité spirituelle, comme seul le
sacrifice de son sang peut donner l’efficace à leur travail. C’est donc par l’exploitation de
l’évangile au sein de la communauté catholique et sous l’assistance de l’Esprit que se
constitue cette "humanité divine".  »105

L’Église qui appartient à l’histoire est ainsi l’instrument de grâce qui aide à la
compréhension de l’histoire humaine et qui en permet le développement. Elle est donc
nécessaire, même si elle a vocation de grandir elle–même.

Événement de grâce, « L’Église historique, l’Église visible et hiérarchique - est ainsi


nécessaire pour transformer et achever l’effort humain, elle-même n’est point achevée.
Elle n’est pas même encore partout à pied d’œuvre. Il faut donc, besogne urgente, qu’elle
croisse, et que d’abord sa taille extérieure s’égale à celle de l’humanité.  »

L’Église peu à peu imprègne l’humanité grâce au développement des missions. Née pour
propager partout le règne du Christ, elle fait participer les hommes à sa Rédemption
salutaire.

104
Ibid., p. 186.
105
Ibid., p. 187.

50
« Tant qu’elle n’aura pas recouvert et pénétré l’humanité tout entière pour lui faire
prendre la forme du Christ, l’Église ne peut être en repos. »106

Œuvre de longue haleine, l’Église est toujours un corps en croissance ou un édifice en


construction. Mais Henri de Lubac souligne combien cette édification bénéficie de
« préparations antérieures ».

« Pour que la Révélation du Christ pût un jour être reçue par les hommes, et la divine
Ressemblance briller de tout son éclat dans les yeux des saints, a-t-il fallu des
préparations millénaires : non seulement celles de la Révélation juive, cet incomparable
sillon de lumière et d’énigmes qui va d’Abraham à Jésus, mais aussi toutes ces autres
préparations, plus obscures, plus extérieures, qui l’ont précédée ou accompagnée au sein
du paganisme, et toute la lente ascension matérielle, sociale, intellectuelle de l’homme
déchu. »107

Aussi en vertu de leurs liens mystérieux avec l’Eglise du Christ, les membres de
l’humanité qui ne sont pas parvenus à une foi explicite au Christ peuvent être sauvés :

en effet, « dans l’extrême diversité de leurs lumières et de leurs fonctions, tous les
membres de la famille humaine jouissent d’une essentielle égalité devant Dieu.
Providentiellement indispensables à l’édification du Corps du Christ, les "  infidèles"
doivent bénéficier à leur manière des échanges vitaux de ce Corps. Par une extension du
dogme de la communion des saints, il semble donc juste de penser que, bien qu’ils ne
soient pas eux-mêmes placés dans les conditions normales du salut, ils pourront
néanmoins obtenir ce salut en vertu des liens mystérieux qui les unissent aux fidèles. Bref,
ils pourront être sauvés parce qu’ils font partie intégrante de l’humanité qui sera
sauvée.  »108

Or, ce salut est possible dans l’Église et par l’Église en tant que celle-ci supplée.

« Et c’est ainsi que, voulant que tous les hommes soient sauvés, et ne permettant pas en
pratique que tous soient dans l’Église visiblement, Dieu veut néanmoins que tous ceux qui
répondent à son appel soient, en fin de compte, sauvés par l’Église.  » 109

Instrument et signe efficace de salut, l’Église est donc la société spirituelle de tous ceux
qui participent à la vie intime de Dieu :
« Juifs ou Gentils, de même qu’ayant vécu avant la venue visible du Christ, ils doivent être
dits cependant sauvés par le Christ et non pas seulement par le Verbe, ainsi, ayant vécu
106
Ibid., p. 191. Sur ce thème, voir les deux « conférences » que Henri de Lubac réunira sous le titre Le
fondement théologique des missions, Édition du Seuil, 1946.
107
Ibid., p. 192.
108
Ibid., p. 194.
109
Ibid., p. 195.

51
avant la venue de l’Église visible auprès d’eux, ce n’est pourtant pas par une
appartenance purement spirituelle et intemporelle à "l’âme" de l’Église qu’ils sont sauvés,
mais par l’effet d’un lien très réel quoique indirect et le plus souvent caché à son
"corps".  »110

Le chrétien ne peut dès lors s’évader du champ du salut que crée le milieu ecclésial de vie.

« Il s’agit pour lui de travailler avec Dieu et les hommes à l’œuvre de Dieu dans le monde
et dans l’humanité.  »111

Le chrétien est responsable de ses frères à qui l’annonce explicite du salut n’a pas encore
été faite.

Sa grâce est celle–ci : « concourir au salut collectif du monde, en prenant part, chacun
selon notre vocation propre, à la construction du grand édifice dont nous devons être à la
fois les ouvriers et les pierres  ; concourir en même temps, par l’effet de toute notre vie
chrétienne, au salut individuel de ceux qui restent apparemment des " infidèles". Deux
devoirs qui se compénètrent  ; deux manières si l’on peut ainsi parler, de faire mûrir la
Rédemption.  »112

Mais de nouvelles questions se posent : pourquoi le Christ et l’Église sont-ils venus tard
dans l’histoire de l’humanité ? Pourquoi la préhistoire du Christ et de l’Église a-t-elle été
apparemment longue ? Henri de Lubac s’efforce d’y répondre dans le chapitre suivant de
son livre.

I.3.4. Prédestination de l’Église.

La nouveauté du christianisme poussait les admirateurs des anciens cultes à s’interroger


sur sa pertinence :

« Si le Christ est le seul Sauveur, comme le prétendent ses fidèles, pourquoi donc est-il
venu si récemment, laissant jusque-là tant d’hommes se perdre  ? »113

Celse, Porphyre, Symmaque firent ce procès de l’arrivée tardive du christianisme sur la


scène de l’histoire. Or, Henri de Lubac rapporte la réponse qui leur fut alors donnée :

110
Ibid., p. 200.
111
Ibid., p. 200.
112
Ibid., p. 201.
113
Ibid., p. 207.

52
« Pour repousser un tel grief, les chrétiens n’en étaient pas réduits à dire seulement que
les desseins de Dieu sont impénétrables. Ils n’avaient qu’à s’inspirer de saint Paul qui
d’avance y avait implicitement répondu, lorsqu’il posait le principe de "  l’économie de la
grâce de Dieu" et qu’il évoquait les étapes de la Loi naturelle et de la Loi mosaïque, l’une
et l’autre nécessaires pour qu’arrivât enfin la plénitude des temps. Sur ces thèmes
pauliniens, Irénée avait développé ses grandes vues optimistes, enseignant que le Christ
est venu en réalité pour tout homme, de tout pays et de toute époque, puisqu’il est venu
faire aboutir, l’humanité entière, après l’avoir longuement préparée. »114

Ainsi Dieu, dans sa sagesse, n’a pas établi dès l’origine sa créature dans la perfection. Il a
voulu associer sa créature à l’œuvre de sa croissance dans le temps. C’est peu à peu que
l’humanité s’est formée à l’image et à la ressemblance de Dieu. Henri de Lubac fait ici
référence à la pensée d’Irénée :

Le dessein divin est une « œuvre d’une infinie patience mais aussi d’une sagesse
puissante et infaillible. Car en insistant sur la nécessité de commencements très humbles,
Irénée ne pense rien enlever à la Toute Puissance : tout est possible à Dieu, mais
l’infirmité congénitale de la créature impose une limite à la réception de ses dons ; il faut
qu’un don premier la dilate pour la rendre capable d’un second, puis d’un troisième... Le
christianisme, religion parfaite, ne pouvait donc venir qu’en son temps. »115

Cet « évolutionnisme surnaturel » d’Irénée aide à comprendre l’arrivée tardive du


christianisme sur la scène de l’histoire humaine. Dieu s’ajuste à sa créature et proportionne
sa révélation en fonction des progrès de l’humanité dans l’appropriation de ses dons :

« Ainsi se préparait la plénitude des temps, où l’évangile pourrait enfin être annoncé. Il
est donc bien vrai, conclut Théodoret, que le Dieu de l’univers n’a jamais cessé, en
préparant par degrés cette éclosion dernière, de pourvoir au salut de tous. »116

D’autres auteurs de la tradition sont encore invoqués dans la même perspective. Ainsi la
fécondité chrétienne selon Tertullien est une moisson qui ne peut mûrir avant l’heure.
Ou encore, Augustin « déroule à nos yeux, comme en une vaste fresque, l’histoire du
genre humain en marche vers son salut comme l’histoire d’un homme unique, et à
l’encontre des objections de Porphyre, il nous fait admirer son éducation progressive par
une Providence toute sage qui l’élève pas à pas, "du temps à l’éternité et du visible à
l’invisible".  »117

114
Ibid., p. 208.
115
Ibid., pp. 209-210.
116
Ibid., p. 211.
117
Ibid., p. 212.

53
La lente éducation du peuple de Dieu a en tout cas favorisé « la rencontre effective de
l’homme et de Dieu, c’est l’accoutumance de la nature humaine à la divinité, c’est la
transformation de l’homme sous l’action de la grâce de Dieu. »118

Le christianisme est venu tard. Mais il est venu à son heure. Il est venu au terme de la
longue maturation de la liberté humaine au long de l’histoire. La pédagogie divine a
préparé l’humanité de la Loi naturelle à la Loi mosaïque, de la Loi mosaïque à la Loi du
Christ. Le christianisme est venu pour assumer le progrès historique de l’humanité ; et
quoique ambigu, ce progrès historique est au service de l’infaillible prédestination de
l’Église.
Il reste à se demander comment l’Église donne la forme du Christ au monde en le
transformant ? Comment le Rédempteur réintroduit-il l’humanité pécheresse dans le
mystère de son adoption filiale ? D’où le dernier chapitre de la seconde partie, un chapitre
qui reprend le titre général du livre : Catholicisme.

I.3.5. Catholicisme.

L’Église catholique investit patiemment le monde pour y imprimer la forme du Christ.

Elle « trouve partout dans sa marche des pays déjà occupés religieusement. Or les
religions auxquelles elle se heurte ne sont pas pour leurs peuples respectifs, comme un
manteau que ceux-ci n’auraient qu’à dépouiller. Usages, traditions, vie sociale, vie
intellectuelle, vie morale, tout porte leur marque. Elles ont tout formé parfois, elles ont au
moins tout pénétré, tout imbibé. Faudra-t-il donc, pour faire place à l’évangile, tout
rejeter en bloc  ? »119

Henri de Lubac souligne que l’Église catholique a évité les positions extrémistes d’un
Tatien ou d’un Marcion. Avec respect, les Apôtres de l’évangile ont su au cours des âges
dialoguer avec les cultures et les religions.
En effet, « Il n’est pas possible que ce qui a duré et fait vivre les peuples ne soit pas
respectable au moins par quelque endroit. »120

Qui plus est, « La nature humaine, nous dit l’Église d’abord, est sans doute malade, elle
est infirme, mais elle n’est pas totalement corrompue. La raison humaine est faible,

118
Ibid., p. 219.
119
Ibid., p. 242.
120
Ibid., p. 242.

54
vacillante, mais elle n’est pas entièrement condamnée à l’erreur, et il n’est pas possible
que la divinité lui soit entièrement cachée. »121

Ainsi l’Église catholique respecte « la semence du Verbe » contenue dans toutes religions.
Elle honore dans toutes les religions la dignité de tout homme créé à l’image et à la
ressemblance de Dieu. Elle encourage le droit de tout homme à rechercher la vérité de
Dieu à travers les voies qui lui sont disponibles.

« Le Créateur et le Rédempteur, ajoute l’Église, sont un seul et même Dieu : il ne saurait
donc y avoir d’opposition entre leurs oeuvres, et c’est une aberration de croire qu’on
exaltera la seconde en décriant la première. Le Verbe qui s’est incarné pour réparer et
consommer toutes choses est aussi Celui qui éclaire tout homme venant en ce monde. »122

Le christianisme a pour vocation de transfigurer le monde en l’absorbant.

« Ses messagers viennent donc non pas détruire, mais achever ; non pas ravager, mais
élever, transformer, consacrer. Et les déchéances mêmes auxquelles ils se heurtent,
demandent non une expulsion, mais un redressement.  »123

Ainsi, en respectant le contexte des valeurs éparses dans les religions non chrétiennes, les
messagers du Christ réaffirment dans leur pratique constante que « l’œuvre du Créateur, si
gâchée qu’elle soit par l’homme, reste cependant la préparation naturelle et nécessaire à
l’œuvre du Rédempteur. »124

Le christianisme, dans sa nouveauté radicale, n’est pas une « improvisation soudaine ». Il


a des racines juives et grecques. Il s’est formé dans le milieu ambiant du mysticisme
oriental et n’est étranger à aucune culture.

« Si, en effet, le christianisme est divin, tout divin, il est aussi, en un sens, humain, tout
humain, d’autant plus humain qu’il est plus divin, et c’est en s’insinuant sans déchirure à
travers le tissu serré de l’histoire humaine qu’il est venu transformer l’homme et
renouveler la face de la terre. »125

Avec la volonté d’accueillir ce qui est assimilable dans toute culture, le christianisme
exige dès lors une étude approfondie des peuples à évangéliser.

Et Henri de Lubac n’hésite pas à écrire :


121
Ibid., p. 242.
122
Ibid., p. 243.
123
Ibid., p. 243.
124
Ibid., p. 243.
125
Ibid., p. 244.

55
« Le catholicisme est la Religion. Il est la forme que doit revêtir l’humanité pour être
enfin elle-même. Seule réalité qui n’ait pas besoin pour être de s’opposer, il est donc le
contraire d’une "société close". Éternel et sûr de lui (le catholicisme) comme son
Fondateur, l’intransigeance même de ses principes, l’empêchant de s’enchevêtrer jamais
dans les valeurs périssables, lui assure une souplesse infiniment compréhensive, tout au
rebours de cet exclusivisme et de cette raideur qui caractérisent l’esprit de secte...
L’Église est partout chez elle, et chacun doit pouvoir se sentir chez soi dans l’Église. Ainsi
le Christ ressuscité, lorsqu’il se manifeste à ses amis, prend le visage de toutes les races,
et chacun l’entend dans sa langue.  »126

L’Église est bien pour Henri de Lubac, au service de la réunion spirituelle de l’humanité
et : « On peut dire aujourd’hui qu’elle défend la noblesse et l’unité de la nature
humaine.  »127

Comment la dernière partie de Catholicisme va alors tenter de dire un programme d’une


théologie de l’Église Catholique éloigné de tout individualisme, de toute étroitesse d’esprit
et de tout syncrétisme ? Il suffit d’en parcourir brièvement les principales étapes.

1.4. La troisième partie de Catholicisme.

I.4.1. La situation présente.

Le christianisme, on l’a vu, a un caractère social, historique et mystique. Il est la religion


de l’humanité commune. Ses textes fondamentaux soulignent la nature catholique de la foi
chrétienne. L’individualisme est donc une perversion du christianisme qui a oblitéré le
contenu mystique et social de l’Église. L’événement du Christ fonde en réalité une histoire
où l’humanité affronte sa destinée commune en symbolisant son unité à travers l’un et
l’autre testament, les sacrements, la liturgie et sa vie ecclésiale.
Si cette humanité est appelée à la fraternité la plus ouverte avec le Christ, quel est dès lors
le statut de la personne humaine, coopérant avec Dieu et avec les autres membres de
l’humanité ? Si le dogme a un caractère social et historique, comment peut-on envisager le
salut des personnes uniques, distinctes pour l’éternité ? Comment traverser le paradoxe
chrétien du social et du personnel ?

126
Ibid., p. 256.
127
Ibid., p. 257.

56
I.4.2. Personne et Société.

La personne est d’abord une individualité distincte des autres. Mais la distinction ne doit
pas être comprise comme une séparation. La personne est reliée à d’autres par le fait
qu’elles font toutes l’objet d’un appel commun. Les personnes distinctes ne s’opposent
pas, car un appel mutuel les maintient dans des relations interpersonnelles.

« L’union vraie ne tend pas à dissoudre les uns dans les autres les êtres qu’elle (L’Église)
rassemble, mais les uns par les autres, à les achever. Le Tout n’est donc  pas l’antipode,
mais le pôle même de la Personne. »128

Henri de Lubac donne de cela l’explication suivante : « La personne n’est pas un individu
sublimé ni une monade transcendante. Dieu, qui  "  n’a point créé le monde en dehors de
lui", n’a pas non plus créé les esprits les uns en dehors des autres. Chacun, tout d’abord,
n’a-t-il pas besoin de "l’autre" - d’un autre qu’il imagine, s’il le faut, et retrouve en toutes
choses - pour s’éveiller à la vie consciente  ? Cette vérité psychologique est le symbole
d’une vérité plus profonde : il faut être regardé pour être éclairé, et les yeux "  porteurs de
lumière" ne sont pas ceux de la divinité.  »129

La personne humaine, être spirituel, capable de réflexion et de liberté, est donc solidaire
de l’humanité tout entière. Être relationnel, elle n’est jamais un être séparé. La personne
humaine est en liaison indissoluble avec tous les autres êtres.

Médiatrice par rapport à l’univers dont le dynamisme spirituel est ouvert à la communion
avec le Dieu Trinitaire, la personne humaine n’est point « isolée  : chacune, en son être
même, reçoit de toutes, et de son être même, doit rendre à toutes… C’est comme un double
système d’échanges, un double mode de présence. À sa racine, on peut imaginer la
personne comme un réseau de flèches concentriques ; en son épanouissement, s’il est
permis d’exprimer son paradoxe intime en une formule paradoxale, on dira qu’elle est un
centre centrifuge. On pourra bien dire aussi, par conséquent, pour magnifier sa richesse
intérieure et pour manifester le caractère de fin que tout autre doit lui reconnaître, qu’une
"personne", c’est un univers, mais il sera nécessaire d’ajouter aussitôt que cet univers en
suppose d’autres, avec lesquels il ne fait qu’un. Si par delà toutes les sociétés visibles et
mortelles, vous ne posez pas une communauté mystique, celle-là éternelle, vous laissez les
êtres à leur solitude ou vous les anéantissez en les broyant.  »130
Henri de Lubac conçoit la personne humaine comme un être dynamique qui est en
interdépendance avec l’univers. Incluse dans la totalité de la réalité, cette personne
humaine est organiquement liée aux autres personnes. 

128
Ibid., p. 287.
129
Ibid., p. 288.
130
Ibid., pp. 289-290.

57
« Être personne, n’est-ce pas toujours, selon le vieux sens originel mais intériorisé, être
chargé d’un rôle  ? N’est-ce pas essentiellement entrer en rapport avec d’autres pour
concourir à un Tout  ? L’appel à la vie personnelle est une vocation, c’est-à-dire un appel
à jouer un rôle éternel. On aperçoit peut-être maintenant comment le caractère historique
que nous avons reconnu au christianisme, autant que son caractère social, assure le
sérieux de ce rôle.  »131

Ainsi, dans la communauté historique, chaque personne humaine a un rôle à jouer qui
contribue à la réalisation de la destinée commune de l’humanité. Chacune des personnes
au sein de cette communauté est irremplaçable et sa médiation est nécessaire à l’unité de
tous.
Le christianisme, tout en exaltant ainsi la valeur absolue de chaque personne humaine,
proclame la solidarité indéfectible de tous au sein de la communion fraternelle.

« Au reste, ne constatons-nous pas que les deux ordres de valeurs, loin de se nuire l’un à
l’autre, ont été promus solidairement  ? C’est là un fait dont il faut bien rendre raison, dût
notre logique superficielle en être scandalisée. La Révélation chrétienne   a dilaté à
l’extrême les horizons de la communauté humaine où tout "moi" se trouve à sa naissance,
et en même temps elle a consolidé au maximum l’existence de ce  "moi" élément infime de
cette communauté. Révélation de la Fraternité universelle dans le Christ, Révélation de la
valeur absolue de chaque homme... Le terme de "  personne" convient parfaitement pour
signifier la double qualité opposée que nous tenons ainsi de notre destinée surnaturelle  :
d’une part, il nous sert à marquer que chacun de nous acquiert, en raison de cette
destinée un prix incommensurable avec tout le reste de la nature, si bien qu’il devient
pour tous l’objet d’un souverain respect  ; et d’autre part, dans cette valeur absolue
communiquée par le Christ, notre liberté trouve la seule fin digne d’elle  : réaliser entre
tous une parfaite communauté. »132

Henri de Lubac, à la suite de Gaston Fessard, envisage la personne humaine comme un


être orienté vers le bien commun. La personne humaine ne peut atteindre sa fin qu’à
travers un réseau de relations communautaires. Un membre de l’humanité ne devient une
personne humaine qu’à l’intérieur d’une communauté. C’est en s’intégrant dans une
communauté qu’une personne humaine acquiert le sens unique de sa vie qui est « d’entrer
en rapport avec d’autres pour concourir à un tout ».133 C’est à l’intérieur de l’humanité
rassemblée en une unique communauté par le Christ que la personne humaine naît. Cette
nouvelle naissance correspond à l’entrée d’un membre de l’humanité dans l’Église, Corps
de l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes ( 1Tim 2, 5).

131
Ibid., p. 288.
132
Ibid., p. 294. Voir Gaston Fessard, Pax Nostra, 1933, pp. 39-40.
133
Ibid., p. 288.

58
Henri de Lubac souligne que « l’appel à la vie personnelle est une vocation, c’est-à-dire
un appel à jouer un rôle éternel  ».134

Ce rôle éternel est la manière dont chaque personne humaine revêt le Christ de façon
unique en collaborant à l’unification de l’humanité en lui. Dieu, en donnant un sens unique
à la personne humaine à travers la médiation unique du Christ, fait concourir chaque
personne humaine à l’unité de la communauté humaine recréée par le rôle historique et
éternel de Celui qui est l’Alpha et l’oméga de l’univers entier ( Col 1, 12- 20). Et cette
relation de chaque personne aux autres personnes et à la communauté en son ensemble dit
quelque chose de Dieu lui–même :

« En l’Être qui se suffit, point d’égoïsme, mais l’échange d’un Don parfait. Lointaine
imitation de l’Être, l’esprit créé n’en reproduit pas moins quelque chose de sa structure -
et des yeux exercés savent y percevoir la marque de la Trinité créatrice.  »135

La façon unique pour chaque personne humaine d’appartenir au Christ est d’entrer dans
l’histoire du salut en se donnant aux autres et en renonçant à ce qui ne contribue pas à
l’unité du Corps du Christ.

« Entre les diverses personnes, si variés que soient leurs dons, si inégaux leurs "  mérites",
ne règne pas un ordre de degrés d’être, mais à l’image de la Trinité même et par la
médiation du Christ en qui toutes sont enveloppées, à l’intérieur de la Trinité même - une
unité de circumincession - chaque personne ne constitue donc pas à elle seule, la chose est
claire, une fin dernière. Elle n’est pas un petit monde absolu et indépendant, et Dieu ne
nous aime pas comme autant d’êtres séparés.  »136

Le point focal de la personne humaine est le Christ. C’est le Christ qui est le lien entre la
personne humaine et le Dieu Trinitaire. 
« En révélant le Père et en étant révélé par lui, le Christ achève de révéler l’homme à lui-
même. En prenant possession de l’homme, en le saisissant et en pénétrant jusqu’au fond
de son être, il le force à descendre lui aussi en soi pour y découvrir brusquement des
régions jusqu’alors insoupçonnées. Par le Christ la Personne est adulte, l’homme émerge
définitivement de l’univers, il prend pleine conscience de soi.  »137

C’est par le Christ que la personne humaine est ouverte à la totalité de l’univers et du
genre humain. C’est par le Christ que la personne humaine reçoit l’appel à édifier l’unité

134
Ibid., p. 288.
135
Ibid., pp. 288-289.
136
Ibid., p. 291.
137
Ibid., pp. 295-296.

59
de la famille humaine. C’est par le Christ que la personne humaine répond à la dynamique
de l’unité de la famille de Dieu en contribuant à inscrire dans l’histoire universelle le sens
dernier de la Trinité. Ainsi Dieu se révèle dans la qualité des relations interpersonnelles à
travers la promesse de demeurer au sein de l’humanité par le don de l’Esprit du Christ.

« L’Esprit que le Christ a promis aux siens de leur envoyer, son Esprit est à la fois Celui
qui fait pénétrer l’évangile au fond de l’âme et Celui qui le répand partout. Il creuse en
l’homme de nouvelles profondeurs qui l’accordent aux "  profondeurs de Dieu", et il le
jette hors de lui-même jusqu’aux confins de la terre ; il universalise, et il intériorise  ; il
personnalise, et il unifie. »138

La personne humaine désigne finalement l’homme en son unité. Sujet identifiable par
autrui, la personne humaine existe pour elle-même et pour autrui. C’est ainsi que
semblable à autrui et différent de lui par sa manière unique de communiquer et d’être
reconnue comme sujet parlant, elle vit dans le temps et l’espace comme une présence au
monde et à l’histoire.

I.4.3. Transcendance.

Une meilleure connaissance des sociétés humaines, observe Henri de Lubac dans le
chapitre suivant, se traduit par l’appréciation de l’enracinement communautaire de
l’individu. Les progrès des sciences de la nature permettent à l’humanité de mieux évaluer
l’impact de la durée dans l’existence humaine. Chaque avancée scientifique de l’humanité
confirme l’ampleur et la profondeur du lien social. L’individu est partie intégrante de
l’humanité.

Et Henri de Lubac poursuit : « comme l’humanité est enracinée dans la nature, et la


perception scientifiquement accrue de ce grand fait constitue une base naturelle qui peut
nous être précieuse pour une meilleure intelligence de notre catholicisme. De toute part
aussi, dans notre monde déchiré se manifestent les aspirations à l’unité, nées elles-mêmes
de la rencontre féconde entre un catholicisme toujours actif quoique souvent renié, et les
immenses progrès de notre connaissance de l’homme aussi bien dans le temps que dans
l’espace.  »139

Henri de Lubac prône le dialogue du catholicisme avec les cultures qui marquent l’histoire
mondiale. Dans ce sillage, un renouveau de l’apologétique s’impose avec des
138
Ibid., p. 295.
139
Ibid., p. 307.

60
bouleversements salutaires qui intègrent les ruptures épistémologiques de la physique
contemporaine, de l’astronomie, de la paléontologie, de la génétique et des sciences de
l’homme. 

« Les découvertes astronomiques, si troublantes d’abord, ont eu pour résultat de libérer la


pensée chrétienne des cadres de la cosmologie antique, si peu conforme à son génie, et ce
qu’on avait pris pour une crise du dogme n’était qu’un bouleversement salutaire. Ainsi
pouvons-nous être assurés que les représentations nouvelles qui s’imposent à nous sur
notre histoire et nos origines empiriques nous aideront à leur manière à mieux pénétrer
l’idée de notre catholicisme, en son souci de l’histoire universelle, en son intérêt pour
l’humanité totale. »140

Or, c’est le principe de transcendance et d’immanence qui doit guider le dialogue du


catholicisme avec les cultures qui marquent l’histoire mondiale,

« car le double caractère historique et social que nous avons reconnu au catholicisme ne
doit pas plus voiler à nos yeux l’incessante Présence de l’éternel et sa transcendance
inaltérable, qu’il ne nous autorisait à méconnaître la valeur de chaque Personne où brille
l’image de cet éternel.  »141

Le catholicisme, dans son insertion au cœur de l’humanité est la présence christique au


service de la communion.

« Cette humanité totale fait aussi l’objet, nous l’avons dit, de quelques-unes des
aspirations les plus profondes de notre âge. Le catholicisme rêve de l’organiser, de lui
faire prendre pleinement conscience de soi, de l’humaniser enfin pleinement en l’unifiant.
De l’hominisation à l’humanisation  : ce rêve, le catholique ne saurait ni le faire sien tel
quel, ni le repousser simplement comme une chimère néfaste. Mais, de même qu’il prend
appui sur l’aspiration de l’homme à se dépasser et à "faire le dieu" pour le persuader
d’accepter cette mort à soi-même qui est l’indispensable condition de l’entrée dans la Vie,
ainsi peut-il prendre appui sur l’aspiration non moins profonde, non moins "naturelle" -
quoique aussi souvent étouffée, aussi déviée - à l’unité humaine, pour amener les hommes
de bonne volonté jusqu’au seuil du catholicisme, seul capable de réaliser cette unité en un
sens éminent  ».142

140
Ibid., p. 309. Henri de Lubac développe notamment cette conviction à la faveur de ses ouvrages sur
Teilhard de Chardin: La prière du Père Teilhard de Chardin, Coll. « Le signe », Édition Fayard, Paris,
1964, La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Edition Aubier- Montaigne 1962, Teilhard
missionnaire et apologiste, coll. « Prière et vie », Toulouse, 1966, L’éternel féminin, étude sur un texte
de Teilhard de Chardin, suivi de Teilhard et notre temps , Édition Aubier–Montaigne, Paris, 1968
141
Ibid., p. 308.
142
Ibid., p. 309.

61
Mais pour réaliser les aspirations d’unité de l’humanité, le catholicisme préconise
l’affirmation d’un Dieu transcendant engageant l’histoire humaine dans la direction d’une
espérance qui dépasse les limites historiques d’une génération humaine.

« Car une destinée transcendante, supposant elle-même l’existence d’un Dieu


transcendant, est indispensable à la réalisation d’une destinée vraiment collective, c’est-
à-dire à la constitution concrète d’une humanité. Sinon, ce n’est pas, pour l’humanité, au
vrai, qu’on se dévoue  : c’est encore ,malgré qu’on en ait, pour d’autres individus, qui
dans leur enveloppe éphémère n’abritent aucun absolu, et qui ne représentent pas une
valeur essentiellement supérieure à la valeur de ceux qui leur sont sacrifiés. C’est au bout
du compte, pour une génération humaine - la dernière - qui pourtant n’est rien de plus
que les autres, et qui passera comme les autres...  »143

L’avènement d’une société fraternelle en soi n’est donc pas un motif assez puissant pour
justifier le don de soi qui risque de dissoudre l’être humain dans l’être social.

« De toute nécessité, il faut un Lieu où l’humanité, génération après génération, soit
recueillie ; il faut un Centre où elle converge ; un éternel qui la totalise  ; un Absolu qui,
dans le sens le plus fort du mot, au sens pleinement actuel, la fasse exister. Il lui faut un
Autre à qui elle se donne. »144

C’est dans le Mystère du Christ que le monde et l’histoire humaine trouvent précisément
leur achèvement. Le Christ est le Mystère de l’homme nouveau. Capable d’intégrer toutes
les potentialités contenues dans le devenir des forces historiques, le Christ est celui en qui
se récapitulent tous les efforts d’humanisation de l’univers créé. Réponse inattendue au
problème de l’unité organique de l’humanité, le Christ en son Corps qu’est l’Église est la
réunion spirituelle de l’humanité.
C’est cette conviction qui éclaire la critique de Henri de Lubac par rapport aux
philosophies du devenir impersonnel et aux idéologies collectivistes qui dissolvent l’être
humain dans l’être social.

« Il y a en l’homme un élément éternel, "  un germe d’éternité" qui, dès maintenant,
"respire au-dessus du temps" qui toujours hic et nunc, échappe à la société temporelle. La
vérité de son être déborde son être même. Car il est fait à l’image de Dieu, et dans le
miroir de son âme, toujours la Trinité se mire... Mais ce n’est qu’un miroir, ce n’est
qu’une image. Si l’homme, d’un geste sacrilège, inverse le rapport, s’il croit reprendre
pour soi les attributs usurpés de la divinité en déclarant que c’est Dieu qui fut fait à sa
143
Ibid., p. 310.
144
Ibid., p. 310. On reconnaît ici les thèmes longuement développés dans Le Drame de l’humanisme
athée, édition Spes, Paris, 1944 et Athéisme et sens de l’homme, une double requête de «   Gaudium et
spes  ”, coll. « Foi vivante », 67, Édition du Cerf, Paris, 1968.

62
propre image, c’en est fait de lui. La Transcendance qu’il renie était le seul garant de sa
propre immanence. C’est en s’avouant reflet qu’il acquérait une plénitude, et dans le seul
acte de l’adoration il s’assurait une inviolable profondeur.  » 145

En réduisant l’homme à ses rapports sociaux, les idéologies collectivistes préparent


l’humanité à un temporalisme absolu, sans Dieu et sans la communion des personnes.
Elles portent par-là même atteinte à la vocation véritable de cette humanité telle que Dieu
l’a voulue et telle que l’Eglise doit en témoigner dans l’histoire.

I.4.4. Mysterium crucis.

Le chrétien est finalement invité, au terme de Catholicisme, à méditer sur le mystère du


Christ en croix pour apprécier le caractère original de l’humanisme chrétien : un
humanisme converti. Il suffit de citer ces quelques lignes qui rassemblent au mieux le
propos de l’auteur :

« Par le Christ mourant sur la croix, l’humanité qu’il portait toute en lui se renonce, et
meurt. Mais ce mystère est plus profond encore. Celui qui portait en lui tous les hommes
était délaissé de tous. L’homme universel mourut seul. Plénitude de la kénose et perfection
du sacrifice  ! Il fallait cet abandon - et jusqu’à ce délaissement du Père - pour opérer la
réunion. Mystère de solitude et mystère de déchirement, seul signe efficace du
rassemblement et de l’unité. Glaive sacré, allant jusqu’à séparer l’âme de l’esprit, mais
pour y faire pénétrer la vie universelle.  »146

Nous voici parvenus au terme d’un parcours qui nous a fourni une première entrée dans
l’ouvrage Catholicisme . Ainsi que nous le précisions d’emblée, il ne devait pas s’agir
d’une présentation complète et exhaustive de cet ouvrage ; mais il était néanmoins
nécessaire de rappeler les diverses étapes du livre et, surtout, de vérifier dès maintenant la
pertinence du thème que notre étude se propose de privilégier. Une conclusion se dégage
en effet : même si l’expression « réunion spirituelle de l’humanité » n’apparaît
formellement qu’une fois ( au début du chapitre sur l’Eglise), le livre fait constamment
référence au vocabulaire de « l’union » ou de la « réunion », à la considération de
l’humanité envisagée comme un tout, à la visée de la réconciliation et à la solidarité entre
les hommes, à la perspective de l’œuvre de Dieu comme d’une œuvre qui, d’un bout à
l’autre, est habitée par le dessein de rassembler les fils d’Adam et d’en faire un seul corps.
Le parcours que nous avons effectué confirme donc déjà que, quoi qu’il en soit du langage
145
Ibid., p. 314.
146
Ibid., p. 323.

63
explicite sur la « réunion spirituelle de l’humanité », l’idée que ce langage exprime
traverse l’ensemble de l’œuvre et peut être légitimement retenue comme une idée
directrice de la pensée ici développée par le Père de Lubac.
Fort de cette première conclusion, il nous faut maintenant vérifier que cette idée, à la
mesure même de son importance, nous aide à entrer effectivement dans une intelligence
globale du mystère chrétien ; tel sera l’objet des deux chapitres suivants.

64
Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××
CHAPITRE II : LA « RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ » :
UN THÈME UNIFICATEUR DE LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE.

Introduction.

Le premier chapitre de notre étude nous a permis de repérer, d’un bout à l’autre de
Catholicisme, les occurrences majeures du thème que nous résumons par l’expression
« réunion spirituelle de l’humanité ». A s’en tenir là, cependant, on risquerait d’en rester à
une sorte de constat au lieu d’accéder à la « logique » profonde de ce thème : on ne verrait
pas encore suffisamment en quoi et comment la « réunion spirituelle de l’humanité »
soutient et organise les développements de Henri de Lubac sur les différents aspects du
mystère chrétien. Certes, le simple résumé des chapitres de Catholicisme et les remarques
dont nous l’avons accompagné ont déjà ouvert quelques pistes de réflexion dans ce sens.
Mais nous devons maintenant démontrer, clairement que le thème de la « réunion
spirituelle » est suffisamment central pour permettre une intelligence du mystère chrétien
en sa totalité – et cela, sur la base même de l’ouvrage ici étudié.
On pourrait certes objecter, du point de vue méthodologique, que cette démonstration n’a
pas été faite par Henri de Lubac : n’y aurait–il pas dès lors abus à utiliser son expression
« réunion spirituelle de l’humanité » pour en faire une idée directrice de la théologie
chrétienne ? Nous ferons observer que cette expression rejoint dans une large mesure la
visée qu’expriment le titre et le sous–titre de l’œuvre : la perspective de la « réunion
spirituelle de l’humanité » est essentielle à la compréhension lubacienne de
« Catholicisme » et des aspects « sociaux » ( au sens le plus large du mot) qui caractérisent
la doctrine chrétienne. Nous ne nions pas pour autant que nous faisons un choix en
privilégiant cette formule « réunion spirituelle de l’humanité » par rapport à d’autres plus
ou moins équivalentes de l’auteur. Mais ce choix, qui porte nécessairement la marque de
notre propre interprétation, est pleinement légitime dès lors qu’il peut aider à rendre
compte des développements proposés par Henri de Lubac et surtout de leur cohérence
interne.
C’est précisément cette cohérence que les deux prochains chapitres voudraient mettre en
lumière. En nous appuyant sur Catholicisme, mais en prenant aussi distance par rapport à
sa lettre même pour en manifester certains enjeux dans la perspective d’une réflexion

65
contemporaine, nous montrerons d’abord que le thème de la « réunion spirituelle de
l’humanité » permet d’aborder de façon originale tous les champs de la théologie
chrétienne et qu’il peut être ainsi perçu comme un thème unificateur de la théologie
chrétienne ; puis, dans le chapitre suivant, nous montrerons comment ce thème peut être
développé dans le cadre même de ce qui est traditionnellement considéré comme le cœur
de la révélation - le mystère trinitaire.
Il est temps de s’engager dans le premier de ces deux parcours, un parcours qui ne suivra
plus les étapes mêmes du livre Catholicisme mais qui, sur la même base, nous fera
traverser tous les champs de la théologie chrétienne, depuis la théologie de la création
jusqu’à l’eschatologie…

II.1. La réunion spirituelle de l’humanité et la création.

II.1.1. Le dessein du Créateur.

Pour évoquer la réunion spirituelle de l’humanité comme une disposition permanente de


l’humanité à se rassembler dans le monde confessé comme une création divine, scrutons
d’abord à travers le texte de Catholicisme, la manière dont Henri de Lubac, à la suite de la
tradition scripturaire, patristique et ecclésiale, discerne le geste du Créateur comme une
préfiguration de la réunion spirituelle de l’humanité. Celle-ci est en effet voulue par Dieu
dès le commencement. À l’instar de la création, elle est un don merveilleux de Dieu qui
manifeste au monde sa nature intime, celle d’un Dieu qui est amour. Henri de Lubac le
souligne en ces termes : 

«  Ainsi l’unité du Corps mystique du Christ, unité surnaturelle, suppose-t-elle une


première unité naturelle, l’unité du genre humain. Ainsi les Pères de l’Église, qui en
traitant de la grâce et du salut avaient constamment en vue ce Corps du Christ, avaient-ils
coutume, lorsqu’ils traitaient de la création, de ne pas mentionner seulement la formation
des individus, premier homme et première femme  : ils aimaient à contempler Dieu créant
l’humanité comme un seul tout.  »147

De fait, l’unité humaine est pensée et célébrée chez les Pères de l’Église dans son lien avec
la création et la réunion spirituelle de l’humanité. Le genre humain qu’il crée est très cher
à Dieu et Dieu le sauve et l’adopte par Jésus-Christ qui le réunit par l’Esprit Saint présent
et agissant en lui. Ainsi Jésus-Christ, Médiateur de la réunion spirituelle de l’humanité, se
147
Ibid., p. 2.

66
présente à « toute la race humaine  »148 comme « l’unique Époux »149 dont le ministère
sauve le premier Adam qui est en chacun des membres de l’humanité.

« N’est-ce pas le sens profond de la légende selon laquelle Adam, enterré au calvaire,
aurait été baptisé par l’eau qui coula du côté de Jésus ?  »150

Adam, « premier créé » par Dieu, ne figure-t-il pas dans la généalogie de Jésus selon saint
Luc ? N’est-il pas le « premier formé  »151 d’une humanité unique qui a pour Père
commun, le Dieu unique désireux de la sauver en réunissant tous ses fils en une
fraternité ?
L’unité originelle de tous dans l’acte unique de la création vise ainsi la réunion spirituelle
de tous dans la communion fraternelle et la participation de tous à la nature intime de Dieu
qui est amour. Dieu, en créant l’univers et en donnant une place privilégiée à l’humanité,
lui offre la possibilité de vivre selon sa nature intime qui est d’être effusion et
recueillement de soi dans l’unité. L’acte de création originelle de Dieu convie cette
humanité, envisagée comme un tout, à entrer dans la plénitude de l’unité.
Reprenant la vision unitaire de l’humanité qui était celle de saint Cyprien de Carthage au
troisième siècle, Henri de Lubac, en reconnaissant l’unicité de Dieu qui habite en chacune
de ses créatures humaines, souligne l’action efficace et permanente de Dieu pour les
rassembler dans l’unité :

« Comme Celui qui habite en nous est unique, partout il attache et noue ensemble ceux
qui sont siens du lien de l’unité. »152

Ce thème est lié à celui de « l’image de Dieu », sur lequel Henri de Lubac insiste
également.
L’humanité, comme un tout, depuis les origines, est unie au Dieu unique qui confère à
toutes les sœurs et tous les frères d’Adam, la dignité d’être faits à l’image de Dieu comme
à sa ressemblance. Élevée depuis les origines, elle est promue à la garde de l’immense
univers. Aussi la responsabilité d’intendance de l’humanité couronne-t-elle l’œuvre
grandiose et belle de Dieu. La présence humaine dans la création reflète la fécondité de
l’amour de Dieu qui se déploie dans la vocation de l’humanité de former un Corps filial et
148
Ibid., p. 5.
149
Ibid., p. 5.
150
Ibid., pp. 5-6.
151
Ibid., p. 8.
152
Ibid., p. 9. «  De cath. Eccl.unitate, c.23 (cité Ibid., p.9).

67
fraternel pour répandre l’amour reçu. Ce sont là autant de manières de formuler le thème
fondamental : créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’humanité suscitée par
l’amour infini de Dieu, est appelée à exister dans l’univers et l’histoire sous les modes
divers de réunion spirituelle de l’humanité.
Ajoutons que Henri de Lubac donne une interprétation christologique de la création. En
s’appuyant sur le bienheureux Jean Ruysbroeck ( 1293-1381), il établit un lien intrinsèque
entre le Dieu de la création et Jésus-Christ, représentant parfait de l’humanité et reflet de
la sagesse éternelle immanente à l’humanité dans une proximité médiatrice. Citant Jean
Ruysbroeck en son admirable Miroir du salut éternel, il résume sa pensée profonde sur la
création orientée vers la réunion spirituelle de l’humanité :

« Le Père céleste, dit Ruysbroeck, a créé tous les hommes à son image. Son image, c’est
son Fils, sa sagesse éternelle (...) antérieure à toute création. C’est en relation avec cette
image éternelle que nous avons tous été créés. Elle se trouve essentiellement et
personnellement chez tous les hommes, chacun la possède tout entière et indivisée, et tous
ensemble, n’en ont pas plus qu’un seul. De cette façon, nous sommes tous un, intimement
unis dans notre image éternelle, qui est l’image de Dieu et la source en nous tous de notre
vie et de notre appel à l’existence.  »153

Henri de Lubac fonde aussi la réunion spirituelle de l’humanité sur l’idée que cette
humanité est faite à l’image du Dieu unique. L’humanité créée comme un tout unique
ressemble à Dieu dans son unicité. Elle a une identité personnelle et se distingue des autres
créatures par sa relation spéciale à Dieu. En effet, Dieu dans son amour créateur et
prévenant est présent et agissant dans l’humanité par sa sagesse personnifiée. Cette sagesse
n’est autre que le Logos éternel qui en s’insérant dans l’histoire humaine amorce
l’accomplissement de la réunion spirituelle de l’humanité.

Ainsi, « Lorsque les sages païens raillaient la folle prétention qu’affichaient les chrétiens,
ces nouveaux barbares, d’unir tous les hommes dans une même foi, il était donc aisé aux
Pères de leur répondre que cette prétention n’était point si folle, tous les hommes étant
faits à l’unique image du Dieu unique. Sorte de monogénisme divin, établissant un lien
entre la doctrine de l’unité divine et celle de l’unité humaine, fondant en pratique le
monothéisme et lui conférant tout son sens.  »154

La réunion spirituelle de l’humanité, pour Henri de Lubac, est au cœur de l’acte de


création de l’humanité. Le Dieu créateur transmet à l’humanité l’unité de sa nature intime.

153
Ibid., p. 8.
154
Ibid., p. 8.

68
Afin qu’elle répande, à l’image de son créateur, cette unité sur l’univers. C’est comme un
tout que l’humanité peut ressembler à son créateur qui lui fait don de la création pour
l’honorer d’un seul cœur :

« le monothéisme ne pouvait être qu’une fraternité. C’était dire à la fois qu’il supposait
l’unité originelle de tous et qu’il devrait les réunir tous effectivement dans un même
culte.  »155

Ainsi le Dieu créateur est l’origine permanente de la réunion spirituelle de l’humanité.


L’humanité ne peut s’accomplir qu’en donnant corps à l’élan d’unité qui reproduit sa
ressemblance avec le Dieu unique de la création. La réunion spirituelle de l’humanité rend
visible, au cœur de la fraternité universelle, la reconnaissance émerveillée et adorante du
Père commun de l’humanité. Or ce Père, dont la sagesse éternelle a fait surgir gratuitement
le monde créé comme un pur don de son amour, n’impose pas aux personnes humaines
une union avec Lui. Ce Père Bon et Sage, en se retirant du monde créé qu’il pose dans
l’existence pour lui-même, suscite au sein de l’humanité créée à son image et à sa
ressemblance, des hommes libres, interlocuteurs d’alliance et partenaires d’un dialogue
d’amour avec lui. C’est à ces hommes libres que s’adresse la proposition d’une réunion de
l’humanité. Initiative du Père, la réunion spirituelle de l’humanité est l’œuvre immanente
de l’Esprit qui, en chaque personne humaine transfigurée par la mort et l’exaltation de
Jésus-Christ, implante au cœur de l’humanité la sagesse éternelle du Père. Le Père, tout en
consentant à l’autonomie du monde créé par la Sagesse éternelle, y suscite par l’Esprit
Saint la réunion de l’humanité, et ce faisant, il respecte la liberté des personnes avec
lesquelles il maintient une relation d’initiative et d’élection.
Nous avons dit plus haut que Henri de Lubac donnait une interprétation christologique de
la création. Il insiste également, à la suite de Cyrille d’Alexandrie, sur la signification du
Christ comme « Nouvel Adam » :

« Le Christ …, observe-t-il, n’a pas seulement renversé le vieux mur de séparation, mais
il s’est constitué lui-même Pierre d’angle du nouvel édifice  ; ou plutôt par son unique
action, c’est un triple mur qui est tombé, c’est une triple réunion qui s’est opérée, puisque
l’homme fut réconcilié avec l’homme, avec l’ange et avec Dieu. Dieu ne peut être adoré
que dans un temple unique, le chemin vers le Père ne peut être retrouvé par ses enfants
égarés que s’ils se rassemblent en un seul corps, homme nouveau dont le Rédempteur est
la tête. Ce mystère de l’homme nouveau, tel est par excellence le mystère du Christ. » 156
155
Ibid., p. 8.
156
Ibid., p. 23.

69
La réunion spirituelle de l’humanité, on le voit, est assimilée à la création du monde
invisible. Le Christ, Nouvel Adam, accomplit par sa mort et sa résurrection, la triple
réunion de l’homme avec l’homme, de l’homme avec l’ange, de l’homme avec Dieu.
Ainsi la réunion spirituelle de l’humanité est une relation d’alliance entre le Père créateur
et l’humanité dans la création visible et invisible réunifiée par le Christ et l’Esprit Saint.
L’humanité des origines, créée comme un tout unique, ressemble donc à Dieu dans son
unicité. Elle a une identité personnelle et se distingue des autres vivants par sa relation
spéciale avec Dieu.
Il est vrai que l’humanité au quotidien n’offre plus cette unité des origines. Elle se dégrade
elle-même dans des divisions et des fractures sociales.

« Dans ces conditions, toute infidélité à l’image divine que l’homme porte en lui, toute
rupture avec Dieu est du même coup déchirement de l’unité humaine. Sans pouvoir
supprimer l’unité naturelle du genre humain - l’image de Dieu, si souillée qu’elle soit,
demeure indestructible - elle en ruine l’union spirituelle, qui dans les desseins du créateur
devait être d’autant plus intime que l’union surnaturelle de l’homme à Dieu serait elle-
même plus pleinement réalisée.  » 157

Cependant, au-delà de l’unité éclatée de l’humanité, un regard de foi vers le Dieu créateur
peut lire les vestiges d’une unité des origines, même si celle-ci a été mise à mal par les
obstacles qui séparent les enfants de Dieu.
L’unité du genre humain a certes une histoire mouvementée, marquée par de multiples
ruptures du lien social. Mais la révélation chrétienne propose à l’humanité divisée un
Restaurateur de son unité. Un unique Restaurateur que le Logos, Fils de l’Unique, sagesse
personnifiée du Père créateur, rend présent à l’humanité par l’Esprit Saint. En réunissant
l’humanité par le souffle de sa Parole, le Père créateur suscite à nouveau le développement
dynamique de l’humanité vers sa ressemblance divine et incarnée, et cela même par le
nouvel et dernier Adam. Celui-ci convie l’humanité à une communion profonde avec
Dieu. Cette relation intime avec Dieu est le don gratuit qui conduit l’humanité à s’ouvrir à
Dieu pour reconnaître dans le même élan les autres membres de l’humanité, fils d’un Père
commun et tous frères. L’humanité ainsi adoptée par le Père créateur est appelée dans un
dialogue d’amour à une ressemblance avec le Dieu Unique et invisible dont elle rend
visible l’unité par sa réunion spirituelle. Celle-ci est donc, dans la perspective de la

157
Ibid., p. 10.

70
création, la communion avec le Père créateur qui en son Logos-Fils rétablit le lien social
des membres divers de l’humanité en un Corps fraternel et filial animé par l’Esprit.
L’histoire humaine, dans cette vision de la création, est le lieu de la constitution
progressive de l’unité du genre humain reçue comme un don et une tâche humaine. La
création est la prophétie en acte de la plénitude de l’humanité convergeant vers le Logos-
Fils qui attire tout au Père Créateur par la puissance de l’Esprit Saint.
L’acte de création est ainsi, chez Henri de Lubac, la manifestation de la grâce divine de la
réunion spirituelle de l’humanité. Événement initial, l’acte de la création de l’humanité est
le souffle dynamique de Dieu établissant dans le monde créé l’harmonie de sa vie intime
au cœur de l’univers menacé par la violence. Contre la fragmentation, la dissémination et
la déchirure de l’humanité, le Père créateur propose dès le commencement à l’humanité la
vocation à former un corps filial et fraternel.
Dans cette famille unique du Père, la communication avec ceux qui se ressemblent réunit
tous ceux qui sont créés à son image. Ce Père créateur est ainsi la référence ultime de la
réunion spirituelle de l’humanité, qui est elle-même l’objet de son dessein créateur.
En discernant cela dans la tradition biblique, patristique et ecclésiale, Henri de Lubac
donne, on le voit, une vision originale de la création. Comment cette vision change-t-elle
notre manière de lire l’expérience de Dieu dans l’histoire de la constitution progressive de
l’unité de la communauté humaine ?

II.1.2. L’humanité créée.

L’énigme du commencement a toujours été au cœur des interrogations de l’humanité.


Henri de Lubac, en historien du dogme, apporte sa contribution personnelle et originale à
la compréhension de ce paradigme théologique qui oriente sa conception de la réunion
spirituelle de l’humanité.
Pour évoquer cette réunion spirituelle, il a recours à l’histoire primordiale et non datable
du Père des origines de l’humanité qui créé tous ses enfants à son image. Une telle
création procède d’une intention unique. Cette intention a pris corps au commencement de
la constitution de l’humanité. Aussi l’humanité a-t-elle une histoire primordiale à laquelle
le Père des origines imprime une unité. C’est l’histoire de la genèse de l’humanité en son
commencement mystérieux, insaisissable et fondateur, une histoire parsemée

71
d’événements en séquences temporelles. L’histoire de la genèse, de la création de
l’humanité, est aussi celle de l’initiative unique du Père des origines pour constituer une
humanité diverse et unique. C’est enfin celle du drame de la séparation et de la
fragmentation de l’humanité. Cette histoire et cette genèse donnent une identité commune
à l’humanité séparée et fragmentée qui poursuit dans le temps la quête de son unité
éclatée. Le Père des origines, en extériorisant sa vie intime au cœur de l’histoire humaine
par la création, manifeste et révèle dans son Logos-Fils, la grâce de réunir par l’Esprit
Saint l’ensemble de l’humanité dont il fonde en permanence l’unité.
Cette humanité, chef-d’œuvre du Père créateur, est l’unique image du Père qui « n’est
point autre en celui-ci, et autre en celui-là : en tous, c’est la même image. La même
participation mystérieuse à Dieu, qui fait être l’esprit, réalise du même coup l’unité entre
eux des esprits.  » 158

La participation mystérieuse à la vie intime du Père créateur tisse dans l’humanité un


réseau de relations. Ce réseau s’enracine dans l’univers créé par le Père pour réunir les
membres de l’unité. Le caractère relationnel dans la création de l’humanité renvoie à
l’origine commune de l’humanité en marche vers la communion des membres de
l’humanité appelés à former un corps unique dans l’univers. Image unique de Dieu,
l’humanité est en étroite communion avec Dieu qui la relie spirituellement à l’univers
créé.
Créés les uns pour les autres, les membres de l’humanité, liés entre eux par le Père des
origines, sont responsables de la création, lieu théologal de la réalité divine, humaine et
cosmique. Dépendants les uns des autres et solidaires de l’univers créé, les membres de
l’humanité sont mystérieusement réunis par l’Esprit Saint en un corps fraternel avec le
Logos-Fils qui attire tout ce qui converge vers la communion.
La réunion spirituelle de l’humanité manifeste ainsi l’alliance du Père créateur qui partage
sa vie intime avec ses enfants. Il les attire à lui dans la mesure où ils répondent à son appel
à coexister avec Lui. Elle est la reconnaissance vécue du lien qui ouvre les enfants du Père
créateur à l’univers créé. Elle est la participation des membres de l’humanité à la vie de
leurs semblables dans le respect du mystère de leur altérité. Elle est, dans la perspective de
la création, la relation humaine avec le Père créateur et avec le prochain dans un univers
créé pour la coexistence pacifique et la communion. Grâce à la réunion spirituelle de
l’humanité, l’unique création du Père accède à la communion avec le Père par le Logos-

158
Ibid., p. 7.

72
Fils en qui l’univers créé par le don de l’Esprit Saint trouve sa filiation promise aux
origines.
Henri de Lubac, dans Catholicisme, fournit ainsi la clé de la compréhension de la destinée
humaine en la liant au caractère relationnel de l’humanité. Il part du récit des origines de
l’humanité de la Genèse. Il choisit une interprétation de ce récit qui donne un caractère
communautaire à l’acte de création de l’humanité. Selon la lecture chrétienne qu’il fait du
récit des origines de l’humanité, le Père créateur n’a pas donné la vie à des individus
séparés. La signification de la création étant, pour lui, la réunion spirituelle de l’humanité,
le Père créateur, en donnant la vie à l’univers, a eu le dessein de créer cette humanité
comme un tout. Le commencement de l’humanité est le début de l’histoire de la réunion
spirituelle de l’humanité. C’est un recommencement permanent en vertu duquel le Père
crée partout et toujours des espaces de réunion spirituelle.
L’histoire religieuse de l’humanité est la réalisation progressive de cette réunion
spirituelle, qui est elle-même le devenir de l’unité du genre humain au sein de la création
unique du Père. En réalisant ensemble le projet de l’unité du genre humain, les membres
de l’humanité, dans leurs différences, participent à l’unique corps de l’humanité. Cette
humanité unique manifeste l’unité du projet divin de la création. C’est en vue de
l’humanité comme un tout que se justifie la création de l’univers. Créés par le même et
unique Père, les femmes et les hommes ne constituent qu’une unique race dont les
différences culturelles ne sont qu’historiques. La perspective théologique de la création
consacre l’existence d’une race unique : celle d’Adam. Donnant un même passé à l’unique
race humaine, elle offre rigoureusement un même avenir à tous les fils du premier Adam
réunis par l’Esprit Saint grâce à l’unique médiation du nouvel et dernier Adam : Jésus-
Christ.
La pensée de la réunion spirituelle de l’humanité en lien avec la création est donc bien
celle de Catholicisme. Il nous faut maintenant reprendre l’intuition lubacienne de
l’humanité comme un tout et explorer l’éminente dignité attachée à cette humanité une et
indivisible.

II.1.3. L’éminente dignité de l’humanité comme un seul tout.

A travers le lien que nous percevons entre la réunion spirituelle de l’humanité et la


création, se dégage une vision de l’humanité indivisible et inséparable. Si le fondement

73
permanent de l’univers créé est le Père créateur, son œuvre divine est faite pour
l’humanité dans son ensemble. Dans une telle perspective, cette humanité est établie dans
une relation communautaire. Envisagée comme un seul tout, dans son rapport filial au
Père, elle a pour tâche d’inscrire l’unité profonde de l’acte créateur au cœur de l’histoire
humaine. Perçue comme un seul tout, elle est l’unique image du Père créateur au sein de
l’univers créé. L’union des membres de l’humanité avec le Père créateur manifeste le
visage un et multiple de Celui que rien ne peut représenter et qui se propose à la foi, dans
l’acte de la réunion spirituelle de l’humanité. Celle-ci est l’aspiration eschatologique de la
création. Elle est la concrétisation, dans l’histoire, de l’alliance de Dieu avec l’humanité.
Or le Père créateur, dans le respect de la distance infinie qui le sépare de sa création,
donne à l’humanité une autonomie qui l’habilite à devenir un partenaire d’alliance.
Interlocutrice du Père créateur, l’humanité avance vers son avenir qui est l’entrée dans
l’alliance par la reconnaissance de Celui qui est au-dessus de tout. L’humanité créée, dans
son altérité avec le Père créateur, sans fusion et sans confusion, est appelée à une union
avec Celui qui peut la rendre responsable. Son union avec le Père créateur est le
mouvement salutaire qui l’empêche de s’enfermer sur le don de la création en omettant de
faire mémoire de son Créateur.
Cela passe par des signes, inscrits dans la création et dans l’histoire. Certes, celle-ci
témoigne d’une très grande diversité de groupes et de peuples ; mais par cette voie même
le Père créateur destine la création à l’humanité entière. Les signes que le Père créateur
imprime dans la création pour réunir les membres de l’humanité, varient selon le temps,
l’espace et la culture. Le peuple d’Israël a reconnu le Père créateur à travers sa libération
de la maison de servitude, sa sortie d’Égypte et son entrée dans la terre que le Seigneur lui
donnait. Les autres peuples réunis par le Père ont élaboré leurs modes de reconnaissance
du Créateur à travers d’autres signes. Mais tous les peuples de l’univers habité, réunis par
le Père, ont pu acquérir le sens de leur appartenance à tel ou tel groupe par la
reconnaissance implicite ou explicite de leur alliance avec l’Unique en qui la création
trouve sa cohérence. Ainsi, quelle que soit sa diversité, l’humanité est une, dans l’intention
initiale et originelle du Père créateur et elle est également une, dans sa destinée historique
et eschatologique. L’alliance qui la relie au Père créateur procède d’un dessein unique qui
respecte la liberté de foi des membres de cette humanité et qui en même temps, leur offre
des chemins pour être unis au Créateur. Aussi le Père créateur a-t-il suscité selon l’époque,
le lieu et la culture, des alliances et des formes d’unions et de réunions originales et

74
singulières. Il a fait des signes et des prodiges pour les membres de l’humanité qu’il
voulait réunir de manière spécifique autour des merveilles de la création. Il suscite au long
de l’histoire humaine la réunion de ses enfants autour des éléments de la création et des
événements de la vie. En tissant, dans sa création, les liens qui réunissent les membres de
l’humanité, le Père créateur est présent et agit au sein des groupes sociaux qui s’ouvrent de
manière mystérieuse à son alliance. A travers le don de la création, il établit un lien avec
les membres de l’humanité pour leur donner la jouissance de l’acte créateur avec son
caractère humain et social. Son acte créateur est ce qui rend possible le lien social entre les
membres de l’humanité. L’alliance du Père avec les membres de l’humanité réunis selon
les temps, les lieux et les cultures, transcende le rassemblement spontané des groupes
humains selon les nécessités de leur histoire. Elle est la reconnaissance émerveillée de
Celui qui par sa création est à l’origine du lien social. Ce Père créateur, lorsqu’il est
reconnu, communique l’Esprit Saint aux membres de l’humanité qu’il réunit pour en faire
un corps filial et fraternel. La réunion spirituelle de l’humanité selon le temps, l’espace et
la culture, se donne et se construit à partir de la reconnaissance de l’unicité du Père qui
engendre par l’Esprit Saint ses enfants nés pour l’accueillir dans leurs milieux
géographiques et historiques respectifs.
Cette reconnaissance du Père créateur est aussi exprimée, de façon maladroite, dans les
récits mythologiques de certains peuples sur l’origine du monde. Ces peuples plus proches
de la nature ont pressenti, dans les signes du Père créateur, l’existence de Celui qui est au-
dessus de tout et qui unit tout ce qui vit. En se constituant en peuples autour des bienfaits
du Père créateur, une source d’eau ou une terre fertile, ils ont souvent reconnu, avec leurs
religions traditionnelles, la fraternité qui découle de la réception et de la jouissance
gratuite et commune des biens de la création. Certains d’entre eux arrivent à nommer, avec
des symboles et des rites, le Père créateur dont l’amour unit les destinataires des biens de
la création et des biens culturels. La fraternité autour de ces biens est au-dessus des liens
de consanguinité. Le frère est, pour de tels peuples, le semblable apprivoisé qui participe à
l’alliance implicite avec le Père créateur.
Les peuples dits « plus évolués », quant à eux, honorent le Père créateur dans leur effort
d’humanisation de la création. En se tournant vers l’avenir de l’univers créé, ils assument
par leur travail l’autonomie de la création par rapport au Père créateur qui est comme en
retrait. Ils vivent l’expérience de la réunion spirituelle de leurs membres, grâce aux
progrès de l’information, aux mutations technologiques et scientifiques, au droit, aux

75
échanges économiques. Ils progressent aussi vers la conquête des libertés et vers le
développement d’un monde « désenchanté ». Leur rapport avec le Père créateur passe par
des médiations qui n’impliquent pas explicitement le recours à Celui qui est l’origine d’un
univers transformé par l’intelligence et l’habileté humaines. Mais leur situation n’est pas
sans inconvénients ni dangers. Le monde des peuples dits « plus évolués » s’intéresse à
l’usage des biens de la création et laisse peu d’espace à une contemplation désintéressée et
gratuite du Père des origines. Leurs cultures sont plutôt des cultures de production, de
consommation, d’action et de communication. Chez de tels peuples, la reconnaissance
explicite du Père est peu présente dans l’espace public. Reléguée dans la sphère privée,
elle est laissée aux initiatives des croyants. L’existence humaine peut y apparaître absurde
dans sa contingence et la quête du sens se poursuit dans la désespérance. L’usage des
biens de la création du Père n’est pas toujours le chemin qui conduit à apprécier son amour
infini.
La distinction entre ces deux sortes de peuples recouvre pour une part la différence entre
l’hémisphère sud et l’hémisphère nord. Dans l’hémisphère sud, l’humanité dans son
ensemble est tournée vers la mémoire du Père créateur dont les traces sont encore perçues
dans un univers peu exploité par l’intelligence et l’habileté humaines. Les divers peuples
qui y vivent ont plus spontanément le sens de leur dépendance par rapport au don originel
du Père créateur. Chaque phénomène naturel est perçu chez eux comme un objet sacré
révélateur du Père créateur. Ils admirent ce Père qui est hors de leur portée. Ils éprouvent à
son égard effroi et attirance, révérence et distance. Ils n’hésitent pas à faire de grandes
fêtes au cours desquelles ils dépensent de manière somptuaire ce qu’ils reçoivent de la
création et de leur travail en témoignage de la joie d’être ensemble, frères et fils d’un Père
commun en qui ils se fient.
En revanche, les peuples de l’hémisphère nord ont plus facilement le culte des objets
matériels qu’ils fabriquent grâce à un système de production toujours plus performant.
Leur domination sur l’univers leur confère le sens de la sécurité, de la prévoyance, de
l’ordre et de l’utilité. Si leur situation leur a valu des bienfaits, ils ont cependant consenti,
au cours de leur histoire, un certain deuil de la fraternité en assignant sa place à chacun,
selon le droit ou la capacité, de produire. Il faut même dire que le Père créateur est muet
chez de tels peuples dans la mesure où comme il arrive souvent, ils sont fascinés par les
ouvrages de leurs mains. Or, ce clivage Nord Sud souligné de manière un peu artificielle
nous conduit à apprécier ce que peut être l’éminente dignité de l’humanité réunie en un

76
seul tout. La polarisation de l’humanité dans son rapport avec le Père créateur exprime sa
déchirure en l’absence du « mode d’emploi » de la création livrée dans l’hémisphère sud à
la religiosité archaïque et subjectiviste, et dans l’hémisphère nord à l’idolâtrie de
l’efficacité, du rendement et de l’hégémonie.
La guérison de la déchirure d’une humanité séparée en deux pôles antagonistes réside dans
sa réunion spirituelle. Seul, le Père peut, par l’Esprit Saint, réunir ces deux pôles
contraires : la religiosité première dans son style peu moderne d’une part et d’autre part
l’idolâtrie matérialiste dans sa volonté d’expansion hégémonique. Cette humanité serait
fidèle à l’intention première du créateur, si, en domestiquant les forces naturelles de la
création, elle parvenait à réunir tous ses membres autour des biens de la création en
suscitant une solidarité à l’échelle planétaire et une fraternité sans frontières.
La grande intuition théologique de Henri de Lubac fut justement de penser l’humanité en
termes de réunion. Réunion qui suppose toujours l’union de ce qui est séparé. Réunion qui
qualifie l’intention originelle du Père de promouvoir une humanité unique et diverse,
antérieure à l’évolution lente ou rapide de ses deux pôles séparés.
Si l’idée d’une humanité déchirée peut être appliquée au développement antagoniste de
l’hémisphère nord et de l’hémisphère sud, si une humanité divisée en deux blocs opposés
est une négation de l’intention créatrice du Père des origines, la création apparaît
inversement, à la lumière de Henri de Lubac, comme destinée à l’ensemble de l’humanité.
La réunion de l’humanité est la communion avec Dieu inscrite dans le don du Père
créateur à l’ensemble de l’humanité. Et cette communion de l’humanité avec le Père
créateur est inséparable de la communion des membres de l’humanité avec leurs
semblables. Le Père créateur assigne à l’humanité l’objectif de se constituer en un peuple
unique, à l’image de sa nature unique. Cette réunion est le passage, par grâce, de l’état de
simples créatures à l’état de fils engendrés pour entrer dans une relation d’alliance avec le
Père créateur. Promotion de l’humanité, elle est orientée vers l’unité sociale des enfants du
Père créateur. Seule à l’image du Père créateur, l’humanité est appelée à poursuivre cette
œuvre de l’unité sociale de ses membres. Elle se constitue elle-même à travers sa réunion
spirituelle. Celle-ci se construit dans l’histoire de ses membres qui s’unissent au Père
créateur. Elle évoque l’avènement du royaume du Père et l’édification du Corps des filles
et fils de Dieu.
La réunion spirituelle de l’humanité est un appel au salut de tous par chacun. Elle est la
marche de l’humanité vers la cité de Dieu. Communauté libre et fraternelle, elle est la

77
victoire du Père créateur sur le péché qui blesse le cœur des hommes ayant détourné les
biens de la création de leur fin initialement prévue. En entrant dans la vie humaine avec
les biens de la création, le Père invite l’humanité à une nouvelle création qui suppose une
nouvelle alliance. Par sa libre initiative, le Père s’est insinué avec douceur dans le monde
sorti de ses mains. Maître du ciel et de la terre, le Père, par sa bienveillance, est le
donateur par excellence. Il est le bienfaiteur incomparable dont la générosité est sans
limites. Avec sa bonté universelle, le Père créateur, qui n’exclut personne, manifeste son
amour pour ses créatures. Sa sollicitude permanente pour l’ensemble de la création se
révèle dans son rôle nourricier et protecteur de l’humanité. Le Père créateur, qui s’est
retiré du monde tout en exerçant sa fonction nourricière et protectrice, est ému par
l’incapacité des êtres humains à s’aimer. Ceux-ci, en effet, détournent les biens de la
création au profit de leurs entreprises individualistes divisent pour régner :

C’est « la constitution même des individus en autant de centres naturellement hostiles que
volontiers on regardait, non sans doute comme le premier ou le seul fruit du péché, mais
du moins comme un second fruit "égal au premier" et le déchirement intérieur allait de
pair avec un déchirement social.  »159

Les membres de l’humanité, au lieu de reconnaître les bienfaits du Père créateur qui sont
les dons reçus pour tisser le lien social, se déchirent entre eux. Ainsi, ils se séparent du
Père créateur et de leurs semblables. Le péché de l’humanité, selon Henri de Lubac, est
cette division et cette dislocation spirituelles qui entraînent les membres de l’humanité
dans un processus d’opposition au Père et à leurs semblables. L’humanité divisée n’est
plus à l’image du Père créateur. Les membres divisés de l’humanité ne reflètent plus le
dessein du Père créateur de faire d’eux « l’unique étoffe bariolée et sans couture  ». Le
péché détache les membres de l’unique Corps voulu par le Père. Mais celui-ci, affligé dans
son cœur et atteint par le péché de l’humanité, refera une humanité nouvelle en rétablissant
la communion avec l’un des fils d’Adam en qui tous les membres de l’humanité seront
réunis en un Corps Unique.

« C’est ainsi qu’il relève l’homme qui était perdu, en recueillant ses membres dispersés et
en restaurant par-là sa propre image. Comme une reine d’abeilles, le Christ vient
regrouper autour de lui l’humanité.  » 160

159
Ibid., p. 12.
160
Ibid., p. 13.

78
En pénétrant dans l’histoire humaine par la grâce d’un fils d’Adam, le dernier Adam, le
Père créateur renouvelle et restaure l’humanité. Il fait advenir un temps de grâce et un
nouvel ordre dans la création. Le Père créateur suscite la seconde genèse du monde par le
geste d’amour du Fils en croix réunissant les membres de l’humanité en un seul Corps. En
cette Parole du Père transmise à l’humanité, comme jamais homme ne parla, tout le
mystère de Dieu réunissant spirituellement l’humanité se réalise de façon définitive et
irrévocable.

En Jésus-Christ, dernier Adam, le Père créateur se manifeste comme le geste d’amour qui
« répare la tunique jadis déchirée par Adam, cousant ensemble les deux peuples, celui des
Juifs et celui des Gentils, et les faisant un pour toujours ».161

Le mystère de Dieu fait homme est le mystère de l’incorporation de l’humanité en Dieu.


Jésus-Christ, le dernier Adam, assume l’humanité et implante la vie nouvelle d’amour et
d’unité au sein de l’histoire transfigurée par le geste du calvaire qui infuse la réalité divine
de l’amour au cœur du monde vieilli par ses divisions, ses rivalités et ses clivages. En
Jésus-Christ se réalise la communion de Dieu avec l’humanité. En lui, commence la
réunion spirituelle de l’humanité. En effet, la création du Père est la réalité présente du
point de départ de l’humanité en marche vers l’achèvement du Corps du Christ. Cet
accomplissement christique n’est point un retour nostalgique à un passé révolu et
inaccessible. La réunion spirituelle de l’humanité autour du Christ mort et ressuscité,
sauveur dans la plénitude des temps, est la réalisation en acte de l’humanité réconciliée.
L’histoire humaine dans cette perspective est-elle une histoire du salut ? Est-elle le lieu de
la constitution progressive, par grâce, de la restauration de l’unité du genre humain ?
Comment la réunion spirituelle de l’humanité envisagée par Henri de Lubac est-elle un
acte de salut qui se réfère au don parfait du Père créateur, se manifestant de manière
personnelle par le geste d’amour de Jésus-Christ au calvaire, Médiateur de l’Esprit d’unité
de son Corps mystique ?

II.1.4. La réunion spirituelle de l’humanité et l’économie du salut.

II.1.4.1. L’acte du salut.

161
Ibid., p. 13.

79
Créée gratuitement par le Père créateur à son image, l’humanité accède au don d’une
relation spécifique avec Lui. Sa relation initiale avec Dieu devrait être une relation de
confiance, d’amitié et d’intimité dans le respect de l’incommensurabilité du mystère de
Celui qui est au-delà de tout et à l’origine de tout. En effet, l’humanité, dans la perspective
de la création, ne s’accomplit qu’en consentant à être en relation avec le Père créateur.
Cette relation est celle d’un éveil progressif aux dons reçus, aux moyens de communion
avec le Donateur généreux. Celui-ci, se cachant derrière les dons, incite à une relation
d’amour. L’humanité est ainsi créée par le Père pour choisir et désirer sa finalité qui est
d’aimer le Père créateur pour lui-même. C’est en reconnaissant les dons reçus de ce Père
créateur que l’humanité entre en communion avec Celui qui est à l’origine de tout don.
Dans la mesure où les membres de l’humanité reconnaissent ensemble les dons reçus du
Père, ils en font mémoire pour tisser un lien social entre les enfants d’un même Père qui se
donnent l’un à l’autre dans l’amour. Ce qui fait obstacle à cet amour, c’est la manière dont
les membres de l’humanité peuvent se présenter comme des individus séparés, détournant
les dons de Dieu à leurs fins égoïstes :
« L’humanité qui devait constituer un tout harmonieux, où le mien et le tien ne seraient
plus opposés, devint une poussière d’individus aux tendances violemment discordantes.  »
162

Ainsi, alors qu’ils sont destinés à une relation paisible et harmonieuse, les membres de
l’humanité sont divisés et opposés les uns aux autres par leur individualisme égoïste, et de
ce fait, ne sont plus rassemblés en une seule entité bien ordonnée, voulue par le Père. Le
désir de l’humanité est contrarié par les situations conflictuelles et les drames affectant les
liens fraternels. Mais comme le fait de vivre ensemble en harmonie est le désir profond de
l’humanité, le Père créateur a reconnu la nécessité de placer à sa tête le Pasteur qui risque
son existence pour rassembler ses frères.
Dans Catholicisme, Jésus-Christ est le Pasteur des Nations qui livre sa vie sur la croix et
rassemble l’humanité dispersée par sa résurrection :

« Le Bon Pasteur doit réunir toutes ses brebis, c’est-à-dire tous les peuples de la terre en
un unique troupeau. »163

Le Bon Pasteur est, dans Catholicisme, Celui qui met en relation l’humanité avec son
Père créateur :
162
Ibid., p. 11.
163
Ibid., p. 11.

80
« Dès ses premiers mots, la prière enseignée par le Christ le proclamait  : le monothéisme
ne pouvait être qu’une fraternité. C’était dire à la fois qu’il supposait l’unité originelle de
tous et qu’il devait les réunir tous effectivement dans un même culte.  » 164

Jésus-Christ apparaît lui-même dans l’humanité comme le vrai adorateur du Père créateur.
Il mobilise le dynamisme humain au service de l’avènement du royaume du Père. En
incarnant l’humanité véritable, il permet sur un plan horizontal, la réalisation d’une
fraternité qui restaure l’unité originelle des enfants du Père. Au plan vertical, Jésus-Christ
fait adhérer l’humanité à la souveraineté du Père qui apporte à l’humanité le bonheur de
l’union avec Lui, union débouchant elle-même sur une communion fraternelle. Ce lien au
Père donne un sens à l’histoire de l’humanité en éclairant la destinée humaine de manière
concrète, sociale et personnelle. Le Christ, Bon Pasteur des Nations, a pris l’initiative
gracieuse de réunir à Lui l’humanité. Jésus-Christ ne devait-il pas mourir « pour
rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés  » ( Jn 11,52) ? Jésus-Christ, élevé
sur la croix comme un roi sur son trône, y attirerait à Lui toute l’humanité ( Jn 12, 32).
La présence de Dieu dans l’événement du Christ est ainsi un acte de salut de Dieu,
éclairant avec une nouveauté surprenante le cheminement de l’humanité vers la
communion fraternelle et la reconnaissance émerveillée de la souveraineté du Père.
Catholicisme montre bien que c’est là le cœur du message chrétien : Jésus-Christ est
Guide de l’humanité sur le chemin du salut. Le Père créateur, par la grâce du ministère de
Jésus-Christ, sauve l’humanité en lui révélant sa vie filiale. En communiant à la vie même
du Père à travers sa volonté d’imiter humblement Jésus-Christ, l’humanité renouvelée
accède à une alliance filiale et fraternelle qui est assimilée et actualisée dans le corps
ecclésial du Fils par excellence, cela par l’action de l’Esprit Saint. Cet acte de salut peut
donc être qualifié par l’expression « réunir l’humanité ». C’est autour d’une telle réunion
spirituelle de l’humanité que se révèle l’identité divine de la mission du Fils.
A ce stade de notre réflexion sur le lien entre réunion spirituelle et salut de l’humanité, il
importe de s’arrêter davantage sur la personne de Jésus-Christ en soulignant la force de
salut qui émane de son geste d’amour à l’égard de toute l’humanité.

II.1.4.2. Jésus, le Bon Pasteur, porteur du salut à l’humanité divisée et déchirée.

164
Ibid., p. 9.

81
Jésus, l’homme qui venait de Nazareth, a suscité nombre de récits et discours sur sa
personne et son œuvre, depuis l’émergence des confessions de foi sur son rôle dans
l’histoire du salut du monde. Dans notre recherche d’une meilleure compréhension du
mystère de sa personne et de son œuvre, nous gagnons tout spécialement à cheminer avec
un historien du dogme qui, en son temps, a eu le mérite de décloisonner la théologie par
rapport aux « traités » dans lesquels elle risquait parfois de s’enfermer. Ce dernier point
contribue sans doute à expliquer que Henri de Lubac n’ait jamais eu la prétention de
développer une christologie explicite. Cependant, en partant des idées fondamentales de
Catholicisme, nous nous donnons l’occasion de mieux comprendre la personne et l’œuvre
de Jésus-Christ, Bon Pasteur des Nations et porteur de salut à l’humanité.

II.1.4.2.1. L’idée de Jésus-Christ, Bon Pasteur et Unique image divine.

L’une des idées de Catholicisme qui nous permet de mieux comprendre la particularité de
la mission divine de Jésus-Christ, Bon Pasteur, est celle relative à l’humanité faite à
« l’unique image du Dieu unique ». Cette idée de l’humanité ayant une ressemblance
divine induit le rapport évident entre, d’une part, le mystère de Jésus-Christ Bon Pasteur
des Nations et d’autre part la destinée de l’humanité comme un seul tout.
Jean Ruysbroeck (1293-1381), en son Miroir du salut éternel, exprime opportunément
cette conception de la parenté divine de l’humanité : 

« Le Père céleste a créé tous les hommes à son image. Son image, c’est son Fils, sa
Sagesse éternelle... antérieure à toute création. C’est en relation avec cette image
éternelle que nous avons tous été créés. Elle se trouve essentiellement et personnellement
chez tous les hommes, chacun la possède tout entière et indivisée, et tous ensemble n’en
ont pas plus qu’un seul. De cette façon, nous sommes un, intimement unis dans notre
image éternelle, qui est l’image de Dieu et la source en nous de notre vie et de notre appel
à l’existence.  »165

Jésus-Christ, Bon Pasteur des Nations, est donc évoqué comme le Fils, image du Père
céleste et sagesse éternelle. Engendré par le Père céleste, le Fils est la parfaite image du
Père et contient toute l’humanité en Lui. En raison de sa préexistence éternelle, il est le
reflet pur du Père. En Lui furent créés tous les hommes qui participent à l’être de Dieu. En
Lui se réalise l’union de l’humanité à Dieu.
165
Ibid., p. 8.

82
Ainsi Jésus-Christ est le créateur d’une humanité unie, participant à l’image unique de
Dieu dont il est le reflet le plus pur.

Cette humanité unie à Dieu est « objet d’une création directe et intemporelle, qui est en
chacun de nous et qui nous fait si profondément un que, pas plus qu’on ne parle de trois
dieux, on ne devrait jamais parler d’hommes au pluriel.» 166

De fait, en s’incarnant dans l’histoire humaine, le Fils, Sagesse éternelle Lui-même, y


implante l’unité vivante du Corps de l’humanité. L’incarnation du Fils reproduit, au cœur
de l’humanité, sa relation éternelle avec le Père céleste.

Car d’un côté, «  Le Fils n’a rien qu’il ne reçoit du Père. En recevant tout son être du
Père et en ne détournant rien pour Lui, Il accueille les biens reçus, Il en fait mémoire, Il
en rend grâce et les offre au Père dans un échange d’amour. En s’incarnant, le Fils tout
en restant distinct du Père, manifeste que le Père est Amour pour l’humanité. D’un autre
côté, le salut de l’humanité réside dans l’accueil par l’humanité de l’amour du Père,
incarné dans le Fils livré pour délivrer l’humanité de ses divisions individualistes. »

En accueillant l’amour du Père créateur, l’humanité est invitée à favoriser la


communication fraternelle. Aussi peut-elle entendre la proposition de Jésus-Christ :

«  Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître,
mais Je vous appelle amis, parce que tout ce que J’ai entendu de mon Père, Je vous l’ai
fait connaître  » (Jn 15,15).

C’est en aimant le Bon Pasteur que les amis de Jésus rejoignent le Père dans l’Esprit Saint.
En s’éveillant à cet amour éternel, l’humanité sera réunie spirituellement autour du Bon
Pasteur dont le Corps mystique est le miroir du Père dans l’histoire humaine.
Ainsi le Bon Pasteur est à la fois la Sagesse éternelle par qui l’humanité est reliée au Père
créateur, et le dernier Adam par qui l’humanité est reformée pour constituer le Corps
unique du Fils. Il est la source de la vie divine du Corps de l’humanité restaurée et
renouvelée par la grâce et la compassion. Par sa victoire sur le péché et la mort, Jésus-
Christ ressuscité communique la vie nouvelle à tous les membres de l’humanité qui
adhèrent au Corps unique de l’humanité. Il les rassemble par son Esprit d’amour. Si le
péché et la mort ont entraîné l’humanité dans l’impasse de la division et de la
désespérance, la nouvelle vie que suscite Jésus-Christ apporte la paix et la réconciliation

166
Ibid., p. 7.

83
universelles qui dénouent les liens de servitude de l’humanité. Bon Pasteur de l’humanité,
Jésus-Christ ressuscité inaugure une nouvelle création de l’humanité par son Esprit
d’amour. En créant de nouveaux liens avec l’humanité déchirée et disséminée, Jésus-
Christ renouvelle les forces de réunion spirituelle. Il rend visible l’amour descendant du
Père créateur qui s’implique dans l’histoire. Ainsi en s’adressant à l’humanité par la vie et
l’œuvre de réunion du Fils, le Père sauve l’humanité, son unique image, intimement unie à
sa Sagesse éternelle. Et l’humanité, par sa réunion spirituelle avec le Fils, est unie au Père
tout en gardant, comme créature, sa différence radicale par rapport au créateur. Centre
originel de tout ce qui n’est pas Lui, le Père se donne en pure gratuité à l’humanité qu’il
façonne à l’image du Fils. Le salut de l’humanité selon Henri de Lubac est donc la
continuité du projet créateur du Père dans l’histoire humaine. Il est reçu comme un don du
Père créateur honorant son image.
On ne saurait trop souligner que cette économie du salut advient par la médiation du Fils
Unique de Dieu. Par grâce et par compassion, ce Fils Unique de Dieu devient fils d’Adam
et dernier Adam. 

« Lui, de condition divine,... il s’anéantit lui-même... et devenant semblable aux


hommes,... il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur une croix  ! »
( Ph 2, 5-11).

Ce Fils partage la condition humaine, affronte une humanité hostile à la bienveillance du


Père qui, sans violence, appelle à la réunion spirituelle de l’humanité par la foi et l’amour.

Ainsi Jésus-Christ est, selon Henri de Lubac, « cette aiguille qui, douloureusement percée
lors de la passion, tire désormais tout à sa suite, et répare la tunique jadis déchirée par
Adam, cousant ensemble les deux peuples, celui des Juifs et celui des Gentils, et les faisant
un pour toujours.  »167

Lors de la passion, il n’est pas seulement un martyr incompris et rejeté, Il est aussi le
serviteur souffrant qui s’offre dans un acte d’amour pour l’humanité divisée. Sa mort en
croix est la révélation suprême de la bienveillance du Père donnant son Fils pour Frère et
attirant à Lui la multitude. Mort en croix et exalté, le Fils de Dieu entraîne l’humanité dans
sa victoire sur les ennemis de la nature humaine.

167
Ibid., p. 14.

84
« En assumant une nature humaine, c’est la nature humaine qu’il s’est unie, qu’il a
incluse en lui, et celle-ci tout entière lui sert en quelque sorte de corps. »168

L’exaltation du Fils Unique de Dieu sauve le corps entier de l’humanité qui reçoit une
nouvelle vie l’orientant vers sa fin dernière. Elle manifeste la miséricorde du Père à
l’égard de l’humanité restaurée pour son salut selon l’Esprit d’amour. Elle est le passage
d’un monde régi par l’individualisme à celui recréé par la solidarité du Fils avec ses frères
en humanité. En vivant en lui et en s’inspirant de l’exemple de sa vie, l’humanité ancienne
est arrachée au pouvoir de la violence et de la mort.
L’exaltation du Fils Unique remet en cause l’humanité ancienne volontiers portée à
détourner les biens du Père créateur à son profit égoïste. La création nouvelle, issue de la
mort en croix de Jésus exalté, appelle les membres de l’humanité à une nouvelle naissance.
De fait, la participation à l’événement pascal de Jésus transforme de l’intérieur les
membres de l’humanité qui accèdent aux dons de l’Esprit et à la victoire de Jésus-Christ
sur les divisions de l’ancienne humanité.
La nouvelle création réalisée par Jésus exalté, acte de salut d’une infinie dimension,
convie chaque membre de l’humanité à changer radicalement sa conduite individualiste
pour revêtir le Christ ressuscité. La création nouvelle, acte permanent de salut, offre aux
fils d’Adam la possibilité inouïe de changer d’être dans le Christ. Le nouvel être donné par
le Père grâce à la médiation du Fils, réconcilie l’humanité avec Dieu. Ce nouvel être reçu
et assumé dans la foi et dans l’amour par chaque homme est la condition pour que
l’humanité soit réunie spirituellement. Le monde nouveau inauguré par la mort en croix et
par l’exaltation du Fils Unique de Dieu est celui de la réunion spirituelle de l’humanité.
Ce monde nouveau est arraché à l’asservissement du pouvoir de l’individualisme qui
enferme les fils d’Adam dans la satisfaction de leurs intérêts égoïstes. Certes
l’individualisme, qui est au cœur du monde et dans la nature de l’humanité, résiste à la
mission du Sauveur. Le monde, dans son refus d’être libéré de l’individualisme, rejette et
condamne Jésus le Bon Pasteur, mort sur la croix. Mais précisément, selon Henri de
Lubac, l’arrachement à cet individualisme est l’enjeu théologique du combat du Bon
Pasteur. 

« Le Bon Pasteur doit réunir toutes ses brebis, c’est-à-dire tous les peuples de la terre en
un unique troupeau. »169
168
Ibid., pp. 15-16.
169
Ibid., p. 18.

85
Pasteur éternel, Jésus est mystérieusement vivant au cœur d’un nouveau monde et d’une
nouvelle humanité émergeant par grâce et par compassion de l’ancienne création (Rm 8,
22). Jésus, le Sauveur, au sein de l’humanité nouvelle, fait de chaque homme qui devient
son disciple, un enfant du Père créateur, façonné à son image pour constituer l’unique
image du Père restaurée dans son unité. Ainsi, en assumant l’histoire humaine, le Fils a
assumé et sauvé ce que le Père a créé à l’origine. Sagesse éternelle, le Fils devient le
centre originel de la réalité humaine et cosmique qu’il transfigure en une humanité et une
création nouvelles par sa mort en croix et par son exaltation. Il inaugure l’histoire de Dieu
dans sa nouvelle création. Il libère les forces de réunion spirituelle de l’humanité pour
permettre à tous les hommes de participer à l’événement pascal avec la volonté renouvelée
de transformer l’ancienne création sauvée de l’individualisme.
Le mystère du Fils, unique image du Père, concerne donc à la fois la vie intime de Dieu et
la participation à la révélation du salut qui procède du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Le
Fils est éternellement associé au drame de l’humanité. Le Père, dans sa compassion, se
laisse atteindre par la fragilité et les blessures de l’humanité. Devant la souffrance et la
perversité de l’humanité, le Père s’afflige en son cœur. Mais aussi par le chemin même
qu’a suivi son Fils, l’harmonie primitive pourra être reconstruite et enrichie :

« Tel est selon saint Paul, fidèlement interprété par les Pères, le Mystère en quoi se
résume tout l’objet de la révélation, " mystère que Dieu nous a fait connaître, selon le
bienveillant dessein qu’il avait formé en lui-même, pour le réaliser lorsque la plénitude
des temps serait venue, à savoir, de réunir toutes choses en Jésus-Christ" (Eph 1,9). Ce
sera, selon une expression depuis longtemps traditionnelle où se reflète la doctrine des
grands Apôtres, le Corps mystique du Christ. Saint Paul parlait simplement du "  Corps du
Christ". Chef d’Églises, il insistait sur le rôle social de chacun des membres de ce Corps
et sur la diversité des fonctions qu’ils avaient à remplir dans l’unité du même Esprit.  »170

La bienveillance du Père créateur à l’égard de l’humanité prévoit donc la réunion


spirituelle de l’humanité comme une manière de restaurer l’unique image de son Fils
solidaire de l’humanité. En arrachant l’humanité à son individualisme égoïste, il a en vue
le Corps du Christ. Dans le Corps du Christ, les membres de l’humanité s’unissent entre
eux et avec le Christ par des actes de foi personnels et des engagements communautaires.
Cette union des membres de l’humanité est sans confusion et sans séparation. En se
différenciant dans le Corps du Christ, les membres de l’humanité se rendent solidaires

170
Ibid., p. 20.

86
selon leurs charismes propres, au bénéfice de tous. Chargé d’un rôle, tout homme, élevé au
rang de membre du Corps du Christ, concourt à la vocation commune de l’humanité qui
est de vivre selon l’unique image du Père, grâce à des liens personnels avec le Christ et
avec ceux qui lui appartiennent. La fécondité de vie du Corps du Christ a sa source dans la
vie trinitaire qui irrigue le Corps. L’amour, qui unit les membres du Corps du Christ,
fonde leurs relations mutuelles par lesquelles ils se trouvent rassemblés dans le Christ. Le
salut apporté par le Christ à l’humanité est la constitution de ce Corps où chacun est lié à
tous. Aucun membre du Corps du Christ n’est maintenu à distance dans la cité de Dieu où
tous participent à la vie trinitaire. Le Corps du Christ rend visible la fraternité universelle.
Il personnalise chaque membre de l’humanité en l’ajustant à Dieu et aux autres membres
de la communauté selon son propre itinéraire spirituel.
Il « universalise », « intériorise », « personnalise » et « unifie » : il « universalise » en
ouvrant à tous les membres de l’humanité la nouvelle création débarrassée des frontières et
des clivages de l’ancien monde arraché au pouvoir de l’individualisme discriminant. Il
« intériorise » en créant un espace de mûrissement qui autorise chaque membre de
l’humanité à vivre selon l’Esprit d’amour du Christ. Il « personnalise » en conviant
chaque membre de l’humanité à s’unir à la personne du Christ pour qu’il soit façonné à
son image. Il « unifie »,

car il est un «  milieu, une atmosphère, un monde où l’homme et Dieu, l’homme et


l’homme communiquent et s’unissent.  »171

Ainsi, en achevant l’humanité en lui, le Christ permet à chaque membre de l’humanité de


communiquer avec les autres membres de l’humanité en franchissant les limites du temps,
de l’espace, de la mort et de l’individualisme.
Le bien suprême de l’humanité étant, dans la ligne de la pensée théologique de Clément
d’Alexandrie, l’union de tous dans une seule harmonie divine,

«  toute infidélité à l’image divine que l’homme porte en lui, toute rupture avec Dieu est
du même coup déchirement de l’unité humaine. Sans pouvoir supprimer l’unité naturelle
du genre humain - l’image de Dieu, si souillée qu’elle soit, demeure indestructible - elle
en ruine l’union spirituelle, qui dans le dessein du Créateur devait être d’autant plus
intime que l’union surnaturelle de l’homme à Dieu serait elle-même plus pleinement
réalisée. »172

171
Ibid., p. 21.
172
Ibid., p. 10.

87
Inversement, le salut de l’humanité réside dans son passage de l’appropriation
individualiste des dons du Père créateur, à l’offrande de ces dons pour la constitution du
Corps du Christ.
La réunion spirituelle de l’humanité, qui requiert la collaboration libre de ses membres, est
la réalisation de la seule harmonie, où l’accord des voix multiples et dispersées puisse
former une unique symphonie, sous la conduite du Christ, parfaite image de Dieu en qui
unité et pluralité, en leur état paradoxal, trouvent leur « résolution dialectique ».
Il s’agit d’une visée universelle inscrite dans le mystère du Christ, instaurant la nouvelle
création. Désormais, en Christ, tout fils d’Adam peut invoquer le Père afin que son règne
vienne. En priant par le Christ et en lui, tout fils d’Adam entre dans le dessein de salut du
Père. Cela est rendu possible par l’économie du salut telle que nous l’avons décrite, et que
nous pouvons résumer en ces termes : pour assurer le bonheur de la race d’Adam, le Père
créateur la fit à son image avec la finalité de la rassembler par le Christ. Après Noé,
Abraham, Moïse et les « leaders » charismatiques du premier Testament, le Père créateur
prit l’initiative gracieuse de rassembler l’humanité dispersée et déchirée en une
communauté unie au Christ, le fils d’Adam le plus fidèle au Créateur. Ce dessein de salut
de Dieu pour l’humanité s’accomplit quand le plus beau des enfants d’Adam s’unit à ses
frères, dans un acte d’offrande sur la croix, pour les unir à leur Créateur et Sauveur. Il
importe de souligner dès maintenant avant d’y revenir plus longuement que Henri de
Lubac opte pour une interprétation à la fois trinitaire, christologique et pneumatologique
du salut de l’humanité. Le Père a créé l’humanité à son image afin qu’elle soit le foyer de
l’amour donné, reçu et échangé. Seul, le Fils, Sagesse éternelle du Père, reçoit l’amour du
Père sans se l’approprier de manière individualiste. Le Fils donne l’amour reçu du Père
dans un échange fécond qui suscite l’Esprit donnant la vie sans limites. Ainsi Dieu est-il
en Lui-même, mouvement, effusion de soi, échange. Sortant de Lui-même, Il crée la
diversité à l’image de ce qu’il est. C’est pour libérer l’humanité de l’individualisme,
source de tensions, de conflits fratricides et de divisions, que le Père Créateur, après
plusieurs offres d’alliance à l’humanité, suscita la création de l’homme nouveau habité par
l’Esprit de vie, pour constituer, en Lui, une nouvelle humanité.
C’est en Jésus-Christ, frère aîné de la race d’Adam et de la nouvelle création, que se
prolonge et s’accomplit l’histoire de la création et du salut. En opérant avec puissance
dans l’acte même de la résurrection, anticipation du rassemblement eschatologique des fils
d’Adam, le Père créateur manifeste sa volonté de réunir ceux qui renaissent à la vie

88
nouvelle qu’apporte l’Esprit du Père et du Fils. Les fils d’Adam qui accueillent et
reçoivent l’Esprit du Père et du Fils deviennent les acteurs de la réunion spirituelle de
l’humanité. Dans la communion au Christ, les fils d’Adam participent à cet événement de
salut, et adhèrent comme un seul homme à la communauté eschatologique que Dieu dans
son dessein de salut a voulu rassembler avec Lui, en Lui et par Lui. On nous permettra
d’insister à nouveau, au terme de cette section, en vue de nos réflexions futures, sur la
manière dont le péché et le salut sont compris dans la perspective de Catholicisme.

