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L’Événement Anthropocène
La Terre, l’histoire et nous
Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, 2013
Toxique Planète
Le scandale invisible des maladies chroniques
André Cicolella, 2013
www.seuil.com
Couverture
Copyright
Remerciements
Preuves
Conséquences
Les institutions
Existence d’une idéologie philosophique commune aux différents partis politiques actuels
Les seules révolutions efficaces sont celles qui visent à transformer la façon de vivre des hommes
La véritable critique doit considérer que les événements importants sont précisément ceux que l’on accepte comme
normaux
La similitude des arguments des communistes et des fascistes dénonce la même idéologie progressiste
La révolution, c’est d’abord une prise de conscience de la réalité du fait de l’idéologie du progrès
Sentiments révolutionnaires à l’origine, marxisme et fascisme, pour n’avoir pas reconnu le fait du progrès, ont trahi
leurs buts révolutionnaires
La doctrine personnaliste
Le sentiment de la nature dans la littérature contemporaine (Thoreau, Kipling, Lawrence, Giono, Ramuz)
Le sentiment de la nature vulgaire. Les mythes du Marin, de l’Aviateur, de l’Officier saharien, de Tarzan
Formes du tourisme
Chasse et pêche
La Jugendbewegung
LE FAIT
SUR DEUX RISQUES À COURIR
PROPOSITIONS
BIBLIOGRAPHIE
Semblable à ces courants marins qui charrient les masses d’eau chaude en surface et
qui plongent les volumes d’eau froide dans le silence des profondeurs, la vie des livres
est structurée par ce mouvement qui immerge ou exhausse les productions de l’esprit au
gré des époques et des sensibilités. Les textes de Bernard Charbonneau (1910-1996)
appartiennent à cette classe de poissons des grands fonds, de livres « froids » qui
plongent dès leur expression matérielle puis remontent des abîmes pour se présenter
dans la force de l’âge – les textes que l’on va découvrir ont été écrits entre 1935 et
1945 – avec la fraîcheur d’idées neuves, pourtant énoncées soixante-dix ans plus tôt.
Depuis l’écriture de ces manuscrits, l’homme a disparu. Pétris de notre assurance et
de notre omniscience de modernes, nous pensions que la découverte d’un auteur après
sa mort relevait d’une curiosité des siècles passés. Ce vieux pays de grande culture
ignorait qu’il comptait un Henry David Thoreau 1 français à son patrimoine.
Charbonneau est de ces auteurs qui « naissent posthumes », comme disait Nietzsche de
lui-même, reprenant une formule de Stendhal. On ne meurt pas de son vivant, mais on
peut être enseveli dans un tombeau de silence. On peut écrire une trentaine de livres au
cours de sa vie, marier la subversion des idées avec la vie incarnée, mobiliser toute son
énergie pour approfondir inlassablement quelques intuitions fondamentales et
originales, pour constater qu’à la fin du repas, quand on rassemble ses muscles pour
aller à trépas, c’est chômage et désert 2.
Dans ces textes d’une juvénile sagesse, Charbonneau évoque la modernité avec
l’aisance d’un poète et la profondeur des anciens 3. Depuis 1945, bon nombre de ses
ouvrages ont d’abord été diffusés en version ronéotypée dans un cercle restreint d’amis
ou publiés à compte d’auteur. Il aura fallu attendre sa mort pour voir décoller le nombre
de titres disponibles chez les libraires. Il a été le critique impitoyable d’un siècle dont il
avait bien compris les ressorts 4, et l’époque ingrate le lui a bien rendu : chez les peuples
civilisés, on tue en silence 5.
Son ami Jacques Ellul (1912-1994) – coauteur du premier texte de ce recueil – lui a
rendu hommage dans un texte émouvant de 1985 où il le présente comme le « premier à
dépasser la critique du machinisme et de l’industrie pour accéder à une vue globale de la
technique comme pouvoir structurant de la société moderne 6 ». Il voyait dans
Charbonneau un des « rares génies de notre temps 7 ». Quelques années après avoir fait
sa connaissance, ce dernier confiait : « la rencontre avec Ellul m’a empêché de
complètement désespérer 8 ». L’actualité de leur pensée – plus de quatre-vingts livres à
eux deux – éclate au moment où une multitude d’indicateurs démontrent que le monde
est engagé, depuis deux siècles, dans l’âge de l’Anthropocène, cette bifurcation décisive
où la terre est intégralement saisie par la technoscience. Cet événement a été qualifié
par Charbonneau de « Grande Mue », phénomène qu’il a longuement décrit dans un
ouvrage de 1943 resté inédit, Pan se meurt :
Plus jeunes de cinq à dix ans que les figures les plus connues du mouvement non
conformiste (Emmanuel Mounier, Denis de Rougemont, Robert Aron, Arnaud
Dandieu…), Charbonneau et Ellul rédigent les « Directives pour un manifeste
personnaliste » à l’âge de vingt-cinq et vingt-trois ans. Malgré ce jeune âge, les auteurs
font preuve d’une remarquable maturité intellectuelle. Inspirées par des manifestes
voisins publiés dans diverses revues, les « Directives » sont le texte clé où sont exposés
en quatre-vingt-trois thèses les linéaments de leurs projets intellectuels futurs. Au début
de l’année 1936, dans un contexte international de crise économique et politique
marqué par la faillite du modèle libéral et la montée en parallèle du fascisme et du
communisme, Bernard Charbonneau prononce une conférence publique à Bordeaux
intitulée « Le Progrès contre l’homme ». Le jeune historien-géographe propose une vaste
réflexion sur la modernité en partant des « transformations techniques qu’a subies le
monde depuis cent cinquante ans ». L’année suivante, il approfondit cette analyse en
proposant de comprendre le rapport de l’homme à la civilisation à partir de la notion de
« sentiment de la nature ». En faisant du « sentiment de la nature », jusqu’alors notion
surtout littéraire, une « force révolutionnaire » au plein sens d’une véritable écologie
politique, il tente de poser les bases d’une nouvelle critique sociale et écologique de
l’ordre industriel, qu’il soit capitaliste, fasciste, communiste. Celle-ci n’est ni une simple
ressource ni un décor pittoresque, mais un espace crucial où l’homme s’exerce à la
liberté et à l’altérité : point de culture sans contact fécond avec la nature. Quelques mois
après l’explosion des premières bombes atomiques de l’histoire, Charbonneau livre dans
« An deux mille » une analyse des conséquences philosophiques de la création et de
l’utilisation par l’homme d’un engin au pouvoir destructeur inouï. Prendre au sérieux
l’événement nucléaire doit nous obliger à réinterroger en profondeur notre rapport au
progrès, car « l’autonomie du technique » enlève à l’homme sa capacité de choisir et
d’orienter les choix techniques et de subordonner les moyens aux fins.
« On peut imaginer un progrès technique qui viserait à créer pour l’homme des
conditions de liberté : par exemple, en lui donnant du temps plutôt que du
confort, en recherchant les moyens qui permettraient de développer sa part
d’initiative, sa puissance d’action personnelle. […] [Cette perspective] est
révolutionnaire parce qu’elle implique une rupture dans la direction suivie
jusqu’à présent et elle aboutirait à des institutions, à des machines qui ne
seraient pas seulement plus compliquées ou plus perfectionnées, mais
différentes » (« An deux mille »).
« Il est temps de mettre fin aux équivoques […], il est temps de faire passer
certaines affirmations trop timides sur le plan social : nous en sommes arrivés à
un point où il n’y a plus à continuer, mais à faire un monde. »
10. Cette véritable révolution, porteuse d’une nouvelle civilisation, passe par un nouveau
rapport à la nature. En traitant la nature comme une question politique et en en faisant
une part essentielle de notre humanité, Charbonneau développe une ontologie vitaliste.
