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Dans la même collection

L’Événement Anthropocène
La Terre, l’histoire et nous
Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, 2013

Les Apprentis sorciers du climat


Raisons et déraisons de la géo-ingénierie
Clive Hamilton, 2013

Toxique Planète
Le scandale invisible des maladies chroniques
André Cicolella, 2013

L’Âge des low tech


Vers une civilisation techniquement soutenable
Philippe Bihouix, 2014
ISBN 978-2-02-116304-9

© Éditions du Seuil, mars 2014

www.seuil.com

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TABLE DES MATIÈRES

Couverture

Dans la même collection

Copyright

Introduction - L’ÉCOLE DE BORDEAUX DE CRITIQUE DE LA TECHNIQUE, UNE PENSÉE SOURCE DE L’ÉCOLOGIE


POLITIQUE

Quatre textes fondamentaux en forme de manifeste

L’arrière-plan historique d’une jeunesse révolutionnaire

Création des revues Esprit (1932) et L’Ordre Nouveau (1933)

Le personnalisme gascon : la critique de la technique et les prémices de l’écologie politique

L’écologie politique dans l’histoire des idées

Remerciements

Jacques Ellul et Bernard Charbonneau1 - DIRECTIVES POUR UN MANIFESTE PERSONNALISTE

ORIGINE DE NOTRE RÉVOLTE

Naissance de la conscience révolutionnaire

Notre définition de la société

Preuves

Conséquences

DIRECTION POUR LA CONSTRUCTION D’UNE SOCIÉTÉ PERSONNALISTE

Comment devons-nous agir

Les membres de cette société

Les institutions

Une cité ascétique pour que l’homme vive…


Bernard Charbonneau - LE PROGRÈS CONTRE L’HOMME

Existence d’une idéologie philosophique commune aux différents partis politiques actuels

Les seules révolutions efficaces sont celles qui visent à transformer la façon de vivre des hommes

La véritable critique doit considérer que les événements importants sont précisément ceux que l’on accepte comme
normaux

L’idéologie du progrès, base du sens commun

Aspects du mythe du progrès

La similitude des arguments des communistes et des fascistes dénonce la même idéologie progressiste

Les fanatiques du progrès ont pour but final [d’]augmenter la production

Or cette idéologie est celle du libéralisme bourgeois qu’ils prétendent remplacer

Donc, fascismes, stalinisme ne changeront pas notre vie quotidienne

La révolution, c’est d’abord une prise de conscience de la réalité du fait de l’idéologie du progrès

Sentiments révolutionnaires à l’origine, marxisme et fascisme, pour n’avoir pas reconnu le fait du progrès, ont trahi
leurs buts révolutionnaires

Le mythe du progrès suppose un matérialisme rationaliste

Mais cette philosophie matérialiste se cache derrière une idéologie idéaliste

Seul l’idéalisme permet le triomphe du matérialisme

Aspects de l’idéalisme actuel

Le mythe du progrès crée un état d’esprit réactionnaire

L’idéologie progressiste suppose une grave confusion

Conséquences du progrès fatal : la dépersonnalisation

En quel sens le progrès est la cause du désordre actuel

Les mouvements personnalistes. Leurs préoccupations

La doctrine personnaliste

Bernard Charbonneau - LE SENTIMENT DE LA NATURE, FORCE RÉVOLUTIONNAIRE

LE SENTIMENT AUTHENTIQUE DE LA NATURE

Le sentiment de la nature, désir de changer de vie


ESQUISSE D’UNE HISTOIRE DU SENTIMENT DE LA NATURE

Le sentiment de la nature dans l’Antiquité et au Moyen Âge

Naissance du sentiment moderne de la nature : XVIIIe siècle et romantisme

Le sentiment de la nature dans la littérature contemporaine (Thoreau, Kipling, Lawrence, Giono, Ramuz)

Le sentiment de la nature vulgaire. Les mythes du Marin, de l’Aviateur, de l’Officier saharien, de Tarzan

LE SENTIMENT DE LA NATURE ET LA CIVILISATION INDUSTRIELLE

Du tourisme bourgeois au naturisme. Manifestations sociales du sentiment de la nature

Le tourisme chez les sociologues

Formes du tourisme

Le tourisme, déviation bourgeoise du sentiment de la nature

Chasse et pêche

Les mouvements : le scoutisme, la Jugendbewegung, le naturisme

La Jugendbewegung

LE SENTIMENT DE NATURE ET LA RÉVOLUTION PERSONNALISTE

L’exaspération du sens de nature, réaction contre le monde actuel

Le sentiment de la nature, revendication d’une vie plus libre

Revendication d’une vie plus simple

Revendication d’une prise de contact avec le monde extérieur

Revendication de rapports d’homme à homme

En quoi l’esprit révolutionnaire est-il réactionnaire ?

Signification révolutionnaire du sentiment actuel de la nature

Le sentiment de la nature dupé

Retour à la nature et organisation des loisirs

Sentiment de la nature et personnalisme

Bernard Charbonneau - AN DEUX MILLE

LE FAIT
SUR DEUX RISQUES À COURIR

PROPOSITIONS

Constatation de l’autonomie du technique

Pour une maîtrise des techniques

BIBLIOGRAPHIE

Principaux ouvrages de Bernard Charbonneau

Principaux ouvrages de Jacques Ellul


Introduction

L’ÉCOLE DE BORDEAUX DE CRITIQUE


DE LA TECHNIQUE, UNE PENSÉE SOURCE
DE L’ÉCOLOGIE POLITIQUE

« Le progrès ne s’acquiert pas sans un renforcement de l’armature sociale, c’est-à-dire


en fin de compte de l’État : la synthèse entre une liberté indéfiniment accrue et un
confort accru est une utopie. »
Bernard Charbonneau,
« Le Sentiment de la nature,
force révolutionnaire », 1937

Semblable à ces courants marins qui charrient les masses d’eau chaude en surface et
qui plongent les volumes d’eau froide dans le silence des profondeurs, la vie des livres
est structurée par ce mouvement qui immerge ou exhausse les productions de l’esprit au
gré des époques et des sensibilités. Les textes de Bernard Charbonneau (1910-1996)
appartiennent à cette classe de poissons des grands fonds, de livres « froids » qui
plongent dès leur expression matérielle puis remontent des abîmes pour se présenter
dans la force de l’âge – les textes que l’on va découvrir ont été écrits entre 1935 et
1945 – avec la fraîcheur d’idées neuves, pourtant énoncées soixante-dix ans plus tôt.
Depuis l’écriture de ces manuscrits, l’homme a disparu. Pétris de notre assurance et
de notre omniscience de modernes, nous pensions que la découverte d’un auteur après
sa mort relevait d’une curiosité des siècles passés. Ce vieux pays de grande culture
ignorait qu’il comptait un Henry David Thoreau 1 français à son patrimoine.
Charbonneau est de ces auteurs qui « naissent posthumes », comme disait Nietzsche de
lui-même, reprenant une formule de Stendhal. On ne meurt pas de son vivant, mais on
peut être enseveli dans un tombeau de silence. On peut écrire une trentaine de livres au
cours de sa vie, marier la subversion des idées avec la vie incarnée, mobiliser toute son
énergie pour approfondir inlassablement quelques intuitions fondamentales et
originales, pour constater qu’à la fin du repas, quand on rassemble ses muscles pour
aller à trépas, c’est chômage et désert 2.
Dans ces textes d’une juvénile sagesse, Charbonneau évoque la modernité avec
l’aisance d’un poète et la profondeur des anciens 3. Depuis 1945, bon nombre de ses
ouvrages ont d’abord été diffusés en version ronéotypée dans un cercle restreint d’amis
ou publiés à compte d’auteur. Il aura fallu attendre sa mort pour voir décoller le nombre
de titres disponibles chez les libraires. Il a été le critique impitoyable d’un siècle dont il
avait bien compris les ressorts 4, et l’époque ingrate le lui a bien rendu : chez les peuples
civilisés, on tue en silence 5.
Son ami Jacques Ellul (1912-1994) – coauteur du premier texte de ce recueil – lui a
rendu hommage dans un texte émouvant de 1985 où il le présente comme le « premier à
dépasser la critique du machinisme et de l’industrie pour accéder à une vue globale de la
technique comme pouvoir structurant de la société moderne 6 ». Il voyait dans
Charbonneau un des « rares génies de notre temps 7 ». Quelques années après avoir fait
sa connaissance, ce dernier confiait : « la rencontre avec Ellul m’a empêché de
complètement désespérer 8 ». L’actualité de leur pensée – plus de quatre-vingts livres à
eux deux – éclate au moment où une multitude d’indicateurs démontrent que le monde
est engagé, depuis deux siècles, dans l’âge de l’Anthropocène, cette bifurcation décisive
où la terre est intégralement saisie par la technoscience. Cet événement a été qualifié
par Charbonneau de « Grande Mue », phénomène qu’il a longuement décrit dans un
ouvrage de 1943 resté inédit, Pan se meurt :

« À la source de ce livre, à la base de mon œuvre et probablement de mon


existence, il y a la conscience d’un grand changement. Depuis deux siècles, le
destin tourne. Ce n’est pas la civilisation seule qui change de base, c’est la
société, c’est l’être humain dans ce qu’il a de plus intérieur. Présente à toutes
les révolutions du passé qui pourtant étaient loin d’engager l’essentiel comme
la crise actuelle, la conscience humaine défaille aujourd’hui devant l’immensité
de l’effort. Les glorifiant sous le nom de progrès, ou les subissant sous le nom
de fatalité, l’homme s’abandonne aux avatars du devenir. Il fait pire. Il prétend
appeler sens ce qui n’est que l’accident d’une évolution, et il travaille de toutes
ses forces à accélérer la vitesse du mouvement qui l’entraîne. Non seulement il
dénie à la pensée le droit d’orienter ce qu’il appelle l’action, mais il rejette avec
horreur tout examen de celle-ci par la connaissance. Il n’est que la chose du
courant brutal qui l’entraîne 9. »
Ce recueil annonce une bonne nouvelle : l’écologie politique n’est pas née dans la
boue des bottes nazies, ni par la bouche du maréchal Pétain, avec son fameux « retour à
la terre ». De Luc Ferry à Jean Jacob 10, on a tenté d’imposer l’idée que l’écologie avait
une origine trouble : la protection de la nature serait née dans le double creuset nazi et
vichyssois au cours des années 1930-1940. En conséquence, le souci de la nature, de son
respect, la conscience de sa fragilité ne pourraient exister qu’en proportion inverse de
l’égard que l’on porte à la dignité humaine. Dans cette perspective, l’espace de la
philosophie politique se réduirait à un jeu à somme nulle entre un pôle nature et un
pôle culture et s’approcher de l’un reviendrait à s’éloigner de l’autre : l’écologie
dissimulerait une misanthropie 11.
Loin de cette fable, on peut esquisser une généalogie plus conforme aux faits et bien
plus riche. Si l’écologie politique prend effectivement une de ses sources majeures dans
les années 1930, c’est à une eau plus claire. Au sein notamment du mouvement
personnaliste français 12, une jeunesse inquiète s’interroge sur le développement rapide
des machines qui s’accompagne d’un chômage de masse, sur la rationalisation du travail
et de la vie sociale, sur les profondes transformations induites par le progrès technique :
la matière froide n’est-elle pas en train de stériliser l’esprit ? Ce que l’homme gagne en
bien-être matériel, ne le perd-il pas en liberté ? Face à une Europe en proie à de
profondes crises et mutations, ces groupes condamnent aussi bien le capitalisme libéral
que les échappatoires fallacieuses des fascismes ou du communisme : seule l’ouverture
d’une « troisième voie » personnaliste leur semblait pouvoir offrir une issue positive aux
désordres du monde.
À bien des égards, la controverse des années 1930 sur le machinisme et la technique
est une période décisive de l’histoire moderne. Ce moment philosophique et politique
nous renseigne sur le fait qu’entre les mouvements anti-industriels du début du XIXe siècle
et la contre-culture des années 1960-1970, une critique progressiste du progrès (ou
critique moderne de la modernité) n’a jamais cessé de traverser la modernité.

Quatre textes fondamentaux en forme


de manifeste

Les « Directives pour un manifeste personnaliste » (1935), « Le Progrès contre


l’homme » (1936), « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire » (1937) et « An
deux mille » (1945) réunis ici proposent un diagnostic sur les transformations
fondamentales à l’œuvre dans les sociétés industrielles. Si l’actualité de cette période est
particulièrement dense – crise économique, montée des totalitarismes, génocide nazi,
explosion d’Hiroshima et Nagasaki –, c’est de la forme et du contenu de la vie moderne
qu’il est ici question. Bien qu’historiquement situés, ces textes sont d’une actualité
intellectuelle saisissante.
Les quatre textes de ce recueil articulent très clairement le noyau dur de la pensée
écologiste : proposer un projet révolutionnaire qui ne passe pas par la prise du pouvoir,
mais par l’affirmation d’un « style de vie » et la constitution d’une contre-société à partir
de multiples communautés disséminées qui font sécession et affirment d’autres valeurs,
privilégient d’autres pratiques, cultivent d’autres rapports humains : « Le problème de la
révolution se pose non seulement sur le plan politique ou économique, mais sur le plan
de la civilisation elle-même. Sur le plan des mœurs, des habitudes, des façons de penser,
sur la vie courante de chacun de nous, sur son journal et son repas. La révolution doit se
faire par des hommes pour des hommes et ce qu’ils ont de meilleur en eux »
(« Directives… »). Inventer un nouveau rapport à la nature par-delà l’idée du bon
sauvage et du retour à la terre réactionnaire de droite ou de l’organisation des loisirs à
gauche : « Ce n’est pas d’un dimanche à la campagne dont nous avons besoin, mais
d’une vie moins artificielle » (« Le sentiment de la nature… »). Ces deux orientations, la
révolution et la prise en compte de la nature autrement que comme une ressource,
s’enracinent dans une analyse de l’évolution technique et dans une réflexion sur le sens
du progrès : « L’acceptation passive du progrès technique est aujourd’hui la cause
profonde et permanente de toutes les confusions » (« Le Progrès contre l’homme »),
« Nos moyens sont de plus en plus prodigieux et nos fins de plus en plus incertaines »
(« An deux mille »).

Plus jeunes de cinq à dix ans que les figures les plus connues du mouvement non
conformiste (Emmanuel Mounier, Denis de Rougemont, Robert Aron, Arnaud
Dandieu…), Charbonneau et Ellul rédigent les « Directives pour un manifeste
personnaliste » à l’âge de vingt-cinq et vingt-trois ans. Malgré ce jeune âge, les auteurs
font preuve d’une remarquable maturité intellectuelle. Inspirées par des manifestes
voisins publiés dans diverses revues, les « Directives » sont le texte clé où sont exposés
en quatre-vingt-trois thèses les linéaments de leurs projets intellectuels futurs. Au début
de l’année 1936, dans un contexte international de crise économique et politique
marqué par la faillite du modèle libéral et la montée en parallèle du fascisme et du
communisme, Bernard Charbonneau prononce une conférence publique à Bordeaux
intitulée « Le Progrès contre l’homme ». Le jeune historien-géographe propose une vaste
réflexion sur la modernité en partant des « transformations techniques qu’a subies le
monde depuis cent cinquante ans ». L’année suivante, il approfondit cette analyse en
proposant de comprendre le rapport de l’homme à la civilisation à partir de la notion de
« sentiment de la nature ». En faisant du « sentiment de la nature », jusqu’alors notion
surtout littéraire, une « force révolutionnaire » au plein sens d’une véritable écologie
politique, il tente de poser les bases d’une nouvelle critique sociale et écologique de
l’ordre industriel, qu’il soit capitaliste, fasciste, communiste. Celle-ci n’est ni une simple
ressource ni un décor pittoresque, mais un espace crucial où l’homme s’exerce à la
liberté et à l’altérité : point de culture sans contact fécond avec la nature. Quelques mois
après l’explosion des premières bombes atomiques de l’histoire, Charbonneau livre dans
« An deux mille » une analyse des conséquences philosophiques de la création et de
l’utilisation par l’homme d’un engin au pouvoir destructeur inouï. Prendre au sérieux
l’événement nucléaire doit nous obliger à réinterroger en profondeur notre rapport au
progrès, car « l’autonomie du technique » enlève à l’homme sa capacité de choisir et
d’orienter les choix techniques et de subordonner les moyens aux fins.

L’apport philosophique et politique des quatre textes de jeunesse sélectionnés pour


ce livre parmi bien d’autres trésors enfouis peut se résumer en dix points.
1. Le fait décisif de la modernité est la technique. Se détachant d’une lecture marxiste
des événements, les deux jeunes Bordelais proposent une interprétation de l’évolution et
de la crise du monde moderne à partir de la technique. La technique n’est pas seulement
le machinisme – l’interconnexion des outils et l’automatisation des tâches n’étant qu’une
région parmi d’autres dans ce nouveau continent qu’est la technique. Elle désigne un
phénomène nouveau, né de l’agrégation et de la multiplication d’un ensemble de
techniques qui forme un nouveau substrat social – techniques intellectuelle, économique,
politique, juridique, mécanique, organisationnelle, de communication, de transport. La
rationalisation de ces différents secteurs de la vie sociale où l’efficacité est érigée en seul
critère d’action donne naissance à un processus sans sujet où le renforcement continuel
de l’armature sociale est doublé d’une réorganisation permanente de l’ordre socio-
politique. L’accélération des rythmes et la mobilité des cadres de la vie commune
s’accompagnent de l’accroissement incessant et irréversible de l’appareil étatique. Ellul
approfondira cette hypothèse et analysera la dynamique technique comme ce qui
devient de plus en plus une force extrasociale (facteur d’hétéronomie), mue par un
développement purement causal (les inventions en cascade, alimentées par la
concurrence et la compétition, donnent naissance à de nouvelles techniques qui
génèrent de nouveaux procédés qui alimentent à leur tour de nouvelles recherches, etc.).
C’est de ces boucles techniques auto-entretenues que naît le phénomène de croissance
ininterrompue – seul horizon politique des sociétés modernes 13.
2. Penser et critiquer la technique conduit à mettre en cause le progressisme et
l’industrialisme. Le diagnostic de Charbonneau dans sa conférence de 1936 est clair :
derrière les doctrines et les slogans politiques concurrents, par-delà les bruyantes mises
en scène des confrontations idéologiques, la parenté des régimes libéraux, fascistes et
communistes est évidente. Tous ont fait de l’idéologie progressiste le cœur de leur
philosophie, à la fois guide de leur politique et finalité sociale proposée à leurs
« citoyens » : l’augmentation indéfinie des forces productives. Le progrès n’est plus qu’un
ensemble de mythes. De l’ambitieux projet d’émancipation qu’il était en théorie, il a été
réduit à l’industrialisme, c’est-à-dire à une organisation sociale fondée sur la production,
qui implique exaltation du travail, centralisation politique, économique et
démographique, gigantisme des infrastructures techniques et puissance de la
propagande et des médias de masse (presse, radio, cinéma).
3. L’universalité de la technique explique la parenté de régimes idéologiquement
opposés. La vérité du progressisme réellement existant est le développement
concomitant à Chicago, Paris, Rome ou Moscou de « la grande ville, la grande usine, la
bureaucratie ». Charbonneau montre que le fascisme et le communisme, nés de l’échec
du libéralisme qu’ils prétendent dépasser, « n’en sont que l’aboutissement normal ».
Autrement dit, ce qui les rapproche est bien plus important que ce qui fonde leurs
distinctions spectaculaires : derrière les différents gouvernements, il identifie une
civilisation, derrière les statistiques, il démontre le caractère sacré de la marchandise et
de la production en dénonçant la « mystique subconsciente du progrès » commune à tous
les partis politiques et à tous les pays développés. Repenser la catégorie du moderne et
le projet d’émancipation qu’il contient revient donc à remettre en cause la
métaphysique du progrès, c’est-à-dire son caractère indiscutable véhiculé par la presse,
son esprit bourgeois de possession et d’accumulation, sa recherche de puissance par
l’industrie et la conquête de la nature qui transforment le travail et la vie quotidienne
en une existence disciplinée. Si le terme de capitalisme d’État, hérité de Bakounine et
d’une certaine tradition marxiste, ne figure pas directement dans le texte, Charbonneau
et Ellul ont bien perçu que, quel que soit le régime (capitalisme, fascisme ou
communisme), « le profit ne peut être supprimé, il ne fait que changer de mains ». Du
fait du déploiement universel de la technique, l’équivalence entre les pays et les
hommes est presque totale. Par-delà les différences résiduelles, on ne peut donc que
constater qu’« au point de vue vie quotidienne, le régime de l’ouvrier communiste est le
même avec le stakhanovisme que celui de l’ouvrier américain avec le taylorisme ».
4. En assimilant la technique à des valeurs, les progressistes transforment le progrès en
un mythe. Croire que le développement des machines apporte la liberté, qu’à la
puissance technique sont attachées des valeurs, c’est rendre un culte au progrès et
abdiquer notre liberté face à l’orientation prise par la technique. Penser que
l’accroissement des connaissances scientifiques et des réalisations techniques entraînera
nécessairement un progrès moral, c’est conférer à ce qui n’est qu’un moyen une fin
propre positive – alors que la technique en elle-même ne sert que la puissance.
5. La technique engendre étatisation, bureaucratisation et prolétarisation. Une des
originalités des « Directives » est d’avoir remarqué, quelques années avant l’ouvrage
fondamental du théoricien italien Bruno Rizzi sur La Bureaucratisation du monde, publié
en France en 1939, et de The Managerial Revolution 14, qui fera à partir de 1941 la
célébrité du sociologue américain James Burnham, que « dans la Société capitaliste les
types puissants sont non les capitalistes, mais les administrateurs ». L’idée n’est pas
seulement qu’entre le prolétariat et la bourgeoisie une nouvelle classe apparaît : les
« techniciens », mais que la technique moderne introduit un ensemble de nouvelles
pratiques et un imaginaire inédit qui transforment le monde social en un univers de
fatalité et l’homme en prolétaire, quelle que soit sa classe.
6. Prendre au sérieux la technique, c’est s’intéresser aux pratiques, aux formes de vie et
aux socialités produites par la modernité plutôt qu’aux discours et aux idéologies. À
l’observateur attentif de ces transformations décisives, l’ordre social apparaît alors
comme « un monde de forces anonymes ». Contre la logique du fait divers et de
l’audimat qui masque et fait écran aux authentiques transformations du monde
environnant – « la Presse nous donne une mentalité de spectateur » –, Charbonneau
propose d’être à l’écoute des « lentes transformations de notre vie de tous les jours ».
C’est l’étude des pulsations profondes du rythme de la vie moderne, l’attention à
l’épaisseur du quotidien qui permettent de procéder aux bons diagnostics et d’identifier
le processus en cours derrière les désaccords de surface – les plus spectaculaires.
L’originalité du diagnostic de Charbonneau tient non seulement à son attention quasi
phénoménologique à la rue, aux affiches qui y fleurissent, à l’exaltation du travail et du
sport, à la place de l’argent, mais aussi à ce qu’il a attribué ces transformations au cours
normal du progrès – et non pas simplement aux conditions de crise. C’est grâce à cet
empirisme vernaculaire – mais ô combien lucide – qu’il met en évidence le sens commun
qui imprègne la plupart des mentalités et l’imaginaire d’une civilisation. À l’heure où,
dans un nouveau siècle de crise, les prévisions d’économistes ou de politiques sont
quotidiennement démenties, notons la perspicacité intellectuelle de ce pronostic formulé
en 1936 : « Hitler occupera la France, Havas 15 change son âme »… C’est donc la forme
de vie instaurée par la modernité industrielle qu’il faut entièrement remettre en cause –
ses normes, ses règlements, son étatisation galopante, la centralité de la production et
du travail et l’inévitable discipline qui l’accompagne.
7. La technique rend les hommes irresponsables. Les manifestations principales du
développement de la technique sont le gigantisme, la concentration et l’abstraction. Cet
état de fait aboutit à une dispersion des effets de l’action : à l’ère technique,
l’identification de la responsabilité des acteurs est devenue problématique, voire
impossible : « Dans une telle société, le type de l’homme agissant consciemment
disparaît. » L’action morale est donc impossible puisque l’homme ne peut pas se
représenter les effets de son action. Plongé dans ce décor mouvant, l’agir de l’être
humain est radicalement transformé : comme il est dans un rapport inauthentique à lui-
même et aux autres, le renoncement et l’hypocrisie deviennent pour lui seconde nature,
ce que les auteurs appellent le « péché social ». À ceux qu’une lecture victimaire des
événements incite à y voir le résultat d’un complot ou une cabale, Charbonneau répond
que « le drame est précisément qu’il n’y ait point le crime d’une mafia, mais une vaste
lâcheté anonyme ». Au moment où la technique moderne donne au capitalisme les
moyens de son gigantisme, la responsabilité de ce nouvel état de fait est diffuse : chacun
contribue, en renonçant à interroger les orientations fondamentales de son existence, à
le perpétrer et même à l’approfondir. Par conséquent, se hisser à la hauteur de la
condition humaine, c’est prendre conscience qu’il n’y a pas d’« actes indifférents ».
8. La technique est devenue autonome. Quelques mois après les explosions atomiques
d’Hiroshima et de Nagasaki, Charbonneau livre une analyse des conséquences
philosophiques de la création et de l’utilisation par l’homme d’un engin au pouvoir
destructeur sans précédent. Depuis le 6 août 1945, il y a une unité du genre humain ; la
conscience de la fragilité de la Terre est désormais évidente, puisque l’avenir des
hommes est suspendu à la géopolitique : « il est désormais impossible de vivre sans
arrière-pensées ». On peut relire l’histoire de l’Occident comme une aventure placée sous
le signe de la mort : un processus de destruction qui aboutit, au terme du développement
de la raison instrumentale, à l’explosion finale. La seule finalité de cette civilisation est
en effet la recherche incessante de nouveaux moyens pour augmenter l’efficacité.
L’autonomie de la technique est rendue possible par la fragmentation à l’extrême de la
chaîne d’action et de responsabilité. L’enchaînement causal produit une fatalité :
l’explosion de la bombe, que personne n’a vraiment voulue, mais que personne n’a
véritablement refusé de contribuer à produire. La croissance démesurée des moyens
produit de nouvelles servitudes. Dans ce processus, l’homme est dans la position du
spectateur enrôlé : il contemple une évolution qu’il ne peut ni orienter, ni arrêter. Pour
sortir de cet engrenage et de l’hétéronomie qu’il institue, il faut partir de la personne
plutôt que de la masse, du bonheur individuel plutôt que de la puissance collective, viser
le perfectionnement intérieur plutôt que la maîtrise et la domination de la nature. En
permettant la mort de masse, la technique pose la question de « la grande démocratie
des corps, des continents et des collines ». Se réapproprier les techniques nécessite de
réussir à les assimiler socialement, de les choisir selon certaines valeurs et de les
réorienter en fonction de leur utilité sociale. Charbonneau trace le canevas de cette
civilisation à venir quand il écrit :

« On peut imaginer un progrès technique qui viserait à créer pour l’homme des
conditions de liberté : par exemple, en lui donnant du temps plutôt que du
confort, en recherchant les moyens qui permettraient de développer sa part
d’initiative, sa puissance d’action personnelle. […] [Cette perspective] est
révolutionnaire parce qu’elle implique une rupture dans la direction suivie
jusqu’à présent et elle aboutirait à des institutions, à des machines qui ne
seraient pas seulement plus compliquées ou plus perfectionnées, mais
différentes » (« An deux mille »).

9. « Faire un monde. » La rupture avec l’empire de la technique passe par une


transformation révolutionnaire des structures sociales : « Contre le désordre actuel [il
faut refaire] une société complète : une économie, un droit, une politique. » En écho à
notre époque, Charbonneau repousse toute idée d’union nationale dans les périodes de
trouble comme remède à la crise de civilisation, ainsi que l’extrémisme politique qui
n’est que le prolongement hystérisé de l’absence de réflexion sur le sens et la direction
du progrès. Ces approches ne discutent pas du fait massif de « l’existence d’une idéologie
philosophique commune aux différents partis politiques actuels », car « malgré les
prisons et les massacres, communisme, libéralisme et fascisme ont au fond le même
argument dernier mesurable en francs, en tonnes et en hectolitres : la production. Or
cette idéologie est celle du libéralisme bourgeois qu’ils prétendent remplacer […] : donc,
fascismes, stalinismes ne changeront pas notre vie quotidienne », alors que « les seules
révolutions efficaces sont celles qui visent à transformer la façon de vivre des hommes ».
Par conséquent, « la révolution, c’est d’abord une prise de conscience de la réalité du fait
et de l’idéologie du progrès. […] Aujourd’hui, en effet, il n’y a qu’un seul problème, celui
de l’utilisation à des fins humaines des machines sécrétées par la civilisation du profit ».
Seule une issue révolutionnaire peut rendre résistible l’ascension du progressisme.
Contre ce « progrès », l’enjeu est d’instaurer une civilisation fondée sur le primat de la
personne. Cela passe par une permanente mise en question de la place occupée par les
machines, qui ne sont en elles-mêmes « ni bonnes ni mauvaises ». Faire entrer la
technique – la forme et la place du travail, l’urbanisme, les médias, le développement de
l’État, le rôle de l’argent, etc. 16 – dans une authentique démocratie revient à politiser,
c’est-à-dire mettre en discussion et en délibération collective la strate profonde de la
société moderne – le rythme des innovations, leur utilité sociale, leur caractère
centralisateur ou décentralisateur, etc. Pour rompre avec le « désordre établi » dénoncé
par les personnalistes, il faut opérer un changement de mentalité et provoquer une
révolution qui permettra à chacun de s’affirmer en tant que personne singulière dans un
milieu « à hauteur d’homme ». Il faut concevoir le progrès dans le sens d’une recherche
de l’autonomie plutôt que de la puissance – contrôle et orientation de la technique pour
permettre une production qualitative plutôt que la surproduction quantitative,
diminution du temps de travail, réduction radicale de la publicité, décentralisation et
fédéralisme permettant la constitution de petits États, revenu minimum garanti, etc. Il
s’agit de construire une « cité ascétique » où la consommation est réduite et la vie
intérieure accrue, afin de rétablir un équilibre entre les dimensions matérielle et
spirituelle de l’homme :

« Il est temps de mettre fin aux équivoques […], il est temps de faire passer
certaines affirmations trop timides sur le plan social : nous en sommes arrivés à
un point où il n’y a plus à continuer, mais à faire un monde. »

10. Cette véritable révolution, porteuse d’une nouvelle civilisation, passe par un nouveau
rapport à la nature. En traitant la nature comme une question politique et en en faisant
une part essentielle de notre humanité, Charbonneau développe une ontologie vitaliste.
Il critique parallèlement les approches paganiste et techniciste de celle-ci. Il n’évoque
pas une nature essentialisée mais une nature incarnée, à laquelle l’être humain se
confronte, sans quoi l’esprit et la liberté ne sont rien 17. Le sentiment de la nature,
« manifestation d’anarchisme concret », se développe en réaction à un excès de
civilisation, mais l’opposition ne le conduit pas au rejet de cette dernière : une vie libre
n’est pas une vie sans conflit ni contradiction, mais une vie qui ressent et assume la
tension entre l’artifice et le naturel : « trop civilisé, l’homme disparaît ; sans la
civilisation, l’homme est sans force ». Le sentiment de la nature est une aspiration
profonde de l’être humain, mais il est récupéré par le tourisme, le cinéma, la littérature
de voyage : la plupart des gens vivent ce sentiment par procuration. Il devient un
tourisme bourgeois (aménagement de la nature comme une ville avec ses pesanteurs, ses
contraintes, ses passages obligés). Le scoutisme est lui aussi critiqué : l’authentique force
révolutionnaire a été dévoyée (simplicité, instinct de justice, goût pour une vie libre et
rude) par des chefs réactionnaires. Fortement marqué dans sa jeunesse par le potentiel
révolutionnaire de l’expérience de la vie scoute, Charbonneau fait cependant le constat
que les mouvements de jeunesse ont échoué à être le ferment d’une révolution
personnaliste, faute de revendications et d’organisation politique. De même, le
naturisme a lui aussi échoué, car il est resté trop fermé dans une pureté hygiéniste sans
pour autant rompre avec le mythe du progrès. Après l’analyse de la double impasse du
« retour à la terre » à droite 18 , de l’« organisation des loisirs » à gauche, Charbonneau
esquisse la portée révolutionnaire et personnaliste de ce qui deviendra l’écologie
politique et écrit cette phrase programmatique :

« Le sentiment de la nature doit être au personnalisme ce que la conscience de


classe a été au socialisme : la raison faite chair. »

C’est le risque d’un décrochage entre l’homme et ses artefacts qui motive la critique
ellulo-charbonnienne de l’École de Bordeaux : l’homme devient de plus en plus étranger
au monde de la technique qu’il façonne. Débordé par la surabondance de ses
constructions et l’inflation des médiations qu’il met en place, le danger principal réside
dans l’absence de commensurabilité entre l’humanité et ses œuvres techniques et la
perte de maîtrise politique qui en découle. C’est l’intimité du lien entre saccage de la
nature et sacrifice de la liberté qui fait l’originalité de cette critique libertaire du monde
moderne.

L’arrière-plan historique d’une jeunesse


révolutionnaire

Pour saisir l’état d’esprit de la jeunesse intellectuelle à l’heure où Ellul et


Charbonneau écrivaient ces textes, Paul Nizan (1905-1940) fournit un bon étalon. Dans
Aden Arabie (1931), l’écrivain communiste dépeint un monde en voie de vieillissement
accéléré. Le jeune normalien et agrégé de philosophie décrit la grande divergence entre
le désir authentique de l’esprit et l’horizon de vie proposé par la société des années
1930 : la séparation avec ce monde, ses principes, ses valeurs et son économie apparaît
comme inéluctable. Pour passer d’une position défensive et craintive à une pure
affirmation de son être, il faut entendre l’appel de la conscience, le débordement de la
subjectivité : « chacun trouve au fond de ses réveils tous les désordres du temps je ne sais
combien de fois réduits à la médiocre échelle d’une inquiétude privée. Il y a en nous des
divisions, des aliénations, des guerres et des palabres 19 ».
La verve et l’impétuosité d’une partie de cette jeunesse s’expliquent en partie par le
trouble causé dans leur vie par 1914-1918. La Grande Guerre a fait un enfant dans le
dos des adultes : la jeunesse a grandi à l’ombre du vacarme et de la mobilisation, dans
une période rarissime où les pesanteurs de l’ordre social et patriarcal étaient comme
suspendues pendant quatre ans. Entre la génération en âge de combattre et celle de
Nizan, il y avait eu celle de l’après-guerre, les « nouvelles équipes » radicales. Si ces
dernières se définissent comme « réformistes », la nouvelle génération se démarque
d’emblée par sa volonté révolutionnaire. Charbonneau, quant à lui, n’a que six ou sept
ans lorsque son frère, Jacques, âgé de dix-sept ans, est blessé et gazé au combat : « cela
a déclenché très tôt chez moi une certaine connaissance de que j’appellerais l’absurdité
sociale 20 ». La Grande Guerre constitue de son point de vue un moment pivot du
bouleversement de la civilisation mondiale, qui manifeste concrètement la position
tragique de l’individu pris dans une dynamique sur laquelle il n’a aucune prise.
Bien que d’orientation politique différente, Daniel-Rops (1901-1965) offre dans Un
monde sans âme (1932) une analyse voisine à maints égards de celle de Nizan. Il brosse
le portrait de cette jeunesse non conformiste 21 dont il est le porte-drapeau le plus
célèbre : « La génération qui a parlé d’inquiétude, de nouveau mal du siècle est celle des
hommes qui, actuellement, ont environ trente ans. […] [Par la guerre] ils ont été
vraiment séparés de l’époque précédente et des générations antérieures […]. Quand ils
sont arrivés à l’âge d’homme, ils ont trouvé un monde en pleine crise où la seule
hypothèse d’un ordre paraissait paradoxale […] 22. » Pour l’écrivain catholique, ce
sentiment est le reflet d’un décalage entre un état de conscience et des structures
sociales ; son expression peut s’analyser sous trois angles : c’est d’abord le prolongement
d’une crise d’adolescence vécue pendant la guerre et qu’aucune discipline n’a donc
canalisée ; c’est ensuite le « sens véritable d’une inquiétude supérieure, religieuse,
métaphysique ou, plus généralement ontologique 23 » ; et c’est enfin le symptôme de la
crise de l’homme moderne. Pour Daniel-Rops et les non-conformistes, le monde des
années 1930 ne tient encore que par inertie, les tuteurs intellectuels ou moraux qui le
justifiaient ayant disparu :

« Nos contemporains vivent dans une fièvre qu’aucun temps n’avait connue ; ils
sont appliqués uniquement à réaliser des desseins utilitaires. Mais en eux se
propage ce sentiment, souvent à leur propre insu, que toute cette activité est
vaine, qu’elle est dénuée de sens, parce que nulle morale, nulle métaphysique,
ne la justifie plus 24. »

Création des revues Esprit (1932) et L’Ordre


Nouveau (1933)

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’extraordinaire bouillonnement créatif


de la jeunesse intellectuelle. La profusion de nouvelles revues à partir de 1928 en
témoigne : Plans, Esprit, L’Ordre Nouveau, Hic et nunc, La Revue du siècle, Les Cahiers,
Réaction, La Revue française 25… Emmanuel Mounier, un des fondateurs d’Esprit avec
Georges Izard et André Déléage, ramasse en deux formules l’état d’esprit et le
programme de la revue : l’objectif est de « résorber la crise de l’homme au XXe siècle », ce
qui nécessite de sortir du cadre de pensée dominant, car « ce n’est pas avec l’audace de
nos grands-parents que nous répondrons à l’angoisse de nos enfants ». L’ambition
d’Esprit est alors de dépasser le conformisme de droite et de gauche par une critique
révolutionnaire anticapitaliste, où la création de communautés fondée sur des
personnes, c’est-à-dire des individus riches de leur singularité et conscients de leur
vocation dans le monde, préfigurerait la civilisation à venir 26.
Le critique et historien de la littérature René Marill Albérès voit même dans l’année
1933 un point de bascule décisif dans ce qu’il appelle « l’aventure intellectuelle du
e
XX siècle ». Si la première partie du siècle est dominée par une réaction contre le

rationalisme jugé caduc et nourrie par un certain vitalisme dont témoignent les œuvres
de Maurice Barrès, André Gide, Gabriele D’Annunzio, David Herbert Lawrence, Stefan
George ou Hugo von Hofmannsthal, la seconde, à partir des années 1930, est gagnée
par la désillusion et l’angoisse. Au moment où l’âge des extrêmes 27 n’en est qu’à ses
premiers développements, la littérature européenne témoigne déjà d’une vision de plus
en plus tragique de la condition de l’homme, qui a cessé « d’être un fils de la terre pour
y devenir un enfant perdu 28 ». C’est dans ce moment de basculement que « de jeunes
intellectuels se retrouvent autour des mêmes revues, parlent le même langage, utilisent
le même vocabulaire ; tous rêvent de dépasser les oppositions traditionnelles, de
rajeunir, de renouveler la politique française ; tous se déclarent animés de la même
volonté révolutionnaire. Les années 1930 apparaissent donc au premier abord comme
une de ces époques de syncrétisme où les oppositions politiques et idéologiques
s’effacent, où l’esprit de l’époque est plus important que les distinctions traditionnelles
entre les courants de pensée. Il existe, semble-t-il, un esprit de 1930, comme il a existé
un esprit de 1848, un esprit de 1936 (très différent de l’esprit de 1930), un esprit de la
Résistance et de la Libération 29 ».
Cristallisant l’imaginaire politique des non-conformistes des années 1930, le
premier numéro de la revue L’Ordre Nouveau en mai 1933 (la revue s’arrête en 1938)
résume leurs orientations : « Contre le désordre capitaliste et l’oppression communiste,
contre le nationalisme homicide et l’internationalisme impuissant, contre le
parlementarisme et le fascisme, L’Ordre Nouveau met les institutions au service de la
personnalité et subordonne l’État à l’homme. » La création officielle de la revue avait
été précédée de plusieurs années par une intense réflexion théorique. Robert Aron
(1898-1975) et Arnaud Dandieu (1897-1933) publient trois livres décisifs : Décadence de
la Nation française 30 (1931), Le Cancer américain 31 (1931) et La Révolution nécessaire 32
(1933). Pour L’Ordre Nouveau, « Il faut appeler Nietzsche à la rescousse. Nietzsche contre
l’État, qu’il soit hitlérien ou stalinien. Nietzsche pour l’homme contre la masse, qu’elle
soit fasciste, américaine ou soviétique. Nietzsche contre le rationalisme, qu’il soit de
Rome, de Moscou ou de la Sorbonne 33 ». Les animateurs d’Ordre Nouveau tentent
d’explorer une nouvelle politique dont le centre de gravité serait le refus de la centralité
de l’État dans la vie sociale. Comme d’autres avant-gardes, la revue oscille entre la
primauté des idées, qui exigent le temps de la maturation, et l’urgence de l’action
révolutionnaire. Fortement marqués par les livres d’Aron-Dandieu, mais aussi par ceux
de Denis de Rougemont, un autre fondateur de L’Ordre Nouveau également actif à Esprit,
Ellul et Charbonneau inscrivent leurs réflexions dans les pas de ces aînés
personnalistes 34.

