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4L3PH02D : philosophie sociale et politique


La Souveraineté

Nestor Capdevila

Tous le Etats revendiquent la souveraineté. Elle est une propriété essentielle de l’Etat. Ne
pas être souverain, c’est être soumis à la volonté d’une puissance étrangère. Il existe différentes
formes de subordinations. Après une conquête militaire un Etat peut être absorbé ou de venir une
colonie. Ou bien il peut garder une souveraineté formelle et être subordonné dans les faits par des
menaces militaires ou même économiques. Mais dans le monde d’aujourd’hui les Etats considérés
comme pleinement souverains sont soumis à une multitude de contraintes économiques et
juridiques. On ne sait pas exactement à quel moment ce type de subordination menace réellement la
souveraineté. On dit parfois que dans notre monde mondialisé l’idée de souveraineté est en déclin1.

1
« Cette définition [la définition classique de la souveraineté] paraît en effet désuète. L’idée de
souveraineté, que traduit le concept juridique, semble devoir évoluer pour être opérante. Dans une
société ouverte, mondialisée, où les pouvoirs sont interdépendants, il est en effet illusoire de
proclamer l’existence d’une puissance de commandement indivisible dont les décisions sont
incontestables. De plus peut-on continuer à soutenir que l’autorité souveraine est affranchie du
respect du droit, alors que le droit constitutionnel contemporain est dominé par le concept d’Etat de
droit, qui suppose la « soumission de l’Etat au droit », ainsi que la protection des droits
fondamentaux du pouvoir politique » (A. Haquet, Le concept de souveraineté dans le droit
constitutionnel français, Paris, Puf, 2004, p. 9. La lecture de ce livre est conseillée) ; voir également
2

Pour nous en tenir à des positions ordinaires de la vie politique, on constate que certains estiment
que la mondialisation est une attaque contre la souveraineté car les Etats deviennent trop dépendants
les uns des autres pour qu’ils puissent mettre en oeuvre la politique qu’ils estiment bonne. De même
certains estiment que l’Union européenne met en question la souveraineté des Etats parce qu’ils
doivent appliquer des règles communes. On objecte que la crise sanitaire actuelle a bien montré qui
était souverain. Ce n’est pas l’union européenne qui a dirigé l’action des Etats. Chacun prend les
mesures qu’il estime nécessaires. On voit aussi quelles entités politiques sont des Etats. Par
exemple, le président indépendantiste du gouvernement catalan au sein de l’Etat espagnol veut
fermer la Catalogne et le gouvernement central s’y oppose au nom de la souveraineté. Mais c’est
surtout le Brexit, si critiqué, qui montre que les Etats sont encore souverains. Ils peuvent se retirer
s’ils le souhaitent. S’ils sont soumis aux règles européennes, c’est donc parce qu’ils le veulent ! Si
la construction européenne abolissait la souveraineté des Etats, ce ne serait pas forcément celle de la
souveraineté. L’Etat européen serait un nouvel Etat souverain. Le problème néanmoins serait
reproduirait car l’Etat européen serait soumis au contraintes de ses rapports avec d’autres Etats.
L’Etat perd sa souveraineté, au moins partiellement, si des forces externes lui résistent et lui
imposent certaines décisions. Comme aucun Etat n’a existé dans la solitude, on peut donc douter
que dans la réalité, une souveraineté pleine et entière existe réellement. Immanuel Walerstein, par
exemple, considère que la souveraineté est « un mythe idéologique » ;
« L’État moderne n’a jamais constitué une entité politique entièrement autonome. Les
différents États se sont constitués et ont pris forme comme parties intégrantes d’un
système interétatique, constitué d’un ensemble de règles dans le cadre desquelles
agissaient les États, et d’un ensemble de modèles de légitimité en dehors desquels ils ne
pouvaient survivre. Du point de vue d’un appareil d’État donné, le système interétatique
représentait des contraintes à l’exercice de sa volonté. Ces contraintes s’exerçaient à
travers les pratiques diplomatiques, les règles formelles du droit international (régissant
les compétences juridiques des États ainsi que les contrats passés entre eux) et les
limites reconnues quant aux motifs et à la façon de faire la guerre. Toutes ces
contraintes battaient en brèche, dans les faits, l’idéologie officielle de la souveraineté.
La notion de souveraineté, cependant, n’a jamais signifié l’autonomie absolue, mais

les analyses d’A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Le
Seuil, 2005, p. 228-250.
3

posait plutôt l’existence de limites à la légitimité des interférences des États entre
eux2. »

Ici nous nous plaçons du point de vue de l’idée de souveraineté. Nous nous demandons ce
qu’elle signifie. Avant de juger que dans la réalité elle est une fiction, il convient d’abord de savoir
ce que l’on entend par ce mot. La souveraineté signifie que les Etats son indépendants les uns des
autres et que sur leur territoire ils prennent les décisions qu’ils estiment nécessaires. L’expression
« ce sont les affaires intérieures de l’Etat » signifie que les autres Etats n’ont pas à intervenir dans la
intérieure même s’ils la désapprouvent. Significativement, tout cela est conforme au droit
international dont la mission est pourtant d’organiser les rapports entre les Etats et donc de limiter
leur action. Il reconnaît « le principe de l’égalité de tous ses membres », à savoir les Etats, qui
peuvent choisir leurs forme politique et économique comme ils l’entendent et mener librement leur
politique internationale en toute liberté. Le droit international garantit ainsi le principe de non-
intervention : « Aucun Etat n’a le droit d’intervenir directement ou indirectement, pour quelque
raison que ce soit, dans les affaires intérieures […] d’un autre Etat »3.
Il n’y pas d’Etat sans souveraineté et seul l’Etat est souverain : « Ce qui caractérise l’Etat,
c’est en effet qu’il possède seul, à l’intérieur du groupe social déterminé sur lequel il s’exerce, un
pouvoir inconditionné, radicalement supérieur, et donc absolument différent des autres : le pouvoir
souverain »4. C’est ce que l’on prétend lorsque l’on revendique ou invoque sa souveraineté. La
réalité est évidemment plus compliquée car les Etats dépendent les uns des autres, il y a des forts et
des faibles, etc. Si l’on s’en tient au point de vue juridique qui est le sien, Rouvillois a raison de
faire cette mise au point : « […] Bill Gates, président et fondateur de Microsoft, l’un des hommes
les plus riches du monde, possède quantitativement plus de moyens, d’argent, et donc, en un sens,
plus de pouvoir que bien des Etats siégeant à l’ONU. Pour autant, il n’est pas souverain, et ne
saurait imposer une décision quelconque à l’un de ses employés, ni a fortiori utiliser la force à leur
encontre, à moins qu’une loi ne lui en ait donné le pouvoir : ce que pourrait faire, en revanche, le
moindre Etat souverain, si petit et si pauvres soit-il »5. L’entreprise est subordonnée aux lois des

2
I. Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, La découverte, . Sur la souveraineté comme
fiction, B ? Badie, Un monde sans souveraineté,
3
Textes de l’ONU, cités par E. Canal-Forgues et P. Rambaud, Droit international public, Paris,
Flammarion, 2011, p. 180 et 184.
4
F. Rouvillois, Droit constitutionnel. 1. Fondements et pratiques, Paris, Flammarion, 2015, p. 31.
5
Ibid., p. 32.
4

Etats où elle est présente et le pouvoir qu’elle exerce sur ses employés ne peut pas aller à leur
encontre. Si elle le fait elle peut et doit être sanctionnée par l’Etat. L’Etat est souverain parce qu’il
décide lui-même de ces lois sans rendre de compte à personne et sanctionne ceux qui les violent.
Mais si l’on se place du point de vue juridique, on peut dire avec Carré de Malberg, que le
souverain « a le pouvoir de vouloir de façon absolument libre »6. La souveraineté est donc le nom
de la liberté de l’Etat, par rapport aux Etats et par rapport à ses membres. L’Etat est une entité
indépendante qui fait ce qu’elle veut chez elle sans rendre de compte à personne. Cette formule
mélange ce que l’on distingue parfois, la souveraineté externe, c’est-à-dire l’indépendance de l’Etat
reconnue par le droit international, et la souveraineté interne, le pouvoir exercé par l’Etat sur son
territoire et sa population. Mais les deux idées sont difficiles à séparer.
Si la souveraineté est proclamée et revendiquée, c'est qu'elle est un bien. Quand des pays
colonisés, ou des parties d'Etats existants, comme l'Ecosse pour la Grande-Bretagne, le Québec
pour le Canada, la Catalogne pour l'Espagne revendiquent l'indépendance, ils aspirent à jouir de la
souveraineté. Pourtant ce bien est inquiétant. L'interdiction d'intervenir dans les affaires intérieures
d'un Etat implique que ceux qui gouvernent peuvent impunément mener une politique que d'autres
peuvent juger oppressive. Le représentant de la politique extérieure de l'Union européenne,
l'Espagnol Josep Borrell, a critiqué, au nom de l'Europe, la répression que le gouvernement de la
Russie exerce contre l'opposition, et en particulier contre Navalny qui a été victime d'une tentative
d'empoisonnement, avant d'être jugé, puis emprisonné. Lors de sa réplique qui a été vécue comme
une humiliation par les Européens, le ministre russe des affaires extérieures, Sergueï Lavrov, a
notamment rappelé que l'Espagne a jugé et emprisonné des dirigeants indépendantistes catalans et
que les tribunaux belges et allemands ont refusé l'extradition d'indépendantistes exilés parce que les
accusations espagnoles n'étaient pas juridiquement fondées. Malgré ces condamnations juridiques
internationales, qui suggèrent une politisation de la justice, la Russie n'a rien dit. Elle laisse
l'Espagne régler ses problèmes internes comme elle l'entend et elle attend en retour que l'Espagne et
l'Europe lui reconnaissent la même liberté7. Que faut-il conclure de cet échange tout à fait banal ?

6
Cité par Rouvillois, Droit constitutionnel. 1.p. 32.
7
« En Europe également, on trouve de nombreuses situations dans lesquelles les tribunaux sont
soupçonnés de prendre des décisions politisées. J'attire l'attention sur une chose qui n'a jamais été
mentionnée dans nos déclarations publiques : l'histoire de deux détenus en Espagne condamnés à 10
ans de prison et plus pour l'organisation de référendums en Catalogne, que nous avons été accusés -
sans la moindre preuve - d'avoir provoqués. Nous le rappelons étant donné que notre justice a été
accusée de prendre des décisions politisées. Les autorités judiciaires allemandes et belges se sont
adressées au gouvernement espagnol concernant ces trois Catalans, pour les appeler à annuler les
sentences prononcées pour des motifs politiques. Les autorités espagnoles ont répondu: "Vous
savez, nous avons notre propre système juridique. Ne pensez même pas douter des décisions prises
5

Certains voudraient intervenir en Russie, d'autres en Espagne, pour mettre fin à ce qu'ils estiment
être des violations de droits fondamentaux. Mais c'est impossible. La souveraineté de l'Etat est donc
une menace pour les droits des individus. La liberté de l'Etat n'implique pas celle de ses membres.
Du point de vue de la souveraineté externe reconnue par le droit international, il n'y a pas de
différence entre un Etat totalitaire ou despotique et un Etat démocratique. Quand les militaires ont
pris le pouvoir au Chili grâce à un coup d'Etat, le Chili continuait d'être juridiquement un Etat
souverain. Il s’est produit simplement un changement dans l’exercice de la souveraineté interne. Le
titulaire de la souveraineté n’est plus le peuple chilien, qui avait démocratiquement élu le président
Salvador Allende. Avec le coup d’Etat, il perd la souveraineté au profit des militaires.
La souveraineté est dangereuse. Elle ne reconnaît aucune loi, aucun pouvoir supérieur qui
pourrait contraindre l'Etat à agir de manière juste. L’exemple du coup d’Etat risque de nous le
dissimuler. Un démocrate dira spontanément que ce qui est dangereux, en l’occurrence, ce n’est pas
la souveraineté, mais le fait que la souveraineté de l’Etat soit attribuée non au peuple mais à
l’armée. Pour le démocrate, la souveraineté du peuple ne peut pas être dangereuse. Mais il est
difficile de croire à cette idée. Le problème est perceptible dans des textes démocratiques. Par
exemple, la constitution de 1958 déclare ceci : « Le peuple français proclame solennellement son
attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils sont
définis par la déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de
1946 » (préambule). La souveraineté a la même valeur que les droits de l’homme. Pourquoi le
déclarer avec solennité ? Parce que cela ne va pas de soi ! La souveraineté, en tant que telle, peut
nuire aux droits de l’homme. Le fait qu’elle soit attribuée à la nation n’y change rien. Cette
déclaration fait référence à la déclaration des droits de 1789. Or cette déclaration est le préambule
de la constitution révolutionnaire de 1791 qui a préservé l’esclavage dans les colonies, l’inégalité
entre hommes et femmes et créer la distinction entre des citoyens actifs et passifs. La souveraineté
démocratique a le pouvoir de porter atteinte aux droits de l’homme même quand elle les proclame,
tout simplement parce qu’elle est souveraine. C’est elle qui dit s’il y a violation des droits ! La
constitution de 1958 déclare que la souveraineté, qui a priori pourrait reproduire ces discriminations
ou en inventer de nouvelles, ne le fera pas. En proclamant le principe de la souveraineté, on le
limite aussitôt en soumettant la souveraineté à la règle des droits de l’homme. Mais l’exemple de
1791 nous rappelle la difficulté de cette position. Cette déclaration constitutionnelle est faite par le

par nos tribunaux selon nos lois." C'est exactement ce que nous voulons de l'Occident en termes de
réciprocité. » (le 5 février 2021, https://www.mid.ru/en/foreign_policy/news/-
/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/4553286?p_p_id=101_INSTANCE_cKNonkJE02Bw
&_101_INSTANCE_cKNonkJE02Bw_languageId=fr_FR).
6

peuple, c’est-à-dire par le souverain. Le souverain s’autolimite. Mais l’autolimitation est-elle une
véritable limitation ?
Dans le discours ordinaire, la volonté de limiter la souveraineté s’exprime dans le fait que
les Etats qui la revendiquent prétendent aussi être des Etats de droit. C’est la raison pour laquelle
l’Europe se permet de se mêler des affaires internes de la Russie en condamnant sa politique
répressive. On estime qu’un Etat digne de ce nom ne peut pas faire certaines choses, donc que la
souveraineté devrait se guider en fonction de principes juridiques. L’idée d’Etat de droit est
complexe et problématique8 mais on peut indiquer l'intention qui l'anime, du moins dans les usages
ordinaires. Dans un Etat de droit, le gouvernement n'agit pas de manière arbitraire. Il respecte le
droit. Il agit dans le cadre de la loi. Ceux qui disent que la Russie est un Etat souverain mais pas un
Etat de droit reconnaissent le danger d'arbitraire de la souveraineté. L'Etat souverain devrait être
soumis à des règles. On se demande alors si l'Etat de droit est encore souverain. On peut également
douter que l'idée d'Etat de droit nous protègent contre le danger de l'arbitraire. Cette idée est, en
elle-même, peu discriminante. La Russie comme l'Espagne prétendent appliquer la seule loi qui
importe, la seule qu'elles doivent appliquer, leur loi. Sous l'Etat de droit nous retrouvons donc la
souveraineté ! Ces observations montrent que l'idée de souveraineté revendiquée par les Etats
comme un bien est dangereuse car nous aspirons aussi à limiter ce pouvoir. Nous aimerions peut-
être même en faire l'économie pour nous soumettre exclusivement au Droit. Mais il n'est pas sûr que
cela soit possible ou même que cela ait un sens.
Le cours va discuter ces problèmes en étudiant l’idée de souveraineté à partir de textes
classiques : Bodin, Hobbes, Rousseau. Sa portée est donc limitée. Ce que nous verrons avec ces
auteurs du passé ne permet pas de traiter directement des problèmes contemporains, par exemple la
question la question de la souveraineté dans l'Union européenne9 ou le droit international, etc.