Il critique parallèlement les approches paganiste et techniciste de celle-ci. Il n’évoque
pas une nature essentialisée mais une nature incarnée, à laquelle l’être humain se
confronte, sans quoi l’esprit et la liberté ne sont rien 17. Le sentiment de la nature,
« manifestation d’anarchisme concret », se développe en réaction à un excès de
civilisation, mais l’opposition ne le conduit pas au rejet de cette dernière : une vie libre
n’est pas une vie sans conflit ni contradiction, mais une vie qui ressent et assume la
tension entre l’artifice et le naturel : « trop civilisé, l’homme disparaît ; sans la
civilisation, l’homme est sans force ». Le sentiment de la nature est une aspiration
profonde de l’être humain, mais il est récupéré par le tourisme, le cinéma, la littérature
de voyage : la plupart des gens vivent ce sentiment par procuration. Il devient un
tourisme bourgeois (aménagement de la nature comme une ville avec ses pesanteurs, ses
contraintes, ses passages obligés). Le scoutisme est lui aussi critiqué : l’authentique force
révolutionnaire a été dévoyée (simplicité, instinct de justice, goût pour une vie libre et
rude) par des chefs réactionnaires. Fortement marqué dans sa jeunesse par le potentiel
révolutionnaire de l’expérience de la vie scoute, Charbonneau fait cependant le constat
que les mouvements de jeunesse ont échoué à être le ferment d’une révolution
personnaliste, faute de revendications et d’organisation politique. De même, le
naturisme a lui aussi échoué, car il est resté trop fermé dans une pureté hygiéniste sans
pour autant rompre avec le mythe du progrès. Après l’analyse de la double impasse du
« retour à la terre » à droite 18 , de l’« organisation des loisirs » à gauche, Charbonneau
esquisse la portée révolutionnaire et personnaliste de ce qui deviendra l’écologie
politique et écrit cette phrase programmatique :
C’est le risque d’un décrochage entre l’homme et ses artefacts qui motive la critique
ellulo-charbonnienne de l’École de Bordeaux : l’homme devient de plus en plus étranger
au monde de la technique qu’il façonne. Débordé par la surabondance de ses
constructions et l’inflation des médiations qu’il met en place, le danger principal réside
dans l’absence de commensurabilité entre l’humanité et ses œuvres techniques et la
perte de maîtrise politique qui en découle. C’est l’intimité du lien entre saccage de la
nature et sacrifice de la liberté qui fait l’originalité de cette critique libertaire du monde
moderne.
« Nos contemporains vivent dans une fièvre qu’aucun temps n’avait connue ; ils
sont appliqués uniquement à réaliser des desseins utilitaires. Mais en eux se
propage ce sentiment, souvent à leur propre insu, que toute cette activité est
vaine, qu’elle est dénuée de sens, parce que nulle morale, nulle métaphysique,
ne la justifie plus 24. »
rationalisme jugé caduc et nourrie par un certain vitalisme dont témoignent les œuvres
de Maurice Barrès, André Gide, Gabriele D’Annunzio, David Herbert Lawrence, Stefan
George ou Hugo von Hofmannsthal, la seconde, à partir des années 1930, est gagnée
par la désillusion et l’angoisse. Au moment où l’âge des extrêmes 27 n’en est qu’à ses
premiers développements, la littérature européenne témoigne déjà d’une vision de plus
en plus tragique de la condition de l’homme, qui a cessé « d’être un fils de la terre pour
y devenir un enfant perdu 28 ». C’est dans ce moment de basculement que « de jeunes
intellectuels se retrouvent autour des mêmes revues, parlent le même langage, utilisent
le même vocabulaire ; tous rêvent de dépasser les oppositions traditionnelles, de
rajeunir, de renouveler la politique française ; tous se déclarent animés de la même
volonté révolutionnaire. Les années 1930 apparaissent donc au premier abord comme
une de ces époques de syncrétisme où les oppositions politiques et idéologiques
s’effacent, où l’esprit de l’époque est plus important que les distinctions traditionnelles
entre les courants de pensée. Il existe, semble-t-il, un esprit de 1930, comme il a existé
un esprit de 1848, un esprit de 1936 (très différent de l’esprit de 1930), un esprit de la
Résistance et de la Libération 29 ».
Cristallisant l’imaginaire politique des non-conformistes des années 1930, le
premier numéro de la revue L’Ordre Nouveau en mai 1933 (la revue s’arrête en 1938)
résume leurs orientations : « Contre le désordre capitaliste et l’oppression communiste,
contre le nationalisme homicide et l’internationalisme impuissant, contre le
parlementarisme et le fascisme, L’Ordre Nouveau met les institutions au service de la
personnalité et subordonne l’État à l’homme. » La création officielle de la revue avait
été précédée de plusieurs années par une intense réflexion théorique. Robert Aron
(1898-1975) et Arnaud Dandieu (1897-1933) publient trois livres décisifs : Décadence de
la Nation française 30 (1931), Le Cancer américain 31 (1931) et La Révolution nécessaire 32
(1933). Pour L’Ordre Nouveau, « Il faut appeler Nietzsche à la rescousse. Nietzsche contre
l’État, qu’il soit hitlérien ou stalinien. Nietzsche pour l’homme contre la masse, qu’elle
soit fasciste, américaine ou soviétique. Nietzsche contre le rationalisme, qu’il soit de
Rome, de Moscou ou de la Sorbonne 33 ». Les animateurs d’Ordre Nouveau tentent
d’explorer une nouvelle politique dont le centre de gravité serait le refus de la centralité
de l’État dans la vie sociale. Comme d’autres avant-gardes, la revue oscille entre la
primauté des idées, qui exigent le temps de la maturation, et l’urgence de l’action
révolutionnaire. Fortement marqués par les livres d’Aron-Dandieu, mais aussi par ceux
de Denis de Rougemont, un autre fondateur de L’Ordre Nouveau également actif à Esprit,
Ellul et Charbonneau inscrivent leurs réflexions dans les pas de ces aînés
personnalistes 34.
Parmi cette jeunesse non conformiste, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul font
figure de francs-tireurs au sein d’un mouvement déjà bien peu orthodoxe : ils constituent
« la fraction la plus individualiste, la plus anti-autoritaire, la plus
girondine/régionaliste, mais aussi la tendance la plus écologiste du mouvement
personnaliste 40 ». À partir de 1934, ils publient de nombreux textes, notamment dans la
revue Esprit, qui, tout en intégrant le fonds commun des idées personnalistes, les
dépassent. L’idée de précarité de l’ordre social est alors largement partagée par cette
jeunesse qui gronde, mais le geste théorique et romantique de Charbonneau et Ellul
consiste à l’étendre à la nature : l’organisation technique transforme le monde naturel
tout autant que le monde social. La nature est désormais vulnérable, son équilibre est
précaire. Leur tocsin philosophique a un timbre dramatique : en modifiant radicalement
la nature, c’est la liberté de l’homme que l’on met en péril. Cette puissante mise en
garde aura le retentissement d’une idée neuve énoncée trop tôt : c’est par le silence
qu’on l’accueillit, surtout lorsque le mouvement personnaliste, emmené par Emmanuel
Mounier, se rallia à la « modernisation » après 1945. Dès l’hiver 1937, après le Congrès
Esprit de Jouy-en-Josas, Charbonneau et Ellul prirent d’ailleurs leurs distances avec
Mounier, trop préoccupé à leurs yeux par des considérations ecclésiales et parisiennes et
rétif à une véritable action révolutionnaire portée par les groupes locaux 41.
Si l’écologie politique 42 trouve dans ces textes une première formulation théorique –
que Christian Roy a appelée le « personnalisme gascon 43 », à la base d’une « École de
Bordeaux 44 » –, c’est parce que les deux Bordelais sont attentifs au fait décisif de la
modernité : la technique fait triompher la raison instrumentale. La technique est
beaucoup plus qu’un ensemble de procédés industriels, c’est un « procédé général »,
c’est-à-dire un imaginaire et des pratiques tournés vers la production illimitée,
l’efficacité et la multiplication de dispositifs abstraits et opprimants. Plongé dans un
milieu qui n’est que moyens, intégralement médiatisé, et donc sans prise sur son
environnement, l’homo technologicus se retrouve dans un univers de fatalités où toutes
les grandeurs (économie, médias, industrie, travail…) le dépassent 45. Une des idées
fondamentales de Charbonneau et d’Ellul est de mettre radicalement en question l’idée
de neutralité de la technique : plus qu’un progrès, elle engendre le développement de la
puissance. Loin de permettre l’émancipation, la puissance engendre des déséquilibres et
devient incontrôlable, car elle appelle nécessairement la concentration et le gigantisme.
