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4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 1

Université Paris Nanterre


Service d'enseignement à distance
Bâtiment E - 3ème étage
200, Avenue de la République
92001 NANTERRE CEDEX

COURS 2021-2022

Nombre de pages : 141

Matière : Philosophie
Code Enseignement : 4L3PH05D

Philosophie de l’art
Qu’est-ce qu’interpréter ? Art et interprétation

Christian BERNER
Cours complet

Avertissement :

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Table des matières

Remarque liminaire 3
Indications bibliographiques 4

Introduction 5
L’interprétation de l’art : de l’art comme interprétation à l’art de l’interprétation 5

1. Kant, le jugement esthétique et l’interprétation 12


Le jugement esthétique 13
L’artiste comme génie 20
Interpréter, discuter, disputer 23

2. Cassirer, l’art comme forme symbolique 26


Qu’est-ce qu’une forme symbolique ? 27
L’art comme forme symbolique 31

Intermède. Interprétation 1 : La Jambe d’Alberto Giacometti 36

3. Dilthey, l’art comme conception du monde et de la vie 55


L’art comme conception du monde 56
Langage, sens et signification en poésie. Rimbaud 66
La critique réaliste ou naturaliste 71

Intermède. Interprétation 2 : « Le renoncement » de Franz Kafka 73

4. L’art et l’herméneutique philosophique 80


a. Heidegger : l’origine de l’œuvre d’art 80
b. Gadamer : l’art et l’expérience herméneutique 88
1. Exemple 1. La poésie de Celan 89
2. Exemple2. L’architecture : la cathédrale de Saint-Gall 95
c. Peter Szondi et l’exigence de la connaissance philologique 99
d. Mieux comprendre 102

Intermède. Interprétation 3 : En attendant Godot de Samuel Beckett 105

e. Quelques remarques sur l’interprétation musicale 114

5. La critique de l’interprétationisme en art 118


a. Susan Sontag : « contre l’interprétation » 118
b. Richard Shusterman : « sous l’interprétation » 120

Intermède. Interprétation 4 : Andy Wharhol et le pop art 123

Conclusion 129

Exercices corrigés 130


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Remarque liminaire
S’agissant d’une réflexion sur l’art, il est essentiel que vous soyez en contact direct avec
les œuvres pour comprendre ce dont nous parlons. Nous indiquons parfois les liens qui
permettent de les lire, de les visualiser ou de les entendre, mais pas toujours ; parfois il existe
en effet une pluralité de sites sur l’internet permettant de le faire. Vous êtes invités à vous y
reporter et à rechercher vous-même ces sites. Lire, regarder, écouter des œuvres sont les
premiers impératifs pour suivre ce cours. Nous vous invitons à travailler des exemples, des
exemples qui peuvent vous être propres et que vous pourrez utiliser dans vos travaux, mais qui
doivent aussi être assez généraux et bien connus pour qu’ils puissent véritablement jouer le rôle
d’exemples.
Conseil de lecture : s’il y a une progression logique dans les chapitres qui conduisent de
Kant à Dilthey en passant par Cassirer, il est cependant possible de les lire indépendamment les
uns des autres. Certains sont plus difficiles que d’autres (par exemple le premier, sur Kant),
mais il ne faudrait pas que cela freine votre lecture. Vous pouvez passer au suivant, quitte à
revenir au premier. Les deux intermèdes, le plus long sur Giacometti et le plus bref sur Kafka,
sont plus faciles à lire. C’est normal, s’agissant d’illustrations. Vous pouvez également les lire
indépendamment du reste.
N’hésitez pas à vous adresser à moi via la plateforme si vous rencontrez des problèmes
de compréhension.
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Brèves indications bibliographiques

De nombreuses indications bibliographiques sont données dans le cours du texte. Nous ne


rappelons ici que les plus importantes.

Ernst CASSIRER, Essai sur l’homme, trad. N. Massa, Paris, Minuit, 1975, p. 197-240
Marc DE LAUNAY, Peinture et philosophie, Paris, Cerf, 2021
Alberto GIACOMETTI, Ecrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, Paris, Hermann,
1990
Nelson GOODMAN, Langages de l’art, trad. J. Morizot, Paris, Jacqueline Chambon, 1990
Immanuel KANT, Critique de la faculté de juger, tr. A. Renaut, Paris, 1995
Catherine KINTZLER : « Pourquoi survalorisons-nous l’interprétation en musique ? Le modèle
alphabétique et l’exemple de Glenn Gould » in Revue DEmeter, Lille, 2002, en libre
accès : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=282
Otto PÄCHT, Questions de méthode en histoire de l’art, trad. J. Lacoste, Paris, éditions Macula,
2017
Susan SONTAG, « Against interpretation », en libre accès sur le site :
http://shifter-magazine.com/wp-content/uploads/2015/10/Sontag-Against-Interpretation.pdf
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Introduction

L’interprétation de l’art : de l’art comme interprétation à l’art de l’interprétation

Jean Arp disait de l’art dada qu’il est « sans sens », que ses œuvres sont « des ‘réalités en
soi’, sans signification ni intention spirituelles ». Ne cherchant autre chose qu’elles-mêmes,
elles présentent de ce fait l’art à l’état pur. Ce qui, à un autre niveau, est aussi la présentation
d’un certain sens, d’un sens qui ne renvoie pas à autre chose. C’est que d’une manière générale,
l’espace du sens dépasse le champ du langage et ne se limite pas à la volonté de signifier. Certes,
nous disons souvent que nous lisons une image, un paysage etc., comme un texte, érigeant
l’interprétation des textes en concept central et modèle de l’interprétation en art. Mais le concept
d’interprétation est profondément équivoque. Interprétons-nous et comprenons-nous vraiment
une image comme un texte, la musique comme un langage… ? Que signifient « interpréter » et
« comprendre » dans les différents arts ? Que comprenons-nous en art et comment procédons-
nous ? Ne trouvons-nous pas en art un « sens » sans « signification » ?
Le cours s’appuiera alternativement sur des réflexions théoriques et sur des analyses
concrètes d’interprétations dans divers arts. Mais si nous aborderons des œuvres relevant de
différents domaines, nous ne prétendons pas pour autant à une quelconque exhaustivité. L’idée
n’est pas en effet de dresser un tableau complet, mais de rendre sensible aux problèmes que
soulève l’acte d’interpréter dans le domaine de l’art.
Si l’art sera défini plus bas, en particulier en présentant la lecture de Kant, et que l’on peut
en commençant par se contenter de ce qu’on appelle communément « art » et qui est constitué
par des œuvres littéraires, musicales, théâtrales, filmiques, picturales, sculpturales,
architecturales etc. reconnues, il convient cependant de s’entendre d’entrée de jeu sur ce que
nous allons appeler « interprétation ». Le terme est en effet largement indéterminé. Une
première distinction peut être établie entre l’artiste et celui qui appréhende une œuvre d’art en
séparant deux niveaux d’interprétation :
1. L’artiste lui-même, lorsqu’il crée, que ce soit par imitation, expression ou abstraction,
se livre à une interprétation au sens où il transforme le donné et manifeste quelque chose.
Cela est vrai pour tous les arts, et pas seulement les arts du langage (poésie, littérature,
théâtre…).
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2. Quant à celui qui appréhende les œuvres, qu’il soit amateur ou critique d’art, il faut au
moins distinguer trois types d’œuvres qui donnent lieu à des activités d’interprétation
distinctes :
2.1. Celles qui existent par elles-mêmes, comme une peinture ou une sculpture. Ces
œuvres sont caractérisées par le fait qu’elles ont une présence physique, qu’elles
n’existent par conséquent qu’en un seul exemplaire : il y a une existence originale
de l’œuvre à interpréter. Les autres exemplaires sont des copies.
2.2. Celles qui, comme les œuvres littéraires, qu’il s’agisse de romans ou de poèmes,
doivent être complétées par le lecteur : le texte est certes écrit et existe comme livre,
par exemple, mais il peut exister sous plusieurs formes (plusieurs éditions, par
exemple) et en plusieurs exemplaires. Et pourtant, à la différence de la peinture, un
exemplaire n’est pas une copie de l’original : on a par exemple chez soi les œuvres
de Rimbaud et non pas une copie des œuvres de Rimbaud. L’œuvre a donc en ce
cas, en plus de sa matérialité linguistique, une certaine idéalité. En revanche, pour
exister comme œuvre, le texte doit être lu et interprété. Par lecture, nous n’entendons
évidemment pas la seule lecture mécanique, qui correspond à du déchiffrage, mais
l’opération qui nous le fait apparaître comme sensé, ce qui exige un travail
d’interprétation, c'est-à-dire des opérations qui nous permettent d’y joindre des
représentations. Face à ces œuvres que le lecteur doit compléter pour qu’elles
existent comme œuvres, le lecteur est seul, ou du moins autonome : l’interprétation
relève de lui, et c’est dans ce travail que consiste à proprement parler la lecture.
C’est là ce que nous appelons « lire vraiment », qui en a fait souvent un modèle de
l’art d’interpréter. C’est au demeurant dans le domaine des textes que s’est élaboré
l’herméneutique que l’on peut définir comme l’art de l’interprétation. C’est dans ce
champ aussi que se fait jour une prétention à l’objectivité qui est notamment l’objet
de la critique d’art.
2.3. Enfin il y a des œuvres qui, pour exister pour celui qui les appréhende, doivent
d’abord elles-mêmes être interprétées. L’amateur d’art interprète alors dans un
second temps, il interprète une interprétation. C’est le cas par exemple du théâtre,
de la danse et de la musique, où nous nous en remettons dans un premier temps à
l’interprète qui donne une représentation de l’œuvre. Et c’est cette dernière que nous
interprétons, étant de ce fait en quelque sorte dépossédés de l’interprétation
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première1. Même si le modèle de la lecture reste souvent dominant pour caractériser


l’interprétation, puisque l’on dit que l’on peut lire le texte de la pièce comme on peut
lire la partition en même temps qu’elle est exécutée. Mais le théâtre ne se résume
pas au texte de la pièce, ni la musique à la partition.

On le voit, l’interprétation semble au premier regard intimement liée aux différents niveaux de
l’art, de sa production à sa contemplation et à sa critique et désigne des activités fort différentes
(auteur, acteur, spectateur, musicien etc.). C’est donc le concept d’interprétation qu’il nous faut
clarifier2.

Commençons par une approche sémantico-historique. En latin interpretatio vient de


interpretari, qui signifie interpréter, énoncer, traduire. Le sens originel est « médiatiser ». Ce
sens se trouve dans certaines expressions, lorsqu'il est par exemple question du interpres pacis,
le médiateur en matière de paix, mais également dans le contexte religieux où le interpres divum
est le médiateur, le messager de la parole et de la volonté divine. De tels interpres étaient des
prêtres, des devins et voyants lisant l'avenir dans des signes et qui pouvaient en déduire des
décisions, comme les augures de la Rome antique qui, au regard des vols d'oiseaux, d'éclairs,
de fumées, d'entrailles etc., déterminaient, en vue de décisions à prendre, l'attitude favorable ou
hostile des dieux. L'interprétation avait donc une fonction d'orientation, pour déchiffrer la
volonté des dieux ou du destin. L'interprétation a en ce sens une fonction d'intermédiaire, de
médiation indispensable à l'action et à la compréhension humaine. Si au départ l’interprète
désigne un agent entre deux parties, un intermédiaire, un médiateur, un traducteur (spécialement
à l'oral, ce qui distingue aujourd'hui encore l'interprétariat de la traduction), un négociateur,
l'interprète est devenu ensuite plus généralement celui qui explique, qui démêle, qui dévoile les
intentions, qui rend le sens manifeste. Quitte à insérer et à ajouter à quelque chose un sens qui
n'y est pas originellement. Ce sont là deux opérations au demeurant fort différentes : rendre
clair ce qui ne l'est pas immédiatement pour le rendre compréhensible n'est pas la même chose
que conférer une signification à ce qui n'en a pas d'emblée. Dans un cas, on suppose qu'un sens
enfoui est à dévoiler ; dans l'autre, on construit le sens. Mais dans les deux cas, on parle
d’interprétation.

1
Sur ce point, voir la très belle étude de Catherine Kintzler : « Pourquoi survalorisons-nous
l’interprétation en musique ? Le modèle alphabétique et l’exemple de Glenn Gould » in Revue DEmeter,
Lille, 2002, en libre accès : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=282
2
Pour tirer au clair la notion d’interprétation, nous recommandons vivement l’ouvrage de Guy Deniau,
Qu’est-ce qu’interpréter ?, Paris, Vrin, « Chemins philosophiques », 2015.
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Par la suite, l’interprétation désigne le travail spécifique des intermédiaires et porte-


paroles qui développent des règles pour se saisir du sens, règles systématisées dans l’art de
l’interprétation, où « art » est à entendre comme technique. Cet art est aussi appelé
« herméneutique ». Son modèle a été élaboré non pas au regard des œuvres d’art en général,
mais d’abord au regard des textes que l’on ne comprenait pas, entre autres les textes des poètes.
Et c’est pourquoi l’interprétation des textes est devenue un paradigme général de
l’interprétation. On lit les œuvres d’art comme un texte, et les scientifiques lisent le grand livre
de la nature3.
Précisons alors ce qu’est l’art de l’interprétation aussi appelé, nous le disions,
« herméneutique ». Il est au départ une méthode utilisée dans diverses disciplines, avant tout,
disions-nous, dans celles qui ont affaire à des textes c'est-à-dire les discours, textes ou paroles
étrangers. Sont « étrangers » les discours que l’on ne saurait assimiler directement dans la
mesure où ils gardent en eux une part irréductible qui ne fait pas sens pour nous. Sont donc
étrangers les discours que l’on ne comprend pas immédiatement, dont on se demande, en raison
de leur distance dans le temps ou de leur différence culturelle, par exemple, ce qu’ils signifient
ou veulent dire. Interpréter consiste alors à clarifier le discours avec des signes différents, à dire
la même chose « en d’autres termes ». Dans le cadre d’un texte, par exemple, interpréter
consiste à remplacer un texte par un autre texte, qui dit la même chose. Dans le cas particulier
d’interprétation qu’est la traduction, il s’agit de remplacer les mots d’une langue par ceux d’une
autre. Ce qui suppose que la distinction soit faite entre l’expression et la signification :
interpréter consiste à changer l’expression pour clarifier la « signification ». Une interprétation
- on notera au passage la difficulté du terme qui désigne tant l’activité que le résultat - est alors
d’autant plus libre qu’on ne reconnaît plus en elle la « même » chose. Même si dire la même
chose autrement n’est précisément jamais dire la même chose. C’est en ce sens qu’Umberto
Eco caractérisait la traduction par la formule « dire presque la même chose4 », ce « presque »
étant la marge dans laquelle tout traducteur doit négocier pour rester aussi fidèle que possible
non pas aux mots, mais au mondes ouverts par les mots.
Pour parvenir à dégager le sens ou la signification, l’interprétation s’arrête sur le texte,
repère en lui ce qui se soustrait à notre compréhension ou qui lui fait obstacle, c'est-à-dire ce

3
Sur le paradigme de la lecture, voir le grand livre de Hans Blumenberg, La Lisibilité du monde, trad.
P. Rusch, Paris, Cerf, 2007.
4
Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expériences de la traduction, Paris, Grasset, 2006.
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qui pose problème et interdit la saisie du sens, ce à quoi on se heurte et qui nous empêche de
continuer parce que, comme dit Wittgenstein, on ne s’y « retrouve » pas5.
L’herméneutique comme « art de l’interprétation » est alors la méthode qui élabore des
règles permettant de surmonter la non-compréhension en reconstruisant un sens attendu comme
étant celui de l’auteur du texte ou de l’œuvre. Pour cela, alors même qu’on ne comprend pas, il
faut supposer que le discours est sensé, qu’il est habité par une « intention » signifiante, c'est-
à-dire que le texte, dans son agencement et au moyen de ses ressources linguistiques, cherche
à dire quelque chose. C’est dans ce cadre que des règles doivent permettre de reconstruire le
sens à même les déterminations du texte, qu’elles soient prises dans un contexte immédiat ou
dans un contexte élargi, et que l’on peut reconstituer la cohérence signifiante du discours.
Cette construction ou reconstruction du sens est le travail de l’interprétation. Pour ce
faire, on compare la partie et le tout, l’œuvre singulière et le genre, on analyse le style et on
utilise notre connaissance de la langue. On établit des dictionnaires qui collectent des
occurrences, des passages parallèles etc. Tout cela permet d’établir progressivement le sens à
partir d’éléments que l’on complète petit à petit. Pour les compléter, l’interprète est obligé
d’élaborer des hypothèses interprétatives à partir des connaissances partielles et situées qui sont
les siennes, à partir des différents conditionnements du lecteur ou auditeur, jusqu’à parvenir à
la compréhension qui lui permet de poursuivre la lecture. Bref, l’interprétation reconstruit une
construction. Et on appelle alors « sens » ce que l’on comprend.
Il existe bien entendu une multitude d’activités qui comme telles permettent la
compréhension et par conséquent une multitude d’activités hétérogènes désignent
l’interprétation. On peut en citer deux à titre d’exemple : 1) on ne comprend pas en raison de la
confusion ou de l’indétermination, ce qu’on appelle traditionnellement on appelle l’obscuritas
et qui veut simplement dire qu’on ne comprend pas. L’interprétation consistera alors à clarifier,
à distinguer par analyse, à expliquer et expliciter pour retrouver les éléments permettant de
construire une totalité et à déterminer ; 2) on ne comprend pas parce qu’on se heurte à quelque
chose d’incohérent qui ne fait pas sens. L’interprétation consistera alors non pas à clarifier,
mais à établir une cohérence possible à partir de la reprise du contexte.
Bref, on voit que l’interprétation peut désigner toutes sortes d’opérations qui cherchent
à établir le sens qui se manifeste dans la compréhension de quelque chose dont nous supposons
la cohérence et l’unité. L’interprétation découvre dans la chose, le texte par exemple, un certain
ordre qui est le sens, permettant de voir comment les différents moments sont rapportés les uns

5
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. F. Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, p. 87.
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aux autres et comment les parties forment un tout. Comprendre désigne cet acte de synthèse où
nous estimons être en présence de ce sens, où la chose « fait sens ». C’est pourquoi nous
appelons « sens » ce que nous comprenons, tout en sachant que ce sens peut être provisoire et
qu’il ne nous apparaîtra plus comme sens dès que nous ne le comprendrons plus.
Mais même à ce niveau, l’activité de l’interprète n’est pas simple. Car encore faut-il
savoir ce qu’on cherche à comprendre dans un texte ? Le texte dans sa lettre ? Son objet, c'est-
à-dire la chose dont traite le texte ? Ou bien alors son auteur ? Son intention, qui parfois dépasse
le texte ou du moins ne coïncide pas avec lui ? L’herméneutique recherche-t-elle la matière
traitée dans l’œuvre, l’auteur ou l’œuvre ? Ou alors faut-il rechercher dans le texte ce que le
lecteur y recherche ?
Quoiqu’il en soit, il faut s’armer de patience lorsqu’on parle de compréhension et
d’interprétation et bien distinguer des niveaux de compréhension : on peut par exemple très
bien comprendre ce que dit un texte en retrouvant la signification conventionnelle des signes
qu’il utilise sans pour autant comprendre ce qu’un auteur veut dire, c'est-à-dire dire quelle
intention il rattache à son texte. Ces types de compréhension relèvent d’opérations cognitives
distinctes : la compétence linguistique n’est pas la capacité à restituer la pensée d’autrui. Nous
en ferons l’épreuve lors de nos différents exemples d’interprétation, qui le plus souvent
admettent une pluralité d’interprétation (on regardera par exemple plus bas l’interprétation du
récit « Le renoncement » de Kafka ou de sculpture La Jambe de Giacometti, ou la lecture de
En attendant Godot de Beckett).
Mais en même temps, chaque interprétation visant une compréhension a une prétention
à la vérité. Elle veut faire comprendre quelque chose qu’elle estime être objectivement dans ce
qu’elle interprète. On peut de ce fait aller plus loin et affirmer que toute compréhension est
habitée par une distinction entre le vrai et le faux, comprendre présupposant que nous fassions
la distinction entre bien comprendre et mal comprendre, entre comprendre et ne pas
comprendre. Comprendre, c’est en effet toujours comprendre vraiment. Il faudra donc, en art
comme ailleurs en matière d’interprétation, poser la question des interprétations multiples, de
la pluralité des sens, une œuvre pouvant être conçue comme infiniment interprétable. Du coup,
la question du sens relève-t-elle d’une prétention à l’objectivité ou à la vérité ? Quelles sont les
« limites de l’interprétation6 » ?

6
Voir Umberto Eco, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
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Dans ce qui suit nous partirons de l’analyse kantienne de ce qu’est l’art pour dégager,
dans sa définition, les moments qui relèvent à proprement parler de l’interprétation (chapitre
1). Nous développerons ensuite l’approche de l’art comme interprétation dans une perspective
néo-kantienne, dans la philosophie de Cassirer, qui nous montrera que l’art, comme le langage,
le mythe, la religion, la science etc., est une manière de donner une structure au donné, de le
configurer en monde au moyen d’une interprétation (chapitre 2). Enfin, nous présenterons l’art
tel qu’il a été thématisé par Dilthey, qui y voyait une conception du monde et de la vie (chapitre
3). A chaque fois, nous nous interrogerons la pertinence et l’actualité de ces approches en
essayant de donner des illustrations concrètes. La présentation de ces moments de la pensée
philosophiques sera complétée par l’analyse d’exemples (dans cette première partie Giacometti
et Kafka).
Nous étudierons ensuite d’une part le statut de l’art dans la philosophie herméneutique
(Heidegger, Gadamer) (chapitre 4), d’autre part la critique de cette herméneutique en matière
d’art (Sontag, Shusterman, Adorno, Szondi) (chapitre 5).
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1. Kant, le jugement esthétique et l’interprétation

Quel rapport l’interprétation entretient-elle avec l’œuvre d’art? Pour commencer à


répondre à cette question, nous partirons d’un classique de la théorie esthétique, à savoir la
Critique de la faculté de juger (1790)7 de Kant qui a cherché à préciser le statut de l’art tant au
regard de nos facultés humaines, à savoir de notre sensibilité, de notre entendement et de notre
imagination, qu’au regard de la nature. L’analyse kantienne de l’art nous importe avant tout
parce qu’elle part de l’expérience vécue que nous faisons du beau et s’interroge sur les
conditions de possibilité du jugement que nous portons alors, qu’il appelle le « jugement de
goût ». Dans le jugement de goût, nous interprétons une chose comme étant belle. Kant verra
dans cette expérience, qui donne lieu au jugement de goût, notre première détermination de
l’art : est œuvre d’art celle que j’appelle « belle », celle en présence de laquelle je fais
l’expérience du beau et dont je peux dire alors qu’elle est belle. Il faudra donc préciser ce que
nous entendons par ce jugement, et nous verrons que l’on peut trouver en lui les caractéristiques
de l’interprétation8. Ce n’est évidemment pas la seule définition possible de l’œuvre d’art, si
tant est qu’une définition soit possible9, mais nous y avons recours parce qu’elle nous aide à
comprendre comment l’interprétation est constitutive de l’œuvre d’art.
Il y a chez Kant, dans la Critique de la faculté de juger, deux approches de l’art que l’on
peut distinguer, en simplifiant, de la manière suivante :
1. l’approche par celui qui contemple, appelons-le l’amateur d’art, qui détermine
l’œuvre comme relevant de l’art à partir du jugement de goût – est œuvre d’art celle
qui est belle. Celle qui ne suscite pas de plaisir esthétique n’est pas rattachée à l’art.
2. l’approche par celui qui crée, l’artiste. On définit alors l’œuvre d’art non pas à partir
du jugement de goût, mais à partir du mode de production, que Kant attribue au
génie.

7
Kant, Critique de la faculté de juger, tr. A. Renaut, Paris, 1995 (dans tout le cours, nous citons cette
édition CFJ suivi du numéro de page dans le corps du texte).
8
Rudolf A. Makreel a essayé de présenter la Critique de la faculté de juger comme source principale de
l’herméneutique dans Imagination and interpretation in Kant. The hermeneutical import of the Critique
of Judgment, Chicago University Press, 1990
9
Voir Roger Pouivet, Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, Paris, Vrin, 2007.
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Les deux doivent évidemment pouvoir s’articuler, puisque c’est une même œuvre qui est à la
fois produite ou créée et appréciée ou jugée comme une œuvre d’art (voir les § 47 et 48 de la
Critique de la faculté de juger).
Lorsque j’interprète, lorsque je dois interpréter, c’est que je ne dispose pas par avance
d’un sens que je pourrais me contenter d’appliquer. Je ne comprends plus, c'est-à-dire que je ne
sais pas quel jugement je dois appliquer. Et c’est alors précisément le rôle de l’imagination dans
le jugement de goût qui montre que nous avons affaire à un travail d’interprétation.
L’imagination va en effet opérer une synthèse entre une intuition, que nous recevons (nous
voyons le tableau, entendons la musique etc.), et un concept (le beau) dont nous ne disposons
pas et dont nous ne savons par conséquent pas exactement ce qu’il est. Nous ne pouvons donc
pas l’appliquer, puisqu’il nous faut encore le produire. Et c’est là précisément qu’intervient
quelque chose comme le travail de l’interprétation.

Le jugement esthétique

Commençons donc par présenter les caractéristiques générales de la Critique de la


faculté de juger, cet ouvrage qui devait révolutionner de manière durable l’esthétique. Nous ne
nous attacherons qu’à la « Critique de la faculté de juger esthétique », première partie de
l’ouvrage analysant la possibilité de dire d’une chose qu’elle est belle, c'est-à-dire visant à
dégager les critères du jugement de goût. Que se passe-t-il lorsque nous disons d’une chose
qu’elle est belle ? Dire d’une chose qu’elle est belle signifie, d’après Kant, réagir par le
sentiment de plaisir à l’expérience vécue de quelque chose de sensé sans disposer du concept
qui permettrait de l’expliquer, et attribuer le même sentiment aux autres. Je regarde un tableau
et je dis : « C’est beau ». Je ressens que c’est beau, et, sans savoir ce que serait le beau en soi,
je dis que la chose est belle, raison pour laquelle je ressens ce sentiment de plaisir, et pense que
puisque le tableau est beau, ce que je dis doit pouvoir être partagé. Les autres devraient aussi le
trouver beau et s’ils ne le trouvent pas beau, ce n’est pas qu’il n’est pas beau, c’est plutôt que
les autres n’ont pas de goût. Que ressentons-nous donc face à une œuvre d’art ? Kant part d’une
expérience simple, qui se présente comme un fait : nous contemplons l’œuvre et éprouvons du
plaisir à la simple écoute, à la simple vue, plaisir qui peut aller jusqu’à la sensation physique.
Ainsi peut-on, par exemple en écoutant de la musique, être submergé par une vague d’émotion,
qui peut aller jusqu’aux larmes, aux frissons.
Mais tributaire de la sensation individuelle, du sentiment singulier, un tel jugement peut-
il tant soit peu être objectif ? Dans la Critique de la faculté de juger, Kant précise le jugement
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de goût en essayant de voir si un tel jugement peut être concilié avec les critères du jugement
en général, critères qui ont été présentés dans la table des jugements de la Critique de la raison
pure. D’après Kant, les jugements ont une qualité, une quantité et se caractérisent également
suivant leur relation et leur modalité. Sans vouloir restituer ici l’analyse logique des jugements,
contentons-nous de dire que si le jugement de goût est un jugement que l’on peut partager avec
d’autres, que l’on peut donc communiquer, alors il doit satisfaire à ces critères généraux du
jugement et il faut pouvoir le spécifier suivant les quatre moments du jugement de goût à partir
de l’expérience vécue du beau, c'est-à-dire à partir de ce qui se passe lorsque nous voyons ou
entendons une œuvre et que nous ressentons et disons qu’elle est belle :

1/ Le premier moment de l’expérience vécue du jugement de goût est ce que l’on pourrait
appeler, sans reprendre les termes kantiens, celui de la distanciation. Faire l’expérience d’une
chose comme belle, ce n’est pas en effet se soucier de son utilité ni de sa valeur. Le plaisir que
nous prenons à l’art ne vient pas de la connaissance que l’œuvre nous apporterait, par exemple
la convenance entre un portrait et son modèle. Son plaisir n’est pas non plus lié à l’existence,
comme c’est le cas de l’agréable qui repose sur le désir attaché à l’objet. Je ne dis pas belle,
par exemple, la représentation d’une femme ou d’un homme parce qu’ils me paraissent
désirables. De même je ne dis pas qu’est belle une œuvre parce qu’elle présente une grandeur
morale : ce serait confondre le bon et le beau. Dans le plaisir esthétique, il s’agit simplement
du plaisir pris à l’expérience en elle-même. Les besoins et désirs quotidiens sont mis entre
parenthèses, on se sent soulagé, pourrait-on dire, et c’est en cela que consiste la distanciation,
qui signifie que l’on n’est pas directement impliqué dans l’objet. Ce que Kant résume de la
manière suivante :

« […] le jugement de goût est simplement contemplatif, c'est-à-dire qu’il s’agit d’un
jugement qui, indifférent à l’existence d’un objet, met seulement en liaison la nature de
celui-ci au sentiment de plaisir et de peine » (CFJ 187s.)

Il faut bien comprendre ici ce qu’implique ce caractère « contemplatif » d’après cette définition
de Kant : à savoir que n’étant pas lié à une faculté de désirer, ce jugement ne suscite pas d’intérêt
pour l’objet, restant attaché à la seule forme sans l’élément matériel (la sensation). Le jugement
de goût porté sur un objet – une œuvre - est donc libre de tout intérêt propre qu’il y aurait à
utiliser ou à posséder l’objet représenté. Le plaisir pris à la représentation de pommes par
Cézanne, par exemple, ne signifie aucunement que nous ayons pour finalité de les manger ou
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que nous éprouvions du plaisir à posséder une œuvre dont le prix est immense. Par la
distanciation, nous avons, dans le jugement de goût, un rapport libre et désintéressé à l’objet :

« Tout intérêt suppose un besoin ou en produit un, et, en tant que principe déterminant
de l’assentiment, il ne laisse plus être libre le jugement sur l’objet. » (CFJ 188)

Le jugement esthétique, purement contemplatif, est libre. Aussi, suivant la qualité du jugement,
le beau plaît donc, nous dit Kant, « de manière désintéressée » (CFJ 189).

2/ Le deuxième moment de l’expérience vécue du beau est celui de l’objectivation du plaisir. En


effet, bien que chacun n’éprouve en présence du beau que son propre plaisir singulier, ce plaisir
est vécu comme un plaisir que tous devraient éprouver ou du moins devraient pouvoir éprouver.
C’est pourquoi nous énonçons le jugement : « c’est beau ! ». Il y a en effet pour l’esprit, dans
le jugement de goût, un « certain ennoblissement et une certaine élévation au-delà de la simple
capacité d’éprouver un plaisir par l’intermédiaire d’impressions des sens » (CFJ 342), parce
que ce plaisir pur est objectivé. On voit ainsi que cette objectivation procède immédiatement
de la distanciation de l’intérêt. Mais puisque ce jugement n’est pas lié à notre intérêt singulier,
il ne nous est pas propre et doit pouvoir être partagé par d’autres, par tous les autres :
« Car ce dont on a conscience, à savoir que la satisfaction qu’on y prend est
désintéressée, ne peut être jugé que comme devant nécessairement contenir un principe
de satisfaction pour tous. » (CFJ 189)

Suivant la quantité, le beau est donc « ce qui plaît universellement sans concept » (CFJ 198).

3/ Troisième moment de l’expérience vécue du beau : le beau nous surprend. Il manifeste bien
un ordre, une configuration, une forme, mais pas celle que nous attendions, pas celle que l’on
pourrait rattacher à la tradition ou à des valeurs transmises. Ce que l’on comprend aisément
puisque, suivant le moment précédent, nous n’avons pas de concept du beau : ce n’est donc pas
la convenance avec un canon traditionnel du beau qui fait le beau. Autrement dit, au milieu de
toutes les choses qui nous apparaissent comme sensées parce qu’elles répondent à des fins,
comme par exemple les objets techniques, le beau apparaît comme ce qui n’a pas d’antériorité
et qui, précisément, de ce fait surprend. Il nous coupe le souffle. Nous avons l’impression de
le subir. Le sentiment nous envahit. C’est là, suivant Kant, le moment capital de l’expérience
du beau, où nous voyons le cœur du caractère interprétatif du jugement esthétique : le moment
du jeu des facultés. Ces facultés sont la sensibilité, l’entendement et l’imagination, et dans le
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jeu des facultés l’imagination présente à l’entendement une représentation qui « donne
beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c'est-à-dire aucun concept, ne
puisse lui être adéquate, et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement ni ne peut
rendre compréhensible » (CFJ 300). Si l’on comprend que la chose est belle, c’est que
l’intuition est adéquate à un concept dont nous ne disposions pas par avance, qu’elle convient.
Nous arrivons donc à une compréhension sans l’effort de la détermination, ce qui suscite un
plaisir à la fois sensible et intellectuel. C’est que l’imagination nous présente une « Idée
esthétique », c'est-à-dire sensible. Il faut rapidement décrire ce qui se passe, sans reprendre
strictement les termes kantiens. L’« Idée esthétique » est une représentation de l’imagination à
laquelle aucun concept ne correspond, de même qu’à l’inverse une « Idée de la raison » est une
représentation de la raison à laquelle aucune représentation de l’imagination ne correspond (par
exemple Dieu, la liberté, l’âme). Si on dit la même chose dans le langage de la finalité, alors on
dira que la beauté est, suivant la relation du jugement, « la forme de la finalité d’un objet, en
tant qu’elle est perçue en lui sans la représentation d’une fin » (CFJ 216). C’est ce que l’on
désigne par la formule « finalité sans fin ». Tout dans l’œuvre semble concourir à une fin, et
pourtant elle n’a d’autre fin qu’elle-même.

4/ le quatrième moment de l’expérience vécue du beau montre que cette expérience est si
évidente qu’elle impose de nouvelles normes à la perception. C’est ainsi que le « célèbre
Doryphore de Polyclète » (CFJ 214), c'est-à-dire une statue jugée belle, devient l’idée-norme à
laquelle est mesurée la représentation de ce qu’est qu’un homme beau. Ou notre connaissance
des impressionnistes nous procure une expérience toute nouvelle des couchers du soleil se
reflétant sur l’eau. Nous voyons alors les couchers de soleil à travers eux. Ou nous admirons la
montagne, son caractère sublime, parce que les romantiques l’ont dépeinte et en ont fait le
symbole de la transcendance, tout comme ils nous ont fait découvrir la mer comme symbole
d’infini. Bref, nous voyons à travers une expérience que l’art a modelée. Suivant la modalité,
cette expérience est « nécessaire ». Cette « nécessité » n’est pas apodictique, elle ne devient pas
une loi universelle à laquelle tout serait également soumis. L’objet au contraire devient
« exemplaire » dans sa singularité, il devient un « exemple » (CFJ 217) auquel un artiste qui
veut être artiste ne peut plus se soustraire :

« De toute représentation, on peut dire qu’il est pour le moins possible qu’elle soit (en
tant que connaissance) associée à un plaisir. […] En fait, comme nécessité inscrite dans
un jugement esthétique, elle ne peut être appelée qu’exemplaire, autrement dit : il s’agit
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d’une nécessité d’adhésion de tous à un jugement qui est considéré comme exemple
d’une règle universelle que l’on ne peut indiquer. » (CFJ 216-217)

Est alors beau ce qui « est reconnu sans concept comme objet d’une satisfaction nécessaire »
(CFJ 220).

Si nous avons ainsi rappelé les aspects principaux du jugement de goût selon Kant
(plaisir désintéressé, universel, sans concept, finalité sans fin, plaisir nécessaire), son approche
n’est pas sans conduire à des difficultés. La difficulté la plus patente après une lecture rapide
serait de conclure à la subjectivité du jugement esthétique. Je dis d’une chose qu’elle est belle
suivant mon sentiment subjectif, et puisqu’« esthétique » veut bien dire qu’il relève de la
sensibilité, chacun a finalement sa manière de sentir. Ce qui semble corroboré par le fait que la
prétention à l’universalité n’est pas l’universalité, et que le goût semble bien être une capacité
personnelle. Les propos de Kant paraissent très clairs :

« Il ne peut y avoir nulle règle objective du goût qui détermine par concepts ce qui est
beau. Car tout jugement dérivant de cette source est esthétique, autrement dit : c’est le
sentiment du sujet, et non un concept de l’objet, qui est son principe déterminant.
Chercher un principe du goût, qui fournirait le critérium universel du beau par des
concepts déterminés, c’est une entreprise stérile, étant donné que ce que l’on recherche
est impossible et même en soi contradictoire. » (CFJ 211)

Et pourtant. Quand je trouve une chose belle, je la trouve belle parce que je pense qu’elle est
belle. On objecte souvent à la prétention à l’universalité que l’on peut dire que la chose est belle
pour moi et qu’il n’y a rien de plus à en dire. Ce à quoi Kant s’oppose à juste titre :

« Il serait […] ridicule que quelqu’un qui imaginerait quelque chose à son goût songeât
à s’en justifier en disant : cet objet (l’édifice que nous voyons, le vêtement que celui-ci
porte, le concert que nous entendons, le poème qui est soumis à votre appréciation) est
beau pour moi. Car il ne doit pas l’appeler beau s’il ne plaît qu’à lui. Bien des choses
peuvent avoir pour lui du charme et de l’agrément, mais personne ne s’en soucie : en
revanche, quand il dit d’une chose qu’elle est belle, il attribue aux autres le même
plaisir : il ne juge pas simplement pour lui, mais pour chacun, et il parle alors de la
beauté comme si elle était une propriété des choses. » (CFJ 191)

Ce n’est pas moi qui l’invente, mais c’est bien l’action de la chose sur ma sensibilité qui
m’impose ce jugement. Bien sûr, quelqu’un peut me dire qu’elle n’est pas belle, que la chose
ne procure aucun plaisir esthétique à autrui. Mais de mon côté je pense alors non pas que la
chose n’est pas belle : puisque je prends du plaisir parce qu’elle est belle, que je prends du
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plaisir non pas à son contenu, mais à sa forme, ceux qui ne la trouvent pas belle tout simplement
n’ont pas de goût. Et c’est pour se cacher cela que l’on dit, à tort donc, à chacun son goût :

« Il dit donc : la chose est belle, et pour son jugement par lequel il exprime son plaisir,
il ne compte pas sur l’adhésion des autres parce qu’il a constaté à diverses reprises que
leur jugement s’accordait avec le sien, mais il exige d’eux une telle adhésion. Il les blâme
s’ils en jugent autrement et il leur dénie le pouvoir d’avoir du goût, tout en prétendant
pourtant qu’ils devraient en avoir ; et ainsi ne peut-on pas dire que chacun possède son
goût particulier. Cela équivaudrait à dire que le goût n’existe pas, autrement dit que nul
jugement esthétique n’existe qui pourrait prétendre légitimement à l’assentiment de
tous. » (CFJ 191).

Si nous avons jusqu’à présent rappelé ce en quoi consiste le jugement de goût chez Kant,
nous ne savons pas encore pourquoi ce jugement relève de l’interprétation. Pour l’expliquer il
faut distinguer deux types de jugements auxquels nous avons déjà fait allusion plus haut. On
peut parler d’un côté des jugements de connaissance comme de jugements déterminants qui
permettent de ranger des intuitions sous des concepts en leur attribuant une quantité, une qualité
etc. C’est là l’œuvre de l’entendement, qui fournit des règles et des concepts rendant possibles
ces jugements effectués par la faculté de juger qui a pour finalité de subsumer le particulier sous
l’universel. Le jugement est déterminant si l’universel est donné par l’entendement, en d’autres
termes si nous disposons du concept pour ranger sous lui l’intuition. On pourrait dire que la
connaissance est interprétation, puisque même sous son aspect déterminant elle consiste à saisir
quelque chose (de particulier donné dans l’intuition) comme quelque chose (d’universel donné
dans l’entendement) : j’interprète ce chat noir que je vois sur le trottoir comme étant un chat.
Nous pourrions dire qu’il s’agit d’une interprétation déterminante (je le détermine ici suivant la
quantité). C’est l’imagination qui procure alors des schèmes qui permettent de relier ce qui
relève de la sensibilité et ce qui relève de l’entendement, qui procure à un concept son image
sensible, qui rattache ce chat que je perçois au concept de chat.
Mais ce n’est pas l’interprétation qui a cours en art, où nous ne savons pas objectivement
ce qu’est le beau, c'est-à-dire où nous ne disposons pas de concept préalable que nous pourrions
appliquer aux objets que nous considérons comme des œuvres d’art. Le jugement auquel on
recourt alors est un jugement réfléchissant : le particulier est donné et la faculté de juger doit
trouver l’universel. Pour cela il faut réfléchir, imaginer, faire varier ses représentations. Kant
appelle cette faculté de juger « esthétique » : le jugement de goût y décide par le sentiment de
la convenance entre une forme, que nous recevons par la sensibilité, et nos facultés de connaître.
Entendement, sensibilité et imagination semblent s’accorder dans un « libre jeu ». Les facultés
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sont libres parce que dans le jugement esthétique réfléchissant l’entendement est, comme nous
l’avons vu, contemplatif, et qu’il n’impose donc pas de règle au moyen d’un concept. Du même
coup, à la différence du jugement déterminant, l’imagination ne lui est donc pas soumise. Deux
facultés, celle qui appréhende (la sensibilité) et la faculté intellectuelle qui pense
(l’entendement) renvoient l’une à l’autre, la réflexion de l’imagination jouant le rôle
d’intermédiaire. Ce renvoi ou ce soutien réciproque des facultés provoque, nous dit Kant, un
sentiment de plaisir. Dans la contemplation esthétique d’une part nous pensons quelque chose,
nos activités intellectuelles sont animées, d’autre part nous sentons quelque chose, et à chaque
fois nous ne contemplons que l’objet. Nous sommes donc d’une part accomplis en tant que
sujets, parce que l’œuvre d’art met spontanément en activité nos facultés qui se retrouvent dans
une harmonie libre et facile parce que, résultant de la contemplation, ce jugement n’exige aucun
effort, d’autre part, nous pensons quelque chose (à savoir que la chose est belle) sans faire
l’effort de penser. En même temps qu’accomplissement du sujet, le jugement de goût est donc
respectueux de l’objet puisque ce dernier demeure entièrement en lui-même dans la mesure où,
nous l’avons vu, notre plaisir est désintéressé, c'est-à-dire que nous ne voulons pas en faire
quelque chose. On le voit particulièrement dans le plaisir intellectuel et sensible que nous
ressentons, d’autre part dans le fait que lorsque nous parlons de cette expérience esthétique à
d’autres, nous n’argumentons pas, nous ne donnons pas de raisons, nous n’argumentons pas,
mais nous invitons à lire, à regarder, à écouter. Le reste nous fait sortir de l’œuvre d’art, nous
fait critique ou historien etc. Certes, la description historienne et critique nous apprend
beaucoup de choses intellectuellement intéressantes, mais pour être saisi par le beau, dans un
musée par exemple, nous déposons les écouteurs qui nous expliquent objectivement beaucoup
de choses mais nous empêchent de goûter au plaisir esthétique proprement dit.
Que faut-il retenir de cela concernant l’interprétation ? On pourra dire qu’il s’agit
d’interprétation dans la mesure où dans le jugement esthétique nous faisons l’expérience de la
découverte d’un sens qui ne nous est pas donné d’avance. Le travail de l’interprétation consiste
alors dans la réflexion de l’imagination qui, ne disposant pas de concept préalable à rattacher à
l’intuition sensible, le produit. En fait, nous avons ainsi, dans le jugement esthétique, dans le
plaisir pris à la contemplation d’une œuvre, un plaisir de pure interprétation : nous éprouvons
du plaisir face à une œuvre qui s’impose à nous avec évidence, qui fait sens pour nous. Cette
présence du sens comme plaisir nous fait dire qu’elle est belle, et qu’elle est donc une œuvre
d’art. Elle manifeste, à travers ce plaisir, un certain ordre et une harmonie. Ensuite, elle donne
à penser et suscite des interprétations secondes, puisqu’elle « donne beaucoup à penser » (CFJ
300), à « discuter ».
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 20

L’artiste comme génie

Si le jugement esthétique est l’une des caractéristiques de l’art, qui impose une
interprétation à celui qui se trouve en présence de belles formes, il faut aussi, nous l’avions dit,
définir l’art non pas à partir de celui qui reçoit ces formes, mais à partir de celui qui les produit.
C’est là, d’après Kant, le rôle de l’artiste comme génie.
La définition de la création par l’artiste doit être compatible avec l’analyse du jugement
de goût. Kant définit le génie de la manière suivante :

« Le génie est le talent (don naturel) qui donne à l’art ses règles. Dans la mesure où le
talent, comme pouvoir de produire innée chez l’artiste, appartient lui-même à la nature,
on pourrait aussi s’exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium)
par l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses règles. » (CFJ 293)

Ce n’est pas le lieu ici de présenter la théorie du génie chez Kant dans son intégralité et nous
n’allons retenir que ce qui nous importe. Puisqu’il n’y a pas de concept de ce qu’est le beau, il
ne peut pas y avoir non plus de règle pour le produire. L’artiste ne crée donc pas d’après des
règles, d’après un plan, comme le technicien. Comment fait-il alors ?
Quatre caractéristiques définissent le génie d’après Kant :
1. le génie est original ;
2. le génie est exemplaire ;
3. à travers le génie, c’est la nature qui donne sa règle à l’art ;
4. le génie ne sait pas ce qu’il fait.