8
Chevalier, L'Etat de droit, Paris, Montchrétien, 1994.
9
Dont cette déclaration de 1998 de la garde des Sceaux, E. Guigou, donne un exemple. Il est
préférable, selon elle, « quand cela permet de mieux agir, [que] les Etats renoncent à une parcelle de
souveraineté pour parvenir, dans le cadre européen, à une souveraineté moins théorique et plus
efficace, à une souveraineté exercée en commun pour faire face ensemble, car l’union fait la force,
aux défis transnationaux qui, aujourd’hui, se multiplient » (cité par Haquet, op. cit., p. 279). C’est
la conclusion d’A. Haquet. Son livre se termine par ces mots : « Chacun sait que la mondialisation
des politiques publiques ne permet plus de définir la souveraineté par la stricte indépendance. Le
champ du politique est devenu universel. Nul ne peut ignorer cette réalité sous prétexte de défendre
la conception traditionnelle de la souveraineté. Désormais, les souverainetés sont interdépendantes,
ou elles ne sont pas. Un Etat peut certes choisir de rester indépendant, de se refermer sur lui-même
et, ce faisant, de péricliter. Mais l’action étatique, en revanche, pour être efficace, implique la
coaction. La souveraineté des Etats, sous son aspect positif, suppose donc le partage de son
existence » (ibid., p. 296).
7

Cependant avant d'aborder les situations contemporaines, il est utile d'étudier les classiques qui ont
élaboré cette idée. Cette réflexion d’un juriste qui traite des problèmes actuels de la souveraineté,
montre par ailleurs que l’on n’est pas complètement sorti de leur dépendance :
« La théorie de l’autolimitation [de la souveraineté adoptée par le Conseil
constitutionnel] donne au titulaire du pouvoir souverain la possibilité de restreindre ses
attributs sans pour autant perdre sa souveraineté. L’autolimitation est un acte unilatéral
de volonté, qui consiste à s’imposer une obligation en limitant le champ de ses
compétences, mais c’est un engagement libre qui n’est pas irréversible. Si
l’autolimitation de la puissance souveraine des Etats est nécessaire pour assurer le
développement du droit international, elle est cependant préoccupante pour le devenir
de leur souveraineté. L’autolimitation est en effet une explication accommodante pour
concilier des positions contradictoires. La plénitude du pouvoir souverain et la
soumission paradoxale de l’Etat au droit international sont justifiées par le libre-arbitre
du titulaire de la souveraineté qui peut volontairement renoncer à ses prérogatives. Cette
acception de l’idée de souveraineté est néanmoins dangereuse parce que ce transfert
régulier de compétences souveraines est un phénomène difficilement réversible. Un
Etat, comme la France, ne dispose pas de la capacité de s’exclure de la communauté
internationale. Or le droit international public impose un respect des engagements
internationaux. Dès lors il est illusoire de considérer que l’autolimitation de la
souveraineté est une étape provisoire de la situation juridique de l’Etat, sous prétexte
que celui-ci pourrait discrétionnairement la remettre en cause. Tout bien considéré,
l’autolimitation continue de la souveraineté fait perdre à l’Etat son indépendance et sa
puissance »10.
J’espère qu’après l’étude de ce cours cette réflexion vous paraîtra compréhensible et vous donnera
un sentiment de banalité.

10
A. Haquet, op.cit., p. 273.
8

I Bodin : la souveraineté encadrée par la loi naturelle et la loi divine :

En règle générale, on considère que Jean Bodin est le premier théoricien de la souveraineté
avec Le six livre de la république (1583). Gérard Mairet parle, par exemple, du « concept
éminemment nouveau de souveraineté », de « la prodigieuse découverte bodinienne : la
souveraineté. […] Bodin fonde la souveraineté »11. Autrement dit, avant Bodin, il n’y a pas de
concept de souveraineté. Le mot ne devrait pas être employé à propos des institutions politiques
antérieures. L’élaboration du concept est corrélative de la formation d’une nouvelle réalité. De quoi
s’agit-il ? « Pour l’heure, disons que la thèse théorique de Bodin est qu’il n’y a de république en
général que s’il y a souveraineté, sachant que celle-ci existe légitimement dans le roi, les seigneurs ,
le peuple. C’est la thèse théorique fondatrice de l’Etat moderne »12. Le concept de souveraineté est
inventé à ce moment-là parce que quelque chose de nouveau se produit dans l’histoire. La
souveraineté est une caractéristique de l’Etat moderne. Selon Mairet, la nouveauté du projet
théorique de Bodin tient dans ces quelques mots : « Je ne parlerai que de souveraineté
temporelle »13. La souveraineté non temporelle est la souveraineté spirituelle, celle que détient
l’Eglise. Autrement dit, Bodin va penser l’ordre politique en dehors de toute considération
théologique concernant l’Eglise, la loi divine et la loi naturelle : « le grand absent de cette
prodigieuse construction a priori de l’Etat moderne, sur la base de la souveraineté, est le Dieu
révélé du christianisme »14. La souveraineté est un concept de la modernité parce que l’Etat
moderne n’a plus aucune institution au-dessus de lui.
Pour notre propos, les textes fondamentaux sont les chapitres 8 et 10 du livre I. Le chapitre,
intitulé « de la souveraineté » commence par cette définition : « la souveraineté est la puissance
absolue et perpétuelle d’une République ». Il ajoute un peu plus loin « c’est-à-dire la plus grande
puissance de commander ». Elle est « le fondement principal de toute République. Et d’autant que
nous avons dit que République est un droit Gouvernement de plusieurs familles, et de ce qui leur est
commun, avec puissance souveraine, il est besoin d’éclaircir [ce] que signifie puissance

11
« Présentation », Bodin, Le six livre de la république (1583) 1993, livre de poche, p. 17 et 19. Le
livre de Bodin est très complexe, illisible et inintelligible pour nous, selon Mairet (p.40) C’est
pourquoi il en propose une édition abrégée.
12
Ibid., p. 27.
13
I, 9, cité p. 11.
14
Ibid., p. 12.
9

souveraine »15. Que signifie cette définition ? Dissipons d’abord toute ambiguïté sur le terme de
république. Il a ici le sens large d’Etat. Dans le vocabulaire ordinaire il est opposé à monarchie.
Quand on dit que la France est une république, on l’oppose à la monarchie. Le Royaume uni ou
l’Espagne sont des royaumes. Dans ces Etats, il existe des républicains qui souhaitent l’abolition de
la monarchie. En revanche, au sens de Bodin ce sont des républiques, c’est-à-dire des Etats.
La souveraineté est la plus grand puissance de commander, absolue et perpétuelle.
Examinons ces termes. La souveraineté, c’est une puissance, un pouvoir. Il ne suffit pas de donner
des ordres, il faut qu’ils soient obéis et s’ils ne le sont pas, on punit. Il n’y a plus de souveraineté si
le gouvernement légitime n’est plus en mesure de faire respecter ses lois. Cette donnée est présente
dans les relations et le droit international. Pour que des Etats reconnaissent un nouvel Etat, il faut
que sur son territoire les nouvelles autorités aient le pouvoir d’imposer leurs décisions. Bodin
précise que cette puissance est la plus grande. Dans une famille les parents ont une puissance de
commander sur les enfants, dans une entreprise le patron sur les employés, le professeur sur les
élèves, etc. Mais ces puissances sont très limitées parce qu’elles s’exercent dans un cadre défini par
l’Etat. La puissance de commander est la plus grande parce que les autres lui sont subordonnées et
qu’il n’en existe aucune au-dessus. Au lieu de « la plus grande » on peut dire « suprême ». La
souveraineté est le pouvoir suprême. C’est également ce que désigne le terme « absolu ». Etre
absolu, c’est ne dépendre de rien, d’être indépendant de toute autre puissance qui pourrait nous
contraindre.
Quelles pourraient être les puissances supérieures à l’Etat ? Au XVIe siècle il y avait deux
prétendants : l’empire et l’église. Dans la pensée médiévale, on distingue, conformément à
l’opposition de l’âme et du corps, l’ordre spirituel de l’ordre temporel. L’Eglise déteint un pouvoir
dans l’ordre spirituel parce qu’elle veille au salut des âmes. Les rois, les seigneurs, les juges,
s’occupent du temporel de la vie matérielle des individus, liée au corps. Une décision sur les prix du
blé est temporelle, pas spirituelle. Les Etats (le royaume de France, etc.) sont des pouvoirs
temporels limités à un territoire. L’empire est une institution temporelle qui se distingue des Etats
par son ambition universelle. L’empereur, depuis les Romains, était défini comme le maître du
monde. L’empereur est donc supérieur aux rois qui lui doivent obéissance. L’Eglise, avec son chef,
le pape, détient un pouvoir spirituel universel car il n’existe qu’un Dieu pour toute l’humanité.
L’Eglise veille donc au salut de tous les êtres humains, même de ceux qui ne sont pas chrétiens
puisque sa mission est de les convertir.

15
Ibid., p. 111-112.
10

A priori les pouvoirs temporel et spirituel peuvent coexister côte à côte. Mais les choses
sont plus compliquées car l’âme est supérieure au corps. Le corps doit faire ce que lui dicte l’âme.
Un roi peut prendre des décisions temporelles qui sont immorales et qui portent atteinte à la fin
spirituelle. A ce moment –là, l’Eglise peut condamner l’empereur ou le roi parce qu’ils font
obstacle à la fin spirituelle. La théocratie est le régime selon lequel l’Eglise, le pouvoir spirituel, a le
droit de contrôler le pouvoir temporel. Dans un Etat théocratique, les religieux ont le pouvoir
suprême. Tout au long du Moyen Age, il y a eu des conflits entre le temporel (l’empereur et les
rois) et l’Eglise qui prétendaient pouvoir contrôler leur institution, leur action et les sanctionner, par
l’excommunication ou les déposant comme ce fut le cas pour l’empereur Frédéric II en 124516.
Pour mieux comprendre ces problèmes examinons cette déclaration du pape Gélase 1er à
l’Anastase en 494 :

« Il y a deux organismes, auguste empereur, par lesquels ce monde est


souverainement gouverné : l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal. Mais
la puissance des prêtres est d’autant plus lourde qu’ils devront au Jugement
dernier, rendre compte au Seigneur des rois eux-mêmes. En effet, tu le sais, fils
très clément, bien que tu commandes le genre humain par ta dignité, tu baisses
cependant la tête avec respect devant les prélats des choses divines ; tu attends
d’eux, en recevant les sacrements célestes, les moyens de ton salut, et, tout en
disposant d’eux, tu sais qu’il faut être soumis à l’ordre religieux plutôt que le
diriger. Tu sais aussi, entre autres choses, que tu dépends de leur jugement et qu’il
ne te faut pas chercher à les réduire à ta volonté. Si, en effet, pour tout ce qui
regarde l’ordre public, les prélats de la religion reconnaissent l’Empire qui t’a été
conféré par une disposition surnaturelle et obéissent à tes lois, avec quelle
affection dois-tu alors leur obéir, à eux qui dispensent les mystères divins… Si les
fidèles dans leur généralité doivent soumettre leurs cœurs à tous les prêtres qui
traitent des choses divines, à plus forte raison doivent-ils obéir au prélat de ce
siège que la divinité suprême a voulu établir à la tête de tous les prêtres et que
célèbre la piété respectueuse de l’Eglise tout entière… C’est soutenus par de telles

16
Sur toutes ces questions, voir Marcel Pacaut, la théocratie. L’Eglise et le pouvoir au Moyen Age,
Paris, Desclée, 1985.
11

institutions et de telles autorités que des pontifes ont excommunié des rois et des
empereurs »17
Le pape commence par exposer un dualisme. Le monde est gouverné par deux autorités
souveraines, c’est-à-dire qui n’ont pas de supérieur, le pape et l’empereur. La formule pourrait être
contradictoires car il ne peut pas y avoir deux souverains. Le souverain est celui qui n’a personne
au-dessus de lui. La contradiction est supprimée parce que ces deux autorités ne s’exercent pas dans
le même domaine. Le pape s’occupe du spirituel, de l’âme (« mon royaume n’est pas de ce
monde », Jean, 18, 36), et l’empereur du temporel, du corps. Comme le monde est un, ces deux
autorités sont complémentaires et doivent s’harmoniser. Le pape reconnaît à cet effet une
réciprocité dans la soumission. Les religieux vivent dans l’Etat et, à ce titre, ils sont soumis aux lois
de l’empereur pour tout ce qui regarde l’ordre public. Réciproquement, pour tout ce qui regarde
l’ordre spirituel, l’empereur est soumis à l’Eglise. C’est ce que suggère un passage de Matthieu
(22, 21) : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Le pape n’exerce pas le
pouvoir politique et l’empereur n’exerce pas le pouvoir religieux. Comme l’empereur a un pouvoir
légitime dans l’ordre temporel, il faut lui obéir. Comme le pape a un pouvoir légitime dans l’ordre
spirituel, il faut lui obéir. Il en résulte que chacun doit obéir à l’autre dans le domaine qui n’est pas
le sien et où il n'est pas souverain. Quand chacun reste à sa place le monde est bien gouverné.
Mais le texte est avant tout une défense du pouvoir de l’Eglise. Remarquons que celui de
l’Empereur, a une origine surnaturelle, à savoir Dieu. Cette idée a une justification évangélique :
« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avais été donné d’en haut » (Jean, 19, 11). Si le
pouvoir temporel est d’origine divine, il faut lui obéir. Cette conséquence est explicite dans l’Epitre
au romains de Jean :
« Il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent ont été instituées par Dieu. Celui-
là donc qui s’insurge contre l’autorité se révolte contre l’ordre divin […] Veux-tu ne
pas avoir à craindre l’autorité, fais le bien et tu en auras des éloges, car elle est le
ministre de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains. Ce n’est pas en vain
qu’elle porte la glaive : elle est le ministre de Dieu, l’instrument de sa colère contre qui
commet le mal » (13, 1-4).
Ce texte a été utilisé pour justifier l’obéissance inconditionnelle au roi. Obéir aux souverains
temporels c’est obéir à Dieu Mais que se passe-t-il s’il se comporte comme un tyran ? Le tyran agit
mal et désobéit à Dieu. La tyrannie est néanmoins facile à réconcilier avec Dieu. Elle est une
punition divine pour les péchés des hommes.