Pour rompre avec cette trajectoire, Ellul et Charbonneau en appellent à une « révolution
de civilisation 46 » contre la grande usine, la grande ville, l’État totalitaire, les agences
de publicité, le profit, les industries d’armement et la Nation – voir le premier texte du
recueil, « Directives pour un manifeste personnaliste ». Et l’on peut « voir dans ce projet
personnaliste d’une “cité ascétique” formulé dès l’hiver 1935 la première proposition
occidentale moderne d’une limitation volontaire de la croissance économique,
impliquant des sacrifices dans le “niveau de vie” quantifiable au nom d’une notion
“holistique” de la qualité de la vie 47 ».
Charbonneau avait fondé vers 1933 un groupe d’une petite dizaine de personnes
qui deviendra pour un temps le « Groupe de Bordeaux des Amis d’Esprit », en lien avec
d’autres groupes personnalistes (y compris Ordre Nouveau) du Sud-Ouest, à Pau et
Bayonne notamment. Il esquisse un programme passant par « une transformation à la
fois personnelle et collective » et qui « ne pourrait emprunter qu’une voie
communautaire, celle des petits groupes capables d’inventer localement leur
organisation et leur tactique ». De proche en proche, ces communautés nouvelles,
fondées sur une sociabilité différente, au contact de la nature, s’affirmeraient comme
une alternative crédible à une société aliénante et déshumanisante. Mettant
concrètement en pratique ses idées libertaires, le groupe de Bordeaux effectue à cette
époque des promenades « de grange en grange, [des] séjours en chalet » et, dès
juin 1934, suggère dans Esprit « que les membres d’une même région se voient de plus en
plus, dans des camps plutôt que des congrès ». Il précise alors, à propos du « problème
fédéral », le sens philosophique de son projet politique : « maintenir l’homme au contact
avec ses voisins, avec une terre dont la vie concrète est la seule créatrice, sans pour cela
oublier l’existence de réalités supérieures communes qui doivent être le principe de toute
diversité, et également la nécessité de maintenir entre ces foyers de vie autonome des
échanges suffisants pour les alimenter 48 ».
Les textes réunis ici donnent à voir deux jeunes hommes âgés d’à peine vingt-cinq
ans, qui posent un diagnostic solide des transformations sociales en cours sous leurs
yeux et formulent des propositions politiques émancipatrices concrètes. Ils montrent
que, premièrement, la critique du monde moderne n’est pas réductible aux postures
réactionnaires, contrairement à ce qu’une historiographie datée avait affirmé 49 ; et,
deuxièmement, que toutes les critiques de la technique ne sortent pas de la cuisse de
Heidegger : il existe une critique française de la technique, née dans les années 1930 et
arrivée à maturité dans l’après-guerre. À la différence d’un certain essentialisme
heideggérien, celle-ci est davantage ancrée dans une perspective historique et
empirique : la civilisation technique est théoriquement dépassable, mais seule une
révolution peut permettre cette bifurcation. Cette thèse marqua le situationnisme
d’avant 1968 (Guy Debord correspondit avec Ellul) et fut transmise à l’écologie politique
de l’après-1968. Charbonneau et Ellul font même partie des rares intellectuels des
années 1930 – avec Jacques Maritain, Denis de Rougemont, Victor Serge, Simone Weil,
Ignazio Silone, Arthur Koestler… – à avoir été à la fois antifascistes et anticommunistes,
c’est-à-dire pleinement antitotalitaires. Cette méfiance commune face à la statolâtrie
ambiante ne fait toutefois pas d’eux des libéraux, car ils mettent radicalement en
question le sens et la direction du progrès et appellent à un changement révolutionnaire
à base communautaire, réorientant radicalement le rapport des hommes à leurs
productions techniques 50.
La connaissance fonctionne par accumulation de travaux et critiques : une
réévaluation à plusieurs niveaux s’imposera donc à la lumière des textes que nous
publions ici. Elle permettra de mettre en cause la représentation qui se fonde sur la
dichotomie paresseuse et idéologiquement toxique entre technophobes nécessairement
réactionnaires, antimodernes et utopistes et technophiles progressistes, bien de leur
temps et réalistes 51. Dans le sillage de la nouvelle historiographie, ces textes et bien
d’autres du mouvement non conformiste apportent la preuve qu’il a existé un important
renouvellement critique entre la fin des années 1920 et la guerre, impliquant la remise
en cause du marxisme traditionnel comme du progressisme libéral par la critique
radicale de la vitesse, du productivisme, du mythe du travail et plus globalement de la
technique, perçue comme un processus dynamique générant un nouveau milieu régi par
une logique déterministe qui la rend « autonome » et transforme l’homme, ce dont
témoignent, outre Charbonneau et Ellul, Aron et Dandieu, Berdiaev, Weil, Duhamel,
Bernanos 52… Ces quatre textes montrent par leur unité que bien des idées popularisées
plus tardivement par l’École de Francfort et l’après-1968 avaient été esquissées dès la
fureur des années 1935-1945 par une École de Bordeaux. Ils attestent qu’une critique
progressiste du progrès n’a en réalité jamais cessé depuis le XIXe siècle 53.
Quentin Hardy
Remerciements
Bernard Charbonneau (à gauche) et Jacques Ellul (à droite), une amitié de soixante ans…
(© Coll. part. Daniel Cérézuelle)
1. Poète et philosophe américain, Henry David Thoreau (1817-1862) est célèbre pour avoir mené une vie frugale
dans une forêt. Voir Walden ou la vie dans les bois (1854), Paris, Gallimard, 1990.
2. Daniel Cérézuelle, Écologie et liberté, Bernard Charbonneau précurseur de l’écologie politique, Lyon, Parangon/Vs,
2006 ; Jacques Prades (dir.), Bernard Charbonneau. Une vie entière à dénoncer la grande imposture, Ramonville-
Saint-Agne, Érès, 1997.
3. Sébastien Morillon-Brière, « Bernard Charbonneau, jeunesse et genèse d’une œuvre », Écrits d’Ouest, no 10, 2002,
ainsi que « Bernard Charbonneau (1910-1996) », Foi et Vie, décembre 2010 (1re partie), février 2011 (2e partie).
4. Daniel Cérézuelle, « Critique de la modernité chez Charbonneau », in Patrick Troude-Chastenet (dir.), Sur Jacques
Ellul, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 1994, p. 61-74.
5. Sur l’originalité et la marginalité d’Ellul et Charbonneau dans le champ intellectuel français, voir Jacques Ellul,
« Une introduction à la pensée de Bernard Charbonneau », Ouvertures, Cahiers du Sud-Ouest, no 7, janvier-mars
1985, p. 50-51 ; Sébastien Morillon-Brière, « Bernard Charbonneau en quarantaine », Écrits d’Ouest, no 11, 2003 ; et
Christian Roy, « Charbonneau et Ellul, dissidents du “progrès” : critiquer la technique face à un milieu chrétien
gagné à la modernité », in Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente
Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013,
p. 283-298.
6. Jacques Ellul, « Une introduction à la pensée de Bernard Charbonneau », art. cit., p. 41.
7. Jacques Ellul, À temps et à contretemps – Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, Paris, Le Centurion, 1981,
p. 27. Voir Sébastien Morillon-Brière, « Bernard Charbonneau-Jacques Ellul : correspondance de jeunesse (1933-
1946) », Foi et Vie, mars 2012, p. 55-76.
8. Lettre d’août 1936 à sa future femme, Henriette Daudin, citée in Sébastien Morillon, « Sentiment de la nature,
sentiment tragique de la vie. Jeunesse de Bernard Charbonneau (1910-1937) », in Bernard Charbonneau : habiter la
terre, Actes du colloque du 2-4 mai 2011, université de Pau et des pays de l’Adour.
9. « Explication au lecteur », Pan se meurt, 1943.
10. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Paris, Grasset, 1992, et Jean Jacob, Le Retour de « l’Ordre Nouveau » : les
métamorphoses d’un fédéralisme européen, Genève, Droz, 2000. Voir la « lecture critique » de Patrick Troude-
Chastenet, in Revue française d’histoire des idées politiques, 2002/1, no 15, p. 200-205. En 2012, dans un article de
la revue Écologie & Politique, « Les natures changeantes de l’écologie politique française, une vieille controverse
philosophique », Robert Hainard, Serge Moscovici et Bernard Charbonneau, J. Jacob a relevé l’importance de la
pensée de Bernard Charbonneau centrée sur la liberté de l’homme.