Chez Kant, le côté exemplaire et le rôle de modèle est ce qui caractérise le génie qui,
étant original, n’imite pas, mais suscite l’imitation. Il n’imite pas parce qu’il est original, c’est-
à-dire l’origine même de la spécificité de son art. En revanche, les génies doivent « constituer
des modèles, ce qui veut dire qu’ils doivent être exemplaires » (CFJ 294) : « Les Idées de
l’artiste suscitent des Idées semblables chez son disciple quand la nature l’a doté d’une
semblable proportion des facultés de l’esprit » (CFJ 296). Autrement dit, le génie, et cela le
distingue du simple original, fait école. L’originalité en effet ne suffit pas pour définir le génie
car le fait de ne pas suivre des règles apprises ne permet en rien de distinguer le génie de celui
qui est simplement un original. Dans la langue française, parler d’un individu comme d’ « un
original » est d’ailleurs souvent péjoratif. C’est celui qui dénote et aime à se faire remarquer.
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Mais n’importe qui peut essayer de se faire remarquer en faisant quelque chose que personne
n’a jamais fait. Mais « faire » l’original peut être absurde, ne faire aucun sens. Si le génie doit
incontestablement être original et ne pas être un simple imitateur, alors il faut que son originalité
se distingue d’une originalité gratuite. Et cela ne se voit que dans ce qu’il suscite : un désir
d’imitation, qui fait école. L’expérience est au demeurant assez répandue. Après un concert qui
nous a plu, il arrive souvent que l’amateur désire bien faire de la musique etc.
Dans la mesure où il ne dispose pas de règle pour faire ce qu’il fait, le génie ne sait pas
non plus ce qu’il fait. Bach peut bien expliquer la technique de l’art de la fugue, on peut
connaître les règles de la versification, cela ne fera pas de nous un grand compositeur ou un
grand poète. Raphaël peut avoir une école, il n’y a qu’un seul Raphaël. Bref le génie ne sait pas
comment se trouvent en lui les idées qui guident sa création et il ne peut par conséquent les
transmettre. C’est là, d’après Kant, qu’il faut chercher l’origine du mot génie :

« […] le terme de génie est dérivé de genius, l’esprit donné en propre à un homme à sa
naissance, chargé de le protéger et de le diriger, et qui fournit l’inspiration dont émanent
ces idées originales » (CFJ 294).

Puisque cela ne repose pas sur des concepts ou des règles, on ne saurait apprendre à être génial.
Il faut donc penser que, comme le génie est comme tous les hommes un être de nature, c’est la
nature qui agit à travers lui, ce qui permet de comprendre qu’à travers ses créations, c’est,
comme nous l’avons rappelé dans la définition initiale, « la nature qui donne à l’art ses règles »
(CFJ 293). Le génie qui s’exprime dans l’œuvre est alors ce que Kant appelle aussi « l’esprit
de l’œuvre » (CFJ 305). C’est là ce que le génie apporte à l’œuvre, à savoir « l’âme » :

« De certaines productions, dont on s’attend à ce qu’elles se présentent, en partie du


moins, comme des œuvres d’art, on dit : « Elles sont sans âme », bien que l’on n’y
trouve rien à reprocher en ce qui touche au goût. Un poème peut être très bien fait et
élégant, mais il est sans âme » (CFJ 299).

Et Kant de définir l’âme de la manière suivante :


« l’âme, au sens esthétique, désigne le principe qui, dans l’esprit, apporte la vie. Mais
ce par quoi ce principe anime l’esprit, la matière qu’il emploie à cet effet, est ce qui met
en mouvement, de manière finale, les facultés de l’esprit, c'est-à-dire les dispose à un
jeu qui se conserve de lui-même et même augmente les forces qui y interviennent. »
(CFJ 300)

Cette animation de l’esprit est le propre de ce que Kant appelle les « Idées esthétiques » :
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 22

« […] j’affirme que ce principe n’est pas autre chose que le pouvoir de présentation des
Idées esthétiques ; ce disant, par une Idée esthétique, j’entends cette représentation de
l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée
déterminée, c'est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquate, et que par conséquent
aucun langage n’atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible. » (CFJ 300)

L’âme présente donc des Idées esthétiques, entendez sensibles, qui intensifient la vie, ce que
l’on comprend dans le plaisir à la fois physique et intellectuel. L’âme est donc un principe
vivifiant qui libère les facultés et les rend productives. Et dans la productivité ainsi suscitée, le
génie incite à l’interprétation, c'est-à-dire nous donne à penser en présence des œuvres. En
d’autres termes, elle rend possible l’interprétation créatrice. Les Idées esthétiques sont en effet
des « représentations de l’imagination » : d’une part elles sont des « Idées » en ce qu’elles
présentent quelque chose qui va au-delà de l’expérience, elles renvoient à autre chose ; d’autre
part elles sont des intuitions et non des concepts.
Il ne s’agit donc pas simplement de trouver une image qui correspond à un concept, mais
d’élargir la pensée, de stimuler l’imagination créatrice pour « penser bien davantage que ce qui
peut jamais se comprendre sous un concept déterminé », et l’on peut ainsi penser beaucoup plus
que ce qui « peut être appréhendé et rendu clair » (CFJ 301) :

« En un mot : l’Idée esthétique est une représentation de l’imagination, associée à un


concept donné, qui, dans le libre usage de celle-ci, est liée à une telle diversité de
représentations partielles que nulle expression désignant un concept déterminé ne peut
être trouvé pour elle et qui en ce sens, permet de penser, par rapport à un concept, une
vaste dimension supplémentaire d’indicible dont le sentiment anime le pouvoir de
connaître et vient introduire de l’esprit dans la simple lettre du langage. » (CFJ 303)

Sans aller ici plus loin, contentons-nous de remarquer que Kant introduit bien le problème de
l’interprétation en se référant au problème traditionnel des théories de l’interprétation, à savoir
l’opposition entre l’esprit et la lettre. Le génie artistique produit des Idées esthétiques qui, parce
qu’elles sont l’esprit de la lettre, suscitent le travail de l’interprétation. C’est en cela que les
œuvres d’art suscitent des discours, qu’on en parle etc. Et il y a interprétation en présence des
Idées esthétiques précisément parce qu’elles disent plus que ce qu’elles peuvent dire et que le
sens doit donc être explicité, créé. L’idée esthétique dit autre chose ou plus que ce qu’elle dit.
On pourra ici retrouver avec intérêt l’approche de l’interprétation développée par Paul Ricœur,
en particulier à travers la devise « le symbole donne à penser 10 », qui est un écho direct des

10
Paul Ricœur, « Le Symbole donne à penser », Esprit, n°7, 8, 1959, p. 60-77.
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« Idées esthétiques », et qui est bien explicitée dans le premier chapitre de la première partie de
De l’interprétation11 :
« Le symbole donne à penser, disais-je, reprenant un mot de Kant dans la Critique du
jugement. Il donne, il est don du langage : mais ce don me crée un devoir de penser,
d’inaugurer le discours philosophique à partir de cela même qui toujours le précède et
le fonde12. »

Cette pensée est précisément la réflexion, le jugement réfléchissant, c’est-à-dire l’interprétation


réfléchie. L’œuvre d’art créée par le génie suscite donc par elle-même l’interprétation.

Interpréter, discuter et disputer

Pour terminer cette approche de Kant, nous allons à présent nous tourner vers les § 56
et 57 de la Critique de la faculté de juger (CFJ, 326) qui permettent de retrouver les enjeux de
la théorie de l’interprétation, d’une part la singularité du jugement esthétique, d’autre part les
interprétations qu’il engendre. Kant y distingue deux lieux communs : 1) « chacun possède son
propre goût » et 2) « du goût, on ne peut disputer ».
Nous avons déjà rencontré le premier lieu commun qui rappelle que c’est le plaisir ou
le déplaisir qui permet de juger de l’œuvre d’art et de dire qu’elle est belle ou pas. On penserait
alors en termes simplement subjectifs, liés à notre sensibilité particulière, où ce qui plaît à l’un
ne doit pas nécessairement plaire à l’autre, et il n’y a donc pas de principe objectif pour décider
du beau et déterminer le jugement de goût. C’est là ce qui semble conforter la thèse suivant
laquelle toutes les interprétations sont permises en matière de goût. Cette opinion commune,
qui d’après Kant est celle des « personne[s] dépourvue[s] de goût », est largement répandue :
chacun décide de ce qu’est l’art suivant le plaisir qu’il ressent. Ce qui est de l’art pour l’un ne
l’est pas nécessairement pour l’autre. Et l’on entend souvent des spectateurs dire face à ce qui
ne leur plaît pas : « ce n’est pas de l’art ». On aime ou on n’aime pas. Et visiblement personne
à ce niveau ne prétend ériger son propre jugement en règle universelle, car après tout, « à chacun
son goût » ! C’est là ce qui semble logiquement découler d’une première approche du jugement
de goût et en particulier du fait que le jugement esthétique repose sur le sentiment de plaisir ou
de peine : ne reposant que sur un sentiment et non sur des concepts, on ne saurait apporter de
preuve du sentiment et il est par conséquent impossible de « disputer » du goût.

11
Paul Ricœur, De l’Interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965, p. 13-66.
12
Ibid., p. 48.
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Le deuxième lieu commun, « du goût, on ne peut disputer », a un autre statut. Il a,


d’après Kant, un sens même pour ceux qui pensent qu’il peut y avoir en matière de goût une
prétention à la validité universelle, comme nous l’avons vu plus haut. Il y a donc une objectivité
engagée, qui se fonde sur le jugement réfléchissant, mais qui ne saurait être ramenée à des
concepts déterminés, disant par exemple ce que c’est que le beau. Il reste seulement établi que
le jugement de goût ne reposant pas sur des concepts, on ne peut pas vraiment disputer du goût,
c'est-à-dire qu’on ne saurait décider de sa pertinence par des preuves. Mais bien qu’on ne puisse
disputer du goût, on peut toutefois en discuter, c'est-à-dire qu’on peut en parler : « du goût, on
peut discuter » (CFJ 326) écrit Kant. Et de préciser :

« […] là où il est permis de discuter, il faut qu’on ait l’espoir de parvenir à un accord ;
en conséquence, on doit pouvoir compter sur des fondements du jugement qui ne
possèdent pas seulement une validité personnelle, et donc ne sont pas simplement
subjectifs […] » (CFJ 326)

Nous avons donc une antinomie, à savoir l’existence simultanée de deux lois se
contredisant (nomos = loi). En fait, nous retrouvons deux caractéristiques du jugement de goût
que Kant avait dégagées : d’une part le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts, car
sinon nous pourrions en disputer, d’autre part il faut bien qu’il y ait quelque part des concepts,
car sinon nous ne pourrions jamais en discuter et prétendre à ce que l’autre partage notre
jugement.
Pour résoudre cette antinomie, Kant procède comme dans la Critique de la raison pure
en disant ici que le malentendu sur lequel elle repose tient en fait à deux manières distinctes de
prendre le « concept ». Il faut que le jugement de goût se rapporte à quelque concept s’il
prétend, ce qui a été montré, à une validité nécessaire pour chacun. Mais ce concept peut être
de deux sortes : soit un concept d’entendement, « déterminable par des prédicats de l’intuition
sensible qui peut lui correspondre », soit un concept indéterminable et indéterminé, un concept
qui n’est pas un concept d’entendement, mais un concept formé par la raison qui dépasse le
sensible, à savoir un concept indéterminé, celui du « substrat suprasensible des phénomènes »
(CFJ 329). Et c’est ce concept qui est en jeu dans le jugement de goût qui donne lieu à
discussion et à interprétation. Cette Idée du suprasensible, à savoir que les phénomènes
renvoient aussi à une dimension de liberté et ne se limitent pas à la simple nature, est ce qui
rend possible l’interprétation. Nous éprouvons, sans évidemment pouvoir l’expliquer
entièrement, un sens qui nous dépasse et qui nous est donné dans l’art. C’est là que l’art nous
donne à penser, à interpréter :
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 25

« Le principe subjectif, à savoir l’Idée du suprasensible en nous, peut seulement être indiqué
comme l’unique clé permettant de résoudre l’énigme de ce pouvoir dont les sources nous
restent cachées à nous-mêmes, mais rien ne peut le rendre plus compréhensible. » (CFJ 329)

Il en découle une conséquence qui vient renforcer le statut de l’interprétation devenu essentiel
si l’Idée esthétique donne à penser : du jugement de goût on ne dispute pas, mais on discute,
parce que le beau appelle l’interprétation, c'est-à-dire la recherche du sens.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 26

2. Cassirer, l’art comme forme symbolique

Ernst Cassirer (1874-1945) est un philosophe kantien. On le dit néo-kantien parce qu’il
reprend les grands concepts kantiens tout en les adaptant. C’est pourquoi nous le traitons dans
le prolongement de Kant. Cassirer rappelle souvent que l’essence de la « révolution
copernicienne », que l’on attribue à Kant, consiste à s’intéresser non pas à l’être mais à la
configuration de l’être : la priorité est accordée non pas à ce qui est, mais à l’activité qui est au
fondement de son approche. Le propre de la philosophie de Kant réside en effet dans cette
révolution dans la « manière de penser » (Denkart) qui, au lieu d’aborder les objets dans leur
être même, tels qu’ils sont en soi, reconnaît qu’ils ne nous sont accessibles qu’à travers un mode
de connaissance déterminé que Kant appelle l’ « entendement pur », à savoir un entendement
qui, défini comme faculté des règles, postule quelque chose comme une logique de l’existence
permettant d’appréhender les contenus de connaissance. Cet entendement pur n’a lui-même de
sens pour appréhender le réel que s’il s’appuie sur ce que nous livrent nos sens, la sensibilité
ayant par ailleurs elle aussi des structures fixes (que Kant appelle les formes a priori de la
sensibilité que sont l’espace et le temps). La préface à la Philosophie des formes symboliques
(trois volumes publiés entre 1923 et 1929), le maître-ouvrage de Cassirer, montre que Cassirer
veut appliquer et élargir cette méthode, que l’on appelle « transcendantale » parce qu’elle
remonte aux conditions de possibilité de la connaissance, aux sciences de l’esprit, qu’il
appellera « sciences de la culture ». En effet, on ne saurait parler proprement de sciences de
l’esprit dans la mesure où l’on ne peut connaître de l’esprit que ce qu’il crée, ce dans quoi il se
donne une existence objective, c'est-à-dire ce dans quoi il s’objective. Or ses créations
constituent la culture, dont l’art est un élément important. On ne connaît donc l’esprit que par
la culture, et c’est de cette dernière qu’il faut édifier la science. On peut donc dire que Cassirer
transforme, en l’approfondissant et en l’élargissant aux produits de la culture, la philosophie
transcendantale. Ce faisant il retient de Kant que ce ne sont pas les objets en leur substance, à
laquelle nous n’avons pas accès, que nous pouvons connaître, mais qu’il faut d’abord s’attacher
aux fonctions de l’esprit qui lui permettent d’opérer des synthèses et de constituer des objets et
un monde.
On comprend alors que pour Cassirer la philosophie de la culture peut être appelée une
étude des formes et dégage les manières dont l’esprit « informe » le réel, c'est-à-dire le met en
forme. Nous n’accédons pas à l’esprit et ne pouvons apercevoir son essence que de manière
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réflexive : « celui-ci ne peut se présenter à nous que dans son activité de mise en forme du
matériau sensible »13. Ce sont donc ces formes et leur structure qu’il s’agit de saisir.
Ces formes renvoient d’après Cassirer à des forces créatrices qui sont celles des grandes
orientations générales et fondamentales de la culture. La culture est alors l’ensemble de ces
formes, l’interaction entre ces formes, la richesse d’une culture se mesurant à la richesse de ces
interactions. Elle n’est pas directement dans les objets mais porte sur la donation de sens
(Sinngebung). C’est l’activité même d’institution du sens qui est donc à considérer. Et le travail
consistant à doter d’un sens est celui de l’interprétation.

Qu’est-ce qu’une forme symbolique ?

On peut alors clarifier ce qu’il faut entendre par « forme symbolique ». Le modèle en
est fourni à Cassirer par le philosophe allemand Wilhelm von Humboldt (1767-1835) et son
analyse du langage, qui sert de paradigme, de modèle à la définition de la « forme
symbolique14 ». Dans la tradition philosophique, le langage a le plus souvent été analysé comme
étant un système de désignation : nous donnons des noms aux objets représentés et édifions un
système de marques qui décharge notre mémoire et rend possible une communication à propos
des représentations et pensées. En même temps, étant un moyen terme entre le sujet et le monde
des objets représentés, le langage qui remplace les objets a été également soupçonné de voiler
notre accès au réel et d’être une source de confusion. Pour accéder au réel, il conviendrait donc
d’ôter le voile des mots qui recouvrent l’être.
Contre une telle conception, Humboldt met en évidence le caractère dévoilant du
langage : il montre qu’il est une force productrice qui ouvre le monde au sujet connaissant, qui
permet de découvrir le monde. Cela ne signifie pas que le rapport à des objets existants ou
représentés ne soit pas important : mais l’authentique performance productive du langage
consiste à articuler conceptuellement un monde de contenus possibles. C’est pourquoi l’analyse
linguistique ne doit pas, dit Humboldt, s’orienter sur les mots et les noms, mais s’attacher à la
structure des phrases. Et les phrases ne sont pas envisagées comme la copie d’un sens qui
préexisterait dans la conscience de celui qui parle, mais comme ce qui permet de donner un
sens. C’est la forme grammaticale seulement qui confère aux contenus leur structure. La

13
Ernst Cassirer, Philosophie des formes symboliques, trad. Cl. Fronty et al., Paris, Minuit, 1972, t. I, p.
30.
14
Voir Ernst Cassirer, « Les éléments kantiens dans la philosophie du langage de Wilhelm von
Humboldt », Les Études philosophiques, vol. 113, no. 2, 2015, pp. 259-282.
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constitution d’un domaine d’objets est donc pré-structuré par un monde articulé dans le langage
au moyen de sa forme. C’est ainsi que la « forme interne de la langue » préforme notre
« vision » du monde en général. Les membres d’une communauté linguistique n’accèdent à ce
qui est dans le monde que par l’intermédiaire des formes linguistiques, ce qui permet à
Humboldt de dire que le langage détermine des visions du monde.
Cassirer ne s’intéresse pas qu’au langage, qui a chez lui une valeur paradigmatique, mais
va étendre cette transformation à d’autres phénomènes culturels, dont l’art. Ce qu’il faut retenir,
c’est que le langage n’a pas un rôle simplement instrumental, mais est constituant, le langage
recèle des énergies productrices interdisant de séparer radicalement signe et signification,
comme si le sujet rattachait une idée immatérielle à un substrat matériel. Le sujet qui parle
devient bien plutôt lui-même un moment dans les formes de pensée et de vie symboliques : le
langage est à la fois ergon (œuvre) et energeia (énergie, force), pour reprendre les termes de
Humboldt : le langage détermine la conscience du sujet parlant et lui offre en même temps les
moyens pour exprimer ses propres expériences.
Pour caractériser l’expérience proprement humaine, Cassirer recourt alors à la notion de
« symbole ». Toute expérience humaine a une structure symbolique. La « forme symbolique »
est l’énergie de l’esprit qui joint un contenu intelligible à un signe sensible concret. Le signe
renvoie ainsi à ce contenu intelligible. L’activité de l’esprit, qui met en forme le matériau sen-
sible, est précisément ce que Cassirer appelle « symbolisation », qui est une activité de synthèse
de l’intelligible et du sensible. Ce mouvement, qui est celui de la culture, se trouve dans le
mythe, la science etc., et aussi dans l’art, dans ces formes culturelles qui informent, chacune à
sa manière, le sensible.
Ces modes de mise en forme différents engendrent une pluridimensionalité du monde
de l’esprit qui est celle des interprétations sans lesquelles il n’y a à proprement parler pas de
monde. Autrement dit, suivant Cassirer, il n’y a de monde qu’une fois la matière mise en forme
de manière « symbolique » et c’est dans ce monde seulement que l’homme peut agir, se
mouvoir, identifier, se reconnaître, s’orienter : à proprement parler il n’y a de monde que dans
la culture, c'est-à-dire à travers l’institution de signes qui impliquent une activité de l’homme
qui les pense. L’homme n’a de monde que parce qu’il est culturel. Ou plutôt : être culturel,
c’est avoir un monde. La culture est la manière dont l’esprit forge le monde, le configure. C’est
à partir de là que peut se comprendre la nécessité de remonter aux énergies de cet esprit, que
Cassirer explique de la manière suivante :
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« Chaque authentique fonction fondamentale de l’esprit partage avec la connaissance la


propriété décisive d’être habitée par une force originairement-formatrice et non pas
simplement reproductrice. Loin de se borner à exprimer passivement ce qui est donné,
une telle fonction lui confère, par la vertu autonome de l’énergie de l’esprit qui se trouve
en elle, une certaine « signification », une teneur idéelle particulière. Cela est aussi vrai
de l’art que de la connaissance, du mythe que de la religion. Toutes [les fonctions
intellectuelles] vivent dans des mondes d’images particuliers qui ne sont pas le simple
reflet d’un donné empirique, mais qu’elles produisent au contraire suivant un principe
original. Chacune d’elle engendre ainsi ses propres configurations symboliques qui,
bien que différentes des symboles de l’intellect, ne leur cèdent en rien quant à la valeur
de leur origine intelligible. Il n’est aucune de ces configurations qui se puisse déduire
des autres ou qui s’y réduise purement et simplement: chacune désigne une certaine
manière intellectuelle de saisir et constitue, à l’intérieur de cette manière et à travers
elle, un aspect propre du « réel ». Elles ne sont donc pas les différentes manières
qu’aurait un réel-en-soi de se révéler à l’esprit, mais les diverses voies que suit l’esprit
dans son processus d’objectivation, c’est-à-dire dans sa révélation à lui-même15 »

C’est donc l’esprit qui se comprend lui-même à partir de ses objectivations, à partir de la
production de mondes. Et c’est là la culture : pas simplement une transformation de la nature,
mais simultanément une compréhension de soi. La culture est rapport entre moi et le monde.
C’est qu’effectivement le monde a pour nous la forme que lui donne l’esprit, même s’il existe
aussi indépendamment de nous. Dans cette mesure une philosophie des formes symboliques est
une philosophie des « mondes » symboliques :

« À côté de la pure fonction de connaissance, il s’agit d’appréhender les fonctions de la


pensée linguistique, de la pensée mythico-religieuse et de l’intuition artistique de sorte
qu’apparaisse clairement comment à l’intérieur de chacune d’elles une certaine
configuration - configuration non pas tant du monde que configuration en monde - se
réalise comme connexion objective de sens ou comme ensemble objectif de
l’intuition16.»

L’activité analysée est donc celle de l’esprit qui construit le monde en l’interprétant : le
« monde » n’est que de s’opposer au chaos en produisant une structure de sens, il n’est monde
que parce qu’il est une configuration qui est information, au sens littéral de « mise en forme ».
C’est en ce sens qu’il s’agit d’analyser les formes et orientations fondamentales de l’activité
productrice de l’esprit qui, dirigées vers le donné, le saisissent comme « monde » dans une
« connexion de sens ». Autrement dit, les interprétations auxquelles se livrent les formes
symboliques, dont fait partie l’art, constituent autant d’univers de sens.

15
Philosophie des formes symboliques, t. I, p.18-19 (traduction retouchée).
16
Ibid., t. I, p. 20 (traduction retouchée).
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On comprendra mieux ce que Cassirer entend par forme symbolique, tout en situant l’art
au regard du mythe et de la science, en reprenant un exemple auquel il recourt plusieurs fois.
Soit le dessin d’une simple ligne ondulée :

En regardant cette ligne courbe, nous la percevons tout d’abord comme « simple ligne
courbe 17 ». Autrement dit, nous avons tout d’abord une impression simplement sensible de ce
dessin. Nous percevons la ligne comme un donné dans la perception. Nous ne nous poserons
pas la question de savoir si une interprétation est déjà l’œuvre à ce niveau et quelle serait sa
nature, c’est-à-dire la question de savoir s’il est possible de percevoir ne serait-ce que la simple
ligne ou une courbe sans que les facultés de notre esprit mettent en œuvre une faculté de
synthèse. Car pour dire que nous avons affaire à une ligne courbe, nous mettons en œuvre des
connaissances antérieures (ce qu’est une ligne ; ce qu’est le courbe). Admettons que nous
n’avons tout d’abord qu’une simple impression d’un vécu perceptif.
C’est ensuite, en s’abandonnant à ce vécu, que la ligne peut progressivement « s’animer
pour ainsi dire comme un tout » et apparaître comme un produit esthétique. Nous dirons alors
que nous avons affaire par exemple à un « ornement » auquel nous rattachons un « sens
artistique déterminé et une signification [Bedeutsamkeit] artistique ». On peut dire alors que la
ligne a une certaine signification qui s’impose, au sens où le terme Bedeutsamkeit (nous
retrouverons ce terme plus bas chez Dilthey) est aussi synonyme d’ « importance », cette
importance qui se manifeste par le sentiment de présence d’un sens. Un artiste a exprimé
quelque chose, donné un sens à ce qui est ainsi orné, sens qui n’est cependant pas linguistique
et qui ne saurait être proféré en paroles.
Mais on peut aller plus loin : dans cette perception esthétique, nous dit Cassirer, on peut
soit considérer cette courbe comme un élément atemporel, existant simplement par lui-même,

17
L’exemple est élaboré dans Ernst Cassirer, « Le système symbolique et sa place dans la philosophie »
in Cohen, Natorp, Cassirer, Rickert, Windelband, Lask, Cohn, Néokantismes et théorie de la
connaissance, trad. sous la direction de M. de Launay, Paris, Vrin, 2000, p. 207-210. Voir aussi E.
Cassirer, Philosophie des formes symboliques, t. 3., p. 227-228.
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soit la rapporter à un contexte plus large : dire par exemple que cet ornement relève d’un
« langage artistique », c’est-à-dire d’un style auquel nous pouvons le rattacher, l’inscrire dans
le cadre d’une époque répondant à une volonté esthétique définie. Du coup, l’interprétation se
complexifie : c’est la « volonté artistique d’une époque » qui se manifeste à travers cette œuvre
qu’est le dessin de la ligne.
Mais cette même ligne peut également être abordée tout autrement, par exemple comme
portant une « signification mythico-religieuse ». Je peux y voir un signe magique et religieux
et appréhender la ligne comme « imprégnée d’un nouveau souffle magique – elle n’agit plus
comme forme simplement esthétique, mais comme la révélation originaire d’un autre monde,
du monde sacré ». Dit autrement, cette même ligne peut, suivant l’orientation de l’esprit du
spectateur, être interprétée comme relevant d’un sens mystique, renvoyant à une
transcendance : un signe marquant le caractère sacré de l’objet auquel il est apposé. Nous
aurions donc là une autre interprétation du même objet, qui ne change pas lui-même, mais qui
revêt pour nous une autre objectivité.
On peut varier encore l’interprétation en changeant à nouveau de perspective, en prenant
par exemple un point de vue mathématique ou physique : cette même ligne peut en effet être
appréhendée « comme l’exemple d’une liaison structurelle d’ordre purement logique ». Cela
peut être fait par le mathématicien, qui décrit la ligne par une fonction qui ordonne la succession
des points qui la composent, c’est-à-dire une formule géométrique générale, et la ligne devient
alors l’image d’une fonction trigonométrique précise, comme une courbe sinusoïdale, ou par le
physicien qui y voit la transcription d’une loi spécifique de la nature, comme par exemple celle
d’une vibration périodique (si l’on s’en tient à la courbe sinusoïdale). Là aussi, nous avons donc
ce même objet soumis à d’autres interprétations et ayant donc un sens différent suivant les
perspectives qui l’organisent. A chaque fois, il y a une « manière particulière par laquelle, dans
chaque domaine, le sensible devient le représentant de ce qui contient du sens », des horizons
de sens différents. Que faut-il en conclure ? Que l’art, comme mise en forme du monde qui en
même temps en dégage un sens, est interprétation.

L’art comme forme symbolique

C’est plus particulièrement dans l’Essai sur l’homme que l’art apparaît chez Cassirer
comme forme symbolique et est l’objet d’un chapitre spécifique 18. L’art manifeste là un rapport

18
Ernst Cassirer, Essai sur l’homme, trad. N. Massa, Paris, Minuit, 1975, p. 197-240.
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particulier de l’homme au monde, qu’il nous faut dégager. Le propre de l’art, nous dit Cassirer,
est qu’à la différence de la science il ordonne le réel non par une activité de la pensée, mais de
la sensibilité : « C’est une interprétation de la réalité – non par des concepts mais par des
intuitions ; non par l’intermédiaire de la pensée, mais par celui des formes sensibles 19 ». Ces
formes de l’interprétation ne s’excluent pas mutuellement, et l’ « interprétation conceptuelle de
la science n’empêche pas l’interprétation intuitive de l’art. Chacun a sa propre perspective, et,
pour ainsi dire, son propre angle de réfraction20». L’expression est ici caractéristique : qui dit
« angle de réfraction » dit que l’on ne voit pas le réel directement, mais précisément suivant
son angle particulier.
Dire de l’art qu’il est une forme symbolique, c’est-à-dire qu’il participe de la
construction et de l’interprétation de la réalité, c’est dire qu’il ne saurait être réduit à la fonction
d’imitation : il ne se contente pas de reproduire la réalité comme si la réalité était pour nous une
donnée toute faite. L’art n’est pas imitation, mais une découverte de la réalité.

« […] l’art nous apprend à voir les choses et non à simplement les conceptualiser ou
les utiliser. L’art donne une image plus riche, plus vivante et plus colorée de la réalité,
une connaissance plus profonde de sa structure formelle. La nature de l’homme a cette
particularité de n’être pas limitée à une seule approche spécifique du réel, mais de
pouvoir choisir son point de vue et de passer d’un aspect des choses à un autre21. »

Et en art, il y a donc des formations, des mises en formes qui ne sont pas simplement
linguistiques, du moins pas au sens strict, et qui pourtant expriment un contenu, sans que ce
contenu soit pour autant une idée. Ce qui le montre de la manière la plus éclatante, c’est la
littérature, qui s’inscrit pourtant dans la matière du langage. Cassirer cite les vers de Goethe
parlant de la pleine lune :

« Füllest wieder Busch und Tal « Tu remplis à nouveau forêt et vallée,


Still mit Nebelglanz » Silencieusement, d’éclat de brume »

19
Ibid., p. 209.
20
Ibid., p. 239.
21
Ibid., p. 240.
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Les vers s’adresse à la lune, An den Mond, qui est le titre de ce poème écrit dans le Gartenhaus,
la maison de campagne de Goethe à Weimar, un soir de pleine lune. Il semble évident, à lire
ces deux vers, qu’ils manifestent une pensée, c'est-à-dire qu’une pensée les accompagne. Mais
à l’évidence il serait faux de dire que le contenu intégral de ces vers est que « la lune éclaire les
forêts et la vallée ». Dit autrement : on ne saurait épuiser le contenu de ces vers avec des pensées
qui s’inscriraient dans la langue. Cassirer explique cela de la manière suivante :

« dans la langue de la littérature22, il n’y a plus rien qui soit uniquement expression
abstraite de concepts, mais chaque mot a en même temps sa propre valeur sonore et
affective. Son rôle ne s’arrête pas seulement à la commune représentation d’un contenu
de signification précis mais possède à part cela, en tant que son et ton, une vie autonome,
un être et un sens propres23. »

Cela ne signifie évidemment pas pour Cassirer qu’il faudrait, lorsqu’on cherche à comprendre
et donc à interpréter une œuvre littéraire, renoncer à toute étude conceptuelle et qu’un discours
sur la littérature ne relèverait pas de la pensée. Cela signifie simplement que l’on n’a pas
compris une œuvre littéraire lorsqu’on se limite à la clarification conceptuelle. Nous l’avons
vu, Kant a énoncé cela de manière marquante dans la Critique de la faculté de juger en disant
que l’expérience esthétique ne saurait se fixer sur « un concept déterminé » (CFJ 195), bien
au contraire, que le contenu de l’Idée esthétique est tel, nous avons déjà cité ce passage qui
mérite ici d’être rappelé :

« que nulle expression désignant un concept déterminé ne peut être trouvée pour elle, et
qui en ce sens permet de penser, par rapport à un concept, une vaste dimension
supplémentaire d’indicible dont le sentiment anime le pouvoir de connaître et vient
introduire de l’esprit dans la simple lettre du langage » (CFJ 303).

Un sens vient donc s’ajouter à la simple signification. C’est là ce qui fonde le caractère
inachevable de l’interprétation de l’œuvre d’art et confirme que l’interprétation n’épuise pas les
textes littéraires. Car ils rendent quelque chose de notre expérience réelle. L’état d’âme, ce que
l’on ressent une nuit de pleine lune est quelque chose de réel et pas simplement une fiction ou
une illusion.

22
Nous avons légèrement modifié la traduction existante. Le terme allemand est « Dichtung », qui
désigne en fait toute production littéraire. La poésie au sens strict se dit « Lyrik » en allemand. Ce que
dit Cassirer vaut donc pour toute la littérature et pas uniquement de la poésie.
23
Ernst Cassirer, « Le concept de forme symbolique dans l’édification des sciences de l’esprit », in Trois
Essais sur le symbolique, trad. ; J. Gaubert et J. Caro, Paris, Cerf, 1997, p. 28.
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Un tel exemple, emprunté à un art qui recourt au langage, n’est qu’un intermédiaire, car
il y a des arts, c’est même le cas de la plupart, qui n’utilisent pas des expressions linguistiques.
Il n’en demeure pas moins que, d’après Cassirer, quelque chose d’intellectuel (geistig dit
l’allemand, c'est-à-dire littéralement « spirituel », au sens simple de « relevant de l’esprit »)
reste attaché à un substrat matériel parce qu’il ne peut pas se manifester autrement. On peut dire
que l’art s’objective dans ses œuvres. C’est ainsi que les œuvres des arts plastiques, si elles
présentent d’abord des œuvres de pierre, bois, métal, toile, couleurs etc., assemblent et
organisent ces éléments matériels sont assemblés et organisés de sorte à exprimer un « caractère
spirituel », étant de ce fait semblable aux propositions qui expriment un contenu qui n’est pas
matériel. Le caractère spirituel est donc collé à son substrat matériel, comme nous l’avions vu
dans la définition initiale de la forme symbolique, tout comme le sens de l’expression reste joint
à l’expression dans sa matérialité. Ce que donne la forme, c’est l’unité qui est, et c’est en cela
que Cassirer est néokantien, l’unité d’une règle. De telles règles doivent exister comme existent
les règles grammaticales qui garantissent l’unité permettant la communication du sens. L’une
des différences en art est peut-être que les règles ne valent que pour les œuvres singulières,
même si elles sont marquées par le genre et l’époque. Mais, et c’est là ce qu’a montré Kant,
une véritable œuvre d’art se donne à elle-même sa propre règle, elle est autonome, elle produit
elle-même sa règle en se réalisant.
La question de l’art, qui va importer ensuite au plan de l’interprétation, est de savoir
comment s’articulent le caractère spirituel et le substrat matériel. Cette articulation diffère
suivant les arts. Une pièce de théâtre, par exemple, n’a pas pour substrat matériel le langage,
c'est-à-dire le texte écrit, mais la manière dont le texte écrit s’incarne dans le jeu des acteurs,
c'est-à-dire se réalise dans la représentation physique. Autrement dit, la pièce existe dans une
interprétation double, qui n’est pas de même nature que la simple interprétation littéraire. Une
pièce peut être lue et interprétée à partir de sa lecture. Mais cela ne nous la fera pas comprendre
comme pièce, qui n’existe en vérité qu’à travers une interprétation ou représentation théâtrale.
Et ce sont ces interprétations que nous interprétons lorsque nous nous attachons véritablement
au théâtre comme forme d’art.
Mais l’analogie avec le langage est trompeuse : les langages ne sont pas les mêmes qu’il
s’agisse de la science, de l’art, de la religion etc. Concernant les arts, la spécificité consiste en
ce que l’expression n’est pas celle de la pensée. C’est là quelque chose que Cassirer reprend à
Benedetto Croce, mais que nous avons rencontrée chez Kant : l’art est une connaissance non
conceptuelle. Même là où l’on trouve dans l’art des propositions, comme en littérature, le propre
de l’art est qu’il ne se réduit pas entièrement à l’expression de pensées.
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Si l’on prend l’exemple d’un lied de Schubert, « Der Leiermann [Le joueur de vielle]»,
qui fait partie du cycle du Voyage d’hiver, les douze premières mesures de piano de ce lied
donnent bien le ton du poème, mais n’expriment pas l’idée qu’il y a « là-bas, derrière le village,
un joueur de vielle [Drüben hinterm Dorfe/ Steht ein Leiermann] » dans le froid, et cela quand
bien même les vers de Wilhelm Müller, qui expriment précisément cette pensée, c'est-à-dire qui
ont cette signification, sont chantés. Autrement dit, un morceau de musique ne saurait se réduire
à l’expression d’une pensée et interpréter la musique dans cet exemple précis ne consiste pas à
retrouver la signification « là-bas, derrière le village, il y a un joueur de vielle ». Dit autrement,
le lied n’est pas une manière de dire que « là-bas, derrière le village, il y a un joueur de vielle ».
L’art ne se limite pas à la référence, à renvoyer aux choses qu’il imiterait. Œuvre de
l’esprit – Cassirer reconnaît comme Kant que « le beau n’est pas une propriété immédiate des
choses, qu’il implique nécessairement un rapport à l’esprit humain24 ». C’est pourquoi le regard
de l’artiste ne se contente pas d’enregistrer et de recevoir passivement l’impression des choses.
Son regard est constructif, il interprète ce qu’il reçoit et c’est cette interprétation qu’il transmet.
L’artiste qui sent le « sens caché » des choses extériorise aussi ce qu’il ressent. Cette
extériorisation ou objectivation est ce qui permet à l’amateur de le reconnaître, dans les
différents moyens d’extériorisation :

« L’extériorisation signifie l’incarnation visible ou tangible, non seulement dans un


élément matériel particulier – argile, bronze ou marbre -, mais dans des formes sensibles,
dans les rythmes, les couleurs, dans les lignes et le dessin, dans les formes plastiques 25. »

Et c’est la découverte d’un nouveau monde de formes poétiques, musicales ou plastiques qui
fait l’interprétation du réel par l’artiste.

Après ces premières approches théoriques, et conformément à ce que nous avons dit en
introduction, nous allons essayer de donner un exemple concret d’interprétation en art. Il est
important en effet, pour expliquer les rapports entre art et interprétation, d’alterner les
approches théoriques et les approches pratiques.

24
Essai sur l’homme, p. 214.
25
Ibid., p. 219.
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Intermède. Interprétation 1.
« La Jambe » d’Alberto Giacometti

Comment interpréter une sculpture ? Nous allons prendre pour exemple « La jambe26 »,
une sculpture d’Alberto Giacometti (1901-1966) conçue en 1947 et réalisée en 1958. Nous
montrerons comment la sculpture participe elle aussi d’un travail d’interprétation, en
poursuivant notre intuition : si l’art a un sens, il ne relève pas du message transmis, mais se
situe dans l’œuvre même.
Pour suivre les œuvres, je vous invite vivement à consulter le site de la fondation
Giacometti et le catalogue des œuvres :
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures
Vous pouvez y lancer des recherches, notamment par catégorie et période.

Que peut-on « comprendre » dans une sculpture ? Que donne-t-elle à comprendre ?


Comment l’interpréter ? La sculpture est un certain type d’image, une « image sculptée »
pourrait-on dire. J’ai choisi pour exemple une œuvre de Giacometti, dont les sculptures ont
parfois été dites, l’expression est de Jacques Dupin, « des dessins dans l’espace27 », à savoir
« La Jambe », sculpture en bronze de plus de 2 mètres de haut, relativement tardive (1958), loin
en tout cas de la volonté de signifier qui habite trop manifestement ses premières œuvres
« surréalistes » (c’est en général le défaut des surréalistes), même si elle n’en est pas tout à fait
exempte. Jacques Dupin n’hésite pas, en raison du travail sur mémoire, « des circonstances, ou
émotions, ou visions particulières » et du « contenu obsessionnel » qui l’inspirent à y voir un
« écho aux créations imaginaires de l’époque surréaliste 28 ». Cela étant, c’est parce qu’elles ne
visent pas le langage que ces sculptures plus tardives illustrent mieux l'effort de Giacometti :

26
Une image de cette sculpture est disponible chez Christies, où elle a été vendue en 2006 :
http://www.christies.com/lotfinder/ZoomImage.aspx?image=http://www.christies.com/lotfinderimages
/D56156/D5615603&intObjectID=5615603&lid=1 Voir aussi :
https://www.google.fr/search?q=la+jambe+giacometti&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ved=0ahUK
Ewiy68ba9_zVAhXhIsAKHcydBPMQ_AUICigB&biw=912&bih=949#imgrc=kDe-SCtyMp82kM:
27
Jacques Dupin, Alberto Giacometti, Tours, Farrago, 1999, p. 81.
28
Ibid, p. 83.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 37

« n'est sculpture vraiment, que ce qui ne peut être dit que par la sculpture. [...] Pour
comprendre un peu ce qui s'appelle sculpture, il faudrait d'abord se limiter à ce qui ne
peut être dit d'aucune autre manière» (Ecrits29 , 248).

Parmi ces sculptures plus tardives, si j’ai retenu La Jambe, c’est qu’elle s'accompagne d'un
texte, écrit en 1960, intitulé A propos de «La jambe», qui en est une explication et fournit des
clés d’interprétation, bien que, comme on sait, l’auteur ne soit pas par principe le meilleur
interprète de son œuvre. Il a lui aussi des préjugés et rien ne garantit qu’il fasse effectivement
ce qu’il dit ou ce qu’il avait l’intention de faire. Giacometti écrit :

« A PROPOS DE « LA JAMBE ». Vous me demandez, je crois, ce qui m’a amené à


faire la sculpture de La jambe. Cette sculpture, je l’avais en imagination devant mes
yeux depuis 1947, moment où j’avais fait Bras et mains seuls. Il ne m’était pas possible
à l’époque de faire une grande figure avec les différentes parties bien déterminées et
pourtant j’avais le désir de définir un bras, une jambe, un ventre. Il ne me restait que la
possibilité de faire une partie pour le tout, cela d’ailleurs correspondait à ma vision des
choses.
Je ne peux pas simultanément voir les yeux, les mains, les pieds d’une personne qui se
tient à deux ou trois mètres devant moi, mais la seule partie que je regarde entraîne la
sensation de l’existence du tout.
Ceci est un des motifs qui m’ont fait faire La jambe.
Mais ce qui comptait au moins autant, si non plus, c’était le désir, le plaisir physique
d’avoir devant moi à une hauteur précise un pied d’une dimension précise, le genou à
telle hauteur et le haut de la cuisse à ce point précis au-dessus de moi, et ce qui comptait
autant c’était l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse, avec, d’une certaine
manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont étaient modelées les
différentes parties comptait très peu.
Un jour, en 1958, il était urgent pour moi d’en finir avec cette jambe le plus vite possible
après tant d’années que je la voyais en imagination sans éprouver le désir assez fort de
la réaliser. Voilà tout ce que je peux dire aujourd’hui à propos de cette sculpture.
Paris, le 13 février 1960 » (Ecrits, 85)

Le texte « A propos de «La jambe» » peut paraître pauvre. Il ne dit que des choses simples,
il est parfois lapidaire et allusif et s'achève abruptement par le constat d'une limite très vite
atteinte par le discours sur la sculpture: «Voilà tout ce que je peux dire aujourd'hui à propos de
cette sculpture» écrit Giacometti après à peine vingt lignes. La simplicité du texte semble
rejoindre ainsi la neutralité du titre : « La Jambe » est un titre volontairement sobre. En effet,
pour Giacometti, il ne faut rien « dire d'avance », « ça fausse et ça limite parce qu'on doit pou-
voir penser à n'importe quoi » (Ecrits, 51). Pas de concept, donc, avant l’intuition. Rien qui
force une interprétation.

