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IMAGINAIRES TERRESTRES POUR L’ANTHROPOCÈNE

Manon Bineau et Antoine Chopot

Nous ne parvenons pas à entreprendre des actions qui soient à la hauteur de la situation
écologique planétaire bien que nous disposions d’une quantité immense d’informations scientifiques
à ce sujet. Face à cette dissociation de l’ordre du savoir et de celui de l’action, notre réflexion s’est
tournée vers les potentialités de la fiction — faisant appel à notre affectivité — de développer des
croyances ayant le pouvoir de se prolonger en actions sur le monde. La fiction s’entend en différents
sens d’où émergent plusieurs problèmes : si les récits historiques contribuent à former notre « toile
de fond » commune, quelle réécriture de l’histoire du capitalisme peut nous permettre de
reconfigurer ce fond de monde implicite ? Comment avoir prise sur les imaginaires qui nous animent
au présent ? Quel type de science-fiction aurait la capacité d’ouvrir des possibles quant à nos formes
de vie futures sur la Terre ? Mais cette insistance sur l’importance de la fiction à travers ses différents
rôles ne devra pas masquer son insuffisance : on ne peut lui accorder le pouvoir politique de
s’attaquer à l’ordonnancement capitaliste et anthropocentré du monde ; elle devra plutôt s’allier à
une politique radicale de l’égalité, cherchant à produire un bouleversement du sensible qui donnerait
un surcroît de présence à ces êtres nonhumains qui constituent et partagent les milieux que nous
habitons. Quelles sont les voies praticables pour instaurer l’importance des nonhumains au sein d’une
politique d’émancipation ?
We must unhumanise our views a little, and become confident
As the rock and ocean that we were made from.
Robinson Jeffers1

Une nouvelle ère géologique2


L’Anthropocène nomme la nouvelle ère géologique dans laquelle l’ensemble de la planète Terre
aurait basculé sous la force et la pression des sociétés humaines depuis la Révolution Industrielle du
capitalisme, lancée au début du XIXème siècle en Angleterre. Elle fait suite à l’Holocène (depuis 12
000 ans), elle-même faisant suite au Pléistocène (depuis 2,6 millions d’années). De manière très
rapide et avec des conséquences dramatiques pour la multiplicité des habitants de la biosphère,
l’action humaine a changé d’échelle, voire de nature : d’une espèce biologique parmi d’autres, elle
est devenue en outre une force géologique et naturelle majeure, impactant et reconfigurant les
cycles bio-géo-chimiques à l’échelle planétaire — à coup de machines à vapeur, de déforestations,
d’extraction de ressources et d’énergies fossiles. L’impact humain sur la Terre est littéralement inscrit
dans les couches et strates géologiques de la croute terrestre (ou « lithosphère »).
Nous ne parlons pas d’une catastrophe à venir : cette entrée dans l’Anthropocène, comme y
insiste Bruno Latour, n’est pas devant nous, comme ce qu’il faudrait à tout prix conjurer, mais un
événement qui a déjà eu lieu, « un événement gigantesque qui se retrouve maintenant dans notre
dos »3. Il nous faut désormais apprendre à le penser, en amont et en aval du présent, et à le penser à
la hauteur du bouleversement sensible, anthropologique, écologique, géologique et politique qu’il
implique. L’Anthropocène est notre nouvelle condition terrienne, il faut donc apprendre à y vivre en
Terrestres, et non plus seulement en Humains4 . Mais cela demande peut-être de devenir un peu plus
étranger à nous-mêmes ; et de commencer à vivre et penser comme une espèce5 .

1 The Collected Poetry of Robinson Jeffers, Volume 4 : Poetry 1903-1920, Stanford University Press, 2000.

2 La photo provient du projet artistique Lost in Fathoms, Nuuk Island, de Anaïs Tondeur et Jean-Marc Chomaz,
consultable ici : http://www.anais-tondeur.com/projects/lost-in-fathoms--nuuk-island/.

3 Face à Gaïa, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2015, p.17.

4 Nous suivons ici la proposition de Bruno Latour qui dessine ainsi une « guerre écologique » qui oppose les
Humains — vivant toujours dans l’Holocène — aux Terrestres — vivants d’ores et déjà à leur manière dans
l’Anthropocène, ibid. p.320.

5 « Les conséquences de la catastrophe climatique ne sont compréhensibles que si nous pensons les humains
comme une forme de vie, et leur trajectoire plus récente (…) comme une partie de la longue histoire de la vie
sur Terre. », in « L’arrêt de monde », Danowski et Viveiros de Castro, p.292, in De l’univers clos au monde infini,
dir. E. Hache, Dehors, Paris, 2014.
À l’origine proposée par un géochimiste et un géologue dans les années 20006, l’Anthropocène
s’est exportée bien au-delà des sciences de la nature et a été très rapidement ré-appropriée par
certains acteurs affiliés aux sciences humaines et sociales — mais surtout par celles et ceux ne se
reconnaissant pas dans cette partition dualiste du savoir. Des chercheurs et chercheuses (comme
Donna Haraway, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz7), ne se laissant pas capturer par la
puissance de séduction et de contagion de ce « nouveau concept », en sont venu-e-s à demander
qui est cet anthropos dont on nous parle. Car l’anthropos responsable de cette entrée dans
l’Anthropocène (anthropos signifiant homme et cène nouveau) ne peut pas être l’espèce humaine
comme telle, comprise comme une seule et même communauté naturelle unifiée, dans sa totalité
indivise, mais seulement ces vivants humains qui se sont fait les militants ou les bénéficiaires du
développement capitaliste8.
Bien au-delà du seul nom d’une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène est désormais
devenu un concept, hybride, polémique, resté rétif au découpage scrupuleux traçant la ligne de
partage structurant nos écoles, nos universités mais aussi nos imaginaires, entre les sciences de la vie
et de la Terre et les sciences humaines et sociales — les premières s’occupant traditionnellement du
temps long des processus terrestres et les secondes de l’histoire et de la temporalité humaine. Une
telle résistance à se laisser confiner à un domaine circonscrit de savoir est l’indice de la charge de
nouveauté que contient ce concept et la réalité qu’il nomme — en tous les sens hors normes. L’une
des vertus du concept d’Anthropocène aura peut-être été d’introduire un « joyeux bordel » dans les
bien nommées « disciplines » du Savoir, comme le disait si justement un auditeur du colloque
« Comment penser l’Anthropocène ? », à l’origine du présent travail9.

Un événement géologique pour la pensée


Son succès fulgurant et le débordement bien au-delà de son berceau disciplinaire d’origine
donnent à penser qu’il nomme à la fois, et de manière indissociable, un événement géologique et un
événement pour la pensée. Un événement géologique car il marque une sortie irréversible de
l’Holocène et des conditions clémentes d'habitabilité que l’espèce humaine, en particulier, aura
connu jusque-là pour se développer. C’est maintenant très clair : si nous continuons le business as
usual, entraînant un réchauffement d’au moins +4°C par rapport à 1870 (selon les données du GIEC,
Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'évolution du Climat), les sociétés humaines seront
confrontées « en quelques décennies à des états et des transformations de leur habitat terrestre
sortant de tout ce qu’elles avaient connu jusque-là depuis l’apparition du genre Homo il y a 2,5

6 Crutzen et Stoermer, « The Anthropocene », International Geosphere-Biosphere Programme, newsletter, 41,


2000. Mais l’appellation « Anthropocène » et sa datation réelle (il y a encore plusieurs dates proposées) ne sera
validée officiellement que par un Congrès international de géologie en 2016. Cf. le travail préparatoire du «
Anthropocene Working Group », http://quaternary.stratigraphy.org/workinggroups/anthropocene/

7 Voir par exemple Bonneuil et Fressoz, L’événement Anthropocène, Seuil, Paris, 2013.

8 D’où la proposition de parler de Capitalocène par Jason W. Moore, cf. jasonwmoore.com.

9 Penser l’Anthropocène, c’est la tâche que proposait d’affronter ce colloque international et trans-disciplinaire
qui s’est tenu au Collège de France les 5 et 6 novembre 2015, et auquel nous avons participé.
millions d’années, rendant impossible toute préparation par des adaptations biologiques ou des
transmissions culturelles pré-existantes. »10. Cet emballement du climat n’est pas un bouleversement
pour les seules sociétés humaines, présentes et à venir : il coïncide en réalité avec une Terre de moins
en moins habitable et accueillante, non seulement pour les vivants humains mais également pour une
multitude d'autres vivants, dont les humains dépendent (pour leurs survies mais aussi pour leurs
relations de sens), et dont les niches écologiques sont d’ores et déjà détruites ou en voie de
destruction accélérée.
Mais l’Anthropocène est également un événement pour la pensée : un appel à penser notre
monde avec la Terre. Comme tout concept, il est forgé pour s’affronter au surgissement d’un
problème ; il répond à l’événement géologique qui fait violence à la pensée stabilisée aussi bien
qu’au monde, en faisant tenir ensemble d’une nouvelle manière des éléments jusque-là tenus pour
disparates, c’est-à-dire ici, provisoirement : l’histoire des différentes sociétés humaines et l’histoire de
la Terre. Mais plus encore qu’un concept, l’Anthropocène devient une certaine manière de faire le
récit de l’histoire du Monde, qui nous donne une compréhension re-située de ce qui nous arrive,
cherchant à nous donner prise sur le réel par une sorte de « retour sur Terre ». Savoir s'il est un bon
récit ou un bon concept ne revient pas à savoir si il sera repris par tous de manière contagieuse
(question du marketing, des techniques publicitaires) : mais fait-il plus penser, et surtout de quelle
nouvelle manière fait-il penser ? Quels seront ses effets ? Que nous fera-t-il faire ? (si l’on admet
qu’un des critères de la qualité d’une pensée est l’action qu’elle permet et à laquelle elle tend.)

Le naturalisme à l’épreuve de l’animisme


Un certain récit héroïque de l’Anthropocène s’est déjà mis en place, la science-fiction se
rapprochant toujours plus du réel ; un récit célébrant la puissance inégalée et inouïe des forces
humaines, rivalisant avec l’énergie déployée par les volcans millénaires, d’ores et déjà en route pour
s’installer aux commandes du « Système Terre » grâce aux seules solutions techno-scientifiques de la
géo-ingénierie (ainsi les propositions de contrôler le climat en propulsant des milliards de particules
dans l'atmosphère pour renvoyer une partie des rayons du Soleil). Un récit ultra-moderne, en somme,
proposant une nouvelle mouture de la volonté de s’arracher aux « contraintes de la Nature »11 . Nous
voyons au contraire dans l’Anthropocène un événement qui a le pouvoir de nous faire ralentir, douter,
bifurquer, qui pourrait faire vaciller les repères et les récits humanistes anthropocentrés chères à la
Modernité — cette Modernité que Philippe Descola appelle le « naturalisme », et qui porte en elle
l’opposition fondamentale qui nous est tous familière, mais pourtant loin d’être universelle et
partagée par les autres peuples : celle de la Nature et des Cultures12.