17
Marcel Pacaut, la théocratie, p. 20.
12

Ces textes évangéliques se prêtent aussi à une autre utilisation. Le roi est un ministre de
Dieu. Il occupe une fonction qui a une fin divine. A travers le roi, c’est Dieu qui agit. Un roi qui
agit en contradiction avec sa mission n’est donc plus un vrai roi. On peut alors considérer qu’il ne
doit plus être obéi. La difficulté est alors de savoir qui peut dire qu’un roi ne remplit pas sa fonction
en accord avec les fins divines. L’Eglise, et plus précisément, son chef, revendique ce droit dans le
système théocratique18. Même si l’Eglise n’exerce directement aucun pouvoir politique, elle dit
quand les sujets ne doivent plus obéir. C’est une intervention indirecte dans l’ordre temporel pour
défendre les fins spirituelles. C’est ce que fait Grégoire IX quand il dépose contre Frédéric II :
« déclarons que ledit prince , qui s’est montré indigne de l’Empire, du royaume et de tout honneur
et dignité, et qui s’est séparé de Dieu par ses iniquités, est lié par ses péchés et privé de tout honneur
et dignité ; … et que nous délions à perpétuité du serment de fidélité tous ceux qui y sont astreints à
son égard ; nous interdisons par notre autorité apostolique de lui obéir en tant qu’empereur ou que
roi »19.
C’est sur la menace de déposition que se termine le texte de Gélase 1er. Elle est fondée sur la
supériorité de la fin spirituelle sur toute considération temporelle (sa tâche est plus lourde ; la
référence au jugement dernier). En tant qu’il est chargé du salut de tous les hommes, le pape doit
veiller à ce que les maîtres temporels respectent les préceptes divins. Dans ces conditions, on peut
douter que l’empereur ou le roi soient réellement souverains puisque le pape a le droit de les
déposer s’il estime qu’ils ne remplissent pas correctement leur mission. Malgré tout, l’existence
d’un pouvoir politique indépendant de l’Eglise est reconnue par ce dualisme. La revendication
théocratique d’un contrôle de l’ordre politique peut s’exprimer de manière plus directe :
« […] Quiconque cherche à se soustraire à l’autorité du vicaire du Christ […] porte
atteinte de ce fait à l’autorité du Christ lui-même. Le Rois des rois nous a constitué sur
terre comme son mandataire universel et nous a attribué la plénitude du pouvoir en nous
donnant, au prince des apôtres et à nous, de pouvoir lier et délier sur terre non seulement
qui que ce soit, mais aussi quoi que ce soit […]. Le pontife romain peut exercer son
pouvoir pontifical sur tout chrétien au moins occasionnellement […], à plus forte raison
en vertu du péché. Le pouvoir du gouvernement temporel ne peut pas être exercé en
dehors de l’Eglise, puisqu’il n’y a pas de pouvoir par Dieu en dehors d’elle […]. Ils
manquent de perspicacité et ils ne savent pas remonter à l’origine des choses, ceux qui

18
Une autre possibilité est que des individus particuliers s’attribuent ce droit. Dans ce cas le
tyrannicide devient possible.
19
Pacaut, op. cit., p. 127.
13

s’imaginent que le Siège apostolique a reçu de Constantin la souveraineté de l’empire,


alors qu’il l’avait auparavant, comme on le sait, par nature et à l’état potentiel. Notre –
Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, vrai homme et vrai Dieu, vrai roi et vrai prêtre […]
a constitué au profit du Saint-Siège une monarchie non seulement pontificale, mais
royale ; il a remis au bienheureux Pierre et à ses successeurs les rênes de l’Empire tout à
la fois terrestre et céleste, comme l’indique la pluralité des clés. Vicaire du Christ, il a
reçu le pouvoir d’exerce sa juridiction par l’une sur la terre pour les choses temporelles,
par l’autre dans le ciel pour les choses spirituelles »20.
Avec Innocent IV, il n’est pas possible de parler de dualisme. Il y a bien une différence entre le
spirituel et le temporel, mais les deux pouvoirs sont concentrés dans les mains du pape, chef de
l’Eglise. Le pape revendique la plénitude du pouvoir parce qu’il est le mandataire du Christ, qualifié
de roi des rois. C’est un pouvoir auquel il ne manque rien. Dans une position dualiste, on pourrait
dire que le pape a la plénitude du pouvoir spirituel et l’empereur a la plénitude du pouvoir temporel,
ce qui renvient à dire qu’il manque à chacun des deux une partie du pouvoir. Du coup, il se heurte à
des limites. Il y a des choses que le pape ne peut pas faire parce qu’elle relève du pouvoir de
l’empereur et réciproquement. Le dualisme est difficile à tenir à cause de la supériorité du spirituel.
Celle-ci provient de la thèse monothéiste. Si un dieu avait créé le temporel et un autre le spirituel, le
dualisme serait plus facile à défendre. Mais le temporel et le spirituel sont créés par Dieu. La
matière, le corps, la nature sont soumis aux lois divines. Au fond, il n’y a qu’une puissance. C’est le
fondement de la revendication d’Innocent IV. Comme le pape est le vicaire du Christ, et que le
Christ est Dieu, alors le pape détient sur terre la puissance de Dieu. Tous les individus lui sont
soumis et aucune question ne lui échappe. La plénitude la puissance du pape est de détenir tous les
pouvoirs le temporel comme le spirituel.
La conséquence est qu’il n’existe pas de pouvoir temporel en dehors de l’Eglise. Il n’y pas
d’Etats païens. Cette thèse a servi à justifier la conquête de l’Amérique par l’Espagne. En 1512, la
loi imposait aux conquistadores devaient lire cette sommation (le requerimiento) aux Indiens avant
d’avoir le droit de leur faire la guerre :
[1] « Au nom du roi D. Fernando et de la reine Doña Juana, sa fille, reine de
Castille et de León, etc., dompteur des nations barbares, nous, leurs serviteurs, vous
notifions et vous faisons savoir du mieux que nous pouvons que Dieu, Notre Seigneur, un
et éternel, a créé le ciel et la terre, et un homme et une femme, dont nous-mêmes, vous et
tous les hommes du monde, depuis toujours, sommes les descendants, comme le seront

20
Innoncent IV, bulle Aeger cui lenia, 1245, cité par Pacaut, op. cit., p. 130.
14

tous ceux qui viendront après nous. Mais en raison de la quantité innombrable de ces
descendants, depuis cinq mille ans que le monde a été créé, il a fallu nécessairement
qu’une partie de ces hommes allassent d’un côté et le reste de l’autre et se répartissent
entre de nombreux royaumes et provinces, car ils ne pouvaient vivre ni se conserver dans
un seul.
[2] « Parmi tous ces gens, Dieu Notre Seigneur en choisit un, appelé saint Pierre,
pour lui donner la charge de souverain [señor] de tous les hommes, de supérieur à qui
tous les autres obéiraient et qui serait le chef de tout le lignage humain, partout où les
hommes vivraient, de toute loi, religion et croyance, et Il lui donna le monde pour
royaume et juridiction.
[3] « Et bien qu’il lui eût ordonné d’installer son trône à Rome, lieu le plus
approprié pour gouverner le monde, Il lui permit également de l’installer partout ailleurs
sur terre et de juger et gouverner tous les hommes, chrétiens et maures, juifs, gentils, et
de quelque religion ou croyance qu’ils fussent. On lui donna le nom de pape, ce qui veut
dire père supérieur admirable et gouverneur de tous les hommes. Ceux qui vivaient en
ce temps-là tinrent saint Pierre pour souverain et roi supérieur de l’Univers, et ils lui
obéirent, et il en alla de même pour tous ceux qui furent élu au Pontificat après lui, et il
en est ainsi aujourd’hui encore, et jusqu’à la fin des temps.
[4] « L’un de ces pontifes passés, qui succéda à saint Pierre, comme seigneur
[señor] du monde, dans la dignité et sur le trône que j’ai dits a fait donation de ces îles
et de la Terre Ferme de la mer Océane auxdits Roi et Reine et à leurs successeurs en ces
royaumes, nos seigneurs, et de tout ce qu’elles contiennent, selon ce qui est dit dans
certains actes qu’ils ont passés à ce sujet, et que vous pourrez voir si vous le désirez.
[5] « Ce qui fait que Leurs Altesses sont rois et souverains de ces îles et de cette
Terre Ferme, en vertu de ladite donation, et c’est pour rois et souverains que certaines
autres îles, et presque toutes, auxquelles ceci a été notifié, ont reçu Leurs Altesses, les
ont servies et les servent comme des sujets doivent le faire ; et c’est de bon gré, et sans
aucune résistance, aussitôt et sans retard, dès qu’elles furent informées de ce qui est dit
ci-dessus, que leurs habitants accueillirent les religieux que Leurs Altesses leur
envoyaient pour qu’ils leurs prêchassent et enseignassent notre sainte foi, et qu’ils leur
obéirent, et tous, de leur propre volonté, et aimablement, sans récompense et sans
aucune condition, se firent chrétiens et le sont, et Leurs Altesses les ont reçus avec joie
et bienveillance, et ordonnèrent qu’on les traitât comme leurs sujets et vassaux, et vous,
vous êtes tenus et obligés de faire la même chose.
15

[6] « Par conséquent, du mieux que nous pouvons, nous vous prions et requérons
de bien comprendre ce que nous vous disons, et de prendre pour le comprendre et en
délibérer tout le temps qu’il faudra, et de reconnaître l’Eglise pour souveraine et
supérieure de l’Univers, et le souverain Pontife, appelé pape ; et en son nom le Roi et le
reine Doña Juana, nos souverains, en ses lieu et place, comme et souverains et rois de
ces îles et de la Terre ferme, en vertu de ladite donation ; et de consentir et faire en sorte
que ces pères religieux vous déclarent et prêchent ce qui est dit ci-dessus.
[7] « Si vous le faites, vous agirez correctement [hareis bien] et remplirez vos
obligations envers Leurs Altesses, et nous, en leur nom, nous vous recevrons avec
amour et charité, et nous vous laisserons vos femmes, vos enfants et vos biens, en
liberté, sans vous réduire en esclavage [sin servidumbre], pour que vous fassiez d’eux et
de vous-mêmes ce que vous voudrez et ce que bon vous semblera, et personne ne vous
obligera à vous faire chrétien, sauf si, après avoir été informés de la vérité, vous voulez
vous convertir à notre sainte foi catholique, comme l’ont fait presque tous les habitants
des autres îles ; et outre cela, Leurs Altesses vous accorderont de nombreux privilèges et
exemptions, et vous feront de nombreuses faveurs.
[8] « Et si vous ne le faites pas, et que vous y mettiez malignement du retard, je
vous certifie qu’avec l’aide de Dieu nous vous attaquerons de toute notre puissance et
vous ferons la guerre, partout et de toutes les façons possibles, et que nous vous
soumettrons au joug et à l’obéissance de l’Eglise et de Leurs Altesses, et que nous vous
prendrons, vous, vos femmes, et vos enfants, pour faire de vous des esclaves [esclavos],
que nous vendrons comme tels, et dont nous disposerons comme Leurs Altesses
l’ordonneront, que nous vous prendrons vos biens et vous feront autant de tort et de mal
que nous le pourrons, comme à des vassaux qui n’obéissent pas à leur suzerain [señor]
et ne veulent pas le recevoir, lui résistent et le contredisent ; et nous protestons que les
morts et les maux qui s’ensuivraient de façon redoublée vous seraient imputables, et non
à Leurs Altesses, ni à nous, ni à ces chevaliers qui sont avec nous : et nous demandons
au présent greffier de nous donner témoignage signé que nous avons dit et requis cela, et
nous prions tous les présents d’en être témoins »21.

21
Las Casas, Histoire des Indes, III, c. 57.
16

Je résume les idées principales22. Le premier paragraphe rappelle schématiquement les principes
théologiques. Il existe un Dieu qui a créé le monde. Bien que les êtres humains se soient divisés en
peuples répandus sur toute la terre, ils descendent d’Adam et Eve. L’unicité du créateur implique
l’unité du genre humain et, comme nous allons le voir, l’unicité de la loi qui le gouverne. Le second
et le troisième paragraphes décrivent l’institution de l’Eglise. Le Christ a choisi Pierre pour être son
vicaire. En conséquence, il gouverne tous les êtres humains. Le pouvoir de l’Eglise n’est pas limité
à ses membres, les chrétiens. Même les non chrétiens (les païens comme les Indiens, ou les
musulmans et les juifs) lui sont soumis. En tant qu’hommes ils sont naturellement soumis à Dieu
donc à son vicaire. Le quatrième paragraphe est historique. Le pape était l’arbitre dans la
compétition coloniale entre l’Espagne et le Portugal. A la demande des rois de Castille et d’Aragon,
le pape Alexandre VI a donné les terres et leurs habitant découverts par Christophe Colomb (en gros
Cuba et les Antilles) et toutes celles qui seraient découvertes (et qui étaient totalement inconnues) à
la Castille pour que la révélation soit annoncée à ces hommes qui avaient vécu à l’écart de la
chrétienté23. Le pape dispose des territoires et de leurs habitants avant qu’ils ne soient découverts !
Personne ne connaît l’existence du Pérou, du Mexique de l’Amérique du sud. Mais dès la donation
d’Alexandre VI ils cessent d’être soumis à leurs autorités (leurs rois, leurs seigneurs) pour devenir
les sujets du roi de Castille parce que le pape est le maître de tous les hommes. Le cinquième et le
sixième paragraphes informent que des Indiens ont reconnu la donation et se sont librement
assujettis au roi de Castille. Le roi les considère comme ses sujets et il les a instruits et convertis en
leur envoyant des prédicateurs. Le septième paragraphe ordonne aux Indiens de faire la même chose
pour jouir de la liberté des sujets du roi. Le huitième explique que, en cas de refus, les Espagnols
ont le droit leur faire la guerre et de les punir. Par ce texte théocratique, les Espagnols revendiquent
un droit sur ces terres et les habitants. La guerre est justifiée quand les Indiens refusent de leur
reconnaître leur droit. A proprement parler, il n’y a pas de conquête. On ne prive pas les Indiens de
leurs terres et de leur souveraineté. Ce qu’ils croient posséder appartient depuis toujours aux
chrétiens. Par leur refus d’obéir, ils privent les chrétiens, représentés par les Espagnols, de leurs
droits. La guerre menée par les Espagnols n’ait pas, malgré les apparences une agression, c’est une

22
Pour plus de détails, N. Capdevila, « Impérialisme, empire et destruction », in B de Las Casas, La
controverse entre Las Casas et Sepulveda, Paris, Vrin, 2007, p. 102 et suivantes.
23
Le requerimiento, comme la bulle d’Alexandre VI qu’il revendique, prouvent les Espagnols ne
discutaient pas pour savoir si les indiens avaient une âme, comme l’a erronément fait croire le film
et le livre de Jean-Claude Carrière La controverse de Valladolid. L’appartenance des Indiens au
genre humain est une évidence. C’est même parce qu’ils sont des hommes qu’on leur fait la guerre
(sur ces questions voir mon introduction « Impérialisme, empire et destruction », déjà citée). Merci
de ne pas répéter cette grossière erreur dans les copies.
17

défense de droits théologiquement fondés. Juridiquement et théologiquement la guerre juste est


défensive. Comme les Espagnols envahissaient des territoires étrangers, elle semblait injuste. Le but
du requerimiento est de résoudre ce problème. La guerre menée par les Espagnols est juste parce
que les véritables agresseurs sont les Indiens qui refusent de reconnaître le droit des chrétiens sur
eux et sur leurs terres.
Ce texte extravagant pousse la théocratie jusqu’à ses conséquences extrêmes. Les païens
sont les sujets du pape qui peut les donner à un prince chrétien de son choix. Il n’y a pas de pouvoir
politique en dehors de l’Eglise. En conséquence, les rois chrétiens sont des rois parce qu’ils sont
chrétiens. Si le roi de France se convertissait à la religion aztèque, il devrait logiquement être privé
de son pouvoir par le pape qui pourrait donner ses terres et ses habitants à un prince chrétien de son
choix. Dans un contexte théocratique, l’Etat ne peut pas être souverain. Il est toujours surveillé. La
supériorité du spirituel permet de revendiquer, tôt ou tard, l’exercice d’un pouvoir de contrainte sur
l’Etat pour des fins spirituelles, voire de l’exercer directement dans un Etat religieux. On distingue
parfois la théorie du pouvoir indirect de celle du pouvoir direct. Selon la première, comme l’Eglise
poursuit des fins spirituelles, elle ne détient pas le pouvoir temporel et n’intervient qu’indirectement
dans les affaires temporelles des Etats. Dans la seconde, adoptée dans le requerimiento, elle détient
le pouvoir temporel. Ces idées nous paraissent absurdes, mais elles ont eu une grande portée
historique. Une partie du Léviathan de Hobbes (1651) combat encore la revendication théocratique
de l’Eglise catholique.
Ces discussions théologico-politiques soulèvent un problème important. On se demande qui
a raison. Quel est l’étendue du pouvoir du pape ? Est-il strictement limité au spirituel ? Si c’est le
cas, quel est la limite objective du spirituel ? Est-il limité à la sphère privée comme on le dit
aujourd’hui ? Quand commence exactement le domaine du temporel ? Etc. Quand on aborde ces
textes, il y a deux positions fondamentalement opposées à prendre en compte. Soit on est croyant,
soit on ne l’est pas. Si l’on pense qu’il y a un Dieu, qui s’est révélé aux hommes, qui s’est incarné
en la personne de Jésus, etc., alors il doit y avoir une vérité. Il y a bien un pouvoir divin qui a été
transmis à des hommes et il doit y avoir une réponse objective aux questions posées. Les débats
montrent qu’il est difficile de répondre, mais il y une vérité. Si l’on pense que Dieu n’existe, ou que,
s’il existe, il ne s’est pas incarné dans la personne de Jésus, toutes ces discussions manipulent des
fictions. Il n’y a aucune vérité objective concernant le pouvoir du pape ou de l’empereur. Il se
trouve qu’à un certain moment de l’histoire les hommes ont cru qu’il existait un personnage dont le
pouvoir provenait de Dieu. Mais c’est une construction imaginaire comme les martiens. Se
demander ce qu’est objectivement le pouvoir du pape, c’est comme s’interroger sur la couleur des
martiens. Sont-ils verts ou jaunes ? Il n’y a pas de réponse objective à cette question. Si nous
18

