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Editions Esprit

Poésie et peinture
Author(s): Michael Edwards
Source: Esprit, No. 362 (2) (Février 2010), pp. 69-77
Published by: Editions Esprit
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24269502
Accessed: 15-12-2022 16:36 UTC

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Poésie et peinture

Michael Edwards*

Le désir de comparer la poésie et la peinture est tenace, mais la


comparaison s'avère malaisée, tant est grande la distance à parcourir.
Réfléchir sur la traduction de l'une vers l'autre offre sur la question
une perspective précise et peut-être éclairante, en nous rappelant
d'abord une évidence : un poème, un tableau, est déjà une traduction.
Delacroix aurait dit à Baudelaire : « Puisque je considère l'impression
transmise à l'artiste par la nature comme la chose la plus importante
à traduire, n'est-il pas nécessaire que celui-ci soit armé à l'avance de
tous les moyens de traduction les plus rapides ? » Delacroix suppose,
d'après Baudelaire, que le peintre traduit en tableaux ce qui est déjà
une «transmission», qu'il est le lieu de passage d'une force qu'il
reçoit de la nature et qu'il communique à la toile. Baudelaire soutient
aussi, en le plaçant parmi les plus grands (Rubens, Raphaël, Véro
nèse, Lebrun, David), que Delacroix, « le dernier venu, a exprimé
avec une véhémence et une ferveur admirables, ce que les autres
n'avaient traduit que d'une manière forcément incomplète », et il
continue : « Quel est donc ce je ne sais quoi de mystérieux que Dela
croix, pour la gloire de notre siècle, a mieux traduit qu'aucun autre ?
C'est l'invisible, c'est l'impalpable, c'est le rêve, c'est les nerfs, c'est
Yâme » - c'est tout ce qui, en soi et autour de soi, n'est pas pour les
yeux seuls, mais que le regard saisit. Cézanne voit même la peinture,
dans ses conversations avec Joaquim Gasquet, comme le lieu par
excellence où le « tourbillonnement du monde » se fait sentir : l'art,
dit-il, «nous met dans cet état de grâce où l'émotion universelle se
traduit comme religieusement, mais très naturellement, à nous». Il

* Poète en anglais et en français. Docteur de l'université de Cambridge, il est professeur au


Collège de France (Étude de la création littéraire en langue anglaise). Il a déjà publié dans
Esprit : « Le rire de Molière » (janvier 2005). Il est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment le
Génie de la poésie anglaise, Paris, Livre de poche, 2006 et De l'émerveillement, Paris, Fayard,
2008.

ESERJT 69 Février 2010

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souligne aussi la dimension éthique de la traduction du peintre, en


disant de l'artiste : « S'il intervient, s'il ose, lui, chétif, se mêler
volontairement à ce qu'il doit traduire, il y infiltre sa petitesse. » Cet
idéal d'abstention peut étonner devant certains tableaux de Cézanne ;
je sens néanmoins que, bien compris, il pourrait éclairer la question
on ne peut plus épineuse, et le plus souvent mal posée, de la « fidé
lité » dans la traduction d'un poème vers une autre langue, où il faut
décider exactement ce qui ne doit pas, mais aussi ce qui doit, interve
nir. Pour les poètes, on pourrait citer le passage de cet Art poétique
d'Horace qu'il est si difficile de lire depuis les romantiques (et où le
contexte abonde, il est vrai, en idées que nous avons presque certai
nement raison de trouver étroites), qui recommande de regarder
attentivement « le modèle original de la vie » (exemplar vitae) et d'en
«tirer» (ducere) des «paroles vivantes» (vivas [...] voces). On peut
imaginer des manières plus séduisantes de dire à peu près la même
chose, mais Horace affirme avec une enviable simplicité qu'une
parole poétique vivante dépend de la qualité du regard que l'on porte
sur la vie, et qu'un processus de traduction (ou de « duction ») relie
ces deux formes de vitalité.
Pourquoi citer et commenter ces passages pour la plupart bien
connus ? En présentant le poète et le peintre comme des traducteurs
-traducteurs du monde perçu ou d'une certaine façon de le perce
voir— ils élargissent l'idée même de traduction, et laissent penser que
tout est traduction, à commencer par ce monde perceptible qui est le
premier garant de notre être et qui serait déjà le lieu où autre chose
est traduit. L'œuvre de traduction des poètes et des peintres serait la
version consciente, réfléchie, de la traduction que nous effectuons
tous, à tout moment, afin de nous mettre en rapport avec le réel, les
autres, les objets du monde ambiant, nous-mêmes. Étant à la fois
semblables les uns aux autres et différents, nous traduisons tout ce
que rencontre le corps-esprit selon notre mémoire, nos circonstances ;
étant dans un mouvement continuel d'échange, nous changeons légè
rement, mais de manière compréhensible pour autrui, ce que nous
recevons. Même en nous efforçant de toucher l'être de ce qui se pré
sente, en réprimant l'abîme de désir et de pensée qui nous habite,
nous ne pouvons éviter de le traduire selon qui nous sommes et de le
faire, malgré nous, nôtre. C'est un peu inquiétant: on pense à ce
scepticisme généralisé, décidé à tirer de la différence entre l'objet et
notre représentation de l'objet, une leçon sur l'instabilité du savoir,
sur l'impossibilité de rien connaître vraiment et sur la nature illusoire
de la notion même de réalité. Se trouver impliqué, cependant, dans le
processus d'une sorte de traduction universelle est réjouissant aussi.
Si tout est traduction, tout est métamorphose, recréation, non pas
selon la fantaisie insubordonnée de l'individu, mais selon l'imagina
tion attentive des êtres soucieux d'atteindre ce qu'ils rencontrent et