10 Christophe Bonneuil, article « Anthropocène », Dictionnaire de la pensée écologique, 2015, Paris, PUF, p.38.

11 Dans un autre genre, mais tout autant ultra-moderniste, voir le « Manifeste accélérationniste » de Nick Srnicek
et Alex Williams, consultable ici : http://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/

12 Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005. Une dualité première qui régit toutes les autres, opposant la
nécessité à la liberté, les émotions à la raison, la causalité à la conscience, mais aussi les femmes aux hommes et
l’animal à l’homme. Outre le naturalisme, Descola repère trois autres grandes « ontologies » ou vision du
monde : l’animisme, le totémisme et l’analogisme.
Le naturalisme, étroitement associé à l’histoire occidentale du capitalisme, se reconnait à ceci
qu’il découpe le monde en deux domaines étanches : (1) celui de l’ « extériorité », c’est-à-dire des
lois naturelles du monde physique, de l’universalité, des êtres biologiques et des choses inanimées et
(2) celui de l’ « intériorité », de l’âme humaine, de la culture, des conventions, du sens et de
l’histoire ; il y a ainsi une continuité de tous les êtres sur le plan de la Nature (tous étant soumis aux
mêmes lois), mais une discontinuité sur le plan de l’intériorité (les humains étant les seuls à disposer
d’une subjectivité, par différence avec tous les autres vivants). Pour mieux comprendre notre propre
naturalisme, nous allons brièvement le mettre en contraste avec l’animisme que les anthropologues
rencontrent chez d’autres peuples.
Lorsque l’on est « animiste », le monde ne ressemble plus du tout à celui du naturalisme ; il en
est presque l’inversion parfaite : qu’ils soient humains ou autres qu’humains, jaguar, rivière, singe
laineux ou divinités, tous les êtres partagent la culture, au sens où on leur reconnait un point de vue,
une perspective propre mue par une intentionnalité ; tout être vivant est « animé », une
« personne » (Runa, en langue Quechua) qui manifeste une subjectivité, une âme, une agentivité. La
culture n’est donc plus ce qui nous sépare des autres vivants mais ce qui nous y apparente ; il n’y a
qu’une seule culture. La grande différence avec notre naturalisme est qu’il y a non pas une seule
nature universelle mais plusieurs, si l’on veut : autant de « mondes » différents propres à chacun des
êtres, du fait qu’ils n’ont pas les mêmes corps et les mêmes aptitudes physiques et perceptives selon
la précision de leurs yeux ou la finesse de leurs odorats, selon qu’ils ont des ailes, des grandes
oreilles ou des mâchoires et des griffes puissantes. Les points de vue sont situés dans les corps et
ceux-ci ouvrent à une multiplicité de natures13 . Selon l’anthropologue Eduardo Kohn, qui étudie le
peuple Runa vivant dans l’Amazonie péruvienne, si les animistes en contact permanent avec la forêt
se représentent les autres formes de vie, ces mêmes formes de vie se les représentent également
selon leur point de vue, et il est crucial pour eux de reconnaître ce fait et de s’y rendre attentif (ne pas
reconnaître un jaguar comme un autre « soi » peut ainsi être fatal, car c’est lui qui nous transforme
alors en chose, à qui il n’a pas été reconnu de point de vue et qui de ce fait est devenue une proie).
L’âme n’est ainsi pas ce qui nous sépare des autres vivants (ou non vivants), ni n’est située « à
l’intérieur de notre tête » comme notre propriété la plus propre : c’est une relation, car avoir une âme
passe nécessairement par le fait que l’autre reconnaisse (ou non) que vous en avez également une
(que cet autre soit humain ou non). Il y a ainsi une nécessité relationnelle à prendre en compte
l’existence de perspectives nonhumaines pour vivre et survivre au sein d’une « écologie trans-
spécifique des sois » (trans-specific ecology of selves)14 . Connaître, communiquer et vivre en
présence des nonhumains implique alors de trouver des portes d’entrées dans leurs mondes de
significations, de s’efforcer de se mettre dans leur peau (notamment par les rites et l’ingestion de
psychotropes, mais aussi par les comportements), ce qui implique un brouillage des frontières
ontologiques et un devenir-autre (qui peut parfois être dangereux et amener la personne à perdre

13 Pour une exposition détaillée de l’animisme et du perspectivisme amérindien, lire Viveiros de Castro,
Métaphysiques cannibales, PUF, Paris, 2009.

14 How Dogs Dream, American Ethnologist, Vol. 34, No. 1, pp. 3–24, 2005, consultable ici : http://
hot.hnet.uci.edu/critical/pdf/kohn.pdf, et How Forests Think, « Toward an Anthropology Beyond the Human »,
UCP, 2013.
son âme, faute d’avoir su se protéger suffisamment pendant la transformation). Brouillage des
frontières au plus loin du cordon sanitaire que le naturalisme dresse entre les « choses » de la Nature
et les « personnes » de la Culture. En se rendant sensible à des points de vue nonhumains par de
multiples techniques relationnelles, l’animisme s’est rendu ainsi plus attentif à l’insertion de ses
actions dans un contexte vivant qui l’enveloppe, plus alerte quant aux conséquences de ses actions
pour les autres formes de vie et pour la trame toujours à naître du tissu de leurs relations. Cette
confrontation à l’animisme (trop brièvement résumé ici) nous apporte en retour quelques éléments
pour susciter cette étrangeté à nous-mêmes dont nous parlions au tout début — des éléments pour
arrêter de jouer aux Humains et devenir davantage Terrestres.

Le naturalisme à bout de souffle


Si l’on peut mesurer la justesse d’une pensée ou d’un récit à sa capacité à nous faire saisir ce qui
arrive pour mieux le transformer (ou peut-être arrêter de le transformer ?), force est de constater que
le récit de l’exceptionnalisme humain qui accompagne le naturalisme est inadéquat, hors d’usage, à
bout de souffle, et plus encore un des éléments à l’origine de notre situation. À s’en tenir à la
séparation entre l’histoire naturelle de la Terre et l’histoire plurielle de la liberté des Hommes, ce dont
l’Anthropocène est le nom reste strictement impensable, imprévisible, inimaginable : il y a deux
grands domaines incommensurables, qui n’ont rien (ou si peu) à voir l’un avec l’autre. L’ironie de
notre sort est qu’avec l’entrée dans l’Anthropocène, produite par ce mélange de naturalisme et de
capitalisme, se crée un gigantesque carambolage des temporalités et « domaines » que l’on croyait
dur comme fer stabilisés et étanches — la « nature » n’étant plus ce décor à l’arrière-plan de nos
existences mais une multitude d’agents « rétro-agissant » directement et de plus en plus fortement à
nos actions et nos pressions. Comme un violent retour du refoulé, l’intrusion de ce carambolage dans
nos vies nous force à voir que le Grand Récit moderne des Hommes s’émancipant de la Nature est
faux, dangereux, inattentif et ir-responsable : incapable de répondre de ce qui nous arrive et de
répondre des conséquences désastreuses de ses propres actions pour le monde15 .
Si l’Anthropocène est l’entrée dans une nouvelle ère géologique dont les mouvements
tectoniques profonds ébranlent les fondements les mieux assurés de notre « commune humanité »,
reste à savoir si le concept et le travail de pensée qu’il appelle (distribué tout le long des différentes
disciplines du savoir) peuvent à eux-mêmes déclencher le changement de nos existences et le saut
hors de cette manière destructrice de faire monde avec la multitude des créatures, humaines et
autres qu’humaines, qui caractérise le capitalisme et le naturalisme… S’il n’y a pas de voie de sortie
possible hors de l’Anthropocène (comme ère géologique dont les effets à long terme outrepasseront
de fait l’effondrement de notre économie capitaliste actuelle), quelles sont les voies praticables pour
retravailler et sortir de la « configuration de monde » responsable de cette ère géologique
irréversible ? Bien plus que d’un surcroît de connaissance objective, nous avons besoin d’imaginaires,
de croyances et de récits collectifs renouvelés ; des imaginaires politiques et des fictions écologiques
comme autant de manières de redonner à voir et sentir, de faire tenir ensemble par la parole et les
pratiques, les différents êtres qui peuplent et forment la Terre. Les ressources de l’imaginaire et du

15 C’est en sens que Isabelle Stengers développe l’idée que « le capitalisme est irresponsable », dans Au temps
des catastrophes, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2010.
récit peuvent-elles nous donner le désir et le mouvement pour introduire de la nouveauté dans le
monde ?

Méconnaissance, émotion et croyance


Il n’y a pas de débat, et tout le monde s’accorde : ce n’est pas d’un manque de connaissance sur
l’état de la planète dont nous souffrons, mais d’abord d’une incapacité à produire un lien conséquent
entre nos savoirs et nos actions (nous n’avons jamais autant eu d’informations scientifiques et le
réchauffement climatique est l’un des phénomènes le mieux documenté qui ait existé dans l’histoire
des sciences). Le problème est que nous ne parvenons pas à croire ce que l’on sait pourtant
parfaitement par ailleurs. Notre situation est ainsi caractérisée par la méconnaissance, c’est-à-dire
l’accumulation de connaissances sans croyance (René Girard). La croyance serait non pas une opinion
subjective concernant un certain état du monde, mais plutôt ce qui nous entraîne à agir, percevoir et
ressentir de concert avec d’autres — d’où le défaut d’action en l’absence de croyance commune. La
prolifération d’informations et les injonctions moralisatrices à « agir de manière éthique et
responsable » ne parviennent pas à produire une croyance, mais en viennent finalement à faire
obstacle à l’action décidée, fractionnant et pulvérisant l’énergie collective en autant de « petits
gestes » individuels inconséquents et gouvernables par le néocapitalisme vert. Une dissociation de
plus en plus forte d'avec nos milieux de vie (rues, quartiers, places, habitations, champs, forêts,
plages et chemins) s’ensuit : nous nous en détournons et les laissons à leur sort (ou plutôt : aux mains
de ceux qui les privatisent et exercent un pouvoir politique et économique en notre nom) et nous
nous replions sur des bulles affectives de plus en plus étroites, parfois étouffantes, oasis au milieu
d’un désert de plus en plus chaud. Nos émotions, écartelées entre nos savoirs et cette absence
d’action, se font de plus en plus fortes mais ne trouvent pas à se déployer en action sur le monde, ou
bien se figent dans une sorte de « panique froide » qui nous envahit (Stengers).
L’accumulation de connaissances sur le monde n’a pas le pouvoir de recoller le percevoir, le
sentir et l’agir — elle est l’origine même de leur dissociation16 . Si l’on suit le philosophe Gilbert
Simondon17 , pour que la perception d’un problème et la possibilité d’agir puissent surmonter leur
dissociation, il faut que se produise une rencontre des individus au niveau de leurs différentes
affectivités, et que ces affectivités puissent s’amplifier et se structurer en émotions dans la formation
d’un groupe d’action. Groupe qui peut être éphémère, lors d’un rassemblement politique par
exemple, ou bien trouver à perdurer et s’organiser. Lorsque le percevoir et l’agir ne trouvent plus à
s'associer dans l’individu seul, comme dans le cas de la perception et du savoir d’une menace
écologique et de l’incapacité à répondre par une action ajustée, il faut que se trouvent les voies
d’une relation à un collectif pour que leur rapport puisse se réaliser et se rétablir à nouveau — de
manière amplifiée, au-delà de l’individualité. C’est seulement l’émotion partagée avec d’autres qui

16 Avec la connaissance et plus généralement le « psychisme » se créé une distance entre le vivant (humain ici) et

l’action. Comme le dit Canguilhem : « La pensée n’est rien d’autre que le décollement de l’homme et du monde
qui permet le recul, l’interrogation, le doute (penser c’est peser, etc.) devant l’obstacle surgi. », La connaissance
de la vie, Vrin, Paris, 2009.