pensons qu’ils verts, ce n'est qu’une convention, une construction de notre imagination. Rien
n’empêche a priori de la modifier et de conclure qu’ils sont jaunes. Evidemment quand un
consensus s’est créé il n’est pas facile de le modifier, mais logiquement il n’y a aucun obstacle. Du
point de vue du croyant, ces discussions ont pour but de découvrir la vérité. Du point de vue du
non-croyant, elles sont les éléments intellectuels d’une lutte politique pour transformer la réalité et
la construire d’une certaine manière. Le pape, l’Etat, etc., sont des inventions humaines, des
constructions historiques. Les théories proposées, même si elles sont imaginaires servent à justifier
la politique qui vise à construire les objets de différentes manières.
A partir de ces considérations, on peut revenir sur les jugements de Mairet. La souveraineté
est un nouveau concept. Est-il réellement nouveau ? Est-il découvert ? Est-il inventé ? En un sens il
est faux de dire qu’il n’y avait pas de souveraineté auparavant. Les conflits médiévaux sont un
conflit pour la souveraineté. Si les rois et les empereurs sont déposés, ils ne sont pas souverains et il
est possible de dire que l’Eglise est souveraine. Il faudrait encore poser cette. Qui est souverain dans
l’Eglise ? Qui commande ? Dans les textes examinés, la réponse est le pape. Mais un courant
opposé soutenait que le pape était sous la dépendance du concile, de l’assemblée des évêques. Dire
que le concept de souveraineté est découvert par Bodin signifie qu’avant personne ne savait ce
qu’elle était ni ne s’en préoccupait pas. En fait, papes, évêques, rois, empereurs et il faudrait ajouter
les seigneurs de l’ordre féodal, luttait pour la souveraineté. La conquête de l’Amérique est un
transfert de souveraineté. La nouveauté de Bodin, nous dit Mairet, est de penser la souveraineté de
manière profane sans référence religieuse. Si le pape gouverne le monde comment ne pas lui
reconnaître la qualité de souverain ? Il le fait certes au nom de Dieu, pour des raisons spirituelles,
mais il n’y a aucun être humain au-dessus de lui pour lui commander ou l’empêcher de faire ce qu’il
veut. N’est-il pas souverain au sens de la définition de Bodin ? Quelle est alors la nouveauté ? Elle
est d’attribuer ce pouvoir exclusivement à l’Etat. Au lieu d’un souverain universel, nous avons de
multiples souverains. Au lieu d’une humanité unifiée par la loi chrétienne, nous avons une humanité
fractionnée en entités indépendantes et souvent hostiles. Si l’on dit que le pape est souverain, ce
n’est pas en ce sens. Pour que les Etats soient souverains, il ne doit pas exister une loi universelle
dont une institution, l’Eglise, aurait le monopole de l’interprétation. La nouveauté est de penser en
dehors de ce cadre.
Reprenons l’examen de la définition de Bodin. La souveraineté est le pouvoir le grand, le
plus élevé, qui n’a rien au-dessus de lui. Bodin en déduit une autre propriété, la perpétuité.
« J’ai dit que cette puissance est perpétuelle, parce qu’il se peut faire qu’on donne
puissance absolue à un ou plusieurs à certains temps, lequel expiré, ils ne sont plus rien
que sujets ; et tant qu’ils sont en puissance ils ne se peuvent appeler Princes souverains,
19

vu qu’ils ne sont que les dépositaires,, et gardes de cette puissance, jusqu’à ce qu’il
plaise au peuple ou au prince de la révoquer, qui en demeure toujours saisi »24.
Si la puissance n’est pas perpétuelle, elle est limitée dans le temps. A partir d’un certain moment, le
souverain, cesse de l’être et il n’a pas le droit de continuer à exercer cette fonction. S’il continue
malgré tout, il est légitimement chassé et punit comme un usurpateur. L’idée d’une limitation
temporelle suppose l’existence d’une règle et d’une autre instance chargée de la faire respecter.
Celui qui exerce le pouvoir n’est donc pas souverain car, la durée de son pouvoir n’étant pas fixée
par lui, il dépend d’une instance externe et peut être jugé par elle. S’il arrive à la fin de son temps de
gouvernement et s’il continue de l’exercer illégalement et que personne ne le contraint à partir, il
reste. S’il n’y a aucune autorité qui le sanctionne, il pourra revendiquer le titre de souverain car il ne
dépendra plus de personne. La perpétuité est donc une autre manière de désigner le caractère
suprême ou absolu de la souveraineté.
Admettons maintenant que le détenteur du pouvoir abandonne son pouvoir au moment où il
doit le faire. Il redevient un individu ordinaire, comme ceux qui auparavant lui obéissaient. Le
pouvoir était une charge temporaire qui lui donnait une autorité exceptionnelle sans être liée à sa
personne. A ce titre, il aurait pu ne jamais en bénéficier. La puissance qu’il avait n’était pas la
sienne. Bodin dit qu’il était le dépositaire ou le gardien de cette puissance. La puissance appartenait
à quelqu’un d’autre qui la lui a confiée pour un temps déterminé. Bodin envisage deux hypothèses.
Le détenteur de la puissance était le peuple ou un prince. Aujourd'hui, dans la démocratie, nous
attachons beaucoup d’importance à cette différence, mais le point important est que le peuple ou le
prince qui confient temporairement le pouvoir à un individu le reprennent quand le terme est
écoulé. Malgré les apparences, il n’a jamais renoncé à son pouvoir. Quand je confie temporairement
ma maison à un ami, j’en reste le propriétaire. Le souverain est ici dans une position semblable au
propriétaire. Dans ce chapitre Bodin donne l’exemple de la dictature à Rome qui est un pouvoir
temporaire confié à un individu dans des circonstances exceptionnelles. Le dictateur n’est pas
souverain : « Aussi le peuple ne se dessaisit point de la souveraineté, quand il établit un ou plusieurs
lieutenants, avec puissance absolue à certain temps limité […] »25. Les mandataires n’ont donc
jamais cessé de détenir le pouvoir. Bodin dit même qu’ils peuvent révoquer le détenteur de leur
autorité si cela leur plait. Quand il était au pouvoir, l’individu gouvernait, prenait des décisions

24
Bodin, I, 8, p. 112.
25
p. 114.
20

comme s’il était souverain, mais le pouvoir appartenait toujours à ceux qui lui ont confié cette
mission. Le détenteur du pouvoir temporaire ne peut donc pas être nommé souverain26.
Comme il n’y a pas d’Etat sans souveraineté, il reste à identifier le souverain. C’est lui que
désigne Bodin quand il parle de l’instance qui « en [du pouvoir] demeure toujours saisi ». Le
souverain est le peuple ou le prince27 qui donne une mission temporaire à un individu et qui
récupère le pouvoir quand elle est accomplie ou avant s’il lui plaît de le révoquer. Les conflits
médiévaux et les observations précédentes montrent que l’on peut avoir quelques doutes sur
l’identité du souverain. Pour nous apprendre à le reconnaître, Bodin énumère les marques de la
souveraineté. La première est le pouvoir de faire et de casser la loi, ce qu’on appelle le pouvoir
législatif ; la seconde est le pouvoir de faire la guerre et la paix ; la troisième est d’instituer les
principaux officiers ; la quatrième est d’être l’autorité en dernier ressort ; la cinquième est le droit
de grâce. Le pouvoir suprême est unique par définition. Il n’y a donc qu’un souverain. Mais d’un
autre côté la souveraineté comprend un ensemble de pouvoirs. Comment concevoir les rapports
entre l’unicité et la multiplicité ?
Faire la guerre est une chose, faire la loi en est une autre. Ceux qui dirigent les armées ne
font pas les lois et réciproquement. Faire la guerre est une activité qui demande des compétences
particulières et elle doit être confiée à ceux qui les possèdent. Mais on voit qu’il est dangereux pour
l’Etat que les militaires décident comme ils l’entendent de faire la guerre. Les pouvoirs énoncés par
Bodin sont spécifiques mais ils ne peuvent pas être séparés du souverain. Un souverain qui ne
contrôle pas l’armée est à la merci d’un coup d’Etat. De même, si les juges interprètent la loi
comme ils l’entendent, le souverain ne peut plus gouverner l’Etat comme il le veut. Le pouvoir de
grâce et le dernier ressort sont impliqués par le monopole du pouvoir législatif parce que seul celui
qui fait la loi peut décider qu’elle ne s’applique pas dans tel cas particulier et juger ce qu’ont jugé
les autres juges. La souveraineté n’existe que si tous ces pouvoirs sont dans les mains du souverain.
C’est la thèse de l’indivisibilité de la souveraineté, même si le mot n’est pas utilisé par Bodin. Elle
ne signifie pas que le souverain fait tout personnellement. Mais que ceux qui exercent ces pouvoirs
le font conformément à sa volonté, qu’ils sont formés, contrôlés, récompensés et punis par lui28.

26
Aujourd’hui, le président de la république n’est pas souverain, même s’il dispose d’un pouvoir
considérable. Le souverain est le peule qui lui confie temporairement la mission de gouverner.
27
L’argumentation de Bodin s’applique aux trois régimes : la monarchie, l’aristocratie et la
démocratie (ou gouvernement populaire). La souveraineté est toujours identique.
28
Remarquons que la liste des marques de la souveraineté est controversée : « Contrairement à une
idée reçue, il n’existe pas de liste naturelle des prérogatives régaliennes. Leur énoncé varie en
fonction des impératifs politiques du moment. A l’exception évidente du pouvoir législatif […], les
21

L’indivisibilité signifie qu’il n’y, a au fond, qu’un pouvoir. C’est pourquoi toutes ces
marques se réduisent à la première :
« Sous cette même puissance de donner et casser la loi, sont compris tous les autres
droits et marques de souveraineté : de sorte qu’à proprement parler on peut dire qu’il
n’y a que cette seule marque de souveraineté, attendu que les autres droits sont compris
en celui-là » (p. 162-163).
Le pouvoir législatif est le pouvoir de faire la loi, ce qui implique celui de casser les lois antérieures,
celles des prédécesseurs et celles qu’il a lui-même édictées. Si le souverain était lié par les lois
antérieures, il serait soumis à la volonté du prédécesseur. Le souverain n’est pas non plus lié par ses
propres lois :
« Si donc le Prince souverain est exempt des lois de ses prédécesseurs, beaucoup moins
serait-il tenu aux lois et ordonnances qu’il fait : car on peut bien recevoir loi d’autrui,
mais il est impossible par nature de se donner loi, non plus que commander à soi-même
chose qui dépende de sa volonté, comme on dit de la loi […]. Et tout ainsi que le Pape
ne se lie jamais les mains, comme disent les canonistes, aussi le Prince souverain ne se
peut lier les mains, quand [bien même] il [le] voudrait. Aussi voyons-nous à la fin des
édits et ordonnances ces mots : CAR TEL EST NOTRE PLAISIR pour faire entendre que les
lois du Prince souverain, [bien] qu’elles fussent fondées en bonnes et vives raisons,
néanmoins qu’elles ne dépendent que de sa pure et franche volonté » (p. 121).

compétences souveraines d’aujourd’hui peuvent devenir secondaires. La politique monétaire a


longtemps été considérée comme l’apanage de l’Etat souverain jusqu’)à ce que la France renonce à
conserver une monnaie nationale […] A l’inverse, certaines compétences qui, jusqu’alors, n’avaient
pas été classées dans la catégorie des prérogatives régaliennes méritent assurément d’être
considérées comme telles. La santé et l’environnement ne figurent pas sur la liste classique des
marques de souveraineté. Pourtant, la maîtrise de ces politiques fait partie des grands défis que les
Etats contemporains doivent relever » (A. Haquet, Le concept de souveraineté en droit
constitutionnel français, op. cit., p. 154 et 196). Comme le montre Haquet, cette incertitude sur les
compétences qui sont essentielles au pouvoir souverain est utilisée pour rendre compatible la
souveraineté de l’Etat avec l’intégration dans la Communauté européenne. La solution est de
transférer des compétences qui ne nuisent pas à ce que le Conseil constitutionnel appelle les
« conditions essentielles d’exercice de la souveraineté ». Il reste à savoir si le problème a vraiment
été résolu ou s’il a simplement été contourné grâce une sorte de jeu de mots puisque l’expression
« transfert de compétences » permet de ne pas employer la « formule maudite » de « transferts de
souveraineté » (ibid., p. 262). Pour trancher, il faudrait probablement connaitre la réponse à la
question que des sénateurs ont posé au Conseil constitutionnel : « si la souveraineté n’est plus
qu’une « addition de compétences » […] et si on peut lui ôter successivement des compétences
comme des feuilles à un artichaut, à partir de quel moment ou de quel degré la « souveraineté-
artichaut » verra-t-elle son cœur atteint ? » (ibid., p. 42).
22

Commander c’est être actif, donner des ordres à quelqu’un d’autre. Ce dernier est sujet, assujetti,
obligé d’accomplir un acte dont il n’a pas l’initiative. S’il n’obéit pas, il est contraint de le faire ou
il est puni. Il aimerait bien changer la loi, mais justement en tant que sujet, il est passif et n’a pas ce
pouvoir. Il est impossible de se commander à soi-même, ou de se donner une loi parce qu’on est
actif et passif. Je me donne une loi : « faire de la gymnastique tous les matins ». Que se passe-t-il si
aujourd’hui je n’en fais pas ? Rien. Un ami pourra me le reprocher, tenter de me convaincre mais il
n’a pas le droit de me forcer à respecter ma volonté de la veille ou de me punir. Comme c’est moi
qui ai formulé cette règle en toute liberté, j’ai parfaitement le droit de la changer. Si je le fais, je
pourrai me reprocher mon manque de volonté, mon inconstance. Mais ce sont des faiblesses
morales. Ce n’est pas du droit. J’ai le droit de ne pas venir en aide à un ami, même si ce n’est pas
moralement honorable. Le problème qui intéresse Bodin est juridique, pas moral. Or la
caractéristique du droit est la contrainte, l’obligation accompagnée de sanctions29. Cette observation
met en relief le fait que la souveraineté est l’exercice d’une volonté totalement libre. Pourquoi le
souverain fait-il cette loi ? Parce qu’il le veut. Pourquoi casse-t-il cette loi ? Pour quelle raison est-
elle légitime et devons-nous lui obéir ? Parce qu’il le veut. S’il veut lier sa volonté par une loi, il
échoue nécessairement. Ce qui ne peut être enchaîné, contraint d’agir d’une seule et même manière,
est libre.
Mais il y a un deuxième point très important dans le texte. L’accent mis sur la volonté se fait
au détriment des raisons. Penser en termes de souveraineté, c’est faire primer la volonté sur la
raison. L’acte volontaire n’est pas une impulsion aveugle. Si quelqu’un est saoul, il ne sait plus ce
qu’il fait, il n’est plus responsable. Il n’agit plus de manière volontaire. L’acte est volontaire lorsque
mon entendement me présente différents objets ou situations (être boulanger, médecin, etc.) comme
étant bons et dignes d’être recherchés et que ma volonté fait un choix. Si l'on me demande pourquoi
j’ai fait ce choix, je dis, par exemple, j’ai hésité car cette autre profession offrait tel avantage mais il
m’a semblé que telle autre était plus accessible, etc. La volonté incorpore toujours une idée et, en ce
sens, l’acte volontaire n’est pas arbitraire. Notre volonté choisit en fonction des raisons que lui
présente l’entendement. Ensuite, pour atteindre l’objectif choisi, je m’interroge sur les moyens de
l’atteindre. La raison intervient à nouveau pour évaluer l’efficacité des moyens. Je me demande
quelle est la meilleure formation, comment il faut organiser ma vie. Parmi toutes les possibilités la
volonté va faire un choix. La volonté est donc toujours éclairée par la raison. Evidemment, ma
raison peut se tromper. Quand je me détermine en fonction de mauvaises raisons, je n’atteins pas