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de connaître ce qu'ils ressentent. La traduction ouvre sur le possible,


du monde et du moi. Au lieu de faire peur, ou de constituer un regret
table pis-aller, elle peut enthousiasmer, et il est bon que Baudelaire
appelle les copies de tableaux que faisait Delacroix des
«traductions», et que Delacroix, pensant aux anciens maîtres qui
avaient le bonheur d'être « traduits » par des graveurs habiles,
regrette de ne pas avoir trouvé un « traducteur ».

L'acte de perception

Si un tableau, un poème, est déjà une traduction, comment le tra


duire si ce n'est en refaisant, à sa manière, le mouvement innovant de
l'autre entre le monde, le moi et l'œuvre? Les moyens des deux
formes d'art sont fort différents, mais nous avançons un peu en remar
quant que la poésie se rapproche de la peinture en faisant voir, et que
ses moyens pour le faire sont tout aussi puissants. Je parlerai moins
de la peinture pour une raison évidente: n'étant pas peintre, je ne
peux que deviner comment voient les peintres, en regardant la tra
duction de leur vision en tableaux, en lisant ce qu'ils en disent et en
extrapolant - mais c'est peut-être un leurre - à partir de ma façon de
voir comme poète. Mais nous savons déjà une chose importante : l'es
prit et l'ensemble du corps s'engagent dans l'acte de perception ; nous
voyons avec tout ce que nous sommes et selon la capacité de notre
être au moyen, seulement, des yeux, et nous sommes redevables de
l'image du monde que nous élaborons. Nous percevons aussi, dans le
visible, ce que le visible recèle. Nous « voyons » un autre siècle dans
un vieux mur, l'avenir invitant ou troublant dans une porte entre
bâillée, la Russie dans une chapka. La peinture manifeste cette pré
sence de la personne dans la vue et ce pouvoir clairvoyant du regard.
Elle confirme la diversité de nos regards et des mondes qu'ils décou
vrent, car il existe, visiblement, autant de façons de voir en peinture
qu'il y a de grands peintres.
Les arts visuels ne sont pas seulement visuels, ou plutôt, ils met
tent en œuvre toute la capacité, possible et imaginable, du regard.
Même les œuvres du peintre qui semblent avoir pour tâche d'imiter ce
qu'il voit, selon une théorie curieusement universelle, autrefois, mais
foncièrement inadéquate, changent l'objet de son regard en peinture
et nous présentent une surface qui donne sur une profondeur, un
« langage » qui parle, dans un balbutiement ou avec éloquence selon
le degré d'adéquation entre le regard et le métier, de ce qui se trouve
autour et au-delà du visible. De même, le poème le plus « vériste »
n'est pas, pour anticiper, une concaténation de signes verbaux, mais
dispose d'une multiplicité de moyens pour dire, et même pour mon
trer, le visible et l'invisible ; en poésie, rien n'est, hormis le bruisse