Le péché est ici dans cette perspective de salut, «  comme une séparation, une
fragmentation, on pourrait dire, au sens péjoratif du mot, une individualisation. Alors que
Dieu agit sans cesse dans le monde pour faire tout concourir à l’unité, par ce péché qui
est le fait de l’homme, "la nature unique fut brisée en mille morceaux", et l’humanité qui
devait constituer un tout harmonieux, où le mien et le tien ne seraient point opposés,
devint une poussière d’individus aux tendances violemment discordantes. »173

Pour Henri de Lubac, le péché qui à l’origine de toutes les fractures sociales est donc celui
d’individualisme :

«  c’était la constitution même des individus en autant de centres naturellement


hostiles...  »174

L’individualisme en fait n’explique pas la réunion spirituelle de l’humanité. Manifestation


de la violence dans l’univers harmonieux créé par le Père, l’individualisme est le
commencement insaisissable des fractures sociales. L’individualisme est ce qui persiste
quand chaque membre de l’humanité se perçoit séparé des autres dans son rapport avec
eux. En tentant de se réaliser dans les limites de son individualité propre, chacun court le
risque d’exclure l’autre par sensualité, jalousie, orgueil ou mensonge, car l’autre devient
un rival. Chaque homme dans son histoire est marqué par son individualité. Celle-ci
différencie chaque sujet humain du monde. Or, quand le sujet humain dans son histoire
individuelle se laisse fasciner par les biens de la création, par les choses qu’il peut
s’approprier, il se détache du Père créateur. Il exclut ses frères en humanité de la
jouissance des biens qu’il s’approprie. Sa vie manque alors d’humanité et il devient au
cœur de la création, un prédateur. Le péché dont le Père créateur sauve l’humanité, est la
rupture du lien communautaire qui fragmente l’humanité en morceaux individualisés
antagonistes et non reliés les uns aux autres. Le péché, selon Henri de Lubac, engendre les
173
Ibid., p. 11.
174
Ibid., p. 12.

89
rivalités homicides, les haines jalouses et les exclusions violentes qui déchirent « l’œuvre
divine en fractions étrangères ou même ennemies  ».175 Il est le refus d’amour qui isole du
Père créateur, source de tout amour qui construit le monde et l’histoire selon son dessein.
Pourtant, l’homme est appelé au salut par le Père créateur et l’Esprit Saint. Le Christ, en
sauvant les hommes de l’individualisme, leur donne leur place de fille ou de fils de Dieu
au sein de l’humanité nouvelle. Le salut est la grâce sans mesure d’une humanité en Jésus-
Christ où tous les hommes s’abaissent, se reconnaissent comme des filles ou fils de Dieu et
rendent grâce pour les biens de la création qu’ils ont à partager dans un esprit fraternel.
Henri de Lubac présente ainsi l’œuvre du salut comme la restauration et le rétablissement
de l’unité perdue des enfants du Père créateur. En Jésus-Christ, cette œuvre du salut rend
possible cette unité dans la pluralité des formes d’expression culturelle. Grâce à la
médiation du Corps ecclésial de Jésus-Christ, les enfants de l’humanité, dans la diversité
de leurs formes d’expression culturelle, sont réunis à travers des institutions visibles ou par
les voies mystérieuses connues du Père qui les guide. Dans cette perspective, le salut est le
rétablissement du tissu social et communautaire de l’humanité. Il est l’accession de
l’humanité en Christ à la vie véritable d’unité et d’amour des enfants de Dieu :

«  Œuvre de restauration, la Rédemption nous apparaîtra par le fait même comme le


rétablissement de l’unité perdue. Rétablissement de l’unité surnaturelle de l’homme avec
Dieu, mais tout autant de l’unité des hommes entre eux  : "la miséricorde divine a
rassemblé de partout les fragments, elle les a fondus au feu de sa charité et reconstitué
leur unité brisée... C’est ainsi que Dieu a refait ce qu’il avait fait, qu’il a reformé ce qu’il
avait formé." C’est ainsi qu’il relève l’homme qui s’était perdu, en recueillant ses
membres dispersés et en restaurant par-là sa propre image.  » 176

Pour Henri de Lubac, le salut est donc l’accomplissement plénier de l’humanité en une
communion d’amour répondant librement à la vocation d’image de Dieu. Le salut est un
bien concret et décisif de l’humanité apporté par le Père à l’ensemble de la race humaine
par le Fils qui est en même temps un fils d’Adam et dont la mort en croix est le signe
universel de salut. Avec la mort de Jésus en croix et sa résurrection, a été inaugurée
l’anticipation de l’ère eschatologique où tous les fils d’Adam sont réunis et réconciliés par
Celui qui est la parfaite image de Dieu et de l’humanité voulue par Dieu.

C’est que Jésus-Christ, fils d’Adam et Fils bien aimé du Père créateur, en vivant au-delà
de la mort et en se mettant au service de la réunion spirituelle de l’humanité, « s’est
175
Ibid., p. 19.
176
Ibid., p. 13. ( avec citation d’Augustin, In psalm., 58 n. 10 ).

90
incorporé à notre humanité, et il se l’est incorporée... En assumant une nature humaine,
c’est la nature humaine qu’il s’est unie, qu’il a incluse en lui, et celle-ci tout entière lui
sert en quelque sorte de corps... Tout entière il la portera au calvaire, tout entière il la
ressuscitera, tout entière il la sauvera. Le Christ Rédempteur n’offre pas seulement le
salut à chacun : il opère, il est lui-même le salut du tout, et pour chacun le salut consiste
à ratifier personnellement son appartenance originelle au Christ, de façon à n’être point
rejeté, "retranché" de ce tout. »177

Le mystère tient au fait, à ce que, en Jésus-Christ venant à la rencontre des fils d’Adam,
Dieu même a partagé la condition humaine. Né d’une femme et enraciné dans l’histoire de
son peuple, il a assumé la vie humaine en s’unissant à l’humanité entière, pour lui
communiquer le don de sa relation au Père créateur. L’humanité s’unit aussi au Christ en
qui elle trouve son identité originelle d’image de Dieu. Le salut qu’apporte le Christ à
l’humanité signifie qu’à travers ce représentant éminent de la race humaine, le Père
créateur reprend et restaure pour toujours l’humanité.
L’humanité nouvelle, née de la rencontre du Fils Unique avec les fils d’Adam transformés
et restaurés par l’Esprit Saint, est le nouveau temple du Père pour ses enfants. Le salut est
ainsi la reprise du projet divin d’unité de l’humanité par l’élection du premier fils d’Adam,
ressuscité d’entre les morts.
En passant par l’aîné d’une multitude de frères, le Père créateur vise tous les frères en
humanité de Jésus-Christ. Le Père les adopte dès lors qu’ils adhèrent à la Personne du
Christ. C’est Lui qui les invite, par la participation à l’événement de la croix, au refus de
toutes les individualisations tribales, claniques, nationales, continentales et internationales
brisant l’unité de la communauté humaine. Le salut est donc la restauration de la
dimension relationnelle d’une humanité diverse, unie par un lien fort avec le Père créateur.
Nous avons vu que le péché est la négation de l’œuvre de la création et de la réunion
spirituelle de l’humanité. Cette contagion du désastre individualiste transforme «  l’œuvre
divine en fractions étrangères ou même ennemies ».178 L’œuvre du salut de l’humanité est
la recréation de «  l’harmonie primitive, détruite aussitôt que posée  »179 selon le dessein du
Père de réunir toutes choses en Jésus-Christ dans les perspectives du « Corps du Christ » et
de la vigne mystique. Ces deux dernières métaphores insistent sur le caractère social et
relationnel du salut. 180 Ainsi Jésus-Christ est-il à la fois le Fils Unique de Dieu et l’unique

177
Ibid., pp. 15-16.
178
Ibid. p. 19.
179
Ibid., p. 20.
180
Le Corps de l’Eglise, c’est le corps de Jésus-Christ. La constitution de ce Corps est possible grâce au
sacrifice rédempteur du Christ qui par sa résurrection répand l’Esprit Saint sur toute chair. Ce corps est le
Corps de l’humanité sauvée.

91
fils d’Adam qui réunit l’humanité à Dieu. Il est la source du salut qui transforme les
dispositions de l’humanité à l’individualisme en capacités de communion filiale et
fraternelle. L’individualisme étant, pour Henri de Lubac, le péché qui sépare de Dieu et
des autres, le salut qu’apporte Jésus-Christ est l’Esprit vivifiant qui fait espérer un monde
plus fraternel. Un monde recréé par l’œuvre de réconciliation de Jésus-Christ, un monde
de jouissance commune, sans jalousie, sans rivalité et sans haine. Jésus-Christ, en écartant
chaque individu du mode égoïste de jouissance qui pervertit le lien fraternel, oriente ses
frères en humanité vers la construction d’un Corps où l’Esprit du Père et du Fils crée de
nouveaux liens dans le langage de la foi. Car la foi dans le Christ mort et ressuscité pour
l’unité de la communauté humaine est le moyen privilégié offert par le Père pour
rassembler ses enfants. C’est en avouant ensemble l’impasse vers laquelle conduit
l’individualisme que les frères en humanité de Jésus-Christ forment la nouvelle
communauté de ceux que le Père initie au langage de la foi. Cette communauté de salut est
l’œuvre du Père créateur qui n’a destiné l’humanité qu’à l’unité. Le Père créateur qui
sauve l’humanité par Jésus-Christ, manifeste ainsi son mystère d’amour pour le genre
humain créé à son image.
Ainsi, dans l’œuvre du salut, le Père n’a pas oublié l’ouvrage de ses mains. Cette humanité
créée à son image est la brebis perdue que Jésus-Christ, le Bon Pasteur, réunit pour une
communion d’amour avec le Père créateur. Jésus-Christ, dans l’ordre du salut, est à la fois
le frère transfiguré qui révèle l’origine divine de sa mission salvatrice et le messager
d’unité du Père. En s’approchant de l’humanité blessée par ses divisions, Jésus-Christ
manifeste l’amour divin qui abolit toutes distances et toutes séparations.
En allant à la rencontre de l’humanité, le Père, dans la Personne de Jésus-Christ, la rejoint
dans son histoire pour que les rivalités sociales soient converties en compagnonnage, en
solidarité et en fraternité. Le salut est l’appropriation de cette humanité par le Père
créateur, en Jésus-Christ Bon Pasteur. Une telle appropriation touche tous ses frères dans
un lien «  suggéré comme un ensemble de rapports réciproques d’une intense intimité ».181
Or le salut de l’humanité en Christ est le mystère de l’homme nouveau qui se renouvelle
sans cesse à l’image de Celui qui l’a créé.

Cet homme est « assimilé à cet unique Corps en lequel doivent s’unir, réconciliés, les
deux peuples ennemis pour avoir accès au Père  ».182

181
Ibid., p. 20.
182
Ibid., p. 20.

92
Les Pères de l’Église comme Clément d’Alexandrie ou saint Augustin, en commentant ce
mystère de l’homme nouveau en Christ, ont toujours pensé au salut de l’humanité. Un tel
salut est lié au Christ transformant par son Esprit d’amour les multiples situations
humaines assumées en des réalités de réconciliation pour la réunion spirituelle de
l’humanité. Il faut donc à présent s’arrêter sur ce mystère de l’homme nouveau suscité par
l’Esprit du Christ et promis à un développement vivant dans l’univers et l’histoire.

II.1.4.2.2. L’idée de l’homme nouveau en Christ.

Dans Catholicisme, la figure du Christ, Sauveur de l’humanité, appelle la belle métaphore


de l’homme nouveau.

Saint Hippolyte, dans la ligne de la christologie paulinienne, affirme dans un texte cité par
l’ouvrage de Henri de Lubac que, «  désirant le salut de tous, le Fils de Dieu nous appelle
tous à former, dans la sainteté, un seul homme parfait  ».183

De fait, le Fils, dans son œuvre de salut, désire que toute l’humanité soit à l’image de la
sainteté du Père. Et cette sainteté du Père, selon la mission terrestre du Fils, doit inspirer
l’expérience sociale de l’humanité. Car la sainteté du Père, traduite par le Fils dans
l’annonce de la bonne nouvelle du salut, est incompatible avec les divisions et les
oppressions humaines. La grâce de la communion avec le Père dans la révélation du Fils
par l’Esprit d’amour a pour effet salutaire de susciter « l’homme nouveau » ou « l’homme
parfait ». Celui-ci est la plénitude totale de l’humanité telle qu’elle est voulue en Christ
par le Père grâce à la manifestation de l’Esprit d’amour. Cette manifestation de l’Esprit
d’amour dans la vie et le ministère de Jésus-Christ remet radicalement en cause
l’individualisme qui est un obstacle à l’émergence novatrice de « l’homme parfait ».
« L’homme ancien » dans cette perspective de salut est celui qui use des biens de la
création sans se référer à la sainteté du Père dont le dessein est d’établir entre ses enfants
une alliance filiale et fraternelle. Le Christ sauveur, en libérant cet « homme ancien » de
l’injustice et de l’oppression, fait entrer l’humanité entière dans un nouvel exode. Le salut,
dans ce contexte, est le refus de l’injustice et de l’oppression déshumanisantes. Il est le
don d’un nouveau monde, juste et fraternel, que seul l’homme rendu parfait dans le Christ
peut espérer.

183
Hippolyte, Sur le Christ et l’Antichrist, c. 3 et 4 (Achelis, p. 6-7) ; In Daniel cité Ibid., p. 22

93
Ce monde nouveau est le fruit d’une libération amorcée de « l’homme ancien » par
« l’homme nouveau » en Christ qui instaure une fraternité nouvelle inspirée par l’Esprit
d’amour du Père et du Fils. « L’homme parfait » est donc l’humanité libérée de l’égoïsme
de l’individualisme. Il est le don du Père créateur au prochain. Il est le vivant qui à
l’image du Père créateur libère les rapports humains de toute atteinte à la dignité d’enfants
appelés à accueillir le royaume de Dieu. Ce « seul Homme parfait » est le Christ ou
l’humanité libérée de l’individualisme. Il est l’humanité éclairée par le mystère et la
lumière du Christ.

Clément d’Alexandrie précise que « le Christ tout entier, si l’on peut ainsi dire, le Christ
total ne se divise pas, il n’est ni Barbare, ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme, mais il est
l’homme nouveau, tout entier transformé par l’Esprit  ».184 

« L’homme nouveau » transformé par l’Esprit d’amour est le Corps unique des disciples
de Jésus-Christ participant à l’événement de sa rencontre avec l’humanité. Selon saint
Cyrille d’Alexandrie « l’homme nouveau » est l’accomplissement plénier du Christ dans
les membres de son Corps :

«  Le Christ - observe Henri de Lubac - n’a pas seulement renversé le vieux mur de
séparation, mais il s’est constitué pierre d’angle du nouvel édifice ; ou plutôt, par son
unique action, c’est un triple mur qui est tombé, c’est une triple réunion qui s’est opérée,
puisque l’homme fut réconcilié avec l’homme, avec l’ange et avec Dieu. Dieu ne peut être
adoré que dans un temple unique, le chemin vers le Père ne peut être retrouvé par ses
enfants égarés que s’ils se rassemblent en un seul corps, Homme nouveau dont le
Rédempteur est la tête. Ce mystère de l’homme nouveau, tel est par excellence le mystère
du Christ.  »185

Incorporés au Christ, les membres de la nouvelle humanité sont ainsi réunis en Dieu. Ils
forment une communion fraternelle en lien intime avec les autres créatures spirituelles du
Père. Le Christ total est cet « Homme nouveau » qui se développe dans l’univers recréé
par son action de réconciliation. Le salut consiste à vivre dans la plénitude de l’Esprit du
Christ qui anime son corps vivant dont il est la tête. Il est la participation personnelle des
membres de l’humanité à la destinée de Jésus mort et ressuscité pour engendrer à sa suite
des créatures nouvelles unies à lui en son corps qui est ce « nouvel être en l’univers  »186,

184
Clément d’Alexandrie, Protreptique, c. II ( Stählin, t. I, p. 79 ; Mondésert, p. 173. Cité Ibid., p. 22.
185
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. p. 23.
186
Ibid., pp. 23-24.

94
«  ce chef d’œuvre de l’Esprit de Dieu ».187 En effet, poursuit Henri de Lubac, à propos de
la maturation du Corps du Christ :

«  Sous l’action d’une sève unique, animé par l’unique Esprit, désormais un seul vivant se
développe, jusqu’à la taille parfaite dont les dimensions restent le secret de Dieu. »188

Le salut, selon Henri de Lubac, est donc l’émergence dans l’univers d’un nouvel être dont
le dynamisme se manifeste dans le cosmos et l’histoire humaine. Cet être est le Christ dans
la plénitude de ses possibilités de communion. Ce Christ est un vivant qui se développe
dans la création d’un monde plus fraternel et plus ajusté au dessein du Père créateur. Ce
vivant est lui-même animé par l’Esprit du Père et du Fils qui transforme les réalités de
« l’homme ancien » en une manifestation de salut dilatant à l’infini les possibilités de
communion dans la nouvelle création.
Ainsi, le salut apparaît chez Henri de Lubac comme une œuvre de restauration. Il est la
concrétisation de la nouvelle condition de l’humanité. L’humanité sauvée est celle qui est
unie au Christ. Celui-ci, par sa résurrection, entraîne les membres de l’humanité vers un
mode d’existence qui dépasse les limites de « l’homme ancien », individualiste, séparé et
fragmenté.
La nouvelle humanité habitée par l’Esprit du Père et du Fils est appelée à la perfection en
assimilant la sève du tronc sur lequel elle est greffée. Le Père, dans sa bonté et sa sagesse,
respecte le temps de croissance de ce vivant qui est progressivement adopté pour prendre
part à la vie d’amour qui irrigue le corps entier du Christ.
Le salut est l’union dans le Christ du divin et de l’humain. Dans le Christ total, le divin se
communique à l’ensemble des membres de l’humanité en les recréant pour en faire les
héritiers de ce Père créateur. Le salut est donc le renouvellement de « l’homme ancien » à
l’image du Fils. Conformes à l’image du Fils et unis à lui par l’Esprit du Père et du Fils,
les membres de l’humanité réunis dans le corps vivant du Christ forment une communauté
adoptée par le Père. Associés par grâce à la tête du corps, les membres de l’humanité sont
assumés par le Fils et régénérés par l’Esprit du Père et du Fils.
La nouveauté de l’homme qui se révèle en Jésus mort et ressuscité est l’espérance offerte
par le Créateur dans son mouvement descendant, pour renouveler « l’homme ancien ». On
voit l’importance, pour notre propos, de l’opposition ainsi établie entre « l’homme
ancien » et « l’homme nouveau ». «L’homme ancien » est une métaphore pour l’homme
187
Ibid., p. 24.
188
Ibid., p. 24.

95
pré-évangélique, celui qui, se sentant menacé par les limites de son existence, détourne les
biens de la création à son profit égoïste. Selon Henri de Lubac, « l’homme ancien » est
celui qui « se désintéresse apparemment et de l’avenir terrestre et de la solidarité
humaine».189 Il est préoccupé par son salut individuel et méprise la justice sociale en
privilégiant une piété intéressée où sa vie intérieure est envahie par le « moi ». « L’homme
nouveau », lui, est éminemment social et s’identifie au Christ dans la plénitude de son
implication dans le monde.
Le Christ, en s’engageant dans le monde et dans l’histoire, manifeste le dessein du Père de
se laisser affliger dans son cœur par l’égoïsme de « l’homme ancien ». Dans un
mouvement descendant, le Père créateur manifeste son amour au monde dont l’humanité
est la « fine pointe ». En devenant solidaire de cette humanité par la présence en son sein
de son Fils qui va à la rencontre des hommes créés à son image, le Père se rend visible en
tout homme transformé par l’Esprit d’amour du Père et du Fils. Ainsi « l’homme
nouveau », recréé par le Père en son Fils premier-né du monde nouveau, est transfiguré
par l’événement de la croix. Par le Fils qui meurt en croix, le Père manifeste son amour
qui prend la forme d’une solidarité avec l’humanité souffrante. Désormais émerge de la
croix « l’homme nouveau » en qui le Père s’identifie de manière mystérieuse dans les
souffrances du Fils.
« L’homme nouveau » est donc l’accomplissement de l’amour descendant du Père
créateur en chaque disciple identifié au Christ souffrant. Le Christ total est cet « homme
nouveau » qui se construit dans le monde et l’histoire avec ses peines et ses souffrances,
pour instaurer la justice sociale et la fraternité. Ainsi « l’homme nouveau » se développe
dans le Christ, qui le premier a combattu le mal qui défigure et déshumanise l’homme créé
à l’image du Père.
Ce combat du Christ est poursuivi par ses disciples en qui s’accomplit le mystère de
« l’homme nouveau ». Les luttes humaines pour affranchir l’humanité des maux qui
l’accablent trouvent leur accomplissement plénier dans la mort en croix du Fils. En
mourant à lui-même, le Fils s’abandonne à l’avenir que lui trace le Père. Le chemin de
« l’homme nouveau » est celui du passage de la croix au Père.
Mais en quoi le chemin de « l’homme nouveau » tracé par l’incarnation rédemptrice du
Fils Unique du Père créateur ouvre-t-il un avenir à la réunion spirituelle de l’humanité ?

189
Ibid., p. VIII. ( Introduction)

96
II.1.4.2.3. L’incarnation rédemptrice du Fils unique du Père créateur.

Selon Henri de Lubac, la réunion spirituelle de l’humanité n’est jamais une œuvre
achevée. Elle est la condition permanente de la constitution du corps unique de l’humanité
en Christ. Le Corps du Christ se construit à partir des rencontres d’amitié du Fils Unique
avec les membres de l’humanité transformés par l’Esprit Saint.
L’initiative gracieuse du Père trace le chemin de la foi et du témoignage aux disciples du
Christ, chemin enraciné dans l’expérience l’incarnation rédemptrice du Fils.
En effet ce Père créateur, dont les traces sont visibles dans le monde (Rm1, 20), a daigné
se rendre présent au cœur du monde et de l’histoire sous le double voile d’un corps conçu
de l’Esprit Saint et de la Parole qui interpelle et engage à une alliance.
Événement accompli par le Père grâce à l’action de l’Esprit Saint, l’incarnation est la
présence discrète du Fils unique dans un Homme singulier, Jésus de Nazareth, qui amorce
la réunion spirituelle de l’humanité. En cet Homme nouveau, venu à la rencontre de toute
l’humanité, le Père se rend présent à elle de façon personnelle sans cesser d’être invisible.
Le Père accomplit, avec l’incarnation du Fils, la nouvelle création de l’humanité
transfigurée par le don personnel de l’Esprit Saint.
Le Père qui a conçu, par l’Esprit, Jésus de Nazareth tout en restant Lui-même, reste
distinct de Jésus avec qui Il communique totalement pour s’imprégner de la réalité du
monde dont Il transforme la destinée en une histoire du salut. L’histoire du salut devient
celle de Jésus de Nazareth, par qui le Père manifeste sa volonté de sauver l’humanité.
Grâce à Jésus, le Père est dans la proximité absolue de l’humanité réunie en son corps, lieu
de la médiation universelle avec le monde recréé par l’Esprit Saint. Le Fils Unique du
Père créateur est ainsi le centre de l’histoire du monde et de l’humanité. Solidaire du
monde dont il est le couronnement absolu, il est Celui vers qui tout converge dans
l’histoire du salut. En Lui, le règne du Père s’est approché des hommes qui accueillent
dans la foi l’heureuse annonce de sa présence au cœur de la réalité du monde et de
l’histoire.
L’incarnation du Fils, homme profondément enraciné dans l’histoire des hommes et qui
porte en lui le mystère de la réunion spirituelle de l’humanité, annonce la nouveauté
radicale du lien entre Dieu et les hommes. Symbole du Père créateur, elle révèle, dans
l’opacité du monde et de l’histoire, la vie intime du Père. Manifestation humaine du Père,
elle traduit en signes du monde et de l’histoire sa compassion et sa tendresse. Elle est le

97
don suprême du Père à l’humanité. Car le don de la beauté, de la vérité et de la bonté
rayonne dans l’autocommunication du Père. La beauté du Père se montre dans le Fils, un
homme qui a grandi en sagesse, en taille et en grâce au sein de l’humanité (Lc 2, 52). Cet
homme qui s’est mis à la portée des hommes est le rayonnement humain du Père. En Lui,
le Père veut unir de façon organique des individus juxtaposés en un seul corps, pour une
croissance en beauté de l’humanité entière. En Lui, le Père sort de son silence pour
communiquer dans un dialogue d’amour avec chacun des membres de l’humanité. En Lui,
le Père se donne à l’humanité avec le don total du Fils et Il sauve l’humanité. En Lui, le
Père relie entre eux par l’Esprit d’amour les membres de l’humanité qui adhèrent dans la
foi à la Personne du Fils.
Le mystère de l’incarnation du Fils déploie donc, dans le monde et dans l’histoire, le
mystère de l’accueil du Père pour tout homme qui, à la suite du Fils, reçoit son amour
pour le donner aux autres en prolongement de cet amour qui fait vivre. Ce mystère a une
valeur existentielle pour chaque membre de l’humanité. En ce Fils unique, tout homme
peut s’ouvrir au Père, Lui qui se donne pour l’accomplissement suprême de l’existence
humaine. En lui, le Père créateur offre sa vie divine, son amour et son pardon, pour assurer
à l’existence humaine sa finalité propre qui échapperait aux seules forces de l’humanité
laissée à elle-même. En lui, le Père se donne totalement à l’humanité et l’invite à
prolonger dans le temps et dans l’espace ce don qui devient, par la puissance de l’Esprit du
Père et du Fils, une communion filiale et fraternelle.
L’incarnation du Fils est l’itinéraire humain du Dieu créateur manifestant sa compassion à
l’égard d’une humanité fragile et vulnérable, menacée par les divisions et les formes
variées d’individualisme. Elle est la lumière que projette le Père pour éclairer les cœurs
disposés à accueillir le don de la communion filiale et fraternelle. L’incarnation est la
communication du Père avec l’humanité qu’il appelle à l’unité. Visite prévenante du Père,
mission du Fils, l’incarnation prépare la convivialité de la réunion spirituelle de
l’humanité. Elle est l’expression filiale de la solidarité du Père avec les membres de
l’humanité. A travers elle, le Père manifeste, par la Parole et les actes de puissance du Fils,
l’Esprit de service et de don de soi. L’incarnation rédemptrice du Fils est la révélation de
son amour miséricordieux à l’égard d’une humanité menacée de dislocation. En ce Fils,
Bon Pasteur et héraut du royaume du Père, l’humanité retrouve le sens de sa dépendance
et s’ouvre au mystère de son adoption filiale. L’incarnation rédemptrice du Fils scelle les

98
noces de l’humanité avec le Père créateur. Il introduit l’humanité dans la sphère d’une
intimité insondable qui est celle de l’Esprit procédant du Père et du Fils.
Le salut est la prise de conscience par l’humanité qu’en Jésus elle reçoit l’effusion de la
vie divine qui associe les membres du corps du Christ à la bienveillance et à la tendresse
du Père dans un Esprit d’amour qui abolit les rivalités de « l’homme ancien » marqué par
l’individualisme.
En conclusion, l’incarnation rédemptrice du Fils révèle à l’humanité l’amour donné et
reçu. Cet amour, donné et reçu dans le Christ, sauve l’humanité. Elle rappelle que
l’humanité est infiniment aimée de façon gratuite par le Père qui se fait reconnaître dans le
visage humain du Christ et de tout homme uni à Lui par la foi, l’amour et l’espérance. Elle
est la nouvelle présence du Père dans l’histoire humaine. Cette nouveauté radicale de la
présence du Père dans une humanité recréée par l’Esprit Saint se prolonge dans le temps
par l’effusion de l’amour du Père et du Fils dans le cœur des disciples du Christ.
L’incarnation rédemptrice du Fils, selon Henri de Lubac, concerne la totalité de
l’existence humaine du Christ, inséparable de la vie de ses disciples. D’un côté, elle
concerne la réalité de l’humanité divisée et brisée dans son devenir historique, mais,
rétablissement par grâce de la communion de l’humanité avec le Père créateur dans la
médiation du Fils par l’Esprit Saint, elle est l’acte de salut qui ressoude les débris
d’humanité antagonistes et éparpillés dans le monde. Elle est bien la source permanente du
renouvellement de l’humanité. La nouvelle présence du Père dans le Fils rend possible la
communion filiale et fraternelle. Or la réunion spirituelle de l’humanité, enracinée dans
cette incarnation rédemptrice, est intimement liée au salut par la croix, dont Catholicisme
souligne la dimension universelle.

II.1.4.2.4. La dimension universelle du salut par la Croix.

De fait, en interprétant la mort en croix de Jésus, Henri de Lubac aborde la question de la


représentation théologique de Jésus-Christ et son rôle dans l’histoire du salut.
Jésus-Christ est mort «  afin de réunir en un seul corps les enfants de Dieu dispersés ».190
Jésus-Christ est présenté comme le Pasteur universel qui « doit réunir toutes les brebis,
190
Ibid., p. 18.

99
c’est-à-dire tous les peuples de la terre en un unique troupeau », 191 dans l’esprit de Ez 34
et de Jn 10, 15-16.

La réunion spirituelle de l’humanité que Jésus-Christ opère concerne dès lors le levant, le
couchant, le septentrion et le midi selon les prophéties universalistes d’Isaïe. Ainsi, Henri
de Lubac interprète la mort de Jésus en croix comme un acte d’amour qui réunit les
enfants du Père. Cette mort en croix de Jésus est le point culminant de l’œuvre de réunion
spirituelle de l’humanité. Événement salutaire et eschatologique, selon Grégoire de
Nazianze que cite Henri de Lubac, elle est le miracle incomparable du salut qui renouvelle
le monde entier et établit la communauté humaine dans une communion ineffable :
«  de minces gouttes de sang renouvelant le monde entier, et faisant pour tous les hommes
comme le suc du figuier qui fait cailler le lait, nous réunissant et nous resserrant en
un.  »192

La mort de Jésus est l’achèvement de l’incarnation rédemptrice. La présence du Père se


révèle dans l’histoire grâce au Fils qui va à la rencontre des hommes. Elle s’achève par sa
mort humaine qui donne accès au Père. Ainsi, le Fils est le révélateur qui s’efface dans la
mort pour ouvrir à ses frères le chemin du Père (Jn 20, 17). Lieu de rupture radicale entre
la présence historique du Fils et l’accomplissement de la réunion spirituelle de l’humanité,
la mort en croix de Jésus permet d’interpréter son départ comme un appel à la
communauté humaine pour qu’elle trouve la vérité ultime de son bonheur dans la
communion au Père par le Fils remémoré grâce à l’Esprit Saint. Elle est ce qui permet de
comprendre l’amour du Père qui a pris sur lui en Jésus-Christ la souffrance de la division
de l’humanité. En Jésus mort sur la croix, le Père, dans la dynamique de l’amour reçu et
donné, offre sa vie pour que l’humanité ait la vie en plénitude. En relativisant et sacrifiant
sa vie terrestre par rapport à l’espérance d’une vie future, il est l’espérance de la réunion
spirituelle de l’humanité. Henri de Lubac souligne bien, dans la ligne de Col 1,20 et d’Eph
2,14, la portée universelle de la mort de Jésus sur la croix.

«  Quant à Paul, écrit Henri de Lubac, s’il a su décrire avec des accents inoubliables la
lutte intérieure à chaque homme entre la chair et l’esprit, une autre opposition ne tient
pas une moindre place dans sa pensée : l’opposition qui déchire l’œuvre divine en
fractions étrangères ou même ennemies. Tel, sur le plan cosmique - du moins selon une
interprétation possible et fréquemment donnée - le désaccord entre les puissances célestes
et les êtres humains. Telle en tout cas, sur le plan terrestre, la dualité tragique, symbole
de tant d’autres, entre Juifs et Gentils. Le Christ vient leur apporter la paix. Il est lui-
191
Ibid., p. 18.
192
Grégoire de Nazianze, Discours 45, c. 29 (P.G. 36, 662 - 4) cité Ibid., p.14.

100
même, cette paix  : Pax nostra . Du haut de sa croix, les bras étendus il rassemblera les
parties disjointes de la création, "renversant" entre elles "le mur de séparation". Son sang
va "rapprocher" ceux "qui jadis étaient éloignés", cimenter les deux parties de l’édifice.
Par son unique sacrifice, il fera de toutes les nations un seul royaume. »193

D’après saint Paul, la mort en croix du Fils a une signification salutaire pour le croyant
confronté à la division intérieure entre la chair et l’esprit. Le croyant qui veut cheminer
selon l’Esprit se heurte aux desseins de la « chair ». Les desseins de la chair limitent
l’avancée de l’humanité dans sa relation avec le Père.
«  Car la chair, en ses désirs, s’oppose à l’esprit et l’esprit à la chair  ; entre eux, c’est
l’antagonisme  » (Ga 5, 17).

Agir selon la chair, dans la perspective de Catholicisme, c’est se conduire au sein de


l’humanité comme un individu isolé qui fait de lui-même la norme suprême. Ses actes sont
séparés des desseins du Père. Celui qui agit selon la chair est en guerre avec ses frères en
humanité et avec le Père. Négateur de l’amour, « l’homme charnel » est diviseur, violent
et oppresseur. Égoïste, il s’oppose à l’homme qui chemine selon l’Esprit. Il est, chez saint
Paul, celui qui déchire l’œuvre divine par sa négation du Père et des autres membres de
l’humanité. Il est l’ennemi du Fils et de son royaume de paix et d’unité. L’individualisme
en tant que péché correspond ainsi, dans la perspective de Henri de Lubac, au thème
paulinien « vivre selon la chair ». L’individualisme ou le fait de vivre selon la chair,
entraîne la violence, la division et la mort. Mais vivre selon l’Esprit, c’est vivre dans
l’Esprit du Fils unique du Père créateur. Par sa venue dans le monde et dans l’histoire, Il
apporte le don de la vie filiale qui s’exprime dans la solidarité avec les membres de
l’humanité.
Sa mort est porteuse de la nouvelle vie filiale et fraternelle communiquée à ceux qui
renoncent à vivre selon la chair. Membres de son corps mort et ressuscité, les hommes qui
renoncent aux tendances égoïstes de la chair se rapprochent les uns des autres et détruisent
les murs qui les séparent. La mort en croix du Fils réunit ainsi les membres de l’humanité
qui sont dissociés et opposés par l’égoïsme, le mépris et l’autosuffisance.
Le Christ, vainqueur de la mort, libère ces humains de leur isolement et leur ouvre le
chemin où l’Esprit les guide vers la constitution d’un peuple unique aux dimensions du
monde entier. Il répond par-là à leur aspiration la plus profonde. En effet, les membres de

193
H. de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, les Éditions du Cerf. Paris, 1983, pp.19-20.

101
l’humanité, à leur insu, ont toujours reçu du Père l’inspiration de reconstruire
«  l’harmonie primitive, détruite aussitôt que posée  ».194
La mort en croix du Fils est, dans cette perspective, le risque d’amour pris par le Père pour
rassembler ses frères en humanité grâce au Fils, l’un de ses membres. Bonne nouvelle du
salut, ce risque d’amour pris par le Fils pour rassembler les membres de l’humanité est
l’accomplissement d’une promesse par laquelle le Père créateur s’était lié à un autre fils
d’Adam : Abraham. Ainsi, l’itinéraire spirituel du Fils est un témoignage en faveur du
dessein du Père de réunir les membres de l’humanité en une famille réconciliée, unie,
aimante, accueillante et « pardonnante ». Événement de grâce, son itinéraire spirituel
depuis sa conception par l’Esprit jusqu’à sa mort où Il remet l’Esprit au Père, est un don
de sa vie par amour. Cet amour manifeste la volonté du Père de réconcilier, par la vie et le
martyre de son Fils, une humanité divisée et traversée par des haines qui instaurent des
murailles entre les hommes.
Enfin, la résurrection du Fils éclaire d’un jour nouveau l’acte ininterrompu du Père qui
réunit ses enfants. La victoire de ce Fils sur la mort ouvre l’ère de la réconciliation de
l’humanité. Celle - ci à la suite du Fils unique, en œuvrant pour toutes les réconciliations,
trace les chemins multiples et variés de sa réunion spirituelle.

II.1.4.2.5. Récapitulation de la théologie du salut de Henri de Lubac.

Henri de Lubac, en interprétant l’épître aux Ephésiens dans le sens d’une réunion
spirituelle de l’humanité, invite donc à élaborer une théologie du salut qui prend en
compte l’unité que les hommes sont appelés à réaliser dans le corps du Fils.

«  Tel est selon saint Paul, fidèlement interprété par les Pères, le Mystère en quoi se
résume tout l’objet de la révélation, «  mystère que Dieu nous a fait connaître, selon le
bienveillant dessein qu’il avait formé en lui-même, pour le réaliser lorsque la plénitude
des temps serait venue, à savoir, de réunir toutes choses en Jésus-Christ  » (Eph 1,9). Ce
sera, selon une expression traditionnelle où se reflète la doctrine des grands Apôtres, "le
corps mystique du Christ".195

Selon Henri de Lubac, Jésus-Christ est le principe et la fin de toutes les réunions
spirituelles de l’humanité. C’est par lui et en lui que le Père restaure l’unité de la famille
humaine. Cette restauration est déjà inaugurée depuis la plénitude des temps, lorsque le
194
Ibid. p.20.
195
Ibid. p.20.

102
Père est venu à la rencontre de l’humanité grâce à l’itinéraire terrestre du Fils, couronné
par sa victoire sur le péché et la mort. Mais la réunion spirituelle de l’humanité dans sa
phase finale n’est pas encore réalisée, le Père donnant aux membres de l’humanité le
temps pour assumer un « rôle social » selon l’Esprit. Objet de foi et d’espérance, la
réunion spirituelle de l’humanité est déjà présente, à l’initiative du Père, qui, en donnant
son Fils à l’humanité, a initié le processus du don de soi pour la réalisation de l’unité de la
famille humaine. En tête de ceux qui se donnent entièrement à cette tâche, se trouve le
Christ, qui donna sa vie par amour pour le Père et par sa compassion pour ses frères en
humanité.
Le Père, par son Fils unique, restaure le lien filial qui fonde la fraternité humaine. Par le
don de ce Fils à l’humanité, le Père se rend visible et est reconnu source d’unité de la
famille humaine. La reconnaissance émerveillée du Père et l’action de grâce qu’elle
suscite dans le cœur des frères du Fils associés à l’œuvre de la réunion spirituelle de
l’humanité sont précisément des signes de salut et de communion filiale et fraternelle. Le
salut, selon Henri de Lubac, libère les membres de l’humanité de leur isolationnisme
agressif et meurtrier. Il valorise le monde créé et libère l’Esprit du Père créateur et du Fils
réconciliateur en vue de la transformation de la réalité, recréée par sa présence.
Ainsi la réunion spirituelle de l’humanité est le mystère de la restauration de la création
selon l’Esprit du Père et de son Fils. En suscitant le corps mystique du Fils, l’Esprit réunit
les membres de l’humanité qui collaborent au dessein bienveillant du Père. C’est que le
Fils du Père créateur est « l’image du Dieu invisible  » (Col 1, 15). En lui, tous les
membres de l’humanité sont recréés selon cette image. Le salut de tous les membres de
l’humanité dépend de cet homme singulier en qui le Père s’est communiqué à l’humanité
sans entraves. Héraut et Médiateur de la réunion spirituelle de l’humanité, Jésus-Christ est
Celui par qui la grâce et la bienveillance du Père ont pris le chemin d’une révélation
inattendue.
Par un homme ordinaire et semblable à tous les membres de l’humanité, le Père est allé à
la rencontre de toutes les détresses qui empêchent l’humanité de reconnaître sa
bienveillance et sa grâce. Le salut est l’accueil en Jésus-Christ de l’amour et de la
miséricorde du Père.
En Lui, le Père abolit les frontières et les murs qui empêchent les membres de l’humanité
de communiquer entre eux. En Lui, le Père établit une nouvelle parenté :

103
«  Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma
sœur, ma mère » (Mc 3,35).

En Lui s’ébauche un nouveau monde où tous les membres de l’humanité sont invités à
reconnaître dans leurs frères le mystère du Père Créateur.
Le salut est l’accueil de cette nouvelle parenté spirituelle selon laquelle tous les membres
de l’humanité sont recréés à l’image du Fils dans un monde renouvelé et transformé par
l’Esprit d’amour du Père et du Fils. Désormais, en Jésus-Christ, les membres de
l’humanité ne sont plus isolés ni séparés du Père. Le salut est leur insertion dans une
communauté unique en Jésus-Christ, tête du Corps unique de l’humanité renouvelée et
transformée par l’Esprit. Le Nouveau Testament l’exprime d’ailleurs par des voies
diverses.

«  Si, chez saint Jean, le lien des fidèles entre eux comme avec leur sauveur est suggéré
comme un ensemble de rapports réciproques d’une intense intimité, chez saint Paul le
Christ apparaît plutôt comme un milieu, une atmosphère, un monde où l’homme et Dieu,
l’homme et l’homme communiquent et s’unissent. »196

Le Fils du Père est en tout cas le représentant de l’humanité et le commencement d’une


nouvelle humanité.

«  En assumant une nature humaine, c’est la nature humaine qu’il s’est unie, qu’il a
incluse en lui, et celle-ci tout entière lui sert en quelque sorte de corps... Tout entière il la
portera donc au calvaire, tout entière il la ressuscitera, tout entière il la sauvera.  »197

Jésus-Christ est donc l’unique en qui l’humanité est sauvée. Héritier des promesses
d’Abraham, (Gn 12, 3) il est le Serviteur de Dieu (Is 53, 4) et le Fils de l’homme (Dn 7,
13). C’est en cet homme, premier-né parmi beaucoup de frères, que le Père constitue le
nouveau corps de l’humanité. (Rm 8, 29). En lui, tous les clivages sont dépassés. Tous les
membres de l’humanité ne font « qu’un » dans le Christ, « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a
ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme...  » (Ga 3,28). Avec et par ce Fils,
le Père répare la déchirure de la tunique originelle de l’humanité. L’inimitié au sein de
l’humanité est dépassée par la possibilité offerte en Christ de détruire les murs de la haine.
Ainsi en réconciliant l’humanité, le Fils prépare les voies de la paix universelle, laissée à

196
Ibid. p.21.
197
Ibid. p.15.

104
la responsabilité de ceux qui concourent effectivement à la réunion spirituelle de
l’humanité.
Si le Fils est le représentant de l’humanité qui réconcilie ses membres en leur offrant la
paix universelle par sa réunion spirituelle, comment le mystère de l’Église est-il lui-même
le signe du salut en Jésus-Christ ? Telle est la question qu’il nous faut à présent aborder.

II.2. La réunion spirituelle de l’humanité et le mystère de l’Église.

II.2.1. La «  catholicité » de l’Église.

Henri de Lubac présente le mystère de l’Église dans son lien avec le mystère de Jésus-
Christ, l’homme nouveau par excellence. Il met certes en évidence son extension
géographique et le nécessaire accueil par la liberté humaine de l’œuvre de réunion
spirituelle de l’humanité. Mais il insiste surtout sur la signification profonde de sa
« catholicité ». Rappelons d’abord ce qu’il dit dans le chapitre II de Catholicisme.

L’Église achève dans le temps et dans l’espace « l’œuvre de réunion spirituelle rendue
nécessaire par le péché, commencée à l’incarnation et poursuivie au calvaire. En un sens,
elle est cette réunion même. »198

Alors que la division de l’humanité s’oppose au dessein du Père créateur et qu’elle est un
obstacle majeur à la restauration de l’unité du genre humain, l’Église, comme construction
du corps du Christ et prolongement historique et social de l’incarnation rédemptrice, est
l’espace de réalisation de l’unité de la communauté humaine.
Henri de Lubac affirme que c’est pour le rétablissement de l’unité de la communauté
humaine et pour la destinée transcendante de l’humanité que le Père créateur fit le don du
Fils au monde et à l’histoire pour rassembler les membres de l’humanité dans l’Église
« catholique », Corps du Christ. Le mot « catholique » étant entendu dans son sens le plus
profond :

«  L’Église n’est pas catholique pour être actuellement répandue sur toute la surface de la
terre et compter un grand nombre d’adhérents. Elle était déjà catholique au matin de la
Pentecôte, alors que tous ses membres tenaient dans une petite salle, elle l’était au temps
où les vagues ariennes paraissaient la submerger, elle le serait encore demain si des
apostasies massives lui faisaient perdre presque tous ses fidèles. Essentiellement, la
198
Ibid. p.25.

105
catholicité n’est pas affaire de géographie ni de chiffres. S’il est vrai qu’elle doit
nécessairement s’épanouir dans l’espace et se manifester aux yeux de tous, elle n’est
pourtant pas de nature matérielle, mais spirituelle. »199

On le voit, l’Église est une réalité qui s’enracine dans le mystère de la réunion spirituelle
de l’humanité. Elle ne se confond pas seulement avec son extension géographique. Elle
n’est pas non plus seulement la somme numérique de ses adhérents. Elle n’est pas
seulement une réalité juridique et institutionnelle. Elle est d’abord et avant tout
l’incarnation sociale, dans le monde et dans l’histoire, de la vocation divine de l’humanité
en Jésus-Christ. Elle est l’œuvre jamais achevée de l’unité du genre humain, œuvre qui
s’adresse à tout homme. Fondée en Jésus-Christ, elle est en communion avec la destinée
personnelle et communautaire de l’humanité.
Tous les hommes étant appelés à participer au mystère de l’incarnation rédemptrice du
Christ, l’Église est le signe et l’expression au moins inchoative de leur réunion spirituelle.

Les membres de l’humanité, «  quelle que soit leur origine, leur race ou leur condition,
sont appelés à devenir un dans le Christ, et l’Église est dès maintenant, en principe, cette
unité.  »200

Refusant tout esprit sectaire et toute forme de particularisme local, l’Église du Christ est
l’assemblée des disciples de Jésus-Christ réunis par l’Esprit Saint et établis dans le lien de
la paix.

Ainsi, «  l’humanité est une, organiquement une par sa structure divine, et c’est la mission
de l’Église de révéler aux hommes qui l’ont perdue leur unité native, de la restaurer et de
l’achever.  »201

Communauté spirituelle des enfants de Dieu, l’Église est donnée à tous les hommes
appelés à entrer en communion avec le Dieu révélé en Jésus-Christ.

Exerçant une fonction maternelle, « elle attire à elle ceux qui seront ses enfants pour les
maintenir unis dans son sein.  »202

199
Ibid. p.26.
200
Ibid., p. 27.
201
Ibid., p. 29.
202
Ibid., p. 30.

106
Certes, l’Église n’annule pas les différences entre les enfants de Dieu, mais par le don de
l’Esprit Saint, elle est ouverte à tous les membres de l’humanité initiés au mystère du
Christ.
Henri de Lubac est sensible à la diversité raciale, nationale, linguistique, sociale, culturelle
et économique de tous les membres de l’Église recréés par l’Esprit Saint pour vivre dans
la convivialité et l’union des cœurs. Mais pour lui, l’Église est justement l’espace commun
où les membres de l’humanité se reçoivent mutuellement dans la paix et dans l’amitié.

Centre de convergence, le Christ y attire les enfants de Dieu qui se donnent les uns aux
autres pour constituer la nouvelle humanité «  dont les fruits visibles de charité fraternelle,
nouveauté au milieu d’un monde vieilli dans les divisions, suscitaient l’admiration
enthousiaste d’un Jean Chrysostome et d’un Augustin  ».203

Lien universel, le Christ unit les membres de l’Église. Tête de l’Église, le Christ associe
ceux qui adhèrent à Lui dans la foi et dans une fraternité ouverte à tous. Il en est le
principe d’unité et de paix. Signe de la réunion spirituelle de l’humanité, l’Église est le
lien d’unité où se vit la catholicité de l’humanité, associée au signe de la Pentecôte. Le
temps de l’Église est inauguré par le « miracle de la Pentecôte. » :

«  Très tôt, la scène dut être mise en parallèle avec le récit de la Genèse sur la dispersion
des peuples et celui de l’Exode sur la promulgation de la Loi au Sinaï. Les langues de feu
annoncent le don des langues qui va suivre, et qui lui-même sera une parabole en acte,
signifiant et ordonnant la prédication universelle aux Gentils. Elles se dispersent sur les
Apôtres, mais pour accomplir aussitôt une mission unifiante  : l’Esprit qu’elles manifestent
va rétablir en effet entre les hommes une mutuelle intelligence, chacun comprenant dans
sa langue la vérité unique qui doit le réunir aux autres.  »204

L’histoire de l’Église s’ouvre donc avec la Pentecôte. Événement constitutif de l’Église, la


première Pentecôte chrétienne est l’aboutissement de l’alliance de Dieu qui élargit sa
proposition de salut à toutes les nations de la terre, ces nations qui entendent la prédication
apostolique dans leurs langues. Avec le symbolisme dont il est chargé, le récit de la
Pentecôte reconstitue de manière significative la naissance de l’Église, nouveau peuple de
Dieu inspiré par l’Esprit Saint et visité par Dieu en personne. Il garantit sa présence
temporelle au milieu de l’humanité. Événement toujours actuel et permanent, le don de
l’Esprit Saint renouvelle l’Église dans sa mission de rassemblement des membres de
l’humanité.
203
Ibid., p. 30.
204
Ibid., p. 31.

107
Lors de la Pentecôte, Dieu chargea les Douze, investis par l’Esprit Saint, de réaliser l’unité
du genre humain, éclaté à la suite des discordes et des particularismes qui avaient
désagrégé le corps de l’humanité. L’universalité unificatrice des Douze est affirmée avec
conviction par Henri de Lubac :

«  Il y a douze apôtres, comme douze tribus d’Israël, chiffre signifiant l’universalité du


monde  : les Douze doivent aller partout, enseignant toutes les nations et les ramenant à
l’unité. Chacun d’eux parle toutes les langues  : un homme, à lui seul, parle toutes les
langues, parce que l’Église est une, qui doit un jour louer Dieu dans toutes les langues de
la terre.  »205

La mission des Douze évoque l’image du grand rassemblement de tous les peuples
dispersés en un peuple nouveau sous la conduite du Christ. Son incarnation rédemptrice
annonce et commence à réaliser dans le temps la réconciliation universelle des Nations
divisées. Elle scelle une nouvelle alliance de Dieu avec l’humanité. L’union du Christ avec
l’humanité dans l’Église est le signe vivant, permanent et actuel du salut. C’est la
construction du corps du Christ ou la réalisation progressive de l’unité du genre humain.
On voit ainsi que le Christ, dans l’économie de l’incarnation rédemptrice, ne peut être
dissocié de l’Église :

«  Si grande est cette unité, que l’Église apparaît constamment personnifiée. Elle est la
fiancée, l’épouse que le Christ s’est choisie, pour l’amour de laquelle il s’est livré, qu’il a
purifiée par le baptême. Elle est «  le peuple élu  » elle est «  le fils de Dieu  »... »206

L’Église est alors le signe corporel et l’expression des noces de Dieu avec l’humanité
grâce à l’incarnation rédemptrice du Christ. En Jésus-Christ, Dieu par son amour
inconditionnel de l’humanité se lie de manière intime à la destinée historique des membres
de l’humanité réunis par l’Esprit dans un espace où les différences se conjuguent en vue de
la communion. Ainsi l’Église est le nouveau peuple de Dieu, le Corps du Christ, l’Épouse
du Christ, le temple de l’Esprit Saint, la famille de Dieu, le peuple de la Nouvelle
Alliance, le véritable Israël de Dieu, « la race de ceux qui honorent Dieu », le Sacrement
de l’unité du genre humain. Elle est la transfiguration de l’humanité selon l’Esprit du
Christ. Le Christ, par son incarnation rédemptrice, apporte à l’humanité l’espérance de la
réalisation de son unité qui est un don de Dieu et une œuvre jamais achevée des membres
de cette humanité.
205
Ibid., p. 32.
206
Ibid., pp. 33-34.

108
II.2.2. L’Église, sacrement de l’unité du genre humain.

L’Église, selon Henri de Lubac, est la réunion spirituelle de l’humanité en Jésus-Christ,


pierre angulaire du nouveau temple de Dieu dans l’histoire. Dans le premier Testament, le
temple est l’espace sacré et le signe de la présence de Dieu au milieu de son peuple.
L’étonnante révélation évangélique est qu’un homme du premier siècle de l’ère
chrétienne, selon le témoignage de foi de ses disciples, ait pu affirmer qu’il était plus
grand que le second temple de Jérusalem. En effet, avec l’avènement du Christ disant de
lui-même qu’il y a plus grand que le temple (Mt 12, 6), celui-ci peut disparaître et laisser
la place à ce signe vivant de la présence de Dieu au milieu de son peuple.
L’espérance chrétienne du salut tient en une parole de foi envers la parole de Jésus en Jn 2,
19-21 : «  Détruisez ce temple, dira Jésus, et Je le relèverai en trois jours ». En parlant de
son corps Jésus annonçait la résurrection ; et l’on peut donc penser dans le cadre d’une
ecclésiologie du corps du Christ, que Jésus-Christ est le signe vivant de l’union de Dieu
avec l’humanité. Désormais, avec Jésus-Christ échappant aux dimensions spatiales et
temporelles par sa résurrection, la présence de Dieu au sein de l’humanité est liée à cette
Personne. Par son itinéraire spirituel terrestre, Jésus-Christ a noué avec l’ensemble de
l’humanité des liens qui unissent les hommes avec Dieu de manière authentique,
personnelle et communautaire. Désormais tout disciple de Jésus-Christ est membre du
corps du Christ et temple de Dieu. Habité par l’Esprit du Christ, le corps du disciple est le
sanctuaire de l’Esprit Saint. Réunis par l’Esprit Saint, les disciples du Christ forment un
unique Corps qui prolonge dans le temps les effets de l’incarnation rédemptrice du Fils
venu à la rencontre des hommes pour leur révéler l’amour inconditionnel du Père.
L’Église est donc la nouvelle présence de Dieu en Jésus-Christ et en ses disciples,
présence qui se répand dans toutes les dimensions de l’univers habité. Dans l’Église,
Jésus-Christ, par la voix et la main de ses disciples, se communique à tous ceux qui
accueillent sa bonne nouvelle d’unité du genre humain. L’Église, selon Henri de Lubac,
est ainsi une réalité eschatologique qui s’incarne dans l’histoire et prend la forme d’un
rassemblement d’enfants de Dieu espérant l’avenir absolu de l’humanité. Ce
rassemblement d’enfants de Dieu concerne l’humanité dans sa destinée globale et
communautaire, en lien universel avec Jésus-Christ, son Sauveur, car selon saint Maxime

109
que cite longuement Henri de Lubac, l’Église est la réunion spirituelle de l’humanité en
marche vers la restauration et l’achèvement de son unité :

«  Hommes, femmes, enfants, profondément divisés sous le rapport de la race, de la nation,


du genre de vie, du travail, de la science, de la dignité, de la fortune... Tous, elle les
recrée dans l’Esprit. A tous également elle imprime une forme divine. Tous reçoivent
d’elle une nature unique, impossible à rompre, une nature qui ne permet plus qu’on ait
désormais égard aux multiples et profondes différences qui les affectent. Par-là tous sont
élevés et unis de façon véritablement catholique. En elle nul n’est le moins du monde
séparé de la communauté, tous se fondent pour ainsi dire les uns dans les autres, par la
force simple et indivisible de la foi... Le Christ est aussi tout en tous, lui qui enferme tout
en lui selon la puissance unique, infinie, et toute sage, - comme un centre où convergent
les lignes -, afin que les créatures du Dieu unique ne demeurent point étrangères ou
ennemies les unes par rapport aux autres, n’ayant pas de lieu commun où manifester leur
amitié et leur paix.  »207

L’Église, selon Henri de Lubac, est donc la convocation de la totalité des membres de
l’humanité à un avenir absolu où l’Esprit de Dieu recrée la nouveauté radieuse de la
fraternité en Christ. En révélant à tous leur identité d’enfants de Dieu, elle est l’unique
réalité du salut qui unifie en Dieu les multiples différences sociales, économiques,
religieuses et culturelles, ainsi que les contradictions de l’humanité. Elle est le chantier où
se construisent l’unité, la paix, la justice et l’amitié entre les membres de l’humanité réunis
par l’Esprit.
Les tâches de l’Église ont ainsi un caractère universel et concernent la destinée commune
et transcendante de l’humanité. L’Église, dans cette perspective bien illustrée par Henri de
Lubac, a pour vocation d’humaniser le monde et l’histoire. Pour elle, humaniser le monde,
c’est veiller à la qualité des relations interpersonnelles et sociales des enfants adoptés par
Dieu en Christ pour achever son œuvre de salut dans le monde.

Cette œuvre de salut consiste à libérer l’humanité de sa dispersion par le don de l’Esprit
qui «  va rétablir en effet entre les hommes une mutuelle intelligence, chacun comprenant
dans sa langue la vérité unique qui doit le réunir aux autres  ».208

La mission unificatrice de l’Église est confiée au collège des Douze et à leurs successeurs :
ils « doivent aller partout, enseignant toutes les nations et les ramenant à l’unité. Chacun
d’eux parle toutes les langues, parce que l’Église est une, qui doit un jour louer Dieu dans
toutes les langues de la terre  ».209

207
Maxime, Mystagogie, c.1 ; cité ibid., p.30.
208
Ibid., p. 31.
209
Ibid., p. 32

110
Humaniser le monde c’est pour l’Église l’arracher à toutes les divisions qui la menacent de
destruction en le faisant concourir à toutes les expressions humaines de son unité.
L’Église, en incarnant dans le monde l’unité symbolique du genre humain, est le peuple de
la nouvelle alliance dont les membres sont issus de toutes les Nations de la terre. L’Église
est dès lors cet «  organisme social animé par l’Esprit du Christ  ».210 Essentiellement
social, mystique et spirituel, le salut passe par la constitution d’une communauté unifiée
dans l’Esprit du Christ. Communauté spirituelle ouverte à tous les disciples du Christ de
toutes nations, l’Église est le lieu où tout membre de l’humanité est appelé à entendre la
bonne nouvelle et à s’engager pour la réunion spirituelle de l’humanité. Lieu de ralliement
spirituel, elle est présente toujours et partout où la bonne nouvelle de l’unité des enfants de
Dieu, une fois entendue, suscite un enfantement de l’humanité à la vie divine. Comme une
Mère, elle met au monde et garde en son sein ceux qui, en Jésus-Christ, reconnaissent
Dieu pour Père.

«  Certes, - la remarque en a été faite souvent - de même que la chrétienté n’est pas
l’Église, l’Église en tant que visible n’est pas le royaume, elle n’est pas non plus le corps
mystique en son achèvement, bien qu’elle soit déjà réellement ce corps dont la sainteté
rayonne à travers sa visibilité même. »211

L’Église, assemblée des disciples du Christ provenant de toutes les Nations de l’univers
habité, réunis par l’Esprit du Christ en un même espace d’écoute de la bonne nouvelle,
transcende les Églises institutionnelles, avec le poids de leurs réalités culturelles.

Elle est un « vaste système d’échanges spirituels, invisibles à ceux qui le constituent et
que Dieu seul connaît ».212

Mais l’Église, institution historique, gagne t’elle à être perçue comme une médiation
divine provisoire dont le rôle se limite à offrir un cadre où le salut offert par le Christ est
accueilli d’une manière à la fois personnelle et communautaire ?

Compte tenu de ce double aspect, l’Église peut aussi être perçue comme «  ce mystérieux
organisme qui ne sera pleinement actualisé qu’à la fin des temps  ; non plus le moyen pour
unifier en Dieu l’humanité, mais la fin elle-même, c’est-à-dire cette unité consommée.  »213

210
Ibid., p. 36.
211
Ibid., p. 42.
212
Ibid., pp. 44-45.
213
Ibid., p. 45.

111
C’est en ce dernier sens que l’Église est la réunion spirituelle de l’humanité. Cependant
Henri de Lubac donne des précisions importantes sur le rapport vivant et analogique entre
l’Église en ses commencements et en son ultime vérité :

«  L’Église terrestre n’est pas seulement le « vestibule  » de l’Église du ciel. Elle est un
peu comme le tabernacle du désert en face du temple de Salomon. Elle est la patrie dans
un rapport d’analogie mystique où nous devons voir le reflet d’une identité profonde.
C’est en effet la même cité qui se construit sur terre et qui a déjà son fondement dans le
ciel, et saint Augustin, qui nous a enseigné la plupart des distinctions précédentes,
s’écriait pourtant à juste titre : « L’Église actuelle, c’est le royaume du Christ et le
royaume des cieux  !  » Et pareillement, « sans posséder la plénitude de sa taille, l’Église
de la terre est déjà le Corps du Christ, son Corps social et mystique.  » 214
L’Église du Christ, en ses humbles commencements comme en son ultime réalisation,
invisible, trouve déjà son unité en Christ, unique chemin de salut. Incarnée dans le temps,
l’Église du Christ rend visible le corps du Christ qui parle les langues de toutes les nations
de la terre. Invisible pour le croyant, l’Église est la présence mystérieuse dans le monde du
Christ qui l’anime de son Esprit. Elle est l’image agissante et salutaire du Christ,
communiquée aux membres de l’humanité. Par leurs réponses variées, personnelles et
libres à l’initiative gracieuse de Dieu, ses membres se constituent en signes vivants qui
rendent présente au monde l’Église, « Sacrement » du Christ. Poursuivant et continuant
l’œuvre du salut du Christ, cette Église veille sur l’unité du genre humain.

Dès lors manquer d’amour, «  c’est déchirer l’Église, cette tunique sans couture que le
Christ a voulu revêtir pour demeurer parmi nous. C’est déchirer, autant qu’il est possible
à l’homme, le corps même du Christ. C’est s’attaquer à la société même du genre humain.
En fait, c’est se condamner à périr, en se retranchant soi-même de l’arbre de vie.  »215

Au contraire, avoir le souci de l’unité de l’humanité, c’est, selon Henri de Lubac, être un
« ecclésiastique » dont l’amour clairvoyant pousse l’Église à répandre la paix du Christ sur
toute la création.
Comment l’Église, Sacrement de l’unité du genre humain, répond-elle à l’attente des
membres de l’humanité, après deux mille ans d’évangélisation ?

II.2.3. L’Église dans le contexte du monde.

214
Ibid., p. 47.
215
Ibid., p. 53.

112
Selon le théologien Henri de Lubac, l’Église, réunion spirituelle de l’humanité, indique la
manière à la fois traditionnelle et novatrice de comprendre le salut, arrachement de
l’humanité aux divisions fratricides. En effet, l’histoire de cette humanité est parsemée de
divisions nationales, internationales, culturelles, linguistiques, religieuses, économiques et
sociales. Ces divisions sont le résultat d’options politiques antagonistes, de rivalités et de
conflits d’intérêts. Les biens de la création destinés à tous les enfants du Père sont
détournés au profit d’intérêts particuliers qui s’imposent aux autres par la force et
l’injustice institutionnalisées. Des inimitiés entre les peuples, durcissant leurs différences
culturelles, ont suscité au cours de l’histoire humaine des blocs antagonistes rivaux.
L’oppression des puissants et des nantis marginalise une large majorité des enfants du Père
qui vivent dans des conditions infra- humaines. Dans notre monde, le mal par excellence
est la division de l’humanité en groupes antagonistes rivaux. Ce mal a pris des formes
monstrueuses au cours de l’histoire. Le mal de la division de l’humanité est la négation de
la solidarité entre ses membres.
Or dans une théologie du salut en Jésus-Christ, Dieu son Père veut par amour se rendre
solidaire de toutes les victimes de la division de l’humanité. L’annonce de la bonne
nouvelle par son Fils est une recréation de la communion fraternelle. Par la proclamation
de la réunion spirituelle de l’humanité, par l’anticipation de la communion fraternelle et
par des signes de solidarité avec l’humanité, Jésus-Christ annonce la fin des divisions au
sein de l’humanité, et cela par l’Église, sacrement de l’unité du genre humain. Car, selon
ce qui est proposé par Henri de Lubac, c’est à travers l’Église envisagée comme réunion
spirituelle de l’humanité, qu’est mis en question l’ordre social de l’humanité dominé par
les divisions, l’injustice, l’exclusion, la violence et l’exploitation des faibles par les
puissants. Cette Église est, de fait, la communauté que le Père suscite dans l’histoire pour
déraciner l’égoïsme ou l’individualisme au cœur de l’humanité. Ses membres sont des
enfants du Père, qui en adhérant au Christ participent au nouvel ordre social et spirituel
que Dieu apporte à l’humanité. L’Église est l’offre divine d’un corps social qui prolonge,
dans le temps et l’espace, la venue dans le monde du Père par son Fils, présent dans la
mémoire des croyants par le don de l’Esprit Saint. Lieu d’appropriation personnelle et
communautaire du salut offert par le Père, elle est l’instance de recréation et de
transformation de l’humanité selon l’Esprit du Père et du Fils. Elle est le milieu où
l’humanité fait l’expérience de la gratuité du don du Père dans l’événement historique de
la venue rédemptrice de Jésus-Christ qui inaugure, avec le don de l’Esprit Saint, la

113
nouvelle création et la nouvelle humanité. Car cette venue rédemptrice de Jésus-Christ
dans l’histoire humaine a donné naissance à un peuple nouveau, constitué d’enfants du
Père qui sont libérés de leurs divisions et appelés à prendre place dans l’Église, corps
fraternel du «  premier-né d’une multitude de frères  » (Rm 8, 29). Préfiguration du monde
nouveau à venir, cette Église est déjà un signe de réunion spirituelle au sein de l’histoire
humaine. Elle manifeste et annonce par sa vie fraternelle, sa prière, son enseignement et
ses sacrements, le salut offert par le Père en Jésus-Christ et qui prend corps dans de
nouvelles relations entre les humains. Universelle et spirituelle, elle dépasse le cadre étroit
de tout nationalisme et de tout cosmopolitisme.
Henri de Lubac souligne la radicale originalité de l’Église au sein du monde :
«  Dès le début, par toute sa structure intime et visible aussi bien que par l’idée qu’elle a
d’elle-même, l’Église est à part, hors du cadre des religions hellénistiques. A la fois
ouverte et centrée au maximum, elle offre à l’observateur un type de société irréductible à
tout autre.  »216

L’Église n’est pas un groupe humain où les membres s’associent pour s’assurer un salut
individuel. Elle est l’expression sociale d’une réalité spirituelle : le Père, par une libre
initiative, réunit ses enfants pour leur communiquer sa vie d’unité. C’est lui qui, en
communiquant cette vie d’unité, gage de son union avec l’humanité réalisée par
l’incarnation rédemptrice du Fils, se révèle comme fondement ultime et absolu de la
relation sociale des membres de l’humanité.

En effet, «  l’acte rédempteur et la fondation de la société religieuse sont étroitement


soudés. Ces deux œuvres du Christ à vrai dire, n’en font qu’une. »217

Quant au Christ, en sauvant le monde, il crée les conditions nécessaires à l’émergence


d’un espace commun à tous les membres de l’humanité. Cet espace d’échange et d’union
est une société religieuse où règne la paix entre les membres jusque-là divisés de
l’humanité. L’Église, signe d’un lien de paix, est le lieu où le Père, grâce à son Fils,
rejoint le monde pour conduire les membres de l’humanité à l’unité.
Comme Église visible, elle est le signe de ce lien de paix entre frères réunis par la Parole
du Fils, les sacrements et l’engagement de transformer l’histoire humaine en un lieu de
justice sociale, de respect et de sécurité. Corps invisible du Fils, l’Église relie aussi les
autres membres de l’humanité dans la plénitude de l’amour de Dieu qui se donne dans le
216
Ibid., p. 38.
217
Ibid., p. 38.

114
secret des engagements humains au-delà du dogme, de la hiérarchie et des styles
communautaires ecclésiaux.

Henri de Lubac souligne que, sans être une entité indépendante et préexistante à l’œuvre
du salut du Fils, l’Église «  n’est pas une simple fédération d’assemblées locales. A plus
forte raison, n’est-elle pas la simple réunion de ceux qui, chacun pour son compte, se
seraient ralliés à l’évangile et mettraient ensuite leur vie religieuse en commun, soit selon
leur plan personnel ou les indications des circonstances, soit selon les prescriptions du
Maître. Elle n’est pas un organe extérieur créé ou adopté après coup pour la communauté
des croyants. »218

L’Église est, dans le monde, la totalité du peuple de Dieu. Elle ne se réduit pas à une
assemblée locale de croyants ou à un groupe de volontaires inspirés et motivés par la
lumière de l’Évangile. Elle est la convocation de tous ceux qui ont entendu l’appel du Fils
à faire partie de ce rassemblement de femmes, d’hommes et d’enfants se donnant au Père
par amour. Une telle Église qui «  appelle tous les hommes pour les enfanter à la vie
divine, à la lumière éternelle »219 ne peut être qu’une réalité visible et vivante comparable
à une mère, qui garde dans son sein, engendre et nourrit. Mais il faut en même temps se
rappeler la formule citée plus haut :

«  de même que la chrétienté n’est pas l’Église, l’Église en tant que visible n’est pas le
royaume, elle n’est pas non plus encore le Corps mystique en son achèvement, bien
qu’elle soit déjà réellement ce Corps, dont la sainteté rayonne à travers sa visibilité
même.  »220

L’Église ne s’identifie pas avec la société qui se profile à l’ombre de sa présence


historique. Elle annonce la construction du règne de Dieu dans le monde, tout en étant la
forme imparfaite de réalisation de ce règne. Corps mystique du Christ, elle manifeste déjà
le déploiement de la nouvelle humanité en Christ, sans être pourtant l’accomplissement
plénier de cette nouvelle humanité.
Elle est la communauté des croyants en marche vers les inépuisables ressources de la foi
chrétienne. En son mystère, elle dévoile et cache la présence du Dieu infiniment plus
grand que tout. L’Église, «  assemblée résultant de la réunion des peuples  »,221 est la
maison et la mère accueillante qui offre aux enfants de Dieu provenant de toutes les
nations le nécessaire pour leur régénération spirituelle.
218
Ibid., p. 38.
219
Ibid., p. 40.
220
Ibid., p. 40.
221
Ibid., p. 42.

115
Elle est, à la fois, institution historique marquée par les limites de ses membres et « vaste
système d’échanges spirituels, invisible à ceux mêmes qui le constituent et que Dieu seul
connaît  ».222

Elle est à la fois moyen et fin du salut. En tant que moyen, elle est un « groupement aux
lois arrêtées et aux frontières délimitées ».

«  Moyen nécessaire, moyen divin, mais provisoire comme tout moyen. Tandis que dans le
second cas, Épouse ne faisant plus qu’un avec son Époux, elle est ce mystérieux
organisme qui ne sera pleinement actualisé qu’à la fin des temps  ; non plus le moyen pour
unifier en Dieu l’humanité, mais la fin elle-même, c’est-à-dire cette unité consommée.  »223

La mission de l’Église, dans le contexte du monde, est de rendre présent à l’humanité


sauvée Jésus-Christ, par l’annonce de l’évangile. L’Église est le lieu où tout membre de
l’humanité est appelé à entendre la bonne nouvelle qui le décide à s’engager comme
disciple du Christ. Un disciple invité et rassemblé avec d’autres en vue du règne de Dieu.
Elle est toujours visible partout où la bonne nouvelle du salut suscite un enfantement des
membres de l’humanité à la vie divine et à la vie fraternelle en Christ. Comme une mère,
elle met au monde ceux qui, en Jésus-Christ, reconnaissent Dieu pour Père selon la belle
formule de Saint Cyprien :

«  Il ne peut avoir Dieu pour Père, celui qui n’a pas l’Église pour Mère. »224

Mais comment ceux qui reconnaissent Dieu pour Père sont-ils engendrés, nourris et
restaurés par l’Église, Mère de tout enfant de Dieu ?
La réponse sera l’objet de la section suivante consacrée à la vie sacramentelle.

II.2.4. La réunion spirituelle de l’humanité et les sacrements.

«  Étant des moyens de salut, les sacrements doivent être compris comme des instruments
d’unité. Réalisant, rétablissant ou renforçant l’union de l’homme au Christ, ils réalisent
ou renforcent par-là même son union à la communauté chrétienne. Et ce second aspect du
sacrement, aspect social, est si intimement uni au premier, qu’on peut dire quelquefois

222
Ibid., pp. 44-45.
223
Ibid., p. 45.
224
Saint Cyprien, De catholicae Ecclesia unitae, c.6 ; c.5 (Hartel, p. 214) Epist. 47 et 74 Bayard, t.2, p.
117 et 284 cité Ibid., p. 41.

116
tout aussi bien ou même qu’en certains cas on doit dire plutôt, que c’est par son union à
la communauté que le chrétien s’unit au Christ.  » 225

Pour comprendre cela, partons de l’idée que la communauté chrétienne appartient au


Christ. En s’unissant à chacun de ses disciples, Il les unit entre eux de façon à les faire
participer à l’unique vie qui découle de Lui. Ainsi la communauté chrétienne est le temple
de Dieu d’où jaillit la source de vie de l’humanité unie dans le Christ. La communauté
chrétienne, grâce à son lien avec Jésus-Christ, est devenue la Maison où le Ressuscité vit
et se tient pour servir les besoins spirituels de son peuple. Demeure de Dieu parmi les
hommes, la communauté chrétienne prolonge l’incarnation du Fils qui, bien présent dans
l’histoire de l’humanité, fait progresser celle-ci vers l’unité. Lieu de communication et de
communion avec le Père révélé par Jésus-Christ, elle est l’espace spirituel où les membres
de l’humanité appelés par le Christ sont unis entre eux par son amour sauveur.
Or, par l’eau du baptême, chaque membre de l’humanité appelé par le Christ reçoit, dans
son ouverture au message du salut et dans sa réponse à l’appel du Christ, la nouvelle vie
d’union avec le Christ qui fait de lui un fils adopté par Dieu et un membre du corps social
et mystique du Christ. Nouveau temple pour tous les disciples provenant de toutes les
Nations, la communauté chrétienne est la nouvelle synagogue du nouveau peuple de Dieu.
Espace de réunion spirituelle de l’humanité, elle est donc le lieu privilégié où l’union du
baptisé avec le Christ se traduit par une participation sacramentelle à la mort et à la
résurrection corporelle du Christ. Plus largement, par les divers sacrements de l’Église, la
vie corporelle du disciple du Christ est greffée en permanence sur le corps de Jésus mort et
ressuscité. Ainsi le baptisé reçoit la croissance et le soutien de sa vie d’union au Christ
grâce à «  l’Eucharistie qui fait l’Église ».226
En communiant au corps sacramentel du Christ, tête du corps ecclésial, les disciples sont
unis à Lui. Le Christ est solidaire de ses frères qu’il assimile à Lui. Le chrétien, en
s’unissant dans la foi à l’Église qui donne l’eucharistie, participe donc à l’unique repas qui
donne la nouvelle vie d’unité en Christ.
De façon générale, selon Henri de Lubac, les sacrements ont une structure ecclésiale. Leur
finalité n’est pas d’établir un rapport purement individuel entre le disciple et le Christ. Les

225
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. Cerf, Paris, 1983, p.57.
226
« L’eucharistie fait l’Église » expression centrale dans Henri de Lubac, «  Corpus mysticum  »
l’eucharistie et l’Église au Moyen Âge. Étude historique, Aubier - Montaigne, Paris, 1944,
p. 299 « l’Église et l’eucharistie existent l’une pour l’autre, jour après jour : l’idée de l’Église et l’idée de
l’eucharistie doivent également réagir l’une sur l’autre profondément, avec une impulsion mutuelle.  »

117
sacrements sont une invitation à s’approprier socialement le mystère de l’humanité en
Christ.

«  Ainsi la grâce que produisent et qu’entretiennent les sacrements n’établit-elle pas un


rapport purement individuel entre l’âme et Dieu ou le Christ, mais chacun la reçoit dans
la mesure où il s’agrège, socialement, à l’unique organisme où coule la sève
fécondante. »227

Sur le fond de ces remarques, nous arrêtons- sous la conduite de Henri de Lubac, au
baptême, à la pénitence et à l’eucharistie.
Être baptisé, c’est recevoir en partage la vie de fils adopté par le Père. C’est cultiver le
rapport fraternel avec les membres de l’humanité associés au mystère pascal de Jésus-
Christ, Sauveur du monde. Être baptisé, c’est recevoir dans le Christ une nouvelle identité
personnelle, sociale et mystique. C’est s’approprier la symbolique du geste christique de
serviteur de l’unité de l’humanité dans l’Église elle-même, sacrement de l’unité du genre
humain.. Être baptisé, c’est déjà entrer, sans la moindre contingence sexuelle, culturelle ou
sociale, dans l’unique peuple de Dieu en marche vers son unité et sa communion avec son
Créateur et Sauveur.
L’Église, dans l’économie sacramentaire selon Henri de Lubac, est la société de l’Esprit
du Christ s’incarnant dans le monde pour se rendre présente à l’humanité par
l’engagement des baptisés :

«  Le premier effet du baptême, par exemple, n’est autre que cette agrégation à l’Église
visible. Être baptisé, c’est entrer dans l’Église. Fait essentiellement social, et même au
sens d’abord extérieur du mot. Les conséquences n’en seront pas simplement juridiques,
mais aussi spirituelles, mystiques, parce que l’Église n’est pas une société purement
humaine : d’où le «caractère» baptismal, et lorsque toutes les autres conditions requises
sont présentes, la grâce de la régénération. C’est donc par sa réception dans la société
religieuse que le baptisé se trouve incorporé au Corps mystique. »228

L’initiation à la vie chrétienne est donc un acte éminemment social. Elle induit une foi
initiale au Christ Sauveur et un désir d’accueillir le don de l’Esprit d’unité en faveur de
l’humanité entière. Être baptisé, c’est entrer dans l’Église pour devenir responsable devant
le Père de l’unité de la race humaine. Ce rite sacramentel d’incorporation transforme le
baptisé en une créature nouvelle orientée vers la mise en œuvre d’une communion
fraternelle en Christ. Par son appartenance intime au Corps mystique du Christ, le baptisé
227
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. Cerf, Paris, 1983, p. 57.
228
Ibid., p. 58.

118
devient un autre Christ qui poursuit et continue l’œuvre du salut de Dieu dans le monde. Il
est incorporé dans l’Église, qui est ainsi la présence sociale du Christ dans le monde. Et
cette présence elle-même est l’expression symbolique de la médiation de Jésus-Christ
entre Dieu et l’humanité.
L’Église, par le sacrement du baptême, manifeste donc la volonté salutaire de Dieu de
rassembler les membres de l’humanité. Ceux qui entendent l’appel du Christ à s’unir et à
inscrire cette union dans une société fraternelle animée par l’Esprit Saint sont précisément
les membres de cette Église. Une ancienne inscription de Sixte III sur le baptistère romain
du Latran résume la mystérieuse unité de cette présence sociale du Christ au cœur du
monde :

«  Il naît pour le ciel un peuple de race divine, engendré par l’Esprit fécondateur de ces eaux.
La Mère Église enfante en ces ondes le fruit virginal conçu par la vertu de l’Esprit.
Aucune différence entre ceux qui renaissent  : ils sont un par un seul bain, un
seul Esprit, une seule foi.
Toi qui fus engendré dans ces eaux, viens à l’unité où t’appelle l’Esprit Saint
pour te livrer ses dons. »

Ainsi l’Église, par le sacrement du baptême, est la manifestation visible de la réunion


spirituelle de l’humanité. Un des premiers grands théologiens de l’Église, Irénée, évêque
de Lyon au deuxième siècle de l’ère chrétienne, disait déjà en termes symboliques :

«  L’Esprit ramenait ainsi à l’unité des tribus dispersées et offrait au Père les prémices de
toutes les nations. De même, en effet, que sans eau on ne peut faire, avec du froment sec,
une seule pâte, un seul pain  ; ainsi nous, qui sommes nombreux, ne pourrions-nous
devenir une seule chose dans le Christ, sans l’eau qui vient du ciel. C’est pourquoi nos
corps reçoivent, par le baptême, l’unité qui mène à la vie incorruptible, et nos âmes la
reçoivent par l’Esprit.  »229

Le symbolisme de l’eau évoqué par l’évêque de Lyon sert à désigner l’acte d’intégration
au corps ecclésial du Christ. Le baptême est le rite de passage qui structure l’identité
personnelle et sociale du membre de l’humanité qui s’unit au Christ et reçoit son Esprit.

229
Adv. Haereses, 3, 17, 2 (P.G. 7, 930; cité ibid., p. 60.

119
La structure ecclésiale du sacrement de pénitence se comprend, elle, dans la réintégration
du baptisé après qu’il se soit détaché du Christ en laissant le mal de la division s’insinuer
en lui. La réconciliation du pénitent repenti a en effet un caractère social. Le pardon
libérateur de Dieu a aussi un caractère ecclésial. La célébration de la réconciliation
requiert la présence d’un ministre, témoin du don du pardon qui n’appartient qu’au Père.
Or ce ministre de la réconciliation représente le Christ venu restaurer l’unité primordiale
de la communauté humaine. Il dialogue avec le pénitent repenti et pardonné pour
déterminer avec lui la manière de renouveler ses rapports avec le Père et le Fils dans
l’Esprit Saint pour se réconcilier avec ses frères en humanité. Par le ministre de la
réconciliation, l’Église demeure l’appui le plus assuré du pénitent qui se remet de nouveau
entre les mains du Père et s’ouvre à une relation renouvelée avec ses frères.

«  L’efficacité de la pénitence trouve une explication analogue à celle du baptême. Le lien


n’y est pas moins clair entre le pardon sacramentel et la réintégration sociale de celui qui,
par son péché, s’était séparé. Institution disciplinaire et instrument de purification
intérieure ne sont pas seulement associés en fait : ils sont unis, si l’on peut dire, par la
nature des choses. L’ancienne discipline exprimait d’une façon frappante ce lien naturel.
Tout l’appareil de la pénitence publique et du pardon montrait à l’évidence que la
réconciliation du pécheur est d’abord une réconciliation avec l’Église, celle-ci constituant
le signe efficace de la réconciliation avec Dieu. »230

La conversion d’un baptisé qui s’est séparé du Christ et de l’Église le fait « replonger
dans le milieu de grâce qui l’a intégré au Corps du Christ. C’est précisément parce qu’on
ne peut rentrer en grâce avec Dieu que si l’on rentre en communion avec l’Église, que
l’intervention d’un ministre de cette Église est requise normalement.  »231

Pour Henri de Lubac, l’eucharistie est le sacrement par excellence de la réunion spirituelle
de l’humanité. Mémorial du salut en Jésus-Christ offert par le Père, l’eucharistie est un
repas rituel qui crée un lien d’unité entre les convives du Christ ressuscité. Par le
sacrement de l’eucharistie, la communauté des baptisés réunis par le Christ rend visible et
tangible dans le temps et dans l’espace, la communion de ceux qui sont incorporés à lui et
qui participent à sa table, ouverte à tous les membres de l’humanité. Repas d’intégration,
l’eucharistie est l’expression de la communion des disciples à la mort rédemptrice du
Christ. Les disciples du Christ qui participent à ce repas d’alliance sont intégrés dans la
nouvelle parenté de la réunion spirituelle de l’humanité. L’eucharistie relie les baptisés au

230
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, Cerf, Paris, 1983, p. 62.
231
Ibid., p. 62.

120
Christ. La communion sacramentelle avec le Christ transforme et sanctifie les disciples
qui, en s’unissant à lui, participent à l’Esprit du Père et du Fils.
L’eucharistie réalise entre le Christ et les baptisés, une relation de communication de
personne à personne à l’intérieur d’un corps filial et fraternel. Comme le baptême, elle est
le sacrement du passage de la mort à la vie. Elle fait passer le disciple de la mort - une vie
centrée sur soi - à la résurrection - arrachement à l’individualisme et nouvelle vie avec les
frères du Christ.
Sacrement de la nouvelle alliance, elle ouvre ainsi le passage de la première alliance à la
réunion spirituelle de l’humanité, accessible à toutes les nations. Ceux qui participent à
l’eucharistie ne revendiquent pas leur appartenance à un peuple particulier sinon à celui du
Père. Ils viennent de tous les horizons et sont appelés à vivre ensemble. C’est par grâce
que le Christ les associe à son œuvre et les fait progresser dans son amitié et son intimité.
Sacrement de l’amour du Christ, sacrement de solidarité, l’eucharistie est l’espace spirituel
dans lequel le Christ se donne à ses disciples afin qu’ils se donnent eux-mêmes les uns aux
autres et que l’amour du Père soit tout en tous. Car en assumant la nature humaine et en
partageant la condition existentielle et historique de l’humanité pour apporter aux hommes
le lien d’unité et de paix, le Christ, initiateur de la nouvelle humanité, instaure une
nouvelle solidarité entre tous les enfants du Père formant en lui un seul Corps. Or c’est de
cette solidarité que l’eucharistie est le signe et l’expression.
Le concile de Trente, cité par Henri de Lubac, donne cet enseignement :

«  Le Christ a voulu faire de ce sacrement le symbole de ce Corps dont lui-même est la


tête, auquel Il a voulu nous rattacher comme ses membres par les liens les plus serrés de
la foi, de l’espérance et de la charité, afin de n’être tous qu’une seule réalité, sans jamais
de division.  »232

Le sacrement de l’eucharistie est ainsi le signe d’unité, le lien de charité et le symbole de


la concorde. La symbolique du Corps du Christ est inséparable du sacrement de
l’eucharistie. Le Père sauve l’humanité qui devient le Corps du Christ. Le symbole du pain
partagé par les convives à la table du Ressuscité et celui de la coupe unissant tous les
participants dans le sang du Christ traduisent l’union du peuple de la nouvelle alliance à
son Seigneur Un et indivisible. Le Corps eucharistique du Christ réunit l’humanité sauvée
de ses divisions et procure l’unité et la paix, fruits essentiels du Corps ecclésial. Car l’unité
du Corps du Christ, aux origines du christianisme historique, consacre la diversité des
232
A.A.Sedis, t .4,p. 615 ; cité Ibid., p.64.

121
hommes à qui Dieu apporte l’harmonie et la paix dans le mystère de sa vie, de sa mort et
de sa résurrection. Or le sacrement de l’eucharistie est l’expression de l’identité mystique
des disciples du Christ dans leur intimité avec le Corps du Christ, serviteur de l’humanité,
mort et ressuscité. Ce Corps vivant est donné en partage avec le signe du pain et du vin ;
Henri de Lubac en rappelle la signification traditionnelle :

«  de même que le Corps du Christ était signifié plus précisément par le pain, et son sang
par le vin, ainsi l’Église, qui est aussi le Corps du Christ, apparaissait signifiée par le
pain consacré, tandis que le vin changé au sang du Christ était naturellement le symbole
de la charité, qui est comme le sang où réside la vie de ce Corps.  »233

Célébrer l’eucharistie dans cette intelligence du mystère du Christ, c’était, pour les
premiers chrétiens, s’incorporer à l’Église, figure du Christ accomplie en chacun de ses
membres. Une telle pratique, depuis les lointaines années du christianisme naissant,
corrobore la vision sacramentelle de l’Église en tant que Corps du Christ. Henri de Lubac
cite abondamment des textes anciens de prières qui sont des témoignages de foi en la
fécondité spirituelle de l’eucharistie, action liturgique d’unité, de fraternité et de
communion.
L’eucharistie, sacrement d’unité, est ainsi l’un des gestes ecclésiaux par lesquels
s’accomplit la réunion spirituelle de l’humanité. Jésus-Christ, l’ancêtre de l’humanité
nouvelle, frère et ami de chaque disciple, se laisse par-là reconnaître comme le vivant par
excellence, mort et ressuscité en son Corps et pour son Corps qu’est l’Église. L’eucharistie
signifie et tout à la fois réalise la réunion spirituelle de l’humanité. L’action eucharistique
est le lieu de reconnaissance mutuelle pour les disciples du Christ. Elle est aussi l’acte
d’intégration des membres de l’humanité convertis, dans leur écoute du Christ, au mystère
du salut déployé en son Corps qu’est l’Église. Elle est vraiment le signe d’unité et le lien
d’amour du nouveau peuple de Dieu, invité et rassemblé. Actualisation et
accomplissement anticipés de la réunion spirituelle de l’humanité, l’eucharistie célébrée
est le lieu où le Christ ressuscité nourrit et donne la vie d’unité à son Corps qu’est l’Église.
Mais comment les sacrements, dans leur lien avec la réunion spirituelle de l’humanité,
sont-ils déjà des signes de la plénitude d’amour que Dieu veut offrir à l’humanité en Jésus-
Christ ?
Les sacrements, selon Henri de Lubac, sont des expressions personnelles et
communautaires du salut offert par le Père en Jésus-Christ. Signes du Père pour réunir
233
Ibid., p. 70.

122
l’humanité en un corps filial et fraternel, ils sont des célébrations par lesquelles le Père se
révèle et révèle la finalité de l’humanité. Médiations du salut, ils sont des actes
d’incorporation, d’intégration et d’union spirituelles avec le Christ sauveur.
Actes de célébration du salut par l’Église, ils sont chez Henri de Lubac des signes de la
réunion spirituelle de l’humanité qui mettent en œuvre dans le temps et dans l’espace le
dessein du Père d’arracher les membres de l’humanité à la division. Les sacrements
inscrivent la réunion spirituelle de l’humanité dans la vie quotidienne des hommes. Ils sont
des paroles et des gestes d’alliance qui orientent leur espérance vers leur union intime avec
Dieu. Appels à la vie d’enfants de Dieu, ils sont des actes de reconnaissance de l’action de
Dieu menant les membres de l’humanité à l’offrande libre d’eux-mêmes pour la
communion filiale et fraternelle. Accessibles aux disciples qui croient au Christ, ils les
font participer à l’annonce de Jésus-Christ dans le monde et dans l’histoire.
Selon Henri de Lubac, les sacrements mettent donc en œuvre l’initiative gratuite du Père,
de réunir l’humanité en Jésus-Christ par l’Esprit Saint. Car, nous l’avons vu, en assumant
la condition humaine, Jésus-Christ, par sa relation avec le Père, est la manifestation, en
faveur de l’humanité, de la vocation filiale de l’humanité. En Jésus-Christ, l’humanité
découvre qu’elle est créée à l’image du Père pour s’ouvrir à Lui et aux autres membres de
l’humanité.
Or par le sacrement de baptême, l’initiative gratuite du Père de réunir en Jésus-Christ les
membres de l’humanité divisés par l’individualisme prend la forme du don d’une nouvelle
naissance. Ceux qui accueillent dans la foi l’heureuse nouvelle de leur adoption filiale par
la grâce de l’avènement du Christ sont intégrés à son Corps ecclésial grâce à ce sacrement
de baptême. Par l’action de l’Esprit Saint, l’eau du baptême régénère les disciples qui ont
consenti à cette offre merveilleuse de la vocation filiale. Le symbolisme de l’immersion
fait participer à la mort et à la nouvelle vie du Christ vainqueur de la haine et de la mort :

«  Ne le savez-vous pas  : nous tous, qui avons été baptisés en Jésus-Christ, c’est dans sa
mort que nous avons été baptisés. Si par le baptême dans sa mort, nous avons été mis au
tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, de même que
le Christ, par la toute puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts » ( Rm 6, 35).

Le baptisé reçoit dès lors, à la suite de Jésus, la mission de proclamer sa foi dans le
monde, au service de la communion fraternelle. C’est en travaillant à la réunion spirituelle
de l’humanité qu’il met en œuvre la grâce de son incorporation au Christ.

123
Pour Henri de Lubac l’eucharistie est la récapitulation de tous les sacrements. Plus qu’un
rite de convivialité, elle exprime la réunion spirituelle de l’humanité, don de Dieu, geste
d’amour du Christ rassemblant à sa table l’humanité divisée. Le ministère d’unité du
Christ atteint son sommet dans le don de sa Personne, uni au don de tous ses disciples. La
communauté de cette table ouverte annonce par sa symbolique la rencontre amicale de
tous les peuples que le Christ invite pour le partage de sa destinée.
Nous devons dès lors nous demander en quoi ce nouveau peuple est précurseur de la
réunion spirituelle de l’humanité.

II.2.5. La réunion spirituelle de l’humanité et le nouveau peuple de Dieu.