29
On remarquera la référence au pape, qui ne se lie pas les mains. Le pouvoir souverain profane est
pensé par analogie à celui du vicaire du Christ. C’est une confirmation de l’idée que la souveraineté
était l’enjeu des luttes médiévales.
23

mon objectif. Il en va de même pour la loi. Généralement le souverain a des conseillers qui lui
donne des avis différents. En les écoutant, il se forme le sien et il tranche.
Dans la loi, comme dans tout acte volontaire, il y a des raisons plus ou moins plausibles et
un choix de la volonté. Deux sensibilités théoriques sont alors possibles. On met l’accent soit sur la
volonté, soit sur la raison. Bodin choisit la première solution. Examinons brièvement la seconde à
partir de Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, question 90, a. 1: La loi est-elle oeuvre de
raison? Comme dans toutes les questions de la Somme théologique, Thomas d’Aquin expose
d’abord une alternative théorique sous la forme plusieurs objections et de la thèse en sens contraire.
Il donne ensuite sa réponse et répond aux objections30.
La troisième objection expose la thèse que défend généralement la philosophie moderne
depuis Bodin et surtout Hobbes31 : « La loi fait agir correctement ceux qui lui sont soumis. Or faire
agir relève proprement de la volonté, comme on l'a montré précédemment. Donc la loi ne relève pas
de la raison, mais plutôt de la volonté; aussi Justinien déclare-t-il: "C'est ce qu'a décidé le prince qui
a force de loi », la loi provient de la volonté du législateur. Pour quelles raisons Thomas rejette-t-il
cette solution ?
L’idée centrale est la suivante :
« La loi est une règle d'action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à
agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui signifie lier par ce
fait que la loi oblige à agir, c'est-à-dire qu'elle lie l'agent à une certaine manière d'agir.
Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c'est la raison, qui est le principe premier
des actes humains, comme nous l'avons montré précédemment. C'est en effet à la raison
qu'il appartient d'ordonner quelque chose en vue d'une fin; et la fin est le principe
premier de l'action, selon le Philosophe32 »
La loi règle et mesure. Elle est un principe d’ordre. L’existence de la loi se traduit par le fait que les
choses sont dans des relations constantes. C’est grâce à la loi que l’ordre de la nature et celui de la
société se reproduisent. Aujourd’hui, nous distinguons clairement les lois de la nature découvertes
par la science des lois juridiques faites par le législateur. Les premières sont rapports constants,
voire nécessaires, observables entre des phénomènes. Elles relèvent du fait. On constate que c’est
ainsi que les choses se passent. Personne n’ordonne aux pommes de tomber. Elles tombent toutes
seules. Les lois juridiques concernent les actes humains. Elles nous disent comment nous devons

30
Le texte complet est donné en annexe.

31
Voir M. Bastit, Naissance de la loi moderne, Paris, Puf, 1990.
32
Aristote.
24

agir. Elles sont des ordres, des commandements qui parfois sont désobéis. Elles expriment un
devoir, ce qui doit être. Mais une société existe parce que très majoritairement les individus suivent
les mêmes règles de conduite. Par exemple, je dispose d’un objet selon mes désirs quand il est ma
propriété. Quand il ne m’appartient pas, je n’en fait pas usage. Il faut pour cela que le propriétaire
me le prête, qu’il me le donne ou que nous procédions à un échange de biens. Une minorité
d’individus ne respectent pas ces règles ; ils sont punis. Si la désobéissance devient massive, s’il y a
des révoltes et des pillages, la société est menacée. Les lois juridiques sont le principe de cet ordre.
Les règles qui relient les phénomènes de la nature ou de la vie sociale sont connus par la
raison. En ce qui concerne les actes humains, il en résulte que la raison nous dit qu’elles sont les
règles que nous devons observer. Pour que les hommes vivent en paix et en sécurité, ils
s’approprient les objets dans certains conditions définies par les lois. Dans la nature, tous les
phénomènes sont nécessairement soumis aux règles de la nature. Que l’on meure à cause de ce virus
n’est ni bien ni mal, c’est un fait que l’on constate. En revanche, les hommes peuvent désobéir aux
lois. Comme cet acte menace l’ordre construit par la loi, il est un mal. La loi est donc une mesure
des actes humains. Elle les évalue en les comparant avec ce que la raison a établi. Elle nous apprend
que la sécurité et la paix sont un bien et que pour l’atteindre il faut respecter des règles, comme
celle de la propriété.
Ce lien étroit entre la loi et la raison soulève un problème délicat. Que se passe-t-il si la loi
n’est pas rationnelle ? L’essence de la loi est d’être une œuvre de la raison, mais il arrive que la
raison se trompe et que les hommes fassent des lois qui la contredise, parfois en croyant
sincèrement qu’ils ont fait le bon choix. Voici la réponse de Thomas :
« La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement, comme il a été déjà
dit. C'est en effet parce qu'on veut la fin que la raison impose les moyens de la réaliser.
Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements qu'elle porte, doit
être elle-même réglée par une raison. On comprend ainsi que la volonté du prince a
force de loi; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu'une loi. » (réponse à la
troisième objection)
« La loi humaine a raison de loi en tant qu'elle est conforme à la raison droite ; à ce titre
il est manifeste qu'elle découle de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s'écarte
de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n'a plus raison de loi, elle est
plutôt une violence. Toutefois, dans une loi inique, en tant qu'elle garde une apparence
de loi, à raison de l'ordre émanant de l'autorité qui la porte, il y a encore une dérivation
25

de la loi éternelle. Car "toute autorité vient du Seigneur Dieu" selon S. Paul (Rm 13,
1). » (I-II, q. 93, a. 3, s. 233).
La loi qui contredit la raison n’est pas une vraie loi. Elle en a l’apparence dans la mesure où elle
émane de celui qui a l’autorité de faire la loi, le législateur, et qu’il donne des raisons pour la
justifier. Mais ces raisons ne sont pas bonnes. La raison n’est pas droite. C’est autre chose que la
raison qui est au principe de la loi. Souvent on invoque la passion ou l’intérêt. Quand un Blanc
pense qu’il est dans son intérêt que les positons importantes dans la société soient réservées aux
Blancs, des théories raciales lui donnent des raisons pour soutenir sa position. Mais comme ces
raisons sont fausses, la loi n’est pas réellement conforme à la raison. C’est une fausse loi, ce n’est
pas une loi. La qualité qui constitue la loi est donc indépendante de la volonté du législateur. Ce
n’est pas parce le législateur veut que les Blancs dominent les autres hommes que la loi qu’il édicte
est réellement une loi. Sa loi sera une loi quand il corrigera son erreur et se mettra à légiférer en
fonction du principe d’égalité. On dit qu’une loi contraire à la raison est inique ou injuste.
L’expression est problématique. En effet, la loi inique contredit ce qui fait que la loi est une loi, la
conformité à la raison. C’est pourquoi il est préférable d’utiliser un autre mot. Au lieu de loi, il vaut
mieux parler de violence. Quand le législateur agit à l’encontre de la raison, c’est le règne de la
violence.
Mais Thomas nuance cette position. Le monde est gouverné par la raison divine, ce qu’on
appelle la providence. Tout ce qui se passe obéit à un ordre. Cet ordre obéit à une loi, la loi
éternelle. Les hommes n’ont pas directement accès à cette loi. Ils la connaissent dans ses
manifestations naturelles qu’ils comprennent sous la forme de la loi naturelle. Mais il y a beaucoup
de choses incompréhensibles et apparemment absurdes dans le monde. Par exemple, pourquoi
l’innocent et le bon souffrent-ils ? L’explication se trouve dans le gouvernement du monde par
Dieu, que nous ne connaissons pas concrètement. Les lois iniques, qui oppriment des hommes
innocents, ne sont pas du tout des lois si nous nous plaçons au point de vue des hommes. Mais la vie
d’une société n’est qu’une partie de l’univers. Quand on raisonne du point de vue du tout, de la
création et de la loi qui la gouverne, la signification de la loi inique change. Les tyrans, comme tout
ce qui existe, dépendent de Dieu. Ils violent la raison dans le cadre de la loi éternelle. Leur
opposition à la raison humaine implique-t-elle qu’ils contredisent la raison divine qui gouverne le
monde ? La réponse est négative. Le pouvoir du roi tyrannique, celui de faire la loi, vient de Dieu.

33
L’objection était formulée ainsi : « De la loi éternelle rien d'inique ne peut découler; car, comme
on l'a dit: "Par la loi éternelle il convient que toutes choses soient parfaitement ordonnées." Or,
certaines lois sont iniques, selon Isaïe (10, 1): "Malheur à ceux qui portent des lois iniques." Par
conséquent toute loi ne procède pas de la loi éternelle. »
26

Le mal qu’il fait, incompréhensible pour les hommes, doit avoir une raison d’être du point de la
raison divine. La raison la plus simple est que les tyrans sont l’instrument de la punition des
hommes pour leurs péchés. Le tyran fait de fausses lois parce qu’il contredit la raison. Mais comme
ces lois iniques s’inscrivent dans le plan de la providence elles sont conformes à la raison divine.
Du point de vue purement humain, on peut dire qu’elles ne sont que de la violence. Mais du point
de vue divin, elles sont quand même des lois en vertu de ce qui en elles est conforme à la raison
divine qui nous dépasse. En résumé, la loi comme produit de l’action du législateur dépend de sa
volonté. Mais sa volonté en tant que pouvoir de choisir ne fait pas la loi. Elle fait une loi parce
qu’elle est soumise à la raison, parce qu’elle est une émanation indirecte de la raison divine qui
gouverne le monde.
Bodin soutient la thèse inverse. Ce qui fait la loi, ce ne sont pas les raisons, aussi bonnes
soient-elles, mais la volonté du législateur. On voit bien que si les raisons étaient déterminantes, on
ne pourrait pas si facilement casser la loi car les raisons contraignent l’esprit. S’il y avait des raisons
déterminantes pour casser une loi, le changement s’expliquerait uniquement par la raison. Ce serait
le règne de la raison. Quel sens y-t-il à parler d’un souverain ? Quand un élève commet une erreur
dans une addition, son professeur le corrige. Il montre que l’élève n’a pas respecté la règle de
l’addition. Si l’élève a compris, il refait l’addition de la bonne manière. Le professeur a-t-il exercé
un pouvoir sur l’élève ? Apparemment oui puisque l’élève pense maintenant comme le professeur.
En réalité, il ne se soumet pas ici au professeur. Il suit seulement les règles de la raison qui n’est pas
celle du professeur. La raison est universelle et anonyme, identique en tous les hommes. C’est
pourquoi une machine pourrait indiquer l’erreur à l’élève, lui rappeler la règle, donner des exemples
et d’autres exercices. Il en va autrement quand l’élève parle à son voisin et que le professeur le
punit ou qu’il mentionne dans le bulletin : « des bavardages ». Un professeur peut exiger le silence
absolu, tolérer quelques bavardages, ou estimer que l’élève avait une raison acceptable de s’adresser
à son voisin (il avait besoin d’une gomme). Ici le professeur est un individu qui exerce un pouvoir
sur d’autres individus. Un collègue aurait agit autrement et lui-même n’était pas obligé de punir.
Quand ce que dit le professeur est purement et simplement déterminé par la raison, il n’y a pas de
sens à parler de pouvoir exercer par un individu sur d’autres individus. Quand ce qu’il fait n’est pas
déterminé par la raison, mais dépend d’un choix personnel contingent, alors on peut dire qu’il
exerce son pouvoir.
La souveraineté est le pouvoir le plus élevé. Si la loi était purement et simplement le produit
de la raison, l’idée de souveraineté perdrait de sa pertinence. Son usage est en revanche pleinement
justifié quand les décisions prises ne dépendent pas purement et simplement de la raison. Dans ce
cas, il faut choisir entre différentes possibilités plus ou moins acceptables pour la raison. C’est
27

pourquoi, à la différence de Thomas d’Aquin, Bodin , en tant que théoricien de la souveraineté,


privilégie la volonté. La souveraineté, c’est de la volonté franche, c’est-à-dire libre, et pure, une
décision, pas un raisonnement. Plus le pouvoir est rationnel et moins il est un pouvoir. Raisonner en
termes de souveraineté, c’est penser le pouvoir en privilégiant la volonté.
Le souverain détient un pouvoir absolu et perpétuel. Comme le dit Carré de Malberg, il a
« le pouvoir de vouloir de façon absolument libre ». En lisant ces formulations nous devrions être
inquiets et même avoir peur. Cette absolue liberté n’est-elle pas le pouvoir de faire ce que l’on veut,
donc n’importe quoi ? Bodin n’emploie pas le mot « arbitraire », mais n’est-ce pas ce qu’il décrit à
travers la perpétuité, la suprématie et l’absoluité ? La souveraineté, la liberté de l’Etat, rencontre ici
le même problème la liberté de l’individu. Etre libre n’est-ce pas faire tout ce que l’on veut, sans
règle ? Cette liberté absolue, étrangère à toute normativité est effrayante. Ne pourrait-on pas tuer
des innocents, etc. ?
Si l’on s’en tient à la définition de la souveraineté, il est naturel d’éprouver cette inquiétude.
Mais Bodin ne défend pas du tout l’arbitraire. En effet, « le souverain est le fondement principal de
toute république ». On ne peut pas penser le souverain de manière isolée. Il est au fondement de la
république, donc la république dépend de lui. Mais c’est la république qui permet de comprendre ce
qu’est le souverain. Comme l’indique le titre du livre, son objet est la république, non la
souveraineté. Le livre commence par une définition qu’il justifie en ces termes :
« République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est
commun, avec puissance souveraine. Nous mettons cette définition en premier lieu,
parce qu’il faut chercher en toutes choses la fin principale, et puis après les moyens d’y
parvenir. Or, la définition n’est autre chose que la fin du sujet qui se présente ; et si elle
n’est bien fondée, tout ce qui sera bâti sur [elle] se ruinera bientôt après »34.
Bodin lie ici deux idées. La définition de la république et sa fonction. La définition nous donne la
fin à atteindre, ce que doive réaliser les hommes lorsqu’ils vivent en commun. Dire ce qu’est la
république, ce n’est pas simplement décrire les républiques existantes, c’est dire ce qu’elles doivent
être. La souveraineté est pensée dans une théorie normative, qui fixe un objectif et détermine les
moyens de l’atteindre. Que nous apprend la définition ? Pour Bodin, la cellule de la république est
le ménage35 et non l’individu, comme dans les théories du contrat et comme nous avons souvent
tendance à le penser dans le cadre du libéralisme. Mais ici ce point n’est pas essentiel. Qu’il

34
I, 1, p. 57.
35
« La famille est un droit gouvernement de plusieurs sujets sous l’obéissance d’un chef de famille,
et de ce qui lui est propre » (I, 2, p. 71-72). La famille inclut les esclaves. Sur l’esclavage, I, 5.
28

s’agisse d’individus ou de ménages, la « matière » de la république est une multiplicité et le


problème est de l’unifier, de l’organiser en un tout. Une multitude de familles forment un Etat si
elles sont liées, si elles agissent de manière coordonnées selon un ordre. C’est le rôle des lois,
indiquer aux membres comment ils doivent agir. Quel doit être le critère de ce gouvernement ? La
souveraineté est inquiétante parce que son caractère absolu crée un risque d’arbitraire. La définition
de la république neutralise ce danger. Le gouvernement des ménages, dit Bodin, s’occupe de ce qui
leur est commun, de ce qui les rassemble. Pour former une république, le gouvernement ne peut pas
privilégier une catégorie d’individus au détriment des autres. Il doit chercher ce que les membres de
cette catégorie ont de commun avec ceux des autres. En ce sens, le souverains qui fait la loi est bien
le fondement de la république, ce sur quoi repose l’édifice. Sans le fondement, l’édifice s’écroule.
Si les individus et les ménages n’agissent pas en fonction de ce qui les rassemble, ils se dispersent,
s’opposent et il n’y a plus de société. Le souverain, en faisant des lois, fait tenir ensemble la
multiplicité de sa matière. C’est pourquoi le gouvernement doit être « droit », conforme à une
règle36. L’idée de souverain porte en elle une exigence d’ordre qui est incompatible avec
l’arbitraire. L’arbitraire est l’absence de règles et de justifications, donc une déviation, un écart par
rapport à la voie du commun. Le souverain est le souverain d’une république qu’il gouverne en
fonction de la fin est la sienne. Il peut faire tout ce qu’il veut, sans être soumis à une autorité
terrestre, afin de remplir cette mission.
Le rejet de l’arbitraire apparaît clairement dans une longue opposition de la monarchie
royale et de la monarchie tyrannique. En voici les principaux moments :
« Or, la plus noble différence du roi et du tyran est que le roi se conforme aux lois de
nature, et le tyran les foule aux pieds. L’un entretient la piété, la justice et la foi ; l’autre
n’a ni Dieu, ni foi, ni loi. L’un fait tout ce qu’il pense servir au bien public, et tuition
des sujets ; l’autre ne fait rien que pour son profit particulier, vengeance, ou plaisir.
L’un s’efforce d’enrichir ses sujets, par tous les moyens dont il se peut aviser ; l’autre
ne bâtit sa maison, que de la ruine de [ceux-ci]. […] L’un s’efforce de maintenir les
sujets en paix et union ; l’autre y met toujours division, pour les ruiner les uns par les
autres, et s’engraisser de confiscations. […] L’un est aimé et adoré de tous les sujets ;
l’autre les hait tous, et est haï de tous. […] l’un jouit d’un repos assuré et tranquillité
haute, l’autre languit en perpétuelle crainte » (II, 4, p. 212-214).
Le sens de l’opposition est clair. Le roi gouverne en respectant les lois naturelles. Le tyran les viole.
L’action du roi est dirigée vers le bien commun ; celle du tyran vers son intérêt privé. Dans la