29
Alberto Giacometti, Ecrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, Paris, Hermann, 1990
(dorénavant cités Ecrits)
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 38

Le titre indique donc simplement l'horizon dans lequel va s'effectuer la synthèse de la


perception qui nous permettra de reconnaître et d’identifier une jambe, du pied à la cuisse en
passant par le genou, d’interpréter la sculpture comme étant celle d’une jambe. Cette
identification conceptuelle ne pose guère problème, même si un détail comme une jambe, où
une partie du corps est présentée coupée du reste, est moins conventionnelle que lorsque nous
avons affaire à un buste, ou même à une tête30, et est de ce fait plus curieuse, rendant en retour
curieux celui qui la contemple. La Jambe est en cela de même nature que la beaucoup plus
célèbre Main31.
Le texte A propos de «La jambe» est la réponse à la question des motifs qui ont conduit
Giacometti à la réaliser, c’est-à-dire à la question des intentions qui l’animaient. S’il indique
dans son titre même, «A propos...», la difficulté d'un discours qui ne sera que partiel, il esquisse
une approche compréhensive de cette œuvre et donne les grandes lignes de son interprétation.
Ce sont elles que nous allons suivre pour comprendre comment interpréter.
Giacometti commence par une indication historique qui détermine la lecture de
l'ensemble du texte et la vision de l'œuvre:

«Cette sculpture, je l'avais en imagination devant mes yeux depuis 1947, moment
où j'avais fait Bras et mains seuls.»

Malgré la présence de cette image « en imagination », La Jambe n'est réalisée qu'en 1958, ce
qui pousse Giacometti à la réinscrire précisément dans un contexte chronologique : La Jambe
trouve ainsi sa place au côté non seulement de la Main, mais encore du Nez32 et de la Tête sur
tige33, qui sont des sculptures de 194734, elles aussi des fragments de corps humain érigés en
sculptures entières. Mais elles sont réalisées au temps où Giacometti parvient déjà, après être

30
Voir Jean Genet, L’Atelier de Giacometti, Paris, L’arbalète, 1995 (éd. originale 1958-1963), sans
pagination.
31
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=2044
32
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=1013
33
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=1247
34
Lettre à Pierre Matisse du 24 avril 1958, citée par James Lord, Giacometti. Biographie, tr. A. Zavriew,
Paris, Nil éditions, 1997 (première publication : 1985), p. 379.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 39

passé par les figurines35, à sculpter de grandes figures, moment décisif où sont réalisés L'homme
qui pointe36, l'Homme qui marche37.
Cet anachronisme d'une œuvre imaginée, imposée au sculpteur par une image mentale,
n'est pas isolé chez Giacometti. Il en va également ainsi de la Cage38 (1930-1931) qui lui a été
donnée par avance, comme par une vision de rêve: «J'ai vu cette composition dans sa forme et
dans sa couleur avant de la commencer.» D'une façon générale, il écrit : «Depuis des années je
n'ai réalisé que des sculptures qui se sont offertes tout achevées à mon esprit, je me suis borné
à les reproduire dans l'espace sans y rien changer, sans me demander ce qu'elles pouvaient
signifier» (Ecrits, 17) ou : «en 1947 j'ai vu la sculpture comme faite devant moi et en 1950 il
m'était impossible de ne pas la réaliser bien que se situant pour moi déjà dans le passé» (Ecrits,
55).
La Jambe est une telle sculpture de mémoire, la réalisation d’une « vision intérieure et
affective » (Ecrits, 242) dans laquelle ce qu’il appelle « le désir » joue un rôle beaucoup plus
grand que dans la sculpture d’après nature, ce qu’indique la seconde partie du texte qui dit la
puissance affective de l’image jusqu’en sa réalisation.
L'indication historique dans le texte engage à comprendre l'œuvre comme moment dans
une totalité où vie et œuvre s’imbriquent, leur connexion assurant son intelligence. Le renvoi à
1947 donne ainsi un sens dans un enchaînement que nous sommes invités à reconstituer. Gia-
cometti écrit en 1963, et il faut voir là un principe d'interprétation:

«Mes sculptures, peintures, dessins, liés à l'évolution de ma vision et de ma conception


le long de toute ma vie. Chaque sculpture, peinture et dessin attachés à un moment
particulier, à une date particulière de ma vie, signes de ma vision et de ma conception à
ce moment-là, précis, et chaînon entre tout ce qui a été fait avant et tout ce qui a été fait
après ces moments précis» (Ecrits, 219)39.

Partant du principe de la nécessité d'une telle approche historique et contextuelle, il faudrait


tenir compte de deux motifs principaux avancés par Giacometti dans son texte,

35
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=1291
36
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=2107
37
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=1248
38
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=1037
39
Cf. Ecrits, 37.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 40

complémentaires pour la juste interprétation : comprendre l’assise dans la vie et la nécessité


d’une interrogation proprement pratique dirigeant l’œuvre.

Partant de cette première approche, nous pouvons désormais présenter plusieurs


interprétations de La Jambe :

L’interprétation biographique
Je ne reprendrai pas une approche biographique et symbolique appelée par la deuxième
partie du texte. Je m’en passerai d’autant plus facilement que vous disposez de lectures qui sur
ce point sont de premier plan, je veux dire la biographie de James Lord40 et, y puisant beaucoup,
la biographie d’une œuvre présentée par Yves Bonnefoy41 ou les remarquables analyses, plus
anciennes, de Jacques Dupin42. Car Giacometti insiste lui-même sur l’origine existentielle et
plus spécifiquement biographique de La Jambe, faisant allusion entre autres à l’accident de
1938. S’étant fait renverser par une voiture sur la place de la Concorde, Giacometti a toujours
conservé la trace de cet accident en gardant un boitement, dont certains disent qu’il était quelque
peu affecté. Cette compréhension biographique doit être complétée par une analyse des
dimensions symboliques de cette sculpture qui est, comme dit James Lord, « métaphore », étant
donné la charge symbolique de la jambe pour Giacometti, renvoyant d’une part à la force par
laquelle l’homme se dresse, mais d’autre part aussi à la fragilité toujours soulignée, symbolisée
par le genou, qui rend possible que l’homme chavire… On pourra alors, Jacques Dupin y insiste
à juste titre, voir dans cette sculpture une part d’autoportrait, tant on trouve dans le choix de la
jambe un contenu obsessionnel, la sculpture étant inspirée par « des circonstances, ou émotions,
ou visions particulières43 » dont je ne ferai pas ici faire l’inventaire, même si elles participent
de la puissance affective de l’image qui va, écrit Giacometti, jusqu’à imposer sa production.
Je m’en tiendrai à la première partie du texte, pour montrer, à l’aide de ce que je ne prends
ici que comme un exemple, que c’est l’effort de la vision qui lui importe, même si La Jambe
est une sculpture « de mémoire ». C’est à cette vision des choses que je veux aller, avant même
toute conception du monde et de la vie : voir les choses avant même qu’un monde ne devienne

40
Voir, concernant La Jambe, James Lord, Giacometti. Biographie, p. 378-379 et 432. Le premier de
ces passages donne les grandes lignes de ce qu’il faut retenir pour comprendre cette œuvre à partir de sa
charge affective.
41
En particulier Yves Bonnefoy, Alberto Giacometti. Biographie d’une œuvre, Paris, Flammarion, 1991,
p. 543.
42
Jacques Dupin, Alberto Giacometti, Tours, 1999.
43
Ibid., p. 83
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 41

visible. La sculpture alors doit nous permettre de voir. Elle ne le pourra que si nous prenons au
sérieux, du point de vue de l’interprétation, l’affirmation de Giacometti :
« Une sculpture n’est pas un objet, elle est une interrogation, une question, une réponse.
Elle ne peut être ni finie, ni parfaite » (Ecrits, 79)

Etre à la fois question et réponse, et donc constance de la question, est volonté de comprendre
en sculpture. Quelles sont la question et de la réponse qui s’exposent et s’explicitent dans
l’image sculptée ?

L’interprétation esthétique
De la « vision » d'alors – 1947 - les deux premiers paragraphes du texte donnent une
description fort précise, toute entière centrée sur le problème de la synthèse sensible de
l'appréhension. Le texte précise à la fois la question et la réponse :

«Il ne m'était pas possible à l'époque de faire une grande figure avec les
différentes parties bien déterminées et pourtant j'avais le désir de définir un bras, une
jambe, un ventre. Il ne me restait que la possibilité de faire une partie pour le tout, cela
d'ailleurs correspondait à ma vision des choses.»

Giacometti explique donc pourquoi La Jambe n'est que « partie » et qu’à ce titre, comme toute
partie, elle correspond à une approche de la totalité. Car en effet, il ne saurait y avoir de partie
que d’un tout.
Analysons rapidement ce qui est dit. Le texte dit une impossibilité: celle de réaliser une
grande sculpture qui rendrait tous les détails. L'époque dont il est question semble désigner
surtout la période 1940-1946, où Giacometti réalise une série de très petites figures, des figu-
rines44, de petits bustes qui sont présents encore en 1948. Dès 1947 Giacometti passe cependant
à de grandes statues : l'Homme qui marche, l'Homme qui pointe ou la Grande figure45 frisent
les deux mètres. Les « fragments » apparaissent donc entre les deux, dans une période transi-
toire, dans le passage de la petite figure à la grande figuration. Dans les figurines se faisait jour
l'effort pour voir le tout, et non les parties, pour parvenir à une intuition globale qui elle-même
serait synthèse. Face à ces minuscules statues apparaissant sur d'énormes socles la distance
créée permet la saisie de la personne dans son unité, dans l'unité d'une intuition. Elles sont ainsi

44
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=1291
45
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=1040
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 42

comprises comme étant de représentations sensibles synoptiques, pour reprendre une


expression de Wittgenstein46 . Ces sculptures s’inscrivent donc dans un moment d’une crise de
la dimension, crises dont on sait qu’elles scandent l’œuvre47 de Giacometti qui dit souvent que
« pour rendre ce que l'on voit, la taille joue un rôle énorme» (Ecrits, 242) :

«Quand je suis au café, je regarde les gens passer sur le trottoir d'en face, je les
vois très petits, comme de toutes petites figurines, ce que je trouve merveilleux. Mais il
m'est impossible d'imaginer qu'elles sont grandeur nature. Elles ne deviennent que des
apparences à cette distance. Si la même personne s'approche, elle devient une autre.
Mais si elle s'approche trop, disons à deux mètres, je ne la vois plus, au fond: là elle n'est
plus grandeur nature; elle envahit tout le champ visuel. Et on la voit trouble. Et si on
approche encore un petit peu, alors la vision disparaît complètement» (Ecrits, 289)48

Cette crise de la dimension est intimement liée à la prise de conscience de ce qu’on voit et
repose sur une refonte du concept de ressemblance. Et donc d’imitation et d’interprétation.
Giacometti date d’après 1945 cette « vision des choses » qui consiste à ne pas corriger le voir
par le savoir, c'est-à-dire à rendre ce qu’on voit « exactement ». On ne voit pas la taille d’une
vraie tête, à une certaine distance. Lorsque vous pensez la voir,

« c’est que vous agrandissez mentalement. Parce que vous savez que ma tête a une
certaine dimension objective. Et vous imaginez cette dimension. Mais vous ne la voyez
pas. Vous me voyez petit et vous agrandissez » (Ecrits, 282)

Or en reproduisant la vision de l’objet et non simplement l’objet vu, Giacometti rend compte
de ce que c’est que voir, voir sans interpréter. Alors, dans ce voir

« C’est comme si je voyais le monde pour la première fois. Depuis, j’ai conscience de
voir les gens comme je les vois réellement. C’est émerveillant » (Ecrits, 282)

Un élément doit ici retenir l’attention: la volonté de Giacometti de rendre ce qu'il voit est celle-
là même de se rendre compte de ce qu’il voit. La perception est réfléchie dans l’approche du
sculpteur. Mais des choses, des « choses visibles », on ne perçoit que ce qu’elles paraissent,

46
« La représentation synoptique procure la compréhension, qui consiste précisément en ce que nous
‘voyons des connexions’», Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, p. 87.
47
C’est à cela qu’est consacrée la thèse de Thierry Dufrêne, Giacometti. Les dimensions de la réalité,
Paris, Skira, 1994.
48
Cf. Ecrits, 283: “Maintenant quand je suis au café, à la terrasse, les gens qui se promènent en face
sont grands comme ça (comme le pouce). Et la petite femme qui marche là-bas, je ne peux plus la
ramener à la grandeur nature. Pour moi, et pour vous, si vous consentez à voir réellement ce que vous
voyez, c’est comme si c’était sa taille. »
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 43

c'est-à-dire leur apparaître. C'est pourquoi la distance, celle dans laquelle les choses
m'apparaissent, c'est-à-dire sont pour moi, pour mon regard, joue ce « rôle énorme ». La dis-
tance indique le point de vue, la perspective et la «relativité de toutes les choses» (Ecrits, 116).
C’est pourquoi il faut bien comprendre la nature de la ressemblance recherchée par Giacometti :
la ressemblance consiste à représenter ce qu’on voit autrement qu’on le sait, précisément
comme on le voit, à travers ce que Dupin appelle une « libération […] du regard49 ». En cela,
la ressemblance est finalement « subjective » (Ecrits, 294) et ne porte pas sur la réalité telle
qu’elle est, ce qui est l’objet de la science. Et c’est dans cette altération qui restitue le regard,
dans le voir-contre que réside la négativité de l’activité de sculpteur de Giacometti, son
interprétation.
La ressemblance n’a donc rien à voir avec la mimésis traditionnelle. La volonté de
ressemblance est l'objet d'un entretien de Giacometti avec David Sylvester (Ecrits, 287-295)
d’où il ressort que ce n'est pas la mimésis classique qui importe à Giacometti : par ressemblance
il faut entendre non pas la ressemblance du modèle, mais de la vision qui fait apparaître. La
spécificité de cette vision est qu'elle perçoit et rend l'unité d'un être et non pas un agrégat de
détails. C'est en ce sens qu'il soutient que la sculpture «nègre ou océanienne, où on fait de grande
têtes plates [...] est beaucoup plus près de la vision qu'on a du monde que la sculpture gréco-
romaine» :

«Pour moi, la plus grande invention rejoint la plus grande ressemblance, cela me frappe
l'été, quand je vois les femmes nues, elles ressemblent à des peintures égyptiennes, c'est-
à-dire à l'art le plus symbolique et le plus reconstitué, le moins direct» (Ecrits, 273).

C’est paradoxalement à une mécompréhension de la ressemblance qu’il attribue aussi un certain


succès :

« Je crois que le fait de la ressemblance est inconsciemment beaucoup plus profond que
ce qu’on croit […] J’essaie de faire des bustes d’après nature, et quand tous les gens s’y
intéressent ou les achètent, c’est parce qu’ils les croient, eux, inventés de toutes pièces »
(Ecrits, 294-295).

En quoi la sculpture gréco-romaine, usuellement prise pour modèle de la mimésis, et souvent


présentée comme telle dès l'Antiquité, s'est-elle fourvoyée dans la ressemblance, alors que
Giacometti ne revendique rien que de classique ? C'est, suivant Giacometti, qu'elle repose sur

49
Jacques Dupin, Alberto Giacometti, p. 58. On lira sur ce point tout le remarquable chapitre de Jacques
Dupin, p. 57-62.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 44

une activité intellectuelle, conceptuelle, et que concevoir brouille le voir, le regard. Aussi est-
ce une sculpture qui « mesure » dans l’ordre de la dimension objective, qui rend des proportions
ou les rétablit, et dont le regard est entièrement régi par le concept. C'est là ce que fait encore
Rodin, qui l'a si fortement marqué par ailleurs : il ne voit pas, il sait et son savoir est aveuglant.
Il ne peut pas ne pas interpréter en suivant ses préjugés.

«Quand Rodin faisait des sculptures, il prenait les mesures encore. Il ne faisait
pas une tête telle qu'il la voyait, dans l'espace, par exemple à une certaine distance,
comme si je vous regarde, moi étant ici, et vous là. Il voulait faire au fond le parallèle
en terre, l'équivalent exact du volume dans l'espace. Donc, au fond, ce n'est pas une
vision, c'est un concept. Il savait qu'elle était ronde avant de la commencer, c'est-à-dire
qu'il partait déjà sur une certaine convention d'une tête, qui est la convention d'une tête,
qui est toute la convention de toute la sculpture depuis la Grèce. [...] Je crois qu'on s'est
fait une telle idée, une telle habitude de la tête en sculpture, qu'elle est complètement
coupée de la vision qu'on a réellement d'une tête» (Ecrits, 287-288).

Cela dit, pour prendre la défense de Rodin contre Giacometti, Rodin avait bien la prétention de
rendre la nature : il se définit en effet lui-même comme « chasseur de vérité et guetteur de
vie50 », mais de « toute la vérité et non pas seulement de la surface » : « J’accentue les lignes
qui expriment le mieux l’état spirituel que j’interprète » dit-il. Il s’agit alors d’accentuer,
d’exagérer certains traits (des muscles, des tendons etc.) pour exprimer les émotions. Mais cela
sans avoir d’autre fin que de reproduire ce qu’il voit :

« Je vous accorde, dit Rodin, que l’artiste n’aperçoit pas la Nature comme elle apparaît
au vulgaire, puisque son émotion lui révèle les vérités intérieures sous les apparences./
Mais enfin, le seul principe en art est de copier ce qu’on voit. N’en déplaise aux
marchands d’esthétique, toute autre méthode est funeste. Il n’y a point de recette pour
embellir la Nature. / Il ne s’agit que de voir. »

Autrement dit, d’après Rodin, l’artiste voit le cœur de la nature. Or Giacometti lui reproche
précisément de ne pas voir. Pour voir, nous dit-il, il faut suspendre le concept, le concept sou-
mettant le réel à une unité qui lui est extérieure ; avec le concept, «je ne vois plus directement,
je […] vois à travers ma connaissance» (Ecrits, 289). C’est là ce qu’il reproche, peut-être
injustement, à Rodin.
Giacometti formule ici ce qu’élaborera le philosophe américain de l’art Nelson
Goodman (1906-1998) dans le prolongement de Cassirer dans son ouvrage important Langages

50
Les citations qui suivent sont extraites d’A. Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, p. 26-30.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 45

de l’art. Car la sculpture n’est pas imitation, ou plutôt, l’imitation n’est pas la simple restitution
du même :

«Même lorsque l’objet représenté est plus simple et plus stable qu’une personne, la
reproduction coïncide rarement avec une représentation réaliste. Si, sur un tympan
surmontant un haut portail gothique, la pomme d’Eve était de même taille qu’une pomme
à cidre, elle ne semblerait pas assez grosse pour tenter Adam. La sculpture éloignée ou
colossale doit également être façonnée très différemment de ce qu’elle dépeint pour être
réaliste, pour « paraître juste ». Mais on ne peut réduire les moyens de la faire « paraître
juste » à des règles fixes et universelles ; car l’apparence d’un objet ne dépend pas
seulement de son orientation, de la distance et de l’éclairage, mais de tout ce que nous
savons de lui, ainsi que de notre éducation, de nos habitudes et préoccupations51. »

Autrement dit, il n’y a pas de vision pure, d’ « œil innocent ». Comme le dit toujours Nelson
Goodman, « c’est toujours vieilli que l’œil aborde son activité52 » :
« Il ne fonctionne pas comme un instrument solitaire et doté de sa propre énergie, mais
un membre soumis d’un organisme complexe et capricieux. Besoins et préjugés ne
gouvernent pas seulement sa manière de voir mais aussi le contenu de ce qu’il voit. Il
choisit, rejette, organise, distingue, associe, classe, analyse, construit. Il saisit et fabrique
plutôt qu’il ne reflète ; et les choses qu’il saisit et fabrique, il ne les voit pas nues comme
autant d’éléments privés d’attributs, mais comme des objets, comme de la nourriture,
comme des gens, comme des ennemis, comme des étoiles, comme des armes. Rien n’est
vu tout simplement à nu53. »

Tout cela confirme la thèse kantienne selon laquelle il n’y a aucun matériau brut reçu par les
sens, que nous interprétons toujours déjà : « recevoir et interpréter ne sont pas des opérations
séparables ; elles sont entièrement solidaires. La maxime kantienne fait ici écho : l’œil innocent
est aveugle et l’esprit vierge vide54 ». Voir, c’est donc « voir comme », entendre, c’est
« entendre comme » etc. Autrement dit, notre rapport au monde est d’ordre interprétatif. Le
monde dans lequel nous vivons, le monde vécu n’est pas le monde perçu, qui, « n’est pas lui-
même dépourvu d’interprétation ». Percevoir est interpréter55. Le monde qui nous entoure est
toujours déjà ordonné par des interprétations : « Nous sommes dès toujours au-delà du prédonné
– qui reste pré-donné, jamais donné à nouveau »56. Le monde n’est pas accessible directement,
par l’intuition. Et la perception est toujours déjà lecture : nous voyons les choses « comme »,
« en tant que ». Et cela même lorsque, pour nous, la perception ne se présente pas

51
Nelson Goodman, Langages de l’art, trad. J. Morizot, Paris, Jacqueline Chambon, 1990, p. 47.
52
Ibid., p. 36.
53
Ibid., p. 36-37.
54
Ibid., p. 37.
55
« Wahrnehmung ist Deutung » écrit Ricœur, citant Bernhard Waldenfels (A l’Ecole de la
phénoménologie, Paris, Vrin, 2004, p. 370).
56
Paul Ricœur, A l’Ecole de la phénoménologie, p. 370.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 46

immédiatement comme une interprétation. La perception est donc signification et non pas
d’abord intuition.

« Jamais, dans l’apparition des choses, nous ne percevons d’abord et proprement […]
une pure affluence de sensations, par exemple des sons et des bruits. […] les choses
elles-mêmes nous sont beaucoup plus proches que toutes les sensations. Nous entendons
claquer la porte dans la maison, et nous n’entendons jamais des sensations acoustiques
ou même des bruits purs. »57

C'est-à-dire : la sensation acoustique est immédiatement interprétée comme la porte qui claque,
simultanément avec la perception.
Mais revenons à la spécificité de La Jambe. Le problème rencontré par Giacometti est
celui de La Jambe comme fragment et la question est donc celle du rôle du fragment en
sculpture : en présence du fragment, le «tout» n'est donné qu'en pensée, seule apparaît une
partie, qui à titre de partie relève cependant du tout et renvoie à lui. L'impossibilité de voir le
tout contraint à la réalisation de la seule partie, qui n'est pas négation du tout, mais condition de
possibilité de sa manifestation. En cela elle est proprement image du tout en étant sa condition.
Cette difficulté de la saisie du tout, qui correspondait à sa «vision des choses», est pour
Giacometti une difficulté fondamentale et ancienne. Dès les années vingt, à l'Académie de la
Grande Chaumière où il suivait une formation chez le sculpteur Bourdelle, Giacometti
éprouvait comme suit le problème de la vision :

«Impossible de saisir l'ensemble d'une figure (nous étions beaucoup trop près du modèle
et si on partait d'un détail, d'un talon ou d'un nez, il n'y avait aucun espoir de jamais
arriver à un ensemble). Mais si par contre on commençait par analyser un détail, le bout
du nez, par exemple, on était perdu. On aurait pu y passer la vie sans arriver à un ré-
sultat.» (Ecrits, 38)58

57
Martin Heidegger, „L’origine de l’oeuvre d’art“, tr. fr. W. Brokmeier, J. Beaufret, F. Fédier et F.
Vezin, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980, p. 24.
58
Pierre Courthion, cité par Bonnefoy (op.cit., p. 84), rapporte des années 20, à l'Ecole des Beaux-arts
de Genève, l'anecdote suivante: «Je le revois, note Courthion, à l'Ecole des beaux-arts de Genève, dans
l'atelier du père Estoppey, où il avait son chevalet près du mien. Une assez forte fille un peu bouffie,
Loulou, posait le nu. Suivant la routine, nous devions mettre en place l'académie entière: tête, bras et
jambes. Giacometti, lui, était contre. Il prétendait (comme il avait raison!) ne faire que ce qui l'intéressait.
Sur sa feuille de papier Ingres -et à la grande irritation du professeur- il s'obstinait à dessiner,
gigantesque, l'un des pieds du modèle.»
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 47

C'est à la même difficulté qu'il se heurtait en cherchant à faire le buste de son frère Diego59 de
1935 à 1940:

«je recommençais à faire des bustes comme j'avais appris à l'Académie: le modèle pose
là, je le fais. Mais je ne voyais que des détails et pas l'ensemble de la tête» (Ecrits,
283)60.

La réalisation d’un fragment est donc l’expression d’un problème de la perception, du voir, le
recours au détail un problème spécifiquement plastique lié à la volonté de rendre tout l’objet,
sa totalité de l'objet, c'est-à-dire l'unité de sa pluralité. La Jambe est donc une réponse à la
question de la coexistence esthétique de l'un et du divers, qui sera le secret de l'apparition de la
présence.
Ce thème souvent relevé dans l’approche de Giacometti, par Bonnefoy par exemple, qui
le place sur un plan métaphysique auquel il ne me semble pas devoir immédiatement être
rapporté, n'est pas toujours pris dans sa simple difficulté. Aussi au lieu de renvoyer à Plotin, à
une métaphysique de la présence de l'Un dans le multiple, c'est davantage le problème de
l'image sculptée qu'il faut préciser, et plus spécifiquement de l'appréhension sensible. Car c’est
là ce qui signifie la puissance imageante de la sculpture, ce qu’elle donne à voir. En suivant les
analyses suggestives d'Olivier Chedin, une référence aux pensées de Kant permet de clarifier
cette question61.

La temporalité de la synthèse sensible de l'appréhension


Dans un passage capital de la première édition de la Critique de la raison pure, Kant,
s'interrogeant sur les conditions de possibilité de l'unification nécessaire à la connaissance, est
conduit à poser au fondement de l'activité de synthèse l' « unité originairement synthétique de
l'aperception », c'est-à-dire le « Je pense » ou le sujet transcendantal. Le problème initial est de
savoir comment faire pour qu’advienne « l’unité de l’intuition » à partir du « divers ». Il faut,
dit Kant, « tout d’abord que soit parcourue la diversité, et ensuite que ce divers soit
rassemblé »62. A cette fin Kant présente trois synthèses permettant d'appréhender l'objet, la
perception ordinaire ne pouvant comprendre la totalité de l'objet que par le biais d'une synthèse
intellectuelle dans le temps. La constitution de la chose sera ainsi liée à la constitution du

59
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=1009
60
Cf. Ecrits, 270.
61
Olivier Chedin, L'Esthétique de Kant, Paris, 1981, p. 91-93.
62
Kant, Critique de la raison pure, p. 179.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 48

présent, lequel se définit toujours comme une synthèse d'instants qui pose la chose comme une
co-présence dans l'espace à partir d'une succession dans le temps. Toute perception étant
l'addition d'une série de perceptions plus petites, la constitution de la chose n'est possible que
par la constitution du présent. Dans la continuité du temps, l'esprit rassemble plusieurs instants
pour constituer la présence à la conscience. Cet acte de synthèse réunit le divers du contenu et
le divers du temps -le divers du contenu ne pouvant être rassemblé qu'en rassemblant le divers
du temps- pour en faire une unité qui donnera le présent. Et cette synthèse qui constitue le divers
en un «moment», en une unité absolue, est la synthèse de l'appréhension.
Mais l'appréhension suppose toujours la reproduction par l'imagination, c'est-à-dire le
rappel et l'association du passé au présent : le temps se divisant en une série d'infiniment petits,
le présent n'existerait pas sans cette association et on ne pourrait par suite poser aucune chose.
Ce sera la synthèse de la reproduction dans l'imagination, synthèse pure a priori reproductrice
qui constitue la dimension du passé63. Cette reproduction dans l'imagination va elle-même
supposer des concepts et donc des catégories, qui donneront la «synthèse de la recognition dans
le concept», permettant de remonter à l'unité originairement synthétique de l'aperception. Ce
problème, Kant le formule assez simplement dans ses Leçons de métaphysique:

«Mon esprit est continuellement occupé à former, en le parcourant, l'image du divers.


Lorsque je vois une ville, par exemple, l'esprit se forme une image de l'objet qu'il a
devant lui en parcourant la diversité. De là vient que, quand un homme s'introduit dans
une pièce surchargée de tableaux et d'ornements, il ne peut pas s'en faire une image, son
esprit ne pouvant en parcourir la diversité. Il ne sait pas par quel bout commencer pour
reproduire en lui-même l'image de l'objet. [...] La cause en est que son âme ne peut
parcourir la diversité pour en reproduire l'image en lui-même. Cette faculté
reproductrice est la faculté d'imaginer de l'intuition. L'esprit doit faire nombre
d'observations pour reproduire en lui-même l'image d'un objet, en reproduisant l'objet
différemment pour chacun des côtés. [...] La multiplicité des manifestations d'une chose
est [...] fonction de la différence des côtés et des points de vue. A partir de toutes ces
manifestations, l'esprit doit s'en faire une image en les prenant toutes ensemble64.»

Dans la Critique de la faculté de juger, on retrouve le problème de la synthèse de


l'appréhension, qui est compréhension : dans le cadre de l’analyse du sublime, Kant s’attache à
l'évaluation esthétique de la grandeur, cette grandeur essentielle pour Giacometti. Le passage
de Kant vaut d'être cité en son intégralité:

63
Kant, Critique de la raison pure, p. 181.
64
Kant, Leçons de métaphysique, tr. M. Castillo, Paris, 1993, p.263-264.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 49

« Par là se peut expliquer la façon dont Savary remarque, dans ses Lettres d’Egypte,
qu’il ne faudrait ni trop s’approcher, ni davantage être trop éloigné des Pyramides, si
l’on veut ressentir toute l’émotion que produit leur grandeur. Car, dans le dernier cas,
les parties qui sont appréhendées (les pierres superposées) ne sont représentées
qu’obscurément, et leur représentation ne produit aucun effet sur le jugement esthétique.
Mais dans le premier cas, l’œil a besoin d’un certain temps pour achever l’appréhension
qui va depuis la base jusqu’au sommet ; or, au cours de cette appréhension, les premières
perceptions disparaissent toujours en partie avant que l’imagination n’ait saisi les
dernières, et la compréhension n’est jamais complète. Observation qui peut suffire pour
expliquer la stupeur ou cette espèce d’embarras qui, comme on le raconte, saisit le
spectateur lorsqu’il pénètre pour la première fois dans l’église Saint-Pierre de Rome.
Car il éprouve ici un sentiment de l’impuissance de son imagination à présenter l’Idée
d’un tout – ce en quoi l’imagination atteint son maximum et, en s’efforçant de le
dépasser, s’effondre sur elle-même, tandis qu’elle se trouve ainsi plongée dans une
satisfaction émouvante. » (CFJ 233-234)

Pour Giacometti, chaque tête est comparable à Saint-Pierre de Rome. Pour saisir la
présence de ce qui apparaît, il est précisément confronté à ce problème de la synthèse de
l'apparition dans sa double dimension spatio-temporelle, à la synthèse esthétique de
l'appréhension en l'absence de concepts qui règleraient la synthèse de l'imagination.
L'impossibilité rencontrée par Giacometti n'est donc pas tant liée à une étape de « sa » vision
des choses, qu’au problème général des rapports entre la présence et la représentation, c'est-à-
dire à la temporalité de la compréhension. Et le deuxième alinéa du texte A propos de «La
Jambe», écrit au présent et non comme le précédent au passé, signifie que la difficulté indiquée
est de principe et énonce un embarras qui plonge ses racines dans la nature même du voir :

«Je ne peux pas simultanément voir les yeux, les mains, les pieds d'une personne qui se
tient à deux ou trois mètres devant moi, mais la seule partie que je regarde entraîne la
sensation de l'existence du tout.»

Explicitement, la question est pour Giacometti celle de la temporalité de l'appréhension spatiale:


l'impossibilité est de voir en même temps, « simultanément », ce que le regard met du temps à
parcourir dans sa diversité.

«L'impossibilité principale, déclare-t-il, c'est de saisir l'ensemble et ce qu'on pourrait


appeler les détails» (Ecrits, 270).

C’est pourquoi il faudrait pouvoir saisir le tout à partir du détail :

« Ainsi je ne pense qu’aux yeux ! Il faudrait arriver à saisir dans une sculpture et la tête
et le corps et la terre sur laquelle il repose, et en même temps on aurait l’espace, et la
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 50

possibilité de mettre tout ce que l’on veut dedans. Oui, il suffirait pour sculpter ce tout
de sculpter les yeux » (Ecrits, 270)

Le détail doit rendre compte du tout, même si les détails distraient du tout ; le détail doit
apparaître comme tout, mais «comment faire la différence entre le détail et l'ensemble? Ce sont
les détails mêmes qui font l'ensemble» (Ecrits, 274). C’est là ce qu’avait bien senti Jean Genet :
pour découvrir la signification d’un phénomène, d’un visage, par exemple, ou d’une jambe, il
faut d’abord garantir sa solitude, éviter qu’elle « s’évade à l’infini en significations de plus en
plus vagues » : « la connaissance […] si elle veut être esthétique doit refuser d’être
historique65 ». C’est pourquoi représenter la jambe n’est pas restituer un « fragment » du tout,
une jambe qui serait comme arrachée. Une jambe arrachée ne saurait se tenir comme se tient
La Jambe : telle qu’elle se tient, la jambe appelle le corps qui se dresse sur elle, tout comme le
bras et la Main66 aux doigts écartés ne sauraient se tenir à cette hauteur sans être
perpendiculaires à un corps. Ces détails ne prolongent pas le corps, c’est le corps qui est
prolongement du bras ou de la jambe. Mais en revanche ce n’est que coupée du monde, c'est-à-
dire du reste, que, comme dit Genet, « sa signification va affluer ». En cela la sculpture, plus
que la peinture ou le dessin, va à l’essentiel : elle isole, elle permet de « décoller […] de
l’ambiance » (Ecrits, 287). C’est que l’afflux de signification n’est pas possible sans le travail
de la synthèse sensible.
Le problème est que, dans sa temporalité, qui est l’une des dimensions essentielles de sa
finitude, l'esprit qui regarde semble condamné à se représenter et perd ainsi la présence dans la
représentation. Le regard s'efface alors devant l'intelligence; on ne voit plus, on conçoit. Aussi
pour saisir la présence faut-il concentrer le regard sur le présent et donc sur ce qui ne s'offre que
comme une partie. Cela aussi, Genet l’avait parfaitement senti :

« Cette capacité d’isoler un objet et de faire affluer en lui ses propres, ses seules
significations n’est possible que par l’abolition historique de celui qui regarde. Il faut
qu’il fasse un effort exceptionnel pour se déprendre de toute histoire, de sorte qu’il ne
devient pas une sorte de présent éternel mais plutôt une course vertigineuse et
ininterrompue d’un passé vers un futur, une oscillation d’un extrême à l’autre,
empêchant le repos67. »

65
Jean Genet, L’Atelier de Giacometti (sans pagination).
66
http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-%C5%93uvre/18/alberto-giacometti-
database/20/sculptures/#?ref=database&open=sculptures&work=2044
67
Jean Genet, L’Atelier de Giacometti.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 51

La Jambe se présente ainsi à la fois comme l’énoncé et comme une solution au problème de
l'unité de la perception: l'être n'apparaît en sa présence que dans la discontinuité qui est une
forme de l'impossible simultanéité.

«Si je vous regarde en face, j'oublie le profil. Si je regarde le profil, j'oublie la face. Tout
devient discontinu. Le fait est là. Je n'arrive plus à saisir l'ensemble. Trop d'étages! Trop
de niveaux! L'être humain se complexifie. Et dans cette mesure, je n'arrive plus à
l'appréhender. Le mystère s'épaissit sans cesse depuis le premier jour» (Ecrits, 271)

Le mystère est celui d'une synthèse qui, en dépit du temps, resterait seule présente sans remonter
à la constitution du passé, alors qu'en fait «on ne copie jamais que [...] le résidu d'une vision»
(Ecrits, 273) : « Quand je suis en train de copier la nature, je ne copie que ce qui me reste
conscient dans le cerveau » (Ecrits, 294). Autrement dit, on copie ce qui reste du voir et non le
voir lui-même. Ce qui était le cas de la Jambe sculptée de mémoire. Du coup, on ne se rend pas
véritablement compte de ce qu’on voit, du voir lui-même, mais uniquement de ce qu’on a vu.
Il faudrait alors à proprement parler recommencer, revenir à la sculpture sur nature, continuer
à modeler, à pétrir.

« Chaque fois que je travaille, je suis prêt à défaire sans hésiter une seconde le travail
de la veille parce que, chaque jour, j’ai l’impression que je vois plus loin. Au fond, je
ne travaille que pour la sensation que j’ai pendant le travail » (Ecrits, 275)

Autrement dit, il faudrait que la diversité s'informe sans concept dans la présence de
l'apparition. Ici, et j'emprunte ces expressions à Kant, « un objet donné par l'intermédiaire des
sens [doit] met[tre] en activité l'imagination pour qu’elle compose le divers» sans «que celle-ci
à son tour suscite l'activité de l'entendement pour qu'il unifie ce divers dans des concepts » (CFJ
218). Bref, dans l’œuvre d’art, la diversité s’interprète elle-même. Le problème est de saisir la
contemporanéité de tous ces moments alors que l'unité s'appréhende dans et par le divers: le
divers doit être un, à la fois particulier et universel, c'est-à-dire, suivant les catégories kan-
tiennes, « singulier ». Et c’est la saisie de cette singularité que Giacometti veut donner à voir
en ne présentant qu’un détail.
Si ce que nous avons dit est juste, alors le rôle du détail comme fragment est donc une
solution (Giacometti en connaîtra plusieurs) à ce qui apparaît comme le problème du voir lui-
même: le regard ne décrit pas, au sens où il ne reproduit pas une succession dans la temporalité.
Il saisit dans l'immédiateté et seul, à ce moment, le détail permet de capter tout d'un coup, en
supprimant toute durée séparant la présence du modèle de la représentation. La Jambe, comme
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détail figurant le tout, est l'exemple d'une production de l'art qui crée l'unité, c'est-à-dire la
présence de la totalité. Ce n'est qu'ainsi que la synthèse est immédiate, ne passant pas par le
détour du savoir: ce qui est vu est ce qu'il paraît, pure présence sans délai, sans représentation,
l'apparaître même. L'unité s'appréhende ici dans et par le divers, c'est-à-dire le détail. C'est là le
sens du constat que « la seule partie que je regarde entraîne la sensation de l'existence du tout»,
«sensation» qui n'est pas connaissance. L’art appelle un pur schématiser sans concepts, qui
permet l'apparition sensible de la présence, dans un travail toujours repris qui est l’interprétation
pure.

Sculpter le regard
La sculpture n'est donc pas de l'ordre du langage : la sculpture se donne à voir et, en se
donnant à voir, elle forge directement le regard. Mais elle ne fait pas que montrer : la sculpture
de Giacometti est tendue par la volonté de «se rendre compte de ce qu'on voit » (Ecrits, 278).
Pour cela, il ne faut pas comme en pensée revenir sur ses représentations, il faut regarder68, où
ce qui importe n’est autre que la simultanéité du regard et de ce qu'il voit. Léonard de Vinci
disait que le but de la peinture et de la sculpture est de « saper vedere », qui doit se lire au
regard de l’une de ses citations les plus célèbres : « Le plaisir le plus noble est la joie de
comprendre » qui fait écho à l’ouverture de la Métaphysique d’Aristote : « Tous les hommes
désirent naturellement comprendre (eidenai) ; ce qui le montre, c’est le plaisir causé par les
sensations, car, en dehors de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes […] »
(Métaphysique, A,1) .
Autrement dit, la sculpture est «art de comprendre» et d’interpréter le regard, c'est-à-dire
à la fois lui-même et ce qu’il voit :

« L’art ce n’est qu’un moyen de voir » (Ecrits, 275)


«La sculpture n'est pas, pour moi, un bel objet, mais un moyen pour tâcher de
comprendre un peu mieux ce que je vois, pour tâcher de comprendre un peu mieux ce
qui m'attire et m'émerveille dans n'importe quelle tête, la peinture un moyen de tâcher
de comprendre ce qui m'attire et m'émerveille dans n'importe quel personnage, dans
n'importe quel arbre ou quel objet sur une table. Un peu réussie, une sculpture ne serait
qu'un moyen pour dire aux autres, pour communiquer aux autres ce que je vois» (Ecrits,
83).

68
Yves Bonnefoy a longuement insisté sur cette dimension. Voir en particulier « Le projet de
Giacometti », dans Yves Bonnefoy, Remarques sur le regard. Picasso. Giacometti. Morandi, Paris,
Calmann-Lévy, 2002, p. 31-71.
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Nous pouvons donc conclure que La Jambe est une sculpture qui participe ouvertement
de la dimension interprétative permettant de « se rendre compte de ce qu’on voit », de ce qu’on
voit investi aussi de dimensions affectives. Mais en même temps, comme explicitation d’une
question et comme réponse, elle invite à regarder et à revenir aux sculptures faites sur nature,
d’après modèle, dans un travail toujours repris. C’est là vraiment qu’en rendant ce qu’on voit
l’on se rend compte de ce qu’on voit. La sculpture est recherche de la vérité, mais la vérité
recherchée en sculpture est esthétique, c'est-à-dire à même le sensible, différente en cela du
savoir vrai, même si art et science partagent un même élan :

« L’art et la science c’est tâcher de comprendre. L’échec et la réussite sont tout à fait
secondaires » (Ecrits, 279).

Giacometti voit et donne corps à son regard dans l’acte même de sculpter qui est la présence de
l’acte de comprendre, une tentative de comprendre et non l'achèvement d'un savoir. C’est là
que le sculpter devient essentiel, dans l’effort de comprendre ce qui se manifeste lorsqu’on se
confronte simplement, par exemple, à une tête. C’est en ce sens que Giacometti dit que l’art est
« pour rien », ne sert pas à autre chose que lui-même, pour rien « si ce n’est cette sensation
immédiate dans le présent que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure,
la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même
visage […] » (Ecrits, 279). C’est en faisant que Giacometti comprend. Car faire pour lui est
tout autant défaire, se déprendre...
C’est pourquoi Giacometti était rarement satisfait de ses sculptures, si souvent
convaincu de l’ « échec », et toujours pris dans l'effort de reprendre une approche «d'après na-
ture», d'écarter le savoir qui opacifie le regard. Et Giacometti de se souvenir du jour où il a
commencé à voir, où « le connu est devenu l'inconnu, l'inconnu absolu» (Ecrits, 267), cette
non-compréhension qui initie tout authentique élan du comprendre et toute interprétation.
On peut donc dire que la sculpture est inscrite chez Giacometti dans un processus
d’interprétation multiple, puisque sa finalité n'est pas de rendre un objet extérieur, mais de
comprendre le rapport du sculpteur au monde et aux proches, comprendre « la vision des
artistes » (Ecrits, 279), une vision du monde qui n'est à confondre, on l’aura compris, avec
aucune conception du monde. Rappelons-le :

«n'est sculpture vraiment, que ce qui ne peut être dit que par la sculpture. [...] Pour
comprendre un peu ce qui s'appelle sculpture, il faudrait d'abord se limiter à ce qui ne
peut être dit d'aucune autre manière» (Ecrits, 248).
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3. Dilthey, l’art comme conception du monde et de la vie

Revenons maintenant à une approche plus théorique. Si nous avions traité de Cassirer
après Kant, c’est non pas dans un souci historique, mais pour montrer comment les intuitions
kantiennes pouvaient être prolongées, jusqu’à montrer que l’art, au même titre que la science,
est une manière spécifique de mettre le monde en forme, de construire le monde. Et l’approche
de Cassirer a eu des prolongements intéressants en philosophie de l’art. On citera par exemple
les travaux de son élève Erwin Panofsky, auteur de La perspective comme forme symbolique69
où ce dernier cherche à montrer, notamment à travers une étude historique, que la perspective
n’est pas une approche immédiatement naturelle, mais, et c’est en cela qu’elle relève de la
philosophie idéaliste des formes symboliques, qu’elle s’appuie sur une philosophie de l’espace
tributaire d’une conception des rapports du sujet et du monde. Dans la perspective, la nature se
range sous l’œil du sujet. On pourra regarder aussi ce que Nelson Goodman, qui lui aussi se
réclame de Cassirer, écrit à ce propos sur la perspective70. D’après Goodman héritant de
Cassirer, l’art ne copie pas le réel, il le refait, c'est-à-dire le met en forme ou, comme nous
l’avons dit, l’informe. L’art recourt donc à des catégories esthétiques qui mettent en forme, qui
font des mondes, c'est-à-dire qui interprètent. Cassirer montre dans Langage et mythe comment
se constituent les images du monde à travers l’activité d’interprétation, les interprétations
auxquelles se livrent les formes symboliques constituant autant de mondes de l’interprétation,
l’art étant l’un d’eux :

« De ce point de vue, le mythe, l’art, le langage et la connaissance deviennent des


symboles : non pas en ce sens qu’ils désignent une réalité donnée sous la forme de
l’image, de l’allégorie qui indique ou interprète, mais au sens où chacun d’eux crée un
univers de sens à partir de lui-même71. »

Chaque forme ainsi définie est une perspective dont la finalité est une orientation dans un
monde qu’en même temps elle crée en l’informant. Il importe ici de ne plus se référer, pour le
comprendre, au monde tel qu’il serait en soi ; un tel monde est aussi inaccessible que l’est la
chose en soi selon Kant. Tout monde n’est que phénomène et est toujours déjà interprété, c'est-

69
Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique et autres essais, tard. G. Ballangé et al.,
Paris, Minuit, 1976.
70
Nelson Goodman, Langages de l’art, op. cit., p. 39-46.
71
E. Cassirer, Langage et mythe. A propos des noms de dieux, tr. O. Hansen-Love, Paris, Minuit, 1973,
p. 16.
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à-dire une version du monde. Cet argument est celui de Nelson Goodman pour légitimer la
pluralité des mondes, puisque nous n’avons pas de monde en dehors d’une version du monde.
C’est dans l’attitude de l’esprit, dans sa prise de position à l’égard du réel qui détermine la route
qu’il emprunte vers une objectivité pensée, que réside la garantie dernière de cette objectivité.
C’est en cela que l’art est une « manière de faire un monde », pour reprendre le titre d’un
ouvrage de Goodman où il décrit « des manières de faire » comme autant de manières de défaire
et de refaire, laissant « à la théologie la recherche d’un commencement universel ou
nécessaire72 ». L’art comme moyen de faire des mondes permet d’offrir de nouvelles versions
du monde. Ce qui intéresse Goodman, ce sont alors les procédés qui « permettent de construire
un monde à partir des autres73 » : la question est de savoir « comment les mondes sont faits,
testés, connus74 ».
Mais Cassirer n’est pas la seule origine pour voir dans l’art un travail d’interprétation
constitutif de mondes. Avant Cassirer, le philosophe allemand Wilhelm Dilthey (1833-1911) a
élaboré, en s’appuyant tant sur l’idéalisme kantien que sur une philosophie de la vie, une théorie
suivant laquelle les catégories qui nous permettent de constituer le monde sont elles-mêmes
ancrées dans la vie. De ce fait, nous le verrons, c’est la vie qui s’interprète elle-même dans le
processus de compréhension, elle se met elle-même en forme. Cette théorie, qui est à l’origine
de la philosophie herméneutique dont nous traiterons plus bas, débouche sur l’idée que l’art est
une manière de voir le monde, une vision ou conception du monde (Weltanschauung) qui n’est
autre qu’une mise en forme du réel.