La réunion spirituelle de l’humanité, projet de salut du Père en Jésus-Christ, est un fait


unique et incomparable dans l’histoire religieuse de l’humanité. Elle se présente comme
une finalité, transcendante et commune à la fois, qui prend en compte la condition non
seulement sociale mais aussi historique de l’humanité :

«  Depuis la création première jusqu’à la consommation finale, à travers les résistances de


la matière et les résistances plus graves de la liberté créée, en passant par une série
d’étapes dont la principale est marquée par l’incarnation, un même dessein divin
s’accomplit. D’où, en connexion étroite avec son caractère social, un autre caractère de
notre dogme, également essentiel  : son caractère historique. Si, en effet, le salut que Dieu
nous offre est le salut du genre humain, puisque ce genre humain vit et se développe dans
le temps, l’exposé de ce salut prendra naturellement la forme d’une histoire  : ce sera la
pénétration de l’humanité par le Christ.  »234

Cette histoire de « la pénétration de l’humanité par le Christ » englobe tout le passé du
cosmos et de l’humanité. Elle est largement éclairée par l’expérience religieuse du peuple
d’Israël. Ce Christ «  né d’une femme  » (Ga 4,4) n’est ni un mythe ni un principe
philosophique. Il s’enracine dans l’histoire personnelle d’une femme d’Israël. Solidaire de
toute l’histoire de son peuple, le Christ n’est pas une figure intemporelle et apatride. Né
comme tout homme, le Christ grandit au milieu de son peuple en assimilant son histoire,
ses coutumes, sa vie culturelle et son espérance religieuse.
Cet homme ordinaire qui va à la rencontre de ses compatriotes a la conscience vive de
vouloir les libérer de tout ce qui les divise. Mieux, il voudrait réunir tous ceux qui
écoutent sa Parole autour de son Père avec qui Il entretient une relation unique. Sa vie au

234
Ibid., pp. 110-111.

124
milieu de ses compatriotes est en effet la révélation de son Père dont la bonté foncière
dépasse infiniment tout ce que les hommes ont imaginé de son action dans l’histoire
religieuse d’Israël. Ce Père de l’homme Jésus est le Père de tous les hommes. Tous,
éloignés ou proches de lui, sont accueillis avec bienveillance, indulgence et bonté. Il est
relation inconditionnelle et ouverture à ses enfants qu’il aime avec tendresse. Loin qu’il
crée des murs entre ses enfants, sa joie est de les rassembler dans sa maison, pour se
donner à eux. En Jésus, Il manifeste la volonté de sauver ses enfants en les réunissant à
Lui par l’Esprit Saint.
Le Fils du Père, en s’engageant dans le temps et dans l’histoire d’Israël, suscite des
interrogations par ses paroles et ses actes, et attire l’attention sur l’identité de sa Personne
par rapport à l’espérance religieuse de son peuple. Sa génération se posait la question
suivante : était-il celui qui était annoncé par les prophètes pour opérer le rassemblement
d’Israël ?
Durant son ministère ordonné à la réunion spirituelle de l’humanité, Jésus a choisi le
groupe des Douze, figure accomplie des douze tribus d’Israël. Présents à chaque phase du
ministère de Jésus, ces Douze prennent le relais des douze tribus d’Israël. Disciples de
Jésus, messagers de la réunion spirituelle de l’humanité, ils sont les premiers frères de
Jésus. Ils sont les premiers que le Père adopte pour être les fondés de pouvoir de leur
Maître. Ils sont les premiers appelés à la suite de Jésus pour continuer son œuvre de
réunion spirituelle. Envoyés dans le monde, ils représentent le nouveau peuple de Dieu qui
prend corps comme le Christ au sein de l’humanité. En eux, l’humanité trouve un groupe
privilégié qui la relie à Jésus, l’homme véritable en qui Dieu se communique en parole et
par des actes pour réunir l’univers entier sous un seul chef (Ep 1, 3-14). L’auteur des
Actes des Apôtres présente la mission des Douze dans le prolongement du ministère de
Jésus. En effet, à la première Pentecôte chrétienne, les disciples de Jésus sont éclairés sur
la nature de l’œuvre du salut de Dieu en Jésus-Christ. Réunis en un même lieu, ils
reçoivent le don de l’Esprit Saint promis naguère au peuple d’Israël. Souffle vital du Père
inspirant les prophètes du peuple d’Israël, l’Esprit Saint est la puissance du Père, auteur et
acteur invisible des grands commencements de l’œuvre de création et de l’œuvre de
rassemblement du peuple de Dieu.
Après la Pentecôte, la prédication des disciples de Jésus amorce le récit d’un nouveau
commencement, la réunion spirituelle de l’humanité. Aboutissement et épanouissement du
ministère de Jésus, la Pentecôte est l’apparition d’une fraternité universelle qui dépasse la

125
seule nation d’Israël. Dans un nouvel ordre spirituel, la Pentecôte est la manifestation de
l’initiative du Père de créer un nouveau peuple sans détruire les valeurs humaines et
culturelles des peuples. Des pèlerins représentant «  toutes les nations qui sont sous le
ciel  » entendent dans leur langue maternelle la prédication des Apôtres. Ainsi se profile à
l’horizon la promesse d’une réunion spirituelle de l’humanité avec la reconnaissance de la
diversité des langues, des cultures et des sociétés.
La volonté du Père de se communiquer à tous les hommes se manifeste ainsi dans ce
nouveau peuple de Dieu grâce au corps parlant du Christ qui rassemble ceux qui sont
discrètement transformés par l’Esprit Saint. L’Esprit Saint donne ainsi naissance à
l’Église. Ce nouveau peuple constitué du groupe des disciples de Jésus mort et ressuscité
est l’Église née de l’Esprit Saint, et dont Henri de Lubac souligne la catholicité et la
communion.

«  Arche unique du salut, elle doit abriter en sa vaste nef toutes les diversités humaines.
Unique salle du festin, les mets qu’elle sert sont empruntés à toute la création. Robe sans
couture du Christ, elle est aussi - et c’est la même - la robe de Joseph, aux couleurs
bariolées. «  Lien de concorde indissoluble et de parfaite cohésion  », elle veut nouer une
gerbe abondante et drue. Elle sait que la multiplicité des coutumes qu’elle
consacre  « confirme l’unanimité de sa foi. », Que cette catholicité visible est l’expression
normale de sa richesse intérieure, et que sa beauté resplendit dans la variété. »235

Cette Église, une et diverse dans ses expressions culturelles, est la promesse déjà contenue
dans l’Esprit créateur du Père à l’aurore de la première prédication apostolique. Nouveau
peuple caractérisé par la solidarité interculturelle, elle révèle à l’humanité, lors de la
Pentecôte, le style fraternel de vie lié au mystère pascal de Jésus, le Christ.

Dans l’esprit de cette Pentecôte, elle est «  la forme que doit revêtir l’humanité pour être
enfin elle-même... L’Église est partout chez elle, et chacun doit pouvoir se sentir chez soi
dans l’Église. Ainsi le Christ ressuscité, lorsqu’il se manifeste à ses amis, prend le visage
de toutes les races, et chacun l’entend dans sa langue.  »236

Pour Henri de Lubac, l’Église est donc le contraire d’une « société close ». Elle est
vraiment une « société ouverte » dans laquelle les rapports fraternels transcendent les
mentalités et les catégories sociales et politiques. Elle défend la noblesse de l’unité du
genre humain et prend soin de la semence du Verbe semée dans toutes les zones
d’humanité. L’Église, nouveau peuple de Dieu, est bien le creuset où s’inaugure la réunion
235
Ibid., p. 254.
236
Ibid., p. 256.

126
spirituelle de l’humanité. Dès lors que le mystère de l’Église est destiné à tous, il reste à se
demander comment l’Esprit Saint rend présent au cœur de l’humanité, l’œuvre d’une telle
réunion.

II.2.6. La réunion spirituelle de l’humanité et l’Esprit Saint.

La réunion spirituelle de l’humanité évoque, chez Henri de Lubac, l’image du Christ en


expansion irrésistible au cœur de la création et de l’humanité. Or la tradition ecclésiale
attribue ce rôle d’expansion à l’action commune de l’Esprit Saint et de l’homme
transformé par l’événement de grâce qu’est la rencontre de Dieu avec l’humanité dans le
Christ :

«  L’Esprit que le Christ a promis aux siens de leur envoyer, son Esprit, est à la fois Celui
qui fait pénétrer l’évangile au fond de l’âme et Celui qui le répand partout. Il creuse en
l’homme de nouvelles profondeurs qui l’accordent aux "profondeurs de Dieu" et il le jette
hors de lui-même jusqu’aux confins de la terre  ; il universalise, il intériorise, il
personnalise et il unifie.  »237

L’Esprit Saint est l’Esprit de Jésus crucifié et ressuscité qui actualise sa présence au cœur
de la création. Précurseur de la réunion spirituelle de l’humanité, il anticipe le nouvel
ordre spirituel et fraternel de l’humanité recréée en Christ. Mémoire de la vie et de la
mission du Christ, il met en œuvre les promesses et les forces de vie contenues dans le
message pascal. L’Esprit Saint établit en effet les disciples comme témoins de Jésus-
Christ, dans le monde et l’histoire. Il les illumine intérieurement et élargit leurs espaces de
rencontres fraternelles.
L’Esprit Saint, selon Henri de Lubac, rassemble les disciples, qui reconnaissent que Jésus-
Christ est Sauveur, dans une communauté de foi et d’espérance, et c’est là qu’il commence
à libérer l’humanité de l’individualisme. Henri de Lubac écrit :

«  par la révélation chrétienne, le regard que l’homme porte sur soi s’est élargi du même
coup. Désormais, l’unité humaine est conçue. L’image de Dieu, l’image du Verbe, que le
Verbe incarné restaure, à laquelle il rend son éclat, c’est moi-même, et c’est l’autre, - et
c’est tout autre. C’est ce point de moi-même qui coïncide avec tout autre, c’est la marque
de notre commune origine, et c’est l’appel à notre destinée commune. C’est notre unité
même en Dieu.  »238

237
Ibid., p. 295.
238
Ibid., p. 296.

127
Or c’est l’Esprit Saint qui promeut la communion fraternelle à travers la réunion
spirituelle de l’humanité. Le don de cet Esprit Saint, accueilli dans la nouvelle
communauté de foi et d’espérance issue de la première Pentecôte chrétienne, permet
d’abord de nommer Jésus-Christ Sauveur de l’humanité. En Lui l’humanité retrouve le
sens de sa destinée commune. Le témoignage des apôtres sur Jésus annonce la réunion
spirituelle de l’humanité. Et celle-ci, fruit de l’Esprit Saint, manifeste avec force la
puissance de vie de Dieu qui accomplit le mystère pascal de Jésus en suscitant le
témoignage des disciples du Christ pour assurer la présence aimante et accueillante du
Père dans l’histoire. L’Esprit Saint, à la Pentecôte, réalise l’immanence de Dieu dans
l’expérience intérieure de tous les membres de l’humanité potentiellement appelés à
accéder au monde restauré. L’œuvre du Christ et celle de l’Esprit Saint sont ainsi
intimement mêlées.

D’une part, «  En révélant le Père et en étant révélé par lui, le Christ achève de révéler
l’homme à lui-même. En prenant possession de l’homme, en le saisissant et en pénétrant
jusqu’au fond de son être, Il force à descendre lui aussi en soi pour y découvrir des
régions jusqu’alors insoupçonnées. Par le Christ la Personne est adulte, l’homme émerge
définitivement de l’univers, il prend conscience de soi.  »239

Et d’autre part, l’Esprit Saint achève l’œuvre de salut de Dieu dans la Personne du Christ
en instaurant l’Église sacrement universel du salut. En l’Église, le Père, qui s’est révélé de
façon définitive et irrévocable par l’existence humaine de Jésus, se manifeste dans le
monde pour le pénétrer du mystère du Christ. C’est au sein même de cette Église, animée
par l’Esprit Saint, que l’humanité dans la diversité de ses membres découvre le mystère du
Christ. Celui-ci, par sa venue dans le monde et par son mystère pascal, révèle la paternité
de Dieu qui n’abandonne pas son Fils livré à la mort. Or en le ressuscitant, le Père donne
une puissance de vie à son Corps qui se prolonge dans chacun des membres de l’humanité,
invité à devenir acteur de la réunion spirituelle du nouveau peuple de Dieu. Un passage de
Catholicisme aide à préciser la nature du salut apporté par le Christ dans l’œuvre de
l’Esprit Saint chez chacun des membres de son corps :

«  Si Dieu avait voulu nous sauver sans nous, le seul sacrifice du Christ y aurait suffi.
Mais l’existence du Sauveur ne suppose-t-elle pas déjà une longue collaboration de
l’homme  ? Un tel salut n’eût d’ailleurs pas été digne des personnes que Dieu a voulu que
nous fussions. Dieu n’a pas voulu opérer le sauvetage de l’humanité, comme d’une

239
Ibid., pp. 295-296.

128
épave  : il a voulu susciter en elle une vie, sa propre Vie. La loi de la Rédemption
reproduit ici la loi de la création  : il fallait que l’homme concourût à sa fin sublime, il
faut maintenant qu’il concoure à son rachat. Le Christ n’est donc pas venu se substituer à
nous - ou plutôt, cet aspect de substitution n’exprime que le premier temps de son œuvre -
mais nous mettre en mesure de nous hausser, par lui, jusqu’à Dieu. Non nous obtenir un
pardon extérieur - c’était chose faite, en principe, de toute éternité, et supposée par
l’incarnation même, car la Rédemption est un mystère d’amour et de miséricorde - mais
nous transformer intérieurement. L’humanité doit dès lors coopérer activement à son
salut, et voilà pourquoi, à l’acte de son sacrifice, le Christ a joint la révélation objective
de sa Personne et la fondation de son Église. A prendre les choses d’ensemble, Révélation
et Rédemption sont liées, et l’Église est leur unique Tabernacle.  »240

Nous pouvons désormais récapituler en quelques lignes la grande vision qui se dégage
finalement de Catholicisme.
Le dessein du salut du Père consiste à opérer l’unité du genre humain dans un monde
restauré. Cette réalité du salut atteint sa plénitude dans l’incarnation rédemptrice du Fils
Unique du Père. Le Fils, par sa mort en croix, détourne chaque membre de l’humanité de
sa vision individualiste du monde. Il révèle le Père se donnant entièrement en Lui pour
accomplir la vocation de l’homme. L’homme Jésus est l’image de Dieu (2Co 4, 4).

Les membres de l’humanité que Dieu a appelés sont « prédestinés à être conformes à
l’image de son Fils, afin que celui-ci soit le premier-né d’une multitude de frères  » (Rm 8,
29).
Les disciples du Christ qui accueillent le dessein de salut en Jésus-Christ constituent le
nouveau peuple de Dieu. En aimant Jésus-Christ, image et manifestation visibles du Dieu
invisible, ses disciples ont cru au Père qui les rejoignait d’une façon nouvelle. En écoutant
la voix du Père, portée par les paroles du Fils, les disciples de Jésus-Christ ont témoigné
dans le monde de la réalité nouvelle d’un peuple qui a réagi par une réponse active,
personnelle et communautaire au dessein de salut de Dieu. En adhérant à Jésus-Christ, ses
disciples forment la nouvelle famille de Dieu destinée à mettre en œuvre leur condition de
fils à l’image du Fils unique. Communauté de disciples qui donnent leur cœur au Père
dans leur attachement personnel au Christ, le nouveau peuple de Dieu est le moyen de
mission de l’Esprit Saint et le moyen de transmission de l’expérience de la rencontre de
Dieu avec l’humanité. Grâce à l’Esprit Saint vivant dans l’Église, le salut qu’apporte le
Christ à l’humanité est actualisé de manière permanente, effective et publique. Signe
accompli de l’unité du genre humain, l’Église, sous la conduite de l’Esprit, est le

240
Ibid., pp. 187-188.

129
sacrement universel du salut. Nul ne peut se sauver sans la lumière du Christ et sans la
grâce de l’Esprit.
Les Apôtres, témoins de la résurrection du Christ, ainsi que leurs successeurs, intendants
des mystères du salut, tous assistés par l’Esprit Saint, sont associés pour l’avènement de la
réunion spirituelle de l’humanité. Tous, au cours des interventions salutaires de Dieu dans
l’histoire humaine, avaient annoncé la révélation finale de Jésus-Christ et la fondation
dans l’Esprit Saint de son Église.

En effet, « Hors de l’Église, l’humanité s’essaye à rassembler ses membres. Depuis des
millénaires, un instinct puissant la pousse, à travers un chaos apparent de dispersions et
de rencontres, de chocs et d’aventures, de constructions et de désagrégations sociales,
vers une "  vie commune" qui traduise au dehors quelque chose de cette unité qu’elle sent
obscurément en elle. Mais - nous ne le constatons que trop - elle ne peut venir à bout de
toutes les forces d’oppositions qui sont partout à l’œuvre et qu’elle-même engendre et
ranime perpétuellement. »241

Mais les apôtres, assistés par l’Esprit Saint, sont désormais directement impliqués dans
l’œuvre de la réunion spirituelle de l’humanité. Plus largement, les hommes de bonne
volonté, inspirés par l’Esprit Saint agissant de manière secrète et discrète, ont tenté au
cours de l’histoire humaine et tentent encore de construire un monde unifié et solidaire.
Associés au mystère du Christ, ils travaillent à l’unité de l’humanité, en créant toutes les
formes de solidarité qui honorent la présence de l’Esprit en leurs actions. Cet effort est
confirmé par l’Église, « divine Maison bâtie sur le roc  ».242

«  Mais, ajoute Henri de Lubac, si l’Église - l’Église historique, l’Église visible et


hiérarchique - est aussi nécessaire pour transformer et achever l’effort humain, elle-même
n’est point achevée. Elle n’est pas même encore partout à pied d’œuvre. Il faut donc,
besogne urgente, qu’elle croisse, et que d’abord sa taille s’égale à celle de
l’humanité. »243

Et l’on doit en outre poser la question suivante : comment cette réunion spirituelle comble-
t-elle les attentes des hommes et des femmes qui, au-delà des lois de la création et de la
volonté humaine, espèrent l’union de Dieu et de l’humanité ?

II.2.7. La réunion spirituelle de l’humanité et l’eschatologie.

241
Ibid., p. 186.
242
Ibid., p. 187.
243
Ibid., p. 188.

130
Le mystère pascal du Christ éclaire la destinée de l’humanité qui, depuis toujours, aspire
au bonheur universel, un bonheur inconcevable sans des liens personnels et sans des buts
communs débouchant sur le partage et la communion. Henri de Lubac observe que la
communauté chrétienne née à Pâques, recevant la vie en plénitude du Père et par la
résurrection du Christ, a été conçue très tôt sous l’analogie d’une cité. Or cela vaut de
l’Église céleste elle-même ; Henri de Lubac écrit à ce propos :

«  Or, pas plus que l’Église militante n’était la simple réunion de ceux qui d’abord,
individuellement, se seraient donnés au Christ, cette Catholicité triomphante n’est le
simple résultat, la somme des élus. Unité réelle, unité trans-personnelle, c’est elle, à vrai
dire, qui voit Dieu, comme c’est elle qui, dans sa misère et sa dispersion première, était
cherchée par le Sauveur  ; elle qui ensuite, sous l’action de l’Esprit, s’édifiait peu à peu
dans les tribulations  ; elle enfin qui, dans son pèlerinage terrestre, vivait de la foi et sans
cesse priait Dieu. Sa clarté désormais n’est plus comme celle de la lune, indirecte et
intermittente : elle est la splendeur même du vrai soleil, le Christ en qui reluit toute la
divinité.  »244

La résurrection du Christ inaugure la participation de l’humanité à la vie de Dieu. Le


Christ, Fils du Père et fils d’Adam, en entrant « dans la condition de Dieu », ouvre le
chemin de la communion à ses disciples réunis par l’Esprit dans l’Église.
Par Jésus-Christ, la vie éternelle est promise à l’humanité rassemblée et unie en Dieu et
avec Dieu. L’Esprit Saint réunit l’humanité par le lien de la paix et de la communion.
Dans son action secrète et discrète, Il conduit l’humanité à une relation d’amitié et
d’intimité avec Dieu et le Christ dans son Église. Cette communion avec Dieu par la
médiation du Christ et de son Église reflète la participation de l’humanité au don de
l’Esprit Saint. C’est la nouvelle vie des baptisés autour de la table eucharistique du
Seigneur, qui débouche sur une fraternité sans frontières.

Cette communion avec Dieu «  unanimité, consommation de l’unité, qui est à la fois
l’image et l’effet de l’unité des Personnes divines entre elles. Non pas communauté
d’esprit, mais communauté de l’Esprit. »245

Le vœu suprême du Christ est l’unité de la communauté humaine pour le règne spirituel
du Père.
Cependant l’unité de cette communauté, aussi précieuse soit-elle, n’est pas l’objectif
ultime que Dieu assigne à l’humanité. Avec l’exaltation de l’humanité du Christ au rang
244
Ibid., p. 87.
245
Ibid., p. 89.

131
divin de Seigneur de toutes choses, une demeure spirituelle est promise aux membres de
l’humanité dans la cité éternelle. C’est dans cette cité que se réalise l’unité parfaite, « sans
extériorité comme sans confusion, sans multiplicité comme sans absorption ».246
L’analogie de la cité montre, on l’a vu, le caractère communautaire de cette unité parfaite
de l’humanité en Dieu et avec Dieu. Dans la cité de Dieu, c’est le Fils engendré par le Père
qui réunit toute l’humanité. Celle-ci trouvant en Lui le sens de sa destinée. Le Fils, pour
qui le Père crée l’humanité, l’accueille tout entière dans la cité du Grand Roi. Le Fils dans
l’Esprit Saint donne tout l’amour qu’il reçoit du Père en Lui offrant toute l’humanité.
La réunion spirituelle de l’humanité est ainsi envisagée dans sa portée eschatologique. Elle
est la participation gracieuse de tous les membres de l’humanité appartenant au Fils et à la
vie d’amour qui unit les trois Personnes de la Trinité. Henri de Lubac écrit dès lors :

«  La mystique chrétienne de l’unité est une mystique Trinitaire. La ressemblance qui doit
achever en tout esprit créé l’image divine n’est pas celle d’un Dieu Nature  : c’est celle du
Dieu dont l’être est charité ».247

La réunion spirituelle de l’humanité est ainsi à l’image du Dieu trinitaire de la tradition


chrétienne.

L’humanité, créée à l’image et à la ressemblance de ce Dieu, selon Clément d’Alexandrie


cité par Henri de Lubac, doit se hâter de se «  réunir dans le salut, dans la nouvelle
naissance, dans la charité une, à l’exemple de l’union qui règne dans l’unique nature de
Dieu.  »248

Cette réunion spirituelle de l’humanité évoque la réalité d’un temple unique où le Dieu
vivant et trinitaire accueille dans son amour les diverses générations humaines au cours de
leur marche vers le salut. Elle est aussi la manifestation de l’unité du Corps du Christ enfin
achevée. Et Henri de Lubac souligne que, au-delà de l’imaginaire de résurrections
personnelles sur fond de jugement particulier ou de jugement dernier, d’eschatologie
réalisée ou actuelle, la foi vivante de l’Église en l’essence sociale du salut a toujours été
constante chez les grands maîtres de l’eschatologie chrétienne.
Dans la perspective de la réunion spirituelle de l’humanité, tous les membres de
l’humanité sont appelés à entrer dans la plénitude de la vie tous ensemble. Le Christ ne

246
Ibid., p. 90.
247
Ibid., p. 89.
248
Clément d’Alexandrie, Protreptique, c.9 ( st., t. I, p. 65) cité Ibid., p. 91.

132
sera pleinement heureux qu’à la fin des temps quand tous ses frères, depuis le
commencement du monde, auront achevé leur course vers la cité du Grand Roi.

Et Henri de Lubac conclut : «  l’œuvre de Dieu, l’œuvre du Christ est une, militante,
souffrante, triomphante, il n’y a tout de même, en ces états distincts, qu’une seule Église.
Jamais nous n’en prendrons conscience assez vive. Distinguant mieux que plusieurs de
nos anciens le point de vue du temps et celui de l’éternité, nous ne serons plus tentés de
rien refuser aux élus de leur béatitude essentielle. Mais si nous nous plaçons, comme il le
faut bien, dans la perspective temporelle qui est ici-bas la nôtre, ne devons-nous pas dire
que l’unique Église reste inachevée jusqu’au dernier jour  ?  »249

De la création à l’eschatologie, en passant par la christologie, la pneumatologie,


l’ecclésiologie et la sacramentaire, le parcours que nous venons de faire nous a permis de
traverser tous les champs majeurs de la théologie dogmatique. Or nous avons pu le faire en
suivant à chaque fois le fil directeur que nous a offert le thème de la « réunion spirituelle
de l’humanité ». Il se confirme ainsi que ce thème – même s’il n’apparaît formellement
qu’au début du chapitre sur l’Eglise – permet de ressaisir dans toute sa cohérence la
pensée du Père Henri de Lubac sur le dessein de Dieu et sur son accomplissement dans
l’histoire de l’humanité. Il nous est ainsi possible de corroborer et même de compléter le
point de vue de Jean-Pierre Wagner que nous citions dans l’introduction générale et qui
évoquait en ces termes les chapitres I à IV de Catholicisme : « La première partie ne
cesse de déployer le thème de la solidarité ; nous pourrions presque parler d’une
solidarité intégrale, puisqu’elle est présentée à partir de l’unité du plan divin lui – même
tel qu’il se révèle à travers la création et la rédemption. 250 »
Ce thème de la « solidarité intégrale », ou plutôt – selon le langage que nous préférons ici
privilégier – de la « réunion spirituelle de l’humanité », est un thème qui n’est pas
seulement « déployé » dans certains chapitres de l’œuvre, mais il permet vraiment
d’exprimer l’unité de fond qui marque la pensée du Père de Lubac dans sa manière
d’envisager les différents aspects de la doctrine chrétienne.
Mais il faut aller plus loin encore, ou plutôt il faut encore en profondeur. L’importance du
thème de la « réunion spirituelle de l’humanité » ne se mesure pas seulement au fait qu’il
permet, à sa manière, de traverser tous les champs majeurs de la théologie dogmatique.
Elle tient, nous allons le voir, à son enracinement même dans le mystère du Dieu trinitaire
et de son œuvre dans l’histoire de l’humanité.
249
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, coll. « Unam Sanctam », Paris, Éditions
du Cerf, 1983, pp.103-104.
250
Jean-Pierre Wagner, Henri de Lubac, Paris, Editions du Cerf, 2001, p.155.

133
Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××

134
CHAPITRE III : LA « RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ »
ET LE MYSTÈRE TRINITAIRE.

Introduction.

Dans le chapitre précédent, nous avons confronté le thème de la réunion spirituelle de


l’humanité dans Catholicisme avec différents champs significatifs de la théologie
chrétienne. Le présent chapitre va développer le même thème en manifestant ses liens avec
le mystère trinitaire.
Cette tâche, il est vrai, est largement préparée par ce qui précède. Quelle que soit la
diversité des sujets abordés – depuis la théologie de la création jusqu’à l’eschatologie -,
nous devions à chaque page parler du Père ou du Fils ou de l’Esprit, ou encore de leurs
relations mutuelles et de leur action dans l’histoire des hommes. Mais le thème de la
réunion spirituelle de l’humanité doit être plus directement considéré dans son rapport
même à la théologie trinitaire. Certes, celle–ci fait traditionnellement l’objet d’un « traité »
au même titre que la « christologie » ou « l’ecclésiologie ». Cependant il nous est apparu
que la question ici abordée devait faire l’objet d’un chapitre spécial, précisément parce que
le mystère trinitaire est le mystère central de la Révélation chrétienne : c’est ce mystère
qui, du fait de ce caractère central, éclaire et unifie les différents aspects de la doctrine
chrétienne qui nous ont retenus dans le précédent chapitre.
Notre démarche s’appuiera sur Catholicisme (mais sans s’interdire tel ou tel
développement complémentaire dans la perspective des chapitres suivants). Elle suivra
d’abord un mouvement « descendant » : nous montrerons, sur la base du livre, comment
Dieu a commencé de se révéler à l’humanité dès avant la venue du Christ – le monde étant
envisagé comme création et comme première étape de la réunion spirituelle de l’humanité
- ; nous nous arrêterons ensuite sur la nouveauté du fait chrétien, lié à l’Incarnation et à la
Rédemption du Christ. Puis nous considérerons le rôle de l’Esprit et l’œuvre de l’Eglise en
tant qu’elle est habitée par la présence de Dieu. Or, par son accueil de l’Esprit et par la
communion mutuelle de ses membres, l’Eglise a vocation d’être unie au Fils qui est
chemin vers le Père : notre démarche suivra donc dans un second temps un mouvement
« ascendant », qui nous permettra de considérer à nouveau le mystère du Fils et de montrer
finalement ce qu’est, pour l’auteur de Catholicisme, la foi au Dieu un et trine.

135
Notre réflexion sur la réunion spirituelle de l’humanité en rapport avec le mystère
trinitaire voudrait ainsi refléter la conviction fameuse que Henri de Lubac héritait des
Pères grecs : «  Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu  ».

III.1. La révélation de Dieu avant la venue du Christ.

III.1.1. Le monde créé, premier espace de la réunion spirituelle de l’humanité.

Le monde créé est le milieu au sein duquel s’est développée l’invitation discrète du Père à
deviner sa présence aimante, respectueuse et gratuite dans son œuvre immense et variée.
Dans le monde créé, le Père fait discrètement signe à tous les bénéficiaires de son œuvre.
Objet de l’intelligence humaine, le monde est soumis à l’investigation et à l’usage de
l’humanité. Il est le premier lieu qui réunit l’humanité. Celle–ci, dans le processus de prise
en charge du monde, reconnaît dans la foi ou de façon intuitive ou conceptuelle, la
présence cachée du Père.
Il est vrai que, par moments dans certaines couches de l’humanité, le monde créé est
parfois perçu comme un lieu « désenchanté » ne révélant aucune présence du Père.
Indifférents, sceptiques, agnostiques et athées, dans leurs diverses perceptions du monde,
préfèrent des formes d’objectivité qui enlèvent au monde son statut théologal. Nous
préciserons leurs positions dans le chapitre IV.
Mais pour Henri de Lubac, le monde créé est bien l’espace de la destinée commune et
transcendante de l’humanité. 

«  Depuis la création première jusqu’à la consommation finale, à travers les résistances de


la matière et les résistances plus graves de la liberté créée, en passant par une série
d’étapes dont la principale est marquée par l’incarnation, un même dessein divin
s’accomplit.  »251

Le monde créé procède d’une intention libre et aimante du Père. Ce Père est tout. En
dehors de Lui, rien n’existe. Antérieur au monde, le Père est la source de vie sans cause et
sans origine. Puissance de vie permanente, le Père est à l’origine de tout ce qui existe en
dehors de lui. Selon Henri de Lubac, l’humanité, appelée par le Père à l’existence, est
tenue d’exercer sa liberté pour sauvegarder l’harmonie de l’univers dans le processus de
son développement humain. En effet, le Père poursuit au sein du monde un dessein
251
Ibid., p. 110.

136
unique, celui de réunir l’humanité pour lui communiquer par son Fils et par l’Esprit Saint
sa vie intime vécue sur le mode filial et fraternel.

Pour Henri de Lubac, l’histoire du salut « sera l’histoire de la pénétration de l’humanité


par le Christ ».252

Parce qu’elle est créée, l’humanité s’inscrit dans le dessein bienveillant du Père de la
constituer en solidarité interpersonnelle avec le Fils pour qui et par qui tout est créé.

Le Fils «  est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car en lui tout a été
créé, dans les cieux et sur la terre  » (Col 1, 15-16).

C’est donc par ce Fils que se réalisera le dessein bienveillant du Père.

Le monde créé, porté par cette finalité, est l’espace où « les faits ne sont plus seulement
des phénomènes, ils sont des événements et des actes. Quelque chose de neuf,
incessamment, s’opère. Il y a une genèse, une croissance effective, une maturation de
l’univers. Une création non seulement maintenue, mais continuée.  »253

La réalité permanente du monde créé suggère que le Père, de manière discrète et


personnelle, y œuvre pour poursuivre son dessein dans la trame du temps en composant
avec les avancées et les résistances de la liberté humaine. Le Père, en retrait de l’univers
créé, laisse aussi émerger les forces évolutives de la matière selon leur dynamisme propre,
ouvrant à l’humanité les perspectives d’un développement scientifique et technologique
capable d’aménager le monde créé de façon responsable.
De manière discrète et secrète, le Père continue de susciter des appels à la liberté humaine.
Ces appels du Père se déploient dans le temps par l’intermédiaire de ceux qui sont
interpellés dans le monde : prophètes, saints, savants, génies de tous genres, artistes,
humanistes, sages, fondateurs de communautés, éducateurs, promoteurs de paix et de
justice, bienfaiteurs de l’humanité... Le monde créé est le lieu où l’humanité dans son
existence sociale et historique est interpellée par les événements de sa réunion spirituelle.
Comment l’expérience de foi du peuple d’Israël prépare-t-elle la figure de Jésus-Christ,
Fils Unique du Père en qui l’humanité sera réunie par l’Esprit Saint ?

252
Ibid., p. 111.
253
Ibid., p. 113.

137
III.1.2. Les événements de réunion spirituelle dans l’histoire d’Israël.

L’expérience de foi du peuple d’Israël témoigne d’une conception historique du monde ,


« liée à la conception sociale du salut. Cette conception historique du monde s’enracine
comme elle dans la religion d’Israël. Yahvé est le Dieu vivant : Dieu de la conscience mais
aussi Dieu de l’histoire. Les Juifs croient que leur nation fut créée par Lui au Sinaï et
dispersée par Lui à la ruine de Jérusalem ; qu’il se servait ici de Moïse et là de
Nabuchodonosor. Comme Il a fait le passé, Il régira l’avenir et les destinées de son peuple
sont entre ses mains. »254

Israël, un peuple parmi d’autres, avait été choisi par le Père par amour. Par l’élection
d’Israël, Dieu a manifesté son désir d’être avec lui. Nommé par ce peuple, libérateur et
créateur de la totalité de la réalité, le Dieu d’Israël est le Père à la fois de la conscience et
de l’histoire de son peuple. Père de la conscience, le Dieu d’Israël s’est introduit à titre
personnel dans le cœur attentif de certains membres de l’humanité pour les amener à
reconnaître les signes de sa présence dans le monde et dans l’histoire humaine.
Le Père d’Israël est ainsi le Père de toute la terre (Is 54, 5). Antérieur à tous les peuples, le
Père d’Israël se manifesta à l’un de ses amis, Abraham (Gn 12, 6-7), et lui promit le pays
où allaient s’établir ses descendants. Les descendants d’Abraham tout au long de leur
histoire confesseront que le Père d’Israël est l’Unique à écouter (Dt 6, 4). Le peuple
d’Israël reconnaît son Père en Celui qui a créé l’univers entier, et il espère qu’un jour les
nations le confesseront comme l’Unique à écouter et à suivre.
En s’adressant à Abraham, le Père, dans un rapport interpersonnel, fonde l’histoire du
peuple d’Israël. Événement fondateur pour le peuple choisi, cette première initiative du
Père à l’égard d’Abraham et de sa descendance a fait surgir l’expérience de la foi en un
Dieu de l’histoire qui appelle ses créatures à entrer en dialogue d’amour avec lui. Ce
dialogue du Père avec sa créature trouve un nouveau rebondissement lors de l’exode avec
Moïse par l’expérience de foi au Sinaï. Au Sinaï, le Dieu d’Israël, par la bouche de Moïse,
s’adresse au peuple qu’il a délivré de la souffrance et de l’oppression. L’ayant libéré de la
maison de servitude égyptienne, Il a accompagné son peuple lors de la traversée du désert.
Il lui propose la Torah, fondement de l’alliance. Les prophètes, les psalmistes et les justes
d’Israël inspirés par leur Dieu ont actualisé, à chaque phase de l’histoire du peuple, les
exigences de la Torah. Peu à peu s’est imposée à Israël la conscience d’une mission
universelle.

254
Ibid., p. 124.

138
« A mesure que, par la multiplication des contacts avec ses puissants voisins, l’horizon
intellectuel de ce petit peuple s’élargit, sa croyance grandit aussi, et comme en la seconde
partie du livre d’Isaïe l’universalisme atteint son apogée, de même une philosophie de
l’histoire universelle apparaît, quelque temps plus tard, avec le livre de Daniel. »255

Le peuple d’Israël a progressivement compris sa mission consistant à proposer la Torah à


toutes les nations habitant l’univers connu. Identifiée à la sagesse du Père (Pr 8, 22-31), la
Torah, vécue et transmise comme Projet de Dieu orientant la conduite des croyants dans le
monde et l’histoire, annonce avec espérance les temps messianiques. L’avènement du
Messie, selon les prophéties apocalyptiques, inaugurera une nouvelle ère de paix, de
justice et de restauration de la foi au Dieu de la Torah, Père d’Israël et Maître de la
conscience et de l’histoire.

« Ainsi l’idée d’une œuvre divine que tout le mouvement du monde doit faire aboutir,
l’idée d’une marche de toute l’humanité vers un but déterminé, s’affirment déjà, et
combien puissamment en Israël.  »256

Toute la littérature prophétique, apocalyptique, sapientielle et eschatologique alimente


l’espérance d’une nouvelle manifestation de Dieu.

«  C’est l’attente du Jour où Yahvé manifestera toute sa puissance et sa fidélité.  »257

Or cette espérance s’est réalisée de manière inattendue et surprenante dans le fait chrétien.
En quoi consiste donc le fait chrétien selon Henri de Lubac, et comment le Dieu d’Israël
parle-t-il par son Fils, Jésus-Christ, un homme singulier dont sont connues l’ascendance,
les relations familiales et l’activité professionnelle ?

III.2.  La nouveauté du fait chrétien.

III.2.1. Le fait chrétien.

«  Le fait chrétien se résume dans le Christ, le Christ qui, en tant que Messie, était à
venir... et devait être historiquement préparé, comme le chef-d’œuvre est précédé d’une

255
Ibid., pp. 124-125.
256
Ibid., p. 125.
257
Ibid., p. 128.

139
série d’ébauches, mais qui, en tant "  qu’image du Dieu invisible" et " Premier-né de toute
la création" est l’exemplaire universel. Le Fils de David, le Désiré des nations est aussi
cette mystérieuse Montagne sur laquelle Moïse contempla les formes idéales de tout ce
qu’il devait instituer pour la formation du peuple de Dieu. En tant que transcendant et
préexistant, le Christ est avant ses figures, s’il apparaît après elles en tant qu’être
historique, venu en chair. C’est toute la loi qui dit en Jean-Baptiste : "  Celui qui vient
après moi fut avant moi. " Mais, vivante synthèse de l’éternel et du temporel, dans sa
dualité il est un : on ne peut séparer le Christ préexistant du Christ né de la femme, mort
et ressuscité. »258

Selon Henri de Lubac, le fait chrétien est un événement et une Personne. C’est
l’interprétation d’un événement et d’une Personne dans la rencontre de deux libertés de
natures différentes, celle du Père et celle des croyants inspirés par le fait chrétien. Jésus-
Christ est Celui qui est attendu pour inaugurer le royaume de Dieu.
Accomplissement et récapitulation du mystère du Dieu d’Israël dans l’histoire humaine,
Jésus-Christ est la manifestation charnelle et visible de la Parole du Père, comme le dit
l’épître aux Hébreux :

«  Souvent dans le passé, Dieu a parlé à nos pères par les prophètes sous des formes
fragmentaires et variées, mais dans les derniers temps, dans les jours où nous sommes, Il
nous a parlé par ce Fils qu’Il a établi héritier de toutes choses et par qui Il a créé des
mondes  » (He 1, 1-2).

Ce Fils est aussi le Logos du commencement, selon le prologue de l’évangéliste Jean :

«  Au commencement était le Logos. Et le Logos était auprès de Dieu. Et le Logos était au


commencement avec Dieu. Tout a été fait par Lui et rien de ce qui a été fait n’a été fait
sans Lui » (Jn 1, 1-3).

Signification de la création et projet de la réunion spirituelle de l’humanité, Jésus-Christ,


selon Henri de Lubac, est le Logos incarné, par qui l’éternité de Dieu rejoint le temps des
hommes. But ultime de la création et de l’histoire humaine, Jésus-Christ est la
manifestation visible du projet du Père de réunir l’humanité par l’Esprit Saint.
Dans l’existence et la condition humaines, se manifeste le Logos dans le visage ordinaire,
modeste, familier et proche de Jésus de Nazareth. S’inspirant de l’épître aux Colossiens 1,
14-20, Henri de Lubac, à la suite de la théologie paulinienne, désigne Jésus-Christ comme
le « Fils », «  l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création, car en Lui tout
a été créé dans les cieux et sur la terre... Il est avant toute chose et tout subsiste en Lui...  »
258
Ibid., p. 141.

140
Préexistant, principe de la création du monde, le Fils est le Médiateur de la création et le
Père en est la source et l’origine. Commencement et aboutissement de l’acte créateur du
Père, le Fils est le terme de la création. Le Fils est le mystère de l’accomplissement de
l’acte créateur dans le monde et dans l’histoire. « Image du Dieu invisible », Il est déjà
présent dans la création et Il coopère à son gouvernement. Sagesse des Nations, Torah
d’Israël, le Fils présent aux hommes est aussi Celui qui est né d’une femme (Ga 4, 4).
Effet de la gloire de Dieu et resplendissement de la lumière éternelle, le Fils est, dans sa
manifestation historique, le Logos qui se rend visible et audible par les hommes. Dans le
fait chrétien, l’histoire humaine permet ainsi une relecture de l’action du Logos. Le Logos
qui était présent au commencement du monde est aussi agissant dans l’histoire d’Israël et
dans la vie de Jésus de Nazareth. Son travail se poursuit au cœur de la réunion spirituelle
de l’humanité et de l’histoire du monde. Comment en Jésus-Christ le Père parle-t-il de
façon définitive à l’humanité ?
Selon l’évangéliste Jean, Jésus-Christ est le «  Logos fait chair… qui a planté sa tente
parmi les hommes  » (Jn 1, 1-18). Prophète de Galilée et homme de son temps façonné par
la culture méditerranéenne, Jésus de Nazareth est Celui en qui le Père parle pour
récapituler et accomplir toutes les manifestations du Logos au cours de l’histoire humaine
(He 1, 1-2).
« Premier » en qui le Père parle de façon définitive, Jésus-Christ est le Fils qui inaugure
les temps nouveaux de l’accomplissement de toutes les figures qui l’ont précédé. Par sa
Parole et ses actes, il révèle la sollicitude du Père pour l’humanité. Épiphanie du Logos,
Jésus-Christ accomplit sa mission d’envoyé divin en réveillant en Israël l’esprit
prophétique qui était en recul depuis la fin de l’époque de la domination perse. Perçu
comme Sauveur (Mt 1,21), il est à la fois l’incarnation des figures scripturaires du
Serviteur souffrant et celle du Grand Prêtre. (He 5, 7-10).
Premier homme relevé d’entre les morts par le Père, Jésus-Christ, par son obéissance, est
aussi le Fils de l’homme qui délivre l’humanité de l’angoisse de la mort. Ayant libéré, par
son itinéraire spirituel, l’humanité de cette angoisse de la mort, Jésus-Christ réconcilie
terre et ciel et suscite une expérience « sociale » qui réunit ses disciples en leur donnant de
croire, d’espérer et d’aimer.
Par la vie et la prédication de Jésus, Logos devenu chair, l’attente de l’avènement du
royaume de Dieu a pris corps dans les gestes libérateurs à l’égard de l’humanité blessée et
souffrante. En Jésus-Christ, le Logos se rend présent grâce à l’expérience humaine qui est

141
fondamentalement une et par-là il inaugure les temps nouveaux. En Lui, le Logos se
dévoile au monde et à l’histoire en interpellant l’humanité pour qu’elle prenne conscience
de sa vocation filiale.
Signe de ce que l’humanité est appelée à devenir, Jésus-Christ, premier héritier de la
création, est Celui qui invite ses frères à humaniser la création :

«  Si en effet, le salut que Dieu nous offre est le salut du genre humain, puisque ce genre
humain vit et se développe dans le temps, l’exposé de ce salut prendra naturellement la
forme d’une histoire  : ce sera l’histoire de la pénétration de l’humanité par le Christ.  » 259

Le Logos pénètre l’humanité par la vie filiale de Jésus-Christ reçue en partage par ses
frères Juifs et non Juifs. Dépassant le clivage Juifs-Païens, le Logos en Jésus-Christ
appelle tous les membres de l’humanité, chacun à titre personnel et tous ensemble, à
devenir le peuple de Dieu. En Lui, le Père d’Israël appelle les membres de l’humanité à
être fils avec son Fils. Cet appel du Père vise à réunir un peuple venant de tous les
horizons pour transformer le monde et l’histoire en royaume de Dieu. Jésus-Christ est le
Serviteur par excellence de cette réunion spirituelle de l’humanité.

Annoncé et préfiguré par l’expérience spirituelle du peuple d’Israël, il est, pour Henri de
Lubac, « la substance et le modèle, Il est la Vérité dont l’ombre et le reflet se trouvent
dans le fait Juif antérieur  ».260

Il reçoit son identité du Père et de son peuple. Pour le Père, Il est l’héritier de la création à
humaniser. Pour le peuple, Il est l’accomplissement de toutes les aspirations filiales
d’Israël :

«  Vivante synthèse de l’éternel et du temporel, dans sa dualité, Il est Un  : on ne peut


séparer le Christ préexistant du Christ né de la femme, mort et ressuscité.  »261

Jésus-Christ est donc à la fois le Fils éternel et le fils d’Israël. «  Postérieur dans la durée,
mais antérieur comme l’éternité l’est au temps, le Christ nous apparaît précédé des
ombres et des figures qu’Il a projetées de Lui-même dans l’histoire du peuple juif. »262

259
Ibid., pp. 110-111.
260
Ibid., p. 141.
261
Ibid., p. 141.
262
Ibid., pp. 141-142.

142
Fils éternel, Jésus-Christ vient du Père qui le fait exister en tant que Fils, égal au Père. Le
Père est tout pour Lui. Miroir parfait du Père, Il est lui-même distinct du Père par sa
relation filiale.
Image du Père, le Fils rend Dieu présent dans le temps. Or en révélant le Père dans le
temps des hommes, le Fils invite ses frères en humanité à se servir du temps :

« Le temps n’est vanité que pour qui, par un usage contre nature, veut s’installer en lui, -
et c’est encore s’installer en lui que de ne penser qu’à un «  avenir ». Mais pour s’élever
jusqu’à l’éternel il faut nécessairement prendre appui sur le temps et besogner en lui. A
cette loi essentielle le Verbe de Dieu s’est soumis : Il est venu nous délivrer du temps, -
Loi d’incarnation qui ne souffre aucune atténuation docétiste. A l’exemple du Christ,
«  loyalement et sans tricherie  », chaque chrétien doit accepter sa condition d’être engagé
dans le temps, condition qui le fait solidaire de toute l’histoire, en sorte que son rapport à
l’éternel ne va pas sans un rapport à un passé qu’il sait immense et un avenir dont la
durée lui échappe.  »263

En effet, le Fils éternel, en assumant sa mission temporelle, met à la portée de ses frères en
humanité la relation qui l’unit au Père. Cet amour échangé entre le Père et le Fils est au
service de la réunion spirituelle de l’humanité. Le salut est l’espace de don mutuel entre le
Père et l’humanité par Jésus-Christ dans l’Esprit Saint. Cet espace inclut l’existence
sociale et historique de l’humanité. C’est le lieu privilégié de la rencontre du Père avec
l’humanité en Jésus-Christ dans l’Esprit Saint. En s’ouvrant au monde et à l’histoire
humaine, chaque disciple du Christ s’engage comme le Fils au cœur de l’existence
humaine en mettant en œuvre sa liberté. Il peut être habité par la conviction suivante :
« Rien ne sera perdu de l’œuvre divine. L’œuvre du Fils achève et répare l’œuvre du
Père, et les dons de l’Esprit la consacrent. Quelle que soit sa fragilité et son état présent
de misère, ce monde est bon, et il sera sauvé.  »264

Le monde, don du Père, est ainsi enveloppé par son amour qui veut le transformer en son
royaume. Ce royaume est comparable à une humanité nouvelle façonnée par les deux
mains du Père : le Fils et l’Esprit Saint. Il est la réunion de tous les frères du Fils liés entre
eux par l’Esprit Saint pour participer à la plénitude de la vie de Dieu.
Le fait chrétien, selon Henri de Lubac, est l’événement du Christ en qui et par qui le Père,
en s’adressant à l’humanité, suscite la liberté de ses enfants pour qu’ils collaborent à la
restauration et à la transfiguration de sa création. Par le souffle de son Esprit, le Père attire
à lui la multitude des frères de son Fils. Signe de la présence de Dieu dans le monde,
263
Ibid., pp. 113-114.
264
Ibid., p. 121.

143
Jésus-Christ est donc la puissance de vie identifiée et nommée dans le contexte de la venue
de Dieu parmi les hommes.

Sens absolu de l’existence cosmique et humaine, « Dieu agit dans l’histoire, Dieu se
révèle par l’histoire. Bien plus, Dieu s’insère dans l’histoire, lui conférant ainsi une
«  consécration religieuse  » qui oblige de la prendre au sérieux. Les réalités historiques
ont donc une profondeur, elles sont à comprendre spirituellement... et en revanche, les
réalités spirituelles apparaissent en devenir, elles sont à comprendre historiquement.  »265

On voit ainsi comment le Père, qui précède l’humanité et l’enveloppe de sa sollicitude, est
présent et agissant par son Logos et par son Esprit répandu dans le cœur des membres de
l’humanité. Transcendant le temps de l’humanité, il agit de manière mystérieuse dans la
temporalité humaine par son élan éternel vers ce qui est autre que lui. Le Père agit dans
l’histoire en confiant à l’humanité la responsabilité de cette histoire. En s’imposant le
moins possible dans le cours des événements du monde, il respecte la liberté des membres
de l’humanité. Aussi prend-il le risque de se faire reconnaître par ses créatures dans la
continuité de leurs expériences humaines. Cette réserve du Père tient à son dessein
bienveillant de se laisser reconnaître par l’agir humain de son Logos. Par son insertion
dans l’histoire, le Logos en Jésus-Christ qui est à la fois le Fils du Père et le fils d’Israël a
pour projet de réunir ceux qui reconnaissent, dans leurs expériences humaines, le Père de
toutes grâces manifestant la plénitude de son amour dans le présent d’une rencontre avec
son Fils. Jésus-Christ est cette Parole qui s’insère dans l’histoire pour constituer une
communauté intégrant toutes les différences qui fragmentent l’humanité. En prenant
l’initiative inouïe de faire alliance avec tous les hommes qu’il aime de manière
inconditionnelle, le Père révèle son désir d’opérer la réunion spirituelle de l’humanité.
Devenant fils dans le Fils, les hommes réunis par l’Esprit font corps avec le Fils du Père
dans l’histoire. Cette histoire du Fils et des fils du Père est inscrite dans celle du salut.

«  En effet, ce que nous appelons aujourd’hui, l’Ancien et le Nouveau Testament, n’est


pas, en soi, un ouvrage. C’est un double événement, une double « alliance  », une double
«  disposition » dont les péripéties se déroulent et se répondent au cours des âges, et dont
on pourrait concevoir que le récit n’ait jamais été fixé par écrit. »266

265
Ibid., p. 133.
266
Ibid., p. 137.

144
L’événement Jésus-Christ n’est en fait compréhensible que si l’on conçoit la fidélité du
Père à la première alliance maintenue par la foi d’Israël. Témoin de la foi d’Israël, Jésus-
Christ accomplit cette première alliance.

«  Au moment où le Christ expire, ayant achevé son œuvre, le voile du temple s’est
déchiré  : symbole ambigu comme la réalité même qu’il signifie, marquant du même coup
la ruine du culte juif en sa lettre et la révélation du mystère que ce culte contenait en
figure. »267

Le culte nouveau de la réunion spirituelle de l’humanité accomplit donc la vocation du


peuple d’Israël. L’événement du Christ est l’aboutissement de cette vocation et le point de
départ de la réunion spirituelle de l’humanité. Nouvelle voie d’accès au Père de la
première alliance, celle - ci élargit, grâce à Jésus-Christ et par l’Esprit Saint, l’horizon du
culte des patriarches, des prophètes et des sages d’Israël. L’ouverture de la première
alliance aux nations est un approfondissement et un renouvellement de la vocation
d’Israël.

En fait, selon Henri de Lubac, « le Fils, depuis l’origine et sous tous les cieux, révèle plus
ou moins obscurément le Père à toute créature. »268

Les Nations ont eu leurs hommes de Dieu et leurs prophètes. En raison de l’universalité
de la grâce du Logos, tout homme a une relation secrète et intime avec le Christ.
Et pourtant, « le Christ, en effet, ne s’est pas contenté d’accomplir le sacrifice
rédempteur, et d’en annoncer comme par surcroît la bonne nouvelle pour la consolation
anticipée de quelques-uns. Il a prêché une loi, fondé une société. Il a ordonné à ses
disciples de répandre l’une et l’autre. Il a déclaré que la foi en sa Personne et
l’agrégation à son Église étaient la condition du salut. »269

Le Christ est ainsi la petite graine de moutarde plantée en terre d’Israël. En acceptant de
mourir en terre, pour la cause du royaume du Père, la petite graine est devenue le grand
arbre dont les branches abritent les oiseaux du ciel. L’Église est née dans le prolongement
de la mort rédemptrice du Christ. Le Christ et elle ne font qu’un, comme l’arbre ne fait
qu’un avec la graine dont il est issu.
Le Christ contient en germe l’Église. Celle-ci est la vie du Christ qui se communique dans
l’histoire. Elle est le corps du Christ qui se développe dans les vicissitudes de l’histoire.

267
Ibid., p. 146.
268
Ibid., p. 180.
269
Ibid., p. 182.

145
Telle est la nouveauté du fait chrétien : le Père a choisi de rencontrer les membres de
l’humanité par l’intermédiaire du corps de son Fils offert et donné pour la multitude.
Depuis l’origine, le Logos attirait des hommes de tous les temps et de toutes les nations
pour qu’ils forment ce corps. Mais c’est par Jésus–Christ et en lui que ce dessein
commence d’être véritablement accompli.
Comment Henri de Lubac articule–t–il la nouveauté du fait chrétien par rapport à l’œuvre
de rassemblement du genre humain à travers Israël et le mystère de l’histoire ?

III.2.2. La nouveauté du fait chrétien par rapport à Israël et à l’histoire.

On a vu que, pour Henri de Lubac, ce qui est nouveau dans l’histoire du salut, c’est la
révélation du mystère du Christ. Or ce mystère se déploie dans le rapport entre l’Ancien et
le Nouveau testament :
«  Ce mystère étant encore en voie de s’accomplir et ne devant être consommé qu’à la
consommation du temps, le Nouveau Testament ne contient pas plus dans sa lettre un sens
complet que l’Ancien. Tous deux comportent donc un sens spirituel, et ce sens spirituel est
dans l’un et l’autre également prophétique. Du point de vue de l’interprète, leur situation
respective est pourtant bien différente. Car au sein du Nouveau Testament la vérité même
est présente quoiqu’elle n’y soit encore perçue qu’en image, en sorte que, si la Pâque
chrétienne est encore un "passage", ce passage nécessaire et incessant de l’évangile
temporel à l’évangile éternel n’est point un véritable "dépassement".
Car si le Christ est au-delà de ses figures, l’Esprit du Christ ne saurait conduire au-delà
du Christ. Jamais le Testament Nouveau ne sera périmé. Il est par définition même, "  le
Testament qui ne vieillit jamais", le Testament dernier. »270
Le mystère du Christ est celui de sa résurrection. La résurrection de Jésus projette une
lumière nouvelle sur les textes scripturaires du premier Testament.

«  Quand donc il fut relevé d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit
cela, et ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite » (Jn 2, 22).

La compréhension de l’Écriture qu’entraîne la résurrection de Jésus fait apparaître une


nouvelle signification des symboles bibliques et une nouvelle compréhension de
l’expérience humaine. La lumière de la résurrection éclaire pour le croyant les ombres de
l’Écriture. Le Nouveau Testament est le passage de la Torah à l’attente de la constitution
du Corps total dans l’histoire. Le Nouveau Testament interprète l’Ancien Testament à la
lumière de la Résurrection du Christ. Préparant le Nouveau Testament, l’Ancien

270
Ibid., pp. 138-139.

146
Testament par ses prophéties et ses symboles a ouvert des horizons nouveaux, en faisant
tout converger vers le Christ.

«  L’un et l’autre Testaments, dans leur «  connexion », tissaient au Verbe un vêtement


unique, ils n’étaient qu’un seul corps, et déchirer ce corps par le rejet des livres juifs
n’était pas moins sacrilège que de déchirer par le schisme le corps de l’Église.  »271

Pour Henri de Lubac, l’unité des deux Testaments est ainsi l’un des aspects du mystère du
Christ. Les racines juives de la nouvelle Alliance inscrivent Jésus dans une histoire du
salut qu’il porte à son accomplissement.

«  Bien plus, l’Acte rédempteur n’ouvre pas l’Ancien Testament pour y faire apparaître un
sens qui s’y serait trouvé déjà tout formé. Ce sens, il le crée en quelque sorte. Ce n’est que
pour Dieu, du point de vue de l’éternité, que l’Ancien Testament contient déjà
mystérieusement le Nouveau... La Bible tout entière ne contient aucun autre Logos que
celui que nous adorons dans la chair : si bien que, à supposer par impossible que le
Christ ne fût pas venu, nul n’eut le droit devant le texte sacré, d’en dépasser la lettre. »272

Jésus, le Logos, est enraciné dans l’histoire du peuple d’Israël. Il est le même Logos qui
est l’horizon de l’Ancien Testament. En identifiant le Christ confessé par le Nouveau
Testament au Logos de l’Ancien Testament, l’auteur de Catholicisme, à l’étude des textes
patristiques contre les gnostiques, affirme la continuité de l’expérience de foi qui unit l’un
et l’autre Testament.

«  Telle est l’originalité déconcertante du fait chrétien  : il est la substance et le modèle, Il


est la Vérité dont l’ombre et le reflet se trouvent dans le fait juif antérieur.  »273

Ainsi le texte de l’Ancien Testament est témoin de l’action du Logos et de l’Esprit de Dieu
dans l’histoire du peuple d’Israël. Avec le Nouveau Testament, la figure du Christ éclaire
le jour qui n’était dans l’Ancien Testament que le reflet de l’aube. Le Christ est Celui par
qui le sens littéral renvoie à une interprétation spirituelle.

«  L’ébauche prépare l’archétype, l’imitation... précède le modèle  ! ... L’original devient


la figure  ! L’aube est un reflet du jour qu’elle annonce  ! Voici que la Vérité est à venir, et
qu’un jour elle doit se lever de la terre... Paradoxe inouï  : la vérité n’est pas antérieure à

271
Ibid., pp. 143-144.
272
Ibid., p. 147.
273
Ibid., p. 141.

147
tout âge, n’est-elle pas ce divin Logos dont Philon disait qu’il est le plus ancien des fils de
Dieu  ?  »274

Pour Henri de Lubac, le Logos, par qui tout a été fait, est donc bien présent dans le texte
de l’Ancien Testament. Dans l’Ancien Testament, le Logos transmet le mystère du Père
par des figures littéraires, historiques, éthiques et théologiques qui n’ont pas leur plénitude
de signification en elles-mêmes. La manifestation progressive du Logos qui s’insère dans
l’histoire d’Israël s’accompagne de paroles et de faits qui annoncent obscurément le Logos
selon la chair : le Christ à venir.
L’Ancien Testament est la coque qui contient le fruit du Nouveau Testament. Tout ce qui
est annoncé ou préfiguré dans l’Ancien Testament converge vers le Christ, le centre vivant
de l’un et l’autre Testament. Étudiant l’Ancien Testament, Henri de Lubac nous renvoie à
la référence, le Christ ressuscité accomplissant les prophéties provisoires et transitoires de
l’histoire d’Israël. Le Christ ressuscité accomplissant les Écritures donne un éclairage
particulier à la lecture chrétienne de l’Ancien Testament. Dans la tradition chrétienne,
l’événement et le fait du Christ sont interprétés dans un langage chargé de sens, sous le
regard pluriel des témoins de la foi. Ceux-ci décrivent différemment le mystère du Père se
communiquant à l’humanité par le Logos qui n’est autre que le Christ ressuscité.

«  Si en effet l’avènement du Christ marquait "la fin de la loi"... La loi elle-même rendait
témoignage qu’elle avait pour fin le Christ... L’histoire et l’Esprit s’étaient définitivement
rejoints et, dans l’abandon d’une lettre périmée, l’Écriture tout entière devenait nouvelle,
de la perpétuelle nouveauté de l’Esprit. »275

Ainsi, dans la nouvelle communauté de salut qui confesse le Christ, signe vivant de la
présence et de l’action du Logos parmi les hommes, l’expérience de la résurrection de
Jésus a impliqué une relecture de l’Ancien Testament. Le Logos en Personne dévoile de
façon définitive l’intimité du Père avec son Fils en même temps qu’elle fonde une
nouvelle lecture des Ecritures anciennes. La résurrection de Jésus est le point de départ de
la constitution d’une communauté de foi et de témoignage pour continuer l’œuvre de
réunion spirituelle de l’humanité. Avec le Christ ressuscité, le Logos en Personne
commence la phase finale de l’histoire du salut. Le Christ ressuscité propose la
communion du Logos avec tous les membres de l’humanité qui prennent conscience de

274
Ibid., p. 140.
275
Ibid., p. 144.

148
l’inadéquation de leurs situations d’isolement au sein de leurs groupes humains marqués
par l’individualisme.
Le Logos est ainsi le médiateur d’une communion spirituelle des membres de l’humanité
avec le Père et entre eux. En proclamant durant son ministère terrestre l’imminence du
règne eschatologique du Père, Jésus-Christ, le Logos en Personne, témoignait de l’action
salutaire de Dieu pour la communion des hommes avec Lui et entre eux. Cette communion
de Dieu avec l’humanité révèle le Dieu bon et gracieux qui manifeste sa volonté d’être
aimé comme un Père. Par le Logos, le Père invite l’humanité à une participation
mystérieuse à sa vie d’amour. Présence du Père dans le monde, le Logos, par le don de
l’Esprit Saint dans l’histoire, appelle chacun des membres de l’humanité « à jouer un rôle
éternel...  »276
La réunion spirituelle de l’humanité par le Logos est la présence de l’Éternel dans le temps
des hommes pour accomplir leur aspiration à l’unité. Appelés à se réunir, les membres de
l’humanité, par le Logos, entrent en communion avec l’Éternel qui les fait communier
entre eux. Le Royaume du Père, que le Logos inaugure par sa présence dans le monde et
dans l’histoire, est le don eschatologique final de Dieu qui libère chaque membre de
l’humanité de l’isolement et de l’asservissement à un ordre social provisoire et transitoire.
Ce que nous venons de dire autorise dès lors à dégager quelques traits majeurs de ce que
nous pouvons appeler la « Christologie implicite de Catholicisme  »

III.2.3. La Christologie implicite de Catholicisme.

Pour Henri de Lubac, Jésus-Christ est une Personne. Or, demande– t–il :

«  Être personne, n’est-ce pas toujours, selon le vieux sens originel mais intériorisé, être
chargé d’un rôle  ? N’est-ce pas essentiellement entrer en rapport avec d’autres pour
concourir à un tout ? L’appel à la vie personnelle est une vocation, c’est-à-dire un appel
à jouer un rôle éternel. »277

Personne unique, singulière et complexe, Jésus-Christ, Fils du Père et fils de Marie, est le
crucifié et le ressuscité, véritablement homme et véritablement d’origine divine.
Semblable à tout membre de l’humanité, mais exempt du péché (He 4, 15), Jésus-Christ
appartient entièrement à la famille humaine. Avec ses racines humaines, Jésus-Christ est le

276
Ibid., p. 288.
277
Ibid., p. 288.

149
modèle de ce qu’un membre de l’humanité peut devenir lors de sa croissance et de sa
maturation pour jouer dans l’histoire son rôle éternel. Pour Henri de Lubac, Jésus-Christ
est le premier, dans l’histoire humaine, en qui le Père a vaincu le péché et la mort.
Jésus-Christ a permis la réunion spirituelle de l’humanité. Sa vie coïncide avec cette
vocation et cette mission. A ce titre, la vie de Jésus-Christ a un caractère éternel et profite
à l’ensemble de l’humanité. Jésus-Christ est aussi pour Henri de Lubac le Fils qui rend
présent au monde et à l’histoire l’amour rédempteur du Père. Cet amour rédempteur du
Père pour l’humanité «  a voulu susciter en elle une vie, sa vie propre Vie ».278
En Jésus-Christ, la vie d’amour du Père est présente au cœur de l’humanité pour soulager
ses détresses et révéler sa bonté. Jésus-Christ est encore l’image de Dieu, « le vrai soleil,
… en qui reluit toute la divinité ».279 Dans l’enseignement de saint Paul (Col 1, 15 ou Cor
4,4), Jésus-Christ est l’expression de la présence transcendante de Dieu au cœur de la
création. Précédant la création, Jésus-Christ est Un avec le Père à l’origine du monde et
avant le temps des hommes. Créateur et Rédempteur, Jésus-Christ n’est pas étranger à
l’histoire humaine. Il n’intervient pas dans le monde et l’histoire de façon accidentelle.
Puissance et Sagesse du Père à l’origine (1 Cor 1,30) par qui tout existe (1 Cor 8, 6),
Jésus-Christ, par sa résurrection, est l’aboutissement final du dessein créateur du Père.
Si le Christ ressuscité opérant la Rédemption du genre humain est le même que le Fils que
«  nul ne connaît... si ce n’est le Père...  » (Mt 11,27), l’existence humaine de Jésus-Christ
est la révélation essentielle des prophéties de l’Ancien Testament :

«  Pour que l’Ancien Testament pût être compris dans son "  vrai sens, dans son sens
absolu  ", il fallait donc, de toute nécessité, que les temps fussent révolus et que le Christ
fût venu.  »280

Jésus-Christ, Révélateur du Père et Médiateur du salut eschatologique du Père, est le Fils


éternel qui devient homme pour le salut du monde et pour la réunion de l’humanité. Or, en
vue de la réunion spirituelle de l’humanité, le Fils accomplit l’œuvre centrale de la
Rédemption. Celle–ci se présente en effet dans Catholicisme comme la restauration des
liens entre le Père commun de l’humanité et ses enfants. Ceux-ci, réunis par l’Esprit, sont
invités à confesser leur foi en Jésus, dans la communauté du Fils éternel où ils seront
transformés eux-mêmes en fils, à l’image du Fils Unique. Par le Fils et dans l’Esprit Saint,

278
Ibid., p. 187.
279
Ibid., p. 87.
280
Ibid., p. 144.

150
le Père offre à l’humanité divisée la possibilité de se réunir pour entrer dans ce mystère de
la filiation divine.
En acceptant librement l’amour du Père par la reconnaissance de la mission du Fils, les
membres de l’humanité entrent dans un processus historique de restauration universelle
qui inaugure les retrouvailles fraternelles en Jésus-Christ. Jésus vit pour toujours en union
avec le Père et sa puissance de vie est agissante par l’Esprit Saint dans la communauté qui
confesse son œuvre de réunion spirituelle de l’humanité. Il est dans sa propre personne le
chemin vers le Père.
Quiconque, au sein de l’humanité, pénètre le Mystère de ce Fils, fait l’expérience du sens
de l’existence humaine dans le cadre de son quotidien élargi à son monde culturel et à son
histoire. Or cette expérience est vécue dans l’Église, communauté historique des disciples
du Fils réunis par l’Esprit Saint. C’est au sein de l’Église historique que se vit la libération
des forces de division qui minent l’accomplissement des retrouvailles fraternelles de
l’humanité. Aussi pouvons-nous affirmer que nul bien ne peut dépasser la communion
sans entraves entre les membres de l’humanité constituée en famille de Dieu.
Quel rôle joue donc l’Esprit Saint dans le processus de libération de l’humanité des forces
de mort et de divisions qui la traversent ?

III.3. L’Esprit et l’Église.

III.3.1. Le rôle de l’Esprit Saint dans la réunion spirituelle de l’humanité.

L’Esprit Saint est, selon Henri de Lubac, la Personne divine qui réalise la communion
d’une humanité sanctifiée par le mystère pascal de Jésus-Christ. Esprit d’amour, il fait
participer l’humanité à l’unité parfaite «  des Personnes divines entre Elles  ».281 En effet,
l’Esprit Saint manifeste la victoire du Crucifié ressuscité sur toutes les forces de divisions
et de destructions qui s’opposaient au dessein d’unité du Père.
Chemin d’expansion de l’amour, l’Esprit Saint «  sans extériorité comme sans confusion,
sans multiplicité comme sans absorption »282 régénère l’humanité pour la faire entrer dans
la communion de l’amour divin. Don du Père et du Fils, Il inscrit dans le cœur des
membres de l’humanité l’être nouveau qu’est le Christ en intériorisant la connaissance

281
Ibid., p. 89.
282
Ibid., p. 90.

151
intime du Dieu de grâce et de salut qui trouve sa gloire dans une humanité aimante libérée
de ses pulsions violentes et dominatrices.
Esprit de guérison, Il est l’Esprit de vie qui opère le redressement salvateur de l’humanité
en la faisant entrer dans l’univers du Ressuscité. Il se penche sur les blessures de
l’humanité pour l’en délivrer. Esprit d’union, Il est la Personne divine qui œuvre
discrètement et secrètement au rétablissement de la communication des membres de
l’humanité avec leur Père de manière à former un unique temple.

En effet, «  la sainteté par laquelle chacun cherche à devenir comme un temple de Dieu
est aussi celle, nous dit saint Augustin à la suite de saint Paul, par laquelle nous devenons
tous l’unique temple. »283

Favorisant la rencontre de l’humanité avec le Père, par le Fils, l’Esprit Saint fait advenir
l’Église, nouveau temple où les Personnes trinitaires établissent leur demeure.

«  L’Esprit que le Christ a promis aux siens de leur envoyer, son Esprit, est à la fois Celui
qui fait pénétrer l’évangile au fond de l’âme et celui qui le répand partout. Il creuse en
l’homme de nouvelles profondeurs qui l’accordent aux "profondeurs de Dieu", et il le jette
hors de lui-même jusqu’aux confins de la terre. Il universalise, et il intériorise  ; il
personnalise, et il unifie. »284

L’Esprit Saint, dans l’expérience de la réunion spirituelle de l’humanité, est la Personne


divine qui aide à comprendre le message pascal de Jésus-Christ et qui intériorise et
personnalise l’évangile dans son dynamisme d’expansion universelle. Disponible pour tous
les membres de l’humanité, Il manifeste l’activité du Père et du Fils face à la fragilité de
l’humanité. En déployant la puissance de vie du Ressuscité dans les situations de fractures
sociales, Il restaure l’unité de l’humanité en suscitant des ministères de réconciliation.
Esprit Créateur, Il intervient en faveur de la vie en exorcisant les conflits insolubles de
l’humanité. En fondant l’Église, Il manifeste la volonté du Père de réunir l’humanité par
son Fils pour la sauver de ses misères et de ses difficultés. Ainsi l’Esprit Saint et l’Église
sont liés. L’un et l’autre, sur des plans différents, inaugurent l’ère nouvelle où le salut de
l’humanité passe par le lien de la paix et de la concorde.
L’Esprit Saint, en donnant un nouvel accès au Père par le mystère pascal du Fils, remet
donc l’humanité en état d’accueillir sa puissance salvatrice. Le don de l’Esprit Saint par le

283
Ibid., p. 91.
284
Ibid., p. 295.

152
Père et le Fils permet à l’humanité de franchir les limites de ses divisions et de ses
clivages.
Nous sommes ainsi conduits à aborder le mystère de l’Eglise, en tant qu’elle permet de
pénétrer le mystère du Fils grâce au don de l’Esprit.

III.3.2. L’Église et l’Esprit Saint.

L’Église est, pour Henri de Lubac, l’espace de l’expérience de foi en Dieu, Père, Fils et
Esprit Saint. Elle actualise par des signes l’expérience d’union et d’incorporation avec le
Fils. Elle instaure une fraternité sans frontières en vue de la communion entre les membres
de l’humanité réunis par l’Esprit Saint dans la cité de Dieu où Jésus exalté, annonce et
réalise le rassemblement du peuple de Dieu.
La compréhension de l’Église, telle qu’elle est analysée par Henri de Lubac, est essentielle
pour appréhender le rapport de Jésus-Christ avec l’humanité.

En effet, «  si l’Ancien Testament apparaît habituellement aux Pères comme une vaste
prophétie, l’objet de cette prophétie n’est autre que le Mystère du Christ, lequel ne serait
pas complet s’il n’était aussi le Mystère de l’Église. »285

L’Ancien Testament préparait le peuple de Dieu à accueillir le salut eschatologique du


Père qui allait s’offrir dans la prédication de la proximité du royaume de Dieu par Jésus-
Christ. Celui-ci a voulu rassembler le peuple de Dieu, en lien avec son Mystère annoncé
de manière prophétique dans l’Ancien Testament. Henri de Lubac rappelle les images à
travers lesquelles ce peuple était évoqué :
«  Partout l’Église est figurée, soit dans la trame de l’histoire du peuple de Dieu... soit en
diverses réalités. L’Église est le ciel étoilé  ; elle est le paradis, au centre duquel est planté
le Christ, Arbre de Vie, et d’où jaillit la source des quatre fleuves évangéliques. Elle est
l’arche du déluge, et si cette arche avait une double coque, c’est que l’Église est
construite avec les deux peuples des Juifs et des Gentils  ; si par endroits la coque était
triple, c’est qu’elle doit se construire avec les descendants des trois fils de Noé. Elle est la
montagne de Sion. Elle est le lieu saint foulé par Jacob ou Moïse. On la reconnaît dans le
tabernacle, dans l’arche d’alliance, dans le Candélabre d’or. Elle est aussi la robe que le
fils de Juda lavera, le vin, la maison de Rahab à Jéricho, où brille toujours l’étoffe
écarlate, le signe de la passion. Elle est la demeure d’Abimélech, la cité de David, le
temple de Salomon, le vêtement du vrai pontife...  » 286

285
Ibid., pp. 149-150.
286
Ibid., pp. 151-152.

153
Dans ces images scripturaires, dans l’histoire des événements du peuple de Dieu, l’Église
était une réalité déjà présente. Le temps qui précéda sa manifestation temporelle la portait
en gestation sous le voile des signes et des actes de l’histoire du salut. Mêlée intimement
au Mystère du Christ, l’Église est contemporaine du Logos. Sacrement du salut, elle
appartient à la réalité du salut. Associée au Christ ressuscité, l’Église a une existence
eschatologique, quoique cheminant dans les réalités historiques du monde en processus de
libération progressive par le Christ dans l’Esprit Saint.
Dans la perspective de la réunion spirituelle de l’humanité, Henri de Lubac affirme  :
«  L’Église n’était point autre que le genre humain lui-même, dans toutes les phases de
son histoire, en tant qu’il devait aboutir au Christ et être vivifié par son Esprit. »287

Ainsi l’Église est l’humanité nouvelle engendrée par la résurrection du Christ et par le don
de l’Esprit pour annoncer dans le monde, l’évangile et les signes qui accompagnent
l’avènement du monde nouveau issu de la geste du salut de Dieu. Lieu de Mission du
Christ, l’Église comme le Christ aime l’humanité «  d’un amour tout gratuit en cette
nudité lamentable où le péché l’a réduite  ».288
L’Église comme le Christ a la mission de poser les fondements de la réunion spirituelle de
l’humanité. Lieu de témoignage rendu à la mission et à l’œuvre du Christ, elle doit étendre
le règne du Père jusqu’aux extrémités de la terre (Ac 1, 8). Son rôle est de susciter de
toutes les Nations, des disciples.

«  Allez donc  : de toutes les nations, faites des disciples, les baptisant au nom du Père et
du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que Je vous ai prescrit. Et moi,
Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 19-20).

L’évangile, annoncé dans les langues et les cultures humaines, offre le salut à tous ceux
qui seront réunis par l’Esprit Saint pour former la nouvelle famille de Dieu. Préparant la
communion avec le Dieu Père, Fils et Esprit Saint, l’Église est le rassemblement des
disciples autour du Christ pour la vie nouvelle d’intériorisation du Mystère du Fils.
L’Église, Mystère du Christ en son Corps, est le lieu de «  l’unité même de tous les
membres du Christ  ».289
Mouvement de rassemblement de ceux pour qui le Christ a donné sa vie, l’Église est le
peuple de Dieu, Père, Fils et Esprit Saint. Communauté de foi au Fils, elle est la

287
Ibid., p. 156.
288
Ibid., p. 156.
289
Ibid., p. 176.

154
préfiguration de l’Israël de la fin des temps. Créée par l’Esprit Saint, elle est l’anticipation
symbolique de la communauté qui arrache les individus à leur inhumanité et à leur
isolement.

«  Hors de l’Église l’humanité s’essaye à rassembler ses membres. Depuis des millénaires,
un instinct puissant la pousse, à travers un chaos apparent de dispersions et de
rencontres, de chocs et d’aventures, de constructions et de désagrégations sociales, vers
une «  vie commune  » qui traduise au dehors quelque chose de cette unité qu’elle sent
obscurément en elle. Mais - nous ne le constatons que trop - elle ne peut venir à bout de
toutes les forces d’oppositions qui sont partout à l’œuvre et qu’elle-même engendre et
ranime perpétuellement. »290

Or l’Église, réalité de la fin des temps et don du Dieu trinitaire, est la voie transcendante et
inséparable de la mission du Christ. C’est le Christ qui communique l’amour du Père aux
bâtisseurs de la cité de Dieu au cœur des remous de l’histoire.
«  Son ambition (qui) est de rassembler toute la famille humaine n’a rien de commun avec
nos mesquines prétentions. Ambassadrice de la Charité, elle ne professe aucun
impérialisme culturel. Quel que soit le brassage qui s’opère aujourd’hui sur la surface de
la terre, elle sait que les civilisations originales comme des personnes sont
irréductiblement diverses. » 291

L’Église élève l’humanité au-dessus de ses limites culturelles sans imposer une forme
contingente de réalisation particulière. En excluant toutes formes d’égoïsme nationaliste,
raciste ou patriotique, elle puise son dynamisme missionnaire dans la charité du Père
incarnée dans le temps et l’espace par l’activité prodigieuse du Fils et de l’Esprit Saint.
Peuple de frères sans frontières, elle rénove les diverses expériences spirituelles de
l’humanité, car :

 «  c’est la mission de l’Église d’épurer et de vivifier chacun d’eux, de les approfondir et
de les faire aboutir, par la révélation surnaturelle dont elle a le dépôt. Mission universelle
par excellence, à laquelle l’Église ne saurait renoncer pour se mettre au service exclusif
de l’une ou l’autre forme de civilisation. »292

L’Église fait naître la nouvelle humanité dont le but ultime est de constituer le Corps total
du Christ franchissant tous les temps, tous les espaces et toutes les origines culturelles,
pour rassembler le genre humain.

290
Ibid., p. 186.
291
Ibid., p. 252.
292
Ibid., p. 253.

155
«  Rien de vraiment humain, d’où qu’il vienne, ne lui doit rester étranger.  »293 L’Église
n’est «  ni latine, ni grecque, mais universelle  ».294

Elle est intimement unie au Fils unique son Époux, Révélateur du Père, source de la vie à
laquelle par l’Esprit Saint tous les membres de l’humanité sont appelés.

Aussi, dans le Fils, elle est le «  lieu de rencontre de désirs de l’homme et des désirs de
Dieu, elle veut en enseignant partout à l’homme son devoir, combler aussi du même coup,
et au-delà, les aspirations de toutes les âmes et de tous les temps. Tout recueillir, pour le
sauver et le sanctifier.  »295

Ainsi le Christ Rédempteur rejoint l’humanité dans l’histoire par son Église. Celle–ci
continue l’œuvre du Fils en étant pleinement associée à son Mystère. C’est par elle que
l’humanité parvient à la connaissance et à l’accueil du salut. Elle est aussi le milieu divin
de la foi dans le Fils. Centre de rencontre de tous les membres de l’humanité créés à
l’image et à la ressemblance du Père en vue de leur union avec le Fils, elle est le lieu de la
mystérieuse réunion de l’humanité avec le Père, par le Fils et dans l’Esprit Saint.
Sacrement du Fils pour l’humanité, l’Église est un lieu où les membres de l’humanité
entendent l’appel à se réunir pour avoir part à la Vie du Père. Elle est catholique, non pas
seulement dans le sens d’une expansion géographique, mais aussi parce qu’elle réunit
autour du Fils les membres de l’humanité, de toute origine, de tout temps et de toute
nation.

Sacrement de l’unité du genre humain, elle est «  l’Arche unique du salut, elle doit abriter
en sa vaste nef toutes les diversités humaines. Unique salle du Festin, les mets qu’elle sert
sont empruntés à toute la création. Robe sans couture du Christ, elle est aussi - et c’est la
même - la robe de Joseph, aux couleurs bariolées.  »296

Unité et diversité caractérisent donc l’Église catholique qui tire sa cohésion de son union
avec le Fils. C’est Lui qui réconcilie, en sa Personne, la diversité des expressions
culturelles de l’unique foi. Le Mystère du Fils est ainsi indissociable du Mystère de
l’Église. L’Église est unie au Fils et fait partie intégrante de son Mystère. Sacrement du
Fils, elle rend visible la présence invisible du Fils ressuscité. Servante du Révélateur du
293
Ibid., p. 255.
294
Ibid., p. 255.
295
Ibid., p. 255.
296
Ibid., p. 254.

156
Père, elle est le corps qui prolonge dans le temps des hommes l’événement ultime de la
venue du Fils dans le monde pour le transfigurer en royaume du Père.
L’Église est au service de la réunion spirituelle de l’humanité. Elle n’est pas une réalité
surajoutée au rassemblement du genre humain qui se poursuit dans l’histoire. A la suite
d’Israël, elle est le nouveau peuple de Dieu qui anticipe la communauté de la fin des temps
en accueillant le don de l’Esprit agissant dans le temps pour transfigurer l’humanité, dans
le respect de son altérité, en Dieu Père, Fils et Esprit Saint.
Comme le Fils, l’Église est un paradoxe vivant : elle est humaine et divine, visible et
invisible, temporelle et éternelle, charnelle et spirituelle, terrestre et eschatologique. Lieu
de vie et de rencontres personnelles avec le Fils, elle est le mystère de l’homme nouveau
qui élargit l’horizon du peuple d’Israël en le transfigurant. Lieu de rassemblement, elle est
le milieu vivant d’adoption des enfants du Père, rénovés et illuminés par le mystère pascal.
Lieu de convergence de tous les disciples du Fils issus de toutes les nations, elle est le
Corps vivant du Fils qui transcende les barrières et les différences culturelles. Lieu de
réconciliation, elle régénère les disciples du Fils pour leur destinée commune de frères
réunis par l’Esprit Saint.
Pour Henri de Lubac, l’Église est ainsi le milieu de révélation trinitaire où l’humanité, en
tant que Corps du Fils, accomplit la réunion spirituelle de ses membres. C’est avec le Fils
rédempteur et par Lui qu’elle est le signe et la médiation du salut universel. Présence du
Fils dans le monde et dans l’histoire, elle est la communauté où les membres de
l’humanité reçoivent la vie trinitaire intériorisée et extériorisée en annonces et récits du
salut. Dans l’Église, chaque membre de l’humanité, en s’incorporant au Fils, fait par
l’Esprit Saint l’expérience vivifiante d’une rencontre avec le Père. Celle-ci est le lieu
d’une expérience personnelle et communautaire de foi dans le Père, le Fils et l’Esprit
Saint.
Ainsi l’histoire humaine est marquée par la présence du Fils inaugurant le temps du salut
et le temps de l’Église. Ce temps de l’Église est préparé par le premier avènement du Fils
dans l’histoire humaine, avènement qui renvoie lui-même à la tradition de l’Ancien
Testament envisagé dans sa portée spirituelle.
Or l’Eglise est le lieu d’actualisation du Mystère du Fils communiquant de façon
permanente aux membres de l’humanité par l’Esprit Saint la vie du Père. Le Fils est la
réalité du salut devenant effective dans la réponse que donne chaque membre de
l’humanité à l’annonce de l’évangile ; et chaque membre de l’humanité, dans la mesure où

157
il accepte le salut offert par le Père par le Fils dans l’Esprit–Saint, accède à la foi au Fils
et se rend présent au Corps du Fils, marqué par le temps, par la mort et la résurrection. Là
est précisément le mystère de l’Église. Celle-ci est la famille de tous les membres de
l’humanité associés à l’existence eschatologique du Fils se manifestant sous le voile des
sacrements par le culte chrétien et à travers les engagements éthiques des témoins de la foi
au Père, au Fils et à l’Esprit–Saint.
Dans le monde à venir, ces membres de l’humanité déjà unis au Fils seront réunis par
l’Esprit Saint pour partager par grâce la gloire et l’éternité du Père. Mais, à l’heure du
salut, les hommes encore assujettis au mal, à la souffrance et à la mort, se préparent déjà à
la rencontre décisive avec le Fils. Ne connaissant ni le jour ni l’heure de cet événement,
l’humanité nouvelle adhérant dès maintenant à l’existence eschatologique du Fils veille
avec foi, espérance et amour, dans la nuit du monde et de l’histoire, à l’épreuve de
l’attente des noces éternelles.
Communauté de salut, l’Église est le lieu où se révèlent les effets de la résurrection du
Fils. Dépositaire de la grâce de la Rédemption, elle est le lieu de la réconciliation
universelle. En elle l’humanité, divisée et incapable par elle-même de retrouver la logique
de l’amour, est invitée par le Fils à se réunir pour être radicalement transformée par le
Père dans l’Esprit.
La destinée de l’humanité est soumise à la réponse des hommes à l’offre du salut du Père.
Or l’Église est le sacrement de la présence et de l’action du Fils dans l’histoire des
hommes. Par l’annonce de l’évangile, le salut apporté par le Fils atteint progressivement la
totalité du genre humain. Par les sacrements de l’Église, la vie trinitaire est intériorisée par
les disciples du Fils qui transforment le monde et l’histoire à partir de la surabondance du
don du Père. Insérant dans l’histoire les actes de salut du Fils, l’Église a pour mission de
conduire l’humanité vers le Fils, centre de l’histoire humaine.
Cette considération de l’Eglise habitée par l’Esprit nous permet dès lors de regarder à
nouveau le Fils en tant que, par son rapport avec le temps des hommes, il se révèle comme
le sauveur de l’humanité et le centre de l’histoire.

III. 4. « Dans le Fils et par lui »

III.4.1. Le Fils et le temps des hommes.

158
Henri de Lubac, tout au long de Catholicisme, présente le Mystère du Fils à l’aide des
données empruntées aux tradition évangélique, patristique et conciliaire. Pour comprendre
le Mystère du Fils, il examine les rapports du Fils avec le temps des hommes. En effet, le
Fils, pour révéler le Père, s’est inséré dans ce temps des hommes. Incarnation temporelle
du Père invisible, le Fils fait homme est Celui par qui l’humanité accède au Père. Si le
Mystère du Fils, dans son rapport avec le Père et l’Esprit Saint, échappe à l’expérience
immédiate, le rapport du Fils avec le temps dévoile le visage humain du Père (Jn 1, 18).
Entre le temps du Fils venant au milieu des hommes et le temps qui a précédé son
avènement, de multiples traits ont préparé la contemplation de ce visage unique en qui
brille la lumière qui dissipe les ombres, reflets de la vraie lumière. C’est dans la lumière
du Fils ressuscité que la Personne de Jésus est couronnée de gloire et d’honneur, recevant
le nom qui est au-dessus de tout nom (Ph 2, 9).
Le Mystère du Fils est celui du retour de l’humanité à la communion intime avec le Père.
Le Fils en partageant le temps des hommes s’est soumis à la loi de la croissance humaine,
de la naissance à la mort. Aussi s’est-il engagé dans l’histoire en faisant aboutir le projet
originel de toute l’humanité d’être à l’image et à la ressemblance du Père invisible. Tourné
vers la création, le Fils s’inscrit dans l’histoire pour accomplir la vocation du genre
humain qui est de s’ouvrir au Père. Or sa venue au sein de l’humanité n’est pas une simple
entreprise de sauvetage.

« Dieu n’a pas voulu opérer le sauvetage de l’humanité comme d’une épave  : il a voulu
susciter en elle une vie, sa propre vie.  »297

La venue du Fils dans le monde réhabilite l’image de Dieu au sein de l’humanité entière.
Le Fils, en partageant la condition humaine et en communiquant sa conscience filiale à ses
disciples, rend par l’Esprit Saint le Père solidaire de toute la création. En inscrivant son
expérience dans le cours du temps, Jésus, le Fils, récapitule l’histoire de son peuple. Par
son éducation, Il assimile l’esprit et l’espérance de son peuple. Les figures historiques de
son peuple ont façonné sa personnalité de Fils en qui se réalisent et s’accomplissent les
promesses du Père. Jésus ne pouvait qu’être le continuateur de Moïse et le véritable fils de
David dans le contexte de son époque. En Jésus, les prophètes se font entendre à nouveaux
frais et de manière unique. Héritier de la tradition religieuse du Judaïsme, Jésus, le Fils,

297
Ibid., p. 187.

159
envoyé du Père, inaugure par sa prédication les temps nouveaux pour Israël et pour
l’humanité entière.
Jésus de Nazareth, avec son éducation juive, a reconnu Jean le baptiste comme le dernier
prophète préparant l’annonce du salut à toute l’humanité et s’inscrivant dans la lignée des
prophètes du Judaïsme. En portant le prophétisme à son paroxysme par la manifestation de
l’amour du Père à toute l’humanité, Jésus de Nazareth est le nouvel Adam dont la destinée
se confond avec l’espérance de l’humanité.
En faisant reconnaître, par sa prédication à l’humanité, l’amour prévenant et bienveillant
du Père, Jésus n’a d’autre dessein que de réunir les enfants du Père par l’Esprit Saint.

L’œuvre de réunion spirituelle de l’humanité par Jésus est donc de «  nous mettre en
mesure de nous hausser, par lui, jusqu’à Dieu. Non nous obtenir un pardon extérieur -
c’était chose faite, en principe, de toute éternité, et supposée par l’incarnation même, car
la Rédemption est un Mystère d’amour et de miséricorde - mais nous transformer
intérieurement.  »298

Mystère d’amour, l’avènement de Jésus, arrache l’humanité à la méconnaissance de


l’amour du Père. Au prix de sa vie, Jésus de Nazareth transforme les relations des
hommes entre eux et dans leur rapport avec le Père. En livrant sa vie pour l’humanité, il
assume le destin de la condition humaine en manifestant la solidarité du Père avec ses
enfants qu’il réunit par l’Esprit Saint au-delà de leurs divisions et de leurs clivages.
L’existence nouvelle du Fils ressuscité abolit les obstacles qui empêchent les enfants du
Père de se réunir. Le Fils, en se donnant librement aux hommes, suscite par le don de
l’Esprit le don libre des enfants du Père en vue d’une association fraternelle.
« Aîné d’une multitude de frères », le Fils éternel du Père réunit, par l’Esprit Saint,
l’humanité libérée de la division et transformée par sa mort rédemptrice. La mort du Fils
révèle l’amour inconditionnel du Père pour ses enfants qu’il n’abandonne pas à la détresse
de la division et de la mort. En son Fils mort et ressuscité, le Père donne à l’humanité la
possibilité de communier avec Lui. Cette communion passe aussi par la réunion spirituelle
de tous ses enfants délivrés de l’esclavage de la division et de la mort. Le Fils éternel, en
partageant la condition de ses frères en humanité et les libérant des risques de repliement
sur eux-mêmes, donne un nouvel élan à la promotion de l’humanité recréée à son image.

298
Ibid., p. 188.

160
A la lumière du rapport de Jésus avec le temps des hommes, nous pourrons, préciser
l’importance de l’événement du Fils dans une théologie de la réunion spirituelle de
l’humanité.

III.4.2. Le Fils et la théologie de la réunion spirituelle de l’humanité.

Jésus de Nazareth a été reconnu par l’expérience croyante comme le Fils éternel du Père
dont la vie, la mort et la résurrection ont une valeur salutaire pour l’ensemble de
l’humanité. Au terme de notre développement sur le Fils et avant d’aller plus loin dans la
réflexion sur le mystère trinitaire, nous nous proposons d’anticiper quelque peu sur les
chapitres IV et V de notre essai, pour évoquer dès maintenant le contexte de la
mondialisation. Nous allons donc prendre quelque distance avec Catholicisme, mais dans
le seul but de tracer un chemin théologique pour la réunion spirituelle de l’humanité.
Le phénomène de la mondialisation rapproche les membres de l’humanité par des
échanges multiformes à l’échelle de la planète. Grâce à de puissants moyens de
communication une nouvelle conscience d’appartenir à un même village global se crée
chez tous les hommes de notre temps. Cette aspiration des hommes à entrer dans le monde
de la communication sans entrave est l’un des signes qui, apparemment, au moins, nous
renvoient au projet de la réunion spirituelle de l’humanité amorcé par Jésus de Nazareth, il
y a deux millénaires.
Traditionnellement, Jésus de Nazareth a été perçu par l’expérience croyante ecclésiale
comme l’unique médiateur de la réunion spirituelle de l’humanité. Or le phénomène actuel
de la mondialisation, en offrant les moyens de concrétiser l’idéal de la collaboration et de
la coexistence fraternelles, semble ouvrir de nouvelles possibilités d’interprétation par
rapport au projet de réunion spirituelle de l’humanité, mais dans un sens bien sûr différent
de la médiation de Jésus-Christ. Aussi importe-t-il d’interpréter le message de salut de
Jésus de Nazareth et son projet de réunion spirituelle de l’humanité dans la réalité de la
mondialisation.
En effet, l’événement du Fils éternel assumant la condition humaine rend manifeste la
présence du Père et encourage la réunion spirituelle de l’humanité dont le devenir est lié à
l’intelligence de ses faits, gestes et paroles interprétés par la tradition croyante et actualisée
au gré de l’histoire humaine. Or notre temps est marqué par la promotion de la
collaboration fraternelle entre les hommes qui recherchent l’unité dans des échanges

161
croissants et de tous genres. Par-là nous ne méconnaissons pas ce qui, dans la
mondialisation même, peut être facteur de divisions et de violence et nous aurons
d’ailleurs à y revenir. Il reste que l’humanité est secrètement travaillée par le désir de
partager la vie de Dieu plantée au cœur de la création et rendue manifeste par la présence
dans l’histoire du Fils éternel. La mondialisation des échanges culturels est en ce sens un
révélateur de la volonté de l’humanité de constituer une famille unique au-delà des
différences culturelles et des niveaux de civilisation. Cette manifestation nouvelle de la
conscience planétaire de l’humanité, est dans son originalité même, une figuration du
projet de la réunion spirituelle de l’humanité. Le Fils éternel, surpassant la particularité de
son incarnation rédemptrice, se manifeste dans d’autres cultures pour y diffuser l’infinie
variété de ses volontés salutaires.
La personnalité historique du Fils peut être intégrée dans les visions universalistes et
humanitaires des cultures du monde. Référence religieuse, éthique et mystique, Jésus,
annoncé et proclamé par ses disciples, est perçu à l’âge de la mondialisation comme le
messager éminent de paix, d’amour et d’espérance.
Mais En fait Jésus est plus qu’un messager de paix, d’amour et d’espérance. Il est Celui
par qui les promesses de réunion spirituelle de l’humanité sont accomplies. En Lui,
l’humanité est engagée dans le processus de salut découlant de la présence de l’envoyé du
Père parmi les hommes.
Réponse à l’angoisse et à l’espérance de l’humanité, l’avènement du Fils dans l’histoire a
été et constitue encore une révolution « sociale ». Cette révolution concerne le peuple que
le Père a choisi de rassembler sous la conduite de son Fils. Ce Fils, par sa prédication du
Royaume de Dieu, met en œuvre dans les cœurs et dans les esprits l’unique alliance avec
Dieu de manière nouvelle et originale. Le but du Fils est d’entraîner l’humanité dans un
processus de réconciliation avec le Père de façon à rassembler tous les peuples de la terre
en un seul et même peuple partageant la grâce de la filiation divine.
Homme accompli, le Fils est l’envoyé dont le rapport intime, personnalisé et exclusif avec
le Père inaugure le monde nouveau de la réunion spirituelle de l’humanité.