11. Sur les errances théoriques, les contradictions et les partis pris idéologiques de Luc Ferry, voir Serge Audier, La
Pensée anti-68, Paris, La Découverte, 2008, p. 193-216, et la mise au point imparable de Johann Chapoutot, « Les
nazis et la “nature”. Protection ou prédation ? », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 113, 2012/1, p. 29-39.
12. Le personnalisme désigne un courant d’idées où la personne singulière est appelée à s’associer à autrui pour
devenir concrètement responsable des différents aspects de sa vie. Le personnalisme, y compris la version
gasconne d’Ellul et Charbonneau, s’inscrit dans un spectre de « troisièmes voies » mais, loin de constituer
l’antichambre d’un « fascisme français » comme le voudrait une certaine historiographie datée (Zeev Sternhell,
John Hellman), répercutée par Bernard-Henri Lévy et autres gardiens de la doxa libérale-progressiste, il s’oppose
par ses objectifs comme par ses méthodes à toute espèce de fascisme. Voir Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-
conformistes des années trente. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française (1969), Paris,
Seuil, coll. « Points », 2001 ; Emmanuelle Hériard Dubreuil, The Personalism of Denis de Rougemont : Spirituality
and Politics in 1930s Europe, Université de Cambridge, 2005.
13. Voir notamment Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), Paris, Économica, 1990.
14. James Burnham, The Managerial Revolution : What is Happening in the World, New York, John Day Company,
1941 ; traduit en français en 1947 sous le titre L’Ère des organisateurs.
15. Au cours des années 1930, Havas, en tant que puissante agence de publicité, est perçue comme un des piliers de
l’oligarchie financière.
16. Dans deux textes du présent recueil, Charbonneau et Ellul reprennent la proposition formulée dans le groupe
personnaliste Ordre Nouveau d’un service civil, équivalent social du service militaire : par roulement, une partie
de la population travaille quelques années de sa vie à des tâches non qualifiées et aliénantes du monde industriel
pour que chaque citoyen puisse être par ailleurs libre de son temps et de se consacrer à sa vocation créatrice
personnelle. Voir Robert Aron et Arnaud Dandieu, La Révolution nécessaire (1933), Paris, Éditions Jean-Michel
Place, 1993, p. 220 et suivantes. Voir également Christian Roy, « Des germes d’une économie à hauteur d’homme
dans la France d’avant-guerre », Entropia, no 15, 2013, p. 119-133.
17. Daniel Cérézuelle, « La technique et la chair. De l’ensarkosis logou à la critique de la société technicienne chez
Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et Ivan Illich », in Patrick Troude-Chastenet (dir.), Jacques Ellul, penseur sans
frontières, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2005.
18. On notera la clairvoyance de Charbonneau quant aux objectifs véritables du nazisme et de la pensée de droite de la
nature – intuitions qui ridiculisent soixante-dix ans à l’avance la thèse grossière de Luc Ferry.
19. Paul Nizan, Aden Arabie (1931), Paris, La Découverte, 2002, p. 61.
20. « Bernard Charbonneau, géographe-historien », France Culture, 23 août 1996.
21. Ce terme désigne une nébuleuse de groupes et de revues animés par de jeunes intellectuels français d’inspiration
« personnaliste ». Ces « non-conformistes » se situaient délibérément en marge des mouvements d’idées établis.
Jean-Louis Loubet del Bayle (Les Non-conformistes des années trente, op. cit.) a identifié les trois courants
principaux apparus entre 1930 et 1934 : celui de la revue Esprit porté par Emmanuel Mounier, celui de la revue
L’Ordre Nouveau animé par Alexandre Marc et Arnaud Dandieu (dont faisait initialement partie Daniel-Rops) et
celui de la Jeune Droite rassemblant des dissidents de l’Action française.
22. Daniel-Rops, Le Monde sans âme, Paris, Plon, 1932, p. 3-4.
23. Ibid., p. 5.
24. Ibid., p. 8.
25. Les quatre premières revues sont ancrées à gauche, les quatre suivantes à droite – bien que cette distribution
politique ait ses limites, dans la mesure où il existait une culture commune entre toutes ces revues qui essayaient
justement de penser par-delà la droite et la gauche.
26. Michel Winock, Histoire politique de la revue Esprit, 1930-1950, Paris, Seuil, 1975.
27. Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991 (1994), Bruxelles, Éditions Complexe, 2008.
28. René Marill Albérès, cité in Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente, op. cit., p. 27.
29. Jean Touchard, « L’esprit des années trente », in Tendances politiques dans la vie française depuis 1789 (Paris,
1960, p. 89), cité in Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente, op. cit., p. 34.
30. Robert Aron et Arnaud Dandieu, Décadence de la nation française, Paris, Éditions Rieder, 1931.
31. Robert Aron et Arnaud Dandieu, Le Cancer américain (1931), Lausanne, L’Âge d’Homme, 2008.
32. Robert Aron et Arnaud Dandieu, La Révolution nécessaire (1933), Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1993.
33. Ordre Nouveau, « Essai de bibliographie révolutionnaire », L’Ordre Nouveau, n° 3, juillet 1933, p. 3.
34. Jean-Louis Loubet del Bayle, « Aux origines de la pensée de Jacques Ellul ? Technique et société dans la réflexion
des mouvements personnalistes des années trente », Cahiers Jacques Ellul. Pour une critique de la société
technicienne, no 1, 2004, p. 33-43.
35. José Ortega y Gasset, La Révolte des masses (1929), Paris, Les Belles Lettres, 2010.
36. Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (1945), Paris, Gallimard, 2009, p. 187.
37. Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente, op. cit., p. 24-25.
38. Daniel Cérézuelle, Écologie et liberté. Bernard Charbonneau, précurseur de l’écologie, Lyon, Parangon/Vs, 2006,
p. 25.
39. Patrick Troude-Chastenet, « Jacques Ellul : une jeunesse personnaliste », Cahiers Jacques Ellul, no 1, 2004, p. 61.
40. Ibid., p. 52.
41. Sur la rupture avec Emmanuel Mounier, voir Bernard Charbonneau, « Unis par une pensée commune avec Jacques
Ellul », Combat Nature, novembre 1994, p. 37.
42. Pour une définition générale de la doctrine de l’écologie politique, voir Pierre Alphandéry, Pierre Bitoun et Yves
Dupont, L’Équivoque écologique, Paris, La Découverte, 1991, p. 134-137.
43. Christian Roy, « Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme gascon de Bernard Charbonneau et Jacques
Ellul », Annales canadiennes d’histoire/Canadian Journal of History, no 28, avril 1992, p. 67-100.
44. Christian Roy, « Ecological Personalism : The Bordeaux School of Bernard Charbonneau and Jacques Ellul »,
Ethical Perspectives, vol. VI, no 1, avril 1999, p. 33-44.
45. Pour une puissante analyse philosophique de cette dynamique technique, voir le travail récent de Jean Vioulac,
L’Époque de la technique, Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, Paris, PUF, 2009 et La Logique
totalitaire, Essai sur la crise de l’Occident, Paris, PUF, 2013.
46. Seule la constitution de petits groupes de personnes, les « communautés électives », pourra donner naissance à
une « société personnaliste » en lutte contre la société globale.
47. Christian Roy, « Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme gascon de Bernard Charbonneau et Jacques
Ellul », art. cit., p. 83-84. La datation à 1937 apparaissant dans cet article a été rectifiée ici à 1935 d’un commun
accord des spécialistes, Roy y compris, en fonction de l’état actuel des recherches.
48. Cité in ibid., p. 75-76.
49. Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, L’idéologie fasciste en France, Paris, Seuil, 1983, réédition augmentée en 2013.
Nous pensons qu’il y a irréductibilité de certains mouvements critiques et personnalistes des années 1930 au
fascisme. Contre la thèse de Sternhell, et avec Daniel Lindenberg, on peut dire que « l’anti-individualisme (pas plus
que l’antimatérialisme, l’antimarxisme, l’antilibéralisme […]) ne conduit pas automatiquement au fascisme, au
rejet de 1789 et de la tradition démocratique dans son ensemble » (in Daniel Lindenberg, Les Années souterraines
(1937-1947), Paris, La Découverte, 1990, p. 204).
50. Sur les orientations idéologiques des intellectuels européens pendant l’entre-deux-guerres, voir Enzo Traverso, À
feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945, Paris, Stock, 2007, p. 313-332.
51. La version psychologisante – forme argumentative désormais généralisée lorsqu’il s’agit de discuter du progrès –
de cette fausse opposition étant : les premiers sont pessimistes, les seconds optimistes.