17 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Jérôme Millon,
Grenoble, 2005, p.167.
peut recréer un système de couplage amplifiant entre nos perceptions, nos savoirs et notre capacité
à être source d’actions. Ce n’est alors plus un individu seul qui perçoit, ressent et agit dans un milieu :
c’est un « système unifié d’êtres réciproques »18 , où chaque perception, affect et action des uns sont
chargés de ceux de tous les autres. Notre être se trouve alors prolongé au-delà de lui-même par celui
des autres, mieux : par le système de résonance que nous formons. Nos véritables émotions ne sont
donc pas individuelles, situées dans notre for intérieur, mais expriment qualitativement notre relation
au milieu et au groupe, et notre capacité à agir de manière orientée avec d'autres, selon la joie,
l’espoir, la confiance ou encore la colère partagée.19
Ceci permet de préciser le mode d’existence de la « croyance » dont nous parlions plus haut : si
selon Simondon « la croyance est cette individuation collective en train d’exister »20 , c’est qu’elle
n’est pas une opinion ou une vérité toute faite imposée de l’extérieur par la société à l’individu ; la
croyance est la direction d’existence prise par le mouvement de transformation de chacun par le
groupe et du groupe par chacun, qui nous prend au ras de nos émotions et nous rattachent les uns
aux autres. La croyance suppose une véritable individuation collective où les sujets s’orientent dans le
monde selon une ou plusieurs convictions partagées concernant ce à quoi il importe de consacrer ses
efforts, voire sa vie. Lorsque nous croyons, nous ne sommes pas mus par des idées inconscientes que
le groupe aurait mis en nous à notre insu : nous sommes portés par une vague d’action et d’émotion
plus qu’individuelle qui nous affecte dans notre manière de nous rapporter à nous-mêmes et au
monde. La croyance est plus qu’individuelle : elle est véritablement trans-individuelle, elle passe à
travers les individus. C’est pourquoi il ne suffit pas d’être « ensemble » pour conférer aux émotions le
pouvoir de nous faire croire et agir, il faut encore que cet être-ensemble lui-même vienne nous
affecter en retour comme une métamorphose et un déplacement de nos limites individuelles. Sous
cette perspective, nous pouvons maintenant comprendre que le défaut de réactions à la hauteur de
notre situation anthropocénique provient pour partie d’un défaut de croyance compris comme un
défaut d’individuation collective. C’est lorsque le groupe que nous formons avec d’autres parvient à
amplifier et orienter notre pouvoir de percevoir, de ressentir et d’agir que le monde ne nous paraît
plus être une extériorité qui se dresse devant nous comme un mur ou un obstacle, face auquel notre
connaissance ne peut rien — le monde redevient habitable, un potentiel de transformation en lequel
on peut croire.
Si les peu crédibles théories rationalistes de l’action (qui font s’ensuivre une action à une claire
connaissance des faits et à une discussion strictement rationnelle) sont en échec, c’est bien parce
qu’elles laissent un trou quelque part ; ce trou, ce sera notre hypothèse, est non seulement celui de
l’individuation collective comme nous venons de le voir, mais plus encore celui de l’imaginaire et des
récits sur lesquels le collectif peut trouver à s’enraciner, en tant qu’ils sont le lieu de formation de
croyances fortes portées par des émotions qui nous orientent. Contre l’approche rationaliste de
l’action, un certain courant féministe et écoféministe (dont nous parlerons plus bas) a choisi de suivre

18 Ibid. p.302.

19 Ainsi comprises, nos émotions offrent souvent de beaux exemples concrets pour réfuter quiconque voudrait
privilégier le groupe sur l’individualité, ou l’individualité sur le groupe.

20 Ibid. p.291.
cette voie et souligné l’importance de cette mise en commun des émotions, dans le but de dessiner
la forme de nos actions, et de sortir de l’isolement ou du désarroi affectif dans lequel nous plonge le
monde à l’époque de l’Anthropocène. Elles ont aussi souligné que ce travail de mise en commun des
émotions peut nous sortir de l’assèchement de l’imagination et produire de nouveaux récits
positifs, enracinés parce que chargés d’expériences situées et de sensibilités. Ces récits sont autant
de manières de formuler ce qui nous arrive et ce que nous désirons.

L’imaginaire terrestre
La puissance du capitalisme ne provient-elle pas de la force et de la simplicité de son imaginaire
moderniste, de la petite histoire qu’il nous raconte et de ce qu’elle nous donne à voir, cristallisée
dans le mythe du Progrès de l’Humanité s’arrachant à la Nature et l'Animalité pour ouvrir un Futur
toujours Meilleur ? Nous avons oublié que c’était une histoire et refoulé le pouvoir des récits dans
notre manière de composer le monde et de nous représenter ses différents existants et leurs
relations21.
Mais en choisissant de parler d'imaginaire, le danger n’est-il pas celui d’activer la thèse viciée
selon laquelle la narration, le mythe ou le récit sont le signe d’un besoin propre à l’« Homme »
compris comme être-de-langage, et dont l’« Animal » serait par définition privé (et caractérisé par ce
défaut) ? Nous retomberions alors dans les travers du naturalisme que nous avions ciblé plus haut…22
Nous sommes néanmoins attirés par l’idée, certes pas nécessairement nouvelle mais à laquelle il faut
se rendre plus sensible, selon laquelle les devenirs humains dans le monde sont perpétuellement
orientés par des mises en récit de leurs conduites passées, présentes et à venir, et de leurs rapports
au monde plus qu'humain, en tant que ces récits font tenir ensemble certaines émotions, relations,
perceptions, actions, mémoires et images, et dont l’ensemble configure, pour le meilleur et pour le
pire, des imaginaires — comme tels pas nécessairement présents à la conscience sous forme
d’énoncés clairs et distincts. Nous parlons d’ « imaginaires » non au sens de discours imagés,
inoffensifs et sans effet sur le monde, mais constituant autant de « toiles de fond » configurant nos «
manières de faire monde » avec d’autres êtres (worlding, comme le dit Donna Haraway) et de
« partager le sensible » entre ce qui est visible et invisible, présent et absent, entre ce qui importe et
ce qui n’importe pas (Jacques Rancière). Chaque imaginaire se différencie en ce qu’il ne rend pas
attentif et sensible aux mêmes êtres et modes de relation entre ces êtres.
Comme le défend l'écoféministe Donna Haraway, si nous voulons produire un autre récit du
monde en train de se faire à l'Anthropocène, il importe de parvenir à déstabiliser nos mondes de
pensée par la rencontre d’autres mondes de pensée23 : d’autres mondes humains (au travers des
études et récits de l’anthropologie, explorant le « multivers » des manières de faire monde, mais

21 The Dark Mountain Manifesto, http://dark-mountain.net/about/manifesto/

22 Et dans le danger d’un monde de sens exclusivement humain, clos sur lui-même, incapable de se rendre
attentif aux autres êtres qui peuplent la Terre et qui le constitue lui-même, sans qui nous ne serions pas ce que
nous sommes, et incapable de les incorporer dans nos récits comme participant du sens de ce que cela veut dire
d’être « humain ».

23 cf. Donna Haraway, conférence intitulée « Anthropocene, Capitalocene, Chthulucene : Staying with the
Trouble », 2014, visionable ici : https://vimeo.com/97663518
aussi au travers de la politique), autant que par la rencontre des mondes autres qu’humains (au
travers de l’éthologie mais aussi par nos relations ordinaires et quotidiennes aux multiples vivants
proches de nous, que nous ne voyons pas toujours mais qui sont pourtant bien là). Si l’Anthropocène
peut constituer pour nous « un appel au psychisme » (Simondon), à un surcroît de penser, la réponse
à cet appel doit néanmoins nous porter bien au-delà d’un renouveau de l’imaginaire humaniste24,
réfléchissant et organisant son rapport au monde selon le schéma Nature/Cultures, vers un imaginaire
terrestre, post-naturaliste et post-capitaliste. Imaginaire faisant droit et place, dans nos histoires du
passé, du présent et du futur à un surcroît de présence pour les invisibles (nous parlerons plus bas
des femmes sorcières chassées au Moyen Age, expulsées du récit de la Modernité) et pour les
compagnons nonhumains, animaux, forêts, océans, machines, avec qui nous sommes
irrémédiablement associés et qui peuplent avec nous la Terre (souvent différemment de nous).
Qu’est-ce qu'un imaginaire terrestre nous fait faire et dire par différence avec l’imaginaire
moderne ? Que peut un imaginaire plus qu’humain porté par d’autres récits historiques, fictions, mais
aussi rituels à réinventer25, célébrant l’importance d’autres points de vue, et l’importance de notre
appartenance à des collectifs qui outrepassent le « solipsisme social »26, clair et rassurant, des
humains du monde du capitalisme ? Et finalement, que peut l’imaginaire terrestre pour une politique
d’émancipation ?

Réécrire l’histoire
L’institution d’une frontière qui sépare la nature des cultures participe ainsi d’un « fond de
monde », la plupart du temps implicite, à partir duquel nous comprenons et composons notre
relation à la Terre et aux êtres qui la peuplent.
Cette toile de fond n’est pas une convention entre humains ni un récit conscient, ni même un
ensemble d’archétypes inconscients. Elle est un ensemble de croyances, de valeurs et de techniques
partagées par une communauté : la plupart du temps une bonne part des croyances et même des
règles restent implicites, donc non négociables. Notre toile de fond est d’abord un accord pratique,
qui concerne nos actions quotidiennes, notre rapport au monde courant, et venant de ce fait peupler
nos imaginaires. Tous les jours, les scientifiques font des expériences en laboratoires pour découvrir
de nouvelles régularités ou lois naturelles, se rapportant à la Nature comme une entité à dévoiler.
Tous les jours, des engins labourent mécaniquement la terre comme si elle était morte et passive,
croyant la rendre ainsi plus productive. Tous les jours, des politiques élaborent de nouveaux projets
sur des zones écologiques fragiles sans interroger les êtres qui les peuplent et leurs différentes
formes de vie. Pour Wittgenstein, une telle toile de fond est une « grammaire » de l’existence : elle
façonne nos modes de représentation en prenant sa source dans des pratiques diffuses et fortement
répandues. Pour nous (occidentaux) en quelque sorte, le partage entre la Nature et les Cultures est
toujours déjà là, nous sommes dès la naissance immergés dans des jeux, des coutumes et des

24 Où l’on aurait enfin mis « l’Humain d’abord », au centre de nos préoccupations.

25 Les rituels importent dans la mesure où ils permettent d’instaurer dans le temps une fidélité à certains êtres ou
entités qui ont le pouvoir de rassembler un collectif de par l’autorité qui leur est reconnue.

26 Et pas seulement individuel.


institutions qui le sous-tendent, et nous nous imprégnons de règles tacitement transmises par les
pratiques auxquelles elles sont immanentes27 . Cette toile de fond se transforme en une seconde
nature faite de couches sédimentées qu’il est très difficile de remodeler à notre guise.