La critique de l’idéologie du progrès, ayant trahi les promesses qu’elle portait,


traverse la période. Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955) propose
le concept d’« homme-masse 35 » ; le poète français Paul Valéry (1871-1945) observe en
1931 « le curieux retournement de nos efforts inventifs contre nous-mêmes. Tandis que
nous croyons soumettre les forces et les choses, il n’est pas un seul de ces attentats
savants contre la nature qui, par voie directe ou indirecte, ne nous soumette, au
contraire, un peu plus à elle et ne fasse de nous des esclaves de notre puissance […] 36 ».
À partir des années 1920, les problématiques de la vitesse, du machinisme, du degré de
complexité de l’organisation sociale, du rapport de l’homme à ses productions
techniques sont souvent discutées. Le risque, selon la célèbre formule de Bergson, de
constater « au lieu d’une spiritualisation de la matière, une mécanisation de l’esprit » est
donc un des objets d’interrogation philosophique et politique de l’entre-deux-guerres qui
trouvent une acuité existentielle et une portée politique chez les non-conformistes
français des années 1930 37.
De cette époque foisonnante, il faut souligner l’extraordinaire créativité de la
jeunesse et que leur désir, selon un de leurs slogans favoris, de « changer de plan » ne
s’est pas fait sans errements pour une partie d’entre eux ; séduits par la volonté
« révolutionnaire » affichée par les régimes fascistes ou communistes, certains sont
passés de la critique de la démocratie bourgeoise au flirt avec, voire au soutien des
expériences totalitaires. Si certains non-conformistes se sont fourvoyés, Ellul et
Charbonneau ont conservé une acuité de jugement et un discernement sans faille durant
toutes ces années bouillonnantes. Charbonneau a participé à la grande manifestation
« antifasciste » parisienne du 12 février 1934 et, bien qu’ayant fait vœu en 1939 de ne
prendre part d’aucune manière à la guerre, aidé des résistants pour des passages de
frontière dans les Pyrénées avec son groupe d’Amis d’Esprit du Sud-Ouest 38 . Ellul est
révoqué après avoir critiqué le maréchal Pétain devant ses étudiants en 1940. Il
retourne en Gironde, cultive la terre, soutient la Résistance et cache des Juifs 39.

Le personnalisme gascon : la critique


de la technique et les prémices de l’écologie
politique

Parmi cette jeunesse non conformiste, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul font
figure de francs-tireurs au sein d’un mouvement déjà bien peu orthodoxe : ils constituent
« la fraction la plus individualiste, la plus anti-autoritaire, la plus
girondine/régionaliste, mais aussi la tendance la plus écologiste du mouvement
personnaliste 40 ». À partir de 1934, ils publient de nombreux textes, notamment dans la
revue Esprit, qui, tout en intégrant le fonds commun des idées personnalistes, les
dépassent. L’idée de précarité de l’ordre social est alors largement partagée par cette
jeunesse qui gronde, mais le geste théorique et romantique de Charbonneau et Ellul
consiste à l’étendre à la nature : l’organisation technique transforme le monde naturel
tout autant que le monde social. La nature est désormais vulnérable, son équilibre est
précaire. Leur tocsin philosophique a un timbre dramatique : en modifiant radicalement
la nature, c’est la liberté de l’homme que l’on met en péril. Cette puissante mise en
garde aura le retentissement d’une idée neuve énoncée trop tôt : c’est par le silence
qu’on l’accueillit, surtout lorsque le mouvement personnaliste, emmené par Emmanuel
Mounier, se rallia à la « modernisation » après 1945. Dès l’hiver 1937, après le Congrès
Esprit de Jouy-en-Josas, Charbonneau et Ellul prirent d’ailleurs leurs distances avec
Mounier, trop préoccupé à leurs yeux par des considérations ecclésiales et parisiennes et
rétif à une véritable action révolutionnaire portée par les groupes locaux 41.
Si l’écologie politique 42 trouve dans ces textes une première formulation théorique –
que Christian Roy a appelée le « personnalisme gascon 43 », à la base d’une « École de
Bordeaux 44 » –, c’est parce que les deux Bordelais sont attentifs au fait décisif de la
modernité : la technique fait triompher la raison instrumentale. La technique est
beaucoup plus qu’un ensemble de procédés industriels, c’est un « procédé général »,
c’est-à-dire un imaginaire et des pratiques tournés vers la production illimitée,
l’efficacité et la multiplication de dispositifs abstraits et opprimants. Plongé dans un
milieu qui n’est que moyens, intégralement médiatisé, et donc sans prise sur son
environnement, l’homo technologicus se retrouve dans un univers de fatalités où toutes
les grandeurs (économie, médias, industrie, travail…) le dépassent 45. Une des idées
fondamentales de Charbonneau et d’Ellul est de mettre radicalement en question l’idée
de neutralité de la technique : plus qu’un progrès, elle engendre le développement de la
puissance. Loin de permettre l’émancipation, la puissance engendre des déséquilibres et
devient incontrôlable, car elle appelle nécessairement la concentration et le gigantisme.
Pour rompre avec cette trajectoire, Ellul et Charbonneau en appellent à une « révolution
de civilisation 46 » contre la grande usine, la grande ville, l’État totalitaire, les agences
de publicité, le profit, les industries d’armement et la Nation – voir le premier texte du
recueil, « Directives pour un manifeste personnaliste ». Et l’on peut « voir dans ce projet
personnaliste d’une “cité ascétique” formulé dès l’hiver 1935 la première proposition
occidentale moderne d’une limitation volontaire de la croissance économique,
impliquant des sacrifices dans le “niveau de vie” quantifiable au nom d’une notion
“holistique” de la qualité de la vie 47 ».
Charbonneau avait fondé vers 1933 un groupe d’une petite dizaine de personnes
qui deviendra pour un temps le « Groupe de Bordeaux des Amis d’Esprit », en lien avec
d’autres groupes personnalistes (y compris Ordre Nouveau) du Sud-Ouest, à Pau et
Bayonne notamment. Il esquisse un programme passant par « une transformation à la
fois personnelle et collective » et qui « ne pourrait emprunter qu’une voie
communautaire, celle des petits groupes capables d’inventer localement leur
organisation et leur tactique ». De proche en proche, ces communautés nouvelles,
fondées sur une sociabilité différente, au contact de la nature, s’affirmeraient comme
une alternative crédible à une société aliénante et déshumanisante. Mettant
concrètement en pratique ses idées libertaires, le groupe de Bordeaux effectue à cette
époque des promenades « de grange en grange, [des] séjours en chalet » et, dès
juin 1934, suggère dans Esprit « que les membres d’une même région se voient de plus en
plus, dans des camps plutôt que des congrès ». Il précise alors, à propos du « problème
fédéral », le sens philosophique de son projet politique : « maintenir l’homme au contact
avec ses voisins, avec une terre dont la vie concrète est la seule créatrice, sans pour cela
oublier l’existence de réalités supérieures communes qui doivent être le principe de toute
diversité, et également la nécessité de maintenir entre ces foyers de vie autonome des
échanges suffisants pour les alimenter 48 ».

Les textes réunis ici donnent à voir deux jeunes hommes âgés d’à peine vingt-cinq
ans, qui posent un diagnostic solide des transformations sociales en cours sous leurs
yeux et formulent des propositions politiques émancipatrices concrètes. Ils montrent
que, premièrement, la critique du monde moderne n’est pas réductible aux postures
réactionnaires, contrairement à ce qu’une historiographie datée avait affirmé 49 ; et,
deuxièmement, que toutes les critiques de la technique ne sortent pas de la cuisse de
Heidegger : il existe une critique française de la technique, née dans les années 1930 et
arrivée à maturité dans l’après-guerre. À la différence d’un certain essentialisme
heideggérien, celle-ci est davantage ancrée dans une perspective historique et
empirique : la civilisation technique est théoriquement dépassable, mais seule une
révolution peut permettre cette bifurcation. Cette thèse marqua le situationnisme
d’avant 1968 (Guy Debord correspondit avec Ellul) et fut transmise à l’écologie politique
de l’après-1968. Charbonneau et Ellul font même partie des rares intellectuels des
années 1930 – avec Jacques Maritain, Denis de Rougemont, Victor Serge, Simone Weil,
Ignazio Silone, Arthur Koestler… – à avoir été à la fois antifascistes et anticommunistes,
c’est-à-dire pleinement antitotalitaires. Cette méfiance commune face à la statolâtrie
ambiante ne fait toutefois pas d’eux des libéraux, car ils mettent radicalement en
question le sens et la direction du progrès et appellent à un changement révolutionnaire
à base communautaire, réorientant radicalement le rapport des hommes à leurs
productions techniques 50.
La connaissance fonctionne par accumulation de travaux et critiques : une
réévaluation à plusieurs niveaux s’imposera donc à la lumière des textes que nous
publions ici. Elle permettra de mettre en cause la représentation qui se fonde sur la
dichotomie paresseuse et idéologiquement toxique entre technophobes nécessairement
réactionnaires, antimodernes et utopistes et technophiles progressistes, bien de leur
temps et réalistes 51. Dans le sillage de la nouvelle historiographie, ces textes et bien
d’autres du mouvement non conformiste apportent la preuve qu’il a existé un important
renouvellement critique entre la fin des années 1920 et la guerre, impliquant la remise
en cause du marxisme traditionnel comme du progressisme libéral par la critique
radicale de la vitesse, du productivisme, du mythe du travail et plus globalement de la
technique, perçue comme un processus dynamique générant un nouveau milieu régi par
une logique déterministe qui la rend « autonome » et transforme l’homme, ce dont
témoignent, outre Charbonneau et Ellul, Aron et Dandieu, Berdiaev, Weil, Duhamel,
Bernanos 52… Ces quatre textes montrent par leur unité que bien des idées popularisées
plus tardivement par l’École de Francfort et l’après-1968 avaient été esquissées dès la
fureur des années 1935-1945 par une École de Bordeaux. Ils attestent qu’une critique
progressiste du progrès n’a en réalité jamais cessé depuis le XIXe siècle 53.

L’écologie politique dans l’histoire des idées

Lorsque se précisent les analyses de B. Charbonneau et J. Ellul, la réflexion


théorique sur les rapports entre l’homme et la nature n’est certes pas tout à fait
nouvelle. Dès 1907, Daniel Mornet consacre un épais volume aux formes littéraires d’un
tel « sentiment de la nature en France » durant la seconde moitié du XVIIIe siècle
français 54, ouvrant la voie au romantisme et contemporain d’un désir, nouveau, de
rivage 55. Tandis que les forêts et les hautes montagnes d’Europe, marquées du sceau du
« sublime », sont l’objet d’une fascination et d’une fréquentation croissantes, les
paysages « naturels » (ou plutôt campagnards) nationaux ont pris au cours du XIXe siècle
une valeur patrimoniale, traduite dans l’art de peindre. En France, la forêt de
Fontainebleau devient en 1858 zone protégée par décret impérial, notamment grâce aux
efforts de peintres de l’École de Barbizon, alors qu’aux États-Unis le parc de Yellowstone
est créé en 1872. Le National Trust est fondé en 1895 pour acquérir et préserver les sites
anglais les plus remarquables 56. Le Touring Club de France et le Club alpin français
œuvrent en faveur de la « protection de la nature » aux côtés des associations
naturalistes. Deux grands congrès internationaux sur la conservation de la nature ont
d’ailleurs lieu en France en 1921 et 1931.
Pendant que d’autres défilent sous les drapeaux du nationalisme, du communisme
ou du fascisme, Charbonneau, à la recherche de sensations et d’expériences au contact
de la nature, crapahute à pied aux Canaries ou dans les Pyrénées et explore les côtes
espagnoles jusqu’au cap Finisterre, où il a une épiphanie de la finitude du monde.
D’Élisée Reclus (1830-1905) à Charbonneau en passant par George Perkins Marsh
(1801-1882), auteur de Man and Nature (1864), et Aldo Leopold (1887-1948), c’est le
contact du terrain et les voyages qui permettent de prendre la mesure des
transformations à l’œuvre entre l’homme et son milieu et d’alerter sur ces dangers.
Loin d’exalter une quelconque mystique de la nature, du corps ou de l’effort, il
partage cependant avec Jacques Ellul « un goût passionné pour la balade sac au dos »
dans la campagne. Ce goût, Charbonneau l’a cultivé dans son enfance en forêt des
Landes dans le cadre du scoutisme protestant, dont il a graduellement refusé les
contraintes, alors qu’Ellul de son côté organisait des camps d’« anti-éclaireurs
protestants » – avec « descente de drapeau » matinale et modèle anarchique. Il s’est
donc agi pour eux, expliquera Charbonneau en 1993, de faire sortir la question du
problème posé à la nature par le progrès « à la fois des ténèbres inquiétantes du
totalitarisme de droite mais aussi du vide, du caractère inoffensif, relaxant,
compensatoire du refoulement de la connaissance ou du désir de nature exprimés dans
la littérature de l’époque 57 ». Cette conscience s’oppose aux visions classiques, utilitaires
ou esthétisantes, mais plus encore à toute forme de panthéisme ou de transfert du
« sacré » à la nature.
Dans un texte écrit au crépuscule de sa vie, Bernard Charbonneau rappelle que la
mise à distance de la nature et de la société est la condition nécessaire pour que
l’individu puisse connaître la valeur de l’une et de l’autre, et saisisse sa liberté :
« Prolongement de la nature et de la terre vivante par son corps, il est [dépendant] de
sa société par son besoin de sécurité, ses valeurs et sa culture, son langage qui lui
permet de connaître et d’exprimer le monde qui l’entoure, de communiquer avec son
prochain et de s’unir à lui. » C’est une éthique de la fragilité et de la vulnérabilité qui
permet à l’individu de fonder son respect pour les choses environnantes à partir du
sentiment de commune précarité de la nature et de la société, cette « seconde
nature 58 » : « Qui accepte son individu : son angoisse et sa mort, l’accepte pour
l’univers. […] L’amour n’est pas seulement celui de l’homme pour l’homme, il est aussi
celui de nos frères inférieurs, des fleurs, de la terre et du ciel étoilé. » De cette nécessaire
association, de ces alliances avec les êtres embarqués sur ce coin du cosmos qu’on
appelle Terre, peut émerger une vie individuelle autonome et libre, sachant ce qu’elle
doit à la nature et à la société, et faire naître un « véritable progrès, si ce mot à un sens
autre qu’accumuler des ferrailles et du plastique 59 ».
Convoquons Bernard Charbonneau pour comprendre la crise écologique du
e
XXI siècle. L’humanité fait face à un immense défi : les courbes des géologues, écologues
et spécialistes du climat et du système Terre démontrent, à travers une multitude
d’indicateurs (concentration de CO2, de l’azote, du soufre, du phosphore, extinction des
espèces, etc.), que les grands équilibres que l’on connaissait depuis 11 500 ans – début
de l’holocène – deviennent de plus en plus précaires. Imaginons un instant que la
technoscience trouve une solution au désordre climatique avec la géo-ingénierie 60. Du
point de vue de Charbonneau, le problème resterait entier et l’on reviendrait au même
constat philosophique et face aux mêmes interrogations que celles des années 1930 :
qu’en est-il de la liberté de l’homme dans un monde soumis aux impératifs techniques ?
De son rapport charnel, direct, à la nature ? Du projet d’autonomie d’une cité à hauteur
d’homme ?
Cette perspective technocratique de résolution d’une partie de la crise permet de
comprendre pourquoi notre contentieux avec la nature n’est pas d’abord technique, mais
ontologique. Pour Charbonneau, la question de la nature est, dans son essence,
démocratique : elle invite chacun à s’interroger sur son rapport intime aux éléments
sauvages du monde extérieur – et donc par contraste sur le milieu minéral et artificiel de
notre vie moderne.
Dans un siècle d’emballements et d’errements politiques et doctrinaux de tant
d’intellectuels, les œuvres de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul sont d’une rare
fidélité à quelques intuitions de jeunesse qu’ils ont continuellement remises sur le métier
jusque dans leur grand âge. Avec ces quatre manifestes, proposés aux lecteurs près de
soixante-dix ans après leur rédaction, on assiste à la formation de ces pensées 61. Le
papier a jauni, prenant la teinte sépia de la sève, mais les mots ont gardé l’épaisseur de
l’écorce, la sûreté d’un jugement aux racines bien plantées. Au fil des pages, toutes nos
idoles – État, science, libéralisme, productivisme, technique – sont mises en pièces. Ces
intuitions premières seront retravaillées après la Seconde Guerre mondiale, en quelque
quatre-vingts ouvrages, qui constituent autant de charges explosives propres à souffler
le décor Potemkine de la modernité.

Quentin Hardy

Remerciements

Je remercie chaleureusement, pour leur érudition, le choix des textes et leurs


apports à cette introduction, Daniel Cérézuelle, Christian Roy, Sébastien Morillon,
Romain Buin et Christophe Bonneuil. Ce projet d’édition n’aurait pu aboutir sans ce
travail collectif et amical. Nous remercions Patrick Troude-Chastenet pour sa
coopération, ainsi que Jean, Yves et Dominique Ellul qui ont autorisé la reproduction
dans le présent volume du texte des « Directives ».

Bernard Charbonneau (à gauche) et Jacques Ellul (à droite), une amitié de soixante ans…
(© Coll. part. Daniel Cérézuelle)

1. Poète et philosophe américain, Henry David Thoreau (1817-1862) est célèbre pour avoir mené une vie frugale
dans une forêt. Voir Walden ou la vie dans les bois (1854), Paris, Gallimard, 1990.
2. Daniel Cérézuelle, Écologie et liberté, Bernard Charbonneau précurseur de l’écologie politique, Lyon, Parangon/Vs,
2006 ; Jacques Prades (dir.), Bernard Charbonneau. Une vie entière à dénoncer la grande imposture, Ramonville-
Saint-Agne, Érès, 1997.
3. Sébastien Morillon-Brière, « Bernard Charbonneau, jeunesse et genèse d’une œuvre », Écrits d’Ouest, no 10, 2002,
ainsi que « Bernard Charbonneau (1910-1996) », Foi et Vie, décembre 2010 (1re partie), février 2011 (2e partie).
4. Daniel Cérézuelle, « Critique de la modernité chez Charbonneau », in Patrick Troude-Chastenet (dir.), Sur Jacques
Ellul, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 1994, p. 61-74.
5. Sur l’originalité et la marginalité d’Ellul et Charbonneau dans le champ intellectuel français, voir Jacques Ellul,
« Une introduction à la pensée de Bernard Charbonneau », Ouvertures, Cahiers du Sud-Ouest, no 7, janvier-mars
1985, p. 50-51 ; Sébastien Morillon-Brière, « Bernard Charbonneau en quarantaine », Écrits d’Ouest, no 11, 2003 ; et
Christian Roy, « Charbonneau et Ellul, dissidents du “progrès” : critiquer la technique face à un milieu chrétien
gagné à la modernité », in Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente
Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013,
p. 283-298.
6. Jacques Ellul, « Une introduction à la pensée de Bernard Charbonneau », art. cit., p. 41.
7. Jacques Ellul, À temps et à contretemps – Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, Paris, Le Centurion, 1981,
p. 27. Voir Sébastien Morillon-Brière, « Bernard Charbonneau-Jacques Ellul : correspondance de jeunesse (1933-
1946) », Foi et Vie, mars 2012, p. 55-76.
8. Lettre d’août 1936 à sa future femme, Henriette Daudin, citée in Sébastien Morillon, « Sentiment de la nature,
sentiment tragique de la vie. Jeunesse de Bernard Charbonneau (1910-1937) », in Bernard Charbonneau : habiter la
terre, Actes du colloque du 2-4 mai 2011, université de Pau et des pays de l’Adour.
9. « Explication au lecteur », Pan se meurt, 1943.
10. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, Grasset, 1992, et Jean Jacob, Le Retour de « l’Ordre Nouveau » : les
métamorphoses d’un fédéralisme européen, Genève, Droz, 2000. Voir la « lecture critique » de Patrick Troude-
Chastenet, in Revue française d’histoire des idées politiques, 2002/1, no 15, p. 200-205. En 2012, dans un article de
la revue Écologie & Politique, « Les natures changeantes de l’écologie politique française, une vieille controverse
philosophique », Robert Hainard, Serge Moscovici et Bernard Charbonneau, J. Jacob a relevé l’importance de la
pensée de Bernard Charbonneau centrée sur la liberté de l’homme.
11. Sur les errances théoriques, les contradictions et les partis pris idéologiques de Luc Ferry, voir Serge Audier, La
Pensée anti-68, Paris, La Découverte, 2008, p. 193-216, et la mise au point imparable de Johann Chapoutot, « Les
nazis et la “nature”. Protection ou prédation ? », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 113, 2012/1, p. 29-39.
12. Le personnalisme désigne un courant d’idées où la personne singulière est appelée à s’associer à autrui pour
devenir concrètement responsable des différents aspects de sa vie. Le personnalisme, y compris la version
gasconne d’Ellul et Charbonneau, s’inscrit dans un spectre de « troisièmes voies » mais, loin de constituer
l’antichambre d’un « fascisme français » comme le voudrait une certaine historiographie datée (Zeev Sternhell,
John Hellman), répercutée par Bernard-Henri Lévy et autres gardiens de la doxa libérale-progressiste, il s’oppose
par ses objectifs comme par ses méthodes à toute espèce de fascisme. Voir Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-
conformistes des années trente. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française (1969), Paris,
Seuil, coll. « Points », 2001 ; Emmanuelle Hériard Dubreuil, The Personalism of Denis de Rougemont : Spirituality
and Politics in 1930s Europe, Université de Cambridge, 2005.
13. Voir notamment Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Paris, Économica, 1990.
14. James Burnham, The Managerial Revolution : What is Happening in the World, New York, John Day Company,
1941 ; traduit en français en 1947 sous le titre L’Ère des organisateurs.
15. Au cours des années 1930, Havas, en tant que puissante agence de publicité, est perçue comme un des piliers de
l’oligarchie financière.
16. Dans deux textes du présent recueil, Charbonneau et Ellul reprennent la proposition formulée dans le groupe
personnaliste Ordre Nouveau d’un service civil, équivalent social du service militaire : par roulement, une partie
de la population travaille quelques années de sa vie à des tâches non qualifiées et aliénantes du monde industriel
pour que chaque citoyen puisse être par ailleurs libre de son temps et de se consacrer à sa vocation créatrice
personnelle. Voir Robert Aron et Arnaud Dandieu, La Révolution nécessaire (1933), Paris, Éditions Jean-Michel
Place, 1993, p. 220 et suivantes. Voir également Christian Roy, « Des germes d’une économie à hauteur d’homme
dans la France d’avant-guerre », Entropia, no 15, 2013, p. 119-133.
17. Daniel Cérézuelle, « La technique et la chair. De l’ensarkosis logou à la critique de la société technicienne chez
Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et Ivan Illich », in Patrick Troude-Chastenet (dir.), Jacques Ellul, penseur sans
frontières, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2005.
18. On notera la clairvoyance de Charbonneau quant aux objectifs véritables du nazisme et de la pensée de droite de la
nature – intuitions qui ridiculisent soixante-dix ans à l’avance la thèse grossière de Luc Ferry.
19. Paul Nizan, Aden Arabie (1931), Paris, La Découverte, 2002, p. 61.
20. « Bernard Charbonneau, géographe-historien », France Culture, 23 août 1996.
21. Ce terme désigne une nébuleuse de groupes et de revues animés par de jeunes intellectuels français d’inspiration
« personnaliste ». Ces « non-conformistes » se situaient délibérément en marge des mouvements d’idées établis.
Jean-Louis Loubet del Bayle (Les Non-conformistes des années trente, op. cit.) a identifié les trois courants
principaux apparus entre 1930 et 1934 : celui de la revue Esprit porté par Emmanuel Mounier, celui de la revue
L’Ordre Nouveau animé par Alexandre Marc et Arnaud Dandieu (dont faisait initialement partie Daniel-Rops) et
celui de la Jeune Droite rassemblant des dissidents de l’Action française.
22. Daniel-Rops, Le Monde sans âme, Paris, Plon, 1932, p. 3-4.
23. Ibid., p. 5.
24. Ibid., p. 8.
25. Les quatre premières revues sont ancrées à gauche, les quatre suivantes à droite – bien que cette distribution
politique ait ses limites, dans la mesure où il existait une culture commune entre toutes ces revues qui essayaient
justement de penser par-delà la droite et la gauche.
26. Michel Winock, Histoire politique de la revue Esprit, 1930-1950, Paris, Seuil, 1975.
27. Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991 (1994), Bruxelles, Éditions Complexe, 2008.
28. René Marill Albérès, cité in Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente, op. cit., p. 27.
29. Jean Touchard, « L’esprit des années trente », in Tendances politiques dans la vie française depuis 1789 (Paris,
1960, p. 89), cité in Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente, op. cit., p. 34.
30. Robert Aron et Arnaud Dandieu, Décadence de la nation française, Paris, Éditions Rieder, 1931.
31. Robert Aron et Arnaud Dandieu, Le Cancer américain (1931), Lausanne, L’Âge d’Homme, 2008.
32. Robert Aron et Arnaud Dandieu, La Révolution nécessaire (1933), Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1993.
33. Ordre Nouveau, « Essai de bibliographie révolutionnaire », L’Ordre Nouveau, n° 3, juillet 1933, p. 3.
34. Jean-Louis Loubet del Bayle, « Aux origines de la pensée de Jacques Ellul ? Technique et société dans la réflexion
des mouvements personnalistes des années trente », Cahiers Jacques Ellul. Pour une critique de la société
technicienne, no 1, 2004, p. 33-43.
35. José Ortega y Gasset, La Révolte des masses (1929), Paris, Les Belles Lettres, 2010.
36. Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (1945), Paris, Gallimard, 2009, p. 187.
37. Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente, op. cit., p. 24-25.
38. Daniel Cérézuelle, Écologie et liberté. Bernard Charbonneau, précurseur de l’écologie, Lyon, Parangon/Vs, 2006,
p. 25.
39. Patrick Troude-Chastenet, « Jacques Ellul : une jeunesse personnaliste », Cahiers Jacques Ellul, no 1, 2004, p. 61.
40. Ibid., p. 52.
41. Sur la rupture avec Emmanuel Mounier, voir Bernard Charbonneau, « Unis par une pensée commune avec Jacques
Ellul », Combat Nature, novembre 1994, p. 37.
42. Pour une définition générale de la doctrine de l’écologie politique, voir Pierre Alphandéry, Pierre Bitoun et Yves
Dupont, L’Équivoque écologique, Paris, La Découverte, 1991, p. 134-137.
43. Christian Roy, « Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme gascon de Bernard Charbonneau et Jacques
Ellul », Annales canadiennes d’histoire/Canadian Journal of History, no 28, avril 1992, p. 67-100.
44. Christian Roy, « Ecological Personalism : The Bordeaux School of Bernard Charbonneau and Jacques Ellul »,
Ethical Perspectives, vol. VI, no 1, avril 1999, p. 33-44.
45. Pour une puissante analyse philosophique de cette dynamique technique, voir le travail récent de Jean Vioulac,
L’Époque de la technique, Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, Paris, PUF, 2009 et La Logique
totalitaire, Essai sur la crise de l’Occident, Paris, PUF, 2013.
46. Seule la constitution de petits groupes de personnes, les « communautés électives », pourra donner naissance à
une « société personnaliste » en lutte contre la société globale.
47. Christian Roy, « Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme gascon de Bernard Charbonneau et Jacques
Ellul », art. cit., p. 83-84. La datation à 1937 apparaissant dans cet article a été rectifiée ici à 1935 d’un commun
accord des spécialistes, Roy y compris, en fonction de l’état actuel des recherches.
48. Cité in ibid., p. 75-76.
49. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, L’idéologie fasciste en France, Paris, Seuil, 1983, réédition augmentée en 2013.
Nous pensons qu’il y a irréductibilité de certains mouvements critiques et personnalistes des années 1930 au
fascisme. Contre la thèse de Sternhell, et avec Daniel Lindenberg, on peut dire que « l’anti-individualisme (pas plus
que l’antimatérialisme, l’antimarxisme, l’antilibéralisme […]) ne conduit pas automatiquement au fascisme, au
rejet de 1789 et de la tradition démocratique dans son ensemble » (in Daniel Lindenberg, Les Années souterraines
(1937-1947), Paris, La Découverte, 1990, p. 204).
50. Sur les orientations idéologiques des intellectuels européens pendant l’entre-deux-guerres, voir Enzo Traverso, À
feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945, Paris, Stock, 2007, p. 313-332.
51. La version psychologisante – forme argumentative désormais généralisée lorsqu’il s’agit de discuter du progrès –
de cette fausse opposition étant : les premiers sont pessimistes, les seconds optimistes.
52. Quentin Hardy, « La querelle du machinisme et ses enjeux théologiques en France (1930-1950) », mémoire de
philosophie de master 2, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et thèse en préparation « Le progrès technique
jugé par les penseurs chrétiens français entre 1930 et 1968 ».
53. Pour quelques travaux récents en France, voir : François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des
résistances à la technique, Paris, Imho, 2009 ; Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque
technologique, Paris, Seuil, 2012 ; Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène : la
planète, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013 (cf. chapitre 9) ; Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie :
le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992 ; Céline Beaudet, Les Milieux libres : vivre en
anarchiste à la Belle Époque en France, Paris, Les Éditions libertaires, 2006 ; Céline Pessis, Sezin Topçu et
Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit.
54. Daniel Mornet, Le Sentiment de la nature en France. De J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre. Essai sur les
rapports de la littérature et des mœurs (1907), Genève, Slatkine Reprints, 2000.
55. Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1750-1840, Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 1990.
56. Charles-François Mathis, In Nature We Trust. Les paysages anglais à l’ère industrielle, Paris, Presses universitaires
Paris Sorbonne, 2010.
57. « Bernard Charbonneau : génie méconnu ou faux prophète ? Entretiens avec Patrick Troude-Chastenet », Revue
internationale de politique comparée, vol. 4, no 1, 1997, p. 195.
58. Bernard Charbonneau, Une seconde nature. L’homme. La société. La liberté, Paris, Sang de la Terre, 2012.
59. Pour l’ensemble des citations précédentes, voir Bernard Charbonneau, Quatre témoins de la liberté : Rousseau,
Montaigne, Berdiaev, Dostoïevski, inédit, p. 43-44.
60. Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, Paris, Seuil, 2013.
61. Pour rendre la lecture plus agréable, nous signalons que nous avons corrigé ce qui nous est apparu comme des
coquilles évidentes et revu certaines formes de ponctuation (ajouts de virgules et de points) pour des textes qui
ont été pour la plupart conçus comme des transcriptions de conférences.
JACQUES ELLUL ET BERNARD
1
CHARBONNEAU

DIRECTIVES POUR UN MANIFESTE


1
PERSONNALISTE
ORIGINE DE NOTRE RÉVOLTE

Naissance de la conscience révolutionnaire

1. Un monde s’était organisé sans nous. Nous y sommes entrés alors qu’il
commençait à se déséquilibrer. Il obéissait à des lois profondes que nous ne connaissions
pas – qui n’étaient pas identiques à celles des Sociétés antérieures. Personne ne se
donnait la peine de les chercher, car ce monde était caractérisé par l’anonymat :
personne n’était responsable et personne ne cherchait à le contrôler. Chacun occupait
seulement la place qui lui était attribuée dans ce monde qui se faisait tout seul par le jeu
de ces lois profondes.

2. Nous trouvions aussi notre place marquée et nous devions obéir à un fatalisme
social. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de bien remplir notre rôle et d’aider
inconsciemment au jeu des lois nouvelles de la société. Lois en face desquelles nous
étions désarmés – non seulement par notre ignorance, mais encore par l’impossibilité de
modifier ce produit de l’anonymat – l’homme était absolument impuissant en face de la
Banque, de la Bourse, des contrats, des assurances, de l’Hygiène, de la TSF, de la
Production, etc. On ne pouvait pas lutter d’homme à homme comme dans les sociétés
précédentes – Ni d’idée à idée.

3. Cependant, malgré notre impuissance, nous sentions la nécessité de proclamer


certaines valeurs et d’incarner certaines forces. – Or le monde qui nous offrait une place
était entièrement construit sans tenir compte de ces valeurs et en dehors de ces forces. Il
était équilibré sans que puisse jouer ce qui nous paraissait nécessaire (les libertés de
l’homme, son effort vers sa vérité particulière, son contact avec une matière familière,
son besoin d’unir la justice et le droit, sa nécessité de réaliser une vocation) ; on offrait
bien une place pour ces forces, mais c’était une place inutile, où elles pouvaient
s’épuiser stérilement, sans effet dans cette société. Ainsi se posait un double problème :
un problème général et un problème personnel.
4. Le problème général consistait à se demander si la valeur de l’homme réside dans
la valeur d’un homme pris au hasard dans une société ou dans la valeur de la société où
vit un homme. Si, en somme, la société (quels que puissent être ses défauts abstraits ou
pratiques mais généraux) reçoit sa valeur des hommes qui la composent, pris un à un,
ou si les hommes reçoivent tous d’un bloc, du fait de leur adhésion à une société, les
qualités abstraites et générales prévues pour cette société.

5. Le problème personnel consistait à se demander si nous pouvions incarner


effectivement la nécessité que nous portions en nous. Si nous pouvions réaliser notre
vocation – c’est-à-dire avoir une prise réelle dans cette société au nom des valeurs qui
nous faisaient agir et qui étaient pour nous une contrainte intérieure. – Cette contrainte
rendait le problème effectif et non pas seulement intellectuel.

6. Parce que nous avons eu conscience que ces valeurs devaient se réaliser, étaient
plus nécessaires que toutes les autres, nous nous sommes heurtés au principe général
actuel que la pensée vaut pour elle-même et que le monde est un organisme purement
matériel. Nulle part il n’était plus question de vivre sa pensée et de penser son action,
mais seulement de penser tout court et de gagner sa vie tout court.

7. Il nous apparaissait ainsi que, par la scission de l’homme en deux parties


étanches l’une à l’autre, « l’une tournée vers le ciel, l’autre tournée vers la Terre », on
consacrait l’impuissance de l’homme dans la société. Le matérialisme et l’idéalisme nous
apparaissaient comme deux perversions complémentaires, par laquelle l’homme
renonçait à vivre.

8. Le matérialisme par sa négation d’une doctrine, d’une pensée préalable à la vie


et à l’action, condamnait l’homme à ne plus vivre qu’à courte échéance, se remettant
pour le reste à un dieu qui pouvait être le hasard ou l’état 2 – à ne plus comprendre
l’évolution du monde où il vivait, à ne plus jamais être seul parce qu’il était pris par la
nécessité de la matière – identique pour tous.

9. L’idéalisme, par sa négation du rôle des conditions matérielles, par sa remise


dans la toute-puissance de l’idée, quelle qu’elle soit, condamnait l’homme à ne plus vivre
du tout, se remettant pour l’action dans la poursuite d’un idéal fictif, forgé de toutes
pièces, et se contentant pour la vie d’une vie intérieure soigneusement cachée.
10. Nous trouvions d’un côté la fausse utilité, de l’autre l’inutilité qui menait
l’homme d’un côté à vivre au jour le jour sans se préoccuper d’autre chose, d’un autre
côté à ne pas agir dans le monde parce que cette action est sans importance et que la
nature humaine est immuable.

11. Nous étions amenés par cette constatation à lutter contre cette division, et
comme elle est fondamentale dans notre société, contre la société même. Du fait qu’elle
empêchait la réalisation de toute vocation (retrouver l’unité de l’homme), elle nous était
ennemie – ainsi se rejoignaient le problème général et le problème particulier, nous
poussant à entrer en lutte contre la société actuelle.

Notre définition de la société

12. Cette définition n’est pas dogmatique et ne peut se résumer. Elle est plus une
connaissance qu’une définition. Elle est le résultat d’une exégèse des lieux communs de
cette société, c’est-à-dire de faits sans importance et de phrases innocentes par elles-
mêmes, mais qui sont l’expression de courants idéologiques communs à tous qui font la
société, que tout le monde admet et, par cela, qui indiquent un état d’âme général (ex.
la réclame qui dit : un million d’hommes ne peut pas avoir tort : importance de la foule,
du nombre, du quantitatif, etc.).

13. Cette société s’est trouvée caractérisée à nos yeux par ses fatalités et son
gigantisme.

14. Les fatalités ne se présentaient pas comme étant d’ordre supérieur et spirituel
(il n’y avait pas de prédestination). Elles étaient seulement l’expression de certaines
combinaisons matérielles qui s’opéraient sans que la volonté de l’homme ait à
intervenir, de façon qu’en supposant une connaissance absolue des faits matériels, on
aurait pu prévoir tous les événements. Prenons des exemples :

14 bis. Il est inutile d’insister sur les faits qui sont la fatalité de la guerre : un pays
suffisamment vaste pour que les raisons de la guerre soient lointaines et abstraites pour
tous – un stade d’armement assez avancé pour que l’acte de tuer ne soit plus un acte
concret et affreux entre tous, mais devienne le fait de presser sur un bouton – une
organisation économique basée uniquement sur le crédit – la contradiction entre
l’étroitesse des territoires et l’encouragement à la natalité – la surproduction dans tous
les pays sans espoir d’écouler à l’extérieur, sont des composantes certaines de la fatalité
de la guerre.

14 ter. La fatalité du fascisme demanderait une plus longue étude : le libéralisme


qui le précède toujours : déification de l’État par l’intermédiaire du bien commun, –
social – démocratie par le bien fait aux ouvriers – idéal de classe moyenne tranquille et
assurée – romantisme du faux risque et du faux héroïsme, – participation à des masses
(masses du journal, de la TSF, du cinéma, du travail, etc.), goût pour la force abstraite –
pour tout ce qui s’exerce par personne interposée : ces quelques aspects du libéralisme
sont les éléments qui, sous la poussée de la technique de production, donnent fatalement
naissance au fascisme, quoi que puissent tenter les partis contre cela.

14 quater. Fatalité du déséquilibre entre les divers ordres de production. Le progrès


de la machine dans certaines branches seulement – le progrès de la grande ville – le
déséquilibre du crédit, la création d’une même mentalité dans toutes les classes – la
nécessité du maintien des prix élevés, l’universalisation des cours entraînent fatalement
et sans qu’il soit possible d’y remédier dans l’état actuel de la société un déséquilibre
mortel entre la production agricole et les autres…

15. Parallèlement à ces fatalités, dont nous n’avons pris que trois exemples entre
autres, nous avons les concentrations. Elles sont aussi le produit de ces fatalités et ces
fatalités sont elles-mêmes le produit de cette concentration. Elles trouvent leur origine
dans le fait que, sitôt la mesure de l’homme dépassée, il n’y a plus de raison d’arrêter un
accroissement semblable. Lorsque l’homme se résigne à ne plus être la mesure de son
monde, il se dépossède de toute mesure.

15 bis. Concentration de la production : gigantisme de l’usine nécessité par les


machines (capital), par les moindres frais de production, etc., mais ceci entraîne la
concentration de toute production : p. ex. la presse ou le cinéma – concentration qui
amène à une disproportion des besoins et de la production – il n’y a plus de limite
possible imposable à la production, puisque celle-ci entraîne la concentration qui permet
la production : aucune autre considération n’intervient.
15 ter. Concentration de l’état : extension de l’état dans des limites trop vastes qui,
n’ayant plus rien de réel, justifient les guerres de conquêtes. Il n’y a plus de raison
humaine de s’arrêter à telle limite plutôt qu’à telle autre lorsque la patrie ne correspond
pas pour un homme à un sol bien déterminé. En même temps, concentration de
l’administration qui tend à encercler juridiquement un homme conçu abstraitement et
qui ne se rattache plus à rien de réel ; le pays de cet homme est une administration.

15 quater. Concentration de la population : création de la grande ville par les


nécessités de la production – la ville bâtie autour de l’usine, de la Bourse, de la gare –
ceci a pour aboutissement la foule. Elle ne vit que dans la grande ville ; d’autre part,
elle exprime cet anonymat général de toute notre société.

15 quinter. Concentration du capital : non pas concentration prévue par Marx, mais
concentration fictive du capital par les systèmes de crédit et d’actions de société
anonyme. Et cette concentration fictive est plus grave car d’une part elle ne peut être
combattue directement en la personne des possédants, d’autre part elle permet un
contrôle plus effectif sur l’universalité des capitaux. Dans la société capitaliste, les types
puissants sont non les capitalistes mais les administrateurs.