L’art comme conception du monde

Dans sa théorie des conceptions du monde, Dilthey expose plusieurs manières d’aborder
le réel et de le constituer en monde. L’homme vit dans le monde, un monde dans lequel il doit
s’orienter et pour y parvenir il recourt à la religion, à la science, à l’art, qui sont autant de
moyens de constituer le monde en son unité en lui assignant son sens. Constituer en monde
signifie en effet donner à la réalité une unité suffisante pour qu’elle nous apparaisse comme une
totalité, totalité que nous construisons en fonction de nos intérêts et ancrages dans la vie, totalité
qui n’est jamais immédiatement donnée comme telle. L’art est une telle manière de construire

72
Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, tr. M.-D. Popelard, Paris, Jacqueline Chambon,
1992, p. 15.
73
Ibid.
74
Ibid.
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une totalité, distincte de la religion et de la philosophie75. C’est que dans l’art se traduit, d’après
Dilthey, par la combinaison entre l’imagination créatrice et les moyens techniques dont on
dispose pour manifester et donner une objectivité à un symbole de réalité qui donne un monde.
Ainsi pour l’homme,

« […] le monde, son monde n’est pas plus un produit de sa vie intime qu’il n’est une
donnée de fait, un fait objectif. […] toute interprétation des phénomènes dépend […] de
la différenciation et de la réunion des fonctions qui nous permettent de saisir le monde,
et d’autre part du caractère objectif du monde qui se laisse ainsi saisir. C’est grâce à ces
relations entre elles des différentes fonctions que nous pouvons apercevoir dans le
monde certains traits qui, autrement, nous resteraient invisibles. Mais ce que nous
apercevons ainsi n’est, en tant qu’expression de cette relation, qu’un symbole de l’unité
du monde, unité qui reste énigmatique76. »

Nous produisons un symbole de l’unité alors que l’unité réelle demeure énigmatique, en
d’autres termes non pas un monde en soi, mais une interprétation de la réalité. L’artiste, comme
le religieux et le philosophe le font également à leur façon, répond à une interrogation de
l’homme inscrit dans le monde, qui n’est autre que la question de l’ « énigme du monde et de
la vie » elle-même, c'est-à-dire de leur incompréhensibilité. Le monde dans lequel nous sommes
placés et la vie, à savoir la naissance et la mort, sont en effet ce que nous ne comprenons
absolument pas. L’homme dans le monde se trouve ainsi confronté à des énigmes. Il est alors,
face à ce qu’il ne comprend pas et qui pourtant lui importe, poussé à interpréter pour trouver le
sens de l’énigme. Suivant Dilthey, le propre de l’artiste, du grand artiste, est alors de fixer une
interprétation paradigmatique, c’est-à-dire qui peut servir de modèle auquel les hommes
pourront se référer pour se saisir de ce sens. L’art apparaît dès lors comme l’une des manières
de répondre à l’expérience vécue dans le monde et de mettre en forme pour l’intuition ce qu’est
cet être dans le monde. L’artiste est par là celui qui permet de valoriser le monde en le rendant
visible d’une certaine manière, d’une manière déterminée, et présente une interprétation qui est
surgissement de sens. Par l’art, les choses acquièrent une significativité (Bedeutsamkeit). Le
terme utilisé par Dilthey est difficile à traduire. Ce n’est pas la « signification » (Bedeutung),
mais ce qui recèle de la signification, accessible à l’interprétation (Deutung). En dehors de la
signification, Bedeutsamkeit signifie également « importance », c'est-à-dire une valeur qui
nous permet de prendre position dans le monde, c'est-à-dire de comprendre notre situation et
donc de nous orienter. C’est ainsi qu’il y a une relation entre notre connaissance du monde

75
Voir Wilhelm Dilthey, Théorie des conceptions du monde, trad. L. Sauzin, Paris, PUF, 1946, p. 33-
36.
76
Ibid., p. 35.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 58

objectif et notre sentiment de la vie, tous deux se réunissant dans une « évaluation de la vie »,
évaluation changeant comme nos sentiments et, par conséquent, comme les conceptions qui
leur sont rattachées. Autrement dit, la Bedeutsamkeit nous permet d’évoluer dans un monde
valorisé, c'est-à-dire dans un monde à l’égard duquel nous prenons position et à l’égard duquel
nous avons par suite des attentes. Certaines choses ont de l’importance et de la valeur pour
moi, d’autres pas. Certaines choses me rendent heureux, élargissent mon existence, augmentent
ma force, d’autres m’oppressent et me réduisent. Au cœur de ces expériences vitales,
nécessairement individuelles, Dilthey relève des constantes, des traits fondamentaux et
universels : ainsi par exemple, face à la disparition des choses, soit on savoure l’instant, soit on
se réfugie dans une structure stable ou alors on se nourrit de la nostalgie d’un ordre transcendant.
Cette expérience individuelle devient une expérience générale au moyen de l’histoire où les
individus se communiquent les expériences grâce à des traditions et partagent des attitudes face
à cette expérience. Une telle généralisation se fait progressivement, par un long processus
d’intégration, de correction etc. et débouche sur la formulation de propositions générales sur
l’ « expérience de la vie » constitutives des mœurs, des coutumes etc., qui ne sont certes pas
l’équivalent de propositions scientifiques, mais qui manifestent une attitude à l’égard de
l’énigme de la vie qui, dans son incompréhensibilité exige le recours à l’imagination créatrice.
L’interprétation produit ainsi une certaine intelligibilité, comme en témoignent les religions, la
poésie etc. Mais il y a alors plusieurs perspectives possibles sur le monde, qui en sont autant
d’interprétations et – nous retrouvons ici l’idée de « réfraction » que nous avions rencontrée
chez Cassirer – de « rayons diversement réfractés » :

« Cet univers incommensurable, insaisissable, insondable se reflète de manières variées à


travers les grands visionnaires religieux, les poètes et les philosophes. Tous sont placés sous
la puissance du lieu et de l’heure. Chaque conception du monde est historiquement
conditionnée, par conséquent limitée, relative. Une terrible anarchie de la pensée semble en
procéder. Mais c’est précisément la conscience historique, qui a suscité ce doute absolu, qui
est aussi en mesure d’en définir les limites. D’abord : les conceptions du monde se sont
distinguées suivant une loi interne. […] Ces types de conceptions du monde s’affirment
côte à côte au cours des siècles. Ensuite, et c’est l’élément libérateur : les conceptions du
monde sont fondées dans la nature de l’univers et la relation qu’a avec lui l’esprit
connaissant fini. Chacune d’elles exprime donc un aspect de l’univers dans les limites de
notre pensée. En cela chacune est vraie. Mais chacune est unilatérale. Il nous est interdit de
voir ensemble ces différents aspects. Nous ne pouvons apercevoir la pure lumière de la
vérité qu’à travers des rayons diversement réfractés77. »

77
Ibid. p. 272. C’est moi qui souligne.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 59

Nous pouvons illustrer cela par l’exemple de la littérature et plus particulièrement de la


poésie que donne Dilthey, c'est-à-dire par le rapport entre l’expérience vécue et la poésie. Pour
Dilthey, le Moi, c’est-à-dire le sentiment du sujet, est donné dans son milieu, dans le sentiment
de son existence qui implique un comportement à l’égard des choses et une attitude vis-à-vis
d’autrui. Dans ces relations, notre existence, nous l’avons dit, peut être opprimée ou à l’inverse
notre sentiment d’existence peut s’intensifier, comme dans la joie. Chaque chose prend une
force et une coloration propre. La finitude éveille le sentiment de ce qui est durable et les étoiles,
par exemple, peuvent devenir l’image de cette expérience intérieure. Le regard paisible sur un
village au crépuscule, les lumières qui s’allument aux fenêtres deviennent l’expression d’une
existence protégée. C’est ainsi que les choses sont valorisées et objectivées et c’est là ce que la
poésie décrit et donne à voir dans ces paysages78. Voici à titre d’exemple comment Dilthey
relate le rapport du jeune poète Hölderlin au paysage de la nature :

« Là où l’homme se trouve enclos dans de douces collines et des vallées soyeuses sans
pour autant être oppressé, là où les fines lignes lointaines de montagnes appellent au
loin et que la vallée malgré cela protège et abrite : là, du sentiment de cette situation naît
un doux rapport bienveillant à l’égard de la nature – être à l’abri, se fondre familièrement
à la vallée, au fleuve et aux collines et cependant avoir la nostalgie du lointain scintillant.
Tel est le sentiment de la nature des poètes souabes79. »

Ces images saturées de sentiments, nous ne les connaissons pas qu’en poésie, mais dans les arts
en général. On cite souvent à ce titre l’exemple de la peinture romantique dont les paysages
rendent les états de l’âme, comme chez C. G. Carus80 ou C. D. Friedrich81. Pour en être saisi,
il faut prendre le temps de la contemplation du tableau. Comme le peintre, le poète semble
objectiver son expérience intérieure, une tonalité affective ou une manière de se trouver affecté
dans le monde. Une image du monde se trouve ainsi mise en relation avec une expérience
vécue.
Si cette expérience est ordinaire, qu’elle est vécue par nous tous dans la vie quotidienne,
Dilthey affirme, nous l’avons dit, qu’il n’appartient cependant qu’à quelques-uns de « fixer »

78
Voir en autres W. Dilthey, « L’imagination poétique. Eléments d’une poétique (1887) », dans Le
Monde de l’esprit, t. 2, op. cit., p. 106-244. Cf. le recueil d’études de Dilthey intitulé Das Erlebnis und
die Dichtung. Lessing. Goethe. Novalis. Hölderlin, Leipzig, Reclam, 1988 (l’ouvrage n’est pas traduit
en français).
79
Dilthey, Das Erlebnis und die Dichtung, op. cit., p. 290.
80
Les tableaux peuvent être consultés sur le site :
https://en.wikipedia.org/wiki/Carl_Gustav_Carus#/media/File:Carl_Gustav_Carus_-
_Blick_auf_Dresden_bei_Sonnenuntergang.jpg
81

https://de.wikipedia.org/wiki/Caspar_David_Friedrich#/media/File:Caspar_David_Friedrich_057.jpg
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 60

ces « moments» voués à une transformation permanente dans le flux de la vie et de nos
impressions. Ce sont le religieux, l’artiste et le philosophe. Ce qui les réunit, c’est le rapport
spécifique qu’ils ont au monde : ils se placent directement devant l’énigme du monde et de la
vie en général et ne s’orientent pas simplement vers une région de ce qui est. L’artiste peut
montrer cette unité dans l’intuition, alors que la religion le fait dans le sentiment et la
philosophie dans le concept. Cela reste bien évidemment fort abstrait tant que l’on n’arrive pas
à trouver des exemples qui permettent de l’illustrer. Nous nous permettons de citer un passage
un peu plus long :

« Le fait que la poésie part de la vie elle-même l’amène directement à exprimer, quand
elle représente des événements, une façon de considérer la vie. Pour le poète, cette
conception de la vie résulte de la nature même de la vie, telle qu’il la conçoit, en partant
du sentiment de sa propre vie. Cette conception se développe, et l’histoire de la poésie
nous la montre approchant pas à pas de son but, qui est de comprendre la vie en partant
de la vie elle-même, en laissant agir sur soi, en toute liberté, les grandes impressions qui
viennent de cette vie. La vie offre alors à la poésie des aspects toujours nouveaux. La
poésie nous montre d’infinies possibilités, qu’il s’agisse de voir la vie, de porter sur elle
un jugement de valeur ou e la modeler, de lui donner des formes nouvelles. L’événement
que représente le poète devient alors le symbole, non point d’une pensée, mais d’un
ensemble organique que le poète a découvert au sein de la vie et qu’il considère en
partant de ses propres expériences. C’est ainsi que Stendhal et Balzac aperçoivent dans
la vie, qui, par nature, n’obéit à aucune intention sinon à un instinct obscur, un tissu
d’illusions et de passions, où la beauté va de pair avec la mort, et où la victoire est
acquise à la volonté qui sait s’affirmer ; Goethe aperçoit en elle une force plasmatrice
qui lie en un ensemble d’une valeur infinie tous les êtres organisés, et qui régit
l’évolution de l’humanité comme les constitutions sociales ; Corneille et Schiller
aperçoivent en elle le théâtre de grands exploits héroïques. A chacune de ces façons de
comprendre la vie correspond une forme de poésie qui obéit à des lois internes. De là, il
n’y a qu’un pas à faire pour arriver aux grands types généraux selon lesquels s’ordonnent
les conceptions de la vie ; un lien apparaît entre littérature et mouvement philosophique,
et ce lien conduira un Balzac, un Goethe ou un Schiller à apporter la perfection suprême
à sa façon de comprendre la vie82. »

Il apparaît donc clairement que pour Dilthey l’art présente dans ses œuvres des interprétations
du monde et de la vie, et que les grands artistes sont ceux qui parviennent à stabiliser ces
interprétations en devenant des modèles. Ils arrivent à mettre en forme un sentiment, une
intuition, à lui procurer son image. C’est ainsi qu’ils participent au travail de l’interprétation.
Cela permet de comprendre, ce que Kant avait déjà senti, que l’artiste, l’artiste véritable fait
école en servant de modèle. Cela est vrai aussi pour le génie religieux, par exemple le Christ,
ou le génie philosophique, comme Kant, par exemple. L’artiste stabilise des interprétations que

82
W. Dilthey, Théorie des conceptions du monde, op. cit., p. 119.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 61

d’autres peuvent ensuite adopter. C’est là ce que nous avions trouvé chez le génie kantien, qui
se devait d’être « exemplaire », c’est-à-dire servir de « modèle », et de présenter des « Idées
esthétiques ». Le grand poète est celui qui donne naissance à des « tonalités affectives
universelles83 », à savoir celles qui peuvent être ressenties par d’autres comme un rapport à la
vie. On le voit par exemple dans le livre de Job, dans les Psaumes, dans les chœurs de la
tragédie grecque etc., et nous le connaissons de notre fréquentation de la littérature84. Cela dit,
même nos poèmes de jeunesse dans leur naïveté rattachent, nous dit Dilthey, l’expression de la
vie intérieure à une image de la nature. La poésie exprime une conscience de la signification de
la vie même telle qu’elle est constituée chez le poète, telle qu’elle s’est configurée en lui. C’est
ainsi la vie elle-même qui se comprend à travers le poète, la littérature étant le symbole non pas
d’une pensée, mais d’une cohésion intuitionnée dans la vie. L’art exprime donc selon Dilthey
une compréhension de la signification de la vie telle qu’elle s’est constituée chez l’artiste.
L’œuvre littéraire et plus généralement l’œuvre d’art, picturale, musicale, architecturale,
devient alors le symbole non pas d’une pensée mais d’une connexion vécue.
Bref, pour Dilthey, l’art permet de présenter concrètement des interprétations du monde
et de la vie. Cette expérience est ainsi portée à la conscience et présente, objectivée dans des
œuvres, et sa signification n’est alors plus singulière, mais typique de la vie. C’est en ce sens
qu’en mettant à découvert la relation entre la conscience et le monde tout en dépassant sa
singularité, on peut dire que l’art, la religion ou la philosophie sont intensification de notre être-
au-monde. C’est là ce que dira le premier Heidegger de la poésie, pour lequel la
« communication des possibilités existentiales de l’affection, autrement dit la mise à découvert
de l’existence peut devenir le but autonome du parler "poétique" »85. Il s’agit de mettre en
évidence la situation dans laquelle nous nous trouvons dans l’existence à partir de
l’ « affection » (Befindlichkeit), c'est-à-dire de présenter la façon dont nous nous trouvons dans
le monde (sich befinden) où nous sommes placés. Cette interprétation donne une approche que
l’on peut dire « existentiale ». L’œuvre d’art répond à la manière dont nous nous sentons dans
le monde, à la manière dont nous en sommes affectés. Nous n’irons cependant pas aussi loin
que Heidegger, dont nous parlerons plus loin, qui interprète immédiatement notre être-au-
monde (In-der-Welt-Sein) comme être-jeté (Geworfenheit) dans le monde. Il semble en effet
qu’ « être jeté » est déjà une interprétation qui donne un sens spécifique à notre existence, à la

83
Ibid., p. 118.
84
Ibid., p. 119.
85
M. Heidegger, Etre et temps, § 34, p. 162 (nous donnons la pagination de l’édition originale figurant
en marge dans les traductions françaises).
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 62

manière dont nous nous trouvons là. Nous sommes au monde (nous avons été « mis au
monde »), c'est-à-dire que nous sommes dans le monde, posés dans le monde, placés dans le
monde. Mais le fait d’y être « jeté » signifie que nous sommes rejetés et connote une forme
d’abandon, de déréliction dont on n’a pas de peine à découvrir les accents théologiques en
signifiant la distance insurmontable avec le créateur. Se penser « jeté » dans le monde conduit
à la question de Pascal : « Qui m’y a mis ? » « Être-au-monde » relève donc, pris en ce sens,
déjà d’un sentiment religieux, celui que Pascal qui essaie de faire transmettre à ceux auxquels
il s’adresse dans ses Pensées. Se sentir jeté signifie que l’on se sent dans un milieu avec lequel
on n’est pas en harmonie, où l’on est étranger. Or si être au monde peut certes être ressenti
comme un fardeau, il ne faut pas oublier que nous pouvons tout autant, heureusement, nous
sentir portés par le monde, soutenu par ce qui nous entoure. On voit alors qu’il est difficile de
penser l’être-au-monde indépendamment de toute interprétation, de tout jugement. Car la vie
mentale dépend de son milieu et donne naissance à des expériences vécues. Plongés dans la
vie, nous apprenons par le plaisir ou la douleur ce qui est important, ce qui est désirable et ce
qu’il est préférable d’éviter. En cela nous faisons attention, choisissons, voulons, distinguons
des buts et recherchons les moyens pour les atteindre. Nous évaluons et apprécions, nous
sélectionnons. Voilà qui constitue l’ « expérience de la vie », qui n’est autre que l’apprentissage
des valeurs de la vie et des choses. Ainsi se forme une image valorisée, c’est-à-dire articulée en
fonction de ce qui nous importe, de « ce qui est vraiment précieux pour nous ». Cette première
connaissance de la valeur de la vie et des choses est, à suivre Dilthey, au fondement des
conceptions du monde :

« Toutes les conceptions du monde naissent de l’objectivation de ce que l’homme, qui


est un vivant, apprend du monde par expérience directe, à mesure qu’il perçoit, qu’il
constitue des représentations, qu’il éprouve des sentiments ou des instincts, ou qu’il
essaie sa volonté sur les choses qui l’entourent86. »

Les conceptions du monde trouvent donc leur racine ultime dans la vie elle-même. En même
temps, par les processus de valorisation mentionné, nous avons assisté au surgissement du sens.
Et c’est une forme d’objectivation du surgissement du sens qu’opère l’art. Donnons-en
brièvement deux exemples, Charles Baudelaire et Franz Schubert, dans le prolongement de ce
que nous avons dit plus haut à propos de Hölderlin.

86
Théorie des conceptions du monde, p. 284 (traduction modifiée).
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 63

Certains poèmes des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1821-1867) expriment


l’unité entre le sentiment de la manière dont nous sommes placés dans le monde et le monde
objectif jusque dans leur titre, comme Harmonie du soir : le titre renvoie à l’analogie entre un
état de l’âme (ressentir l’harmonie) et un état de la nature (le soir). Cela est au demeurant
thématisé dans le célèbre poème Correspondances. Prenons pour exemple l’un des nombreux
poèmes intitulés Spleen, dont on connaît les premiers vers :

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle


Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits. »

Le rythme même du poème, que je vous invite à lire en son intégralité, indique un temps répétitif
et décrit l’analogie entre la journée pluvieuse et ce qui se passe dans l’esprit de celui qui perd
espoir et finit sous l’emprise despotique de l’angoisse. Vous pouvez lire dans le même sens
quelques autres poèmes des Fleurs du mal (Harmonie du soir, Spleen, Ciel brouillé, Tristesses
de la lune…)87.
A la lecture de ces poèmes, on est saisi, sans savoir exactement ce qui se passe dans
l’œuvre d’art. C’est ce je-ne-sais-quoi que nous ne comprenons pas qu’a essayé d’analyser le
philosophe canadien Charles Taylor (1931-) dans Les Sources du moi88 en cherchant à découvrir
ce qui s’est joué au niveau de l’imagination créatrice apparue à l’époque romantique et habitant
le cœur de la culture moderne. D’après lui, l’œuvre d’art nous met en présence « d’une réalité
autrement inaccessible, et qui revêt la plus haute signification morale ou spirituelle89 ». Cette
mise en présence ou manifestation est ce qui permet à Taylor de dire que l’œuvre d’art réalise
une « épiphanie » (épiphanie = apparition). L’œuvre d’art (relevant de divers arts) manifeste
quelque chose, un sentiment plus général, une vision du monde comme nous l’avons vu chez
Dilthey ci-dessus :

« […] depuis les romantiques, nous a été transmise une conception qui définit l’artiste
comme celui qui propose des épiphanies dans lesquelles une réalité dotée d’une grande

87
Vous pouvez aussi écouter la mise en musique par Léo Ferré :
https://www.youtube.com/watch?v=w45F7VcCxuA&list=PLpwUqL0q8iXUwal2mkA8cU-
x0AFckuiSv
88
Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, trad. Ch. Melançon, Paris,
Seuil, 1998, p. 525-615.
89
Ibid., p. 525.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 64

signification morale ou spirituelle devient manifeste […] L’artiste est un être


d’exception, capable d’une vision singulière ; le poète est une personne dotée d’une
sensibilité exceptionnelle90. »

Et Taylor voit ce mouvement non seulement se réaliser dans le romantisme (Baudelaire n’est
évidemment pas romantique, bien au contraire91, mais il a toutefois été à l’origine d’un art
épiphanique qui s’oppose à la nature. Pour Taylor, Baudelaire « intègre au courant de
l’expressivisme romantique la spiritualité qui lui était antithétique92 »), puis dans le
symbolisme, mais également dans la conception de l’art du XXe siècle : comment une œuvre
d’art peut-elle produire une épiphanie, c’est-à-dire de manifester quelque chose qui ne se réduit
pas à la simple imitation, même si les œuvres peuvent comporter une dimension descriptive. Si
l’on prend par exemple le Moine au bord de la mer (1808-1810) de Caspar David Friedrich93,
une icône du premier romantisme, nous avons affaire à un tableau à la fois figuratif et descriptif.
Mais en même temps, l’impression qui subjugue repose sur la confrontation entre un homme
seul et fini face à une nature qui le dépasse infiniment. Les interprétations sont très nombreuses,
depuis celle qui voit dans le moine un pasteur protestant qui accepte avec humilité l’obscurité
de la vie terrestre tout en étant tourné, dans un mouvement d’espoir, vers la grâce divine et
l’espoir de la clarté de l’au-delà, interprétation qui pourrait s’appuyer sur les influences
théologiques de Friedrich, notamment de la part du philosophe et théologien Friedrich
Schleiermacher, à celles qui y voient une illustration de ce qu’est le sublime au sens kantien du
terme, qui nous donne le sentiment de dépassement, le sublime étant ce qui est « purement et
simplement grand », « ce en quoi la comparaison de tout le reste est petit » (CFJ 231), nous
conduisant vers des idées que nous ne pouvons pas synthétiser. C’est à ce titre que dans la
peinture de Friedrich le sentiment esthétique manifeste le sentiment religieux, il n’est pas un
sentiment parmi d’autres, il est le sentiment qui permet de définir notre nature essentielle, dans
notre rapport à l’Univers, à l’infini ou à l’absolu. C’est là ce que veut dire Taylor. Et l’art abstrait
du XXe siècle n’en est qu’un prolongement : ce qui se manifeste est alors celé à l’intérieur de
l’œuvre elle-même. En effet, dans la mesure où il est abstrait, il ne renvoie pas à une référence

90
Ibid., p. 530.
91
Ibid., p. 544 s.
92
Ibid., p. 548.
93
https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/-
/KwEv_TMiJhn5kA?hl=fr&ms=%7B%22x%22%3A0.5%2C%22y%22%3A0.5%2C%22z%22%3A9.
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4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 65

extérieure. L’interprétation comme mimésis, qui jugerait de la ressemblance, ne suffit donc plus.
Il faut s’attacher à l’œuvre elle-même, ce qui a une conséquence pour l’interprétation :

« […] l’épiphanie ne peut survenir que par l’intermédiaire de l’œuvre, qui reste un
« symbole » au sens romantique du terme. C’est-à-dire que nous ne pouvons
comprendre ce qu’elle est comme épiphanie en nous reportant à quelque objet accessible
indépendamment, ou référent. Ce que l’œuvre révèle ne peut être déchiffré qu’en elle.
Et cela ne peut pas non plus s’expliquer de façon adéquate en fonction des intentions de
l’auteur, parce que celles-ci ne peuvent se révéler vraiment que dans l’œuvre, même si
l’on croit qu’elles définissent son sens. Cela étant, l’œuvre doit être interprétée
indépendamment de toute déclaration que l’auteur aurait pu faire à son sujet. Comme
Oscar Wilde le dit, « lorsque l’œuvre est achevée, elle acquiert, pour ainsi dire, une vie
autonome propre, et elle peut livrer un message tout autre que celui qui a été confié à
ses lèvres ». Nulle explication, nulle paraphrase ne peuvent lui rendre justice. Son sens
doit être cherché en elle. Nous pouvons dire qu’elle existe dans et par elle-même
[…]94. »

L’œuvre devient alors le lieu de la révélation de quelque chose qui la dépasse, ce qui est une
manière de dire qu’elle a un sens qui dépasse les significations que l’on pourrait lui rattacher.
Ce sens a pu être rapporté à des dimensions morales et spirituelles, et même Kant, qui pourtant,
comme on l’a vu, distingue le bon (intérêt moral) du beau (qui relève d’un sentiment de
satisfaction désintéressé) fait malgré tout du beau le symbole du bien.

Passons à une deuxième illustration de la thèse de Dilthey sur l’art et son ancrage dans
la vie, qui montre elle aussi que le sens dépasse la signification. Reprenons, nous en avions
parlé à propos de Cassirer, au cycle de la Winterreise (1828) de Schubert et à son dernier lied,
« Der Leiermann [Le joueur de vielle]». Je vous invite à l’écouter95. Le joueur de vielle ne peut
rien faire d’autre que jouer, c'est-à-dire envoyer vers le village les sons de sa vielle, mais il ne
trouve aucun écho : personne ne l’entend, personne ne le regarde, personne ne jette de pièce
dans son escarcelle qui demeure désespérément vide. Il reste, figé dans le froid, les pieds sur la
glace. Seuls les chiens grognent en l’approchant. On peut en donner une interprétation
existentiale facile à saisir : le monde rejette le joueur de vielle, et c’est cette répulsion que la
musique donne à entendre, à ressentir de manière presque physique, à travers sa lenteur et sa

94
Charles Taylor, Les Sources du moi, p. 526.
95
Nous nous référons ici à l’interprétation de la Winterreise par Heinz Fischer-Dieskau et Gerald Moore
au piano, Deutsche Grammophon GmbH, Hamburg, 1972. On peut trouver, parmi d’autres
interprétations, une version avec le texte français :
https://www.youtube.com/watch?v=GnT0U_WYzTk ou avec lecture de la partition et texte en
allemand : https://www.youtube.com/watch?v=rjYEWmyJ8rY
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 66

simplicité qui revient comme celle d’une vielle. Le monde du village reste fermé au joueur de
vielle. Il y a là l’expression d’un rapport au monde qui est interprété par le poète et le
compositeur dans un premier temps (qui peut lui-même être décomposé en deux temps : la
création poétique et la mise en musique, qui est interprétation du premier), que le moi lyrique
interprète dans un second temps pour faire être le lied, et que l’auditeur entend enfin et peut
ressentir dans une sympathie avec le poète, le compositeur et l’interprète. C’est ce qui fait que
la musique nous touche et que la musique triste ne nous rend pas triste, ne nous rend pas
dépressif, car le dépressif sait qu’il est vraiment au fond de la dépression lorsque plus aucune
musique ne le touche, lorsque son rapport au monde est figé au point que plus rien n’est en
mesure de le modifier. La musique triste au contraire est plus appropriée à un état de tristesse
parce que l’on sent que l’on partage quelque chose, ce qu’une musique joyeuse ne serait alors,
à ce moment, pas capable de faire. D’une manière générale, à écouter le cycle de la Winterreise,
on voit qu’alternent, tant dans la musique que dans les paroles, deux manières de se sentir au
monde : d’une part être en osmose avec le monde, ce qui perce dans les thématiques du
printemps et de l’amour (par exemple Frühlingstraum), d’autre part dans le sentiment
d’abandon et de solitude dans un monde glacé, pétrifié, figé, sans sentiment, que l’on voit dans
les thématiques de l’hiver et de l’infidélité.

Langage, sens et signification en poésie. Rimbaud

Pour aller plus loin encore et montrer comment l’art peut être épiphanie, c'est-à-dire
manifester quelque chose de transcendant, nous allons prendre l’exemple de la poésie dans sa
volonté non pas de dire le monde, notre inscription dans le monde, mais pour dire quelque chose
qui dépasse la référence aux choses, à savoir le langage lui-même. Nous avons plus haut donné
une première approche de la poésie que nous pouvions dire existentiale, parce qu’elle nous
permettait d’entrer en résonnance avec le monde, de sentir notre être-au-monde suivant des
affections spécifiques. En cela, il y avait interprétation, un « sens » était procuré, qui dépassait
de loin les significations que l’on pouvait retirer du poème.
Mais la poésie bien souvent va plus loin dans la réflexivité, et surtout la poésie moderne.
Partant d’une réflexion approfondie sur le langage, elle cherche à montrer qu’elle n’a pas pour
finalité la signification et que le sens qu’elle transmet est autre que la signification. C’est en ce
sens que l’on peut dire qu’au fond, toute poésie porte sur elle-même, c'est-à-dire sur le langage.
Elle est interprétation du langage qui n’est plus donné pour argent comptant. Prenons, pour
expliquer cela, l’exemple du projet poétique d’Arthur Rimbaud.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 67

Arthur Rimbaud a tout d’abord une conscience particulièrement forte du caractère


« tragique » du langage, tragique dans sa volonté référentielle parce qu’il ne parvient pas à dire
ce qu’il veut dire. Le mot n’atteint pas la chose, il est incapable de la dire. Les mots ne sont que
des métaphores, des transpositions abstraites des choses. Comme l’écrit Nietzsche en 1873,
c'est-à-dire à peu près à la même époque, dans le Livre du philosophe (III. Introduction
théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral) :

« Qu’est-ce qu’un mot ? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais


conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat
d’une application fausse et injustifiée du principe de raison. […] Transposer d’abord
une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau
transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une
sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. […] Nous croyons savoir quelque chose
des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs,
et ne possédons cependant que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du
tout aux choses originelles96. »

Ce caractère « tragique » du langage qui se meut dans un milieu universel en perdant l’étoffe
des choses permet d’envisager autrement le statut du langage en poésie. On peut en effet
s’élever contre ce caractère désignatif du langage, pour lequel l’interprétation consisterait
simplement à retrouver la référence de ce qui est dit, l’objet singulier que le mot général
désigne. Pour cela, on peut considérer que c’est la langue qui parle, elle seule, sans plus se
mettre au service de la communication ou de la référence. Dans la poésie, on peut alors dire que
la langue est, qu’elle n’est plus pour quelque chose, mais qu’elle est pleinement elle-même.
C’est ainsi que l’on peut interpréter le projet de Rimbaud. Il écrit dans la lettre à Paul Demeny le
15 mai 1871 (on trouve les mêmes termes dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871):

« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est
évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup
d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, on vient d’un bond
sur la scène97. »

Rimbaud nous dit donc qu’il est illusoire de croire qu’en poésie l’individu est auteur. Ce n’est
pas le Je qui écrit le poème : « Je est un autre » qui assiste à l’éclosion musicale du poème,
comme une symphonie qui s’interprèterait elle-même, en dehors des interprètes. L’individu,

96
Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe, trad. A. K. Marietti, Paris, Aubier-Montaigne, 1969, p.
177-179.
97
Arthur Rimbaud, Poésies, Paris, Gallimard, 1973, p. 202
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 68

même s’il s’adonne à un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens 98 », n’a pas
de projet : il subit la création, décrite comme une « forme de souffrance99 », c'est-à-dire de
passivité : il assiste, il regarde, il écoute. C’est pourquoi Rimbaud écrit plus loin, tirant la
conclusion de cela : « Auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé100 ». Aussi la
distinction des signes n’importe-t-elle pas, puisqu’il s’agit non pas de communiquer, ce qui
serait la dimension utilitaire, mais d’ « arriver à l’inconnu101 », de « trouver une langue » : « un
langage universel viendra102 » qui sera par-delà le vocabulaire et la grammaire mortellement
pétrifiés, fixés. Une vingtaine d’années plus tard, en 1881, Nietzsche formulera la chose de la
manière suivante dans le § 47 d’Aurore :

« Les mots nous barrent la route. Partout où les premiers hommes plaçaient un mot, ils
croyaient avoir fait une découverte. Combien il en allait autrement en vérité! - ils avaient
effleuré un problème et, croyant l'avoir résolu, ils avaient fabriqué un obstacle à sa
solution. – Maintenant, dans tout effort de connaissance, on trébuche sur des mots
pétrifiés, éternisés [steinharte verewigte Worte], et le choc rompra plus facilement la
jambe que le mot. »

Le but de Rimbaud est de « trouver une langue » qui parlera directement « de l’âme pour
l’âme103 » sans passer par la fonction référentielle, sans plus devoir faire le détour par les choses
ou des idées. Cette langue sera constituée de mots qui ne désignent pas des idées, mais qui le
seront : « toute parole étant idée104 » écrit Rimbaud. Cette langue ne désignera rien, elle
absorbera en elle tous les éléments sensibles : « Cette langue résumant [et non désignant] tout,
parfums, sons, couleurs…105 ». Bref, la nouvelle langue ne sera pas communication, elle
favorisera « le silence, les nuits, l’inexprimable », la « pureté », le « néant », l’ « impossible »,
l’ « élan insensé et infini aux splendeurs invisibles ». Le poète n’est plus alors le virtuose du
mot, mais le « maître du silence ». Refusant tout ce qui dans le langage est utilitarisme, il s’agit
aussi de ne pas travailler le langage : « Travailler maintenant, jamais, jamais, jamais ; je suis en
grève106 » écrit-il à son maître Izambard. Bien au contraire, il s’agit de rechercher l’inutilité, de
« s’évader de la réalité » pour être « hors du monde ». D’où la nécessité d’user d’images et de

98
Ibid.
99
Ibid.
100
Ibid.
101
Ibid., p. 203.
102
Ibid.
103
Ibid., p. 204.
104
Ibid. p. 203.
105
Ibid., p. 204.
106
Ibid., p. 200.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 69

symboles pour montrer que la vraie vie est ailleurs, qu’elle est absente, que le monde et les
choses n’existent pas.
Nous pouvons illustrer ces principes qui affirment que le rôle du langage est de dépasser
le réel, principes qui restent pour l’heure encore abstraits, en nous penchant sur l’un des poèmes
les plus célèbres de Rimbaud, Le Bateau ivre107, qui permet de montrer concrètement comment
on lève l’ancre dans l’irréel, c’est-à-dire vers un monde d’images hermétiques que l’on ne peut
plus interpréter en recherchant simplement les références des mots. Contentons-nous de
quelques remarques, sans entrer dans le détail de l’interprétation (il est indispensable, pour
suivre les quelques remarques ci-dessous, d’avoir le texte sous les yeux).
On commencera par remarquer que l’intériorité de la subjectivité du poète se fond au
« bateau ivre » : au vers 69 il parle de « moi, bateau », au vers 18 de « ma coque de sapin » etc.
Cette identité du sujet et du bateau nous fait immédiatement sortir du cadre spatio-temporel,
dont le poème sera la destruction (« que ma quille éclate », vers 92). Concernant le sujet, nous
avions vu plus haut que pour Rimbaud, il n’est pas actif, mais subi. « C’est faux de dire : Je
pense : on devrait dire : on me pense108 ». Et dès la huitième strophe, le Je n’est plus que passif.
Le Je qui commence cette strophe et les suivantes subit (« Je sais les cieux crevant en
éclairs… », « J’ai vu le soleil bas… », « J’ai rêvé la nuit verte… », « J’ai suivi […] la houle… »,
« J’ai heurté d’incroyables Florides… », « J’ai vu fermenter les marais énormes… », etc.). Ce
n’est plus à proprement parler lui qui descend les « fleuves impassibles » : contrairement au
premier vers « Comme je descendais des Fleuves impassibles », dès le vers 8, ce sont les
Fleuves qui l’ont « laissé descendre ». Et progressivement, le lecteur assiste à un dérèglement
de l’espace et du temps, la situation du Je est abolie, on pourrait dire « néantisée ». Cette
néantisation est perceptible dans l’usage de l’imparfait et du passé composé qui ne font
référence à aucun présent ni à aucun futur qui permettrait de les situer. Autrement dit, les
indications temporelles, tout comme les indications spatiales au demeurant, restent, en dehors
de tout repère stable, indéterminées malgré leur apparente précision. En voici quelques
exemples : « l’autre hiver » (vers 10), « dix nuits » (vers 16), « fileur éternel » (vers 83), « des
mois pleins » (vers 41), « par instants » (vers 60), « parfois » (vers 61 et 24), etc. Cette
indétermination ou ce dérèglement spatio-temporel est renforcé par la négation du principe de
contradiction. Ainsi par exemple au vers 40, Rimbaud parle de « l’éveil jaune et bleu ». Or il
ne peut simultanément être jaune et bleu car leur simultanéité donnerait le vert. De même est-

107
Ibid., p. 94-97. Nous numérotons les vers et renvoyons directement à ces derniers.
108
Ibid., p. 200.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 70

il, au vers 23 question d’ « azurs verts ». La définition même du terme « azur » désigne le bleu
et un « azur vert » est donc à proprement parler irreprésentable. D’une manière générale, on
relèvera que Rimbaud rapproche souvent des mots inhabituels, utilise fréquemment des noms
propres qui renvoient à des localités (les Florides, les Hanse, l’Europe, etc.) qui pour autant ne
sont pas fixés. Mais plus encore, la marche vers l’irréel est accentuée par ce que l’on peut
appeler des adjectifs d’ouverture qui défont proprement les termes qui y sont associés : « aube
exaltée », « horreurs mystiques », « neiges éblouies », « sèves inouïes », « incroyables
Florides », « marais énormes », « ineffables vents », etc. D’autres procédés sont à l’œuvre pour
ouvrir à l’irréel, comme la juxtaposition du concret et de l’abstrait (comme les « horreurs
mystiques » du vers 33 ou les « immobilités bleues » du vers 83), ou alors des prédications
étranges comme les « soleils d’argent » du vers 53 ou les « poissons chantants » du vers 58 : le
soleil n’est pas d’argent, les poissons sont muets. A travers tous ces procédés – nous ne les
avons pas tous énumérés – il faut avant tout relever le travail de négation de la fonction
désignative, puisque tous contribuent à nous interdire de rapporter les mots aux choses.
Dès lors que nous avons alors congédié cette fonction référentielle, nous avons un
langage qui existe pour lui-même, qui est, le but étant, comme c’est le cas pour Mallarmé à la
même époque, d’instaurer un langage pur. La transformation symbolique du signe comme
option pour l’irréel est le renoncement à la simple fonction de communication. C’est donc à un
autre type d’interprétation que nous convie le poète, qui invite le lecteur ou l’auditeur non pas
à user de leur compétence linguistique, mais de leur imagination symbolique.
Ce que nous avons présenté ici, cette prise de conscience du langage qui pour se
comprendre doit s’interpréter lui-même, peut l’être également, l’est aussi plus souvent en
philosophie, à partir de Stéphane Mallarmé, qui élabore des réflexions similaires aux intuitions
de Rimbaud à la même époque.

Reste qu’il semble qu’un tel symbolisme est moins évident qu’il n’y paraît au premier
abord. C’est ce que nous pouvons appeler l’ « ambiguïté » du symbolisme. La question qui se
pose est en effet de savoir si Rimbaud a bien accompli le projet qu’il s’était fixé. Le langage,
pour pouvoir être détruit comme Rimbaud entend le faire, ne doit-il pas malgré tout présupposer
sa dimension référentielle ? La destruction ne tire-t-elle pas tout son sens que du fait que les
signes ont un rapport avec le réel ? Si « poissons chantants », par exemple, est une prédication
étrange, c’est parce que les poissons réels ne chantent pas, etc. Bref, l’irréel ne se comprend
qu’à partir du réel et le signe reste le fondement du symbole. Sans oublier que le travail sur le
langage opéré dans cette poésie l’est bien par un sujet parlant. Le texte symbolique, même après
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 71

la transformation des signes, ne cesse pas d’être composé de signes empruntés à une aire
linguistique déterminée où ils ont une signification définie, héritée, et que nous interprétons
suivant la mémoire qui nous est transmise. Autrement dit, il est très difficile de penser que
Rimbaud accède au silence qu’il vise, où il n’interprète plus mais est interprété. C’est là
d’ailleurs ce qu’essayeront, mutatis mutandis, difficilement les surréalistes lorsqu’ils se
lanceront dans l’écriture automatique, comme André Breton et Philippe Soupault109.