Pour commencer à avoir prise sur cette toile de fond, il faut dire qu’elle ne s’est pas tissée d’elle-
même, qu’il a fallu la composer activement à travers des actions, des pratiques et des coups de
force, mais aussi des histoires, des mythes et des récits qui les prolongent. Notre texte peut à présent
s’intéresser plus précisément aux récits qui ont contribué à élaborer notre fond de monde. Comment
se sont-ils composés ? Qui les a écrit, raconté, transmis ? Ce sont les questions soulevées par les
écoféministes, dont le premier pas est d’interroger la notion universelle de vérité — ici la vérité
historique — ainsi que celle d’objectivité.
L’histoire est un récit, une interprétation, une reprise teintée de subjectivité composant une
constellation de faits recueillis et assemblés ; et notre manière d’écrire et de raconter l’histoire, notre
histoire, ne va pas sans une certaine manière d’habiter le monde, et donc de le comprendre. Qu’est-
ce qui sera retenu par l’historien comme ayant la teneur d’un événement historique ? Quel fait sera
mis en lumière quant à son caractère déterminant au sein de l’histoire ? Cela variera selon le point de
vue de l’historien : si l’on suit Isabelle Stengers reprenant Whitehead, on peut dire que toute histoire
est une perspective sur le monde — même lorsqu’elle se veut réaliste (il y a plusieurs manières de
raconter la même histoire de manière « réaliste ») — et que la vérité historique est la variation de
l’intérêt28. Affirmer que tout historien a intérêt à raconter l’histoire de telle ou telle manière ne signifie
pas que tout récit soit corrompu, mais seulement que toute tentative de détacher certaines
« importances » quant aux faits passés est ancrée dans un monde, et raconte le passé avec une idée
sous-jacente de ce qui est juste, bon, objectif : nous ne pouvons pas nous défaire une fois pour toute
de cette toile de fond implicite qui accompagne et oriente toutes nos expériences. Comme l’écrit
Jacques Rancière, « le réel doit être fictionné pour être pensé […], écrire l'histoire et écrire des
histoires relèvent d'un même régime de vérité.»29

Mais nous devons aussi dire que notre apprentissage de l’histoire — à l’école, à travers des livres,
des films, par ouï-dire, racontée par des proches — est un enjeu quant à la manière dont nous nous
comprenons et dont nous pouvons nous singulariser aujourd’hui. L’histoire a toujours un rôle pour
notre présent, notamment celui de rendre compte de la manière dont il s’est tissé et donc de la
manière dont il aurait pu se tisser autrement. L’histoire de la condition des femmes met en lumière et

27 Wittgenstein s’intéresse notamment aux mathématiques comme grammaire de l’existence, en défendant


qu’elles ne sont pas a priori, mais qu’elles naissent comme un accord pratique, à partir de régularités partagées.
Pour lui, une des croyances d’arrière-plan fondamentale qui donne appui aux mathématiques est la croyance en
la régularité de la nature. Voir l’article « Mathématiques et anthropologie chez Wittgenstein » de Christiane
Chauvire, consultable ici : http://www.univ-paris-diderot.fr/philomathique/Chauvire03-06-04.pdf

28 Nous reprenons ici en la modifiant une formule de Whitehead : « la vérité concrète est la variation de
l’intérêt », in Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead, « Une libre et sauvage création de concepts », Seuil,
Paris, 2002, p.206.

29 Jacques Rancière, Le partage du sensible, « Esthétique et politique », Paris, La Fabrique, 2000, p.61.
permet de comprendre des situations actuelles de domination qui survivent sous des formes parfois
plus douces. Même si elle n’est pas la condition de possibilité de l’action transformatrice ou
révolutionnaire, la compréhension de l’histoire d’un mode de domination est un enjeu important pour
la lutte politique30 . C’est pourquoi les écoféministes se sont intéressées à l’histoire de la domination
de l’homme sur le monde vivant et à celle de la domination des hommes sur les femmes. En marge
des récits historiques dominants, elles ont réécrit « leur » histoire, et notamment celle de femmes
attachées à leurs terres qui furent dépossédées de leurs savoirs, de leurs milieux et de leurs corps par
le système patriarcal et capitaliste. Starhawk nomme le récit naturaliste exposé plus haut, ayant peu à
peu dissocié les humains du monde vivant, le récit de la mise à distance ; c’est ce récit qui a
contribué à l’exploitation de la Terre comme si elle était une ressource faite pour les hommes.

« La mise à distance est l’aboutissement d’un long processus historique. Il s’enracine dans la
transformation, à l’âge du bronze, de cultures fondées sur la mère et la terre, dont les religions
s’adressaient à une Déesse et à des dieux faisant corps avec la nature, vers des cultures urbaines
patriarcales conquérantes dont les dieux inspiraient et soutenaient les guerres. Yahvé de l’Ancien
Testament en est le premier exemple, lui qui promet à son Peuple élu la maîtrise sur le règne animal
et végétal, et sur les autres peuples qu’il encourage à envahir et à dominer. Le christianisme a
approfondi cette séparation en établissant une dualité entre l’esprit et la matière, qui identifie la
chair, la nature, la femme et la sexualité avec le diable et les forces de l’enfer. Dieu a été représenté
comme un homme mâle, non contaminé par les processus de naissance, des soins nourriciers, de la
croissance, de la menstruation et de la corruption. Il a été enlevé de ce monde vers un royaume
spirituel transcendant, quelque part ailleurs. »31

Il s’agit de pointer deux choses : premièrement, le capitalisme a pu s’amplifier jusqu’à devenir


une forme de vie adoptée par la majorité des habitants de la Terre notamment grâce à des récits et
des mythes, parfois religieux, plus ou moins explicites. Un mode de vie regroupe un ensemble
d’actions orientées par des « thèmes affectivo-émotifs »32, qui font que ces actions sont toujours des
actions pour un monde et non pas seulement des actions sur le monde. Ces actions sont portées par
un imaginaire — tissé à partir de récits historiques — qui leur donne du sens. Le capitalisme n’a pu
s’imposer sans faire fonctionner des histoires convoquant nos désirs et nos croyances, comme la
colonisation et la découverte du Nouveau Monde, mais aussi la visée d’une hausse des niveaux de
vie et du « bien-être », l’accès à la propriété individuelle pour tous, l’énergie nucléaire pour tous, etc.
Deuxièmement, il importe aux écoféministes d’analyser ces récits — leur caractère phallocentré et
anthropocentré — mais également d’écrire elles-mêmes d’autres récits, et de rappeler ce qui a été
oublié par les premiers.

30 Nous nous opposons à la thèse selon laquelle l’enjeu de la politique concernerait le champ de l’opinion — et
cela pour la simple raison qu’on ne change pas de mode de vie depuis une prise de conscience individuelle. Il
ne suffit pas de dévoiler les causes ou les raisons d’un problème pour agir et le résoudre. En témoigne la
situation écologique actuelle.

31 Starhawk, Rêver l’obscur, femmes, magie et politique, Cambourakis, 2015, p.40-41.

32 Simondon, op. cit., p.243


Il revient ainsi aux féministes de raconter et de ré-écrire l’histoire des sorcières et de leur
exécution massive au Moyen-Age, du XIVème au XVIIème siècle. L’insistance sur cet événement
historique n’est pas sans enjeu pour appréhender le fonctionnement de la médecine occidentale
moderne où les médecins sont majoritairement des hommes et les manières de guérir des
interventions locales suivant un diagnostic d’experts. L’exécution des sorcières paysannes va de pair
avec la dépossession de savoirs populaires relatifs au soin et aux plantes, transmis de femme en
femme, qui privilégiaient une approche sur le long terme, préventive et douce — à base de plantes
— à une approche alarmiste et spectaculaire. En fait, des féministes comme Barbara Ehrenreich et
Deirdre English ont avancé que la persécution des femmes soignantes est allée de pair avec la
professionnalisation de la médecine : les sorcières faisaient de la concurrence aux nouveaux
médecins formés dans des écoles interdites aux femmes. C’est ainsi que tout savoir populaire — non
institutionnel — a été discrédité et que la chasse aux sorcières a commencé : pourtant, tout un
chacun savait l’efficacité des soins dispensés par ces femmes et leurs savoirs empiriques,
contrairement parfois aux mesures « héroïques » tirées d’apprentissages théoriques des médecins
« réguliers » qui utilisaient des laxatifs à haute dose et de l’opium33. La chasse aux sorcières a été
justifiée par l’Eglise catholique comme une chasse contre la magie et non contre une forme de
médecine peu sûre. Les relations ambiguës des sorcières avec la Terre, les plantes, les esprits de la
nature témoignaient de leur pacte avec le diable. Exécuter les sorcières a été une manière de
détacher les humains d’un lien qu’ils avaient avec des êtres vivants leur permettant de se guérir.

Cette réécriture de l’histoire a pour but de venir mettre en question ce fond de monde fictionnel
sur lequel se sont construits le capitalisme et le naturalisme : la dissociation des humains d’avec le
monde vivant n’est pas une réalité éternelle, elle a au contraire été orchestrée par ceux qui voulaient
le maîtriser pour asseoir leur statut social et mettre en place une économie efficace — la chasse aux
sorcières étant un exemple historique de la construction de cette dissociation. Les sorcières en effet
étaient celles qui savaient communiquer avec les nonhumains pour soigner. Selon Carolyn Merchant,
citée par Starhawk, le capitalisme a du s’appuyer sur la fiction d’une nature représentée comme une
machine morte — et non plus un organisme vivant — afin de pouvoir l’exploiter : cette image de la
machine, d’un monde composé de parties isolées, non vivantes, aux mouvements autonomes est
issue d’un contexte chrétien qui avait depuis longtemps privé la nature de toute divinité et de tout
esprit34, alors que les sorcières, elles, étaient en lien avec la « magie » de la nature.

33 Barbara Ehrenreich, Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières, une histoire des femmes
soignantes, Cambourakis, 2014, p.69.

34 Merchant Carolyn, The Death of Nature, Woman Ecology and the Scientific Revolution, San Fransisco, Harper
and Row, 1980. Cité par Starhawk, Rêver l’obscur, femmes magie et politique, op.cit. p.43.
Reconfigurer les imaginaires, se ré-approprier le réel
Les écoféministes, réécrivant l’histoire depuis un point de vue féminin, mais aussi d’être vivant35,
ré-affirment le caractère fictionnel de la science qui s’exprime à deux niveaux : en premier lieu il
concerne le « fond de monde » collectif implicite — le partage Nature/Cultures sur lequel se fonde la
science moderne agit comme une toile de fond sur laquelle reposent toutes nos représentations et
nos pratiques — mais il se manifeste aussi à travers des fictions plus tangibles et explicites comme
celle de la conquête spatiale. Ces récits sont de nature fictionnelle mais ils fonctionnent parce que
nous leur avons fait confiance.
Jacques Rancière explique qu’il est courant d'opposer la politique (réelle) et la fiction des
rêveurs. Mais selon lui la fiction ne s'oppose pas au réel, et est plutôt une certaine manière de
configurer le réel. C’est pourquoi il faut toujours faire œuvre de fiction pour parvenir à dire « voilà ce
qui est donné », « voilà ce que nous éprouvons, ce que nous voyons », « voilà les causes de ce qui
est donné », « voilà la manière dont les choses sont liées et dont elles font sens ensemble », « voilà
les futurs que cet état de choses autorise » 36. Cela signifie que la manière dont on raconte l’histoire
ainsi que les mythes et les récits que nous convoquons au quotidien nous servent à tisser une
compréhension du monde : ils sont ce qui nous permet d’avoir une « prise » commune sur le réel ;
sans cette vision ou optique collective, aucune action politique n’est possible.