52. Quentin Hardy, « La querelle du machinisme et ses enjeux théologiques en France (1930-1950) », mémoire de
philosophie de master 2, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et thèse en préparation « Le progrès technique
jugé par les penseurs chrétiens français entre 1930 et 1968 ».
53. Pour quelques travaux récents en France, voir : François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des
résistances à la technique, Paris, Imho, 2009 ; Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque
technologique, Paris, Seuil, 2012 ; Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène : la
planète, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013 (cf. chapitre 9) ; Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie :
le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992 ; Céline Beaudet, Les Milieux libres : vivre en
anarchiste à la Belle Époque en France, Paris, Les Éditions libertaires, 2006 ; Céline Pessis, Sezin Topçu et
Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit.
54. Daniel Mornet, Le Sentiment de la nature en France. De J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre. Essai sur les
rapports de la littérature et des mœurs (1907), Genève, Slatkine Reprints, 2000.
55. Alain Corbin, Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1750-1840, Paris, Flammarion, coll.
« Champs », 1990.
56. Charles-François Mathis, In Nature We Trust. Les paysages anglais à l’ère industrielle, Paris, Presses universitaires
Paris Sorbonne, 2010.
57. « Bernard Charbonneau : génie méconnu ou faux prophète ? Entretiens avec Patrick Troude-Chastenet », Revue
internationale de politique comparée, vol. 4, no 1, 1997, p. 195.
58. Bernard Charbonneau, Une seconde nature. L’homme. La société. La liberté, Paris, Sang de la Terre, 2012.
59. Pour l’ensemble des citations précédentes, voir Bernard Charbonneau, Quatre témoins de la liberté : Rousseau,
Montaigne, Berdiaev, Dostoïevski, inédit, p. 43-44.
60. Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, Paris, Seuil, 2013.
61. Pour rendre la lecture plus agréable, nous signalons que nous avons corrigé ce qui nous est apparu comme des
coquilles évidentes et revu certaines formes de ponctuation (ajouts de virgules et de points) pour des textes qui
ont été pour la plupart conçus comme des transcriptions de conférences.
JACQUES ELLUL ET BERNARD
1
CHARBONNEAU
1. Un monde s’était organisé sans nous. Nous y sommes entrés alors qu’il
commençait à se déséquilibrer. Il obéissait à des lois profondes que nous ne connaissions
pas – qui n’étaient pas identiques à celles des Sociétés antérieures. Personne ne se
donnait la peine de les chercher, car ce monde était caractérisé par l’anonymat :
personne n’était responsable et personne ne cherchait à le contrôler. Chacun occupait
seulement la place qui lui était attribuée dans ce monde qui se faisait tout seul par le jeu
de ces lois profondes.
2. Nous trouvions aussi notre place marquée et nous devions obéir à un fatalisme
social. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de bien remplir notre rôle et d’aider
inconsciemment au jeu des lois nouvelles de la société. Lois en face desquelles nous
étions désarmés – non seulement par notre ignorance, mais encore par l’impossibilité de
modifier ce produit de l’anonymat – l’homme était absolument impuissant en face de la
Banque, de la Bourse, des contrats, des assurances, de l’Hygiène, de la TSF, de la
Production, etc. On ne pouvait pas lutter d’homme à homme comme dans les sociétés
précédentes – Ni d’idée à idée.
6. Parce que nous avons eu conscience que ces valeurs devaient se réaliser, étaient
plus nécessaires que toutes les autres, nous nous sommes heurtés au principe général
actuel que la pensée vaut pour elle-même et que le monde est un organisme purement
matériel. Nulle part il n’était plus question de vivre sa pensée et de penser son action,
mais seulement de penser tout court et de gagner sa vie tout court.
11. Nous étions amenés par cette constatation à lutter contre cette division, et
comme elle est fondamentale dans notre société, contre la société même. Du fait qu’elle
empêchait la réalisation de toute vocation (retrouver l’unité de l’homme), elle nous était
ennemie – ainsi se rejoignaient le problème général et le problème particulier, nous
poussant à entrer en lutte contre la société actuelle.
12. Cette définition n’est pas dogmatique et ne peut se résumer. Elle est plus une
connaissance qu’une définition. Elle est le résultat d’une exégèse des lieux communs de
cette société, c’est-à-dire de faits sans importance et de phrases innocentes par elles-
mêmes, mais qui sont l’expression de courants idéologiques communs à tous qui font la
société, que tout le monde admet et, par cela, qui indiquent un état d’âme général (ex.
la réclame qui dit : un million d’hommes ne peut pas avoir tort : importance de la foule,
du nombre, du quantitatif, etc.).
13. Cette société s’est trouvée caractérisée à nos yeux par ses fatalités et son
gigantisme.
14. Les fatalités ne se présentaient pas comme étant d’ordre supérieur et spirituel
(il n’y avait pas de prédestination). Elles étaient seulement l’expression de certaines
combinaisons matérielles qui s’opéraient sans que la volonté de l’homme ait à
intervenir, de façon qu’en supposant une connaissance absolue des faits matériels, on
aurait pu prévoir tous les événements. Prenons des exemples :
14 bis. Il est inutile d’insister sur les faits qui sont la fatalité de la guerre : un pays
suffisamment vaste pour que les raisons de la guerre soient lointaines et abstraites pour
tous – un stade d’armement assez avancé pour que l’acte de tuer ne soit plus un acte
concret et affreux entre tous, mais devienne le fait de presser sur un bouton – une
organisation économique basée uniquement sur le crédit – la contradiction entre
l’étroitesse des territoires et l’encouragement à la natalité – la surproduction dans tous
les pays sans espoir d’écouler à l’extérieur, sont des composantes certaines de la fatalité
de la guerre.
15. Parallèlement à ces fatalités, dont nous n’avons pris que trois exemples entre
autres, nous avons les concentrations. Elles sont aussi le produit de ces fatalités et ces
fatalités sont elles-mêmes le produit de cette concentration. Elles trouvent leur origine
dans le fait que, sitôt la mesure de l’homme dépassée, il n’y a plus de raison d’arrêter un
accroissement semblable. Lorsque l’homme se résigne à ne plus être la mesure de son
monde, il se dépossède de toute mesure.
15 quinter. Concentration du capital : non pas concentration prévue par Marx, mais
concentration fictive du capital par les systèmes de crédit et d’actions de société
anonyme. Et cette concentration fictive est plus grave car d’une part elle ne peut être
combattue directement en la personne des possédants, d’autre part elle permet un
contrôle plus effectif sur l’universalité des capitaux. Dans la société capitaliste, les types
puissants sont non les capitalistes mais les administrateurs.
16. Ce mouvement de concentration s’est poursuivi dans toute l’histoire. Il a été une
évolution vers l’ordre, mais n’était jamais arrivé à un résultat. Il manquait toujours le
moyen pour réaliser ce gigantisme. Or ce n’est pas parce que le courant a toujours porté
vers la concentration que celle-ci doit être considérée comme juste. Si, à certaines
époques, cet idéal d’unité pouvait être juste et efficace pour combattre des vices graves
de la société et de l’individu (possibilité de brigandage, d’oppression directe du serf par
le seigneur, de déséquilibre des finances par le gaspillage, etc.), il n’en est plus ainsi.
Nous devons lutter contre la concentration non pas à cause de la tendance à la
concentration, fait permanent, mais à cause des moyens qui lui permettent de se
réaliser, fait actuel.
19. Par ailleurs, la concentration rejoint les fatalités – sitôt que l’homme cesse de
tenir les commandes de la société ; c’est-à-dire lorsque l’homme cesse d’être la mesure de
tout pour accepter un monde qu’il ne peut contrôler ; sitôt que l’homme accepte la mort
de ses facultés créatrices, il donne libre jeu à la fatalité. Les fatalités comme lois
sociologiques naissent de la démission de l’homme.
Preuves
21. La Technique domine l’homme et toutes les réactions de l’homme. Contre elle,
la politique est impuissante, l’homme ne peut gouverner parce qu’il est soumis à des
forces, irréelles bien que très matérielles, dans toutes les sociétés politiques actuelles.