La critique réaliste ou naturaliste

A cette approche romantique de l’art qui interprète le réel en le dotant un sens qui le
transfigure s’opposèrent plusieurs courants. On peut citer à titre d’exemple des artistes français
comme Courbet ou Manet, ou des écrivains comme Zola ou Flaubert :

« Ces écrivains et ces peintres semblaient accepter le point de vue naturaliste des
Lumières, nier la notion même d’une réalité spirituelle au-delà ou derrière les choses,
et, en particulier, nier toutes les notions du grand courant de la nature qui est au cœur de
tant d’écrits et de tableaux romantiques (notamment chez Constable et Friedrich). Cela
pourrait sembler l’art antiépiphanique par excellence, déterminé à montrer les choses
dans leur réalité crue, basse, et à dissiper toute illusion que résiderait en elles un sens
plus profond – l’inverse d’une transfiguration110. »

Mais pour parvenir ainsi à la nature nue, à la matière, ne faut-il pas aussi une interprétation,
c’est-à-dire une réflexion qui nous permet d’accéder à ce que nous ne voyons pas si simplement,
étant toujours déjà pris dans des interprétations et cadres perceptifs hérités qui nous interdisent
de voir la réalité nue et sans voile ? Zola définissait d’ailleurs l’œuvre d’art comme « un coin
de la nature vu à travers un tempérament ». Ce qui y intègre l’interprétation. C’est en tous les
cas ce que revendique toujours le réalisme : nous ouvrir les yeux, c’est-à-dire nous préparer à
une nouvelle interprétation du réel. Charles Taylor écrit :

« La prémisse du réalisme, naguère comme aujourd’hui, est que nous ne réussissons pas
d’une façon ou d’une autre, dans le cours normal des choses, à saisir correctement le
réel, que nous ne l’entrevoyons qu’à travers un voile d’illusions, tissé par nos peurs et
notre complaisance, qui lui confère une signification et un relief faux. Il faut du courage
et de la pénétration pour voir les choses telles qu’elles sont ; mais plus encore, il faut les
ressources de l’art. Nous vivons entourés de cette réalité, mais nous ne la voyons pas
vraiment parce que notre vision est formée – et obscurcie – par des modes de

109
André Breton, Philippe Soupault, Les Champs magnétiques, Paris, Gallimard, Poésie, 1971.
110
Charles Taylor, Les Sources du moi, p. 540.
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représentation faussement consolants. Il faut une nouvelle représentation rude et


véridique pour déchirer ce voile111. »

Autrement dit : le réalisme est lui aussi une interprétation qui doit déconstruire les
interprétations qui se présentent comme des transfigurations, c’est-à-dire comme des promesses
de sens. Le non-sens doit donc lui aussi être conquis sur le sens : « L’art réaliste définit sa
propre forme de transfiguration en décapant les choses de leur signification112 ». Donc si le
réalisme, dans son matérialisme, semble être la négation du romantisme, il y a malgré tout
transfiguration et interprétation, jugement sur la nature, sur les hommes et leur égalité, sur la
beauté, la laideur etc. qui doivent être rendus à leur dimension première. Et après tout, il n’y a
là rien de surprenant, car le naturalisme ou le réalisme ou le matérialisme est, comme le dit
Dilthey, lui aussi une conception du monde.

Dès lors, nous nous rapprochons de la thèse suivant laquelle les formes de l’art, ses
mouvements et ses écoles sont autant de modes d’interprétation que nous avons de la réalité à
laquelle nous prêtons un sens. L’art est interprétation et nous communique une vision du monde,
une émotion au regard de laquelle il nous apparaît transfiguré. En cela Dilthey et Cassirer
s’accordent.

111
Ibid.
112
Ibid.
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Intermède. Interprétation 2.
Franz Kafka : « Le renoncement »

Nous illustrerons le travail de l’interprétation littéraire notamment au regard de


conceptions du monde, c’est-à-dire dans une perspective existentiale, en puisant un exemple
chez Kafka (1883-1924). Ses œuvres sont parmi celles qui ont donné lieu au plus grand nombre
d’interprétations. Susan Sontag, dans son essai de 1964 « Against interpretation [Contre
l’interprétation] 113», consacré aux rapports entre art et interprétation et dont nous traiterons
plus bas, écrit ainsi :
« L’œuvre de Kafka, par exemple, a été soumise à une violence de masse perpétrée par
pas moins de trois armées d’interprètes. Ceux qui ont lu Kafka comme une allégorie de
la société y voient des études de cas des frustrations et du caractère insensé de la
bureaucratie moderne et ses résultats ultimes dans l’Etat totalitaire. Ceux qui lisent
Kafka comme une allégorie psychanalytique y voient des révélations désespérées de la
peur que Kafka a de son père, ses angoisses de castration, son sens de sa propre
impuissance et la soumission à ses rêves. Ceux qui lisent Kafka comme une allégorie
religieuse expliquent que K. essaie dans Le Château d’accéder aux cieux, que dans Le
Procès Joseph K. est jugé par l’inexorable et mystérieuse justice de Dieu…114 »

Par ailleurs, les récits de Kafka thématisent eux-mêmes la question de l’interprétation,


comme le montre l’épisode de la cathédrale dans Le Procès sur lequel nous reviendrons : dans
le dôme, un prêtre, qui est l’image du rabbin, raconte le récit « Devant la loi », ce récit qui est
également publié par Max Brod de manière indépendante comme parabole, et donne en même
temps une leçon d’interprétation. « Devant la loi » est en effet un récit qui peut être lu comme
une parabole sur l’interprétation, puisqu’elle ne donne son sens, comme le montre Le Procès,
que dans son interprétation, tout en présentant un certain nombre de pièges auxquels succombe
l’interprétation face à un texte qui ne donne pas son sens de manière immédiate.
Mais plutôt que de reprendre ce célèbre récit « Devant la loi », dont Jacques Derrida a
livré une analyse détaillée115, nous allons nous attacher à l’un de ses plus brefs récits, la parabole
intitulée « Le renoncement ». En voici le texte :

113
Texte disponible sur le site :
http://shifter-magazine.com/wp-content/uploads/2015/10/Sontag-Against-Interpretation.pdf
114
« Against interpretation », p. 5.
115
« Préjugés : devant la loi », in Jacques Derrida, Vincent Descombes, Garbis Kortian, Philippe
Lacoue-Labarthe, Jean-François Lyotard, Jean-Luc Nancy, La Faculté de juger, Paris, Minuit, 1985
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« C’était au petit matin, les rues propres et vides ; j’allais à la gare. En comparant l’heure
de ma montre et celle d’une horloge, je vis qu’il était beaucoup plus tard que je ne
croyais ; il fallait me hâter ! Dans l’effroi de cette découverte, j’oubliais mon chemin, je
ne connaissais pas encore très bien cette ville. Par bonheur, j’aperçus un agent dans le
voisinage ; je courus à lui, et, hors d’haleine, lui demandai la route à suivre. Il me dit en
souriant :
- C’est de moi que tu veux savoir ta route ?
- Oui, dis-je, puisque je ne peux la trouver moi-même.
- Renonces-y ! Renonces-y ! dit-il en se retournant d’une pièce, comme ceux qui veulent
rire tout seuls116. »

Bien entendu, dire de ce texte qu’il est une parabole est déjà l’interpréter, supposer en quelque
sorte que son sens dépasse ce qui est dit. Car une parabole est un récit qui a un sens global, à la
différence d’une allégorie dont tous les détails sont signifiants, comme c’est le cas du récit de
la Caverne dans la République de Platon. C’est Max Brod qui a extrait ce texte qui faisait partie
d’un cahier regroupant des esquisses de récits, de lettres, d’aphorismes, de journal, et l’a donc
jugé digne d’être publié sous la forme d’un texte autonome. Il l’a intégré au volume Description
d’un combat et l’a intitulé « Renonces-y ! ». Il y a donc au départ, dans sa constitution comme
texte achevé par Max Brod, une première interprétation. Max Brod devait en effet penser qu’on
trouvait dans ce texte quelque chose qui parle en général de l’existence, de notre être au monde,
quelque chose qui touche et concerne chaque lecteur. A lire le texte, on voit en effet au premier
abord qu’il a quelque chose de didactique, puisqu’il se termine avec un conseil pratique
(« Renonces-y ! ») et l’on comprend vite aussi qu’il invite le lecteur à établir une analogie avec
sa propre existence. C’est là ce qui explique le succès durable de ce petit récit.
Interprétons rapidement ce texte qui commence par une description d’une action limpide
(aller à la gare), mais se termine par la parole et l’acte inquiétants de celui que Carrive appelle
« agent », traduisant l’allemand « Schutzmann », terme qui désigne de manière peu usuelle un
policier. Littéralement, « Schutzmann » signifie « homme qui protège » (schützen = protéger),
un peu dans l’esprit du français « gardien de la paix ». L’action initiale consiste à aller à la gare.
Autrement dit : aller vers un lieu d’où « partir ». L’homme connaît ici son but : la gare. « J’allais
à la gare » signifie qu’il savait très bien où aller (il n’écrit pas, par exemple : « je voulais aller
à la gare »). Mais la gare elle-même comme destination annonce un autre départ. Ce qui peut
nous renvoyer à cet autre récit, « Le départ117 », où le fait de partir devient un but en soi, un
départ indéterminé (loin d’ici) devenant grâce au trait d’union de « Loin-d’ici » le but

116
Franz Kafka, « Le renoncement », in La Muraille de Chine et autres récits, trad. J. Carrive et A.
Vialatte, Paris, Gallimard, Folio, 1977, p. 164.
117
Ibid., p. 163.
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déterminé lui-même. En effet Kafka écrit « "Weg-von-hier" », le trait d’union étant omis dans
la traduction française rend le texte difficile à comprendre et manque en tous les cas son climax
en confondant la fin indéterminée et la fin déterminée :

« - Où va Monsieur ?
- Je n’en sais rien, loin d’ici seulement ! Loin d’ici et toujours loin d’ici, c’est la seule
façon d’atteindre mon but.
- Tu connais donc ton but ? dit cet homme.
- Oui, répliquais-je, puisque je te l’ai dit : "Loin-d’ici"118, voilà mon but ! »

C’est à la lumière de cette substantivation (« loin d’ici » transformé en « Loin-d’ici ») que l’on
peut interpréter le rapport entre la gare comme but défini, et le but qui est lui-même celui de
partir, puisque la gare est le lieu du départ. Dans le récit « Le départ », il est question d’un
« voyage prodigieux » (eine ungeheure Reise).
Au commencement du récit, le narrateur est sûr de son affaire : il sait parfaitement où il
va. La ville qu’il traverse est présentée comme tranquillisante : « les rues propres et vides ».
C’est à partir de la réponse de l’agent qui est chargé le protéger que surgit le caractère inquiétant
du texte. Il s’agit donc de quelqu’un qui cherche son chemin. Cet homme est un étranger, il
n’est pas de la ville (« je ne connaissais pas encore très bien cette ville »). C’est peut-être,
comme souvent chez Kafka, un homme de la campagne (comme celui de « Devant la loi »). En
tous les cas, c’est un étranger dont le séjour a été bref et qui est brusquement interrompu sans
que l’on sache pourquoi il va à la gare. Malgré cela, la première phrase dégage une sérénité qui
est rompue lorsqu’il compare sa montre à l’horloge publique et qu’il se rend compte qu’il est
en retard : « je vis qu’il était beaucoup plus tard que je ne le croyais ». Autrement dit, la
comparaison entre le temps personnel, celui de « sa » montre, et le temps officiel, celui de
l’horloge, fait apparaître la disparité entre les deux, disparité qui est cause non pas d’angoisse,
mais d’effroi. Et il faut noter qu’il donne immédiatement raison à l’horloge, au détriment de sa
montre individuelle. On peut bien entendu se demander pourquoi il compare l’heure de sa
montre à celle de l’horloge. Manque-t-il de confiance en lui ? En tous les cas, il fait confiance
à l’horloge, ne doutant pas un instant de l’heure qu’elle affiche, et, ce faisant, se soumet sans
sourciller à son autorité en se sentant immédiatement coupable, en retard sur l’ordre. L’autorité
est davantage soulignée en allemand où l’horloge est appelée Turmuhr, ce qui inclut une tour
(Turm), symbole de force et de solidité. En nous en tenant à la lettre, cela signifie que le temps
individuel est incommensurable et ne saurait être mesuré à l’ordre universel, au temps

118
Nous nous sommes conformé ici au texte original.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 76

immuable au regard duquel il est en faute, « en retard » : on part de l’individu qui ne saurait,
dans son existence, être subsumé sous un ordre autre. C’est ainsi que Kafka écrit en janvier
1922 dans son Journal : « Les horloges ne coïncident pas [Die Uhren stimmen nicht überein] ».
Le monde intérieur et le monde extérieur se séparent ainsi et s’opposent.
Contentons-nous pour l’instant de la description du texte-même. Quoiqu’il en soit, cet
effroi suscité par la découverte de cette disparité lui fait « oublier le chemin », c'est-à-dire est à
l’origine de la désorientation. Et c’est parce qu’il est ainsi désorienté et qu’il n’a pas confiance
en lui-même qu’il se tourne vers celui qui est censé le protéger, le Schutzmann, l’agent. La vue
de cet agent le soulage, du moins un instant (« Par bonheur, j’aperçus un agent dans le
voisinage. »). Et c’est en raison du bonheur procuré par la présence de l’agent que l’homme qui
allait à la gare change de direction, guidé cette fois par l’espoir : il ne va plus à la gare, mais
court vers celui qui doit le sauver. Or l’agent n’est pas à la hauteur de ce que signifie le mot
allemand Schutzmann : il ne parvient pas à le protéger. En effet, à la question de la « route à
suivre », il ne donne pas de réponse, mais répond lui-même par une question : « C’est de moi
que tu veux savoir ta route ? ». Et l’homme répond en disant sa volonté de s’en remettre à autrui.
L’agent ne lui donne cependant en rien le réconfort auquel il s’attendait et même se moque de
lui : il rit en se détournant. « Renonces-y ! Renonces-y ! », dit-il comme dans une variante du
gardien de « Devant la loi », récit qui peut également être lu comme une parabole de la croyance
en l’autorité, du manque d’autonomie etc.
Tout cela peut être interprété comme la critique de quelqu’un qui n’est pas très au fait
des réalités de la vie, qui est ignorant et, si l’on pense à la biographie de Kafka, au rapport père-
fils. La figure de l’autorité du père y est confrontée à la naïveté juvénile et cette hiérarchie entre
celui qui sait et l’ignorant est renforcée par la familiarité du tutoiement utilisé par l’agent à
l’égard de l’homme en route vers la gare, tutoiement et familiarité reprise dans l’injonction
pratique répétée : « Renonces-y ! Renonces-y ! ». L’impératif est au demeurant fort ambigu : à
quoi doit-il renoncer ? Faut-il renoncer à demander sa route à autrui, à recourir à l’aide d’autrui
ou alors s’agit-il de ne plus même rechercher cette route ? Comme dans le Procès, où le prêtre
s’adonne comme un rabbin à l’interprétation de « Devant la loi » dans le chapitre 9 « Dans la
cathédrale », comme dans la parabole « Petite fable119 » qui est à lire en même temps que le
« Renoncement », où la souris acculée ne devrait pas se fier au chat, l’homme ne peut se fier à
l’agent de paix : « Tu vas trop chercher l’aide des autres » dit le prêtre à Joseph K. dans la
cathédrale du Procès. « Ne vois-tu donc pas que ce n’est pas l’aide véritable ? ». Trop d’aide

119
Ibid., p. 142.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 77

extérieure, cela ne signifie pas qu’il ne faut en chercher aucune, mais qu’il ne faut pas
entièrement s’en remettre à l’autre pour trouver son salut. On peut alors lire le texte de manière
existentiale, qui consisterait à dire que quelqu’un qui, dans la recherche d’orientation, dans la
recherche du chemin de sa vie, ne pourra jamais espérer trouver ce chemin s’il s’en remet trop
vite à autrui. L’homme se retrouve ainsi reconduit à lui-même, ce qui finalement, dans le geste
de négation de l’agent, lui apprend malgré tout quelque chose.
A cette analyse on peut ajouter quelques autres orientations interprétatives :
1. D’un point de vue psychologique général, on pourrait, nous l’avons dit, voir dans ce
texte une illustration des difficiles rapports de Kafka à son père, figure d’autorité, et de
la culpabilité qui le nourrit.
2. Une analyse contextuelle qui s’attacherait aux données matérielles dont on dispose
permet d’ouvrir à d’autres interprétations. Ce récit se trouve en effet, sous le titre « Un
commentaire », intégré dans un cahier de notes de Kafka que Max Brod a intitulé Couple
(Ehepaar), où il est immédiatement précédé par le projet d’une lettre à Franz Werfel,
écrivain qui avait invité Kafka à donner un avis sur sa dernière pièce, Der Schweiger
(Le taiseux). Or Kafka fait part dans ce projet de lettre de son embarras pour dire quelque
chose à propos de la pièce. Il écrit à Werfel, c’est en novembre 1922 : « De quoi parles-
tu ? De quoi s’agit-il ? […] Comment en es-tu venu à ces chemins élevés et inutiles ? ».
Et c’est suite à ces questions que figure, sous le titre « Un commentaire », le texte que
Brod a intitulé « Le renoncement ». Le titre de Kafka semble donc bien renvoyer à une
réaction à la demande de Werfel. Bref, si l’on s’en tient au contexte matériel, « le
renoncement » commente le désarroi de Kafka et son impossibilité à commenter la pièce
de Werfel. Autrement dit, il signifie d’abord la désorientation de Kafka relativement à
la critique de la pièce de Werfel, désorientation qui est au cœur du récit. Bien entendu,
une telle interprétation n’est possible que si l’on a accès aux manuscrits originaux.
Intégré sous un titre donné par Max Brod à un ensemble de paraboles, cette dimension,
qui fait sens, nous échappe complètement.
3. Toujours d’un point de vue biographique, 1922 est l’année où Kafka a dû prendre une
retraite anticipée en raison d’une tuberculose. C’est donc là aussi à une certaine
intégration au monde qu’il lui a fallu renoncer. De même, il songeait à cette époque
émigrer en Palestine, projet que son état de santé l’a obligé à abandonner.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 78

4. Enfin, Kafka présente dans son Journal, à la date du 13 février 1914120, un récit similaire
qui se passe à Berlin et qui décrit une visite rendue à Felice Bauer, qui comporte les
mêmes éléments, le trajet vers le train, l’agent (Schutzmann), qui alors donne des
indications et des conseils positifs et le sentiment de parvenir à la maison de son aimée
est joyeux. En 1922, le côté négatif pourrait venir de la rupture avec sa fiancée. Des
éléments similaires se trouvent également dès le premier chapitre des Préparatifs de
noces à la campagne, où il est question à la fois du trajet vers la gare et des horloges.
5. D’un point de vue théologique, on pourrait penser que ce texte montre que l’ordre de
l’existence finie et sa temporalité propre ne sauraient se comparer à l’ordre divin.
Et bien sûr, d’autres interprétations sont elles aussi possibles, comme l’interprétation
sociale et politique etc. La question que pose alors l’interprétation est celle de sa justesse et de
sa vérité ? Quelle est la bonne interprétation ? Une interprétation est-elle préférable à une
autre ? Y a-t-il une interprétation plus objective qu’une autre, plus vraie qu’une autre ? Nous
reviendrons largement plus bas sur cette question essentielle.
Il nous suffit pour l’instant de constater que l’interprétation est ce qui constitue le récit,
le met en forme, ce qui n’est possible que parce que le sens n’est pas entièrement fixé. C’est au
demeurant ce que connote d’une manière générale le terme interprétation : lorsqu’on dit de
quelque chose qu’il s’agit d’une interprétation, on dit en même temps qu’il est d’autres
interprétations possibles. Kafka en était fortement conscient, comme le montre le récit « Des
symboles121 » (le titre est de Max Brod), comme A. Vialatte traduit l’allemand « Gleichnisse »,
qui sont à proprement parler des « paraboles ». Les paraboles sont des récits dont le sens global
doit être recherché par l’interprétation, c'est-à-dire dont l’essence explicite est de devoir être
interprétées, parce que le sens n’est pas immédiatement dans ce qui est dit. On recourt à une
parabole pour dire ce que le langage ne saurait dire.
C’est en ce sens que Kafka écrit : « Toutes les paraboles reviennent à dire au fond que
l’insaisissable ne saurait être saisi ». Ce que confirme la magistrale leçon d’interprétation du
Procès. L’aumônier – l’homme d’Eglise, der Geistliche, dit le texte – raconte à Joseph K. la
parabole « Devant la loi ». Joseph s’empresse de l’interpréter en disant que le gardien a trompé
l’homme de la campagne. « Tu ne respectes pas assez l’Ecriture, tu changes l’histoire, dit le
prêtre » avant de lui donner une leçon d’interprétation, montrant, comme ceux qui expliquent
[die Erklärer], « qu’on peut à la fois saisir correctement une chose et se méprendre à son sujet. »

120
F. Kafka, Tagebücher 1910-1923, Frankfurt am Main, Fischer, 1973, p. 225.
121
Franz Kafka, « Le renoncement », p. 122.
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Cela montre la diversité des thèses avancées dans les interprétations, appelées ici par Kafka
« les opinions » : « L’Ecriture est immuable et les opinions [Meinungen] ne sont souvent que
l’expression du désespoir face à ce fait ». Les interprétations qui pensent dégager l’esprit de la
lettre ne sauraient altérer la lettre. Le texte demeure le texte et on peut y revenir, et il faut y
revenir. C’est le principe de la sola scriptura (l’Ecriture seule) qui avait servi de principe aux
Réformateurs comme principe s’opposant à l’autorité de l’interprétation de l’Eglise. Donc là
aussi, il s’agit de conduire à l’autonomie, comme Kant qui, dans la « Réponse à la question :
qu’est-ce que les Lumières ? », donne la définition suivante : « Les Lumières, c’est la sortie de
l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable » conduisant à la devise :
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des
Lumières122. » Or c’est là ce que l’homme ne peut pas dans « Devant la loi ».
L’immutabilité de l’œuvre au regard de ses interprétations est un argument fort contre
les interprétations. Les interprétations sont appelées à s’effacer au regard du texte. Tout comme
une traduction ne saurait effacer l’œuvre traduite (même si Friedrich Schlegel [1772-1829]
raconte que les Arabes ont la « manie de détruire ou jeter les originaux, une fois la traduction
faite123») et que c’est elle qui fait autorité, de même les interprétations ne sont toujours que
secondes au regard de ce qu’elles interprètent. Et pourtant, pour les textes comme pour les
autres œuvres, elles ne sont véritablement des œuvres qu’en étant lues, vues, jouées, c'est-à-dire
interprétées. C’est-à-dire qu’elles sont aussi la force, la force d’affirmation de l’individu et de
son opinion.

122
Kant, « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? », in Vers la paix perpétuelle. Que
signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ?, trad. F. Proust, Paris, GF 1991, p. 43.
123
In Ph. Lacoue-Labarthe/ J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme
allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 131. Cf. « Philosophie de la philologie », in D. Thouard, Critique et
herméneutique dans le premier romantisme allemand, p. 234.
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4. L’art et l’herméneutique philosophique

Nous nous intéresserons désormais principalement aux philosophies qui ont conçu la
philosophie en général et la philosophie de l’art en particulier comme relevant de
l’interprétation. Nous exposerons d’abord le statut de l’art dans les philosophies dites
« herméneutiques ». On appelle philosophie herméneutique une philosophie qui, ayant pris
conscience que l’être de l’homme était de comprendre, l’art relève de ce mouvement. Nous
l’avons vu plus haut, notamment par rapport à Dilthey, qui a montré que l’art était interprétation
du monde, interprétation qui pouvait servir d’exemple à d’autres interprétations. Nous
donnerons ensuite (chapitre 5) la parole à la critique des philosophies de l’interprétation.

a. Heidegger : l’origine de l’œuvre d’art

Nous avons vu que chez Kant, le plaisir esthétique est toujours suspect d’être finalement
subjectif, puisque il est d’une part relatif à mon sentiment (il est « esthétique » au sens où
« esthétique » (aisthesis) renvoie à la sensation), d’autre part que la prétention à l’objectivité
du jugement de goût ne peut jamais être dépassée par un accord réel. On comprend alors que
l’on puisse s’interroger sur une origine non subjective de l’œuvre d’art. C’est là ce que le
philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) par exemple développe dans l’un de ses
textes célèbres, « L’origine de l’œuvre d’art124 ».
La démarche de Heidegger est la suivante : lorsqu’on se demande ce qu’est l’art, il faut
partir non pas des artistes ni des spectateurs, mais des œuvres d’art, ce qui permet précisément
d’éviter la subjectivité. Certes, sont œuvres d’art celles qui sont produites par des artistes :

« L’origine de l’œuvre d’art, c’est l’artiste. L’origine de l’artiste, c’est l’œuvre d’art. Aucun
des deux n’est sans l’autre » (L’origine de l’œuvre d’art, p. 13125).

124
Le texte de la première version est librement accessible sur internet : http://laboratoirefig.fr/wp-
content/uploads/2016/11/Lorigine-de-loeuvre-dart-premiere-version-traduction-Rialland-1.pdf
125
Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », in M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle
part, trad. fr. W. Brokmeier, J. Beaufret, F. Fédier et F. Vezin, W. Brokmeier, J. Beaufret, F. Fédier et
F. Vezin, Paris, Gallimard, 1980, p. 13-98.
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Mais en même temps, ce qui fait l’un comme l’autre, c’est un tiers : l’art. D’où l’idée qu’il faut
aller chercher ce qu’est l’art, qui donne leur nom tant à l’artiste qu’à l’œuvre d’art. Où se trouve
l’art ? Il se trouve dans l’œuvre, et c’est là, nous dit Heidegger, que nous devons aller le
chercher. Or ce qui fait de l’œuvre une œuvre d’art, c’est l’essence de l’art. Il faut donc
l’analyser. Suivons alors la manière de procéder de Heidegger.
Pour commencer, l’œuvre est une chose comme n’importe quelle autre chose, par exemple
une toile accrochée au mur. Les œuvres sont tout d’abord des choses comme des choses, dans
leur matérialité (des couleurs, du bois, de la toile). Mais en tant qu’œuvres d’art, elles ne sont
pas simplement des choses comme d’autres choses. Que nous révèlent-elles donc ?
Pour conduire à la réponse à cette question, le plus simple est de partir d’un exemple. Parmi
ses exemples les plus célèbres, Heidegger prend un tableau « de Van Gogh qui représente une
paire de chaussures de paysan » (ibid., p. 15). Pour faire ressortir la spécificité de son analyse,
il commence par réfléchir en général à ce que sont de vieux souliers de paysan. Si tout le monde
peut avoir une représentation de ce que sont de vieux souliers de paysan, le mieux est, nous dit-
il, d’en avoir sous les yeux. Et pour cela, il propose de partir du tableau de Van Gogh (ibid., p.
33).
On peut évidemment se demander dès ce stade si une œuvre d’art, qui est une représentation
d’une chose, donc une transposition sur une toile, dans un espace à deux dimensions, est ce
qu’il y a de mieux pour « avoir sous les yeux » de vieux souliers de paysan. La réponse semble
presque évidente : il vaut mieux voir de vieux souliers de paysans. La représentation picturale
n’est-elle pas en effet déjà une interprétation qui aura une incidence sur la nôtre ? Quoiqu’il en
soit, suivons pour l’instant Heidegger et admettons que nous contemplions un tableau
représentant une vielle paire de chaussures de paysan. « Mais qu’y a-t-il là à voir ? » demande
Heidegger (ibid.). Et il répond :

« Chacun sait de quoi se compose un soulier. S’il ne s’agit pas de sabot ou de chaussure de
filasse, il s’y trouve une semelle de cuir et une empeigne, assemblées l’une à l’autre par des
clous et de la couture. Un tel produit sert à chausser le pied. Matière et forme varient suivant
l’usage, soit pour le travail aux champs, soit pour la danse. » (ibid.)

La chaussure se définit donc non pas tant par ses matières que par son utilité, qui les
détermine. C’est là ce que signifie le constat de Heidegger : « L’être-produit du produit réside
en son utilité ». Autrement dit, la description des objets nous conduit à dire à quoi ils servent
(« pour le travail aux champs », « pour la danse »). Mais pour savoir à quoi ils servent, il faut
les saisir en ce qu’ils servent, au moment où ils sont utiles. Une charrue n’est ainsi une charrue
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que dans le champ lorsqu’elle laboure ou dans le hangar en attendant le labour, mais pas dans
un musée des techniques rurales.
C’est pourquoi, à partir des souliers, Heidegger écrit :

« […] tant que nous nous contenterons de nous représenter une paire de souliers ‘comme
ça’, ‘en général’, tant que nous nous contenterons de regarder sur un tableau de simples
souliers vides, qui sont là pour être utilisés – nous n’apprendrons jamais ce qu’est en
vérité l’être-produit du produit. » (ibid.)

Or, nous dit toujours Heidegger, il semble bien, en contemplant les souliers de la toile de
Van Gogh, que nous ne disposions d’aucune indication relative à cette paire de souliers de
paysan. « Une paire de souliers de paysans, et rien de plus » (ibid., p. 34)

Amsterdam, Musée Vincent Van Gogh

Ce tableau, les Vieux souliers aux lacets (1886), Heidegger l’avait vu dans une exposition à Amsterdam
en 1930 d’après sa réponse à la question de Schapiro (voir plus bas).

« Et pourtant », voici comment Heidegger les décrit :

« Dans l'obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du
labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée
à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s'étendant au loin sous la bise.
Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s'étend la
solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe
l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-
même dans l'aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette
inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin,
l'angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. […] La
toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est
en vérité. [...] Dans l'œuvre d'art, la vérité de l'étant s'est mise en œuvre. » (ibid., p. 34-
36)
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En d’autres termes, l’œuvre d’art nous montre la vérité de ce qui est. Cette vérité « se met
en œuvre », c’est-à-dire que, d’après Heidegger, ce n’est pas nous qui construisons cette vérité
subjectivement, à partir de nos connaissances et de nos intérêts :

« L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. Ce serait la
pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité subjective,
qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans le tableau. » (Ibid., p. 36)

Cela signifie que dans l’expérience esthétique, nous ne nous sommes mis qu’en présence
du tableau et que c’est le tableau ensuite qui « a parlé ». Dans l’œuvre, la vérité de la chose est
instituée, elle se révèle. Et Heidegger de conclure : « L’essence de l’art serait donc : le se mettre
en œuvre de la vérité de l’étant » (ibid., p. 37). C’est à travers elle que ce qui est se manifeste,
c’est-à-dire nous apparaît dans sa clarté. Il suffit pour cela d’être réceptif à l’œuvre, la vérité
étant dévoilement.
On voit évidemment que l’approche est ici toute différente de Kant. Nous avions vu que
chez Kant, le problème n’était pas celui de la vérité de l’œuvre ou de la vérité que l’œuvre nous
permettrait de découvrir, mais du sentiment de plaisir désintéressé qui nous permet de dire
d’une chose qu’elle est belle. Le problème se déplace donc du beau au vrai. Mais qu’est-ce qui
est vrai dans l’œuvre d’art ? Le vrai semble bien relever d’un jugement de connaissance, la
vérité étant l’adéquation entre ce que nous pensons, ce que nous disons et ce qui est. L’art qui
viserait une telle adéquation entre la représentation et ce qui est représenté est un art reposant
sur la mimésis, l’imitation, qui vise à la reproduction du réel. Or l’imitation, là aussi nous
l’avions déjà vu chez Kant, ne peut pas être l’essence de l’art, parce qu’alors ce n’est pas
l’œuvre que nous admirerions, mais la technique de l’artiste. Et l’on conviendra facilement, en
regardant le tableau de la paire de souliers, que Van Gogh n’avait pas pour finalité de copier
une paire de souliers. Bien sûr, nous reconnaissons une paire de souliers. Mais est-ce pour cela
que nous tenons ce tableau pour une œuvre d’art ? Certes pas. Heidegger nous dit

« […] qu’il s’agit dans l’œuvre non pas de la reproduction de l’étant particulier qu’on a
justement sous les yeux, mais plutôt de la restitution en elle de la commune présence
des choses » (ibid., p. 38)

L’œuvre d’art révèle une vérité en dévoilant donc une « commune présence » : cela veut
dire que l’œuvre d’art en sa vérité nous présente les choses en leur présence, en ce qu’elles
s’ouvrent à nous, ce qui rend par exemple ci-dessus possible tout le discours de Heidegger sur
la paire de souliers. C’est donc l’être du réel lui-même qui nous apparaît dans l’œuvre d’art.
Cette présence du réel en nous peut être comprise comme une forme d’adéquation et donc de
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vérité. Et en cela, en dégageant une « présence » commune, qui l’inscrit dans un monde qu’elle
révèle, et que donc elle ordonne en même temps, l’œuvre d’art nous ouvre un monde, elle nous
dévoile l’être du monde. Bien sûr suivant des dimensions à chaque fois variables en fonction
de la particularité des œuvres. La paire de souliers nous ouvre le monde de la paysanne, la
sculpture de Giacometti nous ouvrait le monde du regard, de même qu’une œuvre
architecturale, nous y reviendrons, nous ouvre le monde de l’espace, c'est-à-dire le structure.
C’est en cela que la question pour Heidegger n’est pas celle du beau, mais du dévoilement de
l’être, de ce que c’est qu’être pour ce qui est (qu’il appelle l’ « étant »).

Restons-en là pour la restitution du mouvement de la pensée de Heidegger en essayant


de voir ce qu’il en est de l’interprétation. Heidegger affirme que nous n’interprétons pas, mais
que : « C’est lui [le tableau de Van Gogh] qui a parlé » (p. 36). Mais est-il si évident qu’il n’y
a pas interprétation dès le départ et que c’est bien la chose qui livre sa vérité ? Nous avions
relevé que Heidegger disait que le tableau présentait «une paire de chaussures de paysan » (p.
15), qu’il va au demeurant préciser comme étant ceux d’ « une paysanne » (p. 33). Van Gogh
intitule son tableau Vieux souliers aux lacets, ce qui somme toute n’est pas la même chose. Si
voir quelque chose comme quelque chose est déjà interpréter, voir ces objets « comme » de
vieux souliers à lacets est incontestablement déjà une interprétation. Les déterminer ensuite
comme formant une « paire », puis les attribuer à une « paysanne », n’est-ce pas là également
un travail d’interprétation dont on ne voit pas quel élément du tableau nous les imposerait. Sans
parler de tout ce que Heidegger lit dans ces chaussures, en partant de l’idée qu’elles forment
une paire de chaussures de paysanne : le dur labeur, la lumière hivernale, la menace de la mort…
Difficile, donc, de ne pas voir là de l’interprétation, voire de la surinterprétation.
Le théoricien de l’art américain Meyer Schapiro avait fortement contesté cette
interprétation126, en 1968, à propos de ce tableau de Van Gogh en se demandant si Heidegger a
lu comme il faut le message mystérieux de Van Gogh peignant des chaussures. Schapiro est un
spécialiste de Van Gogh et conteste en plusieurs points l’analyse de Heidegger. Il commence
par relever, ce qui est effectivement étonnant pour une illustration, que Heidegger ne précise
pas de quel tableau il s’agit, Van Gogh ayant peint une dizaine de tableaux de paires de
chaussures127. Autrement dit, on ne voit pas très bien comment quelqu’un pourrait vérifier la
légitimité de l’interprétation de Heidegger, puisqu’on ne sait pas avec précision quel est le

126
Meyer Schapiro, « L’objet personnel, sujet de nature morte. A propos d’une notation de Heidegger
sur Van Gogh» in Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1983, p. 349-360.
127
Ibid., p. 352.
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tableau qui révèle la vérité. Schapiro a écrit en 1965 à Heidegger pour lui demander ce qu’il en
était, et Heidegger lui précise alors qu’il s’agit d’un tableau qu’il avait pu voir lors d’une
exposition Van Gogh à Amsterdam en 1930, ce qui a permis à Schapiro de l’identifier (nous
l’avons reproduit plus haut).
Ensuite, il n’est en rien établi qu’il s’agit des chaussures d’une paysanne. D’après
Schapiro, ces chaussures sont les chaussures de Van Gogh lui-même qui, à l’époque, habitait
en ville, à Paris128. Auquel cas, il est évidemment arbitraire de dire qu’elles expriment l’être ou
l’essence de la paire de chaussures d’une paysanne. Et Schapiro peut ainsi conclure :

« Le philosophe s’est malheureusement illusionné lui-même : de sa rencontre avec la


toile de Van Gogh, il a tiré une émouvante série d’images, associant le paysan à la terre,
mais il est évident que celles-ci n’expriment pas le sentiment intime extériorisé par le
tableau, mais proviennent d’une projection perceptive de Heidegger et qui lui est propre,
où s’exprime sa sensibilisation à ce qui se rattache à la glèbe, élément primordial de
l’assise de la société. En fait, c’est lui qui « a tout dépeint ainsi pour l’introduire dans le
tableau ». Ce qu’il a pu éprouver devant cette toile est ainsi à la fois trop riche et
insuffisant129. »

Notez bien, cette interprétation n’est pas seulement erronée, elle est encore « trop riche ». Car
même si l’on prenait une paire de chaussures de paysanne, on ne voit pas comment tout ce que
Heidegger décrit pourrait lui être suggéré à partir des choses-mêmes.
Ce sont donc des chaussures de citadin, et mieux, d’après Schapiro, ce sont les
chaussures de Van Gogh lui-même. Pour ce faire, Schapiro s’appuie entre autres sur la
correspondance de Van Gogh avec son frère Théo130 ou au témoignage de Gauguin qui, en
1888, cohabita avec Van Gogh, et parle des chaussures, « une paire de gros souliers ferrés, tout
usés, maculés de boue », qui avaient servi au jeune Van Gogh à se rendre en Belgique et
représentaient donc, d’après les propos mêmes de Van Gogh, un morceau de son existence 131.
S’il s’agit des chaussures de citadin de Van Gogh lui-même, Schapiro est légitimé à essayer
d’interpréter ce tableau comme étant en quelque sorte un autoportrait du peintre, ces chaussures
devant dire quelque chose de leur porteur. Et Schapiro relève que l’interprétation de Heidegger
présente une curiosité, qui est de faire totalement abstraction du peintre, de l’auteur du tableau,
de « la présence de l’artiste dans l’œuvre132 ». La perspective de Schapiro permet au contraire

128
Ibid., p. 353.
129
Ibid., p. 355.
130
Ibid., p. 352.
131
Ibid., p. 357-358.
132
Ibid., p. 355.
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de l’inclure. En tous les cas, l’interprétation de Heidegger est suivant Schapiro entièrement
arbitraire et relève de l’invention fantastique sans fondement aucun, sans doute soutenue par
son attachement à la terre. Bref, l’interprétation de la peinture de Van Gogh par Heidegger ne
saurait présenter « le dé-voilement de la vérité » comme caractéristique intrinsèque de l’œuvre
d’art133.
Jacques Derrida, dans « Restitutions. De la vérité en pointure », qui est l’un des chapitres
de son ouvrage La Vérité en peinture134, prend part à ce débat, ajoutant d’ailleurs des éléments
allant jusqu’à mettre en cause l’idée qu’il s’agit d’une véritable « paire », ce qu’affirme
Heidegger alors que Van Gogh ne le dit pas : il se pourrait très bien qu’il s’agisse de chaussures
dépareillées. Dire qu’il s’agit d’une « paire » est donc également déjà une interprétation. Rien
à redire à cela. Mais Derrida va plus loin en renvoyant dos à dos Heidegger et Schapiro : certes,
Schapiro a raison de reprocher à Heidegger de projeter son monde paysan ; mais Schapiro
projette le sien, le monde du citadin, du citadin déraciné. La question de Derrida est alors « à
qui restituer les chaussures ? » A la paysanne, au citadin, à Vincent Van Gogh ? Comment
choisir entre ces interprétations ?
Ce n’est pas ce débat qui ici nous intéresse, et les arguments d’historien de l’art de
Schapiro nous paraissent de loin les plus convaincants. Car une œuvre d’art, et notamment un
tableau, s’inscrit dans un contexte historique, dans des enchaînements historiques. Concernant
le tableau de Van Gogh, on pourrait, comme le fait Schapiro, au moins mobiliser trois de ces
séries :
1) on peut essayer de comprendre le tableau dans le cadre de la biographie de Van Gogh,
ce qu’a fait, parmi d’autres, Schapiro lui-même ;
2) on peut comprendre les Souliers à lacets dans le cadre de l’œuvre de Van Gogh, dans
l’évolution de son œuvre, en particulier dans la série de ses études et natures mortes, qui
ont souvent pris pour objet des chaussures ;
3) le tableau peut enfin être réinscrit dans une histoire plus large, dans la longue histoire
du genre que sont les études et les natures mortes.
Il semble donc qu’un minimum dans la recherche de la vérité aurait permis de mieux
comprendre cette œuvre, sans nuire aucunement au plaisir pris à sa contemplation.
Il nous semble qu’en montrant que nous avons affaire dans chacun des cas à des
interprétations, il n’est en tous les cas pas établi que la chose elle-même parle. Bien au contraire,

133
Ibid., p. 349.
134
Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Champs, Flammarion, 1978, p. 291-440.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 87

ce sont des recherches historiques et un véritable travail critique d’interprétation qui permet de
l’établir. Contrairement à Derrida, nous ne prendrons donc pas le parti de Heidegger. Nous ne
trouvons en effet rien dans le texte de Heidegger qui nous permette de tirer des arguments pour
soutenir son interprétation, alors que Schapiro avance de réels arguments interprétatifs. Ce que
montre donc cet exemple, c’est que le travail de l’interprétation, celui accompli par Schapiro,
est celui qui fait parler l’œuvre, une œuvre qui, contrairement à ce qu’affirme Heidegger, ne
parle pas d’elle-même. L’ontologie de l’œuvre d’art défendue par Heidegger dans l’Origine de
l’œuvre d’art voudrait au contraire la penser comme non-subjective, prise dans un mouvement
de dévoilement qui dégage l’être de l’étant et nous met en présence de la vérité. Mais elle n’a
pour résultat que la gratuité et l’arbitraire de l’interprétation.
On peut donc à présent tirer quelques conclusions relativement aux rapports entre art et
interprétation. Le cas de Heidegger nous paraît intéressant parce que l’écart entre ce qu’il
prétend faire et ce qu’il fait ne saurait être plus grand : il prétend être à la recherche de la vérité
qui se manifeste dans l’œuvre d’art et déterminer l’art en général, mais contrevient aux règles
les plus élémentaires de la recherche de la vérité. Il présente les faits de manière erronée, il ne
cherche aucune justification et il fait passer son attitude pour une performance cognitive, pour
un acte de connaissance, alors qu’il se livre à une libre association d’idées.

Malheureusement, cette approche n’est pas réservée à la peinture. Heidegger


comprendra de la même manière le langage, qui trouve sa dimension artistique dans la poésie :
dans la poésie, ce n’est pas l’artiste qui nous dit quelque chose, l’œuvre apparaît comme une
manifestation de la vérité dans laquelle l’être « advient », c'est-à-dire se présente, se dit. C’est
alors le langage qui apparaît comme poétisation de l’être, un langage qui n’est pas celui du sujet
créateur, d’un poète qui travaillerait une langue, c’est d’après Heidegger la langue elle-même
qui parle, puisque le poète doit toujours se plier à celle qui le précède. C’est à ce titre que, dans
la poésie, « la langue parle » (die Sprache spricht), « la parole parle ». Heidegger donne comme
exemple un poème du poète suisse de langue allemande C. –F. Meyer, La Fontaine
romaine (1882):

« Le jet se lève, et puis retombe


Remplissant la vasque de marbre
Qui, sous un voile d’eau, déborde
Dans l’espace d’une autre vasque ;
Celle-ci, trop riche à son tour,
Se répand encore en une autre.
Et chacune, à la fois, prend et donne,
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 88

Verse et repose. »
(cité par Heidegger in L’origine de l’œuvre d’art, p. 38)

Fontaine de la Villa Borghese

Ce poème, très semblable à la Fontaine romaine écrite en 1906 par Rainer Maria Rilke,
décrivant une fontaine qui se trouve dans la Villa Borghese à Rome, est interprété comme suit
par Heidegger :

« Il ne s’agit ici ni de la reproduction poétique d’une fontaine réellement donnée ni de


la représentation de l’essence générale d’une fontaine. Mais la vérité est mise en
œuvre. » (Ibid., p. 39)

Le langage poétique dit donc l’être de la fontaine ; elle se dévoile et apparaît en plein jour dans
l’œuvre poétique, c'est-à-dire l’œuvre d’art. Ce point est ici aussi problématique que l’exemple
de la peinture de Van Gogh. Or c’est très précisément cette dimension si problématique de
l’œuvre d’art permettant le déploiement et le dévoilement de la vérité que Hans-Georg Gadamer
va développer dans son approche de l’herméneutique où l’on a souvent vu comme
l’accomplissement de l’herméneutique appliquée à l’art.

b. Gadamer : l’art et l’expérience herméneutique

Hans-Georg Gadamer (1900-2002) est un philosophe allemand, élève de Heidegger,


souvent considéré comme le philosophe de l’herméneutique, de l’art de comprendre. Auteur
d’un ouvrage marquant, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique
philosophique (1960), il rattache sa théorie de la compréhension à Heidegger et prend pour
modèle de la compréhension l’expérience de l’art. Celle-ci constitue la première partie de
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 89

l’ouvrage que nous venons de mentionner. Dans ce qui suit, nous ne reconstruirons pas Vérité
et méthode dans sa complexité. Il nous a semblé plus parlant de nous confronter directement à
son travail d’interprétation d’œuvres d’art. Nous prendrons pour exemples un poème de Celan
et une œuvre architecturale, la cathédrale de Saint Gall, qui nous permettent de dégager les
grandes lignes de ce qu’il appelle « interprétation » et « compréhension ».