Starhawk nous montre comment son convent37 développe un imaginaire terrestre de


l’immanence contre les récits moderniste et naturaliste de la mise à distance. Imaginaire qui s’oppose
aux récits du « Grand Homme » :

« Le Grand Homme, appelez-le Moïse, Jésus, Freud, Bouddha ou Marx, écrit un livre ou bien ses
mots sont transcrits par d’autres. Ses mots deviennent la source de l’autorité, de la vérité. […] Ce
récit légitime l’autorité de quelques élus qui ont reçu la vérité unique. Il conforte l’idée que la vérité
est trouvée au-dehors et non au milieu, et nie l’autorité de l’expérience, la vérité du corps et des
sens, la vérité qui appartient à chacun-e et qui diffère pour chacun-e. »38

Les mouvements féministes — dans leur dimension théorique comme dans leur dimension
politique — accordent une grande importance au fait de nommer. Ici, il s’agit de nommer les récits
de la mise à distance pour cerner comment ils nous contraignent –— et dans une perspective

35 Se distinguant en cela des courants féministes classiques ayant une approche plus sociale et anthropocentrée,
s’appuyant sur une critique politique de la « naturalisation » des femmes.

36 Propos tirés de la conférence intitulée « La politique de la fiction », animée par Jacques Rancière le 9 février
2012 dans le cadre du cycle « Miracles et mirages de la représentation » que l'association Échange et diffusion
des savoirs présente depuis novembre 2011 à l'Hôtel du département à Marseille.

37 Les convents à l’origine sont de petits groupes où l’art sorcier a survécu alors qu’il était interdit. Le convent de
Starhawk est un collectif spirituel et politique composé de femmes. Elles pratiquent des rituels pour célébrer la
Déesse et participe à des actions politiques en lien avec des problématiques écologiques : occupations de
centrales nucléaires, marches non violentes, etc.

38 Starhawk, Rêver l’obscur, femmes magie et politique, op.cit. p.63.


foucaldienne, comment ils produisent des attitudes et des ressentis (qui ne sont donc pas
l’expression d’une essence humaine déjà fixée dans ses capacités). « Cette expérience est la première
étape vers le changement », pour Starhawk 39. Les nommer revient ici à affirmer que ces mythes
constituent des choix pour des valeurs, pour des formes de vie40 .
Mais il faut ensuite, ou parallèlement, faire exister positivement un autre imaginaire, d’autres
récits qui nous donnent de la puissance, des émotions, des joies partagées. En pratiquant la religion
de la Déesse à travers des danses, des invocations, les femmes du convent de Starhawk (dont elle
dirige les rituels) alimentent et font vivre cet imaginaire terrestre dont nous parlions plus haut : elles
célèbrent les pouvoirs d’une entité qui les rassemble et qui permet d’enraciner leur individuation
collective dans une croyance qui oriente leurs attentions et leurs désirs. La Déesse ressemble au Dieu
de Spinoza que les modes expriment41 : immanente, elle est en chaque être (à l’opposé d’un Dieu
qui transcende le bas monde). La « magie » qu’elles pratiquent consiste aussi à se ré-approprier le
langage — car « le langage distribue le pouvoir »42 ; il s’agit de fabriquer de nouvelles métaphores :
sans nier la lumière, il faut réhabiliter l’obscur, convoquer l’image de la terre, du corps sensible, des
tréfonds. Ces récits fonctionnent à partir de symboles qui n’ont pas de contenu de sens pré-
déterminé mais qui portent notre attention sur une chose, la valorisent. Ainsi le mythe de la Déesse
— intérieure, immanente, en train de se faire, offrant la vérité du sentir à chacune — fait exister des
valeurs et des êtres qui s’opposent aux mythes du Grand Homme — extérieur, transcendant,
détenant une vérité absolue précédant le mouvement du monde. Le rituel ici ne doit pas être
confondu avec la soumission à une entité surnaturelle, il doit être abordé depuis son efficace,
autrement dit du point de ce qu’il produit comme transformation pour chacun-e et pour le groupe :
le fait de célébrer la Déesse collectivement donne de la puissance aux femmes en présence ainsi
qu’une confiance pour défendre des valeurs attachées maintenant à des croyances profondes —
d’autant plus profondes qu’elles convoquent des émotions qui produisent une mémoire collective.
« L’efficace du rituel n’est donc pas la convocation d’une déesse qui inspirerait la réponse {adéquate
à un problème donné}, mais la convocation de ce dont la présence transforme les relations
qu’entretient chaque protagoniste avec ses propres savoirs, espoirs, craintes, mémoires, et permet à
l’ensemble de faire émerger ce que chacun, séparément aurait été incapable de produire.

39 Ibid, p.65. On pourrait questionner ce caractère « premier » du fait de nommer dans un processus de
changement, d’individuation. Il se peut en effet qu’une démarche de « déconstruction » vienne en premier — où
il s’agit de comprendre pourquoi nous adoptons telle et telle attitude — mais pas nécessairement. Comme le
défendent Deleuze et Guattari, il arrive que la pratique soit en avance sur la pensée (ou bien l’inverse).

40 Selon Emilie Hache « depuis le début des années 1960 les auteures de SF (éco)féministes ont multiplié
nouvelles, romans et cycles romanesques questionnant radicalement les mythes, les attachements comme les
choix de notre modernité, au prisme de leurs conséquences écologiques, éthologiques ou encore féministes. »
Préface de Rêver l’obscur, femmes magie et politique, op.cit p.22.

41 Dans les premières définitions de l’Ethique, Spinoza nomme Dieu ce qui n’a besoin que de soi pour exister, et
mode à l’inverse, ce qui n’existe pas par soi : les modes sont les êtres relationnels (que nous sommes parmi
d’autres). Dieu est la nature, il se loge au cœur de la multiplicité des êtres qui la peuplent : il n’est pas
transcendant, mais immanent.

42 Ibid, p.66.
Empowerement, production grâce au collectif, de parties capables de ce dont elles n’auraient pas
été capables sans lui. »43
L’éthique que sous-tend la religion de la Déesse n’est pas fondée sur le sentiment individuel
d’intégrité et de fierté mais sur le soi pris dans un contexte, un territoire, jamais considéré comme un
objet séparé : « le soi est un nœud de relations enchevêtrées pris dans une communauté humaine et
biologique »44. Cette éthique est écologique : elle s’appuie sur la prise en compte des êtres qui
constituent nos milieux, en tant que ceux-ci appartiennent à la composition de nos existences. On
voit ici comment les récits vont de pair avec des pratiques éthiques de façonnement ritualisé de soi
— bientôt politiques — et qu’il n’y a pas de grande frontière entre la fiction et le réel.

Il n’y a pas de présent habitable sans récit du passé, nous avons tenté de le montrer — mais le
présent lui-même est habité par un potentiel qui ouvre au futur. La science-fiction est alors l’une des
voies nous permettant d’orienter ce potentiel : elle ouvre à des possibles vivants et opère une forme
de sélection discriminante fermant la porte à des futurs indésirables.

La science-fiction et l’ouverture des possibles


La fiction, et notamment la science-fiction, en nous plongeant dans des mondes imaginaires
réalistes, sont une des voies praticables pour produire la dimension de croyance qui manque à nos
savoirs scientifiques naturalistes. Comme le dit Marc Attalah : « Comment inciter à « croire », alors
que les discours scientifiques ont généralement trait au « savoir » ? C’est peut-être là que les récits
de science-fiction — métaphoriques, ironiques et générateurs de modèles existentiels révélant
l’indicible et l’impensé de nos sociétés — nous seront indispensables. En effet, et nous avons tous
fait cette expérience, lorsque nous sommes plongés dans un livre, une bande dessinée ou un film,
nous croyons au monde représenté et nous y éprouvons des émotions. Et si, comme c’est le cas dans
d’autres cas de figures, c’est en rendant émotionnels (…) les discours écologiques que nous
arriverons à activer des comportements responsables ? »45.
La fiction est un régime du réel, qui puise ses sources en son sein, et nous pousse à le
transformer. C’est pourquoi un certain nombre d’écoféministes — comme Judith Merril, Marion
Zimmer Bradley, Naomi Mitchison ou Joanna Russ pour en citer quelques-unes — s’emploient à
écrire des romans de science-fiction. Emilie Hache note la particularité d’une certaine « SF
écoféministe » qui n’aborde pas la crise écologique comme les fictions mainstream : elle ne présente
ni un fantasme de fin du monde ni une chimère high-tech. Ces fictions engagent plutôt un rapport
critique à la situation actuelle en tant que cette situation est tendue, non déterminée et où les jeux
ne sont pas faits. Le futur s’ouvre alors différemment : ce n’est plus ce qu’on ne connaît pas encore,
mais une charge de potentiels (et donc aussi de promesses et d'émotions) que nous pouvons
cristalliser au travers de nos actions. L’imagination et l’anticipation rendent ainsi possible la

43 Isabelle Stengers, « La proposition cosmopolitique », in Jacques Lolive et al, L’émergence des


cosmopolitiques, La découverte, Paris, 2007, p.62.

44 Ibid, p.84.

45 Dictionnaire de la pensée écologique, article « Science-fiction », PUF, Paris, p.925.


rétroaction du futur sur le présent, du virtuel sur l’actuel, et viennent y introduire un écart ouvrant de
nouveaux possibles, qui empêche le présent de se refermer sur lui-même, de s’identifier à la seule
actualité des êtres et des relations qui se trouvent là devant nous. Ces fictions du futur viennent ainsi
repeupler nos imaginaires afin de convoquer en nous de nouvelles croyances porteuses d’espoir.
Emilie Hache résume ainsi le roman de Starhawk, The Fifth Sacred Thing46 :

« Dans un futur proche, en 2048, sur cette terre expérimentale de Californie, les écoféministes
néo-païennes n’ont pas disparu mais ont créé une communauté non violente dans des Etats-Unis
désunis par la crise écologique qui fait rage. Elles ont réinventé une agriculture locale permettant à
chacun de se nourrir, choisi des technologies reposant sur des énergies et ressources renouvelables,
imaginé l’organisation politique de leur communauté autour d’une imbrication de conseils de
quartier et accordé une place importante aux rituels multiconfessionnels — néo-païens, juifs,
musulmans, bouddhistes, chrétiens, etc. Starhawk cherche ici à donner corps, par la fiction, à la vision
d’un monde qu’elle souhaiterait voir advenir. »47

Ces fictions contribuent à reconfigurer nos imaginaires, à modifier nos perceptions, à rendre
présent de nouveaux êtres, contre la forme de vie unique proposée par le monde du capital : elles
agissent au niveau même de nos désirs, remodèlent notre toile de fond collective. « De même que
des fictions scientifiques se sont substituées aux démonstrations scientifiques manquantes pour faire
sentir, et finalement contribuer à fabriquer le monde dans lequel nous nous trouvons encore, ces
fabulations féministes, en multipliant les zones de contact avec des sensations, des émotions, des
valeurs comme encore des perceptions distinctes, participent pleinement à rendre possible un
monde différent. »48 C’est ce qui semble urgent aujourd’hui, dans ce contexte où l’immense quantité
de savoirs scientifiques rationnels sur la crise écologique n’entraînent pas des réactions suffisantes,
comme nous l’avons dit plus haut : les écoféministes appellent à ralentir en nous présentant des
formes de vie joyeuses, riches et amplifiantes, non de manière alarmiste et moralisatrice.