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ment des mots, mais des mondes entiers sont présents. Le peintre
dans son théâtre, devant la chose vue à recommencer et devant la
toile qui s'élabore, voit par des couleurs et des lignes, comme le poète
voit avec des mots, et cela indépendamment de la présence ou de
l'absence d'un « sujet » aisément identifiable. Un Braque ou un
Rothko sont aussi accessibles, et aussi inaccessibles, à une descrip
tion verbale qu'un paysage ou qu'une crucifixion, et l'on passe à côté
de ce qui est proprement pictural, même dans les œuvres qui parais
sent s'effacer devant un phénomène visible à faire voir, si l'on ne
trace pas, dans la nature et l'agencement des couleurs, dans la qua
lité et le travail formateur des lignes et dans l'exécution matérielle du
tableau, la façon dont le peintre montre comment il voit et, en le
découvrant par ses gestes et en le créant aussi, ce qu'il voit. Les cou
leurs, les lignes et les formes qu'elles font apparaître sont à la fois
une manière picturale de voir, dont seuls les peintres ont une
connaissance intime et pratique et que nous devons apprendre à dis
tance, et une recréation du réel, que l'on considère celle-ci comme
une modification de notre perception des choses ou comme une neuve
et juste découverte du réel et de notre propre capacité à le rencontrer.
La valeur d'un bleu, la légèreté d'une courbe, des tons qui se
répondent, des formes qui se cherchent, traduisent une vision, et le
visible et l'invisible que cette vision vise et change. En le regardant,
la peinture rend le monde silencieux, comme si, en éteignant le bruit,
elle faisait découvrir un état du monde plus secret et prêt à se révéler.
On dirait que le peintre peint le silence, et que, même quand il colore
et dessine des sons, il les transpose dans un milieu fictif qui les
renouvelle. Devant un tableau, nous interrogeons le silence.
Si la peinture nous rend sensibles au silence, la poésie nous attire,
au contraire, dans un monde sonore, dans les sons, non pas, en pre
mier lieu, du monde, mais des mots. La conclusion simple, que la
peinture opère sans mots et que la poésie n'est pas visible, reste
pourtant hâtive, car elle ne tient pas compte de la façon dont nous
voyons. Les spécialistes nous informent que la partie du cerveau
concernant la vision est plus vieille, de millions d'années, que celle
concernant le langage. Mais si le langage est une invention récente, il
ne manque pas nécessairement d'efficacité et ses antennes, les
moyens dont il dispose pour se mettre en contact avec tout ce que
remarque la conscience, seraient logiquement plus développées. Au
niveau zéro de la reconnaissance, de l'identification d'une personne
ou d'un objet, il est certain qu'une photographie médiocre vaut mieux
qu'une belle description. Avant même l'intervention de la poésie,
cependant, le langage est capable de nous donner le monde visible et
ce que le visible évoque, en nous en offrant une image, en invitant à
la fois le visible et notre conscience du visible dans l'entre-deux
inévitable et salutaire de l'imagination, laquelle, dans toute connais

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sance transitive, fournit le lieu où la transition s'effectue. Les mots du