16. Ce mouvement de concentration s’est poursuivi dans toute l’histoire. Il a été une
évolution vers l’ordre, mais n’était jamais arrivé à un résultat. Il manquait toujours le
moyen pour réaliser ce gigantisme. Or ce n’est pas parce que le courant a toujours porté
vers la concentration que celle-ci doit être considérée comme juste. Si, à certaines
époques, cet idéal d’unité pouvait être juste et efficace pour combattre des vices graves
de la société et de l’individu (possibilité de brigandage, d’oppression directe du serf par
le seigneur, de déséquilibre des finances par le gaspillage, etc.), il n’en est plus ainsi.
Nous devons lutter contre la concentration non pas à cause de la tendance à la
concentration, fait permanent, mais à cause des moyens qui lui permettent de se
réaliser, fait actuel.

17. Le moyen de réalisation de la concentration est la technique : non pas procédé


industriel, mais procédé général. Technique intellectuelle : fixation d’une intelligence
officielle par des principes immuables, souvent émanés de Renan. (Facultés, Fichiers,
Musées.) Technique économique : érection d’une technique financière devenue
tyrannique par la fatalité économique – développement de l’économie par elle-même
(science autonome, en dehors de la volonté humaine). Technique politique : un des
premiers domaines atteints par la technique : diplomatie, etc., vieilles règles du
parlementarisme. Technique juridique : par les codifications néfastes. Technique
mécanique : par un développement intense de la machine, hors de considération des
besoins effectifs de l’homme, seulement parce qu’au début avait été posé le principe de
l’excellence de la machine.

18. Partant, du fait de la technique, la puissance créatrice s’est muée en recettes


d’application. Poussé à l’extrême, tout savant, tout artiste pourrait se changer en une
mécanique qui se bornerait à appliquer les recettes techniques de la science et de l’art, à
combiner des formules indifférentes, stérilisées.

19. Par ailleurs, la concentration rejoint les fatalités – sitôt que l’homme cesse de
tenir les commandes de la société ; c’est-à-dire lorsque l’homme cesse d’être la mesure de
tout pour accepter un monde qu’il ne peut contrôler ; sitôt que l’homme accepte la mort
de ses facultés créatrices, il donne libre jeu à la fatalité. Les fatalités comme lois
sociologiques naissent de la démission de l’homme.

20. De même, la fatalité pousse actuellement à la concentration – parce que c’est un


courant historique et nous ne sommes plus capables de le remonter – parce que c’est une
voie de facilité : l’anonymat pour tous. Il est plus facile d’être mort que vivant.

Preuves

21. La Technique domine l’homme et toutes les réactions de l’homme. Contre elle,
la politique est impuissante, l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des
forces, irréelles bien que très matérielles, dans toutes les sociétés politiques actuelles.

22. Dans l’état capitaliste, l’homme est moins opprimé par des puissances
financières (que l’on doit combattre mais qui ne sont que les agents des fatalités
économiques) que par un idéal bourgeois, de sécurité, de confort, d’assurance. Le tout
procuré par l’argent, c’est cet idéal qui donne leur importance aux puissances
financières. L’état capitaliste se caractérise par la lutte pour le profit (et non pas pour la
vie). Hors cela, une hypocrisie permanente qui recouvre la recherche du profit des noms
de morale, religion, intelligence, etc., usant des valeurs spirituelles pour se justifier et
pour les rendre inefficaces dans ce qu’elles pourraient avoir de dangereux (disparition
du sens de la Justice).

23. Dans l’état fasciste, l’homme ne reçoit pour idéal final que la grandeur de l’État
et le sacrifice à l’État. Tout doit concourir à la prospérité du dieu politique qui réclame
tous les sacrifices parce qu’il détient aussi tous les moyens de vivre. L’homme reçoit de
l’extérieur cet idéal, que l’on peut lui imposer par les moyens d’influence actuels :
Presse, TSF, cinéma, etc.

24. Dans l’état communiste, l’homme ne reçoit pour idéal que la production
économique et son accroissement. Toute liberté individuelle est supprimée pour la
production sociale. Tout le bonheur de l’homme est résumé en deux termes : d’une part :
produire plus – d’autre part : le confort et tout doit normalement s’arrêter là. Ici, la
mystique est créée par des statistiques, le sacrifice est demandé au nom des tonnes de
charbon.

25. Dans ces trois états, l’on constate une hypocrisie de moins en moins grande de
l’un à l’autre, mais une égale perversion qui consiste à demander le sacrifice complet de
la vie (aussi bien dans la mort que dans les heures de tous les jours) de l’homme pour un
but inhumain et non surhumain. Elles peuvent être différentes au point de vue politique
ou même comme doctrine économique – ceci n’a plus d’importance. Elles sont identiques
vis-à-vis de l’homme. L’homme est pour elles un instrument et au point de vue vie
quotidienne car le régime de l’ouvrier communiste est le même avec le stakhanovisme
que celui de l’ouvrier américain avec le taylorisme 3. La position de l’intellectuel est
identique sous les régimes fascistes et communistes. Dans aucun des trois régimes, le
profit ne peut être supprimé, il ne fait que changer de mains.

26. Or ces trois types de société font également faillite parce qu’elles sont atteintes
des vices indiqués plus haut, au même degré. La concentration finit, par la complication
qu’elle entraîne, par désaxer la production – le crédit par son abstraction rend irréels les
problèmes financiers – l’homme, n’ayant partout qu’une petite tâche bien déterminée à
accomplir, est partout remplacé dans la direction par des fatalités ; il est prolétarisé.
Conséquences

27. Dans une telle société, le type de l’homme agissant consciemment disparaît.
L’homme se résigne à n’être plus qu’une machine qui ne peut changer de besogne – que
cette besogne soit intellectuelle ou manuelle. Il agit selon les directives ouvertes du
gouvernement ou cachées du capital. Mais toujours sous les directives d’une abstraction
– un dictateur est aussi prisonnier de la technique de la publicité et de la politique qu’un
capitaliste de la technique financière. Ils ne sont eux aussi que des instruments de ces
fatalités.

28. L’homme en s’abandonnant ainsi commet le péché social – c’est-à-dire le péché


qui consiste à refuser d’être une personne consciente de ses devoirs, de sa force, de sa
vocation, pour accepter les influences de l’extérieur (les accepter volontairement ou
non, par les ordres reçus ou les films vus p. ex.). L’homme rentre désormais dans la
foule. Le péché social est le péché contre l’esprit, parce que l’homme renonce à ce qui le
rend différent de ses voisins – (sa vocation) – pour s’assimiler à eux et devenir un jeton
interchangeable qui accomplit des gestes identiques, lit les mêmes mots, pense les
mêmes pensées. C’est le refus de vivre.

29. Le péché social commis, tout autre péché devient impossible, car ce n’est plus
un homme qui pèche en pensée ou en acte, mais ce qui n’est plus un homme : un
individu, un fragment de l’ordre social établi. Le péché le plus grave accompli, les autres
ne peuvent trouver place.

30. Pour un chrétien, ce péché n’empêche évidemment pas Dieu d’agir sur l’homme
qui l’a commis, et le rachat par le Christ joue plus pleinement encore, mais il ne s’agit
pas de ceux qui ont commis le péché et que le chrétien n’a pas pouvoir de sauver. Il
s’agit du chrétien qui a pris conscience de ce péché et qui dès lors ne peut plus avoir
d’autre but, d’autre vocation humaine que d’empêcher l’existence des conditions qui ont
rendu ce péché-là possible.

31. Pour un non-chrétien, le fait que l’homme est détaché de toute vie réelle pour
être soumis à des forces abstraites, à des forces sur lesquelles il ne peut rien, représente
le fait que l’homme devient en tout prolétaire – à côté du prolétaire produit par le
capital, du fait que l’ouvrier est à jamais incapable de devenir patron à cause de
l’énormité des capitaux, il y a un prolétaire produit par l’abstraction, du fait que
l’intellectuel devient incapable de créer, à cause des moyens techniques qui lui imposent
certaines formes de pensée – il y a un prolétaire produit par l’État, du fait que jamais
l’homme n’aura de mainmise sur l’état mais en sera toujours le fonctionnaire.

31 bis. Tous nous sommes devenus prolétaires parce que nul d’entre nous n’est
capable de recevoir le complément juste de son travail, capital, liberté, puissance et
qu’il nous est impossible d’avoir certains rapports d’homme à homme – impossibilité du
chrétien de remplir certaines missions.

32. D’une façon comme de l’autre, nous voyons que la nécessité révolutionnaire est
antérieure à nos personnes ; catholiques, protestants, athées croyant à des forces
spirituelles nécessaires, nous devons poser au premier plan cette révolution qui peut
seule justifier les autres. Elle n’est pas une création de notre intelligence, elle est une
manifestation brutale qui s’est imposée à nous. Nous sommes des révolutionnaires
malgré nous.

33. La Révolution ne se fera pas contre des hommes mais contre des institutions.
Tant pis pour la police qui garde les banques.
La Révolution ne se fera pas contre le grand patron mais contre la grande usine.
La Révolution ne se fera pas contre les bourgeois mais contre la grande ville.
La Révolution ne se fera pas contre le fascisme ou le communisme mais contre
l’État totalitaire, quel qu’il soit.
La Révolution ne se fera pas contre M. Guimier 4 mais contre l’agence Havas. La
Révolution ne se fera pas contre les 200 familles mais contre le profit.
La Révolution ne se fera pas contre les marchands de canons mais contre les
armements. La Révolution ne se fera pas contre l’étranger mais contre la nation.
La Révolution n’est pas une lutte des classes, elle est une lutte pour les libertés de
l’homme.
Si nous repoussons toujours le premier terme, c’est qu’il permet toutes les
hypocrisies, et convient aussi bien à une révolution fasciste que communiste – le second
terme ne permet pas de compromissions.
1. Ce texte date de 1935 et voici la note introductive dont l’a muni Patrick Troude-Chastenet pour accompagner sa
réédition dans Cahiers Jacques Ellul, no 1, 2004, p. 63-79 : « Jacques Ellul m’a communiqué ce texte sous forme de
quinze pages dactylographiées, telles que celui-ci a été diffusé dans les groupes d’Esprit de la région du Sud-Ouest.
Il le datait de 1935, précisant que sa rédaction était antérieure au Manifeste [au service du personnalisme] de
Mounier publié en 1936. Si l’on se réfère au “Programme des réunions d’octobre 1935 à octobre 1936” reproduit
en novembre 1935 dans le Journal intérieur des groupes d’Esprit, on constate l’annonce de la première des
“Conférences sur le manifeste personnaliste”. Le Journal du groupe personnaliste de Bordeaux ayant publié dans un
numéro spécial 8/9 non daté (43 pages dactylographiées vendues 3,50 francs) le texte de ces conférences, on peut
y retrouver une version développée destinée à la présentation orale des “Directives pour un manifeste
personnaliste” et supposer donc l’antériorité de ce dernier texte par rapport à celui des conférences. Après la mort
de Jacques Ellul, son fils Jean a retrouvé le manuscrit original des “Directives pour un manifeste personnaliste”,
qu’il m’a permis de photocopier. En comparant les écritures, il en ressort que ce document – conçu en symbiose
par les deux amis – est entièrement de la main d’Ellul à l’exception de quelques corrections et compléments dus à
Charbonneau. »
La présente version du texte a été établie d’après le manuscrit, tel qu’il apparaît dans la transcription minutieuse
et annotée de Patrick Troude-Chastenet. Cf. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, « Directives pour un manifeste
personnaliste », Revue française d’histoire des idées politiques, no 9, 1er semestre 1999, p. 159-177.
2. Charbonneau, comme une partie des animateurs de la revue L’Ordre Nouveau, utilise délibérément, dans plusieurs
de ses textes, une minuscule pour désigner « l’état » afin de mettre en question son importance et sa centralité dans
la vie sociale. La défiance de Charbonneau envers l’état transparaît donc dans l’orthographe de ce mot, l’enjeu étant
de lui enlever le prestige symbolique de la lettre capitale afin de mettre en cause l’étendu de son pouvoir
(normatif, social, militaire, …). Quand il utilise la forme courante « État » c’est généralement pour évoquer cet
État déifié qui jouit du même aura qu’une idole ou un fétiche.
3. La version de cette phrase qui se trouve dans le manuscrit étant ambiguë et moins bien construite, c’est celle
publiée dans la Revue française d’histoire des idées politiques, no 9, 1er semestre 1999, qui a été retenue ici.
4. Pierre Guimier fut dans les années 1930 chef de la publicité de l’agence Havas. Il devra quitter celle-ci en 1936 en
contrecoup d’une campagne de presse qui aurait poussé au suicide Roger Salengro, ministre de l’Intérieur du
gouvernement du Front populaire.
DIRECTION POUR LA CONSTRUCTION
D’UNE SOCIÉTÉ PERSONNALISTE

Comment devons-nous agir

34. Les forces contre lesquelles nous devons lutter ne donnent prise ni à la réforme
dans les faits, ni à l’influence intellectuelle. Elles sont en dehors de ces moyens d’action
– et l’on peut dire que tout ce que l’on fait dans le monde en tant que réformes sert ces
puissances et tourne à leur avantage (la social-démocratie à l’avantage du fascisme, le
perfectionnement de la machine à l’avantage du patron et non de l’ouvrier). Nous
n’avons à faire ni une révolution politique, ni une révolution morale.

35. Nous ne pouvons non plus lutter contre ces forces par ces forces mêmes – ceci a
été toujours la tactique des partis politiques – combattre la force par la force, l’argent
par l’argent, la masse par la masse – ainsi tous les partis ont été amenés à se servir de
l’argent et de la foule – Ils ont été bien entendu possédés par ces moyens et sont tous
devenus esclaves de l’argent et de l’opinion publique. Ceci était tout à fait normal,
puisque ces moyens avaient déjà asservi la société entière. Si un parti les accepte (ne
serait-ce que pour les combattre) comme un moyen nécessaire, il leur reconnaît par là
même le droit à l’existence, il leur donne droit de cité et ne peut plus les détruire – (or
tout ce qui n’est pas contre l’argent est pour l’argent). On ne lutte contre une société que
de l’extérieur.

36. La Révolution personnaliste étant une révolution de civilisation ne pouvant


lutter par l’idée seulement ou par la force seulement contre les puissances que dénonce
sa doctrine – ne pouvant utiliser ces puissances sans se condamner elle-même – devra se
présenter sous une autre forme.
37. La Révolution personnaliste se fera sous la forme d’une société achevée à
l’intérieur de la société actuelle, ayant sa position complète hors des cadres du monde
actuel. Cette société doit être une société personnaliste avant que les éléments de la
société actuelle qui sont en contradiction et en lutte les uns avec les autres disparaissent.
Puisque nous ne pouvons lutter directement contre eux, il faut que nous nous en
passions et que nous attendions leur destruction par eux-mêmes. Le personnalisme est
une société révolutionnaire qui prépare les cadres d’une société future.

38. Cette société devra avoir le moins de points communs possible avec la société
actuelle : ceci dépend de la conduite de ses membres – et de la perfection des institutions
qui la constitueraient – ceci amène à voir en grandes lignes les positions nécessaires des
membres – et les institutions nécessaires de la société.

Les membres de cette société

39. Ils devront avoir un rôle double, d’une part négatif vis-à-vis de la société
actuelle – d’autre part positif vis-à-vis de la société personnaliste – ce rôle positif se
décompose lui-même en une formation doctrinale et une action. Dans cette
énumération, il n’y a pas succession dans le temps, mais ces diverses positions sont
simultanées – on ne détruit qu’en construisant.

40. Vis-à-vis de la société actuelle, notre position est plutôt un refus qu’une action.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer de comprendre les événements actuels –
établir les confusions qui existent entre les actes et les mots, entre les doctrines, entre
les partis – rechercher les lieux communs révélateurs du monde moderne, et porter un
jugement critique sur tous ces éléments. Par ailleurs, nous devons refuser de participer
au monde que nous apprenons à connaître : y participer en touchant des intérêts, en
profitant de ses règles juridiques, en prenant des assurances, en lui apportant notre
concours de travail, si restreint soit-il. Ceci est dans la mesure de la réalisation de la
société personnaliste.

41. En effet, nous sommes contraints de vivre et pour cela de fournir nos services à
la société actuelle. Tant que cela existe, la compromission est toujours imposée. Mais
cela doit être le dernier lien qui nous rattache à cette société. Au fur et à mesure que la
société personnaliste s’édifiera, tous les liens doivent se rompre – et cette société ne
s’édifiera, en contrepartie, qu’autant que par un sacrifice nous aurons nous-mêmes
rompu ces liens en faisant confiance. Mais tout ceci sera fragile tant que la vie
matérielle de chacun de nous dépendra de la société actuelle – le but dernier est une
société personnaliste fermée où chacun puisse vivre.

42. Au point de vue positif, nous devons d’abord avoir une forte formation
doctrinale. Il s’agit moins en cela de l’établissement d’une série de dogmes que de la
création chez tous les membres d’une nouvelle mentalité. Il y a là deux caractéristiques à
retenir : d’une part un pragmatisme – d’autre part une mentalité.

43. Notre doctrine doit être pragmatique dans ses fondements et dogmatique en
elle-même – c’est-à-dire qu’elle doit être établie sur des faits matériels et sur
l’observation de ces faits – que ces faits doivent être une raison de nous décider dans tel
ou tel sens. Ainsi, nous ne déciderons pas pour ou contre la centralisation pour des
raisons théoriques mais par l’observation des effets de cette centralisation – c’est
l’ensemble des conséquences de tel ou tel principe qui nous fera rejeter ce principe et
non pas son accord ou son désaccord avec notre doctrine.

44. Mais en face, notre doctrine doit être dogmatique en elle-même pour ne pas se
laisser influencer par des moyens que nous pourrons avoir à employer et pour des
raisons d’opportunité – une fois la doctrine bien établie, elle doit être fixe et
permanente. Chacun doit se sentir responsable de son maintien, et jugé dans son action
par la doctrine même.

45. À côté de la formation de doctrine et en raison de la doctrine, tous les membres


des groupements doivent agir. – Encore faut-il savoir ce qu’est l’action. Elle ne doit pas
être une action comme la comprennent les partis politiques : celle-ci tourne au profit du
monde actuel. Notre action vis-à-vis du monde ne peut être qu’une réaction, comme
nous l’avons montré – Mais notre action doit surtout être un style de vie.

46. Il faut arriver à ce que tout notre travail soit empreint d’une mentalité neuve,
dont la caractéristique essentielle est d’être antilibérale. Il faut que l’idéalisme libéral
sous toutes ses formes (et surtout morale) (même le fascisme qui en est au fond une
expression) soit pour nous l’expression d’une erreur qui se retrouve dans chaque acte et
chaque phénomène de la vie courante. Le libéralisme n’est pas une doctrine mais une
forme de vie, une habitude de pensée, etc. – notre action doit consister à élaborer une
autre forme de vie, par les jugements que nous porterons sans y penser, par nos
réactions en face de tous les événements journaliers. Il ne s’agit pas de tout remettre en
question intellectuellement mais de tout 1 remettre en question naturellement par notre
conduite même, ce qui nous empêchera de nous poser de fausses questions – notre
attitude qui doit devenir naturelle, irréfléchie : création de nouvelles habitudes. Ainsi,
prenant l’étude de la culture du blé, il s’agira non pas d’étudier une politique mondiale
du blé, mais une culture du blé dans le Béarn, p. ex. une politique personnaliste du blé.

47. Notre action sera d’autant plus efficace qu’elle sera davantage l’expression
normale de nous-mêmes. Nous ne porterons pas d’insigne : lorsque l’insigne devient le
signe d’un engagement, c’est que nous ne faisons aucun geste : il faut que nous
incarnions la doctrine, que nous soyons à proprement parler ces valeurs mêmes que
nous élevons.

Les institutions

LA SOCIÉTÉ POLITIQUE ET JURIDIQUE

48. Toute réunion d’hommes doit tendre à être une communauté, c’est-à-dire un
groupe de personnes. D’hommes qui ont reconnu la nécessité et la raison du groupe –
qui l’ont accepté comme une nécessité matérielle de l’homme et comme une nécessité
spirituelle, sorte de communion. Un groupe également où tous les hommes puissent se
voir. Il n’est pas de communauté sans connaissance des hommes.

49. Lorsque le groupe s’élargit exagérément, il ne peut être question d’une


communauté : le groupe prend en effet le seul aspect d’union matérielle – la grande ville
ne peut être à la base d’une union spirituelle de ses habitants. D’autre part, la grande
agglomération finit par ne plus être une nécessité connue et acceptée, mais subie. Elle
se justifie parce qu’elle existe.
50. Dans ces conditions, l’homme ne peut se sentir pleinement homme que dans un
groupe étroit – là seulement il est en contact avec des personnes et avec des objets
ayant leur caractère propre. La grande agglomération fait l’homme déraciné partout. Il
faut que l’homme soit à un moment, dans un pays, chez lui – il n’est jamais citoyen du
monde – ceci est un mensonge.

50 bis. Ainsi, notre action sur l’homme doit être double. Elle doit être une volonté
de faire l’homme, de le rattacher à lui-même, de l’enraciner dans le réel. Et d’autre part
une volonté de le libérer – ce qui ne peut se faire que s’il existe. Il atteindra ainsi une
liberté moins noble et moins élevée, mais réelle et vivante.

51. La volonté d’enraciner l’homme quelque part n’est pas une volonté de le
diminuer, mais au contraire de le faire exister – on ne prend conscience de la différence
profonde des hommes que lorsque l’on est un homme – une patrie, c’est le sol qui est
différent non pas dans les grandes lignes, langue, etc., mais dans les petits détails
(costume, formules de politesse…) d’un autre sol.

52. Nous nous trouvons donc en présence de deux influences à combattre : d’une
part le gigantisme de la cité – d’autre part l’universalisme. Pour le gigantisme de la cité,
nous l’avons vu – ce que nous devons rechercher avant tout, c’est la cité à hauteur
d’homme – qui serve l’homme et ne l’opprime pas – où chaque homme ait le droit de
parler puisque c’est sa cité. La cité qui évolue sous l’influence des hommes et qui soit
l’effet de l’homme. Dans cette cité seulement pourra se faire une véritable politique,
c’est-à-dire celle qui répondra aux besoins connus, concrets, palpés, des citoyens. Le vote
d’intérêt (corporatif), une politique directement sous l’œil de ceux qui y sont intéressés,
une politique qui ne sera pas abstraite et qui, terre à terre, saura contenter et
mécontenter les assujettis pour de véritables raisons.

53. Un autre adversaire est l’universalisme, c’est-à-dire la tendance à rendre


universel un type donné de civilisation. Plus une civilisation s’étend, plus elle est
abstraite et stérile. Elle recouvre d’un vernis étouffant les particularités de race et de
sol ; elle fait, contre nature, tous les hommes différents dans des moules identiques.
L’homme finit par s’habituer à cette civilisation abstraite, et vit dans l’abstraction,
croyant cependant bien être sur la terre. Il perd ainsi ce qui le rattachait à sa patrie, à
son métier, à son humanité même.
54. Le moyen de lutter contre ces deux tendances est la création du Fédéralisme –
c’est-à-dire la division des grands pays en régions autonomes dont chacune correspond
à un caractère géographique, culturel et économique particulier.

55. Le gouvernement, les finances, l’armée de chacun de ces groupes doivent 2 être
absolument autonomes – l’État central n’aurait pour but que d’être le promoteur d’idées
neuves – le centralisateur de tous les renseignements concernant l’état de la nation – –
l’office des statistiques – le conseil juridique – l’office de réadaptation économique si le
besoin s’en faisait sentir. – En outre, il aurait un rôle d’arbitre, effectif, dans les conflits
entre les régions. Fédéral, ce pouvoir serait exercé par un ordre véritable.

56. Outre la nécessité démontrée du Fédéralisme comme organisation politique


seule possible dans laquelle l’homme jouera un vrai rôle, le Fédéralisme présente des
avantages politiques : les difficultés politiques sont toujours moins grandes dans un petit
état que dans un grand. L’expansion est moins justifiée dans un petit état : en effet, sitôt
que la frontière d’une nation s’étend très loin, rien ne pourra empêcher d’avoir le désir
de l’étendre plus encore ; au contraire, lorsque l’on a sa frontière sous ses yeux, on
s’aperçoit de sa réalité, et on hésite à la changer, donc, moindre risque de guerre
(constatation identique que celle qui consiste à différencier l’héroïsme imaginaire et
l’héroïsme réel).

57. Autre avantage politique : la moindre puissance des états. D’abord par le fait
qu’ils sont moins vastes et moins riches, puis par le fait qu’ils sont contrebalancés par
des quantités de petits états voisins, semblables entre eux. Moindre importance des
guerres, encore. Le salut viendra dans la diminution de puissance effective des états, et
non dans leur accroissement ou la suppression de la puissance apparente, ou dans la
création d’un super-état.

LA SOCIÉTÉ ÉCONOMIQUE

58. Elle est aussi dirigée par le principe du Fédéralisme, car il est le seul qui
permette de restreindre l’importance des crises économiques, de diriger la technique
efficacement et de contrôler l’argent. Ces deux derniers buts sont en effet les buts
essentiels à poursuivre pour une nouvelle société.
59. La direction de la technique : c’est un problème essentiel, lorsque l’on envisage
technique à son sens restreint habituel – c’est en effet par la technique que la production
s’est développée – que la surproduction a eu lieu – que le déséquilibre entre les diverses
productions s’est fait sentir. Que l’économie tout entière a pris une ampleur telle que des
problèmes économiques dépendent actuellement tous les autres. Les théories
économiques, tous les systèmes ne sont établis qu’autant qu’une technique nouvelle ne
modifie pas les machines, bouleversant les fondements des théories.

60. Or, si jusqu’à présent il a été question d’une économie dirigée, on ne s’est pas
préoccupé de diriger ce qui est la condition même de l’économie : la technique. Nous
prétendons qu’il est impossible d’établir une économie dirigée s’il n’y a d’abord un
contrôle et une orientation de la technique – et si ceux-ci existent, il devient peut-être
inutile de faire une économie dirigée.

61. La technique dirigée consistera à opérer un rééquilibre dans les branches de la


production économique par une orientation de la technique – cette orientation
consisterait à entraver certains développements qui feraient croître exagérément une
production, soit au détriment des autres, soit parce que cet accroissement serait inutile
au point de vue humain. La technique n’est pas une fin en soi, elle n’a d’intérêt
qu’autant qu’elle est utile à l’homme ; toute surproduction n’est pas utile à l’homme.

61 bis. La technique permettra la surproduction quantitative – mais notre effort doit


être non pas de développer cette surproduction mais d’en profiter, et de l’utiliser pour
passer à une production normale qualitative.

62. Cette orientation pourra aussi pousser au développement technique dans


certaines branches : soit travaux pénibles, soit travaux indifférenciés, qui précisément
sont les moins outillés techniquement, parce que chez eux, en général, la technique ne
« paie » pas.

63. La question de la production et de la réduction du temps de travail se trouverait


ainsi automatiquement résolue par le simple contrôle de la technique de production. Ce
contrôle étant opéré d’après les observations des mouvements économiques généraux et
des besoins manifestés (statistiques, enquêtes).
64. Par ce moyen pourra se développer d’une manière effective la distinction entre
le secteur d’économie privée et le secteur collectif.

65. Le secteur d’économie privée, où est laissée libre l’initiative des individus, sera
réservé au travail de qualité, pour les produits ne formant pas le minimum vital. Une
sorte d’artisanat pourra être la forme de production dans ce secteur ; ceci est un moyen
certain d’éviter le prolétariat ouvrier grâce à la faible importance des capitaux
nécessaires.

66. Le secteur collectif comprendrait les usines de grande production pour les
produits nécessaires au minimum vital. Ces produits, en très petit nombre, devraient
être produits par grande masse pour assurer à tous les individus de la nation un
minimum vital gratuit. Le travail indifférencié ferait également autant que possible
partie du secteur collectif et serait effectué par un service civil.

67. La répartition des biens serait effectuée selon le régime de la liberté pour les
biens produits dans le secteur privé, sous réserve des différences apportées par les
réformes portant sur l’argent. La répartition des biens du minimum vital serait assurée
par le gouvernement de chaque état fédéré sous le contrôle de l’état central.

68. La lutte contre l’argent dans le monde actuel doit comporter trois chefs
principaux : lutte contre l’intérêt de l’argent – réforme du crédit – suppression du profit.

69. L’argent ne peut produire d’intérêt. Il n’est pas besoin de reproduire Aristote ni
saint Thomas – économiquement, il a fallu une ingéniosité trop intellectuelle (Böhm-
Bawerk 3) pour prouver la nécessité de l’intérêt – ingéniosité qui n’explique d’ailleurs pas
l’intérêt pour l’argent consommé. En outre, il importe peu qu’en théorie l’intérêt soit ou
non justifié ; nous voyons qu’actuellement l’intérêt est une des causes de fait qui
bouleversent injustement et inhumainement le monde (spéculation). L’intérêt doit être
condamné non pas en lui-même, mais pour ses conséquences (agio, Bourse, actions) et
remontant de terme en terme, nous condamnerons l’intérêt : donc suppression des
Bourses, suppression des banques d’escompte, suppression des banques de prêt,
suppression des sociétés anonymes, etc.

70. La suppression du profit est un élément essentiel : le profit est, quoi qu’on en ait
dit, un surplus du travail de l’ouvrier. Il est injuste que ce surplus revienne à l’état ou au
patron. Le produit de ce surplus doit être réparti entre les ouvriers, et comme ce produit
n’est connu qu’après travail fait, et en mesure de la répartition déjà donnée, il doit être
distribué au prorata du travail fourni. Ceci n’est possible que dans une organisation
coopérative de la production. Cette organisation souvent décrite viendrait se greffer sur
le secteur privé. L’autre secteur étant collectivisé.

71. La réforme du crédit : le crédit est un instrument très puissant qui a le tort d’être
actuellement un instrument de rapport, de combat, de centralisation. Il faut supprimer
l’accumulation de crédit sur crédit – éviter que le crédit soit fait dans l’intérêt du
créancier, éviter qu’il soit plus aisé pour les gros industriels ou commerçants que pour
les autres. Il faut maintenir les banques de crédit, mais sous le contrôle de l’état et des
groupes locaux de représentants des métiers, de façon que leur politique soit dirigée :
c’est par le crédit que l’on arrivera à repeupler la campagne et à décentraliser la
production – c’est par le crédit que l’on arrivera à équilibrer financièrement le secteur
privé. Il faut faire du crédit un instrument de décentralisation.

72. Tout l’effort dans l’économie se résume à simplifier l’économie, à la ramener


également à hauteur d’homme, à restituer à l’homme le primat qu’il a perdu dans
l’économie. Il faut que tout homme contrôle et dirige les forces que l’économie abstraite
lui enlevait.

LA CIVILISATION DANS LA SOCIÉTÉ (CULTURE, ART, MŒURS…)

73. Trois questions connexes se posent enfin, elles sont bien connues : Famille,
Propriété, Héritage. Pour la famille, nous pouvons dire ce que nous avons dit des
groupes et ce que nous disons de l’art : la famille doit être une véritable communauté –
si elle n’est pas cela, elle ne vaut pas la peine d’être défendue. La famille comme elle se
présente à l’époque actuelle, égoïsme, confort à plusieurs, conserve de préjugés
bourgeois, bouillon de culture de la lutte des générations, doit être combattue. Par
ailleurs, la rénovation de la famille ne doit pas s’opérer de l’extérieur : les lois y sont
impuissantes. La famille au sens vrai et plein du mot se trouvera dans la société
personnaliste, mais ne sera pas l’élément de construction de cette société.

74. La Propriété peut recevoir sa solution dans la formule : on n’a que ce que l’on
possède – c’est-à-dire que la propriété n’existe qu’en tant que signe d’un usage réel et
d’une jouissance effective. D’où impossibilité de la propriété du grand domaine comme
de villas et maisons nombreuses, comme de titres de rentes. Ce qui entraîne à la
suppression du fermage et de la location d’immeubles. La limitation des salaires entre
un maximum et un minimum assez rapprochés. De toute façon, il s’agit de rendre à
l’homme son rôle de mesure des choses – de ramener la propriété de l’homme à la
possession par l’homme.

75. La solution de l’héritage dépend des questions précédentes : l’héritage devient


admissible en tant que signe de la continuité de la famille et seulement ainsi. Ainsi
héritage des objets mobiliers de la famille, de terres dont un minimum sera indivisible et
qui ne pourront excéder un maximum – Mais ni héritage de l’argent, ni de situations, ni
de privilèges.

76. Ces trois questions dépendent d’ailleurs de la question plus générale du droit. Le
Droit moderne, création aussi de techniciens qui délaissent les deux éléments principaux
du droit : sens de la justice, d’une part – réalité de la vie d’autre part, est un simple
assemblage de règles techniques ; combinées entre elles, ces règles doivent
automatiquement apporter la solution juste.

76 bis. Le droit vivant ne peut être contenu dans ce cadre. Il dépend de


l’organisation fédérale du pays – car, sous peine d’être une simple enveloppe vide, il
doit être produit directement par l’état social. Nous laisserons donc toute prépondérance
à la coutume, sous le contrôle du juge – c’est le juge qui édifiera le droit, et un conseil de
juristes, dans chaque pays, constatera la formation de la coutume sans la fixer.

77. Certaines influences de civilisation doivent être sous le joug d’une surveillance
et d’un contrôle : ainsi la Publicité. Par son influence néfaste au point de vue moral, sa
stérilité de dépenses économiques, son importance dans la création d’un faux idéal de
vie chez les gens, la puissance économique qu’elle représente, la publicité doit être
combattue. D’abord sous la forme des agences de publicité – puis de la publicité
journalistique qui entraîne la Presse à un asservissement complet – puis des publicités
mécaniques exagérées. La seule forme de publicité normale doit se faire par des affiches
sans commentaires et l’annonce, et passer par les mains du gouvernement.

78. La question de la Presse se rattache directement à celle de la culture :


suppression de la Presse dite « d’intérêt humain » (fait divers), contrôle par un
organisme libre mais soumis à l’état de la presse d’information, création de nombreux
journaux locaux, création de la presse doctrinale pour le peuple – création de journaux
muraux.

79. Une puissance de démoralisation actuelle est l’assurance. Tentation d’échapper


au risque sous toutes ses formes et de jouir d’une sécurité complète, même dans ses
descendants – d’autre part les compagnies d’assurances représentent une puissance
financière qui joue un rôle économique désastreux. Il semble que la suppression des
assurances, tout au moins sous réserve de certaines modalités, doive être envisagée.

80. L’art et la culture ne peuvent faire l’objet d’un programme – l’art ne se conserve
pas. Il n’y a pas d’art dans un musée – l’art n’obéit pas à une règle traditionnelle. Il ne
consiste pas dans l’admiration des chefs-d’œuvre anciens. L’art et la culture se font au
jour le jour. Et chaque civilisation a les arts et la culture qu’elle mérite. Nous aurons le
signe d’une vraie révolution faite lorsque nous verrons un art nouveau se dégager de lui-
même et sans théories.

80 bis. Mais de toute façon, l’art ne doit pas être considéré comme un superflu. Il est
peut-être un luxe, pris au sens vrai du mot : une joie dans la vie. Mais tant que l’on
considérera l’art comme du superflu, l’on peut dire que la civilisation est morte, car elle
est incapable de produire ce fruit naturel qu’est l’art : celui-ci apparaît comme un
phénomène accessoire, posé à côté, alors qu’il est en réalité la meilleure expression de
l’homme quel qu’il soit.

Une cité ascétique pour que l’homme vive…

81. Tout ce que nous avons dit jusqu’ici montre que le problème de la révolution se
pose non seulement sur le plan politique ou économique, mais sur le plan de la
civilisation elle-même. Sur le plan des mœurs, des habitudes, des façons de penser, sur la
vie courante de chacun de nous, sur son journal et son repas. La révolution doit se faire
par des hommes, pour des hommes et ce qu’ils ont de meilleur en eux.
82. La révolution doit se faire contre la misère et contre la richesse – pour que
chaque homme trouve dans une cité volontaire ce qu’il lui est nécessaire de vivre. Fût-ce
un minimum de vie pour tous, mais que ce minimum de vie soit équilibré, soit à la fois
matériel et spirituel. L’homme crève d’un désir exalté de jouissance matérielle, et pour
certains de ne pas avoir cette jouissance.

83. Que tous ceux qui croient avoir un rôle à jouer dans la Révolution qui vient
(contre une civilisation qui ne vit que de notre mort) se préparent en eux-mêmes.
Puisqu’ils viennent et nous aident.

1. Les auteurs avaient écrit « à tout ».


2. Les auteurs avaient écrit « doit » par erreur.
3. Eugen von Böhm-Bawerk (1851-1914), économiste de l’école libérale autrichienne, auteur de Capital and Interest :
History and Critique of Interest Theories (1884).
BERNARD CHARBONNEAU

1
LE PROGRÈS CONTRE L’HOMME
Ce titre est peut-être provocant et il est bien plus simple d’injurier un homme
politique que de vitupérer contre le Progrès. Mais, acculés à la révolte, poussés malgré
nous à nous frayer une voie vers une vie plus humaine, nous avons dû bien vite nous
apercevoir que les politiciens ne comptaient guère, que le monde actuel, dans le bien
comme dans le mal, n’est qu’un monde de forces anonymes. Le soldat pilonné dans la
tranchée par une mort qu’il ne voit pas venir, le bureaucrate usé jour par jour dans un
trou de papier poussiéreux peuvent-ils dire : « C’est la faute à Laval ? » Non, je ne le
crois pas et la phrase la plus redoutable, car elle condamne une civilisation, non un
régime politique, ce n’est pas « Flandin au poteau », mais « Flandin, on s’en fout » 2.

Existence d’une idéologie philosophique commune


aux différents partis politiques actuels

Je ne ferai donc pas aujourd’hui ici la critique des grands événements, mais des
lentes transformations de notre vie de tous les jours et d’une idéologie dont presque
tous, de façon inconsciente, la plupart du temps, nous faisons la base de nos
convictions. Je parlerai des transformations de la technique et de sa conséquence
naturelle : le mythe du Progrès.
Il ne s’agit donc pas de critiquer un homme, ni même un parti, mais tout le monde,
parce que, bon gré mal gré, même ceux d’entre nous qui ne l’acceptent pas participent à
ce monde qu’ils renient. Parler contre le progrès, c’est provoquer le sens commun. Mais
toute révolution véritable est provocante ; celles qui le sont 3 ne chassent pas quelques
vieillards vénérables sous les colonnes de marbre des palais nationaux, mais elles
veulent changer la vie de tous. Donc la première œuvre révolutionnaire n’est pas de
s’attaquer à quelques superstructures vermoulues mais de miner les fondations qui feront
crouler l’édifice, ras le sol ; ce sont celles qui recherchent donc les idées généralement
admises qui donnent le minimum de cohésion nécessaire à la société ; car s’il n’y avait
pas un minimum d’idées communes, ce serait la lutte au couteau entre les partis, parce
que le réformisme ne serait pas possible [et] que les révolutionnaires n’enverraient pas
leurs députés au Parlement. Je chercherai donc ici cette idéologie commune, non pas
pour l’exalter et envisager la possibilité d’un ministère d’union nationale. Le bon sens
intéressé de certains journaux opportunistes ne cesse de répéter : « Pourquoi les Français
se battent-ils entre eux, n’ont-ils pas au fond le même idéal ? » Ils ne croient pas si bien
dire, car derrière la confession des programmes et des fronts existe non un idéal
commun, mais une nuée confuse de mythes et d’imageries semblables qui se traduit
d’ailleurs, nous le verrons, par la similitude des arguments, et en gros, nous pouvons les
classer sous le titre du mythe du Progrès.
Si nous allons donc maintenant essayer de définir dans la mesure du possible cette
réalité subconsciente aux sentimentalités de droite et de gauche, ce ne sera pas pour
faire appel à l’union autour d’un Doumergue 4 plus ou moins usagé ; pour créer un Front
populaire 5 plus ou moins élargi allant du Colonel 6 à Marcel Cachin 7, mais pour
dénoncer l’erreur commune. Là où aujourd’hui un croix-de-feu et un communiste pensent
de même, là est le mal.

Les seules révolutions efficaces sont celles


qui visent à transformer la façon de vivre
des hommes

Je serai donc amené à vous parler de faits qui se passent très près de chez vous et
même en vous, de réalités tellement évidentes que nous nous sommes toujours dispensés
d’y réfléchir.