Formuler des fictions est une opération clé pour agir dans l’Anthropocène aujourd’hui : il est
manifeste que le « capitalisme vert » est une fausse solution orchestrée par les puissances mêmes qui
nous ont amené au désastre. Il faut sortir de la conception démocratique et consensuelle qui consiste
à dire que nous sommes pris dans une « crise écologique » générale co-créée de manière
involontaire par toutes et tous, et qu’en retour, nous devons ensemble et à différentes échelles
contribuer à « protéger » l’environnement, après l’avoir tant exploité. Nous devons parler de guerre
écologique qui oppose ceux qui nous ont dépossédés de nos milieux de vie et qui continuent à le
faire (depuis les enclosures des communaux, prés, bois et chemins au XVIème siècle en Angleterre en
passant par la chasse aux sorcières jusqu’aux grands projets infra-structurels urbains), à celles et ceux
qui considèrent que l’environnement n’est pas ce qui entoure la vie humaine, comme une extériorité
à protéger mais qu’ils et elles sont eux-mêmes cette nature qui se défend. Ces Terrestres pensent

46 Starhawk, The Fifth Sacred Thing, Bentam Books, 1993.

47 Emilie Hache, Préface de Rêver l’obscur, femmes magie et politique, op.cit. p.21-22.

48 Emilie Hache, op. cit. p. 23.


qu’il faut modifier nos formes de vie en tant qu’elles sont toujours des manières de nous rapporter au
milieu plus qu’humain qui nous constitue. Pour envisager d’autres possibles il est nécessaire de créer
de façon active et volontariste des fictions qui s’opposent à l’idéologie capitaliste qui pollue et
colonise nos imaginaires à travers toute une série de techniques publicitaires, commerciales — et
donc elles aussi fictionnelles.

Pour habiter l’Anthropocène, nous avons besoin de fictions engagées pour un monde
hétérogène à celui du capital, de fictions et d’imaginaires terrestres non dystopiques — pas
nécessairement utopiques non plus. Nous cherchons des fictions projetant des mondes où le centre
des préoccupations de tous ne serait pas celui de la seule survie des humains dans un monde ultra-
technologisé et hyper-pollué, mais la relation toujours plus approfondie et sophistiquée aux animaux,
aux plantes, aux climats, aux formations géologiques et aux machines dans des environnements
fragilisés et précaires. Nous avons besoin de fictions de nouvelles « sociétés » animistes où les
communautés formées avec des êtres vivants et non vivants autres qu’humains sont mises au centre,
comme autant de vecteurs de communautés de sens et de soin (dans le compagnonnage mais aussi
dans le travail pour la subsistance et la nourriture, les rites, les arts, l’architecture et la psychiatrie). À
l’image de cette « culture technique » appelée de ses vœux par Simondon, comprenant les machines
de l’intérieur, dans leurs fonctionnements propres et leur genèse, et non plus comme esclaves au
service de nos fins économiques49, nous avons besoin de fictionner des mondes où existeraient une
véritable culture éthologique, botanique, écologique comprenant les vivants « de l’intérieur » et
depuis leurs singularités toujours étonnantes.

L’écart fiction/politique ou : la nécessité de ne pas confondre l’une avec l’autre


Pour Rancière, « [les] artistes […] se proposent de changer les repères de ce qui est visible et
énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de
mettre en rapport ce qui ne l’était pas, dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des
perceptions et dans la dynamique des affects. C’est là le travail de la fiction. La fiction n’est pas la
création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus,
qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres,
les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le
singulier et le commun, le visible et sa signification. Ce travail change les coordonnées du
représentable ; il change notre perception des événements sensibles, notre manière de les rapporter
à des sujets, la façon dont notre monde est peuplé d’événements et de figures. »50

La fiction semble se faire politique. Mais peut-on dire qu’elle constitue en tant que telle une
action politique ? La fiction a ceci d’important qu’elle opère depuis l’affectivo-émotivité des
personnes et non seulement depuis leur rationalité : elle ouvre en tant que telle à d’autres modes de
changement, à d’autres possibilités de transformation que la simple « prise de conscience » qui est
impuissante en elle-même. Les stratégies politiques basées uniquement sur la sensibilisation et la
prise de conscience sont inefficaces car elles omettent que ce qui est contingent — par exemple la

49 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 2013.

50 Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p.72.


forme de vie capitaliste ou le naturalisme — s’impose le plus souvent avec la force de la nécessité.
Comme nous l’avons vu plus haut, la toile de fond sur laquelle reposent nos pratiques devient pour
nous une seconde nature, sédimentée, elle se fait nécessaire51 : c’est pourquoi il est difficile de
changer de forme de vie. Pour défaire cette force qui agit au niveau de nos désirs, la
« déconstruction » théorique n’est jamais suffisante. La fiction, elle, a le pouvoir de re-moduler nos
désirs — mais nous maintiendrons qu’il faut pour cela qu’elle soit partagée. Seule une fiction
transmise ou créée par un collectif peut donner naissance à une reconfiguration des imaginaires, qui
existe en tant qu’elle est prolongée par des actions sur le monde, pour un monde. Il nous faut
maintenir un écart entre fiction et politique, quand bien même c’est précisément leurs actions
mutuelles et réciproques qui peuvent nous donner prise pour agir dans la situation actuelle.

Une fiction en tant que telle n’est pas « politique » : ce n’est pas parce qu’elle est engagée pour
un monde possible qu’elle revêt le caractère de « politique ». Nous souhaitons maintenir une
définition précise et stratégique de la politique afin qu’elle ne se confonde pas avec tout acte
engagé. Cette définition qui pourrait paraître « restrictive » l’est en effet parce qu’elle se veut à la
hauteur de l’exigence révolutionnaire qu’elle sous-tend. La politique, telle que conceptualisée par
Jacques Rancière, s’oppose à la police, c’est-à-dire aux institutions établies qui maintiennent l’ordre
en place et chacun-e à sa place. La politique n’existe qu’à travers des collectifs particuliers qui se
forment autour d’un tort partagé — par exemple des paysans refusant que leurs terres soient
vendues à l’Etat pour la construction d’un aéroport ; ce tort étant l’objet d’un conflit exprimé sur la
place publique ; il s’agit alors d’agir et de prendre la parole là où l’on n’est pas sensé la prendre, et
ainsi d’affirmer l’égalité de toutes et tous à avoir part au commun en question. Là où la police a une
fonction d’ordonnancement du monde selon un certain découpage des rôles et des fonctions, du
visible et de l’invisible, de ce qui importe et de ce qui n’importe pas, la politique est l’ensemble des
événements et des actes qui viennent troubler et reconfigurer cet ordonnancement en l’empêchant
de se stabiliser et de coïncider avec lui-même.
La politique est affaire d’intervention, de conflit ouvert mais aussi de reconfiguration du sensible.
Ainsi, dans une optique stratégique — où ce qui compte n’est pas la Vérité mais la lutte entre
différentes formes de vie hétérogènes — nous dirons que les « alternatives » proposées par le
capitalisme vert (l’industrie du bio par exemple) ne sont pas des engagements politiques mais des
pratiques policières, car elles maintiennent le partage du sensible, l’ordre et le pouvoir en place. Ce
partage conceptuel entre politique et police n’est établi que pour mieux valoriser les actions
politiques, potentiellement révolutionnaires, qui viennent bousculer l’ordre en place : il faut maintenir
cette distinction pour lutter contre la « reprise » capitaliste d’alternatives émergeant du champ
politique (car le capitalisme y applique sa propre logique de mise en marchandise, dépeuplant par là

51 La nécessité chez Wittgenstein ne va pas de pair avec l’impossibilité de changement : on peut dire qu’elle est
une forme de stabilité implicite qui ne peut être transformée seule. Elle nécessite une désindividuation laissant
place à une nouvelle individuation collective.
même ce qui faisait l’intérêt même de la nouvelle pratique52 ). Il faut toujours interroger un concept
depuis les problèmes auxquels il répond et depuis ses effets dans le monde : il ne s’agit pas d’une
entreprise intellectuelle close sur elle-même. Nous défendons le concept de politique au sens de
Rancière car nous en avons besoin en pratique.
C’est précisément pourquoi la fiction ne peut pas être en soi politique : elle n’est pas le lieu d’un
conflit frontal entre des modes de vie qui ne peuvent coexister. La politique doit se battre pour
exister face à l’uniformisation des modes de vie. Il faut faire exister le conflit pour ne pas assister à la
mort de la politique, à sa disparition sous une logique policière de gestion et de représentation des
intérêts et des identités, où l’opinion fabriquée de la majorité l’emporte sur la légitimité de lutter
pour une multiplicité non-soumise de formes de vie. Aujourd’hui, il y a urgence à ne pas laisser l’Etat
et les grandes entreprises s’approprier les territoires où existent des communautés plus qu’humaines
— ils sont autant de zones à défendre activement avec les êtres qui les peuplent. En parallèle, nous
devons aussi opérer un travail de ré-appropriation de l’ « espace public » — qui devient toujours plus
espace du capital53 — à travers des actions participatives de libération de ces espaces, imaginées par
celles et ceux qui habitent ou traversent ces lieux. Ainsi la fiction est une métapolitique, si l’on veut,
au sens où elle montre la fausseté de la politique existante54. Elle a besoin de la politique dont elle se
distingue pour donner lieu à de nouvelles formes de vie : de telles transformations supposent un
partage, une individuation commune qui porte la force de s’opposer au mode de vie dominant. Les
collectifs politiques — constitués depuis un tort commun, une identité, mais aussi et surtout depuis
les potentiels de ses membres qui s’unissent pour un autre monde possible — offrent une résonance
aux récits qui prennent corps à travers eux. Les milieux militants sont gorgés d’imaginaires de luttes,
de récits de victoires et de défaites : ils re-convoquent des actes passés — une histoire — créant ainsi
un imaginaire commun — enraciné sur une toile de fond — qui ouvre des mondes possibles — des
fictions s’adressant au futur. Pour qu’une fiction soit vivante, qu’elle vienne ré-agencer nos
perceptions et nos manières de nous rapporter au monde, il faut qu’elle soit vécue comme une
expérience par des membres réunis en collectif, qui se transforment ensemble au contact de cette
fiction.

52 Nous pensons notamment aux nouvelles AMAP qui se réduisent pour certaines à l’obtention de paniers de
produits bio venant de « pas trop loin » : le lien avec les agriculteurs et agricultrices n’est plus au centre du
dispositif, ou encore aux différents systèmes de covoiturage racheter par des entreprises pour rétablir leur
monopole du transport.