22. Dans l’état capitaliste, l’homme est moins opprimé par des puissances
financières (que l’on doit combattre mais qui ne sont que les agents des fatalités
économiques) que par un idéal bourgeois, de sécurité, de confort, d’assurance. Le tout
procuré par l’argent, c’est cet idéal qui donne leur importance aux puissances
financières. L’état capitaliste se caractérise par la lutte pour le profit (et non pas pour la
vie). Hors cela, une hypocrisie permanente qui recouvre la recherche du profit des noms
de morale, religion, intelligence, etc., usant des valeurs spirituelles pour se justifier et
pour les rendre inefficaces dans ce qu’elles pourraient avoir de dangereux (disparition
du sens de la Justice).
23. Dans l’état fasciste, l’homme ne reçoit pour idéal final que la grandeur de l’État
et le sacrifice à l’État. Tout doit concourir à la prospérité du dieu politique qui réclame
tous les sacrifices parce qu’il détient aussi tous les moyens de vivre. L’homme reçoit de
l’extérieur cet idéal, que l’on peut lui imposer par les moyens d’influence actuels :
Presse, TSF, cinéma, etc.
24. Dans l’état communiste, l’homme ne reçoit pour idéal que la production
économique et son accroissement. Toute liberté individuelle est supprimée pour la
production sociale. Tout le bonheur de l’homme est résumé en deux termes : d’une part :
produire plus – d’autre part : le confort et tout doit normalement s’arrêter là. Ici, la
mystique est créée par des statistiques, le sacrifice est demandé au nom des tonnes de
charbon.
25. Dans ces trois états, l’on constate une hypocrisie de moins en moins grande de
l’un à l’autre, mais une égale perversion qui consiste à demander le sacrifice complet de
la vie (aussi bien dans la mort que dans les heures de tous les jours) de l’homme pour un
but inhumain et non surhumain. Elles peuvent être différentes au point de vue politique
ou même comme doctrine économique – ceci n’a plus d’importance. Elles sont identiques
vis-à-vis de l’homme. L’homme est pour elles un instrument et au point de vue vie
quotidienne car le régime de l’ouvrier communiste est le même avec le stakhanovisme
que celui de l’ouvrier américain avec le taylorisme 3. La position de l’intellectuel est
identique sous les régimes fascistes et communistes. Dans aucun des trois régimes, le
profit ne peut être supprimé, il ne fait que changer de mains.
26. Or ces trois types de société font également faillite parce qu’elles sont atteintes
des vices indiqués plus haut, au même degré. La concentration finit, par la complication
qu’elle entraîne, par désaxer la production – le crédit par son abstraction rend irréels les
problèmes financiers – l’homme, n’ayant partout qu’une petite tâche bien déterminée à
accomplir, est partout remplacé dans la direction par des fatalités ; il est prolétarisé.
Conséquences
27. Dans une telle société, le type de l’homme agissant consciemment disparaît.
L’homme se résigne à n’être plus qu’une machine qui ne peut changer de besogne – que
cette besogne soit intellectuelle ou manuelle. Il agit selon les directives ouvertes du
gouvernement ou cachées du capital. Mais toujours sous les directives d’une abstraction
– un dictateur est aussi prisonnier de la technique de la publicité et de la politique qu’un
capitaliste de la technique financière. Ils ne sont eux aussi que des instruments de ces
fatalités.
29. Le péché social commis, tout autre péché devient impossible, car ce n’est plus
un homme qui pèche en pensée ou en acte, mais ce qui n’est plus un homme : un
individu, un fragment de l’ordre social établi. Le péché le plus grave accompli, les autres
ne peuvent trouver place.
30. Pour un chrétien, ce péché n’empêche évidemment pas Dieu d’agir sur l’homme
qui l’a commis, et le rachat par le Christ joue plus pleinement encore, mais il ne s’agit
pas de ceux qui ont commis le péché et que le chrétien n’a pas pouvoir de sauver. Il
s’agit du chrétien qui a pris conscience de ce péché et qui dès lors ne peut plus avoir
d’autre but, d’autre vocation humaine que d’empêcher l’existence des conditions qui ont
rendu ce péché-là possible.
31. Pour un non-chrétien, le fait que l’homme est détaché de toute vie réelle pour
être soumis à des forces abstraites, à des forces sur lesquelles il ne peut rien, représente
le fait que l’homme devient en tout prolétaire – à côté du prolétaire produit par le
capital, du fait que l’ouvrier est à jamais incapable de devenir patron à cause de
l’énormité des capitaux, il y a un prolétaire produit par l’abstraction, du fait que
l’intellectuel devient incapable de créer, à cause des moyens techniques qui lui imposent
certaines formes de pensée – il y a un prolétaire produit par l’État, du fait que jamais
l’homme n’aura de mainmise sur l’état mais en sera toujours le fonctionnaire.
31 bis. Tous nous sommes devenus prolétaires parce que nul d’entre nous n’est
capable de recevoir le complément juste de son travail, capital, liberté, puissance et
qu’il nous est impossible d’avoir certains rapports d’homme à homme – impossibilité du
chrétien de remplir certaines missions.
32. D’une façon comme de l’autre, nous voyons que la nécessité révolutionnaire est
antérieure à nos personnes ; catholiques, protestants, athées croyant à des forces
spirituelles nécessaires, nous devons poser au premier plan cette révolution qui peut
seule justifier les autres. Elle n’est pas une création de notre intelligence, elle est une
manifestation brutale qui s’est imposée à nous. Nous sommes des révolutionnaires
malgré nous.
33. La Révolution ne se fera pas contre des hommes mais contre des institutions.
Tant pis pour la police qui garde les banques.
La Révolution ne se fera pas contre le grand patron mais contre la grande usine.
La Révolution ne se fera pas contre les bourgeois mais contre la grande ville.
La Révolution ne se fera pas contre le fascisme ou le communisme mais contre
l’État totalitaire, quel qu’il soit.
La Révolution ne se fera pas contre M. Guimier 4 mais contre l’agence Havas. La
Révolution ne se fera pas contre les 200 familles mais contre le profit.
La Révolution ne se fera pas contre les marchands de canons mais contre les
armements. La Révolution ne se fera pas contre l’étranger mais contre la nation.
La Révolution n’est pas une lutte des classes, elle est une lutte pour les libertés de
l’homme.
Si nous repoussons toujours le premier terme, c’est qu’il permet toutes les
hypocrisies, et convient aussi bien à une révolution fasciste que communiste – le second
terme ne permet pas de compromissions.
1. Ce texte date de 1935 et voici la note introductive dont l’a muni Patrick Troude-Chastenet pour accompagner sa
réédition dans Cahiers Jacques Ellul, no 1, 2004, p. 63-79 : « Jacques Ellul m’a communiqué ce texte sous forme de
quinze pages dactylographiées, telles que celui-ci a été diffusé dans les groupes d’Esprit de la région du Sud-Ouest.
Il le datait de 1935, précisant que sa rédaction était antérieure au Manifeste [au service du personnalisme] de
Mounier publié en 1936. Si l’on se réfère au “Programme des réunions d’octobre 1935 à octobre 1936” reproduit
en novembre 1935 dans le Journal intérieur des groupes d’Esprit, on constate l’annonce de la première des
“Conférences sur le manifeste personnaliste”. Le Journal du groupe personnaliste de Bordeaux ayant publié dans un
numéro spécial 8/9 non daté (43 pages dactylographiées vendues 3,50 francs) le texte de ces conférences, on peut
y retrouver une version développée destinée à la présentation orale des “Directives pour un manifeste
personnaliste” et supposer donc l’antériorité de ce dernier texte par rapport à celui des conférences. Après la mort
de Jacques Ellul, son fils Jean a retrouvé le manuscrit original des “Directives pour un manifeste personnaliste”,
qu’il m’a permis de photocopier. En comparant les écritures, il en ressort que ce document – conçu en symbiose
par les deux amis – est entièrement de la main d’Ellul à l’exception de quelques corrections et compléments dus à
Charbonneau. »
La présente version du texte a été établie d’après le manuscrit, tel qu’il apparaît dans la transcription minutieuse
et annotée de Patrick Troude-Chastenet. Cf. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, « Directives pour un manifeste
personnaliste », Revue française d’histoire des idées politiques, no 9, 1er semestre 1999, p. 159-177.