Exemple 1. La poésie de Celan

L’exemple de l’interprétation des poèmes de Paul Celan est particulièrement éclairante


à ce sujet. Paul Celan (1920-1970) est un poète de langue allemande, né à Czernowitz, qui a
enseigné de 1948 à sa mort à l’ENS de Paris135. Il est considéré comme l’un des grands poètes
du 20e siècle, qui a travaillé sur la possibilité d’une poésie de langue allemande après
Auschwitz, répondant aux propos d’Adorno affirmant qu’ « écrire un poème après Auschwitz
est barbare ». La question de Celan sera de savoir : quelle poésie peut-on écrire ? Dans quelle
langue ? Notre but n’étant pas d’analyser les moyens que Celan a mis en œuvre pour cela, nous
voulons simplement nous saisir de l’un de ces poèmes pour montrer les enjeux des rapports
entre l’art et l’interprétation et présenter ainsi directement, à même le travail de l’interprétation,
la théorie de H.-G. Gadamer.
Gadamer a en effet présenté des interprétations des poèmes de Celan, souvent très
hermétiques, et les a rassemblées dans un ouvrage intitulé Qui suis-je et qui es-tu ?136 L’attitude
face à des poèmes hermétiques est particulièrement intéressante, car ce sont des poèmes que
l’on peine à comprendre et qui appellent des interprétations exigeantes. C’est pour cela aussi
que leurs interprétations ont souvent été controversées et ont donné lieu à des polémiques
vives137 : peut-on comprendre des poèmes sans le patient travail de reconstruction ? Ces poèmes
sont-ils adressés à tous, ou leur compréhension est-elle réservée à quelques-uns ?
Gadamer affirme que même des poèmes hermétiques comme ceux de Celan doivent
pouvoir être compris par tout un chacun, puisqu’ils sont publiés et s’offrent à tout le monde. Ils
ont été publiés sous la forme spécifique qui est la leur et leur auteur a accepté de les publier

135
Les principaux poèmes de Celan sont disponibles dans une édition bilingue Paul Celan, Choix de
poèmes réunis par l’auteur, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Gallimard, « Poésie », 1998.
136
Hans-Georg Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu ? Commentaire de Cristaux de souffle de Paul Celan,
trad. E. Poulain, Arles, Actes Sud, 1987.
137
Voir Denis Thouard, Pourquoi ce poète ? Le Celan des philosophes, Paris, Seuil, 2016 et, entre
autres, Martine Broda (éd.), Etudes sur Paul Celan, Paris, Cerf, 1986 ; Jean Bollack, L’Ecrit. Une
poétique dans l’œuvre de Celan, Paris, PUF, 2003, en particulier p. 155-159.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 90

ainsi : la thèse suivant laquelle ils doivent donc pouvoir être interprétés de manière générale
sans la connaissance du détail philologique est sans doute valable, et en tous les cas plausible.
C’est ce point de vue qui définit l’exercice auquel s’est livré Gadamer : interpréter les poèmes
à partir de leur seule lecture :

« A-t-on besoin de renseignements sur ce qu’a pensé un poète en écrivant son poème ?
Ce qui importe, c’est certain, c’est ce qu’un poème dit effectivement – et non pas ce que
son auteur voulait dire sans savoir peut-être l’exprimer138. »

Autrement dit, ce n’est pas l’intention de l’auteur qui est rectrice de la compréhension,
c'est-à-dire qui garantirait la compréhension correcte. Effectivement, nous ne savons pas lire
les intentions et le texte se présente à nous en l’absence de son auteur. Par ailleurs, le texte, pour
ainsi dire, échappe même à son auteur qui n’est pas le détenteur de sa vérité. Car les indications
de l’auteur, du poète, qui permettraient de trouver ce sens, ne disent pas nécessairement ce que
dit le texte lui-même. C’est ainsi que :

« Lorsque le poète communique ses motifs privés et occasionnels, il en vient à faire


basculer du côté personnel et contingent ce qui a trouvé son équilibre sous la forme
d’une construction poétique, alors que cet élément contingent et cet élément personnel
ne s’y trouvent pas139 »

On comprend la thèse de Gadamer : le recueil de poèmes peut tomber dans les mains de
n’importe qui, qui peut trouver ces poèmes beaux, qui peut trouver qu’ils lui parlent. C’est en
cela que l’on comprend la visée de Gadamer, qui est de défendre le general reader140, un
lecteur lambda :

« Par-delà toute prétention à aboutir à des résultats garantis par le caractère scientifique
des analyses, le livre que voici tente de trouver les mots pour exprimer l’expérience d’un
lecteur auquel est parvenue cette bouteille lancée à la mer141. »

Prenons alors un exemple concret de ce que peut donner une telle approche, en nous
aidant de l’analyse qu’en a donnée Denis Thouard142.

IN DEN FLÜSSEN nördlich der Zukunft Dans les fleuves au nord de l’avenir
werf ich das Netz aus, das du je jette le filet qu’avec hésitation toi
zögernd beschwerst tu lestes

138
Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu ?, p. 14.
139
Ibid.
140
Suivant l’expression de Jean Bollack, L’Ecrit. Une poétique dans l’œuvre de Celan, p. 156.
141
Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu ?, p. 9.
142
D. Thouard, Pourquoi ce poète ?, p. 60 s.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 91

mit von Steinen geschriebenen d’ombres


Schatten écrites par des pierres143

Commençons par l’interprétation de Gadamer144. Son argument premier consiste à dire


que le langage utilisé est un langage commun et qu’il devrait par conséquent être facilement
compréhensible. C’est en cela que consiste un premier moment de la compréhension :

« […] la clarté se fait dans ce poème. Ce qu’il évoque, c’est la clarté et le froid des eaux
glaciales toutes proches. Le soleil luit à travers l’eau, jusqu’au fond. Les pierres qui
lestent le filet, ce sont elles aussi qui projettent les ombres. Tout ceci est extrêmement
sensible et concret : un pêcheur jette son filet et un autre l’aide en lestant le filet145. »

A cette lecture concrète et sensible, Gadamer ajoute une seconde interprétation :

« Mais la concrétion sensible de ce processus est rehaussée avec grand art au niveau de
l’imaginaire et du spirituel. La première ligne déjà contraignait à comprendre
l’énonciation dans son sens général car il était impossible d’honorer par l’expérience
sensible la construction « au nord de l’avenir ». La même fonction est exercée dans la
deuxième moitié par une construction qu’il n’est pas moins impossible d’honorer par
les sens : celui de lester un filet avec des ombres, voire même avec des ombres écrites
par des pierres146. »

Que se passe-t-il dans l’interprétation ? La version initiale et concrète est remise en


question dès que l’on se heurte à des difficultés : ainsi il est difficile de dire que « au nord de
l’avenir » relève d’une évidence concrète, garantie par la perception, les deux dimensions du
temps et de l’espace étant ici incompatibles. Or Gadamer donne de cela une interprétation qui,
comme dit Denis Thouard, « se réfugie dans une autre construction rassurante147 ». En effet,
pour interpréter, il suffit alors de dire, puisque la réalité concrète est mise à mal, que nous avons
affaire à des métaphores qu’il nous faut traduire, et plus particulièrement dans des termes qui
rendent « l’être même de l’homme », dans des termes qui disent « la quintessence des
possibilités d’expériences humaines148 ». C’est ainsi que Gadamer interprète finalement le
poème :

143
Trad. E. Poulain in Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu ?, p. 38.
144
Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu ?, p. 38-43.
145
Ibid., p. 39.
146
Ibid., p. 40-41.
147
Thouard, Pourquoi ce poète ?, p. 61.
148
Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu ?, p. 42-43.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 92

« Traduisons : de même que l’action du pêcheur n’a de chances d’aboutir que par le jeu
combiné du jet et du lestage, toute la dimension d’avenir dans laquelle se vit la vie
humaine n’offre pas une ouverture purement indéterminée à l’égard de ce qui vient, mais
elle se détermine en fonction de ce qui a été et de la façon dont cela est sauvegardé,
comme en un livre qu’auraient écrit les expériences et les déceptions149. »

Bref, il s’agit de penser l’être de l’homme dans la positivité de ses projets qui n’ont de
sens que s’ils s’appuient sur le passé, sur la tradition. C’est ainsi que s’articulent passé et avenir
dans l’existence humaine.

Tournons-nous à présent vers l’interprétation de Denis Thouard, qui permet de voir la


dimension projective de l’interprétation de Gadamer. Denis Thouard tient compte de la situation
à laquelle est confrontée Paul Celan, celle de la possibilité de la poésie après Auschwitz. Il
commence par remarquer que « Gadamer ne veut pas voir que dans nördlich [au nord], il n’y a
plus d’avenir, que l’avenir est derrière : l’extermination a eu lieu150. » Autrement dit, Gadamer
ne parvient pas, dans son recours aux éléments concrets qui ne lui font pas prendre au sérieux
la lettre même (« au nord de l’avenir » c’est au-delà de l’avenir, et pas du tout une dimension
future) et lui font donc manquer la dimension temporelle du poème : hors du temps des
possibles. Voici l’interprétation de Denis Thouard que vous confronterez à celle de Gadamer :

« Les eaux où le moi tente sa pêche miraculeuse sont situées au nord de toutes les
possibilités humaines. Le néant fait face, tout est à refaire. Le « tu » charge le réseau des
éléments premiers d’une écriture : des pierres sur fond de néant, portant la mémoire des
disparus, portées plutôt par elle. L’inversion est complète après le passage du néant, et
le monde du poème fait surface après ce néant-là, vertical, abrupt. Les ombres ne sont
pas gardées en mémoire après quelque écriture ; c’est l’écriture qui se détache de ce
fonds obscur, nuit de l’anéantissement. Les lettres, les mots, les poèmes s’inscrivent sur
ce noir. Le concret n’est nullement premier. On pourrait plutôt parler de dé-concrétion
ou d’abstraction, puisque c’est de l’ombre que s’origine une écriture qui forme un
poème-pierre : l’abîme est la condition première. L’ordre de la perception est inversé.
Le monde est sens dessus dessous. Quelque chose peut-il être sauvé ? C’est incertain.
Les eaux peuvent n’être pas poissonneuses, il n’en est pas d’autres. L’avenir et ses
possibles ont été abolis ? Il n’est au « je » qu’une mémoire qui se creuse en un langage,
grille ou filet. Le poème est un jet répété vers ce qui est disparu ? Une contradiction au
temps de l’histoire, à ce que cet histoire a produit et permis ? Les ombres donnent du
poids au poème ? Le poème fait revivre les ombres, en lui151. »

En comparant ces deux interprétations, une chose frappe avant tout : l’interprétation de
Gadamer pense pouvoir interpréter le poème par une lecture attentive, mais qui ne présuppose

149
Ibid., p. 41.
150
Thouard, Pourquoi ce poète ?, p. 61.
151
Ibid., p. 61-62.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 93

aucune connaissance particulière – le lecteur n’a pas besoin d’être « particulièrement instruit »,
du moins aucune connaissance préalable n’est exigée de lui. Et en particulier, l’interprète n’a
besoin de connaître les « éléments privés et occasionnels152 » et doit s’en tenir simplement à ce
que dit le texte lui-même. C’est ainsi que tout le processus d’interprétation de Gadamer tend à
identifier les phrases et les éléments du poème à des choses connues, à du langage commun, à
des images concrètes. Ce qui efface un peu la difficulté, qu’il relève cependant, en la
transformant immédiatement par la métaphore en traduction de thèses générales sur l’existence
de l’homme. Il est indéniable que par là on comprend quelque chose. Mais comprend-on le
poème ? Ne s’agit-il pas de pure spéculation ? Comment justifier son interprétation ?
Cela dit, Gadamer accepte volontiers de sa laisser corriger « par des gens qui savent
quelque chose qu’on devait et pouvait savoir153 ». En dehors de l’erreur d’interprétation qui voit
de l’avenir même au nord de l’avenir, il est une chose en effet que l’on doit savoir et que l’on
peut savoir en lisant Celan. A savoir que son texte s’inscrit dans l’histoire, et que sa poésie, son
œuvre ne peuvent pas se comprendre si l’on n’y voit pas un effort pour se confronter dans la
langue allemande et en partie contre elle à la Shoah. La poésie apparaît alors comme une
réponse à l’extermination des Juifs d’Europe par l’Allemagne nazie, violence que Celan, d’une
famille juive, a connue directement, ses parents ayant été internés dans un camp de Transnistrie
où sa mère est exécutée et son père meurt du typhus, lui-même ayant passé dans un camp de
travail forcé en Moldavie. C’est devant cet événement, dont il est difficile de dire qu’il est
simplement « privé et occasionnel », qu’écrit Paul Celan, pour dire ce qu’il est possible de dire
dans et contre une langue qui a accompagné l’événement. Comme on le voit ci-dessus dans
l’analyse de Denis Thouard, cette connaissance permet de comprendre mieux et de ne pas se
contenter de généralités fondées sur des associations d’idées fondées sur notre propre
compréhension immédiate. C’est dire que l’interprétation de Gadamer est gratuite et repose sur
le postulat qu’il hérite de Heidegger, dont l’interprétation des souliers de Van Gogh était tout
aussi arbitraire : à savoir que la vérité habite l’œuvre, indépendamment de l’auteur et qu’elle
doit se révéler par elle-même. Qu’il suffit de la laisser parler. Denis Thouard, comme Meyer
Shapiro pour les vieux souliers, tient compte du fait qu’il y a un auteur. Cela ne signifie pas que
l’interprétation de Denis Thouard ou de Meyer Shapiro soient absolument vraies. Mais elles
tiennent compte de davantage d’éléments explicatifs, dont par exemple des données relatives à

152
Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu ?, p. 144.
153
Ibid. ; cf. p. 146.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 94

l’auteur et permettent d’expliquer mieux et par conséquent de rendre compte de leurs


interprétations.
Cela conduit à s’interroger sur l’essence de la compréhension : peut-on dire que la
lecture immédiate de Gadamer « comprend » vraiment ? On comprend quelque chose, certes,
mais on ne comprend pas nécessairement le poème. On comprend mieux le poème en appuyant
l’interprétation sur un travail philologique et historique. Comprendre connaît des degrés, mais
comprendre vraiment signifie comprendre correctement. Et interpréter, c’est s’efforcer de
comprendre vraiment. Une compréhension immédiate ne peut donc pas en ce sens être un
modèle de la compréhension. Dans le contexte des poèmes de Celan, les tenants de
l’interprétation immédiate revendiquent le droit à une autre lecture que la lecture historique :
au nom donc d’une vertu de l’oubli qui ferait jaillir la vérité dans son anhistoricité, à savoir
précisément la thèse que nous avions dégagée chez Heidegger : le langage est le gardien de
l’être, c’est à travers lui que l’être s’exprime. Et Gadamer est humaniste : le langage est la
demeure de l’homme, ce qui signifie qu’elle est demeure de l’être. Concrètement cela a pour
conséquence que Gadamer présuppose que la précompréhension nécessaire à toute
compréhension est offerte d’emblée, par simple participation à la langue, sans avoir à être
élaborée. C’est là bien éloigné des herméneutiques comprises comme des techniques ou des
méthodes de reconstruction du sens, qui voient dans la compréhension un véritable travail qui
ne doit pas penser avoir trop vite compris, mais qui doit présupposer qu’on ne comprend pas au
départ. Ce n’est que si l’on présuppose que rien ne va de soi, si l’on soutient qu’il faut chercher
la lecture plus difficile, que l’on peut retrouver le sens dans sa nécessité. C’est ainsi que pour
comprendre, nous dit par exemple Schleiermacher, l’un des théoriciens de l’herméneutique
comme méthode, il faut comprendre tous les contextes, des plus étroits aux plus larges, il faut
connaître la langue de l’auteur, son époque, les styles littéraires etc. Celui qui bâcle cet aspect
de la recherche est, dit Schleiermacher, un « nébuliste154 » : il se perd dans les brouillards de la
spéculation, c'est-à-dire de l’arbitraire.

Exemple 2. L’architecture : la cathédrale de Saint-Gall

Cette approche heideggérienne de la compréhension ne se limite pas chez Gadamer à


l’approche de Celan. Elle est caractéristique de l’œuvre d’art en général et dicte la manière dont
nous l’interprétons. Gadamer affirme régulièrement que comprendre se fait sans méthode, la

154
Fr. Schleiermacher, Herméneutique, trad. fr. Ch. Berner, Paris, Cerf/ PUL, 1989, p. 181.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 95

compréhension et l’interprétation ayant tout, chez Gadamer, d’une expérience subie [la langue
allemande le suggère plus fortement encore que le français : erfahren, qui signifie « faire
l’expérience » (Erfahrung) signifie également « subir » ; pour désigner l’expérience vécue,
l’allemand utilise le terme Erlebnis ]: nous « faisons l’expérience », nous dit Gadamer, d’une
réponse à une question. Que l’on puisse remonter à une question originelle, celle que se posait
l’auteur d’une œuvre, l’architecte d’une église, le peintre, le musicien, là n’est pas la question.
Mais c’est en éprouvant qu’il y a réponse à une question, nous comprenons l’œuvre d’art. Ce
qui est une autre manière de dire qu’une vérité se manifeste.
Comme nous le disions en ouverture, toute une partie de son maître-ouvrage, Vérité et
méthode155 (1960) est consacrée à cela et trouve même dans l’art le modèle de l’interprétation
et de la compréhension. Plutôt que de suivre ce dernier ouvrage complexe, nous allons continuer
à en exposer les principaux éléments qui nous intéressent à partir d’un texte ultérieur (1979), à
la fois bref et clair, « De la lecture des édifices et des images156 ».
Il y a sans aucun doute une part de vérité dans la thèse de Gadamer disant que l’essentiel
n’est pas de remonter à l’intention de l’auteur, tant il est vrai qu’il est difficile et invérifiable de
savoir si un tel accès est possible. Et cette incertitude ou ce défaut dans l’accès au sens propre
assimilé à celui que l’auteur a visé fait partie de la compréhension réfléchie du comprendre, de
l’autoréflexion de l’acte de compréhension. Le négliger, c'est-à-dire oublier notre forte
dépendance et notre finitude historique, notre soumission aux contraintes de tous ordres,
individuelles ou collectives, sociales ou culturelles, risque de fausser notre interprétation. Il ne
faut donc pas s’illusionner et penser pouvoir parfaitement accéder aux intentions. Mais peut-on
pour autant faire abstraction de l’hypothèse d’une intention, c'est-à-dire qu’il y a un auteur, un
créateur qui a voulu exprimer quelque chose ? Car en même temps se manifeste là un danger
contre lequel il faut mettre en garde : Gadamer veut dire que l’on fait l’expérience
herméneutique du vrai de manière immédiate, c’est-à-dire précisément sans le travail de la
réflexion, sans le travail critique. C’est là, nous dit-il, l’expérience que nous faisons en
pénétrant, par exemple, une église : nous y faisons l’expérience suivant laquelle sa construction
est une réponse à une question, à savoir celle qui porte sur la tension entre l’idée de la
construction d’un bâtiment central et l’idée d’une nef. Gadamer écrit :

155
H.-G . Gadamer, Vérité et méthode, tr. P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 17-
190.
156
H.-G. Gadamer, « De la lecture des édifices et des images » in J.-Cl. Gens, M.-A. Vallée (éds.),
Gadamer. Art, poétique, ontologie, Editions Mimésis, Fano (Italie), 2016, p. 13-22.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 96

« J’ai souvent été dans la cathédrale de Saint-Gall et y ai éprouvé la singulière


impression spatiale propre à cet édifice, qui naît de la liaison en une unité formelle,
pleine de tension, d’une nef d’une part, et de la croisée du transept et du chœur d’autre
part. Le vaisseau et la croisée du transept, telle est manifestement la grande question
architecturale à laquelle a cherché à répondre l’architecture religieuse occidentale durant
des siècles. Toute solution relative à cette unification de l’idée de l’édifice central et de
l’idée de la nef au cours de l’histoire de notre art architectural occidental relève, me
semble-t-il, de ce que les historiens de l’art appellent l’idée architecturale (Baugedanke).
Il est indubitable que c’est une question qui, au moment où l’on en devient conscient, et
quand on se la pose, pour ainsi dire, soi-même, fait parler la formation (Gebilde) qui
nous fait face. La réponse propre à l’église de Saint-Gall est très tardive et déterminée
par l’histoire de l’art architectural – une réponse relativement tardive, mais dont le
caractère grandiose frappe néanmoins tous les visiteurs. Elle réunifie encore une fois, et
comme en un ultime résumé, la tension entre nef et partie centrale de l’édifice, mais de
telle sorte que, pour celui qui y déambule, l’espace bascule soudain formellement
comme s’il pouvait être lu de deux manières.
Lorsque nous pénétrons dans l’espace de l’église, nous éprouvons cette tension
comme une réponse. L’expérience que nous faisons alors me paraît constituer un bon
exemple de ce qu’est l’interprétation. La contribution de l’historien de l’art relative au
savoir de l’histoire de l’architecture et du style conduit en fin de compte seulement à
l’interprétation de ce que nous sentons et comprenons corporellement tous lorsque nous
pénétrons sous ces coupoles157. »

Intérieur de la cathédrale de Saint-Gall

Le texte de Gadamer part d’une question architecturale : la connexion entre « le vaisseau


et la croisée du transept », c'est-à-dire la question de savoir comment concilier ou construire un
bâtiment en croix d’une seule pièce. Et c’est là incontestablement une question architecturale.
A laquelle il faut certainement ajouter d’autre question, comme celle de la hauteur, liée à la
fonction de l’église comme lieu de culte devant permettre d’éprouver la relation spécifique de

157
Ibid., p. 14-15.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 97

l’homme à Dieu, l’élévation etc. La question invoquée par Gadamer est donc indubitablement
l’une des questions légitimes qui nous permet d’appréhender et d’interpréter l’œuvre
architecturale. Mais une telle question exige une connaissance de l’histoire de l’architecture
dont il n’est pas dit qu’elle soit mobilisée lorsque nous pénétrons l’église de Saint-Gall. Nous
éprouvons quelque chose lorsque nous pénétrons de tels espaces, nous avons un sentiment qui
est fort complexe, qui tient au sentiment de l’espace, mais aussi au silence qu’il est demandé de
respecter, aux objets qui y sont disposés, éventuellement aux personnes en prière etc. Bref, est-
ce vraiment la réponse à cette question que nous éprouvons en pénétrant cette cathédrale
baroque ? Comme l’écrit Jean-Claude Gens, Gadamer fait une « expérience sensible ou
charnelle de l’espace », plus même, il fait une « expérience de la spatialité en tant que telle »,
spatialité qui « ne se découvre à lui qu’au fur et à mesure où il y déambule effectivement158 ».
Gadamer conclut qu’on comprend dans son corps, et que cette expérience physique permet de
ressentir immédiatement ce que les historiens de l’art élaborent longuement et difficilement :

« La contribution de l’historien de l’art relative au savoir de l’histoire de l’architecture


et du style conduit en fin de compte seulement à l’interprétation de ce que nous sentons
et comprenons corporellement tous lorsque nous pénétrons sous ces coupoles 159 ».

Que cette compréhension physique soit la même que celle que les historiens de l’art
cherchent à établir relève cependant d’une affirmation pour le moins contestable, et cela pas
seulement parce que l’on ne parvient pas aux mêmes résultats de l’interprétation, l’expérience
de la spatialité en tant que telle, ce qui est finalement assez vague, mais encore parce que ce
n’est pas parce que l’on comprend immédiatement quelque chose que l’interprétation s’y réduit
et que la compréhension qui en résulte en serait de quelque façon que ce soit équivalente. D’une
part parce qu’une telle expérience, dans son immédiateté, n’interprète pas. Ressentir, deviner,
n’est pas interpréter, tout au plus s’agit-il là de moments qui peuvent être inscrits dans un
processus d’interprétation. Par ailleurs, on ne voit pas pourquoi « éprouver égale comprendre ».
Bien sûr, je comprends quelque chose lorsque j’éprouve. Mais je ne sais rien de ce que je
comprends. Je peux éprouver des choses sans savoir les interpréter, et je peux éprouver quelque
chose que je ne suis pas en mesure de conceptualiser. Or la capacité à conceptualiser est un
critère de la compréhension : je n’ai vraiment compris que ce que je puis ressaisir et exposer
dans un ordre rationnel nécessaire à la communication. L’interprétation est une explication, une

158
Jean-Claude Gens, « L’exemplarité de l’architecture pour une herméneutique de l’art », in J.-Cl.
Gens, M.-A. Vallée (éds.), Gadamer. Art, poétique, ontologie, Editions Mimésis, Fano (Italie), 2016, p.
31.
159
H.-G. Gadamer, « De la lecture des édifices et des images », p. 15.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 98

explicitation, ce que le sentiment n’est pas. Aussi ne saurait-on aucunement tirer la conclusion
de Gadamer qu’il s’agit là d’« un bon exemple de ce qu’est l’interprétation ». Car ce sentiment
immédiat qui nous pénètre lorsque nous sommes dans la cathédrale n’est précisément pas une
interprétation, mais « une » compréhension sans interprétation.
La suite du passage de « De la lecture des édifices et des images » présente la lecture
comme étant le paradigme, le modèle de l’interprétation : « Ma thèse est […] qu’interpréter
n’est rien d’autre que lire160 » :

« Il en va de manière analogue d’une œuvre architecturale qu’il nous faut « lire », et cela
signifie qu’il ne s’agit pas simplement de la voir comme on le fait pour une reproduction
photographique, mais d’y aller, de la contourner, de la pénétrer, et, pour ainsi dire, de
l’édifier graduellement nous-mêmes161 »

Lire signifie ainsi pour Gadamer séjourner auprès de la chose, en devenir familier ; ce n’est pas
voir la chose sur une photographie, c'est-à-dire de manière simplement visuelle, dans un espace
à deux dimensions. Non, lire, ici, c’est se laisser gagner dans son existence même, c’est laisser
être la chose. Et il faut déambuler dans la cathédrale pour laisser la chose même se déployer,
c'est-à-dire faire l’expérience de la spatialité.
Si l’on veut chercher alors pourquoi Gadamer affirme qu’il s’agit là de l’essence de
l’interprétation, on est obligé de revenir à sa philosophie herméneutique qui, héritant comme
nous l’avons dit de Heidegger, affirme que comprendre est une dimension fondamentale de
l’être de l’homme, de son être-là (Dasein). Chez Heidegger, comprendre (verstehen), et son
complément, l’interprétation ou l’explicitation (auslegen), est une catégorie fondamentale de
l’existence. Ce qui conduit Gadamer à dire que comprendre est l’essence de l’homme :

« Comprendre n’est pas quelque chose que le Dasein fait occasionnellement, lorsqu’il
rencontre quelque chose de signifiant, mais comprendre est ce qui le définit comme Dasein.
L’homme est quelque chose qui veut comprendre et qui doit se comprendre.162 »

Or la compréhension est pour Gadamer inévitablement interprétation, et de ce fait interpréter


est également essentiel : l’homme est animal interpretans. Du coup, la science n’est pas
nécessaire, si ce n’est pour parfaire ou préciser des interprétations, comme nous l’avons déjà
vu à propos de la lecture des poèmes de Celan. C’est exactement ce qu’avait fait Heidegger en
interprétant les souliers de Van Gogh : il avait livré son expérience en disant, ce que Gadamer

160
Ibid., p. 21.
161
Ibid., p. 17.
162
H.-G. Gadamer, « Die deutsche Philosophie zwischen den beiden Weltkriegen » (1987) in
Gesammelte Werke, Tübingen, Mohr-Siebeck, 1993, t. 10, p. 366.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 99

reprend explicitement en se référant à Heidegger affirmant qu’il s’agissait de « laisser


simultanément parler non seulement le représenté, mais l’œuvre163 ».

c. Peter Szondi et l’exigence de la connaissance philologique

On comprend, face aux difficultés qu’il y a alors à justifier les interprétations en art, et
notamment en art littéraire, que l’on a pu chercher à revaloriser le concept d’interprétation
méthodique, c'est-à-dire que l’on ait fait valoir la nécessité, en art, de recourir à une
interprétation utilisant des règles et permettant de prétendre à une interprétation qui, si elle n’est
pas vraie, est néanmoins objective en ce qu’elle peut argumenter et justifier le sens établi. C’est
à ce prix seulement que l’interprétation en art peut revendiquer une certaine scientificité. Nous
allons illustrer cette approche par les travaux du grand théoricien allemand de la littérature,
Peter Szondi (1929-1971).
Dans des « remarques sur l'état de la recherche en herméneutique littéraire », Szondi écrit,
en présentant les différentes écoles dans le champ de la critique littéraire, c'est-à-dire de
l’interprétation des œuvres littéraires :

« Pour les différentes écoles qui ont marqué les nouvelles philologies depuis leur
naissance (et ce n'est que de celles-ci qu’il doit ici être question), le développement d'une
herméneutique littéraire spécifique n'était pas un besoin. Le positivisme ne s'occupait
que de faits et, dans la mesure où il prenait l’interprétation des faits pour quelque chose
de donné, la question de la naissance de cette interprétation et de la connaissance des
faits demeurait non posée. L'histoire des idées n'avait affaire qu'à l'esprit : ce qui aurait
été à interpréter n'était considéré que comme la simple enveloppe de ce qui était propre.
Les différentes écoles de l'interprétation immanente s'efforçaient de montrer que l'œuvre
singulière des arts du langage ne pouvait être adéquatement comprise qu'à partir d'elle-
même : la question de savoir comment une telle compréhension naît n'avait que perturbé
l'emphase de cet effort. Que le Dasein soit comprendre, la science de la littérature
marquée par la philosophie de l'être n'avait pas besoin de se le laisser répéter et elle
concluait : si comprendre est être-là, alors les conditions de la possibilité du comprendre
sont l'affaire de l'ontologie fondamentale ; moins que jamais on n’avait besoin d'une
critique de la raison littéraire164. »

Ce passage nous dit pourquoi la nécessité d’une méthode réglée de l’interprétation n’était pas
ressentie comme nécessaire dans les études littéraires. D’une part en raison du positivisme, qui

163
H.-G. Gadamer, « De la lecture des édifices et des images », p. 18.
164
Peter Szondi, Einführung in die literarische Hermeneutik, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1975, p.
404.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 100

prenait le sens (« l’esprit », écrit-il) comme donné et immédiatement accessible. Ce qui donnait
naissance à la lecture immanente, c'est-à-dire qui reste à l’intérieur de l’œuvre et n’a pas besoin
du travail de détermination extérieur qui tient compte des contextes etc. On pense, dans une
lecture immanente, à un contenu éternel, indépendant des conditions matérielles et concrètes de
l’existence des œuvres. « Comment comprendre ? », qui est la question que se pose toute
herméneutique qui veut aider à comprendre « correctement », n’est alors pas un problème. Pas
plus que cela n’est un problème pour la compréhension existentiale, celle de Heidegger et de
Gadamer à laquelle Szondi fait allusion dans la dernière phrase du passage cité ci-dessus : « si
comprendre est être-là », alors on n’a pas besoin d’une herméneutique littéraire, la philosophie
vous dit ce que c’est que comprendre.
Autrement dit, l’ontologie fondamentale – qui est le nom par lequel on désigne la
philosophie de Heidegger et de ses élèves – a en partie rendu impossible l’émergence d’une
authentique science de la compréhension des textes, que Szondi appelle « herméneutique
littéraire », en renvoyant l’analyse des conditions de la compréhension à l’analyse existentiale.
Car replié sur lui-même, sur son être, et non plus ouvert sur ses objectivations, l’homme perd
la dimension proprement herméneutique qui est le questionnement d’une œuvre qui lui fait face,
d’un sens dont il n’est pas la source. Le sujet alors n’interprète plus des œuvres en reconnaissant
le conditionnement linguistique de la littérature ou les conditionnements historiques et sociaux
et de ce fait sacrifie pour l’essentiel la dimension de connaissance que comporte l’interprétation.
Or cette exigence scientifique, cette prétention à la connaissance, apparaît clairement dans les
principes de l’exposé programmatique de Szondi qu’est « Sur la connaissance
philologique165. ». Ce bref essai de 1963 précise que la philologie, c'est-à-dire l'herméneutique,
est une authentique connaissance, permettant de faire le partage entre ce qui est valide et ce qui
ne l’est pas. Autrement dit, « Sur la connaissance philologique » s’interroge, dans le cadre d’une
critique de la raison littéraire, sur le « mode de connaissance propre à la science de la
littérature ». La définition de l’herméneutique littéraire est empruntée par Szondi à
Schleiermacher, que nous avions présenté plus haut :

« La compréhension parfaite d'un discours ou d'un écrit est une œuvre de l’art et exige
une doctrine de l'art ou une technique, que nous désignons par l’expression
d'herméneutique166. »

165
Peter Szondi, « Sur la connaissance philologique », tr. A. Laks, dans Poésies et poétiques de la
modernité (éd. M. Bollack), Paris/Lille, MSH/PUL, 1981, p. 11-29.
166
Fr. Schleiermacher, Le statut de la théologie. Bref exposé, par B. Kaempf, Paris/Genève, Cerf/Labor
et Fides, 1994, p. 59.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 101

Szondi souligne la prétention à un savoir, à une connaissance, connaissance spécifique dans la


mesure où ce savoir est le savoir d’une œuvre de l’art :

« la tâche qui incombe à la compréhension des textes : trancher entre le faux et le vrai,
entre ce qui est étranger au sens et ce qui lui appartient, sans rien retrancher, au nom
d'une prétendue univocité, au mot souvent objectivement plurivoque, ni au thème dont
il n’arrive guère qu'il ne le soit pas167. »

C’est en cela qu’il s’agit, dit Szondi, d’une authentique « activité critique », qui sera
longuement mise en œuvre dans l’Introduction à l’herméneutique littéraire168, que nous
n’allons pas poursuivre ici.
Il nous suffit, pour illustrer l’opposition entre le repli sur soi opéré par l’interprétation de la
philosophie herméneutique de Gadamer et Heidegger et la méthode mise en œuvre par une
herméneutique méthodologique que Szondi appelle de ses vœux, de préciser le statut de la
mécompréhension, c'est-à-dire de la non-compréhension. Une interprétation existentiale de la
mécompréhension enracinera notre non-compréhension d’une œuvre dans notre finitude
existentielle et voit sa manifestation la plus évidente dans le souci, un concept central chez
Heidegger, qui habite essentiellement l’homme. C’est en raison de cette finitude qui se
manifeste dans la non-compréhension que la philosophie doit s’attacher à analyser ce que c’est
que comprendre. Cette perspective prédomine tant chez Heidegger que chez Gadamer : on ne
comprend pas en raison de notre finitude qui nous interdit l’accès à la vérité absolue et nous
devons par conséquent projeter etc. Le principe de la mécompréhension est en revanche tout
autrement présenté dans sa perspective méthodologique, par exemple chez Schleiermacher qui
pose lui aussi une mécompréhension première. Or en herméneutique, la mécompréhension n’est
pas une caractéristique de la finitude mais un authentique principe méthodologique général : je
ne comprends vraiment que ce que je reconstruis dans sa nécessité. Or pour établir cette
nécessité, je dois reconstruire intégralement, un texte par exemple. Je ne dois pas me limiter à
clarifier ce que j’estime être des passages obscurs, car il se peut bien qu’un passage soit obscur
pour moi parce qu’un passage qui me semblait clair ne l’est pas tant que cela. C’est pourquoi
je dois faire partout comme si je ne comprenais pas pour construire de manière nécessaire. Ce
principe de la mécompréhension méthodique est strictement technique et non pas existential,
fondé sur le fait que lorsque je ne comprends pas, il est souvent déjà trop tard et que, du coup,
je ne parviens plus à repérer l’origine de la mécompréhension, étant par conséquent aussi dans

167
Peter Szondi, « Sur la connaissance philologique », p. 28.
168
Peter Szondi, Introduction à l’herméneutique littéraire, tr. fr. Mayotte Bollack, Paris, Cerf, 1989.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 102

l’incapacité d’y remédier. C’est en partant de cela qu’une véritable méthode de reconstruction
peut être élaborée169.

d. Mieux comprendre

L’herméneutique méthodologique pense donc qu’un progrès est possible dans la


compréhension et en particulier dans la compréhension des œuvres. En effet, si nous arrivons à
expliquer, à travers des connaissances, à travers la détermination des contextes etc., pourquoi
l’auteur a procédé ainsi et non pas autrement, nous comprenons mieux l’œuvre que si nous ne
le savons pas. Les exemples avancés jusqu’à maintenant en sont l’illustration. Cela permet
également de comprendre souvent un auteur, un créateur mieux qu’il ne s’était lui-même
compris. L’auteur, le créateur ne sait pas toujours pourquoi il fait ce qu’il fait et rien ne dit qu’il
soit le mieux placé pour le savoir. L’inconscient, les déterminations historiques, sociales etc.
lui échappent le plus souvent, ce dont la théorie kantienne du génie que nous avons présentée
était le témoignage. Aussi une herméneutique comme méthode a-t-elle pu établir comme
principe de la compréhension qu’il faut mieux comprendre un auteur qu’il ne s’est lui-même
compris. Le principe est explicitement formulé par Schleiermacher.
Dans Vérité et méthode, Gadamer est revenu sur cette formule technique, cette règle
méthodologique de la compréhension. Aux yeux de Gadamer, en s’attachant à la dimension
expressive du texte, c'est-à-dire en recherchant l’intention de l’auteur, ce qu’il a voulu dire ou
exprimer, l’interprète perd de vue la vérité du texte lui-même. Ce qui est d’autant plus fâcheux
selon Gadamer qu’il est impossible de saisir une intention parce que l’on ne peut pas se mettre
à la place de l’auteur et pénétrer par intropathie, par empathie, son psychisme. On comprend
alors que pour Gadamer il faut donc dessaisir l’auteur de son œuvre, comme nous l’avons vu
dans les exemples que nous avions avancés.
C’est au demeurant sous cette forme que les premiers romantiques allemands ont pu
penser un rapport spécifique entre l’art et son interprétation, en soutenant que l’interprétation
d’une œuvre d’art participait à la création et permettait de poursuivre l’œuvre. On le conçoit
évidemment en musique, au théâtre, en danse, dans les arts qui ne sont présents qu’à travers
une interprétation, mais pour les premiers romantiques, cela vaut de l’œuvre d’art en général.
C’est ainsi que Schelling, dans un passage célèbre sur la production artistique, a donné un sens

169
Pour la présentation d’une telle méthode, nous nous permettons de renvoyer à notre article : «
‘Interpréter est un art.’ Les grandes lignes de l’herméneutique de Schleiermacher », in L’interprétation,
P. Wotling (éd.), Paris, Vrin, 2010, p. 63-84.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 103

véritablement nouveau à la formule invitant à mieux comprendre que l’auteur lorsque, dans le
Système de l’idéalisme transcendantal, il voit un sens non conscient qui dépasse l’intention de
l’auteur déposée dans l’œuvre, ouvrant sur la possibilité d’une interprétation créatrice :

« Le caractère fondamental de l’œuvre d’art est […] une infinité sans conscience.
L’artiste semble, en plus de ce qu’il y a déposé avec une intention manifeste, avoir
présenté par instinct dans son œuvre pour ainsi dire une infinité qu’aucun entendement
fini n’est capable de développer entièrement170. »

C’est en ce sens que l’œuvre se poursuit dans l’interprétation critique, comme on le voit chez
Friedrich Schlegel, critique qui est alors moins jugement, appréciation, qu’accomplissement où
le lecteur se fait à son tour auteur : « critiquer veut dire comprendre un auteur mieux qu’il ne
s’est lui-même compris171 », écrit Schlegel, c'est-à-dire consiste à comparer l’esprit et la lettre.
Dès lors c’est dans l’interprétation, productive et créatrice, en puissance infinie, que l'œuvre
s'enrichit et s'approche de son achèvement, l’interprétation contribuant à la détermination du
sens. La maxime invitant à « mieux comprendre un discours que son auteur ne l’a lui-même
compris » est alors une invitation à développer et à cultiver l’esprit.
Gadamer s’est énergiquement opposé à cette interprétation romantique, s’opposant au
précepte du « mieux comprendre » en invitant à s’en tenir au constat suivant lequel « il suffit
de dire qu’on comprend autrement, si tant est que l’on comprenne172 ». Dans cette formule,
Gadamer affirme deux choses : d’une part que l’on comprend autrement, d’autre part qu’il n’est
pas même assuré qu’on comprenne. Ce faisant, il récuse la règle de la méthode (« il faut
comprendre mieux ») pour en faire un simple constat (« on comprend autrement »). Cette
transformation, qui modifie la nature même de la formule puisqu’elle transforme une
prescription en description, semble modeste et humble face à l’exorbitante prétention d’une
compréhension qui se veut meilleure : elle prend en effet la mesure de la finitude de toute
compréhension qui dépend du savoir qui nous a été transmis et qui constitue nos préjugés. En
effet, si la compréhension reste marquée par un savoir plus ou moins explicite déjà constitué
par des préjugés, par un contexte dont relève la tradition, alors jamais nous ne comprenons
vraiment comme pouvait le faire l’auteur et cela en dépit de toute notre bonne volonté de
comprendre. Les interprètes, plongés dans leur époque et intégrés dans la tradition dont ils
héritent, comprennent « autrement » les textes ou les œuvres suivant ce qui, pour eux, répond à

170
Friedrich Wilhelm Schelling, System des transzendentalen Idealismus[1800], Sämtliche Werke, I/3,
éd. M. Frank, Frankfurt am Main Suhrkamp Schelling, 1985, t. 1, p. 687.
171
In D. Thouard (éd.), 1996, Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, Lille
PUS, 1996, p. 256.
172
Gadamer, Vérité et méthode, p. 318.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 104

leurs questions, les intéresse. La compréhension de l’œuvre est toujours finie et située et est
donc détachée de l’artiste. Si comprendre consiste alors à se satisfaire d’un sens, c'est-à-dire à
ne pas éprouver le besoin d’interpréter davantage pour comprendre mieux, à prendre sur soi
une compréhension dans la mesure où elle nous suffit ici et maintenant et répond à nos attentes,
c'est-à-dire correspond à nos fins actuelles, bien que nous sachions que ce sens est sans doute
provisoire, alors « comprendre autrement » peut décrire cet état. La compréhension, même si
elle est à chaque fois achevée, n’est pas pour autant ultime, le sens pouvant s’enrichir de
nouvelles interprétations comme d’autant de nouveaux possibles de la compréhension.
Mais l’interprétation peut-elle se contenter de cela ? Il nous semble que la proposition
de Gadamer n’est pas la simple expression de la modestie de la prétention à comprendre et
qu’elle doit être interprétée de manière plus radicale comme la suspension à proprement parler
toute velléité de compréhension, ce qui invalide la visée traditionnelle de l’herméneutique
comme art d’interpréter pour comprendre. Car « comprendre autrement » n’est pas comprendre.
Comprendre est un verbe qui se définit par le succès de son acte. Assimiler « comprendre » à
« comprendre autrement » signifie donc qu’il n’y a pas de compréhension possible. Et, c’est là
que le bât blesse : si la compréhension est impossible, il n’y a non plus de raison de chercher
activement à comprendre. L’absence de l’horizon du « mieux comprendre » entraînerait en effet
la perte de toute motivation de l’effort de comprendre. C’est là précisément ce que ce que nous
avions rencontré lorsque Gadamer et Heidegger envisageaient la compréhension de l’œuvre
d’art comme une manière d’être à l’écoute de ce que l’œuvre nous dit d’elle-même. Nullement
prescriptive et ne s’orientant pas sur l’idéal d’objectivité visé par notre effort de comprendre,
la compréhension advient ou non à l’instar d’une vérité conçue comme dévoilement ou
révélation chez Heidegger. Il n’est plus alors question pour l’interprète de trouver des
instructions garantissant une intelligence correcte : la compréhension n’est pas le résultat d’un
travail de reconstruction, mais quelque chose qui nous arrive dans l’« ouverture inachevable de
l’advenir du sens ». Et il n’est plus alors question de comprendre mieux. Du coup, il n’y a plus
non plus de critères permettant de distinguer la compréhension et la non-compréhension,
distinction sans laquelle aucune herméneutique n’est possible. Aussi en se détournant de l’ordre
d’une pratique rigoureuse à même les textes la « philosophie herméneutique » semble bien
sacrifier la compréhension même.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 105