53 Voir à ce propos le documentaire Mainmise sur les villes, de Claire Borey et Marc Evreux, France, 2015, 89
min.

54 Article de Jacques-David Ebguy, Reconfigurer le sensible : la fiction politique selon Jacques Rancière. En
ligne : http://www.raison-publique.fr/article698.html
L’intervention de la fiction pour la politique
A travers la création de nouveaux imaginaires, les collectifs ne se pensent plus seulement de
manière identitaire — attachés à une identité historique ou de lutte qui prend forme à partir de la
reconnaissance d’un processus de domination55 — mais parviennent à se décoller de ces identités
contextuelles pour s’imaginer de nouveaux possibles et agir pour les rendre tangibles. La politique et
la fiction s’entraident dans leur rôle commun qui consiste à « reconfigurer le sensible »56 : elles
relèvent d’une hétérologie, d’une logique de l’autre, parce qu’elles sont le déni d’une identité
imposée par un autre, fixée par la logique policière ; parce qu’elles supposent toujours un autre à qui
elle s’adresse ; et parce qu’elles comportent une identification impossible, étant toujours à rejouer au
présent57 . La politique et la fiction produisent du dissensus qui n’est pas l’expression d’une opinion
différente mais la manifestation d’un écart du sensible à lui-même : le dissensus affirme que le monde
ordonné de la police n’est pas « un », consensuel : il créé une fracture en son sein. Dans le champ de
la politique, deux camps s’opposent alors, amis contre ennemis. Les collectifs créent une fiction de
l’identité de l’ennemi afin d’intervenir dans l’espace public contre cet ennemi : cette fiction est une
image, une représentation polémique — imaginaire commun qui motive la lutte : il est réel mais
fictionnel car on en produit une vision commune, unifiée, à travers un vocabulaire, des symboles, des
slogans, etc. C’est ainsi qu’on en vient à lutter contre « le » capitalisme en sachant pourtant qu’« il »
est multiple, se formant à partir d’une myriade d’actions particulières opérées par des sujets
singuliers (aux actions pourtant bien coordonnées sur le fond…).
Mais la politique a aussi besoin de la fiction pour élargir notre capacité perceptive, et aussi pour
la brouiller et se rendre un peu plus étranger à nous-mêmes. La fiction vient rendre présent de
nouvelles manières d’être ainsi que de nouveaux êtres, de nouvelles présences : elle participe à ce
que Rancière appelle une « logique de l’égalité » en tant qu’elle donne une parole, une place ou une
représentation à des êtres qui ne sont pas pris en compte par l’ordonnancement du monde de la
police — qu’ils soient humains ou non, ajouterions-nous. Ainsi les récits écoféministes donnent de la
place aux femmes et aux non-humains : en cela ils renouvellent notre imaginaire politique. Starhawk
imagine la vie d’une communauté plus qu’humaine peuplée d’animaux, de végétaux, d’océan,
d’humains et c’est à partir de là qu’elle pense l’organisation du commun et la politique. Rancière
parle également des romans de Proust ou de Flaubert qui font exister des « micro-individualités
moins qu’humaines qui imposent une autre échelle de grandeur que celles des sujets politiques »58. Il
y a besoin de fiction chaque fois qu’un être ou une puissance d’agir bien réelle se trouvent en deçà
ou au-delà de nos seuils ordinaires de perception, pour les re-présenter dans le sensible, les re-
figurer de manières tangibles pour nous — et s’ouvrir ainsi à d’autres manières d’être, sans recouvrir

55 Collectif de migrants, collectif de femmes ou de transsexuels, etc.

56 « Si l’art et la politique communiquent entre eux, c’est en tant qu’ils produisent tous deux des fictions, c’est-à-
dire non pas des rêveries, mais des reconfigurations du donné sensible » Jacques Rancière, Et tant pis pour les
gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p.559

57Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p.89-90

58 Jacques Rancière, « Le malentendu littéraire », Le Malentendu. Généalogie du geste herméneutique, Bruno


Clément, Marc Escola (éds), Presse Universitaire de Vincennes, Saint-Denis, 2003, p.131.
leur altérité. La fiction comme la politique s’appuient toutes deux sur ce fait que notre sensibilité est
« perfectible », susceptible d’entrer en crise et de s’enrichir, parfois au-delà de ses filtres humains.
La fiction est alors ce qui, « sur la frontière externe, travaille la politique, ses catégories, ses
représentations, et sur la frontière interne, élabore des nouveaux rapports entre les êtres, les choses
et les domaines du sensible. »59

Re-présentation des nonhumains et politique des rencontres


Cependant, le concept de politique de Rancière et son cadre quelque peu « anthropo-logo-
centré »60 nous permet-il d’incorporer pleinement les puissances d’agir non-humaines (surgissant
toujours plus) dans les conflits concernant ce qui compose un « monde commun » ? La politique dans
le contexte de l’Anthropocène ne peut plus se penser à partir des vieilles catégories trop humaines
qui lui ont permis d’être conceptualisée jusqu’ici, telles que la lutte des classes ou la lutte des sexes,
ou encore le contrat social et le parlementarisme. La politique qui veut rendre effective l’égalité en la
présupposant61 doit rendre présent les nonhumains (notamment en les re-présentant, comme nous
allons le voir), et elle doit écouter leurs appels qui sont signifiants sans avoir besoin d’être langagiers.
À ce titre, la proposition de Bruno Latour de créer un « Parlement des choses » est
particulièrement stimulante62 : c’est une fiction qui envisage d’instaurer dans la politique des humains
la représentation d’êtres non-humains et non-étatiques, par des « délégations » (comme la
délégation Climat, la délégation Océans, la délégation Zone Humide, la délégation Amazonie, etc.),
que ce soit par des scientifiques, des « amateurs » ou des autochtones, dans la mesure où ces
personnes possèdent une forme d’expertise à propos des intérêts propres et des besoins des
nonhumains qu’elles représentent. De manière intéressante par rapport à notre texte qui questionne
les puissances politique de la fiction et de l’imaginaire, Latour se demande :

« Comment représenter l’eau sans la fiction d’un représentant, d’un fonctionnaire, d’un officier,
d’un truchement qui parlerait en son nom et surtout qui pourrait parler face à face avec les rudes
fermiers californiens {confrontés à des problèmes d’apport en eau du fait de leur agriculture vorace
en ressources} ? {L’illusion} n’est pas de donner une voix à l’eau, mais de croire qu’on pourrait se

59 Ebguy J.B., http://www.raison-publique.fr/article698.html

60 Dans la mesure où il s’agit toujours de faire exister l’égalité entre ces « êtres parlants » que sont les humains.
Nous suivrons implicitement la critique que Muriel Combes adresse à Rancière sur ce point : « s’il y va bien, dans
la politique, d’un présupposé unique qui recèle la capacité de manifester « la pure contingence de l’ordre »,
cette capacité n’a cependant pas à être rapportée à une égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe
quel être parlant, mais concerne nécessairement la manière dont il importe à un être parlant d’être toujours
également un vivant, la manière dont il y va, pour un être qui fait de sa parole le lieu d’un litige politique, de sa
manière de vivre. » in Muriel Combes, La vie inséparée, « Vie et sujet au temps de la biopolitique », Préface de
d’Isabelle Stengers, Dittmar, Paris, 2011, p.318-319.

61 Nous rappelons que pour Rancière l’égalité n’est pas un fait ni un but à atteindre, mais un présupposé qu’il
s’agit toujours de faire exister et de relancer pour produire des effets émancipateurs pour les individus. Voir le
Maître ignorant, 10/18, Paris, 1987.

62 Même si la question de l’égalité pour Latour est loin d’être aussi centrale que pour Rancière et pour nous.
passer de la représenter par une voix humaine capable de se faire comprendre à d’autres humains.
L’erreur n’est pas de prétendre représenter les non-humains ; nous le faisons de toute façon sans arrêt
quand nous parlons des rivières, des voyages, du futur, du passé, des États, de la Loi ou de Dieu.
L’erreur serait de croire possible de prendre en compte de tels intérêts {nonhumains}, sans un humain
qui en incarne, qui en personnifie, qui en autorise, qui en représente les intérêts. »63

La fiction devient indispensable pour « instaurer » les nonhumains, c’est-à-dire donner un surcroît
de présence à des êtres qui ne s’expriment pas par le langage symbolique ou l’expression sensible
mais qui pourtant existent et agissent bien. Comment en effet donner une place à des hyperobjets64
comme le climat où les océans dans nos décisions politiques, qui outrepassent nos échelles spatio-
temporelles de perception sensible ordinaire, sans l’aide d'une fiction (et ici d’une délégation) qui
permet de les re-présenter, là-devant, « en personne », de les rendre présents et sensibles à nouveau
au milieu de nous, de les rendre compatibles avec notre échelle ? Là encore la fiction ne s’oppose
pas au réel et à la politique : elle permet au contraire d’élargir le « nous » au-delà de l’humain en
prenant en compte des êtres et des processus cruciaux, bien réels pour nos formes de vie, pour qu’ils
ne constituent plus un simple cadre ou arrière-plan absent de nos décisions politiques mais soient
considérés comme les véritables puissances d’agir et de pâtir qu’ils sont, capables de rétro-agir
positivement ou négativement à nos choix et à nos actions (souvent de manières imprévisibles), et
constituant les milieux de vie dans lesquels nous sommes enveloppés et que nous ne pouvons plus
ignorer65. Vouloir ainsi introduire une représentation fidèle des nonhumains, en eux-mêmes et pour
eux-mêmes, apparaît peut-être comme une tâche impossible, infinie, toujours à reprendre car
toujours en évolution : mais on ne peut pas ne pas le faire à l’époque de l’Anthropocène.

Si nous suivons Spinoza, ce que peut un corps (ici politique) va de pair avec sa capacité à être
affecté de manière multiple66 : or ce n’est pas seulement par les récits, les fictions ou les re-
présentations que l’on se rendra capable d’élargir notre sensibilité collective et d’amplifier nos
capacités perceptives pour opérer de nouveaux choix politiques, mais c’est également en allant tisser
de nouvelles formes de relations et de fidélités avec les non-humains — afin de bouleverser notre
« humanité ». L’instauration des nonhumains dans la politique des humains et dans leurs modes de
décisions, par les voies de la re-présentation, ne devrait donc pas se substituer à une véritable
relation, là où elle est possible : elle implique surtout et avant tout d’accepter d’aller à leur rencontre,
en pleine présence et non plus seulement en représentation, en allant à leur rythme, en développant

63 Latour, op. cit., p.351 et plus généralement p.329 à p.372. Latour et ses élèves ont d’ailleurs réaliser en 2015
une simulation grandeur nature (une fiction donc) de ce Parlement des choses, dans le but de proposer une
alternative politique à la COP 21, cf. op. cit. p.330.

64 Timothy Morton, Hyperobjects, « Philosophy and Ecology after the End of the World », University of
Minnesota Press, Minneapolis, 2013.