La véritable critique doit considérer


que les événements importants sont précisément
ceux que l’on accepte comme normaux

Les plus grands changements sont ceux qui nous échappent ; leur ampleur est
souvent telle que nous n’en apercevons ni la forme, ni la direction. Un jour paraît
l’hebdomadaire à quinze sous, un autre jour certaines modifications techniques
permettent le transport commode de la force électrique à grande distance. Nous savons
que Loys Grinberg, la star, a divorcé, mais les faits qui, à portée de notre main, font
notre vie nous échappent ; nous avons trop appris à croire que seul l’exceptionnel
compte, non l’ordinaire ; étonnons-nous donc si l’opinion publique finit par attribuer la
crise à la Mafia ! La presse nous donne une mentalité de spectateur 8 ; un événement est
important dans la mesure où il est dramatique, supposer que l’on assassine d’ici deux
mois Charles Dupoutier le célèbre chanteur 9 ; même si vous ne vous en occupez pas,
vous serez forcé de vous intéresser à cette affaire. Je dirai même qu’il ne s’agit plus
d’événement ; il s’agit simplement de l’épaisseur des caractères d’imprimerie pour
provoquer des mouvements de foule. M. Dalimier, ancien ministre, est compromis dans
l’affaire Stavisky : 1re page, 4 colonnes, et émeute 10. M. François-Marsal 11, ancien
président du Conseil, est condamné en correctionnelle : une colonne ; vous entendrez
très rarement parler de cette affaire dans le tram.
Mais les événements qui comptent, les doctrines qui ont transformé la vie des
hommes ne sont pas ceux dont on parle dans les journaux. Le monde ne change pas à
grand fracas. Pas plus que la Mafia, la Sainte-Vehme 12 n’a fait l’histoire. C’est lorsque
l’Empire romain était dans l’éclat de sa force, lorsque la paix régnait, [que] les affaires
étaient actives, lorsque les bureaux avaient à expédier les affaires courantes qu’un fait
divers dans un protectorat secondaire décidait de son sort. Et si nous voulons vraiment
juger quelles étaient alors les causes qui pourtant devaient amener sa chute, ce n’est pas
en examinant la vie des grands empereurs, leurs conquêtes, leurs goûts pour les
meurtres dramatiques ; ce n’est pas en jugeant la corruption éclatante des quelques
milliers de personnes réunies à Rome autour du gouvernement et des grands hommes
d’affaires, mais en prenant la vie d’un provincial : quelqu’un à Carthage ou à Laodicée.
Et dans cette vie sans importance nous aurions retrouvé l’aboutissement des fatalités 13
qui poussaient Rome à sa décadence ; trop d’ordre sans raison, trop de misère et pas de
chance d’en sortir. Parce que, dans les grands empires comme dans les grandes
entreprises, tout ne marche qu’à une condition : pas besoin de comprendre, tout homme
doit rester où il est jusqu’à sa fin. Chaque chose à sa place : devise des bureaux.
Ce n’est pas le vice des empereurs, ce n’est pas la corruption des hauts
fonctionnaires ; ce n’est [sic] même pas les hordes barbares pressées de gagner du butin
qui ont décidé du sort de la civilisation antique. Rome n’a été abattue que parce que la
vie de chaque Romain a été ruinée ; parce ses chefs n’ont vu, n’ont cru que les drames
de la politique, non pas la lente décadence derrière la façade de la paix, des brillantes
cérémonies et des musées encombrés d’œuvres d’art.
L’idéologie du progrès, base du sens commun

C’est pourquoi, ici, je ne vous parlerai pas, parce qu’il y a la crise.


J’aurais préféré parler d’un petit employé bordelais du temps de la prospérité, de
ses manies et de ses idées. À cette époque, où il ne songeait pas à la révolution parce
qu’alors les poteaux de mine se vendaient bien. Je ne vous parlerai donc pas des
communistes et des croix-de-feu, mais de l’habitant normal des villes, lorsqu’il parle
affaires en dehors des cérémonies exaltantes qui ont lieu le dimanche s’il fait beau : si
vous voulez, cette idéologie du Progrès que tous nous exaltons, ce n’est pas l’homo
politicus qui la profère mais l’homo vulgaris : celui que nous rencontrons dans le métro ou
qui tient des discours définitifs à ses enfants réunis autour de la soupière familiale. Ce
n’est pas dans L’Action française ou dans L’Humanité, mais dans les bulletins corporatifs
ou dans la presse d’information qu’elle apparaît le plus clairement.

Aspects du mythe du progrès

L’idéologie du progrès est tellement admise qu’elle n’a pas besoin de livres ou de
troupes de choc pour triompher. Voulez-vous déceler son existence et ses conséquences
sous la confusion des idées ? Fermez vos livres, ouvrez grandes les fenêtres de cette
chambre où vous vivez, posez des questions naïves. Des bruits de la rue, des affiches
colorées, de ce journal que vous tenez, les réponses viendront d’elles-mêmes. Si le monde
actuel est une apocalypse, ce n’est pas une apocalypse de trottoir ou de garni, un drame
dont le sens nous échappe parce qu’il nous englobe. Ce ne sont pas les œuvres de
Sombart 14, ce ne sont pas les œuvres de Marx qui expliquent Hitler, Staline ou Mussolini.
Peut-être ne les ont-ils pas lues et en tout cas ces millions d’électeurs l’ignoraient :
qu’importe Marx aux paysans de Samara ? Qu’importe Sorel 15 à l’employé de Turin ? Ce
n’est ni l’expérience d’une vie qui leur échappe, ni une pensée qui est une expérience
encore plus secrète qui poussent aujourd’hui les masses à agir. La seule classe qui
possède aujourd’hui la conscience d’une réalité, la dure expérience de la misère, c’est le
prolétariat. Or cette conscience n’a pu résister à la contrainte policière et aux mystiques
irréelles excitées par le cinéma et la presse. On peut dire que c’est dans la mesure où le
communisme a supprimé la mystique du progrès pour la pure doctrine marxiste qu’il a
échoué. De même, si en France le mouvement d’AF 16 est condamné à végéter, c’est
parce qu’elle [sic] n’a pas su accepter suffisamment cette mystique qui fait avec tant de
succès le fonds des lieux communs politiques d’Édouard Herriot 17 et du Colonel.
Commençons au hasard cette recherche du mythe subconscient du progrès. Deux
afficheurs, un croix-de-feu et un communiste, collent leurs affiches sur un mur,
supposons qu’ils poussent la solidarité professionnelle jusqu’à ne pas s’égorger. Sur
l’affiche de droite, que verrons-nous ? Un jeune homme blond, bien musclé, le regard
dur, la mâchoire en avant, derrière lui autant que possible un gazomètre et des
cheminées d’usine. Idéal : le sport, le travail. Je ne décrirai pas l’affiche communiste car
elle est identique ; seules diffèrent les marques de fabrique, en l’occurrence un drapeau
tricolore, la faucille et le marteau.
Que l’on ne me réplique pas : « ces affiches sont sans importance » ; elles ont
l’immense avantage d’exprimer clairement (qu’y a-t-il de plus net qu’un dessin ?) le but
qu’il s’agit de proposer si l’on veut faire le maximum d’adhérents. Elles prouvent de
façon précise qu’il n’y a pas d’idéal différent, mais seulement querelle de concurrents.
Elles exaltent également come but deux moyens : l’usine et le sport. Le ministre de la
propagande, s’il la veut efficace, est donc le propre prisonnier de sa publicité ;
Goebbels, après avoir bien programmé le retour à Odin, est obligé d’exalter les vieux
mythes du libéralisme. Le « mens sana in corpore sano » des philosophes du XVIIIe siècle.
Quel est l’homme politique qui, convaincu de trahison, n’écrasera pas
immanquablement son adversaire s’il a une piscine à lui jeter à la tête ? La piscine,
suprême argument. Qui, au nom d’une justice fumeuse, oserait blasphémer la piscine ?
Elle exprime précisément les rêves de ce calicot croix-de-feu, un monde blanc peuplé de
jeunes hommes blonds, une société bien réglée sans communistes mal lavés, car tout le
monde sait que les koulaks et les bolchevistes sont bruns, dépeignés et laissent traîner
des papiers par terre 18 .

La similitude des arguments des communistes


et des fascistes dénonce la même idéologie
progressiste

Un des arguments massue employés par les amis de Mussolini, c’est qu’à l’époque de
la démocratie, les trains italiens éprouvaient de fréquents retards ; en outre, ils étaient
sales et mal rembourrés. Puis Mussolini vint, les trains partirent à l’heure, il y eut des
routes magnifiques, clémentes aux fesses sensibles du Touriste. Devant ces arguments,
les démocrates pâlissent et répliquent triomphalement en exhibant la statistique des
faillites qui ont doublé depuis l’avant-guerre ; le débat s’élève et on arrive finalement à
opposer les résultats obtenus dans le domaine de l’industrie hydroélectrique ; le
Dnieprostroi finit par l’emporter assez nettement sur le barrage du Tirso 19. Ainsi, sans
s’en douter, les uns et les autres ont montré l’absurdité des régimes qu’ils défendent.
Qu’importe en effet au véritable fasciste les retards des trains si l’originalité italienne est
sauvée ? Qu’importe au véritable démocrate l’augmentation des grèves et la baisse de la
production dans les mines si les mineurs obtiennent ce droit nécessaire pour réaliser leur
dignité d’hommes libres ?

Les fanatiques du progrès ont pour but final


[d’]augmenter la production

Malgré les prisons et les massacres, communisme, libéralisme et fascisme ont au


fond le même argument dernier, mesurable en francs, en tonnes et en hectolitres : la
production 20.

Or cette idéologie est celle du libéralisme


bourgeois qu’ils prétendent remplacer

Et il est normal que, dans ces conditions, rien ne change, car cette loi de fer :
produire, cet étalon d’argent qui mesure sa quantité sont le principe et la mort de ce
monde qu’ils avaient voulu faire disparaître : le libéralisme industriel, [et] ils n’en sont
que l’aboutissement normal ; s’il est prouvé que la liberté est néfaste à la production,
pourquoi, pour permettre au progrès de la production de continuer, l’individu ne se
soumettrait-il pas à la discipline nécessaire au Progrès ? À la tyrannie industrielle ? Et
derrière le dictateur à panache dressé sur son cheval blanc cabré apparaissent la fumée
des usines, les immenses bureaux, la nuit de la mine et la loi du progrès : l’argent.
Donc, fascismes, stalinisme ne changeront
pas notre vie quotidienne

L’existence de ce mythe du Progrès sous-jacent aux doctrines (encore est-il peut-être


exagéré de parler de doctrine parce qu’il n’y a pas loin du pragmatisme d’Hitler ou de
Mussolini à celui de Ford) explique que naturellement, jusque dans les moindres détails,
elles donnent aux Italiens, aux Allemands et aux Russes sinon les mêmes sentiments, du
moins la même vie. Pensez-vous, vous-mêmes, que si le Colonel ou Cachin prennent le
pouvoir, votre rue, votre travail changeront ? Vous, fonctionnaires ou futurs
fonctionnaires ? Vous, ouvriers ou futurs ouvriers ? Croyez-vous que la réalité du monde
actuel, c’est la représentation politique 21 proportionnelle ou le régime parlementaire ?
Ou bien la grande ville, la grande usine, la bureaucratie ? Croyez-vous, même si dans
votre armoire vous enfermez un bel uniforme de milicien d’assaut, que vous n’en finirez
pas moins dans un meublé entre l’évier et le fourneau à gaz ? Croyez-vous qu’ils vous
épargneront peut-être un jour la grande guerre de destruction et sa mort sordide ?
Examinons rapidement la Russie et l’Italie. Que voyons-nous ? De part et d’autre, la
même exaltation du travail par la jeunesse. La même mystique que celle des grands
philosophes libéraux de la valeur du travail, même s’il est inutile. Je passerai vite, ce
sont des faits aveuglants. Le héros du monde fasciste ou communiste, c’est le jeune
homme au torse nu qui retourne la terre. C’est l’ingénieur qui dresse des ponts. À une
cadence accélérée, les ouvriers s’entassent dans les usines. La production devient le seul
but de l’État, il contrôle ou concentre les entreprises entre ses mains, il étend à chaque
instant ses services de statistique et de contrôle, donc il doit recruter de nouveaux
fonctionnaires et la population afflue dans les capitales. Qu’importent les discours ! La
même loi est bonne pour Paris, Rome ou Moscou : la centralisation politique,
économique et démographique. Pour bien produire, l’État doit tout absorber seul, il doit
répartir et comme l’on ne produit bien que si la loi fixe la tâche de chacun, de plus en
plus, le réseau serré des règlements serre l’homme et une police de plus en plus
puissante veille sur les villes énormes proliférant en cancer le long des routes,
bourgeonnant près des gares et refluant le long des rives des fleuves encombrés de
péniches. Et tous peuvent prendre pour devise : « Qu’importe la justice si la production
augmente ! » Ces régimes politiques ont donc donné aux hommes le même genre de vie,
ils n’annoncent pas un avenir nouveau et s’il fallait savoir ce que Rome ou Moscou nous
réservent (si la crise ne les abat pas comme de vulgaires entreprises capitalistes), ce
n’est pas vers elles qu’il faudrait regarder, mais en arrière, de l’autre côté de l’océan,
vers l’Amérique prospère de 1927 22.
Communisme, fascisme, étiquettes confuses qui nous cachent la réalité commune à
tous les États du monde actuel. Notre civilisation ne se désigne pas par un « isme », elle
est inclassable, née d’un siècle de changements techniques. Pas un économiste ne saurait
au fond définir les causes profondes de la crise ; la crise, c’est un monde qui est absurde
à l’homme qui n’a pas su le comprendre. Et nous sentons confusément peser sur nous
cette domination lorsque, sortis des meetings où nous nous rassurons les uns les autres
par nos cris, nous sentons peser sur nous de tout son poids la capitale, avec ses avenues
aux falaises de façades, illuminées par le feu de la réclame qui la dévore, battue par la
mer de sa propre agitation.

La révolution, c’est d’abord une prise


de conscience de la réalité du fait de l’idéologie
du progrès

Libéralisme, fascisme, communisme n’ont pas pris position vis-à-vis du Progrès et


c’est cette attitude qui est la cause de leur impuissance à changer sinon de
Gouvernement, du moins la vie des hommes. Elle impose aussi spécialement au
fascisme, moins logique que le communisme, les mêmes contradictions absurdes. « La vie
doit être héroïque et notre nation vivra par le risque », s’écrie le Führer devant le micro.
Mais il a commis la faute d’oublier où et quand il vit ; on ne se bat plus aujourd’hui en
corps à corps, mais par des instruments précis et puissants pour détruire. Alors, ayant
exalté les vertus guerrières, il prépare la guerre ; les techniciens travaillent, la grande
industrie devient plus puissante pour rendre la nation plus forte. On bâtit de grandes
usines et les envoyés du ministère de la propagande font filmer la fonte des canons
lourds ; on barrera donc les rivières avec des barrages de béton blanc comme l’âme de la
jeune Allemagne ; la « Société des amis du dieu Odin » votera une motion félicitant le
Führer d’avoir fait passer la production de l’énergie électrique de 4 m à 5,7 m de kW.
Mais la règle du jeu est stricte, il faut des ouvriers aux usines, de nouveaux chemins de
fer pour le transport du minerai, de nouveaux employés au bureau des statistiques ; dans
les recoins des blocs en béton végéteront de nouvelles masses de prolétaires arrachés au
sol de l’Allemagne ; pour donner une vie aventureuse aux jeunes Allemands, on créera
de nouveaux fonctionnaires. Enfin, pour sauver le gouvernement, la TSF, le cinéma, la
Presse imposeront les mêmes types de propagande. En renforçant une nation abstraite,
on aura supprimé les particularités du sol et des hommes qui font les patries de
l’Allemagne. Mort l’homme, finie la patrie !

Sentiments révolutionnaires à l’origine, marxisme


et fascisme, pour n’avoir pas reconnu le fait
du progrès, ont trahi leurs buts révolutionnaires

Qu’importe qu’à l’origine le socialisme et l’hitlérisme n’aient été qu’une protestation


violente des hommes contre le libéralisme industriel. Révolte de l’ouvrier écrasé par la
grande usine ; révolte du jeune bourgeois allemand abandonné à une vie sans but. Si la
déviation de la révolte socialiste plus authentique a été plus longue, elle est aujourd’hui
complète et voilà le prolétariat suprême rempart de ces libertés démocratiques dont
Marx a été le premier à proclamer la duperie.
Ayant perdu le sens de leur mission, ils ne recherchent plus que le recrutement ou,
lorsqu’ils prennent le pouvoir, la consécration donnée par l’ascension divine des
statistiques. Qu’importe le socialisme, pourvu que réussisse le plan quinquennal ! Quels
sont les arguments derniers des hommes de droite, ces défenseurs des valeurs
spirituelles ? À savoir que la preuve du satanisme des gauches, c’est que lorsqu’ils
menacent de prendre le pouvoir, la rente baisse. La France, c’est le 4 %. La Bourse
oracle de la patrie, de la religion, de la famille, dernier réduit des valeurs spirituelles
menacées ! Et que proclame L’Œuvre 23, organe de gauche ? Que la preuve dernière du
caractère néfaste du 6 février, c’est le tort porté à l’industrie hôtelière par l’émeute. Sans
songer que peut-être à ce compte, seul l’ordre, et l’ordre policier, est légitime.

Le mythe du progrès suppose un matérialisme


rationaliste

Nous voilà donc à même, après l’analyse de quelques images brutales, de définir la
mystique subconsciente qui fait indifféremment la force du fascisme, du libéralisme et du
communisme. Il nous est plus facile maintenant de déterminer les traits essentiels de ce
conglomérat d’images et de lieux communs.
Je peux dire que cette mystique est bien entendu, avec des aspects très différents,
celle des grands industriels libéraux, celle dont Ford a essayé de faire la théorie mais
qui, par là même, l’a [sic] déformée partiellement parce qu’elle perd de sa force en
devenant consciente.
Notons d’abord qu’une telle mystique ne peut être celle d’hommes vivant en
fonction de vérités spirituelles qui sont leur raison de vivre. L’histoire des mystiques de
masse, c’est l’histoire de ceux qui ont cessé d’être humains pour relever du scalpel et du
test du sociologue. C’est l’histoire de ceux qui ont perdu le sens de la force puissante et
lourde de l’esprit vivant.

Mais cette philosophie matérialiste se cache


derrière une idéologie idéaliste

En effet, ce manque de sens des valeurs spirituelles ne se traduit pas par un


matérialisme ; les masses actuelles comme les industriels progressistes ne sont pas
matérialistes. Elles placent au contraire très haut leur idéal : la nation parfaite, le chef
parfait, le prolétariat élu. Mais pour faire de ces images spirituelles non des forces qui
commandent à chaque instant l’acte, mais des panneaux immuables sur lesquels des
formules magiques sont inscrites. Lorsque le sens commun dit d’un Monsieur qu’il
manque d’idéal, cela signifie en général qu’il se refuse à être pur, qu’il n’évite pas les
besognes salissantes ; parfois cela signifie simplement qu’il n’aime pas les grands mots.
Le sens commun ignore qu’une véritable vie intérieure est celle qui ne croit pas qu’il y
ait d’actes indifférents. Que l’esprit est par excellence terre à terre, qu’il est la mesure de
tout, au même titre et avec la même précision que l’argent. Ce sont ces quelques valeurs
très simples sur lesquelles notre raisonnement se brise.

Seul l’idéalisme permet le triomphe


du matérialisme

En effet, ce sont ces valeurs qui sont les points de repère nécessaires sur lesquels
l’esprit assuré peut repartir à la conquête d’un monde qui ne semble d’abord que nuées.
C’est parce qu’aujourd’hui nous avons perdu non le sens de l’idéal, [mais] le sens de la
force tatillonne et terre à terre qu’est une conscience véritable, que nous sommes
abandonnés au déterminisme. Si vous voulez voir clair dans le conflit italo-éthiopien,
rentrez en vous-même et étudiez les ouvrages de Lamare sur le plateau abyssin 24. Un
flambeau et un compas d’arpenteur, c’est le meilleur moyen de se sentir sûr au milieu
des ténèbres.

Aspects de l’idéalisme actuel

Or l’idéalisme bourgeois en quête d’une pareille surenchère à la pureté


métaphysique aboutit à séparer l’esprit de la réalité. Si dimanche M. Hazard-Lagarrigue,
le gros industriel (je pourrais tout aussi bien parler de Félicien Lacôme son employé), va
à l’église se gorger de spiritualité, dans l’après-midi, il s’occupera de ses œuvres et peut-
être à l’heure du thé écoutera-t-il quelque spirituelle discussion métaphysique. Mais la
semaine, il redescend sur terre, il fait des affaires. « Parlons sérieusement », dit-il ;
aussitôt, il naît à une autre vie. Si nous regardons la société, même état d’esprit. Il est
des domaines qui doivent échapper au jugement des principes. Pendant longtemps, les
libéraux ont cru qu’il existait une zone où la conscience n’avait rien à voir : c’est
l’économie. Par un postulat abstrait, on estimait que le libre jeu des lois économiques
devait aboutir à une vie parfaite pour chacun, et non pas seulement parfaite du point de
vue matériel (nous vous rappelons que le bourgeois est idéaliste), mais parfaite au point
de vue moral. La loi de l’offre et de la demande était le saint des saints où nul ne devait
porter une main sacrilège. De l’homme d’affaires élu au chef politique élu, de l’économie
sacro-sainte au gouvernement sacro-saint, condition de l’ordre nécessaire aux affaires, il
n’y a qu’un pas à franchir et il fut vite franchi, surtout lorsque ce gouvernement vint à
s’identifier avec la Production. Pour employer les termes de la presse d’information, au
nom de quels principes fumeux les utopistes et les politiciens viendront-ils entraver le
Travail ? Certes même, s’il est des gens assez matérialistes pour envisager des
conséquences matérielles à leurs convictions, le gouvernement leur laissera une certaine
liberté de pratique. Ici, je laisse la parole, non à un ministre radical, mais au général
Goering qui, dans un message aux Églises réformées, s’écrie : « Chacun est libre de faire
son salut comme il le veut, sauf… » Si vous ajoutez : « s’il offense l’Hygiène publique, s’il
entrave la production des patates… », vous aurez un discours de M. Roustan 25. Si vous
ajoutez : « s’il corrompt la pureté de la race », vous aurez la fin de la pensée de Goering.
Pour tous deux, il y a le domaine de l’esprit et l’autre.
De l’idéalisme bourgeois à l’idéalisme hitlérien, le passage est franchi, et c’est ce qui
a fait dire à un spécialiste de l’histoire, M. Hawblacher : « La dictature fasciste ne fait
qu’exprimer en termes clairs la discipline nécessaire à nos civilisations industrielles 26. »
Le jugement des principes ainsi écarté, seules les forces matérielles comptent, et
encore certaines. Celles qui peuvent se mesurer, car l’esprit libéral est rationnel, et de
même, malgré les apparences, celui de ses héritiers. Il aime dresser en face des utopies
des valeurs exprimables en chiffres, comme dit avec satisfaction M. Clément Vautel ; et
je ne crois pas que M. Clément Vautel détesterait un régime fasciste 27. C’est cette
puissance des preuves matérielles qui pousse nos politiciens et ceux des autres peuples à
mettre la jeunesse en avant. Car il ne s’agit pas de la triomphante jeunesse de l’esprit,
mais de celle qui s’exprime en années ; qui est photographiable en première page, dont
les dents sont assez saines et les muscles assez solides pour fournir un bon matériel aux
guerres. Lorsqu’on vous flatte, on voit en vous du cheptel utilisable pour la politique, la
jeunesse qui représente sinon l’élection d’aujourd’hui, du moins celle de demain… Les
futurs gens en place, les futurs vieux. Mais sont surtout évidentes, nous l’avons [vu], ces
preuves dernières qui s’expriment en tonnes et en argent. Seulement ce terrible mystère,
personne n’ose au fond le révéler, parce qu’il condamnerait non le Gouvernement mais
la civilisation. Parce que, plus que les phrases lapidaires qui ornent le fronton des
monuments aux morts : liberté – égalité – fraternité – Allemagne – éveille-toi, on devrait
couler en lettres de bronze : « Bifteck d’abord ».

Le mythe du progrès crée un état d’esprit


réactionnaire

Imbues d’un tel état d’esprit, les soi-disant révolutions fascistes ou communistes ne
pouvaient rien changer ; si une fois de plus, cessant d’examiner les doctrines, le
gouvernement et les cérémonies du dimanche, on porte son attention sur la structure de
la société. Lorsque Hitler supprime en Allemagne les pouvoirs locaux (plus un pays est
étendu, plus il est grand, pensaient les bourgeois libéraux), il ne fait pas une révolution,
il précipite la fatalité de la centralisation territoriale. Le nationalisme ne va pas du tout
contre la loi d’uniformisation du monde actuel, il prépare son accomplissement. Quel est
le dictateur qui, au fond, ne rêve pas de l’Empire universel, cette internationale réalisée
à son profit ? Pas un des faits contre lesquels toute véritable doctrine révolutionnaire
devrait prendre conscience : la grande presse, la grande industrie, les techniques de
fabrication de l’homme, la grande ville, ces faits qui eux font bien notre vie plus que
Paul-Boncour 28 , n’ont été pris en considération par les doctrines actuelles. Si on appelle
réactionnaire tout mouvement qui continue strictement le passé, les idées et les lois du
passé, fascisme et stalinisme sont des mouvements réactionnaires.

L’idéologie progressiste suppose une grave


confusion

Mais on peut faire à l’idéologie progressiste qui est le fonds commun de ces
mouvements un reproche plus grave : c’est une idéologie fausse. L’erreur commune des
mythes du progrès, c’est la croyance plus ou moins claire qu’une sorte de fatalité fait
coïncider le Progrès matériel, c’est-à-dire le développement des moyens de production,
avec les intérêts non seulement matériels, mais même spirituels de l’homme. On
considère ce développement comme une fatalité devant laquelle il n’y a rien à faire. Et
pour justifier cette passivité, on proclame cette fatalité excellente et on refuse de s’en
occuper. Or toutes les véritables révolutions sont celles qui sont allées contre des
déterminismes qui semblaient irrésistibles. Le cœur de l’impossible, ce domaine déclaré
sacré que possède toute civilisation, c’est là qu’il faut frapper. Aujourd’hui, toute
doctrine qui se refuse à envisager les conséquences du progrès, soit qu’obnubilée par le
mythe des mafias, elle proclame ce genre de problèmes secondaires (idéologie de
droite), soit qu’elle le divinise (idéal de gauche), est contre-révolutionnaire.
Aujourd’hui, en effet, il n’y a qu’un seul problème : celui de l’utilisation à des fins
humaines des machines sécrétées par la civilisation du profit.
La droite, continuant les traditions de l’idéalisme libéral sur la fatalité économique,
refuse par aveuglement, par manque de connaissance du monde moderne, de poser le
problème. La droite, c’est cet étudiant, installé à la terrasse d’un café du Quartier latin
en plein fracas de midi. « Oui, la France sera toujours la France. » C’est cet aviateur qui,
de très haut, lâchant ses bombes, monologue : « La guerre sera toujours la guerre, depuis
l’âge de pierre. » Oui, mais peut-être à l’âge de pierre ne détruirait-on pas si sûrement.
L’homme de gauche au contraire s’exalte en face du spectacle du monde actuel, il a au
moins un minimum d’humanité. S’il admire, du moins a-t-il conscience du monde actuel
dominé par les lois économiques. Mais ces lois mêmes, pense-t-il, par la volonté de
quelques dieux inconnus, travaillent à la libération de l’homme. Le machinisme se
perfectionne sans cesse (et je prends ce mot au sens le plus large, tout procédé
automatique qui tend à remplacer le geste de l’homme par un réflexe mécanique : ex. la
presse, l’argent, l’État) et il témoigne de la force créatrice de l’homme. Mais un canon
lourd, quel chef-d’œuvre de l’esprit humain ! Quelle ingéniosité ! Pourtant, ne faudra-t-il
pas songer à briser cette machine ? Et dès lors, un choix s’impose : vous acceptez que
l’invention technique soit dirigée pour des fins spirituelles qui lui sont étrangères et qui
parfois peuvent l’entraver.
Je ne fais pas la critique de la mentalité de droite ; nier qu’à l’heure actuelle, le
problème révolutionnaire se pose hic et nunc en fonction des transformations
techniques qu’a subies le monde depuis cent cinquante ans, c’est faire preuve d’un
aveuglement qui se soigne, mais avec lequel il est impossible de discuter.
Il y a entre notre civilisation et les civilisations du passé un abîme tel que
l’ancienne Égypte était plus proche de la France du XVIIIe siècle que nous ne sommes
d’elle. Or ce changement, qui est un changement fait par l’homme, a-t-il été voulu ?
C’est la seule question à poser, car je ne vois pas de quel droit un acte commis au hasard
entraînerait automatiquement des conséquences heureuses. On ne fait que les
civilisations que l’on veut ; celle-ci n’est pas une civilisation faite, mais une civilisation
sécrétée par la course au profit.
Dire que le développement du machinisme, l’apparition de la grande industrie, de
la grande ville, la presse, les progrès de l’étatisme, bref tout ce qui fait vraiment notre
vie, est 29 intimement lié au développement capitaliste, c’est dire un truisme. Le rythme
de plus en plus accéléré du progrès technique est né de l’obsession du profit, comme la
diffusion du mythe du progrès est intimement liée à la diffusion de la mentalité
bourgeoise des capitalistes. La civilisation actuelle est une civilisation proliférante de
cellules vides et l’image la plus saisissante est celle qui oppose la cité antique au pied de
son acropole à nos villes avec leurs banlieues absurdes entassées aux nœuds de
circulation. La civilisation actuelle est un produit du hasard de l’histoire ; elle est un
champ abandonné où poussent surtout des mauvaises herbes et, comme toute force
brutale, elle n’est pas contre l’homme, mais, accessoirement, contre l’homme.

Conséquences du progrès
fatal : la dépersonnalisation
Examinons rapidement les conséquences. Je m’adresse d’abord à ceux d’entre vous
qui sont de droite. Non par sentiment, mais parce qu’ils ont la conscience que certaines
valeurs indispensables à leur vie sont défendues par les partis de droite. À ceux qui
croient à la patrie parce que l’homme est faible, parce qu’il a besoin d’un sol, d’une
communauté de vie, d’une culture particulière qui fasse sa force : croyez-vous
qu’aujourd’hui entre l’ouvrier qui travaille à la chaîne de l’usine Opel et celui qui
travaille à la chaîne de l’usine Renault, il y ait plus de différences qu’entre un ouvrier et
un bourgeois français ? Croyez-vous que le mot « patrie » puisse avoir un sens pour celui
qui erre sur le marché du travail, sans cesse menacé par le chômage ? Croyez-vous que
le mot « culture française » puisse signifier quelque chose pour le lecteur de Paris-Soir 30,
ce journal qui vient d’introduire en France les procédés les plus typiques de la presse
américaine ? Ne croyez-vous pas que la France vivante est lentement menacée par ces
influences, alors qu’il n’est pas de pays digne de vivre qui n’ait résisté à l’oppression
armée ? Hitler occupera le sol de la France, Havas change son âme. Vous irez défendre
des frontières abstraites alors que, derrière vous, c’est la vie privée de chaque Français
qui est pervertie. La moindre injure au prestige national vous irrite, mais vous menez
une vie qui n’est déterminée que par votre revenu en argent. Si vous n’avez [pas] de
situation, vous êtes le chômeur ; si vous êtes un étudiant, je pense que vous connaissez
la loi que vous ont enseignée vos parents : « Trouve d’abord un métier, après tu
t’occuperas du reste. » Et lorsque vous l’aurez trouvé, dans votre satisfaction de vous-
même, vos inquiétudes impuissantes, vous pourrez vous appeler Babbitt l’Américain 31.
Même d’ailleurs si votre sentiment patriotique s’exaspère. En France, l’endroit où règne
le nationalisme le plus violent, c’est au cœur de Paris, le Quartier latin, le lieu le moins
français ; et ce sont les paysans de Corrèze qui votent communiste.
Je m’adresserai maintenant à ceux d’entre vous qui sont de gauche. Vous,
défenseurs de la liberté personnelle et de la justice sociale. Croyez-vous que le
développement automatique du progrès industriel amènera son règne ? S’il en est ainsi,
pourquoi vous dressez-vous contre les libéraux ? Le socialisme a été une protestation des
hommes opprimés par les premières conséquences du Progrès. Ces masses misérables,
ces mineurs usés par les mines au fond desquelles ils ont arraché le charbon nécessaire à
la vie de l’industrie triomphante. C’est le progrès qui les a entassés dans l’usine ; et c’est
le progrès qui, sur les coteaux qui dominent les faubourgs, a bâti ces puissants forts de
pierre avec leurs armes coûteuses qui gardent ces quartiers illuminés par le luxe où les
prolétaires ne parviendront jamais. Ce sont ces journaux, cette presse qui devait libérer
la vérité, qui étoufferont chez beaucoup leur seule chance de salut : la conscience de
classe, et qui fabriqueront au misérable une âme de petit-bourgeois.
Désormais, des Sociétés corrompues que la révolte populaire aurait balayées
pourront vivre tant qu’elles paieront la poignée de techniciens qui manient les fiches de
la police et les tanks de la mobile.
Je ne parle même pas des 11 millions de morts de la guerre que seule la technique a
pu tuer. La guerre, triomphe de l’industrie lourde. Guerre dont vous espérez une
révolution victorieuse, mais qui brise trop les hommes qu’elle emploie pour qu’ils
pensent à leur retour à autre chose qu’à vivre. Je ne parle même pas des progrès de la
science juridique qui lentement cernent les hommes libres pour créer un jour la
silhouette vide de l’homme légal.

En quel sens le progrès est la cause du désordre


actuel

L’acceptation passive du progrès technique est aujourd’hui la cause profonde et


permanente de toutes les confusions. Je pèse mes mots ; je ne dis pas [que] le
machinisme est la cause du désordre actuel. Les machines ne sont ni bonnes, ni
mauvaises ; ce sont des choses, des règlements, des organisations sur du papier, des
appareils en bois ou en fer. Ceux qui condamnent le machinisme ou qui s’affolent
devant lui commettent la même erreur que les partisans des Politiques.
Ils en font le Dieu ou le Dieu du mal. Le machinisme dépend des buts que l’homme
lui donne et par conséquent il faut qu’il reconnaisse que la machine, appareil,
règlement, état est un moyen, non une fin, au service d’une réalité qui la dépasse : la
vie personnelle de l’homme. À ce titre, ceux qui acceptent aveuglément le machinisme
apportent des arguments décisifs à leurs adversaires. Les outils ne marchent pas tout
seuls ; ils doivent être empoignés par les mains robustes d’hommes qui veulent s’en
servir. La machine n’a de raison d’être qu’utilisée. Qui dit utilisation dit conscience
claire de fins. Une machine-outil peut fabriquer des pièces pour un canon ou une
charrue. On m’accordera que le véritable utopiste n’est peut-être pas celui qui se posera
la question : « Qu’est-ce que je vais en faire ? » Il ne faut pas croire aux appareils que
l’on manie, ne pas déifier la machine, ne pas déifier l’État.
Seul risque d’amener le règne de la justice, celui qui croit que ce règne est un
paradoxe, la liberté une folie absurde, l’homme un étranger qui ne vit humainement
qu’en luttant à chaque instant contre le monde, contre sa paresse, pour vaincre l’inertie
des objets qu’il manie.
C’est parce que de nos jours, à part l’appel inutile de quelques isolés, nous n’avons
pas senti la menace d’un progrès aveugle, que nous nous réveillons menacés de toute
part. Et ces problèmes posés par la transformation accélérée de la civilisation actuelle
ne sont pas des problèmes à résoudre demain, mais avant toutes les questions posées
par la droite et par la gauche. La Patrie ne peut signifier quelque chose que si d’abord
nous réglons le problème de la grande ville. Que peuvent signifier les luttes autour des
libertés démocratiques si d’abord le problème de la grande presse n’est pas réglé ? À
droite, et à gauche, parce que le progrès menace non pas tel ou tel aspect de notre vie,
tel ou tel parti politique, mais l’homme tout court. Parce que l’on peut nous dire :
« Qu’importent vos pensées dans le monde actuel, aucune ne mène à l’acte. » Le drame
est précisément qu’il n’y ait point le crime d’une mafia mais une vaste lâcheté anonyme.
Quel démon aurait pu inventer l’oppression intérieure de la presse et de la publicité ?
Quel est le responsable de la tyrannie subtile de l’argent ? Aucun de nous. Nous tous.
Qu’importent nos petits vices et nos petites vertus devant le péché social, la démission
collective, devant une civilisation que nous avons peur de reprendre, à fond, en main.
Qu’importent nos rêves furieux, ce désir charnel de chefs, de camaraderies qui nous
échappent. Ce que nous prenons pour notre combat, ce n’est que la course précipitée des
forces abstraites qui nous entraînent.

Les mouvements personnalistes. Leurs


préoccupations

C’est l’idéologie du Progrès qui nous tue et c’est contre cette idéologie, pour une
reprise en main de la civilisation actuelle que la Révolution sera faite. Vous savez que je
parle ici au nom des mouvements personnalistes, qui forment à l’heure actuelle le seul
embryon de société révolutionnaire, parce que, seuls, ils ont une réalité à défendre : la
personne, et seuls ils tentent une critique véritable des aspects du monde actuel. Nous
pourrions nous dire ni de droite, ni de gauche ; nous n’y songeons même pas, [car] nous
ne nous situons pas par rapport à la droite et à la gauche. Nous ne pourrions pas nous
situer dans un Parlement quelconque ; nous sommes ailleurs et, lorsque nous parlons
instinctivement, nous pensons non à nos adversaires, mais à la rue que nous prenons
tous les jours pour aller au travail, à l’argent qui sonne dans notre poche, aux amis et
connaissances. Pour la plupart, nous ne nous occupions pas de politique ; non parce que
les chefs nous semblaient tarés, mais parce que l’activité des partis nous semblait
absolument illusoire. Notre vie, c’est la ville, ce travail où nous devons nous spécialiser
de plus en plus, cet argent qui exige de nous des gestes de plus en plus stricts. Peut-être
aurions-nous fait d’excellents pêcheurs de truites ou d’excellents spécialistes des
institutions consulaires dans le Midi. Mais jusqu’au bord des rivières, les employés du
gouvernement venaient nous conseiller d’employer certains appâts. Nous ne vivions
pas, nous étions vécus, et les débats philosophiques les plus intéressants, l’opposition de
nos convictions religieuses, [étaient des] débats purement formels sans intérêt ; car
aucun de nous ne pouvait vivre sa religion. Debout ou portés par les trains, nous
regardions se dérouler la vie extérieure comme un spectacle sur lequel nous ne pouvions
rien. On aurait pu jouer des pièces plus intéressantes avec des chœurs de militants, de
belle exécution, on aurait pu nous donner un uniforme, des titres et des décorations, rien
n’aurait été changé, sinon la classe de notre enterrement. Finir sans comprendre dans le
hasard d’une cité-jardin ou dans le recoin de quelque guerre à perte de vue. Ceci était
absurde et notre attitude ne pouvait être vis-à-vis de nous-même et du monde extérieur
que l’ironie. Fragile rempart avant le dégoût total.