Intermède. Interprétation 3 : En attendant Godot de Samuel Beckett

Pour illustrer le rapport entre art et interprétation et l’importance d’une interprétation


instruite, prenons à présent une pièce de théâtre, En attendant Godot, de Samuel Beckett (1906-
1989). L’exemple aura ici une signification différente : il s’agira non seulement de montrer
qu’une interprétation instruite permet de rendre compte d’un plus grand nombre d’éléments
constituant une œuvre et de parvenir ainsi à une meilleure compréhension, puisque la cohérence
est plus forte, mais encore qu’une telle interprétation ne constitue en rien une réduction du sens
ou du plaisir qu’on peut y prendre de manière immédiate.
En attendant Godot est sans doute l’une des pièces la plus connue du répertoire, la pièce
la plus célèbre de Beckett, même si elle n’est sans doute pas la plus jouée. Ce qui nous
intéressera, c’est qu’elle a donné lieu à des conflits qui permettent de mettre en lumière les
enjeux de l’interprétation. La pièce a été éditée en 1952 et créée en 1953 par Roger Blin. Pour
suivre notre analyse, il convient non seulement de reprendre l’ouvrage, le texte, mais encore
d’en regarder une ou plusieurs représentations. La pièce n’existe pas en effet comme pièce de
théâtre en dehors de sa représentation, où collaborent acteurs, metteur en scène, responsables
de la lumière, des décors etc., la pièce n’existe à proprement parler que dans ses représentations.
Je vous conseille de regarder au moins l’une des interprétations classiques, notamment la
version réalisée en 1989 « sous l’autorité de Samuel Beckett » par Walter D. Asmus, avec Jean-
François Balmer (Estragon), Jean-Pierre Jorris (Pozzo), Roman Polanski (Lucky), Rufus
(Vladimir) et Philippe Deschamps (l’enfant)
( https://www.youtube.com/watch?v=dPuX_3LN1A8 ). Pour le texte, nous suivrons l’édition
usuelle et indiquerons sa pagination dans le corps du texte : Samuel Beckett, En attendant
Godot, Paris, Minuit, 1952, régulièrement rééditée depuis.
Pour commencer, il vaut le coup de lire la quatrième de couverture, qui reproduit une
lettre adressée par Samuel Beckett à Michel Polac en janvier 1952. Cette lettre précise l’attitude
de Beckett à l’égard de l’interprétation. Répondant à une question sur ce que ce texte donne à
penser, il répond qu’en fait il n’en sait rien, qu’il ne sait pas dans quel état d’esprit il a écrit la
pièce etc. Certes, c’est là un peu une boutade. Et pourtant, il y a une phrase à laquelle il faut
faire attention. Beckett écrit :

« Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. […] Tout
ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. […] Quant à vouloir trouver à tout cela un sens plus
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 106

large et plus élevé, à emporter après le spectacle, avec le programme et les esquimaux,
je suis incapable d’en voir l’intérêt. Mais ce doit être possible ». (4e de couverture)

« Lire avec attention » est donc la clé de la méthode qu’il nous livre. Une lecture
attentive, patiente, une lecture, comme dit Jean Bollack, « insistante » : il faut pouvoir insister
auprès du texte pour qu’il livre sa clé, ne pas se contenter de la compréhension immédiate, mais
faire ressortir les difficultés, essayer de les résoudre. Et le travail d’interprétation relativement
à la pièce de Beckett paraît en cela un terrain tout à fait exemplaire.
En effet, dès sa première représentation, la pièce a été définie comme absurde, comme
« LA pièce de l’Absurde » disait-on alors, un « cirque tragique et insensé ». Ce qui nous
intéresse évidemment tout particulièrement en ayant l’horizon de la question de l’interprétation,
c'est-à-dire pour nous qui prenons le sens pour enjeu de notre réflexion.
Commençons par résumer la pièce : Vladimir et Estragon attendent un certain Godot
sur le bord d’une « route de campagne avec arbre ». Or Godot ne se manifeste pas, ce qui suscite
chez Vladimir et Estragon inquiétude et doute. Deux autres personnages apparaissent : Pozzo,
un autoritaire propriétaire terrien, et son Lucky, une sorte d’esclave tenu en laisse par Pozzo.
Un jeune garçon, envoyé par Godot, apparaît pour dire que Godot viendra demain.
D’ordinaire, Vladimir et Estragon sont interprétés comme étant des vagabonds – la
plupart des résumés les présentent d’ailleurs d’emblée comme des vagabonds, des clochards,
des clochards clownesques, ce que le texte ne dit pas, de même que les résumés ne disent pas
qu’ils sont au bord d’une « route avec arbre », qui est l’indication du texte, mais « au milieu de
nulle part », ce que la pièce ne dit pas non plus. Il faut en conclure que les résumés sont par
conséquent le plus souvent des interprétations dont on imagine facilement à quel point elles
assurent la survie de préjugés.
Point de vue interprétation, la première question à se poser est de savoir quels sont les
éléments qui permettraient de plaider pour l’absurde ?
La scène se passe au bord d’une « route avec arbre ». L’absence de toute indication
complémentaire a conduit à la situer au milieu de nulle part, de voir route qui ne conduit nulle
part. Ce qui n’est jamais dit : Vladimir et Estragon ne vont nulle part durant la pièce, mais rien
n’indique que la route ne mène nulle part. On dit ensuite que la pièce exhale un nihilisme absolu,
un désespoir absolu, un renoncement à toute révolte. On a parlé aussi très vite de la dimension
mythique ou mystique de la pièce, Godot étant alors souvent mis en rapport avec Dieu. Ce qui
conduit à donner à la pièce une dimension métaphysique, une profondeur insondable. Cela a eu
pour conséquence, dans le contexte de l’existentialisme de l’époque, à célébrer dans cette pièce
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 107

la naissance d’un nouveau théâtre, le théâtre de l’absurde qui confine à une métaphysique du
désespoir, où le comique se joint à la caricature de l’intellectualisme (notamment dans la figure
de Lucky). On soulignait l’absurdité des temps modernes et l’absence d’orientation qui en est
la conséquence, ce qui a permis assez rapidement de faire d’En attendant Godot un véritable
classique. Voilà pour l’histoire de la pièce.
Une fois l’absurde reconnu, on peut se livrer à des interprétations plus élaborées. Adorno
par exemple voyait dans les pièces de Beckett, dans leur absurde, non pas l’absence de tout
sens, car alors elles n’auraient aucune valeur, mais comme des traités sur l’absence de sens,
tout en conduisant dialectiquement à la négation de la négation de sens qui permet la mise en
scène d’un néant positif173. Les œuvres, nous dit Adorno, et notamment les grandes œuvres,
attendent leur interprétation. C’est là le propre de l’œuvre d’art : elle attend sa critique. Et les
œuvres qui résistent le plus à l’interprétation peuvent être interprétées à partir de la catégorie
de l’absurde :

« Les œuvres de Beckett, écrit Adorno, ne sont pas absurdes en raison de l’absence de
tout sens – car elles seraient alors insignifiantes – mais comme traité de l’absurde. De
même que son œuvre est dominée par l’obsession d’un néant positif, de même elle l’est
par un avènement de l’absence de sens, qui est donc méritée, sans pour autant que l’on
soit en droit de réclamer un sens positif174. »

Bien entendu, il faut reconnaître qu’une telle lecture est finalement abstraite et ne relève pas
d’un véritable travail d’interprétation puisqu’il semblerait qu’elle ne se confronte pas
directement à la lecture des textes. C’est un sens global qui est privilégié.
Cette interprétation est confortée par exemple par l’approche du philosophe Günther
Anders (1902-1992), auteur d’un ouvrage de critique de la modernité, L’Obsolescence de
l’homme175. Pour Anders, qui consacre un chapitre de son ouvrage à la pièce de Beckett, il s’agit
d’une « clownerie » qui est une parabole négative. Pour lui, il s’agit d’une parabole absurde de
l’homme qui est une parabole de l’homme absurde. Les événements sont interprétés comme
absence d’action, il s’agit de la vie sans action, sans histoire, d’hommes qui ne sont pas
historiques176. Les événements, les bribes de discours dont se compose tant bien que mal la
pièce, sans raison, sans motivation, condamnés à la simple répétition, et cela n’est d’après
Anders motivé que pour rendre une vie sans motivation. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin

173
Th. W. Adorno, Ästhetische Theorie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2016, p. 193-194.
174
Ibid., p. 230.
175
Günther Anders, Die Antiquiertheit des Menschen, Munich, Beck, 1987, t. 1, p. 213-231
176
Ibid., p. 216.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 108

dans cette interprétation dont nous voyons qu’elle est elle aussi arbitraire et qu’ elle se fonde en
réalité sur le fait qu’elle ne comprend pas. L’unique justification est alors un argument
d’autorité : « Tous les commentateurs s’accordent pour dire qu’il s’agit d’une parabole177 » écrit
Anders.
Cette interprétation se donne à voir jusque dans des représentations récentes, comme
par exemple la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, créée en avril 2015 à Marseille. Voici
comment le Journal du dimanche du 2 juin 2015 rend compte de cette représentation :

« C’est une première dans le parcours de Jean-Pierre Vincent : monter Beckett. Et sa


mise en scène d’En attendant Godot donne à voir et à entendre la pièce sous un prisme
nouveau qui s’impose et éclate d’évidence. Avec lui, les clowns métaphysiques ont
l’apparence naïve, charnelle de Laurel et Hardy, frères humains en drôlerie. "Tu ne veux
pas jouer ?" "Jouer à quoi ?" Tous les jours, au pied de leur arbre, Vladimir et Estragon
jouent, en attendant –la vie, la mort.
Le leitmotiv revient ici comme un gimmick : "Et si on s’en allait ?" "On ne peut pas."
"Pourquoi ?" "On attend Godot." "Ah oui." Dérisoires sous le tragique, enfantins,
éternels humains au jeu de la vie qui n’en finit pas. »

Mais peut-on se contenter de cette interprétation ? N’est-il pas un peu rapide d’assimiler
le fait que nous n’ayons pas pu dégager de sens avec l’absence de sens ? Beckett avait bien un
thème général dans sa vie comme dans son œuvre, à savoir celui de la liberté. Ce texte serait-il
sans rapport avec cela ? Et concernant la méthode, ne faut-il pas s’attacher davantage au détail ?
« Lire avec attention » avait conseillé Beckett, nous l’avons relevé plus haut, à ceux qui
voulaient parvenir au sens.
Il est possible aujourd’hui de se référer à une lecture attentive qui, à notre sens, a
fondamentalement renouvelé l’interprétation de cette pièce. Il s’agit des réflexions de
l’historien du théâtre Valentin Temkine, rassemblées et présentées par son petit-fils, Pierre
Temkine178. Nous n’en présentons que les éléments essentiels et vous invitons à consulter
impérativement le dossier librement accessible :
http://www.revue-texto.net/Dialogues/FR_Temkine.pdf .

177
Ibid., p. 215.
178
Il n’existe malheureusement qu’une traduction en allemand de cet ouvrage, la version française
originale n’ayant pas trouvé d’éditeur (ce qui n’est pas sans interroger) : Pierre Temkine, Warten auf
Godot. Das Absurde und die Geschichte, Berlin, Matthes & Seitz, 2008. Un dossier comportant des
éléments en français est toutefois accessible dans la revue internet texto !. On lira avant tout avec le plus
grand profit le dialogue entre Pierre et Valentin Temkine (7 pages) :
http://www.revue-texto.net/Dialogues/FR_Temkine.pdf
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 109

Valentin Temkine a en effet montré que l’on pouvait lire le texte suivant une
interprétation matérielle qui s’interroge sur des éléments qui résistent à l’interprétation par
l’absurde, c'est-à-dire certains éléments dont on peut dégager le sens. On assiste ainsi à une
opposition entre une interprétation référentielle, qui prend au sérieux les indices que l’on peut
trouver dans le texte pour l’interpréter et les interprétations métaphysiques qui, devant la
difficulté à trouver les références et à les expliquer, s’affranchissent de la rigueur de
l’interprétation, reléguant dans l’absurde ce qui ne fait pas sens.
L’analyse de Vladimir Temkine montre que Vladimir et Estragon sont deux Juifs d’une
soixantaine d’années. Dans une première version, le nom d’Estragon était d’ailleurs Lévy 179.
Vladimir Temkine montre que ces deux Juifs ont quitté Paris, et plus précisément le 11 e
arrondissement, pour fuir dans le Sud, en « zone libre ». Vous trouverez les arguments dans
l’article de Temkine mentionné plus haut. Vladimir et Estragon sont au moment de la pièce au
bord d’une route dans le Sud de la France, sur le plateau de Valensole, et attendent un passeur
qui doit les conduire en Italie, la « zone libre » ayant été envahie en 1942. Tous ces éléments
sont établis par une analyse matérielle exposée par Vladimir Temkine, qu’il faut donc
absolument lire. On prend ainsi plus au sérieux le fait que Beckett a pour objet de ses pièces la
liberté, et c’est ce dont il est question ici aussi concernant ces réfugiés. Du coup, En attendant
Godot n’est pas une comédie, une pièce « clownesque », un morceau de cirque qui donne dans
l’absurde, qui peut être lu comme on veut. Certes, le sens peut être vu comme débordant le
contexte qu’il rend : il ne s’agit pas seulement d’une pièce qui rend compte de la fuite de deux
Juifs qui ne savent pas si leur passeur, Godot, viendra. Cela, c’est la signification. Mais le sens
dépasse la signification, c'est-à-dire la simple référence : il rend compte de la solidarité avec
des étrangers en danger, en fuite, de la recherche de liberté etc., et témoigne de la compassion
que Beckett, l’Irlandais venu en France pour entrer dans la Résistance explicitement par
compassion pour les persécutés, et ayant dû se réfugier dans le Sud, éprouve pour ceux qu’il a
pu côtoyer. Vladimir et Estragon sont de tels persécutés dont on peut avec précision reconstituer
l’inscription historique.
Or, et c’est ce qu’il faut souligner, le fait qu’il y ait une dimension matérielle, historique,
n’ôte rien à la généralité du sens. C’est que le sens ne trouve toute sa plénitude que dans son

179
La directrice des éditions de Minuit n’a pas autorisé la publication de ce premier manuscrit d’En
attendant Godot en se justifiant de la manière suivante : « Je regrette de ne pas pouvoir autoriser à
reproduire les pages du manuscrit d’En attendant Godot sur lesquelles Samuel Beckett a biffé le nom
de Lévy pour le remplacer par celui d’Estragon, ce serait donner un sens à cette œuvre que Samuel
Beckett n’a pas retenue. » Cité par Pierre Temkine, Warten auf Godot, op. cit., p. 165.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 110

incarnation : l’universel reste abstrait lorsqu’il n’est pas réalisé dans une situation singulière.
C’est là ce que résume magnifiquement Valentin Temkine :

« "C’est toute l’humanité” [p. 118], cette réplique est le leitmotiv de la fin de la pièce :
bien sûr que Beckett donne à ses personnages une dimension universelle, bien sûr que
sa pièce excède le côté anecdotique de savoir qui sont vraiment Vladimir et Estragon,
mais l’Absurde dont on nous rebat les oreilles est un absurde d’autant plus absurde qu’il
s’est bel et bien incarné dans l’Histoire ! »180

Cela montre qu’il convient, en matière d’interprétation, de distinguer des niveaux de


compréhension qui vont de la compréhension la plus générale, avec un sens finalement abstrait,
jusqu’aux compréhensions les plus matérielles, concrètes.
Bref, la pièce trouve une toute nouvelle perspective dès que l’on cherche à lire de
manière insistante, attentive, en prenant en compte le détail, en essayant de résoudre les
différentes énigmes auxquelles on est confronté. Et cela n’appauvrit absolument pas le sens,
bien au contraire, comme nous l’avons dit ci-dessus, on comprend mieux.
Pour illustrer cette opposition de deux interprétations et le gain de l’interprétation
instruite, donnons un exemple plus précis, la fin de la pièce :

« VLADIMIR. – Alors, on y va ?
ESTRAGON. – Allons-y.
Ils ne bougent pas. » (p. 124)

Adorno, dans sa lecture métaphysique d’En attendant Godot dans la Théorie esthétique,
interprète cette fin de la manière suivante : ce geste de rester sur place est lu comme un moment
de crise négative : « la plénitude de l’instant est transformée en répétition infinie convergente
avec le néant ». Et la métaphysique peut alors être prolongée en interprétation existentielle.
C’est-à-dire que ce qui est rendu, c’est la condition humaine, la situation de déréliction,
d’abandon, ayant conduit à voir dans Godot que l’on attend plein d’espérance le Sauveur, voire
Dieu (l’interprétation par « Dieu » - « n’y a-t-il pas God dans Godot ? » – est la seule que
Samuel Beckett ait explicitement rejetée avec vigueur).
Ce même passage interprété par Valentin Temkine nous donne une tout autre
signification, dont le sens n’est pas moins universel :

« Que va-t-il se passer ? Qui va arriver ? Godot ? Ou la milice ? Même si les personnages
patinent, il se passe REELLEMENT quelque chose, car on est dans l’Histoire. A Saint-

180
V. Temkine, revue texto, p.7.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 111

Sauveur le mal-nommé Pozzo a pu donner l'alerte. L’incertitude où sont laissés les


personnages a certes une dimension métaphysique, mais c’est aussi, mais c’est d’abord,
l’expression d’une inquiétude très concrète et très compréhensible 181. »

On voit donc deux Juifs en fuite pour être sauvés dans l’incertitude de leur salut. C’est là ce qui
répond à leur inquiétude.
Maintenant, si on compare les deux interprétations, on peut dire que l’interprétation
métaphysique se résigne à la non-compréhension et est intelligemment conduite à réfléchir sur
cette non-compréhension, alors que la force de l’interprétation de Valentin Temkine est qu’elle
n’est pas une interprétation comme une autre : elle permet de comprendre des éléments que
d’autres interprétations ne permettent pas de comprendre, c'est-à-dire de mieux saisir la
cohérence du tout, la connexion des éléments, et elle présente donc à ce titre une interprétation
préférable à d’autres si tant est que la compréhension est ce qui est visé. Cela permet d’aborder
la question de l’objectivité de l’interprétation : une interprétation est d’autant plus objective
qu’elle permet de saisir un nombre important d’éléments.
On voit donc le jeu entre les divers plans d’interprétation que nous avons dégagé :
l’auteur interprète le réel, les acteurs interprètent la pièce, le lecteur ou le spectateur interprète
à son tour une interprétation. Et tous ces plans se recoupent. Les diverses interprétations sont
compatibles, mais n’ont pas la même valeur.
L’interprétation par l’absurde a une approche plus paresseuse : ce que disent les acteurs
n’a pas de signification, pas besoin de chercher plus loin, cette absence de signification confine
au silence étant constitutive du sens. Une telle interprétation, on le comprend, a une tendance
naturelle à ne pas voir les références et surtout à ne pas les chercher.
Sans vouloir entrer plus avant dans l’analyse de la pièce, ce qui nous importe ici est le
rapport complexe à l’interprétation. Car on voit la compatibilité de deux thèses : d’une part
celle qui autorise la multiplicité des interprétations, diversité qui est d’autant plus grande qu’on
supprime des déterminations et que l’on s’affranchit des contraintes imposées par les
références, d’autre part qu’il y a un contexte contraignant qui permet de dire qu’il y a des
interprétations préférables à d’autres, qu’il y a bien une intention de l’auteur qui habite le texte
qui n’est donc pas sans inscription aucune.
On peut donc dire qu’En attendant Godot est une pièce engagée, même si elle ne l’est
pas comme le sont les pièces de Sartre ou de Brecht. Ces dernières sont cependant toujours
suspectes de vouloir transmettre avec insistance un message et avoir un effet didactique, sans

181
V. Temkine, revue texto, p. 6
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 112

énoncer explicitement la morale de l’histoire, Brecht par exemple cherchant bien plutôt à mettre
en route la pensée, ce qui fait l’essence dialectique de son théâtre. Comme le remarque Adorno,
il n’est pas si simple de savoir ce que veut dire le Galilée ou La bonne âme de Sechouan.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 113

e. Quelques remarques sur l’interprétation musicale

Avec le théâtre, nous avions affaire à un art qui n’existe que par l’interprétation, c'est-
à-dire où une interprétation nous sert de moyen terme pour accéder à l’œuvre. Cette dernière,
pourrait-on dire, n’est jamais présente elle-même, mais à travers une représentation. Le
spectateur est alors condamné à interpréter une interprétation. Cela dit, le fait que le théâtre soit
fondé sur des textes facilite le rapprochement avec le travail classique de l’interprétation des
textes, car nous avons bien l’impression que le sens était produit comme pour les textes, en
dépassant certes la signification littérale, mais où l’interprétation comme représentation était
une détermination, une contextualisation qui pouvait contribuer à déterminer le texte, comme
les gestes accompagnent nos paroles.
C’est pourquoi il semble utile de compléter cette présentation des rapports entre art et
interprétation par quelques réflexions sur un art qui présente le sens sans signification et où
l’interprétation semble fondamentale, la musique182. On peut en effet se demander si la musique
a quelque chose à voir avec la question du sens ou de la compréhension. A priori, elle en semble
encore plus éloignée que la peinture, car dans la peinture les images représentent quelque chose
que l’on peut interpréter et comprendre. La musique semble éloignée de toute expression de
contenu : elle ne représente rien. On ne peut pas se demander, comme pour l’image, quel est
l’objet représenté, qu’est-ce qui est montré ou qu’est-ce que cela signifie. La musique semble
être non pas seulement sans image et sans parole, mais même sans objet.
Et pourtant, il semble bien que des processus de compréhension et
d’interprétation soient à l’œuvre en musique : le compositeur, l’auditeur et l’interprète parlent
de bonne interprétation et de mauvaise interprétation, ce qui semble présupposer la dimension
de la compréhension. Certes, on ne comprend pas la musique au sens où l’on pourrait dire que
« ce morceau signifie ceci ». Il s’agit, l’idée est du philosophe allemand Helmut Plessner (1892-
1985), de considérer la musique comme le type le plus pur des arts dans la mesure où elle a de
la manière la plus déterminée un sens sans avoir de signification183. Nous avions déjà rencontré
cette thèse du sens sans signification dans les analyses antérieures. La musique est la plus
éloignée de la thèse suivant laquelle une œuvre n’a de sens que si elle veut dire quelque chose :

182
Nous nous inspirons ici des analyses d’Emil Angehrn, Sinn und Nicht-Sinn. Das Verstehen des
Menschen, Mohr Siebeck, Tübingen, 2011, p. 194-210.
183
Helmut Plessner, Gesammelte Schriften III, Anthropologie der Sinne, Frankfurt am Main, 1980, p.
180.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 114

« Seule la musique a dans les sons un matériau de la donation de sens qui ne représente
rien, qui ne sert à rien, qui ne signifie rien184. »

Ce qui distingue la musique de la peinture où les formes et les couleurs peuvent signifier
quelque chose, comme le montre à l’envi l’histoire de l’art religieux, par exemple. Dire que la
musique n’exprime pas une signification signifie aussi qu’elle n’a pas de contenu qui pourrait
être articulé dans le langage. Son sens ne se laisse pas traduire en paroles, et l’on peut donc dire
que la musique est proprement intraduisible. Or la traduction est l’un des critères de la
compréhension et l’un des modes de l’interprétation au sens fort, dont le langage nous offre un
modèle. Être absolument intraduisible, comme la musique, semble la soustraire au champ usuel
du sens.
Et pourtant, il semble bien par ailleurs, nous l’avons esquissé plus haut, que nous
ressentons qu’il y a du sens en musique et que nous pouvons la comprendre. Et même qu’elle
accède à une dimension interdite à l’expression par le langage, par-delà tout ce que peuvent
nous fournir les langues. Car bien qu’intraduisible, l’œuvre musicale peut être interprétée et
commentée. Suivant des modalités spécifiques : elle peut être et même doit être interprétée
musicalement et elle peut également l’être par le discours. Le commentaire est une forme
d’interprétation. Et le sens est la mesure de ces interprétations. On en déduit que l’œuvre
musicale a affaire à un sens qui dépasse le sens strictement linguistique et a le pouvoir de parler
par-delà le dicible, de saisir avec un sens qui transcende toute signification.
Sans vouloir nous lancer ici dans une théorie de l’indicible, il suffit de constater que la
musique implique une certaine compréhension et qu’en jouant et en écoutant de la musique, il
y a une expérience de sens. Il y a plusieurs façons d’essayer de préciser cela. Nous allons nous
en tenir à une seule, à savoir la question de l’interprétation comme reproduction de l’œuvre,
c'est-à-dire d’une performance musicale dont on dit qu’elle peut être ratée ou réussie.
La « reproduction musicale185 » est ce moyen terme entre la création et la réception, la
composition et l’écoute, reproduction que l’on rencontre aussi dans d’autres arts comme le
théâtre et le ballet : dans la reproduction – que nous appelons aussi souvent représentation ou
interprétation – l’œuvre d’art trouve son être véritable non pas dans un objet, comme dans un
texte ou une partition, mais dans l’acte de représentation, dans la performance. Le terme de

184
Ibid., p. 182.
185
Nous nous référerons par la suite principalement aux analyses d’Adorno dans Zu einer Theorie der
musikalischen Reproduktion, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2001. Il s’agit de notes qui n’ont été
publiées que de manière posthume, notes (non traduites en français) qui devaient donner naissance à un
ouvrage.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 115

« reproduction » n’est pas tout à fait correct (c’est Adorno qui l’emploie en ce sens), parce qu’il
ne s’agit pas de reproduire quelque chose d’existant, comme une photographie peut reproduire
un tableau, mais tout d’abord de le faire exister. L’œuvre musicale existe dans sa reproduction.
Ce qui donne à la reproduction-interprétation musicale une double dimension : d’une part elle
participe à la création, à la production de l’œuvre, puisque c’est elle qui lui permet d’être réelle
; d’autre part elle est lecture, interprétation qui cherche à comprendre l’œuvre et à rendre son
sens. C’est en raison de ce dernier point que la reproduction est aussi dite interprétation. On
voit donc, et c’est vrai pour les deux éléments ci-dessus, qu’il est fondamentalement question
de compréhension dans la reproduction musicale, même s’il s’agit d’une compréhension
spécifique. Dit autrement : la représentation musicale est à la fois écoute et composition.
Adorno, qui a tout particulièrement réfléchi à la reproduction musicale, disait d’elle
qu’elle était Nachkomponieren, que l’on peut traduire approximativement par « recomposer ».
Dans ses notes, le vocabulaire de l’interprétation est tout particulièrement présent. Il écrit que
« l’idée de l’interprétation serait : la présentation intégrale du sens musical186 ». Ou encore :
« Le concept de sens musical – comme ce qui est à présenter – doit être développé187 ». Si l’on
cherche alors à savoir en quoi pourrait bien consister ce « sens », puisqu’il n’est pas à
comprendre selon le modèle linguistique, Adorno semble dire qu’il faut le concevoir selon
l’idée de la compréhension de la structure, de la connexion, de la forme. Comprendre le sens
d’une mélodie serait saisir sa connexion interne, comprendre le sens d’un élément, qu’il s’agisse
d’une note, d’une pause, d’un changement de tempo etc., serait saisir comment il s’intègre au
tout et comment il se rapporte aux autres éléments. Aussi la représentation musicale a-t-elle
pour fonction de faire ressortir cette cohérence, cette cohésion, et par conséquent le sens des
éléments. La définition de la compréhension et de l’interprétation est de ce fait très classique :
comprendre consiste à inscrire un élément dans une totalité qui semble cohérente. « Nous ne
comprenons que la connexion [Zusammenhang]. Connexion et compréhension correspondent
l’une à l’autre » écrivait ainsi Dilthey. De la même manière, Ludwig Wittgenstein assimile
« comprendre » à la « vue d’ensemble » : « La représentation synoptique [c'est-à-dire une vue
d’ensemble, C.B.] procure la compréhension, qui consiste précisément en ce que nous ‘voyons
des connexions’ 188 ». Et quand nous ne voyons pas toutes les connexions, il nous faut les
inventer. A l’inverse, ne pas comprendre fait alors apparaître quelque chose qui ne peut pas
s’inscrire ainsi dans la totalité, et caractérise donc une interprétation ratée. La représentation

186
Adorno, Zu einer Theorie der musikalischen Reproduktion, p. 121.
187
Ibid., p. 12.
188
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 122.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 116

musicale a donc pour finalité de faire entendre la connexion vivante du tout, la totalité concrète.
Ce qui ne s’y inscrit pas n’a pas de sens189. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir d’approximation
dans une représentation musicale : tout doit être à sa place. Tout élément, nous dit Adorno, doit
être compris dans sa fonction au regard du tout.
On peut dire alors que la représentation musicale, l’interprétation, est ce qui rend le sens
musical manifeste. Et l’on voit là une spécificité de l’interprétation musicale : tout comme elle
est écoute et composition, elle est à la fois compréhension du sens et création du sens. Elle est
à la fois lecture et écriture, perception et manifestation, ce que Merleau-Ponty a également
relevé dans la peinture. Le compositeur écrit la musique qu’il entend, et c’est là ce que reproduit
l’interprète. Autrement dit, il y a ici dans l’interprétation une double dimension ou
s’entrecroisent l’activité subjective et le sens objectif : dans l’interprétation sont en jeu tant
l’imagination créatrice de l’interprète que sa réceptivité au sens transmis par la composition.
C’est ainsi que l’interprétation se met au service de l’œuvre : « L’interprétation est le salut de
l’œuvre » écrit Adorno190. Et plus loin : « Interpréter signifie composer la composition comme
elle voudrait être composée à partir d’elle-même191. »
Nous pouvons donc conclure de cette brève approche que l’interprétation musicale
présente de manière particulièrement pure l’idée de sens sans signification. Nous l’avions vu
en poésie dans la première partie, lorsqu’il s’agissait de faire parler un langage pur, nous
l’avions vu pour la peinture ou l’art en général, notamment après l’analyse kantienne, qui
montrait bien que l’art n’a pas pour fonction de transmettre un sens.

189
Adorno, Zu einer Theorie der musikalischen Reproduktion, p. 12.
190
Ibid., p. 48.
191
Ibid., p. 169.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 117

4. La critique de l’interprétationisme en art

Nous avons jusqu’à présent principalement établi que l’art se comprenait dans une
corrélation essentielle avec l’interprétation : non seulement l’art est en lui-même interprétation,
mais encore notre rapport à l’art relève pour l’essentiel du mode interprétatif. Cette thèse a été
contestée et il nous faut à présent, pour finir, la mettre à l’épreuve. Jusqu’où peut-on dire que
l’art relève de l’interprétation ?

a. Susan Sontag : « contre l’interprétation »

La théoricienne de l’art américaine Susan Sontag (1933-2004) s’est opposée à l’idée que
tout, dans l’art, relève finalement de l’interprétation. Elle a consigné son analyse dans un bref
texte intitulé « Contre l’interprétation » (« Against interpretation192 »). Dans ce texte, elle se
dresse aussi contre l’idée que l’œuvre elle-même serait constituée par l’interprétation. Par
« interprétation » Susan Sontag n’entend pas comme Nietzsche l’idée qu’il n’y a pas de fait,
mais que des interprétations, thèse à laquelle elle souscrit par ailleurs (AI 3). Autrement dit, elle
ne prend pas le sens le plus large du concept d’interprétation. L’interprétation désigne, dit-elle,
« un acte conscient de l’esprit qui illustre un certain code, certaines ‘règles’ de l’interprétation »
(AI 3). Autrement dit, elle désigne par « interprétation » le travail traditionnel de
l’herméneutique ou de l’art de comprendre, c'est-à-dire la méthode qui permet de reconstruire
rigoureusement le sens d’un texte ou d’une œuvre. Concernant l’art, dont le modèle est chez
Susan Sontag la littérature, le texte, il s’agit de relever certains éléments dans la totalité de
l’œuvre pour saisir et exposer le contenu ou le sens de l’objet constitué par l’interprétation. Cet
acte d’interprétation est assimilé à un acte de traduction, où l’on dit : « X est à vrai dire Y » ou
« X signifie Y ». Or c’est précisément une telle interprétation du contenu qui semble critiquable
à Susan Sontag : c’est un projet qui vise à transformer un texte, une œuvre. « Curieux projet »
écrit-elle (AI 3), puisque l’interprétation dès lors consiste à nous montrer une œuvre autrement
qu’elle n’est, l’interprète en recherchant le sens transforme l’œuvre en quelque chose d’autre
qu’elle-même. Autant, nous dit-elle, l’interprétation ancienne était respectueuse des textes et
des œuvres, autant le « style moderne de l’interprétation » (AI 4), qui se caractérise par des

192
Le texte est disponible en ligne sous l’adresse suivante :
http://shifter-magazine.com/wp-content/uploads/2015/10/Sontag-Against-Interpretation.pdf
C’est à cette édition que renvoie la pagination dans le corps du texte précédée de l’abréviation AI).
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 118

théories de l’interprétation « agressives et impies », détruit le texte en nous renvoyant toujours


du contenu manifeste au contenu latent qui serait le contenu vrai. Marx et Freud, que Ricœur
appelait « maîtres du soupçon » (aux côtés de Feuerbach et de Nietzsche), sont au cœur d’une
telle approche de l’interprétation. Cette situation conduit Susan Sontag à évaluer l’interprétation
elle-même.
Le diagnostic est le suivant : concevoir l’interprétation comme nécessaire aux œuvres,
« pollue » notre rapport à l’art : « l’effusion d’interprétations de l’art empoisonne aujourd’hui
notre sensibilité » (AI 4). C’est là une forme de l’ « hypertrophie de l’intellect », qui joue contre
la sensibilité : « l’interprétation, écrit-elle, est la revanche de l’intellect sur l’art » (AI 4), où les
interprétations finissent par effacer l’œuvre. Et Susan Sontag de prendre l’exemple de l’œuvre
de Kafka et de Samuel Beckett, dont nous avons traité, mais aussi les films d’Elia Kazan,
d’Alain Resnais etc., pour dire que ces œuvres ont subi l’assaut de plusieurs « armées
d’interprètes », l’interprétation n’étant pas seulement « le compliment que la médiocrité paye
au génie » (AI 5), mais encore la manière dont nous nous rapportons aujourd’hui aux œuvres.
Or l’interprétation présuppose ainsi que l’art est constitué de contenu, et c’est là « violer l’art »
(AI 6).
C’est contre l’interprétation qui s’attache au contenu qu’il convient alors de prêter
davantage d’attention à la « forme dans l’art » (AI 8), en élaborant un véritable langage des
formes. C’est que l’art n’est pas, nous dit-elle, question de pensée et l’interprétation ne prête
pas attention à l’expérience sensible :

« Ce qui est important à présent, c’est de retrouver nos sens. Nous devons apprendre à
voir davantage, à entendre davantage, à sentir davantage » (AI 10)

L’interprétation est donc accusée, de par son attachement à un contenu, de fausser un rapport
authentique aux œuvres qui a besoin de la sensibilité. Au lieu de rechercher dans l’œuvre un
maximum de contenu, il s’agit de ne pas en tirer plus de contenu qu’il n’y en a. Car c’est en ne
s’attachant pas à ce contenu que l’on peut voir l’œuvre pour elle-même, l’œuvre comme œuvre.
Cela permet à Susan Sontag de conclure, contre l’herméneutique : « Au lieu d’une
herméneutique, nous avons besoin d’une érotique de l’art » (AI 10).
La réaction de Susan Sontag est compréhensible et nous avons, depuis le début de ce
cours, depuis l’analyse kantienne, souligné que l’expérience esthétique ne se réduisait pas à une
connaissance intellectuelle, que les œuvres ne se réduisaient pas à leur signification. Car à dire
que les œuvres ne s’offrent à nous qu’à travers l’interprétation, on pourrait avoir l’impression
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 119

que leur existence réelle et concrète n’est que secondaire, puisqu’elles ne sont là que pour un
être capable de les comprendre et donc de les interpréter. Or les œuvres subsistent aussi en
dehors de nos interprétations. Où est le tableau de Van Gogh, demande par exemple Merleau-
Ponty :

« Où est le tableau de Van Gogh ? Sur la toile ? Hors de la toile comme signification ?
Mais non, il n’est pas dans ma tête, on ne peut dire qu’on me laisse seul avec lui193. »

C’est que le sens de l’œuvre n’est que dans la matière, à même la matière de l’œuvre : c’est
pourquoi on retourne au musée, revoir les tableaux et que l’on ne se contente pas de leurs
reproductions. Il faut voir « en vrai ». On ne peut pas se contenter de garder leur souvenir à
l’esprit, de réduire les œuvres à leur signification. On relit les poèmes, on les redit, on les
rechante, on retourne voir de nouvelles représentations théâtrales, écouter de nouvelles
interprétations musicales, on revient aux textes etc. Cette nécessité matérielle souligne bien
qu’on ne saurait se contenter de la signification et que donc l’interprétation au sens restreint de
Susan Sontag est insuffisante.

b. Richard Shusterman : « sous l’interprétation »

Dans un article important intitulé « Sous l’interprétation », le philosophe contemporain


de l’art Richard Shusterman194 s’oppose à la thèse de Susan Sontag : « Je ne peux accepter sa
critique de l’interprétation » écrit-il (SI 54). Non pas qu’il soutienne la thèse critiquée par Susan
Sontag, à savoir que tout en art est interprétation, ni qu’il minimise la reconnaissance
l’importance de l’ « immédiateté sensible dans l’expérience esthétique », mais parce que
l’argumentation de Susan Sontag ne lui paraît pas convaincante. Les arguments avancés par
Shusterman peuvent être résumés de la manière suivante (SI 55-56):
1. La critique de Susan Sontag repose sur une distinction naïve du contenu et de la forme,
comme si la forme n’avait pas de contenu ;
2. L’assimilation tout aussi naïve par Susan Sontag de la seule forme avec l’œuvre d’art.
L’idée que l’on puisse décrire la chose en elle-même, « comme elle est simplement »,
l’œuvre en son essence, présume – ce qu’il faudrait montrer – que l’œuvre existe

193
Maurice Merleau-Ponty, Notes de cours, Paris, Gallimard, 1996, p. 106.
194
Richard Shusterman, Sous l’interprétation, trad. J.-P. Cometti, Combas, L’éclat, 1994. Nous citons
SI dans le corps du texte.
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« indépendamment de la façon dont nous la saisissons ». Cela ne s’accorde aucunement


avec l’interprétationisme nietzschéen auquel elle souscrit, qui par ailleurs a fait son sort
du mythe de la chose en soi.
3. La troisième erreur consiste à affirmer que l’interprétation est une vengeance de
l’intellect sur l’art, qui tient en laisse le caractère émancipateur de la sensualité de l’art,
comme si la forme n’était « ni intellectuelle ni contraignante, mais qu’elle offre la
simple possibilité d’une émancipation érotique ». Shusterman remarque que « la simple
morphologie du mot conforme » montre que cela est manifestement faux : par la
conformité la forme montre qu’elle peut être tout aussi contraignante, et que depuis ses
origines chez Platon la forme est intellectuelle. C’est qu’ « elle confond à tort l’analyse
formelle avec l’ « immédiateté sensuelle » non intellectuelle », étant entendu qu’une
analyse formelle, une interprétation formelle réclame autant l’activité intellectuelle que
l’interprétation qu’elle condamne.
4. La quatrième erreur de Susan Sontag consiste à ne pas voir que l’analyse qu’elle
préconise au plan de la forme, sans tenir compte du contenu, est « elle-même une forme
reconnue d’interprétation » (SI 56). C’est une interprétation qui est largement théorisée
et pratiquée, qui consiste à faire ressortir les structures permettant de percevoir l’œuvre
dans son unité. Si tel est le cas, il faudrait simplement constater non pas qu’elle s’élève
contre l’interprétation, mais qu’elle donne sa préférence à une forme d’interprétation, à
savoir l’interprétation suivant la forme, en s’opposant à l’interprétation suivant le
contenu.

Ces quatre objections ne permettent pas de contester la thèse de l’universalité de


l’interprétation, c'est-à-dire la thèse qui affirme qu’il y a interprétation dès que nous
comprenons quelque chose. Il ne s’agit pas pour nous de reconstituer l’intégralité de
l’argumentation de Shusterman. Nous n’en retiendrons que, pour finir, ce qui intéresse les
rapports avec l’art que nous avons envisagés.
Shusterman veut précisément contester l’universalité de l’interprétation en s’opposant à
la thèse de Gadamer suivant laquelle dès qu’il y a compréhension, il y a interprétation. Sa thèse
est simple : il s’agit de réhabiliter une compréhension non interprétée, c'est-à-dire l’idée qu’il
existe, « sous l’interprétation », une compréhension immédiate qui est compréhension
authentique sans recourir aux procédés de l’interprétation. Autrement dit, il s’agit pour Richard
Shusterman de compléter et de corriger la thèse de Susan Sontag. L’argument consiste à
distinguer compréhension et interprétation, ce qui conduit à dire que même dans notre approche
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 121

de l’art, nous n’interprétons pas sans cesse. En effet, lorsque nous lisons un texte, par exemple,
mais cela vaut aussi des autres œuvres, nous comprenons la plupart du temps sans réfléchir,
sans recourir aux opérations de l’interprétation qui consistent à comparer, deviner, déterminer
la signification des éléments, définir et examiner les contextes etc. Il y a des « modes de lecture
ordinaires, non réfléchis, non professionnels » (SI 73). Et la prétention ici nous semble
légitime. L’une des raisons écrit-il,

pour laquelle je pense qu’il convient de distinguer la compréhension et l’interprétation


réside dans la défense de l’ordinaire : non pas seulement l’usage ordinaire, qui établit
lui-même la distinction et reconnaît, mais également les expériences de compréhension
ordinaire, dont la valeur et la légitimité tendent à être discréditées par l’assimilation de
toute expérience à l’interprétation. (SI 72)

Il y a au demeurant des arguments plus techniques. Ainsi par exemple, si tout était
interprétation, si nous ne pouvions pas nous fonder sur des éléments premiers, comment la
compréhension pourrait-elle commencer ? Il faudrait toujours aller plus loin dans
l’interprétation et du coup jamais nous ne pourrions comprendre. Il y a donc une forme de
compréhension immédiate qui est condition de possibilité des compréhensions ultérieures. Et
le plus sage est alors de dire qu’il faut distinguer des niveaux de compréhension, l’interprétation
ayant pour finalité de nous faire passer à un niveau supérieur. C’est bien là ce que nous avions
vu en opposant les compréhensions et interprétations immédiates et les compréhensions
instruites par l’interprétation. Ces niveaux seront une dernière fois illustrés en partant d’un
exemple cité par Richard Shusterman, les boîtes Brillo d’Andy Warhol.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 122

Intermède. Interprétation 4 : Andy Wharhol et le pop art

Richard Shusterman écrit : « Danto et d’autres ont soutenu qu’une œuvre d’art est
ontologiquement constituée par l’interprétation » (SI 53). On peut entendre cette thèse assez
facilement :

« Puisque des choses physiques identiques peuvent donner lieu à différentes œuvres si
elles bénéficient de différentes interprétations, "les interprétations sont ce qui constitue
les œuvres, il n’y a pas d’œuvres sans elles"; sans elles, les œuvres seraient les "pures
et simples choses" de leur substance matérielle » (SI 53-54).

Marcel Duchamp, L’œuvre Fontaine, 1917


Centre Georges Pompidou

Cela ne vaut bien entendu pas seulement des œuvres dont l’essence est d’être
interprétées, comme la musique ou le théâtre, mais de toute œuvre. Les ready-made en sont des
exemples éclatants : l’ « urinoir » ou le « porte-bouteille » de Marcel Duchamp sont des œuvres
lorsque leur lieu et mode d’exposition nous invite à les considérer suivant une perspective tout
autre que dans leur dimension utilitaire, dans une galerie où sont exposées des œuvres d’art.
Elles sont des œuvres d’art parce que tout le contexte nous invite à les interpréter comme œuvres
d’art. L’objet brut est, peut-on dire, transformé en œuvre par son contexte sans autre
intervention de l’artiste que sa recontextualisation. C’est apparemment dans un mouvement
similaire à celui de Marcel Duchamp qui expose un ready-made dans une galerie d’art, que,
dans une exposition d’avril 1964 à la Stable Gallery de New York, Andy Warhol expose la
fameuse « Boîte Brillo [Brillo box]», qui est une boîte de tampons à récurer. Là aussi, il
semblerait qu’il suffise à un artiste reconnu comme tel de l’exposer dans un lieu spécifique, ici
un musée, pour que cet objet utilitaire accède à la dignité d’œuvre d’art. Ce qui confirme ce que
disait Danto, qui se réfère souvent à la boîte Brillo, à savoir que l’œuvre d’art est constituée par
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 123

son interprétation. Il est, dans le cadre d’une approche immédiate, assez facile de souscrire à
cette thèse.