2. Charbonneau, comme une partie des animateurs de la revue L’Ordre Nouveau, utilise délibérément, dans plusieurs
de ses textes, une minuscule pour désigner « l’état » afin de mettre en question son importance et sa centralité dans
la vie sociale. La défiance de Charbonneau envers l’état transparaît donc dans l’orthographe de ce mot, l’enjeu étant
de lui enlever le prestige symbolique de la lettre capitale afin de mettre en cause l’étendu de son pouvoir
(normatif, social, militaire, …). Quand il utilise la forme courante « État » c’est généralement pour évoquer cet
État déifié qui jouit du même aura qu’une idole ou un fétiche.
3. La version de cette phrase qui se trouve dans le manuscrit étant ambiguë et moins bien construite, c’est celle
publiée dans la Revue française d’histoire des idées politiques, no 9, 1er semestre 1999, qui a été retenue ici.
4. Pierre Guimier fut dans les années 1930 chef de la publicité de l’agence Havas. Il devra quitter celle-ci en 1936 en
contrecoup d’une campagne de presse qui aurait poussé au suicide Roger Salengro, ministre de l’Intérieur du
gouvernement du Front populaire.
DIRECTION POUR LA CONSTRUCTION
D’UNE SOCIÉTÉ PERSONNALISTE
34. Les forces contre lesquelles nous devons lutter ne donnent prise ni à la réforme
dans les faits, ni à l’influence intellectuelle. Elles sont en dehors de ces moyens d’action
– et l’on peut dire que tout ce que l’on fait dans le monde en tant que réformes sert ces
puissances et tourne à leur avantage (la social-démocratie à l’avantage du fascisme, le
perfectionnement de la machine à l’avantage du patron et non de l’ouvrier). Nous
n’avons à faire ni une révolution politique, ni une révolution morale.
35. Nous ne pouvons non plus lutter contre ces forces par ces forces mêmes – ceci a
été toujours la tactique des partis politiques – combattre la force par la force, l’argent
par l’argent, la masse par la masse – ainsi tous les partis ont été amenés à se servir de
l’argent et de la foule – Ils ont été bien entendu possédés par ces moyens et sont tous
devenus esclaves de l’argent et de l’opinion publique. Ceci était tout à fait normal,
puisque ces moyens avaient déjà asservi la société entière. Si un parti les accepte (ne
serait-ce que pour les combattre) comme un moyen nécessaire, il leur reconnaît par là
même le droit à l’existence, il leur donne droit de cité et ne peut plus les détruire – (or
tout ce qui n’est pas contre l’argent est pour l’argent). On ne lutte contre une société que
de l’extérieur.
38. Cette société devra avoir le moins de points communs possible avec la société
actuelle : ceci dépend de la conduite de ses membres – et de la perfection des institutions
qui la constitueraient – ceci amène à voir en grandes lignes les positions nécessaires des
membres – et les institutions nécessaires de la société.
39. Ils devront avoir un rôle double, d’une part négatif vis-à-vis de la société
actuelle – d’autre part positif vis-à-vis de la société personnaliste – ce rôle positif se
décompose lui-même en une formation doctrinale et une action. Dans cette
énumération, il n’y a pas succession dans le temps, mais ces diverses positions sont
simultanées – on ne détruit qu’en construisant.
40. Vis-à-vis de la société actuelle, notre position est plutôt un refus qu’une action.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer de comprendre les événements actuels –
établir les confusions qui existent entre les actes et les mots, entre les doctrines, entre
les partis – rechercher les lieux communs révélateurs du monde moderne, et porter un
jugement critique sur tous ces éléments. Par ailleurs, nous devons refuser de participer
au monde que nous apprenons à connaître : y participer en touchant des intérêts, en
profitant de ses règles juridiques, en prenant des assurances, en lui apportant notre
concours de travail, si restreint soit-il. Ceci est dans la mesure de la réalisation de la
société personnaliste.
41. En effet, nous sommes contraints de vivre et pour cela de fournir nos services à
la société actuelle. Tant que cela existe, la compromission est toujours imposée. Mais
cela doit être le dernier lien qui nous rattache à cette société. Au fur et à mesure que la
société personnaliste s’édifiera, tous les liens doivent se rompre – et cette société ne
s’édifiera, en contrepartie, qu’autant que par un sacrifice nous aurons nous-mêmes
rompu ces liens en faisant confiance. Mais tout ceci sera fragile tant que la vie
matérielle de chacun de nous dépendra de la société actuelle – le but dernier est une
société personnaliste fermée où chacun puisse vivre.
42. Au point de vue positif, nous devons d’abord avoir une forte formation
doctrinale. Il s’agit moins en cela de l’établissement d’une série de dogmes que de la
création chez tous les membres d’une nouvelle mentalité. Il y a là deux caractéristiques à
retenir : d’une part un pragmatisme – d’autre part une mentalité.
43. Notre doctrine doit être pragmatique dans ses fondements et dogmatique en
elle-même – c’est-à-dire qu’elle doit être établie sur des faits matériels et sur
l’observation de ces faits – que ces faits doivent être une raison de nous décider dans tel
ou tel sens. Ainsi, nous ne déciderons pas pour ou contre la centralisation pour des
raisons théoriques mais par l’observation des effets de cette centralisation – c’est
l’ensemble des conséquences de tel ou tel principe qui nous fera rejeter ce principe et
non pas son accord ou son désaccord avec notre doctrine.
44. Mais en face, notre doctrine doit être dogmatique en elle-même pour ne pas se
laisser influencer par des moyens que nous pourrons avoir à employer et pour des
raisons d’opportunité – une fois la doctrine bien établie, elle doit être fixe et
permanente. Chacun doit se sentir responsable de son maintien, et jugé dans son action
par la doctrine même.
46. Il faut arriver à ce que tout notre travail soit empreint d’une mentalité neuve,
dont la caractéristique essentielle est d’être antilibérale. Il faut que l’idéalisme libéral
sous toutes ses formes (et surtout morale) (même le fascisme qui en est au fond une
expression) soit pour nous l’expression d’une erreur qui se retrouve dans chaque acte et
chaque phénomène de la vie courante. Le libéralisme n’est pas une doctrine mais une
forme de vie, une habitude de pensée, etc. – notre action doit consister à élaborer une
autre forme de vie, par les jugements que nous porterons sans y penser, par nos
réactions en face de tous les événements journaliers. Il ne s’agit pas de tout remettre en
question intellectuellement mais de tout 1 remettre en question naturellement par notre
conduite même, ce qui nous empêchera de nous poser de fausses questions – notre
attitude qui doit devenir naturelle, irréfléchie : création de nouvelles habitudes. Ainsi,
prenant l’étude de la culture du blé, il s’agira non pas d’étudier une politique mondiale
du blé, mais une culture du blé dans le Béarn, p. ex. une politique personnaliste du blé.
47. Notre action sera d’autant plus efficace qu’elle sera davantage l’expression
normale de nous-mêmes. Nous ne porterons pas d’insigne : lorsque l’insigne devient le
signe d’un engagement, c’est que nous ne faisons aucun geste : il faut que nous
incarnions la doctrine, que nous soyons à proprement parler ces valeurs mêmes que
nous élevons.
Les institutions
48. Toute réunion d’hommes doit tendre à être une communauté, c’est-à-dire un
groupe de personnes. D’hommes qui ont reconnu la nécessité et la raison du groupe –
qui l’ont accepté comme une nécessité matérielle de l’homme et comme une nécessité
spirituelle, sorte de communion. Un groupe également où tous les hommes puissent se
voir. Il n’est pas de communauté sans connaissance des hommes.
50 bis. Ainsi, notre action sur l’homme doit être double. Elle doit être une volonté
de faire l’homme, de le rattacher à lui-même, de l’enraciner dans le réel. Et d’autre part
une volonté de le libérer – ce qui ne peut se faire que s’il existe. Il atteindra ainsi une
liberté moins noble et moins élevée, mais réelle et vivante.
51. La volonté d’enraciner l’homme quelque part n’est pas une volonté de le
diminuer, mais au contraire de le faire exister – on ne prend conscience de la différence
profonde des hommes que lorsque l’on est un homme – une patrie, c’est le sol qui est
différent non pas dans les grandes lignes, langue, etc., mais dans les petits détails
(costume, formules de politesse…) d’un autre sol.