langage hors poésie sont déjà loin d'être de simples signes privés de
contact avec le monde sensoriel, et en regardant la parole poétique,
nous voyons qu'elle ouvre constamment sur le visible et nous ouvre
nous-mêmes à un visible à la fois vrai et imaginé. Comme nous par
lons de la musique de la poésie, nous pouvons parler, avec convic
tion, de sa peinture.
Mais comment voyons-nous en poésie? En un sens, comme en
peinture : indirectement, en nous éloignant du phénomène afin de
mieux nous en approcher, et de manière holistique, en consacrant la
totalité de notre être à la perception de la totalité de l'objet. Bien que
ce soit assurément paradoxal, le visible en poésie ne diffère pas plus
du réel visible que ne le fait la peinture, et, un tableau ayant sa
propre visibilité, la différence est même plus claire en peinture,
puisque nous ne regardons pas plus un enterrement à Ornans dans la
toile de Courbet que nous ne regardons une pipe dans celle de
Magritte. En poésie nous savons que le monde visible n'est pas pré
sent, ce que nous voyons dans le sens le plus bref du terme étant des
mots sur une page, et, comme la configuration de ces mots peut parler
à notre imagination visuelle, toute allusion verbale au visible nous
fait glisser, consciemment ou non, dans cet imaginaire où l'esprit et le
monde s'efforcent de se rencontrer.
Ces allusions sont fort complexes, nous le savons, mais il est inté
ressant de nous le rappeler, en essayant de saisir exactement com
ment la poésie, et d'autres formes littéraires, peignent le monde. La
parole poétique enrichit le visible de diverses manières. Il suffit de
parler, par exemple, du « double cimeterre » des ailes d'un rapace
pour que l'on voie, au-delà de la forme des ailes, le danger mortel que
l'oiseau représente pour les bestioles qu'il guette. Il suffit de dire,
comme Baudelaire dans «Le Crépuscule du soir», que «le ciel / Se
ferme lentement comme une grande alcôve», pour que deux espaces
de dimensions inégales se rejoignent et que l'événement quotidien du
couchant devienne une fermeture inquiétante. Avant même les méta
phores, les comparaisons et les autres figures - comprises, non pas
comme des moyens délicats d'abandonner le réel afin d'entrer dans
un réseau autonome de significations, mais comme des alliés de la
poésie, des ouvertures souvent surprenantes mais indispensables
donnant sur la profondeur de l'objet et sur ses relations avec d'autres
objets qui, vus ainsi, éclairent son être et augmentent sa présence -,
avant même ces figures, la poésie cherche le réel par le rythme et par
le son, en invitant le réel à devenir, pour nous et dans notre effort
pour l'atteindre, lui-même son et rythme. Le son, qui pourrait paraître
étranger à la recherche de ce qui tombe sous les yeux, est néanmoins
doublement présent. Au premier quatrain d'un autre «tableau pari
sien », « Le Jeu », Baudelaire écrit :

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Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,


Pâles, le sourcil peint, l'œil câlin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal [...]

Sans en être la description, le poème prend comme point de départ


une estampe que Baudelaire commente au début de Quelques carica
turistes français. Après les abondantes évocations visuelles, qui par
lent en même temps, presque toutes - «fanés», par exemple,
«câlin», «fatal» — de ce que le visible montre, les sons du dernier
vers donnent au visible, qui n'existe jamais à l'état pur dans notre
expérience, une vie plus complète. Mais pourquoi, en introduisant un
cliquetis de métal, reproduire ce son dans le son des mots ? Il ne suffit
pas, me semble-t-il, d'invoquer l'imitation (bien que la naïve imitation
des sons perçus - le coassement d'une grenouille, le grincement d'une
porte - soit en effet native chez nous, et vienne sans doute d'un désir
de répondre au monde ambiant, de marquer notre participation à une
vie au-delà de nous-mêmes), mais de penser que, si la mention de cer
tains bruits ne les offre pas à l'oreille mais au cerveau, le son des
mots, tout en faisant résonner des lettres, des syllabes, qui nous rap
pellent ces bruits, nous invite encore plus clairement dans l'imagi
naire transitif, puisque nous nous apercevons qu'il s'agit effective
ment de mots. Vu les grandes ressources dont dispose la poésie, non
seulement pour susciter le visible, mais pour l'approfondir, en lui
même et dans ses rapports avec la sensibilité humaine, je suis tenté
de croire que, par comparaison avec la peinture, la poésie voit mieux.
Je dirais même que l'œuvre de la poésie dans son approche du réel,
dans sa capacité de nous ouvrir la voie en créant un lieu de rencontre,
se voit moins dans l'inventivité heuristique des métaphores, par
exemple, que dans des appellations simples: «la verte prairie», «la
nuit sombre », qu'elle partage presque avec le langage quotidien. Le
langage est déjà plein de choses vues, ou plutôt, de vues de choses,
de façons de voir qui, en offrant aux choses des sons et des rythmes,
les changent, les rapprochent de nous. En travaillant le langage, en
accueillant les mots dans la forme d'une parole, la poésie augmente
extraordinairement son pouvoir de sonder, entre autres, le monde
visible. Nous sommes ici, comme j'ai commencé à le dire, dans le
domaine de la recréation, de la transformation du monde - de sa
transformation, autant que possible, en lui-même -, l'oeuvre de la
poésie s'accordant ainsi à celle de la peinture, du dessin, de la photo
graphie, qui change le visible, pour son bonheur, en tableau, dessin,
photo. Traduire une peinture en poème ou un poème en peinture,
c'est donc passer d'une façon de transformer - de traduire - à une
autre. Ce n'est pas échanger le visible contre l'invisible et inverse
ment, mais le silence contre le son. Baudelaire traduit ainsi Delacroix