Cette réunion est, selon l’épître aux Ephésiens, le mystère que Dieu « n’avait pas fait
connaître aux hommes des générations passées comme il l’a révélé maintenant par
l’Esprit à ses saints Apôtres et à ses prophètes  » (Eph 3, 5).

162
Le Fils met en œuvre le mystère du salut car il est le Roi de la nouvelle création
humanisée et dépouillée des conséquences néfastes du péché et de la mort. Il est antérieur
à tous les êtres créés. Sorti du mystère du Dieu trinitaire, le Fils éternel existe avant le
commencement du temps. Manifesté dans la chair, par une révélation historique singulière,
le Fils éternel est depuis toujours l’initiateur du culte invisible de la réunion spirituelle de
l’humanité. Il répand l’illumination qui conduit les enfants des hommes à s’unir pour
susciter des cités ouvertes sur le développement et sur la protection du monde. C’est au
sein du monde et de l’histoire que le Fils éternel invite ses frères en humanité à bâtir un
monde fraternel, juste et sain où règnent l’harmonie et la joie. La solidarité du Fils éternel
avec l’histoire est énoncée dans le parti pris par Jésus de rejoindre ses frères en humanité
dans les combats du monde et de l’histoire.
Que pouvons–nous dire de la figure historique de Jésus de Nazareth par rapport au
« culte » de la réunion spirituelle de l’humanité ?

III.4.3. Jésus de Nazareth et le culte de la réunion spirituelle de l’humanité.

L’évangile de Jésus-Christ a suscité de nombreux commentaires au cours de l’histoire. Or


nous nous proposons dans les lignes qui vont suivre de restituer une connaissance de Jésus
en corrélation avec sa mission salutaire de réunir l’humanité par l’Esprit Saint. C’est à
partir de l’expérience historique de la réunion spirituelle de l’humanité que nous allons
interpréter le témoignage des évangélistes sur Jésus, « accélérateur » de l’histoire du salut.
En Jésus de Nazareth, le Fils éternel a choisi de naître, de vivre et de mourir pour une
unique cause : celle de la réunion spirituelle de l’humanité. Figure incomparable dans
l’histoire du monde, Jésus est l’homme en qui le mystère du Dieu trinitaire trouve un
rayonnement au-delà de son itinéraire personnel et de son histoire singulière. Les témoins
de sa vie depuis deux mille ans proposent aux hommes de bonne foi et de bonne volonté
l’expérience qui suscite la réunion spirituelle de l’humanité.
A l’instar de saint Paul qui n’a pas connu Jésus pendant sa vie, nous ne raconterons pas ici
la vie de Jésus. Notre propos part de la conviction croyante selon laquelle Jésus, le Christ,
est ressuscité et demeure vivant en ses témoins éclairés par l’Esprit Saint. Jésus-Christ est
pour nous la Parole de salut qui restaure la création en l’humanisant à l’image du Fils
éternel.

163
Parole première qui fonde la réunion spirituelle de l’humanité, il est la pierre angulaire de
l’édifice humain qui se construit au cœur de l’histoire par la parole vivante de paix, de
réconciliation et d’harmonie des membres de l’humanité. En lui, l’unité des hommes est
visible dans son Corps social en croissance, selon les lois de l’histoire. En lui, l’humanité
est rassemblée pour avoir part à la communion avec Dieu. Cette communion avec le Dieu
de la vie est inaugurée par Jésus-Christ, le Bon Pasteur.
Toute la vie humaine de Jésus-Christ est une œuvre de rassemblement des hommes qui se
heurte à la violence, à la haine, à l’indifférence, à la lâcheté et à l’homicide du plus beau
des enfants des hommes. La victoire de Jésus-Christ sur la mort et ses apparitions après sa
résurrection mettent en place les conditions de possibilités d’une réunion spirituelle de
l’humanité. Cette réunion est le culte nouveau issu de l’expérience pascale. Avec le Christ
ressuscité, l’humanité est invitée à participer à la plénitude de la vie.
Jésus-Christ, en réunissant l’humanité par l’Esprit Saint, met à la disposition de ses frères
le mystère du Père qui, éternellement, engendre un Fils égal à lui-même, pour avoir part à
sa vie incorruptible. Cette vie éternelle gratuitement offerte à l’humanité par le Père dans
le Fils se donne à la nouvelle lignée des frères du Fils réunis par l’Esprit Saint pour
constituer la nouvelle famille du Père. Cette nouvelle famille réunit les fils de l’orient et
de l’occident, du nord et du sud (Lc 13, 29). Elle réunit tous les élus de tous les temps, de
tous les lieux, de toutes les cultures, de toutes les langues et de toutes les sensibilités.
Cette réunion planétaire et cosmique de l’humanité est comparable à une cité ouverte à
tous les êtres humains de bonne foi et de bonne volonté. Cette famille de Dieu, présente et
future, se caractérise par la fraternité, la justice, le respect, le partage et la solidarité. La
famille de Dieu est ainsi la vie du Père communiquée par le Fils et vécue par les hommes
comme une présence vivifiante de l’Esprit du Père et du Fils. Elle est la présence du Père,
du Fils et de l’Esprit Saint au cœur de l’histoire humaine. Elle est la vie trinitaire devenue
la vie ordinaire de tous les membres de l’humanité.
La réunion spirituelle de l’humanité est donc la famille de Dieu animée par la vie du Père,
du Fils et de l’Esprit Saint. Le Père étant l’origine de la réunion spirituelle de l’humanité,
le Fils est le porte-parole du Père, égal au Père, qui met en œuvre par l’Esprit la famille de
Dieu au cœur de l’histoire. Fruit de l’Esprit du Père et du Fils, la réunion spirituelle de
l’humanité est le bonheur du Dieu trinitaire promis et réalisé au profit des enfants des
hommes. Ceux-ci, divisés par les langues, les mentalités, les sensibilités, les cultures et les

164
défis historiques, sont associés au même culte invisible, celui de la réunion spirituelle de
l’humanité.
Parler aujourd’hui du Fils, c’est donc évoquer Celui qui est mort et ressuscité pour réunir
l’humanité par l’Esprit Saint. Le salut qu’apporte le Fils a une signification
essentiellement historique. En effet, c’est dans le cours du temps que les hommes sont
appelés par le Père à se rassembler pour donner corps à son dessein de se faire reconnaître
comme ses fils dans le Fils. Communion de vie avec le Père, le Fils et l’Esprit Saint, la
réunion spirituelle de l’humanité commence avec la création du monde et se poursuit dans
l’histoire avec l’élection d’Israël, l’œuvre rédemptrice du Fils et l’émergence de l’Église.
Communion d’amour, la réunion spirituelle de l’humanité est donc le don vivant du Dieu
trinitaire, manifesté dans le désir des hommes de se constituer en famille pour répondre à
l’ appel à l’ouverture sur l’autre et sur Jésus-Christ. C’est au sein de l’histoire humaine
que le Dieu trinitaire se révèle comme Celui qui suscite les moments privilégiés d’union à
Lui par le mystère du Fils. C’est par la réunion spirituelle de l’humanité que le Dieu
trinitaire s’engage dans l’aventure du monde et de l’histoire. Avec la manifestation du
Dieu trinitaire dans le monde et l’histoire, le Père se donne entièrement par la voie de la
communion des membres de l’humanité à son mystère. Cette communion se réalise
précisément dans une réunion spirituelle qui est la constitution, dans le monde et dans
l’histoire, de la nouvelle humanité unie au Fils par l’Esprit Saint pour le culte du Père, en
esprit et en vérité.
Le Fils éternel en devenant homme manifeste l’extrême bienveillance du Père en modelant
par l’Esprit Saint l’humanité à son image. Présence agissante du Père, du Fils et de l’Esprit
Saint, la réunion spirituelle de l’humanité est la maison du Père qui rassemble tous les
frères de son Fils Unique. Tête et Corps du Fils, elle inclut la totalité des enfants du Père.
Lieu de l’unité et de l’amour, elle traduit la médiation du Père par le Fils et l’Esprit Saint.
Notre relecture de Catholicisme donne donc à penser que l’herméneutique de la réunion
spirituelle de l’humanité est essentielle à la compréhension du Dieu de Jésus-Christ. Ce
Dieu manifeste le désir d’être pleinement humain. Il est attiré par l’humanité dont Il veut
faire sa maison, sa demeure et sa cité. Tout en conservant le mystère de sa transcendance,
Il veut être en bas, dans la maison de l’humanité.
Grâce à l’humanité de son Fils, le Père partage l’existence humaine quotidienne de tous
ses enfants répondant par amour au désir humain d’être réunis. Ainsi Jésus-Christ, par la
puissance de vie de l’Esprit du Père, vient à la rencontre de l’humanité dans sa quête

165
infinie de l’origine. Présent dans l’histoire par sa création libre et gratuite, le Père, en
envoyant le Fils, veut réunir à Lui par l’Esprit Saint ses fils en un Corps fraternel.
Nous pouvons maintenant revenir à Henri de Lubac et voir comment l’herméneutique de
la réunion spirituelle de l’humanité dans Catholicisme ouvre sur ce qu’on peut appeler
une christologie trinitaire.

III.4.4. La christologie trinitaire et la réunion spirituelle de l’humanité.

Pour Henri de Lubac, «  tout le Mystère du Christ est un mystère de résurrection, mais
aussi un mystère de mort. L’un ne va point sans l’autre, et un même mot les exprime   : la
Pâque. Pâque, c’est passage. Alchimie de tout l’être, séparation totale d’avec soi, à
laquelle nul ne peut se flatter d’échapper. Négation de toutes les valeurs naturelles en leur
être naturel, renoncement à cela même par quoi l’individu s’était dépassé. »299

En Jésus-Christ, la conversion de l’humanité se manifeste. En Lui s’opère la


transformation de la condition naturelle de l’humanité. Ressuscité d’entre les morts, Jésus
le crucifié inaugure l’avenir de la réunion spirituelle de l’humanité. La conversion requise
de celle-ci passe par un renoncement pascal :
«  Si authentique et si pure soit la vision d’unité qui inspire et oriente l’activité de
l’homme, elle doit donc, pour devenir réalité, d’abord s’éteindre. La grande ombre de la
croix doit la recouvrir. L’humanité ne se rassemblera qu’en renonçant à se prendre elle-
même pour fin.  »300

Jésus-Christ le premier, par sa mort en croix, renonce à se prendre pour fin. Le don de sa
Personne sur la croix invite ses disciples à entrer en communion avec Lui pour devenir
responsables de la réunion spirituelle de l’humanité. Celle-ci est précisément la possibilité
offerte de se fondre dans le geste révélateur de la croix qui annonce l’avenir d’une
humanité convertie. Cette humanité convertie, c’est celle qui est engagée à la suite de
Jésus-Christ, qui invite au renoncement à soi et qui propose le signe de la croix comme le
chemin de vie qui conduit à la réunion.
Renoncer à soi, c’est s’inscrire dans le mouvement de la réunion spirituelle de l’humanité
en apportant sa pierre à l’édification de l’unité de la communauté humaine. L’événement
de la croix est ainsi l’acte salutaire de Jésus-Christ qui exhorte chaque disciple à prendre sa
croix pour participer à l’œuvre de réunion. Anticipant cette réunion par sa Pâque, Jésus-
299
Ibid., p. 322.
300
Ibid., p. 322.

166
Christ manifeste dans le monde et l’histoire la volonté transcendante du Père d’opérer, par
le don de l’Esprit Saint, une création nouvelle. Celle-ci n’est pas le rétablissement de la
création originelle. Elle est l’émergence d’une vie nouvelle qui établit les possibilités
d’une histoire nouvelle et qui prolonge l’histoire de Jésus-Christ. Elle est le salut de
l’humanité donné par le Père.
Le Fils exprime, au sein de l’humanité, le dessein salutaire et gracieux du Père de réunir
l’humanité par l’Esprit Saint.

Ainsi «  c’était Dieu qui en Christ réconciliait le monde avec lui-même, ne mettant pas
leurs fautes au compte des hommes, et mettant en nous la parole de réconciliation » (2 Co
5, 19 ).

Jésus-Christ anticipe, par sa vie terrestre, sa mort et sa résurrection, l’avenir de la création


soumise au Père par l’Esprit Saint. La mort de Jésus-Christ en faveur de l’humanité suscite
une vie nouvelle par le don de l’Esprit Saint.

«  Par le Christ mourant sur la croix, l’humanité qu’il portait toute en lui se renonce et
meurt. Mais ce mystère est plus profond encore. Celui qui portait en Lui tous les hommes
était délaissé de tous. L’homme universel mourut seul. Plénitude de la kénose et perfection
du sacrifice ! Il fallait cet abandon - et jusqu’à ce délaissement du Père - pour opérer la
réunion. Mystère de solitude et mystère de déchirement, seul signe efficace du
rassemblement et de l’unité.  »301

L’événement de la croix associe donc l’humanité à la vie divine du Fils qui porte en Lui
l’humanité délaissée, abandonnée, entrant dans la vie eschatologique de Dieu. Introduite
dans la vie du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, cette humanité vit en Dieu, réconciliée et
réunie par la kénose du Christ qui va jusqu’au bout du don de Lui-même pour l’œuvre de
rassemblement de ses frères en humanité.
Comme le Christ mourant en croix, tout homme abandonné, souffrant et délaissé renonce à
lui-même et meurt pour vivre en Dieu afin d’assumer le devenir de la réunion spirituelle
de l’humanité. Le Christ est ainsi, selon Henri de Lubac, le mystère en qui s’accomplit
l’unité et le rassemblement de l’humanité.
«  Si nul ne doit s’évader de l’humanité, l’humanité doit mourir à elle-même en chacun de
ses membres pour vivre, transfigurée, en Dieu. Il n’y a de fraternité définitive que dans
une commune adoration.  »302

301
Ibid., p. 323.
302
Ibid., p. 323.

167
L’humanité en participant au mystère de la croix du Fils entre en communion avec le Dieu
trinitaire. Le Fils unique, envoyé dans le monde et l’histoire, ne révèle l’amour du Père
qu’en mourant pour le nouveau peuple dont Il est le premier-né. Par sa résurrection et par
le don de l’Esprit Saint, le Fils unique conduit ses frères à reconnaître le Père comme la
source de toute communion. Ce Fils unique, mort et ressuscité, en qui le Père invite
l’humanité à se transfigurer, ne poursuit qu’un dessein : unir les hommes au-delà des
frontières dans une fraternité définitive.
Cette fraternité n’est possible que si les hommes accueillent l’amour du Père, du Fils et de
l’Esprit Saint. La réunion spirituelle de l’humanité est le déploiement dans le temps de
l’économie trinitaire. L’humanité est réunie par le don de l’Esprit Saint que le Père et le
Fils répandent dans leur échange interpersonnel. Vivant de l’adoration du Père, du Fils et
de l’Esprit Saint, les hommes forment dès lors un seul corps nouveau, recréé à l’image de
la Trinité. Le Dieu trinitaire fonde la nouvelle communauté des hommes recrée par « la
Pâque universelle, qui prépare la cité de Dieu  ».303

Cette cité de Dieu repose sur «  un humanisme converti. D’aucun amour naturel on ne
passe de plain-pied à l’amour surnaturel. Il faut se perdre pour se trouver. Dialectique
spirituelle, dont la rigueur s’impose à l’humanité comme à l’individu, c’est-à-dire à mon
amour de l’homme et des hommes aussi bien qu’à mon amour pour moi-même. Loi de
l’exode, loi de l’extase. »304

La révélation du Dieu trinitaire fonde donc la nouvelle identité de l’humanité. Invitée au


dialogue avec le Père, le Fils et l’Esprit Saint, l’humanité est appelée à sortir de son
repliement sur elle-même. C’est en s’arrachant à elle-même par la loi de l’exode et de
l’extase que l’humanité peut se construire sur le fondement trinitaire.
En épousant la condition humaine, Jésus-Christ est Celui par qui l’humanité accède au
Père. La relation filiale de Jésus avec son Père est perceptible grâce à l’implication de la
sainte Trinité dans l’histoire humaine. Engendré par l’Esprit Saint, Jésus, Fils du Père et
né de Marie, a mené sa vie humaine en assumant le mystère de sa Personne qui le lie à la
sainte Trinité. Le Père réunit par l’Esprit Saint ses enfants, grâce à l’existence humaine du
Fils de telle sorte que l’humanité réunie en un tout puisse être pleinement unie au Dieu un
et trine.

303
Ibid., p. 323.
304
Ibid., p. 323.

168
Telle est la christologie trinitaire qui se dégage de la lecture de Catholicisme. Il nous reste
à exposer la manière dont Henri de Lubac, à la suite des Pères de l’Eglise, comprend la foi
elle–même en un Dieu Trinitaire.

III.5. Henri de Lubac et la foi en un Dieu Trinitaire.

Henri de Lubac n’a pas explicitement élaboré de théologie trinitaire dans Catholicisme.
Cependant sa réflexion sur l’histoire du salut est imprégnée par les Personnes trinitaires et
sa conception de Dieu et du salut rejoint en tout cas la signification historique du dogme
trinitaire. Pour Henri de Lubac, Dieu agit dans l’histoire et se révèle dans les événements
historiques en interpellant l’humanité pour partager sa vie intime. Ainsi le Dieu des
chrétiens n’est pas un être inaccessible qui serait insensible à la condition humaine. Il n’est
pas une divinité vague que l’homme entreverrait comme il pourrait dans une pensée
associative et symbolique. Le Dieu des chrétiens est au-dessus des mythologies grossières
et des récits anthropomorphiques.

«  Il a parlé lui-même, de lui-même. Il s’est révélé aux hommes, Père, Fils, Esprit  ; Dieu
Unique, Dieu vivant  ! Les hommes, s’ils ne lui refusent pas leur foi, et s’ils consentent à
s’en laisser pénétrer, n’auront jamais fini de s’émerveiller devant ce mystère
entrouvert. »305

Dieu se dit dans l’histoire humaine. C’est un Dieu en trois Personnes, Père, Fils et Esprit,
qui pénètre l’histoire de l’humanité pour réunir par le Christ la pluralité des hommes en
une communion unique. Source d’émerveillement, le mystère du Dieu trinitaire, exprimé
par les symboles de foi chrétienne, est le cœur même de l’évangile. En venant à la
rencontre des hommes dans l’histoire, Jésus-Christ a dévoilé par son obéissance sa relation
filiale avec le Père. Le mystère de l’intimité filiale que Jésus-Christ entretient avec le Père
révèle cette relation mystérieuse. L’identité filiale de Jésus-Christ, renvoie au mystère du
Père, source de la Personne du Fils. Et vers la fin de sa vie terrestre, Jésus-Christ attire
aussi l’attention de ses disciples sur la venue d’une autre Personne divine, semblable à
Lui-même, l’Esprit Saint, qui leur enseignera tout (Jn 14, 26). Don du Fils, l’Esprit Saint
envoyé par le Père rend Jésus-Christ, présent pour ses disciples. Ainsi le Dieu trinitaire se
révèle par Jésus dans l’histoire du salut qui commence avec la création du monde,
l’élection d’Israël, l’incarnation rédemptrice du Fils et la fondation de l’Église. Au sein de
305
Henri de Lubac, La foi chrétienne, p. 100. (voir les indications complémentaires dans la bibliographie)

169
l’Église où les disciples du Christ sont baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit,
le Dieu trinitaire appelle l’humanité à entrer en communion de vie avec le mystère des
mystères, le Dieu en trois Personnes que confessent les chrétiens.
En effet Dieu, Père, Fils et Esprit, a créé l’humanité à son image et à sa ressemblance. Le
dessein divin est l’institution de la pluralité des membres de l’humanité dans l’unité, à
l’image et à la ressemblance de la vie de Dieu en trois Personnes. Mais l’humanité, en se
concentrant sur elle-même, s’est coupée de sa source trinitaire. Affectée par la violence, la
peur, la jalousie, le refus de la différence, l’exclusion, l’orgueil et l’individualisme,
l’humanité s’est crispée dans un repli frileux sur elle-même.
Le Fils incarné est alors venu dans le monde, pour sortir l’humanité de sa solitude
individuelle. Libérateur par excellence, Jésus-Christ, en se décentrant de Lui-même, par la
plénitude de sa kénose opère la réunion spirituelle de l’humanité qui est échange, partage
et communion avec le Dieu de la charité.
L’œuvre de salut de Jésus-Christ consiste à indiquer à l’humanité la manière dont Dieu
aime. Dieu aime en se donnant librement à autre que Lui-même. L’humanité est l’autre
que Dieu crée librement. Reconnue dans sa différence d’avec Dieu, l’humanité est devant
Dieu comme un vis-à-vis. Dieu en son Fils s’unit à l’humanité sans perdre son identité
divine. En devenant lui–même autre dans le paradoxe de l’incarnation rédemptrice, Dieu
en son Fils rejoint l’humanité dans son élan vers Lui.
Réponse de l’élan de l’humanité vers Dieu, Jésus-Christ, selon Henri de Lubac, est
l’Absolu qui exhorte chaque homme à sortir de lui-même pour offrir une réponse
personnelle au projet de réunion spirituelle de l’humanité. Ce projet est l’émergence au
cœur de l’histoire, d’une relation entre les hommes fondée sur l’union des Personnes
divines. La communion avec le Père, le Fils et l’Esprit Saint, est le miroir qui reflète le
don de chaque membre de l’humanité à la communauté humaine, dans le respect et
l’intégrité du rôle spécifique de chacun dans le cours irréversible du temps.
En effet, «  en l’être qui se suffit, point d’égoïsme, mais l’échange d’un Don parfait.
Lointaine imitation de l’Être, l’esprit créé n’en reproduit pas moins quelque chose de sa
structure..., et des yeux exercés savent y percevoir la marque de la Trinité créatrice. »306

Le mystère de la Trinité illumine le projet de réunion spirituelle de l’humanité.

306
Henri de Lubac, Catholicisme, p. 288.

170
Pour Henri de Lubac, il n’y a «  point de personnes isolées : chacune, en son être même,
reçoit de toutes, et de son être même doit rendre à toutes. »307

Le mystère de la Trinité sauve l’humanité de la solitude individuelle. Un membre de


l’humanité ne peut être clos sur lui-même. Il est appelé dans le projet créateur du Père, du
Fils et de l’Esprit, à vivre dans l’unité de la communauté humaine, au service des frères de
Jésus-Christ.
Le Dieu trinitaire est pleinement présent en chacun des membres de l’humanité, autre que
Lui mais créé à son image et à sa ressemblance. Chaque homme est une personne à
l’image de Dieu, Père, Fils et Esprit. Le salut consiste à retrouver l’unité de l’humanité
avec le Père, le Fils et l’Esprit.

Chaque membre de l’humanité qui vit en Jésus-Christ découvre avec émerveillement que
«  désormais, l’unité est conçue. L’image de Dieu, l’image du Verbe que le Verbe incarné
restaure, à laquelle il rend son éclat, c’est moi-même, et c’est l’autre - et c’est tout autre.
C’est ce point de moi-même qui coïncide avec tout autre, c’est la marque de notre
commune origine, et c’est l’appel à notre destinée commune. C’est notre unité même en
Dieu.  »308

L’unité que Jésus-Christ rétablit est la conséquence de la révélation de l’unité entre le Père
et le Fils dont le mouvement mutuel est animé par l’Esprit Saint.

«  Seul l’idéal que le Christ a transmis à son Église est assez pur et assez puissant - car il
n’est pas forgé par le cerveau de l’homme, mais il est vivant et il s’appelle l’Esprit du
Christ - pour inspirer aux hommes de travailler à leur unité spirituelle, comme seul le
sacrifice de son sang peut donner l’efficace à leur travail. »309

C’est à l’Esprit de maintenir dans le temps l’unité des hommes avec Dieu et entre eux.
«  L’Esprit que le Christ a promis aux siens de leur envoyer, son Esprit, est à la fois Celui
qui fait pénétrer l’évangile au fond de l’âme et Celui qui le répand partout. Il creuse en
l’homme de nouvelles profondeurs qui l’accordent aux "  profondeurs de Dieu", et Il le
jette hors de lui-même jusqu’aux confins de la terre  ; Il universalise, et Il intériorise  ; Il
personnalise, et Il unifie.  »310

C’est que, pour Henri de Lubac, l’Esprit Saint est l’ultime don du Père et du Fils, qui
couronne la rencontre intérieure, personnelle et universelle avec Jésus-Christ. Défenseur

307
Ibid., p. 289.
308
Ibid., p. 296.
309
Ibid., p. 187.
310
Ibid., p. 295.

171
de l’humanité, l’Esprit Saint est l’intercesseur et la puissance créatrice qui protège la vie
nouvelle suscitée par le Père et le Fils au cœur de l’histoire. Esprit de vérité, Il enracine
l’heureuse nouvelle de l’unité de l’humanité avec le Père en Christ dans le cœur des
hommes. Il «  chante les gestes de Dieu  »311 et rend les membres de l’humanité conscients
du don que Dieu fait de Lui-même à ses créatures dans les gestes d’amour du Père et du
Fils.
Ainsi pouvons–nous désormais récapituler le chemin parcouru au long de ce chapitre.
Le Père offre à ses créatures par l’incarnation rédemptrice du Fils la présence de Dieu
même en Personne. Présence divine offerte à l’humanité, le Fils s’adresse à tous les
hommes pour les attirer mystérieusement dans la communion du Père par l’Esprit Saint.
Envoyé dans le monde, le Fils incarné sauve l’humanité en lui communiquant l’amour du
Père par son ministère de compassion et par le mystère de sa mort et de sa résurrection.
La croix du Fils est le signe de l’amour infini du Père. Ce signe incite les hommes à
accueillir le don de leur réunion par l’Esprit Saint. Sur la croix, le Fils rejoint l’humanité
dans ses limites ultimes pour lui révéler un Père solidaire du plus rejeté de ses fils. En
s’impliquant ainsi dans la venue du Fils dans le monde et l’histoire, le Père offre à ses fils
la possibilité de répondre à son amour en contemplant le mystère du Fils unique.
Tout en respectant ses fils et en leur laissant la liberté d’apprécier son don, le Père, par la
révélation de son Fils, fait ainsi accéder l’humanité à la dernière étape de son
rassemblement.

«  Après avoir apparu et parlé bien des fois et de bien des manières, Dieu vient Lui-même,
en son Christ, fournir avec nous la dernière étape... Le Christ s’est donc fait attendre
longtemps, Il est venu tard, mais au fond, Il n’a pas tardé. Il était normal qu’Il vînt tard.
L’incarnation se fit à l’heure qu’il fallait... au soir du monde. »312
La dernière étape de la révélation de l’amour du Père montre le don le plus intime du Père
qui dépasse encore les dons de la création. Par le don de son Fils en croix, le Père se laisse
atteindre dans la vulnérabilité de son amour pour l’humanité. Le don du Fils s’actualise
par cet Esprit Saint qui, depuis toujours, est don du Père au Fils et don du Fils au Père.
C’est par l’Esprit Saint que l’amour trinitaire est communiqué à l’humanité.
Le don du Fils à l’humanité s’accomplit par l’Esprit Saint qui, unissant de toute éternité le
Père et le Fils, amorce la réunion temporelle et spirituelle de l’humanité. En répandant
l’amour du Père et du Fils dans le cœur des hommes, l’Esprit Saint, universalise la grâce

311
Ibid., p. 225.
312
Ibid., p. 225.

172
filiale que l’Incarnation rédemptrice de Jésus-Christ fait advenir dans le monde et
l’histoire. Ce qui se réalise selon une progression respectueuse de la liberté humaine :

«  Au reste, les "révolutions" que furent les révélations successives n’ont pas entraîné de
bouleversement total et soudain, car Dieu veut que l’homme soit non violenté, mais
persuadé. Si l’adhésion qui lui est demandée réclame toujours de la part de l’homme, quel
que soit aussi le degré de lumière naturelle ou surnaturelle qui lui est offert, une
conversion totale, c’est-à-dire un retournement du mal au bien et des ténèbres à la
lumière, il n’en est pas moins vrai que l’envahissement ou plutôt l’investissement de la
nature humaine par la Divinité se fait d’une façon progressive, à partir d’une première
illumination naturelle jusqu’au jour de l’éternité.  »313

Agent d’approfondissement de la foi au Fils, l’Esprit Saint est la Personne divine qui unit
la communauté humaine à la communauté divine, par les moyens de la persuasion, de
l’adhésion libre et de la conversion totale. Réalité intime du Père et du Fils, Il est le don du
Père et du Fils en son achèvement. Il accomplit la mission du Christ en réunissant
l’humanité et en offrant à tous ses membres la possibilité de la vie divine qui se traduit par
une communion aux Personnes trinitaires. Il arrache les membres de l’humanité aux
impasses de l’histoire. Il fait cheminer l’humanité vers sa fin eschatologique.
La Constitution sur l’Église du concile Vatican II, plus précisément le n° 4 de Lumen
gentium, développera plus tard une approche trinitaire qui aura une évidente parenté avec
les intuitions majeures de Catholicisme :

«  Une fois que fut achevée l’œuvre que le Père avait chargé son Fils d’accomplir sur
terre (Jn 17, 4), l’Esprit Saint fut envoyé, le jour de la Pentecôte, pour qu’Il sanctifiât
sans cesse l’Église, et que de cette façon les croyants eussent accès au Père, par le Christ,
dans l’unique Esprit (Ep 2, 18). C’est Lui l’Esprit de vie, la source d’eau jaillissante pour
la vie éternelle (Jn 4, 14  ; 7, 38-39), par qui le Père donne la vie aux hommes, morts du
fait du péché, en attendant qu’ils ressuscitent dans le Christ leurs corps mortels (Rm 8,
10-11). L’Esprit habite dans l’Église et dans les cœurs des fidèles comme dans un temple
(1Co 3, 16, 6-19). En eux Il prie et rend témoignage de leur adoption comme fils (Ga
4,6  ; Rm 8, 15-16 et 26). L’Église, qu’Il introduit dans la vérité tout entière (Jn 16,13) et
qu’Il unifie dans la communion et le service, Il la pourvoit de dons divers, hiérarchiques
et charismatiques, la dirige grâce à ses dons et l’orne de ses fruits (Ep 4, 11-2  ; 1Co
12,4  ; Ga 5,22). Par la vertu de l’évangile, Il fait que l’Église se rajeunisse et Il la
renouvelle sans cesse, et Il la conduit à l’union parfaite avec son Époux, le Christ.
L’Esprit et l’Épouse disent en effet, au Seigneur Jésus  : "Viens !  " (Ap 22,17). Ainsi
l’Église, dans son ensemble, apparaît comme "le peuple uni de l’unité du Père et du Fils
et de l’Esprit Saint  (saint Cyprien) ". »314

313
Ibid., p. 225.
314
Lumen gentium, n°4

173
Ainsi la foi en un Dieu trinitaire conditionne la réunion spirituelle de l’humanité. Conçue
au cours de la théologie de l’histoire, la théologie trinitaire qui se dégage de Catholicisme
offre d’abord une vision descendante de Dieu, Père, Fils et Esprit Saint, vers l’humanité.
Avec respect et discrétion, le Dieu trinitaire propose à l’humanité une autre relation, sans
commune mesure avec sa propre transcendance, et lui donne une autonomie inviolable et
inaliénable.
Ce Dieu trinitaire trouve son accomplissement en se tournant vers le très bas, vers plus bas
que Lui, par la kénose et par l’excès de bienveillance. Mais s’il est discernable dans les
signes du salut en faveur de l’humanité, Il ne peut être réduit à sa relation avec sa création
et avec l’humanité qu’il aime sans mesure. Le Dieu trinitaire, pour Henri de Lubac, est
l’amour éternel qui s’exprime au-delà de toute perspective temporelle. Objet d’adoration
de l’humanité unie dès la création pour sa réunion spirituelle, le Dieu trinitaire est
jaillissement toujours nouveau, toujours actuel, d’une présence d’amour qui réconcilie et
restaure l’humanité en un unique peuple permettant à celui–ci de s’élever à la communion
définitive avec Lui. La vision descendante se complète ici par une vision ascendante,
confirmant le fameux adage reçu des Pères grecs : « Dieu est devenu homme pour que
l’homme devienne Dieu ».
Ainsi pour l’auteur de Catholicisme, une communauté humaine ouverte à tous,
respectueuse de la personne créée à l’image et à la ressemblance du Dieu trinitaire, n’est
possible que si elle est fondée sur l’amour divin. Un humanisme non converti ne convient
pas à la dignité de la personne humaine. Le drame de tout humanisme sans Dieu est de se
détourner de la bénédiction de l’altérité fondatrice qu’est le Dieu trinitaire. Au contraire,
selon Henri de Lubac, on ne peut construire un humanisme véritablement intégral que si
l’on se réfère au Dieu Trinitaire, source première et fin ultime de l’histoire de l’humanité.

Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××

174
CHAPITRE IV : LA « RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ »
ET LE CONTEXTE CONTEMPORAIN DE LA MONDIALISATION.

Introduction.

Les trois premiers chapitres de notre étude ont montré, sur la base de Catholicisme,
l’importance du thème que nous résumons par l’expression « réunion spirituelle de
l’humanité » : nous avons vérifié la place qu’il tient d’un bout à l’autre du livre, nous
avons vu qu’il pouvait être considéré comme un thème unificateur de la théologie
chrétienne, et nous avons finalement manifesté ses liens intimes avec la Révélation du
Dieu un et trine.
Nous nous proposons maintenant, dans les deux chapitres qui suivent, de prendre distance
par rapport à l’œuvre de Henri de Lubac et de faire paraître, indépendamment même de
cette œuvre, les enjeux théologiques que nous reconnaissons à la réunion spirituelle de
l’humanité dans le contexte actuel de la mondialisation. Certes, dans le 6 ème et dernier
chapitre, nous aurons à revenir sur les écrits du Père de Lubac : nous serons alors en
mesure de préciser ce qui est finalement, dans la perspective même de notre situation
contemporaine, l’apport décisif de la vision développée par Catholicisme – un apport qui,
on le verra, se situe d’abord sur le terrain d’une anthropologie théologique.
Mais nous ne pourrons aborder cette dernière étape qu’après avoir développé à notre
propre compte le thème de la réunion spirituelle de l’humanité, dans un contexte qui n’est
plus celui où fut écrit Catholicisme et que nous caractérisons ici comme contexte de
« mondialisation ».
Ce dernier mot, il est vrai, ne se laisse pas aisément définir, car il recouvre un grand
nombre de réalités souvent fort diverses. Paul Valadier l’a rappelé dans un article de la
revue Études  :

« Le terme n’est–il pas un fourre–tout qui sert aussi bien à l’exaltation « progressiste  »
qu’à la diabolisation moralisatrice  ? Or, il s’agit d’un phénomène complexe, à multiples
entrées et à multiples niveaux de réalité, impossible à rapporter à une entité simple. En
effet, on entend par mondialisation, à la fois  : des tendances économiques lourdes ( ou un
échange accru des biens et des services qui enjambe les frontières nationales et les
relativise)  ; des mouvements financiers qui multiplient les transactions réelles et surtout
virtuelles sur l’ensemble de la planète et en une chronologie bouleversée par rapport au
temps du sens commun ; des nouveautés technologiques qui brassent dans leurs réseaux
universels les communications les plus diverses ( Internet étant le symbole le plus parlant

175
de ces innovations) ; des phénomènes de mode et de style de vie qui paraissent s’imposer
un peu partout dans le monde, etc. Bref, la mondialisation désigne un brassage de
diverses pratiques qui font fi des frontières nationales et culturelles, pour ne rien dire des
interdits éthiques et des différences juridiques  ».315

Certes, il serait légitime de privilégier une définition particulière de la mondialisation. Par


exemple, à la suite de l’économiste Etienne Perrot, on pourrait y voir un processus qui
« intègre des cultures singulières dans une même logique de marché ».316
Toutefois, la visée de notre étude nous invite plutôt à entendre la mondialisation dans un
sens plus large. C’est une telle signification qui a été du reste retenue par le document
Maîtriser la mondialisation de la Commission Justice et Paix–France. Le premier chapitre
de ce document s’ouvre par ces lignes :

« La mondialisation est d’abord la présence du monde entier dans nos vies, aussi bien
dans les produits que nous utilisons que dans l’information que nous recevons, dans les
problèmes de chômage que dans les représentations que nous nous faisons de l’extérieur,
dans les possibilités de voyager que celles de communiquer ».317 

Le document énumère ensuite les traits caractéristiques de cette « pénétration du monde


entier » : les biens de consommation viennent de pays très nombreux, les médias
permettent de communiquer avec les personnes très éloignées, le monde entier est enserré
par un seul marché financier, l’anglais devient la langue véhiculaire mondiale, les
déplacements prennent une importance majeure, il existe de plus en plus d’associations
entre Etats, les Eglises elles–mêmes « ne sont pas absentes du mouvement » et
développent diverses formes de « coordinations »…Et le texte conclut :

« On conviendra ici d’appeler "mondialisation" l’ensemble de ces phénomènes. Peu ou


prou, ils concernent tous les hommes, tous les lieux de la planète entière. Ils mènent à une
société humaine pour la première fois réellement unifiée, qui prend conscience de
problèmes communs à toute l’humanité sans pour autant devenir uniforme.318  »

Par le mot « mondialisation », nous entendons nous–même l’ouverture de plus en plus


large des espaces d’échanges à l’échelle de la planète grâce aux nouvelles technologies de
communications et à la volonté de décloisonner les réseaux de production et de

315
P.Valadier, « La mondialisation et les cultures », dans Etudes, novembre 2001, pp. 505–506.
316
E. Perrot, « Penser la mondialisation », dans Recherches de Science Religieuse, 86 ( 1998), p. 16.
317
Justice et Paix–France, Maîtriser la mondialisation, Centurion / Cerf / Fleurus–Mame, 1999, p. 11.
318
Ibid., p.15. On pourra se reporter à l’ensemble de ce document. Voir aussi Mgr Rouet, Faut–il avoir
peur de la mondialisation  ? Enjeux spirituels et mission de l’Eglise, Desclée de Brouwer, 2000.

176
consommation. Sans doute n’avons–nous pas à entrer ici dans une analyse détaillée du
phénomène ainsi désigné ; encore fallait–il indiquer le sens global que nous lui donnons,
du moins avant de réfléchir sur la réunion spirituelle de l’humanité dans le contexte actuel
de cette « mondialisation ».
Car c’est bien ce thème de la réunion spirituelle de l’humanité qui demeurera, dans les
chapitres à venir, l’objet central de notre étude. Ce thème s’inscrit dans la tradition
biblique des fondations : fondation d’Israël, fondation de la royauté en Israël, fondation du
groupe des Douze autour de Jésus, fondation de l’Eglise à la première Pentecôte
chrétienne…Il s’enracine dans les pratiques liturgiques d’Israël : les assemblées d’Israël,
la vie cultuelle à la synagogue et autour du temple, les rites sociaux et religieux du peuple
d’Israël aux moments des grands rassemblements. Le thème de la réunion spirituelle
d’Israël est l’horizon ultime de l’Eglise quand elle célèbre le baptême, l’eucharistie, la
réconciliation et les services de communion pour l’annonce de l’Evangile et la constitution
d’une communauté aimante pour la promotion de la justice et de la paix dans le monde. Et
il est également en jeu, aujourd’hui, à travers tous les efforts de l’œcuménisme et du
dialogue interreligieux.
L’objet de ce chapitre sera donc de développer ce thème dans le contexte de la
mondialisation. Le chapitre suivant nous permettra de justifier plus longuement son
actualité et de faire paraître la spiritualité dont il est porteur. Dans ce chapitre – ci, nous
tenterons plutôt de trouver des mots pour dire aujourd’hui le mystère de la réunion
spirituelle de l’humanité, d’une manière qui puisse être parlante dans la situation de notre
temps. Cela impliquera un premier développement sur le langage même de la réunion
spirituelle ; de là, nous nous arrêterons sur l’événement de Jésus–Christ en tant qu’il est le
fondement de cette réunion spirituelle de l’humanité, avant de nous demander comment
parler de Dieu et de la foi trinitaire dans le contexte de la mondialisation.

IV.1. Le langage de la réunion spirituelle de l’humanité, œuvre de


l’Esprit.

L’expression « réunion spirituelle de l’humanité » n’appartient pas au vocabulaire usuel de


la tradition biblique et ecclésiale. H. de Lubac désigne la réunion spirituelle de l’humanité

177
comme le « rétablissement de l’unité surnaturelle de l’homme avec Dieu, mais autant de
l’unité des hommes entre eux  ».319
La clef de voûte de la réunion spirituelle de l’humanité est l’Esprit Saint. Opérant l’unité
aussi bien entre le Père et le Fils qu’entre Dieu et l’humanité, Il unit les hommes entre eux.
Ayant participé activement à la création du monde (Gn 1,2. Ps. 33. 6), Il guide les
hommes de tous les temps dans leurs chemins d’humanisation. Agissant dans la vie de
Jésus depuis sa conception jusqu’à sa résurrection (Rm. 1 : 4 ; 8 : 11), Il guide et instruit
les hommes pour qu’ils assument leur vocation d’enfants de Dieu dans la communion.
La réunion spirituelle de l’humanité a commencé le jour de la Pentecôte. Ce jour–là,
l’Esprit Saint a pénétré au plus profond de la vie des disciples de Jésus réunis. Ce jour-là.
il leur a fait découvrir de façon soudaine et enthousiaste la dimension universelle de leur
communauté fraternelle. Si la présence de Jésus parmi les hommes abolit la distance entre
Dieu et l’humanité, l’Esprit Saint, à la Pentecôte, éclaire les disciples du ressuscité sur la
mise en œuvre de la réunion de la famille humaine sous la paternité divine.
Que nous apprend donc le récit fondateur de l’événement de la Pentecôte sur le langage de
la réunion spirituelle de l’humanité ?

IV.1.1. La Pentecôte : contexte narratif du langage de la réunion spirituelle de


l’humanité.

Le récit de la Pentecôte (Actes 2, 1-11) préfigure le langage de la réunion spirituelle de


l’humanité. Ce langage est la manifestation de l’Esprit Saint qui transforme les disciples
de Jésus de Nazareth réunis en un même lieu, en une communauté proclamant les
merveilles de Dieu. Témoignant de la présence divine, la communauté spirituelle de
Jérusalem se tourne vers l’univers entier et vers toute chair selon l’oracle de Joël (3, 3). La
multitude des langues parlées le jour de la Pentecôte annonce l’extension progressive de la
réunion spirituelle de l’humanité à tous les pays. Animés par l’Esprit Saint, les disciples
du Christ ressuscité découvrent l’obligation d’élargir leur communauté spirituelle au-delà
des frontières géographiques, idéologiques et culturelles.
Ainsi le langage de la réunion spirituelle de l’humanité correspond à l’accomplissement
historique, social et eschatologique du mystère du Christ.

319
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme. Coll. « Unam Sanctam » 7, Éd. du Cerf,
Paris, 1983, p. 13.

178
Mystère de libération sous l’influence de l’Esprit Saint, cette réunion est « l’idée, qui sera
si chère à l’augustinisme, d’une famille spirituelle unique destinée à former l’unique cité
de Dieu ».320

Cette famille spirituelle inspirée par l’Esprit d’amour et de réconciliation est l’antithèse de
l’humanité éclatée selon le récit étiologique de la tour de Babel (Gn 11, 1-9). En effet,
dans un commencement imaginaire, des hommes travaillant à leur renommée avaient
décidé de construire une ville et une tour pour atteindre le ciel, espace de Dieu. Ce projet
sacrilège provoqua l’intervention de Dieu qui dispersa les bâtisseurs pour éviter à
l’humanité le totalitarisme d’une langue unique gommant les différences culturelles.
A la Pentecôte, au contraire, le Père rend possible la communication entre les hommes en
bénissant la multitude des langues parlées pour évoquer ses merveilles. Les langues
parlées à la Pentecôte sont devenues des signes de rassemblement. L’événement inouï de
la Pentecôte est ainsi une « nouvelle création », une initiative du Père qui en son Fils
rassemble ses enfants par l’Esprit dans leurs diversités culturelles. Il instaure et fonde le
nouveau peuple de Dieu.
Dans ce nouveau peuple, chacun est respecté, avec son histoire personnelle et sa langue
maternelle. Chacun y reçoit le nom qui est au-dessus de tout nom, celui du Père que révèle
le Fils par l’Esprit. Le langage de la réunion spirituelle de l’humanité est donc bien
l’expression historique, personnalisée, sociale et eschatologique de l’amour du Père
répandu dans les cœurs des membres de l’humanité. Ce langage désigne une communauté
d’amour sans frontières. Les traits distinctifs d’une telle communauté sont : le don de soi à
l’exemple du Fils, le partage, l’amitié, l’union des cœurs et l’esprit d’une famille unique
que le Père rassemble par l’Esprit.
Participation à la vie du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, la réunion spirituelle de
l’humanité est l’unité la plus radicale que les hommes puissent espérer dans leurs rapports
avec Dieu. Don de Dieu et œuvre des hommes, elle va à contre-courant de la division
instinctive de l’humanité. Elle ne prône pas une unité fondée sur des liens du sang. Elle va
au-delà de tout nationalisme, racisme, tribalisme, régionalisme ou autres fédéralismes et
intègre les hommes dans la vie filiale et fraternelle du Christ présent dans l’histoire par son
Esprit. Elle est la solidarité retrouvée entre les hommes qui ont perdu dans un processus
d’individualisme leurs affinités naturelles et surnaturelles à se rassembler.

320
Ibid., p. 7.

179
Expérience de reconnaissance mutuelle, la réunion spirituelle de l’humanité est signe de la
communication restaurée entre les hommes. Grâce à l’Esprit Saint, elle édifie le Corps du
Christ par lequel le royaume eschatologique du Père se manifeste dans le monde et
l’histoire. Elle est donc la jouissance commune de la situation personnelle, sociale,
historique et eschatologique des enfants de Dieu dans la dignité que leur confèrent la
création du Père, la nouvelle création en Christ et le don de l’Esprit Saint.
Comment le langage humain peut-il rendre compte de cette réalité de foi, d’amour et
d’espérance, qu’est la réunion spirituelle de l’humanité ?

IV.1.2. Le festin eschatologique : une image biblique de la réunion spirituelle


de l’humanité.

L’image que nous nous faisons de la réunion spirituelle de l’humanité se rapproche de


l’image biblique du festin eschatologique.

Jésus ne dit-il pas dans Lc 13, 29 : «[ ...] il en viendra du levant et du couchant, du nord
et du midi, pour prendre place au festin dans le royaume de Dieu. »  ?

Le langage de la réunion spirituelle de l’humanité repose sur la conviction de foi selon


laquelle tous les hommes, quelles que soient leurs situations géographiques, sociales,
historiques ou culturelles, sont appelés à participer en Jésus-Christ par l’Esprit au bonheur
parfait du Père. Ce bonheur peut être comparé à celui d’une communauté qui réunit, dans
un festin, des hommes de toutes conditions. Le Père, le Fils et l’Esprit y partagent la
surabondance de leur vie divine avec tous les hommes appelés au salut, avec leurs
richesses et leurs diversités culturelles.
Les prophètes du premier Testament avaient imaginé ce festin sur la montagne de Sion.

«  Il arrivera dans la suite des temps que la montagne de la maison du Seigneur sera
établie au sommet des montagnes et s’élèvera au-dessus des collines. Toutes les nations y
afflueront, la multitude des peuples s’y rendra...  » (Is 2, 2-3).

Cette multitude de peuples en marche pour se rattacher au peuple de Dieu est l’image
biblique qui rend compte, avec celle du festin, de la réunion spirituelle de l’humanité. Les
prophètes du premier Testament avaient pensé cette réunion selon la symbolique du
pèlerinage. En visitant Jérusalem, chargés des dons provenant de leurs cultures, les peuples

180
du monde se fondront en un peuple unique partageant le banquet apprêté par Dieu pour ses
convives.

Ainsi Dieu «  enlèvera sur cette montagne le voile de deuil qui voilait tous les peuples et le
suaire qui ensevelissait toutes les nations » (Is 25, 7).

Ces images bibliques de rassemblement, de festin et d’extension du règne de Dieu à tous


les peuples racontent la réunion spirituelle de l’humanité sans nous livrer le contenu de
cette réalité de foi, d’espérance et d’amour qui est visée à travers elles. En effet, la réunion
spirituelle de l’humanité échappe à toute perception directe. Malgré les signes de sa
visibilité, elle est difficilement repérable comme telle dans le temps et dans l’espace. Tout
en étant un rassemblement des disciples de Jésus-Christ par l’Esprit sous la souveraineté
du Père, elle n’est pas directement saisissable ni complètement identifiable. Aussi le
langage humain a-t-il recours à des images; il la représente sous la forme d’expériences, de
rencontres, de présences, de partages, d’ouvertures, de solidarité, de concorde, de
communication, de coopération et de projets, à l’échelle d’une communauté dont tous les
membres sont différents mais égaux. Ces images tirées de l’expérience humaine
permettent d’entrevoir la réalité de foi, d’espérance et d’amour qu’est la réunion spirituelle
de l’humanité.
L’histoire humaine fournit donc des analogies avec la réalité invisible de la réunion
spirituelle de l’humanité. L’une d’elle est l’expérience de la réconciliation dans les
rapports interpersonnels. Ainsi des individus ou des groupes d’individus, qui se séparent
après des conflits, peuvent mener des existences parallèles jusqu’au jour où un médiateur
les réunit en facilitant l’intercompréhension et la communion entre eux. De façon
analogue, la réunion spirituelle de l’humanité est une manière de transcender, grâce à la
médiation du Christ, les divisions et les violences qui faisaient des membres de l’humanité
des ennemis et des adversaires. En effet, selon le dessein du Père de « ramener toutes
choses sous un seul chef, le Christ » (Ep 1, 10), les causes multiples et complexes de
divisions entre les hommes trouvent par l’Esprit leur résolution dans l’accueil de
l’évangile, message d’unité, de paix, de justice et de réconciliation.
Dans la marche des peuples séparés vers leur unité en Christ, la réunion spirituelle de
l’humanité est la mise en commun, sans confusion ni syncrétisme, de tout ce qui par le
travail intérieur de l’Esprit favorise l’étroite communion entre les membres de l’humanité.
Or si l’image du festin eschatologique est bien une image de la réunion spirituelle de

181
l’humanité, il importe de souligner que cette réunion advient par la médiation du Christ.
Dans cette perspective christologique, elle est la mise en œuvre du message d’amour de
Jésus de Nazareth crucifié et ressuscité en faveur de l’unité de l’humanité.
Ce message d’amour émane à la fois d’une Personne concrète au cœur de l’histoire
humaine et d’une action de Dieu interpellant les libertés humaines. Et dans la mesure où
chaque personne humaine accueille le message de Jésus, elle se trouve reliée à l’histoire du
Père qui réunit ses enfants dans le Christ par l’Esprit. C’est le Père qui se révèle dans
l’histoire comme le fondement ultime de l’unité de ses enfants, mais cette histoire
inachevée et imprévisible est anticipée par la manifestation de Dieu en Jésus crucifié,
ressuscité et réunissant l’humanité par le don de l’Esprit. En Jésus, mort et ressuscité,
l’histoire devient signifiante. En Lui, ce qui était promis pour la fin des temps est
mystérieusement présent quoique inaccompli dans la réunion spirituelle de l’humanité.
Celle - ci est advenue grâce à Jésus. En Lui, Dieu se communique totalement par l’Esprit.
Cette nouvelle relation que le Fils instaure entre l’humanité et le Père s’exprime
précisément dans l’image du festin qui réjouit les hommes appelés par l’Esprit à la
reconnaissance de leurs différences dans une surabondance de bienveillance mutuelle.
Cette surabondance de bienveillance est l’œuvre de l’Esprit Saint qui, en fortifiant
l’homme intérieur, inspire les paroles et les gestes de communion. Ce festin intérieur
d’acceptations mutuelles dans la force de l’amour inconditionnel du Père n’est possible
dans le Fils, que si l’humanité entière devient le temple de l’Esprit Saint.
Comment l’Esprit Saint, en remplissant l’intériorité profonde de chaque membre de
l’humanité et en l’accordant aux profondeurs divines, fait–il de l’humanité son temple où
le Père par le Fils demeure avec ses enfants ?
IV.1.3. Le temple de l’Esprit, une image biblique de la réunion spirituelle de
l’humanité.

Chaque membre de l’humanité, en donnant sa réponse libre à l’initiative du Père de


rétablir la communication avec ses enfants et entre ses enfants par le Fils et l’Esprit,
adhère à la communauté eschatologique. Celle-ci s’ouvre au don gratuit que Dieu fait de
Lui-même.
L’Esprit Saint, en hôte intérieur, transforme ces membres de l’humanité en « pierres
vivantes » du nouvel édifice spirituel qu’est l’humanité régénérée. L’humanité devient
ainsi, au sein de l’univers, le sanctuaire où l’Esprit habite pour communiquer la plénitude

182
divine aux partenaires du Père et du Fils qui travaillent pour la réunion des enfants de
Dieu. C’est grâce à l’action de l’Esprit Saint dans l’espace intime et intérieur de
l’humanité que le Père fait, par le Fils, l’histoire de la réunion de ses enfants. Le Fils, en
donnant accès au Père par l’Esprit, est la demeure de Dieu parmi les hommes ; et
l’humanité remplie de l’Esprit Saint est le temple où le Père est présent par le Fils : 

«  Nul n’a jamais vu Dieu. Le Fils unique, qui est dans le sein du Père, Lui, l’a fait
connaître.  » (Jn 1, 18).

En invitant l’humanité à reconnaître le Fils en tant que Seigneur de l’univers, l’Esprit


Saint incite intérieurement les hommes à aimer à la manière de Jésus le Christ, «  établi
Fils de Dieu avec puissance selon l’Esprit de sainteté, par sa résurrection des morts »
(Rm 1, 4). Jésus est aussi l’homme de communion fraternelle qui, durant son ministère
terrestre, accueillait inconditionnellement les hommes de toutes origines à sa table pour les
nourrir et leur faire connaître le Père. L’Esprit Saint qui vit au sein de l’humanité projette
dans la durée une variété infinie de situations culturelles où la foi en Jésus inspire et
motive l’édification du royaume eschatologique du Père. L’Esprit Saint stimule en
permanence, au sein de l’humanité devenue son temple, l’entreprise combien audacieuse et
démesurée de sa réunion spirituelle.
L’image biblique de l’humanité, sanctuaire de l’Esprit Saint, renforce le rôle de cette
Personne divine qui vient au secours de la faiblesse humaine pour accompagner les
hommes dans leur quête de l’unité.
L’Esprit Saint libère les membres de l’humanité de leurs tendances à l’égoïsme possessif.
Il adapte le cœur des hommes aux dimensions de la seigneurie du Christ qui rejoint tout
homme et tout l’homme pour le rendre proche du Père. Ainsi le langage de la réunion
spirituelle de l’humanité est une manière de parler de sa libération de toutes les pesanteurs
l’empêchant d’entrer en communion avec le Christ.
Or, à travers les images et concepts qui la désignent, la réunion spirituelle de l’humanité se
fonde d’abord sur ce qui est au cœur de l’Ecriture et de la tradition chrétienne : le mystère
de Jésus–Christ.

IV.2. L’événement de Jésus–Christ, fondement de la réunion spirituelle


de l’humanité.

183
Jésus-Christ, qui vient parmi les hommes pour les réunir, est la révélation la plus inouïe de
l’action et de l’insertion de Dieu dans l’histoire. Cet événement incomparable et unique est
le fondement de la réunion spirituelle de l’humanité. Le mystère du Christ est la
profondeur spirituelle de la Parole de Dieu au sein de l’humanité, pour que celle-ci puisse
être effectivement réunie.
Nous nous proposons maintenant de mettre en lumière, sur le fondement de la foi
chrétienne, le mystère de la présence de Dieu parmi les hommes tel que le révèlent les
événements de la vie humaine de Jésus de Nazareth.
Comment Jésus-Christ est-il, dans la révélation chrétienne, le sens véritable et ultime de la
Parole de Dieu qui fonde la réunion spirituelle de l’humanité ? Comment réunit-il, en sa
Personne, le témoignage de l’un et l’autre Testaments qui ne sont jamais séparables en
Lui ? Comment Jésus-Christ est-il à la fois la Parole de Dieu qui réunit les membres de
l’humanité et la communauté unie célébrant et proclamant cette Parole de Dieu dans
l’histoire ?

IV.2.1. Jésus-Christ, Dei Verbum, Révélateur de la réunion spirituelle de


l’humanité.

Dieu, en venant parmi les hommes, a été en Jésus-Christ un homme ordinaire, semblable
en tout, hormis le péché, à un homme. La réalité humaine de Jésus révèle le projet de Dieu
de transfigurer la condition douloureuse et souffrante de l’humanité. En effet, en Lui,
l’humanité est promise à un avenir transcendant et sans commune mesure avec
l’expérience de l’espace-temps.

«  Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux, d’où nous attendons ardemment, comme
sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, qui transfigurera notre corps de misère pour le
conformer à son corps de gloire, avec cette force qu’Il a de pouvoir même se soumettre
toutes choses  » (Ph 3, 20-21).

En Jésus-Christ, Dieu assume les faiblesses, les humiliations et les limites de la condition
humaine ; et en manifestant ainsi son amour pour l’humanité, le Père bon et
miséricordieux destine gracieusement l’humanité à un bonheur sans fin dans sa réunion
spirituelle. Cet état de sociabilité parfaite, accompagnée de la réconciliation des membres
de l’humanité entre eux, sera la réussite d’une communication sans arrière-pensée et sans
repli sur soi. En Jésus-Christ, l’humanité souffrante est promise à un état définitif de

184
bonheur infini et de communion parfaite. Réalisateur de la réunion spirituelle de
l’humanité, Jésus a été « établi, selon l’Esprit Saint, Fils de Dieu avec la puissance de sa
résurrection d’entre les morts  » (Rm 1,4). En Lui, l’humanité, par grâce, accède à une
nouvelle vie transfigurée qui transcende l’histoire. En Lui, le mystère de Dieu est
accessible aux hommes comme une promesse de transformation intérieure, sociale et
mystique.
Mais comment Jésus-Christ est-il la manifestation de la Parole de Dieu agissant à travers
une figure humaine, pour la réunion spirituelle de l’humanité ?
Si en Jésus-Christ le mystère de Dieu est accessible à l’humanité, l’entrée dans cette vie
intime de Dieu passe par la communion avec le Fils ressuscité (1 Co 1, 9). L’entrée dans la
vie de Dieu est possible grâce au Christ, porte du salut. Le Christ, Parole de Dieu, exprime
en effet l’intimité privilégiée qu’Il a avec le Père.

«  En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit  :  "Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la
terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout petits.
Oui Père, car tel a été ton bon plaisir. Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît
le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler"  » (Mt 11, 25-27).

Jésus ne formant qu’un seul corps avec les tout- petits est donc le prophète à qui est
révélée l’intimité du Père. Celui-ci manifeste sa bonté, sa tendresse et sa miséricorde par
son engagement envers les tout- petits avec qui Il communique dans la prédication du
royaume par le Fils. Le Fils, vivant de la gratuité de l’amour du Père, leur annonce ainsi
la réunion spirituelle de l’humanité qui n’est autre que le règne de la fraternité, de la
justice et de la paix. La solidarité du Fils avec les tout petits et son désir de leur annoncer
le royaume en partageant leur sort (He 4, 15) traduisaient son expérience d’intégration de
tous les exclus dans le circuit de la vie fraternelle.

«  Dans cet horizon, l’engagement pour le règne se fait plus présent quand surgit le visage
de l’exclu. En sa personne, en effet, se trouvent pratiquement niées la fraternité des
hommes aussi bien que la paternité de Dieu. Mais le choix de la cause des pauvres, de la
faiblesse pour les faibles, exprime surtout l’amour des hommes et le souci de libération
pour eux tous. Jésus fit sienne la cause du pauvre parce qu’il vivait l’amour unique du
Père. Ni dans ses gestes ni dans son comportement, il n’y avait de place pour la revanche
ou pour la haine.  »321

321
Jesùs Espeja, L’Église mémoire et prophétie, Les Éditions du Cerf, Paris, 1987, p. 33.

185
L’engagement de Jésus en faveur des tout- petits est œuvre de fraternité, de paix et de
réunion spirituelle. Communion de l’humanité à la vie d’amour du Père par le Fils et
l’Esprit, le royaume que Jésus annonce à tous les exclus de la terre est un événement à la
fois futur et présent. Loin d’être un âge d’or qui devrait advenir sur la terre, le royaume de
Dieu est le processus de maturation de la Parole de Dieu manifestée dans la vie, la mort et
la résurrection de Jésus de Nazareth.
Trésor caché au cœur du monde, le royaume de Dieu est le peuple de la nouvelle Alliance
qui se constitue progressivement à partir de la mémoire permanente de Jésus de Nazareth,
Parole de Dieu partagée et promesse de vie offertes à tous et d’abord aux plus petits. En
effet, le royaume de Dieu dans le Nouveau Testament est la communion avec Dieu rendue
possible par la foi en la personne de son Fils, foi à laquelle les exclus sont appelés aussi
bien que les puissants, les riches ou les « justes ». Le temps de la présence de cet envoyé
de Dieu au milieu des femmes et des hommes est un temps de rencontre et de communion.
La disponibilité de l’envoyé de Dieu aux hommes de son temps se caractérise par la
commensalité de Jésus de Nazareth avec toutes sortes de personnes, y compris les
pécheurs.

«  Cependant tous les publicains et les pécheurs s’approchaient de lui pour l’entendre. Et
les pharisiens et les scribes de murmurer  : " Cet homme, disaient-ils, fait bon accueil aux
pécheurs et mange avec eux  ! " (Lc 15, 1-2).

Ainsi l’irruption du royaume de Dieu dans le temps indique l’intégration dans le peuple de
l’Alliance de tous les exclus. Par sa seule Parole, Jésus réunit autour de lui des femmes et
des hommes pardonnés et invités à la joie de la commensalité. Époux du festin
messianique, Jésus inaugure un temps absolument nouveau qui rend caducs les rites de
pureté, de réparation et d’absolution. A sa table qui inaugure et anticipe le festin
messianique du royaume de Dieu, Jésus agit en rassembleur et en réconciliateur des
femmes et des hommes libérés du mal physique, de la faute éthique et des contraintes
rituelles. Jésus, héraut du royaume de Dieu, dévoile par sa pratique de la commensalité
ouverte et par sa parole libératrice et réconciliatrice le projet de la réunion spirituelle de
l’humanité. Ce qui intéresse Jésus, c’est ce dévoilement du projet divin de la communion
des femmes et des hommes entre eux. Certes, en affirmant le primat de la communion et
de son offre immédiate, Jésus s’est heurté aux gardiens des temples prônant pour l’être
humain l’accès volontariste et perfectionniste à Dieu et la négation de soi et d’autrui. Mais

186
Jésus, par son projet divin de réunion spirituelle de l’humanité et de communion avec Dieu
immédiatement offert sans préalable aux femmes et aux hommes de tous les temps et de
toutes les cultures, se présente comme l’ami de l’humanité. Cet ami humble et discret de
l’humanité, passionné pour la création du Père et pour ses frères en humanité, chefs-
d’œuvre de la création, est l’expression même de la Parole de Dieu. Il croit en la
possibilité immédiate pour l’humanité d’accueillir, en Lui, le sens de sa vie personnelle et
communautaire. Présence discrète et amicale de Dieu dans l’itinéraire historique des
femmes et des hommes, Jésus est la révélation de la Parole de Dieu qui libère l’humanité
de ses enfermements économiques, politiques et religieux. Main tendue de Dieu à
l’humanité tentée de se replier sur elle-même, Jésus est la Parole de Dieu qui engage sa
solidarité envers ses enfants pour exiger pour eux, justice, fraternité et respect. 322
Irruption de la présence divine au cœur de la réalité, Jésus est la Parole vivante de Dieu
qui appelle tout auditeur, ici et maintenant, quel qu’il soit et où qu’il soit, à actualiser
l’annonce du règne de Dieu dans son existence humaine. Actualiser l’annonce du règne de
Dieu dans l’existence humaine, c’est, pour Jésus, accueillir chaque instant de la vie comme
un moment favorable pour s’engager en profondeur au service de Dieu et du prochain dans
l’acceptation du monde, parabole et métaphore de Dieu. Accueillir le règne de Dieu, pour
Jésus, c’est se réjouir de la sollicitude paternelle de Dieu pour ses créatures. Cette
sollicitude se manifeste par sa compassion envers l’humanité en proie à la jalousie, à la
rivalité et à la haine destructive : «  Père, pardonne-leur : ils ne savent ce qu’ils font  » (Lc
23, 34).

En Jésus, la bienveillance et la compassion de Dieu prennent corps dans l’histoire


humaine : «  Je suis la Résurrection. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra  ; et
quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais...  » (Jn 11, 25-26).

En Jésus, Dieu agit avec sollicitude, avec des paroles qui refont le lien avec la création :
«  Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Mc 13, 31).

En instaurant le règne de Dieu par sa présence et par l’autorité de sa parole accompagnée


de gestes libérateurs, Jésus est pour nous la voix la plus crédible de Dieu. Cette voix,
322
Cette exigence de respect est admirablement résumée par le cardinal Albert Decourtray, ancien
archevêque de Lyon dans La Croix du 15 octobre 1994  : « Jamais homme n’a respecté les autres comme
cet homme. Pour lui, l’autre est toujours mieux que ce à quoi les idées reçues, même les sages et les
docteurs de la loi, tendent à le réduire. Il voit en celui ou celle qu’il rencontre un lieu d’espérance, une
promesse vivante, un extraordinaire possible, un être appelé, par delà et malgré ses limites, ses péchés et
parfois ses crimes, à un avenir tout neuf. Il lui arrive d’y discerner quelque merveille secrète dont la
contemplation le plonge dans l’action de grâce  !  »

187
entendue, accueillie et interprétée comme la Parole, agit dans le monde et l’histoire pour
instaurer le règne de Dieu. Elle est la sagesse incarnée de Dieu. Jésus est ainsi le Verbe
dont l’autorité, confirmée par ses gestes libérateurs et sa parole, le désigne comme le Fils
et dont la relation avec le Père le place à la fois en continuité et en rupture avec le
prophétisme en Israël. Plus qu’un maître spirituel, un prophète ou une figure mystique,
Jésus, homme semblable à tout autre homme, est la Parole permanente annonçant, dans
l’aujourd’hui de Dieu, la présence du Royaume déployée dans le temps avec son visage
humain de frère, d’ami, de libérateur, de rassembleur et de réconciliateur. En Lui s’éclaire
le visage de tout homme, de tous les temps et de toutes les cultures.
La Tradition chrétienne confesse la filiation divine de Jésus, Révélateur de Dieu. Par
Jésus, Dieu parle de son royaume à l’humanité. Partout où Jésus se manifeste, ceux qui
savent reconnaître la présence cachée du royaume de Dieu voient émerger un monde
nouveau imprégné de signes discrets de salut et de libération. Ainsi les guérisons
corporelles et spirituelles sont-elles des signes qui renvoient aux temps nouveaux où la
proximité du règne de Dieu déclenche un mouvement de reconnaissance de la bonne
nouvelle. En Jésus, Dieu fait signe à l’humanité en l’invitant à le rejoindre dans sa vie
quotidienne. Jésus est le Bon Pasteur qui va à la recherche de tous sans discrimination de
sexe, de sensibilité, de condition sociale ou de pratique religieuse. Jésus, le héraut de la
bonne nouvelle, n’a qu’un souci : réunir autour de lui des disciples de tendances diverses
pour les fondre dans la même attente du royaume de Dieu. Le « programme » du royaume
est l’exercice effectif de l’amour universel dans une réunion spirituelle de femmes et
d’hommes qui redécouvrent le projet fraternel de Dieu. Il dépasse l’appartenance
religieuse et les moyens traditionnels d’accès à Dieu. Avec Jésus, la réunion spirituelle de
ses disciples devient la pratique de la compassion au sein d’une communauté fraternelle
dans laquelle le service mutuel, par le don généreux de soi, est le style quotidien de vie. Ce
style de vie révèle un nouveau visage de Dieu.
Car le Dieu de Jésus n’est pas la projection du désir de toute- puissance sur un être doté de
pouvoirs fascinants. Il n’est pas non plus celui qui comble les déficiences humaines par
des interventions fantastiques. Le Dieu de Jésus n’exige aucune perfection illusoire des
membres de l’humanité. Il ne prône pas le dépassement de la condition humaine en
détournant les hommes de leur environnement culturel. Il est à la portée de tous. Il se tient
au milieu de son peuple comme celui qui sert et qui rend libres ses enfants. Dieu se montre
par Jésus proche des femmes et des hommes qu’Il réunit en les réconciliant entre eux.

188
La venue du royaume de Dieu se manifeste dans les gestes de salut de Jésus. En sa
Personne, le règne de Dieu se rend proche par la foi que suscite sa présence, sa prédication
et sa pratique fraternelle n’excluant personne. Jésus, par son rapport confiant, continu et
filial avec Dieu, rend présent Celui avec qui Il est en communion. Dieu en régnant dans sa
vie lui donne une connaissance immédiate de son dessein sur le monde et l’histoire. Il n’a
pas besoin des médiations traditionnelles, telles que les sacrifices du temple de Jérusalem,
pour maintenir son lien filial avec Dieu. Le bonheur d’exister pour son Dieu et pour son
règne est le secret de l’existence humaine de Jésus, consacrée à ses sœurs et frères en
humanité.
Présence de Dieu montrant le chemin, Jésus est le témoin de Dieu qui s’adresse à ses
enfants en suscitant leur communion avec le Frère aîné. Ainsi en Jésus, Dieu, avec une
immense tendresse, s’adapte à la vie de ses enfants. Sans les arracher à leur condition
contingente, Dieu engage avec eux une nouvelle histoire d’amour. Verbe de Dieu devenu
homme, Jésus rend possible le contact avec Celui qu’on ne peut nommer.
La parole du Verbe éternel devenu homme atteint l’humanité dans son existence culturelle
personnelle et sociale. Comment la Parole réconciliatrice du Verbe modifie-t-elle les
rapports des membres de l’humanité entre eux ?

IV.2.2. Jésus-Christ, le Crucifié exalté, la vraie lumière qui éclaire tout homme
en marche vers la réunion spirituelle de l’humanité.

Le Verbe éternel de Dieu devenu homme en Jésus de Nazareth a pris dans son itinéraire
historique le risque d’être réduit au silence. En effet, Jésus, qui a voulu rassembler les
membres de l’humanité, a été crucifié au Golgotha. Le prophète galiléen, «  puissant en
œuvre et en parole  » , a été livré par les chefs du peuple pour être condamné à la mort sur
la croix. Cette mort en croix de Jésus est en fait le couronnement de sa fidélité à Dieu.
Expression singulière de la solidarité de Jésus avec tous les membres de l’humanité, elle
est le couronnement de son ministère. Les risques du ministère de la Parole ont conduit
Jésus jusqu’à la croix.
L’hymne de l’épître aux Philippiens rend compte de la fidélité de Dieu répondant à la
fidélité de Jésus qui, à travers sa mort en croix, manifeste ses dispositions de serviteur
humble, disponible et passionné qui ne s’impose pas avec puissance (Ph 2 : 6-11). La mort

189
de Jésus en croix, dans la méditation croyante, a inscrit le pardon des offenses comme l’un
des fondements de la fraternité. Comme le dit avec force Joseph Moingt :

«  La mort de Jésus sur la croix, effectuation symbolique du message évangélique, a posé


le pardon mutuel des offenses au fondement d’une société réconciliée avec elle-même et
par-là même ouverte à l’avenir du Règne de Dieu. En se remémorant cette mort, l’Église
du Christ a pris conscience de sa nouveauté historique, qui est sa mission singulière de
proposer à l’humanité une Alliance nouvelle avec Dieu, fondée sur la substitution du
pardon à la violence, y compris à la violence du sacrifice, du côté des religions, à celle du
droit, du côté des États. C’est un pardon qu’aucune loi humaine ne peut "  prescrire" : ni
imposer, ni abroger, - mais dont l’exigence, révélée par la Croix, s’inscrit dans la
nécessaire gratuité de la relation à l’autre. »323

Le pardon des offenses et l’amour des ennemis est au cœur de la prédication et de la


pratique de l’évangile. C’est que la venue du règne de Dieu est incompatible avec la
violence et la vengeance fratricides, comme le dit encore Joseph Moingt :

«  Le précepte d’aimer son prochain, enraciné dans les liens de la famille, du clan ou du
peuple (Lv 19, 15-18) garantissait la protection de l’étranger qui vit dans le pays (Ex.23,
9  ; Dt 25, 17-18), mais ne s’étendait pas formellement à n’importe quel autre, ni à plus
forte raison à son ennemi. Jésus innove donc en faisant de ces deux points des préceptes
positifs et illimités et des signes du Royaume de Dieu qu’Il annonce ; Il refuse de
discriminer les obligations envers les autres selon les critères du sang ou de la race  ; Il
dénie le droit de l’offensé à la vengeance. Il invitait ainsi à regarder et à traiter l’autre
«  comme soi-même », Il manifestait aussi sa volonté d’instaurer un ordre social et
politique nouveau de relations entre les hommes, un ordre qui serait à la fois la mesure et
l’effet d’un nouvel ordre de relations entre Dieu et les hommes, désormais fondé, lui aussi,
sur le pardon substitué à la satisfaction.  »324

Jésus, dans sa prédication sur la venue du royaume de Dieu, a donc insisté sur le pardon de
Dieu à l’humanité et sur le pardon des membres de l’humanité entre eux (Mt 18, 21-34).

Ce pardon «  est énoncé en termes de remise de dettes, expression significative de la visée


très concrète d’un ordre humain, social, politique, économique, considéré comme
normatif d’une nouvelle politique divine, d’une nouvelle économie du rapport de Dieu aux
hommes. Le don - car le pardon est une forme de don  : l’abandon de son dû - le don
substitué à la revendication du droit au recouvrement de la dette, un droit qui légitime
l’usage de la violence faite à autrui pour obtenir à tout prix le remboursement de son
dû.  »325

323
Joseph Moingt, « L’imprescriptible fondement » in Pardonner. Publications des facultés universitaires
saint Louis. 65. Bruxelles, 1994, p. 89.
324
Ibid., pp. 90-91.
325
Ibid., p. 91.

190
Or ce pardon des offenses enseigné par Jésus est ainsi l’un des fondements de la réunion
spirituelle de l’humanité.

«  Jésus ne conteste pas le droit d’obtenir justice, Il dévoile la violence qui se cache dans
la revendication du droit et des effets pervers qui en découlent, et Il dévoile, par contraste,
la puissance du pardon de régénérer des relations humaines perverties par l’abus du
droit. De même que l’âpreté à réclamer son dû entraîne des procédures de violence d’un
bout à l’autre de la chaîne sociale des prêteurs et des emprunteurs, de même l’abandon de
son droit par quelqu’un suscite normalement chez son bénéficiaire une pareille générosité
envers ses propres débiteurs. »326

Jésus était habité par l’espérance de la propagation du pardon. Le pardon offert et reçu de
Dieu est le point de départ du nouvel ordre social, politique, économique et religieux qui
correspond au royaume de Dieu. Ce royaume de gratuité et de liberté est l’accès de
l’humanité à la perfection du Père, du Fils et de l’Esprit. Il rassemble ceux qui font
l’expérience du pardon reçu et offert. Plusieurs développements de Joseph Moingt aideront
encore à fonder une telle proposition, et d’abord ces lignes :

«  Quiconque fait l’expérience du don accède au royaume de la gratuité et découvre que


c’est elle, et elle seule, qui accomplit la perfection des relations humaines, la perfection de
la liberté libérée de ses entraves du fait même de délier autrui de ses liens. La liberté se
prend en donnant. Personne n’est vraiment libre, vraiment humain, tant qu’il fait d’un
autre son esclave en le soumettant à la violence de son droit, tandis que l’acte de gratuité
du don est l’expérience d’un enrichissement en humanité. Les chances que le pardon
l’emporte sur la violence, c’est la contagion de la liberté.  »327

La gratuité absolue que propose Jésus à ses disciples n’est autre que l’imitation du Père
qui fait « lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes
et les injustes  » (Mt 5, 45). Le Père que nous révèle Jésus renonce à ses droits sur
l’humanité. Joseph Moingt écrit peu après :

«  Reprenant l’enseignement des prophètes, Il se fait le révélateur d’un Dieu qui n’est
qu’amour et pardon, et Il le révèle en Lui-même, dans un acte qui va changer le cours de
l’histoire. Il ne s’offre pas à la mort pour venger par son sang le droit de Dieu, car il sait
que la nouvelle alliance de Dieu avec les hommes est fondée sur le pardon gratuit et non
sur une loi cultuelle (He 8, 12-13)  ; Il s’offre à Dieu pour que Dieu exprime en sa propre
chair sa renonciation à ses droits envers nous, y compris à son droit de venger le meurtre

326
Ibid., p. 91.
327
Ibid., p. 92.

191
de son Fils, et Il devient en Lui-même l’être de Dieu s’abandonnant totalement à nous en
se livrant à la mort. »328

Ainsi la mort de Jésus en croix, loin d’être une sanction pénale ou une mort exigée par la
justice de Dieu, est une manifestation du Dieu Bon et Miséricordieux. Joseph Moingt
poursuit :

Jésus de Nazareth est «  mis à mort au nom d’une loi sacrificielle, en tant qu’Il est
condamné pour blasphème, mais non en ce sens que Dieu le choisirait pour être victime
de sa justice à notre place et lui imposerait de remplir les obligations d’une loi
d’expiation : où serait, en ce cas, la gratuité du pardon, la nouveauté de l’amour  ? Jésus
se livre à la mort dans un acte de totale gratuité  : pour témoigner de cette annonce, tenue
pour blasphématoire, que Dieu abandonne tous ses droits, renonce à toute vengeance,
remet toutes dettes à tous. La mort de Jésus est l’événement qui annonce au monde entier
que le règne de Dieu est venu à nous comme promesse inconditionnée de pardon, qu’il est
à l’œuvre dans l’histoire. Et toute personne qui accueille le pardon de Dieu comme la loi
nouvelle de son rapport à l’autre, accueille le salut, parce qu’elle entre en communion
avec l’amour de Dieu. Ainsi le pardon de Dieu offert dans le Christ, chacun le reçoit du
pardon qu’il accorde à ceux qui l’ont offensé ou qu’il demande à ceux qu’il a offensés.
Être pardonné, c’est jouir de la liberté et de la légèreté de l’être  : n’être en dette envers
personne, être délesté des dettes que nous remettons à autrui, ne tenir personne pour
obligé envers soi.  »329

L’événement de la mort de Jésus en croix est un acte gratuit du don de soi et d’un
désintéressement total.

«  Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le Dieu qui se révèle en Jésus se fait
reconnaître dans un état de total désintéressement  : Il ne réclame rien, Il n’impose rien, Il
ne se plaint pas, Il ne menace pas, Il se recommande à notre amour, Il nous demande de
nous aimer les uns les autres. Quand la colère de Dieu est ainsi désarmée, les hommes
peuvent se reconnaître mutuellement comme des sujets d’un amour absolu, comme des
sujets de liberté, libérés de leurs dettes, affranchis de tout lien de sujétion ; ils se sentent
réconciliés les uns avec les autres puisqu’ils le sont tous semblablement avec Dieu. »330

La mort de Jésus en croix nous révèle que Dieu est amour et pardon. La mort de Jésus
manifeste sa solidarité avec l’humanité. Mais au-delà de sa mort, Jésus inscrit le règne de
Dieu dans l’histoire des femmes et des hommes appelés à pardonner.

«  Car c’était Dieu qui dans le Christ se réconciliait le monde, ne tenant plus compte des
fautes des hommes, et mettant en nous la parole de réconciliation  » (2 Co 5, 19).
328
Ibid., p. 94.
329
Ibid., pp. 94-95.
330
Ibid., p. 95.

192
Témoin du Dieu d’amour qui appelle au pardon, Jésus a enseigné le pardon : «  Quand tu
présentes ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre
toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère  ; puis
reviens, et alors présente ton offrande » (Mc 11, 25).

Par sa fidélité au message évangélique du pardon, Jésus de Nazareth peut affirmer : «  Je


suis le premier et le dernier, le vivant. J’ai été mort, mais voici que Je suis vivant pour les
siècles des siècles, et J’ai les clés de la mort, et de l’Hadès  » (Ap 1, 17-18).

Et la présence de Jésus dans l’histoire fonde la foi des hommes, qui célèbrent le pardon
ancré dans la vie quotidienne, par leur pratique fraternelle de la communion. Jésus-Christ,
crucifié et exalté, est ainsi pour les croyants la vraie lumière qui éclaire tout homme en
marche vers la réunion spirituelle de l’humanité. En existant en Dieu pour toujours, Jésus-
Christ est ouvert à tous les hommes qu’Il rencontre.

« Ainsi, le pardon de Dieu, donné à tous une fois pour toutes dans l’événement de la
croix, ne cesse de se communiquer des uns aux autres comme un objet d’échange, tour à
tour implorant et pardonnant, inextricablement divin et humain  : c’est la contagion de
l’absolue gratuité. Ainsi, le renoncement de Dieu à la violence sur la croix ouvrait une
histoire nouvelle, elle libérait l’accès au pardon, au pardon demandé et au pardon
reçu.  »331

Toute l’histoire de l’humanité est à jamais marquée par la réconciliation opérée par Jésus
crucifié et exalté. Vainqueur de la violence par l’amour, Jésus, le « Verbe de la Croix »,
propage à jamais dans l’histoire la sagesse du pardon demandé et reçu. On peut se rappeler
ici la manière dont Gaston Fessard évoquait dans Pax Nostra cette victoire de la charité.

«  Le mal qui a libre carrière pour s’affirmer, se nie, tandis que le bien qui a supprimé,
par amour, même son apparente opposition au mal, ce bien s’installe dans le cœur de
l’égoïste et lui fait restaurer librement, par amour, ce que ni la force ni la justice
n’auraient obtenu de lui... Le moi de l’injuste, atteint par les flammes du moi charitable,
ne peut plus supporter son injustice, et il ne peut avoir de repos qu’il n’ait, non seulement
réparé l’injustice commise, - ce n’est encore rien, pas même la justice à ses yeux - mais
pris lui-même une attitude de charité vis-à-vis de ce moi, sa victime. Vis-à-vis de celui-ci
et vis-à-vis de tous les autres... Ainsi le fruit de la charité est non seulement de rétablir les
choses en l’état, mais encore... de tendre à propager dans l’humanité entière le feu qui
vient de s’allumer.  »332

331
Ibid., p. 96.
332
Gaston Fessard, «  Pax Nostra  ». Examen de conscience international, Grasset, 1936, pp. 139-140.

193
La victoire sur le mal de Jésus crucifié et exalté inaugure une nouvelle humanité. Cette
victoire de Dieu est la nouveauté d’une histoire de réconciliation entre les membres de
l’humanité. Citons encore une fois Joseph Moingt :
«  Cette nouveauté de l’histoire s’est tout de suite manifestée, comme l’explosion de la
résurrection de Jésus, par la réconciliation du Juif et du Grec, événement proprement
constitutif de l’Église du Christ et fondateur du christianisme. Initialement composée de
disciples juifs du Christ, cette Église est née à elle-même de l’acte politique de sortir du
cercle de l’identité, d’aller au-devant de l’étranger, de lui attribuer les pleins droits de la
concitoyenneté avec ses membres (Ep 2,19), reconnaissant à chacun le droit à sa
différence, mais à la limite de celle qui serait ressentie par d’autres telle une exclusion  :
"Que personne ne cherche son propre intérêt, mais celui d’autrui" (1Co 10, 24). L’acte de
pardon, ici, consistait à s’émanciper de traditions ethniques telles qu’un peuple
considérait un autre comme collectivement pécheur et impur, tandis que le second traitait
le premier en peuple imposant son propre particularisme. Et cette réconciliation résultait
du fait que Juifs et Grecs se sentaient pareillement pardonnés et aimés de Dieu, égaux
devant lui sans mérites discriminatoires, et ne se reconnaissaient pas le droit de bénéficier
du don divin sans traiter les autres avec une égale gratuité. Ils savaient que le don de
Dieu se dissipe s’il est accaparé par les uns au détriment des autres et que tous le
partagent ensemble par l’échange du pardon les uns aux autres  : "Remets-nous nos dettes
comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs" (Mt 6, 12). Ainsi agit l’Église du
Christ comme l’Église des uns et des autres, qui n’est pas l’un sans l’autre, comme force
historique du pardon.  »333

La présence du Crucifié exalté agit dans l’histoire de l’Église, force sociale et historique
du pardon offert et reçu pour la réunion spirituelle de l’humanité. Force du pardon,
l’Église est aussi la manifestation de la parole et des gestes de réconciliation du Crucifié
exalté. L’Église annonce le pardon en réconciliant les membres de l’humanité entre eux.
Dieu, en abandonnant ses droits sur les membres de l’humanité, confie à l’Église la
médiation du pardon à l’humanité entière.
L’Église de Jésus-Christ témoigne de l’amour inconditionnel et illimité de Dieu.

Cet amour, écrit Joseph Moingt, se manifeste par le « retrait de Dieu de la scène de
l’histoire que signifiait sa kénose sur la croix. Ou bien a-t-il fallu que Dieu disparaisse de
la culture moderne et que sa mort soit annoncée une seconde fois, pour que les chrétiens
prennent enfin la mesure - d’ailleurs incalculable - de ce qui s’était passé dans
l’événement de la Croix, la mesure de l’abandon de ses droits et pouvoirs consentis par
Dieu afin que les hommes deviennent les uns pour les autres codispensateurs de son
pardon  ? C’est l’explication que propose la théologie contemporaine de la Croix, qui
débouche à son tour dans une théologie politique ordonnée à l’action : Dieu dans le
Christ a subi nos violences pour laisser déborder son pardon et nous communiquer la
force de son amour contre toute violence  ; Il nous demande de nous souvenir de la
passion de Jésus pour nous souvenir, avec elle, de la souffrance de tous les vaincus de
333
Joseph Moingt, « L’imprescriptible fondement » in «  Pardonner  » Publications des facultés
universitaires saint Louis. 65. Bruxelles 1994, p. 96.

194
l’histoire, de toutes les victimes des violences humaines qui réclament vengeance, mais la
vengeance de l’amour, la seule que Dieu a voulue.  »334

L’Église, consciente de sa mission de réconciliation, s’est justement engagée à demander


le 12 mars 2000, le pardon pour les fautes commises par des membres de l’Église depuis
2000 ans. En confessant humblement ses fautes, elle s’est engagée dans la purification de
sa mémoire pour retrouver, par les chemins de la conversion, la mémoire du Dieu riche en
miséricorde dont parlait le souverain pontife Jean-Paul II dans sa lettre encyclique Dives
in Misericordia  :

«  En ce sens, le Christ crucifié est pour nous le modèle, l’inspiration et l’incitation la plus
haute. En nous fondant sur ce modèle émouvant, nous pouvons, en toute humilité,
manifester de la miséricorde envers les autres, sachant qu’il la reçoit comme si elle était
témoignée à lui-même. D’après ce modèle, nous devons aussi purifier continuellement
toutes nos actions et toutes nos intentions dans lesquelles la miséricorde est comprise et
pratiquée d’une manière unilatérale, comme un bien qui est fait aux autres. Car elle est
réellement un acte d’amour miséricordieux seulement lorsque, en la réalisant, nous
sommes profondément convaincus que nous la recevons en même temps de ceux qui
l’acceptent de nous. Si cet appel bilatéral et cette réciprocité font défaut, nos actions ne
sont pas encore des actes authentiques de miséricorde  ; la conversion, dont le chemin
nous a été enseigné par le Christ dans ses paroles et son exemple, jusqu’à la croix, ne
s’est pas encore pleinement accomplie en nous ; et nous ne participons pas encore
complètement à la source magnifique de l’amour miséricordieux, qui nous a été révélée en
lui.  »335

Dieu, en Jésus-Christ crucifié et exalté, vide sa mémoire des fautes passées et rend
possible par son amour un avenir qui transforme la totalité de l’existence humaine.
«  Le monde des hommes pourra devenir "toujours plus humain" seulement lorsque nous
introduirons, dans tous les rapports réciproques qui modèlent son visage moral, le
moment du pardon, si essentiel pour l’évangile. Le pardon atteste qu’est présent dans le
monde l’amour plus fort que le péché. En outre, le pardon est la condition première de la
réconciliation, non seulement dans les rapports de Dieu avec l’homme, mais aussi dans
les relations entre les hommes. Un monde d’où on éliminerait le pardon serait seulement
un monde de justice froide et irrespectueuse, au nom de laquelle chacun revendiquerait
ses propres droits vis-à-vis de l’autre ; ainsi les égoïsmes de toute espèce qui sommeillent
dans l’homme pourraient transformer la vie et la société humaine en un système
d’oppression des plus faibles par les plus forts, ou encore en arène d’une lutte permanente
les uns contre les autres. »336

334
Ibid., p. 99.
335
Jean-Paul II, Dives in Misericordia, DC 1980, n° 1797, pp. 1093 - 1098. VII La Miséricorde dans la
mission de l’Église. - 3.
336
Ibid., - 8.

195
Le changement du monde, dans la perspective du royaume instauré par le Crucifié exalté
et présent dans la prédication évangélique et la constitution des chaînes ininterrompues de
témoins dans l’Eglise, passe donc par le pardon offert et reçu dans l’esprit de
réconciliation. La réunion spirituelle de l’humanité est un acte de réconciliation opéré par
le pardon offert par Dieu, reçu et échangé comme un don précieux entre les membres de
l’humanité jusque là divisée.
Jésus crucifié et exalté, présent dans l’Eglise par sa Parole permanente, ses sacrements et
l’engagement éthique de ses disciples, est bien le Réconciliateur de l’humanité.
«  Si en effet, quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par
la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. Bien
plus, nous mettons notre orgueil en Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ par qui,
maintenant, nous avons la réconciliation  » (Rm 5, 10-11).

Et Paul dit ailleurs : «  Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec Lui par le Christ et
nous a confié le ministère de la réconciliation. Car de toutes façons, c’était Dieu qui en
Christ réconciliait le monde avec Lui-même, ne mettant pas leurs fautes au compte des
hommes, et mettant en nous la parole de réconciliation  » (2 Co 5, 18-20).

Tel est l’événement victorieux de la division, car, pour saint Paul, la prétention des
hommes à se réaliser en dehors du projet de communion de Dieu bouleversait leur
existence. Ce projet de Dieu est de réunir l’humanité séparée de Lui dans deux directions
opposées. D’une part celle du Juif pieux qui met sa fierté à se soumettre à la Loi en
prétendant être l’acteur de son salut et celle des autres :

«  Tu te pares du nom de Juif, tu te reposes sur la loi, tu te fais gloire de Dieu, tu connais
sa volonté  ; instruit par la loi, tu sais discerner ce qui est meilleur ; tu te flattes d’être le
guide des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, le docteur des
ignorants, le maître des simples, parce que tu possèdes dans la loi l’expression même de
la connaissance de Dieu et de la vérité » (Rm 2, 17–20).

D’autre part, le Gentil exclu du peuple de Dieu, quant à lui était plongé dans les ténèbres
de l’idolâtrie, de l’impiété et de l’immoralité( Rm 1, 20–32). Juifs et Gentils étaient ainsi
séparés les uns des autres par le mur de ressentiment mutuel et de haine. Or tout en
reconnaissant le privilège d’Israël, Jésus met le salut à la portée des Gentils. Ce sont les
ennemis d’hier qui en lui se trouvent réconciliés. Mais si le but de la réunion spirituelle de
l’humanité est de rassembler un peuple provenant de toutes les nations en l’unissant au
Père, au Fils et à l’Esprit Saint, comment pouvons–nous aujourd’hui parler de Dieu ?
Comment pouvons–nous le faire dans le contexte actuel de la mondialisation ?

196
IV.3. La foi trinitaire dans le contexte de la mondialisation.

La foi en Jésus et en son Esprit, qui inspire et motive la construction sociale du royaume
eschatologique du Père dans la solidarité, le dialogue et la collaboration, est le cœur du
message de Catholicisme. En insérant cette foi trinitaire dans le contexte actuel de la
mondialisation, comment pouvons-nous parler aujourd’hui de Dieu ? Quel est le rapport
entre le Dieu de la réunion spirituelle de l’humanité et l’Ecriture ?
Nos contemporains ressentent souvent l’absence et le silence de Dieu dans leur vie. Sous
l’effet de la sécularisation, le monde est « désenchanté » : la présence de Dieu n’est plus
immédiatement ressentie par les croyants acculés à la solitude dans un univers dominé par
les réalisations techniques de l’homme moderne. Dieu est, pour nos contemporains,
l’inconnaissable qui échappe à la maîtrise et à la manipulation du savoir de l’homme.
Pour les croyants contemporains, Dieu est l’incompréhensible dont l’agir ineffable est
enveloppé dans le secret de son Mystère. Prié, célébré et invoqué, Dieu demeure, avec le
témoignage de l’Ecriture et de l’Eglise, le mystère inouï de la vie qui suscite à la fois la
confiance et des interrogations permanentes. Nos contemporains prennent aujourd’hui
mieux conscience de leur inaptitude à inscrire Dieu de façon objective dans un système de
pensée ou d’actions. Ils se méfient de spéculations sur un Dieu « objectivé ».
Ils se fient davantage à leur existence concrète influencée par la pensée scientifique et la
révolution des techniques de communication. La découverte de nouvelles technologies de
pointe a favorisé la recherche « objective » et une vision matérielle du monde. Période de
créativité, l’âge de la mondialisation a aussi développé une conscience planétaire orientée
vers la connaissance des sociétés éloignées. Cependant nos contemporains devenus sujets
de leur propre histoire ont par-là même tendance à limiter leur horizon au monde physique
et matériel. Les discours recevables dans le contexte de cette société séculière sont souvent
ceux qui se réfèrent à des réalités factuelles, empiriques et contingentes. L’énoncé de
propositions sensées, dans la société séculière à l’ère de la mondialisation, doit suivre les
procédures de vérification comme de falsification au sens où le philosophe Karl Popper
l’entend.
Au sein des sociétés séculières de notre temps, les difficultés de croire en Dieu ont pris des
formes diverses dans le contexte positiviste, athée et agnostique qui a encouragé
l’indifférence religieuse. Au nom de la liberté humaine, beaucoup de nos contemporains

197
éprouvent du ressentiment envers un Dieu soupçonné de réduire l’autonomie morale des
individus en menaçant leur dignité et leur responsabilité.
Certains de nos contemporains accusent même le Dieu des grandes traditions religieuses
de l’humanité d’être totalement irresponsable. En n’intervenant pas aux heures sombres de
l’histoire individuelle et communautaire de l’humanité pour combattre, à côté de l’homme,
l’inacceptable et l’intolérable, Dieu a connu une éclipse dans certains cœurs meurtris par
l’horreur de la pulsion fratricide et la monstruosité de la haine déployée dans les divers
camps de concentration.
Certains de nos contemporains vont jusqu’à percevoir Dieu comme un être sadique opposé
à l’épanouissement de l’homme. Aussi trouvent-ils absurde tout discours sur Dieu. Ils y
voient une imposture liée à l’inertie et à l’insignifiance de Dieu. Dieu est de trop, Il
n’explique rien. L’humanité peut se passer de son inefficacité. Aussi préfèrent-ils vivre
dans le champ des préoccupations humanitaires, du combat pour la justice et de
l’éradication de toutes les formes de souffrances. Par contre, d’autres manifestent leur
désespoir en invoquant le nom de Dieu. Pleins d’espérance, ils se tournent vers Dieu qui
répond à leur souffrance par un silence difficile à interpréter. Mais ils font alors
l’expérience d’un monde déserté par Dieu et dans lequel ils se sentent abandonnés.
Et pourtant, beaucoup d’autres confessent que Dieu compte dans leurs vies. Certains le
nomment Père, Fils et Esprit Saint. Ils nous donnent l’opportunité de situer leur foi
trinitaire dans le contexte de la mondialisation.
La foi trinitaire, dans le contexte actuel de la mondialisation, est une conviction selon
laquelle Dieu, Père, Fils et Esprit Saint est le même pour toute l’humanité. Ce Dieu révélé
est nommé par les chrétiens Dieu de tout l’univers. Ce Dieu « habite une lumière
inaccessible, Lui que nul homme n’a vu ni ne peut voir  » (1 Tm 6, 16).
Le Dieu Père, Fils et Esprit Saint rejoint nos contemporains dans leur vie quotidienne de
multiples manières. Partout et toujours, Dieu rejoint ses enfants dans un processus
historique où Il se révèle mystère d’amour, donnant sens à l’existence humaine. Dieu,
source de toute vie, est amour et sans fin don de soi. En engendrant le Fils unique, le Père
se donne entièrement et sans fin. Le Fils se redonne sans fin au Père. L’Esprit Saint est
sans fin l’origine et l’aboutissement du don que fait le Père de Lui-même au Fils. Cet
Amour, se déployant en relations réciproques entre le Père, le Fils et l’Esprit, déborde
librement en direction du monde créé. Par pur amour, le Fils « conçu de l’Esprit Saint » et
« né de la Vierge Marie » est devenu homme et s’est totalement remis entre les mains du

198
Père pour ouvrir, par sa mort et sa résurrection, l’accès à la réunion spirituelle de
l’humanité.
La bonne nouvelle est l’assurance qu’a l’humanité de ne plus vivre pour elle-même. En
aimant comme le Fils, chaque membre de l’humanité vit et agit pour concourir au bonheur
de tous. En vivant les uns pour les autres, les membres de l’humanité meurent en eux-
mêmes comme le Christ ressuscité et participent à la vie éternelle du Père par l’Esprit.