36
« nous avons dit, en premier lieu, droit gouvernement, pour la différence qu’il y a entre les
républiques et les troupes des voleurs et pirates » (I, 1, p. 58).
29

société gouvernée par le roi, règne l’amour et la paix. Dans celle du tyran, règne la haine et la
division. La vie du tyran est la plus misérable car il vit dans la crainte perpétuelle et il finit souvent
par être assassiné37. Le mot « guerre » n’est pas employé, mais on pourrait dire, en parlant comme
Locke, que le tyran est dans un état de guerre avec ses sujets. L’ensemble des individus gouvernés
par un tyran en vue de son intérêt particulier ne constitue pas une république au sens de la définition
de Bodin. Je ne sais pas si Bodin utilise quelque part ces expressions mais on pourrait dire que
l’Etat gouverné par le tyran une fausse république et que le tyran est un faux souverain.
Les traits qui distinguent le roi du tyran découlent du fait que le premier respect les lois
naturelles alors que le second les foule aux pieds. Cette idée est fréquemment énoncée par Bodin.
Examinons quelques unes de ses occurrences :
« Le Monarque Royal est celui qui se rend aussi obéissant aux lois de nature, comme il
désire les sujets être envers lui, laissant la liberté naturelle et la propriété des biens à
chacun. […] J’ai mis, en notre définition, que les sujets soient obéissants au Monarque
Royal, pour montrer qu’en lui seul gît la majesté souveraine, et que le Roi doit obéir aux
lois de nature, c’est-à-dire gouverner ses sujets, et guider ses actions par la justice
naturelle, qui se voit et fait connaître aussi clairement que la splendeur du Soleil. […] Si
donc les obéissent aux lois du Roi, et le Roi aux lois de nature, la loi d’une part et
d’autre sera maîtresse, ou bien, comme dit Pindare, Reine (…) » (II, 3, p. 204-205).
« Cette puissance est absolue et souveraine, car elle n’a autre condition que
la loi de Dieu et de nature ne commande » (I, 8, p. 119) ;
« Mais quant aux lois divines et naturelles, tous les Princes de la terre y sont
sujets, et [il] n’est pas en leur puissance d’y contrevenir, s’ils ne veulent être
coupables de lèse-majesté divine, faisant guerre à Dieu, sous la grandeur de
laquelle tous les monarques du monde doivent faire joug, et baisser la tête
en toute crainte et révérence » (I, 8, p. 121) ;
« Car si la justice est la fin de la loi, la loi œuvre du Prince, le Prince est
image de Dieu, il faut par même suite de raison que la loi du Prince soit faite
au modèle de la loi de Dieu » (I, 8, p. 137) ;
« Puisqu’il n’y a rien plus grand en terre, après Dieu que les Princes
souverains, et qu’ils ont été établis de lui comme ses lieutenants, pour
commander aux autres hommes, il est besoin de prendre garde à leur qualité

37
« […] leur vie est la plus misérable du monde, d’être en crainte et frayeur perpétuelle, qui le
menace sans cesse, voyant leur état et leur vie toujours en branle ; car il est impossible que qui
craint et hait ses sujets et est aussi craint et haï de tous, la puisse faire longue » (p. 215-216).
30

[…] qui méprise son Prince souverain, il méprise Dieu, duquel il est l’image
sur terre […] » (I, 10, 151).
Le souverain se distingue du tyran par le respect de la loi naturelle. Cette idée demande une
explication. On se demande naturellement si, de ce fait, il est encore un véritable souverain. La
condition qui délimite la souveraineté, en la séparant du tyran, semble entrer en contradiction avec
son caractère absolu. Comme Bodin répète l’idée sans inquiétude, il faut supposer que la
soumission à la nature et à Dieu ne met pas en cause la souveraineté.
Il est clair que le souverain ne pas être soumis à la loi d’un autre souverain. Mais la loi
naturelle et la loi divine ne sont pas faites par des hommes. Quand nous les prenons en
considération nous sortons de l’ordre proprement politique comme nous l’avons vu avec Thomas
d’Aquin. Le livre sur la république se termine par ces considérations métaphysiques :
« Et si nous cherchons par le menu les autres créatures, nous trouverons une perpétuelle
liaison harmonique, qui accorde les extrémités par [des] moyens indissolubles qui
tiennent de l’un et de l’autre […]. Dieu a posé l’homme, partie duquelle est mortelle, et
partie immortelle, liant aussi le monde élémentaire avec le monde céleste par la région
éthérée. Et tout ainsi que le discord donne grâce à l’harmonie, aussi Dieu a-t-il voulu
que le mal fût entremêlé avec le bien, […] afin qu’il en réussit un plus grand bien, et
que la puissance et beauté des œuvres de Dieu fût connue, [chose] qui autrement
demeurerait cachée et ensevelie. […] Or tout ainsi que par la voix et sons contraires il se
compose une douce harmonie, [de même] aussi des vices et des vertus, des qualités
différentes de s éléments, des mouvements contraires, et des sympathies et antipathies
liées par des moyens inviolables, se compose l’harmonie de ce monde et de ses parties.
[Tout] comme aussi la République est composée de bons et de méchants, de riches et de
pauvres, de sages et de fols, […], alliés par ceux qui sont moyens entre les uns et les
autres : étant toujours le bien plus puissant que le mal, et les accords que les discords.
[…] ainsi peut-on dire , que ce grand Roi éternel, unique, pur, simple, indivisible, élevé
par-dessus le monde élémentaire, céleste et intelligible, unit les trois ensemble, faisant
reluire la splendeur de sa majesté et la douceur de l’harmonie divine en tout ce monde, à
l’exemple duquel le sage Roi se doit conformer et gouverner son Royaume » (VI, 6, p.
583).
Dieu est le créateur d’un monde harmonieux qui intègre des dissonances. Les lois divines et
naturelle, indépendantes de la volonté humaine, constituent un ordre universel auquel rien
n’échappe. Il faut donc penser la politique comme un élément de l’harmonie universelle qui la
reflète en faisant triompher le bien sur le mal, la consonnance sur la dissonance. Le tyran qui
31

s’affranchit de la loi naturelle n’est qu’une dissonance au service de l’harmonie globale. Le roi, qui
harmonise les parties distinctes et opposées (riches / pauvres, sages / fous, etc.) de l’Etat agit en
vertu du principe divin qui structure le monde.
Pourquoi cet ordre supérieur ne nuit-il pas à la souveraineté ? Les hommes, comme toutes
les créatures, ont une nature créée par Dieu qui occupe une place dans cet ordre. Chacun de nous
cherche le bonheur, mais il cherche le bonheur qui correspond à la nature de l’homme. Il est
absurde de vouloir être heureux comme un poisson ou de voler comme un oiseau parce que nous ne
sommes pas des oiseaux ou des poissons. Nous agissons en fonction de notre nature d’être humain.
Quand on croit en Dieu, on dit que l’homme doit agir en accord avec la volonté de Dieu inscrite
dans le monde. Les princes souverains ne font pas exception. Par ailleurs, ils occupent une fonction
dans l’économie divine de la création. Ils sont choisis par Dieu pour gouverner les hommes. Leur
fonction est d’inscrire la volonté de Dieu dans l’Etat. Nous avons vu que la fonction du souverain
est déterminée par la fin de la république. Dans ces passages, Bodin ajoute simplement que cette
fonction est établie par Dieu. En conséquence les souverains doivent agir comme Dieu. C’est dans
leur nature. Ne pas le faire c’est contredire sa nature de manière aussi absurde qu’un homme qui
voudrait vivre dans l’eau comme un poisson. L’ordre global ne contredit pas la souveraineté parce
qu’il la constitue.
Dans ces textes Bodin distingue parfois loi de nature et loi divine. La nature étant faite par
Dieu, la loi naturelle est divine. On parle de loi naturelle parce qu’il s’agit de règles que l’on peut
connaître par la raison et accessible à tous les hommes même s’ils ne sont pas chrétiens. Bodin écrit
dans un contexte chrétien. Or le christianisme contient des vérités qui dépassent la raison humaine
(la trinité, l’incarnation) que seuls les hommes qui ont accès à la révélation peuvent connaître. Par
exemple les critiques du requerimiento, en particulier Bartolomé de Las Casas, soutenaient que l’on
ne pouvait exiger des Indiens la connaissance ni la compréhension de la révélation. On pouvait
seulement leur demander de respecter la loi naturelle connue de tous les hommes par la raison. Le
point important pour notre propos est que ces lois naturelle et divine, ne sont pas faites par les
hommes et qu’elles constituent le principe de leur action en vertu de la place qu’ils occupent dans le
monde. Le souverain peut donc prendre n’importe quelle décision à condition d’être compatible
avec ces lois supérieures. Elles forment le cadre dans lequel agit le souverain.
Ces textes signifient que le souverain n’a pas le droit d’agir de manière arbitraire, qu’il y a
des choses ne peut pas vouloir faire. Il ne peut vouloir priver ses sujets de leur liberté et de leurs
biens. Le respect de la liberté des sujets est une conséquence de l’ordre global :
32

« Nous appelons liberté naturelle de n’être sujet, après Dieu à homme vivant, et ne
souffrir autre commandement que de soi-même : c’est-à-dire, de la raison, qui est
toujours conforme à la volonté de Dieu » (I, 3, p. 74).
L’homme est libre quand il agit en accord avec la raison et quand il le fait, il obéit à Dieu. La liberté
est donc d’obéir à Dieu. En conséquence le souverain qui obéit à Dieu ne peut pas nuire à la liberté
naturelle des sujets. Son pouvoir est bien absolu. Il ne dépend d’aucune règle humaine. Sa volonté
peut choisir n’importe quelle loi à condition qu’elle s’accorde avec la loi naturelle. Les lois des
souverains sont donc des modalités de la loi naturelle. En obéissant à la loi du souverain, le sujet
obéit à la loi de Dieu. Au fond, comme le dit la définition de la liberté, il n’obéit pas à une volonté
humaine, à celui dont la volonté fait la loi, puisqu’il n’est qu’un lieutenant de Dieu et que sa loi est
loi du fait de sa compatibilité avec la loi divine.
A ce moment, Bodin fait référence à un texte très célèbre un Pindare : « Le nomos, roi de
tous les êtres, mortels et immortels, les mène de son bras souverain et justifie l’extrême violence.
J’en juge par les exploits d’Héraclès ; n’a-t-il pas, sans les avoir demandés ni payés, conduit
jusqu’au portique cyclopéen d’Eurysthée, les bœufs de Géryon ? »38. Ce texte a été interprété de
différentes manière. Hérodote en donne une lecture relativiste en voyant dans la loi les coutumes
des différents peuples. A cet effet, il ignore la mention des êtres mortels et immortels. La loi qui
s’applique aux immortels ne saurait être la coutume. Pindare, voyant dans la loi l’ordre du monde
qui englobe tous les êtres, lui donnait un sens universel. C’est également l’intention de Bodin. Il
reste à savoir quelle est cette loi ? L’exemple que donne Pindare est le vol de Géryon par Héraclès,
c’est-à-dire un acte de violence. C’est pourquoi Calliclès estime dans le Gorgias que la loi du
monde, celle de la nature, est le droit du plus fort auquel s’opposent les lois humaines faites par les
faibles39. Bodin, dans son allusion, ignore la référence à la violence. On peut bien sûr admettre que
la loi est une contrainte et qu’elle justifie une violence sans pour autant conclure qu’elle se réduit au
règne de la force. C’est manifestement l’intention de Bodin lorsqu’il mentionne Pindare et quand il
oppose le roi au tyran par le respect de la loi naturelle. Il prend ici le mot loi au sens de la loi divine
qui met en ordre le monde.
La référence à Dieu et à la nature change de manière significative le point de vue sur la
souveraineté. Quand il est question du pouvoir législatif, l’accent porte sur la volonté (c’est notre
plaisir). Les sujets sont soumis à la volonté d’un ou de plusieurs individus. Derrière la loi, à son

38
Cité par Jacqueline de Romilly dont je suis le commentaire, La loi dans la pensée grecque, p. 45
et suivantes.
39
Platon, Gorgias,
33

origine, il y a des hommes singuliers. D’autres, à leur place, auraient pu vouloir autre chose et eux-
mêmes auraient pu prendre une autre décision. Quand Bodin se réfère à Pindare, l’accent ne porte
plus sur la volonté du souverain. Elle n’est plus perçue comme le principe de l’ordre particulier de
l’Etat, mais comme un élément de l’ordre du monde. Ce qui prédomine ce n’est pas la subjectivité
du souverain, son plaisir, mais l’ordre objectif indépendant de toute volonté humaine. C’est
pourquoi Bodin dit que la loi est la maîtresse, que la loi est reine. Tout se passe comme si la
souveraineté n’était plus celle du souverain, mais celle de la loi. Le sens de cette référence se
comprend à partir de la définition de la liberté. Les hommes sont libres quand, en obéissant à la
raison, ils ne sont pas soumis à d’autres hommes. Le règne de la loi, ou la souveraineté de la loi, est
libérateur. Quand la loi règne on échappe au pouvoir des hommes. Les Grecs aimaient souvent se
distinguer des barbares par le fait qu’ils n’obéissaient qu’à la loi. Aristote en donne cette
formulation :
« [...] nous ne laissons pas un homme nous gouverner, nous voulons que ce soit la loi,
parce qu'un homme ne le fait que dans son intérêt propre »40 ; « Aller devant le juge
c'est aller devant la justice, car le juge tend à être comme une justice vivante [...] »41.
La loi n’exprime pas un intérêt particulier ou une volonté particulière. Elle est générale, anonyme.
Le juge applique la loi. Sommes-nous alors soumis à la pensée et à la volonté d’un individu ? Si tel
est le cas, le juge est un mauvais juge. Le juge doit être impartial, faire abstraction de sa
subjectivité. Il ne devrait être qu’une incarnation de la justice.
Bodin s’exprime comme si la loi divine et la souveraineté s’harmonisaient. Ses formulations
contiennent néanmoins une contradiction potentielle. L’intention de la référence au règne de la loi,
pu de la raison, est de dépersonnaliser le pouvoir alors que la souveraineté le personnalise en le
concentrant complètement dans les mains d’un ou plusieurs individus. Il est alors décisif de savoir
sur quoi porte l’accent. Sur la loi ou sur la volonté ? Sommes-nous soumis à Dieu, à la raison, ou
bien à des hommes ? Dans ce dernier cas, une multitude d’individus est soumise sans défense au
pouvoir illimité du souverain qui n’a rien au-dessus de lui. Dans le premier, ils sont soumis à une
règle qui, bien qu’elle ait été édictée par le souverain, est en dernière analyse une application ou
une déduction de la loi divine. Malgré les apparences les individus n’obéissent pas à d’autres
hommes, mais tous les hommes se soumettent à Dieu ou à la raison qui déchiffre son ordre. Ces
deux situations ne sont pas du tout comparables. Dans la première, des hommes sont à la merci de la
volonté d’autres hommes. Le souverain casse les lois, comme il veut, selon son plaisir, puis en fait