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(non pas une toile, mais l'ensemble de son œuvre) dans un des qua
trains bien connus des « Phares » :
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber [...]
Nous voyons en esprit (comme devant un tableau), mais aussi, pour
ainsi dire, avec l'oreille, le lac, le bois, le ciel, un mot comme « cha
grin » servant, tout simplement, à définir le fond émotif du paysage.
En commentant ces vers — en traduisant sa traduction - dans l'essai
sur les œuvres de Delacroix à l'Exposition universelle de 1855, Bau
delaire souligne, par les mots: «Lac de sang: le rouge [...] un bois
toujours vert: le vert, complémentaire du rouge», le travail propre
ment pictural du coloriste, tout en révélant, sans le dire, le heurt entre
la mort et la vie, la vie devenant, en quelque sorte, complémentaire de
la mort. Et c'est peut-être pour souligner la présence auditive du
visible que Baudelaire écoute aussi, dans une œuvre de peintre, des
« fanfares étranges » et purement métaphoriques, le « soupir étouffé »
de la musique de Weber. Plus on la compare avec la peinture, plus on
peut se persuader que la poésie possède, en dehors de toute question
de synesthésie, une capacité à la fois d'audition et de vision.

La traduction par la création

Comme la poésie, la peinture est un autrement dit (une allégorie),


qui dit le réel à sa façon, et qui s'en écarte afin de mieux le voir, de
mieux le rendre présent et de mieux nous le faire connaître. Même
une œuvre de Constable qui cherche à distinguer et à montrer avec la
précision d'un instrument d'optique tous les phénomènes visibles qui
entrent dans l'existence de certains nuages observés à un moment
précis, et qu'il accompagne de la note suivante: "31 Sep.r 10-11
o'clock morning looking Eastward a gentle wind to East" («31 sep
tembre [sans doute le 1er octobre] entre 10 et 11 heures du matin
regardant vers l'Est vent doux vers l'Est »), transpose les lumières et
les volumes d'un lieu, d'une heure, d'une saison et des mouvements
de l'air dans Yautrement vu d'une petite peinture à l'huile. À regarder
de telles œuvres avec attention, nous voyons que la peinture, comme
la poésie, comme la musique, offrent même une autre manière d'être
et constituent un seuil à franchir. Tout est étrange, au fond, et l'effet
est d'autant plus saisissant en poésie qu'elle se rapproche, comme
toutes les autres formes de littérature, de nos activités ordinaires et
quotidiennes, puisque nous ne cessons de penser avec des mots, de
parler et même d'écrire, et qu'elle s'en éloigne également, en trans
formant à la fois tout ce qu'elle nomme et le langage qui lui permet de

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le nommer. (J'ajoute que, plus je pratique la poésie et plus je lis les