La doctrine personnaliste

Mais le désir de vivre était en nous. Non pas pousser, plus ou moins bien nourri,
plus ou moins bien logé, mais suivre notre chemin selon notre principe, pouvoir mesurer
nos actions par nos pensées, être une personne, chair et esprit.
Et nous sommes entrés dans la voie de la révolte, non pas de la révolte brutale,
mais de la révolte parcimonieuse qui pèse bien ses moyens. Longtemps, nous avons
observé la civilisation actuelle pour bien déterminer le germe du mal, nous avons fermé
avec soin derrière nous toutes les voies de compromission. Tel d’entre nous savait très
bien qu’il ne pourrait vivre que le jour où, contre les états, contre l’industrie totalitaire,
un fédéralisme politique et économique serait instauré. Je n’ai pas le temps
malheureusement d’entrer dans les détails de ces distinctions techniques et je vous
conseille simplement de lire les deux livres de R. Aron : La Révolution nécessaire 32 et
Dictature de la liberté 33. Le livre de Mounier 34 et celui de De Rougemont : Politique de la
personne 35.
Nous avons cherché à bien définir pour quelles raisons la Presse, la Publicité étaient
amenées à exercer une telle influence. Nous avons examiné dans quelle mesure le
développement du machinisme était lié au capitalisme ; nous nous sommes laissé guider
dans ce travail de recherche beaucoup plus par l’expérience que par l’étude des théories
philosophiques ou économiques. Déjà, la doctrine personnaliste, œuvre collective, se
dresse dans ses grands traits. Principe de base : primat de la personne humaine ; les
différents machinismes industriels ou étatiques n’existent qu’en fonction d’elle. Ceci nous
amène à considérer la patrie, la famille, non comme des idéaux, mais comme des
communautés nécessaires au développement de la personne. Or il est évident que dans
ce cas la patrie par exemple doit se définir elle-même ; nous ne lui demandons pas d’être
le but idéal, mas la condition naturelle de chacun : la patrie n’est pas la nation mais le
pays. En face de la centralisation qui peut sembler fatale, nous proclamons, contre la
nation, contre la grande ville, la nécessité d’une civilisation paysanne, d’une civilisation
terre à terre. Contre le travail inhumain imposé aux prolétaires, nous proclamons la
nécessité d’une soumission de l’industrie à des fins humaines, c’est-à-dire une distinction
très stricte entre le travail qualifié et le travail indifférencié. L’issue, c’est le service civil
qui abolira la condition prolétarienne, qui permettra dans les autres domaines aux
travailleurs de faire leur œuvre 36.
Nous savons la gravité de l’appel que nous lançons ; c’est celui de ceux qui n’ont
rien à espérer. C’est l’éternel cri des hommes des classes désespérées, des esclaves de
Rome, des prolétaires des premières manufactures. Ici, aujourd’hui c’est jusqu’aux gestes
de notre vie privée que la lente corruption menace. Nous savons les plus purs d’entre
nous infectés, car même au fond de leur misère, beaucoup d’ouvriers ne voient la
révolution que comme une accession au Paradis perdu du confort bourgeois. Nous ne
vous disons pas : « nous sommes plus purs », « nous sommes les plus riches », mais nous
savons nos raisons. Nous ne sommes pas les premiers à avoir poussé ce cri d’angoisse de
l’homme qui sent peser sur lui ce monde avec ses lois de politesse, sa police précise et
inquiète, ses stocks d’or, ses armes qui tuent à coup sûr. D’autres l’ont poussé avant nous
qui n’étaient pas tous des politiciens, mais simplement des hommes : théoriciens
politiques, poètes, agitateurs traqués ; un Blanqui, un Bakounine, un Edgar Poe, un
Bloy 37, un Péguy, et c’est parce que nous le sentons peser sur nous comme une mort
imminente que nous poussons l’éternel cri des premiers chrétiens, celui des ouvriers des
faubourgs. « Il faut qu’un monde nouveau naisse. » Un monde neuf pour que l’homme
puisse vivre les principes éternels de liberté et de justice.
Nous sommes une génération élue parce que d’elle dépendra peut-être à tout jamais
l’avenir : la personne ou les Sociétés anonymes déterminées par les techniques. Nous
savons nos chances parce que la révolution personnaliste n’est pas née de
l’enthousiasme, mais d’une redoutable lucidité. La vie est l’exception, la mort la règle,
les véritables dupes sont ceux qui s’abandonnent à elle dans la facilité, non ceux qui
provoquent ; dans le monde actuel, chaque souffle, chaque reflux du sang dans les
veines est un appel à la lutte.
Alors qu’importe la réussite, il n’est qu’une voie, le sort en est jeté, il nous faut
vivre ! Il n’y a pas les révolutions possibles ; il y a l’unique révolution nécessaire.

1. Conférence faite à l’Athénée le 15 janvier 1936. Texte ronéotypé sur toutes les 13 pages du Bulletin du groupe de
Bordeaux des Amis d’« Esprit », non daté, vendu 2 francs.
2. Pierre Laval (1883-1945) et Pierre-Étienne Flandin (1889-1958) furent les principaux chefs de gouvernement de
droite de la première moitié des années 1930… puis sous Pétain.
3. Charbonneau avait écrit, sans doute par erreur, « celles-là ».
4. Gaston Doumergue (1863-1937). Président de la République après la victoire du Cartel des gauches (1924-1931),
il a été rappelé au pouvoir après les émeutes et manifestations de février 1934 pour diriger un gouvernement
d’union nationale.
5. Le Front populaire, alliance des partis de gauche, a été constitué en juillet 1935, suite aux événements de
février 1934. Il remporte les élections législatives de mai 1936, portant Léon Blum au pouvoir.
6. Colonel de l’armée française, François de La Rocque (1885-1946) dirigeait alors le mouvement des Croix-de-Feu.
7. Marcel Cachin (1869-1958) était un fondateur du Parti communiste français et de son journal L’Humanité, qu’il
dirigea jusqu’à sa mort.
8. B. Charbonneau a animé dans les années 1930 un club de presse à Bordeaux. Il préconisait avec son ami Ellul de
pratiquer, à partir de l’étude de la presse, une « exégèse des lieux communs » comme méthode d’analyse critique
du discours social. La critique des médias dans la société du spectacle qu’il ébauche ici sera pleinement
développée dans La Société médiatisée, essai publié à compte d’auteur en 1986.
9. Nous n’avons pu trouver trace de cette « star » ni de ce « célèbre chanteur » ; seraient-ils une invention ironique
de Charbonneau ?
10. Albert Dalimier (1875-1936), ministre radical-socialiste dont la démission le 9 janvier 1934, au lendemain du
suicide apparent d’Alexandre Stavisky, déclenche l’enfilade de manifestations antiparlementaires qui culminera un
mois plus tard dans une crise de régime.
11. Frédéric François-Marsal (1874-1958) fut très brièvement président du Conseil en 1924.
12. La Sainte-Vehme était une organisation secrète du Saint-Empire germanique qui, à partir de l’interrègne du
XIII siècle, exerça une justice parallèle expéditive prétendant suppléer aux carences du pouvoir central.
e

Supprimée officiellement en 1808, elle conserva un statut mythique dans certains milieux extrémistes.
13. Cf. Jacques Ellul, « Fatalité du monde moderne », Journal du Groupe personnaliste de Bordeaux, no 8-9 (début
1937), repris dans Cahiers Jacques Ellul, no 1, 2004, p. 95-111.
14. Werner Sombart (1863-1941), économiste et sociologue allemand, influencé par le marxisme avant de se
rapprocher un moment du national-socialisme, est surtout connu pour ses contributions à l’histoire du
capitalisme.
15. Georges Sorel (1847-1922) fut un des théoriciens du syndicalisme révolutionnaire. Son œuvre a eu une large
influence, notamment sur les idéologues du fascisme italien, mais aussi sur les non-conformistes français des
années 1930.
16. Le mouvement nationaliste et royaliste Action française fut fondé en 1899 au moment de l’affaire Dreyfus. Jusqu’à
la Seconde Guerre mondiale, ses principaux animateurs furent Charles Maurras, Jacques Bainville et Léon Daudet.
17. Édouard Herriot (1872-1957) était alors président du Parti radical et maire de Lyon (1905-1957).
18. « Exactement le portrait du koulak dans les films russes », ajoute Charbonneau de sa main sur l’exemplaire
consulté.
19. Le barrage hydroélectrique sur le Dniepr, construit en Ukraine entre 1927 et 1932, a été le symbole du triomphe
de l’industrialisation soviétique à l’époque de Staline. Le barrage du Tirso en Sardaigne a été construit en 1924. Sa
construction a créé le plus grand lac artificiel de l’époque, submergeant deux villages et des sites archéologiques.
20. Sur la critique simultanée des régimes communiste, fasciste italien et nazi, courante dans les milieux non
conformistes des années 1930, et qui sera reprise après-guerre par les théoriciens américains des sciences
politiques, cf. Sébastien Morillon-Brière, « Bernard Charbonneau et le totalitarisme (1910-1950) », mémoire de
maîtrise, université de La Rochelle, 2000.
21. Charbonneau écrit : « (R.P.) proportionnelle ».
22. Charbonneau reformule à la main : « L’idéal de notre époque est momentanément derrière nous, c’est l’Amérique
prospère de 1927. »
23. Journal pacifiste fondé en 1904, qui soutint le Front populaire en 1936-1938, puis devint un organe du
collaborationnisme après 1940 sous la direction de Marcel Déat.
24. Pierre Lamare est un géographe, auteur dans les années 1930 d’ouvrages sur la géologie de l’Éthiopie et de
l’Arabie.
25. Marius Roustan (1870-1942) fut ministre de l’Éducation nationale dans différents gouvernements de Pierre Laval.
26. Cette citation d’un auteur inconnu n’est pas sans rappeler l’argumentaire de Jacques Ellul dans son article « Le
fascisme, fils du libéralisme », Esprit, no 53, 1er février 1937, p. 761-797 (repris dans Cahiers Jacques Ellul, no 1,
2004, p. 113-137).
27. Clément Vautel (1876-1954), chroniqueur et romancier populaire, célèbre durant l’entre-deux-guerres pour
l’esprit gaulois avec lequel il présentait comme simple bon sens des attitudes réactionnaires.
28. Joseph Paul-Boncour (1873-1972). Avocat et homme politique socialiste, il a notamment été président du Conseil
en 1932-1933 et ministre des Affaires étrangères en 1933-1934.
29. L’auteur écrivait « sont ».
30. C’est alors le plus vendu des quotidiens français.
31. Babbitt (1922) est un roman de Sinclair Lewis, Prix Nobel de littérature en 1930. Le nom du héros éponyme ne
tarda pas à entrer dans la langue courante pour désigner l’employé modèle d’une entreprise moderne et le
conformisme sans état d’âme de sa religion du succès.
32. Robert Aron et Arnaud Dandieu, La Révolution nécessaire, op. cit.
33. Robert Aron, Dictature de la Liberté, Paris, Grasset, 1935.
34. Comme son Manifeste au service du personnalisme ne paraîtra que plus tard cette année-là, il s’agit donc ici
d’Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, Paris, Éditions Montaigne, 1935.
35. Denis de Rougemont, Politique de la personne, Paris, Éditions Je sers, 1934, est un recueil d’essais initialement
publiés pour la plupart dans la revue Esprit.
36. Charbonneau reprend ici un élément central du programme social de l’Ordre Nouveau, voir no 21 de
l’introduction.
37. L’écrivain catholique Léon Bloy (1846-1917) fut notamment l’auteur d’Exégèse des lieux communs (Paris, Mercure
de France, 1902-1912), fondant un genre que reprendront Charbonneau et surtout Jacques Ellul (Exégèse des
nouveaux lieux communs, Paris, PUF, 1966).
BERNARD CHARBONNEAU

LE SENTIMENT DE LA NATURE, FORCE


1
RÉVOLUTIONNAIRE
Le sentiment de la nature, force révolutionnaire ? Est-ce bien le moment de
s’occuper d’un sujet aussi inactuel ? Force révolutionnaire ? Non, tout le monde sait que
la véritable force révolutionnaire, c’est la haine du nain Chiappe 2 ou du chameau Blum.
Le sentiment de la nature, c’est une émotion littéraire : un beau jeune homme brun
absorbé dans ses pensées devant un lac ; un lac où il ne fera jamais de canot et où il ne
pêchera jamais.
Pour nous faire confondre nature et littérature, la civilisation actuelle nous a
invertis. Le sentiment de la nature n’est pas le monopole des gens cultivés, et sa plus
belle expression n’est qu’un balbutiement informe. D’autre part, comme toute puissance
poétique, le sentiment de la nature est une force vulgaire et si l’on cherchait bien, on
trouverait à son actif la chute de quelques ministres polis ou réalistes. Certes, il est bien
plus facile de trouver à la source des révolutions des faits « précis » comme la haine d’un
personnage en vue ou le gros volume d’un doctrinaire distingué. Mais la haine est à
fleur de nerfs, elle pourra provoquer l’émeute, elle n’accouchera pas d’une révolution ;
ce qui nous intéresse, c’est de connaître la révolte qui a fait écrire le gros livre, la fièvre
qui couvait dans les autres hommes qui l’ont lu, qui n’y ont plus vu l’imprimé mais le cri
décuplé de leur propre indignation. Alors si nous faisons effort pour saisir à sa source
même l’esprit révolutionnaire, là où il jaillit le plus violent et le plus dru, nous
trouverons, présent ou caché, le sentiment de la nature.
Tant qu’il y aura des gouvernements bien organisés, les ministres de la police feront
bien de se méfier des jeunes qui partent seuls parcourir les chemins creux : ce sont
certainement de mauvais esprits, beaucoup plus que tel sénateur communiste ; « mais ils
sont si gentils, ils ont des idées généreuses et vagues, ils ne font pas de politique » – sans
doute, mais il se peut toujours à la longue qu’un mauvais esprit finisse par devenir
conscient de ses exigences. Les gouvernements se méfient des excités possédés par
l’esprit de justice, le sentiment d’une misère commune ; qu’ils se méfient aussi de
l’amour authentique de la nature, car si un jour, brisant brutalement les constructions
subtiles de la politique, un mouvement se dresse contre la plus raffinée des civilisations,
ce sentiment en sera la force essentielle.
1. Article paru dans le Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud-Ouest (Bayonne, Bordeaux, Pau, et
Toulouse), juin 1937. Le texte était suivi d’un « Projet de règlement pour une fédération des amis de la nature » en
appendice, non reproduit ici.
2. Jean Chiappe (1878-1940) fut un préfet de police de Paris, controversé pour sa répression féroce des
manifestations de gauche et ses accointances avec l’agitation de droite.
LE SENTIMENT AUTHENTIQUE
DE LA NATURE

C’est un sentiment personnel ; il est donc particulier à chacun de nous et commun à


nous tous. Essayons de le décrire et pour cela débarrassons notre chemin de quelques
lieux communs tenaces. Comme nous l’avons déjà vu, le « sentiment de la nature » est
pour beaucoup une sorte d’émotion littéraire et nous pouvons très bien concevoir
quelque belle thèse sorbonnique : « Le sentiment de la nature chez Boileau ». Pourquoi
pas ? Vivrait-il avec plus de force chez ces touristes transportés en autocars de site classé
en site classé ? Essayons d’oublier la fadeur de ce titre et pensons à une expérience
personnelle.
Dans un bureau du centre de la ville, un employé travaille depuis déjà quelques
heures ; il range des fiches, écrit une lettre d’affaires et jette de temps à autre un regard
machinal sur la pendule. Mais soudain, une bouffée de fièvre monte en lui, il pose la
plume sur le bureau et, pendant quelques instants, sa pensée vagabonde au souvenir
d’un abreuvoir de bois où un filet d’eau tombe avec un bruit régulier. Il n’était nulle part
et il songe qu’il est en mai. Seul le souvenir d’un homme vivant hic et nunc dans son
bureau ou sa maison, pour un moment vécu près du fait de la nature, mérite le nom de
sentiment de la nature. Ce sentiment n’existe que de cet homme assis devant son
bureau, à 3 heures de l’après-midi, à cet abreuvoir de montagne à 4 heures du matin,
non dans la véranda tiède d’un grand paquebot où un touriste endormi par les fumées
des cigares et des liqueurs entrevoit, à travers la béatitude de sa digestion, le dessin
estompé d’un fjord norvégien ; ce sentiment de la nature naît chez un homme qui dans
sa vie pense à une autre vie ; ce n’est pas un besoin secondaire, car une phrase raffinée
n’exprimerait pas une telle nécessité et tout ce que nous pourrions dire de lui, c’est peut-
être : « vraiment ce jeune homme a besoin de grand air, qu’il ouvre ses fenêtres à deux
battants pour permettre au soleil de pénétrer à flots ».
La puissance de ce sentiment, son universalité, sont parmi les faits les plus étranges
de notre temps ; ce sentiment a fini par animer l’alpiniste qui fait des ascensions seul et
les masses de la Jugendbewegung 1, et, pour les personnes comme pour les masses, c’est
une nécessité vitale. Nous nous passerions peut-être des ornements de la culture : livres
ou concerts, mais nous ne pourrions nous passer de quelques journées de marche en
montagne ou en plaine. Seuls les inconscients et les hypocrites finissent par faire de leur
activité professionnelle ou politique le centre de leur vie ; c’est la race pâle des dames de
comité, des jeunes filles dévouées et des militants actifs.
Pour tous ceux qui ont encore un naïf désir de vivre, qui ne végètent pas dans
l’estomac du monstre social, il n’y a plus qu’une solution, attendre la fin du travail ;
vivre pendant des mois d’une vie ralentie ; le terme « vacances » finit par avoir une
signification aussi forte pour l’adulte que pour l’élève bouclé dans un internat, car la
société actuelle est aussi fermée qu’un internat. Pour combien de jeunes, toute
hypocrisie philosophique mise à part, le voyage en montagne ou en mer représente le
seul moment de vie possible ? En vain, des ministres essayent de nous persuader que les
loisirs, c’est une rigolade ; non, c’est le travail artificiel imposé par la société actuelle
qui mérite d’être traité avec ironie ; nos loisirs, affaire secondaire ? Mais c’est le seul
moment où nous pouvons vivre sans arrière-pensée, chemise ouverte, faisant des
calembours, connaissant enfin la joie d’apaiser notre faim et notre soif.
Posons le problème brutalement, question d’argent à part, est-ce votre
baccalauréat, votre licence, vos dix heures de bureau ou vos journées de montagne que
vous pourriez supprimer de votre vie ?
Ainsi, le mot « sentiment » est bien faible, mais nous pourrions dire la même chose
du mot « nature ». Car ce n’est pas de la Nature avec un grand N qu’il s’agit ; cette dame
est très recommandable et bien des professeurs lui font la cour. Cette « Nature » n’existe
pas, nous avons vu les Landes, les Pyrénées, suivi les chemins de montagne où des
générations de paysans sont allés apporter des provisions à des générations de bergers.
La « Nature » nous laisse froids, mais nous connaissons ces grands caps de bois qui
s’avancent dans les landes vides, les derniers tisons qui luisent pendant que dans le ciel
étoilé de l’été monte de plus en plus strident le chant des grillons. Avez-vous brisé contre
une roche un de ces cailloux creux remplis de cristaux violets ? Alors vous avez connu le
sentiment de la nature.

Le sentiment de la nature, désir de changer de vie

Parce que le sentiment de la nature n’est plus pour les jeunes hommes de l’époque
actuelle la vague émotion du spectacle, c’est une soif née de notre désir de vivre, un
sentiment tragique antagoniste de la vie quotidienne que nous menons, et s’il reste
inconscient, c’est seulement parce qu’il est au plus profond de nous-mêmes. Mais
maintenant le moment est venu où ce conflit atteint une telle violence qu’il est poussé à
exprimer sa conscience. À la révolution personnaliste de l’y amener et de répondre à sa
question.
Il est étrange que la montagne devienne pour certains le seul salut, il est étrange
que nous ne puissions vivre normalement que lorsque nous gagnons sac au dos l’entrée
des vallées ; pourquoi ne pouvons-nous vivre que lorsque nous fuyons notre métier,
notre famille, notre patrie ? Car nous fuyons sans nous retourner ; la montagne,
autrefois terre de refuge pour les peuples vaincus, est aujourd’hui l’asile de ceux qui ne
retrouvent la paix que lorsque son ombre tombe enfin sur le jour féroce des villes. Nous
nous fuyons nous-mêmes aussi, mais comme notre moi n’est qu’un moi social, nous
fuyons notre civilisation.
Pour le comprendre, il suffit de grimper à l’un des grands caps calcaires qui
dominent la plaine ; ce sont de bonnes montagnes inspirées, mais peut-être ne
conseilleraient-elles pas de voler aux frontières 2. Au bord de ces falaises, nous pouvons
nous croire enfin hors de cette civilisation qui, lorsque nous sommes en bas, nous
domine de toute sa grandeur. Elle s’étale, plate et immense avec des villes à chaque coin
et, pour être pris de vertige, il suffit de penser à une des lumières de la plaine, une de
ces lumières qui brillent pendant qu’un compteur tourne : dans cette pièce, il y a un
homme devant un appareil de TSF, des factures accrochées à une tige de fer, cet homme
est inscrit sur les listes électorales, sur les registres de l’armée ; il ne peut fuir, et s’il
gagnait la montagne, s’il tombait au hasard au pied d’un arbre de la forêt, au pied de
cet arbre, après les formalités nécessaires, la police le retrouverait.
Comment ne pas sentir le besoin de quitter la falaise, de s’enfoncer au plus sombre
de la forêt, comme dans ces cauchemars où nous cherchons refuge au plus profond de
notre rêve, mais où nous entendons les pas inexorables se rapprocher ?
Si nous n’avons pas peur d’exprimer l’émotion qui nous bouleverse aux lisières des
forêts, nous comprendrons qu’elle a sa source dans une situation révolutionnaire, et si
nous n’avons pas le goût de jouir de nos malheurs, si nous sommes capables de regarder
les feuilles soulevées dans un tourbillon, si nous ressentons un choc à voir dans le
remous monter la truite entourée de bulles, bref si nous ressentons le contact avec les
objets de la nature, notre méditation de marcheur solitaire se forcera en une volonté
armée de changer le monde. En nous s’achève dans un paroxysme la tradition
révolutionnaire d’amour de la nature, nous fuyons d’une fuite dérisoire dans l’espoir de
trouver à la tête d’une vallée oubliée la source d’une civilisation.
À nous d’arracher ce sentiment à ceux qui veulent l’utiliser : touristes, éducateurs ou
politiciens, à nous de lui laisser ses fins propres, parce que nous savons que nous allons
à la montagne chercher une vie nouvelle et que nous ne pourrons la vivre tous les jours
qu’en refaisant contre le désordre actuel une société complète : une économie, un droit,
une politique.

1. Bernard Charbonneau fait ici référence, en s’appuyant sur le livre d’Ernst Erich Noth, La Tragédie de la jeunesse
allemande (trad. fr. Grasset, 1934), à ce qu’on appelle en Allemagne le « mouvement de la jeunesse »
(Jugendbewegung), identifié à l’origine à celui des Wandervögel (« oiseaux migrateurs »). Créé au tournant du
siècle et dirigé par Karl Fischer, ce dernier compte près de 25 000 membres en 1914. Leur image de joyeux
randonneurs porte un idéal de liberté face aux mœurs sévères de la société wilhelmienne. Le mouvement,
concurrencé par le développement d’organisations de jeunesse confessionnelles ou politiques, a connu après la
Grande Guerre, à travers la bündische Jugend (« jeunesse des ligues »), puis les Jeunesses hitlériennes qui
l’absorbèrent d’office, une nette inflexion élitiste et paramilitaire, où le culte du chef et le respect de la hiérarchie
jouaient un grand rôle. Cf. Marie-Bénédicte Vincent, Histoire de la société allemande au XXe siècle, Paris, La
Découverte, 2011, et Jean Solchany, L’Allemagne au XXe siècle, Paris, PUF, 2003.
2. Allusion à La Colline inspirée (1913), roman de l’écrivain nationaliste Maurice Barrès (1862-1923).
ESQUISSE D’UNE HISTOIRE
DU SENTIMENT DE LA NATURE

Nous sentons donc qu’il y a un rapport plus ou moins étroit entre la situation
actuelle et les formes du sentiment actuel de la nature ; la meilleure méthode pour
arriver à saisir ce rapport, c’est d’abord de voir dans quelle mesure le sentiment de la
nature s’est modifié dans le passé, ensuite de bien définir toutes les manifestations
actuelles, personnelles ou sociales, de ce sentiment.
Que les moralistes ne nous opposent pas qu’il s’agit d’un sentiment personnel
toujours identique à lui-même : le sentiment de la nature avec un grand S ; nous
connaissons cette catégorie de gens qui se rassurent en pensant que l’homme sera
toujours l’homme. Ce sentiment est profondément personnel et si son intensité et ses
manifestations présentent des caractères communs chez les personnes d’un même pays
et d’une même époque, c’est parce qu’elles ne vivent pas hors du temps ; en ce sens, il
est légitime de parler du sentiment de la nature dans la Grèce antique ou ailleurs. Si
l’étude de ce sentiment a un intérêt pour nous, c’est que nous pensons qu’il exprime son
temps, que si par exemple il est aujourd’hui d’une force sans précédent, c’est qu’il
exprime un état de fait sans précédent. Étudier le sentiment moderne de la nature, c’est
le voir naître avec la civilisation industrielle, s’exaspérer contre elle, esquisser son
histoire, c’est rechercher en quoi certains progrès de cette civilisation entrent en conflit
avec nos besoins essentiels. C’est donc préciser les causes profondes de la révolution
personnaliste en les distinguant des conflits de la superstructure politique qui effleurent
seulement notre vie quotidienne. En amenant ce sentiment à la surface, à la conscience,
en lui demandant ses désirs, nous ébaucherons certaines institutions révolutionnaires.
Enfin, en étudiant comment il a été utilisé à des fins politiques ou pédagogiques, nous
l’arracherons à ceux qui veulent l’utiliser, pour le faire servir à une révolution qui, en
l’employant comme moyen, voudra accomplir ses fins.
Le sentiment de la nature dans l’Antiquité
et au Moyen Âge

Pendant longtemps, la société n’a été qu’une lumière perdue dans l’obscurité sans
formes où pointent les yeux de tous les démons : celui de la crue, celui de la peste, celui
du Tigre ; certes il ne pouvait être question du sentiment de la nature puisque les outils
eux-mêmes étaient des branches ou des os. Puis les forêts ont reculé, n’ont plus formé
qu’une ligne noire à l’horizon des défrichements, les labours s’étendirent à perte de vue,
ce n’est plus la forêt qui a assiégé les champs mais les champs qui ont cerné la forêt ;
année par année, sa tache verte a décru jusqu’au jour où enfin le dernier bosquet fut
entouré de barbelés et un fonctionnaire d’état a planté un écriteau « forêt primitive –
défense de toucher sous peine d’amende ». C’est en fonction de cette histoire, non pas
en fonction des sources littéraires, que le sentiment de la nature s’est modifié.
Lorsque les hommes ont cessé de vivre de chasse et de pêche, qu’ils se sont installés
dans les villes pour y trafiquer et qu’ils ont amoncelé dans les villes les trésors de leur
culture, ils ont regretté les frondaisons majestueuses et les prés fleuris de l’âge d’or. Car,
lorsque assis devant le pas de leur porte, les boutiquiers rêvaient au Paradis, ils ne
pensaient pas du tout à une ville mais à un beau pays où ils n’entendraient plus le
tumulte de la rue et le pas de la garde royale sur la place voisine. Quant aux Grecs, bien
que citadins, ils sont restés gens de mer ou paysans. Il serait bien difficile de parler du
sentiment de la nature chez Aristophane, bien qu’il soit le poète de la vie courante des
Grecs ; pour l’évoquer, ce n’est pas de lui qu’il faudrait parler, mais des anguilles du lac
Copaïs, du marc d’olives, du miel et des fagots de bois mort. Là où la vie est bien près
d’être naturelle, il ne saurait guère être question de « sentiment de la nature ».
Celui-ci apparaît bien plus nettement dans la société romaine : « la société », non le
monde romain. En effet, dans une même société, le genre de vie varie beaucoup selon
les classes, et seule une minorité peut jouir du confort que procure la technique. Le mot
« barbare » fait frissonner les belles dames, mais il n’avait pas de sens pour les millions
d’hommes pour lesquels la paix romaine ne signifiait que la certitude d’être à jamais
attachés à leur condition ; pour les classes populaires, il est bien évident qu’il ne saurait
être alors question d’avoir la nostalgie de la nature. C’est à l’aristocratie que Tacite
pense lorsqu’il oppose aux vices de Rome les vertus des tribus germaines vivant au
milieu des forêts.
L’excellente administration romaine avait donné à la haute société un confort
suffisant pour créer chez elle des goûts qui se rapprochent des nôtres. Le Tourisme
apparaît sous les Antonins, il s’incarne dans Hadrien et c’est déjà un fort modèle de
bourgeois que cet homme qui, après avoir parcouru l’Empire, fit reproduire en réduction
dans ses jardins de Tibur les monuments et les sites célèbres qu’il avait visités : quelque
part du haut d’un rocher artificiel surmonté par la grande pyramide, une cascade
tombait dans un bassin rempli de poissons rouges. Il ne s’agit là que de faits isolés, car
le développement technique n’a pas correspondu au développement politique de
l’Empire ; le christianisme a été en partie une protestation contre une civilisation trop
raffinée ; que l’on pense à l’impression que devaient faire sur des lecteurs de Cicéron les
pages de l’Évangile et de la Bible, qui est un livre non de citadin mais de paysan ;
rappelons-nous la parabole du lys des champs.
Contre la culture antique, les chrétiens ont été les alliés naturels des barbares.
Mais l’Empire disparu, les planchers des bureaux s’effondrèrent, les ronces les
envahirent et les bons empereurs, les fonctionnaires méticuleux devinrent les fantômes
de leurs ruines mal famées ; les forêts repoussèrent et les loups menacèrent à nouveau
les campagnes ; aussi le Moyen Âge a eu plutôt la nostalgie de l’ordre imposé par Rome
que celle de l’âge d’or. Serfs, moines, chevaliers et bourgeois en lutte pour rebâtir une
civilisation étaient trop occupés pour penser à autre chose, et lorsque sous les grands
papes, la cité chrétienne fut près d’être réalisée, personne ne pensait à glorifier le
paysan ou la vigne, ce qui n’empêchait pas les ceps de grimper dru sur les colonnes des
cathédrales.

Naissance du sentiment moderne


de la nature : XVIIIe siècle et romantisme

La société moderne commença à s’urbaniser dans les cadres nationaux ; moines ou


chevaliers, las d’évangéliser, déposèrent leurs armes, commencèrent à fréquenter les
salons et à rêver bergeries et pastorales, sans pour cela encore s’enthousiasmer pour de
vrais moutons. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour trouver un sentiment de la nature qui
s’exprime par la revendication d’une vie différente de celle imposée par la société
existante. Rousseau le premier posa le problème philosophiquement, comme cent ans
plus tard la Révolution industrielle allait le poser existentiellement.
Pour bien comprendre la réaction de Rousseau, il faut imaginer le milieu où il a
vécu ; un homme d’origine relativement populaire qui a mené une vie parfois misérable
entre brusquement en contact avec la société la plus raffinée. Lorsqu’en 1750 Rousseau
publie son Discours sur les sciences et les arts, il commet une erreur d’optique, très
fréquente chez les intellectuels : il ne voit que la société cultivée dans la société de son
temps. Le discours s’adresse à quelques milliers de Parisiens et non aux millions de
paysans français dont beaucoup encore mènent une vie qui n’a pas changé depuis des
siècles ; le discours de Rousseau répond à un besoin de retour au primitif qu’éprouvent
toutes les sociétés très raffinées.
Par certains côtés, le réveil de la sensibilité, le dégoût du scepticisme voltairien est
un phénomène analogue à l’hitlérisme ; si Voltaire est un bourgeois conservateur,
Rousseau le grand écrivain révolutionnaire est aussi un réactionnaire par rapport au
rationalisme voltairien. Il a attaqué la culture, il a déchaîné les « forces obscures » ;
parce que toute révolution est aussi une réaction, une négation de certains progrès
accomplis par la société adverse. Il est inexact de situer la raison à gauche, la nature à
droite, parce que dans toute révolution, les « forces obscures de la nature » déchaînent la
logique de la raison. Nous avons dit plus haut que Rousseau avait posé le problème
philosophiquement ; en effet, pris par sa logique, il a opposé dans l’absolu la
Civilisation et la nature. Sa thèse est exacte logiquement : c’est dans la mesure où
l’homme se civilise qu’il devient un être artificiel ; Rousseau a donc beau jeu en ruinant
la civilisation au nom de l’homme naturel. Ses adversaires l’ont attaqué sur le même
terrain ; à la nature violente et hostile, ils ont opposé la Civilisation avec un grand C et
ils ont montré irréfutablement que sans elle l’homme ne serait qu’une bête traquée. Ces
deux raisonnements logiques n’ont qu’un tort, c’est de donner raison aux deux
adversaires, comme il arrive parfois lorsqu’une question est posée sur le seul terrain
philosophique ; ce n’était pas à Rousseau ou à ses adversaires de poser la question, mais
à l’histoire. Les deux raisonnements sont justes : trop civilisé, l’homme disparaît, sans la
civilisation, l’homme est sans force, dilemme sans issue rationnellement parlant. La
seule solution étant une société qui oppose civilisation et nature, la seule question qui se
pose alors c’est de savoir si, hic et nunc, l’homme risque de devenir une bête dans la
nature ou un rouage dans la machine sociale. En 1750, Rousseau avait raison pour
l’aristocratie, tort pour les paysans. En proclamant la nécessité d’une vie plus naturelle,
Rousseau a déchaîné contre le scepticisme voltairien de la haute société les forces
primitives indispensables à la révolution de 1789.
Il est facile d’opposer au romantisme (sentiment du passé) le mythe 1789 (raison –
progrès). La mystique de la bonté de la nature humaine a un double aspect : le mythe
du progrès indéfini auquel s’oppose au contraire le mythe du bon sauvage que la
civilisation corrompt, et certains révolutionnaires de cette époque ont été les défenseurs
intransigeants d’une cité ascétique.
Ce n’est sans doute pas par hasard que c’est dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, alors
en plein essor économique, où apparaissent déjà certains aspects du monde actuel, que
le sentiment de la nature se manifeste avec le plus de force ; il y échappe dès le début à
la stérilité des effusions sentimentales pour dénoncer les vices d’une société trop riche.
Cet état d’esprit n’est pas propre à un parti. D. Defoe est whig, Swift est tory, mais aux
vices de l’Angleterre, tous deux indiquent le même remède : le retour à la nature. Plus de
grandes guerres et de grands travaux. Robinson seul dans son île refait du feu, construit
une maison, se retire sur une montagne pour rendre grâce au Seigneur ; que l’on
n’objecte pas qu’il s’agit là de misanthropie, car seul l’homme solitaire peut éprouver
la joie qu’éprouve Robinson lorsqu’il découvre son prochain : le brave Vendredi. Swift
va plus loin encore et son dégoût de la civilisation le pousse au mépris des hommes ; aux
combinaisons sordides des politiciens de Lilliput, il oppose la tranquillité de l’île des
Houyhnhnms, où gouvernent non des hommes, mais des chevaux. Si ces œuvres nous
touchent encore, c’est moins par l’art avec lequel elles sont écrites que par les
sentiments qu’elles éveillent en nous.
Elles demeurent une protestation contre une société toute-puissante, sûre de ses
réussites auxquelles il ne manquait même pas la religion pour avoir une bonne
conscience parfaite. Et parce que sa civilisation, ses docks, ses usines, ses banques, son
aristocratie commerciale n’ont pas cessé de grandir, nous éprouvons la révolte de Swift ;
une fois par an il nous faut fuir, comme Robinson, vers quelque île déserte. Ils nous
rappellent que ce n’est pas la civilisation qui en fin de compte fait l’homme, mais
l’homme la civilisation, que lorsqu’elle devient trop lourde, il s’affaiblit et devient la
proie des déterminismes sociaux, car ceux-ci ont pour eux l’inertie tandis que lui ne peut
vivre qu’en continuant contre elle l’antique combat livré contre la nature.
Le sentiment de la nature a fait une entrée bruyante dans la littérature avec le
romantisme ; on nous a enseigné à confondre sentiment de la nature et romantisme,
pourtant la faiblesse du sentiment romantique de la nature provient précisément de ce
caractère littéraire. Robinson, à la fin d’une journée de dur travail, admire l’œuvre du
Créateur. René 1 descend de calèche, médite devant le lac et rentre chez lui. Cependant,
les aspects du sentiment de la nature chez les romantiques sont significatifs : leurs héros
ne recherchent plus les paysages modérés de Rousseau, il leur faut pour être émus le
spectacle des forces brutales déchaînées, l’orage, le vent, la haute montagne, le désert.
Ce heurt qui s’atténue entre l’homme et l’objet, le romantisme le recherche, mais seule
la tempête déchaînée, l’avalanche peut désormais menacer et émouvoir l’homme : de
sentimental, l’amour de la nature devient dramatique.
Le sentiment de la nature dans la littérature
contemporaine (Thoreau, Kipling, Lawrence,
Giono, Ramuz)