En effet, le Christ « est mort pour tous afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes,
mais pour Celui qui est mort et a été ressuscité pour eux  » (2 Co 5, 15).

Partout où se manifeste au cœur de l’humanité l’amour et le don de soi pour le bonheur de


l’autre, l’Esprit du Père et du Fils est présent. C’est cet amour qui est la motivation de tous
les actes de générosité nécessaires à l’entretien sur terre de la vie reçue de Dieu.
Dans le contexte actuel de la mondialisation, la foi trinitaire est la reconnaissance de
l’amour comme motivation ultime de nos obligations envers autrui. En reconnaissant sa
responsabilité envers autrui, chaque membre de l’humanité se trouve à nouveau relié au
Dieu Père, Fils et Esprit, éternellement don de soi à l’autre dans la Trinité.
Chaque membre de l’humanité, dans la mesure où il renonce à lui-même par amour et en
devenant activement responsable d’autrui, crée un climat d’échange, de communication,
de partage et de communion qui favorise le dialogue, la compréhension et la solidarité au
sein de notre commun village global.
La foi trinitaire est cette décision des membres de l’humanité de ne plus vivre pour eux-
mêmes. En s’obligeant à vivre dans l’engagement éthique envers autrui, dans l’Esprit de la
révélation de l’amour du Père et du Fils, chaque membre de l’humanité dans sa rencontre
avec le Christ donne à autrui la vie qu’il a reçue du Père. En évitant de se replier sur lui-
même et en s’aventurant en toute confiance dans l’univers de l’autre, étranger et différent,
il élargit ses espaces d’accueil, d’hospitalité et de convivialité.
Ainsi la question de la foi dans le contexte actuel de la mondialisation se pose de manière
radicale : comment s’actualise aujourd’hui l’interprétation de Dieu, l’amour ultime qui
fonde l’existence humaine, personnelle et sociale ?
Toute manière responsable de parler du Dieu, Père, Fils et Esprit Saint doit tenir compte
de la situation historique de l’humanité. L’humanité étant parvenue au désenchantement
vis-à-vis du monde et à une perception vive de l’absence et de l’insignifiance de Dieu, la
question de foi est de savoir comment une réalité absolue, indépendante de l’homme, peut

199
encore influencer une vie personnelle et sociale. La réponse à cette question impose
d’abord un regard clairvoyant sur la situation présente. Constatons d’abord qu’à l’aube du
troisième millénaire de l’ère chrétienne, l’humanité est encore en proie aux divisions et
aux violences. Les risques de désintégration sociale sont présents partout dans le monde.
Les affrontements culturels et politiques se multiplient à l’échelle de la planète. Malgré les
progrès humanitaires du système démocratique, la peur de l’autre, différent de soi, est
répandue par des idéologies extrémistes qui vont à l’encontre de la solidarité et de la
coexistence pacifique. La faillite de certaines idéologies historiques crée un vide
qu’occupe, de façon ingénue, la conviction que l’individu est souvent manipulé par les
nouveaux et puissants moyens de communication sociale.
Il faut en outre réfléchir sur les effets que produit la mondialisation de l’économie. Celle –
ci favorise les modes communs de vie et de consommation. Origine de mutations
culturelles sans précédent, elle efface progressivement l’existence des frontières
nationales, régionales, religieuses et politiques. En assurant l’extension de l’économie de
marché, elle crée de nouvelles solidarités fondées sur l’intérêt et la diffusion des progrès
technologiques.
Elle encourage l’accomplissement individuel de la personne liée par un contrat social à des
groupes financiers puissants et internationaux. Cependant, sans nier les effets positifs de ce
phénomène, il importe d’être lucide sur les autres effets qui sont ambigus ou même, dans
certains cas, désastreux pour l’humanité. Ainsi le développement industriel, en
aménageant l’environnement matériel et social selon les normes de la productivité
maximale, a bouleversé l’équilibre écologique de la planète. En émancipant l’individu par
le travail organisé, la croissance industrielle a changé l’environnement en déstabilisant la
vie de famille traditionnelle et en bouleversant le processus de socialisation de la jeunesse.
La globalisation a entraîné dans le monde une concurrence et une interdépendance
économique des communautés humaines.
De telles transformations tout à fait inédites marginalisent les laissés-pour-compte de cette
mutation extraordinaire : le quart monde, les pays en développement et les exclus du
monde du travail.
Il est vrai, que d’un autre côté, la mondialisation, en affaiblissant les États classiques,
souverains et centralisés, suscite une nouvelle approche de l’organisation de la vie
publique. Face aux structures pyramidales du pouvoir centralisé se développent de

200
nouvelles structures de décisions sociales qui s’inspirent du débat, des négociations et des
pressions d’associations intéressées par une cause commune.
La mondialisation amène une décentralisation qui favorise la pluralité d’approches et
d’interprétations en fonction des circonstances. Face aux problèmes humains, nul ne
prétend aujourd’hui posséder une vérité absolue, tirée d’une tradition transposable aux
situations de ce troisième millénaire. La mondialisation impose une nouvelle approche du
« vivre ensemble ». En cet âge de la mondialisation, c’est par l’écoute des uns et des
autres, le dialogue, le respect, la tolérance et l’esprit de solidarité, que les membres de
l’humanité peuvent esquisser des solutions provisoires aux défis de leur histoire. La
question n’en demeure pas moins : comment dans ce contexte parler de Dieu comme,
l’amour ultime qui fonde l’existence personnelle et sociale ?
Il y a de fait des difficultés réelles à parler de Dieu dans un monde marqué par le
phénomène de la sécularisation, la revendication de l’autonomie de l’individu et le primat
de l’économique sur le politique. En effet, les pays promoteurs de la mondialisation ont,
par leur histoire, refoulé la religion à la périphérie de la vie publique. La société séculière
est de moins en moins influencée par le poids institutionnel et culturel de la religion. On
sait que, processus avancé de laïcisation des institutions, la sécularisation dans les pays
promoteurs de la mondialisation est le résultat de la mutation sociale et culturelle issue de
la Renaissance, des philosophies des Lumières et des progrès de la démocratie. Or cette
sécularisation marque l’Etat moderne qui ne se réfère pas aux valeurs religieuses pour
légitimer ses prises de positions. Elle est caractérisée par la séparation de l’État et de
l’Église et par la distinction entre la sphère publique et la sphère privée. Elle favorise la
société de consommation qui enferme les individus dans l’immédiateté de leurs besoins de
biens matériels, de plaisirs, de détentes et de spectacles qui occultent leur sens religieux.
Ajoutons que la société séculière prône le pluralisme religieux laissé à la discrétion de
l’individu. Celui-ci, au sein de la société séculière, revendique souvent une complète
autonomie par rapport aux institutions religieuses. Responsable de ses choix, il s’émancipe
des normes extérieures des croyances collectives et préfère agir en fonction de ses
convictions personnelles.
Bénéficiant de droits, l’individu dans la société séculière communique avec les autres
membres de la société civile en fonction de sa capacité à s’inscrire dans le processus de
production des biens et services. Il est souvent angoissé par la perspective de perdre sa
place dans un monde en rapide mutation technologique et économique. Il a moins le souci

201
de l’autre, car ce dernier est perçu comme une menace pour sa survie. Replié sur ses
intérêts, il ne regarde parfois l’autre que comme un concurrent.
En s’érigeant échelle de valeurs et mesure de toutes choses, il ne va plus spontanément
vers l’autre homme en toute confiance. Méfiant envers l’autre et centré sur ses droits et sur
ses acquis, il ne va plus à la rencontre de l’autre, différent de lui. Obsédé par son bien-être
matériel et la mise en valeur des ressources disponibles, il va même jusqu’à détruire
l’équilibre écologique de la planète sans songer aux générations à venir.
Insensible à la misère, il proclame son droit de jouir des fruits de son travail sans se
préoccuper des valeurs humanitaires. Le pouvoir que lui donne la société séculière le
prive d’un espace de vie commune et fraternelle. L’individu, en choisissant librement tout
ce qu’il est possible d’obtenir dans la société séculière en fonction de ses intérêts
particuliers et catégoriels, risque d’aller, toujours et partout, contre le bien de tous. Dans sa
« bulle informatique », il risque d’éviter le dialogue, la confrontation et l’interpellation. Il
peut s’enfermer dans un univers virtuel où il est en monologue perpétuel avec lui-même.
Il ne s’agit certes pas de nier que cet individu de la société séculière, est auteur et
bénéficiaire de la croissance économique ; surtout on ne doit pas fermer les yeux sur les
atouts inédits de la mondialisation et sur les chances qu’elle offre à l’humanité. Mais la
lucidité est néanmoins requise : l’homme n’est-t-il pas trop souvent réduit à n’être qu’un
consommateur sans horizon social et sans transcendance ?
La société séculière a pour une part limité l’homme individualisé à sa valeur marchande.
Dans cette ligne, l’individu ne vaut que par son investissement économique. De plus, la
méfiance vis-à-vis du militantisme réduit son engagement social et politique et le discrédit
des idéologies historicistes a marqué le recul des projets de société. Dès lors, sensibles aux
taux de croissance et de chômage, les individus mettent souvent leur espoir dans les
mécanismes du marché.
Certes, le travail, moyen privilégié d’insertion sociale, permet à l’individu de participer à
la vie économique en défendant ses intérêts dans la vie syndicale, associative et politique.
Mais la logique de l’économie s’impose dans sa vie privée et publique. Les impératifs de
l’économie déterminent parfois son style de vie et la recherche de son salut. En outre, le
système économique, malgré ses succès, a pourtant engendré des souffrances. Elles sont le
résultat d’un abus de pouvoir du système économique sur la qualité de vie des membres de
l’humanité. En effet, la prospérité économique profite plutôt à un groupe restreint qui
ignore la souffrance de la majorité des hommes marginalisés par la mondialisation. Ainsi,

202
le mal particulier à combattre dans la société de la mondialisation est l’abus de pouvoir
économique de ce groupe restreint qui impose sa dictature.
En opposition avec les thèses de Catholicisme, force est de constater que notre époque
marquée par la mondialisation est un temps de souffrance pour une majorité de membres
de l’humanité, exclus de la prospérité par l’abus du pouvoir économique.
H. de Lubac donne, un éclairage théologique sur la spécificité du christianisme :

«  Dans le concert universel, seul le christianisme affirme à la fois, indissolublement, pour


l’homme une destinée transcendante et pour l’humanité une destinée commune. De cette
destinée toute l’histoire du monde est la préparation. Depuis la création première jusqu’à
la consommation finale, à travers les résistances de la matière et les résistances plus
graves de la liberté créée, en passant par une série d’étapes dont la principale est
marquée par l’incarnation, un même dessein divin s’accomplit.  »337

Le christianisme donne une vision transcendante et sociale de l’humanité. Le Dieu


chrétien est un Dieu d’espérance qui veut rassembler les hommes en une communauté
humaine par la communion au Père, au Fils et à l’Esprit Saint. Ce Dieu d’espérance est à
l’œuvre dans l’histoire du monde, berceau d’une nouvelle humanité. Cette nouvelle
humanité ne peut avoir qu’une destinée commune, qui s’oppose à une société où l’abus de
pouvoir économique crée l’inégalité, l’exploitation, l’oppression et des discriminations de
tous genres.
Le Dieu d’espérance, selon H. de Lubac, poursuit depuis la création le dessein de créer
une humanité une et indivise, sans clivage entre riches et pauvres. C’est en résistant à
l’individualisme qui disperse les membres de l’humanité en foyers hostiles et antagonistes
que l’humanité nouvelle en Jésus, le Christ, crée des conditions historiques pour échapper
à la dépersonnalisation et à l’éclatement individuel. En devenant un sujet social uni,
l’humanité pourra se créer un avenir commun avec les préceptes de Dieu et les lois du
changement social. Ce passage, d’une humanité éclatée par l’individualisme à une
humanité une et solidaire, s’effectue en une série d’étapes, dont la plus importante est celle
de l’incarnation.
Avec l’incarnation de Dieu, c’est l’histoire humaine qui est prise en compte par le Dieu de
l’espérance. Devenant librement l’otage de l’humanité selon la mission du Fils, le Dieu
d’espérance suscite l’expérience de foi capable d’amorcer la réunion spirituelle de
l’humanité avec son caractère social et historique. Cette réunion est d’abord la bonne

337
Ibid., p. 110.

203
nouvelle qui arrache l’humanité aux diktats de l’individualisme. Elle est l’avenir que trace
l’incarnation de Dieu pour l’humanité divisée, dispersée et éclatée. Elle est l’unité dans la
solidarité de l’humanité qui s’engage à la suite du Christ à tout partager avec tous pour le
bien de tous, dans le respect et la liberté des personnes. Ainsi, la réunion spirituelle de
l’humanité « sera l’histoire de la pénétration de l’humanité par le Christ ».338
Cette « pénétration », c’est le témoignage de foi rendu à Dieu, venu à la rencontre de
l’humanité sous les traits de Jésus de Nazareth. Par sa venue dans le monde et l’histoire, le
Dieu de l’espérance s’est rendu librement accessible et proche des préoccupations
humaines. Cette intervention décisive, salutaire et ultime de Dieu dans l’histoire invite les
hommes à reconnaître le Dieu de l’espérance en chaque être humain. En Jésus, Fils du
Père et Christ pénétrant l’humanité, commence une nouvelle histoire de l’humanité.
Désormais, chaque membre de l’humanité a la responsabilité de traiter ses semblables
comme le semblable du Dieu de l’incarnation qui se rend proche de ses créatures de façon
aimante.
Partageant la destinée de Jésus le Christ, aucun être humain ne peut être réduit à sa valeur
économique. Chaque homme a une valeur infinie par sa vie greffée sur celle du Fils
devenu homme pour la restauration de notre dignité d’enfants du Père. Ainsi l’économie
n’est pas l’étalon de la destinée humaine. Moyen pour administrer et distribuer biens,
services, et richesses au sein d’une société, l’économie doit toujours être au service de
l’humanité, et non le contraire.
Certes, développer l’économie n’est pas en soi une action répréhensible. En effet, dans les
sociétés séculières, c’est grâce aux performances de l’économie que l’humanité peut
accéder aux biens et aux services qui entretiennent la vie de manière convenable.
L’économie entretient le désir de bien vivre. L’économie met à la disposition de
l’humanité les biens et services produits par le travail de ses membres dans leur
environnement social et politique.
En se focalisant sur les biens et services de l’économie, l’humanité peut confondre
richesses et espérance. C’est en se mettant à l’écoute de Jésus que l’humanité peut éviter le
piège de l’idolâtrie économique :

«  Notre Seigneur Jésus-Christ, de riche qu’Il était s’est fait pauvre, afin de vous enrichir
par sa pauvreté...  » (2 Co 8, 9) ; « Étant de condition divine, Il n’a pas considéré comme

338
Ibid., p. 111.

204
une bonne prise le rang qui l’égalait à Dieu, mais Il se vida, prenant la condition
d’esclave et devenant semblable aux hommes... » (Ph 2, 6s).

C’est la reconnaissance, au cœur de l’histoire humaine, de cet homme libre semblable à


nous, excepté le péché, Jésus, le Christ, guidé par l’Esprit dans un total abandon au Père,
qui peut libérer l’humanité de l’idolâtrie de l’économie.
Le Fils du Père, qui devient semblable aux hommes, nous rend capables d’assumer la
liberté qu’Il propose. Source de liberté, Jésus est la présence agissante de Dieu dans
l’histoire. La constitution pastorale du concile Vatican II Gaudium et Spes n°2, § 2 précise
cette présence agissante de Dieu parmi les hommes :

«  Le monde qu’Il a ainsi en vue est celui des hommes, la famille humaine tout entière avec
l’univers au sein duquel elle vit. C’est le théâtre où se joue l’histoire du genre humain, le
monde usé par l’effort de l’homme, ses défaites et ses victoires. Pour la foi des chrétiens,
ce monde a été fondé et demeure conservé par l’amour du Créateur  ; il est tombé, certes,
sous l’esclavage du péché, mais le Christ, par la croix et la Résurrection, a brisé le
pouvoir du Malin et l’a libéré pour qu’il soit transformé selon le dessein de Dieu et qu’il
parvienne ainsi à son accomplissement. »339

Cet accomplissement n’est autre que la réunion spirituelle de l’humanité dont il nous faut
maintenant préciser l’actualité et la spiritualité en notre âge de mondialisation.

339
Gaudium et Spes, n° 2, § 2.

205
Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××

206
CHAPITRE V : L’ACTUALITÉ ET LA SPIRITUALITÉ DE LA
RÉUNION DE L’HUMANITÉ.

Introduction.

Le chapitre précédent a d’abord tenté de trouver les mots permettant de dire, aujourd’hui
même, la réunion spirituelle de l’humanité. Mais il importe maintenant de justifier plus
précisément cette tentative dans le contexte de notre monde, et d’en manifester certains
enjeux qui nous semblent particulièrement importants pour l’avenir.
De fait, malgré les vicissitudes et les drames de l’époque contemporaine, l’âge de la
mondialisation ne devrait–il pas favoriser la réunion spirituelle de l’humanité ? Les
mutations en cours ne militent–elles pas en faveur d’une communication sans entraves
entre les membres de l’humanité ? Ne peut–on au moins penser que, grâce aux techniques
efficaces et performantes de l’information, la rencontre des cultures devrait être de plus en
plus aisée ?
Notre propos va donc être de fonder l’actualité de la réunion spirituelle de l’humanité, et
de faire en même temps paraître la spiritualité qui lui est inhérente.
Plusieurs étapes scanderont notre parcours. Nous dirons d’abord en quoi la réunion
spirituelle de l’humanité est une nécessité pour l’âge de la mondialisation, et nous
soulignerons notamment le sens et la valeur de l’échange entre le Judaïsme et le
Christianisme qui, selon nous, portent de manière toute particulière la mission de la
réunion spirituelle de l’humanité. Ainsi introduite, notre réflexion prendra comme point de
départ la révélation judéo–chrétienne en tant qu’elle révèle l’unique autocommunication
libre et unifiante de Dieu à l’humanité. Parcourant quelques moments majeurs de l’histoire
d’Israël, nous y lirons les signes de la réunion spirituelle de l’humanité que Dieu a
commencé d’accomplir à travers cette histoire même. Nous verrons comment cette
expérience d’Israël trouve elle–même un éclairage nouveau à la lumière de la Révélation
trinitaire, et de là, considérant la figure du Christ comme Réconciliateur et Restaurateur de
l’unité de la communauté humaine, nous montrerons la pertinence de cette figure dans le
contexte de la mondialisation et nous élaborerons une spiritualité de la réunion spirituelle
de l’humanité, pour rendre compte de l’espérance des femmes et des hommes de notre
temps dans leur rapport avec la Parole de Dieu disséminée dans les cultures ou maintenue
vivante par les traditions historiques du Judaïsme et du christianisme qui nous servent de

207
références. Enfin, nous présenterons un enjeu plus spécifique du thème abordé dans cette
étude en dégageant les jalons pour une théologie en Afrique au sud du Sahara, à partir de
l’actualité et de la spiritualité de la réunion spirituelle de l’humanité.
Demandons–nous d’abord en quoi le changement culturel opéré à l’âge de la
mondialisation est une chance pour cette réunion spirituelle de l’humanité.

V.1. La réunion spirituelle de l’humanité, une nécessité à l’âge de la


mondialisation.

Pour démontrer cette chance, il est essentiel que soit réhabilitée la signification humaine et
historique de Jésus de Nazareth, rassembleur de l’humanité. En effet, Jésus est le
révélateur du Père, Lui dont l’Esprit encourage les membres à sortir d’eux-mêmes pour
échanger au-delà des limites de leurs cultures et de leurs religions. Cet échange culturel et
interreligieux permet une complète sortie de soi pour accepter les autres dans leur
différence. La nouvelle culture de la réunion spirituelle de l’humanité, issue d’un tel
échange, est ainsi l’espace ouvert où les membres de l’humanité peuvent concourir au bien
de tous grâce à la commune participation au développement économique, social et
politique de tous les peuples. Cette nouvelle culture sera le creuset d’expériences humaines
inédites de solidarité sur la base de l’héritage commun transmis par l’Église et assumé par
les diverses générations. C’est en tout cas l’espérance formulée par le pape Jean–Paul II
dans son encyclique Sollicitudo rei socialis :

« Alors la conscience de la paternité commune de Dieu, de la fraternité de tous les


hommes dans le Christ, "fils dans le Fils", de la présence et de l’action vivifiante de
l’Esprit Saint, donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère
d’interprétation. Au-delà des liens humains et naturels, déjà si forts et si étroits, se profile
à la lumière de la foi un nouveau modèle d’unité du genre humain dont doit s’inspirer en
dernier ressort la solidarité. Ce modèle d’unité suprême, reflet de la vie intime de Dieu un
en trois personnes, est ce que nous, chrétiens, nous désignons par le mot
"communion". »340

La mondialisation, grâce à la libre circulation des biens culturels, des informations et des
personnes, pourrait en ce sens devenir une chance pour la constitution d’une nouvelle
culture de la solidarité, de la fraternité et de la communion. Les signes qui annoncent cette

340
Jean-Paul II Sollicitudo rei socialis, in Le discours social de l’église Catholique. De Léon XIII à Jean-
Paul II. Éditions du Centurion, Paris 1985, pp. 753-754.

208
nouvelle culture sont nombreux : reconnaissance de l’interdépendance des peuples, mise
en place d’une éthique de la solidarité par les courants humanitaires, démocratisation de
l’accès à l’information, diffusion par les médias des valeurs et attitudes religieuses et
culturelles de solidarité, de fraternité et de communion…Il ne s’agit pas là d’une vue
purement optimiste, qui ne tiendrait pas compte des pauvretés et misères de notre temps. Il
s’agit plutôt de reconnaître les signes annonciateurs d’une nouvelle situation qui, seule,
peut être à la hauteur des défis actuels. De fait, la nouvelle culture de la solidarité est
rendue nécessaire par les problèmes humains à dimension mondiale qui doivent être
résolus : faim, maladies endémiques, criminalité, misère, exclusion, racisme, catastrophes
écologiques dues à l’homme… Qui peut aujourd’hui résoudre les problèmes complexes de
l’alimentation, de l’eau potable pour tous, de la protection de la biosphère, de
l’exploitation des ressources maritimes, terrestres et spatiales ? Qui peut garantir la paix
dans le monde sans s’associer à des initiatives de lutte efficace contre la course aux
armements, contre le sous-développement, le terrorisme, la drogue et la dégradation des
termes de l’échange ? Tous les problèmes de société ont aujourd’hui un caractère mondial.
Le progrès social, le plein emploi, les questions monétaires, le commerce international et
l’industrialisation dépendent du système économique international. Chaque peuple, au sein
de la communauté internationale, est donc appelé, dans cette interdépendance, à
promouvoir une culture de la solidarité, de la fraternité et de la communion en évitant
l’isolement et la marginalité dont les effets ne peuvent être que désastreux.
Or l’une des caractéristiques de cette nouvelle culture, c’est d’inviter à produire des biens
culturels à destination universelle. De ce point de vue, les grandes religions historiques et
instituées telles que Judaïsme et Christianisme ont une portée essentielle. Tout en gardant
leur finalité transcendante, elles entrent à l’âge de la mondialisation en apportant avec elles
des biens à destination universelle. Tout ce qui, par elles, humanise et suscite des liens de
solidarité est appelé à être librement assimilé par n’importe quel membre de l’humanité
pour le profit de tous. Pour nombre de nos contemporains leurs grandes intuitions
spirituelles donnent beaucoup à espérer dans le contexte de la mondialisation. En
fécondant l’imaginaire et la créativité culturelle des peuples, le Judaïsme et le
Christianisme peuvent vraiment être, à l’âge de la mondialisation, des facteurs dynamiques
de la réunion spirituelle de l’humanité.
Transmises à l’échelle de la planète, les expériences religieuses et mystiques de ces deux
religions, en s’adaptant à des cultures autochtones, conduisent les rapports des femmes et

209
des hommes entre eux vers une nouvelle culture de solidarité, de fraternité et de
communion. Ainsi, ces deux religions contribuent à la réunion spirituelle de l’humanité
par la polyphonie de nouvelles créations culturelles selon les circonstances, le génie propre
et le caractère des peuples qui tentent de traduire leurs symboles et leurs intuitions à la
lumière des défis de leur histoire. A l’âge de la mondialisation, elles aident les femmes et
les hommes dans leur structuration personnelle et communautaire. Intervenant aux
moments cruciaux de l’existence humaine (naissance, puberté, mariage, crises de l’âge
adulte, accompagnement en fin de vie, prescription du sens de la vie...), elles proposent
des expériences d’intégration personnelle et communautaire en vue de la réunion
spirituelle de l’humanité. Forces historiques suscitant des utopies elles-mêmes
accompagnées de promesses transcendantes de libération, elles s’inspirent des expériences
de délivrance que leurs traditions rapportent et qu’il est possible de transposer de manière
appropriée selon les situations existentielles. Évoquant par leurs langages et leurs
symboles des chemins d’humanisation, les deux religions proposent des repères pour agir
dans une communauté internationale avec une culture de coexistence pacifique, de
solidarité, de fraternité, de communion . Le Judaïsme et le Christianisme peuvent dans le
contexte religieux de la mondialisation offrir des stratégies de survie face au mal physique,
au mal moral et aux formes de ritualisme qui projettent une ombre menaçante sur le
progrès de l’humanité. Leurs symboles religieux peuvent renforcer l’espoir des victimes
des souffrances inhérentes à leur condition sociale, politique et économique et sont
toujours d’actualité. Ce rôle est plus actuel que jamais dans le monde de notre temps.
Dépositaires d’un vaste héritage spirituel, les deux religions sont comme les deux
poumons de l’humanité. Pour ne pas périr d’asphyxie, les femmes et les hommes de ce
monde en ont besoin pour communiquer par des langages rituels, symboliques et
prescriptifs. Lieux de rencontres, par leur prophétisme, leur sagesse et leur éthique, elles
sont des espaces ouverts à la construction d’une famille humaine éprise de fraternité, liée
par la solidarité et maintenue unie par une communion au-delà de la tribu, de la patrie, de
la nation, de la région, du continent et de l’appartenance religieuse.
Judaïsme et Christianisme, luttant contre l’éphémère et l’apparent, sont des miroirs de la
vie spirituelle de l’humanité résistant à la clôture sur soi, au désespoir et à l’absurde.
Désirant et recherchant la qualité de vie des membres de l’humanité, ils sont des
partenaires de Dieu pour la réunion spirituelle de l’humanité à l’âge de la mondialisation.

210
Nous rechercherons donc dans les deux cultures judaïque et chrétienne, les signes et
symboles de la réunion spirituelle de l’humanité. En les confrontant dans un esprit de
dialogue inter- religieux, nous mettrons en évidence l’originalité et la pertinence des deux
communautés sœurs issues de la religion des patriarches et des prophètes pour la réunion
spirituelle de l’humanité à l’âge de la mondialisation.
En mettant en relation ces deux communautés sœurs dans la foi, nous tenterons de montrer
comment la réunion spirituelle de l’humanité est l’aboutissement de la spiritualité de
l’alliance. Il va de soi que nous sommes très conscients des conflits dramatiques qui, dans
le passé, ont opposé les deux traditions. Cependant, pour mettre en évidence ce dialogue
entre les deux communautés de foi, nous n’insisterons pas sur les conflits regrettables du
passé. Nous rechercherons plutôt dans les deux traditions religieuses les affinités
intérieures qui peuvent constituer une chance pour l’avenir, et nous éviterons de durcir les
traits de certains de leurs courants extrémistes. Par ailleurs, nous récuserons toute forme de
syncrétisme et nous respecterons au contraire la manière dont chaque communauté de foi
lit la Bible hébraïque, commune aux deux religions. Mais, par le fait même de recueillir
les données de cette Bible commune, nous récuserons tout marcionisme et tout
antijudaïsme dans notre interprétation de l’appartenance des deux communautés à
l’histoire des patriarches et des prophètes. Hébreux et chrétiens sont liés par une histoire
commune. Fils d’Abraham et fils de David, ils ont les mêmes ancêtres spirituels. Membres
de l’unique peuple de la promesse, ils participent à la même alliance irrévocable de Dieu
avec l’humanité. Il est frappant de voir comment un auteur de tradition juive, Robert
Aron, a été conscient de ce lien intime entre les deux traditions :

«  Si l’on admet que la nouvelle Alliance, représentée par le Christ, n’abolit ni n’exclut les
Alliances antérieures, celles de Noé, d’Abraham ou de Moïse, rien ne s’oppose à ce que
les Juifs, tout en restant fidèles à eux-mêmes, reconnaissent que la nouvelle Alliance a
correspondu à des nécessités historiques nouvelles. Inversement, les chrétiens pourraient
admettre que la religion d’Israël, malgré son antiquité, ou peut-être à cause d’elle,
retrouve une nouvelle vigueur au moment où se pose, une fois encore, le problème de
l’existence ou de la non-existence de Dieu. Et peut-être au-delà des alliances déjà
formulées, s’en prépare-t-il une nouvelle qui permettrait de réconcilier, voire de dépasser,
les révélations antérieures. »341

Quoi qu’il en soit de cette perspective, il est certain que les deux communautés de foi se
trouvent, dans la situation nouvelle de notre âge de mondialisation, invitées à une

341
Robert Aron, Où souffle l’Esprit .Judaïsme et Chrétienté. Plon, 1979, pp. 42-43.

211
reconnaissance mutuelle pour un témoignage commun en faveur du Dieu des Alliances
pour la réunion spirituelle de l’humanité.
Précisons en quoi la communauté de foi d’Israël préfigure la réunion spirituelle de
l’humanité.

V.2. La réunion spirituelle d’Israël.

V.2.1. La réunion spirituelle d’Israël et son décalogue éthique.


Cette partie de notre étude n’a pas la prétention de procéder à des analyses de textes
bibliques à partir de leur propre problématique. Il s’agit d’une série d’affirmations de type
doctrinal que nous dégageons de la lecture savoureuse de la Parole de Dieu faisant de nous
des contemporains d’acteurs bibliques en qui nous retrouvons des figures emblématiques
de la réunion spirituelle de l’humanité.
Nous pouvons donner par moments, l’impression que la Bible est une totalité cohérente,
harmonieuse, synthétique et uniforme. Cette impression de surface ne nous rend pas
insensible aux aspérités et aux contradictions des points de vue différents du cheminement
rédactionnel de l’histoire biblique. Ne nous situant pas dans l’une des perspectives de
l’exégèse savante, nous nous autorisons à donner une interprétation des faits bibliques
dans le sens de l’intuition de la réunion spirituelle de l’humanité. En affirmant que la
vocation de Moïse est de réunir tous les peuples de la terre sous la conduite du joug
salutaire de la Torah, nous ne prétendons pas affirmer que du point de vue historique, le
grand serviteur de Yahvé aurait une théologie de l’histoire annonçant la réunion spirituelle
de l’humanité. Avec Marc- Alain Ouaknin nous affirmons que « le sens du texte n’est pas
seulement celui que l’auteur a voulu lui donner, mais celui que les lecteurs de chaque
génération lui donnent. Il n’y a pas le sens du texte, mais le sens que je lui donne. Le texte
veut dire quelque chose, mais il peut aussi dire autre chose. Il est ouvert à l’infini. Il y a
un au-delà,  «  une transcendance  » des mots. Être un lecteur, c’est être à l’écoute de cet
au-delà des mots…  »342
Ainsi « Quoique fondamental, le sens littéral n’est pas le seul sens d’un passage, de même
que la critique historique correspondante n’est pas la seule forme d’interprétation. »343
Ainsi donc, avec un regard et un cœur croyants, Israël s’est reconnu peuple de Dieu, et
Dieu est intervenu de manière personnelle, libre, bienveillante et libératrice pour en faire
342
Marc- Alain Ouaknin, , La plus belle histoire de Dieu, Paris, Editions du Seuil,1997,p 95-96.
343
Raymond E. Brown, Que sait-on du Nouveau Testament?,, Paris, Bayard Editions, 2000, p. 78.

212
son peuple. Peuple choisi gratuitement par Dieu en vertu de son amour, Israël est distinct
des autres peuples, car il appartient de façon personnelle à son Dieu. Premier fils, né de
Dieu, Israël est lié avec Lui par une Alliance (Ex 24, 1-11).
De ce fait, ce qui caractérise un Hébreu, c’est la conviction que Dieu l’a choisi par amour,
au-delà de son hérédité et de son identification culturelle. Dieu appartient de manière
personnelle et sociale à son peuple qui pratique les obligations de la Torah. Ainsi s’établit-
il une communauté de vie entre Dieu et son peuple.

«  Pour vous Je serai Dieu, et pour moi vous serez le peuple  » (Lv 26, 12).

Sans droit ni mérite, une terre fut donnée par Dieu à son peuple sauvé de la mer des
Roseaux. Né de Dieu, le peuple d’Israël a tout reçu de Lui. Entre Dieu et son peuple a
commencé un partenariat unique et incomparable dans l’histoire des religions. En se
laissant porter par Dieu, Israël a cru à sa Parole et à ses promesses accomplies pour
susciter son obéissance filiale.
«  Vous avez vu vous-mêmes ce que J’ai fait aux Égyptiens, et comment Je vous ai
emportés sur des ailes d’aigles et amenés vers moi. Maintenant, si vous écoutez ma voix et
gardez mon alliance, Je vous tiendrai pour mon bien propre parmi tous les peuples, car
toute la terre est à moi. Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres, une nation sainte  »
(Ex 19, 4-6).

Par son expérience spirituelle, Israël a pu lentement prendre conscience que son Dieu
gouvernait la destinée de tous les peuples. Maître de l’histoire, le Dieu d’Israël est le
Seigneur de l’univers qui conduit tous les peuples selon sa sagesse impénétrable et
respectueuse du dynamisme créateur qui anime tout être. Dieu vivant par excellence, le
Dieu d’Israël, Dieu de tous et Dieu de grâce, n’est jamais sourd aux cris de détresse de ses
enfants crées à son image et à sa ressemblance. Il a choisi Israël parce qu’il était le plus
insignifiant de tous les peuples, un peuple méprisé, opprimé et exploité. En créant Israël,
Dieu arrache son peuple à l’insignifiance pour en faire un interlocuteur et un partenaire qui
écoute et aime de façon exemplaire (Dt 6, 4). Ce Dieu surprenant charge Israël d’annoncer
et de réaliser sa royauté universelle sur toute la terre en invitant toutes les nations de la
terre à la louange et à la communion.
Israël louant Dieu et vivant en communion avec Lui, peut susciter librement la louange et
la communion des autres Nations avec le Créateur et Seigneur de l’univers. Ni une terre
déjà acquise, ni un patrimoine commun, ni une allégeance à un pouvoir politique constitué

213
n’ont été à l’origine de ce peuple. Seul un Dieu qui crée à partir de rien et libère par
amour, a pu réunir des femmes et des hommes ayant la mémoire collective de leurs
souffrances dans la maison d’esclavage d’Égypte, sur une terre promise par lui et conquise
par Josué. Seul le Dieu d’Israël a su constituer un peuple libre pour le service exclusif de
la louange et de la communion.

«  Car tu es un peuple consacré à l’éternel, ton Dieu  ; Il t’a choisi, l’éternel ton Dieu,
pour Lui être approprié, d’entre tous les peuples qui sont sur la face de la terre. Ce n’est
pas à cause de votre nombre, parmi tous les peuples, que Dieu vous a désirés et vous a
choisis, car vous êtes le moins nombreux de tous les peuples. Mais c’est parce que Dieu
vous aime, et qu’Il observe le serment fait à vos ancêtres, qu’Il vous a fait sortir d’Égypte
avec une main puissante... Tu observeras donc la loi, les préceptes et les règles que Je
t’ordonne aujourd’hui et les pratiqueras  » (Dt 7, 6-11).

Ainsi Israël est lié à son Dieu par une Alliance. Israël s’engage à être juste pour avoir
pleinement part aux promesses et aux dons de Dieu. En s’obligeant par rapport à Dieu, il
est assuré d’être le reflet du Dieu Juste et Saint au milieu des nations. Par ses actions de
louange, de prophétisme et de communion, Israël a la responsabilité de représenter les
nations en attendant qu’elles se tournent librement vers leur créateur et Seigneur.
L’honneur d’Israël est d’être chargé d’éclairer les nations de la terre pour les inviter à
rendre hommage au Dieu d’Israël, également Dieu des nations. Aussi pouvons-nous
affirmer que la première et exemplaire réunion spirituelle de l’humanité a donné naissance
à un peuple qui est passé de l’oppression à la liberté. Le Dieu d’Israël s’est révélé à son
peuple en libérateur qui prend le parti des opprimés, intervient en Maître de l’histoire et
met un terme à toutes les formes de violences qui dégradaient la dignité de ses enfants. Il
les affranchit d’une puissance qui les détournait de la louange, de la communion et de la
fraternité. Grâce à son Dieu, le peuple d’Israël a été arraché à la servitude du travail
oppressant qui réduit l’homme à n’être qu’un moyen de production. Témoin de Celui qui
l’a libéré de ce travail servile et avilissant, le peuple d’Israël durant son séjour au désert
apprend à gérer sa liberté à l’école de son Dieu. Juste et Saint, ami de son peuple, à la fois
pédagogue et thérapeute, le Dieu d’Israël, par la Torah, fixe des limites à l’être humain
dont la finalité est de louer et de cultiver le jardin de la création dans le respect du service
de la communion.
Cette libération d’Israël révèle l’intention du Dieu créateur de faire grandir dans l’histoire
l’espérance d’une société fraternelle, libre et harmonieuse inspirée par le service de la
louange et de la communion. En entrant dans l’histoire des nations, le peuple d’Israël,

214
possédant une terre après l’âpre conquête militaire de Canaan et l’essai d’une
confédération de tribus, a affronté les difficultés d’une nation parmi d’autres. Souvent
menacé de désintégration nationale et morale, il a réussi à sauvegarder sa spécificité
religieuse, sans doute au prix de nombreux compromis, mais aussi en suivant ce qu’on
appelle aujourd’hui les « signes des temps ».
L’un de ces signes fut l’adoption par le peuple d’Israël du système royal. David et
Salomon apportèrent au peuple d’Israël des structures politiques plus adaptées aux défis de
l’histoire.
La période royale d’Israël, cependant, en dépit de son âge d’or sous Salomon, aboutit
après vicissitudes et turbulences à un échec retentissant, politique et religieux. Le peuple
d’Israël connut alors au long des âges, des tribulations et des calamités de tout genre, des
menaces d’assujettissement, l’exil et des catastrophes nationales. Mais à chaque phase de
son malheur, il s’obligea à un retour sur son expérience historique et spirituelle pour en
tirer la leçon de la conduite de Dieu à son égard. En écoutant le Dieu vivant, il reconnut à
l’aide de ses prophètes son inconstance à mettre en pratique les obligations de l’Alliance
avec Dieu. Lorsqu’il fut ouvert à l’interpellation des prophètes, il se convertit au gré de la
grâce de son Dieu. La révélation prophétique, en s’insérant dans la réalité sociale politique
et religieuse d’Israël, avec un message et des actions symboliques provocantes, orientait
l’avenir du peuple vers sa délivrance. C’est que le prophétisme en Israël est le temps des
promesses divines dont la réalisation est liée à la conversion du peuple. Critiques lucides
de leur temps, les prophètes dénoncent le mal physique et moral au sein de la communauté
d’Israël. Ils rappellent les obligations d’Israël vis-à-vis de son Dieu. Hommes d’espérance,
les prophètes annoncent à leurs contemporains que Dieu rachètera Israël de ses fautes s’il
marche de nouveau dans la voie des obligations qui découlent de l’Alliance. L’espérance
d’Israël est désormais orientée par les prophètes vers un nouvel état du monde que le
peuple de Dieu peut attendre s’il observe les lois et les préceptes de l’Alliance. En
interprétant la Torah en fonction de nouvelles situations sociales, les prophètes ont pris le
relais des lévites, plus soucieux de la dimension rituelle des commandements de l’Alliance
que de la dimension divine. En réactivant les liens crées par l’Alliance, les prophètes
d’Israël ont fait du Judaïsme historique une religion révélée du savoir et du salut fondée
sur une conduite éthique.
Ainsi le croyant hébreu, dans son rapport avec le monde, fait son salut dans son existence
quotidienne même. Sa responsabilité éthique donne de l’importance aux intentions, aux

215
gestes et aux conduites de la vie quotidienne. Toute sa vie est imprégnée de la conscience
d’être relié au Dieu de l’Alliance qui l’invite à façonner et à transformer le monde selon le
décalogue éthique actualisé dans toutes les circonstances de son activité humaine. Il en va
de la fidélité aux paroles de Moïse qui, dans le Deutéronome, demande au peuple d’Israël
de mettre en pratique les lois incomparables de son Dieu :

«  Gardez-les et mettez-les en pratique, ainsi serez-vous sages et avisés aux yeux des
peuples. Quand ceux-ci auront connaissance de toutes ces lois, ils s’écrieront  : «  Il n’y a
qu’un peuple sage et avisé, c’est cette grande nation  ! » Quelle est en effet la grande
nation dont les dieux se fassent aussi proches que Yahvé notre Dieu l’est pour nous
chaque fois que nous l’invoquons ? Et quelle est la grande nation dont les lois et les
coutumes soient aussi justes que toute cette Loi que Je vous prescris aujourd’hui  ? » (Dt
4, 6-8).

La force et l’originalité du Judaïsme historique est d’être la réunion spirituelle d’un


peuple, cimentée par la Loi de son Dieu. Cette Loi qui donne sa pleine signification à des
récits d’origine, de délivrance et de libération et qui rend compte de la bienveillance du
Dieu d’Israël loué dans les psaumes. Or la Loi renvoie elle–même au récit d’une histoire
qui, pour le peuple Hébreu, commence avec Abraham.
A cette phase de notre réflexion, arrêtons-nous au récit d’origine du peuple d’Israël en
évoquant le patriarche Abraham dans la perspective de la réunion spirituelle d’Israël et de
celle de l’humanité.

V.2.2. Abraham, figure patriarcale de la réunion spirituelle d’Israël et proto-


ancêtre de celle de l’humanité.

Abraham est le patriarche qui a entendu une parole de son Dieu : 

«  Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton Père, pour le pays que Je t’indiquerai. Je
ferai de toi un grand peuple, Je te bénirai  ; Je magnifierai ton nom, qui servira de
bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, Je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi
se béniront toutes les nations de la terre  » (Gn 12, 1-3).

Confident de son Dieu et serviteur de sa Parole, Abraham, aimé de Dieu, est choisi par Lui
pour constituer son peuple. Dieu appelle Abraham en le libérant de son passé. Assuré de
l’amitié de Dieu, Abraham est séparé de son milieu familial pour naître à l’avenir que lui
promet la Parole de Dieu. En se conformant à cette Parole de Dieu, Abraham par son

216
exode se soumet à l’imprévisible fécondité de l’amour absolu de Dieu. Conduit par son
Dieu dans la confiance totale, Abraham traverse le pays de Canaan jusqu’à Sichem où
Dieu lui dit : «  C’est à ta postérité que Je donnerai ce pays » (Gn 12,7).
Toujours à l’écoute de son Dieu, Abraham marche en traçant son chemin de liberté au
milieu d’événements heureux et malheureux jalonnant son parcours de Canaan à l’Égypte
et d’Égypte à Canaan. Toute sa vie itinérante est une réponse de foi au Dieu qui lui promet
le pays de Canaan, la descendance et la bénédiction. C’est cette foi que louera plus tard en
ces termes l’épître aux Hébreux :

«  Par la foi, Abraham obéit à l’appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en
héritage, et il partit ne sachant où il allait. Par la foi, il vint séjourner dans la terre
promise comme en un pays étranger, y vivant sous des tentes...  » (He 11, 8-9).

L’Alliance de Dieu avec Abraham, qui espère la réalisation des promesses de bonheur
liées à la possession d’une terre, d’une descendance et d’une vie épanouie, confère un sens
à son itinéraire spirituel. Cette Alliance remonte loin. Dans la Bible, elle est l’espace
privilégié à l’intérieur duquel l’humanité est appelée à inscrire ses actions selon la volonté
du Créateur. Elle répond au dessein de ce Créateur qui, dès le commencement, conférait au
temps et à l’histoire une véritable orientation :

«  Le point de départ de cette Alliance prend naissance avec la création. Par cet acte de
volonté, Dieu inaugure une histoire dans laquelle l’homme est appelé à participer à
l’édification du monde. Le temps est affirmé dans sa positivité. Non seulement il ne
s’oppose pas à l’éternité de Dieu, mais cette dernière ne se conçoit pas pour l’homme en
dehors de l’aventure historique. C’est parce que la création est forcément inachevée et
qu’elle tend vers son accomplissement, que le temps prend immédiatement une
signification positive. Le Créateur inaugurant le monde par le mot « au commencement  »,
donne au temps une orientation. Il impose du même coup la nécessité d’un avenir qui seul
pourra justifier le passé, en lui conférant un sens. Le messianisme, c’est-à-dire le
mouvement qui porte l’histoire à son achèvement, est ainsi inclus dans l’acte même de la
création dont il est une exigence de sens. » 344

Dieu est donc, depuis la création, le partenaire de l’humanité. Ce partenariat fonde et


structure l’aventure temporelle où s’édifie chaque histoire personnelle, histoire à travers
laquelle Dieu prend l’initiative de seconder l’homme, sa créature. Loi permanente de
l’humanité, l’Alliance est ainsi présente dès les rapports paternels de Dieu avec le couple
humain créé à son image. Puis avec Noé, Dieu déclare :
344
Albert Guigui, La gestion du temps dans le Judaïsme, dans Toute la Sagesse du monde .Hommage à
Maurice Gilbert. Coll. « Connaître et Croire » n° 4. Presses Universitaires de Namur. 1999. pp. 191-192.

217
«  Voici que J’établis mon Alliance avec vous et avec vos descendants après vous  » (Gn 9,
9).

Cette Alliance cosmique manifeste la volonté du Créateur de se révéler à toutes les nations
de la terre. L’arc-en-ciel visible à toutes les nations est le signe de cette Alliance.

«  Voici le signe de l’Alliance que J’institue entre moi et vous et tous les êtres vivants qui
sont avec vous, pour les générations à venir : Je mets mon arc dans la nuée et il
deviendra un signe d’alliance entre moi et la terre  » (Gn 9, 12-14).

Mais si l’Alliance remonte à la création, c’est à Abraham qu’il appartient d’être « Père
d’une multitude » ( Gn 17, 5–6).
Ce rapport d’Alliance de Dieu avec l’humanité dans l’histoire d’Abraham, «  Père d’une
multitude de nations  » permettra à Dieu de rendre la postérité d’Abraham aussi
«  nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer  » (Gn 22,
17). Exaucé au-delà de sa demande d’avoir un héritier, Abraham rend possible
l’engagement pris par Dieu de réunir le peuple d’Israël pour son service exclusif. Ancêtre
de ce peuple, Abraham est donc le rassembleur d’Israël. Il est le réconciliateur de toutes
les tendances discordantes qui naîtront au sein du peuple après l’exil de Babylone.
L’histoire exemplaire de sa famille, racontée comme un projet commun de Dieu et
d’Abraham, donne sens à toutes les réunions spirituelles d’Israël sortant de l’exil ou de ses
catastrophes nationales. Cette figure initiale et encore partielle d’Abraham est proposée à
la mémoire d’Israël comme un accomplissement. C’est en accomplissant l’obéissance et la
foi d’Abraham que le peuple d’Israël réalise d’âge en âge sa réunion spirituelle. C’est
l’attente d’une telle réalisation de la réunion d’Israël qui d’âge en âge creuse le désir du
peuple d’écouter la Parole de Dieu pour produire des fruits de vie.
En effet, le Dieu qui fait Alliance avec Abraham est Celui de la fécondité et de la vie en
surabondance. Dieu de toute chair et Dieu de toutes les nations de la terre, le Dieu
d’Abraham est aussi Celui de Sara, son épouse légitime ; et c’est par le couple formé par
Abraham et Sara que Dieu accomplira sa promesse et son dessein de susciter un peuple
pour la réunion spirituelle de l’humanité.
Dieu a choisi Abraham parmi les païens de son temps. A cet homme choisi, Dieu promet
tout. De lui, surgira dans l’espace et dans le temps un grand peuple. Par lui, père d’une
multitude de nations, tous les peuples de la terre se béniront. La bénédiction est l’entrée en

218
grâce par l’élection d’Abraham de tous les fils d’Adam désunis et éloignés de Dieu par
leur inimitié. Elle est la réunion spirituelle de l’humanité crue et espérée comme un acte de
création et de salut que seul Dieu dans sa bienveillance peut promettre et réaliser selon ses
voies insondables. Cette réunion spirituelle de l’humanité s’accomplira dans la
descendance promise par Dieu à Abraham.
Investi de la mission de préparer le chemin vers la réunion spirituelle de l’humanité,
Abraham est le témoin audacieux de l’amitié et de la puissance de Dieu. Convaincu de la
présence de Dieu au cœur de sa vie quotidienne, Abraham par son obéissance a ouvert à sa
postérité le chemin de la justice et du droit. Béni de Dieu, Abraham a été distingué pour
«  prescrire à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie de Yahvé en accomplissant
la justice et le droit ; de la sorte, Yahvé réalisera pour Abraham ce qu’il lui a promis »
(Gn 18,19).

Ancêtre de la réunion spirituelle de l’humanité, Abraham, le juste et l’ami de Dieu, est


aussi le rassembleur et l’intercesseur des nations. Croyant exemplaire, il est celui à qui est
promise la réunion des familles de la terre après la dispersion de l’humanité à partir de la
fameuse tour de Babel (Gn 11). L’histoire biblique d’Abraham est une référence
symbolique mais fondamentale dans le dialogue d’aujourd’hui entre les trois grandes
345
familles monothéistes du monde . Abraham est en tout cas, pour nous, une référence
pour la réunion spirituelle de l’humanité.
Le profil biblique d’Abraham est celui d’un conciliateur et d’un négociateur. Lien entre
plusieurs nations de son temps (Moabites, Ammonites, Arabes...), Abraham est le
fédérateur par excellence. Son histoire exemplaire donne ses chances à la cohabitation
fraternelle et pacifique entre les nations. Médiateur entre Dieu et son peuple, il est le
précurseur de Moïse et de Jésus de Nazareth. Les divers courants du monothéisme peuvent
aussi se reconnaître en lui, réconciliateur par excellence.
Avant de poursuivre notre analyse sur l’actualité de la réunion spirituelle de l’humanité,
arrêtons-nous sur la figure prophétique et charismatique de Moïse, médiateur de l’Alliance
scellée au Sinaï.

345
N’ayant aucune expérience concrète de contact sérieux avec l’islam, nous avons volontairement choisi
de ne pas mentionner l’apport éventuel de cette grande religion monothéiste à la réunion spirituelle de
l’humanité.

219
V.2.3. Moïse, figure prophétique de la réunion spirituelle d’Israël et référence
éthique de la réunion spirituelle de l’humanité.

Principal fondateur de la religion d’Israël, Moïse est un prophète de la réunion spirituelle


de l’humanité.
Initié au nom ineffable et mystérieux du Dieu d’Abraham, Moïse, serviteur modeste du
Créateur, est le médiateur entre le Dieu de l’exode et les esclaves fugitifs qu’il a su
organiser en un peuple au prix d’une patiente sollicitude. Meneur d’hommes, législateur,
fédérateur de tribus, il est le médiateur de l’Alliance de Dieu avec Israël. Sa vocation est
de réunir tous les peuples de la terre sous la conduite du joug salutaire de la Torah.
Né au milieu d’un peuple asservi et persécuté, Moïse dès sa naissance fut condamné à
mort par le pharaon régnant. Sauvé de la mort et adopté à la cour par une princesse
égyptienne, il reçoit une éducation qui le prépare à sa mission de libérateur d’Israël. Un
délit de fuite, à la suite d’un meurtre en Égypte, le conduit dans le désert de Madiân où il
est accueilli par Jéthro qui devient son beau-père. C’est en se reconvertissant dans
l’activité de pâtre des moutons de Jéthro, loin de la maison de servitude d’Égypte, que
Moïse fera la rencontre la plus décisive de sa vie. Sur les pentes du Sinaï, le spectacle
extraordinaire d’un buisson brûlant sans se consumer, attire son attention. C’est en voulant
explorer ce phénomène étrange que Moïse entend la voix du Dieu de ses ancêtres,
Abraham, Isaac et Jacob, qui lui ordonne de libérer son peuple de la maison de servitude.
Or l’histoire de la libération du peuple hébreu est celle de la première réunion spirituelle
de l’humanité.
Moïse a édifié la réunion spirituelle du peuple d’Israël grâce à son rapport avec le Dieu
Libérateur de l’exode. La Torah est l’épine dorsale de la réunion spirituelle d’Israël. Elle
inspire et guide la vie personnelle, familiale, sociale, économique, politique, cultuelle et
rituelle du peuple d’Israël. Elle en fait un peuple différent et saint qui incarne, dans le
concert des nations, la volonté de justice de son Dieu. L’Alliance de Dieu avec son peuple
oriente la destinée des Hébreux vers la pratique d’un monothéisme éthique dans d’une
terre progressivement conquise. Le peuple d’Israël sera conduit au cours de sa réunion
spirituelle par des serviteurs de Dieu, qui à l’exemple de Moïse éviteront sa désintégration.
L’un de ces serviteurs est David.

220
V.2.4. La dynastie davidique et l’influence du prophétisme dans la réunion
spirituelle de l’humanité.

David, serviteur de Dieu, a profondément marqué le Judaïsme. Fondateur de la lignée


messianique, il est le roi d’Israël par excellence. Son humilité et ses grandes qualités de
cœur et d’esprit ont affermi la royauté en Israël. Stratège et homme de paix, juste et
confiant dans le Dieu d’Israël, David unifia le pays et le dota d’une capitale, Jérusalem,
centre religieux du Nord et du pays de Juda.
Salomon, fils de David et de Bethsabée, continuera l’œuvre de son père en faisant d’Israël
une puissance économique. Renommé pour sa sagesse (1R3, 16-28), Salomon construira le
temple de Jérusalem et y centralisera le culte de Dieu. Maison du Dieu de l’Alliance, le
temple de Jérusalem est le sanctuaire national d’Israël. Détruit par les Babyloniens,
reconstruit au retour de l’exil, agrandi et restauré par Hérode le Grand, le temple sera
saccagé par les Romains en 70 après J-C.
Au temps de Salomon, le temple de Jérusalem a accueilli le développement d’une
littérature religieuse et sapientielle considérable et une organisation cultuelle sans
précédent. Des ombres ne tardèrent cependant pas à faire pâlir l’éclat lumineux du
royaume uni de Salomon. Le royaume que légua Salomon à Roboam ne résista pas à la
révolte du peuple las de l’oppression des administrateurs royaux.
Le royaume de Juda fidèle à la dynastie de David, et le royaume du Nord, eurent des
destins différents dans le contexte mouvant des influences égyptiennes et assyriennes. Ces
deux royaumes succombèrent lors de la prise de Jérusalem et de la destruction du temple.
Le royaume d’Israël perdra sa souveraineté en 722/721 avant J-C au profit des Assyriens
(2R 18, 17-19, 35), puis le royaume de Juda en 597 et en 587 avant J-C au profit des
Babyloniens (2R 24, 10-25, 21).
Des crises religieuses et nationales surviendront, qui entraîneront un approfondissement de
la foi d’Israël. Toutefois, Israël n’a pas disparu sous le choc de l’exil. Aidé par Cyrus et
Esdras, le peuple s’organisera de nouveau en Judée selon la loi de Moïse. L’hellénisme,
malgré la crise maccabéenne, touchera des pans entiers du Judaïsme spécialement celui de
la Diaspora. Les traités d’amitié et d’alliance avec Rome vont ensuite laisser place à
l’intervention de Pompée en 63 avant J-C. La Judée tout en gardant sa spécificité
religieuse perdra son autonomie politique en devenant une province gouvernée par des

221
préfets romains. La révolte des Juifs en 66 après J-C entraînera la répression romaine et la
destruction de Jérusalem en 70 après J-C.
Le Judaïsme survivra grâce au Talmud et à la volonté des Juifs de rester fidèles à la stricte
observance de la Torah. La foi d’Israël est centrée sur la transcendance du Dieu libérateur
de l’exode et maintenue grâce aux prophètes réunissant spirituellement Israël autour de la
Torah. Dieu de l’histoire et de l’existence éthique, le Dieu d’Israël parle par les prophètes
pour instruire son peuple sur ses obligations de justice et de soutien des handicapés de la
vie. Ce Dieu n’hésite pas à apostropher son peuple :

«  Ôtez de ma vue vos actions perverses  ! Cessez de faire le mal, apprenez à faire le
bien  ! Recherchez le droit, redressez le violent ! Faites droit à l’orphelin, plaidez pour la
veuve  !  » (Is 1, 16-17).
Les prophètes sont les vigiles de la réunion spirituelle d’Israël. Directeurs de conscience
des rois, fidèles à la pureté du monothéisme ou adversaires déclarés des rois compromis
dans des alliances impies, ils sont des visionnaires et des hommes d’action au service de la
Parole et de l’Alliance avec Dieu. Interprètes de la Loi mosaïque dans la variété des
situations psychologiques, sociales, religieuses, politiques et humaines, ils ont donné un
contenu éthique à la réunion spirituelle d’Israël. Critiques du ritualisme et du formalisme
religieux, ils sont des orateurs et des porte-paroles de la réunion spirituelle d’Israël. Ils
profèrent les menaces de catastrophes qui pèsent sur cette réunion. Mais au-delà de ces
menaces, ils voient aussi le salut que Dieu prépare pour son peuple éprouvé par le mal
physique et moral.
Le Dieu d’Israël n’explique pas le mal qui s’insinue dans la vie de son peuple avec la
maladie, la douleur physique, les guerres, les angoisses, les injustices, les dangers et la
mort. Partageant jusqu’au bout la souffrance et l’humiliation de son peuple, Dieu, par
l’intermédiaire des prophètes, lui adresse des messages d’espérance. Les oracles de salut,
de délivrance, de reconstruction et de consolation viennent le convaincre de la
disponibilité de son Dieu à lui ouvrir un avenir à la mesure de son ouverture à son projet
de vie et de bonté.
Les prophètes d’Israël assurent le peuple du secours de Dieu pour parcourir les différentes
étapes de sa vie. En se tournant vers Dieu, Israël est assuré de bénéficier gracieusement de
sa force. En inculquant au peuple le sens de la responsabilité et de la liberté, les prophètes
affranchissent Israël de la fatalité.

222
Porte-paroles du Dieu de l’Alliance contre toutes les formes de syncrétismes religieux et
de mésalliances politiques, les prophètes ont été des inconditionnels du projet divin de la
réunion spirituelle d’Israël. Fils « aîné de Dieu », Israël doit tout à Dieu : sa sortie de la
maison de servitude (Ex 20, 2), son retour de captivité, sa réinstallation en Palestine, sa
condition de peuple de Dieu, sa sécurité au milieu des nations, sa prospérité s’il s’engage à
la fidélité absolue, la promesse d’une Alliance inscrite dans le cœur de chaque Israélite
pieux et l’espérance d’une vie paradisiaque où le loup habitera avec l’agneau (Is 11, 1-10).
Le Dieu d’Israël, Dieu de sa réunion spirituelle, se conduit vis-à-vis de son peuple comme
un époux, bon, miséricordieux et patient qui ne révoque jamais le lien intime qui l’unit à
son peuple. Ni l’exil, ni la perte de la souveraineté territoriale, ni les épreuves de la
dispersion, ni les destructions du temple n’ont empêché l’amour fidèle de Dieu pour son
peuple. Les prophètes n’ont pu empêcher la destruction des royaumes d’Israël et de Juda.
Mais leur message a contribué à la survie du peuple. Mieux, les prophètes ont une
théologie de l’histoire qui annonce la réunion spirituelle de l’humanité.
Il importe de s’arrêter davantage sur ce dernier point, afin de mieux voir en quoi la
religion des prophètes d’Israël a aujourd’hui une pertinence dans la perspective de notre
étude.

V.2.5. La théologie biblique des prophètes d’Israël et la réunion spirituelle de


l’humanité.

Pour les prophètes, le Dieu d’Israël est l’unique Dieu de l’univers. Dieu vivant, Il a fait le
don au peuple de sa présence et de sa Parole pour engager sa responsabilité historique.
Dieu caché, Il se montre au cours des événements fondateurs de son Alliance et s’engage à
franchir la distance incommensurable qui le sépare de son peuple. L’initiative libre de
Dieu de se rapprocher par amour de son peuple est motivée par son souci permanent de
s’engager dans l’histoire. Tout proche de son peuple, le Dieu d’Israël se sent concerné par
tous les événements survenant dans l’univers. Veillant sur ses créatures, Il renouvelle au
quotidien son œuvre créatrice du commencement. C’est par la Torah que Dieu a révélé
comment l’humanité pouvait se rapprocher de son Créateur. La Torah offerte par Dieu à
son peuple est le chemin tracé à l’humanité pour se reconnaître en Lui.
Style de vie coïncidant avec le sens de l’existence, la Torah est la révélation des voies de
Dieu au cœur de l’histoire humaine. Les prophètes, par la Torah, communiquent au peuple

223
le dessein de Dieu sur les hommes en dénonçant les situations particulières qui
déshumanisent Israël. En s’adressant au peuple et en s’intégrant à sa destinée, les
prophètes l’aident à retrouver la foi en son Dieu et à observer sa Loi. Interprètes de cette
Loi dans l’actualité de son observance, les prophètes sont les gardiens de l’Alliance.
Messagers d’une observance intérieure de la Loi de l’Alliance, ils ne cessent de rappeler à
l’humanité que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de
la bouche de Dieu  » (Mt 4, 4).
Les prophètes d’Israël sont les porteurs, les transmetteurs et les interprètes de la Parole de
Dieu, transcendant tout langage humain. Inspirés par l’Esprit, ils ont compris l’histoire de
leur milieu à la lumière de la Torah. En dégageant le sens de l’histoire pour leurs
contemporains, ils ont contribué au discernement de la finalité des actions.
Ainsi donc dans les circonstances concrètes de la communauté de foi d’Israël, les
prophètes ont eu la conviction que Dieu, tout en respectant la liberté des fils d’Israël, a
parlé et agi en partenaire au cours des événements qui ont façonné l’histoire du peuple.
Leur conviction est que Dieu parle à toute l’humanité au travers d’événements, de
personnes et des situations historiques propres à Israël. Au-delà d’un événement particulier
comme l’exode ou d’une personne comme David, Dieu adresse un message à toute
l’humanité. Ce message est accessible à l’expérience de la foi qui accueille la Parole
éternelle de Dieu.
Dieu entre dans l’histoire d’Israël pour dispenser la lumière de sa connaissance à toute
l’humanité. Dans le récit des événements du salut d’Israël, Dieu est présent par l’Esprit
dans l’humanité pour l’inviter à s’unir à Lui. Cette présence de Dieu dans l’histoire rend
possible la réunion spirituelle de l’humanité. Par l’expérience et la connaissance de la foi,
tout membre de l’humanité est la demeure de Dieu. Le Dieu d’Israël, par son partenariat
libre avec son peuple, coexiste en tous les temps, présent par sa Parole, lue, interprétée et
accueillie dans la foi. C’est par sa Parole que le Dieu d’Israël est présent dans l’humanité
pour la réunir par son Esprit. Disponible pour chaque temps, pour chaque culture et pour
chaque membre de l’humanité, la Parole de Dieu, qui dépasse les limites du Judaïsme
biblique et talmudique, est livrée à toute l’histoire humaine afin que chaque génération
s’en nourrisse et en dégage le sens.
La Parole de Dieu en Israël dans sa littéralité a un sens spécifique pour l’époque où elle fut
adressée. Cette Parole, accueillie dans l’expérience et la connaissance de la foi a, comme
l’a si bien montré Henri de Lubac, un sens spirituel qui déborde le cadre d’Israël. Liée à la

224
Torah, la Parole de Dieu oriente l’action de tout membre de l’humanité dans la
compréhension de son devoir de solidarité et de communion avec Dieu dans l’Alliance. En
pénétrant dans l’existence des hommes, elle a une force de germination mystérieuse apte à
conduire l’humanité vers sa réunion par l’Esprit. Appel à la réunion spirituelle de
l’humanité, elle est la manière dont Dieu sort de son éternité pour marcher à la tête de son
peuple. Cette manière est relatée par l’Écriture. En agissant dans l’histoire, le Dieu d’Israël
révèle son aspiration vers la réunion spirituelle de l’humanité. Or, au regard de la foi
chrétienne, cette interprétation spirituelle est fondamentalement ouverte par l’événement
du Christ. En se disant dans l’histoire, le Dieu d’Israël se révèle de façon incomparable à
travers le mystère de Jésus-Christ, Dei Verbum.
Nous sommes dès lors conviés à une nouvelle étape de notre parcours : en quoi l’Esprit
Saint, émergeant dans l’histoire à travers Dieu qui se dit en un Homme, Jésus de Nazareth,
donne–t–il un sens spirituel à tous les événements relatés par la Bible hébraïque et dans le
monde ? Et en quoi le changement sans précédent opéré dans l’histoire humaine à l’âge de
la mondialisation est–il une chance et un risque pour la foi en la Révélation trinitaire au
seuil du XXIe siècle ?

V.3. L’expérience spirituelle d’Israël à la lumière de la Révélation


trinitaire.

V.3.1. Sens et Valeur de l’échange des cultures et des religions à l’âge de la


mondialisation.

Pour réfléchir à frais nouveaux sur la foi en la révélation trinitaire à l’âge de la


mondialisation, il est essentiel, avons–nous dit, que soit réhabilitée la dimension humaine
et historique de la vie du révélateur par excellence : Jésus de Nazareth. Or dans la foi en la
révélation trinitaire, Jésus est le révélateur du Père de l’humanité, dont l’Esprit encourage
les membres à sortir d’eux-mêmes pour échanger au-delà des limites de leurs cultures et de
leurs religions. L’échange est ce lieu de sortie complète de soi-même pour accepter les
autres dans leur altérité. Or cet échange n’est–il pas favorisé par la mondialisation ?
Certes, il faut être conscient du fait que, entendue et pratiquée d’une certaine manière, elle
risque d’engendrer de nouvelles formes d’inégalités et de discriminations. Mais les dérives
du phénomène ne doivent pas conduire à méconnaître les atouts et les chances dont il est

225
porteur. De fait, l’ère de la mondialisation favorise les échanges culturels. La libre
circulation des biens culturels, des informations et des personnes facilite cet échange vital
et cet enrichissement humain. Phénomène d’osmose culturelle, la mondialisation, en
diffusant par les médias les valeurs et les attitudes des industries humaines, contribue à
créer un même espace de communication, d’échanges et de partage. Grâce à ce nouvel
espace, les croyances et les conduites rituelles et éthiques sont plus accessibles .
Les membres de l’humanité, dans l’ère de la mondialisation, manifestent plus d’ouverture
aux croyances religieuses. Celles-ci leur apportent des repères pour agir ou pour essayer de
répondre à leurs questions existentielles. Ainsi les communautés religieuses, dans leurs
expressions symboliques, vont-elles à la rencontre de nos contemporains angoissés ou
déstabilisés pour proposer une réponse à leurs questions existentielles lors des moments
cruciaux de leur vie sociale. Ainsi peut-on parler d’un rayonnement spirituel de
l’information religieuse à l’âge de la mondialisation. Cette information contribue à la
structuration personnelle et communautaire des membres de l’humanité. Elle renforce le
caractère universel du fait religieux. En favorisant l’échange entre les cultures, les
religions sont des facteurs de réunion spirituelle de l’humanité. Grâce à elles, les membres
de l’humanité peuvent espérer un nouvel ordre mondial qui tienne compte de toutes les
réalités et donne une vraie signification à la vie vécue ensemble à l’échelle de la planète.
Ces religions, en façonnant les mentalités, les attitudes communautaires et les styles de
vie, sont des enjeux vitaux pour la réunion spirituelle de l’humanité. Participant aux
caractéristiques de toutes les communautés humaines, elles sont des réalités historiques
créatrices de cultures. Face à l’émergence de la nouvelle culture de la mondialisation, ne
peut-on pas mettre les religions historiques et institutionnelles au service de la paix et de la
justice universelles ? Les religions ne peuvent-elles pas aujourd’hui contribuer à la
solidarité humaine ? Ne peut-on espérer un humanisme de la mondialisation fondé sur la
transformation des cultures par les religions historiques et instituées ? Arrêtons – nous
davantage sur ces mutations culturelles et sur le rôle de ces religions, avant de préciser la
portée spirituelle de l’expérience d’Israël.

V.3.2. La nouveauté des mutations culturelles et le rôle nouveau des religions


dans le contexte de la mondialisation.

226
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, tous les peuples de la terre sont en
même temps engagés dans un processus rapide de mutations culturelles. Nous assistons à
un bouleversement des valeurs et des institutions qui assuraient la cohérence des peuples.
L’humanité s’interroge sur son identité culturelle face aux acquis technologiques et
scientifiques. Tous les peuples de la terre touchés par des changements techniques
importants et rapides ont renouvelé leur analyse culturelle pour s’inscrire dans le courant
de la globalisation. Les nations ne peuvent plus défendre leur souveraineté pour résoudre
par elles-mêmes des problèmes dont la solution exige le concours et la collaboration de
toutes les forces vives de l’humanité. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut : qui
peut aujourd’hui résoudre seul les problèmes de l’alimentation, de la faim, des autres
formes de pénuries, de l’eau potable pour tous, de la protection de la biosphère et de
l’exploitation des énergies disponibles ? Qui peut seul garantir la paix dans le monde sans
s’associer aux initiatives de lutte contre la course aux armements, le sous-développement,
le terrorisme, la drogue et la dégradation des termes de l’échange ?
Tous les problèmes de société ont aujourd’hui un caractère mondial. Le progrès social, le
plein emploi, les problèmes monétaires, le commerce international, l’industrialisation et le
respect des droits de l’homme dépendent du système économique international. Aussi
toutes les sociétés s’orientent-elles vers la solidarité universelle. La recherche du bien
commun universel est devenue l’objectif de toute politique mondiale digne de ce nom. En
vivant dans la dynamique de l’interdépendance, l’humanité tend à devenir une famille
unique et responsable. Chaque personne et chaque communauté humaine est appelée dans
ce contexte à promouvoir une culture de la solidarité en évitant l’isolement et la
marginalité. Cette nouvelle culture de participation aux biens culturels est l’une des
caractéristiques de la mondialisation. Or les religions de l’humanité entrent dans cette
catégorie des biens culturels. Tout ce qui dans une religion humanise et crée des liens de
solidarité peut être librement assimilé par chaque membre de l’humanité. Dans le cadre de
la mondialisation, l’expérience religieuse de tous les âges peut être mise à la disposition
des hommes pour leur enrichissement personnel et communautaire. C’est en échangeant
leurs expériences religieuses dans un esprit de partage que les croyants peuvent diffuser et
universaliser les grandes intuitions spirituelles de l’humanité.
Les expériences religieuses mises davantage à la portée de tous, ont plus de chances de
féconder des cultures particulières. Les religions en se mettant à la portée de tous peuvent
ainsi susciter des aspirations susceptibles de prendre une dimension mondiale. Transmises,

227
les expériences religieuses de l’humanité peuvent se transformer en un bien approprié
selon le caractère, les circonstances et le génie propre de chaque membre de l’humanité.
Ainsi se dessine le rôle nouveau des religions : créer de nouvelles relations de solidarité
entre les membres de l’humanité qu’elles réunissent sur la base symbolique de leurs
expériences qui ne peuvent s’universaliser qu’en se diffusant pour le bénéfice de tous.
Lieux de passage, les religions aident les membres de l’humanité à se retrouver dans les
symboliques de structuration personnelle et communautaire. Intervenant aux moments
cruciaux de l’existence humaine (naissance, puberté, mariage, crises de l’âge adulte,
accompagnement en fin de vie...), l’expérience religieuse est une expérience d’intégration
personnelle et communautaire.
Suivre et pratiquer une religion exprime une volonté de faire face au mal inexplicable et
aux souffrances inhérentes à la condition sociale et économique de l’humanité. La religion
est une utopie fondée sur une promesse de libération qui s’inspire d’expériences de
délivrance issues de traditions ou de pratiques que la mémoire perpétue.
Dans le contexte de la mondialisation, les religions sont des langages qui évoquent une
humanisation donnant des repères d’action dans une communauté de foi et d’espérance.
Grâce à la mondialisation, nous disposons d’une information fiable et vérifiable sur les
religions, avec leurs langages descriptifs, narratifs, symboliques et rituels qui aident
l’humanité à communiquer dans la liberté. C’est dans l’interprétation discursive de ces
langages divers que les membres de l’humanité peuvent trouver la communauté nouvelle
où il fera bon vivre avec tous. Les religions, dans la pluralité de leurs langages, ne visent
que la qualité de vie entre les membres de l’humanité, réconciliés et libérés de leurs
limites. Partenaires de la réunion spirituelle de l’humanité, les religions par leur sagesse et
leur éthique rendent possibles les rencontres des hommes et des femmes motivés par la
construction d’une famille humaine solidaire.
Dans cet essai, nous voudrions confronter la révélation trinitaire avec la réalité spécifique
de l’Israël historique. Ce faisant, nous voulons affirmer l’originalité du projet salutaire de
la communauté chrétienne. En mettant en relation les deux communautés de foi, notre
intention est de préciser comment la réunion spirituelle de l’humanité peut être
l’aboutissement de l’alliance de Dieu avec l’humanité.

V.3.3. La communauté de foi d’Israël et la communauté pacifique des peuples.

228
Comme on l’a rappelé plus haut, Israël s’est perçu comme le peuple de Dieu. Son
expérience est que Dieu est intervenu de façon personnelle, libre, bienveillante et
libératrice pour le constituer. Peuple élu de Dieu, Israël est séparé des autres nations pour
appartenir de manière personnelle à son Dieu. Identifié à son Dieu, Israël est lié à Lui par
une alliance (Ex 24, 1-11). Redisons–le encore : ce qui caractérise l’Israélite, c’est sa
conviction de foi que Dieu l’a choisi au-delà de l’hérédité et de l’identification culturelle
pour qu’il s’intègre de manière personnelle et sociale à son peuple.
«  Pour vous Je serai Dieu, et pour moi, vous serez le peuple » (Lv 26, 12).

Entre Dieu et son peuple commence une histoire du salut marquée par les événements où
Dieu se révèle par ses interventions gracieuses.
Par son expérience historique, Israël a pu se rendre compte que son Dieu est le Seigneur
qui gouverne la destinée de tous les peuples qu’Il conduit selon sa sagesse impénétrable.
Maître de l’histoire, le Dieu d’Israël est l’Unique que l’on doit aimer de tout son cœur, de
tout son être, de toute sa force (Dt 6, 4). Ce Dieu charge Israël d’annoncer sa royauté
universelle à toutes les nations. En devenant « la lumière des Nations », Israël fait
participer les autres peuples à son statut privilégié de peuple choisi. Ainsi le Dieu d’Israël
se manifeste aux autres peuples par l’extraordinaire aventure terrestre de son peuple, un
peuple réuni par son rapport avec Dieu. Ni une terre commune, ni un patrimoine commun,
ni une allégeance à un pouvoir politique, n’est à l’origine de ce peuple. Seul un Dieu
commun, le Dieu d’Israël, réunit des hommes et des femmes ayant une mémoire collective
de leurs souffrances et de la maison d’esclaves d’Égypte en sorte qu’ils se constituent en
un peuple d’hommes et de femmes libres pour son service exclusif.
Le Dieu d’Israël prend le parti des opprimés en intervenant comme le Maître de l’histoire
et met un terme à toutes les formes de violences et d’exploitations de l’homme par
l’homme. Lié à la destinée de son peuple, le Dieu des patriarches l’élève au rang de
partenaire capable de répondre à son amour. L’auteur du Deutéronome ne dit-il pas : 

«  Car tu es un peuple consacré à l’Éternel, ton Dieu  ; Il t’a choisi, l’Éternel ton Dieu,
pour Lui être un peuple approprié, d’entre tous les peuples qui sont sur la face de la terre.
Ce n’est pas à cause de votre nombre, parmi tous les peuples, que Dieu vous a désirés et
vous a choisis, car vous êtes les moins nombreux de tous les peuples. Mais c’est parce que
Dieu vous aime, et qu’Il observe le serment fait à vos ancêtres, qu’Il vous a fait sortir
d’Égypte avec une main puissante... Tu observeras donc la loi, les préceptes et les règles
que Je t’ordonne aujourd’hui et les pratiqueras  » (Dt 7, 6-11).

229
Ainsi Israël est lié à son Dieu par une alliance selon laquelle il promet d’être juste pour
avoir part aux promesses de Dieu. En s’obligeant par rapport à Dieu, Israël est assuré
d’être le reflet du Dieu juste et saint au milieu des nations. Bénéficiant de la sollicitude de
Dieu, Israël est tenu d’honorer l’Alliance. Ainsi la première réunion spirituelle de
l’humanité a donné naissance à un peuple qui passe de l’oppression à la liberté grâce à son
Dieu. Le séjour du peuple de Dieu dans le désert est le temps de l’apprentissage de la
liberté à l’école de Dieu qui veut pour tous les hommes une société harmonieuse et libre.
En entrant dans l’histoire des nations par la possession d’une terre, le peuple d’Israël,
après l’âpre conquête militaire de Canaan, affronte les difficultés d’une nation parmi les
autres nations. Souvent menacé de désintégration nationale et morale, Israël a réussi à
sauvegarder sa spécificité religieuse en s’adaptant aux signes des temps. L’un de ces
signes fut, on l’a dit, son adoption du système monarchique. Les rois David et Salomon
furent des élus de Dieu qui apportèrent au peuple d’Israël des structures plus adaptées aux
défis de l’histoire. Mais la période royale d’Israël, en traversant les vicissitudes de
l’histoire, aboutit cependant à un échec dramatique sur le plan politique. Le peuple
d’Israël connut alors des tribulations, des menaces d’assujettissements et des calamités
funestes. Mais à chaque phase de son malheur, Israël s’oblige à un retour sur son
expérience historique pour en tirer la leçon de son Dieu. En s’abaissant pour écouter Dieu,
le peuple d’Israël reconnaît son inconstance à mettre en pratique sa part d’obligations par
rapport à l’alliance avec Dieu. Ouvert à l’interpellation des prophètes, le peuple d’Israël se
reformera au gré des actions annoncées par son Dieu. La révélation prophétique, en
s’insérant dans la réalité sociale d’Israël avec des messages et des actions symboliques
provocantes, orientera l’avenir du peuple vers son salut. Ce salut est lié à la liberté et à la
responsabilité d’Israël. Maître ultime de l’histoire, Dieu confie aux prophètes le soin de
constater les dysfonctionnements de la communauté : ritualisme, injustice, infidélité au
monothéisme, orgueil des nantis, abandon de la voie de Dieu et méconnaissance des
desseins impénétrables de Dieu dans des situations historiques particulières. Le peuple
d’Israël se réformera dans la mesure où il accueillera cette protestation prophétique et
l’exigence de conversion qui lui est liée.
Le Dieu d’Israël finalement mène son peuple et les autres nations vers la réconciliation
universelle dans un cosmos restauré par sa présence (Is 11, 1-9). Il a en vue la
communauté pacifique des peuples décrite de façon merveilleuse par le prophète Isaïe :

230
«  Il arrivera dans la suite des temps que la montagne de la maison de Yahvé
sera établie en tête des montagnes et s’élèvera au-dessus des collines.
Alors toutes les nations afflueront vers elle,
alors viendront des peuples nombreux qui diront  :
"Venez, montons à la montagne de Yahvé, à la maison du Dieu de Jacob,
qu’Il nous enseigne ses voies et que nous suivions ses sentiers. "
Car de Sion vient la loi et de Jérusalem la parole de Yahvé.
Il jugera entre les nations, Il sera l’arbitre de peuples nombreux.
Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes.
On ne lèvera plus l’épée nation contre nation,
On n’apprendra plus à faire la guerre.
Maison de Jacob, allons, marchons à la lumière de Yahvé. » (Is 2, 2-5)

Cette vision de la communauté pacifique des peuples de la fin des temps indique
Jérusalem comme lieu de leur rendez-vous. Lieu de la connaissance du Dieu d’Israël,
Jérusalem, cité de la paix, sera le lieu du renouvellement de l’alliance de Dieu et son
peuple réconcilié avec toutes les nations désarmées de la terre.
Nous avons vu comment l’Esprit donne un sens spirituel à l’expérience relatée dans le
premier Testament, dans la perspective même de la réunion spirituelle de l’humanité à
l’âge de la mondialisation. Mais cela, nous l’avons dit, n’est possible selon la foi
chrétienne que grâce à l’événement du Christ, réconciliateur et restaurateur de l’unité de la
communauté humaine.

V.4. Le Christ Réconciliateur et Restaurateur de l’unité de la


communauté humaine à l’âge de la mondialisation.

Dieu est la Vie et la Lumière en expansion perpétuelle dans les zones d’ombres de la
création. Pour faire passer l’humanité de l’ombre à la lumière, le Fils engendré d’en haut,
devenu Homme, « Lumière née de la Lumière », est venu parmi les hommes pour
demeurer avec eux sans cesser d’être ce qu’il était au commencement. Jésus crucifié et
exalté a exprimé l’amour du Père en son existence portée par le souffle de l’Esprit
réconciliateur et restaurateur de l’unité de la communauté humaine.
En Jésus crucifié et exalté, expression humaine de l’amour du Père, tout homme est appelé
à la plénitude de la Vie par la communion avec le Père et avec ses semblables. En effet, en
Jésus, les membres de l’humanité qui l’accueillent dans la foi reçoivent le pouvoir de
devenir enfants de la Vie et d’être engendrés à nouveau. C’est cet engendrement qui fait
remonter chaque membre de l’humanité vers le Christ vivant en qui il vit. En devenant uni

231
avec le Christ vivant, chaque membre de l’humanité est né à la Vie pour participer à
l’Esprit du Père et du Fils. Cette union de chaque membre de l’humanité avec le Père, le
Fils et l’Esprit l’ouvre à autrui dans l’extase et la communion.
Chaque membre de l’humanité, engendré à nouveau par le Christ vivant, est en relation
authentique avec autrui et avec l’univers transfiguré par la réunion spirituelle de
l’humanité. Jésus est le réconciliateur en qui le monde et l’humanité se trouvent réunis par
l’Esprit pour la communion avec le Père, auto-engendrement absolu de la Vie. Le Père,
source de toute vie, «  Père de tous, qui est au-dessus de tous, agit en tous et est en tous  »
(Ep 4, 6), est la Vie par excellence qui engendre tous les autres vivants. Premier
mouvement de la vie que rien ne précède, le Père engendre en Lui éternellement le Fils,
aussi ancien que le Père le Verbe, qui est avec le Père depuis l’éternité et qui, en se faisant
homme en Jésus crucifié et exalté, fonde et féconde le temps humain.
Jésus de Nazareth a révélé la Parole éternelle et l’action du Père réunissant par l’Esprit
l’humanité. En effet « Nul n’a jamais vu Dieu  ; le Fils unique qui est tourné vers le sein
du Père, Lui, l’a fait connaître » (Jn 1, 18). Ainsi la révélation de Dieu par le Fils est la
Lumière qui éclaire tout homme sur sa condition d’enfant de la Vie et qui transcende toute
génération humaine. Le salut de l’humanité est cette révélation de Dieu par le Fils
consubstantiel et égal au Père. C’est en Jésus, Homme accompli selon le dessein de Dieu,
«  Lui qui ne fut engendré ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme,
mais de Dieu  » (Jn 1, 13)346, que doit être compris tout homme.
L’homme que révèle le Fils n’est pas seulement un être du monde, doué d’un langage
articulé et capable d’ouverture à l’univers, éprouvé dans ses sensations et ses perceptions
imaginatives et conceptuelles. Il est aussi le Fils de la Vie en tant que Fils de Dieu. Cet
homme radicalement nouveau est appelé à la réunion spirituelle de l’humanité. Créé dans
le Christ et cohéritier du Christ, l’homme nouveau, appelé à la réunion spirituelle de
l’humanité, n’accède à sa plénitude qu’en passant par le Christ, le Bon Pasteur de
l’humanité. « Je suis la porte, si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé... » (Jn 10, 9).
Pour assurer son salut, l’homme nouveau, qui s’éprouve dans le Christ vivant sans jamais
être la source de la vie absolue puisqu’il la reçoit, doit devenir fils dans le Fils. En effet,
«  tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont Fils de Dieu  » (Rm 8, 14).
La condition de fils de Dieu est assimilée à une nouvelle naissance : «  Quiconque aime est
né de Dieu  » (1 Jn 4,7). Cet amour est la reconnaissance de la venue en soi de Dieu par le
346
Si du moins l’on retient la leçon « fut engendré » au singulier ; on sait toutefois que l’ensemble des
manuscrits grecs emploient ici le pluriel : il s’agit alors des croyants.

232
Christ. « Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu  » (1 Jn 5, 1) et
«  Quiconque accomplit la justice est né de Dieu  » (1 Jn 2, 29).
Le salut est la seconde naissance et l’entrée dans la vie nouvelle par le passage de l’ombre
à la lumière.

«  En vérité, en vérité, Je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer
dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est
esprit. Ne t’étonne pas, si Je t’ai dit  : il vous faut naître d’en haut. Le vent souffle où il
veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de
quiconque est né de l’Esprit  » (Jn 3, 5-8).

Le salut est la renaissance spirituelle par laquelle tout homme est invité par le Christ,
comme Nicodème, à aller à la source de la Vie qui est Dieu. En Jésus crucifié et exalté,
tout homme est rencontré et engendré d’en haut. Face à Jésus, tout homme est appelé à se
déterminer face à la Vie nouvelle à recevoir. Dieu, qui a pris l’initiative de la réunion
spirituelle de l’humanité, fait surgir la Vie au cœur des détresses mortelles. Dieu de
délivrance, Il a fait surgir le peuple émergeant des eaux d’Égypte. Il est, en Jésus, Celui
qui fait corps avec le peuple renaissant d’en haut pour faire aboutir la réunion
spirituelle de l’humanité.
Mais comment comprendre l’initiative divine de réconciliation et de restauration de l’unité
de la communauté humaine en Jésus–Christ comme auto–révélation de Dieu, dans le cadre
même de notre problématique de la réunion spirituelle de l’humanité ? Rappelons d’abord
que le projet de réunion spirituelle est né à Pâques. La foi des disciples en la résurrection
de Jésus crucifié inscrivait dans l’histoire des hommes la nouveauté d’un projet de
rassemblement, de réconciliation et de restauration de l’unité de la communauté humaine.
Tout en étant une pierre d’achoppement pour l’intelligence humaine, le message pascal
confirmait l’espérance des disciples de Jésus dans la Vie en Dieu et avec Dieu.
Le Christ a été reconnu par des témoins dont la vie a été bouleversée par la mission de
bâtir une Église , origine de la réunion spirituelle de l’humanité. Cette réunion en Jésus-
Christ vivant dans son Église est la confirmation, de ce qu’Il a tendu la main à tous ses
disciples afin qu’ils le rejoignent au-delà des abîmes de la mort. Elle est une victoire sur la
séparation radicale et un retour vers la communion et la joie du partage dans la rencontre.
Elle est le témoignage de la coopération entre les membres de l’humanité qui ont été
rencontrés par le Christ vivant dans son Église pour instaurer le règne d’amour dans un
univers transfiguré.

233
Le Christ vivant, rencontré par chaque membre de l’humanité dans l’Eglise, intègre Celui
qui est engendré d’en haut en son Corps de gloire. Le Christ vivant est réconciliateur dans
la mesure où Il acquiert, au-delà du temps et de l’espace, la capacité de communiquer avec
tous les hommes, de tous les temps et de toutes les latitudes. Tous ensemble, ils sont réunis
par l’Esprit et forment le corps du Christ. La réunion spirituelle de l’humanité caractérise
l’existence humaine référée au Verbe de Dieu. Ce Verbe, par qui « tout fut » dès le
commencement du monde, est le même qui a illuminé Israël et le même qui est présent en
tout homme appelé à être rencontré lorsque l’Éternel s’inscrit dans le temps des hommes.
En s’impliquant dans le monde, le Verbe est devenu la présence de Dieu ouvrant le
chemin de foi qui conduit à la réunion spirituelle de l’humanité. Dans le Verbe reconnu
comme Fils de Dieu, l’humanité a accès à la Vie de Dieu. Cette vie de Dieu est
communiquée par l’Esprit Saint dans l’Eglise qui, en s’implantant dans le monde entier,
dirige les hommes vers cette lumière salutaire et unique. Cela advient justement par la
médiation de Jésus, comme le dit Claude Geffré :

«  Jésus est bien l’icône du Dieu vivant à un titre unique et nous ne devons pas attendre
d’autre Médiateur.  »347

Cependant, à l’âge du pluralisme religieux, des théologiens catholiques, comme Claude


Geffré lui-même, estiment que le rayonnement du Verbe éternel, dans sa particularité
historique, ne coïncide pas avec l’histoire religieuse de l’humanité. En dehors de la sphère
de l’Eglise du Christ se développent en effet d’autres manifestations de Dieu participant au
salut du Verbe éternel.
De même, Edward Schillebeeckx, en reconnaissant que l’auto-révélation de Dieu en Jésus-
Christ place le Verbe dans la contingence d’une vie humaine, est plus sensible aux limites
historiques de ce don de Dieu à tous les hommes. Ainsi affirme-t-il que des hommes
peuvent rencontrer Dieu de manière authentique dans les autres religions du monde.
«  Jésus est une manifestation, il est vrai « unique », mais néanmoins « contingente  »,
c’est-à-dire historique et donc limitée, du don du salut venant de Dieu à tous les
hommes.  »348

347
Claude Geffré, « La singularité du christianisme à l’âge de la mondialisation », dans J. Doré et Ch.
Theobald (éd.), Penser la foi. Recherches en théologie aujourd’hui, pp. 351-369 (pp. 365-366) ; « Paul
Tillich et l’avenir de l’œcuménisme interreligieux  », pp. 3-22 ; « La place des religions dans le plan du
salut » dans «La mission à la rencontre des religions », pp. 78-97.
348
Edward Schillebeeckx, L’histoire des hommes, récit de Dieu, pp. 254-255 .

234
Pour le chrétien, le Christ vivant est le centre de l’histoire du salut, mais cet auteur pense
qu’il n’épuise pas la question de Dieu. En raison de l’existence contingente de la
révélation, il ne représente pas toutes les richesses de Dieu. Aussi ne peut-on nommer
absolue la particularité de la révélation chrétienne, car elle n’a pas de monopole religieux.
À côté de la foi chrétienne, Dieu se laisse rencontrer dans d’autres religions aussi
estimables que le christianisme historique. Aussi E. Scchillebeeckx rejoint-il Christian
Duquoc qui se refuse lui aussi à attribuer un caractère absolu à la particularité historique
de la révélation de Dieu en Jésus-Christ :

«  En se révélant en Jésus, Dieu n’absolutisa pas une particularité  ; Il signifie au


contraire qu’aucune particularité historique n’est absolue, et qu’en vertu de cette
relativité Dieu peut être rejoint dans notre histoire réelle... Ainsi la particularité
originaire du christianisme exige de laisser subsister les différences, et non les abolir
comme si la manifestation de Dieu en Jésus clôturait l’histoire "religieuse".  »349

Ainsi l’histoire religieuse de l’humanité reste l’histoire du salut dont le point culminant est
l’avènement du Christ, sacrement universel qui reconnaît les indices de salut dans d’autres
religions animées de l’intérieur par l’Esprit du Père et du Fils. Jacques Dupuis reprend
cette perspective dans le cadre de la théologie des religions :

«  Dire que Jésus-Christ est la "face humaine de Dieu" signifie qu’en Lui Dieu devient
Dieu pour les hommes de manière pleinement humaine. A la lumière de ce "dévoilement"
du Dieu invisible dans la face humaine de Jésus, la foi chrétienne est à même d’apprécier
d’autant plus positivement les avances personnelles de Dieu aux hommes et aux femmes,
dont témoignent, selon leur propre foi, les traditions religieuses auxquelles ils
appartiennent. » 350

Dans la ligne de ce que pensent ces théologiens, nous pouvons dire que la réunion
spirituelle de l’humanité, pour s’inscrire dans l’histoire, doit elle-même tenir compte des
cultures et des traditions religieuses de l’humanité. Elle doit aussi, qui plus est, prendre en
considération l’expérience inédite de la mondialisation qui est l’horizon interculturel de la
réunion spirituelle de l’humanité.
En étudiant à nouveau la christologie dans le contexte du pluralisme religieux, nous nous
posons trois questions fondamentales :

349
Christian Duquoc, Dieu différent, Paris, Éd. du Cerf, 1977, p. 143.
350
Jacques Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, les Éditions du Cerf. Paris ,
1997, p. 456.