poètes, plus la poésie m'étonne et me rend perplexe.)
Il est clair aussi que, si le poète pense en poète, le peintre pense
en peintre, et que cela complique le travail du poète qui voudrait le
traduire, comme celui du critique qui choisit d'écrire à son sujet. La
peinture est une pensée visible qu'il faut voir, comme le dit Cézanne,
« avec les yeux ». Le « sens » d'un tableau, que nous exprimons
nécessairement par un discours qui le dénature, s'offre en premier
lieu, et en dernier, au regard; la connaissance qu'elle permet, du
monde et de nous-mêmes, passe par la vue et la rend plus perspicace.
Traduire un tableau en poème, ou un poème en tableau, c'est passer
d'une façon de voir à une autre, en se souvenant de toutes les profon
deurs du processus de la vision. Le poème est le tableau autrement
dit, et réciproquement, et, comme dans toute traduction, le passage à
effectuer est d'abord l'occasion de créer une œuvre, en assumant
cette obligation de transformer qui est évidente lorsque l'on va d'une
forme d'art à une autre et qui devrait inciter également à créer quand
il s'agit de traduire un poème dans une autre langue. En même temps,
traduire une œuvre est souvent un moyen privilégié de mieux la com
prendre, car non seulement on mime pour soi-même l'original dans
son acte essentiel et dans tous ses détails, mais encore on compare
sans cesse l'original avec la traduction qui arrive peu à peu, la com
paraison d'un phénomène avec autre chose offrant toujours une voie
d'accès éclairante.
D'où l'importance de ce passage du Cézanne de Joaquim Gasquet :
Il va prendre un livre sur l'étagère, son vieux Balzac. Il feuillette la
Peau de Chagrin.
Oui, vous avez vos métaphores [dit-il], vos comparaisons. Quoiqu'il
me semble que de constamment multiplier les «comme», c'est
comme nous, quand notre dessin se voit trop. Il ne faut pas tirer les
gens par la manche... Mais nous, nous n'avons que nos tons, la visibi
lité... Tenez, tenez... Il parle d'une table servie, il fait sa nature
morte, Balzac, mais à la Yéronèse... Une nappe...
Il lit :
«... blanche comme une couche de neige fraîchement tombée et sur
laquelle s'élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits
pains blonds. »
Toute ma jeunesse, j'ai voulu peindre ça, cette nappe de neige
fraîche... Je sais maintenant qu'il ne faut vouloir peindre que « s'éle
vaient symétriquement les couverts» et «de petits pains blonds». Si
je peins «couronnés» je suis foutu... Comprenez-vous? Et si vrai
ment j'équilibre et je nuance mes couverts et mes pains comme sur
nature, soyez sûr que les couronnes, la neige, et tout le tremblement y
seront...

Il ne s'agit pas de poésie, mais Balzac crée sa table servie a


ressources de l'écriture poétique : les sons qui se répètent et se

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signe dans «blanche comme une couche de neige fraîchement tom


bée » et qui attirent insensiblement vers l'être même de la neige telle
qu'elle affecte les sens et l'imagination des sens ; le rythme qui anime
la phrase entière ; une métaphore (« couronnés ») et une comparaison
(une table blanche comme une couche de neige). La leçon de poésie
que Cézanne donne au début est tout à fait juste. On peut légitime
ment vouloir appeler le lecteur-auditeur dans le monde autre de la
poésie, ou de la prose, à l'aide des comme qui annoncent l'enrichisse
ment du réel par la parole, le changement du réel dans le verbe, mais
on risque toujours, en effet, de tomber de l'art dans l'artifice, de se
laisser séduire par l'écriture plus que par le monde commun et parta
geable à faire voir vraiment et à nouveau, comme on risque d'ac
cueillir des métaphores inattendues et intéressantes, mais qui ne pro
cèdent pas de ce que l'on considère.
La leçon de peinture qu'il donne à la fin est tout simplement
superbe, et vaut autant pour la poésie. Voyant dans la prose de Bal
zac, vibrant déjà de couleurs («blanche», «blonds») et de dessin
(« s'élevaient symétriquement »), avant tout la neige et la couronne, il
avait aspiré à peindre directement l'effet figuratif de la chose vue,
une nappe blanche avec la douceur de la neige et, je suppose, son
froid et sa brillance. Comprenant son erreur, il aurait pu renoncer au
figuré, décider que, pour approcher de l'être même d'une nappe, il
fallait chercher un réalisme excluant l'intervention de la mémoire et
de l'imagination visuelles, de toute autre expérience du monde senso
riel et de son action sur nous. Et c'est d'abord ce qu'il fait, en évitant
de peindre « couronnés » afin de se concentrer sur des couverts qui
s'élèvent symétriquement et sur des pains à la fois petits et blonds.
Mais voilà que le fait d'observer avec une attention totale ce qui se
trouve devant lui, en regardant non seulement avec les yeux, mais
aussi avec tout ce qui anime les yeux et nourrit le regard, lui permet —
au moment même où il se concentre sur une sorte d'obligation morale
d'équilibrer et de nuancer ce qu'il peint « sur nature » - de faire
apparaître les «couronnes» et la «neige». C'est parce qu'il est
Cézanne, dans la Nature morte avec pommes et oranges du Louvre, par
exemple, que ce qu'il cherchait lui vient, sans qu'il s'en aperçoive
aussitôt, comme un don de la peinture, de l'acte pictural. Voilà aussi
sa leçon de traduction : pour traduire Balzac, il regarde ce que Balzac
regardait.
Michael Edwards

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