La médiocrité du sentiment de la nature chez les romantiques tient à ce qu’il n’est


qu’émotion devant un paysage. « Méditations poétiques » devant une nature supposée
faite à l’usage des émotions humaines. Enfin Vigny protesta contre cette débauche de
fausse sensibilité. Il osa déclarer la nature indifférente à l’homme, mais s’il proclama
l’opposition entre la nature et l’homme, il ne s’aperçut pas que c’est de cette tension que
naît la richesse du contact de l’homme et de la nature, parce que seules les sources
glacées de la nature permettent à l’homme d’échapper à une civilisation humaine, trop
humaine. Désormais, le sentiment de la nature est un besoin de lutter corps à corps avec
elle, les hautes cimes ne servent plus de fond aux intrigues, l’homme pénètre dans la
montagne et l’amour de la nature s’exprime par une action dramatique ; à l’homme
civilisé, il faut un pays hostile, animé par de mauvaises intentions contre les hommes ;
les aiguilles les plus noires et les plus méchantes, le vide du Sahara, les montagnes de
pierre du Maroc avec leurs populations guerrières couleur de terre, tellement
inhumaines qu’elles ne sont qu’une des cruautés de l’Afrique au même titre que le soleil
ou le vent.
Sous cette forme, il se manifeste aujourd’hui dans la vie courante, mais il a aussi
inspiré une tradition littéraire, surtout dans la littérature anglo-saxonne, car il y
trouvait les conditions les plus favorables pour se développer. Dans les autres pays
européens, les revendications révolutionnaires ont pu s’exercer dans le cadre de certains
partis politiques, la révolution se fait contre le gouvernement, mais non contre la
société. En Angleterre et en Amérique au contraire, le sentiment révolutionnaire
inexistant dans les masses ne s’en développait qu’avec plus de violence chez certaines
personnes et les dressait contre la société, non contre le gouvernement. D’où la
profondeur des critiques de la littérature non conformiste anglo-saxonne, qui exprime
des revendications qui n’ont pas eu à se soumettre aux compromissions de l’action
révolutionnaire, révolte saisie au jaillissement même de sa source. Ainsi, les grands
écrivains non conformistes ont été très fréquemment des révoltés et de grands poètes de
la vie naturelle.
Il ne saurait être question que de mentionner les plus significatifs : les Américains
H. D. Thoreau, Whitman, après eux J. London ; ces écrivains ont exalté l’Amérique qui
se fait contre l’Amérique faite, l’Amérique des pionniers contre l’Amérique des affaires et
des pasteurs puritains, son réseau dense de chemins de fer et de conventions morales. Et
aujourd’hui, tandis que la masse essaie de calmer sa nostalgie de vie naturelle par le
camping et la pêche à la truite dans les parcs nationaux, les intellectuels regardent
volontiers vers les solitudes du nord ou le Mexique ardent à vivre ; s’il leur arrive de
parler de leur pays, ce n’est que pour critiquer la médiocrité de ses vices.
Le seul grand conformiste anglais, Kipling, est un écrivain de la nature ; ce n’est
pas par hasard, l’exaltation de la nature, c’est le non-conformisme de Kipling. Il n’y a
pas d’accord possible entre Le Livre de la jungle et les bâtisseurs de ponts, Mowgli n’est
pas un ingénieur, c’est l’homme seul et libre dans cette forêt où enfants nous avons tant
désiré pénétrer : les préceptes qu’il écoute ne sont pas émis par des professeurs d’Oxford
mais sifflés par Kaa le python ; lorsque Mowgli s’approche des sociétés humaines, c’est
pour y trouver enfin le vice, l’ankus de métal précieux pour lequel les hommes
s’entretuent, et les éléphants doivent se ruer sur le village pour anéantir le péché :
Kipling peut exalter l’Empire mais que pèse l’Empire aux yeux de ce haut fonctionnaire,
lorsque, abandonnant son poste, il se retire pour méditer dans les montagnes de
l’Himalaya ? Les bâtisseurs de ponts sont des garçons bien sympathiques avec leur clair
regard, leur énergie, certes bien supérieurs aux parlementaires bavards, mais que sont-
ils en face de l’ermite montagnard qui par le poids de sa réflexion empêche
l’écroulement de la falaise ?
Le salut au drapeau britannique est une cérémonie de cirque à côté de ce que
Toomai a pu voir dans la nuit de la jungle.
Il peut sembler bizarre de rapprocher D. H. Lawrence de Kipling. On les situe
d’habitude aux deux extrêmes de la pensée anglaise. Et pourtant, sereine chez Kipling,
violente et tourmentée chez Lawrence, la même idée s’exprime en eux, regret d’une vie
rude chez Kipling, regret d’une vie naturelle chez Lawrence. Un rationaliste intelligent
pourrait très bien les cataloguer tous deux sous l’étiquette de fasciste.
Entre les héros passionnés de Lawrence et le rude broussard de Kipling, il y a un
degré de parenté. Lorsque Kipling proteste contre les grands mots, lorsqu’il regrette la
fin des rapports de subordonné à chef, il proteste contre les formules qui se substituent
aux rapports d’homme à homme et ils ont instinctivement tous deux une sympathie pour
la violence, vice de primitifs, et le dégoût de l’hypocrisie, grand vice des civilisés, parce
que, plus que les vertus, il est absolument nécessaire au maintien de l’ordre social.
Contre un monde où l’action directe devient impossible, contre ses mœurs dévirilisées,
ils défendent tous deux un ardent désir de vivre.
L’œuvre de D. H. Lawrence peut se résumer en une lutte contre l’hypocrisie, une
lutte contre la civilisation identifiée à l’hypocrisie ; par là il est peut-être un écrivain
isolé en son temps mais il se rattache à la tradition du non-conformisme anglais ; à la
tradition chrétienne qui veut voir dans l’hypocrisie non pas un petit défaut secondaire,
mais le péché par excellence. Moralistes, polices et gouvernements s’attaquent à
l’adultère, au vol et au crime, car ces vices sont dangereux pour l’ordre établi, ils
feraient au contraire de l’hypocrisie un défaut mignon comme la gourmandise ; car ils
n’osent pas s’avouer que c’est dans la mesure où une société se perfectionne que
l’hypocrisie la pénètre ; même lorsque, comme en Angleterre, l’hypocrisie s’appelle
idéalisme ou libéralisme.
Les révolutionnaires au contraire doivent toujours attaquer l’hypocrisie pour ruiner
les mauvaises raisons de la société. Isolé par ses idées, par sa maladie, en face de
l’ennemi innombrable, Lawrence attaque avec la violence d’un homme qui sait la partie
perdue d’avance ; il ne pouvait bouleverser l’idéalisme hypocrite de la bourgeoisie
anglaise que par un acte de provocation. Les théories de Lawrence sont absurdes si l’on
oublie que contre tant de politesse, de baisemains, de napperons brodés et de pinces à
sucre, il fallait faire de la casse, et seul lui apparut assez brutal pour exprimer la
spontanéité à l’état pur, l’acte sexuel.
L’Amant de Lady Chatterley est une bombe intellectuelle dont la raison d’être est
précisément la puissance d’explosion ; placer ce roman hors du temps et du lieu où
Lawrence a vécu, c’est le rendre absurde. Livre anormal peut-être, mais parce que
l’homme sain dans un monde désaxé devient un anormal. Prenons Le Serpent à plumes
où sa pensée s’exprime sous une force moins particulière ; c’est l’histoire de deux
Mexicains qui soulèvent leur pays, détruisent la culture artificielle importée d’Europe, et
le font à nouveau communier avec les forces obscures de sa race et de son sol. Il s’agit
de supprimer une civilisation qui détache l’homme du réel, le divertit des vérités dans
lesquelles il trouve sa limite : le sexe et la mort. En nous éblouissant par les succès de sa
technique et les chefs-d’œuvre de sa culture, en raffinant sans cesse l’organisation
sociale, la civilisation occidentale veut nous faire oublier le tragique de notre vie, elle
veut abolir nos conflits. D’autre part, ses prestiges s’accommodent mal de ces deux
vérités élémentaires : l’être humain se reproduit par accouplement et au bout d’un
temps assez bref, il claque. Le bourgeois n’est point né, il ne fait point d’enfant et il ne
meurt point, c’est ce qui le rend si sûr de lui-même. Proclamer à nouveau dieux de
l’humanité Quetzalcóatl 2, le sexe et Huitzilopochtli 3, la mort, quel coup porté aux gens
d’ordre et aux admirateurs du progrès !
La nature de Lawrence est une forêt tropicale féconde et cruelle qu’il regrette avec
le désespoir d’un malade qui conserve en lui le souvenir des fumées d’usines de son pays
natal. Ramuz et Giono, écrivains paysans, la sentent menacée, mais ils n’ont pas encore
perdu la joie de vivre, le pays de Vaud et la Provence ne sont pas encore le Lancashire.
La littérature française, peut-être à cause de son origine parisienne, est longtemps
demeurée une littérature de salon qui ne connaissait que l’homme et la société. La
nature n’y jouait qu’un rôle secondaire, c’était le décor fade de ses intrigues amoureuses,
le clair de lune au-dessus de la baie de Naples, le palmier en pot qui surplombe le
canapé où le couple éternel poursuit sa lutte. L’admiration d’une nature étrangère ne
l’anime pas, ses écrivains sont de subtils psychologues, mais ils sont fermés au monde
extérieur ; s’il leur apparaît c’est sous la forme politique, le paysage finit par militer. On
sait l’abus qui a été fait des « collines inspirées » et des « coteaux-si-modérés-de-la-
doulce-France ».
Ce n’est qu’après 1918 que naquirent des œuvres littéraires animées d’un esprit très
différent. Leurs auteurs sont originaires des pays les plus particuliers de langue française
(Ramuz au pays de Vaud, Giono en Provence) : le propre de ces écrivains, à la
différence de la plupart de nos grands auteurs, est d’être de quelque part ; pourtant c’est
parce que ces œuvres sont profondément étrangères qu’elles sont profondément
actuelles. Les préoccupations qui agitent Giono et Ramuz ont un sens révolutionnaire
plus profond que les cas de conscience des écrivains parisiens. Lewis et Irène 4 peuvent
voyager en avion, prendre des cocktails et jouer au golf, ce sont eux qui sont hors de
leur temps, non les héros de Giono et de Ramuz qui en sont suffisamment dégagés pour
le voir venir.
À l’origine, il y a Ramuz. Ramuz est dominé par le sentiment de « l’étrangeté » de la
nature. Le sentiment du temps, le sentiment de l’objet, le sentiment du lieu. La terre est
un amoncellement de trésors : des cailloux de quartz, des facettes de glace où éclate en
flèches la lumière, des terres grasses constellées de cristaux, des animaux à fourrure, des
graines de toutes formes, du vin d’or dans un verre, du lait crémeux dans un pichet de
grès peint. Et l’homme qui, à force d’observer les signes, voit les trésors cachés, l’homme
qui se heurte à la dureté des objets, c’est l’homme qui possède et n’est point possédé,
c’est le paysan.
Le sentiment de la nature chez Ramuz a fini par aboutir à une conception de
l’homme et à une conception de la société. De petites sociétés locales basées sur la
culture, la famille et la possession directe du sol. Mais il manque à Ramuz, comme aux
paysans, le sens d’une mission révolutionnaire. Il a mauvaise conscience en défendant la
paysannerie car il croit défendre une cause perdue. Ramuz dit : « la nature à droite ».
Mais la nature n’est pas plus à droite qu’à gauche, la nature existe, rien de plus ; ce qui
a un rapport avec certaines conceptions politiques, c’est une certaine conception de la
nature. Et même, à moins d’imaginer une droite idéale qui n’existe pas, est-il juste de
placer à droite la défense de la vie naturelle et Rousseau ? Pas de doctrine plus sèche et
plus dénuée d’esprit paysan que le rationalisme maurrassien qui, dans plusieurs pays,
forme la base de l’esprit de droite.
Ramuz sent bien que la société paysanne est condamnée, si la civilisation actuelle
continue à se développer ; il est assez honnête pour voir que cette question dépasse
l’opposition classique entre la ville et la campagne, que les villes pourront cesser de
s’accroître, mais que, par le machinisme, la rationalisation des cultures, la TSF et le
journal, les paysans pourront devenir des citadins sans quitter leurs champs. Mais la
profondeur de ce mouvement l’effraie ; poussé par ses sentiments à la constatation de
l’abîme d’une situation révolutionnaire, il recule devant lui et refuse la lutte.
Giono, bien qu’écrivain de gauche, est de la même lignée que Ramuz, mais nous ne
trouvons pas le même renoncement chez lui. L’esprit de révolte est plus vif chez le
paysan provençal que chez le montagnard vaudois ; surtout, le paysan provençal sait
par expérience que la société actuelle ne le laissera pas tranquille dans son village. Il a
fait la guerre, il n’aperçoit pas les conséquences de la civilisation née du profit
capitaliste comme une nuée menaçante à l’horizon, il les a vues face à face en 1914. Les
aspects matériels de la civilisation actuelle : la grande ville, la guerre de destruction, ont
frappé Giono, son pacifisme l’a attaché aux milieux de gauche ; mais tandis que la
gauche voyait dans la guerre le résultat d’une conspiration d’intérêts, Giono allait plus
loin et mettait en cause la civilisation : son mépris des vraies richesses. Giono avait sans
doute à gauche une situation un peu fausse, mais les fatalités du monde actuel ne
tardèrent pas à acculer les soi-disant révolutionnaires au bellicisme ; ce jour-là Giono
redevint ce qu’il était vraiment, un indépendant qui défendait une conception
révolutionnaire nouvelle. Il ne s’est pas contenté d’écrire des livres, il n’a pas eu peur
d’aller jusqu’au bout de ses idées et la valeur de l’expérience qu’il tente aujourd’hui dans
la communauté de Manosque est en fonction directe de la profondeur de son sentiment
de la nature.

Le sentiment de la nature vulgaire. Les mythes


du Marin, de l’Aviateur, de l’Officier saharien,
de Tarzan

Or ces sentiments n’ont pas été des sentiments exceptionnels avant de se diffuser
lentement dans la littérature populaire, le théâtre et le cinéma ; ce qui prouve bien qu’il
ne s’agissait pas là d’idées inactuelles mais d’une pensée commune à tous les hommes de
notre temps, que les écrivains se sont contentés seulement d’exprimer avec plus de
netteté. La critique littéraire dévoile ce sentiment ; l’exégèse des lieux communs va nous
montrer quels sont les mythes populaires qu’il aime.
Nous parlerons d’abord de la fuite vers les « Isles ». Depuis la fin du XIXe siècle,
combien d’écrivains ou d’artistes ont quitté l’Europe non plus pour une croisière d’été
mais pour toujours : Rimbaud part en Abyssinie, Gauguin s’établit à Tahiti, suivis par
combien d’autres Français, Anglais ou Américains ? Le goût de l’exotisme n’est pas la
raison essentielle de ces départs, car ils partent pour toujours pour échapper à des
conditions sociales qui leur sont absurdes. Au lieu de se révolter, ils s’en vont vers ces
îles qu’aucun parti révolutionnaire actuel ne leur fait entrevoir dans une utopie, car
toutes les révolutions modernes se traduisent par l’oppression plus grande d’une société
identifiée à l’État sur les personnes. Ils fuient au fond pour les mêmes raisons que les
anciens pionniers, parce que la vie leur est impossible dans leur pays natal et qu’ils ne
peuvent pas espérer imposer leur façon de voir : le bonheur, non pas dans plus de
richesse mais dans une vie plus simple en contact avec les forces de la nature. Les
marins voguaient autrefois vers les îles Fortunées pour y trouver des fruits abondants
conquis sans travail et des femmes qui se donnaient sans mêler à cette affaire le
gouvernement de la république et le bon Dieu ; aujourd’hui ils vont à Rapa ou Moorea
dormir au soleil loin des centres de vie économique intense.
Et les foules rêvent de même : Pagnol peut faire dire sans invraisemblance à un fils
de bistrot marseillais : « Ah ! les îles Sous-le-vent » ; vers 1930, une série de films
américains dont l’intrigue se passait dans les îles du Pacifique (Moana, Ombres blanches)
obtint un très grand succès. Chaque film reprenait le même thème : bonheur des
hommes vivant perdus dans la nature, groupés en sociétés peu nombreuses sans dieux
écrasants qui exigent la peine et le sang des hommes : pas de Progrès, pas de Nation,
pas d’Argent, pas de Morale. Il suffit d’étendre la main pour cueillir les fruits mûrs qui
pendent aux arbres, chacun vit naturellement dans l’innocence, sans péché, au jour le
jour. Mais ces îles sont des asiles précaires, et le film se termine sur l’arrivée du
commerçant et du missionnaire qui viennent mettre fin au paradis.
La foule des spectateurs admire certains types d’hommes qui mènent encore cette
vie qui lui est refusée : marins, aviateurs, alpinistes, officiers marocains, non pas tels
qu’ils sont, mais leurs images cristallisées en quelques mythes très simples.
Le marin est le mythe le plus ancien, une littérature d’officiers de marine (Loti,
Farrère) l’a fait connaître au public français. L’évolution de ce type depuis la fin du
e
XIX siècle correspond à l’évolution des formes du sentiment de la nature dans les masses.
À l’origine (dans les romans de Loti par exemple), le marin est d’un caractère très gentil,
volontiers contemplatif : il passe des journées entières à regarder la mer ; puis, avec
Conrad et ses imitateurs français, le marin se décide à se mettre au travail, la foule
admire en lui non plus l’amant de la nature, mais l’homme qui mène une vie rude contre
les flots déchaînés. Le vieux marin avec son brûle-gueule et sa peau tannée est une leçon
d’énergie pour les visages pâles de la terre ferme, et son goût naïf pour l’alcool et les
femmes est une revendication contre les hypocrisies de la morale bourgeoise.
Mais la foule admire maintenant l’aviateur ; Parsifal qui vit bien au-dessus des
bassesses de la vie terrestre ; l’aviateur lutte aussi contre une nature plus dangereuse
que l’Océan ; alors que le marin devient de plus en plus mécanicien, l’aviateur reste un
navigateur qui doit compter avec le froid, le brouillard, les montagnes ; il semble être
une des créatures venues de ce ciel étoilé où de tout temps fut placé le Paradis.
La vie naturelle a forgé le marin et l’aviateur, elle a forgé aussi l’alpiniste, ce grand
garçon brun aux yeux bleus et l’officier colonial. L’officier colonial est un type très
répandu dans les films et les romans patriotiques. Chaque nationalisme a son héros
colonial : l’officier saharien français, l’homme du nord est anglais ; rien ne les distingue
d’ailleurs. Lorsque le romancier Peyré présente aux cinéastes français le scénario de
L’Escadron blanc qui décrivait la vie de nos méharistes, les producteurs français
refusèrent parce qu’il n’y avait point de rôle féminin. Alors Peyré proposa son scénario
au metteur en scène italien A. Genina 5 qui l’accepta et n’eut qu’une chose à faire pour
exalter le patriotisme italien : transformer ce méhariste saharien en méhariste libyen.
Les bons patriotes français poussèrent des cris sans s’apercevoir du ridicule de cette
aventure, de cet héroïsme colonial français ou italien selon les circonstances. Le héros
colonial n’appartient à aucune patrie parce que les mêmes raisons poussent les citadins
italiens ou français à l’admirer ; ce sont les mêmes petits jeunes gens à imperméable de
soie grise qui viennent s’entasser dans les salles obscures de Paris, de Londres ou de
Milan, ils sentent tous que l’homme qui vit sans femme face au désert leur est supérieur
parce qu’il possède toute sa vie ce qu’ils ne connaîtront jamais : l’espace, le silence et la
méditation. Comme autrefois, ils admirent les ascètes qui ont pu fuir Rome et se retirer
au désert ; car la France ou l’Italie n’est qu’un prétexte, ce pourrait être tout aussi bien
l’Allemagne ; ces officiers ne sont pas des militaires mais des saints qui vivent dans leur
poste comme autrefois Siméon sur sa colonne 6, et comme la nature où ils vivent est la
plus élémentaire, sans arbres, sans eau, ce sont des puritains auxquels il ne manque
même pas la tentation de la femme, qui vient toujours essayer de détourner du droit
chemin le vertueux ermite.
D’autres ne résistent pas à l’appel du désert, ils partent vers quelque avant-poste de
la civilisation. Mais lorsque la dernière tache de dissidence a été réduite, ils voient
s’établir un réseau de routes, les cars amènent des troupeaux de touristes qui vont
photographier les danses locales des anciennes tribus guerrières, ils voient tout recensé
et tout mis en valeur ; alors, dégoûtés, ils vont finir leur carrière dans une petite ville de
leur pays, sans comprendre qu’ils n’ont fait qu’assurer le triomphe de ce qu’ils fuyaient
(l’Argent et l’Administration) sur les derniers espaces libres et sur les derniers insoumis.
Enfin, toujours au cinéma, Tarzan vint « pour nous rendre supportable l’existence
de nos cités surpeuplées 7 » ; lorsqu’il paraît, « le fonctionnaire enfoui dans une
avalanche de dossiers sent par ondes une joie grandissante l’envahir aux premiers plans
de forêts secouées par la brise… ». Ainsi, ceux qui ne peuvent pas partir en croisière
pour les îles du Pacifique « trouvent dans les films exotiques une détente nerveuse. La
nature ne refuse jamais ses forces à celui qui les lui demande ».
Les spectateurs américains, après avoir garé leur auto, prennent plaisir à voir
Tarzan abattre des avions à coups de flèches, sans voir l’absurdité de cette histoire
d’homme primitif née grâce aux machines électriques, aux capitaux des hommes
d’affaires et rasés de frais, les ongles passés au polissoir ; ils se calent dans leurs
fauteuils confortables et retournent à la nature dans une salle climatisée.

1. René (1802), roman de François-René de Chateaubriand (1768-1848).


2. Le Serpent à plumes, dieu civilisateur mésoaméricain ; l’humanité serait née du sang de son sexe.
3. Dieu de la guerre et du soleil chez les Aztèques, dont le culte exigeait des sacrifices humains.
4. Lewis et Irène (1924), roman de Paul Morand (1888-1976).
5. Le film en question obtint la Coupe Mussolini du meilleur film italien au Festival de Venise de 1936. Son auteur,
Augusto Genina (1892-1957), fut l’un des cinéastes italiens majeurs de la période fasciste.
6. Siméon le Stylite (392-459) est un saint syrien qui vécut plusieurs années de sa vie de retrait du monde au
sommet d’une colonne.
7. Pour vous, hebdomadaire du cinéma, numéro de Pâques 1937. [Note de Charbonneau.]
LE SENTIMENT DE LA NATURE
ET LA CIVILISATION INDUSTRIELLE

Du tourisme bourgeois au naturisme.


Manifestations sociales du sentiment de la nature

Nous avons vu que, au cours du XIXe siècle, le sentiment de la nature a non


seulement gagné en intensité, mais s’est aussi répandu dans les masses ; il a cessé d’être
un sentiment de caractère littéraire pour devenir une des forces qui ont contribué à
former la civilisation actuelle. Nous pouvons dès à présent dire que c’est un besoin
irrésistible qui répond à l’ampleur prise par la révolution industrielle, une
transformation profonde de la sensibilité qui ne peut avoir de raison d’être que parce
que la vie quotidienne est en train d’être bouleversée.
Si l’on peut dire que jusqu’au milieu du XIXe siècle le sentiment de la nature n’a pour
ainsi dire pas compté dans la vie sociale, c’est que l’homme jusque-là n’a jamais vécu
trop loin de la nature. On peut dire que c’est dans la mesure où un pays, une classe, a vu
sa vie transformée par la civilisation industrielle que ce sentiment s’est développé. Il se
manifeste avec plus de force dans les classes riches et dans les pays où se développent
les conséquences des progrès techniques : en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne,
en France. Dans ces pays, la classe « naturiste », c’est la classe bourgeoise, puis, dans
l’ordre, les employés et les ouvriers ; au Touring Club bourgeois répondent plus tard les
Naturfreunde socialistes ; le Parisien l’éprouve plus nettement que le provincial,
Bordeaux par exemple a connu après Paris l’exode du samedi soir. Le sentiment de la
nature d’autre part cesse d’être un fruit personnel : des foules considérables partent vers
la mer et la campagne. Enfin, le sentiment de la nature devient conscient, les « amis de
la nature » se groupent en sociétés, proclament leur conception de la vie, les hommes ne
pouvant plus vivre dans la nature que « contre » la vie qu’ils mènent tous les jours : ce
sont les mouvements révolutionnaires de la Jugendbewegung et du naturisme.
Le tourisme chez les sociologues

Le sentiment de la nature a d’abord pénétré la classe bourgeoise : les manifestations


de ce sentiment peuvent se résumer en un mot : le tourisme. C’est un fait, plus facile à
décrire qu’à définir. Il faudrait donner la parole non à un philosophe mais à un
sociologue, malheureusement le tourisme était un fait trop vulgaire pour les intéresser ;
nous les soupçonnons d’ailleurs d’avoir une villa à Biarritz et, lorsque les conditions
nécessaires sont réunies, d’aller voir le soleil de minuit en Norvège ; ils jouent au golf au
pied des Dolomites, lorsqu’ils ont fait leurs études à Oxford ; dans ces conditions il est
temps que ces messieurs cessent de se pencher sur leurs semblables, en laissant sous-
entendre qu’ils sont au-dessus de la mêlée, qu’ils regagnent le troupeau des cobayes
parce qu’il est antiscientifique qu’un cobaye porte des jugements sur son espèce. J’espère
que l’individu conscient n’aura point peur de pousser la science sociologique jusqu’à ses
dernières limites en prenant pour exemple non plus un malheureux, mais un professeur
en Sorbonne, grand officier de la Légion d’honneur ; excellents cobayes précisément
pour une étude sur le tourisme. Prenons un couple : mâle sans hérédité pathologique,
une femelle médiocrement prolifique, examinons-les entre deux périodes d’activité
sexuelle. La science maintenant n’a plus qu’à coordonner les effets contradictoires des
entreprises de publicité ; un car de l’institut de sociologie les transportera devant le
paysage de l’année ; à condition d’insolation égale, les réactions seront égales chez les
différents sujets, il ne restera plus à la science qu’à rechercher la constance qui unit ces
phénomènes et à l’exprimer par un coefficient. Car c’est là le fait essentiel ; le touriste
n’a plus rien d’humain.

Formes du tourisme

Il est né d’un sentiment authentique qui, de personnel à chaque homme, est devenu
social et, comme tout le « social » actuel, est entre les mains de la publicité ; c’est elle
qui nous le fera connaître. Le tourisme est le domaine où elle a le plus de puissance de
suggestion, car le bourgeois n’échappe pas à son destin, qui est de vivre de façon encore
plus artificielle lorsqu’il essaie de revenir à la nature. L’homme d’affaires qui écrase un
concurrent par une manœuvre de Bourse a une humanité diabolique ; lorsque, habillé
d’une barboteuse rouge, il pêche la crevette, il devient inconcevable. Pour étudier ce
monde inhumain, il y a seulement à définir le complexe de conditions matérielles et
d’intérêts économiques qui expliquent ses aspects.
Famines et migrations ont provoqué les migrations des anciens barbares ; l’agence
Havas provoque les mouvements des masses bourgeoises qui, selon le rythme des
saisons, montent à la montagne pour faire du ski ou descendent vers la mer pour se
baigner. Le hasard des intérêts financiers, des syndicats d’hôteliers ou des sociétés de
lotissement les accumule à certains endroits. Une ligne de transports se fonde, un
courant de tourisme s’établit, un concurrent la combat et la fait supprimer, le troupeau
emprunte d’autres routes.
Nous pourrions multiplier les exemples, ainsi la mode est aujourd’hui favorable aux
petits pays. Voici qui s’explique fort bien : dans une économie assez étroite le tourisme
peut devenir une ressource essentielle ; l’Autriche, le Portugal, l’Irlande ont donc
dépensé plus que les grands états industriels en frais de publicité (directe ou indirecte),
d’où de très importants courants de tourisme en direction de ces pays.
Il est peut-être désespérant d’être condamné à étudier un phénomène humain dans
un esprit scientifique, il est pourtant exact de dire qu’il est possible de trouver des
sources précises : réclames de l’illustré du Touring Club, films de cinéma (la vogue de la
Corse il y a une dizaine d’années) ; surtout les affiches des compagnies de chemins de
fer. Peut-être le jour où l’on se décidera à donner dans les établissements
d’enseignement une culture actuelle fera-t-on expliquer non seulement des textes mais
les affiches du PLM, car les philosophies menaçantes courent les rues.
Une rue sous la pluie, mais un employé soulève une tenture, dévoile une échappée
sur la montagne neigeuse où se détache un sapin solitaire – un wagon arrêté, un quai
recouvert de neige où sont posés un sac et une paire de skis, une vallée se reflète sur la
vitre. Faire l’exégèse de ces affiches, c’est prendre conscience de la puissance de la
publicité et faire la philosophie du sentiment de la nature auquel elles s’adressent.
Or, toutes ces affiches insistent sur le caractère d’évasion du voyage. Le tourisme est
à la bourgeoisie ce que le scoutisme est à l’enfance, la Jugendbewegung à l’adolescence :
une tentative ridicule du bourgeois pour fuir sa propre vie. Le tourisme devient ainsi une
force ; il possède ses sociétés, sa philosophie libérale idéaliste et matérialiste à la fois,
ses capitaux et sa politique, c’est une immense organisation aussi concrète que celle du
sport et de la politique. Le tourisme a joué un rôle dans la formation de la mentalité
préfasciste, l’amour du passé et le retour à la terre se sont glissés en partie par le biais
du respect des arbres et des monuments historiques. Décrire la civilisation actuelle sans
tenir compte du tourisme, c’est commettre une grave erreur parce que, dans bien des
pays, il joue un rôle plus important que l’industrie lourde ; quelle absurde pudeur chez
ces universitaires qui consacrent cinquante pages à l’élevage dans les Pyrénées et une
page au tourisme qui est pourtant de loin la ressource principale ! Seulement voilà, le
tourisme est futile ; comment attribuer quelque importance à ces déjeuners sur l’herbe, à
ces gens qui ramassent des cailloux ou emportent un morceau de glace dans leur
mouchoir ?
Il y a cependant des pays où le développement du tourisme a bouleversé les mœurs,
plus sûrement que le développement de l’industrie, où les costumes, le ton de la
conversation ne s’expliquent que par lui. La région côtière qui s’étend de Bayonne à la
frontière espagnole s’est organisée non pas en fonction de la famille basque, de la
culture du maïs et de la pêche, mais en fonction de la vue sur la mer. Les bons apôtres
peuvent dire que de tout temps on a voyagé et pris des bains, mais ce qu’il y a
d’étonnant, ce sont des masses qui voyagent et prennent des bains.
Il n’y a aucun rapport entre le développement de Biarritz et l’homme qui, longeant
une rivière par temps d’orage, songe qu’il fait chaud, se déshabille, laisse ses habits sur
la berge et se plonge dans l’eau fraîche ; il s’agit maintenant d’énormes organisations et
de milliards de capitaux.
Le tourisme est un phénomène social non personnel, il suppose une société
organisée d’une certaine façon, en particulier où il y a des vacances, et les vacances
sont, autant que je crois, un fait relativement récent. Mais encore, qui s’est occupé de
l’origine des vacances ? Nous savons les pensées les plus intimes de César, mais nous ne
savons pas si le mot vacances pouvait avoir un sens pour un Romain ou un
contemporain de Louis XIV.
Pourtant, le fait de ne pas avoir de vacances a certainement été plus important
pour eux que les combinaisons des diplomates. Je crois cependant que l’organisation
d’époques fixes de vacances est un fait récent, que l’Ancien Régime n’a pas connu de
grands déplacements de population vers les plages, de juin à septembre ; les mots villa,
excursion, croisière, heure du bain, avaient alors un tout autre sens.
Dans la société actuelle d’ailleurs, il est des gens qui ne peuvent pas prendre de
vacances et c’est un critérium de situation sociale que de pouvoir dire au voisin : « Je
passerai août et septembre au bord de la mer. » Le bourgeois se montre au bord de la
mer, comme il se montrait à l’église ; la jeune fille aura peut-être l’occasion d’y
rencontrer son mari au hasard d’un bain ou d’une partie de tennis ; le flirt de vacances
remplit la même fonction sociale que les bals. Comme la classe bourgeoise est
subtilement hiérarchisée, il existera toute une échelle de stations balnéaires, la station
chic, la station sportive, le trou à instituteurs. Dans une même station, chaque plage
aura sa clientèle ; tout le monde sait par exemple qu’à Biarritz le Port-Vieux est la plage
des jeunes gens, la grande plage celle de tout le monde, la Chambre d’Amour celle de la
Société.
Revenir vers l’hiver et vers la neige devient aussi un acte social. Pendant très
longtemps, à part quelques isolés, le ski a été un sport élégant ; ce n’est que depuis deux
ou trois ans que, sous l’action de la propagande des chemins de fer et des associations
hôtelières, une publicité intense a dirigé des foules vers certains points aménagés de la
montagne ; ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que le ski se démocratise, c’est plutôt une
accession des classes inférieures à certains prestiges de la bourgeoisie, parce que, pour le
sens commun, pratiquer le ski et le tennis reste l’indice d’une certaine situation sociale
et lorsqu’une activité a revêtu un caractère de prestige social, il est bien difficile de l’en
débarrasser. Ce qui le montrerait, c’est la résistance des meilleurs éléments ouvriers à
accepter le ski et le tennis comme distraction ; ils y voient instinctivement, malgré les
mots d’ordre de leurs partis, comme une tentative d’embourgeoisement ; les employés au
contraire très sensibles aux prestiges de la bourgeoisie acceptent volontiers. La forme la
plus caractéristique du tourisme c’est aujourd’hui la croisière. Le développement subit
des croisières maritimes depuis 1930 s’explique par la publicité souvent subtile des
compagnies de navigation (récits de voyage ou romans dans les hebdomadaires, films
documentaires, etc.), mais aussi parce qu’elles répondent parfaitement à la conception
bourgeoise de la vie : évasion et vie en société ; tout bourgeois est un solitaire affilié au
Yacht Club. Le bourgeois conçoit toujours le contact avec la nature sous une forme
esthétique : ne pas se gêner et voir un spectacle étonnant qui arrache un frémissement à
sa sensibilité diminuée. Ses poètes n’écriront pas cinq vers sur une feuille de peuplier, ils
ne mettront pas quatre mois à remonter une vallée de dix kilomètres de long, il leur
faudra la cataracte du Niagara ou l’écroulement du cirque de Gavarni pour être émus.
« Levez-vous, orages désirés », s’écrie notre nouveau René ; il tend la main : une goutte
de pluie s’y écrase, alors il endosse son imperméable et rentre chez lui.

Le tourisme, déviation bourgeoise du sentiment


de la nature

Or, la croisière répond parfaitement à ses désirs ; il n’a pas à s’inquiéter d’un choix,
le programme est établi à l’avance selon quelques standards : visitez le Maroc = un
palmier, un ciel très bleu, la Norvège pays des Vikings = un fjord pâle, un ciel gris ; le
bourgeois étendu sur un canapé agonise d’un ravissant coucher de soleil = « Ah, voir
Naples et mourir ! ». D’autre part, la croisière lui épargne tout effort de voyage, respecte
son goût du confort et de la vie sociale, son érotisme superficiel ; entre l’admiration des
monuments historiques, l’achat des bibelots exotiques, il peut occuper ses moments
libres par les plaisirs de la table, les querelles de préséances, et le flirt.
Le sentiment de la nature tel qu’il s’exprime communément dans la classe
bourgeoise a subi une double déviation : matérialiste et idéaliste. Le bourgeois revient à
la nature pour se reposer ou pour voir un beau spectacle ; la nature, c’est pour lui un
jardin public au milieu des terrains occupés par les usines et les champs. De toute façon,
il s’agit d’une période qui n’a rien à voir avec sa vie courante : amitiés de vacances,
enthousiasmes de vacances, amours de vacances, pendant deux mois le bourgeois se
figure qu’il aime, qu’il s’attache, puis le 30 septembre, selon l’expression de M. Martin, il
« boucle ses malles et se remet aux affaires sérieuses ».
Ce caractère artificiel apparaît dans les pays où le tourisme sévit, villas en carton
rose parodiant le style local comme ces villas de la Côte d’Argent construites en un style
lando-basque qui n’a jamais existé. À mesure que l’affluence des estivants uniformise les
anciennes mœurs, elle suscite au contraire une recrudescence de pittoresque superficiel,
bonnes d’hôtel en bergères suisses, chasseurs en garçons tyroliens, fêtes populaires
organisées par les syndicats d’initiative.
Le tourisme finit par dissocier la vie privée et son décor ; l’on aboutit à ce paradoxe
que, dans les pays reculés où les mœurs sont bien conservées, les costumes ont souvent
disparu, tandis qu’ils reparaissent dans les pays de tourisme international.
Aussi peut-on dire des bourgeois en vacances qu’ils sont alors plus désespérants que
lorsqu’ils gagnent leur vie. Le spectacle le plus vide, le plus terrible offert par la
civilisation actuelle doit être aux yeux d’un véritable révolutionnaire non pas celui de
l’homme d’affaires à son bureau, mais celui du bourgeois, Kodak en bandoulière, parce
que l’on ne peut même plus dire qu’il est mauvais ; peut-être à son bureau aura-t-il un
jour peur de sa condition, tandis que dans sa villa ornée de roses, il n’y a rien à espérer.
Il y a des foules plus effroyables que celles qui s’entassent à heures fixes dans les
métros, ce sont les foules de nos grandes plages. La grande ville fait naître un sain
esprit de révolte tandis que sous le grand soleil au bord de la mer bleue l’atmosphère est
oppressante, c’est la bourgeoisie à nu, l’histoire absurde d’un retour au chaos primitif.
Certains, qui se disent révolutionnaires, songent pourtant à ce spectacle avec
plaisir, ils s’indignent seulement en pensant que ces « loisirs » sont réservés aux
bourgeois. Prisonniers de la civilisation, marxistes ou fascistes ne les imaginent que sous
une forme bourgeoise. Il faut que le peuple à son tour puisse voyager en autocar et en
croisière, il connaîtra les auteurs classiques, il verra les grands spectacles de notre
territoire national ; après le Front des Français, les jeunes filles de France, les amis de la
terre de France. D’ailleurs, le terme même de « loisirs » implique que leur vie sera
ailleurs. Qu’il s’agisse des séjours en Crimée, des croisières du Kraft durch Freude 1, les
partis sont bien d’accord là-dessus ; les loisirs doivent être organisés, il n’y aura qu’à
transformer les grandes agences de voyages en trusts d’État. Une petite différence : ici
les trotskystes, là les Juifs (ne seraient-ce pas les mêmes ?) seront privés d’excursions.

Chasse et pêche

Mais tout le monde ne peut pas mourir sans avoir vu Naples ; la plupart se
contentent de gagner les bords d’une rivière ; leur sentiment de la nature se confond
avec leur instinct de chasse ou de pêche. Beaucoup d’instincts primitifs de l’homme se
sont atténués, mais ceux-là au contraire semblent s’exaspérer ; plus le gibier ou le
poisson devient rare, plus le nombre des chasseurs et des pêcheurs augmente. Vous
pouvez parler à un vrai chasseur de ceux qui aiment passer la soirée à fumer la pipe et à
décrotter leurs pantalons, il ne vous parlera pas du pourpre de l’automne, mais il vous
avouera peut-être quel plaisir il trouve à arpenter les labours gelés de bon matin, à 2
sentir la boue collée aux bottes, à contourner « le bois », à prendre le chemin des ormes
et à entendre l’aboi des chiens répercuté partout dans la grande plaine. Parlez à un
pêcheur d’étang, à un pêcheur de rivière ou à un pêcheur de truites, ils vous diront
qu’une truite prise a les reins bleus piqués de rouge, que l’aube est l’heure la plus
agréable lorsque les brumes montent de la rivière. L’amour de la nature est un sentiment
spontané (un sentiment antérieur aux autres, qui sont acquis) ; ce n’est pas une classe
qui a ces instincts, ce sont des hommes.
Pour eux, la nature, ce n’est pas un spectacle ; on ne parcourt pas beaucoup de
terrain lorsqu’on remonte un ruisseau pour pêcher la truite, mais il faut connaître
chaque souche, savoir le moment des montées d’insectes, être sensible à la direction du
vent, frémir d’une ombre, bref, devenir truite soi-même. Les pêcheurs au coup savent
qu’il n’y a aucun ennui à rester seul des heures au même endroit, parce que celui qui
pêche acquiert une ouïe et un regard plus perçants, que là où un autre passerait sans
voir, il voit la lumière changer, des animaux vivants passer sous la surface indifférente
de la rivière ; le soir une carpe saute, tombe à plat sur l’eau, la nuit quand il dort il sent
encore les ondes de sa chute s’élargir, la queue humide du poisson prisonnier bat ses
doigts. La nuit est une anguille.
Ainsi, ils ont beau être citadins, les vrais pêcheurs et les vrais chasseurs sont bien
près de redevenir d’authentiques paysans ; pêcher s’apprend par expérience et il faut la
même connaissance directe de la nature qui est celle du paysan. Par la chasse et par la
pêche, les citadins peuvent mener quelque temps la vie paysanne qui leur manque ; pas
besoin de fuir à Tahiti pour retrouver la nature primitive, la Seine coule encore à ciel
ouvert dans Paris. Ces hommes qui n’étaient de nulle part connaissent très bien l’étang
de Fieux ou la forêt de Vinax et je crois qu’il ne faudrait pas grand-chose pour qu’ils
dessinent des carpes ou sculptent des feuilles de chêne sur des bâtons. C’est le seul retour
naturel à la nature qui existe encore aujourd’hui.

Les mouvements : le scoutisme,


la Jugendbewegung, le naturisme

Nous avons vu que le sentiment de la nature traduit une réaction universelle contre
un certain genre de vie, mais dans les cas que nous avons étudiés jusqu’ici, cette réaction
demeure inconsciente. Mais les conditions de vie imposées par notre civilisation
industrielle devinrent bientôt de plus en plus strictes et elles engendrèrent des
mouvements où l’admiration passive des beautés de la nature fut remplacée par la
revendication d’une vie dans la nature ; au lieu de masses indistinctes se constituèrent
des sociétés nettement définies, armées pour la lutte. Ces différents mouvements (même
la Jugendbewegung) eurent un caractère international en réaction contre une
civilisation commune aux différents pays, mais partout ces mouvements échouèrent
pour être restés dans une demi-conscience de leurs fins.
Il peut sembler étonnant de compter parmi ces mouvements le scoutisme, qui passe
souvent à juste titre pour une organisation réactionnaire. Le scoutisme a un double
caractère ; officiellement, vu de l’extérieur, il est né des idées pédagogiques d’un général
anglais, une entreprise très bourgeoise par son caractère moral, utilitaire et patriotique.
Mais intérieurement, les enfants l’ont transformé, l’ont fait renaître du sens de la justice
et du goût de l’aventure très vifs à leur âge, c’est une réaction contre l’encasernement et
la culture qu’ils sont obligés d’avaler à hautes doses ; les bons scouts sont souvent de
mauvais élèves et les chefs savent combien il est difficile d’établir un lien entre l’activité
du scout dans la troupe et en classe.
Dans le scoutisme s’opposent l’esprit révolutionnaire des enfants et l’esprit
conservateur des éducateurs ; les scouts y voient une société idéale, un ordre de
chevalerie dont les membres sont unis par un costume, des rites, une camaraderie. Les
deux grandes forces du scoutisme sont l’instinct de justice de l’enfant qui ressent
confusément l’injustice et son goût pour une vie libre et rude. La nature est beaucoup
plus que le cadre de la vie scoute, certains camps finissent par s’identifier avec certains
pays particuliers ; tout scout sait qu’un feu est à la fois un foyer très matériel qu’il faut
savoir arranger pour faire cuire la soupe et la grande flamme dans la nuit noire, centre
des scouts qui se tiennent par la main. À ce moment la ville est loin, classes, pays
deviennent des mots vagues, ils font partie d’une tribu perdue au milieu des bois.
Lorsqu’ils manœuvrent la nuit, les enfants ne jouent pas ; pendant que les chefs dosent
l’intrigue de la manœuvre pour développer leur esprit d’observation, les enfants
s’attaquent, ils ont peur, ils sont vaincus, ils sont victorieux, ils se donnent entièrement
à cette aventure qui recrée un risque qui leur est refusé ailleurs.
Pour les chefs, dans la mesure où ils s’éloignent des enfants par l’âge et par le
grade, le scoutisme est un simple mouvement pédagogique destiné à former de bons
citoyens ; il ne s’agit pas de créer un monde nouveau, il s’agit de moraliser la société
existante ; ces éducateurs se penchent sur l’enfance pour étudier ses réflexes et dévier
ses instincts pervers ; ils tiennent des congrès, votent des motions et les grands chefs
obtiennent des décorations. Équivoque dangereuse, car pour l’enfant il ne s’agit pas d’un
jeu mais de sa vie ; quand on lui propose de partir comme saint Georges terrasser le
dragon du mal, il s’apprête à un combat sans merci, il ne se prépare pas à devenir un
honnête commerçant mais l’être d’élite destiné à redresser les torts.
La rupture entre les enfants et les chefs finit par se produire au moment de
l’adolescence ; à ce moment, le jeune homme, s’il veut continuer le scoutisme, n’a
devant lui que deux voies : devenir à son tour un éducateur ou bien quitter le
mouvement pour s’embrigader dans des cadres politiques ; et en général l’éducation qu’il
a reçue le pousse vers des formations politiques de droite ; le jeune scout fait un
volontaire national 3. On a essayé, il est vrai, de continuer le mouvement par les
routiers, mais on n’ose pas proclamer en termes nets qu’ils ont une mission
révolutionnaire ; alors le scoutisme ne groupe plus que ceux qui ont conservé un regret
un peu plus ridicule de leur enfance, ils n’ont plus pour activité que les promenades et
les bonnes œuvres. Par trahison inconsciente, des chefs mal préparés au combat
oublient les nuits passées dans la forêt, ils prennent femme et font des enfants. Ils
conservent parfois le sentiment d’une déchéance, les anciens scouts éprouvent une
certaine gêne à se revoir. Pourtant, qu’il serait beau de prolonger son enfance non pas
en mettant des pantalons courts, mais en décidant le scoutisme à vieillir pour incarner
nos rêves de simplicité, de camaraderie et de risque. Que se forme une vraie société, que
l’ouverture ne soit plus gratuite, mais qu’elle combatte pour le sort du monde, non pas
au risque de perdre la manœuvre, mais au risque de la prison ; que dans la foule
incertaine se forment des patrouilles de huit types, la main dans la main : huit de
Gascogne, huit de Berry, huit de Catalogne, passant droit leur chemin dans les méandres
d’un monde perfectionné.