Andy Warhol, Brillo Box, 1964


Whitney Museum of American Art

La question qui se pose alors pour nous est de savoir ce qu’il en est de l’interprétation ?
Il semble que l’on voit bien ici ce qui fait la différence entre l’objet et l’œuvre d’art : ce n’est
en tous les cas pas l’objet, car la boîte Brillo est strictement la même que vous l’achetiez dans
un supermarché ou que vous la voyiez à la Stable Gallery. C’est le contexte dans lequel elle
s’insère qui est différent, c’est le fait de l’avoir placée dans le musée, qui appelle apparemment
une autre interprétation. C’est donc une certaine théorie de l’art, une certaine interprétation de
ce qu’est l’œuvre d’art qui fait la différence. Ce qui permet d’affirmer, comme le voulait Danto
ci-dessus, que l’objet est constitué comme œuvre d’art à partir de son interprétation. En effet,
ce que le geste de Duchamp ou de Warhol montrent, c’est qu’à partir du moment où vous ne
voyez plus de différence perceptible pertinente entre une œuvre d’art et quelque chose qui n’est
pas une œuvre d’art, c’est la théorie – c'est-à-dire l’interprétation – qui fait la différence. C’est
elle qui est capable de vous faire changer de perspective, de point de vue. C’est là ce qu’Arthur
Danto appelle « l’assujettissement philosophique de l’art195 », c’est-à-dire le fait que l’art est
entièrement soumis jusqu’en son existence-même à une théorie philosophique. Autrement dit,
l’interprétation de l’œuvre est le critère distinctif et ontologiquement constitutif de celle-ci.
L’œuvre d’art est ce qu’elle est par l’interprétation.

195
Arthur Danto, L’Assujettissement philosophique de l’art, trad. fr. Cl. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil,
1993.
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L’argument semble convaincant. Mais, nous le disions, il faut se méfier des


interprétations trop rapides, c'est-à-dire des compréhensions immédiates. Et surtout d’une
assimilation précipitée de la démarche de Duchamp en 1917 à celle de Warhol en 1964. Car on
pourrait se demander pourquoi Warhol, un demi-siècle après Duchamp, trouverait un
quelconque intérêt à répéter son geste. Et c’est là aussi que l’on voit l’utilité de l’interprétation.
Au départ, cela ne fait pas sens de répéter Duchamp. Et on ne comprend pas. Il faut donc
reprendre l’effort de l’interprétation.
Pour une interprétation correcte, nous apprennent les théories herméneutiques, il faut
tenir compte des contextes. Et concernant Duchamp et Warhol, ils diffèrent du tout au tout. La
démarche de Duchamp présentant ses ready-made était une contestation de l’art que l’on
comprend dans son époque : en exposant un porte-bouteille acheté au BHV pour le déclarer
œuvre, c’est le statut même de l’art, le rôle du musée ou de la galerie qui était mis en cause. Ce
n’est absolument pas le cas d’Andy Warhol, dont les objectifs sont bien différents. Pour
interpréter cela correctement, il faut en effet tenir compte de la subjectivité créatrice, c'est-à-
dire essayer de la reconstruire quand bien même on ne parviendrait jamais à la saisir entièrement
et notamment en tentant de comprendre contre quoi elle se dresse. Comme nous l’avons vu avec
Jean Bollack, le sens s’établit le plus souvent contre un sens, contre un sens antérieur que l’on
accorde plus. Tout comme l’on s’affirme par la négation. Warhol, le 21 avril 1964, n’exposait
pas à la Stable Gallery des boîtes Brillo qu’il aurait achetées dans un supermarché et qu’il se
serait contenté de déposer telles quelles196. Ses boîtes Brillo étaient de véritables créations
artisanales, un menuisier ayant à sa demande fabriqué des centaines de boîtes en contreplaqué,
aux dimensions des boîtes d’emballage du supermarché. Ces boîtes avaient ensuite été peintes
aux couleurs des cartons originaux par un étudiant de son atelier, puis sérigraphiées par Warhol
et Malanga de façon à reproduire l’aspect de cartons d’emballage des boîtes Campbell, des
paquets de Kellog’s, des bouteilles Heinz, des conserves Del Monte et des boîtes Brillo, car il
y a en effet une multiplicité de boîtes ainsi confectionnées par Warhol. En réalité, les objets
présentés par Warhol sont réellement fabriqués, transformés, et donc créés. D’autre part,
l’exposition consistait non pas à montrer une boîte, mais des centaines de boîtes disposées par
l’artiste et au milieu desquelles le spectateur se promenait. Il s’agissait d’une authentique
installation. On comprend dès lors que les deux démarches ne sont aucunement comparables :

196
Pour la description que nous résumons ici, voir D. Bourdon, Warhol, Paris, Flammarion, 1989, p.
182-186.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 125

d’un côté, celle de Duchamp, nous avons un simple transfert dans un lieu de l’art, dans l’autre,
celle de Warhol, nous avons une authentique composition.
En réalité, pour interpréter correctement la boîte Brillo, il faut la rapporter « au genre »,
c'est-à-dire au pop art dont il faut rappeler quelques caractéristiques. Les peintres américains
du pop art ont commencé dans les années 60 à utiliser des images empruntées au quotidien de
la société ordinaire, qu’il s’agisse du cinéma, de la publicité, de l’urbanisme, etc. C’est ainsi
que l’on trouve des bouteilles de Coca-cola chez Andy Warhol, des signalisations routières
chez Robert Indiana, des images de bande dessinée chez Roy Lichtenstein, des drapeaux
américains chez Jaspers Johns. A chaque fois, les éléments empruntés au quotidien étaient
reproduits de manière réaliste, voire hyperréaliste. La visée de ce qui était alors constitué
comme un groupe d’artiste était de s’opposer à la sacralisation de l’art, de rendre l’art à la vie,
de le rendre « populaire ». Autrement dit pop. Pour s’opposer à la figure de l’artiste romantique
hors du monde, il fallait renouer avec les éléments quotidiens de la société de consommation,
du monde de la technique etc. Pour ce faire, Rauschenberg récupère des matériaux ordinaires
pour « combiner » ses tableaux (combine paintings), Jaspers Johns représente le drapeau
américain de manière hyperréaliste, Lichtenstein agrandit des images de bandes dessinées,
Warhol reproduit des photographies célèbres, d’Elvis Presley, de Marylin Monroe ou de Mao-
Tse-Toung. S’il s’agit là certes d’une critique de l’art existant (on remarquera que Warhol va
jusqu’à remettre en cause le statut de l’artiste en laissant faire ses propres tableaux par ses
assistants), retrouvant une interrogation qui n’est pas sans évoquer Duchamp, l’interprétation
serait trop courte en s’en tenant là.
En effet, les artistes du pop art n’ont jamais caché la dimension de critique sociale qui
habite leurs gestes : ils la revendiquent ouvertement. En mettant en scène la société de
consommation, en jouant de la répétition de la société, ils cherchent bien à montrer son inanité.
D’où l’accumulation, par exemple, des bouteilles de coca-cola de Warhol (voir Green Coca-
Cola Bottles, 1962, New York, Withney Museum of American Art), ou les retouches célèbres
des images de Marylin, d’Elvis ou de Mao qui leur donnent des airs inattendus (sérigraphie de
10 images, 1967, MoMA). Ce n’est pas un hasard non plus si Jaspers Johns réalise ses
nombreux drapeaux américains (par exemple Three Flags, 1958, Whitney Museum of
American Art) au moment de la crise du maccarthysme, tournant ainsi en dérision le patriotisme
déchaîné qui sévissait alors. Ce mouvement qui allie critique sociale et ironie se retrouve de
manière caractéristique jusque dans les réflexions plus tardives d’Andy Warhol qui écrit par
exemple dans Ma philosophie de A à B et vice-versa (1975):
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 126

« Ce qu’il y a de plus beau à Tokyo, c’est le snack-bar McDonald’s.


Ce qu’il y a de plus beau à Stockholm, c’est le McDonald’s.
Ce qu’il y a de plus beau à Florence, c’est le McDonald’s.
Pékin et Moscou n’ont encore rien de beau197. »

Même si la critique sociale, comme on le voit ici, est intimement liée à une critique esthétique.
La citation de Warhol ci-dessus ironise en effet tant sur la globalisation qu’elle critique la
nouvelle forme de l’universalité du beau dans la société de consommation mondialisée. Ce
faisant, le mouvement s’inscrit dans des orientations artistiques classiques, d’une part du
trompe-l’œil, qui imite et répète, qui se comprend en référence au problème classique de
l’illusionnisme, et les classiques « vanités », ces tableaux qui renvoient l’homme à sa condition
finies. C’est dire que la démarche de Duchamp et de Warhol sont nettement différentes et
qu’elles en appellent à des interprétations distinctes.

197
Andy Warhol, Ma philosophie de A à B et vice-versa, trad. Marianne Véron, Paris, Flammarion,
1975, p. 65.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 127

Conclusion

De nos analyses, nous pouvons tirer à présent quelques brèves conclusions. Nous avons
essayé, dans ce cours, de rendre sensible aux rapports intimes entre l’art et interprétation en
tenant compte tant des approches théoriques, nous appuyant sur des auteurs philosophiques
classiques et contemporains, que d’approches pratiques à travers l’interprétation d’œuvres
d’art. La relation s’est avérée complexe, comme nous le signalions en introduction (p. 6 s.), car
l’interprétation est en jeu au niveau de l’artiste, à celui du spectateur, auditeur, lecteur etc., elle
est également nécessaire, pour certaines œuvres d’art, au niveau de l’interprète qui sert
d’intermédiaire entre le créateur et celui qui reçoit l’œuvre en la faisant simplement exister. Les
différents exemples avancés devraient vous permettre de dégager désormais avec plus de clarté
ces différents niveaux et voir qu’ils font appel à des activités d’interprétation différentes.
Par ailleurs, nous avons montré que l’interprétation des œuvres gagne à être instruite.
Lorsqu’il s’agit d’interpréter un poème, une peinture, une pièce de théâtre etc., les
connaissances permettent de parvenir à une plus grande détermination de l’œuvre. Nous avons
montré aussi qu’une telle connaissance ne signifiait pas la destruction du plaisir esthétique (par
exemple dans notre approche d’En attendant Godot). On pourrait croire que plus le plaisir est
immédiat, plus il est intense. Et que la médiation par la connaissance nuit au plaisir esthétique.
C’est là la thèse défendue par Susan Sontag.
Nous avons essayé de montrer et d’illustrer deux choses dans ce cours. D’une part, que
des interprétations peuvent être justifiées, qu’elles peuvent apporter des raisons et que certaines
interprétations sont préférables à d’autres. Cela contre ceux qui disent que s’il y a interprétation,
alors tout est permis. Ensuite, que les interprétations ne nuisent pas au plaisir esthétique. Des
interprétations peuvent mettre au jour des propriétés des œuvres d’art qui intensifient le plaisir
esthétique.
4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 128

Exercices – corrigés

Sujet : Est-on totalement libre dans l’interprétation d’une œuvre d’art ?

Remarque sur le corrigé :

Le corrigé qui suit veut rendre compte non pas de ce qui doit se faire, mais de ce qui peut
être fait en un temps limité. C’est pourquoi il ne s’agit pas tant d’un modèle que l’on pourrait
suivre que d’un exemple, parmi d’autres possibles. Je m’en suis volontairement tenu, dans le
traitement du sujet, aux connaissances données dans le cours. Certes, il ne s’agit pas de répéter
le cours, mais de l’utiliser pour mettre en œuvre des éléments qui pouvaient en être tirés. Le
corrigé est relativement bref : je me suis imposé de ne pas dépasser six pages. Il ne s’agit en
effet en rien de montrer ce qui ne saurait être fait dans un temps limité. Je n’ai pas outre mesure
développé les exemples. Ils peuvent facilement être restitués à partir du cours lui-même et de
vos connaissances personnelles.
Les passages entre crochets sont indicatifs et ne font pas partie du texte.

Indications sur la notation :

Pour la notation, voici les éléments qui importent avant tout :

• analyse du sujet et problématisation de la question


• définition des principaux concepts utilisés ; veillez, pour éviter tout hors-sujet, à ce que
tous les termes de la question apparaissent régulièrement. S’ils n’apparaissent plus,
c’est que vous parlez d’autre chose (ici en particulier si vous ne parlez plus de la liberté
d’interpréter ou d’une œuvre d’art).
• rigueur de l’enchaînement (construction des transitions)
• rigueur de l’argumentation (se demander pourquoi affirmer ce que l’on affirme et y
répondre) ; toutes les propositions doivent être justifiées
• analyse des exemples
• clarté de l’exposé
• utilisation adaptée des connaissances (ne pas mobiliser des connaissances qui ne servent
pas à répondre à la question)
• clarté de la réponse apportée
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********

Est-on totalement libre dans l’interprétation d’une œuvre d’art ?

************

[Introduction]

C’est un lieu commun que de dire que notre approche des œuvres d’art est subjective, que
ce qui plaît à l’un ne doit pas nécessairement plaire à l’autre et qu’il n’y a donc pas de principe
objectif pour décider du beau et déterminer le jugement de goût. C’est là ce qui semble conforter
la thèse suivant laquelle toutes les interprétations sont permises en matière de goût, que l’on est
donc totalement libre dans l’interprétation d’une œuvre d’art, à la différence par exemple des
énoncés scientifiques qui prétendent, eux, à la vérité. Ce qui est de l’art pour l’un ne l’est pas
nécessairement pour l’autre ; on aime ou on n’aime pas. Et visiblement personne à ce niveau
ne prétend ériger son propre jugement en règle universelle, car après tout, « à chacun son
goût » ! C’est là ce qui semble logiquement découler d’une première approche du jugement de
goût et en particulier du fait que le jugement esthétique repose sur le sentiment de plaisir ou de
peine : ne reposant que sur un sentiment et non sur des concepts, on ne saurait apporter de
preuve du sentiment et il est par conséquent impossible, comme disait Kant, de « disputer » du
goût. On est donc totalement libre dans son jugement sur les œuvres d’art. Ces « œuvres d’art »
sont des productions qui relèvent des domaines classiquement définis comme art (peinture,
sculpture, musique, cinéma, théâtre, littérature, poésie etc.), c'est-à-dire des œuvres qui
suscitent un plaisir esthétique. Au regard de ces œuvres, nous pouvons dégager plusieurs
dimensions de l’interprétation. En effet, certaines semblent n’exister que par l’interprétation,
d’autres semblent avoir une existence indépendamment de notre interprétation. Un morceau de
musique, par exemple, doit être joué par un « interprète », une pièce de théâtre doit être mise
en scène etc. Autrement dit, en ces cas l’œuvre existe dans l’interprétation qu’elle suscite. Le
premier niveau de la question est alors de savoir si cette interprétation est libre ou si elle est
inscrite dans l’œuvre ? Peut-on jouer un morceau de musique comme on veut ? Nous devrons
répondre à cette question. Mais il existe un second niveau de l’interprétation de l’œuvre, celui
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qui est marqué par une distance par rapport à l’œuvre réalisée, qui nous fait face comme un
objet. Un tableau, un film, une œuvre interprétée (une symphonie de Mozart, par exemple), un
livre, que nous interprétons lorsque nous nous posons la question de son sens. Et à ce niveau la
question se pose également : est-on libre de lui attribuer le sens que l’on entend ou
l’interprétation est-elle contrainte ? C’est à ces questions que nous allons nous attacher pour
savoir si l’on est totalement libre d’interpréter en art.

[1e partie : la liberté de l’interprétation pour faire exister une œuvre : de la lecture à la
performance d’improvisation]

Nous commencerons par le niveau le plus simple, celui où l’œuvre ne saurait exister sans
interprétation. L’interprétation est en effet parfois, nous le disions, constitutive de l’œuvre.
C’est le cas, par exemple, de la musique, du théâtre, de la danse : l’œuvre n’est présente qu’à
travers, au moyen et durant le temps de l’interprétation, à travers des performances de
musiciens, d’acteurs, de danseurs… Il est facile ici de dire que la liberté d’interprétation n’est
pas totale. En effet, on lit une partition, on suit des indications, on récite un texte écrit, on
respecte une langue donnée etc. Ici, interprétation signifie exécuter, réaliser conformément aux
indications données par le créateur. Toute l’interprétation qui permet à l’œuvre d’exister semble
être non seulement soumise à des règles strictes (il faut utiliser tel instrument, suivre un allegro
ou jouer staccato etc.), il faut lire, respecter les temps, les hauteurs, même s’il existe une
certaine marge relative au degré d’indétermination. Au théâtre aussi, s’il y a une marge de mise
en scène, c'est-à-dire une certaine liberté, celle-ci ne semble pas totale. L’œuvre indique la
manière dont elle doit être exécutée pour être elle-même. Autrement dit, elle contient en elle la
loi de son interprétation, même s’il existe une certaine marge, comme en témoignent la diversité
des interprètes de mêmes pièces ou de mêmes morceaux de musique [certains parmi vous ont,
et c’était judicieux, fait référence aux conflits d’interprétation, comme en témoigne par exemple
l’émission dominicale sur France-Musique, la tribune des critiques de disques]. Il y a donc une
certaine liberté pour expliquer la diversité des interprétations des mêmes œuvres, mais une
liberté qui n’est pas totale, pour rendre compte qu’il s’agit bien des « mêmes » œuvres.
Cela étant, les indications ne semblent pas toujours contraignantes, voire existantes. Car il
y a des œuvres qui se réalisent entièrement dans l’improvisation. Dans l’improvisation, l’œuvre
est simultanée avec son interprétation. Elle est créée à l’instant, au hasard, fruit de l’inspiration,
création spontanée, qui ne s’en tient pas à des partitions… On peut penser par exemple à
certaines musiques et plus particulièrement au jazz. Cela dit, il ne faut sans doute pas en
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exagérer la liberté. Les meilleurs improvisateurs sont aussi ceux qui maîtrisent le mieux leur
instrument, qui connaissent les harmonies et surtout qui s’inscrivent dans un cadre qui est la
structure de la grille harmonique. C’est ainsi qu’en jazz, par exemple, les improvisations
commencent le plus souvent par le thème et terminent aussi par lui, laissant entre les deux se
déployer le solo, bien que ce solo soit accompagné le plus souvent par les musiciens qui jouent
la grille harmonique en sourdine, mezza voce. De même, il existe aussi des improvisations sur
des mélodies. Mais, et c’est là que la liberté est la plus grande, il y a aussi ce que l’on appelle
des improvisations libres qui ne s’en tiennent pas à des grilles harmoniques. C’est là que
l’interprétation se trouve dans sa pure performativité [vous pouvez prendre des exemples,
comme le saxophoniste Evan Parker, l’un des protagonistes de la scène contemporaine de
l’improvisation libre]. Comme le dit Alessandro Bertinetti décrivant l’improvisation libre en
jazz : « l’action improvisatrice ne part pas de modèles préétablis, mais génère son plan pendant
qu’elle se déroule en relation avec des circonstances non répétables dans lesquelles cela se passe
et sur la base d’action plurielles avec d’autres agents, l’action d’improvisation, dis-je, est
l’action par excellence, l’action en tant que libre et créative198. »
On voit donc qu’il convient de distinguer les situations et que la réponse à la question posée
dépend du contexte dans lequel elle est posée.

[2e partie : la liberté de l’interprétation des œuvres objectives]

Cela vaut aussi des œuvres d’art qui ne reposent pas immédiatement sur une performance,
mais qui existent sous forme d’objets, comme par exemple les tableaux, les édifices
architecturaux, les œuvres littéraires, qu’il s’agisse de romans ou de poèmes, les films etc.
Ayant une existence matérielle, il semble bien que cette dernière limite de fait toute
interprétation. On peut ainsi décrire un tableau, rendre sa couleur, ses dimensions et la forme.
On pourra ainsi dire par exemple que l’œuvre «Voix de feu» de l’artiste américain Barnett
Newman est une toile peinte de 5 mètres et demi de hauteur et 2 mètres et demi de largeur,
comportant trois bandes verticales contiguës de même largeur ; la bande du centre est rouge vif,
les bandes latérales sont bleu foncé. Mais est-ce là l’œuvre ? Est-ce interpréter l’œuvre ou
simplement la décrire comme une chose et précisément pas comme une œuvre d’art ?
C’est au regard de cette question que Danto soutient qu’une œuvre d’art est
ontologiquement constituée par l’interprétation. Ce dont on peut déduire qu’on est libre dans

Alessandro Bertinetto, « Imagination et émergence. L’utopie de l’imprévu entre politique et esthétique », in A.


198

Dumont, Repenser le possible, Paris, Kimé, 2019, p. 240.


4L3PH05D-BERNER- cours complet-2021-2022 132

l’interprétation pour la constituer en œuvre d’art. En effet, l’interprétation est « totalement


libre » puisqu’il appartient au spectateur de constituer l’objet en œuvre ou pas. L’argument de
Danto rendu par Shusterman est convaincant : « Puisque des choses physiques identiques
peuvent donner lieu à différentes œuvres si elles bénéficient de différentes interprétations, "les
interprétations sont ce qui constitue les œuvres, il n’y a pas d’œuvres sans elles"; sans elles, les
œuvres seraient les "pures et simples choses" de leur substance matérielle199 ». Autrement dit,
je suis totalement libre d’interpréter l’urinoir de Duchamp comme « œuvre Fontaine » ou non,
alors que la description de l’objet reste identique dans les deux cas et qu’elle est, pourrait-on
dire, pré-interprétative.
C’est néanmoins aller un peu vite en besogne et il n’est pas dit que cette interprétation soit
totalement libre. Celui qui interprèterait l’urinoir dans sa fonctionnalité en son lieu d’exposition,
une galerie, ne comprend pas que le contexte oblige de l’interpréter comme œuvre d’art. Dans
la galerie, l’objet est transformé en œuvre par son contexte et je ne suis pas libre de l’interpréter
comme simple urinoir. C’est dire que l’œuvre a, en plus de sa matérialité, une certaine idéalité.
Cela est vrai pour l’urinoir comme pour le tableau de Barnett Newman ou de tout tableau, qui
ne se réduit pas à ses qualités physiques, pas plus qu’une œuvre littéraire ne se réduit aux lettres
qui le composent. Cela a une conséquence : l’œuvre d’art n’existe pas indépendamment de celui
qui fait vivre cette idéalité. Pour exister comme œuvre, le tableau, le texte etc. doivent être
interprétés à partir de leur matérialité. L’interprétation est ici l’opération qui nous fait apparaître
l’œuvre comme sensée, dotée d’un sens, ce qui exige un travail d’interprétation, c'est-à-dire des
opérations qui nous permettent d’y joindre des représentations. Face à ces œuvres que l’amateur
d’art doit compléter pour qu’elles existent comme œuvres. Si l’on prend les œuvres littéraires,
par exemple, le lecteur est seul, ou du moins autonome : l’interprétation relève de lui, et c’est
dans ce travail que consiste à proprement parler la lecture. C’est là ce que nous appelons « lire
vraiment », qui en a fait souvent un modèle de l’art d’interpréter. On comprend alors pourquoi
on doit interpréter en art lorsqu’on est face à des œuvres de ce type : parce qu’elles n’existent
pas à proprement parler en tant qu’œuvres en dehors de leur interprétation.
Cela étant, sommes-nous pour autant totalement libres dans nos interprétations des œuvres,
c’est-à-dire sommes-nous maîtres de leur sens ? Le cas de l’analyse des Vieux souliers à lacets
de Van Gogh par Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art » nous présente la question de
manière marquante. Heidegger affirme laisser parler l’œuvre qui nous dirait qu’ils forment une
« paire » de vieux souliers de « paysanne ». Il lit dans ces chaussures le dur labeur, la lumière

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Richard Shusterman, Sous l’interprétation, trad. J.-P. Cometti, Combas, L’éclat, 1994, p. 53-54.
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hivernale, la menace de la mort… Certes, Heidegger n’affirme pas être totalement libre dans
son interprétation, car il prétend que c’est le tableau lui-même qui a parlé. Mais la contestation
de l’interprétation de Heidegger par le théoricien de l’art américain Meyer Schapiro qui établit
par une recherche matérielle qu’il ne s’agit pas de souliers de paysanne, semble montrer que
l’on n’est pas totalement libre d’interpréter une œuvre comme on l’entend. Il y a des contraintes
objectives. C’est au nom de cela que Susan Sontag se dresse contre cette idée de la liberté
d’interpréter les œuvres d’art. Dans Against interpretation, elle montre que les œuvres
subsistent en dehors de nos interprétations. C’est que le sens de l’œuvre n’est que dans la
matière, à même la matière de l’œuvre : c’est pourquoi on retourne au musée, revoir les tableaux
et que l’on ne se contente pas de leurs reproductions. Il faut voir « en vrai ». Se laisser affecter.
On ne peut pas se contenter de garder leur souvenir à l’esprit, de réduire les œuvres à leur
signification. On relit les poèmes, on les redit, on les rechante, on retourne voir de nouvelles
représentations théâtrales, on écoute de nouvelles interprétations musicales, on revient aux
textes etc. Cette nécessité matérielle souligne bien qu’on ne saurait se contenter de la
signification et que donc l’interprétation au sens restreint est insuffisante. Il y a une ouverture
à l’art qui réclame simplement de la sensibilité, de la contemplation. L’amateur d’art se laisse
saisir par l’œuvre, il n’interprète pas. Et là, on ne doit pas interpréter et surtout on n’est pas
totalement libre d’interpréter.
Mais même sans s’en remettre à la seule matérialité, il convient d’affirmer que l’on n’est
pas totalement libre dans l’interprétation de l’œuvre d’art. C’est là la thèse de l’herméneutique
comme art de l’interprétation, qui a pour présupposé que l’œuvre a un sens qu’il s’agit de
reconstruire, ce sens étant celui du créateur de l’œuvre. Pour cela, comme méthode, il s’agit de
trouver à même l’œuvre les éléments qui rendent possible cette reconstruction : il faut supposer
que l’œuvre est sensée, qu’elle est habitée par une « intention » signifiante, c'est-à-dire que dans
son agencement et au moyen de ses ressources matérielles propre à son art, cherche à dire
quelque chose. Cette construction ou reconstruction du sens est le travail de l’interprétation.
Elle cherche des indices, resitue dans le contexte etc. C’est le cas par exemple dans la lecture
d’En attendant Godot de Samuel Beckett : on peut affirmer que l’interprétation est totalement
libre, qu’il n’y a pas à prendre en compte le contexte et y voir alors une pièce absurde ; mais on
peut aussi prendre en compte des indications matérielles qui sont dans le texte en le lisant avec
attention. Dès lors, notre interprétation n’est pas totalement libre puisqu’elle doit s’orienter sur
cette matérialité. Ainsi Valentin Temkine a montré que l’on pouvait lire le texte suivant une
interprétation matérielle qui s’interroge sur des éléments qui résistent à l’interprétation par
l’absurde, c'est-à-dire certains éléments dont on peut dégager le sens en prenant au sérieux les
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indices que l’on peut trouver dans le texte pour l’interpréter et les interprétations métaphysiques
qui, devant la difficulté à trouver les références et à les expliquer, s’affranchissent de la rigueur
de l’interprétation, reléguant dans l’absurde ce qui ne fait pas sens. L’analyse de Vladimir
Temkine montre que Vladimir et Estragon sont deux Juifs d’une soixantaine d’années qui ont
quitté le 11e arrondissement de Paris pour fuir dans le Sud, en « zone libre » où, sur le plateau
de Valensole, ils attendent un passeur qui doit les conduire en Italie, la « zone libre » ayant été
envahie en 1942. Tous ces éléments sont établis par une analyse matérielle exposée par
Vladimir Temkine ; ils interdisent de lire la pièce comme on veut. Certes, le sens peut être vu
comme débordant le contexte qu’il rend : il ne s’agit pas seulement d’une pièce qui rend compte
de la fuite de deux Juifs qui ne savent pas si leur passeur, Godot, viendra. Cela, c’est la
signification. Mais le sens dépasse la signification, c'est-à-dire la simple référence : il rend
compte de la solidarité avec des étrangers en danger, en fuite, de la recherche de liberté etc. On
voit donc que la réponse à la question de savoir si l’on est totalement libre dans l’interprétation
d’une œuvre d’art doit recevoir une réponse nuancée, deux thèses étant en effet compatibles :
d’une part celle qui autorise la multiplicité des interprétations, diversité qui est d’autant plus
grande qu’on supprime des déterminations et que l’on s’affranchit des contraintes imposées par
les références, d’autre part qu’il y a un contexte contraignant qui permet de dire qu’il y a des
interprétations préférables à d’autres, qu’il y a bien une intention de l’auteur qui habite le texte
qui n’est donc pas sans inscription aucune et que l’interprétation n’est pas totalement libre.

[Le cours offrait d’autres possibilités : on pouvait par exemple revenir à l’idée
d’interprétation matérielle chez Szondi, utiliser l’interprétation de Thouard versus
l’interprétation par Gadamer des poèmes de Celan]

[Conclusion]

Nous avons donc vu que la question souffrait plusieurs réponses. Sur un premier plan, celui
des œuvres qui exigent une interprétation pour être des œuvres d’art, il y a une liberté
d’interprétation proportionnelle au matériau et à la créativité de l’artiste. D’une part, comme
toute transformation de la nature qu’est l’art, l’interprétation doit se soumettre à la matérialité
de la nature comme aux règles, codes, serait-ce pour s’y opposer. La liberté semble néanmoins
possible, comme nous l’avons suggéré en nous référant à l’improvisation en art. Concernant les
ouvres qui s’offrent à nous comme des objets, des choses matérielles, l’interprétation semble
en revanche contrainte, d’une part par le matériau, d’autre part par l’inscription de l’intention
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de l’auteur dans l’œuvre. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de marge d’interprétation, une
certaine indétermination rendant possible une multiplicité d’interprétations non-contradictoires.
Mais si la multiplicité témoigne d’une certaine liberté dans l’interprétation des œuvres d’art,
elle ne signifie pas liberté totale.
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Expliquer une œuvre d’art, est-ce la comprendre ?

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[Introduction]

Les musées, où sont exposées des œuvres d’art que l’on considère comme classiques,
proposent le plus souvent soit des visites guidées, soit mettent à disposition des visiteurs des
audioguides qui présentent des explications, qui renseignent sur l’artiste, la technique, les
matériaux, la composition, la genèse etc. Nous contemplons alors les œuvres en même temps
qu’elles nous sont expliquées. Mais en même temps, nous faisons valoir aussi notre approche
subjective : nous pensons que toutes les explications que l’on nous donne ne nous permettent
pas de savoir en quoi, en fin de compte, l’œuvre nous touche ou pas, c'est-à-dire ce qui fait que
pour nous il s’agit d’une œuvre d’art. Aussi est-ce souvent indépendamment de l’histoire de
l’art ou de nos connaissances que nous apprécions les œuvres et en la matière un jugement
d’autorité n’est guère satisfaisant. C’est un lieu commun en effet que de dire que notre approche
des œuvres d’art est personnelle, que ce qui plaît à l’un ne doit pas nécessairement plaire à
l’autre et qu’il n’y a donc pas de principe objectif pour décider du beau et déterminer le
jugement de goût. Qu’importent alors les explications, si le goût est libre. Ce qui est de l’art
pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre : on aime ou on n’aime pas. Et visiblement,
personne à ce niveau ne prétend ériger son propre jugement en règle universelle, car après tout,
« à chacun son goût » ! Nullement besoin d’expliquer, de s’expliquer. Cela se comprend
immédiatement. Pourquoi alors des disciplines comme l’histoire de l’art, l’esthétique, tous ces
savoirs qui prétendent nous dire ce qu’est l’œuvre d’art ou pourquoi nous devrions l’apprécier ?
Pourquoi persister à nous expliquer les œuvres pour nous les faire comprendre ? Doit-on
vraiment penser qu’expliquer une œuvre d’art, c’est la comprendre ?
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I. [L’expérience esthétique comme compréhension immédiate]

Si on entend par « art » l’activité donnant naissance à des œuvres qui relèvent de domaines
classiquement définis, comme la peinture, la sculpture, la musique, le cinéma, le théâtre, la
littérature, la poésie etc., on désigne par là des œuvres qui suscitent un plaisir esthétique. Un
tableau de Raphaël, une sculpture de Rodin, un poème de Verlaine, une sonate de Schumann
peuvent provoquer en nous un sentiment de satisfaction qui nous les font trouver beaux,
immédiatement beaux par sentiment. En les disant « beaux », nous disons qu’ils font sens pour
nous et qu’à ce titre nous les comprenons en quelque sorte. Car qu’est-ce que comprendre ?
Comprendre, c’est d’abord et avant tout saisir un sens. Ou inversement : le sens est ce que l’on
comprend. C’est là ce qui semble logiquement découler d’une première approche du jugement
de goût en art et en particulier du fait que le jugement esthétique repose sur le sentiment de
plaisir ou de peine : ne reposant que sur un sentiment et non sur des concepts, on ne saurait
apporter de preuve du sentiment qui nous permet de dire qu’une œuvre est belle, et il est par
conséquent impossible, comme disait Kant, de « disputer » du goût. Nous réagissons par le
sentiment de plaisir à l’expérience vécue de quelque chose de sensé sans disposer du concept
qui permettrait de l’expliquer. Je regarde un tableau de Cézanne et je dis : « C’est beau ». Je
ressens que c’est beau, et, sans savoir ce que serait le beau en soi, je dis que la chose est belle,
raison pour laquelle je ressens ce sentiment de plaisir. Kant est sans doute l’un de ceux qui a le
plus approfondi l’analyse de cette expérience simple, qui se présente comme un fait : nous
contemplons l’œuvre et éprouvons du plaisir à la simple écoute, à la simple vue, plaisir qui peut
aller jusqu’à la sensation physique. Ainsi peut-on, par exemple en écoutant de la musique, être
submergé par une vague d’émotion, qui peut aller jusqu’aux larmes, aux frissons.
Et lorsque nous faisons une telle expérience, les explications, celles du guide ou de
l’audioguide dont nous parlions en ouverture, perturbent la compréhension parce qu’elles
brisent les conditions de la contemplation. Au lieu d’écouter, de voir, je suis envahi par un
savoir conceptuel qui certes est intéressant, qui m’apprend nombre de choses, mais, accaparant
mon attention, il me distrait de la contemplation. La contemplation exige une distanciation, ce
que Kant disait lorsqu’il invitait la contemplation esthétique à ne pas se soucier de l’utilité ni
de la valeur d’une œuvre d’art. Le plaisir que nous prenons à l’art ne vient pas de la
connaissance que l’œuvre nous apporterait, par exemple la convenance entre un portrait et son
modèle, ce que l’on peut précisément nous expliquer, tout comme l’ingéniosité des techniques,
par exemple la perspective etc. Dans le plaisir esthétique, comprendre est lié au plaisir pris à
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l’expérience en elle-même. Voilà pourquoi Kant écrit dans la Critique de la faculté de juger :
« […] le jugement de goût est simplement contemplatif, c'est-à-dire qu’il s’agit d’un jugement
qui, indifférent à l’existence d’un objet, met seulement en liaison la nature de celui-ci au
sentiment de plaisir et de peine » (p. 187s.)
C’est à ce titre que le beau peut nous surprendre. Il nous coupe le souffle. Nous avons
l’impression de le subir. Le sentiment nous envahit en contemplant ou en écoutant une œuvre.
Ce point a également été thématisé par Kant qui y voyait même le moment capital de
l’expérience du beau où sensibilité, entendement et imagination forgent, sans effort de notre
part, une représentation qui « donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée
déterminée, c'est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquate, et que par conséquent aucun
langage n’atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible » (p. 300). Si l’on comprend
que la chose est belle, c’est que l’intuition est adéquate à un concept dont nous ne disposions
pas par avance, qu’elle convient. Nous arrivons donc à une compréhension sans l’effort de la
détermination, ce qui suscite un plaisir à la fois sensible et intellectuel. Et dans la mesure où
aucun concept ne peut être adéquat, on ne peut expliquer.
Voilà qui permet d’apporter une première réponse à la question : expliquer une œuvre d’art,
ce n’est pas la comprendre, puisque je la comprends en dehors de tout travail qui en rendrait
raison tant quant à son origine que quant à sa finalité. Le sentiment dans son immédiateté est
subjectif et je n’ai pas besoin d’explications pour comprendre, c'est-à-dire apprécier une œuvre
d’art en tant que telle. Comprendre est alors indépendant d’expliquer. Certes, la compréhension
décrit un acte de connaissance, même face à une œuvre d’art : je lui attribue le prédicat « beau ».
Mais en première approche, elle ne dit rien sur la manière dont on parvient à une telle
connaissance : il s’agit de saisir un sens, et ce sens garde une certaine indétermination. C’est là
un sens que le langage ordinaire attribue au verbe « comprendre » : on peut comprendre par
simple sympathie, comme lorsqu’on dit à quelqu’un, dans sa tristesse par exemple, sans attendre
d’explications, « je comprends ».

2. [L’insuffisance de la compréhension immédiate et le complément de l’explication]

Mais est-ce convaincant ? La compréhension immédiate de l’œuvre d’art peut aussi


manifester son insuffisance. Ainsi par exemple l’analyse du tableau de Van Gogh, Vieille paire
de souliers à lacets, par Heidegger. [Vous disposiez dans le cours d’autres illustrations de ce
point : la lecture du poème de Cela ou de la cathédrale de Saint Gall par Gadamer, par
exemple] Dans L’Origine de l’œuvre d’art, Heidegger dit « comprendre » l’œuvre d’art et nous
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livre son sens sans pour autant l’expliquer. Il laisse parler l’œuvre, dit-il, qui dégage la vérité
de ce qui est et dont il se veut le simple transcripteur. Il voit dans cette œuvre l’appartenance
des chaussures à une paysanne qui fait apparaître son monde entier, des chemins boueux aux
champs, de la naissance à la mort… Et, c’est là ce qui est caractéristique, Heidegger pense ne
faire que décrire et transcrire ce que l’œuvre lui fait immédiatement comprendre. Il ne
l’explique pas, il ne l’explicite pas. L’œuvre d’art révèle une vérité en nous présentant les choses
en leur présence, en ce qu’elles s’ouvrent à nous, ce qui rend possible le discours de Heidegger
sur la paire de souliers. C’est donc l’être du réel lui-même qui nous apparaît dans l’œuvre d’art,
qui nous ouvre, nous dévoile l’être du monde sans avoir besoin d’aucune explication.
Mais Heidegger a-t-il véritablement compris l’œuvre d’art dont il parle ? Meyer Shapiro l’a
fortement contesté : il a montré, en s’appuyant sur des documents, les lettre de Van Gogh, qu’il
s’agit de chaussures de citadin, et même des chaussures de Van Gogh lui-même, qui lui avaient
servi à se rendre en Belgique et représentaient donc, d’après les propos mêmes de Van Gogh,
un morceau de son existence. Cette explication invalide la compréhension immédiate de
Heidegger et permet donc de mieux comprendre, de voir dans ce tableau en quelque sorte un
autoportrait du peintre, prenant en compte, ce que Heidegger ne fait pas, l’intention de l’auteur
qui, quelque part, doit aussi pouvoir s’être inscrite dans l’œuvre. Autrement dit, on peut
expliquer un certain nombre d’éléments de l’œuvre, en l’expliquant, c'est-à-dire en la ramenant
à des causes relevant par exemple de la biographie de Van Gogh, en la réinscrivant dans
l’évolution de son œuvre, en particulier dans la série de ses études et natures mortes, qui ont
souvent pris pour objet des chaussures ou en le réinscrivant dans une histoire plus large, dans
la longue histoire du genre que sont les études et les natures mortes. Là, expliquer permet de
comprendre mieux, ce qui est une réponse à la question : on est donc obligé de dire que
comprendre et expliquer ne s’opposent pas et de conclure que oui, expliquer, c’est aussi
comprendre. L’explication fait partie du processus de compréhension et vient compléter, parfois
rectifier une compréhension immédiate. C’est donc bel et bien par l’explication que je
comprends l’œuvre d’art.
[la même démonstration, empruntée ici simplement à un élément dont vous disposiez dans
le cours, aurait pu être réalisée avec d’autres éléments qui y figurent, comme par exemple
l’interprétation du poème de Celan par Gadamer ; par ailleurs, vous pouvez bien entendu
recourir à tous les exemples que vous voulez]
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3. [L’explication débordée par la compréhension]

Mais là aussi, ne faut-il pas se méfier des évidences trop rapides ? Car l’expérience initiale,
celle qui a été développée à l’exemple de la visite guidée dans un musée ou une exposition,
avait peut-être plus de vérité que le simple fait de la contemplation et le sentiment de satisfaction
désintéressée. Certes, nous l’avons vu en deuxième partie, la connaissance d’une œuvre d’art
peut s’appuyer sur une compréhension approfondie ou sur une explication rigoureuse de ses
caractéristiques comme des conditions de sa genèse. On peut dire ainsi pourquoi telle ou telle
œuvre a été créée ainsi et non pas autrement [nous l’avons fait dans le cours par exemple en
envisageant « La Jambe » d’Alberto Giacometti]. Et en effet, s’il est vrai que les termes
« explication » et « compréhension » sont loin d’être stabilisés, on peut retenir qu’expliquer
signifie déplier, dévoiler et dégager les raisons, et que comprendre est le résultat de
l’explication, qui ressaisit dans une unité les raisons déployées. Pour expliquer une œuvre d’art
on peut ainsi recourir à la connaissance que l’on a du créateur, de l’artiste, de son intention, du
style, du genre dans lequel l’œuvre s’inscrit, de tout ce qui fait les livres d’histoire ; et on la
comprend en faisant la synthèse de toutes ces connaissances. Mais lorsque nous aurons tout dit
de la facture d’une œuvre, de la matière, de l’auteur, du genre etc., l’aurons-nous comprise ?
Schelling disait dans le Système de l’idéalisme transcendantal que l’œuvre d’art recelait un sens
infini : « Le caractère fondamental de l’œuvre d’art est […] une infinité sans conscience.
L’artiste semble, en plus de ce qu’il y a déposé avec une intention manifeste, avoir présenté par
instinct dans son œuvre pour ainsi dire une infinité qu’aucun entendement fini n’est capable de
développer entièrement. » Si tel est le cas, non seulement on ne saurait tout expliquer, mais
encore le mouvement de compréhension lui-même serait infini. L’explication serait toujours
dépassée par un mouvement de compréhension qui se prolonge, la compréhension participant
d’un mouvement infini. Comprendre vraiment serait alors comprendre que l’explication ne
suffit pas : il y a plus dans l’œuvre que ce qu’on en peut dire de manière explicative en avançant
des raisons. C’est bien pour cela que l’art sous ses différentes formes historiques nous intéresse
encore, que nous interprétons encore Euripide et Homère, Goethe et Baudelaire etc. C’est là le
sens que les romantiques donnaient à la maxime invitant à « mieux comprendre une œuvre que
l’auteur ne l’avait lui-même comprise », la compréhension ne se limitant pas aux explications.
C’est pourquoi aussi une pluralité d’interprétations est possible et que nous cherchons encore à
comprendre ce qui pourtant est très ancien. En ce sens, l’explication, qui contribue à la
compréhension, ne saurait en tenir lieu. Le processus de compréhension est plus complexe, plus
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complexe que ce qui se réduit à une approche rationnelle, à des lois etc. C’est en ce sens que
l’on peut souscrire à la thèse de Susan Sontag contre l’interprétation, qui est en fait une thèse
contre la réduction de l’approche des œuvres par l’explication : il ne s’agit pas de ramener une
œuvre à ses causes et raisons, qu’elles soient matérielles ou relatives à une présumée intention
de l’auteur, à une structure ou à une forme. Car ce que l’on explique alors, c’est le contenu
matériel et intellectuel : du côté physique, on explique des matières et des techniques ; du côté
intellectuel, on réduit les œuvres à leur signification. Or c’est en suspendant ces explications
qui rapportent l’œuvre à autre chose qu’elle-même qu’on peut les comprendre pour elles-
mêmes. Susan Sontag pour cela met en valeur l’expérience « sensible », qui n’est pas
explicative : « Ce qui est important à présent, écrit-elle, c’est de retrouver nos sens. Nous
devons apprendre à voir davantage, à entendre davantage, à sentir davantage ». Comprendre
dès lors retrouve en quelque sorte l’immédiateté dont nous avions parlé au début en nous
référant à Kant, car pour voir, entendre ou sentir nous devons mettre entre parenthèse les
explications que nous projetons pour ainsi dire toujours sur l’œuvre.

[Conclusion]

Que faut-il en définitive retenir de notre parcours ? D’une part expliquer participe du
processus de compréhension d’une œuvre. L’explication nous permet de corriger des erreurs de
compréhension, et nous permet de l’approfondir. Mais à elle seule, l’explication n’est pas
suffisante à la compréhension, qui toujours réclame davantage de l’œuvre d’art en affirmant
qu’elle ne saurait être réductible à des raisons. C’est aussi ce qu’affirmait Kant lorsqu’il
attribuait l’œuvre d’art au génie qui la produit sans savoir véritablement ce qu’il fait, bien qu’il
maîtrise les techniques. L’artiste peut expliquer beaucoup de choses, mais pas ce qui fait qu’il
est artiste et pas simplement technicien ou artisan. C’est pour cela aussi que, définitivement,
expliquer une œuvre d’art ce n’est pas la comprendre.

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