235
-0 Quelle est la pertinence de la figure du Christ, réconciliateur et restaurateur de l’unité
de la communauté humaine, à l’ère de la mondialisation et du pluralisme
religieux ?
-1 Quelle est la spiritualité qui se dégage de cette figure à l’échelle de la planète ?
-2 Comment parle-t-elle aux croyants en Afrique au sud du Sahara ?
Telles sont les trois questions fondamentales qui vont accompagner notre recherche sur
l’actualité de la pertinence de la réunion spirituelle de l’humanité en Jésus Crucifié et
exalté, présent dans l’expérience croyante de l’Eglise en notre âge de mondialisation et
de pluralisme religieux. Arrêtons–nous d’abord sur les deux premières avant d’en
venir à une vision africaine de la réunion spirituelle de l’humanité.

V.5. La pertinence de la figure du Christ réconciliateur et


restaurateur de l’unité de la communauté humaine à l’âge de la
mondialisation et du pluralisme religieux.

Nous ne chercherons pas à recréer une figure du Christ selon ces thèmes de
mondialisation et de pluralisme religieux. Nous ne voulons pas non plus récupérer
cette figure pour la mettre au service de ces thèmes. Nous voudrions seulement essayer
de la comprendre dans son irréductible singularité qui a suscité tant d’opinions
diverses. Notre approche sera axée sur la foi : une foi qui perçoit, dans la vie de Jésus
présent dans le témoignage de ses disciples, la volonté de Dieu de réunir l’humanité
par son Esprit.
Pour étudier la figure de Jésus-Christ, réconciliateur et restaurateur de la communauté
humaine, nous relirons les évangiles et le récit de l’expérience des disciples
transmettant leur foi à partir de leur théologie. Qu’aurait fait le Christ, s’il vivait à
notre âge de mondialisation et de pluralisme religieux ?
Cet âge est souvent caractérisé par l’indifférence au christianisme, l’éclipse de Dieu, le
souci de soi, le stress, le succès des sagesses ésotériques orientales, le triomphe de
l’émancipation technique, économique, sociale et politique permettant à l’individu
d’émerger comme sujet autonome jaloux de ses droits et n’ayant plus le sens de ses
limites ni celui des autres. Porté par un environnement marqué par les progrès
scientifiques et technologiques, l’âge de la mondialisation offre des possibilités
indéfinies de maîtrise des problèmes humains réduits à leurs aspects économiques.

236
Qu’aurait annoncé le Christ à un monde qui est parfois tenté de se suffire à lui-même
et de compter exclusivement sur ses experts pour évaluer les problèmes humains en
termes techniques ? Le Christ peut-il aujourd’hui annoncer la proximité du royaume de
Dieu à nos contemporains ? Peut-il leur demander de changer de vie ? Et pourquoi
changeraient-ils de vie ?
Jésus fut en son temps un prophète d’espérance. Il espérait la venue imminente de
Dieu dans l’histoire humaine et n’enseignait pas une manière particulière de penser ou
de croire. Les évangiles témoignent d’un homme qui était ouvert à tous et respectueux
de chacun :

«  Il ne dit pas  : cette femme est volage, légère, sotte, elle est marquée par l’atavisme
moral et religieux de son milieu, ce n’est qu’une femme. Il lui demande un verre d’eau
et Il engage la conversation. Il ne dit pas : voilà une pécheresse publique, une
prostituée à tout jamais enlisée dans son vice. Il dit  : elle a plus de chance pour le
royaume de Dieu que ceux qui tiennent à leur richesse ou se drapent dans leur vertu et
leur savoir. Il ne dit pas  : celle-ci n’est qu’une adultère. Il dit  : Je ne te condamne
pas. Va et ne pèche plus. Il ne dit pas  : celle-là qui cherche à toucher mon manteau
n’est qu’une hystérique. Il écoute, lui parle et la guérit. Il ne dit pas  : cette vieille qui
met son obole dans le tronc pour les œuvres du temple est une superstitieuse. Il dit
qu’elle est extraordinaire et qu’on ferait bien d’imiter son désintéressement.  »351

Jésus croyait en la capacité de tout homme d’être transfiguré par l’espérance. Aussi
n’enfermait-il personne dans un jugement qui aurait pu gêner un retournement possible
vers l’accueil de la proximité imminente de Dieu dans sa vie. Par son style de vie,
Jésus a inauguré dans l’histoire humaine une nouvelle manière d’être rencontré par
Dieu. C’est au cœur de sa vie quotidienne que Jésus donne un visage plus humain de
Dieu. Ce qu’Il dit de Dieu au cours de ses conversations familières contraste avec le
formalisme et le ritualisme religieux de son temps.
Le mode d’être et d’agir de Jésus milite en faveur d’un engagement de Dieu au cœur
de l’histoire. En Jésus, Dieu vit une histoire humaine et s’engage à l’égard de tous
ceux qui étaient insignifiants aux yeux des bien-pensants et des repus du monde.
L’histoire humaine devient pour Jésus celle où Dieu, par sa personne, manifeste sa
solidarité indéfectible avec l’humanité. Jésus pour les femmes et les hommes de foi
n’est pas un sage parmi les sages. Il n’est pas un mystique parmi les mystiques. Il n’est
pas un homme religieux parmi les hommes religieux. Il n’est pas un maître spirituel

351
Cardinal Albert Decourtray, « La Croix » 15/10/94.

237
parmi les maîtres spirituels. Épiphanie humaine de Dieu dans le monde, Jésus est, pour
tous les temps et pour toute l’humanité, le fondement humain de la relation avec Dieu.
La singularité de Jésus de Nazareth ne rentre dans aucune des catégories disponibles
dans l’histoire des religions, du fait de son indicible mystère. Avec Joseph Moingt,
nous dirions: 

«  Dieu se tient éternellement en lien de vie avec le Christ, le produisant en soi comme
son image et sa parole, et le faisant en même temps émerger de l’histoire comme son
être-autre en qui Il imprime son image et exprime sa parole, le Fils qui ne cesse à
aucun moment de lui être présent et d’être le présent de Dieu au monde.  »352

Jésus est pour nous «  l’homme qui venait de Dieu  ». En lien éternel avec le Père qui
Lui donne d’être face à face avec Lui, le Christ émerge de l’histoire par un envoi du
Père. En Lui, la foi discerne le visage humain de Dieu et, en sa parole, la parole même
de Dieu. En vivant une existence entièrement consacrée au Père, le Fils en intimité
familière avec le Père le rend présent dans le monde et dans l’histoire.

«  Le Père donne l’origine au Fils du même acte par lequel il envoie le Verbe dans le
monde pour y être engendré homme  ; la paternité, prise comme relation d’origine, est
identiquement la mission, prise comme communication de parole d’une personne à
une autre, car l’émission de parole est fondatrice de la personne qui la reçoit. » 353

Notre langage sur le Fils procède de ce regard porté sur son humanité. Comme le dit
magnifiquement Joseph Moingt, sommes-nous «  capables de reconnaître le premier-
né de Dieu tel qu’il nous est révélé, jeté au monde dans le nouveau-né de Bethléem.
Tout ce que nous avons à dire de son être avec Dieu part de là, rien de ce que nous
pouvons en dire ne doit faire oublier cela. Quand nous reconnaissons dans ce
nouveau-né le Fils de Dieu livré au monde, nous apprenons que le Verbe est sorti de
Dieu pour être cet homme, en avenir d’humanisation ; apprenant que nous avons été
prédestinés dès avant la fondation du monde à exister dans le Christ et pour Lui, nous
comprenons qu’Il a reçu de Dieu la plénitude de l’unique filiation que nous sommes
appelés à partager avec Lui  ; apprenant que Dieu envoie son Fils pour habiter en Lui
en lien avec nous comme un Père au milieu de ses enfants et accueillant sa venue
comme la venue de Dieu parmi nous, nous comprenons qu’Il existait de tout temps en
Dieu, avant d’être là, comme l’avenir de Dieu vers nous, et que cet avenir est
maintenant venu à accomplissement. L’incarnation peut alors être connue comme
l’effectuation du projet subsistant de Dieu dans son être devenu homme, et Jésus est
reconnu comme le Fils issu de Dieu en tant qu’Il est cet homme que le Verbe fait
exister de son existence éternelle, qui commence maintenant d’être pour Dieu ce

352
Joseph Moingt, L’homme qui venait de Dieu, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », Paris, n° 176, p. 697.
353
Ibid., p. 698.

238
qu’elle devait être pour nous, l’existence humaine d’un Fils qui donne à la multitude
de ses frères la vie divine et à son Père un grand nombre de fils.  » 354

La filiation divine de l’homme Jésus lui donne sa grandeur. Par sa divinité, Jésus
rassemble pour le Père des fils qui lui sont unis comme des frères avec des relations de
disciples. Rempli de la présence divine par son lien intime avec le Père, Jésus le Christ,
héraut de Dieu, a rassemblé avec autorité ses disciples à qui Il a communiqué ses
attentes divines pour l’humanité, le monde et l’histoire. En rassemblant des disciples et
en les associant à son œuvre, Jésus poursuit le ministère de réconciliation de
l’humanité avec Dieu. Le motif de ce rassemblement et de cette réconciliation est
l’amour : «  à ceci nous avons connu l’amour : Il a donné sa vie pour nous » (1Jn
3,16).
En donnant sa vie pour nous, le Christ rejoint le désir d’accomplissement plénier de
l’humanité. Cet accomplissement ne peut être que la perfection de l’amour de Dieu par
l’assimilation de l’humanité avec le Christ, selon la prière de Jésus : « Moi en eux, et
toi en moi, pour qu’ils soient parfaitement un  » (Jn 17, 25).

Cette communion d’amour promise par Dieu à l’humanité est réalisée «  non comme
un Dieu descendu du ciel, car ce n’est pas cela que racontent les évangiles, mais
comme un homme devenu Fils de Dieu parce que Dieu l’appelait à coexister avec Lui
en relation de Fils à Père, et, finalement, comme un homme qui venait de Dieu en ce
sens que Dieu l’appelait de toute éternité par son Verbe à prendre en lui dès sa
naissance son identité de Fils. »355

Par le Fils livré pour l’humanité, le Père choisit les hommes pour être les cohéritiers
du Christ, rassembleur et réconciliateur : « Dieu a envoyé son Fils unique dans le
monde afin que nous vivions par Lui  » (1Jn 4, 9).
C’est cette mission de rassemblement qui doit désormais se poursuivre, comme l’écrit
encore Joseph Moingt :

«  L’histoire du Christ n’est pas achevée, car elle continue en nous et pour nous, par
Lui et avec Lui, de telle sorte que sa vérité ne peut être enclose en aucune définition,
car elle est encore à venir dans l’épilogue de l’histoire. Nous apprenons du même
coup à ne pas détacher l’origine du Christ de l’histoire humaine dont sa résurrection
est la renaissance. Le retour à l’évangile nous renvoie à l’histoire dont nous devons
prendre la suite.  »356
354
Ibid., p. 698.
355
Ibid., p. 699.
356
Ibid., p. 706.

239
L’humanité peut s’approcher du Père « en toute confiance par le chemin de la foi au
Christ  » (Ep 3, 12).

En Christ, le Père se rend proche et abolit la distance qui maintient l’humanité hors du
jaillissement de la source de Vie. Le Fils rend ainsi possible dans l’histoire la
communion avec le Père, car « en lui habite corporellement toute la plénitude de la
divinité  » (Col 2, 9). En partageant la condition humaine et en s’assujettissant à la
nature humaine, le Christ reste auprès des membres de l’humanité pour en faire des fils
du Père. Il n’est là au sein de l’humanité que pour la faire participer à la vie du Père.
«  Nul n’a jamais vu Dieu  ; le Fils unique qui est dans le sein du Père, Lui, l’a fait
connaître  » (Jn 1, 18). Révélateur absolu du Père, le Fils en raison du paradoxe de
l’incarnation est le médiateur de la réconciliation et le restaurateur de l’unité de la
communauté humaine. En effet le Fils, consubstantiel au Père par son union
hypostatique, est le divin intermédiaire dans la rencontre de Dieu avec l’humanité. En
entraînant l’humanité vers le Père par l’Esprit, le Fils l’introduit dans la vie trinitaire.
Ainsi, la manifestation de l’unité divine du Père et du Fils dans l’Esprit d’amour fait
participer les membres de l’humanité à la communion avec le Père.

«  C’est ainsi que le paradoxe suprême, constitué par l’incarnation du Fils de Dieu,
par sa naissance dans le temps et le déroulement étroitement limité de sa vie en notre
monde, se révèle d’une richesse telle qu’il emplit désormais tout l’espace et le temps,
et fonde le déroulement signifiant de notre histoire, qu’il divise et unit tout à la fois
par le dynamisme de son pouvoir médiateur. Le Christ ne sera, pour nous, autre chose
qu’une idole, dispensant de façon magique la vérité et le salut, que si nous Lui
reconnaissons cette dimension plénière  ; parce qu’Il est en Lui-même totalité
accomplie, Il ne doit cesser, pour nous qui sommes rivés à l’avant et à l’après, de
signifier cette totalité en rassemblant effectivement les hommes que nous sommes dans
Celui qui est la source de toute unité.  »357

C’est donc en reconnaissant le Christ Médiateur que l’humanité entre dans la


révélation inouïe de l’amour de Dieu pour l’univers entier dans le projet de
réconciliation et de restauration de l’unité de la communauté humaine. Or nous
voudrions ici souligner que, à l’âge de la mondialisation et du pluralisme religieux,
nous ne pouvons plus limiter l’influence du message évangélique au cercle restreint
des chrétiens. Ce message dépasse les limites visibles des Églises chrétiennes. Son
avenir se joue aujourd’hui au cœur des cultures contemporaines.
357
Pierre-Jean Labarrière, L’Existence réconciliée, Collection Christus n° 26. Essais. Desclée de Brouwer
Paris, 1967, p. 194.

240
La terre appartient à tous et son avenir est le souci de tous. L’évangile de la réunion
spirituelle de l’humanité est lié à une conscience planétaire des défis mis en évidence
par les limites de la condition humaine. A l’âge de la mondialisation, l’humanité a le
souci d’être informée de tout ce qui intéresse ses membres de façon à mobiliser les
moyens nécessaires pour une intervention efficace en tous les lieux de la planète.
Grâce à des réseaux serrés et variés d’information, l’humanité d’aujourd’hui a
l’ambition de dépasser les contraintes du temps et de l’espace pour développer une
culture de la solidarité à la dimension de la planète. A l’âge de la mondialisation, c’est
par ces réseaux que l’humanité pourra accéder à une nouvelle solidarité et à une
« planétisation » de sa conscience. La mondialisation fait émerger une humanité
interdépendante qui met en relation les cultures diverses pour un échange favorisant
l’unité de la communauté humaine.
Or les religions du monde, à l’âge de la mondialisation, et surtout depuis la rencontre
historique d’Assise en octobre 1986, sont appelées à apporter leur contribution aux
efforts de promotion de la paix, de la justice et de la fraternité avec les moyens
spirituels de leurs traditions respectives. Cela suppose un nouveau regard sur l’unicité
du Christ et sur le rapport entre le christianisme et les autres religions, comme le
souligne Claude Geffré :

«  Comment affirmer l’universalité de Jésus Christ comme unique Médiateur entre


Dieu et les hommes sans priver les autres religions de leur valeur salutaire  ? Il faut
renoncer à une théologie métaphysique du logos surplombant toutes les religions qui
relâcherait le lien entre le Verbe et le Jésus de l’histoire. C’est à partir du centre
même du message chrétien, à savoir la manifestation de Dieu dans la particularité de
Jésus de Nazareth qu’il faut comprendre l’unicité singulière du Christ qui n’est pas
une unicité d’excellence ou d’intégration mais une unicité relationnelle. Comme l’a
souvent rappelé Christian Duquoc, c’est en prenant ses distances à l’égard d’une
conception abstraite de l’universalité du Christ, que l’on est en mesure de dépasser un
certain impérialisme chrétien et de manifester le caractère nécessairement relatif et
dialogal du christianisme.  » 358

En fait, toutes les religions du monde ont un rapport nécessaire avec Jésus-Christ,
plénitude de la révélation de Dieu. Témoin final d’une chaîne ininterrompue
d’inspirés, de sages, de prophètes et de spirituels appartenant à toutes les cultures,
Jésus-Christ est le frère en humanité de tous ceux qui l’ont précédé.

358
Claude Geffré, « La responsabilité de la théologie chrétienne à l’âge du pluralisme religieux  », in La
liberté du théologien. Hommage à Christian Duquoc, les Éditions du Cerf, Paris, 1995. p. 127

241
Il est « toujours et partout présent dans la foi qui justifie, parce que celle-ci est
memoria toujours et partout en recherche de Celui qui apporte absolument le salut,
Lequel par définition, est cet Homme-Dieu qui vient à plénitude par sa mort et sa
Résurrection ». 359

Les croyants appartenant à d’autres religions se tournent vers ce Christ vivant, sans le
nommer de manière explicite. En Lui, ils trouvent, même avec quelques hésitations, le
sauveur absolu qui est la voie du salut de l’humanité. En Lui, ils forment déjà le
peuple de Dieu dispersé dans des fraternités historiques où se vivent les authentiques
valeurs du royaume sous d’autres modalités culturelles et religieuses.
Dès lors, par le dialogue inter- religieux et la coopération fraternelle, tous les adeptes
des religions du monde sont appelés à œuvrer pour l’unité planétaire de l’humanité.
Leur avenir spirituel dépend de leur compréhension des traditions religieuses qui
véhiculent les valeurs de sauvegarde de l’univers. Au service de l’humanité et de la
vie, les religions du monde dans le contexte de la mondialisation sont appelées à
devenir le centre de grands débats sur ce qui structure et discipline l’humanité face aux
grands enjeux d’une solidarité et d’un salut qui n’excluent aucun membre de
l’humanité. Au service de l’humain, les religions du monde sont plus aptes aujourd’hui
qu’hier à développer des convictions et des espérances capables de gérer le tragique de
la vie et de permettre à l’humanité de discerner des espaces ouverts à la paix mondiale.
Le caractère polycentrique de la mondialisation impose aux religions une fécondation
mutuelle favorisant le bon usage des richesses anthropologiques et spirituelles de
l’humanité. La réunion spirituelle de l’humanité s’inscrit dans le processus dynamique
de compréhension et de reconnaissance des valeurs humaines et religieuses dans des
cultures qui évitent actuellement de se rencontrer.
Cette réunion spirituelle de l’humanité, dont un symbole politique contemporain est
l’écroulement du mur de Berlin dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, est à notre
époque de mondialisation, l’espoir de la fin des divisions au sein de l’humanité. Elle
est l’ouverture du dialogue pour rétablir la communication entre des peuples divisés et
les « frères séparés ». Elle est la nouvelle chance donnée à la concorde religieuse entre
les membres de l’humanité.
Il est vrai qu’on observe aujourd’hui une dissémination des éléments structurants de
l’expérience religieuse dans toutes les sphères des cultures contemporaines. La lecture
des grands textes des traditions religieuses de l’humanité n’est plus soumise au
359
Karl Rahner, Traité fondamental de la foi, Editions du Centurion, Paris, 1983, p. 356.

242
contrôle strict d’une communauté croyante. Les nouvelles exégèses s’emparent de ces
textes et les soumettent à de nouvelles interprétations sociales, scientifiques, artistiques
et politiques. Le développement personnel et la quête de bonheur de nos
contemporains les conduisent à juxtaposer différents éléments structurants empruntés à
des traditions religieuses hétérogènes.
La religion étant devenue une « matière à option » pour bon nombre de nos
contemporains, une tolérance à l’égard de la pluralité des expressions croyantes
entraîne le syncrétisme ou l’éclectisme. La prise de distance à l’égard des institutions
religieuses par une majorité de nos contemporains favorise la dissolution des valeurs
religieuses dans des expériences à caractère individuel et subjectif.
Le « marché commun » de la religion draine de nombreuses propositions spirituelles
venant de tous les horizons. Des voies et sagesses spirituelles provenant de toutes les
cultures du monde sont offertes par les médias et certaines multinationales pour la
promotion de toutes les formes de religion. Mais ce grand « bazar » spirituel, malgré
ses ambiguïtés répond à la soif de spiritualité qui se fait sentir depuis l’effondrement
des idéologies totalitaires ou messianiques.
Nos contemporains réagissent contre l’anonymat et la culture informatique en
recherchant une qualité d’être dans des expériences variées d’intériorité. Ils cherchent à
se réconcilier avec le temps, avec l’espace et avec leur corps malmené par le stress et
l’angoisse. En faisant appel aux intuitions des maîtres spirituels de tous les temps, ils
retrouvent le goût des traditions religieuses qui prônent la rencontre consciente et
éveillée avec le Créateur de l’univers. On doit certes regretter l’éviction de la
médiation des institutions religieuses qui, au cours de l’histoire, ont eu recours à des
moyens inhumains pour défendre leur héritage spirituel ; nos contemporains,
préservant leur liberté de conscience, préfèrent accéder aux traditions religieuses par
une démarche plus personnalisée et plus intériorisée, détachée de toutes les aliénation
de nature totalitaire.
Ils sont à juste titre allergiques à toute forme d’organisation de la vie spirituelle
conduisant à l’intolérance, à la domination et à l’exclusion. Nos contemporains
découvrent avec émerveillement que l’humanité s’accomplit dans l’expérience de la
sociabilité vécue dans le monde et l’histoire. L’humanité par sa capacité de
connaissance et d’amour est appelée à poursuivre l’œuvre du Créateur en travaillant ici
et maintenant à l’avènement d’un monde humanisé par le souffle de l’Esprit de Dieu.

243
Or ce Dieu révélé par Jésus-Christ est, selon la foi chrétienne, la source de vie à
laquelle il est possible de s’abreuver sans craindre d’être aliéné, car Il est Celui qui
fonde la liberté humaine. Le Dieu de Jésus-Christ invite l’humanité à abolir ses
divisions, ses clivages et ses guerres dévastatrices. En Lui « il n’y a ni Juif ni Grec, il
n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme » (Ga 3, 28). Dieu veut
réunir l’humanité dans le Christ en créant un espace pour la fraternité vécue comme
une sollicitude envers le prochain.
«  Jésus nous apprend qu’il faut accepter de se perdre pour être libre et se trouver, que
le vrai bonheur n’est pas dans la possession mais dans le don, non dans la domination
mais dans le service, non dans la destruction mais dans la création, non dans le
jugement et la condamnation mais dans le pardon, non dans le paraître mais dans
l’être et dans l’action. Un seul signe est donné pour reconnaître ceux qui font déjà
partie de cet incroyable royaume  : c’est qu’ils s’aiment les uns les autres, à la
manière dont Jésus les a aimés. Leur action efficace sur le monde ne requiert ni
richesse, ni puissance, ni moyens spectaculaires  : elle est de l’ordre du levain dans la
pâte qui doit faire surgir dans le monde divisé et alourdi par tant de haines, de
convoitises, d’erreurs et d’inertie, un monde nouveau, animé par la force libératrice et
unifiante d’un amour actif et créateur. Le royaume dont parle l’évangile, c’est donc
l’humanité tout entière, appelée à se rassembler dans l’unité d’un même esprit.  » 360

Le royaume de Dieu dont témoignent Jésus et ses disciples est ce que l’humanité
espère de la grâce de Dieu à l’œuvre dans le cœur des hommes désirant des
transformations culturelles radicales à l’échelle de la planète. Ce projet de Jésus n’est
pas limité à un groupe, à un peuple ou à une institution. Il est un appel à la
transformation des rapports entre les hommes. Il veut réunir par l’Esprit de Dieu
l’humanité sur une terre partagée et entretenue avec soin par des hommes responsables,
respectant leur demeure écologique.
Ce message révolutionnaire, qui dépasse le cadre religieux d’où il a surgi, prône un
renouveau radical de l’humanité. Trahi ou récupéré au cours de l’histoire, le message
de Jésus garde son actualité à l’âge de la mondialisation. Nous recueillons de notre
essai que ce qui contribue à la réunion spirituelle de l’humanité, c’est la figure du
Christ réconciliateur et restaurateur de l’unité de la communauté humaine, pertinente
pour une spiritualité qui pourrait accélérer et orienter le processus de mondialisation.
Mais compte tenu de ce que nous annoncions au début de ce chapitre, nous voudrions
nous demander quelles sont plus précisément les caractéristiques de la spiritualité de la
réunion spirituelle de l’humanité en Afrique au sud du Sahara.

360
Bernard Besret, Confiteor. De la contestation à la sérénité. Editions Albin Michel S.A., Paris, 1991,
p.141.

244
V.6. Une vision africaine de la réunion spirituelle de l’humanité.

Les mythes cosmogoniques les plus anciens des peuples au sud du Sahara attribuent le
commencement du monde à un Créateur. Ce Créateur est le référent du monde visible
et invisible. Il dépasse la pensée, le temps et l’espace. Rien dans ce qui est connu n’est
comparable à Lui. Existant par Lui-même et initialement présent dans toutes les
réalités, le Créateur unit et rassemble tout ce qui vient de Lui. Pour se rendre présent
au monde, le Créateur délègue son autorité aux ancêtres civilisateurs, intercesseurs
entre Lui et le monde des vivants.
Le Créateur est présent par l’intermédiaire des ancêtres, héros civilisateurs, bâtisseurs
d’antiques royaumes ou initiateurs des voies de sagesse qui ont enrichi la vie
personnelle et communautaire des peuples. Pour eux, l’expérience de la vie est le point
de départ de la pensée. Une parabole recueillie par l’historien jésuite Engelbert Mveng
illustre bien la manière dont les peuples de l’Afrique au sud du Sahara envisagent la
vie :
« Quand la mort eut envahi l’humanité, les hommes désolés allèrent se plaindre à
Dieu en disant  : "Dieu, Seigneur Dieu, délivre-nous de ce malheur. Pourquoi faut-il
que l’homme vivant soit dévoré par la mort ? " Alors Dieu regarda l’homme fixement
et lui dit  : "Mon enfant, tu ne sais pas ce que c’est que vivre. Va et apprends à tes fils
que sans la mort, la vie ne serait plus la vie".  »361

Pour l’Africain au sud du Sahara, la vie est un drame intense au cours duquel
l’humanité vivante est en lutte avec les forces de la mort. Être cosmique, l’Africain
suit le cheminement laborieux de la vie qui se personnalise en lui en une synthèse
dynamique de forces vitales de provenances et de destinations diverses. En l’Africain,
l’univers s’affranchit, s’unifie, se personnalise et s’épanouit.

L’Africain «  est à la fois du monde des vivants et de celui des morts  ; il est esprits,
animaux, végétaux, minéraux ; il est feu, il est eau, il est vent ; il est... ciel et terre. La
liturgie africaine, c’est le cosmos qui emprunte la voix de l’homme pour adorer Dieu
et célébrer la victoire de la vie sur la mort. Le vêtement liturgique est à la fois masque,
dépouilles animales, végétales et minérales  ; la matière du rite est eau, feu, sang,
plantes, animaux  ; tout cela récapitule en l’homme l’univers qui s’humanise ainsi et

361
Engelbert Mveng, L’Art d’Afrique Noire, liturgie cosmique et langage religieux, Paris, Mame, 1964, p.
31.

245
devient l’Eglise de la célébration cosmique, c’est-à-dire la communauté de foi où
toute la création s’exprime dans l’homme vivant. »362

Les Africains au sud du Sahara ne sont certes pas panthéistes. Ils croient à l’existence
du Créateur, distinct des ancêtres. Le Créateur est aussi distinct de l’univers qui
participe à sa force vitale. L’Africain est, pour Engelbert Mveng «  l’univers en
miniature, microcosme au sein du macrocosme  ».363 Il est le prince de l’univers. Être
cosmique, il dépend de son environnement et du Créateur qui est le détenteur de la vie
en plénitude. Par son corps, il se manifeste de façon tangible dans ses rapports avec
autrui. Ce corps est souvent marqué par des cicatrices ethniques pour signifier son
appartenance au groupe qui l’initie aux coutumes des ancêtres. Il n’est véritablement
né que quand il est initié à ces coutumes et pratiques.

Véritable vivant, il «  est une destinée, un projet en perpétuel accomplissement, qui se


construit lui-même et se conquiert à l’existence. La vie qui en lui se personnalise n’est
ni un hasard, ni un jeu futile, ni un divertissement. »364

Vivre, pour l’Africain, c’est exploiter les ressources de l’environnement physique,


humain et spirituel pour construire sa personnalité à l’intérieur d’une communauté
historique qui le relie aux vivants et à ses ancêtres. Vivre consiste à acquérir le statut
d’une personne humaine.
«  La vocation propre de la personne humaine est d’assurer le triomphe de la vie sur la
mort. C’est la raison pour laquelle, dans nos traditions, celui qui n’avait pas réalisé
cette victoire ne pouvait être une personne. Il n’était qu’un projet raté. Puisque
l’homme est la récapitulation du cosmos, la destinée humaine exprime la destinée du
cosmos. Celle-ci est le même drame qui oppose la vie et la mort. Assurer la victoire de
la vie dans l’homme, c’est assurer la même victoire dans l’univers. Se sauver, c’est
sauver le monde ! Puisque le monde est le vaste champ de bataille où s’affrontent la
vie et la mort, le rôle de l’homme dans le monde est de mobiliser les alliés de la vie
contre ceux de la mort, et d’assurer la victoire des premiers.  »365

Aussi, l’Africain du sud du Sahara, pour devenir un membre à part entière de sa


communauté ethnique, doit-il s’initier à la maîtrise des forces vitales qui concourent au
salut du monde. C’est en devenant une branche vivante attachée au tronc de sa
communauté ethnique, qu’il se fraie le chemin du salut, indissociable de celui du
362
Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise. Paroles d’un croyant. Editions l’Harmattan, Paris, 1985.
p.11.
363
Ibid. , p. 12.
364
Ibid., p. 12.
365
Ibid., pp. 12-13.

246
monde. Il n’est une véritable personne qu’en devenant fécond, créatif et amoureux de
la vie.

Initié aux forces vitales de l’univers, il vit « en communauté avec la création, et par
sa dimension anthropologique, il vit en communauté avec l’humanité. Mais l’homme,
en tant que destinée, ne vit concrètement cette communauté qu’à l’intérieur du drame
qui oppose la vie et la mort. Sa vocation est d’amener ce drame à la victoire de la vie
sur la mort. Alors les relations de l’homme avec le cosmos et avec l’humanité
deviennent non plus seulement de communauté, mais de communion. Si la
communauté définit l’homme comme destin, la communion le définit comme destinée.
C’est ici vraiment que l’homme se fait animal historique, créateur de lui-même,
créateur de sa société, créateur de civilisations.  »366

L’Africain au sud du Sahara reflète le mystère du monde. Il est le « rendez-vous de


toutes les ondes de la vie qui parcourent l’univers. Il est le moment où le cosmos
devient vie et personne. Tout l’univers de toutes les ondes de la vie qui parcourent
l’univers. Il est le moment où le cosmos devient vie et personne. Tout l’univers
matériel est le prolongement, à l’infini, de son enveloppe corporelle. L’homme porte
en lui la totalité du temps en semence d’histoire. Il est le trait d’union entre les
ancêtres et les générations futures. Il met en branle le rythme des temps et des
saisons  ; il fait la pluie  ; il implore la lune et le soleil. Il a la foudre, il a le vent, il a
le tonnerre. L’homme prête son âme aux animaux des champs et aux êtres inanimés. Il
est la germination de l’esprit dans le chaos de la matière. Il porte en lui l’humanité
totale, il est père- mère-enfant  ; il est sociétés, peuples et nations. Il est enfin
partenaire de Dieu, à qui il a été donné de vivre l’existence de sa propre limite ouverte
sur l’abîme insondable de Dieu. L’homme est ainsi l’animal religieux par excellence,
celui qui porte la voix de toute la création en face de son Créateur, à qui Dieu peut
parler et qui répond à Dieu. »367

Cette belle description cosmique et anthropologique de l’Africain montre que son


humanité est l’aboutissement du projet de la création. Il est responsable de l’intégrité
et de la cohésion des forces vitales de la création. Sans être maître absolu de la
création, l’humanité est appelée à la gestion des forces vitales de l’univers dans un
esprit de liberté et d’amour.

«  C’est l’amour qui donne un sens à la destinée humaine et à l’histoire. Il est d’abord
accueil de soi par soi. En Afrique, le devenir de la personne commence par un acte
d’accueil. L’homme, dans le rite d’initiation, apprend qu’il est un projet dont il n’a
pas eu l’initiative. L’homme n’a choisi ni sa naissance, ni sa mort, ni son sexe, ni sa
race, ni ses parents, ni son époque. Il naît en plein déroulement de cet immense projet
du monde dont il n’est ni le maître, ni l’initiateur. Devant la merveille de son propre
avènement, l’homme n’a qu’un choix : s’accepter ou se refuser. S’accepter, c’est
366
Ibid., p. 14.
367
Ibid., pp. 16-17.

247
opter pour la vie, c’est naître à l’amour. Du coup nous entrons dans la lice,
champions de la vie, aux prises avec les forces du mal. »368

En s’acceptant et en s’inscrivant dans le projet de sa communauté historique,


l’Africain s’engage dans un combat salutaire pour porter le monde à son
accomplissement.

En effet, « l’homme est (...) le maître d’œuvre de la création qu’il doit porter à son
achèvement et à travers laquelle il dialogue avec l’univers, avec ses frères les hommes
et avec Dieu. »369

C’est en mettant en œuvre le projet d’humanisation de sa communauté historique dans


le cadre de ses traditions que l’Africain trouve sa juste place dans la chaîne
ininterrompue des générations. Forcée de s’ouvrir aux influences extérieures, l’Afrique
subsaharienne a d’abord accueilli sur son sol, dès le 7 e siècle, l’Islam et son mode de
vie. Puis ce furent les missionnaires chrétiens qui, à la faveur du commerce sur les
côtes africaines, semèrent le grain de l’évangile promis à une abondante moisson en
dépit des bouleversements culturels apportés aux religions ancestrales. Grâce au
développement des moyens de communication et suivant la volonté d’expansion
coloniale des puissances occidentales à partir de la conférence de Berlin de 1885,
l’Afrique a été partagée entre des sphères d’influences politiques et idéologiques.
Toutes les formes de modernités se donnent aujourd’hui rendez-vous sur le continent.
La rencontre de l’Afrique avec l’Occident lui a fait prendre conscience de son retard
technique sur l’Europe et l’Amérique. Cependant, après plusieurs siècles de
cohabitation et d’acculturation, nous pensons avec le théologien congolais Benezer
Bujo que : 
«  le christianisme se présente comme une chance unique pouvant renforcer la vigueur
qui préside à la naissance de la société africaine nouvelle. »370

Comment la réunion spirituelle de l’humanité pourrait-elle être une chance réciproque


pour l’Afrique et pour la mondialisation des échanges ? Le christianisme en Afrique au
sud du Sahara peut-il à la faveur de la mondialisation devenir une force historique de
libération pour des peuples divisés par des conflits complexes qui entravent leurs

368
Ibid., p. 17.
369
Ibid., p. 18.
370
Benezet Bujo, Morale africaine et foi chrétienne, Kinshasa, 1980, p. 49.

248
projets d’auto-promotion ? En un mot, quelles sont les chances de la réunion spirituelle
dans cette partie du monde ?

V.6.1. La réunion spirituelle de l’humanité, une chance pour l’Afrique au


sud du Sahara et pour la mondialisation des échanges, et réciproquement.

L’Afrique est aujourd’hui marginalisée dans le processus de la mondialisation des


échanges. Sa contribution est limitée par la faiblesse générale de l’économie, le poids
du service de la dette et la mauvaise gestion de ses ressources naturelles et humaines.
Le transfert de technologies à des populations qui n’ont guère acquis la mentalité
commerciale et industrielle se heurte à des freins sociaux et culturels. La dégradation
des situations sociales et politiques depuis la période des déclarations d’indépendance
qui a suivi la période coloniale a suscité de nouveaux projets de société ancrés sur la
contribution de l’humanisme africain au concert des nations engagées dans le
processus de la mondialisation.
Avec le déclin des régimes politiques despotiques souffle aujourd’hui un vent de
démocratie qui favorise la participation plus active de la population à la gestion du
bien commun. L’Africain, éveillé et sensibilisé aux enjeux de sa responsabilité
historique, est de plus en plus engagé dans les tâches de mise en place d’institutions et
de personnes susceptibles de concourir à la construction de son avenir. Ce qui le
préoccupe aujourd’hui est le combat pour le bien-être personnel et communautaire.
Jadis, il comptait sur la sagesse des Ancêtres civilisateurs et sur la connaissance
pratique des aînés pour résoudre les problèmes quotidiens liés à la chasse, à la
cueillette et à l’agriculture dans un réseau réduit de circulation des biens et services.
Aujourd’hui le monde en est à un stade de commerce international, d’industrie et
d’innovations technologiques sans précédent qui introduisent de nouvelles manières de
penser, de sentir et d’espérer.
L’Afrique doit maintenant se donner de nouveaux alliés et des partenaires efficaces
pour rattraper son retard technique par rapport à l’Europe et à l’Amérique. En partant
de sa situation sociale et historique, l’Africain doit élaborer ses projets de vie et de
société en tenant compte de la rationalité occidentale, de la mystique judéo-chrétienne,
de l’apport de l’Islam et du pluralisme culturel dans le monde. En élaborant un projet
de vie et de société dans la configuration de la mondialisation des échanges, il peut se

249
donner la chance de tirer profit des nouvelles technologies de pointe pour faire décoller
l’économie de son pays et acquérir une mentalité de gestionnaire des biens et services
nécessaires au bien-être de ses semblables. En devenant un pôle positif de production
de biens et services au bénéfice de sa propre population, l’Afrique cessera d’être
l’enfant malade du monde soumis aux programmes alimentaires de survie et aux
perfusions financières humanitaires.
L’Afrique au sud du Sahara peut apporter au reste du monde son souci de communion
avec l’environnement et sa tolérance religieuse, peu expansionniste et peu prosélyte.
En montrant aux autres peuples son style de vie sans prétention, et en leur apprenant la
manière d’être soi-même sans s’imposer aux autres, l’Africain est l’homme de
communion, d’accueil et d’hospitalité qui apportera à l’humanité la paix de ceux qui
chérissent le lien humain.
Elle peut aussi apporter au monde son art lié à sa lecture particulière du monde, où
masques, statuettes, figurines et sculptures renvoient au langage symbolique qui donne
à penser de manière non réductionniste. Sa musique, avec des instruments à percussion
mimant ou reproduisant les nuances de la nature et autres créations artistiques
orientées vers la danse et la symbolique gestuelle, est un bien culturel qui peut entrer
dans le processus des échanges dans le cadre de la mondialisation. Sa cuisine
thérapeutique, personnalisée et conviviale est l’une des merveilles du monde par ses
saveurs spécifiques. Enfin, l’art de la parure en Afrique a des raffinements étonnants
pour les créateurs de modes.
Ainsi l’Afrique peut être une chance pour la mondialisation des échanges. Par sa
capacité à devenir un partenaire d’échange en proposant les biens et services de son
industrie locale, elle sera de plus en plus présente dans le processus de la
mondialisation. Cette présence dans les échanges internationaux avec sa personnalité
culturelle propre, reconnue et réhabilitée, pourra inverser progressivement les rapports
d’exploitation, de domination et d’oppression de son passé colonial.
L’Afrique peut-elle oublier la traite outre Atlantique et les sévices de l’administration
coloniale avec le travail forcé et l’exploitation d’une main d’œuvre taillable et
corvéable à merci ? L’Afrique peut-elle oublier le pillage systématique de ses
ressources naturelles par des financiers peu préoccupés de son bien-être ?
L’Africain, en prenant davantage conscience de sa marginalisation dans le processus
de la mondialisation, pourrait rectifier le tir en optant pour une participation aux

250
échanges dans sa propre perspective culturelle. Sans un projet cohérent des Africains
dans les échanges internationaux, leur espace risque de devenir simplement un
dépotoir et un lieu commode d’entreposage de déchets nucléaires ou autres polluants.
C’est en ancrant le processus de sa participation à la mondialisation dans les cultures
locales qu’il pourra affirmer sa présence effective dans les échanges internationaux.
Aussi est-il important que la réunion spirituelle de l’humanité prenne en Afrique la
dimension de communautés fraternelles mobilisées pour participer de manière
responsable à ces échanges. Ainsi, au sein de ces communautés fraternelles, les valeurs
de solidarité, de partage, d’accueil, d’hospitalité, de respect de la vie et de communion
avec les ancêtres seront converties en instruments de gestion destinés à créer les biens
et services nécessaires pour participer aux échanges internationaux.
En développant des communautés qui dépassent le cadre limité de la famille, du clan
ou de la tribu, la réunion spirituelle de l’humanité en Afrique peut aujourd’hui prendre
la forme d’entreprises à finalité économique exploitant les valeurs d’un humanisme de
communion. En intégrant les valeurs des sociétés traditionnelles dans une société
nouvelle relevant les défis de la mondialisation des échanges, la réunion spirituelle de
l’humanité contribuera à l’essor d’entreprises dont a besoin l’Afrique moderne pour
émerger dans le concert des nations développées.
Dans ces communautés fraternelles à finalité économique, pourrait s’opérer une double
initiation : une initiation aux valeurs ancestrales et une initiation aux technologies
modernes et aux méthodes de gestion des entreprises, avec tous les critères d’efficacité
qu’exige l’organisation des échanges internationaux. Le passé et le présent
cohabiteraient pour se réconcilier dans un futur assurant la réalisation du projet de vie
d’une nouvelle société qui ne renoncerait ni aux valeurs de sa culture ni au progrès des
technologies.
En quoi de telles communautés fraternelles à finalité économique annoncent–elles, en
Afrique au sud du Sahara, le Royaume de Dieu ?

V.6.2. Le christianisme en Afrique au sud du Sahara : une force historique


de libération ?

Le christianisme en Afrique, pour être aujourd’hui crédible, doit devenir une force
historique de libération. En effet, l’annonce de l’évangile doit rejoindre le vécu de

251
peuples dont le principal souci est de restaurer la solidarité entre des communautés
déstabilisées par la traite outre Atlantique, la colonisation, le clientélisme politique de
régimes despotiques, la confiscation du pouvoir et l’aspiration de populations écartées
de la gestion du bien commun et du respect des droits de l’homme. En offrant son
message d’espérance, l’évangile dans cette partie du monde pourrait devenir une force
historique de libération pour des peuples bafoués dans leur dignité d’êtres humains
pourtant créés à l’image de Dieu et appelés à sa ressemblance.
On nous permettra de citer ici un long extrait de l’historien Engelbert Mveng :

«  Pour bien saisir le caractère singulier de la situation de l’Afrique, il faut la


regarder à la lumière de l’histoire. De la fin du Moyen âge à nos jours, l’histoire de
l’Afrique a connu deux étapes dramatiques  : la traite des Noirs et la colonisation
débouchant sur les indépendances. La traite des Noirs représente notre annihilation
anthropologique. Ce n’est pas seulement la négation de ce qu’on appelle aujourd’hui
les droits de l’homme. C’est la négation pure et simple de notre humanité. Pour
sauver les aborigènes des Amériques de l’aveugle exploitation des colons blancs, un
homme charismatique, que l’Occident chrétien considère comme un saint, le
Dominicain Bartoloméo de las Casas, détourne la fureur des colons Espagnols vers
les Noirs d’Afrique qui n’ont pas d’âme  ! Des millions d’Africains sont ainsi vendus et
exportés en Amérique, assimilés aux bêtes de somme, et exploités pendant plus de trois
siècles dans les plantations du Nouveau Monde. Ce qu’il y a de singulièrement
désolant, c’est que la traite des Noirs est, massivement, l’œuvre de l’Europe
chrétienne. Au milieu de la désolation de tout un continent, de toute une race
annihilée dans son humanité, les rares clameurs de compassion sont étouffées par le
Code Noir, la soif de l’or des conquistadores et des Rois très chrétiens, et le cynisme
des théologiens négriers falsificateurs de la Bible et gros négociants d’esclaves noirs.
La lecture de la littérature de l’époque fait frémir. Pour l’Afrique Noire d’alors,
l’Église, c’est identiquement l’Europe chrétienne, celle des Négriers. Quelle mission
de l’Église pour ses pauvres êtres à qui les moins cyniques des négriers prêtent une
âme d’esclave, accablées par la malédiction de Cham, et dont le baptême s’achète par
la servitude  ? Quelle bonne nouvelle, quelle libération, peut annoncer pour eux le
message de l’évangile  ? On s’est étonné que les tentatives d’évangélisation des côtes
africaines, à cette époque, se soient soldées par un fiasco total. Ce ne sont pas des
roitelets fantoches, négriers eux-mêmes et souvent alcooliques, qu’on « ondoyait  » à
la hâte pour en faire des alliés des rois négriers chrétiens, qui auraient fondé en
Afrique le peuple de Dieu qu’on appelle l’Eglise. Vint, au dix-neuvième siècle, la
colonisation. Elle est, en grande partie, préparée par la gigantesque campagne
philanthropique de l’abolition de la traite. On pouvait croire, un moment, que la
conscience chrétienne de l’Europe, allait enfin produire les fruits de repentance
devant le spectacle d’une Afrique étranglée et exsangue. L’histoire de la colonisation
montre que pour l’Europe, de très bonne foi, l’Afrique n’était pas faite pour la liberté.
Les plus idéalistes parmi les promoteurs de la colonisation, un Léopold II de Belgique,
un Jules Ferry en France proclament tout haut que les Africains sont de grands
enfants, une race inférieure. Le partage de l’Afrique par les puissances européennes
est une chose tout à fait normale. La conférence de Berlin, en 1884-1885, est un fait

252
divers qui ne mérite pas de distraire l’attention des esprits supérieurs de l’Europe. Le
futur Père de Foucauld, explorateur du Sahara, semble totalement l’ignorer dans son
journal. Karl Marx était mort un an plus tôt (1883), mais son ami Engels, si bavard
sur la colonisation européenne en Asie, ne consacre au partage de l’Afrique, que
quelques lignes dans son complément et supplément au livre III du Capital.
Les congrégations missionnaires elles-mêmes, soulevées par l’enthousiasme des
campagnes philanthropiques, applaudissent au partage de l’Afrique, et accompagnent
le drapeau français ou belge sur les bords du Congo. La colonisation, au fond, est une
nouvelle forme d’exploitation où le Noir va être utilisé, non plus dans les plantations
d’Amérique, mais dans celles de son propre pays. Sur ce point, toute l’Europe est
unanime. L’Afrique, immense réservoir de main d’œuvre gratuite et docile, venait
d’entrer dans la phase de paupérisation anthropologique. »371

Il est donc urgent aujourd’hui, dans l’Afrique subsaharienne, de reconnaître les formes
de déviation de la mission théologique de l’Eglise contaminée par la vision non-
chrétienne du monde. Un négrier ou un allié de la colonisation ne peut être un témoin
crédible de l’évangile. L’universalisme humanitaire n’est pas à confondre avec la
mission de l’Eglise qui est de faire se rencontrer une culture ou un homme particulier
avec cet autre « Particulier » qu’est Jésus de Nazareth. Cette rencontre qui est la
promesse d’une relation d’enrichissement personnel et communautaire est aussi
l’horizon ultime de toute ouverture humaine. En effet, tout homme est orienté vers
Dieu, connu à travers diverses médiations. Pour l’Africain, Dieu dépasse toutes les
catégories de pensée et, comme le cœur humain ne peut l’étreindre, il est laissé à la
dévotion aimante de chaque croyant. Invoqué, loué et respecté comme Créateur de
toutes choses, Dieu est le fondement de toutes les forces vitales qui sont au service du
croyant pour la réalisation de sa destinée personnelle et communautaire.
L’Africain, dans son itinéraire spirituel, compte sur ses ancêtres, héros civilisateurs
jugés proches de Dieu par la réussite de leur projet de vie, indissociable de celle de
leurs communautés. Invoqués comme protecteurs, ils sont les intercesseurs des vivants
auprès de Dieu. Les cultes des Africains sont centrés sur les forces vitales des ancêtres
que les prêtres des religions généalogiques peuvent capter au profit des vivants par la
pratique rituelle de la transe ou par l’art de la divination. Les ancêtres sont les
membres de communautés qui ont mené une vie exemplaire et qui, à la fin de leur vie,
sont transformés en esprits intermédiaires entre le Dieu créateur, inaccessible de façon
directe, et l’homme.

371
Engelbert Mveng, L’Afrique dans l’Eglise. Paroles d’un croyant. Éditions l’Harmattan. Paris, 1985.
pp.203-205.

253
Birago Diop, un poète d’Afrique, chante les ancêtres en ces termes : 

«  Ceux qui sont morts ne sont jamais partis. Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire et dans
l’ombre qui s’épaissit. Les Morts ne sont pas sous la terre. Écoute dans le vent le
buisson en sanglots  : c’est le souffle des Ancêtres morts, qui ne sont pas partis, qui ne
sont pas sous la terre, qui ne sont pas morts.  »

Ainsi, les morts sublimés sont les membres à part entière de la communauté des
vivants. Pour attirer les bienfaits de Dieu sur leurs communautés par leur intercession,
les rites d’offrande d’eau, d’huile, de lait, de boissons alcoolisées ou de sang de
victimes animales sont prescrits par des prêtres qui indiquent les paroles à prononcer
pour invoquer leurs esprits. En effet, le souffle des Ancêtres est indestructible. Un
Africain qui a eu une importance sociale et historique et qui a respecté les Ancêtres et
la tradition vivante de sa communauté par une vie irréprochable devient lui-même, à sa
disparition, un Ancêtre vénéré et dispensateur de bonheur, de paix et de communion.
La présence des Ancêtres peut être fortement ressentie durant les rites de la possession.
Lorsqu’un initié est possédé par l’esprit d’un Ancêtre, il entre en transe et devient le
siège de cet Ancêtre qui descend et agit en lui par sa parole et les manifestations de sa
propre personnalité. Le rite de possession, accompagné de battements de calebasses, de
chants, d’incantations, de consommation de produits divers et de danses, est un
moment intense de communion où l’invisible traverse le visible soudant en une
communauté unique les vivants et les Ancêtres.
Ainsi l’Africain, qu’il soit fidèle à sa tradition religieuse ancestrale ou qu’il soit
aujourd’hui musulman ou chrétien, possède une identité culturelle qui peut être définie
comme celle d’un humanisme généalogique. Inséré dans une généalogie, il devient par
les cérémonies d’initiation, membre d’une communauté où il acquiert un
comportement d’adulte en respectant les traditions du groupe qui le relient à ses
ancêtres. Héritier de leur savoir-faire, de leurs coutumes, de leur morale et de leurs
droits et devoirs, l’Africain a évolué dans un environnement d’une nature
« mystique », c’est-à-dire, porteuse de sens et de forces vitales. Ainsi le fondement de
son existence humaine est d’être héritier d’Ancêtres et de devenir lui-même, par la
réussite de son projet de vie, un Ancêtre. Par la dimension généalogique de son
existence historique, il se dépasse en tant qu’individu et atteint une certaine
transcendance par la place qu’il acquiert dans la chaîne ininterrompue des Ancêtres. La
réussite de son projet de vie est indissociable de celle de sa communauté.

254
Dieu lui parle dans le contexte de sa vie sociale, culturelle et historique. Dieu lui parle
par ses Ancêtres qui sont invoqués pour aider et soutenir les tâches du moment présent.
Ils se mêlent à la vie des vivants pour leur rappeler les valeurs de la solidarité, du
partage, de la communion et du nécessaire ressourcement à la sagesse accumulée dans
l’expérience religieuse de la communauté. Ainsi peut-on parler avec le Père Engelbert
Mveng de la culture africaine dans les termes suivants :

 «  La culture africaine est essentiellement l’expression, dans la vie concrète, de la


conception de l’homme, du monde, de Dieu, propre à l’Afrique. La communauté
culturelle africaine est une communauté de destin, d’identité, de projet et d’espérance.
Une telle communauté intègre parfaitement les stratifications tribales et leurs
immenses trésors de sagesse, d’art, de savoir, de techniques, d’institutions, pour les
sublimer et les investir dans ce qui constitue aujourd’hui le "  programme africain".
Les humiliations de l’histoire nous ont appris nos limites, et nous savons qu’il n’y a de
salut que dans la récapitulation de tout et de tous en Jésus-Christ. »372

Or cette culture africaine éprouve aujourd’hui le désir de rencontrer le Dieu de Jésus


de Nazareth pour un échange qui ne peut que l’enrichir. Cet échange est fondé sur le
primat de la Parole de Dieu qui atteint son point culminant dans la vie, la mort et la
résurrection de Jésus et dans sa présence dans toute communauté humaine qui s’inspire
de son message de paix et de réconciliation.
Pour l’Africain, la rencontre avec le Dieu de Jésus de Nazareth est le sommet de la
communication que Dieu fait de Lui-même à tout homme ouvert à sa présence dans la
création, dans l’histoire, dans sa communauté et dans sa vie personnelle. Il exprime
son émerveillement en admirant la beauté et l’harmonie du monde qui l’entoure et en
célébrant le Dieu créateur par des prières, des chants et des représentations figuratives.
Aussi a-t-il fait appel à ce Dieu dans son histoire pour déchiffrer le sens de situations
chaotiques telles que celles des siècles de traite et d’esclavage, de colonisation et
d’indépendance dans la dépendance internationale. Sans pouvoir et sans voix,
l’Africain a eu recours au Dieu des opprimés en faisant une lecture biblique orientée
vers la réappropriation de figures telles que celles de Pinéas (Nb 25), de la femme
coushite de Moïse, de Simon de Cyrène qui aida Jésus sur le chemin du calvaire et de
l’eunuque éthiopien.
Le Dieu de l’Africain a inspiré un mouvement populaire de subversion sociale,
dénonçant le racisme, les souffrances de l’oppression coloniale, la perte de dignité

372
Ibid., p. 219.

255
humaine et d’identité culturelle, la ségrégation sociale et le sexisme. Ce Dieu souffre
avec les pauvres et les opprimés. Il rêve d’égalité, de fraternité et de justice pour eux.
Il s’insère dans des structures d’oppression pour les démanteler de l’intérieur en
suscitant un élan de solidarité internationale. Par des pressions de tout genre cet élan a
parfois abouti à la fin de régimes oppressifs et racistes et à l’émergence d’une société
plus respectueuse des différences et des droits de l’homme.
L’Africain du sud du Sahara a souvent recours à Jésus, Seigneur, Sauveur et
Libérateur. En Lui, l’Africain, opprimé et oppressé par les commerçants négriers, les
colonialistes, les défenseurs de l’apartheid et les despotes africains, reconnaît le seul et
unique sauveur qui restaurera l’unité de la race humaine en faisant triompher le
message biblique de la paternité universelle de Dieu. C’est sous cet angle que Jésus,
sauveur et libérateur, est invoqué contre les barrières raciales, les murs de divisions et
les injustices.
En réagissant contre l’exclusion raciale en Afrique du Sud, l’Africain a remis en
honneur le rôle du Christ réconciliateur. Dans un monde multiracial, la seule voie
d’avenir est la réconciliation de tous en Jésus-Christ, Lui qui incarne la totalité de la
condition humaine assumée par Dieu dans le temps et l’espace. En Lui, femmes et
hommes ont été réconciliés avec Dieu et les uns avec les autres. Seule une société
fraternelle de disciples de Jésus-Christ peut sauver le monde de l’émiettement racial,
national, linguistique, religieux et culturel. Écoutons encore Engelbert Mveng :
« C’est pour l’avoir perçu à temps que les Noirs d’Afrique du Sud, ceux de la classe
la plus déshéritée, ont fondé leurs Églises indépendantes. Tout le monde sait que ces
hommes n’avaient pas le choix. Rejetés des Églises ségrégationnistes dominées par les
Blancs, c’est par fidélité à Jésus-Christ qu’ils ont inventé leurs espaces de liberté, afin
de pouvoir rencontrer en toute vérité le Jésus-Christ de l’évangile qui est venu pour
les pauvres, les malheureux, les opprimés, les malades, les affamés et les pécheurs.
Quand on regarde certains de ceux qui, au début de ce siècle, ont fondé ces Églises,
on se rend compte qu’ils étaient effectivement des hommes du peuple, écrasés par
l’oppression coloniale et raciste, réduits à cette pauvreté anthropologique qui les avait
dépouillés de leur humanité. On y trouve de petits chefs tribaux, luttant désespérément
pour la survie de leur groupe ethnique, comme Samuel J. Brander, fondateur en 1904
de l’Eglise catholique éthiopienne parmi les Sotho. D’autres sont des guérisseurs,
comme la célèbre Manku, fondatrice, chez les Ndebele, de la St John’s Apostolic Faith
Mission en 1906. D’autres sont des illettrés, comme Matita Walter du Basutoland
(1910) ou le Zoulou Shembe Isaiah, fondateur en 1911 de la Nazirite Baptist Church.
D’autres sont enfin des nationalistes … qui remettent en question l’oppression raciale
et coloniale, et canonisent, comme le fit Zwimba Matthew Chigaza pour les victimes
de l’insurrection anti-britannique de 1896-1897, les martyrs des luttes de libération.
Ces hommes ont relu la Bible avec des yeux de pauvres, de faibles, d’opprimés. Ils y
ont découvert le visage authentique de Dieu et du Christ, prenant la défense de tous

256
ceux qui leur ressemblent, et condamnant l’injustice et l’oppression, d’où qu’elles
viennent. Ils ont été, au vrai sens du mot, les fondateurs de ce que nous appelons
aujourd’hui la théologie de la libération. Ils ont été la protestation de la conscience
chrétienne devant le mépris de Dieu et la négation des droits fondamentaux de
l’homme tels qu’ils sont pratiqués dans le régime sud-africain. »373

Le Christ Réconciliateur est devenu celui qui aide les pauvres, les opprimés et les
oppressés à prendre conscience de leur dignité d’enfants de Dieu. En Lui, l’Africain
reconnaît un Ancêtre plus proche de ses préoccupations historiques. François
Kabasele-Lumbala le montre avec foi et espérance en ces lignes lumineuses :

«  En effet dans le Nouveau Testament, le Christ vient nous révéler le Père, l’amour
infini d’un Père qui nous est proche, et dont nous sommes l’image. Ceci était inconnu
de nos ancêtres. La révélation chrétienne nous enseigne que le monde et son histoire
sont tendus vers la réalisation du dessein de Dieu, lequel dessein a atteint son sommet
dans l’incarnation, événement inédit où Dieu s’est fait homme, assumant la condition
humaine jusqu’à la mort  : c’est aussi une "nouvelle" pour nos ancêtres. Le Christ
nous révèle également la notion de "  péché" comme infidélité au plan historique du
salut en Dieu, tandis que notre notion ancestrale de péché, essentiellement
horizontale, était limitée à la faute contre le prochain. En effet, dans notre conception
du monde, Dieu est hors de portée de l’homme, et celui-ci ne peut Lui porter atteinte.
Avec le message chrétien, nous sommes pétrifiés en découvrant que l’homme peut
offenser Dieu.  »374

Ainsi peut-on affirmer qu’aujourd’hui, en Afrique, les croyants perçoivent que le


Créateur s’est rendu proche de tous ses enfants de la terre par le double envoi de son
Fils et de leur Esprit commun. Le Fils est perçu comme la Parole structurante du
commencement qui introduit un sens dans le monde et dans l’histoire. En révélant que
Dieu est Amour, le Fils déclenche une espérance extraordinaire dans l’histoire
humaine. Il annonce que Dieu y vient en personne pour y ensemencer l’amour.
Quiconque rencontre le Christ est restructuré par la Parole de Dieu qu’Il incarne, en sa
personne de réconciliateur et de restaurateur de l’unité de la communauté humaine.
Le péché est le refus de participer à ce monde nouveau entièrement transformé par le
Christ et l’Esprit Régénérateur. L’Africain accueille aujourd’hui le message de Jésus-
Christ car il correspond à son attente de salut, de libération et de réconciliation. Dans
le monde d’aujourd’hui un chrétien sur huit provient de l’Afrique subsaharienne.

373
Ibid., p. 174.
374
François Kabasele-Lumbala, Le Christianisme et l’Afrique. Une chance réciproque. Éditions Karthala,
Paris, 1993, pp. 64-65.

257
Dans l’Afrique traditionnelle, la recherche de salut était le projet fondamental de tout
croyant. Chaque croyant, pour assurer son salut, avait recours au culte des ancêtres et
aux rites d’initiation pour acquérir le statut d’adulte et de personne responsable dans sa
communauté. Celle-ci l’insérait dans un réseau de solidarité et de partage. Pendant les
crises de l’existence, l’Africain pratiquait des rites de guérison et diverses pratiques
thérapeutiques de protection ou de libération.
Avec l’entrée de l’Afrique dans le concert des nations marqué par la mondialisation
des échanges, toutes les pratiques ancestrales se retranchent dans la vie privée des
individus ou dans des Églises indépendantes.

«  Dans ces Églises indépendantes, on observe l’évangile (dûment réinterprété par des
prophètes noirs tels que Harris en Côte-d’Ivoire, Matswa au Congo ou Kimbangu au
Zaïre, etc.). Les fidèles et leurs clergés s’efforcent de résoudre les problèmes ayant
trait aux soins des malades, à la prédiction de l’avenir, à la protection contre le mal,
l’adversité et la sorcellerie, etc. Et l’élément clef des pratiques religieuses
traditionnelles que l’on retrouve presque partout dans ces Églises indépendantes, c’est
la possession. Elle y joue un rôle central ; car c’est en transe qu’est opérée la voyance
qui sert à diagnostiquer les causes de la maladie et de l’infortune, ainsi qu’à prescrire
les remèdes et les conduites que l’on s’efforce de suivre dans la plus grande proximité
possible avec le message évangélique. Le grand nombre de ces Églises indépendantes
et leur liberté d’interprétation à l’égard de l’Ancien et du Nouveau Testament peuvent
suffire à expliquer leur rôle d’intermédiaire entre les religions traditionnelles et le
christianisme.  »375

Entre les religions ancestrales caractérisées par l’ouverture permanente à la


transcendance et les Églises indépendantes qui prennent en charge les besoins de salut
de l’Africain dans le prolongement de son expérience religieuse héritée des Ancêtres et
éclairée par l’évangile, que peuvent aujourd’hui proposer les Églises chrétiennes,
catholique, protestante et les frères des Églises indépendantes ?
Pour nous, la réunion spirituelle de l’humanité est le projet qui répond aux inquiétudes
et aux angoisses de l’Africain, écartelé entre les valeurs de ses sociétés traditionnelles
et les valeurs de la modernité que véhicule la perspective de la mondialisation de
l’économie. En effet, la reconnaissance des religions ancestrales, de l’Islam, des
Églises indépendantes, des religions mondiales et des autres mouvements religieux,
s’impose à la conscience chrétienne. En respectant toutes ces religions, le chrétien
d’Afrique reconnaît que l’Esprit de Dieu est à l’œuvre dans les moyens de salut que

375
Issiaka-Prosper Lalèyè, Les religions de l’Afrique noire. In Jean Delumeau, Le fait religieux. Fayard.
Paris, 1993. p. 712.

258
proposent leurs traditions. Ces diverses religions, en se concertant, en s’invitant, en se
donnant mutuellement hospitalité et en travaillant ensemble avec leurs approches
respectives peuvent créer en Afrique un espace pour la réunion spirituelle de
l’humanité.
Les religions ancestrales, peu expansionnistes et peu prosélytes, apprendront aux
religions monothéistes d’Afrique, leur modestie, leur esprit de tolérance et l’efficacité
pratique de leurs rites faisant appel à l’affectivité de leurs adeptes, non soumis à une
discipline qui les cloisonnerait.
Les religions monothéistes apprendront aux religions ancestrales à intégrer la mystique
de la recherche intellectuelle et l’intérêt de la traduction de la foi dans les structures
politiques, économiques et sociales modernes.
Les Églises indépendantes apprendront aux religions monothéistes d’Afrique la
nécessité de l’inculturation de l’évangile pour répondre à l’espérance des exclus de la
société (malades, rejetés, malheureux, infortunés, pécheurs...). Elles sont en Afrique de
véritables lieux de cure spirituelle incluant songes, transes et visions.

En effet, «  Les Églises indépendantes se présentent elles-mêmes comme «  un lieu où


l’on se sent chez soi  ». Dans des communautés à taille humaine, elles organisent une
véritable solidarité du salut. Les pauvres et les malades sont accueillis et pris en
charge. Le problème des ministères ne se pose pas  : hommes et femmes sont
responsables et même fondateurs d’Églises. On accorde une attention pastorale
particulière aux pécheurs. Une Église indépendante a pour devise  : «  Ici, on pratique
la ségrégation  : seuls les pécheurs sont admis  ». Il y a là une vive interpellation
adressée aux Églises conventionnelles en ce qui concerne le sens de la communauté,
l’accueil et le soin pastoral individuel, le partage des biens, des responsabilités et des
charismes.  » 376

La réunion spirituelle de l’humanité invite ainsi les religions d’Afrique à se mettre au


service de l’homme et de tout l’homme. En renonçant à être des facteurs de guerres
fratricides ou de rivalités, les religions pourront, dans le cadre de la mondialisation des
échanges, travailler à l’instauration de la paix, à la promotion humaine et à la
consolidation de la solidarité. Le dialogue inter- religieux en Afrique pourrait favoriser
l’enrichissement mutuel des chrétiens et des croyants traditionnels.

376
Eloi Messi Metogo, « Le christianisme, les religions traditionnelles et l’islam dans l’Afrique
d’aujourd’hui  ». In Inculturation et Conversion. Africains et Européens face au synode des Églises
d’Afrique. Editions Karthala, Paris, 1994. p.69.

259
«  Les religions traditionnelles africaines rappellent aux chrétiens la discrétion de
Dieu, à la fois absent et présent au plus près de la vie. Nul ne peut se servir de lui
pour dominer les autres. Elles leur rappellent aussi que l’amour et la solidarité ne
doivent pas être proclamés, mais concrètement vécus. Nous avons aussi noté la
conception intramondaine du salut dans ces religions, et le recours immédiat aux
puissances surnaturelles pour s’assurer la santé, la réussite, la fécondité et la paix. On
ne peut plus prêcher un christianisme du salut de l’âme, qui n’aurait rien à dire ni à
faire pour transformer le monde. Mais le christianisme met en question le refus de
l’effort et du travail, la mentalité magique qui croit pouvoir résoudre tous les
problèmes par le recours au rite. Il met aussi en question le déni de la condition
humaine dans les attitudes devant la souffrance et la mort. La recherche systématique
des coupables, empoisonneurs ou jeteurs de mauvais sorts, engendre la méfiance et la
haine, et conduit parfois à la violence. La foi chrétienne ne supprime pas la souffrance
et la mort, mais donne de les vivre autrement, à la lumière de la résurrection.  »377

C’est en se fréquentant que croyants traditionnels et chrétiens pourront mettre leurs


héritages spirituels respectifs dans la perspective d’une réunion des forces spirituelles
lucidement critiquées au service de la promotion humaine en Afrique au sud du
Sahara.
Ainsi l’Islam noir en se démarquant du fondamentalisme périphérique peut favoriser
un dialogue de vie avec les Églises chrétiennes et les religions ancestrales. Mais les
entreprises communes de promotion humaine et les relations de proximité sont des
préalables à un dialogue théologique plus approfondi.
La réunion spirituelle de l’humanité en Afrique est en tout état de cause une tâche
quotidienne qui suppose une solidarité de croyants passionnés du bien-être des
membres de l’unique communauté partageant la même destinée. L’option
préférentielle pour la réunion spirituelle est une constante de la manière d’être des
Africains. En Afrique, la parenté spirituelle précède l’appartenance religieuse.
Croyants traditionnels, musulmans et chrétiens appartiennent à la famille de Dieu dont
les maisons ont des traditions spécifiques. L’Eglise est la maison de Dieu bâtie sur la
vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ. La maison musulmane est fondée sur
l’expérience religieuse du prophète Mahomet. La maison des croyants traditionnels est
sous la protection de tous les Ancêtres qui ont mis leur foi dans le pouvoir
d’intercession de leurs héros civilisateurs.
Ainsi la réunion spirituelle de l’humanité est, pour l’Africain, la famille de Dieu où
chacun, au-delà de son appartenance à une maison particulière, a la conscience d’être
un enfant de Dieu aimé gratuitement et inconditionnellement pour lui-même. Cette

377
Ibid., pp.80-81.

260
parenté spirituelle est la réalité qui précède toutes les relations entre les croyants des
diverses maisons de l’humanité. Cette parenté spirituelle est l’élection de chaque
homme par Dieu avant la fondation du monde (Ep 1, 4). Les diverses maisons de
l’humanité sont des berceaux de foi qui accueillent chaque enfant de Dieu à l’aurore de
sa vie spirituelle. Chacune de ces maisons (religions ancestrales, monothéistes et
mondiales) devrait encourager ses adeptes à aller à la rencontre des autres enfants de
Dieu pour vivre en plénitude cette parenté spirituelle.
La réunion spirituelle de l’humanité est le lieu et le mode de relation auxquels sont
appelés les enfants de toutes les maisons de l’humanité, dans la fidélité à leurs
traditions respectives, travaillent ensemble au bien intégral de l’humanité. L’humanité
créée à l’image de Dieu doit donc s’éveiller au don de sa réunion spirituelle. La
présence du Christ dans l’histoire rappelle cette parenté spirituelle oubliée ou oblitérée
par le péché. Le péché dans ce contexte est l’éloignement de l’humanité du projet
dynamique et créateur de Dieu. En ignorant leur filiation d’un même Père et en
oubliant de demeurer dans son amour, les membres de l’humanité se sont repliés sur
les valeurs particulières de leurs maisons en s’excluant mutuellement par des pratiques
discriminatoires. Ils ont construit des murs pour entourer leurs maisons afin de se
protéger contre les autres.
Mais le Christ, dans l’histoire de l’humanité, est le Bon Pasteur qui a reçu la mission
du Père de rassembler tous les membres des diverses maisons en une seule assemblée,
pour recevoir le don de la parenté spirituelle oubliée ou oblitérée par le péché. En Lui,
l’humanité peut comprendre à quel point le Père aime les hommes. En demeurant dans
l’amour du Père, l’humanité, quittant ses maisons précaires, peut marcher à la suite de
Celui « qui n’a pas où reposer sa tête » et qui chante éternellement les miséricordes de
Dieu.
L’humanité, libérée des divisions en marchant ensemble et en chantant les
miséricordes de Dieu, devient la famille spirituelle de Dieu, le peuple consacré au
service de la réunion. En Afrique comme dans le reste du monde, c’est la découverte
bouleversante de l’amour de Dieu en Jésus-Christ par l’Esprit qui suscitera la vocation
originelle de filles et fils de Dieu dans les membres de l’humanité.
En effet, Dieu aime l’humanité et veut réunir ses membres en un seul Corps, celui du
Christ. C’est en son Fils que chaque membre de l’humanité renaît à cette parenté
spirituelle. Si le Père « a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions

261
par Lui » (1Jn 4, 9), l’humanité en Afrique, ayant écouté pendant des siècles la Parole
des Ancêtres, peut et doit s’ouvrir à la Parole de Celui qui demeure dans l’amour du
Père.
En s’ouvrant au récit de la vie du Fils unique du Père, les Africains accueillent une
force historique de libération dans l’attente du monde nouveau qui germe dans le grain
de l’évangile semé par les disciples au fil des siècles. Ainsi l’Afrique, tout en restant
fidèle à ses traditions spirituelles : religions ancestrales, monothéistes, mondiales,
idéologies de la modernité et courants d’esprit divers..., peut s’ouvrir à l’esprit de la
réunion spirituelle de l’humanité, force de libération en vue de sa promotion humaine.
En effet, l’Afrique est l’aire géographique la plus marginalisée dans le processus de la
mondialisation des échanges. Sa situation économique, sociale et politique est marquée
par la misère, la criminalité, la lutte pour la survie, les violences et les rivalités
quotidiennes, les tensions sociales, le marasme économique, les guerres d’influences
politiques et le fatalisme de populations qui démissionnent devant leurs responsabilités
historiques par peur, lâcheté ou « afro-pessimisme ».
Les religions ancestrales sont aujourd’hui impuissantes face aux nouveaux défis
économiques, scientifiques et technologiques. Les valeurs prônées par les religions
traditionnelles : respect de la vie, des ancêtres, des aînés, sens du sacré, hospitalité,
accueil, solidarité, partage, forces de cohésion sociale et religieuse, efficacité de la
sagesse ancestrale…, sont aujourd’hui perverties par l’individualisme, l’égoïsme et
l’arrogance des « nouveaux riches » de la bureaucratie étatique, politique et financière.
L’Islam noir s’est accommodé de la mentalité des Africains et représente une forme de
modernité par rapport à la tradition des sociétés ancestrales. Facteur de progrès, l’Islam
noir a renforcé la convivialité et la solidarité sans frontières de ses membres.
Les religions mondiales qui ont essaimé en Afrique ont suscité de nouvelles fraternités
et une nouvelle foi répondant aux besoins spirituels des peuples. Le christianisme
quant à lui, est vivant en Afrique par ses communautés de foi, ses œuvres caritatives et
ses mouvements de promotion humaine. Après la première évangélisation qui a
implanté une Église respectable, estimable et engagée dans le processus du
développement et de la démocratie, la seconde évangélisation devrait davantage
s’orienter vers la réunion spirituelle de l’humanité.
Cette réunion spirituelle devrait concrètement prendre, sur le plan théologal, la forme
de « communautés ecclésiales de base ». Des communautés à taille humaine, réparties

262
géographiquement sur le lieu de vie des disciples du Christ, pourraient devenir en
Afrique des espaces d’écoute et de partage de la Parole de Dieu. Rassemblant sur leur
lieu de vie des femmes et des hommes sur le critère de la foi, les communautés
ecclésiales de base, seraient des assemblées où pourrait se célébrer l’espérance de
libération qu’apporte le Christ. Axées sur le service d’une population vivant dans la
même aire géographique, ces communautés seraient la source de nouveaux ministères
de disciples de Jésus-Christ.
Comme le Christ, ces communautés auraient le souci des pauvres, des malades, des
rejetés, des exclus, des infortunés et des malheureux. Soucieuses de leur croissance
spirituelle, elles trouveraient de nouveaux moyens de formation chrétienne, à l’aide
des technologies nouvelles, par des témoignages, des récits de vie, des
accompagnements de groupes, des réunions d’études bibliques et l’apprentissage des
nouvelles valeurs. Communautés œcuméniques, elles inviteraient les autres disciples
de Jésus-Christ à participer librement à leurs réunions et à leurs activités ministérielles.
Communautés de dialogue inter- religieux, elles associeraient tous les croyants de leur
aire géographique à leurs réflexions et à leurs activités de promotion humaine. Elles
seraient sensibilisées aux questions relatives à la paix, la justice et la mondialisation,
elles participeraient à toutes les initiatives de la société civile pour trouver des
solutions durables aux problèmes de sécurité, de guerre, d’épidémies et aux drames des
phénomènes migratoires des réfugiés.
Communautés missionnaires, elles proposeraient à tous les Africains l’évangile en tant
que force historique de libération, de réconciliation et de restauration de l’unité de la
communauté humaine. L’esprit œcuménique, profondément imprégné des vertus de
dialogue… et de palabre, caractéristiques de l’humanisme de cette partie du globe, les
animerait. Ainsi le Christ libérateur, réconciliateur et restaurateur de l’unité de la
communauté humaine pénétrera dans l’histoire, la culture et le cœur de l’Africain
grâce à ces communautés ecclésiales de base ouvertes à tous.
La réunion spirituelle de l’humanité peut aussi prendre la forme d’associations de
disciples de Jésus-Christ développant dans la société civile des projets pour le bien-être
des communautés. Ces associations fondées sur des compétences professionnelles
peuvent être aussi messagères de l’évangile. C’est en portant ensemble le regard de
disciples de Jésus-Christ sur les problèmes de faim, d’eau, de santé, d’ignorance,
d’exploitation, de domination et de dépendances, que les associations, animées par des

263
femmes et des hommes venant de divers horizons professionnels, pourront créer les
conditions de la libération des Africains pauvres. En partageant le sort des mal lotis,
les associations de lutte contre la déshumanisation seront les témoins d’une réunion
spirituelle par leurs réponses appropriées aux problèmes de sécheresse,
d’autosuffisance alimentaire et de misère. En réunissant les compétences nécessaires
pour faire sortir les Africains de leur misère, les associations agiront avec le Dieu de
la vie dans un partenariat qui exclue tout interventionnisme hégémonique et tout
paternalisme. En Jésus-Christ, Dieu accompagne ceux qui souffrent afin qu’ils
résistent à la fatalité, à l’oppression et aux impasses des situations déshumanisantes.
Les associations de lutte contre la pauvreté seront des écoles de foi dont le souci sera
de faire acquérir aux Africains le savoir-faire qui remet debout. Devenus acteurs de
leur promotion humaine, les Africains apprendront, par leurs actes de libération, le don
de la communion que procure une action communautaire inspirée par l’évangile. Ainsi
pourront-ils célébrer ensemble une vie d’union avec les partenaires de leur libération
qui sont les fils d’un même Père.
L’évangélisation en profondeur de l’Afrique sera ainsi en oeuvre quand les Africains
découvriront, dans la réunion spirituelle de l’humanité, que le Père de Jésus-Christ
«  ne fait pas de différence entre les hommes, mais qu’en toute nation celui qui le
craint et pratique la Justice Lui est agréable  » (Ac 10, 34-35).
En s’ajustant au message d’amour de Jésus, message qui n’est point idées, notions et
idéaux, mais vie filiale et fraternelle reçue du Père, les Africains de diverses croyances
accepteront de vivre ensemble dans la concorde. La réunion spirituelle de l’humanité
est la manifestation de l’amour trinitaire en Afrique comme ailleurs. Le Père est révélé
comme la demeure éternelle de Dieu parmi les hommes. Le Fils, ayant un lien
personnel avec chacun, est le trait d’union entre tous ceux qui franchissent le seuil de
leurs maisons religieuses pour se rencontrer sans contraintes ni prosélytisme fanatique.
Par l’Esprit, défenseur et consolateur de ceux qui sont envoyés par le Fils, les
Africains sont rattachés les uns aux autres. L’Esprit du Père et du Fils, respectueux de
la pluralité des traditions religieuses, insuffle l’adhésion au Christ dans la construction
commune de la vie filiale et fraternelle. Ainsi la réunion spirituelle de l’humanité dans
la théologie africaine est un programme orienté vers l’avenir. Elle ne se concrétisera
qu’au prix d’une conversion à l’image du Dieu trinitaire révélé dans l’expérience
ecclésiale.

264
En effet, un Dieu totalement muet, indifférent au sort de l’Africain, ne peut être
invoqué face aux défis terribles de l’annihilation et de la paupérisation
anthropologiques. C’est pourquoi, selon la foi chrétienne, seul le Père de Jésus-Christ
qui a entendu le cri de son peuple et qui rejoint l’humanité au point le plus extrême de
ses divisions et de ses fractures sociales, peut l’intéresser. Seul l’Esprit du Père et du
Fils, qui veut abolir les clivages entre Juifs et Gentils, entre riches et pauvres, dans le
cadre de la réunion spirituelle de l’humanité, peut vraiment l’intéresser. Seul Jésus-
Christ, l’ancêtre le plus contemporain par sa Parole permanente, peut ouvrir de
nouvelles perspectives d’espérance par son attention à ses frères crucifiés par la
misère.
Jésus-Christ, en devenant une force historique de libération et de transformation de la
vie politique, sociale, culturelle et économique en Afrique, devient aussi le symbole
vivant de la renaissance africaine et le promoteur du dialogue de vie entre les religions
et les communautés qui travaillent au bien-être des populations.
Il est maintenant possible de récapituler notre propos en énonçant les chances de la
réunion spirituelle de l’humanité en Afrique au sud du Sahara.

V.6.3. Les chances de la réunion spirituelle de l’humanité en Afrique.

L’Afrique est la « patrie de l’homme ». On y trouve les traces les plus anciennes de
l’homme émergeant de l’animalité pour prendre possession du monde. Le climat
difficile du continent n’a pas encouragé le développement de grands foyers culturels.
Malgré quelques exceptions égyptiennes et nubiennes que l’archéologie peine à
éclairer l’énigme, l’Afrique a failli devenir un désert humain. Les barrières naturelles
comme le Sahara et les forêts vierges l’ont progressivement isolée. Mais les
caravaniers arabes et les explorateurs aventuriers ont eu des rapports constants avec
l’Afrique, mais il a fallu attendre les progrès de la navigation maritime et l’audace de
commerçants européens pour que le continent commence à livrer le secret de son
développement et de sa culture.
L’Africain, isolé des grands foyers culturels méditerranéens et d’Extrême Orient (sauf
au cours de la période de l’invasion musulmane et de celle des échanges réguliers de
l’Éthiopie avec le golfe persique), a développé une culture où les relations humaines
prévalent sur la maîtrise de l’environnement. C’est ainsi que, vivant dans le vase clos

265
de la civilisation ancestrale, l’Afrique a développé un système complexe de parentés,
une économie de troc et une religion généalogique où chaque membre de la société a
sa place dans un ordre du monde garanti par des rites et un ordre hiérarchique fondés
sur la sagesse des Ancêtres et des anciens.
Ce monde a perdu en partie ses repères, lors de contacts violents avec l’islam, avec la
traite et lors de la pénétration coloniale et chrétienne. Aujourd’hui l’Afrique est dans
une période difficile, indocile à toutes les formes de développement préconisées par les
experts qui se penchent sur son sort. Une minorité de puissants confisquent à son profit
les revenus de programmes de développement inadaptés aux besoins réels de
populations qui accèdent difficilement à un niveau de vie décent.
Dans ce contexte difficile, la réunion spirituelle de l’humanité offrirait à l’Afrique
toutes autres perspectives d’avenir. Sa mise en oeuvre peut mobiliser les forces vives
des religions ancestrales, monothéistes ou autres mondiales pour libérer l’Africain des
obstacles culturels qui s’opposent à son épanouissement : pauvreté, analphabétisme,
ignorance, coutumes opposées au progrès, guerres fratricides... La réunion spirituelle
de l’humanité est la mise à contribution de toutes les valeurs et aspirations des
communautés religieuses et associations, pour une gestion critique et participative du
bien commun.
En travaillant ensemble pour résoudre des problèmes communs, avec des sensibilités et
des approches différentes, les Africains pourront concrètement réaliser une fraternité
révélant la gratuité de l’amour de Dieu révélé en Jésus-Christ et partagé par tous.
L’Esprit unificateur du Père et du Fils transformera les clivages et les antagonismes en
liens de réconciliation et de restauration de l’unité de la communauté humaine.
Ainsi la réunion spirituelle de l’humanité sera l’un des signes de l’avènement du règne
de Dieu en Afrique. L’Eglise et ses communautés seront davantage au service du règne
de Dieu par l’annonce de l’évangile, par les sacrements, par leur engagement et par
leur ouverture à la résolution des problèmes locaux à dimension mondiale. Les Églises
locales, en communion avec les Églises sœurs du monde pourraient s’insérer dans le
processus des échanges et tirer profit de la mondialisation en bénéficiant de contacts et
de rencontres favorisant la communion de communautés désormais ouvertes les unes
aux autres.

266
Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××

267
CHAPITRE VI : LA « RÉUNION SPIRITUELLE DE
L’HUMANITÉ » ET L’IDÉE CHRÉTIENNE DE L’HOMME.

Introduction.

Les deux chapitres qui précèdent nous ont permis de développer pour lui–même, dans
le contexte actuel de la mondialisation, le thème de la réunion spirituelle de
l’humanité. Mais nous n’oublions pas que ce thème s’était imposé à nous à partir de
notre lecture de Catholicisme. Aussi est–il naturel que nous tentions, dans un dernier
chapitre, de revenir à cet ouvrage et, en nous appuyant aussi sur d’autres écrits de
Henri de Lubac, de préciser la contribution essentielle que cet auteur peut apporter,
aujourd’hui même, à une réflexion sur la réunion spirituelle de l’humanité.
Cette contribution doit être avant tout cherchée, selon nous, du côté de ce qu’on
nomme habituellement l’anthropologie théologique. Les deux chapitres précédents,
dans une large mesure, nous entraînent sur cette voie. En effet, il en ressort notamment
que la mondialisation remet au premier plan la question de l’homme devant Dieu, soit
que cet homme se sente menacé dans sa vocation profonde par certains aspects de la
culture moderne ou post–moderne, soit qu’il puisse trouver dans ce contexte même de
nouvelles chances pour développer des liens de solidarité et de communion et, à
travers eux, la possibilité de mieux répondre à l’appel de son Créateur. Ce diagnostic
même nous invite à retrouver l’importance centrale de la réflexion que Henri de Lubac
a consacrée à l’homme devant Dieu. Cette réflexion, dont un bon nombre d’éléments
avaient été déjà exposés dans les premiers chapitres de notre étude, mais qui doit être
désormais ressaisie dans son unité même. C’est ce que nous ferons en dégageant
d’abord l’idée chrétienne de l’homme qui ressort de Catholicisme, et la manière dont
cette idée chrétienne de l’homme éclaire de façon décisive la réunion spirituelle de
l’humanité. Nous sommes certes conscients du fait qu’une telle idée de l’homme fait
en même temps l’objet d’une contestation dans notre contexte actuel, et nous
montrerons sur quoi porte précisément une telle contestation. Mais cela même nous
aidera à préciser ensuite ce qui est, à travers Catholicisme et d’autres écrits
importants, la contribution originale de Henri de Lubac à notre réflexion actuelle.
Nous verrons finalement ce que l’idée de l’homme ainsi dégagée peut apporter à notre

268
monde en tant qu’il est traversé par un culte de l’immanence en même temps que par
la redécouverte des autres traditions religieuses de l’humanité.
Quelle est l’idée chrétienne de l’homme que développe Henri de Lubac dans
Catholicisme ? Comment cette idée chrétienne de l’homme affecte-t-elle la recherche
de l’humanité dans la mise en œuvre de sa réunion spirituelle ? Pouvons-nous dans le
contexte de la mondialisation accepter l’idée chrétienne de l’homme qui se dégage de
la réflexion théologique de l’auteur de Catholicisme ? L’analyse historique et
théologique offerte par Catholicisme renouvelle-t-elle l’anthropologie chrétienne ?
Ces questions nous permettront de mettre en évidence l’intérêt de Henri de Lubac pour
la problématique de l’anthropologie théologique chrétienne, en nous souvenant que sa
vocation n’avait pas été d’édifier une synthèse théologique, mais de faire connaître et
aimer «la grande tradition de l’Eglise, comprise comme l’expérience de tous les
siècles chrétiens, venant éclairer, orienter, dilater notre chétive expérience
individuelle, la protéger contre les égarements, l’approfondir dans l’Esprit du Christ,
lui ouvrir les voies de l’avenir  ».378
En effet, pour lui, la grande révolution épistémologique dans l’histoire de l’humanité
est le fait historique du Christ : Dieu qui se fait homme pour que l’homme soit fait
Dieu. Dans le fait historique du Christ, Dieu vient à la rencontre du désir naturel de
bonheur inscrit dans la nature humaine. Par un don libre de lui-même à sa créature,
Dieu en Jésus - Christ fait participer l’humanité incapable par elle-même d’atteindre la
communion pour laquelle elle est créée. Ainsi, dans le fait historique du Christ, l’Infini
s’abaisse au niveau de sa créature finie pour l’entraîner dans la communion éternelle.
L’humanité dans le fait historique et libre du Christ n’est plus maintenue dans les
limites d’une nature finie. A travers le mystère du Christ, l’amour de Dieu confirme et
dilate à l’infini les possibilités de communion de l’humanité. Le Christ pour Henri de
Lubac est le nouvel Adam par qui commence l’histoire de la réunion spirituelle de
l’humanité. C’est en lui en effet que tout homme est appelé à entrer en communion
avec Dieu. En lui Dieu est présent parmi les hommes, les arrachant à leur
individualisme et les purifiant au feu de son amour. Catholicisme est aussi riche en
thèmes anthropologiques. Les traits fondamentaux de l’homme qu’il esquisse sont
inspirés par le Mystère de l’homme nouveau qu’incarne Jésus-Christ, Homme-Dieu
qui révèle à l’humanité sa destinée transcendante et commune.

378
Henri de Lubac, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Namur, Culture et vérité, 1989. p.148.

269
Catholicisme, par son souci de s’adresser à l’homme de toujours éclairé par la
révélation divine, parle encore à notre monde en mutation culturelle. Publié en 1938,
la force créatrice de l’ouvrage invite toujours à un renouvellement de notre idée
chrétienne de l’homme. En renvoyant son lecteur aux vérités de foi de l’Église et du
christianisme, Henri de Lubac, par sa connaissance approfondie de la tradition
doctrinale, milite en faveur d’une anthropologie théologique chrétienne qui
communique avec les cultures du monde. En témoigne son dialogue avec le
bouddhisme 379 et l’humanisme athée. 380

Défenseur de la dignité de l’homme et de la sublimité de sa vocation surnaturelle ,


Henri de Lubac a toujours opté pour la lumière du Christ au sein de la communauté
d’espérance de l’Église. Cette Église qui est mystère et don du Rédempteur de
l’homme. C’est pourquoi il conçoit l’anthropologie théologique chrétienne comme un
approfondissement du mystère de l’homme à la lumière du Fils. En effet «nul ne
connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à
qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11, 27).

L’évangile, n’est-ce pas, selon Henri de Lubac, «Jésus lui–même  ? Il demeure


toujours inséré, source à jamais jaillissante, au cœur de notre actualité si dramatique.
L’Église, à laquelle il fut confié, en tire à chaque génération nova et vetera.  »381

Henri de Lubac a un sens chrétien de la transcendance de Dieu. Dieu est en lui - même
éternelle communion du Père, du Fils et de l’Esprit saint. C’est en tant qu’amour
éternel que Dieu, par libre générosité, crée le monde où l’homme, par son ouverture au
don indu de la grâce, peut entendre l’appel à participer à la vie intime de son créateur.
Pour Henri de Lubac, le Dieu d’amour est présent au monde et à l’histoire, et l’homme
par son expérience d’ouverture à son «désir naturel de voir Dieu » doit trouver Dieu en
Jésus.

Et «la première condition est l’amour de Jésus-Christ. C’est cet amour qui fait le
chrétien. Cela ne changera pas. Selon les siècles et selon les individus, il revêt des
formes et se charge de nuances bien diverses  ; mais jamais il ne peut manquer. Or il
est aujourd’hui combattu. Il est déclaré caduc, illusoire ou tourné en dérision. Les
379
Henri de Lubac, Aspects du bouddhisme, Paris, Edition. Du Seuil, 1951. In 12°, 202p.
Henri de Lubac, La rencontre du bouddhisme et de l’occident, Coll. Théologie 24, Edition. Aubier -
Montaigne, Paris, 1952. In - 8°, 288 p.
Henri de Lubac, Aspects du bouddhisme II. Amida, Paris Edition. du Seuil, 1955. In - 12°carré, 360 p.
380
Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Paris, Edition. Spes, 1944, in - 8°, 412 p.
381
Henri de Lubac, L’Eglise dans la crise actuelle, Paris, Édition du Cerf, 1969, p. 65.

270
arguments ne manquent pas, tirés de toutes sortes de disciplines, à ceux qui veulent
l’expulser du cœur chrétien. Les uns déclarent qu’un tel amour s’adresse à un
fantôme, parce que le Jésus de l’histoire, le seul Jésus réel est inaccessible à nos
investigations. Pour d’autres, la succession des cultures, étrangères les unes aux
autres, l’éloigne de nous chaque jour davantage et ne nous permet plus de faire nôtres
les définitions dogmatiques de l’ancienne Église. D’autres encore se persuadent et
cherchent à nous expliquer, au nom des progrès de la psychologie et plus
particulièrement au nom des révélations de la psychanalyse, que cet amour nous
entretient dans une "religion" sentimentale, aux sources troubles, indigne de l’homme
adulte, à laquelle il nous faut renoncer pour entrer dans la foi. »382

Selon Henri de Lubac, l’amour de Jésus est l’unique chemin qui fait accéder au
mystère de Dieu. C’est en s’attachant à sa personne, à son message, à ses actions et à
son histoire que l’homme comble les attentes et les exigences de son cœur. La figure
de Dieu se révélant en Jésus de Nazareth est le mystère insondable de Dieu se
manifestant de façon gratuite et désintéressée en faveur de l’humanité. Ainsi Jésus de
Nazareth contemplé dans le mystère de sa vie, de sa mort et de sa résurrection est la
Parole de Dieu faite chair, le Fils Unique fait homme pour témoigner au monde de
l’éternel amour de Dieu pour sa créature. L’homme qui est en relation de foi avec
Jésus de Nazareth est en contact avec la révélation absolue de Dieu se manifestant dans
l’existence humaine du Fils Unique de Dieu fait homme. A travers la figure du Christ
apparaît le visage authentique de Dieu et de l’homme. Dieu se révèle en Jésus-Christ
comme l’incarnation de l’éternel amour par sa bonté, sa compassion et son accueil.
Image de Dieu dans l’esprit de l’épître aux Colossiens (1, 15), le Christ est pour Henri
de Lubac l’image parfaite de l’homme nouveau. Accomplissement et aboutissement de
l’Ancien Testament, Jésus-Christ par son autorité de Fils Unique de Dieu dépasse les
figures historiques qui l’ont précédé. Centre de l’histoire humaine, Jésus-Christ est
Celui par qui Dieu s’est abaissé pour étreindre sa créature. Dieu en devenant cet
Homme Jésus, le Christ, entre en communion avec l’humanité. Saisir le sens de la vie
du Christ est, pour Henri de Lubac, le fondement de la connaissance de l’homme
nouveau devenu chair de notre chair et habitant parmi nous. Car comme le disait
l’apologiste chrétien Irénée :

 « Qu’est-ce que le Seigneur a apporté de nouveau par sa venue ? Eh ! Bien, sachez


qu’il a apporté toute nouveauté, en apportant sa propre personne par avance  : car ce

382
Ibid., pp. 69-70.

271
qui était annoncé par avance, c’était précisément que la nouveauté viendrait
renouveler et revivifier l’homme. »383
C’est en approfondissant le mystère de la vie du Christ que nous comprenons ce qu’est
une personne humaine. Car en lui Dieu est devenu une personne humaine partageant la
destinée de l’humanité et menant à son terme son désir de communion. En Christ
s’exprime et se réalise l’homme nouveau auquel tout membre de l’humanité doit
s’identifier. C’est à l’école du Christ que tout homme apprend à devenir l’homme
authentique voulu par Dieu. Cette connaissance de l’idée chrétienne de l’homme est
essentielle pour apprécier les conséquences de cette conception de l’homme sur la
réunion spirituelle de l’humanité. En nous fondant sur les thèses essentielles de
Catholicisme nous voudrions montrer l’influence de l’idée chrétienne de l’homme que
se fait Henri de Lubac sur le contenu théologique de la réunion spirituelle de
l’humanité.