La Jugendbewegung

Oui, même au risque de notre confort, nous désirons une société où n’avorte pas
notre jeunesse, une société naturelle comme la terre, une société sans faux cols, sans
livres et sans décorations. Quand ni cinéma, ni journal ne vous divertissent, quand la
propagande cesse de penser en nous, nous nous sentons pris de panique devant un
monde où nous ne pouvons rien. C’est de cet affolement, du vertige d’une jeunesse qui
se voit prisonnière de mécanismes abstraits qu’est né en Allemagne avant la guerre le
mouvement de l’adolescence : Jugendbewegung.
Elle est née dans l’Allemagne à un moment où un mouvement révolutionnaire
pouvait sembler absurde puisqu’il s’agissait d’un pays en plein progrès économique,
d’une nation en bonne voie pour exercer l’hégémonie universelle ; à l’intérieur, une
excellente administration, une forte armée, une éducation qui ne laisse rien au hasard,
des pères fiers de leur pays, bref une bonne conscience universelle. Certes, dans cette
satisfaction générale, il y avait eu une fausse note : la protestation de Nietzsche, mais
elle était restée sans écho. Pourtant, si les pères, les chefs de bureau et les colonels
étaient sans inquiétude du lendemain, il n’en était pas de même de la jeunesse. Ce n’est
pas l’hitlérisme qui a été un mouvement nietzschéen, mais la Jugendbewegung, car
sinon la « doctrine » de Nietzsche, du moins son inquiétude, s’est incarnée en elle. La
protestation qu’aucun parti révolutionnaire ne pouvait faire, car le développement de
l’Allemagne de Bismarck est aussi le développement de la social-démocratie, la jeunesse
l’a élevée. Tandis que la social-démocratie était installée en Allemagne, la
Jugendbewegung a été un mouvement contre, contre le genre de vie, contre la
philosophie, contre la société existante, un mouvement réactionnaire au sens profond
du mot. Ce n’est pas parce que tout allait mal, mais parce que tout allait bien que le cri
de la Jugendbewegung s’élève contre l’inébranlable organisation ; les casernes neuves,
les villes en plein essor, les banques qui augmentent leur capital, les pédagogues sûrs de
leur mission.
La révolte de la jeunesse ne va pas dresser système contre système, mais réagir
contre la vie courante ; les discours emphatiques des professeurs, l’internat, la caserne,
la rue, l’usine, le faux col qui serre le cou ; et comme elle ne prémédite pas, elle laisse
naïvement jaillir de sa poitrine le cri révolutionnaire ; sans se préoccuper de l’histoire,
[elle] se laisse enseigner ce qui manque à sa vie : marcher sur la route droite vers
l’horizon vide, regarder le ciel renversé dans les flaques, dormir éreinté de fatigue,
retrouver le froid, le chaud, la faim, la soif qu’elle avait perdus. Elle veut briser toutes
les organisations qui se sont créées, pour faciliter le contact de l’homme aux objets, de
l’homme à l’homme ; elle rejette les commodités de la technique parce que la technique
s’interpose entre l’homme et l’objet, elle rejette la politique parce que la politique
s’interpose entre les hommes, et elle allume à nouveau un feu, remplace le vous par le
tu. Elle fuit la ville, rejette tous les carcans, à travers les plaines du nord et les
montagnes du sud, les membres de la Jugendbewegung recommencent la civilisation,
retrouvent l’ombre de la nuit, les hauts lieux sur lesquels ils viennent en foule se
recueillir. Ainsi, tandis que les voies ferrées resserraient leurs réseaux, que l’on
construisait les plus grands paquebots du monde et que l’armée bien mise au point se
préparait à la guerre, se constituaient hors des villes des groupes de vingt ou trente
camarades qui prétendaient ne plus rien connaître de leur temps.
Mais la révolte de la Jugendbewegung ne fut pas assez violente pour devenir une
revendication ; par réaction contre l’esprit professoral, elle n’a pas voulu dire ses
raisons et revendiquer les droits d’une société à bâtir. Révolte spontanée en dehors des
partis politiques, la Jugendbewegung n’a pas voulu se compromettre dans une
organisation ; elle a cru que l’ardeur de la jeunesse suffirait, qu’une passion violente,
poitrine offerte, abattrait le squelette de métal et d’acier du monde qu’elle détestait ; elle
l’a haï, mais n’a pas voulu le connaître. Elle crut aussi pouvoir vivre sa vie à l’écart des
villes au plus profond des montagnes, sans savoir qu’il n’y avait pas de zone libre dans
l’Allemagne de Bismarck, que, malgré les bois, les services de recrutement iraient un
jour la chercher pour la vêtir d’un uniforme, la coiffer d’un casque et la jeter au feu.
Elle se sentait tellement étrangère au monde où elle vivait qu’elle a erré sur les
chemins comme un oiseau sauvage, sans chercher à se lier à lui-même par une
opposition. La Jugendbewegung a été vaincue parce qu’elle n’a pas voulu, contre la
rigueur des vieillards et de leurs techniques, dresser la rigueur d’une société
révolutionnaire, elle n’a pas compris que précisément, parce qu’elle est inertie, une
société morte ne peut être brisée que par la force, non par la générosité ou le mépris.
Mais aussi la Jugendbewegung a commis la plus grande faute que puisse commettre un
mouvement révolutionnaire : qu’il était doux de fuir les villes sur la route, de laisser le
vent libre fouetter son visage et de se tenir par le bras en s’abandonnant au trouble de
l’amour. La Jugendbewegung a joui de ses sentiments révolutionnaires, elle s’est enivrée
de chansons de marche, d’airs de guitare, au clair de lune, sans chercher à savoir quel
était le commandement qui la poussait à rejeter le faux col et à fuir la ville. Elle a
méprisé les vieux sans chercher à les briser ; pendant ce temps, ils souriaient et
pensaient qu’il est bon que la jeunesse prenne de l’exercice, ils s’occupaient d’affaires
sérieuses et constituaient des stocks, puis, quand le moment est venu, ils ont signé le
décret de mobilisation.
L’échec de 1914 avait marqué la fin de la Jugendbewegung ; les jeunes purent
remettre sac au dos, revêtir pantalon court et chemise ouverte, ce ne fut plus pour eux-
mêmes mais pour servir les partis politiques. Pourtant, nous devons considérer la
Jugendbewegung comme un des mouvements qui ont été près d’accomplir une
révolution personnaliste et sa mentalité comme le type d’une mentalité pré-
personnaliste. Elle a senti les buts de notre révolution, elle a employé certains de ses
moyens d’action, elle a compris que l’appel de la grand-route, le désir de revenir vers la
nature signifiait aujourd’hui une révolte particulière ; mais elle n’est pas allée plus loin,
elle n’a pas compris que, pour vivre sans hypocrisie, il faut abattre la société qui la
permet. Le promeneur solitaire devait présenter ses projets de loi et sans doute c’est
parce qu’un soir, seul dans la forêt, il n’a pas senti le dégoût du retour à la ville, [que]
sa rêverie n’a pas eu assez d’acuité pour devenir, en face de l’état de fait, un fait.
Un autre mouvement essaie aujourd’hui de régénérer l’homme par le retour à la
nature : c’est le naturisme. Il y a bien des tendances naturistes mais une seule exprime
nettement un idéal : c’est le naturisme intégral dont nous nous occuperons seulement ici.
Le naturisme a, en commun avec le scoutisme et la Jugendbewegung, plusieurs
caractères : recherche de la vie simple, effort pour une certaine franchise de rapports
non seulement entre hommes mais entre hommes et femmes. Si les adeptes du naturisme
intégral doivent rester complètement nus, c’est parce que le vêtement est le symbole de
l’hypocrisie bourgeoise.
Sur ce point, les naturistes seraient sans doute d’accord avec les Wandervogel, mais
il y a aussi des différences : les naturistes se recrutent surtout dans les milieux de
gauche, beaucoup d’entre eux sont anarchistes, ce qui s’explique fort bien, puisque nous
avons vu que tous les mouvements de retour à la nature expriment un anarchisme plus
ou moins conscient. Le naturisme intégral a groupé les anarchistes de gauche repoussés
par le marxisme des mouvements politiques ; naturisme, camps de jeunesse, voilà l’abcès
de fixation des tendances anarchistes que n’a pu détruire la pédagogie marxiste. Dans le
naturisme, à la différence de la Jugendbewegung, ont pu subsister les croyances
contradictoires, de la bonté de l’homme primitif et du progrès ; le naturisme ne regarde
pas vers le Moyen Âge, il aime les paysages tranquilles, le calme des belles journées
d’été ; le naturisme ne croit pas que son idéal de vie naturelle aille contre le Progrès,
tandis que l’amour de la nature chez les Wandervogel est un sentiment panique : le désir
de rentrer en contact avec les forces obscures de la terre. Le naturisme a sans doute plus
d’avenir dans les pays latins et anglo-saxons que dans les pays germaniques, du moins
sous une forme atténuée.
Pourtant, comme le rousseauisme, l’idéal naturiste est en contradiction avec le
mythe du Progrès. Le naturisme qui accepte le progrès ne peut se comprendre que
comme une activité secondaire, une période de vie au grand air indispensable à des
hommes surmenés par la vie des grandes villes ; le naturisme ne peut se défendre que
pour des raisons médicales, il ne saurait se constituer en mouvement autonome.
Ces contradictions nous expliquent que le naturisme ne soit répandu que sous des
formes secondaires et que les naturistes intégraux qui prétendent défendre une
conception particulière de la vie soient si peu nombreux. Le naturisme intégral demeure
une société fermée où des rites (végétarisme) servent à maintenir la pureté de la secte ;
ces petits groupes ont une vie intérieure très active mais ils ne progressent pas, parce
que, rapprochés de la gauche par leurs idées de pacifisme, de justice sociale, ils
défendent un idéal en contradiction avec le mythe du Progrès. Si le naturisme ne prend
pas conscience de son originalité, il sera condamné à demeurer un petit contre-courant
dans les tourbillons du grand courant de gauche.

1. Le Kraft durch Freude (« la force par la joie ») était une vaste organisation de loisirs sous l’égide du Deutsche
Arbeitsfront (« Front allemand du travail ») remplaçant les syndicats sous le régime nazi. Inspiré du Dopolavoro
(« après-travail ») de l’Italie fasciste, le KdF hérita des infrastructures confisquées des organisations socialistes
abolies.
2. Ici et dans la suite de la phrase, l’auteur mettait « de » où nous avons corrigé par « à ».
3. Allusion aux Volontaires nationaux, organisation affiliée à la ligue d’anciens combattants des Croix-de-Feu du
colonel François de La Rocque et interdite avec elle par le Front populaire.
LE SENTIMENT DE NATURE
ET LA RÉVOLUTION PERSONNALISTE

L’exaspération du sens de nature, réaction contre


le monde actuel

Réaction individuelle et mouvements sociaux, tous trahissent une même


insatisfaction, une même difficulté à s’adapter au monde actuel. Lawrence, Giono, la
Jugendbewegung poursuivent les mêmes buts que nous allons maintenant essayer de
définir. Nous verrons que cette insatisfaction s’exprime par une critique du monde actuel
analogue à celle du personnalisme et que les buts qu’ils poursuivent se confondent avec
les fins de la révolution personnaliste.

Le sentiment de la nature, revendication d’une


vie plus libre

L’homme d’aujourd’hui revient vers la nature parce qu’il est un être vivant et que la
civilisation tend à interposer entre lui et le cosmos un appareil qui assure une plus
grande protection de l’espèce mais qui atrophie l’animal humain. Il revient vers la
nature parce qu’il se sent étranger à la société où il vit ; s’il lui arrive de la sentir ou de
la penser, c’est pour se situer en opposition. Sa pensée n’est qu’un ressentiment
douloureux : la société s’est constituée en dehors de lui, sans commune mesure d’elle à
lui ; cadre abstrait qui méconnaît les particularités des hommes en chair et en os, elle ne
tient plus compte de ce qui en eux a existé de tout temps, le corps et l’esprit. Croire que
l’exaltation du sentiment actuel de la nature signifie un retour au paganisme, c’est
oublier les lieux et le temps où nous vivons, car ce sentiment est une réaction contre une
vie trop artificielle.
Si la société a pu se constituer en dehors de l’homme et de la nature comme un
monde autonome, c’est grâce à la technique. Par elle, notre univers, de naturel, est
devenu « humain, trop humain » ; plus de bois, plus de bêtes sauvages, mais la ville, la
campagne, la guerre ou la crise. Les dernières zones de nature libre paraissent
condamnées et s’il reste encore des pays sauvages, c’est par un raffinement
d’organisation. Cette vie prévue d’avance et parfaitement organisée, c’est donc la
technique qui l’a rendue possible en supprimant le contact direct de l’homme et de
l’objet. Certes, elle nous a empêché de courir des risques inutiles, mais dans sa conquête
désordonnée, elle tend de plus en plus à supprimer tous les risques, à établir sur terre la
domination universelle du confort bourgeois, et, certes, l’homme aurait bien accepté, si
vivre était seulement jouir de son bonheur. Mais l’homme ne se sent vivre que lorsque,
ayant assuré un minimum de vie, il continue à combattre l’objet parce que ce heurt est
pour lui la seule source de création et la seule source de liberté. Il sait bien que si lui est
fini, le monde est infini, que sans les eaux, les arbres, les lumières et le système solaire,
il ne sortirait pas d’un pauvre monde de représentations géométriques et que s’il
n’écoutait pas de temps à autre l’oracle des chênes de Dodone 1, sa pensée suivrait
toujours le même chemin. Il sait bien que, sans une réalité qui lui échappe, sa pensée
serait sans cœur et sans poumons, que sa pensée ne serait plus que la silhouette des
autres pensées. La technique a un rôle, mais la technique ne libère que des masses : des
consommateurs, des Français, des producteurs de blé ; de telles libertés nous traversent,
mais la vraie liberté dit « à Toi » et prend par la main.
D’où le sentiment très fréquent d’une oppression que les masses s’empressent de
baptiser : marchands de canon, haute banque, communiste ou fasciste parce
qu’effectivement elle n’a pas de visage.
En supprimant la lutte de l’homme ou du petit groupe isolé contre la nature, elle a
supprimé la part de liberté qui s’incarne paradoxalement dans l’oppression d’une vie
naturelle. Dans la Société parfaite, il n’y a plus de chance de liberté, parce que l’homme
peut tout prévoir pour l’homme et une tyrannie se crée, d’autant plus dangereuse qu’elle
ne heurte pas directement nos habitudes et qu’elle peut se glisser au plus particulier de
notre vie. Les personnes vivant dans la société moderne ne se heurtent pas brusquement
à une volonté personnelle d’injustice, mais subissent un lent étouffement ; alors naît ce
sentiment particulier de la nature, désir de solitude et de vie rude ; dans la tiédeur de la
pièce l’homme rêve enfin d’une bataille, de se plonger dans l’eau glacée des torrents.
Pour l’homme libre aujourd’hui, nature et liberté se confondant, c’est dans la mesure
(montagne, grand large) qu’il y trouve la liberté. Ce n’est plus pour lui une dame polie
correctement habillée, mais une aïeule vieille comme la terre avec ses rides creusées par
les torrents. Lorsque notre vie vide nous accable parce que tout nous semble prévu
d’avance pour notre perte, la liberté, c’est le bruit du torrent ou la pluie qui bat les
vitres du bureau. Les hommes libres ont toujours vécu dans les montagnes : Afghans,
montagnards, Rifains 2, c’est 3 chez eux, non chez les armées qui les attaquaient, qu’il
faut chercher le courage : mais quel paradoxe que ces partis de gauche, amis du progrès,
qui soutenaient contre la civilisation en marche les défenseurs de leur misère ! Les
hommes libres ont toujours vécu dans les montagnes et tandis que les montagnards
quittent leurs vallées pour aller s’établir à Paris, une nouvelle race occupe la montagne
et fait revivre les sentiers qui s’effaçaient depuis le départ des bergers. En montagne, à
nouveau, ils peuvent lutter ; la plus belle vallée, c’est celle où, avant la nuit, il faut
retrouver le chemin, la plus belle rivière, celle où se cache la truite. Non, ce n’est pas
par paganisme que certains vont jusqu’à y sacrifier leur vie, c’est parce que pour
l’homme dans la grande ville, la montagne est devenue le symbole concret de la liberté.

Revendication d’une vie plus simple

La technique, en assurant le confort, permet aux hommes de vivre en eux-mêmes ;


en diminuant la puissance d’initiative, elle les y force dans les pays évolués et dans les
classes riches, l’homme n’a plus le choix qu’entre une passivité d’esprit complète, ou une
agitation qui se nourrit de ses raffinements, une vie extérieure figée et une vie
sentimentale à vif. Le seul plaisir possible est de jouer avec ses états d’âme, il aboutit à
cet impressionnisme morbide qu’a traduit la littérature d’après-guerre. Pourtant,
l’homme alors ressent son impuissance ; nous avons vu qu’il admire ceux qui peuvent
encore lutter : les aviateurs, les marins, les paysans et les ouvriers, il essaie de retrouver
cette simplicité perdue, les journaux de modes conseillent aux dames qui vont se
promener dans la campagne d’adopter des fards rouge brique. « Car un visage artificiel
ne cadre pas avec la nature. » Nous allons donc chercher en montagne une vie simple et
rude, nous retrouver nous-mêmes et non pas chercher les idées que nous pouvons en
avoir. Quel plaisir de monter un chemin bien raide en faisant des calembours, et en
chantant des chansons de corps de garde ! Quel plaisir de faire chabrot et de se coucher
assommé par la fatigue et la digestion !
Nous sentons notre croûte d’habitudes fondre, nous avons soif, sommeil et faim. La
vie en montagne nous apprend que le bonheur ne s’établit pas, mais qu’il est attaché à
la peine et qu’au-delà d’un certain confort, toutes les sources de joie vraiment humaines
sont taries.

Revendication d’une prise de contact avec


le monde extérieur

Mais ce n’est pas seulement la main qui se heurte à la nature, c’est l’esprit ; que l’on
ne nous dise pas que l’exaltation du sentiment de la nature, c’est l’exaltation du contact
avec les forces obscures : la raison enfante aussi ses nuées et rien n’est plus clair à
l’esprit qu’un petit brouillard matinal. Seulement, notre raison ne peut réduire l’objet
naturel à un scénario. Le sentiment véritable de la nature est toujours une surprise : « Je
fus saisi d’admiration. » Être saisi, voilà ce qui manque à l’homme. Tous les pays sont
particuliers, chaque heure y est irremplaçable, et ce que nous recherchons, ce sont
précisément des pays particuliers. Le promeneur moderne fuit les sites classés, il veut
voir ce qu’il n’a jamais vu : des eaux claires dans un marais, des peupliers près d’une
dune, un palmier près d’un glacier, et pour aller trouver son pays, il ira à des jours de
marche de chez lui séjourner plusieurs mois dans un canton de quelques kilomètres
carrés ; il va dans les Landes, dans les Pyrénées, parce que l’on ne peut imaginer la
Lande que lorsqu’on y est. S’il lui arrive de faire confiance à des peintres de la nature, il
choisira ceux qui sauront dégager son caractère particulier, ou sa foisonnante diversité :
les peintres du détail précis, les Asiatiques et Brueghel. S’il lui fallait résumer ses
impressions par un précepte philosophique, il dirait : « J’ai réappris que l’homme est un
être fini, sa raison ne peut saisir qu’une infime part du réel, jamais ma vie ne sera
suffisante pour connaître tous les marbres, toutes les grottes, toutes les herbes et tous les
poissons de la vallée d’Esparros. »

Revendication de rapports d’homme à homme

La civilisation actuelle force l’homme à vivre en lui-même ; il ne s’agit pas d’une


solitude saine, mais d’une vie intérieure fermée, la solitude de l’homme perdu dans la
foule 4. La recherche d’une vie naturelle est à la fois une recherche de solitude et une
recherche de la camaraderie. Nous avons vu que si l’exaltation du sentiment de la nature
a fini par aboutir à la création de certains types de société, c’est parce qu’elle se lie à
une certaine conception des rapports humains ; on ne peut concevoir une vie naturelle
en groupe sans des rapports humains aussi directs que possible. Le Wandervogel, et
même le scout lorsqu’il est au camp, ne s’inquiète pas de sa tenue, il n’est pas poli, mais
franc avec ses camarades, il ne salue pas mais serre la main ; les chefs ont bien de la
peine à maintenir la hiérarchie contre l’ironie des scouts et si certains chefs arrivent à
s’imposer, c’est par influence personnelle, non pas grâce au prestige de l’uniforme. Les
Wandervogel et les naturistes sont allés plus loin et ils ont essayé de supprimer
l’hypocrisie sexuelle, d’établir entre jeunes gens et jeunes filles les mêmes rapports de
camaraderie. La tâche a été plus difficile car il leur arrivait, en niant cette nature qu’ils
voulaient atteindre, de créer un nouveau type d’hypocrisie : l’hypocrisie de la
camaraderie féminine.
Le sentiment de la nature est une manifestation d’anarchisme concret, il est plus vif
chez les jeunes gens que chez les vieillards. Dans ces sociétés, ce qui importe, ce n’est
pas l’armature administrative : grands rassemblements, hiérarchie, congrès, mais le
petit groupe : la patrouille, la bande, le camp ; chacun de ces groupes vit d’une vie très
particulière. Ce sont des sociétés anarchiques mais sans théorie, qui ont instinctivement
résolu le dilemme contre lequel s’est brisé l’anarchisme : la contradiction entre son
esprit personnaliste et sa philosophie scientiste. L’anarchie cadre mal avec l’idéal du
progrès, car le progrès ne s’acquiert pas sans un renforcement de l’armature sociale,
c’est-à-dire en fin de compte de l’État : la synthèse entre une liberté indéfiniment accrue
et un confort indéfiniment accru est une utopie. L’anarchisme suppose une civilisation
où l’homme n’a pas à se défendre contre la nature, mais où il n’a pas non plus à
organiser une société trop vaste ; l’idéal de l’anarchie, c’est l’âge d’or. Entre le confort et
la liberté, elle devait choisir ; les sociétés naturistes ont choisi la liberté.
En résumé, nous revenons à la nature parce que, par la lutte, elle nous forme à la
liberté. Parce qu’en elle, nous prenons conscience de notre forme d’homme, aussi bien
dans le monde que dans la Société. Elle donne à nos idées l’expérience et nous apprend
leur commune mesure avec la réalité ; nous apprenons que la liberté est hors de
l’homme, que la conscience est contact et prise de possession, la raison un simple
pouvoir d’organisation : la Jugendbewegung a été une révolte profonde contre les
professeurs et contre le rationalisme qu’ils défendaient, un sens aussi de la totalité des
objets et une réaction contre l’esprit d’analyse ; le sentiment de la nature est une
réaction contre l’idéalisme et le matérialisme universitaires, une expérience concrète du
réalisme philosophique indispensable du personnalisme : ce n’est pas dans une salle
tiède, comme nos mystiques politiques, mais au sommet du Sinaï (2 645 m) que Moïse a
reçu les tables de la Loi. Nous savons aussi qu’il est bon d’être trois ou quatre sur une
crête menacée par l’orage ; le sentiment de la nature nous a amenés à connaître que
nous sommes frères par la communion d’homme à homme, non pas par ces extases
physiques qui passent à travers les foules comme une onde à travers l’eau.

En quoi l’esprit révolutionnaire est-il


réactionnaire ?

Puisque les arguments de masse sont aujourd’hui impressionnants, nous disons que
ce sentiment est aujourd’hui universel : fascistes ou communistes, notre plus grande joie
est de mettre sac au dos ; et si « retour à la nature » n’était pas une phrase qui milite à
droite, nous serions tous d’accord pour l’accepter.
Que les amants du progrès ne s’inquiètent pas : Goering ne retournera pas à la
terre, l’homme préhistorique ne possédait ni Mercedes ni uniforme à médailles ; il ne
supprimera jamais les avions de la police et ne fera pas repousser la forêt de
Teutobourg, trop de non-conformistes pourraient se cacher dans les fourrés. Les amants
du progrès pourraient accuser à plus juste titre toute la jeunesse parce que celle-ci,
confusément, cherche à revenir, par-delà même la préhistoire, à la naïveté d’Adam.
Cette volonté révolutionnaire n’est, elle, d’aucun État, parce qu’elle vit dans chaque
personne et menace tous les États. Elle est très loin d’un certain antifascisme qui
s’indignera aux incendies de livres mais qui ne trouvera que quelques paroles de regret
pour les conditions que l’argent fait aux écrivains ; ils prennent les armes pour abattre
Hitler, mais ne se préoccupent pas de la publicité littéraire. L’esprit n’est pas l’utilisation
des sources, le crime, c’est une société où les vocations avortent. Pour bien poser la
question, si nous donnons à culture et à civilisation le sens que leur a donné H. de Man 5,
la jeunesse sent aujourd’hui qu’il y a seulement un problème de civilisation ; c’est la
civilisation et non la culture qu’il nous faut retrouver ; et la véritable liberté ferait peur
aux gens polis, parce qu’elle est aussi brutale qu’un animal sauvage. Force qui fit délirer
les prophètes, force qui fit allumer le premier feu, ce n’est pas dans les bibliothèques
mais au désert, là où la vie est la plus dépouillée, qu’il faut aller la chercher ; l’homme
est créateur dans la mesure où sa vie est en contact direct avec la nature.
Il est temps de mettre fin aux équivoques et de dévoiler le sens redoutable de cette
admiration presque universelle du naturel et du spontané, qu’il s’agisse de la nature ou
de l’enfance ; il est temps de faire passer certaines affirmations trop timides sur le plan
social : nous en sommes arrivés à un point où il n’y a plus à continuer, mais à faire un
monde. Toute révolution sacrifie une part de l’héritage culturel, parce que lorsqu’elle est
profonde, elle ne se charge pas seulement de liquider un gouvernement ; le jacobin
méprise les chimistes 6, le vrai bolchevik, les musées. Tout révolutionnaire est un
barbare conscient ; c’est au plus impénétrable de la forêt primitive, à l’ombre profonde
des sapins cambriens, que jaillit la source des civilisations.

Signification révolutionnaire du sentiment actuel


de la nature

Ceci ne veut pas dire que la culture soit supprimée, mais que la culture est une
nécessité matérielle, non une nécessité spirituelle ; elle est absolument indispensable à
l’homme, mais n’a pas à être divinisée. Entre la culture et la civilisation il n’y a pas de
problème, mais un drame ; une société où se synthétisent culture et civilisation n’est
qu’un jeu de l’esprit, comme d’ailleurs une société purement civilisée. La culture arme
l’homme pour le combat, mais c’est aussi dans la mesure où une classe, une société sont
cultivées qu’elles manquent de génie créateur ; elles l’expriment parfaitement bien, ce
qui n’est pas la même chose ; mais qui songerait à opposer la vivacité d’esprit d’un
enfant à celle d’un membre de l’Institut ? La solution est donc à rechercher dans une
tension entre culture et civilisation et comme cet équilibre est perpétuellement rompu, le
propre d’un acte révolutionnaire est d’analyser la situation 7 historique pour savoir s’il
s’agit de combattre pour les forces de culture ou les forces de civilisation.
Nous pouvons crier « Vive la nature, vive la culture », ce cri de guerre n’est pas
éternel, il n’a de valeur que pour le moment où il retentit ; l’action nécessaire au Moyen
Âge ne consistait pas à hurler avec les loups de la forêt et à exaspérer les instincts, mais
à recopier les manuscrits ; il y avait d’ailleurs à ce moment un certain risque à défendre
la culture. La seule question est de savoir si aujourd’hui, nous, représentants de la classe
bourgeoise, nous sommes trop cultivés ou trop spontanés. Or nous possédons le
sentiment plus ou moins net de ce qui nous manque et le désir de revenir à la nature
nous fournit un bon critérium : c’est dans la mesure où un homme vit dans une société
cultivée que vient ce besoin, sa puissance est en mesure directe de la nécessité d’une
révolution faite contre la culture pour permettre la perpétuelle naissance de la
civilisation.
Voici qui est scandaleux, parce que c’est sans doute la première fois qu’il faut oser
porter la main sur la culture ; ceci suffit à montrer que l’époque actuelle fait craquer les
cadres des petits conflits traditionnels ; sachons admettre que l’esprit révolutionnaire est
celui qui toujours a soufflé la première fois. Le sentiment actuel de la nature est une
accusation portée contre une civilisation qui veut tout apaiser en niant dans l’existence
le conflit de l’homme et du monde extérieur ; une revendication, même aux dépens des
conditions nécessaires à la jouissance des œuvres faites, des conditions nécessaires pour
faire œuvre : une révolte des forces productrices contre le capitalisme culturel.

Le sentiment de la nature dupé 8

Pourquoi un mouvement aussi profondément enraciné n’a-t-il pas abouti ? La


Jugendbewegung avorte brutalement en 1914, le scoutisme miné par l’opposition des
enfants et des éducateurs n’arrive pas à maturité, le naturisme pris dans la contradiction
d’un idéal de vie simple et de l’admiration du Progrès n’arrive pas à se répandre hors de
quelques cénacles. La raison de cet échec est à rechercher dans la profondeur de ces
mouvements ; les véritables idées révolutionnaires se manifestent dans le subconscient
parce qu’elles réagissent non contre des défauts superficiels de gouvernement, mais
contre des perversions qui ont leurs racines au-delà de la conscience ; il a manqué au
sentiment de la nature des hommes assez naïfs pour l’éprouver sous sa forme vulgaire et
assez consciente pour aller jusqu’au bout de ses conséquences ; le sentiment de la nature
attend encore la pointe doctrinale qui le transformera en mouvement d’action.
Ces diverses sociétés n’ont pas pu envisager leur action comme une croisade
« contre » le monde actuel, et comme la société présente est totalitaire, qui n’est pas
contre elle est pour elle ; le sentiment de la nature a donc été utilisé à consolider le
désordre établi : ses meilleurs défenseurs sont des révoltés qui s’ignorent ; pire, ils
forment les troupes de choc de la civilisation qu’ils veulent fuir (aviateurs, officiers de
renseignements, pionniers). Ce n’est pas la première fois qu’une société utilise
subtilement les forces qui devaient la briser, il suffit de se rappeler l’histoire du
christianisme.
Les sociétés où ils se groupent finissent elles aussi par être absorbées. Après la
guerre, les Wandervogel se regroupèrent autour des auberges de jeunesse, mais les
partis politiques avaient compris qu’ils pouvaient les utiliser, chacun eut ses groupes de
campeurs.
Il y eut les Naturfreunde socialistes et la Hitlerjugend ; d’ailleurs les déclamations
d’Hitler contre l’argent, le progrès, ses éloges de la vie paysanne, ses appels aux forces
obscures rapprochèrent la jeunesse de lui. E. E. Noth a pu sans exagération expliquer le
succès d’Hitler par l’échec de la Jugendbewegung. Les Wandervogel sont aujourd’hui
groupés en équipes et ils dessèchent les marais sous la direction des chefs de
l’Arbeitsdienst 9.
Le scoutisme est aussi de moins en moins un mouvement autonome. Puisque l’idéal
de ses chefs est de former de « bons citoyens », peut-on admettre qu’un homme hostile à
l’État est un bon citoyen ? Il est donc naturel que le scoutisme officiel soit conservateur.
Dans les états libéraux, il y a simplement une alliance tacite entre le scoutisme et le
gouvernement qui le subventionne. Mais les partis commencent à créer leur scoutisme à
eux, ils font faire des camps, des manœuvres et remplacent le discours moral, le culte
par un sermon anticapitaliste ou antimarxiste ; le scoutisme dégénère en faucons
rouges 10 ou balillas 11. Le jour où un parti prend le pouvoir, il dissout les autres
organisations et les absorbe dans sa société de jeunesse ; le scoutisme devient donc
affaire d’État. L’État libéral se contente de flatter la vanité des chefs scouts en les
décorant. L’État fasciste en fait des fonctionnaires. Le naturisme, qui se situe
politiquement à gauche, aurait plutôt tendance à dégénérer dans une conception
socialiste du bonheur au soleil. Mais aussi, l’exaltation du corps peut devenir une
exaltation de l’homme fort, les revues fascistes photographient des files de jeunes
Italiens en costume de bain, et le Duce lui-même se fait photographier nu jusqu’à la
ceinture pour montrer à toute l’Italie que son chef a, outre la mâchoire, la fourrure des
grands fauves.
Le naturisme intégral a pu être difficilement utilisé. Une certaine orthodoxie de
rites (végétarisme, nudisme intégral) a conservé son originalité ; mais l’esprit naturiste
a animé en France le mouvement des auberges de la jeunesse. Les auberges de la
jeunesse ont d’abord été créées en Allemagne, mais elles ont été organisées par les
membres de la Jugendbewegung, tandis qu’en France le mouvement des auberges, très
faible d’ailleurs jusqu’à la création du Front populaire, est né dans les milieux de
gauche. La création des auberges en France est une entreprise politique, une tentative
de mainmise sur les groupes de jeunes gens qui parcourent la France à pied ; il est
certain que tôt ou tard nous aurons des auberges de la jeunesse de droite, et que le jour
où un fascisme quelconque s’emparera du pouvoir en France, les auberges de jeunesse
deviendront entreprises d’État. L’organisation centralisée de ce mouvement aboutira
non à une Jugendbewegung, mais à un tourisme politique. Le mouvement des auberges
de jeunesse aboutira s’il est le fait non d’organisation politiques, mais de ceux qui
désirent mener une vie naturelle ; comme dans le cas de la Jugendbewegung, du
scoutisme et du naturisme, le succès profond des auberges est lié à un idéal
révolutionnaire né directement du sentiment de la nature.

Retour à la nature et organisation des loisirs

Le sentiment de la nature n’est pas « à droite » comme le croit à tort Ramuz ; il se


manifeste sous deux formes que nous pourrons appeler à droite « le retour à la terre », à
gauche « l’organisation des loisirs ».
Si nous considérons le point de vue théorique (comme pour le spirituel), les
défenseurs de la nature sont à droite. La droite a toujours réclamé le « retour à la
terre », montré les avantages de la vie campagnarde, exalté la vie rude qui forme les
hommes (les clubs alpins sont souvent réactionnaires). Si les déclamations seules
comptent, la nature est à droite : mais examinons de près la réalité. Pourquoi la droite
par exemple défend-elle la colonisation ? Pourquoi, aussi contradictoire en cela que la
gauche, était-elle pour les civilisations contre les familles des paysans rifains qui
défendaient leur sol ? C’est que la droite voit dans le retour à la terre non pas une vie
qui forge des hommes libres, mais une soumission aux forces opprimantes de la nature ;
elle songe à certaines populations de pays très pauvres qui sont encore restées sous la
domination des hobereaux et du clergé.
La société naturelle, c’est la société qui conserverait les privilèges des classes
possédantes.
La droite, au fond, a un mépris peut-être plus radical que la gauche de la nature. Il
n’y a pas de tradition plus sèche, plus hostile à la diversité de la nature que le
rationalisme de droite ; il n’y a pas de société plus policée, plus artificielle que la cour
de Versailles qui forme pour elle la société idéale et l’on comprend très bien que ce n’est
pas sans mauvaise conscience qu’elle chante les louanges du romantisme hitlérien.
Au fond, la droite croit que la vie naturelle abrutit l’homme et si elle récrimine avec
fureur contre le Progrès, c’est parce qu’elle croit nécessaire pour le salut de la société
que certaines classes soient abruties ; le peuple retournera à la terre, l’aristocratie
demeurera citadine, elle aura un château à la campagne et un hôtel en ville.
Mais les fleurs rares qui poussent dans les serres du faubourg Saint-Germain
périraient à la première gelée campagnarde.
L’ouvrier abandonnera les livres et reprendra la bêche, mais le fils du riche
continuera à faire du latin.
Ce retour à la terre conçu par une classe qui ne l’aime pas et qui est bien décidée à
continuer sa vie artificielle est conçu naturellement sous une forme idéaliste et
esthétique. Il n’y a pas si loin que l’on croit des moutons frisés du Petit Trianon aux
semailles de Mussolini. Le paysan, c’est une belle photographie de propagande ; la
campagne pour M. Daudet 12, c’est le saucisson d’Arles et le vin d’Anjou, la mer, le
homard à l’américaine. À ce compte, le Tout-Paris est un monde authentiquement
paysan. Comme ce retour à la terre est une simple spéculation de l’esprit, il est conçu
sous une forme ultraréactionnaire tandis que, dans les faits, il n’accomplit aucun
changement. Discuter par exemple sur les « idées » de l’hitlérisme dans un pareil
domaine, c’est discuter dans les nuées, on ne revient pas plus à la terre dans l’Allemagne
du IIIe Reich que dans l’Allemagne de Weimar. Comme le remarque fort justement
Ramuz, la vie paysanne est partout condamnée, quels que soient les mythes au pouvoir ;
cette condamnation n’est pas due à je ne sais quelle conspiration du Juif contre le
« paysan », mais à une révolution profonde de l’économie et de la société ; la vie
paysanne attend toujours la révolution de fait qui, en la réintégrant dans le mouvement
général du monde, lui donnera la force de résister à l’évolution qui la condamne. Et s’il
est une opération où l’esprit devra provoquer l’acte concret, c’est bien celle du retour à
la terre.
À gauche, héritage du rousseauisme, nous trouvons plus de confiance dans la
nature, mais aussi plus de méfiance des sociétés naturelles ; les conceptions de gauche
du sentiment de la nature sont nées d’une synthèse entre deux éléments contradictoires
de la pensée de gauche : le rousseauisme et le culte du Progrès. La gauche a d’autant
plus admis la nécessité d’une vie naturelle que l’homme est en partie pour elle un
animal, mais pour laisser cette vie se développer sans entraver le perfectionnement
social, elle l’a admise comme une activité à part. À heure fixe, les employés monteront
sur la terrasse du building et prendront leur bain de soleil ; à la fin de la semaine, ils
iront au bord de la mer. Ceci n’a rien à voir avec l’activité quotidienne, l’homme
retourne à la nature pour jouer. On conçoit le danger d’une telle « organisation des
loisirs ». Une vie naturelle à période fixe n’est pas une vie naturelle. D’autre part, il y
aura déséquilibre entre l’activité professionnelle et les loisirs, la vie quotidienne n’aura
plus de signification et ne sera plus qu’attente des vacances. En outre 13, en concevant la
nature comme un parc, l’activité durant les vacances comme un jeu, cette organisation
cherche à affadir le conflit homme-nature et en fin de compte achever l’œuvre de la
technique. En supprimant l’esprit de lutte et de liberté chez l’homme, certaine
organisation des loisirs est machiavéliquement contre-révolutionnaire.
Ce n’est pas d’un dimanche à la campagne dont nous avons besoin mais d’une vie
moins artificielle.
Une société nouvelle doit naître de la réintégration de la nature dans notre vie et il
est bien probable qu’elle ne ressemblera pas plus à un impossible Moyen Âge qu’à la
machine à habiter de Le Corbusier.