40
Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 10, 14134a, 35, Paris, Vrin, 1979, p. 249.
41
Ethique à Nicomaque, V, 7, 1132a, 20-25, p. 235.
34

de nouvelles. Ce pouvoir est effrayant car rien dans ce système n’empêche les sujets d’être
purement et simplement privés de la liberté, de leurs biens et de la vie. Dans la seconde, il y a des
choses que le souverain n’a pas le droit de faire, ce qui contredit la loi naturelle et la loi divine : le
souverain n’a pas de droit d’asservir ses sujets, de les priver de leurs biens et de leur liberté. Le fait
que la loi soit reine constitue une protection des individus contre l’arbitraire possible du souverain.
Si l’on nous demande : « qu’est-ce que la souveraineté ? » nous sommes dans l’embarras.
Nous donnons la définition, nous disons que des hommes doivent détenir le pouvoir suprême de
faire la loi, mais nous la corrigeons immédiatement en précisant que le souverain doit obéir à Dieu.
Tout se passe comme si, au moment de parler de ce pouvoir suprême, nous ne voulions pas
réellement dire ce que nous disons. Il y a deux interprétations possibles. Dans la première, la
correction est purement verbale. La souveraineté c’est ce que dit littéralement la définition. La
correction nous dissimule la réalité, elle a un sens idéologique, en un sens inspiré du marxisme :
nous faire accepter un pouvoir néfaste pour nous. La vérité est effrayante : Nous sommes les
esclaves du souverain… Dans la seconde interprétation, le vrai sens du mot « souveraineté » est
donné dans la correction, ou plutôt dans l’explicitation de la définition. La souveraineté n’est pas ce
que semble dire la lettre de la définition. « N’ayez pas peur ! Par l’intermédiaire du souverain, Dieu
et la raison veillent sur vous et vous protège » 42.
Les deux éléments, la loi supra-humaine et la volonté, n’ont pas la même valeur du point de
vue de la souveraineté. L’idée de souveraineté est plus pertinente quand, en niant l’existence d’une
loi naturelle et divine, on affirme que les lois dépendent exclusivement de la volonté des hommes
que dans l’hypothèse d’une loi universelle dont les lois des Etats sont des traductions concrètes. Il
en résulte que, si l’on se raisonne du point de vue de la souveraineté, on aura tendance à faire
primer la volonté et à relativiser la portée de la loi supra-humaine. Bodin ne va pas dans cette
dorection lorsqu’il nous dit la justice naturelle « se voit et fait connaître aussi clairement que la
splendeur du Soleil ». Mais est-ce le cas ? N’oublions pas que l’harmonie du monde combine la
consonnance et la dissonance et que celle-ci met en relief sa beauté ! Il n’est pas d’Etat, en
particulier les Etats chrétiens, qui ne fasse des choses (apparemment) interdites par la loi naturelle et
divine. On n’a pas le droit de tuer d’autres êtres humains (« Tu ne tueras point ! »), mais l’Etat a le
droit de légaliser la peine de mort, il a le droit de tuer ses sujets s’ils désobéissent, de nous
contraindre à risquer notre vie dans une guerre pour tuer des hommes qui nous sont inconnus et ne
nous ont rien fait personnellement. Nous sommes égaux par nature, mais il y a un souverain et des

42
Cette idée est au principe de ce que nous entendons par l’Etat de droit. On la retrouve également
sous une forme sensiblement différente dans l’idée que le socialisme remplace le gouvernement des
hommes par l’administration des choses.
35

sujets, des riches et des pauvres. Nous sommes libres, mais l’Etat peut nous emprisonner pour des
raisons qu’il a lui-même déterminées. Dans tous ces exemples, qui paraissent contredire la loi
naturelle ou divine, l’Etat ne professe pas la négation de la loi naturelle et divine. Il agit souvent en
son nom. Des théologiens, des juristes, des philosophes, etc., sont payés par lui pour expliquer que
dans ces circonstances particulières, il faut l’appliquer la loi naturelle d’une manière qui paraît la
contredire43. Quand on accuse un souverain de ne pas respecter la loi naturelle et divine, en fait, on
conteste souvent son interprétation de ces lois44. Pour que surgisse le problème du non-respect de la
loi naturelle et divine, il n’est pas nécessaire que le souverain déclare être opposé ou indifférent à la
loi naturelle et divine ou qu’il fasse des choses spécialement criminelles. Il est fort possible qu’il va
prétendre obéir à Dieu et à la loi naturelle, c'est-à-dire tenter de justifier son action en se référant à
ces lois supérieures aux hommes. Le problème est alors de savoir qui a le pouvoir d’interpréter cette
loi et surtout celui d’imposer son interprétation. Le souverain revendique ce droit. Il est souverain
s’il réussit. Il perd la souveraineté si une puissance rivale impose son interprétation.
Les historiens soulignent que la monarchie de la renaissance n’était pas absolutiste comme
elle le deviendra progressivement, par suite des guerres de religion, et le sera définitivement sous
Louis XIV45. Comme Dieu qui, en faisant des miracles, déroge exceptionnellement aux lois avec
lesquelles il gouverne ordinairement la nature, le roi disposait d’un pouvoir absolu, c’est-à-dire
affranchi des lois, dans les situations exceptionnelles, sans pour autant gouverner de manière
absolue dans la vie ordinaire46. Normalement, il devait faire enregistrer ses actes, élaborées avec ses
conseillers, par le parlement de Paris pour qu’ils deviennent des lois effectives. A cette occasion, les
magistrats délibéraient, lui faisait des remontrances. Il devait également obtenir l’accord des
parlements des provinces pour lever de nouveaux impôts. Lors de crises importantes, il convoquait

43
Le texte fondamental sur cette question est « La légende du grand inquisiteur » dans Les frères
Karamazov de Dostoïevski.
44
Hobbes remarque que « la loi de nature non écrite - bien qu’elle soit facile pour ceux qui sans
partialité ni passion font usage de leur raison […] – est pourtant devenue , parmi toutes les,lois,
celle qui est la plus obscure et qui, par conséquent, a le plus grand besoin d’interprètes compétents »
(Léviathan, chap. 26, p. 419).
45
Voir, par exemple, Arlette Jouanna, Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la
royauté, Paris, Gallimard, 2013 ; Jean-Louis Thireau, Introduction historique au droit, Paris,
Flammarion, 2009, p. 184-188.Dans une perspective philosophique et plus polémqiue, B. Kriegel,
l’Etat et les esclaves. Réflexions pour l’histoire des Etats, Paris, Payot, 1989.
46
« Absolu » désigne alors la faculté de déroger aux lois positives en cas d’urgence et non au mode
habituel du gouvernement monarchique » (Jouanna, Le pouvoir absolu, op. cit., p. 144).
36

les Etats généraux où les représentants des trois ordres exprimaient leurs doléances. On estimait
aussi que le roi devait respecter les lois fondamentales du royaume. A la différence des lois
naturelle et divine, ces lois étaient humaines. A la différence des lois ordinaires, elles étaient jugées
constitutives du royaume, comme une sorte de constitution. En fait, elles étaient beaucoup moins
précises que les constitutions d’aujourd’hui et se réduisaient au respect de l’intégrité du royaume et
des règles de succession (la loi salique) qui excluaient les femmes. On présente parfois ces lois
fondamentales, le rôle des magistrats et l’institution des Etats généraux comme la preuve que cette
monarchie n’était pas absolutiste. Le roi ne gouverne pas seul car il doit chercher l’accord des
magistrats, et même de ses sujets, et il y a des lois qu’il ne peut pas casser. Quand on se place du
point de vue de la souveraineté, le problème est de savoir quelle est la portée réelle de ces
conditions. Les magistrats peuvent effectivement faire des remontrances dans l’espoir de modifier
la volonté du roi, de la rendre plus raisonnable comme si elle était purifié par un alambic47. Elles
empêchent que la volonté du roi soit immédiatement exécutée, mais finalement personne n’a le
pouvoir de s’opposer au roi. On le voit clairement dans la cérémonie du Lit de justice. Le Lit de
justice « était le plus souvent l’acte terminal d’une crise entre le roi et le Parlement. Le souverain
venait en personne imposer sa décision aux parlementaires »48. Cette cérémonie est la preuve que le
roi est le souverain car sa volonté finit par s’imposer. Quand, en 1788, le roi n’a pas réussi à vaincre
l’opposition des magistrats, s’est ouverte la situation révolutionnaire. Ce ne sera pas l’aristocratie
des magistrats, mais le peuple qui va s’emparer de la souveraineté en 1789. L’historien William
Doyle, qui a étudié la crise la monarchie qui a aboutit à la Révolution, résume de cette manière le
pouvoir du roi :

47
« Grande chose véritablement, et digne de la Majesté d’un Prince, que nos Roys (auxquels Dieu a
donné toute puissance absolue) ayent d’ancienne institution voulu réduire leurs volontez sous la
civilité de la loy : et en ce faisant, que leurs Edits et Décrets passassent par l’alambic de cet ordre
public » (le jurite Etienne Pasquier, cité par A. Jouanna, Le pouvoir absolu. Naissance de
l’imaginaire politique de la royauté, Paris, Gallimard, 2013, p. 82-83). Comme le note A. Jouana,
cette argumentation permettait aux parlements « de détourner en leur faveur la thèse selon laquelle
la volonté du roi était présumée bonne. Il leur était facile d’affirmer que les textes qu’on leur
soumettait ne reflétaient pas la véritable volonté du roi, qui aurait été surprise : à eux donc de
mettre en lumière cette volonté réelle, considérée comme distincte de celle qui s’exprimait » (ibid.,
p. 83).

48
J. Cornette, L’affirmation de l’Etat absolu, 1492-1652, Paris, Hachette. p. . Je donne en annexe la
description du premier lit de justice. L’expression fait allusion au « trône sur lequel le roi est assis
lorsqu’il va au Parlement. On dit que le roi tient son Lit de justice lorsqu’il va en son parlement de
Paris tenir une séance solennelle sous un haut dais qui est préparé à cet effet » (Dictionnaire de
Trévoux)., cité par Cornette.
37

« Le roi de France est un monarque absolu. Cela signifiait qu’il n’y avait pas dans tout
l’Etat une seule institution habilité à l’empêcher de faire tout ce bon lui semblait, à la
différence d’un pouvoir comme la Grande-Bretagne, où le pouvoir royal était circonscrit
par le Parlement. Il existait , certes, quelques lois « fondamentales » que le roi était
censée observer, par exemple celles qui régissaient la succession, mais bien souvent, les
opinions différaient lorsqu’il s’agissait de savoir quelles lois étaient vraiment
fondamentales ; et, de toute façon, un roi bien décidé à n’en faire qu’à sa tête pouvait se
permettre d’enfreindre toutes les lois du royaume. Ce fut le cas, par exemple, lorsque
Louis XIV fit entrer ses deux bâtards dans la ligne de succession. Comme le déclara
Lamoignon, chancelier vers le milieu du XVIIIe siècle, le roi de France était un
souverain à qui tout n’était pas permis, mais à qui tout était possible »49.
Doyle se réfère ici à la période absolutiste, mais il soulève la question fondamentale du point de vue
de la souveraineté. Que se passe-t-il quand des sujets estiment que le roi ne respecte pas la loi
naturelle ou les lois fondamentales ? Ont-ils le pouvoir de le contraindre ? Dans le cas des lois
ordinaires, le lit de justice impose la volonté du roi. Qu’en est-il des lois fondamentales ? Si le roi
s’y plie, quel est le sens de sa soumission ? Le fait-il par respect, parce qu’il estime qu’elles sont
sacrées ou parce que, n’ayant pas de raison de s’y opposer, il les accepte ? Les deux cas ont un sens
juridique complètement différent. Dans le premier, la loi est supérieure au roi comme si elle était
souveraine. Dans le second, elle règne parce que le roi ne s’y oppose pas. Sa validité dépend de sa
volonté. Il est incontestablement le souverain mais il donne l’impression que son pouvoir est
encadré par la loi. L’expérience cruciale pour déterminer qui est le souverain est la situation de
crise. Si un roi décide de ne pas respecter la loi qu’il doit respecter, quelqu’un dans l’Etat a-t-il le
pouvoir de le contraindre ? Doyle répond négativement en faisant référence au testament de Louis
XIV qui a règle sa succession. Il n’ pas respecter la règle de succession quand il a élevé deux fils
bâtards au rang de princes de sang et fait enregistrer sa décision. Mais c’est un cas limite car, si l’un
des bâtards avait été amené à régner à la mort de Louis XIV, ce dernier n’aurait plus été en état de
combattre et d’imposer sa volonté aux opposants fidèles à la loi fondamentale50. C’est à ce moment
que l’on voit qui est le souverain. S’il existe une puissance terrestre capable d’imposer son
interprétation de la loi naturelle et divine, comme l’Eglise dans le système théocratique, ou les
magistrats à l’intérieur de l’Etat, alors le souverain n’est pas réellement souverain. La souveraineté

49
Les origines de la révolution française, Paris, Calmann-Lévy, p. 79

50
Sur cette question, J. Petitfils, Louis XIV, p.
38

est appropriée par ceux qui imposent leur interprétation. C’est pourquoi Bodin insiste bien sur
l’absence d’un pareil juge sur terre. Le souverain sera jugé par Dieu comme tout le monde, mais en
attendant il fait ce qu’il veut. Du point de la souveraineté, la légalité et l’illégalité, ce qui est permis,
n’est pas décisive. C’est ce qu’il est possible de faire, c’est le fait de pouvoir imposer sa volonté qui
importe. On touche ici à ce que l’on a nommé le paradoxe de la souveraineté51. La souveraineté
appartient à l’ordre du droit parce qu’elle est le pouvoir d’instituer la loi. Mais la souveraineté elle-
même, ou du moins quelque chose en elle, ne relève pas du droit. Ce n’est pas une norme. C’est un
fait, le fait de détenir et d’exercer un pouvoir. Le souverain est celui qui impose sa volonté à tous.
La souveraineté inclut dans l’ordre juridique, à la source de la loi, du non-juridique, les rapports de
force, la violence, l’histoire, la politique… C’est une idée juridiquement nécessairement et
problématique. L’idéal serait probablement de s’en débarrasser ! On aurait alors le règne pur de la
loi, la souveraineté de la loi qui, en ce sens, ne serait plus de la souveraineté…
Le souverain doit se soumettre à la loi naturelle et à la loi divine. Mais il détient le
monopole de l’interprétation de la loi et en conséquence personne ne peut lui désobéir et le punir au
nom d’une la loi naturelle ou divine. Quelle est la véritable portée de la référence à Dieu ? Mairet,
comme on l’a vu, estime que la pensée de Bodin est profane et, selon lui, les références à la loi
naturelle ont un sens purement moral, sans portée politique. D’autres interprètes, comme Jean-
Fabien Spitz, considèrent qu’elle est très importante surtout à l’époque religieuse de Bodin et que
nous avons tendance à la sous-estimer :
« […] il peut être avéré que le prince viole la loi de nature dont les sujets sont les
interprètes ; mais il est tout aussi avéré que les sujets ne peuvent châtier un prince
devenu tyran, car ils ne sont pas les exécuteurs de cette même loi. Ils ne détiennent
aucun pouvoir de contrainte et de punition, car il appartient à Dieu seul de venger les
offenses contre sa loi et contre celle de la nature ». Bodin admet que les sujets (en
particulier les magistrats) peuvent condamner l’action du roi, au sens de prononcer qu’il
y a une violation, au sens où l’on dit dans la vie quotidienne « je juge que tu as bien fait
d’agir ainsi ». Mais ils n’ont pas le pouvoir de juger au sens de la faculté de punir.
« Une nouvelle fois, cette scission entre les deux sens du verbe « juger » peut paraître
paradoxale aux yeux d’un moderne qui pense que, sans pouvoir de punir il n’est pas de
pouvoir de juger. Mais, aux yeux des contemporains, cette puissance de prononcer
séparée de toute puissance de contrainte n’est nullement paradoxale : elle manifeste
simplement que l’obligation existe avant tout et essentiellement envers ce qui est droit