VI.1. L’idée chrétienne de l’homme que se fait Henri de Lubac dans


Catholicisme.

Henri de Lubac n’enferme pas la définition de l’homme dans des catégories étroites.
Ne dit-il pas dans les Nouveaux Paradoxes  : 

« Nous ne savons pas ce qu’est l’homme ou plutôt nous l’oublions. Plus nous
avançons dans son étude, plus nous en perdons la connaissance. Nous l’étudions
comme un animal ou comme une machine. Nous sommes envoûtés par la physiologie,
la psychologie, la sociologie et toutes leurs annexes. Avons-nous donc tort de
pratiquer ces disciplines  ? Certes non. Les résultats en sont-ils donc faux ou
négligeables  ? Pas davantage. La faute n’est pas en elles, mais en nous, qui ne savons
ni les situer ni les juger. Nous croyons, sans y réfléchir, que l’étude  "scientifique" de
l’homme peut être, au moins en droit, universelle, et exhaustive. Alors elle obtient le
même résultat trompeur - et meurtrier - que la manie d’introspection ou que la
recherche d’une sincérité statique. Plus elle progresse, et plus elle devient redoutable.
Elle ronge l’homme, elle le désagrège et le détruit.  »384

L’homme n’est jamais, pour Henri de Lubac, un objet d’études à dissoudre dans une
définition ou un système analysable :

383
Saint Irénée de Lyon, Contre les hérésies, trad. O. Rousseau, Paris, Édition du Cerf, 1984. IV, 34, 1, p.
526.
384
Henri de Lubac, Paradoxes suivi de Nouveaux Paradoxes, Éditions du Seuil, Paris, 1959, p. 91.

272
 « Tout, au monde, est objet de science, - actuelle ou possible. Tout, sauf l’esprit qui
construit la science (et avec cet esprit, invisible, impalpable, point sans dimension,
que de choses  !). Tout, sauf cette puissance ouvrière qui toujours opère et toujours
échappe, passant toujours, navette insaisissable, du côté opposé à celui où la science
croit enfin la saisir. On dirait qu’il s’amuse à se laisser prendre : cette fois, nous le
tenons, nous le fixons, nous le mesurons, nous l’analysons, nous jetons la sonde
jusqu’en ses profondeurs. Nous y faisons toutes sortes de découvertes. Nous lui
appliquons les méthodes qui nous ont si bien réussies dans l’exploration de la nature
extérieure ou de la nature sociale, - et cette fois encore les résultats sont surprenants  !
Oui, ce sont de beaux résultats. Mais entre vos mains ce n’est plus l’esprit ! Mystère
de l’esprit, mystère qui ne peut être provisoire, qui se retrouve intact après chaque
tentative apparemment heureuse. Mystère qui n’est pas de l’inexploré, mais de
l’inexplorable. Mystère plus lumineux cependant, saisi d’une connaissance plus
immédiate et plus intime que l’objet de science le mieux défini, le mieux possédé.
Malgré tout, énigme toujours persistante, et toujours stimulante. Par elle toujours
l’homme est tenu en haleine  ; toujours il est forcé de chercher, forcé de s’étonner, -
d’un tout autre étonnement que celui qu’il éprouve en face des énigmes de la nature,
pour une toute autre recherche que celle qu’il poursuit dehors... »  385

L’homme est une réalité à la fois personnelle et sociale, historique et ouverte à la


transcendance. Envisagé comme une catégorie théologique, l’homme est l’être créé
ouvert à la réception du don de Dieu manifesté en Jésus-Christ. Pour Henri de Lubac,
cet homme a une identité permanente et durable. Être libre, l’homme est concret,
unique et singulier. Appelé à la communion libre, l’homme est un être aimant et aimé.
Résultat de la communion de deux êtres humains, l’homme par son devenir biologique
est orienté vers la communion avec ses semblables. Cependant, séparé des autres par
son corps qui est le siège de son moi, il court le risque de l’individualisme qui est le
repliement et l’enfermement sur lui–même par réflexe de survie. Être pour la mort,
l’homme est un corps porté vers les autres, capable de gestes d’amour, de langage, de
paroles, de discours, de concepts et de beauté. Le corps de l’homme étant mortel par
nécessité biologique, l’homme n’échappe au conditionnement de sa nature que par le
choix libre d’une nouvelle naissance dans le Christ, réalité de la personne que l’homme
doit devenir pour s’achever dans la communion libre. En effet, le Christ est « l’homme
nouveau » que tout homme doit revêtir au baptême pour accéder au statut de personne.
En tant que Fils, le Christ est « l’homme parfait » en tant qu’il vit comme une
Personne divine. Catholicisme attire l’attention sur le fait que l’homme sans la
rencontre avec le Christ est déterminé par sa nature dont la nécessité ontologique le
conduit à l’individualisme qui se traduit par des phénomènes de séparation,

385
Ibid., p. 95.

273
d’individualisme et de violence culminant dans la mort de l’homme sans espérance.
Or par son incarnation, le Christ assume comme Fils la nature humaine et la sauve de
l’individualisme et du tragique de la mort. Grâce au Christ, tout baptisé peut exister
comme personne en prenant le Christ comme modèle de sa relation à Dieu et aux
autres. Ainsi, l’homme libéré du déterminisme de sa nature peut vivre dans l’Eglise et
par l’Eglise. En prenant l’Eglise pour mère, le baptisé qui y est engendré reconnaît la
caducité des liens biologiques et se règle sur la loi de la charité du Dieu trinitaire. Par
la grâce du Dieu trinitaire, l’homme peut participer à l’existence personnelle de son
Créateur et son salut consiste à se réaliser comme personne en dépassant les liens et les
œuvres de la chair. Le nouveau rapport du baptisé au monde est défini par l’amour qui
bannit tout exclusivisme. L’homme devient « catholique », passionné par le salut de la
totalité du genre humain avec laquelle il vit en solidarité intégrale. Cette solidarité
intégrale est symbolisée par le rassemblement eucharistique qui transcende tout
exclusivisme biologique ou social. Relation d’amour libre et universel, la participation
eucharistique du baptisé est une réalisation et une manifestation historiques de
l’existence eschatologique de l’homme.
Cette idée de l’homme que se fait Henri de Lubac s’est formée et développée dans le
contexte historique et ecclésial de la révélation chrétienne. Il constate à travers ses
enquêtes historiques que cette idée chrétienne de l’homme est inconnue de la
philosophie antique. Les religions pré- chrétiennes, les mythologies du monde et le
mysticisme des peuples anciens l’ignorent. En effet l’idée chrétienne de l’homme
reçoit ses lettres de noblesse du Dieu créateur qui a manifesté son amour envers
l’humanité à travers la nouveauté apportée au monde par l’évangile du Christ. A la
suite de Clément d’Alexandrie, d’Origène et d’Augustin, Henri de Lubac affirme qu’il
n’y a aucune relation de nature entre Dieu et sa créature. Cependant Dieu a réalisé la
création de telle manière qu’il pût se communiquer à elle, sans contrainte et sans
arbitraire. Le Dieu des chrétiens est celui qui, en suscitant les êtres humains de rien
dans le temps, imprime en eux une finalité surnaturelle en les associant à son éternité.
En Christ, tout homme qui opte pour le Dieu d’amour accède à la communion avec son
créateur, une réalité pour laquelle il est fait et qui le dépasse infiniment.
L’homme pour Henri de Lubac est une créature spirituelle orientée vers Dieu, la
source de son être. Il est créé par lui et pour lui :

274
 «  La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant et la vie de l’homme, c’est la vision de
Dieu.  »386

Fait à l’image de Dieu, l’homme est l’effigie de Dieu au cœur de la création. Doué de
liberté pour coopérer avec son créateur, il est un être capable d’union avec la personne
du Christ, présence de Dieu dans le monde et dans l’histoire. Créé à l’image de Dieu,
son être est un don reçu du créateur. Destiné à la ressemblance divine, l’homme ne se
réalise que dans le don libre d’union à la personne du Christ. L’homme habité par le
désir de communion avec son Créateur atteint la stature parfaite de son humanité dans
le corps mystique du Christ. En effet l’humanité, qui possède la capacité d’accueil de
la révélation de Dieu en Christ à travers le fait historique du Christ et des sacrements
de l’Église, est appelée à engendrer en elle le Fils. La venue du Fils parmi les hommes
est le commencement d’une nouvelle naissance de l’humanité véritable. Ainsi, dans
l’idée chrétienne de l’homme que se fait Henri de Lubac, le Mystère du Christ est
essentiel. C’est sous l’angle de ce Mystère que nous pouvons déceler la clé
d’interprétation du christianisme et sa vision originale de l’homme. C’est en
approfondissant la foi au Christ que l’homme se laisse instruire par l’Esprit saint de sa
participation au Mystère du Christ.
L’homme chrétien est celui qui en s’unissant au Christ tend vers la ressemblance
divine. En assimilant le Mystère du Christ, le chrétien est assimilé au Christ. Le Christ
est ainsi la réalité primordiale et ultime de l’homme. Alpha et oméga, le Christ est la
plénitude du mystère de l’homme. Révélation parfaite et irrévocable de l’être humain,
le Christ par son union à la nature humaine, la même partout, est celui qui donne de la
consistance à la créature humaine en exaltant sa dignité d’enfant de Dieu. Il est celui
qui accomplit et achève tout homme dans son élan vers la ressemblance divine. En
effet, tout homme, en quelque situation historique qu’il se trouve, porte en lui une
aspiration à la ressemblance divine qui ne peut être comblée que dans le Mystère du
Christ. Sens ultime de l’existence humaine, le Christ est le don surnaturel qui
manifeste la volonté amoureuse de Dieu de se communiquer à l’humanité. Cette
communication de Dieu par le Christ et à travers les sacrements de l’Église assure la
transformation de l’homme dans le corps mystique de Jésus - Christ où Dieu s’abaisse
pour élever l’homme jusqu’à lui.

386
Irénée, Contre les hérésies, IV, 20, 7.

275
« "Jésus-Christ  ", remarque Bossuet en une phrase d’abord étonnante - mais prend-il
soin d’ajouter, "quiconque a l’esprit de la charité et de la communication chrétienne
entend bien ce que je veux dire" - Jésus-Christ nous porte en lui-même ; nous sommes,
si j’ose dire, plus son corps que son propre corps... Ce qui se fait en son divin corps,
c’est la figure réelle de ce qui se doit accomplir en nous. Bossuet devait ce principe et
cette hardiesse de langage à la fréquentation des Pères. Tout dans le Christ, nous dit
par exemple saint Augustin, sa vie, sa mort et sa résurrection, ses actes et son corps
même, sont le symbole de la vie chrétienne, le "sacrement" de cet homme intérieur qui
est aussi l’homme unique et universel. Origène avait déjà souligné, d’une façon
précise, le rapport d’efficacité symbolique entre le corps individuel du Christ... et son
"  vrai  " corps, qui est l’Eglise,... Il en avait conclu que l’effet dernier, la "vérité  " de
la communion sacramentelle était de communier à l’Église au sein de laquelle retentit
la Parole, elle aussi présence réelle du Logos. »387

Le mystère de la transformation de l’homme en Christ se fait à travers l’Eucharistie où


il est incorporé en lui. Sacrement de la nouvelle Alliance et foyer de rayonnement du
Mystère du Christ, l’Eucharistie est le résumé du geste d’amour de Dieu à l’égard de
l’humanité. C’est en Christ, en son Eucharistie, que tout homme est assimilé au
mystère ultime de l’homme. C’est en communauté rassemblée par l’Eucharistie que le
Christ donne une nouvelle identité à l’homme assimilé et incorporé en lui. Ainsi
l’homme devient - il le sacrement de Jésus-Christ dans le monde et l’histoire. Inséré
dans le nouveau peuple de Dieu, le chrétien lié à ses frères en humanité est le signe
efficace de Jésus-Christ, «image du Dieu invisible ».

En effet : « le mystère du Christ est aussi le nôtre. Ce qui s’est accompli dans la tête
doit s’accomplir aussi dans les membres. Incarnation, mort et résurrection : c’est
enracinement, détachement et transfiguration. Pas de spiritualité chrétienne qui ne
comporte ce rythme à trois temps. Nous avons à faire pénétrer le christianisme au plus
profond des réalités humaines, mais ce n’est pas pour l’y laisser perdre ou dénaturer.
Ce n’est pas pour le vider de sa substance spirituelle. C’est pour qu’il agisse dans
l’âme et dans la société comme un ferment soulevant toute la pâte, c’est pour qu’il
surnaturalise tout. C’est pour qu’au cœur de tout il mette un principe nouveau, pour
qu’il fasse partout entendre l’exigence et l’urgence de l’appel d’en haut.  »388

C’est en témoignant en Église, dans le monde et l’histoire que le chrétien réalise sa


destinée personnelle, sociale et mystique. L’Eucharistie est expression et source
d’unité de tous les hommes réunis par l’Esprit Saint dans le Christ. «  L’Eucharistie
fait l’Église.  »389 . En effet, elle est ce qui rassemble l’Église dont elle exprime la
communion fraternelle et elle communique la vie du Christ en vue de la constitution
387
Henri de Lubac, Catholicisme, Cerf, Paris, 1983, pp. 73-74.
388
Henri de Lubac, Paradoxes suivi de Nouveaux Paradoxes, Éditions du Seuil, Paris, 1959, pp. 43-44.
389
Henri de Lubac, Méditation sur l’Église, Paris, DDB, 1985, pp.129-137.

276
du corps ecclésial. Elle introduit dans l’unique corps du Christ, l’unité des membres de
l’humanité par l’amour trinitaire qui, dans l’Esprit Saint, fait l’unité des trois
personnes divines. Ainsi l’homme envisagé par l’anthropologie théologique de Henri
de Lubac est celui qui, devenu fils de Dieu par le baptême, est enseigné par la Parole
du Christ. Il participe au repas du Seigneur, principe de son union avec le Christ et de
sa communion fraternelle. Tout homme devenu chrétien représente Jésus-Christ,
l’homme authentique, et le rend présent au sein de la communauté rassemblée en son
nom sous le signe de l’amour mutuel : 

« À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples  : à l’amour que vous aurez les
uns pour les autres  » (Jn 13, 35).

Cet homme est catholique car il est en communion avec toutes les personnes au sein
d’une communauté unique réconciliant l’universel et le particulier et dont le centre
invisible est Jésus mort et ressuscité répandant son Esprit et celui du Père sur toute
chair. Le Seigneur ressuscité se donne en personne à cet homme devenu une personne
par l’Esprit Saint qui l’intériorise et le rend présent à toutes les personnes en
communion au sein de l’unique corps du Christ.

C'est l' « Esprit de Dieu [qui] se joint à notre esprit pour attester que nous sommes
enfants de Dieu  » (Rm 8, 16).

En effet l’esprit fini de l’homme, qui est capacité d’ouverture infinie, grâce à l’Esprit
de Dieu qui se joint à lui, s’accomplit dans le don gratuit de l’autocommunication de
Dieu. Ce don de Dieu lui-même à sa créature spirituelle fait de l’homme touché par la
grâce du Christ un enfant de Dieu. À la suite du Christ, tout homme adopté comme
enfant de Dieu est convié à mettre en œuvre l’union de l’Esprit Saint à son esprit.
Œuvre d’éducation, l’union de l’Esprit Saint à l’esprit humain révèle à l’enfant de
Dieu sa haute noblesse et la nostalgie de sa patrie divine. Elle suscite un dynamisme de
l’intelligence et de la volonté qui aboutit à l’action chrétienne au cœur du Mystère. Cet
Esprit est toujours à l’œuvre dans l’histoire des hommes. Il est l’agent d’édification du
corps du Christ. En s’unissant à l’esprit de l’homme, l’Esprit Saint assure le passage
des hommes de leur individualisme à la communion fraternelle dans le Christ.
Pour Henri de Lubac, l’homme est un être spirituel. Il a une relation fondamentale à
Dieu qui le distingue de tous les autres êtres créés. Esprit incarné, l’homme est le lieu

277
d’une présence et d’une action de l’Esprit de Dieu. L’esprit de l’homme est le point de
contact avec l’Esprit de Dieu. Dimension profonde de l’homme, l’esprit de l’homme
est le centre invisible de l’homme où il fait l’expérience de son ouverture à un mystère
plus grand que son être créé. Ainsi l’esprit de l’homme est ce lieu secret où l’Esprit de
Dieu l’appelle à aller au-delà de lui-même dans un mouvement de transcendance.
L’Esprit en l’homme est source de communion avec Dieu, de liberté et de relations.
L’Esprit constitue l’homme comme l’impression en l’homme de l’image de Dieu :

« En l’Être qui se suffit, point d’égoïsme, mais l’échange d’un don parfait. Lointaine
imitation de l’Être, l’esprit créé n’en reproduit pas moins quelque chose de sa
structure... et des yeux exercés savent y percevoir la marque de la Trinité
créatrice. »390 

Cet esprit créé est commun à tous les membres de l’humanité. Il est le fondement de la
participation mystérieuse au Dieu trinitaire et l’aspiration à la réunion de l’humanité. Il
est le mouvement par lequel chaque membre de l’humanité se personnalise en
répondant à sa vocation de jouer un rôle éternel en se donnant aux autres et en se
recevant des autres dans un échange de communion.
En comprenant l’homme comme esprit, Henri de Lubac le considère dans la totalité
de son être reçu du Dieu d’amour. Aussi est-il irréductible aux rapports sociaux et aux
définitions conceptuelles qui tentent de le comprendre de manière positiviste.
L’homme dans l’anthropologie théologique de Henri de Lubac est directement perçu
comme esprit créé dans sa relation au Dieu trinitaire.

« En révélant le Père et en étant révélé par lui, le Christ achève de révéler l’homme à
lui-même. En prenant possession de l’homme, en le saisissant et en pénétrant jusqu’au
fond de son être, il le force à descendre lui aussi en soi pour y découvrir brusquement
des régions jusqu’alors insoupçonnées. Par le Christ la personne est adulte, l’homme
émerge définitivement de l’univers, il prend conscience de soi. »391 

L’esprit créé est le lieu où l’homme prenant conscience de soi est uni à l’Esprit du
Dieu d’amour qui se révèle dans le mystère du Christ. L’homme découvre au cœur de
son être une aspiration à s’unir à l’Éternel. Cet esprit créé qui mène l’homme au - delà
des réalités immédiates est le même partout à travers la succession des âges de la vie
humaine.
390
Henri de Lubac, Catholicisme, pp. 288-289.
391
Ibid., pp. 295-296.

278
« Car, en vérité, l’au-delà est infiniment plus proche que l’avenir, infiniment plus
proche que ce que nous appelons le présent. Il est cet Éternel installé au cœur de tout
le développement temporel qu’il anime et qu’il oriente. Il est le véritable Présent, sans
lequel le présent lui-même n’est que poussière insaisissable. Si les hommes
d’aujourd’hui sont si tragiquement absents les uns aux autres, c’est d’abord qu’ils
sont absents d’eux-mêmes, ayant déserté cet Éternel qui seul les enracine dans l’être
et leur permet de communier entre eux. » 392

Henri de Lubac, en honorant la grandeur de l’homme dans son anthropologie


théologique, désigne l’Église comme le milieu où Dieu en son mystère trinitaire
rejoint les personnes humaines dans leur particularité et dans leur universalité en vue
de leur réunion spirituelle. Comment l’homme créé à l’image de Dieu et appelé à sa
ressemblance à travers le mystère du Christ et de l’Église met-il en œuvre la réunion
spirituelle de l’humanité, à travers la vision originale de l’homme selon le
christianisme ?

VI.2. L’idée de l’homme chez Henri de Lubac et la mise en œuvre de


la réunion spirituelle de l’humanité.

L’homme, chez Henri de Lubac, est évoqué par référence au mystère du Christ. C’est
à la lumière de ce mystère du Christ que l’homme est perçu dans son existence
personnelle, sociale, historique et mystique. Pour comprendre cette conception de
l’homme que Henri de Lubac dégage du mystère du Christ, partons d’une des
convictions de l’auteur de Paradoxes :

«  Si Jésus n’était pas vraiment homme, conçu et né de la femme, il ne serait pas


vraiment notre Sauveur. Mais s’il n’était pas non plus vraiment mort et ressuscité,
alors notre foi en lui serait vaine et nous ne serions point sauvés. La mort et la
résurrection ne détruisent pas l’œuvre de l’incarnation : elles la consomment. Elles ne
reviennent pas en arrière, opérant une désincarnation  : elles acheminent vers le but en
spiritualisant jusqu’à la chair. Ainsi un christianisme spirituel, un christianisme qui
met sur toute chose le signe de la croix et qui n’accepte aucune valeur humaine sans
souci de la transformer, n’est pas un christianisme désincarné : c’est le seul
christianisme authentique, le seul dont «l’incarnation  »ne soit pas un leurre  ».393 

392
Ibid., p. 317.
393
Henri de Lubac, Paradoxes suivi de Nouveaux Paradoxes, Éditions du Seuil, Paris, 1959, p. 44.

279
Jésus-Christ, selon Catholicisme, est un fils d’Adam qui donne à l’humanité la
conscience de la paternité commune de Dieu. Frère de tous les hommes, Jésus-Christ,
maillon de la chaîne des liens humains par son enracinement dans l’histoire du salut de
son peuple, est celui qui venant de Dieu confirme et dilate à l’infini la solidarité entre
les hommes. Homme de communion, Jésus-Christ est le reflet du mystère de Dieu en
trois personnes dans l’histoire de l’humanité. Son œuvre de réunion spirituelle de
l’humanité montre à quel point l’unité du genre humain préoccupe Dieu qui se révèle
comme être de relation et de communion. Loin de se laisser vaincre par les ruptures
d’alliance dues à l’individualisme et à l’autosuffisance d’une humanité refoulant son
désir de communion, le Dieu d’amour chérissant le genre humain va à sa recherche :

« la brebis perdue de l’évangile que le Bon Pasteur ramène au bercail n’est autre que
la nature humaine unique, dont la détresse émeut le Verbe de Dieu au point qu’il
laisse là, pour ainsi dire, l’immense troupeau des anges pour aller à son secours.  »394

Le Christ est celui qui rétablit la communion entre les membres de l’humanité en étant
à la fois l’un d’eux et «le verbe qui s’est incarné pour faire œuvre de
Rédemption  »395  . Ainsi « Notre Dieu incarné est un Dieu crucifié. Le Verbe fait chair
est un Dieu mourant dans sa chair et renaissant dans l’esprit. »396

En s’unissant à la nature humaine unique, le Fils Unique de Dieu fait homme ouvre à
l’humanité la possibilité de la réalisation de sa destinée commune et transcendante. En
lui, l’humanité créée à l’image et à la ressemblance de Dieu franchit les limites de la
division et de la mort pour entrer dans une nouvelle création. En Christ, l’homme
libéré de la fatalité de la mort et des divisions retrouve le fondement trinitaire éternel
de sa réalité créée et transfigurée par son mystère. Avec le Christ, l’humanité est
indissolublement unie au Dieu trinitaire et la vie humaine se trouve entièrement
transformée par son incarnation rédemptrice. Le Christ devient l’horizon parfait vers
lequel tout homme sauvé tend. La figure du Christ devient ainsi le symbole de ce que
l’homme doit devenir dans son évolution personnelle, sociale et mystique. Le Christ
est le nouvel Adam qui restaure la communion de l’humanité avec Dieu en libérant au
sein de la race d’Adam sa capacité de communication fraternelle. Tête d’une humanité
nouvelle appelée à s’approprier et à assimiler son mystère, le Christ fait accéder ses
frères à la communion spirituelle à travers son unique corps mystique.
394
Henri de Lubac, Catholicisme, pp. 3-4.
395
Henri de Lubac, Paradoxes suivi de Nouveaux Paradoxes, p. 44.
396
Ibid., p. 45.

280
La mise en œuvre de la réunion spirituelle de l’humanité exige la constitution d’un
milieu de grâce où s’opère le salut de l’humanité. Ce milieu de grâce est l’Église. Pour
Henri de Lubac, l’Église est «le sacrement de Jésus-Christ, comme Jésus-Christ lui-
même est pour nous, dans son humanité, le sacrement de Dieu.  »397  L’Église, dans un
monde dominé par l’individualisme, l’évolution séparée des peuples, la division et les
conflits d’intérêts égoïstes, signifie autre chose venant du Dieu d’amour qui a en Jésus
- Christ un projet de communion spirituelle pour l’humanité. Cette Église, comme
réalité sacramentelle, est au service de la réunion spirituelle de l’humanité qui est
davantage une communion spirituelle des personnes unies à la personne du Christ dans
le mystère du Dieu en trois personnes.

« Vision nullement individualiste, mais combien plus authentiquement spirituelle  !


Entre les diverses personnes, si variés que soient leurs dons, si inégaux leurs
"mérites", ne règne pas un ordre de degrés d’êtres, mais à l’image de la Trinité même
- et, par la médiation du Christ en qui toutes sont enveloppées, à l’intérieur de la
Trinité même - une unité de circumincession. - Chaque personne ne constitue donc pas
à elle seule, la chose est claire, une fin dernière. Elle n’est pas un petit monde absolu
et indépendant, et Dieu ne nous aime pas comme autant d’êtres séparés. »398 

Ainsi la fin de la réunion spirituelle de l’humanité est la communion des personnes.


Cette communion des personnes montre la nouvelle situation de l’homme par rapport
au mystère du Christ. La même perspective est développée par Gaston Fessard dans
Pax Nostra  :

« La révélation chrétienne a dilaté à l’extrême les horizons de la communauté


humaine où tout "moi " se trouve à sa naissance, et en même temps elle a consolidé au
maximum l’existence de ce "moi", élément infime de cette communauté. Révélation de
la Fraternité universelle dans le Christ, révélation de la valeur absolue de chaque
homme... Le terme de "personne" convient parfaitement pour signifier la double
qualité opposée que nous tenons ainsi de notre destinée surnaturelle  : d’une part, il
nous sert à marquer que chacun de nous acquiert, en raison de sa destinée, un prix
incommensurable avec tout le reste de la nature, si bien qu’il devient pour tous l’objet
d’un souverain respect  ; et, d’autre part, dans cette valeur absolue communiquée par
le Christ, notre liberté trouve la seule fin digne d’elle  : réaliser entre tous une parfaite
communauté. »399 

397
Henri de Lubac, Méditation sur l’Eglise, p. 175.
398
Henri de Lubac, Catholicisme, p. 291.
399
Gaston Fessard, Pax Nostra, 1939, pp. 39-40 ; cité Ibid., p. 294.

281
Tout homme, en raison de sa relation immédiate avec Dieu, a dans le mystère du
Christ une valeur absolue. Personnalité unique, tout homme est situé dans une
communauté historique où il découvre le mystère de sa transcendance et son appel à
participer à la vie de Dieu au sein d’une famille spirituelle unique.
« L’image divine, en effet, n’est point autre en celui-ci et autre en celui-là  : en tous,
c’est la même image. La même participation mystérieuse à Dieu qui fait être l’esprit,
réalise du même coup l’unité entre eux des esprits. D’où l’idée, qui sera si chère à
l’augustinisme, d’une famille spirituelle unique destinée à former l’unique cité de
Dieu.  »400 

Esprit incarné, tout homme créé à l’image et appelé à la ressemblance de Dieu au sein
d’une unique famille de Dieu est pour Henri de Lubac «objet d’une création directe et
intemporelle, qui est en chacun de nous et qui nous fait si profondément un que, pas
plus qu’on ne parle de trois dieux, on ne devrait jamais parler d’hommes au
pluriel.  »401 
L’humanité comme un seul homme, du premier Adam jusqu’au dernier, est envisagée
dans sa perfection d’image de Dieu dans l’unique nature humaine. En convergeant vers
le Christ, le nouvel Adam, en qui se résument les aspirations des fils d’Adam,
l’homme est ainsi, pour Henri de Lubac, un être historique solidaire du cheminement
de l’humanité vers son accomplissement où Dieu sera tout en tous. Le Christ en son
mystère est la plénitude des aspirations de l’homme. L’histoire est le champ
d’expérience de la connaissance du mystère du Christ. L’homme répond au mystère
qu’il est la question décisive : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » ( Mc 8, 29).
C’est en reconnaissant la figure du Christ dans son caractère unique comme la lumière
du monde et de l’histoire que l’homme découvre en lui la réponse à l’exigence de Dieu
comme un appel enraciné dans sa nature.
À la suite de Pascal, Henri de Lubac pense que «hors de Jésus-Christ nous ne savons
ce que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes.  »402
Toute l’histoire du salut est jalonnée d’événements, de figures, de signes et de
prophéties qui préparent, selon la pédagogie divine, la réponse de l’homme au geste
d’amour de Dieu le plus beau et le plus fascinant de l’histoire humaine. Ce geste
d’amour est concentré dans l’annonce du royaume de Dieu dont le foyer le plus

400
Henri de Lubac, Catholicisme, p. 6- 7.
401
Ibid., p. 7.
402
Pascal, Pensées, fragm. 417, Édition Lafuma, dans Oeuvres complètes, Paris Édition du Seuil, 1963,
p.550

282
lumineux fut la mort et la résurrection du Christ. Dans une prière adressée à Jésus,
Henri de Lubac nous révèle sa réponse personnelle au mystère de la personne du
Christ :
« En vous, Jésus, comme en nul autre enfant de notre race, Dieu s’est montré. Vous ne
fûtes pas seulement son messager, mais son apparition vivante et substantielle. Par
vous, son langage est un acte, sa parole est un geste  : c’est Vous-même. Splendor,
Verbum et imago Patris. Vous, Jésus, sur votre Croix, trait d’union de la terre et du
ciel.  »403

C’est en accueillant dans la foi le geste d’amour le plus beau de Dieu en Christ crucifié
et ressuscité que l’humanité s’inscrit dans le mystère de sa réunion spirituelle.
La réunion spirituelle de l’humanité en Christ devient la mission de tous ceux qui
accueillent dans la foi Jésus-Christ comme la lumière des Nations. Faire connaître
Jésus-Christ comme tel est le préalable à la réunion spirituelle de l’humanité. C’est en
proposant le Christ comme la réponse au mystère de l’homme que celui qui vit du
geste d’amour de Dieu en Christ le plante au cœur de l’histoire humaine. La réunion
spirituelle de l’humanité devient le geste d’amour de Dieu manifesté dans le Christ et
le message pascal en expansion multiforme dans toutes les zones d’humanité. Elle est
l’action transformante du Christ pénétrant l’humanité par son Esprit. En effet le Christ,
l’automanifestation de Dieu dans l’histoire en marche vers la réunion spirituelle de
l’humanité, est confessé par Henri de Lubac comme le médiateur absolu de la création
dont il est le sommet. Il apporte le salut à l’humanité en récapitulant toutes les figures
de l’histoire religieuse des hommes. Il est aussi la plénitude de la révélation de Dieu.

« Ce que Dieu veut dire à l’homme dans le Christ ne saurait donc "avoir pour norme
ni le monde dans son ensemble, ni l’homme en particulier" ; ce serait "anéantir le
christianisme que de le réduire à une condition transcendantale de la compréhension
de l’homme par lui-même", et la théologie chrétienne ne saurait en aucune manière
être alignée sur une anthropologie. C’est l’inverse qui est vrai. Néanmoins, il est
certain qu’en se révélant de la sorte à nous, dans cet appel qu’il nous adresse, Dieu
nous révèle à nous - mêmes : c’est en répondant à cet appel que l’homme, "émergeant
à la lumière de Dieu" découvre merveilleusement la grandeur de son être.  La
révélation suprême de Dieu, à laquelle la Nouvelle Alliance est essentiellement liée,
est aussi la révélation totale de la nature humaine. On en conclura qu’une "vision
chrétienne" n’est possible que comme une synthèse vivante née de la rencontre de
l’homme, qui s’efforce de fonder son existence, avec Dieu, qui exprime son jugement
sur l’homme et révèle lui-même le sens qu’il donne à la vie. C’est encore ce que l’on
signifiera en disant qu’il y a corrélation entre la théologie et l’anthropologie.  »404
403
Henri de Lubac, «la lumière du Christ  », coll. «le témoignage chrétien », Le Puy, Mappus, 1941. p. 202.
404
Henri de Lubac, La Révélation Divine, Paris, Édition du Seuil, 1968, pp. 34-35.

283
L’automanifestation de Dieu dans le Christ est comprise par Henri de Lubac comme
une action libre de Dieu qu’on ne peut réduire à une anthropologie. Elle n’est pas non
plus l’horizon d’intelligibilité de la compréhension a priori de l’homme. Le fait de
Jésus saisi dans le mystère du Christ total reste la lumière qui éclaire l’économie
historique qui culmine en lui.

Révélation en personne de Dieu à l’histoire humaine, «le Mystère du Christ est le tout
de la Révélation : en nous donnant son unique Parole, Dieu nous a tout donné, il n’a
plus rien à nous dire, et nous n’avons plus rien à attendre. On ne saurait pas plus
imaginer de révélation nouvelle dans l’avenir que l’incarnation d’un nouveau Fils de
Dieu.  »405

C’est ce Fils unique de Dieu donné à l’humanité qui est le messager et le contenu de la
réunion spirituelle de l’humanité. Celle-ci dans le contexte de la révélation divine
procède de la relation que Dieu lui-même a pris l’initiative d’instaurer avec l’humanité
à travers l’incarnation de son Fils qui accomplit l’un et l’autre Testament et qui
illumine les Nations païennes par le rayonnement du témoignage apostolique et
ecclésial. Elle est le déploiement et l’expansion dans le temps et dans l’espace du
mystère du Christ. Actualisation de ce mystère, la réunion spirituelle de l’humanité est
l’avenir transcendant du Christ en tant qu’il est le fait unique et définitif qui éclaire
l’histoire des hommes et leur destinée ultime. Au terme de notre réflexion sur l’idée
chrétienne de l’homme que se fait Henri de Lubac et la manière dont elle affecte la
mise en œuvre de la réunion spirituelle de l’humanité, essayons de résumer son
anthropologie théologique en vue de la confronter avec l’idée de l’homme que
véhicule le contexte historique de la mondialisation.
Pour Henri de Lubac, l’homme est compris comme un être paradoxal : créature
spirituelle, l’homme n’a pas sa fin en lui-même mais en Dieu qui peut se manifester à
lui dans une autodonation gratuite et libre. Orienté vers Dieu, l’homme ne trouve sa
place dans le monde et dans l’histoire qu’à travers l’invitation de son Créateur à
participer à sa vie intime et personnelle dans le mystère de son Verbe incarné. Seule la
libre grâce de Dieu permet à l’homme de participer à la vie de Dieu en Christ. Désir
absolu de Dieu, l’homme qui est ouvert à l’infini est attiré librement par Dieu se
révélant à lui dans le Christ pour l’associer à son éternité L’homme est aussi pour

405
Ibid., p. 175.

284
Henri de Lubac un mystère à l’image du Dieu qui est le premier mystère du monde et
de l’histoire
Laissons Jean–Pierre Wagner, auteur de Théologie fondamentale selon Henri de
Lubac, conclure cette partie de notre étude qui présente l’idée chrétienne que se fait de
l’homme Henri de Lubac.
 
« Henri de Lubac plaide pour qu’on aide à comprendre sa fin dernière, à découvrir le
sens total de son être et à déchiffrer les traces déposées en lui par son Créateur. En
bref, on peut dire qu’il ne cesse de définir l’homme par son lien à la transcendance,
d’où le rappel constant de ce thème, devenu pressant dans les derniers textes. En usant
de la terminologie de Gabriel Marcel, on peut dire que l’homme ne doit pas se laisser
enfermer comme "problème", mais qu’il doit se comprendre comme "mystère". Henri
de Lubac ne cesse d’exalter la transcendance de l’homme, ce que faisait aussi
Teilhard de Chardin avec d’autres moyens ; ce que faisaient également tous ceux qui
se sont retrouvés dans la mouvance personnaliste. …Parler du désir naturel de Dieu,
c’est vouloir dire que l’homme ne trouve sa béatitude qu’en Dieu, c’est affirmer que
l’image du Créateur peut être oubliée, occultée ou refusée, mais qu’elle demeure.
C’est aussi montrer comment l’homme dans sa relation à autrui, dans son existence
éthique, s’ouvre à la présence de Dieu.   »406

Or l’idée chrétienne de l’homme que défendait Henri de Lubac se trouve mise en


procès dans le contexte de la mondialisation.
Malgré les atouts et les chances dont notre époque est porteuse, il importe de
reconnaître en quoi l’idée chrétienne de l’homme ( telle que nous l’avons dégagée à
partir de Catholicisme ) paraît menacée ou mise en cause dans la situation de notre
temps.

VI.3. Le procès de l’idée chrétienne de l’homme.

Le contexte historique de la mondialisation, favorisant l’essor économique et la


diffusion à
l’échelle internationale de nouvelles technologies de l’information, semble mettre
aujourd’hui à l’arrière-plan les préoccupations ultimes de l’homme. La connaissance
des lois causales de l’univers s'est traduite en technologies de maîtrise de la nature où
l’homme postmoderne adapte sa vie aux structures fonctionnelles de la logique et de

406
Jean–Pierre Wagner, La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, les Éditions du Cerf, Paris,
1997, pp. 147–148.

285
l’informatique.407 Le climat d’affairisme, de spéculations financières et de libéralisme
économique transforme le monde en valeur marchande. La puissance matérielle est
exaltée par le développement des technologies de pointe qui apportent le confort, les
facilités de communications et des profits exorbitants aux multinationales. Une autre
composante historique importante de la mondialisation est l’apparition des nations
marginales dans l’hémisphère Sud et de la précarité dans les couches de populations
frappées par l’exclusion sociale dans l’hémisphère Nord.
L’évolution des sciences et des technologies favorise l’éclipse de la transmission des
traditions religieuses de l’humanité. La connaissance scientifique et technologique est
sollicitée comme la norme fiable de toute connaissance. Certains penseurs de la
postmodernité n’hésitent pas à assigner à la connaissance scientifique le soin de
résoudre les grandes questions de l’homme que se réservaient la métaphysique et les
religions historiques. Dans l’ambiance positiviste de la mondialisation prédomine une
explication naturaliste de l’homme stimulée par les progrès de la génétique de la
microbiologie et des manipulations biophysiques. Dans l’ivresse de ses réalisations
matérielles, l’homme découvre qu’il est le constructeur du monde qui l’entoure et qu’il
peut se passer de Dieu. Ainsi Dieu est devenu pour certains penseurs contemporains
une hypothèse inutile dans l’explication globale et cohérente de l’homme, du monde et
de l’histoire. La connaissance scientifique empiète sur tous les secteurs traditionnels
des religions historiques.
Certes l’homme moderne ne va pas toujours jusqu’aux positions extrêmes qui viennent
d’être rappelées. Mais on doit au moins reconnaître ceci : l’idée que le christianisme
se fait de l’homme est complètement modifiée par la nouvelle manière de penser et de
vivre de l’homme marqué par l’évolution des mentalités qu’entraîne le contexte de la
mondialisation. Le progrès de l’information, les bienfaits d’une société pluraliste et
démocratique et les contraintes de rentabilité et de productivité qu’imposent les
nouvelles technologies provoquent dans notre monde contemporain un nouveau regard
sur l’homme. Cet homme dans le contexte de la mondialisation se conçoit comme
appartenant à une société où l’activité communicationnelle entre de plus en plus dans
sa définition. Il devient le résultat d’une mutation économique, sociale, politique,
religieuse et culturelle sans précédent. Il prend aussi conscience de sa relative

407
J. Fr. Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Editions de Minuit, 1979.

286
autonomie dans le monde désenchanté et l’histoire, et manifeste des réticences à faire
de Dieu le fondement de sa vie.
Un bon analyste de la société moderne comme Marcel Gauchet408 propose une lecture
logique et historique des mutations de la fonction sociale et politique de la religion. Il
situe la religion pure au début de l’histoire. A cette étape de l’histoire de l’humanité, la
religion donne à l’homme le sens de son existence en l’intégrant au cycle de la nature
et en lui assignant sa place par rapport aux ancêtres, aux héros civilisateurs et aux
dieux. L’homme se réfère ainsi à un absolu qui lui est extérieur et antérieur. Aussi se
coule–t–il dans l’ordre reçu d’un passé mythique. Cet homme n’est pas maître de son
histoire et ne dispose pas d’un espace politique pour exercer son droit à l’autonomie.
Or peu à peu on assiste dans l’histoire religieuse de l’humanité à une appropriation
progressive de l’espace d’autonomie que l’homme réclame pour s’émanciper par
rapport aux ancêtres, aux héros civilisateurs et aux dieux. L’apparition des grandes
religions, de la Chine à la Grèce, provoque une fracture au sein de la religion pure.
Cette fracture prépare une seconde mutation qui est celle de l’époque contemporaine
désenchantée.

Or Le christianisme a été à l’origine de la société moderne : «des religions primitives


au christianisme moderne, le trajet est celui d’une réappropriation de cela, la source
du sens et le foyer de la loi qui a été initialement rejeté, et radicalement, hors de la
prise des acteurs humains. »409

Ainsi l’homme de la société moderne est celui qui a conquis son émancipation
politique en se libérant de la tutelle des pouvoirs absolus. Jaloux de son autonomie
intellectuelle et morale et du fonctionnement démocratique de sa société, l’homme
contemporain a un autre regard sur la nature, sur lui–même et sur les autres. En
secouant son pouvoir d’assujettissement au divin dans un processus de séparation
progressive du sujet divin d’avec le monde à travers les grandes religions de la
transcendance, l’homme est arrivé à notre âge à l’autonomie. Le christianisme selon
Marcel Gauchet est la religion de la sortie de la religion par son dogme de
l’incarnation où le Christ fait la jonction de l’humain et du divin. La concentration du
divin dans un homme ordinaire a été une manière de provoquer l’homme à discerner la
volonté de Dieu à travers le proche, le familier et le quotidien. L’économie, la

408
Marcel. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, 1985.
409
Ibid., p. 133.

287
politique et la connaissance de l’univers «fonctionnent aux antipodes de la logique de
dépendance qui fut leur règle constitutive depuis le commencement  »410. Du coup,
l’individu dans la société contemporaine acquiert un pouvoir d’initiative qui lui permet
de tisser des liens sociaux à travers la représentation démocratique, la vie associative,
l’administration étatique ou les formes de regroupements régionaux ou d’intérêts.
Dieu dans le contexte de la mondialisation cesse d’être le préalable indispensable du
vivre ensemble. Il n’a plus rien à avoir avec la politique, l’économie, l’art, l’éthique,
l’amour, la science et la technique. Ainsi l’homme est–il appelé dans la sphère de
l’activité scientifique et technique à s’approprier par le travail créateur l’héritage
culturel axé sur la connaissance et la transformation de l’univers. Dans la sphère de
l’activité éthique, il pose par lui–même et pour lui–même des lois qui traduisent son
engagement pour la justice universelle. Dans la sphère de l’activité expressive, il
manifeste sa pulsion créatrice et sa quête du sens avec la sensibilité de la culture
moderne qui tente de «ramener au cœur de l’espace humain ce qui partout avant et
partout ailleurs l’articulait et le commandait du dehors  ».411 Marcel Gauchet nous
présente ainsi la société moderne entrant dans une ère post–religieuse. L’homme
contemporain n’est plus celui qui obéit à un Dieu. Il ne se soumet plus à un principe
mythique ou symbolique extérieur à lui. La foi en Dieu devient de plus en plus une
option individuelle dans la société moderne qui fonctionne sans s’y référer.
Les thèses de Marcel Gauchet sur la religion dans sa fonction de fondation du lien
social sont très éclairantes pour notre approche de la réunion spirituelle de l’humanité.
Dans la société moderne, postreligieuse, qu’il décrit de manière remarquable, la
proposition de cette réunion spirituelle de l’humanité pourrait présenter la foi
chrétienne comme une logique de l’altérité, où Dieu, Père, Fils et Esprit, être de
relations par excellence, sans s’imposer comme le fondement hiérarchique de la
société, illuminerait l’effort des hommes tendant vers la communion.

« Pourquoi exclure au demeurant un aggiornamento en règle des Eglises exténuées


de notre Ancien Monde qui les délivrerait de leurs vieux démons d’autorité, une
conversion à l’âge démocratique qui leur rendrait souffle et force en leur permettant
de refaire fond sur la connivence entre l’esprit du christianisme et le destin
occidental  ?  »412

410
Ibid., p. 133.
411
Ibid., p. 233.
412
Ibid., p. 236.

288
Mais, avant de revenir sur la perspective ainsi ouverte, précisons encore quelques traits
caractéristiques de notre situation présente.
Selon les thèses de Marcel Gauchet, la modernité a été façonnée par les religions de la
transcendance qui ont rendu possible l’autonomie de l’homme de la société libérale,
démocratique, communicationnelle et pluraliste. Aujourd’hui l’homme autonome de la
société postreligieuse est l’avant- garde d’une mutation culturelle sans précédent dont
l’efficacité tend à se mondialiser. La société postreligieuse de la modernité, sans nier
ses racines judéo–chrétiennes, se fraie son avenir de façon autonome en se contentant
de la mort culturelle de Dieu. Dieu peu à peu disparaît de l’horizon culturel de la
mondialisation pour laisser la place à l’homme de plus en plus autonome en face de
situations inédites qui sollicitent son initiative créatrice. La religion n’est plus la clé de
voûte des activités humaines. La science, la technologie, l’esthétique, l’éthique,
l’économie, l’organisation sociale et politique se sont émancipées par rapport à leur
ancrage religieux antérieur.
La société post- religieuse de la mondialisation se caractérise par l’absence de
références religieuses dans l’espace public. Face à la faillite des idéologies et des
utopies, l’homme autonome de la société postreligieuse se mobilise pour la quête
personnelle du sens et élabore la logique de son engagement en fonction de ses
responsabilités sociales. Il découvre que le monde entier lui est confié afin qu’il y
fasse émerger la réalisation de ses multiples potentialités. Dans le contexte de la
mondialisation, l’effort d’autonomie de l’homme se déploie autour de la coopération et
413
du consensus social selon les théories de l’agir communicationnel de J. Habermas.
En acceptant d’assumer la responsabilité de son devenir, l’homme autonome de la
société post- religieuse met en valeur sa capacité d’engagement dans une perspective
anthropologique qui privilégie le lien économique, social et culturel fondé sur des
références politiques pluralistes. La foi religieuse étant réduite à sa plus simple
expression dans le débat éthique et politique de la société postmoderne, les modèles de
conduite de l’homme sont souvent inspirés par la logique de son action et les divers
champs d’expériences auxquels le confrontent l’avancée technologique et ses options
dans l’espace de la communication. L’homme dans la société post- religieuse est de
plus en plus celui qui peut s’interroger dans un débat public sur la finalité de ses
actions économiques, politiques, sociales et culturelles. L’opinion publique et le
413
J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, 1987.

289
rapport aux médias façonnent les visions que l’homme post religieux a de lui–même.
Cet homme souscrit volontiers aux procédures d’investigations scientifiques où n’est
fiable que ce qui est vérifiable ou réfutable. Il est plus sensible aux réalisations
technologiques qui prolongent de façon plus efficace son activité mentale. Il est
engagé dans le combat des droits de l’homme qui donne à son aspiration à la justice
une visée plus universaliste. Il ne s’enferme plus dans son lieu quotidien, mais il
répond à l’appel de l’ailleurs, devenant proche des étoiles, des autres planètes et de
tout espace observable et atteignable. L’homme post- religieux a le souci de réussir
dans le monde qui s’ouvre à son observation et à son investigation scientifique. Grâce
aux technologies, il veut se réaliser dans un cadre de bien–être et de jouissance. Il crée
un nouveau type de culture qui n’a pas sa pareille dans le passé.
Mais il faut être conscient des limites et dangers inhérents à cette culture :

« L’individualisme que suscite le subjectivisme moderne a essentiellement dissout les


solidarités qui excèdent la famille. La méfiance envers le nationalisme dont on
appréhende l’agressivité fait méconnaître l’humanité que recelait le sentiment serein
et festif d’appartenir à une grande famille culturelle et de participer à ses rites et à ses
usages. De même le lieu de travail s’est–il largement vidé de sa socialité pour devenir
un univers fonctionnel et anonyme aussi froidement utilitaire que l’anonymat de la
citoyenneté. Le monde s’est départagé entre, d’une part, le domaine public – celui des
fonctions, des obligations et des ambitions de pouvoir  ; et d’autre part, le domaine
intime et privé, des liens affectifs, familiaux et amicaux  : la réussite sociale et le
bonheur intime. Dans cette civilisation tournée vers l’accomplissement de soi, le temps
vécu est fondamentalement anhistorique. On est ce qu’on réalise soi–même, on n’est
plus, comme c’était bien plus souvent le cas dans le passé, ce qu’on porte en soi
d’héritage culturel, personnellement assumé et intériorisé comme une humanité plus
large que soi.  »414

Le souci de soi qui caractérise l’homme post- religieux le conduit à revendiquer son
droit à prendre des distances par rapport à des obligations qu’il juge autoritaires ou
aliénantes pour sa capacité à décider par et pour lui–même. Ce repli sur lui–même peut
entraîner la solitude et l’appauvrissement de son existence.
 
« Préoccupé de son propre épanouissement, on devient vite exagérément sensible aux
souffrances et aux déceptions normales de la vie. Si les psychothérapeutes de tous
genres font florès dans notre civilisation, c’est sans doute en partie parce que la
crispation sur soi rend effectivement les personnes plus fragiles. C’est aussi parce que
dans trop de milieux ne circulent plus des paroles qui ont un sens, des paroles qui
414
410 Antoine Vergote, «  Tu aimeras le Seigneur ton Dieu…  » L’identité chrétienne, les Éditions du
Cerf, Paris, 1997. Médiaspaul Montréal. pp. 31–32.

290
guérissent aussi en reliant l’existence privée aux réseaux sociaux à signification
symbolique  : intérêts culturels communs, engagement social, sens d’une histoire
commune dans un lieu d’habitation partagée, participation aux expressions et aux
symboles des rites religieux. »415

Ainsi le souci de soi isole l’homme moderne dans sa « bulle » et dans sa clôture
subjectives :

« La religion chrétienne prend bien entendu la figure d’un corps étranger. Pour
autant qu’on soit encore en quelque sorte religieux, on voudrait trouver le contact
avec le "divin" dans une expérience sensible semblable à l’émotion amoureuse ou
esthétique. Jamais dans l’histoire de la civilisation le mot "  expérience " n’a autant
condensé les désirs et les regrets, jamais non plus il n’a autant polarisé sur lui les
discours religieux…Mais, parce que les idées de révélation et d’événements divins sont
ressenties comme étrangères à l’expérience religieuse, on tend à les écarter comme
une effraction de sa propre intimité. Comment Dieu serait–il alors l’Autre personnel
qui advient à l’homme et avec qui l’homme établit une relation de vie  ? »416

A la dérive subjective de la post- modernité s’ajoute le complexe du technocrate qui


évalue la vie humaine à l’aune de l’usage utilitaire et de l’efficacité opérationnelle. La
maîtrise de l’environnement physique et social entraîne une surexploitation des
ressources limitées de l’univers au profit d’une petite portion de la population
mondiale. Le désir de maîtrise et de domination crée l’appauvrissement des échanges
humains qui se réduisent aux rapports de forces et aux conflits d’intérêts. La rationalité
scientifique dans son ambition de maîtrise et de domination a même étouffé, parfois,
l’aspiration ontologique de l’homme. En effet, sous l’influence de la propagation du
culte de la raison triomphante et du mythe de la science, l’homme n’habite plus le
monde en poète, contrairement au vœu de Friedrich Hölderlin. En se préoccupant
uniquement de la maîtrise du monde, il a perdu sa vocation de « berger de l’être »
selon le constat argumenté de Martin Heidegger.
Aussi Emmanuel Levinas invite-il l’homme à retrouver sa responsabilité morale à
travers le visage du semblable qui l’interpelle. 

« Je suis responsable de tous les hommes, sans me reposer sur leur responsabilité à
mon égard qui leur permettrait de se substituer à moi, car même de leur responsabilité
je suis, en fin de compte, et dès l’abord, responsable. »417 

415
Ibid., p. 32.
416
Ibid., p. 33.
417
Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Le livre de poche, 1987, p. 111.

291
C’est en s’engageant au plan éthique sur les questions ultimes concernant l’avenir de la
planète que l’homme post- moderne peut se libérer de la dérive de sa mentalité
subjectiviste, technocratique et rationaliste. En devenant solidaire de ses frères en
humanité dans l’engagement éthique, l’homme post- moderne a des chances d’aborder
le mystère de l’homme à travers les situations–limites dans lesquelles il se montre
irréductible aux problèmes qui l’assaillent. En se décentrant de lui–même et en
acceptant d’être proche de ses semblables, l’homme post- moderne, se rendant
solidaire de tous les hommes et spécialement des exclus de la prospérité, retrouvera le
chemin de son humanité par le partage, la proximité et le partenariat en vue de
l’avènement d’une société mondiale, juste, harmonieuse, pacifique. En se décentrant
de lui–même et en se détournant des illusions de la techno–science, l’homme post-
moderne peut davantage s’engager comme citoyen responsable de l’avenir de la
planète. Le souci d’une meilleure distribution des biens marchands et des biens
d’utilité universelle comme la santé, l’éducation, la sécurité et les droits d’expressions
et d’associations, le souci d’une gestion rationnelle des ressources naturelles et de
l’environnement pour le bien de tous, doit être l’horizon de l’action de l’homme post
moderne pour instaurer une société mondiale plus juste. L’homme post- moderne en
reconnaissant les droits des individus, des peuples et des nations à avoir part aux
bienfaits des avancées scientifiques et technologiques, pourra recréer une nouvelle
solidarité entre les hommes où le fondement de l’humain sera le combat éthique.

VI.4. La contribution originale de Henri de Lubac dans le contexte de


la modernité.

C’est à partir des défis éthiques d’une société post- moderne, pluraliste et en quête de
sens que l’idée chrétienne que se fait de l’homme Henri de Lubac dans Catholicisme
garde une singulière actualité. En effet, face aux lambeaux de sens qu’offre la société
post- moderne, éclatée et morcelée, Henri de Lubac propose une vision de l’homme
cohérente et globale, fondée sur les récits bibliques qui sont à la source de la culture
chrétienne évangélique, patristique et ecclésiale.
L’anthropologie théologique que présente Henri de Lubac dans ses enquêtes
historiques insiste sur l'homme décentré de la révélation chrétienne. Cet homme n’est

292
grand qu’en s’appuyant sur Dieu qui par l’acte de la révélation le transfigure au sein
d’une famille unique.

« L’humanité tout entière doit mourir à elle–même en chacun de ses membres pour
vivre, transfigurée en Dieu.418  »

L’humanité ainsi convertie est le reflet du mystère de Dieu avec une exigence de
dépassement infini. Elle ne s’accomplit que dans une fraternité plus grande dans le
Christ.

« Ce qui est impossible à l’homme seul devient possible à l’homme divinisé, et ce que
l’intelligence naturelle rejetait comme une chimère devient l’objet sacré de
l’espérance. Achevant en lui l’humanité, du même coup, le Christ nous achève tous, -
mais en Dieu.419 .

L’humanité n’est viable que dans l’altérité. Elle n’est jamais une monade collective.
Elle est ouverte à ce qui la fonde et la dépasse infiniment. Elle se fait dans l’histoire et
par l’histoire. Animée d’un souffle divin qui la rend éternelle, l’humanité pour ne pas
tomber dans l’insignifiance a besoin d’une communauté permanente et d’un centre qui
la récapitule de génération en génération :

« De toute nécessité, il faut un Lieu où l’humanité, génération par génération, soit
recueillie ; il lui faut un Centre où elle converge  ; un Être éternel qui la totalise ; un
absolu qui, au sens le plus fort du mot, au sens pleinement actuel, la fasse exister. Il
lui faut un Aimant qui l’attire. Il lui faut […] un Autre à qui elle se donne. »420 

L’humanité, telle que l’envisage l’anthropologie théologique de l’auteur de


Catholicisme, ne peut se contenter d’être l’écho de son dynamisme vital borné par le
processus individuel de croissance et de caducité de chacun de ses membres.
L’humanité a une vocation surnaturelle qu’illumine le mystère du Christ, mort et
ressuscité lui promettant une vie de totale présence à Dieu, fondement du mystère du
monde et de toutes réalités créées. Les progrès que réalise l’humanité au niveau de sa
vie économique, sociale, politique et culturelle, tout en prouvant sa grandeur au sein de
l’univers, ne doivent pas lui faire méconnaître la grandeur de Dieu en qui elle a « la
vie, le mouvement et l’être » ( Ac 17, 28).
418
Henri de Lubac, Catholicisme, p. 323.
419
Ibid., p. 298.
420
Ibid., p. 310.

293
Pour Henri de Lubac, l’humanité ne doit pas perdre de vue sa fin divine et le terme
ultime de son progrès terrestre. Créature aimée de Dieu, l’humanité doit être polarisée
uniquement par Dieu, foyer de vie et d’amour en qui tout amour se rejoint et
s’épanouit.

Critique par rapport à la tendance de certains de nos contemporains à nier en l’homme


toute aspiration transcendante, Henri de Lubac pense que pour eux « la modernité ne
commencerait vraiment qu’avec l’application exclusive de l’esprit scientifique à
l’étude de l’homme, pris comme objet de laboratoire, c’est–à–dire avec le
surgissement des sciences humaines et l’avènement de leur monopole ; c’est–à–dire
encore avec l’expulsion de toute réflexion métaphysique aussi bien que de toute
religion.  »421 

Cette compréhension étroite de la modernité plaide pour la disparition et la dissolution


de l’homme que suggérait Michel Foucault : « L’homme est une invention récente dont
l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut–être la fin
prochaine  ».422
Enraciné dans la tradition mystique de la culture chrétienne de tous les âges de la vie
spirituelle, Henri de Lubac réaffirme la nécessité pour notre temps d’une
anthropologie ouverte à la transcendance.

«  L’humanisme chrétien de H. de Lubac est inséparable de son anthropologie


théologique et de sa théologie du désir naturel de Dieu. Il a aussi pour vocation de
s’épanouir dans le Mystère, c’est–à–dire dans la mystique  ».423 

À la suite de saint Paul, Henri de Lubac s’est attaché à la division tripartite de


l’homme. Pour saint Paul, l’homme s’exprime tout entier en chacun des éléments qui
le composent : 

«  Que le Dieu de paix lui–même vous sanctifie totalement, et que votre esprit, votre
âme et votre corps soient parfaitement gardés pour être irréprochables lors de la
venue de notre Seigneur Jésus–Christ  » (1Th.5, 23).

L’homme n’est pas un être qui tienne par soi–même. Ouvert à la transcendance, il est
projet vers Celui qui l’accomplit : 

421
Henri de Lubac, Entretien autour de Vatican II, Souvenirs et réflexions, Paris, France–Catholique,
Édition du Cerf, 1985. pp. 71–72.
422
Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966. p. 398
423
Jean–Pierre Wagner, La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, Paris, Les Editions du Cerf,
1997. p. 170

294
«  Ainsi, ce qui par excellence fait l’homme, ce qui constitue l’homme dans sa valeur
unique parmi les êtres de ce monde, bien plus, ce qui fait de lui un être supérieur au
monde, ce serait un élément qui, plutôt que "de l’homme", serait  " dans l’homme". »424

Ainsi l’homme est constamment en présence de Dieu, décentré et suspendu à Dieu par
l’Esprit. Jean–Pierre Wagner le dit avec beaucoup de justesse :

«  H. de Lubac veut encore montrer que la tripartition paulinienne a toujours servi


d’appui aux diverses doctrines spirituelles qui, avec des images et des termes
différents, ont évoqué le lieu privilégié de la relation de l’homme à Dieu ; sorte de
point secret qui, dans l’homme, est le lieu de la présence divine. La tripartition, par
exemple, a servi de fondement à la distinction hiérarchisée des trois ordres  "animal  ",
"  rationnel " et "spirituel " établie par Guillaume de saint–Thierry et souvent reprise
par la suite. Le respect de cette division tripartite de l’homme a l’avantage de
préserver l’intégrité des fonctions de l’être humain saisi dans leur unité. Au terme de
son étude, de Lubac cite ce texte de Daniélou  : "  il y a en nous une certaine racine qui
plonge dans ces profondeurs de la Trinité. Nous sommes les êtres complexes qui
existent à des niveaux successifs, à un niveau animal et biologique, à un niveau
intellectuel et humain et à un niveau ultime dans ces abîmes même qui sont ceux de la
vie de Dieu et ceux de la Trinité. C’est pourquoi nous avons le droit de dire que le
christianisme est un humanisme intégral, c’est–à–dire qui développe l’homme à tous
les niveaux de son expérience. " »425 

L’affirmation des trois niveaux de l’homme est au centre de l’anthropologie


théologique de l’auteur de Sur les chemins de Dieu,426 publié en 1956. Henri de
Lubac écrit dans ce livre :

«  L’idée de Dieu est indéracinable, parce qu’elle est en son fond la Présence même de
Dieu à l’homme. Il n’est pas possible de se débarrasser de cette Présence.  »427 

En tout homme, il y a un élan naturel vers son Créateur. Parce qu’il est créé à l’image
et à la ressemblance de Dieu, l’idée de Dieu qui est la présence de Dieu en l’homme
surgit pour lui dévoiler le mystère de son être qui est inséparable de l’être de Dieu.
Cette idée de Dieu, quoique présente à tous les moments de l’activité intellectuelle, est
préalable à toute élaboration conceptuelle. L’idée de Dieu est présente en l’homme
afin qu’il s’engage à la reconnaître par le dynamisme de son Esprit qui est « capacité

424
Henri de Lubac, « Anthropologie tripartite », dans Théologie dans l’histoire  : T. I, La lumière du
Christ, Paris, Desclée de Brouwer, 1990. p. 127.
425
Jean–Pierre Wagner, La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, Paris, les Éditions du Cerf, 1997.
p. 170–171. (J. Daniélou, texte cité par H. de Lubac, « Anthropologie tripartite », p.199.
426
Henri de Lubac, Sur les chemins de Dieu, Paris, les Éditions du Cerf, 1983.
427
Ibid., p. 221.

295
de Dieu ». Dieu ayant un lien essentiel à l’homme, l’idée de Dieu est consubstantielle à
l’esprit humain qui est toujours en quête de Dieu.

«  L’idée du Dieu unique surgit d’elle–même au sein de la conscience, que ce soit par
une exigence rationnelle ou quelque illumination surnaturelle, et elle s’impose à
l’esprit par elle–même, en vertu de sa nécessité propre. En fait, dans le cas le plus
clair, c’est Dieu lui–même qui, se révélant, fait évanouir les idoles ou oblige celui
qu’il visite à les arracher de son cœur. »428

Du jugement d’être à l’affirmation de l’idée de Dieu purifiée dans ses représentations


conceptuelles par les voies d’affirmation, de négation et d’éminence, l’homme
illuminé par l’Esprit de Dieu est introduit au seuil du mystère par le dynamisme de sa
vie corporelle, intellectuelle et mystique. Ainsi c’est l’homme et tout l’homme qui a un
lien vital avec le Dieu Créateur. Sa faculté de jugement le relie à l’Absolu dont
l’affirmation est impliquée dans le processus d’élaboration spontanée de la
connaissance.
L’expérience de reconnaissance de Dieu par l’homme est déterminée par sa pensée qui
se meut vers l’affirmation de l’Être infini. Sa faculté d’affirmer l’idée de Dieu et la
quête spontanée de l’esprit habitée par l’idée de Dieu convergent vers le jugement
d’existence qui peut consentir à l’Être de Dieu. Sans tomber dans la dérive de
l’ontologisme, Henri de Lubac affirme la possibilité pour l’homme de reconnaître Dieu
à travers les trois niveaux de sa vie. L’homme dans sa dimension tripartite est relié à
l’Absolu par sa conscience de soi et son ouverture à l’altérité. Le corps ritualisé de
l’homme est le lieu des gestes efficaces qui le portent vers l’expression de l’Absolu
dans sa vie. Le déploiement de sa vie intellectuelle à travers les limites et les grandeurs
de la pensée, le conduit à la manifestation de l’universel et de l’Absolu. La vie
mystique de l’homme est traversée par l’expérience de la présence de Dieu ressentie
comme Celui qui est toujours plus grand que les représentations conceptuelles du corps
ritualisé, de l’activité de l’esprit et de l’intériorité. L’homme grâce à la volonté libre de
son Créateur est « capable » de Dieu dans son expression symbolique, rationnelle et
mystique. Ainsi la connaissance originaire du Dieu en l’homme prépare tout homme à
accueillir dans la foi l’événement de la révélation du Dieu personnel et d’amour du
christianisme. Tout l’être–au–monde de l’homme est orienté vers Dieu par l’esprit
humain qui trouve dans le mystère de Dieu son accomplissement. Esprit créé, l’homme

428
Ibid., p. 40.

296
dépend radicalement du mystère de Dieu dont la présence personnelle échappe à sa
saisie sensible, intellectuelle et mystique.

«  Un infini d’intelligibilité, tel est Dieu. L’incompréhensible est le contraire de


l’inintelligible. Plus nous pénétrons dans l’infini, mieux nous comprenons qu’il nous
déborde et que nous ne le tiendrons jamais en main. L’infini n’est pas une somme
d’éléments finis ; ce qu’on en comprend n’est donc pas un lambeau soustrait, pour
ainsi dire, à ce qu’il en resterait pour comprendre. L’intelligence ne détruit donc ni
même n’entame le mystère ; elle ne diminue en rien, elle ne "  mord" pas sur lui : elle
l’approfondit. Elle entre en lui. Elle le découvre de mieux en mieux comme tel.  »429 

Mystère de la destinée humaine, Dieu qui est l’Être au–dessus de toute nomination et
de tout anthropomorphisme se révèle dans l’être–au–monde de l’homme comme une
présence toujours désirée et toujours débordant son expérience immédiate :

«  De même que c’est au faîte de l’effort humain que le néant de l’homme apparaît le
mieux en face de l’Être de Dieu, ainsi c’est à mesure qu’il se laisse pénétrer par la
raison – ou plutôt, à mesure qu’il la pénètre – que le Mystère de Dieu lui révèle
l’infinité de sa profondeur, et la lumière qu’il lui dispense ne fait qu’épaissir
davantage les obscurités où il se dérobe. Non pas que de Dieu à l’homme nous
découvrions toujours mieux, à proprement parler, comme disait Kierkegaard, "l’infini
de la distance" - comme si Dieu s’éloignait de nous par sa grandeur à mesure que
l’idée de l’infini se développe en nous et que nous voyons mieux que le divin n’est
pas  " un simple superlatif de l’humain". Il ne s’agit pas d’éloignement ni de distance  ;
du moins ces mots n’expriment–ils qu’un aspect de la réalité. Dieu ne fuit pas à notre
horizon, Dieu n’échappe pas ou plutôt encore Il ne nous laisse pas lui échapper  : mais
en cela même il se révèle à nous comme Dieu, c’est–à –dire incommensurable et
comme "  insaisissable  ", c’est–à–dire "imprenable"  ; nous pouvons donc sans crainte
enjoindre à la raison de "  comprendre  "  : plus elle y réussira, découvrant dans l’objet
divin de nouvelles merveilles, plus son appétit de connaître et son désir d’étreindre se
trouveront mortifiés. »430 

Henri de Lubac dans le sillage des Pères grecs ( Grégoire de Nazianze, Grégoire de
Nysse, Jean Chrysostome,…) se situe dans le courant de la théologie apophatique
quand il aborde la transcendance de Dieu qui, loin de décourager l’homme stimule, son
désir de trouver un sens à sa vie dans le mystère même de l’innommable, source de
lumière dans son ineffabilité.

«  L’esprit qui s’efforce de « comprendre  » Dieu n’est pas comparable à l’avare qui
amasse un tas d’or – une somme de vérités – de plus en plus considérable. Il ne
ressemble pas non plus à l’artiste qui reprend perpétuellement une ébauche pour la
429
Ibid., p. 140.
430
Ibid., pp. 140–141.

297
rendre chaque fois moins imparfaite et finalement se reposer dans la jouissance
esthétique de son œuvre. Il est plutôt comme le nageur qui, pour se maintenir sur les
flots, s’avance dans l’océan, devant à chaque brasse repousser une nouvelle vague. Il
écarte, écarte sans cesse les représentations qui toujours se reforment, sachant bien
qu’elles le portent, mais que s’y arrêter serait périr.  »431 

L’homme ne peut connaître Dieu tel qu’il est en lui–même. La transcendance absolue
de Dieu ne peut être l’objet d’appropriation de l’esprit humain fini et limité. La voie de
connaissance qui s’offre à l’homme, esprit créé, est dans le rapport qui unit les choses
à Dieu.

«  Certes, cet abîme, l’élan mystique le franchit d’un bond. Dans l’unifiant c’est l’Un
qu’il discerne et en rencontrant l’Unifiant c’est à l’Un qu’il adhère. Mais peut-on dire
que sa force lui vienne du principe qui avait mis en mouvement l’intelligence à la
recherche de la «  cause des causes  » ? Peut–on même dire que cet élan mystique
prenne simplement la suite du mouvement de la raison ? …L’élan mystique ne
prolonge pas précisément la recherche métaphysique, il ne la double ni ne la relaie,
quoiqu’il puisse l’animer et, en revanche, trouver en elle un stimulant. Sa racine est
autre, son terme est autre, et son processus élémentaire n’est pas moins autre. La
recherche philosophique remonte analytiquement de l’effet à la cause, en vertu d’une
nécessité rationnelle. L’élan mystique s’élève de l’effet, perçu comme signe, à cette
même cause, par un mouvement qui ne se justifierait pas totalement en pure raison…
pour se reposer dans la contemplation de Dieu seul.  »432 

Henri de Lubac, dans son anthropologie théologique, valorise la théologie naturelle en


privilégiant la métaphysique de la connaissance humaine chez saint Thomas d’Aquin
et la théologie apophatique des Pères grecs pour qui Dieu est indicible et au–delà de
toutes définitions formelles. Cependant, pour eux, l’homme en tant que créature est le
miroir où se reflète le Mystère du Créateur. L’homme est ainsi l’icône vivante du Dieu
mystérieux présent en lui de façon secrète et discrète. Habité par l’idée de Dieu qui
l’ouvre sur Dieu en raison de sa parenté spirituelle avec Dieu, l’homme au plus intime
de lui–même est capable de faire l’expérience de Dieu qui peut librement tourner sa
face vers lui. L’idée de Dieu est nécessaire et universelle en l’homme. La connaissance
humaine a la capacité d’affirmer l’absolu en s’appuyant sur la connaissance des êtres
finis. Elle atteint l’absolu dans le rapport qu’il a avec les êtres finis. Ainsi l’homme est
un esprit créé ouvert à l’Être en qui il trouve un sens. Cet Être en soi est ineffable et
suscite en l’esprit créé le désir de le reconnaître, lui qui déborde l’existence humaine
investie de sa présence mystérieuse. L’affirmation de Dieu dans un jugement

431
Ibid., p. 142.
432
Ibid., pp. 173–174.

298
d’existence prépare l’homme à reconnaître le Dieu qui se cache à travers le don de la
vie, de la conscience de soi, de l’intériorité et de l’engagement volontaire et libre. En
augustinien, Henri de Lubac entrevoit Dieu illuminant l’esprit humain dont l’activité
ne trouve son terme que dans l’acceptation libre de la lumière du Christ qui comble le
désir fondamental de l’homme. En Christ, véritable lumière pour l’esprit humain selon
le prologue de l’évangéliste Jean, Dieu franchit sa transcendance en prenant par amour
le visage d’un homme visible et accessible. Dieu dans sa « philanthropie » comble
l’abîme qui le sépare de l’homme. Ainsi l’homme peut participer à la vie même de
Dieu ( 2 P1, 4). Ce désir naturel de voir Dieu exaucé dans le cadre de la révélation
chrétienne ou ce rapport entre Dieu et l’homme va au–delà de la représentation
conceptuelle de Dieu par l’esprit créé en condition incarnée. Dieu de tout temps, être
de relation, se donne tel qu’il est à l’homme qu’il appelle à la communion. Il se donne
à travers l’activité de l’esprit humain dans le monde.

« Œuvre réelle d’un Dieu bon, le monde a une valeur réelle. Plus encore que le
milieu dans lequel l’homme doit agir et s’engager, plus que l’instrument qu’il doit
employer, il est, pour ainsi dire, l’étoffe du monde à venir, la matière de notre éternité.
L’homme a donc moins à se libérer du temps qu’à se libérer par le temps. Il n’a point
à s’évader du monde, mais à l’assumer. Seulement, pour comprendre et le temps et le
monde, il est nécessaire de porter son regard au-delà : car c’est son rapport à
l’éternité qui donne au monde sa consistance et qui fait du temps un devenir réel. Et
c’est l’espérance d’une transformation radicale et dernière qui sauve notre effort
terrestre de la vanité. »433 

Face au mystère qu’invoque l’auto- manifestation de Dieu à l’homme dans le monde et


l’histoire, l’homme que présente Henri de Lubac est toujours en face d’un Dieu qui
préexiste à l’affirmation de l’homme. Si l’homme a le désir de voir Dieu, ce désir est
ontologique et lié à l’histoire et au devenir subjectif de chaque homme.

En effet, «  Il y a des voies, sans nombre, qui, en fait, mènent à Dieu. Il y a aussi des
voies diverses, des voies sûres, de valeur universelle pour fonder rationnellement
l’idée de Dieu et pour affermir ainsi l’intelligence en son affirmation. Car on peut  "
atteindre Celui qui est à partir de n’importe lequel des objets dont on peut dire qu’ils
sont" - et dont on doit dire en même temps qu’ils ne sont pas. Sur tout autre plan que
celui des processus empiriques, il y a des preuves de Dieu. Et c’est pour cela même
qu’il n’y a point à proprement parler, qu’il ne peut y avoir de "genèse" de l’idée de
Dieu.  »434 

433
Ibid., p. 223.
434
Ibid., p. 23.

299
Ainsi le désir naturel de voir Dieu et d’entrer en communion avec lui, qui fut l’objet
d’études historiques par Henri de Lubac,435 est central dans la compréhension de
l’homme dans l’axe authentique de la tradition chrétienne.

«  Pour les Pères de l’Eglise, l’homme créé à l’image de Dieu, c’est–à–dire avec ses
prérogatives divines que sont la raison, la liberté, l’immortalité, la domination de
droit sur la nature, est fait en vue de la ressemblance de Dieu qui est la perfection de
cette image, c’est–à–dire qu’il est destiné à vivre éternellement en Dieu, à entrer dans
le mouvement interne de la vie trinitaire et à y entraîner avec lui toute la création. De
même pour saint Thomas, il y a dans la nature humaine comme telle, parce que
spirituelle, un désir, un appétit de nature, indice d’une ordination ontologique, qui ne
saurait demeurer toujours insatisfait sans que l’œuvre du Créateur soit manquée et qui
ne peut être satisfait autrement que par la vision même de Dieu face à face. S’il y a
des divergences possibles d’interprétation à propos de tel ou tel détail, les grandes
lignes de la pensée de saint Thomas n’en sont pas moins certaines. Cette doctrine au
reste n’est pas seulement thomiste  ; elle est aussi bien celle de saint Bonaventure et
elle fut longtemps, pour l’essentiel, commune à toutes les écoles. On peut dire que la
tradition unanime, pendant quinze siècles, se résume en ce sujet capital dans le cri
célèbre de saint Augustin, qui doit être pris dans un sens réflexif et ontologique  :
"Seigneur, tu nous as faits pour toi et notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il se
repose en toi ". »436 

L’homme est fait pour Dieu et l’univers entier participe à la destinée de l’homme.
Toute la réalité est pénétrée par le Mystère de Dieu qui invite l’homme à s’ouvrir à la
vision de Dieu. Dieu, finalité transcendante, s’offre à sa créature spirituelle comme
raison dernière de l’existence et de l’agir de celle–ci selon la belle formule de saint
Thomas d’Aquin :

«  L’homme et les autres créatures raisonnables obtiennent la fin ultime en


connaissant et aimant Dieu, ce qui n’appartient point aux autres créatures, lesquelles
atteignent à la fin ultime pour autant qu’elles participent à quelque similitude de
Dieu, en étant, vivant ou connaissant. »437 

En effet, l’ultime et parfaite béatitude qui chez saint Thomas consiste dans la vision de
l’essence divine rejoint l’enseignement de l’évangéliste Jean pour qui la vie éternelle
équivaut à la connaissance de Dieu : « C’est cela la vie éternelle, qu’ils te connaissent,
toi l’unique vrai Dieu.  »438 

435
Henri de Lubac, Surnaturel. Etudes historiques, nouvelle édition avec la traduction intégrale des
citations latines et grecques préparée et préfacée par Michel Sales, Paris, Desclée de Brouwer, 1991.
436
Henri de Lubac, Théologie dans l’histoire, Paris, Desclée de Brouwer, Paris, 1990, t II, p. 20.
437
Saint Thomas, Somme théologique, I a., qu. 1, art.8, co., fin.
438
Jn 17, 3.

300
La lettre de saint Jean décrit la vie éternelle comme une participation à la réalité
intime de Dieu lui–même : « Lorsque sera apparu ce que nous serons, nous serons
semblables à Lui, car nous le verrons tel qu’Il est.  »439 

Certes, l’esprit créé ne peut voir Dieu par le déploiement de ses seules facultés
naturelles : « Connaître l’ipsum esse per se subsistens, cela n’est connaturel qu’à
l’intellect divin, et cela est au-dessus de la faculté naturelle de tout intellect créé,
puisque nulle créature n’est son propre esse mais a un esse participé. Ainsi donc
l’intellect créé ne peut–il voir Dieu par essence, si ce n’est dans la mesure où Dieu se
conjoint par grâce à l’intellect créé, au titre même d’intelligible pour celui-ci.  »440 

Qui plus est, la vision de Dieu par l’homme ne peut avoir lieu pour lui que par delà la
mort. L’homme, créature spirituelle, en condition de grâce, est l’être engagé dans un
processus historique qui aboutit à son achèvement en Dieu. Saint Thomas d’Aquin, en
commentant l’article du credo sur la vie éternelle, donne une image de cette réalité
d’espérance.

«  Dans la vie éternelle, il y a d’abord l’union de l’homme avec Dieu. Car Dieu lui–
même est la récompense et la fin de tous nos travaux. Cette union consiste dans la
parfaite vision  : Nous voyons actuellement une image obscure dans un miroir ; ce
jour-là nous verrons face à face. La vie éternelle consiste encore dans la louange
parfaite  : on y entendra l’enthousiasme et la joie, l’action de grâce et le chant de
louange. Et encore dans le parfait rassasiement du désir, car chaque bienheureux y
possédera plus qu’il ne désirait et n’espérait. La raison en est que personne ne peut en
cette vie combler son désir, et que jamais rien de créé ne rassasie l’homme. Dieu seul
rassasie, et au–delà : à l’infini. C’est pourquoi on ne se repose qu’en Dieu, comme le
dit saint Augustin :  «  Tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans
repos jusqu’à ce qu’il repose en toi  ». »441

L’homme, dans l’anthropologie théologique de Henri de Lubac, a une destinée


éternelle. Le lien intime entre Dieu et l’homme le dispose à une communion qui
s’épanouit en vie éternelle. La vie éternelle commence avec la reconnaissance par
l’homme de l’amour de Dieu qui le saisit au cœur de son existence historique. L’esprit
créé de l’homme est le lieu théophanique de la présence de Celui qui en étant intime à
l’homme de manière cachée et mystérieuse, le rend semblable à lui en le transformant
à son image. Caché dans son auto- manifestation libre, Dieu est l’objet de la quête
continuelle de l’homme durant son existence temporelle. Inaccessible dans son

439
1Jn 3, 2.
440
Saint Thomas, Somme théologique, I a., qu. 12, art.4. co.
441
Ibid.,

301
essence, Dieu s’unit à l’homme par amour à travers son Esprit qui rend le Fils visible.
Par le Fils Dieu parle lui–même de lui–même.

«  Ce n’est pas simplement la Divinité lointaine que l’homme entrevoit comme il peut à
travers l’univers, - qu’il confond souvent, aussi bien dans ses plus hauts efforts de
pensée que dans ses mythologies grossières, avec l’univers, - et dont il essaie de se
dire quelque chose dans son langage tâtonnant ; cette Divinité silencieuse dont,
mettant les choses au mieux, nous devons dire qu’il ne la conçoit que du dehors et
sans trouver aucun moyen de communiquer avec elle. Dieu nous a pour ainsi dire
ouvert son être intime en nous dévoilant son dessein442  ».

Ce dessein est l’invitation de l’humanité à une communion avec la Personne divine du


Christ.

«  Dans le langage courant des Pères, il s’agit de cette œuvre tout entière, en toutes ses
phases et sous tous ses aspects  : création, marche du monde, providence, histoire,
œuvre de  "  nature  " et œuvre de "grâce". La notion est voisine de celle d’alliance,
dont le sens étymologique est également "disposition". L’économie ou l’économie
divine, c’est donc la réalisation par Dieu de son dessein sur le monde, c’est le mystère
du salut de l’homme, - quoique le mot déborde la signification moderne, un peu
étroite, "  d’histoire du salut" ; - mystère s’opérant à l’intérieur de la création et se
déroulant à travers le temps :  "  économie de Dieu notre Sauveur sur l’homme "…
Celle–ci se résume tout entière dans "  l’économie de la venue du Seigneur  ".  » 443 

Cette venue du Seigneur dans l’histoire humaine est le début de l’exode de l’humanité
vers la terre promise de sa réunion spirituelle. En élevant l’humanité à la communion
avec Dieu, le Christ lui a ouvert l’infini. Comme le dit également H. von Balthasar : 

«  […] Au-delà de l’existence et de l’essence s’éclaire la constitution de l’être  : il ne


nous apparaît pas autrement qu’en "  ne tenant pas à lui–même  ", en sortant de lui–
même pour s’incarner dans la finitude concrète. Ce qui permet aux êtres finis de le
recevoir et de le comprendre tel qu’il est en lui–même. Ainsi sont–ils initiés par lui à
l’amour qui donne sans cesse…Grâce au signe de Dieu qui s’abaisse en s’incarnant et
s’exténue dans la mort et le vide de Dieu, on peut éclairer pourquoi Dieu est déjà,
comme créateur du monde, sorti de soi et descendu au–dessous de lui–même  : c’est
qu’il répondait à son être et à son essence absolus de se révéler, dans la liberté
souveraine et abyssale, comme l’amour insondable qui est … la profondeur et la
hauteur, la longueur et la largeur de l’Être même. »444 

442
Henri de Lubac, La Foi chrétienne. Essai sur la structure du Symbole des Apôtres,, 2° édition revue et
augmentée, Paris, Aubier–Montaigne, 1970, p. 100.
443
Ibid., p. 104.
444
Hans Urs von Balthasar, L’amour seul est digne de foi, trad. R. Givord, Paris, Aubier, 1966. pp. 183–
186.

302
Avec l’avènement du christianisme l’histoire humaine acquiert selon Henri de Lubac
une signification nouvelle :

«  Une nouvelle idée de Dieu, une nouvelle idée de l’homme, une nouvelle idée des
rapports de l’homme et de Dieu : voilà ce que contenait en germe le premier acte de
foi chrétienne dont Israël portait l’annonce. Et cet acte, dans sa nouveauté, n’était pas
idée, mais réalité. Il s’agissait d’une rencontre, de la rencontre en vue de laquelle
toute l’aventure de l’univers avait été lancée. Cette même rencontre qui, lorsqu’on
l’envisage du côté de l’homme, est appelée foi, s’appelle, envisagée du côté de Dieu,
révélation. Interpellation personnelle de l’homme par Dieu, la révélation suscite de la
part de l’homme une réponse également personnelle  : c’est la foi. Ainsi s’établit une
relation que l’on doit dire réciproque et que l’on désignera plus tard à juste titre
comme «  interpersonnelle  ». La réciprocité est si forte que, dans le langage biblique,
le même mot que nous traduisons aujourd’hui par foi, et qui évoque de part et d’autre
fidélité, définit également l’attitude de chacun des deux êtres reliés l’un par rapport à
l’autre. Mais si l’on veut reconnaître, comme il se doit, l’initiative divine dans l’œuvre
de notre salut comme dans celle de la création, on devra préciser ces affirmations en
disant que, de la part de Dieu, la révélation qui s’adresse à l’homme est
personnalisante, tandis que de la part de l’homme qui répond à l’appel de Dieu la foi
est découverte et reconnaissance de la divinité comme Absolu personnel. C’est
précisément dans cette découverte et cette reconnaissance que, par contrecoup, l’être
de l’homme achève de se personnaliser.  »445 

La venue du Christ dans l’histoire humaine personnalise de manière radicale les


rapports de Dieu avec l’humanité. En appelant chaque homme dans son unicité, Dieu
se révèle à chacun comme un être personnel et la réponse à l’appel divin de celui qui
est nommé avec amour scelle l’alliance de l’homme et de Dieu. Cette alliance est
vécue dans la solidarité avec le Christ qui ensemence l’amour de Dieu dans l’univers
par sa présence active , laquelle est le commencement absolu de l’homme nouveau.
Cet homme nouveau est à la fois l’image de l’amour de Dieu et Dieu lui–même en
Personne relevant l’homme ancien, blessé et claudiquant. Le Christ est le témoin fidèle
de Dieu dans le monde et l’histoire. Il suscite la communauté des témoins réunis par
son Esprit irradiant l’amour. Lumière du monde et de l’histoire, le Christ est l’homme
nouveau, reflet de Dieu au sein d’une humanité en processus de transfiguration.
Destiné à tous les membres de l’humanité, le Christ est la figure dont le grand geste
d’amour renouvelle le monde et l’histoire. Henri de Lubac évoque ce grand geste
d’amour du Christ en ces termes : 

445
Henri de Lubac, La Foi chrétienne. Essai sur la structure du Symbole des Apôtres, pp. 330–331.

303
«  Ce grand geste d’amour, Jésus, c’est Vous–même. Sensible à l’homme, humble,
mourant dans un coin de Judée, oh  ! oui, Vous êtes homme  ! Fleur de Jessé, Vous êtes
bien le fruit de notre terre. Né de la femme, vraiment formé de sa substance, Vous
n’êtes pas je ne sais quel fantôme descendu des nuées du ciel. Vous êtes profondément
enraciné dans notre sol. – Mais en vous, Jésus, comme en nul autre enfant de notre
race, Dieu s’est montré. Vous ne fûtes pas seulement son messager. Vous êtes son
apparition vivante et substantielle. Par Vous, Il n’a pas seulement parlé. Ou plutôt son
langage est un acte, sa parole est un geste : c’est Vous–même. Splendor, Verbum et
Imago Patris. Vous, Jésus, trait d’union de la terre au ciel.
En Vous toujours Dieu se montre, et dans votre Eglise sainte. Dans vos meilleurs
disciples Il resplendit encore, si bien qu’on ne peut s’y tromper. Car c’est Vous qui
vivez en eux.  »446 

Le Christ qui révèle l’homme à lui–même est l’aboutissement du dessein divin de


réunir l’humanité en élargissant sa conscience aux dimensions du monde et de
l’histoire. Ainsi devenir homme à la lumière du Christ, c’est être intégré au corps du
Christ dont la mission est de rassembler le genre humain tout entier. Le Christ apparu
dans l’histoire à la plénitude des temps est le Logos qui appelle et attire tous les
hommes de toutes les origines, de toutes les nations et de tous les temps à former un
seul corps solidaire et réconcilié. Toutes les traditions religieuses de l’humanité et tous
les efforts d’unification de l’humanité sont implicitement au service de cet appel.
L’intelligence spirituelle des textes prophétiques, sapientiels, législatifs et liturgiques
du peuple d’Israël permet de comprendre et de goûter l’histoire du peuple de Dieu,
celle qui précède la venue du Christ. Le Christ, par sa première venue, porte l’histoire
du rassemblement du peuple de Dieu à son accomplissement. En Lui et par Lui, tout
homme quelles que soient son origine, sa nation et son époque, est invité à se tourner
vers Dieu qui a un rapport secret et discret à tous les humains qu’il réunit par la parole
salutaire de son évangile. L’homme d’aujourd’hui est situé entre la première venue du
Christ et l’attente de l’achèvement de la totalité de son corps. Avec la perspective de la
réunion spirituelle de l’humanité, l’homme reçoit une mission qui l’élève au-dessus de
lui–même. Il ne peut plus se prendre pour sa propre fin. Il reçoit d’un autre, du Tout–
Autre, la responsabilité d’inaugurer la solidarité intégrale de tous les humains. Le salut
de l’humanité acquiert un caractère social en dépassant les illusions individualistes,
égocentriques et nationalistes :

446
Henri de Lubac, « La lumière du Christ » dans Théologie dans l’histoire  : t.1, Desclée de Brouwer,
1990. p. 214.

304
«  Cette humanité totale fait aussi l’objet, nous l’avons dit, de quelques–unes des
aspirations les plus profondes de notre âge. Il rêve de l’organiser, de lui faire prendre
pleinement conscience de soi, de l’humaniser enfin pleinement en l’unifiant. De
l’hominisation à l’humanisation  : ce rêve, le catholique ne saurait ni le faire sien tel
quel, ni le repousser simplement comme une chimère néfaste. Mais, de même qu’il
prend appui sur l’aspiration de l’homme à se dépasser et à "faire le dieu  " pour le
persuader d’accepter cette mort à soi–même qui est l’indispensable condition de
l’entrée dans la Vie, ainsi peut–il prendre appui sur l’aspiration non moins profonde,
non moins «  naturelle » - quoique aussi souvent étouffée, aussi souvent déviée – à
l’unité humaine, pour amener les hommes de bonne volonté jusqu’au seuil du
catholicisme, seul capable de réaliser cette unité en un sens éminent.  »447 

La réunion spirituelle de l’humanité n’est pas en soi la concrétisation des aspirations


sociales des groupes humains dans leur unification pour des raisons qui seraient
utilitaires et pragmatiques. Elle est bien plutôt la vocation de tout homme qui a
entendu dans son cœur l’appel du Christ à se décentrer de lui–même pour s’ouvrir à un
autre type de société de personnes que l’Eglise promeut.

En effet : « elle [l’Eglise] nous rend à cette communion, que tout son dogme nous
expose et que toute son action nous prépare. Néanmoins, s’il est vrai que la
communion des personnes est société au sens le plus profond qui soit, il n’est pas
moins vrai que c’est une société d’une structure tout autre que les sociétés temporelles
qui sont nécessaires à la vie de l’humanité. »448 

La réunion spirituelle de l’humanité est ainsi la société ouverte à la totalité du genre


humain. Sa mise en œuvre exige un esprit missionnaire inclusif :

«[  …] c’est ce qui apparaît en pleine lumière chez les grands missionnaires des temps
modernes : un Mathieu Ricci, qui, sans jouer à l’oriental, "  se fit lettré à la fois avec
tant d’astuce et de dilection, qu’il en eut le cœur et en montra la face "  ; un Robert
Nobili qui fut son disciple aux Indes et se fit brahme parmi les brahmes.  : la diversité
même de leurs méthodes atteste l’unité et la pureté de l’esprit catholique qui les
inspirait, comme il inspire encore aujourd’hui leurs successeurs. Le même esprit se
manifeste au dix-huitième siècle, tout au long des instructions de la propagande aux
évêques qu’elle envoyait "  à la Chine  ", et on le retrouve dans les enseignements
solennels de nos derniers Papes, Maximum illud de Benoît XV, Rerum Ecclesiae de
Pie XI (1926). »449 

447
Henri de Lubac, Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme, p. 309.
448
Ibid., pp. 317–318.
449
Ibid., p. 248.

305
En effet, le disciple du Christ a, tout au long de l’histoire humaine, une mission. Il
répond à l’ordre du Ressuscité : « Allez par le monde et prêchez l’évangile à toute
créature » ( Mc 16, 15).
Selon Henri de Lubac, l’idée de la mission s’enracine dans l’expérience du peuple
d’Israël dans ses rapports avec les païens. Témoin du Dieu de l’Alliance, il s’est senti
envoyé aux autres peuples de la terre. Il hésita au cours des siècles sur la manière de
réaliser l’ordre de mission de Yahvé. De l’extermination des païens au prosélytisme en
passant par les impasses de la séparation autour de « haie de la loi », le peuple d’Israël
découvrit avec le « second Isaïe » sa mission de révéler Yahvé au monde entier. C’est
en répandant la connaissance de Yahvé, Dieu unique et universel à tous les hommes,
qu’Israël résolut son conflit interne entre le particulier et l’universel.

«  Héritant d’Israël, Jésus le transforme en Eglise…La mission qu’il a reçue de son


Père et celle qu’il a héritée de son peuple. Fils de l’Israël missionnaire, l’Eglise qu’il
fonde pour continuer Israël ne pouvait être que missionnaire.  »450 

C’est dans la soumission à l’esprit missionnaire du Christ que son disciple découvre sa
vocation de communicateur de la lumière du Christ à toutes les créatures de l’univers.

Ainsi : «  Si je cesse d’évangéliser, c’est que la charité s’est retirée de moi. Si je


n’éprouve plus le besoin de communiquer la flamme, c’est qu’elle ne brûle plus en
moi.  »451 

L’homme saisi par l’esprit missionnaire du Christ est habité par le désir de propager la
charité divine manifestée dans la vie, la mort et la résurrection du Christ.

«  Le désir de se répandre partout en vue d’allumer partout le feu de la charité divine,


tel est le ressort essentiel de la vie de l’Église, et le chrétien sent naître et grandir en
soi ce désir au fur et à mesure qu’il participe davantage à cette vie, à mesure que c’est
moins lui qui vit, mais l’Eglise et, par l’Eglise, le Christ qui aime, veut et vit en
lui.  »452 

L’homme nouveau que le Christ suscite par son esprit missionnaire est solidaire de
toutes les créatures de l’univers. Il participe à la dynamique du règne de Dieu proche à

450
Henri de Lubac, Théologie de l’histoire, t II, Questions disputées et résistance au nazisme, Paris, 1990,
p. 171.
451
Ibid., p. 178.
452
Ibid., p. 178.

306
travers la foi chrétienne qui annonce la démesure de la charité divine qui réunissant les
membres de l’humanité en Église.