Sentiment de la nature et personnalisme

Les revendications révolutionnaires du sentiment de la nature ne seront accomplies


que par un mouvement directeur né de lui, comme les revendications de la classe
ouvrière n’ont pu être accomplies que par les ouvriers. Cette conscience a trouvé sa
direction dans les doctrines socialistes, le sentiment de la nature peut trouver la même
dans le personnalisme.
Rappelons rapidement les directions principales :
Nous les verrons coïncider avec une partie du programme personnaliste. L’idée de
lutte et de responsabilité mise avant l’idée de confort, la prééminence de la personne
concrète et des communautés sur les masses, la supériorité de la « culture de
production » sur la « culture de consommation », hostilité commune contre le
rationalisme bourgeois sous ses deux formes, idéaliste et matérialiste, la grande ville, la
bureaucratie, l’oppression de l’argent et de l’État. Le sentiment de la nature doit être au
personnalisme ce que la conscience de classe a été au socialisme : la raison faite chair.
Le mouvement personnaliste demeurera un système bâti dans les nuées s’il ne naît
pas d’un sentiment profond commun à beaucoup d’hommes et le sentiment de la nature
est le seul point concret sur lequel le personnalisme puisse s’appuyer sans trahir ses
origines ; les autres mouvements l’utilisaient, nous pourrons le servir.
Le personnalisme doit faire aboutir enfin le scoutisme, la Jugendbewegung, le
naturisme. Nous devons dire : « Oui, nous ne montons pas à la montagne pour jouir de
nos sentiments ; le CAF 14 a en partie raison de choisir pour devise – “Pour la patrie, par
la montagne 15” – cet insigne ridicule d’une vérité, la montagne mène à une conception
sociale, mais cette conception est au fond de nos enthousiasmes de grimpeurs non en
dehors, les montagnards n’ont pas de conseils à recevoir des nationalistes parisiens.
Qu’ils parlent entre eux, un de ces soirs où il est si agréable de discuter dans une cabane
de berger, ils comprendront que tous, jusqu’à présent, ont cherché à tromper ces
sentiments. Qu’ils pensent que leur horreur des livres par exemple n’est pas un
hommage aux colonels mais à la libre poésie des bergers. En descendant à grands pas du
col, ils verront s’étendre à leurs pieds le paysage de l’utopie : des maisons solides et
propres, dispersées dans des bouquets d’arbres, des fabriques aux toits de tuiles rouges,
animées par le courant de la rivière ; un peuple de paysans et de mécaniciens rentrant
sans hâte de leur travail en chantant dans les chemins. Qu’ils n’aient pas peur de
méditer au crépuscule, ils comprendront qu’ils n’ont rien à voir avec ces partis qui ne
peuvent construire qu’un monde compliqué et gigantesque, ils se détacheront des
mythes monstrueux et des foules infinies qui les adorent ; ils maudiront les masses et les
empires, ils comprendront que toute révolution véritable simplifie la vie de l’homme, lui
permet d’avoir plus de prise sur les objets, de mieux tendre la main vers son prochain.
Ils s’apercevront que les hommes sont impuissants parce qu’ils sont perdus dans des
rêves gigantesques ; l’or s’entasse dans des caves blindées, le blé pourrit dans les silos à
côté de misérables morts de faim. Ils comprendront que notre pensée est impuissante
parce que nous pensons au hasard, et nous pensons au hasard parce que nous ne
sommes plus sur la terre. Ceux qui connaissent la beauté de l’arbre, la fraîcheur de la
source comprendront que la révolution pour la maison au soleil, pour la liberté des
vallées a plus de grandeur que pour le bleu, le blanc et le rouge, la flèche ou la tête de
mort. 16 » Alors descendront des montagnes les nouveaux Barbares qui détruiront le vieil
empire pour permettre à un monde de renaître sur ses ruines.

1. Sur le mont Tomaros en Épire poussait Dodone, « la venteuse » forêt de chênes dont le bruit des feuilles donnait
voix à Zeus en son plus vénérable oracle.
2. Les tribus rifaines semi-nomades menées par Abd-el-Krim opposèrent une farouche résistance aux troupes
françaises et espagnoles de 1921 à 1926 lors de la guerre du Rif.
3. L’auteur avait par erreur écrit « ce sont ».
4. On reconnaît déjà La Foule solitaire que décrira l’Américain David Riesman en 1950 dans un livre fameux, dont
Charbonneau commentera la traduction, parue en 1964 avec une introduction d’Edgar Morin, comme « bon
exemple des limites de la meilleure sociologie », dans la foulée d’un « camp de jeunes » sur le thème de « la
société ».
5. Le théoricien flamand d’un « socialisme éthique », Hendrik De Man, beaucoup discuté dans les milieux non
conformistes français, était notamment l’auteur de L’Idée socialiste suivie du Plan de travail, Paris, Grasset, 1935.
6. Allusion à la condamnation à mort de Lavoisier en 1794.
7. Charbonneau avait écrit « solution » probablement par erreur.
8. Le texte original comportait par erreur à partir d’ici une 5e partie au même titre que la 4e (« Le sentiment de
nature et la révolution personnaliste »). Nous avons donc fait le choix ici de regrouper ces parties.
9. Le Service de travail du Reich national-socialiste était obligatoire pour les jeunes Allemands des deux sexes,
mobilisés pour six mois de travaux manuels d’utilité publique juste avant le service militaire.
10. Les Faucons rouges étaient les mouvements de jeunesse proches des partis sociaux-démocrates et socialistes, forme
de « scoutisme rouge » d’origine anglo-saxonne.
11. L’Œuvre nationale Balilla fut l’organisation de jeunesse du fascisme italien de 1926 à 1937 ; son fondateur, Renato
Ricci, obtint pour la créer les conseils de Robert Baden-Powell, créateur du scoutisme, ainsi que de représentants
du Bauhaus, école allemande adaptant les arts à la société industrielle.
12. L’écrivain Léon Daudet (1867-1942), fils aîné d’Alphonse Daudet, fut une figure majeure du royalisme de l’Action
française de Charles Maurras, notamment comme collaborateur de son journal.
13. L’auteur avait écrit « D’autre part ».
14. Club alpin français.
15. Charbonneau avait écrit par erreur : « à la patrie par la montagne ».
16. Le journal La Flèche fut de 1934 à 1939 l’organe du frontisme, mouvement de gauche non conformiste où maints
personnalistes se retrouvèrent, tandis que la tête de mort fut l’emblème des croix-de-feu, où militèrent quelques
autres.
1
BERNARD CHARBONNEAU

AN DEUX MILLE
LE FAIT

Le 6 août 1945, une déclaration du président des États-Unis Truman suivie d’une
déclaration de l’ancien Premier ministre anglais Winston Churchill nous annonçait que
l’aviation américaine s’était servie pour la première fois de bombes atomiques. Un seul
engin lancé sur le port de guerre japonais d’Hiroshima avait anéanti la plus grande
partie de la ville. La fumée de l’explosion, visible de deux cents kilomètres, s’était élevée
à vingt-trois kilomètres de hauteur. Les chefs d’État prévoient l’emploi de bombes plus
puissantes encore.

1. Conférence publique faite fin 1945 au palais des Arts de Pau en présence du préfet des Basses-Pyrénées.
SUR DEUX RISQUES À COURIR

Il me faut d’abord proclamer le caractère prodigieux de l’événement. Pour une fois,


l’importance de l’accident historique est directement en rapport avec sa puissance de
sensation. Une lumière fulgurante nous illumine sur la marche du monde où nous
vivons ; le seul danger est d’en être ébloui. On ne passe pas impunément du plan de la
vie quotidienne à celui du roman d’anticipation, de la lutte journalière pour le bifteck à
celui de l’Apocalypse.
Comme pour tout événement essentiel, il faut s’attendre à voir se déclencher les
processus de justification qui permettent au monde d’assimiler l’inassimilable, d’autant
plus inévitables que si l’emploi de l’énergie atomique risque d’être un danger mortel
pour l’homme, la prise de conscience de ce danger risquerait d’être mortelle pour ce
monde.
Les premières réactions de la presse française sont significatives. Il y a bien eu le
fait de l’extraordinaire : la dépêche annonçant l’emploi de la bombe atomique. Mais les
commentaires des journaux ont bien vite intégré l’extraordinaire dans leurs catégories,
qui sont principalement d’ordre politique. Il y a eu dans Combat un article d’une haute
tenue morale 1 et des calembours dans Le Canard. C’est la fonction de Combat d’être un
journal sérieux et celle du Canard d’être un journal pour rire. Les journaux socialistes, à
la suite du président Truman, ont exprimé l’espoir que la bombe atomique mettrait fin
aux guerres – la bombe, elle, n’est pas un espoir, c’est un fait. Action a examiné la chose
sous l’angle des rapports MUR-UDSR, tandis que L’Humanité stigmatisait les ennemis de
l’Union soviétique qui prétendaient s’en servir contre elle. Le général de Gaulle y vit un
argument de plus pour occuper la rive gauche du Rhin et le généralissime Staline pour
ne pas occuper la Corée. Ceci nous donne une idée de ce que pourraient dire notre
presse et nos chefs respectés à la veille de la fin du monde.
Au contraire, je n’ai à parler que de la bombe atomique elle-même : de l’efficacité
de la machine et du destin des hommes. Tout le reste m’est égal. Je me fous de
l’Allemagne, je me fous de l’URSS. Je me fous de Truman lui-même. Je ne peux prendre
que deux choses au sérieux : l’humanité et ce qui la menace. Nous venons de franchir un
pas et je me demande si, dans l’histoire, on n’a jamais sauté ainsi de plusieurs
millénaires. Nous pouvons enfin dire que nos moyens sont à l’échelle du globe, puisqu’il
suffirait de quelques milliers de ces engins pour transformer de vastes contrées en
déserts. Et il faut considérer la bombe atomique actuellement employée comme un engin
extrêmement rudimentaire, le plus rudimentaire de la série qu’il va engendrer.
L’explosion qui a détruit Hiroshima n’est qu’un point de départ et si la destruction d’un
pays cesse désormais d’être une formule de rhétorique, demain la destruction du globe
sera à notre portée. Événement analogue à la découverte de l’Amérique, la bombe clôt
le monde. Nous connaissions théoriquement ses limites, maintenant nous nous heurtons
à elles. Sous la menace de l’explosion finale, la Terre forme un tout ; la solidarité de tous
les hommes qui la peuplent cesse désormais d’être une formule pour devenir un fait
direct.
Désormais, l’existence de Paris, de Moscou, de New York ne tient qu’à un ordre ; la
civilisation des grandes villes a engendré le moyen par lequel elle se rend absurde. Peut-
être pire, car l’univers où nous vivons n’est qu’un miraculeux point d’application où
s’équilibrent toutes les forces de l’infini. Et si nous rompons cet équilibre, nous
déchaînerons des puissances qui feront de notre globe un nouveau soleil. D’ici quelque
temps, dans un endroit tenu secret, la Fin du Monde sera gardée en dépôt. Tout ce qui
nous semblait éternel : les peupliers du ravin de Cambes, les glaces de l’Antarctique,
l’automne sur la plage de Fouras, tout cela ne sera plus que provisoire. Le gel matinal de
janvier, la tiédeur des nuits d’été, tout cela cessera d’être indestructible et éternel. Le
monde des hommes est une maison hantée par la présence de la mort, où il devient
désormais impossible de vivre sans arrière-pensées.
Il n’y a plus d’éternité, il n’y a plus de nature, mais une situation précaire
artificiellement maintenue par une convention entre grands États. Désormais,
l’existence de notre univers ne tient plus qu’à une idée : l’équilibre mondial, la grandeur
de l’Amérique, l’intérêt des Soviets. Entre l’apaisement de ce jardin d’été et la flamme de
l’enfer, il n’y a plus que l’épaisseur d’un accord international comme ceux qui
interdisaient la déportation et le bombardement des populations civiles. Les réalistes et
les mystiques de la politique savent ce que valent ces accords ; ce qui compte, ce sont les
réalités, c’est la vie, et au nom de la réalité et de la vie, quelque esprit positif
déchaînera la destruction universelle. Car, pour notre malheur ou peut-être pour notre
espérance, notre situation politique reste en deçà de nos moyens techniques et s’il n’est
qu’une fin du monde, il y a encore plusieurs États. L’arme universelle exige l’empire
universel.
La possibilité d’une pareille fin éclaire l’histoire de l’Occident, comme son
accomplissement lui donnerait un sens rigoureux. L’histoire du monde devrait être
considérée comme un processus de destruction aboutissant à une explosion finale. Peut-
être est-elle effectivement cela et qu’entre l’explosion et nous, il n’y a que la décision de
notre liberté. La passion de connaître pour connaître, la volonté de réaliser pour
réaliser, le culte du résultat pour le résultat seraient les éléments de cette flamme que
l’Occident a déchaînée sur le monde. Et ce goût de l’art pour l’art, des idées pour les
idées, la condition essentielle de notre fin : l’absence de l’esprit humain. Ainsi se mesure
sa grandeur, plus prodigieuse que celle de la science qui a créé la bombe, puisqu’entre
l’univers terrestre et le néant, il n’y a finalement que lui.
Mais sans doute parce que je reste fils de ceux qui croyaient au progrès, et parce
que l’histoire humaine ne peut prendre pour moi les proportions d’un mythe, je ne peux
réaliser ce monstrueux aboutissement. Je ne croirai à la fin du monde que lorsque je
croirai en Dieu et je ne croirai en Dieu que lorsque je croirai à la fin du monde. L’espèce
humaine me paraît encore suffisamment douée de sagesse physique pour reculer au
dernier moment devant son suicide. Dire qu’aujourd’hui avoir confiance dans l’homme
se ramène à lui supposer un instinct que possèdent à coup sûr les animaux les plus
rudimentaires ! Mais ma supposition reste hasardeuse, car ce sont les politiques et non
les hommes qui commandent aujourd’hui au monde.
J’entrevois une possibilité moins dramatique, mais au fond plus terrible. Il se
pourrait très bien, ainsi que l’envisageait le président Truman, que l’énergie atomique
ne soit finalement employée qu’à des œuvres de paix. De toute façon, dans l’explosion
des bombes ou dans le fracas des machines, on peut affirmer qu’une énorme somme
d’énergie façonnera le monde et que, de toute façon, par la machine ou par la bombe, il
sera prodigieusement bouleversé. Peut-être même que par la paix plus que par la guerre,
l’existence de l’homme sera alors radicalement changée. Parce qu’il ne s’agira pas de
détruire des villes mais d’en créer de nouvelles, non pas de briser, mais de modifier les
sociétés et que le bonheur est une force bien plus active que le malheur.
C’est cette entrée dans le troisième millénaire 2, ce prodigieux bouleversement que je
demande aux hommes d’envisager avec le maximum de sérieux. Quel que soit leur parti
pris politique ou religieux, quel que soit l’avenir qu’ils envisagent, ils sont bien obligés
de m’accorder que, de toute façon, le monde va prodigieusement changer. Je leur
demande d’envisager ce changement avec, au minimum, autant d’attention et
d’inquiétude que s’il s’agissait d’une transformation du statut politique de la France,
parce qu’il s’agit de l’existence publique et privée, de celle de tous les hommes, à la fois
du plus profond et du plus étendu.
Le caractère essentiel de ce bouleversement, c’est son imprévisibilité. La seule chose
qu’il nous est possible d’affirmer avec certitude, c’est que nous ne l’avons pas voulu. Et
dans la mesure où il n’a pas d’origine humaine, il ne nous est pas possible de le prévoir.
Une fois encore, nous aurons inventé nos moyens sans nous préoccuper des fins qu’ils
servent, acceptant celles que leur fonctionnement impose. Le seul fait que j’aie à
m’inquiéter, à raisonner à partir de la bombe atomique, a quelque chose de
monstrueusement contre nature. Mon inquiétude est la manifestation d’une impuissance
de l’homme vis-à-vis de ses moyens ; elle est pourtant déjà un effort pour les dominer si
on la compare à l’aveuglement et au mutisme des réalistes.
Nos moyens sont de plus en plus prodigieux et nos fins de plus en plus incertaines.
Il ne nous reste plus que des mots abstraits : la justice, la liberté, de plus en plus
dépourvus de puissance effective. À part cela, un vague désir de bonheur physique,
l’aspiration à un plus grand confort. Surtout le besoin d’augmenter notre efficacité
individuelle ou sociale. Mais cette volonté de puissance elle-même n’est que le reflet des
moyens dont nous disposons, la joie des forces qu’ils nous communiquent. Cette fin-là,
ce sont les moyens qui la créent.
Quand on pense aux immenses changements provoqués par l’utilisation de la
vapeur et de l’électricité, au fait que nous n’avons pas encore pu résoudre les problèmes
humains qu’ils nous ont posés, on entrevoit dans quelles situations insolubles nous
allons nous trouver placés. Comme Dieu, l’homme pourra pétrir l’univers à sa guise à
partir de l’élément originel. Mais, comme ce n’est pas l’outil qui crée la forme, mais la
pensée qui le guide, le nouveau dieu ne pourra que détruire. Ses instruments de
construction eux-mêmes ne seront que des instruments de destruction, sa paix
l’impitoyable guerre qu’il mènera contre la nature et contre sa propre nature, ayant fait
de l’univers, à son image, un prodigieux chaos.
J’en appelle à ceux qui prétendent défendre des valeurs spirituelles comme à ceux
qui prétendent défendre l’homme et je leur dis : Croyez-vous à un Dieu, à une Raison, à
une Morale, à une Vérité permanente ? Et dans ce cas, allez-vous subir passivement un
bouleversement où les valeurs perdront leur sens et l’homme sa forme ? Car demain,
peut-être, pour nos fils, nous serons des Assyriens et pour nos petits-fils des Sélénites
parce qu’aucune pensée n’aura maîtrisé notre présent pour assurer cet avenir dont nous
ne pourrons plus dire : notre avenir. Ce jour-là, que sera votre Révélation ? Et votre
humanisme ? Que seront cette justice et cette liberté pour lesquelles nous acceptons de
mourir, reconnaissant ainsi qu’elles doivent se transmettre aux siècles ? Alors l’esprit
humain serait enterré vif dans un monde absurde et les glaces de la mort éternelle
figeraient les temps dans une Apocalypse immobile. Auquel cas la fin du monde serait
vraiment une grâce.
1. C’est Albert Camus qui s’indigna dans Combat du 8 août de l’accueil euphorique réservé par le reste de la presse
française à une « révolution scientifique » dont la première manifestation avait été un carnage sans précédent,
annonçant pire encore.
2. Par erreur, le texte dit « deuxième » ; Charbonneau parle évidemment du troisième millénaire qu’inaugure l’an
2000 mais qu’anticipe 1945.
PROPOSITIONS

Constatation de l’autonomie du technique

Il ne s’agit plus de considérations théoriques. Il s’agit, concrètement, du sort du


monde. Sur tous et pour toujours, la bombe atomique fait peser sa menace. Le sort de
l’humanité ? Mais je n’ai pour le dire qu’une formule éculée à force d’avoir été
illégitimement employée. Aurons-nous, à défaut de vertu, cet instinct élémentaire qui
fait se révolter la brute en face de la mort ? Ici, pour être lucide, il suffit de redevenir
simple. Mais nous ne sommes plus des brutes, je le crains, et au lieu de mesurer nos
chaînes, comme des vieillards, nous raisonnons ou nous faisons le silence sur ce qui nous
trouble. Il semble que c’est le destin même qui nous empêche de penser la bombe.
Pourquoi cette incroyable paralysie ? À son origine, il y a une démission déjà
ancienne. La bombe n’est pas une idée ; il n’y a qu’à voir l’incapacité de nos
intellectuels à la penser – c’est un fait. Un fait qui s’apparente à cette chaîne de faits qui
a nom : le progrès, non pas tel que certains le définissent, mais tel qu’il s’est
concrètement réalisé depuis plus d’un siècle. Vis-à-vis de tout ce qui touche à ce progrès,
l’individu moderne a une fois pour toutes adopté une attitude – si jamais il a eu à le
faire. Cette attitude est contradictoire : elle consiste à considérer le progrès technique à
la fois comme une loi fatale, essentielle au devenir de l’humanité, et un phénomène
accessoire ; à déclarer d’un ton doctoral : « il n’y a pas à revenir en arrière » – ce qui
signifie d’ailleurs qu’il faudra continuer ainsi dans l’avenir ; et plus simplement – car il
se trouve rarement des individus pour poser seulement la question – à ne pas en parler,
comme d’une chose qui va de soi, et à réserver toute son attention aux débats de
l’idéologie politique. En première page, il y a le procès Pétain, il y a la proportionnelle
avec utilisation des restes, il y a aussi la bombe. Évidemment, c’est un peu bizarre et il
est difficile de faire des réflexions à son sujet, tout au plus est-elle bonne pour un
reportage sensationnel. La bombe ? Évidemment, c’est assez dur de lui faire une place
dans le grand débat politique. Mais puisqu’elle est perfectionnée, elle fera bien un jour
le bonheur de l’humanité – demain, car c’est demain que les choses seront au point, et
d’ailleurs demain on n’en parlera plus.
Si le culte du progrès n’est plus la doctrine des techniciens de la pensée, qui ont
trop peur de passer pour bêtes, comme mythe vivant de l’époque, il est toujours actif. Il
est vrai que ce n’est pas le Café de Flore qui donne l’investiture.
Cette attitude nous amène à considérer le progrès comme le donné par excellence et
à abdiquer en face de lui notre liberté. Et si l’emploi des machines n’est pas un mal,
l’abdication vis-à-vis des moyens, c’est le Mal. Car s’il est vrai que la machine est neutre
et qu’elle puisse servir indifféremment au bonheur ou au malheur de l’humanité, cela
suppose comme condition élémentaire la volonté de la faire servir. Or l’attitude des
partisans du progrès est tout autre : chaque fois qu’on leur demande d’envisager l’action
des techniques sur l’homme, de concevoir une orientation différente du machinisme, ils
protestent. Le progrès pour eux, c’est-à-dire le perfectionnement technique tel qu’il s’est
défini depuis un siècle, a une valeur en soi. Le développement de la civilisation
matérielle, les techniques telles qu’elles sont (les partisans du progrès oublient trop
souvent qu’ils opposent la machine en soi à celui qui la critique telle qu’elle est) ouvrent
les voies de l’avenir. La machine, pour eux, ce n’est pas la machine, c’est la justice, c’est
la liberté. Pour ma part, je ne rejette pas la machine, mais je rejette l’identification du
gigantisme industriel, de la bombe atomique à des valeurs. Le partisan du progrès ne se
rend pas compte qu’il fournit ainsi des armes à ceux qui considèrent que la machine,
loin d’être un instrument, a ses fins propres.
Pourquoi cette abdication de générations soi-disant humanistes vis-à-vis de la
technique et des machines ? Pourquoi avoir renversé les dieux de marbre et d’or pour
adorer ces graisseuses images de métal ? Pourquoi, cessant de placer son destin dans le
ciel, l’humanité le place-t-elle dans ses instruments ? Parce que, s’il est exact de dire que
la machine peut servir, abandonnée à elle-même, elle comporte sa fin propre qui est
d’accroître la puissance. Avec un avion, je vais plus vite et plus loin qu’à pied ; avec un
marteau-piqueur, j’abats plus de charbon qu’avec un pic, et avec une bombe, je tue plus
d’hommes qu’avec un couteau. La machine est faite pour dominer, pour vaincre : les
choses et les hommes, et comme vaincre c’est toujours un peu briser, elle est infiniment
plus efficace dans la destruction que dans la construction. Nous possédons la bombe qui
détruit les villes, et demain nous pourrons détruire le monde en une seconde, nous ne
saurions jamais le créer en un aussi bref instant. Car la puissance peut broyer, seule la
vie peut engendrer la vie.
La machine, c’est la volonté de puissance et la volonté de puissance, c’est la
machine. C’est le peuple le plus avide d’or ou de conquêtes qui invente les meilleures
machines. Et c’est le peuple le plus dégagé de préjugés qui les emploie le mieux. La
volonté de puissance s’est incarnée dans l’expansion et dans son accomplissement
suprême : l’impérialisme des États. Les périodes de plus grands progrès techniques, ce
sont les périodes de prospérité capitaliste et, à un degré encore plus grand, les périodes
de guerre entre États. Ce qui caractérise le monde totalitaire où nous vivons, c’est la
symbiose du politique et du technique, l’accord entre la volonté de puissance des chefs
d’État et la curiosité objective, le sens mécanique, la docilité bornée des techniciens.
L’hitlérisme était l’expression d’une société où les plus hautes capacités techniques
s’alliaient à un sens extrême de la discipline d’État ; la bombe atomique est le produit
monstrueux de cet accouplement de la politique et du technique. Comme des fous rares
et précieux, l’État enferme les savants quelque part au milieu des landes, fournissant de
coûteux aliments à leur manie d’insectes aveugles et recueillant soigneusement le fruit
redoutable que leur inconscience élabore. « Nous n’y sommes pour rien, si nos
inventions servent à ça. » Grand argument des scientifiques… C’est bien pour cette
démission qu’il leur sera un jour demandé des comptes. La nation la plus coupable, c’est
la nation la plus avancée techniquement. Belsen et Buchenwald supposaient un
perfectionnement extrême de l’administration, de la capacité des transports et une
industrie chimique évoluée. L’incendie d’une ville d’un million d’hommes n’était pas à la
portée de Samory 1. Les vertus et les vices des États ne sont que leur faiblesse ou leur
force technique. Si les Japonais n’ont pas bombardé les villes des États-Unis, c’est faute
de moyens et si les États-Unis ont lancé la bombe sur Hiroshima, c’est bien pour l’avoir
inventée. Pour donner tout son sens à la machine la plus terrible de la guerre, il fallait
qu’elle fût conçue par les politiciens et les savants d’une nation dite chrétienne. Il fallait
qu’elle fût lancée au nom du bonheur des hommes. Il n’y a pas de Japonais, il n’y a pas
d’Américains, il y a la bombe, il y a la guerre et ses moyens de plus en plus
perfectionnés. Le peuple qui les accepte n’est plus qu’un instrument et l’homme le
rouage de la machine à faire le mal. À qui la faute ? Au pilote de l’avion ? Il n’a pas
lancé la bombe. Au bombardier ? C’est le pilote qui l’avait mené. Au général ? Il ne
faisait qu’exécuter un ordre supérieur et justement, ce jour-là, il était malade : c’est un
sous-ordre qui… Au président Truman ? C’était Roosevelt qui avait mis les choses en
train, et il était bien obligé d’agir puisqu’il était dans les intentions d’Hitler… Aux
ouvriers ? Là aussi, le travail était trop divisé et ils ignoraient qu’ils fabriquaient la
bombe. La chose s’est faite automatiquement. Qui peut-on qualifier de responsable ?
Tous ceux qui n’ont pas voulu devenir responsables.
L’essentiel, ce ne sont pas les superstructures idéologiques, mais le déchaînement
des techniques de puissance et l’attitude d’esprit qui l’engendre : la passivité des
hommes devant leurs moyens, que ce soit le manque d’imagination des masses, le
« réalisme » des hommes d’action, l’évasion idéaliste des intellectuels. L’essentiel, c’est
cette évolution des techniques qu’il est convenu d’appeler Progrès, et le mythe du
progrès. Aujourd’hui, quelle que soit la direction prise, il n’est de pensée incarnée, il
n’est de doctrine sociale et politique qu’en fonction d’une prise de position vis-à-vis de ce
fait-là.

Pour une maîtrise des techniques

Il nous faut reprendre la maîtrise de nos moyens. Si nous ne réduisons pas le


progrès technique au rang d’instrument, et c’est cela la signification de la bombe
atomique, nous périrons broyés par les forces que nous aurons déchaînées. Semblables à
Dieu par le suicide. Nous devons réapprendre à considérer les techniques (et même la
politique, cette technique) comme des moyens. Non pas contre l’État, contre la Machine,
car ce serait leur reconnaître une divinité diabolique que les choses mortes n’ont point,
mais contre l’attitude humaine qui les accepte comme un donné incontrôlable, comme la
structure et le sens de la vie, contre ceux qui confondent l’accroissement de puissance
qu’elles nous accordent et le perfectionnement humain.
La première condition pour réaliser cette mainmise sur nos outils, c’est une prise de
conscience de l’autonomie du technique dans notre civilisation. Condition la plus
élémentaire, mais aussi nécessaire, tellement humble qu’elle ne relève pas d’une
opération intellectuelle, mais d’une expérience de la situation objective ; prise de
conscience, non d’un système idéologique, mais d’une structure concrète atteinte dans la
vie quotidienne : la bureaucratie, la propagande, le camp de concentration, la guerre.
Tant que nous n’aurons pas l’humilité de reconnaître que notre civilisation, pour une
part de plus en plus grande, se définit par des moyens de plus en plus lourds ; tant que
nous continuerons à parler de notre guerre, de notre politique, de notre industrie comme
si nous en étions absolument les maîtres, le débat ne s’engagera même pas.
Je sais à quel point cette prise de conscience est contre nature. L’esprit humain,
instinctivement, répugne à enregistrer ses défaites ; il est si commode de se croire
fatalement libre, et de rejeter une exigence de liberté qui commence à l’oppressante
révélation d’une servitude. Mais si nous savons considérer en face l’autonomie de nos
moyens et les fatalités qui leur sont propres, alors, à ce moment, commence le
mouvement qui mène à la liberté. Car la liberté n’a jamais pu naître qu’à partir de la
prise de conscience d’une servitude ; je crois que l’horreur de ne pas être maître de ses
moyens est si naturelle à l’esprit humain qu’une fois ceci acquis, le reste suivra ; mais
c’est aussi là que se situera le refus.
La question fondamentale, ce n’est pas de savoir si l’emploi de l’énergie atomique
fera le bonheur ou le malheur de l’humanité, mais si, dans cet emploi, l’homme sera
libre ou serf, question à laquelle il est beaucoup plus facile de répondre. La tâche
immédiate, c’est de constater dans quelle mesure les nouveaux moyens commandent de
nouvelles servitudes et de lutter pour que les hommes prennent conscience du terrible
problème que leur pose cette antécédence des moyens. La tâche, c’est de mettre en
question ce donné que tous acceptent, sans préjuger de la réponse. Mais n’est-ce pas
parce que la réponse est impliquée dans la question que tant d’hommes ne se la posent
point ?
Cette prise de conscience est la constatation d’une situation objective, elle est donc
effort d’objectivité. Mais, comme tout effort d’objectivité, elle ne peut naître que d’une
expérience intérieure qui extériorise l’objet. Si nous n’arrivons pas à considérer
objectivement nos moyens, c’est parce qu’ils expriment une de nos tendances profondes,
que leur emploi cultive d’ailleurs systématiquement. La technique et la machine, c’est la
puissance, et un esprit centré sur la puissance s’identifie à elle : il lui sera donc
impossible de les considérer de l’extérieur dans l’action qu’elles peuvent exercer sur les
hommes. Puisque la puissance, c’est la valeur, puisque la bombe est une machine, il est
impossible qu’elle ne contienne pas en virtualité quelque bien, universel comme la
puissance de son explosion.
La prise de conscience de l’autonomie du technique n’est donc pas simple affaire de
connaissance ; elle suppose un affaiblissement de cette volonté de puissance, de ce
besoin de dominer les choses et les hommes, de cet activisme qui tient lieu à l’individu
moderne de religion. Comme notre incapacité à constater la monstrueuse autonomie de
nos moyens s’explique par un affaiblissement de l’exigence spirituelle, notre capacité à
les dominer s’affirmera dans la mesure où nous saurons revivre un certain nombre de
valeurs intemporelles. Dans la mesure où nous placerons instinctivement la personne
solitaire avant la masse, avant la puissance collective le bonheur individuel, avant la
maîtrise du monde extérieur le perfectionnement intérieur.
Il nous faut d’abord rompre le silence un peu gêné qui entoure la bombe atomique,
proclamer bien haut sa signification redoutable. Réagir contre cette stupéfaction béate
qui s’exprime dans ces cris, effarouchés ou émerveillés, d’enfants pris par le vertige
d’une course.
La première chose, c’est de nous placer scandaleusement en dehors du terrain
technique, de juger l’emploi de la bombe comme le crime le plus perfectionné, et ceux
qui l’ont employée, fussent-ils présidents des USA, comme des criminels de guerre. On
me répliquera que son emploi était nécessaire, et que si les Américains ne s’en étaient
pas servis les premiers… Voilà bien ce que j’attendais, la nécessité comme excuse et
l’obligation de devancer l’ennemi dans la course à l’atrocité. Excuse qui nous en dit plus
long sur la guerre que sur le crime lui-même.
La vie de tous est en jeu, et elle ne l’est pas au sens où on pouvait l’entendre avant
la guerre actuelle ; au moins tous les habitants des grandes villes peuvent se considérer
comme directement menacés de mort. Les hommes doivent donc exiger des
gouvernements tous les renseignements possibles sur ce qui les menace, et si ce genre de
recherches, comme certains l’ont prétendu, comporte le risque d’une catastrophe
universelle, qu’on démente ce bruit en donnant les certitudes nécessaires. S’il y a
danger, qu’on cesse ces travaux ou alors que l’on nous donne les raisons toutes-
puissantes, des raisons qui ne sauraient être qu’absolues, qui nécessitent que nous
courions ce risque suprême. Sur ce chapitre, nous avons tous droit à la parole, et aucune
raison d’État ne saurait nous l’ôter ; il s’agit là d’une chose qui concerne toute
l’humanité, la grande démocratie des corps, des continents et des collines ; en deçà des
libertés politiques, du plus fondamental des droits : ce droit qui fut donné à tous les
hommes de vivre sur cette Terre. Que dans la volière politique, nos oiseaux dorés
interrompent pour un instant leurs jacassements ; les hommes ont besoin d’un instant de
silence pour recevoir la réponse qui ne peut pas ne pas leur être donnée. Une réponse
qui ne pourra pas être un quelconque slogan sur la grandeur nationale, ou un à-peu-près
philosophique sur une paradisiaque fin des temps, mais une réponse précise à une
question qui l’est inexorablement. Une telle menace ne peut plus peser sur notre vie
sans la pervertir. Pour la supporter, il faudrait décider volontairement de ne plus
penser. La bombe atomique pose le problème du contrôle de la technique par l’homme.
Que ceux qui confondent l’aventure de la connaissance et l’instinct mécanique
m’entendent. Il ne s’agit pas de soumettre la connaissance, mais de contrôler ses
applications pratiques. Dans la mesure où elle est une aventure solitaire, la
connaissance est libre ; mais dans la mesure où ses applications pratiques transforment
les conditions de vie des hommes, elle relève de leur jugement. Car si les hommes ne
sont pas tous compétents pour juger en matière de physique, ils le sont tous pour juger
la façon dont leur vie sera bouleversée par la physique, et dans ce cas, il ne saurait être
question de tenir compte du seul intérêt de la science, mais de tous les intérêts humains.
Si la question du contrôle des moyens techniques par tous les hommes n’est pas
posée, les droits que la démocratie nous accorde risquent de devenir dérisoires. Nous
pouvons mettre un papier dans l’urne, mais le contrôle effectif de la puissance est
réservé à quelques techniciens et à quelques hommes politiques. Mieux encore,
l’existence de la bombe impose une mesure absolument contraire à la démocratie : le
secret. Secret d’autant plus absolu que la chose est plus importante. Parce que la bombe
contient une puissance mortelle, elle ne saurait être mise entre toutes les mains et son
secret ne saurait être garanti que par des moyens inconnus et terribles, par des moyens
aussi immédiats et aussi décisifs que la foudre. La victoire des démocraties risque
d’aboutir au règne d’une minorité d’initiés qui domineront le monde en s’appuyant sur
une menace cachée.
Certes, le droit de vote est le fondement de la démocratie théorique, mais le partage
de la puissance entre tous est le fondement de la démocratie réelle ; il n’y a de liberté
que là où il y a un minimum d’équilibre de forces. Dans notre civilisation, quel rapport
de forces pourrait-il y avoir entre un peuple aux mains nues et ces quelques hommes qui
détiennent le pouvoir d’anéantir le monde ? Pour un vrai démocrate, qui veut que la
liberté soit possédée et vécue, la question capitale est celle du partage des pouvoirs
réels. Je ne suis libre que là où je participe effectivement à la puissance ; je ne me
sentirai libre que le jour où il n’y aura plus de bombe atomique, le jour où j’exercerai ma
part de contrôle, un contrôle qui ne sera pas l’affaire d’un État ou de la finance, mais
des hommes. Quelle que soit la solution envisagée, le contrôle des moyens techniques
par le peuple est le problème fondamental de la démocratie moderne.
Tout le monde est théoriquement d’accord là-dessus : les techniques ne valent que
par les fins qu’elles servent. Mais pour qu’elles servent des fins, n’importe lesquelles, il
faut d’abord qu’elles leur soient subordonnées. Nous devons envisager une orientation
nouvelle du progrès, progrès dont la raison d’être ne saurait être que l’homme, qui doit
tenir compte de l’exigence humaine dans sa totalité : c’est-à-dire de l’être physique et de
l’être spirituel intimement unis.
Au stade le plus élémentaire, le perfectionnement technique doit être fonction du
bonheur individuel et non de la puissance collective ; il est plus humblement important
de posséder les moyens de nourrir et de vêtir les hommes que d’avoir celui de faire
sauter la Terre.
Ce n’est d’ailleurs que l’aspect le plus simple de la question. Il ne suffit pas que le
progrès nourrisse le corps au lieu de le broyer, il faut qu’il se soumette aux aspirations
supérieures de l’homme ; le perfectionnement spirituel doit passer avant le bonheur. La
recherche technique, l’activité économique doivent tenir compte de la liberté comme de
la justice. Il faut donc que les activités techniques ou économiques d’une part, l’exigence
spirituelle de l’autre, cessent d’être considérées isolément. Nous devons par exemple
prendre l’habitude d’examiner instinctivement tel système monétaire en fonction de la
liberté. On peut imaginer un progrès technique qui viserait à créer pour l’homme des
conditions de liberté : par exemple, en lui donnant du temps plutôt que du confort, en
recherchant les moyens qui permettraient de développer sa part d’initiative, sa
puissance d’action personnelle. Une telle recherche ne peut pas être systématique. Ce
n’est que dans l’étude de chaque cas concret qu’elle pourrait être précisée. Mais elle est
révolutionnaire parce qu’elle implique une rupture dans la direction suivie jusqu’à
présent et elle aboutirait à des institutions, à des machines qui ne seraient pas
seulement plus compliquées ou plus perfectionnées, mais différentes.
Ceci impliquerait un certain détachement vis-à-vis du perfectionnement des moyens
de production-destruction qui a jusqu’ici principalement caractérisé le « progrès ». Il est
bien évident que la misère actuelle de l’homme ne tient pas à une insuffisance des
moyens de production ; si nous dépensions pour améliorer notre condition matérielle ce
que nous dépensons pour la guerre, nous pourrions tous mener une vie de millionnaires.
L’essentiel, ce n’est donc pas d’augmenter la production, mais que la production puisse
atteindre et servir les individus. Ce qui importe, c’est le progrès des moyens de
distribution. L’imagination technique doit changer de direction.
L’accent ne doit plus être mis sur l’invention, mais sur son utilisation à des fins
humaines. Elle doit être, ce qui n’est pas le cas pour la plupart de nos créations
techniques, personnellement et socialement assimilée ; ce n’est qu’à cette condition-là
qu’elle peut devenir féconde. Prévoir les conséquences des moyens, les adapter à un
type social intéressant, les transformer en fonction de certaines valeurs, c’est là que
désormais doit s’exercer l’ingéniosité. Ce qui demandera des vertus différentes : un esprit
synthétique plutôt qu’analytique, sensible à la complexité du réel ; de l’imagination, un
sens de l’humain, une exigence spirituelle tournée vers le concret. Peut-être aussi un
rythme différent, parce qu’une technique nouvelle ne peut être assimilée qu’au bout d’un
temps minimal, et le cours du progrès ne serait plus cette courbe hyperbolique, cette
course de plus en plus précipitée vers l’abîme de quelque chute verticale, mais la majesté
d’un mouvement régulièrement ascendant, le cours puissant et ordonné d’un fleuve où le
pilote peut prévoir et orienter la marche de son navire. Alors légitimement nous
pourrions parler de progrès, c’est-à-dire d’une croissance unitaire où le développement
du corps ne se distingue pas de celui de l’esprit.

1. L’Almamy Samory Touré (1830 ?-1900) résista à la fin du XIXe siècle à la pénétration et à la colonisation françaises
en Afrique de l’Ouest.
BIBLIOGRAPHIE

Principaux ouvrages de Bernard Charbonneau

L’État, Paris, Économica, 1987 (édition ronéotypée, 1949).


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Nuit et jour. Science et culture, Paris, Économica, 1991, contient « Le Paradoxe de la
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Sauver nos régions. Écologie, régionalisme et sociétés locales, Paris, Sang de la Terre, 1991.
Un festin pour Tantale. Nourriture et société industrielle, Paris, Sang de la Terre, 2011
(1996).
Finis Terrae, La Bache, À plus d’un titre, 2010.
Tristes campagnes, Vierzon, Le Pas de côté, 2013.
Le Changement, Vierzon, Le Pas de côté, 2013.

Principaux ouvrages de Jacques Ellul

La Technique ou l’Enjeu du siècle, Paris, Économica, 2008 (1954).


Le Système technicien, Paris, Le Cherche midi, 2012 (1977).
Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 2012 (1988).
L’Illusion politique, Paris, La Table Ronde, 2012 (1965).
Propagandes, Paris, Armand Colin ; 2e édition, Paris, Économica, 2008 (1962).
Métamorphose du bourgeois, Paris, La Table Ronde, 1998 (1967).
La Subversion du christianisme, Paris, La Table Ronde, 2012 (1988).

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