51
G. Agambem, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1998,
39

(donc envers la substance de la loi), tandis que la capacité de punir demeure extérieure
au fondement de l’obligation. Bodin n’aurait jamais accepté de dire que les sujets sont
obligés aux ordres de leur souverain parce que celui-ci a le pouvoir de les châtier : il est
donc toujours attaché à l’idée profondément médiévale, que les sujets sont obligés
d’obéir à leur souverain quand les ordres de celui-ci sont conformes à la loi de nature et
à la justice. C’est la substance de la loi, et non sa forme - consistant à être au
commandement – qui fonde l’obligation »52.
Il faudrait alors conclure que Bodin est encore un penseur médiéval parce qu’il ne cesse pas de
penser l’ordre politique dans un monde ordonné par Dieu. La valeur des décisions dépend de leur
conformité avec cet ordre. On doit obéir à la loi parce qu’elle est objectivement juste, c'est-à-dire en
accord avec l’ordre divin.
C’est pourquoi on peut douter que cette théorie propose une véritable souveraineté, telle que
l’entendent les modernes depuis Hobbes. Comme nous allons le voir plus en détail, pour ce dernier,
je dois considérer que la loi est juste parce que le souverain l’a décrété ainsi, ce qui implique qu’il a
le pouvoir de contraindre les sujets à l’obéissance et de punir ceux qui désobéissent. C’est l’autorité
qui importe, pas la raison ou la vérité. En tant que modernes, nous ne croyons pas à la conception
médiévale. Cet ordre cosmique a été détruit par la science moderne. L’Etat moderne a rejeté les
questions religieuses dans la sphère privée et les juristes ne défendent plus l’idée de droit divin et
naturel. Nous pensons que, malgré tous les discours théologiques et juridiques sur la justice, l’ordre
politique médiéval et de la Renaissance ne mérite pas d’être obéi par lui-même, en vertu de sa
substance. Personne aujourd'hui ne voudrait vivre sous de pareilles lois ! Cet ordre qui se prétend
fondé en Dieu, la nature et la raison, est pour nous une institution purement humaine que nous
condamnons. Il n’en résulte pas que nous échappons à la difficulté que l’on rencontre en lisant
Bodin. Le pouvoir souverain, au sens de la définition, nous fait peur. Nous voulons le soumettre à la
loi. Certains, comme Michel Villey, veulent renouer avec le droit naturel classique qui croit à un
ordre juste inscrit dans la nature53. Généralement, nous ne parlons plus de la loi naturelle ou divine.
Mais il existe une expression ou un concept qui joue le même rôle : l’Etat de droit. L’idée n’est pas
très claire54, mais l’un de ses usages principaux a pour but de limiter le pouvoir de l’Etat, de le
contrôler en le soumettant à la loi. Les Etats qui disent être des Etats de droit prétendent aussi être

52
Bodin et la souveraineté, Paris, Puf, 1998, p. 119-120. La lecture de ce petit livre est conseillée.
53
M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Paris, Puf, .
54
Pour une présentation juridique qui montre bien les problèmes, Jacques Chevalier, L'Etat de
droit, Paris, Montchrétien, 1992.
40

souverains. Cette double revendication ne va pas de soi. L’idée de souveraineté contient celle d’une
liberté absolue avec un risque d’arbitraire ; celle d’Etat de droit implique une limitation du pouvoir,
l’interdiction de vouloir certaines choses55. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un droit naturel ou

55
Voici comment un juriste expose la difficulté : « « Si l’Etat est détenteur d’une puissance
souveraine comment peut-il être soumis au droit ? » […] Faut-il privilégier le droit constitutionnel,
qui proclame la souveraineté de la nation et qui fait implicitement de l’Etat sa « représentation »
juridique, sur le droit administratif, qui qualifie l’entité étatique de personne morale ? […] Mais si
l’on retient cette hypothèse, que doit-on penser de la notion d’Etat de droit qui représente la
négation de l’affranchissement de l’Etat à l’égard des règles de droit ? On le voit les termes de la
question la rendent insoluble. Tout bien considéré, il est finalement impossible de définir l’Etat
comme étant à la fois une personne morale, soumise au droit, et une entité souveraine qui de ce fait
est exemptée du respect du droit. […] Tout bien considéré, il n’y a pas de réponse pertinente à
l’opposition logique entre la souveraineté de l’Etat et sa soumission au droit. La solution devra donc
intégrer la contradiction » (A. Hacquet, Le concept de souveraineté en droit constitutionnel
français, Paris, Puf, 2004, p. 131-132).
Notons également ces formulations à propos du droit administratif qui soumet l’action de
l’administration au contrôle du droit et du juge : « L’existence même d’un droit administratif relève
en quelque sorte du miracle. Le droit qui régit l’activité des particuliers est imposé à ceux-ci du
dehors, et le respect des droits et obligations qu’il comporte se trouve placé sous l’autorité et la
sanction d’un pouvoir supérieur : celui de l’État. Mais que l’État lui-même accepte de se considérer
comme « lié » par le droit (étymologiquement, la loi est ce qui lie) mérite l’étonnement. Il est dans
la nature des choses qu’un gouvernant croie, de bonne foi, être investi du pouvoir de décider
discrétionnairement du contenu et des exigences de l’intérêt général. Il faut qu’il fasse effort sur lui-
même pour se considérer comme tenu de rester dans les voies d’un droit qui lui dicte certaines
conduites et lui en interdit d’autres. À plus forte raison doit-il considérer comme peu normal de voir
ses décisions soumises à la censure d’un juge : au nom de quoi ce dernier, irresponsable, serait-il
plus infaillible que l’homme placé aux leviers de commande et qui, lui, est responsable de ses actes
? Certes, nous sommes aujourd’hui accoutumés à voir l’État limité par le droit et soumis au contrôle
juridictionnel ; il faut de temps à autre une réaction gouvernementale un peu vive pour nous
permettre d’apprécier les choses à leur juste valeur. N’oublions pas d’ailleurs les leçons de l’histoire
: la conquête de l’État par le droit est relativement récente et n’est pas encore universellement
achevée. Les lents progrès de l’organisation internationale nous révèlent, sous un autre aspect, cette
répugnance de toute « souveraineté » à admettre un jugement autre que le sien propre » ; « Né d’un
miracle, le droit administratif ne subsiste que par un prodige chaque jour renouvelé. Aucune force
ne peut contraindre matériellement le gouvernement à se soumettre à la règle de droit et à la
sentence du juge, et l’État peut, en théorie du moins, mettre fin, quand il le désire, à l’autolimitation
qu’il a consentie. Pour que le miracle se produise et qu’il dure, diverses conditions doivent être
remplies, qui tiennent à la forme de l’État, au prestige du droit et des juges, à l’esprit du temps. Le
droit administratif ne peut donc être détaché de l’histoire, et notamment de l’histoire politique ;
c’est en elle qu’il trouve son ancrage, c’est à elle qu’il doit sa philosophie et ses traits les plus
intimes » (P. Weil et D. Pouyaud, Le droit administratif, Paris, Puf, « Que sais-je ? » , p. ). La
référence au miracle est curieuse. On se souvient que, pour Bodin, le souverain ne peut pas se lier
les mains. Il est comparable au pouvoir de faire des miracles. L’intuition d’Etat de droit pourrait
s’exprimer par la négation de cette proposition et celle du miracle au profit de l’ordre régulier de la
nature : « les rois se lient eux-mêmes par les lois qu’ils prescrivent à leur peuple ; ils sont à l’image
de Dieu m^me qui, maître absolu des règles du mouvement qu’il pourrait prescrire à la nature dans
le mécanisme de l’univers, se conforme néanmoins invariablement à ces règles et conserve pour
elles son ouvrage » (Moreau en 1775 cité par B. Kriegel, op. cit., p. 140). Si l’Etat de droit et
41

divin, mais d’un droit positif, dont la norme fondamentale est la constitution, faite par l’Etat lui-
même et appliquée par les juges qu’il a lui-même formés, ce qui pose des problèmes tout à fait
particuliers. La question se pose également à l’occasion des rapports entre les Etats au sein de la
« communauté internationale » régulée par le droit international. Certains soutiennent même que
c’est le droit international public qui détermine les compétences de l’Etat souverain56. La difficulté
que l’on rencontre en lisant Bodin n’est pas due à son archaïsme médiéval. Elle permet de prendre
conscience que nous avons un rapport ambivalent à la souveraineté. Elle exprime la liberté de
l’Etat, mais pas nécessairement celle des sujets. Nous cherchons alors à la contrôler par du droit,
qu’il soit naturel, divin ou positif.

Annexes :
1) Joël, Cornette décrit la première cérémonie du lit de justice. On notera la mise en scène
spatiale et esthétique de la souveraineté (L’affirmation de l’Etat absolu, 1492-1652,
Paris, Hachette.)

Une cérémonie fondatrice : le lit de justice de juillet 1527 Le lit de justice* de 1527 fut un
des événements politiques et institutionnels les plus spectaculaires du règne de François I er . Il
marqua la volonté royale de contrôler la puissance des grands lignages comme celle du parlement.
L'occasion en fut la confiscation des biens du connétable de Bourbon après sa « trahison » : nous
avons vu que ce dernier avait déserté, en 1523, les rangs du roi pour aller servir l’empereur. Mort en
mai 1527 en prenant Rome d’assaut, le connétable fut jugé par contumace en juillet 1527. Pour
officialiser cette décision, le roi présida une séance inédite au parlement de Paris. Trônant sous un
dais au milieu de tentures et de draperies, sur une estrade d’une hauteur inaccoutumée, élevée de
sept marches au-dessus du parquet, en magnifique apparat dans le brillant décor or et bleu de la
grand-chambre du parlement de Paris, le roi tint en trois séances, les 24, 26 et 27 juillet, le premier
lit de justice de la monarchie ; jusqu’alors le terme utilisé était celui de « séance royale ». Le cadre

administratif est un miracle c’est qu’il déroge à l’ordre naturel du politique. Prise au sens littéral,
cette défense de l’institution est une validation théorique de ce qu’elle combat.

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Par exemple, en 1927, la Cour Permanente de justice Internationale a énoncé que « tout ce qu’on
peut demander à un Etat c’est de ne pas dépasser les limites que le droit international trace à sa
compétence », et de préciser qu’« en deçà de ces limites le titre à la juridiction qu’il exerce se
trouve dans la souveraineté » (cité par Haquet, op. cit., p. 1998).
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cérémoniel de ces trois séances frappa les contemporains par la magnificence et le luxe d’un décor
dont la fonction était avant tout politique : il s’agissait de manifester, par le symbole et l’apparat, la
prééminence du roi sur tous les autres corps. En rupture avec la vieille conception parlementaire
d’une union solidaire entre le roi et le parlement, la haute construction érigée en 1527 isolait le
trône royal, et par suite la personne du roi, de l’ensemble du corps supposé commun : l’image de la
dignité royale française, dans l’exercice de la souveraineté, se rapprochait ainsi de celle qui
représentait la fonction de l’empereur et du pape. Pendant cette solennelle et grandiose séance,
siégeant majestueusement au pied des sept marches, dans un fauteuil garni d’un drap identique à
celui du trône royal, le chancelier Antoine Duprat, maître de la justice et personnage principal de
l’État royal, bénéficia, au lieu du président du parlement, de l’insigne et inédit privilège de lire
l’arrêt du roi déclarant Charles de Bourbon coupable de « crime de rebellion, felonnie, et crime de
leze Majesté ». L'arrêt ordonnait aussi que tous les biens relevant du domaine royal* (« biens
féodaux »), auparavant détenus par le connétable, feraient retour à la couronne, sans autre formalité.
Le même lit de justice officialisa le refus de François I er d'accepter les conditions de sa libération
après la captivité de Madrid qui suivit la défaite de Pavie (24 février 1525). Lors de la première de
ces trois séances, le 24 juillet, en dénonçant la violation royale de la coutume parlementaire, le
président du parlement, Charles Guillart, défendit les prérogatives politiques du parlement, afin de
faire reconnaître le droit des officiers, expression de la « nation », à une participation à la « chose
publique » : « C'est icy le vray siege de vostre Thrône [la grand-chambre] [...]. Cette vostre Cour a
tousjours esté l’honneur et la souveraine de France [...]. Ainsi qu’au monde n’y a qu’un Soleil [...]
aussi en France n’y a qu’un Roy, et pareillement n’y doit avoir qu’une Souveraine Justice [le
parlement de Paris]. » Le roi, furieux d’un tel discours, quitta la grand-chambre précipitamment et il
produisit aussitôt un édit qui interdisait désormais au parlement de s’immiscer dans les affaires
d’État. Ce lit de justice de 1527 créait un précédent. L'historienne américaine Sarah Hanley soutient
même, non sans exagération, qu’il fonctionnait désormais comme un substitut des états généraux, «
une assemblée de portée constitutionnelle, conçue pour réaffirmer par le rituel comme par le
discours utilisé certains principes de droit public [...] : le roi, écrit-elle, agissait en qualité de gardien
du droit public. » (Sarah Hanley, Le Lit de justice des rois de France. L'idéologie constitutionnelle
dans la légende, le rituel dans le discours, [1983], trad., Paris, Aubier, 1991

2)
Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, question 90, a. 1: La loi est-elle oeuvre de
raison?
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Objections:

1. Il semble que la loi ne relève pas de la raison. S. Paul écrit en effet aux
Romains (7, 23): "je vois une autre loi dans mes membres, etc." Mais rien de ce
qui est de la raison ne se trouve dans les membres; la raison n'utilise en effet
aucun organe corporel. Donc la loi n'est pas oeuvre de raison.

2. Dans la raison il n'y a que la puissance, l'habitus et l'acte. La loi n'est pas la
raison elle-même; elle n'est pas non plus un habitus rationnel; car les habitus de
raison sont les vertus intellectuelles dont nous avons parlé plus haut. Elle n'est pas
davantage un acte de raison, puisqu'en ce cas la loi n'existerait plus lorsque l'acte
de la raison serait suspendu, par exemple chez ceux qui dorment. Donc la loi n'est
pas oeuvre de la raison.

3. La loi fait agir correctement ceux qui lui sont soumis. Or faire agir relève
proprement de la volonté, comme on l'a montré précédemment. Donc la loi ne
relève pas de la raison, mais plutôt de la volonté; aussi Justinien déclare-t-il:
"C'est ce qu'a décidé le prince qui a force de loi."

Cependant:

c'est à la loi qu'il appartient de commander et d'interdire. Mais commander relève


de la raison, comme on l'a vu. Donc la loi relève de la raison.

Réponse :

La loi est une règle d'action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est
sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi vient du verbe qui
signifie lier par ce fait que la loi oblige à agir, c'est-à-dire qu'elle lie l'agent à une
certaine manière d'agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c'est la
raison, qui est le principe premier des actes humains, comme nous l'avons montré
précédemment. C'est en effet à la raison qu'il appartient d'ordonner quelque chose
en vue d'une fin; et la fin est le principe premier de l'action, selon le Philosophe.
Mais dans tout genre d'êtres, ce qui est principe est à la fois règle et mesure de ce
genre; comme l'unité dans le genre nombre et le premier mouvement dans le genre
mouvement. Il suit de là que la loi relève de la raison.
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Solutions:

1. Puisque la loi est une règle et une mesure, elle peut être considérée sous deux
aspects. D'abord en celui qui pose la règle ou établit la mesure. Ces opérations
étant propres à la raison, la loi se trouve en ce cas être dans la raison seule.
Ensuite, la loi peut être considérée en celui qui est soumis à la règle et à la mesure.
Ainsi la loi se rencontre-t-elle en tous les êtres qui subissent une inclination par le
fait d'une loi. Et puisque toute inclination à agir suppose une loi, elle peut être
appelée elle-même une loi, non point à titre essentiel, mais à titre de participation.
C'est de cette façon que les appétits de nos membres corporels peuvent être
appelés "la loi des membres".

2. Dans nos actes qui se manifestent extérieurement, il y a lieu de distinguer


l'opération elle-même, et l'oeuvre réalisée, par exemple l'action de construire, et
l'édifice; de même dans les opérations intellectuelles, il y a lieu de distinguer
l'action elle-même de la raison qui est la pensée et le raisonnement, et d'autre part
ce qui est le résultat produit par cette activité. Dans l'ordre spéculatif, ce résultat
s'appelle la définition, puis la proposition, enfin le syllogisme et la démonstration.
Et la raison pratique utilise également le syllogisme pour son activité, comme
nous l'avons vu, selon l'enseignement d'Aristote. C'est pourquoi il est normal de
trouver dans la raison pratique quelque chose qui joue, par rapport aux opérations
à effectuer, le rôle que remplit le principe par rapport aux conclusions dans la
raison spéculative. Et ces propositions universelles de la raison pratique ordonnées
aux actions ont raison de loi. Ces propositions tantôt sont considérées de façon
actuelle, et tantôt conservées par la raison à l'état d'habitus.

3. La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement, comme il a


été déjà dit. C'est en effet parce qu'on veut la fin que la raison impose les moyens
de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements
qu'elle porte, doit être elle-même réglée par une raison. On comprend ainsi que la
volonté du prince a force de loi; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu'une
loi.
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