«  Un moyen, le grand moyen du salut [l’Eglise…] est aussi elle–même une fin, la fin
suprême de la création. Elle est un corps visible et transitoire, et elle est le Corps du
Christ, mystérieux et éternel. Comme le Christ est la voie qui mène à la vie, mais aussi
bien la vie même à laquelle aboutit cette voie, ainsi de l’Eglise, selon l’aspect sous
lequel on l’envisage : voie de salut, elle est aussi le terme  ; elle est cette unité
spirituelle en quoi consiste la réalité du salut. »453

L’Église est ce moyen qui inscrit dans l’histoire du monde la figure de l’homme
nouveau. C’est en réunissant par l’esprit missionnaire tous les hommes en une
fraternité dont le signe propre est la charité divine que l’Eglise achève l’œuvre du
Christ. L’Eglise selon Henri de Lubac est « le corps de la charité sur terre ».454  Elle
symbolise la communion des croyants depuis les origines jusqu’au terme de
l’achèvement du corps du Christ. L’humanité entière à chaque phase de son évolution
historique s’y intègre de façons différentes et mystérieuses. Le peuple de Dieu
mystérieusement en marche vers la patrie du Père est la métaphore qui rend compte de
la réunion secrète et discrète des membres de l’humanité dans l’attente de
l’achèvement du Corps du Christ. Transfiguration de « l’Israël selon la chair »,
l’Eglise, le nouveau peuple de Dieu, en élargissant les perspectives universalistes du
« second Isaïe », ne conçoit l’homme qu’incorporé à un peuple.
«  Comme les Juifs mirent longtemps tout leur espoir non dans les récompenses
individuelles par–delà le tombeau, mais dans les destinées collectives de leur race et
dans la gloire de leur Jérusalem terrestre, de la même façon tous les espoirs du
chrétien doivent être tendus vers l’avènement du royaume et la gloire de l’unique
Jérusalem  ; et comme Yahvé n’adoptait aucun individu sinon dans l’adoption globale
qu’il avait faite du peuple juif, ainsi le chrétien n’est adopté que dans la mesure où il
entre dans l’organisme social animé par l’esprit du Christ […], spiritualisé,
universalisé selon l’annonce même des prophètes, le judaïsme transmet au
christianisme sa conception d’un salut essentiellement social.  »455 

Ainsi l’homme apparaît comme un être éminemment social appelé au salut à l’intérieur
du Corps invisible du Christ. Le salut est, sur cette terre tragique et dramatique, cette
solidarité intégrale faite de collaboration et de partage des biens de la création qui ont
une destination universelle. Il est aussi, et surtout, la dimension transcendante de

453
Ibid., pp. 182–183.
454
Ibid., p. 178.
455
Henri de Lubac, « Le fondement théologique des missions », Paris, Edition du Seuil, coll. « La Sphère
et la croix » 1946, pp. 34–37.

307
chaque personne humaine qui, à l’intérieur du Corps invisible du Christ, a une
grandeur absolument singulière et incomparable. En effet, selon Henri de Lubac,
l’homme, être historique et social, est aussi celui qui a un désir naturel de voir Dieu.
Créature spirituelle faite pour Dieu, son histoire personnelle et communautaire n’est
intelligible qu’à travers la marche de l’humanité vers son accomplissement
eschatologique. Ainsi le temps de l’Eglise est un moment important qui favorise la
croissance du corps du Christ. Comme l’écrivait Henri–Irénée Marrou :

«  Celui qui a vraiment compris que l’essentiel de ce qui se réalise dans la temporalité
humaine, le sens de l’histoire, c’est le recrutement du peuple des saints, la
construction de la cité bienheureuse, la croissance du Corps du Christ, celui–là ne
peut que se poser avec insistance, une insistance poussée jusqu’à l’angoisse, la
question  : que puis–je faire pour hâter l’avènement du Royaume ? Comment puis–je
travailler à l’avancement de l’histoire  ? »456 

L’histoire humaine n’aura tout son sens que parvenue à son terme qui pour les
chrétiens est la récapitulation de toute la création par le Christ : 

«  Nous n’avons pas ici–bas de cité permanente, mais nous sommes en route vers celle
qui doit venir » (He 13, 14).

C’est encore Henri–Irénée Marrou qui écrit :

«  Il nous suffit d’avoir compris et de savoir désormais qu’à travers notre vie la plus
quotidienne et en apparence la plus profane, nous pouvons et devons travailler à une
œuvre dont le fruit engrangé dans les demeures éternelles ne passera pas. On peut
généraliser à toute action historique la belle formule dont saint Augustin s’est servi un
jour dans un sermon  :  " l’architecte construit au moyen d’échafaudages provisoires
une demeure destinée à durer   " ( Serm. , 362, 7). Il en fait une application immédiate
à ces événements historiques privilégiés qui constituent le volet central de notre
triptyque, ceux qui ont marqué l’Incarnation et la passion de Notre Seigneur Jésus–
Christ, événements insérés dans le temps, apparemment désormais au passé mais dont
la vertu efficace demeure éternellement ; mais n’est–elle pas vraie pareillement de
toute l’histoire du salut et en particulier de notre propre participation à l’avancement
de celle–ci  : tout ce que nous avons accompli dans le temps…. Tout cela est destiné à
passer comme passe la figure de ce monde  ; mais sa transcription en termes "  Cité de
Dieu ", cette composante de valeur absolue que, la grâce de Dieu aidant, notre effort
y aura inséré et développé, - ou qu’au contraire, négativement, le péché aura
malheureusement diminué ou compromis -, tout cela échappe à cet effritement et se
trouvera intact le jour du jugement. »457 
456
Henri–Irénée Marrou, Théologie de l’histoire, Paris, Edition du Seuil, 1968, p. 113.
457
Ibid., pp. 143–144.

308
L’éternité dans cette perspective anthropologique et eschatologique est intérieure au
temps. En transcendant l’histoire, l’homme sauve de l’insignifiance tout ce qu’il
accomplit dans le temps. Grâce à lui l’univers a un sens dont il est la clé. Capable de
décoder le monde, l’homme peut avoir une connaissance objective de la réalité
matérielle qu’il organise de manière opératoire. En se dépassant dans une poussée vers
l’infini et en tendant vers ce qui est plus grand que lui, l’homme devient une personne
en participant à la vie intime de Dieu qui est connaissance, liberté, amour, création. Par
sa capacité de connaître, l’homme s’éveille à sa propre subjectivité et peut entrer dans
une herméneutique du monde et de sa vie personnelle, sociale et mystique. Sa liberté le
place dans une relation unique avec Dieu dont il peut devenir le partenaire d’Alliance
ou l’adversaire par jalousie, par suspicion ou par volonté d’autosuffisance. Livré à
lui–même, l’homme a le privilège de se déterminer dans sa vie par des projets qui
mettent en valeur ses options, ses convictions et ses valeurs. Quoique grand par son
esprit, l’homme fait au quotidien l’expérience de ses limites, de ses fautes et de ses
péchés. Les tentations et le pouvoir du mal pèsent sur ses aspirations à la paix, au
bonheur et à la prospérité. Aussi assailli par les guerres, les crimes, la famine, les
maladies, les misères effroyables, les folies meurtrières, les méfiances ataviques, le
chauvinisme, le fanatisme, les haines, les préjugés, l’homme aspire à la libération et
aux bénédictions contenues dans le dessein originel de Dieu.
Henri de Lubac, à travers son anthropologie théologique, affirme que le drame social
et humain trouve son éclaircissement et son dénouement non pas en l’homme seul,
mais en Jésus Christ, Homme–Dieu. Visage humain du Dieu tout entier avec nous,
Jésus Christ offre à l’homme la promesse de sa régénération et de sa libération en
Dieu.
Il reste à préciser ce que cette idée chrétienne de l’homme peut apporter à notre monde
pluraliste, traversé par un culte de l’immanence pure en même temps que par la
redécouverte des autres traditions religieuses de l’humanité.

VI.5. L’idée chrétienne de l’homme face au culte de l’immanence pure


et aux diverses traditions religieuses de l’humanité.

309
Nos contemporains dans leur majorité tentent de s’affranchir de l’idée chrétienne de
l’homme. Un monde juste et pacifique sous l’influence de la royauté du Christ est loin
de l’imaginaire personnel et collectif de ces contemporains. L’irruption d’un monde
radicalement nouveau est impensable dans le contexte d’un monde qui obéit aux
critères raisonnables et consensuels de la modernité. Celui-ci a véhiculé une nouvelle
vision du monde selon laquelle Dieu cesse de gouverner au profit des lois universelles
de la physique mécanique ou quantique. La gestion rationnelle de la société impose
l’état démocratique qui éduque le citoyen à faire confiance en ses potentialités de
décideur non déterminé par la tradition pré- moderne. L’idée chrétienne de l’homme a
subi une mise à l’écart de la modernité. L’homme autonome de la modernité devient le
seul décideur de son avenir. Il n’accepte plus le sens de l’histoire que proposent les
relectures pré- modernes du christianisme. Nos contemporains ne perçoivent plus
l’Eglise comme la médiatrice divine du devenir du monde. L’Église dans le concert de
la modernité n’est qu’une voix parmi d’autres. Nous pourrons ici écouter le diagnostic
de Christian Duquoc qui sera notre guide au long de ses pages. Ce théologien écrit à
propos de l’Église :

«  Celle–ci n’est plus au centre de l’histoire, elle n’est ni la médiatrice, ni l’actrice


majeure de la marche du monde socio–politique, elle n’en est pas la lectrice
infaillible. Cette relativisation ne s’avère possible que si l’Eglise accepte
l’établissement d’une distance effective entre son action et celle de l’Esprit. En effet,
le qualificatif "médiatrice  " accolé à l’Eglise désignait sa mission de discerner le
travail de l’Esprit. Elle ne le signifiait pas seulement par son agir sacramentel et
pastoral, elle le désignait par ses choix politiques puisque les autorités civiles lui
faisaient allégeance. Reconnaître que les événements qui pèsent sur la destinée du
monde sont relatifs indique que l’organisation ecclésiastique ne jouit pas
nécessairement de la garantie de l’Esprit saint. Rien n’impose qu’il y ait accord entre
le devenir lisible de l’Eglise et le travail de l’Esprit. Renoncer à l’interprétation
médiévale revient à souligner la distance entre l’agir repérable de l’Eglise dans ses
liens avec la société et le politique, et l’action non négligeable de l’Esprit. Une faille
sociale s’est produite, elle est représentée par l’émancipation de la société, il restait à
découvrir une possibilité d’interprétation interne à l’Eglise, elle le fut par les
restrictions imposées à sa médiation, et par la liberté reconnue à l’Esprit de travailler
sans qu’il en procure des traces perceptibles. La lecture des signes des temps
représente une tentative d’interprétation pratique des événements culturels ou socio–
politiques pour que l’annonce de l’évangile aux auditeurs contemporains ne soit pas
archaïque, elle n’a nullement l’ambition de favoriser l’édification d’une doctrine
synthétique du rapport entre foi et monde. Accepter cette révolution aboutit à diminuer
le rôle de l’institution ecclésiastique dans le mouvement de l’histoire. Cela présuppose

310
que les croyants se mettent au clair sur les enjeux de la médiation du Christ et
l’advenue du Règne de Dieu.  »458 

Christian Duquoc, en radicalisant la reconnaissance de l’autonomie du monde à l’égard


de l’Eglise de Gaudium et Spes, préconise la discrétion de l’institution ecclésiale
comme le principe d’un nouveau lien :

«  Il n’existe pas de moyens de mener à terme une définition nouvelle du rapport entre
le mouvement du monde et le règne advenant sinon en acceptant l’abandon par
l’Église de sa domination séculaire sur le politique et le savoir  : cette discrétion est la
condition d’un nouveau lien. Ainsi l’autonomie du monde à l’égard de l’Église et de
ses pratiques ne signifierait pas son étrangeté à l’égard du règne, mais au contraire sa
forme originale de rapport. C’est en ne voulant rien être de l’Église que le monde
s’articule au Règne qui vient et en prophétise l’incandescence déjà présente. »459 

C’est en acceptant d’être un partenaire véritable des logiques du monde que le


christianisme, en exorcisant sa mémoire traversée par des tentations de domination et
de monopole, de dérives autoritaires et d’utopies de la chrétienté, pourra se mettre au
service de la réunion spirituelle de l’humanité.

«  Une ouverture gratuite de Dieu dans le don de son Fils Jésus et de l’Esprit afin de
faire des humains ses partenaires ou ses amis en pleine liberté les affranchissant du
destin. C’est à l’explication du sens de l’événement pascal, conséquence majeure de
l’implication de Dieu dans l’histoire d’Israël et le parcours terrestre de Jésus, que
travaillèrent en proie à de nombreux défis et à des doutes multiples, les communautés
chrétiennes des premiers siècles. La grandeur de l’offre divine se signifia dans la
Promesse qui porta désormais sur ce qui pouvait n’être qu’objets de gratuité divine,
l’amitié fidèle et la libération du destin cosmique et biologique460 ».

Le christianisme, en renonçant à la séduction d’associer sa destinée à celle des figures


institutionnelles du monde et de l’histoire, pouvait davantage assumer son rôle
prophétique d’éveilleur des consciences dans le secret de chaque aventure personnelle
et dans l’expression commune des responsabilités de l’humanité.

«  Pour l’organisation de son existence terrestre, l’humanité était renvoyée à sa


responsabilité, sous un double principe à rendre concret selon les contextes  : l’égalité
radicale des êtres humains, puisque tous sont appelés à être fils  ; l’instauration d’une
justice socio–politique qui ne blesse pas l’amour dû à tous, même aux ennemis. La

458
Christian Duquoc, Christianisme Mémoire pour l’avenir, les Éditions du Cerf, Paris 2000, pp. 106–107.
459
Ibid., p. 108.
460
Ibid., p. 111.

311
promesse ne précise aucunement les formes et les inscriptions historiques de ce double
principe qui découle de l’offre divine d’honorer les humains de son amitié et de les
adopter comme fils et filles. L’effondrement de la chrétienté incita à abandonner l’idée
d’une inscription institutionnelle de la Promesse dans l’histoire. La foi recouvrit ainsi
la liberté dont elle jouissait avant son alliance politique. Cette cassure historique
restitua à Dieu l’inattendu de son action : nul ne sait d’où vient l’Esprit, ni où il va.
L’histoire est privée de la nécessité qu’on avait cru devoir lui reconnaître. Ce
détachement de la foi à l’égard de l’idée et de la pratique qu’elle a nourries pendant
des siècles est lourd de conséquences. Il laisse la foi libre à l’endroit du monde sans le
lui rendre indifférent. »461 

Le christianisme, en devenant libre par rapport aux réalités institutionnelles


conditionnées par le temps, la culture et la sensibilité sociologique d’une époque,
retrouverait sa mémoire subversive et prophétique :

«  - Libre  : l’articulation de l’institution ecclésiale au devenir du monde telle qu’elle a


été pensée et pratiquée comme anticipation politique et sociale de la promesse
dernière avait soumis la foi à un critère extérieur à sa propre logique : elle a été
réquisitionnée pour organiser ce monde dans la justice et la fraternité. Ainsi lui a-t–on
fait jouer un rôle de justification de décisions qui relevaient d’intérêts autres que ceux
de la manifestation de la gratuité du don de Dieu. Enfermant la foi dans un
millénarisme institutionnalisé dont l’espérance ne cessa d’être démentie, l’Eglise fut
contrainte pour justifier son engagement mondain de recourir à des schèmes vétéro–
testamentaires rendus archaïques par le message évangélique. La modernité la
dégagea de ce sortilège.  »462 

Le regard lucide et critique que porte Christian Duquoc sur les acquis de la modernité
permet à l’idée chrétienne de l’homme de trouver un enracinement inattendu dans le
déploiement de l’immanence pure de nos sociétés contemporaines qui adoptent
l’athéisme méthodique des sciences et l’agnosticisme pratique dans leurs engagements
politiques et éthiques.

«  La foi n’est pas indifférente à l’effet ascétique du savoir  ; elle est soucieuse des
réactions irrationnelles et des espérances insensées que les nouvelles techniques et
connaissances occasionnèrent. D’autant plus qu’acceptant l’autonomie de la raison
dans les différents domaines de ses investissements, loin d’atténuer les conséquences
ascétiques de l’athéisme méthodique ou de l’agnosticisme pratique, la foi les renforce
par sa propre logique  : elle fait également œuvre de désillusion. Elle s’attaque aux
leurres issus de la non–résolution des conflits infantiles ou des pressions culturelles  ;
elle se démarque des stratégies délirantes qu’engendre l’angoisse de la mort ; elle
s’affronte à l’énigme du mal désiré, voulu, produit, par les êtres humains. Elle pointe
ainsi que la limite de la raison s’enracine dans le désir et le vouloir indéterminé que
461
Ibid., p. 112.
462
Ibid., p. 112.

312
l’on nomme "  liberté ". La foi entretient avec la raison qu’elle se refuse à contrôler
une double relation  : elle dévoile une fragilité cachée, elle assume le sens d’une
démesure renouvelée.  »463 

Les sociétés contemporaines, tout en limitant l’horizon de compréhension de l’homme


à sa facticité brute, cosmique, biologique et culturelle pour des raisons
méthodologiques, doivent se rendre compte de l’unicité de l’homme et sa fragilité
cachée au sein de l’univers :

«  La foi ne se satisfait pas de prendre acte de la limite qu’avoue la raison, elle dévoile
son ambiguïté trop souvent occultée. La raison occidentale, notamment depuis l’utopie
des lumières ( dix-huitième siècle), a omis de penser sérieusement la séduction du mal
agir, de la malveillance, de la méchanceté. Elle s’est cantonnée à l’exploration des
causes sociales et psychiques du mal agir. Ce n’est pas rien mais c’est insuffisant. Ce
champ restreint de l’investigation a poussé à soutenir que l’éducation et le savoir
élimineraient la tendance malfaisante dont les effets sociaux et individuels sont
patents. On a estimé, du moins espéré, que le progrès des sciences et des techniques,
que l’affinement des législations, que l’amélioration matérielle de la vie par des
gestions économiques plus rationnelles et efficaces, contribueraient à l’atténuation de
l’immoralité, à l’intérêt pour le civisme, à la solidarité effective. On a cru que la
grande criminalité, la corruption, les guerres civiles et étrangères disparaîtraient peu
à peu, du moins se raréfieraient. »464 

Tous ces espoirs sont aujourd’hui remis en cause par la démesure de la violence et du
terrorisme qui sont le lot quotidien de nos contemporains.

«  La foi chrétienne blesse l’autonomie de la raison en la poussant à faire le deuil de


son innocence. Elle l’incite à prendre acte que la transgression des limites lui est aussi
naturelle que leur respect. Elle renforce son ascèse tout en atténuant les espoirs
qu’engendre le vouloir–vivre collectif et individuel. Elle soupçonne que les désirs les
plus fous qui attisent la dynamique de l’histoire nourrissent quelque complicité avec
l’impatience qui pousse la raison à transgresser les limites qu’elle reconnaît. Bien que
soutenant l’autonomie de la raison, la foi refuse d’être prisonnière de ses espoirs
illusoires qui la consolent de sa fragilité. »465 

L’ouverture de l’Eglise à la modernité passe par la critique prophétique de ses espoirs


illusoires.

«  L’acceptation de l’autonomie de la raison en ses formes multiples, éthique,


politique, économique, culturel, par Vatican II représente un événement majeur  : elle
463
Ibid., pp. 113–114.
464
Ibid., pp. 114–115.
465
Ibid., p. 115.

313
permet une lecture du christianisme non plus à partir de son indétermination à l’égard
de l’histoire. L’Eglise reprend ainsi le mouvement antique de la foi comme refus des
contenus matériels des promesses et comme annonce de la Promesse dont l’objet est
l’assurance du souci paternel et amical toujours actuel de Dieu dans le don qu’il fit de
lui–même dans le Christ et l’Esprit. La foi est espérance, elle ne se contente pas
d’abonder dans le sens d’une raison ascétique et rigoureuse, elle prend positivement
acte de ses démesures renouvelées.  »466 

En se confiant principalement à la raison, la modernité des pays de l’hémisphère Nord


a eu des mérites indéniables dans la maîtrise des phénomènes de la nature et de la
société. Elle a accumulé un savoir considérable en affranchissant le processus de la
constitution des sciences « dures » et « molles » de toute tutelle religieuse. Ainsi on a
pu assister à une rationalisation de la vie et du monde. Mais l’humanité est devenue le
nouveau sujet de l’histoire qui du même coup, a la tentation de se substituer à Dieu.
Les sociétés modernes de l’hémisphère Nord limitent souvent leur horizon à une
immanence pure où elles tentent d’avancer vers le mieux. Elles envisagent leur avenir
par leur manière de scruter et de comprendre en profondeur les mécanismes de la
nature élevés au rang de produits culturels. Certes, dans la vision kantienne du devenir
de l’humanité, seule l’éthique est digne de l’homme moderne qui doit « décoller » des
royaumes des sens ou de l’entendement pour trouver sa vitesse de croisière dans une
république cosmopolite débarrassée des schèmes de conduites empiriques.
L’unification politique du genre humain est ainsi soumise aux procédures de la
rationalité non seulement scientifique mais éthique. Aussi Kant fait–il confiance au
sujet rationnel autonome dont la motivation est de nature à susciter l’espoir de
l’humanité dans cette entreprise gigantesque. Mais la modernité, dans l’hémisphère
Nord, en est venue, à opérer des ruptures entre le temporel et l’éternité et à résorber le
spirituel dans le séculier. Elle est tentée de limiter les projets humains à un
accomplissement interne dans l’histoire. Elle se hasarde à signer l’acte de décès de
Dieu dans les sociétés historiques civiles où disparaissent ses représentations
religieuses. C’est l’aboutissement du phénomène jadis analysé par Max Weber, pour
qui la modernité de l’hémisphère Nord est associée à la prise en charge par l’Etat de
l’idée éthique qui rend le religieux superflu dans un monde désenchanté et rationalisé.
La déchristianisation est en ce sens une composante essentielle de la modernité des
pays de l’hémisphère Nord à tel point que Marcel Gauchet décrit le christianisme
comme " religion de la sortie de la religion ".
466
Ibid., pp. 115–116.

314
Que peuvent donc apporter les traditions religieuses de l’humanité à la modernité de
l’hémisphère Nord lorsque celle-ci proclame sa volonté de se contenter d’une
immanence pure au sein d’un monde sécularisé ?
Ces traditions religieuses de l’humanité ont en fait le devoir de proposer d’autres idées
de l’homme et d’autres styles de réalisation de soi. Ainsi l’une des contributions
majeures de Henri de Lubac à notre modernité est son idée chrétienne de l’homme et la
mise en œuvre de la réunion spirituelle de l’humanité comme cadre de réalisation de
l’idée chrétienne de l’homme. L’idée chrétienne de l’homme que suggère l’auteur de
Catholicisme est celle de « l’homme nouveau » apparu avec l’avènement de Jésus–
Christ, promoteur de la réunion spirituelle de l’humanité. Cet homme nouveau est
celui qui s’ajuste à la Parole de Dieu incarnée dans la vie de Jésus de Nazareth, modèle
d’humanité émergeant au cœur de l’histoire pour réaliser le dessein de salut de Dieu.
En effet, l’évangile de Jésus–Christ introduit dans l’humanité un langage nouveau
inspiré par la sagesse de Dieu qui prend à contre-pied la sagesse du monde. Ce langage
est celui de la Grâce. Dieu manifeste à l’égard de l’humanité des dispositions
bienveillantes. En son messager, Il annonce l’amour gratuit de Dieu venant à la
rencontre de tous ceux qui sont dans le besoin ou souffrent. Cette miséricorde de Dieu
met à mal l’idée que les hommes se faisaient de la justice de Dieu, rétribuant les
mérites acquis par les efforts de fidélité scrupuleuse et les bonnes actions. Or Jésus, par
sa prédication de la proximité du royaume de Dieu, propose une autre idée de Dieu.
Dieu est compatissant en son messager qui se rend solidaire de tous ceux qui traversent
les épreuves de la vie. Pour Jésus, l’amour de l’autre et la pratique de la miséricorde
sont prioritaires par rapport aux gestes religieux. Cette nouvelle vision de Dieu
entraîne un nouveau style de vie dans lequel pratiquer la miséricorde est une manière
de faire l’expérience de Dieu. Cette expérience de Dieu modifie l’idée que l’homme se
fait de lui-même. L’homme est ainsi appelé à partager avec tous ceux qui sont dans le
besoin dans l’esprit de Mt 25, 31-40. Ce langage de grâce et de miséricorde suit la
logique de la croix dont la meilleure expression est contenue dans cet aphorisme qui
donne tant à penser : « Ce qui n’est pas donné jusqu’au bout et jusqu’à la dernière
goutte de sang est perdu  ».
L’homme ne vaut que par ce qu’il donne, et l’homme en qui toute la création a été
renouvelée, ne dit–il pas : «  Le Fils de l’homme lui–même n’est pas venu pour être
servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » ( Mc 10, 45) ?

315
Ainsi Jésus, dont la vie concerne toute l’humanité par son esprit d’amour, recommande
à ses disciples de servir et donner leur vie. Il va jusqu’à prononcer ces paroles
mystérieuses : «  Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à
cause de moi la trouvera » ( Mt 16, 25).

L’option pour suivre Jésus implique le renoncement à soi qui donne à la vie humaine
son ouverture à la reconnaissance de l’autre. C’est en renonçant au souci de soi que
l’homme peut entendre la bonne nouvelle de Jésus qui fait entrer l’humanité dans la
logique de la reconnaissance de l’autre qui passe par le don de soi à l’autre débarrassé
de toutes violences possessives, assimilatrices ou dévoratrices. Ainsi « la foi n’a pas
pour finalité de faire du monde un lieu rêvé de justice et de non–violence, même si elle
peut y contribuer. Elle a pour fin d’introduire, par le don de l’Esprit Saint, les
hommes dans l’échange vital de Dieu. »467 
Notre conviction est que l’idée de l’homme qui se dégage de la lecture des œuvres de
l’auteur de Catholicisme donne à l’idée de la réunion spirituelle de l’humanité sa
dimension mystique et éthique au sein des communautés chrétiennes. Nous en
trouvons une confirmation dans ce que Christian Duquoc écrit à propos de ces
communautés chrétiennes :

«  Il s’agissait pour elles de témoigner de l’ouverture de Dieu dans son Christ et dans
l’Esprit à tous les êtres humains, il ne s’agissait point d’un programme utopique et
divin de substitution dispensant l’humanité de sa responsabilité terrestre. Jésus a
laissé choir le " messianisme politique " parce qu’il désirait que les êtres humains
fussent libres et non point des esclaves gavés et naïvement heureux par une
organisation transcendante qui gérerait la société sans leur participation imaginative
et risquée. La frustration d’espoirs légitimes dans les conditions de détresse
généralement majoritaires fut le prix à payer pour que l’humanité sorte de l’enfance.
Jésus a déplacé les enjeux du messianisme, il ne les a pas abolis. En ce sens, le
christianisme est prophétique  : il se refuse à être complice de l’illusion, même si par
infidélité à sa logique, il en fut souvent l’une des sources. Il ne récuse pas d’être le
vecteur d’une espérance lucide. »468 

Christian Duquoc perçoit la reconnaissance de l’autre dans le prolongement du rôle du


christianisme comme l’instance religieuse qui «  dénonce les choix intolérables en

467
Ibid., p. 121.
468
Ibid. p. 118.

316
économie et en politique, confinant aux marges de l’histoire des populations
entières ». Il poursuit :

«  La foi chrétienne révèle une dimension que la raison tait. L’horizon des humains
n’est pas la seule mortalité. L’avenir n’est pas le résultat des seules actions humaines
et du sacrifice des générations entières pour qu’advienne enfin un monde de justice et
de convivialité. Cet avenir serait un leurre pour ceux qui furent les esclaves de la
construction d’un futur généreux. La foi chrétienne s’appuie sur une Parole ; cette
Parole est énoncée par celui que ni l’immoralité, ni l’injustice, ni la mort ne sauraient
acculer à l’indifférence ou à l’impuissance. Cette Parole assume le désir des humains
dans ce qu’il a de positif. Elle l’assume sans cacher que ce n’est pas l’apparente folie
du désir qui fonde l’espoir d’un avenir de justice et de paix, mais le souci de Dieu
pour les humains. Ce désir, fût-il immense dans son amplitude, est marqué par la
mort. Seule la Parole aimante de Dieu le fait passer de la mort à la vie, sans épargner
le tragique de la condition humaine affrontée à la mort. C’est le Crucifié qui fut
suscité vivant. Pâques ne dénie pas la nécessaire ascèse dont parle Freud pour l’accès
à la liberté, Pâques annonce un dépassement de l’ascèse en raison d’une Parole qui
vient à nous et nous convertit en croyants. Le désir même apparemment insensé,
frôlant la démesure, n’est pas absurde, il dit quelque chose de l’homme ; il manque
toutefois d’un point d’appui et d’une purification qui, en le rendant à sa condition
précaire, le conduisent à faire confiance au possesseur d’un autre désir.  »469 

C’est en travaillant au cœur des réalités humaines que la foi chrétienne dans un
affrontement et une fécondation mutuels atteste son caractère original :

« la confiance inconditionnelle au Dieu qui permet d’assumer humainement les


frustrations du désir, le tragique, la violence et la mort, soutient sa vocation
prophétique dans un monde devenu heureusement autonome. »470 

Dans un monde déstabilisé comme le nôtre, marqué par des crises de la vie et du sens
de l’existence humaine, l’idée chrétienne de l’homme selon Henri de Lubac est une
invitation à la quête spirituelle. Henri de Lubac ne nous enferme pas dans une
définition de l’homme. Il nous exhorte à contempler dans le mystère de Dieu qui s’est
fait homme, la grandeur incomparable de l’homme qui ne peut être uniquement un
produit culturel ou une marchandise interchangeable. Parce qu’il est voulu par Dieu,
l’homme recevant le souffle de Dieu échappe aux déterminismes de son espèce en
ayant avec son créateur un lien direct et personnel. Par son esprit, l’homme est capable
de s’ouvrir à Dieu et ne trouve sa béatitude qu’en lui. Apte à se connaître et à connaître
Dieu, l’homme a la capacité de transformer l’univers et la société des personnes par
469
Ibid., pp. 116–117.
470
Ibid., p. 118.

317
son pouvoir illimité de connaissance. Partenaire et collaborateur du Créateur, l’homme
est une merveille destinée à la communion rompue par sa méfiance et rétablie par
« l’homme nouveau »: le Christ. Le Christ, « l’homme nouveau » veut habiter en
chaque homme pour l’illuminer et dissiper les ténèbres de son ombre qui le rendent
opaque à Dieu. L’homme voulu par Dieu dans le Christ est celui qui sert en se
conduisant comme un frère dans une communauté de partage et d’amour. L’amour est
un don de l’Esprit Saint qui permet à l’homme de reconnaître le Christ comme la
source ultime de connaissance de Dieu. La réunion spirituelle de l’humanité est ce par
quoi le Père, le Fils et l’Esprit Saint, en demeurant en un homme, le rendent
accueillant et réceptif à l’imitation du Christ. L’homme qui imite le Christ découvre à
travers la figure terrestre du Christ un stimulant pour entrer en communion fraternelle
avec tous les hommes. En imitant le Christ, l’homme transformé de l’intérieur dépasse
les différences sexuelles, raciales, sociales, nationales, linguistiques, culturelles,
religieuses et économiques.
La réunion spirituelle de l’humanité est la mise en œuvre de l’idée de l’homme qui
met en adéquation l’amour pour le Christ et la connaissance de Dieu. « Si quelqu’un
m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera  ; nous viendrons à lui et nous
ferons notre demeure chez lui  » ( Jn 14,23). C’est cette connaissance qui dispose
l’homme à la communion fraternelle. « A ceci tous connaîtront, dit Jésus, que vous
êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres » ( Jn 13, 35).
Communauté d’amour, la réunion spirituelle de l’humanité est la communion
fraternelle rendue visible et rayonnante par l’Esprit créateur qui fait jaillir la vie
éternelle au cœur de l’histoire humaine.
L’idée de l’homme développée par Henri de Lubac est celle de l’homme perçu dans le
mystère du Christ. Elle est une voie qui autorise l’homme à devenir une personne libre
d’aimer au-delà des conditionnements biologiques et sociaux. L’homme ne réalise sa
destinée personnelle, historique et mystique qu’à travers la réunion spirituelle de
l’humanité. Devenir une personne et adhérer à la réunion spirituelle de l’humanité
exigent une option de foi dont Christian Duquoc évoque avec justesse la portée :

« Si la foi produit des effets bénéfiques pour ce monde, elle les obtient comme " par
surcroît ". Aussi appartient–il au croyant d’en manifester à la fois le désintéressement
politique ( ceux qui la vivent ne prétendent pas gérer le monde) et l’efficacité sociale
( le mode de vie qu’elle suscite n’est pas sans conséquence sur le train du monde).
Autrement dit la foi ne s’investit pas dans les enjeux les plus radicalement existentiels,

318
un lien à autrui et à soi–même sous l’horizon du Dieu qui vient, sans ébranler les
évidences premières, les espoirs limités, l’évitement de " la poignante mélancolie des
choses " selon la belle expression de Tanizaki. La foi ne peut inviter à s’affranchir du
poids de la possession, à se libérer de l’illusion du sexe, à renoncer à la jouissance de
la domination, à se moquer d’un souci du futur menaçant sans produire quelques
effets sociaux et politiques  : ils ne sont pas planifiés, ils sont des conséquences souvent
inattendues, l’Esprit travaillant dans l’imprévisible. L’efficacité est d’un autre ordre
que directement politique.  »471 

L’idée chrétienne de l’homme nous met ainsi en rapport avec une conception originale
de Dieu. Elle dépend du fait historique du Christ et d’une réflexion bien conduite par
la raison qui s’appuie sur les divers champs de l’expérience humaine. Mais cette idée
chrétienne de l’homme doit être elle–même articulée avec d’autres idées de l’homme
issues de théologies non chrétiennes. L’œuvre de Henri de Lubac indique bien de
quelle manière une telle articulation peut être cherchée.
L’idée chrétienne de l’homme donne la possibilité inouïe et inimaginable à l’homme
de vivre en Dieu, quelles que soient son origine, sa religion et son expérience
spirituelle. C’est l’idée inclusive de l’homme appelé à la catholicité. Ainsi le
christianisme authentique recueille et purifie l’effort culturel et religieux de l’homme
quels que soient sa situation géographique et son projet de société. Tout en respectant
d’autres idées de l’homme propres aux sociétés engagées dans d’autres formes
d’expériences spirituelles, le christianisme authentique, selon Henri de Lubac, aura le
souci d’une présence aimante et illuminante tout en évitant de s’identifier à la
réalisation humaine d’une culture conquérante, écrasante et dominante. En
reconnaissant la diversité des sociétés où il est appelé à annoncer son idée de l’homme,
le christianisme, tout en étant la voie salutaire qui conduit au mystère du Christ, doit
être attentif à l’homme et à tout homme créé à l’image de Dieu et potentiellement
ouvert à l’accueil de la fraternité et de l’amitié du Seigneur de l’histoire. Cependant,
selon la théologie du Surnaturel, « le désir naturel de Dieu » présent en tout homme
ne trouve son accomplissement et son achèvement que dans le mystère du Christ et de
l’Eglise.
Henri de Lubac, en étudiant lui–même les traditions religieuses non chrétiennes
comme le Judaïsme, le Mazdéisme, l’Hindouisme et les sagesses occidentales et
orientales, montre comment le Christianisme n’a pas le monopole de l’idée de
l’homme. Il va jusqu’à reconnaître qu’en dehors du Christianisme, le Bouddhisme est

471
Ibid., p. 120.

319
« le plus grand fait spirituel de l’histoire  ».472  Pour Henri de Lubac, les traditions
religieuses de l’humanité et les sagesses et voies de réalisation d’humanité sont des
témoignages irrécusables du « désir naturel de connaître Dieu  » que l’homme ne
saurait occulter. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme partout et
toujours participe à l’être de Dieu. Aussi Dieu est–il, dans toutes les cultures et dans
toutes les sociétés, l’horizon de l’esprit humain qu’il éclaire ou attire vers lui à travers
toutes les formes de spiritualité et de religiosité. Dieu en s’exprimant à travers le Fils
fait du Fils la norme de toute parole véridique. C’est cette Parole véridique qui doit
entrer en dialogue avec les paroles partielles disséminées dans les doctrines des
traditions religieuses de l’humanité. En recherchant « les semences du Verbe » dans
les traditions religieuses de l’humanité, Henri de Lubac en réalité recherche les paroles
partielles des mystiques de tout temps qui contribuent à fonder partout la réunion
spirituelle de l’humanité.

472
Henri de Lubac, Aspects du bouddhisme, Paris, Edition du Seuil, 1951, p.8.

320
Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××
CONCLUSION.
Au terme de ce long parcours avec Henri de Lubac, dressons le bilan provisoire des
idées majeures recueillies à travers notre lecture commentée de Catholicisme et notre
réflexion sur la réunion spirituelle de l’humanité.
Nous avons commencé notre essai théologique sur cette réunion spirituelle de
l’humanité en dialogue avec Henri de Lubac, qui nous a servi de guide, pour explorer
l’expérience historique, sociale et spirituelle de la vocation des êtres humains à l’unité
à travers les courants et mouvements religieux de l’humanité.
Dans le chapitre premier, nous avons embrassé d’un regard synthétique l’immense
horizon jadis ouvert par Catholicisme , qui visait les « aspects sociaux » trop oubliés
du mystère chrétien. Nous avons fait une présentation générale du livre qui nous a
permis de suivre la progression des développements sur le caractère « social »,
historique et mystique du catholicisme.
L’itinéraire des trois parties de l’ouvrage nous a mis en présence d’études doctrinales
sur le Mystère de Dieu, du Christ et de l’Eglise. Notre parcours a d’abord rencontré le
dogme, la constitution de l’Eglise, le système sacramentaire et le terme de la vie
éternelle. Puis Le rôle de l’histoire dans le christianisme, le sens spirituel de l’un et
l’autre Testament, le salut à travers les traditions religieuses non chrétiennes, la
proposition de l’Evangile et le paradoxe de la mission dans un monde où l’Esprit de
Dieu est à l’œuvre, ont été autant de défis qui ont aidé à mieux saisir la nature
universelle de l’Eglise. Enfin, La fonction de la théologie, le discernement des chances
de renouveau de l’Evangile dans des situations culturelles inédites, le Mystère de la
Personne dans sa relation à son enracinement communautaire, la transcendance de
l’homme et le mystère de la croix planté au cœur de l’existence de l’homme précaire

321
ont été autant de foyers de réflexion qui ont alimenté notre compréhension du thème
de la réunion spirituelle de l’humanité.
Notre propos n’était pas de procéder à la critique littéraire du texte de Catholicisme .
Nous n’avons pas non plus étudié l’ouvrage sous l’angle de ses données historiques et
exégétiques. Nous avons voulu plutôt mettre en lumière l’expression « réunion
spirituelle de l’humanité », et montrer l’importance du thème ainsi désigné dans
l’ensemble de l’œuvre : l’enjeu est celui d’un discours sur le Mystère de Dieu qui
éclaire le Mystère et l’énigme de l’homme dans sa destinée personnelle et
communautaire.
Henri de Lubac, exégète des Pères de l’Église, historien du dogme et théologien, a
donc été, dans notre premier chapitre, le témoin majeur de la tradition chrétienne sur
ce thème.
Nous avons fait appel, dans notre lecture théologique de Catholicisme à l’expérience
historique, sociale et spirituelle du peuple d’Israël, en contraste avec les doctrines
dualistes ou d’évasion de la condition humaine. La foi en l’incarnation a été aussi
décisive dans l’interprétation du langage symbolique, rituel et sacramentel de la
réunion spirituelle de l’humanité. Ce langage s’écarte de l’individualisme dénoncé par
Henri de Lubac comme résurgence archaïque du subjectivisme, du solipsisme et de la
clôture sur soi. C’est en renonçant à soi et en se portant librement vers l’autre, sans
fusion et sans confusion, dans l’échange sans jalousie et dans le partage et la solidarité,
que les membres de l’humanité se reconnaissent comme des personnes appelées à
concourir au bonheur de tous. Ce bonheur est l’horizon du désir de l’autre qui a pris
des contours divers au cours de l’histoire de l’humanité.
En effet, un être humain ne s’accomplit que dans le don de soi et par l’accueil et la
reconnaissance de l’autre avec qui il partage sentiments, paroles, pensées, actions et
projets. Parce qu’il est ouvert sur autrui, tout être humain est inséparable de sa lignée.
Aucun être humain n’est isolé. Il s’inscrit dans la lignée de ses ancêtres et se construit
avec l’aide de l’héritage culturel de sa communauté.
Aussi la réunion spirituelle de l’humanité s’inscrit-elle dans le temps (passé, présent,
avenir). Elle dépend de Celui qui fonde le temps et ramène tout à l’unité. De Celui qui
est Autre, Origine, Inspirateur et Fin de la réunion spirituelle de l’humanité et qui a
pris le visage humain d’une Parole devenue homme. Cet homme libre et exemplaire,
Jésus de Nazareth, avec son autorité incomparable, a nommé le Père en qui l’humanité

322
trouve le souffle pour reproduire l’image de sa création première. Image parfaite du
Père, Jésus-Christ réunit Dieu et l’humanité par l’Esprit Saint. La création est
transfigurée par sa résurrection. Cette relation est vécue sous le mode de l’abaissement.
Le Fils n’est Fils que dans la remise de Lui-même au Père de qui il reçoit totalement la
vie, le souffle et toutes choses à partager avec ses frères en humanité. C’est en Lui que
les membres de l’humanité trouvent leur chemin vers le Père par l’Esprit.
Le second chapitre de notre étude, en s’attachant à la Parole vivante de l’Ecriture dans
la conscience religieuse des Pères de l’Eglise, des mystiques et des théologiens de la
tradition chrétienne, montre que le thème de « la réunion spirituelle de l’humanité » est
une idée directrice de la théologie chrétienne. Certes nous l’avons dit, l’expression
« réunion spirituelle de l’humanité » n’apparaît formellement qu’au début du chapitre
de Catholicisme sur l’Église. Cependant, l’idée qu’elle exprime manifeste sa fécondité
si l’on considère le déploiement de l’initiative du Dieu des chrétiens qui a voulu se
révéler aux hommes à travers le fait historique du Christ : fait majeur de l’histoire
humaine, l’incarnation rédemptrice du Christ s’inscrit dans l’unité du plan divin sur la
création ; et en traversant divers champs significatifs de la théologie dogmatique
depuis la théologie de la création jusqu’à l’eschatologie, en passant par la christologie,
la pneumatologie, l’ecclésiologie, la sacramentaire et le mystère liturgique, nous avons
repéré, à travers la pensée de Henri de Lubac, la cohérence du dessein de Dieu et son
accomplissement dans l’histoire humaine, et nous avons vu que cette perspective était
particulièrement bien désignée à travers le thème unificateur de « la réunion spirituelle
de l’humanité ».
De fait, Catholicisme fait constamment appel au vocabulaire de « l’union » ou de la
« réunion » ou de l’unité du genre humain ou bien à des images telles que la vigne
mystique, ou le corps du Christ. Il envisage l’humanité comme un tout à l’image de la
tunique multicolore sans couture du patriarche Joseph. Il aborde la problématique de
l’œuvre de Dieu comme une œuvre de réconciliation qui, d’un bout à l’autre, est
habitée par le dessein de rassembler les fils d’Adam et d’en faire un seul corps. En
effet, en son origine et en sa destinée, le genre humain est un. Cette unité fondamentale
a sa source en Dieu. La « réunion spirituelle de l’humanité » dans le contexte biblique
est le déploiement du lien créé entre Dieu et l’humanité à travers les alliances
successives qui culminent dans l’événement pascal de Jésus–Christ, Médiateur de la
nouvelle Alliance et qui, par le don de son Esprit, met les personnes en relation les

323
unes avec les autres dans une famille unique où tous sont fils d’un même Père et frères
du Fils qui révèle le Père. Ce Père qui est en lui–même vie et amour, se définit par la
relation de communication totale et réciproque avec l’autre en lui qui est le Fils.
Expression parlante du Père, le Fils se donne entièrement au Père en l’accueillant au-
delà de l’autre de lui–même qui est Esprit et lien de convivialité, Cet Esprit
maintenant la différence entre le Père et le Fils dans l’unité même de leur être.
Le troisième chapitre a justement tenté d’approfondir le mystère trinitaire de la réunion
spirituelle de l’humanité. Ce mystère a été révélé aux hommes appelés par grâce à
devenir des sujets responsables de l’action historique de la réunion spirituelle de
l’humanité. Celle-ci qui transcende la particularité des conditions de temps et d’espace
advient concrètement par la sacramentalité de l’existence chrétienne et plus
précisément, dans l’Église, par la célébration du sacrement de l’eucharistie.
En menant une existence eucharistique inspirée de la mémoire de Jésus-Christ, les
disciples, par l’annonce de la vie, de la mort en croix et de la résurrection de leur
Maître et Seigneur, plantent au cœur du monde et de l’histoire l’espérance de la
réunion spirituelle de l’humanité. Or cette réunion est une participation du peuple de
Dieu à la vie d’amour échangée, sans obligation et sans dette, entre le Père, le Fils et
l’Esprit Saint. L’humanité participe à la vie trinitaire par son incorporation au Christ.
L’anamnèse de sa passion et l’attente de son retour eschatologique fondent l’action de
l’Esprit dans l’engagement de foi et d’amour de ses disciples. C’est que, en Jésus-
Christ, le Père s’engage à réunir ses enfants par son Esprit qui est aussi celui du Fils.
Le mystère trinitaire de la réunion spirituelle de l’humanité est ainsi source de
communion fraternelle et de célébration de la louange de Dieu. L’Église célèbre la
louange de Dieu, en particulier, dans le baptême et la célébration de l’eucharistie. Le
service de la communion est assuré par la réunion spirituelle des disciples de Jésus-
Christ, fidèles à l’annonce de l’Evangile dans leur vie familiale, professionnelle et
sociale. Partout où les pauvres entendent la bonne nouvelle et où l’esprit des béatitudes
est vécu, les disciples de Jésus-Christ vivent la réunion de l’humanité dans le Père dont
la présence est cachée. Partout où la mémoire du Crucifié exalté suscite l’espérance de
bâtir un monde fraternel, juste et libre, la réunion de l’humanité devient un repère de
l’identité chrétienne. Partout où les hommes, dans leurs entreprises modestes ou
grandioses, sont dociles à l’Esprit du Père et du Fils, ils vivent en espérance la réunion
spirituelle de l’humanité.

324
Dans le troisième chapitre, nous avons donc montré comment Dieu s’est révélé à
travers la création en préparant la nouveauté du fait chrétien qui allait advenir par la
résurrection de son Fils et le don de son Esprit Saint en vue de constituer l’Église.
Celle-ci est ainsi le lieu d’accueil de l’Esprit par la communion mutuelle de ses
membres unis au Fils, qui est lui - même le chemin vers le Père. Par-là s’est vérifiée la
profondeur trinitaire du mystère que désigne l’expression « réunion spirituelle de
l’humanité »
Ainsi les trois premiers chapitres de notre essai ont justifié l’importance de cette
expression et ont montré sa signification dans le mystère de Dieu. Ce mystère, redisons
– le, est avant tout éclairé par la révélation de Jésus-Christ. C’est en tout cas ce qui
ressort de Catholicisme où Henri de Lubac nous fait découvrir la figure christologique
de Jésus, nouvel Adam et vrai Joseph revêtu de la tunique multicolore de l’humanité
réunie par l’Esprit. Nouveau Moïse aussi, Jésus-Christ, représente à la perfection les
figures bibliques de Noé, de Josué, de David, de Salomon et de tous les prophètes de
son peuple. La figure christologique ainsi esquissée par Henri de Lubac intègre dans la
personne du Restaurateur de l’unité de la communauté humaine les traits multiples et
variés des événements de salut transmis par la Bible et l’Evangile. Aussi avons-nous
largement fait appel dans ces trois chapitres à l’intelligence de l’Écriture de Henri de
Lubac, cette intelligence de l’Ecriture étant particulièrement apte à inspirer une
christologie pertinente dans la perspective de la réunion spirituelle de l’humanité.
Mais compte tenu de la mission que Jésus – Christ a reçue du Père, quel sera son
message à nos sociétés du XXIe siècle, marquées par la mondialisation des échanges
culturels ?
Les quatrième et cinquième chapitres ont précisément pris distance par rapport à
Catholicisme pour considérer ce contexte actuel de la mondialisation et, dans ce
contexte même, reformuler le mystère de la réunion spirituelle de l’humanité. De fait
les sociétés du XXIème siècle sont comme des carrefours de rencontres et de
communication. Les progrès technologiques à dimension mondiale favorisent les
relations internationales. Des industries de pointe en informatique et en cybernétique
ainsi que l’internet préparent des avancées technologiques considérables dans une ère
qu’on peut qualifier comme l’ère de la révolution culturelle de la communication.
Pourtant, cette expansion technologique et économique ne s’impose pas sans générer
des exclusions et des phénomènes de marginalisation (chômage, mal de vivre,

325
isolement et éclatement des structures traditionnelles de la famille, difficultés
d’insertion sociale des jeunes, augmentation du taux de suicides, ravages de la drogue,
difficultés des banlieues , insécurité, recrudescence de la criminalité organisée,
émergence du quart monde dans les pays riches, épreuve du sida ,violence du
terrorisme... ).
Mais en même temps, ce monde nouveau, avec son dynamisme culturel, économique
et social, offre un potentiel considérable et de nouvelles opportunités pour la réunion
spirituelle de l’humanité. En conjuguant et en confrontant mondialisation et réunion
spirituelle de l’humanité, nous avons justement recherché la manière de trouver un
nouvel accès au Christ et une nouvelle façon de vivre en Église.
C’est d’abord sous l’angle du langage que nous avons entrepris de saisir la
signification de la réunion spirituelle de l’humanité. Notre conviction est que l’Esprit
du Dieu de la révélation chrétienne s’est déployé dans la profondeur d’une Parole
humaine, celle d’un homme ordinaire dans le fait historique majeur du Christ. Par
Jésus – Christ, Dieu s’est uni à l’humanité et, dans le déploiement historique, social, et
spirituel de cette initiative gratuite, l’humanité a fait, à travers ce grand fait spirituel de
l’histoire, l’expérience du don de la communion la libérant et la sauvant de la situation
dramatique du péché qui la maintenait dans la division, la haine et la mort.
Nous avons tenté de dire et de fonder théologiquement l’actualité de ce mystère dans le
contexte même de la mondialisation. Notre parti- pris d’espérance nous a même
conduit à élaborer une «  spiritualité » de la réunion de l’humanité, fondée sur la
fraternité, le partage, la solidarité, la tolérance, l’écoute et le discernement des forces
de vie contre les tendances mortelles à la division, à la rivalité et à l’écrasement des
exclus par les nantis. Cette spiritualité encourage et stimule le dialogue entre diverses
traditions culturelles et religieuses sous le mode du respect, de la rencontre et de la
collaboration. Nous avons précisément évoqué le dialogue avec ces traditions
culturelles et religieuses de l’humanité en reconnaissant la valeur positive du
pluralisme dans le respect des valeurs de solidarité et la sauvegarde de la terre
commune à tous, tout en maintenant que, au regard de la foi chrétienne, Jésus – Christ
a une place unique dans l’histoire du salut.
La dernière section du chapitre, sur l’actualité et la spiritualité de la réunion spirituelle
de l’humanité, s’ est appliquée à définir une théologie propre à l’Afrique
subsaharienne. En surmontant les impasses des théologies chrétiennes africaines, nous

326
avons préconisé une théologie pluraliste de la réunion spirituelle de l’humanité -
théologie qui, bien comprise, indiquerait des chemins permettant à l’Afrique de sortir
de sa marginalisation. En entrant de façon adulte et responsable dans le monde des
échanges culturels, l’Afrique subsaharienne, tout en demeurant imprégnée des valeurs
essentielles de son humanisme, pourrait aller à la rencontre d’autres cultures, pour
apprendre les techniques du monde matériel qui lui manquent en vue de protéger et
développer son environnement et ses potentialités naturelles.
Les deux chapitres IV et V nous ont ainsi permis de développer, pour lui–même le
thème de la réunion spirituelle de l’humanité dans le contexte de la mondialisation.
Mais il était naturel que nous tentions, dans un dernier chapitre, de revenir à
Catholicisme et, en nous appuyant sur d’autres écrits de Henri de Lubac, de préciser la
contribution que notre auteur peut apporter aujourd’hui même à une réflexion sur la
réunion spirituelle de l’humanité. On a vu que cette réflexion, située dans le contexte
de la mondialisation et de l’ouverture aux traditions non chrétiennes, procède d’un
choix théologique de présenter aujourd’hui le Dieu des chrétiens comme le Créateur de
tout et le Père de tous. Cette implication de Dieu dans l’histoire humaine à travers la
médiation unique de Jésus–Christ, sauveur et libérateur de tous, remet au premier plan
la question de l’homme devant Dieu, soit que cet homme se trouve menacé dans sa
vocation profonde par certains aspects de la culture moderne ou post–moderne, soit
qu’il puisse trouver dans ce contexte même de nouvelles chances pour développer des
liens de solidarité et de communion, et à travers eux, la possibilité de mieux répondre à
l’appel de son Créateur.
Ce diagnostic nous a invité à retrouver l’importance centrale de la réflexion que Henri
de Lubac a consacrée à l’homme devant Dieu. L’homme qui cherche à se comprendre
ne peut limiter l’horizon de sa connaissance à son individualité séparée de tous. Pour
ne pas se perdre dans son propre reflet, l’homme a besoin d’un vis-à-vis. Ce vis- à -vis
ne peut pas être seulement le semblable ou le monde à habiter et à transformer selon
les besoins de la culture. Infinie question pour lui–même, l’homme est celui dont le
secret est caché à lui-même. L’idée chrétienne de l’homme que développe Henri de
Lubac est sa contribution la plus originale dans la perspective de notre thème, une
perspective qui éclaire de façon décisive la réunion spirituelle de l’humanité. Quoique
parfois contestée dans notre contexte historique actuel, cette idée chrétienne de
l’homme écarte le culte de l’immanence pure par lequel l’homme est confiné dans sa

327
niche terrestre et enfermé dans un processus inexorable de désenchantement du
monde ; elle revient en fait à dire que la propre vie de Dieu est proposée à l’homme.
Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme, capable de Dieu, est fait pour
Dieu . Sa vie ne trouve sa fin qu’en Dieu. C’est cette anthropologie de portée
théologale qui est l’horizon ultime de la réunion spirituelle de l’humanité. Elle appelle
l’Esprit à habiter une société planétaire unidimensionnelle actuellement régie par
l’économie capitaliste qui se contente souvent de prôner le progrès matériel. Elle
mettra en évidence la vocation fondamentale des êtres humains qui, dans le contexte
même de la mondialisation, sont appelés à la communion dans l’Esprit.
Au terme de cet essai, nous avons le sentiment d’avoir seulement ouvert le débat
autour d’une théologie de la réunion spirituelle de l’humanité. L’essentiel reste à venir.
L’essentiel est sans doute que l’Esprit inspire à des disciples de Jésus-Christ,
imprégnés d’une culture de solidarité et de partage, un nouvel humanisme qui permette
de rejeter l’isolement, l’exclusion et la marginalisation. C’est en reprenant leurs
expériences professionnelles, familiales et ecclésiales dans des équipes et des
communautés de base, que ces disciples pourront découvrir les manières d’être,
aujourd’hui et demain, des prophètes d’espérance dans un monde aussi complexe,
mobile et diversifié que le nôtre. Il leur incombe en tout cas de contribuer à ce que
l’intuition de Henri de Lubac exprimée dans Catholicisme manifeste toute sa
fécondité, et que l’Eglise, dans la situation même de notre temps, rende effectivement
témoignage au mystère de la réunion spirituelle de l’humanité.

328
Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××

329
BIBLIOGRAPHIE.

Les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament sont empruntées à La Sainte Bible


traduite en français sous la direction de l’Ecole biblique de Jérusalem, Editions du
Cerf, Paris, 1961.

# Sources bibliographiques sur Henri de Lubac.

Neufeld ( K. ) et Sales ( M. ), Bibliographie Henri de Lubac, s.j.


(1925–1974), Einsiedeln, Johannes Verlag,
1974.
- « Bibliographie de Henri de Lubac
(correction et compléments) 1942–1989 »,
dans H. de Lubac, Théologie de l’histoire, II,
Questions disputées et résistance au nazisme,
Paris, Desclée de Brouwer, 1990, p. 408 – 416.
Russo (Antonio.), Biographie. Henri de Lubac, Éditions
BREPOLS, Paris, 1997.
Sales (M. ), « L’œuvre du cardinal de Lubac. Eléments de
bibliographie », dans Henri de Lubac. Le
théologien à l’œuvre, Communio XVII, n°
103, 1992, p. 133–137.
Wagner (Jean–Pierre.), La théologie fondamentale selon Henri de
Lubac, Les éditions du Cerf, Paris, 1997.

# Bibliographie de Henri de Lubac.

330
1) Les Éditions Jaca Books, de Milan, ont entrepris en 1979 la publication des Opera
omnia du Père Henri de Lubac.
Nous donnons ici le plan de l’œuvre complète.

Première section : L’homme devant Dieu.

Henri de Lubac - Sur les chemins de Dieu


- Le drame de l’humanisme athée
- Proudhon et le christianisme
- Athéisme et sens de l’homme

Deuxième section : La Foi chrétienne

Henri de Lubac - La structure du symbole des Apôtres


- Mystique et Mystère chrétien

Troisième section : L’Église.

Henri de Lubac - Catholicisme


- Méditation sur l’Eglise
- Paradoxe et Mystère de l’Eglise
- Les Églises particulières dans l’Eglise
universelle

Quatrième section : Surnaturel

Henri de Lubac - Le Mystère du Surnaturel.


- Augustinisme et théologie moderne
- Esprit et Liberté
- La Révélation

Cinquième section : Écriture et Eucharistie

Henri de Lubac - Corpus mysticum


- Histoire et Esprit
- Exégèse médiévale T.1
- Exégèse médiévale T. 2
- Exégèse médiévale T. 3
- Exégèse médiévale T.4

331
Sixième section : Bouddhisme.

Henri de Lubac - Aspects du Bouddhisme


- Le Bouddhisme et l’Occident

Septième section : Teilhard de Chardin.

Henri de Lubac - La pensée de Teilhard de Chardin


- Teilhard missionnaire et apologiste
- L’éternel féminin
- Blondel et Teilhard

Huitième section : Monographies.

Henri de Lubac - La postérité spirituelle de Joachim de


Flore T. 1
- La postérité spirituelle de Joachim de
Flore T. 2
- L’aube inachevée de la renaissance. Pic
de la Mirandole.

Neuvième section : Paradoxes, Portraits, Varia.

Henri de Lubac - Paradoxes


- L’abbé Monchanin et d’autres amis
- Mémoires théologiques
2) Nous donnons maintenant la liste des écrits du Père Henri de Lubac selon l’ordre de
leur parution :

Henri de Lubac, - « Apologétique et théologie », Nouvelle revue théologique, t.57,


Louvain, 1930.
- « Sur la philosophie chrétienne », Nouvelle revue théologique, t.

332
63, Louvain 1936.
- « Méditation sur le principe de la vie morale », Revue
apologétique, t.65, 33e année, Paris, 1937.
- Catholicisme, les aspects sociaux du dogme, coll. « Unam
Sanctam », Paris, Édition du Cerf, 1938, in 8° , 373 p ; 5e éd., revue
et augmentée, 1952, 418 p.
- Traduction anglaise: Catholicism. Christ and the common Destiny
of man. Transl., C. Sheppard. Ed. Burns and Oates, London, 1961.
- « Le motif de la création dans l’Être et les êtres de M. Blondel »
Nouvelle revue théologique, t.65, Louvain, 1938.
- La lumière du Christ, coll. « Le témoignage chrétien », Le Puy,
Mappus, 1941.
- Vocation de la France, coll. « Le témoignage chrétien », Le Puy,
Mappus, 1941.
- De la connaissance de Dieu, coll. « Le témoignage chrétien » ,
Paris, 1941, 93 p.
- « Un nouveau « front » religieux », dans CHAINE, RICHARD,
BONSIRVEN, Israël et la foi chrétienne, Fribourg (Suisse),
Librairie de l’université, 1942.
- Corpus mysticum, l’Eucharistie et l’Eglise au Moyen Âge, étude
historique, coll. « Théologie » 3, Paris, Aubier–Montaigne, 1944, in
– 8°, 369 p. 2e éd., augmentée 1949, 374 p.
- Le drame de l’humanisme athée, Paris, Édition Spes, 1944, in –8°,
412 p. 6e éd., revue et augmentée, 1959, 416 p.
- Proudhon et le christianisme, coll. « La condition humaine »,
Paris, Édition du Seuil, 1945, in – 8° , 320 p.
- Surnaturel, Etudes historiques, coll. « Théologie » 8, Paris,
Aubier–Montaigne, 1946, in – 8° , 498 p.
- Le Fondement théologique des missions, coll. « La sphère et la
croix », Paris, Édition du Seuil, 1946, in – 12°, 110 p.
- « Sur un vieux distique. La doctrine du « quadruple » sens de
l’Ecriture », dans : Mélanges offerts au R.P. Fernand Cavallera,
Toulouse, Institut Catholique, 1948.
- « Le problème du développement du dogme », Recherches de
science religieuse, t.35, Paris, 1948.
- « Duplex hominis beatitudo » ( S. Thomas I a II ae, q. 62, a.1),
Recherches de science religieuse, t.36, Paris, 1948.
- « Le mystère du surnaturel » Recherche de science religieuse, t.36,

333
Paris, 1949.
- Affrontements mystiques, Paris, édition du Témoignage chrétien,
Paris, 1950, in – 12° carré, 218 p.
-0 Histoire et Esprit. L’intelligence de l’Ecriture d’après Origène,
coll. « Théologie » 16, Paris, Aubier–Montaigne, 1950, in – 8° ,
448 p.
- Aspects du Bouddhisme, coll. « La sphère et la croix », Paris,
Édition du Seuil, 1951, in – 12° , 202 p.
- La rencontre du Bouddhisme et de l’occident, coll. « Théologie »,
24, Paris, Aubier–Montaigne, 1952, in – 8°, 288 p.
- Catholicisme, 5e édition., Paris, Édition du Cerf, 1952.
- Méditation sur l’Eglise, coll. « Théologie » 27, Paris, Aubier–
Montaigne, 1953, in 8°, 336 p.
- Amida. Aspects du Bouddhisme II, Paris, Édition du Seuil, 1955, in
– 12° carré, 360 p.
- Sur les chemins de Dieu, Paris, Aubier–Montaigne, 1956 ( édition
considérablement augmentée du volume : De la connaissance de
Dieu, publié aux éditions du Témoignage chrétien en 1945),in – 12°,
350 p.
- Exégèse médiévale, les quatre sens de l’Ecriture, 1re partie, livres
I–II, Coll. « Théologie » 41, Paris, Aubier–Montaigne, 1959, in –
12°, 712 p.
- Paradoxes, suivi de Nouveaux paradoxes, Paris, Édition du Seuil,
1959 ( reprise augmentée de volumes publiés sous les mêmes titres
en 1946 et 1955), in – 12 carré, 192 p.
- « Sur le chapitre XIVe du Proslogion », dans Spicilegium Beccense
I ( Congrès international du IX e centenaire de l’arrivée d’Anselme au
Bec), Le Bec–Paris, Vrin, 1959.
- Exégèse médiévale, les quatre sens de l’Ecriture, 2e partie, livre I,
coll. « Théologie » 42, Paris, Aubier–Montaigne, 1961. in 8°, 562 p.
- La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Paris, Aubier–
Montaigne, 1962, in –12° , 374 p.
- Exégèse médiévale, Les quatre sens de l’Ecriture, 2e partie, livre II,
coll. « Théologie » 59, Paris, Aubier–Montaigne, 1964.
- La prière du Père Teilhard de Chardin, coll. « Le signe », Paris,
Fayard, 1964.
- Augustinisme et théologie moderne, coll. « Théologie » 63, Paris,
Aubier–Montaigne, 1965.

334
- Le Mystère du surnaturel, coll. « Théologie » 64, Paris, Aubier–
Montaigne, 1965.
- Teilhard, missionnaire et apologiste, Toulouse, Prière et vie, 1966.
- L’Écriture dans la tradition, Paris, Aubier–Montaigne, 1966.
- Images de l’abbé Monchanin, Paris, Aubier–Montaigne, 1967.
- Paradoxe et Mystère de l’Eglise, Paris, Aubier–Montaigne, 1968.
- L’Eternel féminin, étude sur un texte de Teilhard de Chardin , suivi
de Teilhard et notre temps, Paris, Aubier–Montaigne, 1968.
- Athéisme et sens de l’homme, une double requête de  « Gaudium et
Spes  », coll. « Foi vivante » 67, Paris, Édition du Cerf, 1963.
- « Commentaire du Préambule et du chapitre 1 de la constitution
dogmatique Dei Verbum », dans : La Révélation divine, coll.
« Unam Sanctam » 70, Paris, Édition du Cerf, 1968 ; texte réédité
séparément sous le titre La Révélation divine, coll. « Traditions
chrétiennes », Paris, Édition du Cerf, 1983.
- La Foi chrétienne, Essai sur la structure du symbole des Apôtres,
Paris, Aubier–Montaigne, 1969.
- L’Eglise dans la crise actuelle, Paris, Édition du Cerf, 1969.
- « L’apport de Teilhard à la connaissance de Dieu », dans Teilhard
de Chardin, coll. « Génies et réalités », Paris, Hachette, 1969.
- Les Eglises particulières dans l’Eglise universelle, Paris, Aubier–
Montaigne, 1971.
- Claudel et Péguy ( en collaboration avec J. Bastaire), Paris,
Aubier–Montaigne, 1974.
- Pic de la Mirandole. Etudes et discussions, Paris, Aubier–
Montaigne, 1974.
- « Hommage à Hans Urs von Balthasar pour ses soixante–dix
ans »,dans Communio, t.1, Paris, 1975.
- Teilhard posthume, réflexions et souvenirs, Paris, Fayard, 1977.
- La postérité spirituelle de Joachim de Flore, t.1, Paris–Namur,
Lethielleux, 1979.
- Recherches dans la foi. Trois études sur Origène, saint Anselme et
la philosophie chrétienne, Paris, Beauchesne, 1979.
- Petite catéchèse sur nature et grâce, Paris, Fayard, 1980.
- Postérité spirituelle de Joachim de Flore  , t.2, Paris–Namur,
Lethielleux, 1981.
- Le Drame de l’humanisme athée, 7e édition revue et augmentée,
Paris, Édition du Cerf, 1983.
- Théologies d’occasion, Paris, Desclée de Brouwer, 1984.
- Entretien autour de Vatican II. Souvenirs et réflexions, Paris,

335
France–Catholique, Édition du Cerf, 1985.
- Résistance chrétienne à l’antisémitisme. Souvenirs ( 1940–1944),
Préface par M. Sales, Paris, Fayard, 1988.
- Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Namur, Culture et Vérité,
1989.
- « Témoignage », dans H. BOUILLARD, Vérité du christianisme,
Paris, Desclée de Brouwer, 1989.
- Théologie dans l’histoire : t. I, La lumière du Christ, Avant–propos
de M. Sales, Paris, Desclée de Brouwer, 1990 ; t. II, Questions
disputées et résistance au nazisme, Avertissement de M.Sales, Paris,
Desclée de Brouwer, 1991.
- Surnaturel, 2e édition préparée et préfacée par M. Sales, Paris,
Desclée de Brouwer, 1991.
- « La foi chrétienne : petite introduction au symbole des
Apôtres »,dans Communio XVI, 5–6, Paris, 1991.

# Éditions de textes et de correspondances.

M. Blondel et A. Correspondances (1899–1912), 2 volumes, Paris, Aubier-


Valensin, Montaigne, 1957.
M. Blondel et A. Correspondance (1912–1947), suivi de l’article « Méthode
Valensin, d’immanence » du P. A. Valensin, Paris, Aubier–Montaigne,
1965.
M. Blondel et P. Correspondance commentée, coll. « Bibliothèque des archives
Teilhard de Chardin, de philosophie », Paris, Beauchesne, 1965.
M. Blondel et J. Wehrle, Correspondance (1885–1938), « Bibliothèque philosophique »,
Paris, Aubier–Montaigne, 2 volumes, 1969.
E. Gilson, Lettres de M. Étienne Gilson adressées au P. Henri de Lubac et
commentées par celui–ci, Paris, Édition du Cerf, 1986.
Y. de Montcheuil, Mélanges théologiques, coll. « Théologie » 9, Paris, Aubier –
Montaigne, 1946.

P. Teilhard de Chardin, Lettres d’Égypte (1905–1908), Paris, Aubier–Montaigne, 1961.


P. Teilhard de Chardin, Lettres d’Hastings et de Paris, Paris, Aubier–Montaigne, 1965 (
en collaboration avec le P. A. Demoment).
P. Teilhard de Chardin, Ecrits du temps de la guerre ( 1916–1919), Paris, Grasset, 1965
( en collaboration avec Mgr B. de Solages).
P. Teilhard de Chardin, Lettres intimes à ses amis Auguste Valensin, Bruno de Solages,
Henri de Lubac, André Ravier ( 1919–1955), édition

336
augmentée, Paris, Aubier–Montaigne, 1974.
Trois Jésuites nous parlent. Yves de Montcheuil, Charles
Nicolet, Jean Zupan, textes présentés par H. de Lubac, Paris,
Lethielleux, 1980.
Gabriel Marcel – Gaston Fessard : Correspondance ( 1934-
1971), présentée et annotée par H. de Lubac, M. Rougier, M.
Sales, introduction par X. Tilliette, Paris, Beauchesne, 1985.

# Livres et Articles consultés :


1) Sur Henri de Lubac  :

Armagnac ( C.), « Henri de Lubac, Teilhard, missionnaire et


apologiste »,dans Etudes, 325, 1966, p. 741.
Balthasar ( H.–U. von ) et Le cardinal de Lubac  : l’homme et l’œuvre, Paris –
Chantraine ( G.), Namur, Lethielleux – Culture et Vérité, 1983.
Beranger ( O. de ), « Des paradoxes au Mystère chez J. H. Newman et H. de
Lubac », Revue des sciences philosophiques et
théologiques, t. 78 , n° 1, Paris, Vrin, 1994.
- « Le fondement catholique des Missions », dans Henri
de Lubac et le mystère de l’Eglise ( Actes du colloque
du 12 Octobre 1996 à l’institut de France). Etudes
lubaciennes1, les Éditions du Cerf, 1999.
Burke ( D.J. ), The prophetic mission of Henri de Lubac: a study of his
theological, anthropology and its function in the
renewal of theology, Catholic University of America,
Washington, 1967.
Chantraine (G.), « Paradoxe et Mystère. Logique théologique chez Henri
de Lubac », Nouvelle revue théologique, t. 115, n°4,
Namur, 1993.
Chenu (M. D. ), « Henri de Lubac : Corpus mysticum. L’Eucharistie et
l’Eglise au moyen âge », Dieu vivant, Perspectives
religieuses et philosophiques, I, 1945, p. 141–143.
Congar ( Y. ), « Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme », Vie
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éditorial par O. Boulnois et V. Carraud, XVII, 5, n° 103,

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éditorial par J. Moingt, t. 80, n° 3,Paris, 1992.
- « Maurice Blondel. L’action, 1893 », Recherches de
science religieuse, éditorial par J. Moingt, t. 81, n°3,
Paris, 1993.
- L’homme devant Dieu, Mélanges offerts au P. Henri de
Lubac, 3 volumes, coll. « Théologie » 56, 57, 58, Paris,
Aubier, 1963.
Doré (J.), « Henri de Lubac (1896–1991), La vie et l’œuvre d’un
théologien exemplaire », Bulletin de littérature
ecclésiastique, XCIV, n°1, Toulouse, 1993.
- art. « Henri de Lubac », Encyclopaedia universalis
(supplément annuel), Paris, 1992.
Fédou (M.), « Henri de Lubac, théologien », Études, mars 1997
(3863), p. 373–382.
- Conférence sur Henri de Lubac à Cambrai le 23
octobre 1996, coll. Médiasèvres.
- « Henri de Lubac et « la théologie des religions » »,
dans L’intelligence de la rencontre du bouddhisme,
Actes du colloque du 11 octobre 2000 à la fondation
Singer–Polignac, Études Lubaciennes II, Paris, édition
du Cerf, 2000. p.11-126.
Gervais ( J. ), « Henri de Lubac sj. Les Eglises particulières dans
l’Eglise universelle », Eglise et théologie, 3, 1972, p.
414–416.
Grelot (P. ), « Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture.
Première partie », Revue biblique, t.67, 1960, p.261–
266.
Koma ( E.), « Le milieu théologique de l’œuvre de Henri de
Lubac », Nouvelle revue théologique, t.118, n° 4,
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Larosière de Champfeu (J. Notice sur la vie et les travaux du cardinal Henri Sonier
de), de Lubac, Paris, Institut de France, n° 5, 1994.
Marlé ( R. ), « Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens
de l’Ecriture, seconde partie », Etudes, 320, 1964, p.
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Sesboüé ( B.), « Le surnaturel chez Henri de Lubac. Un conflit autour
d’une théologie », Recherches de science religieuse, 3,
1992, p. 373–408.
Sommet ( J.), « Henri de Lubac, chemins de catholicisme », Bulletin
des facultés catholiques de Lyon, 68, 1983, p. 5–10.
Valadier ( P. ), « Dieu présent. Une entrée dans la théologie du cardinal
de Lubac », Recherches de science religieuse, 3, 1992,
p. 345–358
Wagner ( J–P.), La théologie fondamentale selon Henri de Lubac, coll.
« Cogitatio fidei », Paris, Édition du Cerf, 1997.
- Henri de Lubac, Paris, Édition du Cerf, 2001.

2) Autres livres et articles consultés  :

Alberigo (G.) et Jossua La réception de Vatican II, édition du Cerf, coll.


( J.P.), « Cogitatio fidei », Paris, 1985.
Arendt ( H.), La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Idées »
n° 263, 1972.
-, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann–
Lévy, 1961.
Augustin ( saint), Les Confessions, Paris, DDB, coll. B.A, t .13–14, Paris,
1962.
- De Trinitate, trad. Mellet, Camelot, Agaësse, Moingt,
2 volumes, Paris, Desclée de Brouwer, 1995.
Balthasar ( H.-U . von),. L’amour seul est digne de foi, trad R. Givord, Paris,
Aubier, 1966.
-, La foi de Jésus, coll. « Foi vivante » n° 76, Paris,
Aubier, 1968.
Beauchamp (P.), L’un et l’Autre Testament, Paris, Seuil, 1976.
- Le Récit, la lettre et le corps, Paris, Cerf, coll.
« Cogitatio Fidei » n° 114, 1982.
Blondel ( M.), L’Action ( 1893), 2e édition., Paris, PUF, 1950.
- « Le problème de la mystique », dans Qu’est–ce que la
mystique  ?, Cahier de la nouvelle journée, 3, Bloud et
Gay, 1925, p. 1–63.
Bouillard (H.), Blondel et le christianisme, Paris, Édition du Seuil,
1961.
- Comprendre ce que l’on croit, Paris, Aubier, 1971.

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- Connaissance de Dieu, Paris, Aubier, 1967.
- Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin, coll.
« Théologie »1, Paris, Aubier, 1964.
- Vérité du christianisme, édition préparée et préfacée
par K. H. Neufeld, Paris, Desclée de Brouwer, 1989.
Bruaire (C. ), L’histoire et le divin, « Recherche dans la foi », Cycle
de conférences autour de l’œuvre du cardinal Henri de
Lubac, Notre Dame de Paris, 30 Octobre 1983.
Chaunu (Pierre), Conquête et exploitation des nouveaux mondes. Paris,
PUF, 2e édition. 1977.
Clément d’Alexandrie, Le protreptique, trad. C. Mondésert, coll. « Sources
chrétiennes », Paris, Édition du Cerf, 1941.
Duméry (H.), Raison et religion dans la philosophie de l’action, Paris,
Édition du Seuil, 1963.
Dumont (R.), Un monde intolérable, le libéralisme en question. Paris,
Seuil, 1988.
Duquoc (Ch.), Christologie, Essai dogmatique, l’homme Jésus,
coll. « Cogitatio fidei » 29, Paris, édition du Cerf, 1968.
- id., **Le messie, coll. « Cogitatio fidei » 67, Paris,
Édition du Cerf, 1972.
- Jésus, homme libre, Paris, Édition du Cerf, 1973.
- Dieu différent, Essai sur la symbolique trinitaire,
Paris, Édition du Cerf, 1977.
Éboussi Boulaga ( F. ), Christianisme sans fétiche. Révélation et domination,
Paris, Présence africaine, 1981.
Éla ( J. M. ), De l’assistance à la libération. Les taches actuelles de
l’Eglise en milieu africain, édition du centre pastoral,
1981.
- En collaboration avec R. Luneau, Voici le temps des
héritiers. Eglises d’Afrique et voies nouvelles, Paris,
Karthala, 1982.
- La plume et la pioche. Réflexion sur l’enseignement et
la société dans le développement de l’Afrique noire,
Édition CLE, Yaoundé, 1971.
- Le cri de l’homme africain, L’Harmattan, Paris, 1980.
- L’Afrique des villages, Karthala, Paris, 1982.
- De l’assistance à la libération. Les tâches actuelles de
l’Eglise en milieu africain, Centre Lebret, Paris, 1981.
Fédou (M.), - Les religions selon la foi chrétienne, coll.

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« Théologie », Paris, Édition du Cerf, 1996.
- Regards asiatiques sur le Christ, coll. « Jésus et Jésus–
Christ » n°77, Paris, Desclée, 1998.
Gauchet (M.), Le désenchantement du monde. Une histoire politique
de la religion, Paris, 1985.
Geffré ( Cl.), Le christianisme au risque de l’interprétation, coll.
« Cogitatio fidei » 120, Paris, Édition du Cerf, 1983.
- Un nouvel âge de la théologie, coll. « Cogitatio fidei »
68, Paris, Édition du Cerf, 1972.
- « La crise de la raison métaphysique et les
déplacements actuels de la théologie », dans
Introduction à la philosophie de la religion, Paris,
Édition du Cerf, 1989.
- « La théologie européenne à la fin de
l’européocentrisme », Lumière et Vie, n°201, Lyon,
1991.
- « Philosophie et théologie dans le contexte français »,
Etudes, Paris, mars 1994.
- « Athènes, Jérusalem, Bénarès : la rencontre de
l’occident chrétien et de l’orient », dans Les spiritualités
au carrefour du monde moderne, Paris, 1994.
- « L’approche de Dieu par l’homme d’aujourd’hui »,
Revue des sciences religieuses, t.68, n° 262, Strasbourg,
1994.
- Profession Théologien. Quelle pensée chrétienne pour
le XXIème siècle ? Entretiens avec Gwendoline Jarczyk,
Paris, Albin Michel, 1999.
Gilson ( E.), Le Thomisme, 6e édition., Vrin, 1965.
- Lettres de M. Etienne Gilson adressées au P. Henri de
Lubac et commentées par celui–ci, Paris, Édition du
Cerf, 1986.
Girard ( R. ), Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris,
Grasset, 1978.
Grégoire de Nysse, La vie de Moïse, trad. J. Daniélou, coll. « Sources
chrétiennes », 1 ter, Paris, Édition du Cerf, 1968
- La création de l’homme, trad. J.-Y. Guillaumin,
coll. « Pères dans la foi », Paris, Desclée de Brouwer,
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Paris, Desclée de Brouwer, 4°édition, 1991.
Guitton ( J.), L’absurde et le Mystère, Paris, Desclée de Brouwer,
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Habermas (J. ), Théorie de l’agir communicationnel, Paris, 1987.
Heidegger ( M.), Lettre sur l’humanisme, édition bilingue, trad. R.
Munier, Paris, Aubier, 1964.
Irénée de Lyon (saint), Contre les hérésies, trad. O. Rousseau, coll. « Sources
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Jean Chrysostome, Sur l’incompréhensibilité de Dieu, trad. R. Flacelière,
coll. « Sources chrétiennes », 28 bis, Paris, Édition du
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Jean – Paul II, Encyclique Redemptor hominis, 4 mars 1979, D.C., n°
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- Lettre encyclique Sollicitudo Rei Socialis, 30
décembre 1987, D.C., n° 1957, 1988, p. 234–256.
Justice et Paix- ( France ), Maîtriser la mondialisation, Centurion / Fleurus–Name,
1999.
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Lalèyè ( I. P.), La conception de la personne dans la pensée
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Berne, édition H. Lang, 1970. 250 p.
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Letouzey et Ané, 1990, col. 1046–1118.
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Montcheuil ( Y. de ), Problèmes de vie spirituelle, 9e édition., Paris, Édition
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Moingt ( J. ), Théologie trinitaire de Tertullien, vol. I–III, coll.
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Esquisse d’une théologie systématique de la
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perspectives, 25 ans après ( 1962–1987 ), t. I , p. 95–
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- art. « De Lubac (Henri )  », Dictionnaire de théologie
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- art. « Mystère et Mystères » Dictionnaire de théologie
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Cerf, 1992.
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Nkrumah ( K. ), Le consciencisme. Philosophie–idéologie pour la
décolonisation, Paris, Payot, 1964, 174 p.
Paul VI, Message à l’Afrique  «  Africae terrarum  » (29 octobre
1967), in D.C., t. 64, n.1505, col.1937–1956.
Pascal ( B.), Pensées, Édition Lafuma, dans Œuvres complètes, Paris,
Édition du Seuil, 1963.
Perrot ( E. ), « Penser la mondialisation », Recherches de science
religieuse, t.86, (1998 ), p.16.
Rahner (K. ), « Le concept de mystère dans la théologie catholique »,
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- Traité fondamental de la foi, trad. G. Jarczyk, Paris,
Centurion, 1983.
Ratzinger (J. ), « Qu’est–ce que la théologie ? », Communio, t. IV, n° 2,
Paris, 1979.
- Voici quel est notre Dieu. Croire et vivre aujourd’hui,
trad. Joseph Burckel, Paris, Plon-Mame, 2001.
Rouet ( Mgr ), Faut–il avoir peur de la mondialisation. Enjeux
spirituels et mission de l’Eglise, Paris, Desclée de
Brouwer, 2000.
Sales ( M. ), “Lubac (Henri de ), Dictionnaire des religions, direction
de Paul Poupard, Paris, PUF, 1984, p. 963 – 970.
- « La théologie négative : discours ou mystique », Axes,
3, 1970, p. 11–12.
- Le Corps de l’Eglise, Paris, Communio Fayard,1989.
Sertillanges (A.D. ), Les Grandes Thèses de la philosophie thomiste, Paris,
Bloud et Gay, 1933.
Sesboüé ( B.), - « Le procès contemporain de Chalcédoine. Bilan et
perspectives », Collectif, Revue de science religieuse,
1977, p. 45–80.
- Jésus–Christ dans la tradition de l’Eglise, Paris, coll.
« Jésus et Jésus–Christ » 17, Paris, Desclée de Brouwer,
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344
Splengler ( Oswald), Le déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de
l’histoire universelle. Traduit de l’allemand par M.
Tazerout. Paris, Gallimard, 1948 ( 2 vol.)
Tempels ( P. ), La philosophie bantoue, Paris, Présence africaine, 1949.
Thomas d’Aquin ( saint ), Somme contre les gentils, trad. Bernier, Corvez,
Gerland, Kerouanton et Moreau, Paris, Édition du Cerf,
1993.
- Somme théologique (citée dans l’édition « Revue des
Jeunes » en fascicules ), Paris, Tournai- Rome, Édition
du Cerf, 1ère édition à partir de 1925.
Tilliette ( X. ), « Le legs du théologien », Communio, t. XVII, 5, n°
103, Paris, 1992.
Touraine ( Alain ), Critique de la modernité. Paris, Fayard, 1992.
- « La mondialisation et les cultures », Etudes,
novembre 2001, p. 505–506.
Vergote ( A.), « La mort rédemptrice du Christ à la lumière de
l’anthropologie », Mort pour nos péchés, Bruxelles
( Publications des facultés universitaires Saint- Louis),
p. 45–83.
- « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu…  » L’identité
chrétienne, coll. «  Théologies » Paris, les Éditions du
Cerf, 1997.

345
Ø× Ø× Ø× Ø× Ø× Ø
××××××

346
TABLE DES MATIÈRES.

UNE THÈSE EN HOMMAGE AU CARDINAL HENRI SONIER DE LUBAC DE QUI J’AI


BEAUCOUP APPRIS ET REÇU....................................................................................................................1

INTRODUCTION............................................................................................................................................2

CHAPITRE I : UNE PREMIÈRE LECTURE DE CATHOLICISME ....................................................12

I.1. ASPECTS SOCIAUX DU DOGME ET RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ CHEZ


HENRI DE LUBAC........................................................................................................................................12

I.2. PARCOURS GÉNÉRAL DE CATHOLICISME .................................................................................18

1.2.0. LA PREMIÈRE PARTIE DE CATHOLICISME......................................................................................18


I.2.1. LE DOGME................................................................................................................................... 18
I.2.2. L’ÉGLISE..................................................................................................................................... 28
I.2.3. LES SACREMENTS........................................................................................................................ 33
I.2.4. LA VIE ÉTERNELLE....................................................................................................................... 36
1.3.0. LA DEUXIÈME PARTIE DE CATHOLICISME.....................................................................................37
I.3.1. LE CHRISTIANISME ET L’HISTOIRE................................................................................................ 37
I.3.2. L’INTERPRÉTATION DE L’ÉCRITURE.............................................................................................. 43
I.3.3. LE SALUT PAR L’ÉGLISE............................................................................................................... 47
I.3.4. PRÉDESTINATION DE L’ÉGLISE...................................................................................................... 54
I.3.5. CATHOLICISME............................................................................................................................. 56
1.4. LA TROISIÈME PARTIE DE CATHOLICISME........................................................................................58
I.4.1. LA SITUATION PRÉSENTE.............................................................................................................. 58
I.4.2. PERSONNE ET SOCIÉTÉ................................................................................................................. 58
I.4.3. TRANSCENDANCE......................................................................................................................... 62
I.4.4. MYSTERIUM CRUCIS..................................................................................................................... 65

CHAPITRE II : LA « RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ  » :.............................................67

UN THÈME UNIFICATEUR DE LA THÉOLOGIE CHRÉTIENNE....................................................67

INTRODUCTION..........................................................................................................................................67

II.1. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ ET LA CRÉATION.......................................68

II.1.1. LE DESSEIN DU CRÉATEUR.......................................................................................................... 68


II.1.2. L’HUMANITÉ CRÉÉE.................................................................................................................... 74
II.1.3. L’ÉMINENTE DIGNITÉ DE L’HUMANITÉ COMME UN SEUL TOUT......................................................76
II.1.4. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ ET L’ÉCONOMIE DU SALUT..........................................82
II.1.4.1. L’acte du salut.........................................................................................................................82

347
II.1.4.2. Jésus, le Bon Pasteur, porteur du salut à l’humanité divisée et déchirée.............................84
II.1.4.2.1. L’idée de Jésus-Christ, Bon Pasteur et Unique image divine........................................................85
II.1.4.2.2.  L’idée de l’homme nouveau en Christ. ...........................................................................................96
II.1.4.2.3. L’incarnation rédemptrice du Fils unique du Père créateur..........................................................100
II.1.4.2.4. La dimension universelle du salut par la Croix.............................................................................103
II.1.4.2.5. Récapitulation de la théologie du salut de Henri de Lubac...........................................................105

II.2. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ ET LE MYSTÈRE DE L’ÉGLISE............108

II.2.1. LA «  CATHOLICITÉ » DE L’ÉGLISE............................................................................................ 108


II.2.2. L’ÉGLISE, SACREMENT DE L’UNITÉ DU GENRE HUMAIN.............................................................112
II.2.3. L’É GLISE DANS LE CONTEXTE DU MONDE..................................................................................116
II.2.4. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ ET LES SACREMENTS.................................................120
Aucune différence entre ceux qui renaissent   : ils sont un par un seul bain, un seul Esprit, une seule
foi..........................................................................................................................................................123
Toi qui fus engendré dans ces eaux, viens à l’unité où t’appelle l’Esprit Saint pour te livrer ses
dons.  »...................................................................................................................................................123
II.2.5. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ ET LE NOUVEAU PEUPLE DE DIEU..............................128
II.2.6. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ ET L’ESPRIT SAINT...................................................131
II.2.7. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ ET L’ESCHATOLOGIE.................................................135

CHAPITRE III : LA « RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ  » ET LE MYSTÈRE


TRINITAIRE................................................................................................................................................139

INTRODUCTION........................................................................................................................................139

III.1. LA RÉVÉLATION DE DIEU AVANT LA VENUE DU CHRIST...............................................140

III.1.1. LE MONDE CRÉÉ, PREMIER ESPACE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ......................140


III.1.2. LES ÉVÉNEMENTS DE RÉUNION SPIRITUELLE DANS L’HISTOIRE D’ISRAËL...................................142

III.2.  LA NOUVEAUTÉ DU FAIT CHRÉTIEN.....................................................................................144

III.2.1. LE FAIT CHRÉTIEN................................................................................................................... 144


III.2.2. LA NOUVEAUTÉ DU FAIT CHRÉTIEN PAR RAPPORT À ISRAËL ET À L’HISTOIRE.............................150

III.3. L’ESPRIT ET L’ÉGLISE..................................................................................................................156

III.3.1. LE RÔLE DE L’ESPRIT SAINT DANS LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ...........................156


III.3.2. L’ÉGLISE ET L’ESPRIT SAINT................................................................................................... 157

III. 4. « DANS LE FILS ET PAR LUI »....................................................................................................163

III.4.1. LE FILS ET LE TEMPS DES HOMMES...........................................................................................163


III.4.2. LE FILS ET LA THÉOLOGIE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ...................................165
III.4.3. JÉSUS DE NAZARETH ET LE CULTE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ.......................168
III.4.4. LA CHRISTOLOGIE TRINITAIRE ET LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ.............................171

III.5. HENRI DE LUBAC ET LA FOI EN UN DIEU TRINITAIRE....................................................174

348
CHAPITRE IV : LA « RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ  » ET LE CONTEXTE
CONTEMPORAIN DE LA MONDIALISATION...................................................................................180

INTRODUCTION........................................................................................................................................180

IV.1. LE LANGAGE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ, ŒUVRE DE


L’ESPRIT......................................................................................................................................................183

IV.1.1. LA PENTECÔTE : CONTEXTE NARRATIF DU LANGAGE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ.


.......................................................................................................................................................... 183
IV.1.2. LE FESTIN ESCHATOLOGIQUE : UNE IMAGE BIBLIQUE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ.
.......................................................................................................................................................... 185
IV.1.3. LE TEMPLE DE L’ESPRIT, UNE IMAGE BIBLIQUE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ....188

IV.2. L’ÉVÉNEMENT DE JÉSUS–CHRIST, FONDEMENT DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE


L’HUMANITÉ..............................................................................................................................................189

IV.2.1. JÉSUS-CHRIST, DEI VERBUM, RÉVÉLATEUR DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ..........189


IV.2.2. JÉSUS-CHRIST, LE CRUCIFIÉ EXALTÉ, LA VRAIE LUMIÈRE QUI ÉCLAIRE TOUT HOMME EN MARCHE

VERS LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ...................................................................................195

IV.3. LA FOI TRINITAIRE DANS LE CONTEXTE DE LA MONDIALISATION...........................202

CHAPITRE V : L’ACTUALITÉ ET LA SPIRITUALITÉ DE LA RÉUNION DE L’HUMANITÉ. .212

INTRODUCTION........................................................................................................................................212

V.1. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ, UNE NÉCESSITÉ À L’ÂGE DE LA


MONDIALISATION....................................................................................................................................213

V.2. LA RÉUNION SPIRITUELLE D’ISRAËL.......................................................................................217

V.2.1. LA RÉUNION SPIRITUELLE D’ISRAËL ET SON DÉCALOGUE ÉTHIQUE..............................................217


V.2.2. ABRAHAM, FIGURE PATRIARCALE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE D’ISRAËL ET PROTO-ANCÊTRE DE

CELLE DE L’HUMANITÉ........................................................................................................................ 222

V.2.3. MOÏSE, FIGURE PROPHÉTIQUE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE D’ISRAËL ET RÉFÉRENCE ÉTHIQUE DE LA


RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ................................................................................................. 225

V.2.4. LA DYNASTIE DAVIDIQUE ET L’INFLUENCE DU PROPHÉTISME DANS LA RÉUNION SPIRITUELLE DE

L’HUMANITÉ....................................................................................................................................... 226

V.2.5. LA THÉOLOGIE BIBLIQUE DES PROPHÈTES D’ISRAËL ET LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ.

.......................................................................................................................................................... 229

V.3. L’EXPÉRIENCE SPIRITUELLE D’ISRAËL À LA LUMIÈRE DE LA RÉVÉLATION


TRINITAIRE................................................................................................................................................231

V.3.1. SENS ET VALEUR DE L’ÉCHANGE DES CULTURES ET DES RELIGIONS À L’ÂGE DE LA

MONDIALISATION................................................................................................................................ 231

349
V.3.2. LA NOUVEAUTÉ DES MUTATIONS CULTURELLES ET LE RÔLE NOUVEAU DES RELIGIONS DANS LE

CONTEXTE DE LA MONDIALISATION...................................................................................................... 232

V.3.3. LA COMMUNAUTÉ DE FOI D’ISRAËL ET LA COMMUNAUTÉ PACIFIQUE DES PEUPLES......................234

V.4. LE CHRIST RÉCONCILIATEUR ET RESTAURATEUR DE L’UNITÉ DE LA


COMMUNAUTÉ HUMAINE À L’ÂGE DE LA MONDIALISATION................................................237

V.5. LA PERTINENCE DE LA FIGURE DU CHRIST RÉCONCILIATEUR ET RESTAURATEUR


DE L’UNITÉ DE LA COMMUNAUTÉ HUMAINE À L’ÂGE DE LA MONDIALISATION ET DU
PLURALISME RELIGIEUX......................................................................................................................242

V.6. UNE VISION AFRICAINE DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ..................250

V.6.1. LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ, UNE CHANCE POUR L’AFRIQUE AU SUD DU SAHARA ET

POUR LA MONDIALISATION DES ÉCHANGES, ET RÉCIPROQUEMENT.........................................................254

V.6.2. LE CHRISTIANISME EN AFRIQUE AU SUD DU SAHARA : UNE FORCE HISTORIQUE DE LIBÉRATION ?257


V.6.3. LES CHANCES DE LA RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ EN AFRIQUE...................................271

CHAPITRE VI : LA « RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ  » ET L’IDÉE CHRÉTIENNE


DE L’HOMME.............................................................................................................................................273

INTRODUCTION........................................................................................................................................273

VI.1. L’IDÉE CHRÉTIENNE DE L’HOMME QUE SE FAIT HENRI DE LUBAC DANS


CATHOLICISME........................................................................................................................................277

VI.2. L’IDÉE DE L’HOMME CHEZ HENRI DE LUBAC ET LA MISE EN ŒUVRE DE LA


RÉUNION SPIRITUELLE DE L’HUMANITÉ.......................................................................................284

VI.3. LE PROCÈS DE L’IDÉE CHRÉTIENNE DE L’HOMME..........................................................290

VI.4. LA CONTRIBUTION ORIGINALE DE HENRI DE LUBAC DANS LE CONTEXTE DE LA


MODERNITÉ...............................................................................................................................................297

VI.5. L’IDÉE CHRÉTIENNE DE L’HOMME FACE AU CULTE DE L’IMMANENCE PURE ET


AUX DIVERSES TRADITIONS RELIGIEUSES DE L’HUMANITÉ..................................................314

CONCLUSION.............................................................................................................................................326

BIBLIOGRAPHIE..........................................................................................................................................334

350

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