65 Latour, op. cit. p. 338.

66Comme l’écrit Frédéric Lordon « la complexité du corps, c’est-à-dire la largeur du spectre de ses affectibilités,
détermine l’amplitude de ce qu’il peut faire. » Imperium, structures et affects des corps politiques, La fabrique,
Paris, 2015, p147
ainsi une forme de patience pour trouver des solutions durables dans nos rapports (pas toujours
pacifiques) avec eux. Il s’agit par là de comprendre, par exemple, comment les animaux s’organisent,
quelles croyances ils partagent, quel imaginaire les tient ensemble, aussi étranges soient-ils pour
nous, et, partant de là, d’imaginer des modes de composition permettant une symbiogenèse, c’est-
à-dire une co-évolution amplifiante entre êtres hétérogènes, une relation mutuellement bénéfique.
Nous pensons au travail de Baptiste Morizot, à la lisière de l’éthologie et de la philosophie, qui
formule ce qu’il appelle une « diplomatie animale », notamment pour les relations entre éleveurs de
brebis et loups67 . Le diplomate est celui qui est habile dans les relations et qui incarne le personnage
politique qui peut appréhender voire résoudre une situation de conflit en tant qu’il appartient à deux
mondes en même temps — ici celui des humains et celui des loups —, dans la mesure où il a appris à
s’imprégner des systèmes de codes, points-clefs, signes perceptifs, éthogrammes, territoires et
symboles propres à chacun des partis en présence. Pratiquer la diplomatie avec des animaux comme
les loups nécessite d’« entrer avec eux dans un rapport politique qui ne soit pas un rapport de force,
en s’appuyant non sur leur capacité à contracter, puisqu’elle n’est pas là, mais sur leurs capacités à
avoir des comportements symboliques et conventionnels » (nous soulignons)68. Il s’agit alors de
présupposer une subjectivité autre qu’humaine mais bien capable de compréhension et de
rétroaction, et de parier sur l’étonnante capacité d’apprentissage des meutes de loups pour re-définir
nos relations avec eux, plutôt que de s’en tenir au langage sans avenir du fusil.

Notre tentative pour re-penser une politique d’émancipation dans l’Anthropocène se trouve alors
conduite devant l’opération suivante : conjoindre le besoin de la rencontre et de l’appartenance à
plusieurs mondes (Morizot), la nécessité de la re-présentation des nonhumains (Latour) et le
présupposé de l’égalité (Rancière).
Pour opérer ce montage entre ces approches disparates, il faut tout d’abord éviter de rapprocher
de manière innocente la politique de l’égalité chère à Rancière et la politique de la re-présentation
de Latour, comme si il n’y avait pas entre eux un désaccord de fond sur leurs conceptions mêmes de
la politique. Là où Latour accorde toujours le rôle crucial aux représentants, c’est-à-dire aux experts,
Rancière combat justement la politique comprise comme expertise, qui revient à faire reposer l’avoir-
part au monde commun sur une compétence, et faisant fond sur une distribution des places et des
fonctions réglée d’avance, et non plus sur la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec
n’importe qui et ses effets émancipateurs. Pour Latour au contraire, c’est seulement l’expert
(scientifique le plus souvent) qui est qualifié pour re-présenter un ou des nonhumains — ce que nous
ne pouvons lui enlever, puisque n’importe qui n’est pas capable de bien re-présenter les processus
climatiques ou les loups par exemple, il y faut souvent l’investissement d’une vie entière. Mais nous
pensons pourtant qu’il est nécessaire sur ce point de s’écarter du fond politique de la proposition de

67 Relation toujours plus difficiles à l’heure du retour du Loup en France, depuis 1992, dans des zones de plus en
plus proches des lieux de vie et de travail humains.

68 Baptiste Morizot, La diplomatie animale, « Philosophie politique d’une cohabitation avec le grand prédateur »,
communication personnelle (à paraître). La difficulté de rencontrer directement des loups vient néanmoins
compliquer la tâche du diplomate qui doit inventer un art du pistage, de la lecture des signes et des traces
laissées, qui permettent de rendre présent l’animal ou la meute absente.
Latour, non pour abandonner la re-présentation, mais pour affirmer la nécessité d’une re-présentation
des non-humains en politique par les collectifs en lutte et non par des institutions scientifiques
réservées à des experts69 ; ces collectifs pouvant eux-mêmes à leur tour accueillir des scientifiques —
botanistes, éthologues, naturalistes en lutte — qui ne sont dès lors plus seulement des
scientifiques70. Les collectifs politiques deviennent alors des collectifs hybrides associant activistes,
scientifiques, nonhumains, etc., « hybrides » dans la mesure où ils viennent déplacer les limites des
identités et des perceptions de chacun-e.
La re-présentation des nonhumains doit rester une tâche polémique, toujours problématique :
c’est lorsqu’il y a un conflit manifestant un tort que des représentants ponctuels et concernés peuvent
défendre in situ les intérêts des non-humains, par exemple des espèces en danger habitants tels ou
tels lieux menacés de destruction par un juteux projet d’urbanisation — intérêts qui recoupent aussi
ceux des représentants en tant que leurs vies sont inconcevables sans les relations entretenues avec
eux. C’est seulement ainsi qu’un « nous » véritablement politique et « plus qu’humain », terrestre,
peut se tresser — là où pour Latour la constitution d’un « nous » polémique ne fait au fond jamais
réellement problème : c’est d’abord et avant tout la bonne re-présentation des nonhumains qui
compte, et non ses effets émancipateurs contre l’ordre « policier ». Au contraire, il faut dire que c’est
l’irruption de la re-présentation des nonhumains et notre association avec eux qui devient elle-même
polémique et un enjeu de la politique, dans la mesure où elle vient s’opposer à l’ordre policier en
déstabilisant son ordonnancement naturaliste et capitaliste du monde. En somme, c’est une manière
de faire monde qui s’oppose à une autre, et non une manière de « gouverner » à une autre.
Aussi faudrait-il en venir à présupposer l’égale capacité de toutes et tous à prendre en charge la
re-présentation des non-humains en tant que cette égale capacité à bien re-présenter provient elle-
même de la qualité d’une relation, d’un attachement durable, d’une rencontre singulière venue
reconfigurer le sensible (plus que d’une connaissance objective ou d’un titre à gouverner). La
politique de l’égalité doit faire fond sur une politique des rencontres humaines et plus qu’humaines
— les rencontres étant toujours des rencontres entre des mondes dans toute leur épaisseur et non
entre des individus seulement humains. Ceci nous donne une nouvelle boussole : c’est la consistance
de la rencontre qui est le critère de la bonne re-présentation, et c’est la capacité de cette rencontre
et de cette re-présentation à bouleverser le partage du sensible et l’ordre policier qui porte une
charge politique, en tant qu’elle donne place et fait exister pour eux-mêmes des êtres et des
relations invisibles ou mutilées (par un projet infra-structurel, une pollution, une décision politique ou
encore un mode de vie consumériste ir-responsable).

69 Ce que masque en outre l’idée d’expertise c’est l’idée d’excès contenue dans toute rencontre, imprévisible et
surprenante dans ses effets et dans ses modalités, c’est l’idée d’apeiron, de nature sauvage, d’une part
nonhumaine ingouvernable s’échappant des formes de territorialisation humaines, impossible à rassembler en
un discours et une re-présentation stabilisée.

70 Voir les « Naturalistes en lutte contre l’aéroport », de la Zone à Défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes :
https://naturalistesenlutte.wordpress.com, et un excellent entretien avec l’un d’eux : https://
constellations.boum.org/spip.php?article117.
La perspective ici défendue ne prétend pas réinventer de fond en comble la politique avec une
énième « nouvelle » proposition. Il faut plutôt s’intéresser de l’intérieur aux luttes déjà existantes et
les ré-interpréter à la lumière de la place toujours croissante à accorder aux nonhumains dans
l’Anthropocène — et, de proche en proche, permettre de les rendre à nouveau importants pour
d’autres luttes, de les rendre moins invisibles et plus présents, avec un nouvel éclat de réalité les
mettant au premier plan. Pour ne pas tomber dans les travers naturaliste et moderniste étudiés plus
haut, une lutte politique pour l’émancipation devrait toujours se demander : de quoi mon espace a-t-
il besoin pour vivre et endurer ? Quel est le « territoire » de mon épanouissement71 ? Car toute lutte
convoque des nonhumains, qu’elle en ait conscience ou non, en tant qu’elle est toujours territoriale
et écologique, située au milieu d’êtres nonhumains dont elle dépend pour se former, perdurer et
produire ses effets émancipateurs — même là où il s’agit de luttes concernant le travail, contre la
précarité, pour l’éducation, l’accueil des migrants ou les conditions des femmes72 . Si nous sommes
bien des êtres humains, nous sommes aussi et surtout des êtres vivants associés à des milieux, et
nous le sommes partout et toujours.

À ceux qui s’approprient les milieux de vie sans les prendre en considération pour eux-mêmes, il
faut toujours objecter la préséance de nos attachements aux nonhumains, aujourd’hui plus que
jamais, en les opposant aux arrachements et sacrifices « nécessaires » réalisés au nom de la
croissance, de l’anthropocentrisme et du récit du Progrès, qui nous ont jeté droit dans le mur d’une
mutation écologique sans précédent. S’il y a véritablement une guerre écologique à l’époque de
l’Anthropocène, cela nécessite une lutte d’ordre politique qui ne peut se faire que depuis des
collectifs hybrides, à l’imaginaire terrestre, naissant de rencontres — avec des nonhumains et d’autres
manières humaines de tisser des relations aux nonhumains —, rencontres dont la consistance réelle
permet et justifie une intervention polémique dans l’ordre policier. Ces interventions comportent une
dimension irréductible de re-présentation fictionnelle des nonhumains, nous mettant comme face-à-
face avec eux, dimension dont on ne peut se passer là où il s’agit de défendre des êtres et des
puissances d’agir qu’on ne peut pas convier comme tels dans nos débats, nos actions ou nos
décisions — océans ressemblant de plus en plus à des continents de déchets et à une soupe géante
de micro-plastiques, forêts et zones humides en voie de désertification ou d’urbanisation ou encore
meutes de loups éradiquées à coups de fusil.
Même si nous ne pouvons nous passer de la re-présentation des nonhumains, au sens défendu
par Latour, nous tenons à en passer le plus possible par des rencontres, des « individuations

71 Latour définit ainsi le territoire d’un agent : « c’est la série des autres agents avec lesquels il doit composer et
qui lui sont nécessaires pour survivre dans la durée. », op. cit., p.325 ; c’est aussi « ce que l’on est prêt à
défendre », p.339.

72 Par exemple, les personnes souffrant d'une grande précarité économique (logement précaire, pas de papiers)
vivent souvent dans des milieux écologiques déplorables, très pollués, pauvre en monde plus qu'humain, dans
les endroits les plus dévastés par le capitalisme. Dans l'attente interminable de papiers ou dans la lutte pour
obtenir plus de ressources, il y a une importance à développer une certaine qualité de vie qui passe par la
création et la ré-appropriation d’un milieu vivable.
collectives », là où elles peuvent se produire — et donc par des ralentissements patients, des
déphasages, tendant à des synchronisations avec des rythmes et des échelles autres qu’humains. Ce
sont les rencontres qui permettent la transformation des vies et des imaginaires, transformation qui
ne s’opère jamais depuis les injonctions moralisantes de la politique officielle ou le torrent
d’informations scientifiques qui nous éclabousse sans nous toucher, ne produisant pas cette croyance
capable de nous lier et de nous porter. Devenir étranger à soi, à nous-mêmes, cela prend du temps ;
cela suppose une métamorphose politique des corps affectifs.

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