52. Nous nous trouvons donc en présence de deux influences à combattre : d’une
part le gigantisme de la cité – d’autre part l’universalisme. Pour le gigantisme de la cité,
nous l’avons vu – ce que nous devons rechercher avant tout, c’est la cité à hauteur
d’homme – qui serve l’homme et ne l’opprime pas – où chaque homme ait le droit de
parler puisque c’est sa cité. La cité qui évolue sous l’influence des hommes et qui soit
l’effet de l’homme. Dans cette cité seulement pourra se faire une véritable politique,
c’est-à-dire celle qui répondra aux besoins connus, concrets, palpés, des citoyens. Le vote
d’intérêt (corporatif), une politique directement sous l’œil de ceux qui y sont intéressés,
une politique qui ne sera pas abstraite et qui, terre à terre, saura contenter et
mécontenter les assujettis pour de véritables raisons.
55. Le gouvernement, les finances, l’armée de chacun de ces groupes doivent 2 être
absolument autonomes – l’État central n’aurait pour but que d’être le promoteur d’idées
neuves – le centralisateur de tous les renseignements concernant l’état de la nation – –
l’office des statistiques – le conseil juridique – l’office de réadaptation économique si le
besoin s’en faisait sentir. – En outre, il aurait un rôle d’arbitre, effectif, dans les conflits
entre les régions. Fédéral, ce pouvoir serait exercé par un ordre véritable.
57. Autre avantage politique : la moindre puissance des états. D’abord par le fait
qu’ils sont moins vastes et moins riches, puis par le fait qu’ils sont contrebalancés par
des quantités de petits états voisins, semblables entre eux. Moindre importance des
guerres, encore. Le salut viendra dans la diminution de puissance effective des états, et
non dans leur accroissement ou la suppression de la puissance apparente, ou dans la
création d’un super-état.
LA SOCIÉTÉ ÉCONOMIQUE
58. Elle est aussi dirigée par le principe du Fédéralisme, car il est le seul qui
permette de restreindre l’importance des crises économiques, de diriger la technique
efficacement et de contrôler l’argent. Ces deux derniers buts sont en effet les buts
essentiels à poursuivre pour une nouvelle société.
59. La direction de la technique : c’est un problème essentiel, lorsque l’on envisage
technique à son sens restreint habituel – c’est en effet par la technique que la production
s’est développée – que la surproduction a eu lieu – que le déséquilibre entre les diverses
productions s’est fait sentir. Que l’économie tout entière a pris une ampleur telle que des
problèmes économiques dépendent actuellement tous les autres. Les théories
économiques, tous les systèmes ne sont établis qu’autant qu’une technique nouvelle ne
modifie pas les machines, bouleversant les fondements des théories.
60. Or, si jusqu’à présent il a été question d’une économie dirigée, on ne s’est pas
préoccupé de diriger ce qui est la condition même de l’économie : la technique. Nous
prétendons qu’il est impossible d’établir une économie dirigée s’il n’y a d’abord un
contrôle et une orientation de la technique – et si ceux-ci existent, il devient peut-être
inutile de faire une économie dirigée.
65. Le secteur d’économie privée, où est laissée libre l’initiative des individus, sera
réservé au travail de qualité, pour les produits ne formant pas le minimum vital. Une
sorte d’artisanat pourra être la forme de production dans ce secteur ; ceci est un moyen
certain d’éviter le prolétariat ouvrier grâce à la faible importance des capitaux
nécessaires.
66. Le secteur collectif comprendrait les usines de grande production pour les
produits nécessaires au minimum vital. Ces produits, en très petit nombre, devraient
être produits par grande masse pour assurer à tous les individus de la nation un
minimum vital gratuit. Le travail indifférencié ferait également autant que possible
partie du secteur collectif et serait effectué par un service civil.
67. La répartition des biens serait effectuée selon le régime de la liberté pour les
biens produits dans le secteur privé, sous réserve des différences apportées par les
réformes portant sur l’argent. La répartition des biens du minimum vital serait assurée
par le gouvernement de chaque état fédéré sous le contrôle de l’état central.
68. La lutte contre l’argent dans le monde actuel doit comporter trois chefs
principaux : lutte contre l’intérêt de l’argent – réforme du crédit – suppression du profit.
69. L’argent ne peut produire d’intérêt. Il n’est pas besoin de reproduire Aristote ni
saint Thomas – économiquement, il a fallu une ingéniosité trop intellectuelle (Böhm-
Bawerk 3) pour prouver la nécessité de l’intérêt – ingéniosité qui n’explique d’ailleurs pas
l’intérêt pour l’argent consommé. En outre, il importe peu qu’en théorie l’intérêt soit ou
non justifié ; nous voyons qu’actuellement l’intérêt est une des causes de fait qui
bouleversent injustement et inhumainement le monde (spéculation). L’intérêt doit être
condamné non pas en lui-même, mais pour ses conséquences (agio, Bourse, actions) et
remontant de terme en terme, nous condamnerons l’intérêt : donc suppression des
Bourses, suppression des banques d’escompte, suppression des banques de prêt,
suppression des sociétés anonymes, etc.
70. La suppression du profit est un élément essentiel : le profit est, quoi qu’on en ait
dit, un surplus du travail de l’ouvrier. Il est injuste que ce surplus revienne à l’état ou au
patron. Le produit de ce surplus doit être réparti entre les ouvriers, et comme ce produit
n’est connu qu’après travail fait, et en mesure de la répartition déjà donnée, il doit être
distribué au prorata du travail fourni. Ceci n’est possible que dans une organisation
coopérative de la production. Cette organisation souvent décrite viendrait se greffer sur
le secteur privé. L’autre secteur étant collectivisé.
71. La réforme du crédit : le crédit est un instrument très puissant qui a le tort d’être
actuellement un instrument de rapport, de combat, de centralisation. Il faut supprimer
l’accumulation de crédit sur crédit – éviter que le crédit soit fait dans l’intérêt du
créancier, éviter qu’il soit plus aisé pour les gros industriels ou commerçants que pour
les autres. Il faut maintenir les banques de crédit, mais sous le contrôle de l’état et des
groupes locaux de représentants des métiers, de façon que leur politique soit dirigée :
c’est par le crédit que l’on arrivera à repeupler la campagne et à décentraliser la
production – c’est par le crédit que l’on arrivera à équilibrer financièrement le secteur
privé. Il faut faire du crédit un instrument de décentralisation.
73. Trois questions connexes se posent enfin, elles sont bien connues : Famille,
Propriété, Héritage. Pour la famille, nous pouvons dire ce que nous avons dit des
groupes et ce que nous disons de l’art : la famille doit être une véritable communauté –
si elle n’est pas cela, elle ne vaut pas la peine d’être défendue. La famille comme elle se
présente à l’époque actuelle, égoïsme, confort à plusieurs, conserve de préjugés
bourgeois, bouillon de culture de la lutte des générations, doit être combattue. Par
ailleurs, la rénovation de la famille ne doit pas s’opérer de l’extérieur : les lois y sont
impuissantes. La famille au sens vrai et plein du mot se trouvera dans la société
personnaliste, mais ne sera pas l’élément de construction de cette société.
74. La Propriété peut recevoir sa solution dans la formule : on n’a que ce que l’on
possède – c’est-à-dire que la propriété n’existe qu’en tant que signe d’un usage réel et
d’une jouissance effective. D’où impossibilité de la propriété du grand domaine comme
de villas et maisons nombreuses, comme de titres de rentes. Ce qui entraîne à la
suppression du fermage et de la location d’immeubles. La limitation des salaires entre
un maximum et un minimum assez rapprochés. De toute façon, il s’agit de rendre à
l’homme son rôle de mesure des choses – de ramener la propriété de l’homme à la
possession par l’homme.
76. Ces trois questions dépendent d’ailleurs de la question plus générale du droit. Le
Droit moderne, création aussi de techniciens qui délaissent les deux éléments principaux
du droit : sens de la justice, d’une part – réalité de la vie d’autre part, est un simple
assemblage de règles techniques ; combinées entre elles, ces règles doivent
automatiquement apporter la solution juste.
77. Certaines influences de civilisation doivent être sous le joug d’une surveillance
et d’un contrôle : ainsi la Publicité. Par son influence néfaste au point de vue moral, sa
stérilité de dépenses économiques, son importance dans la création d’un faux idéal de
vie chez les gens, la puissance économique qu’elle représente, la publicité doit être
combattue. D’abord sous la forme des agences de publicité – puis de la publicité
journalistique qui entraîne la Presse à un asservissement complet – puis des publicités
mécaniques exagérées. La seule forme de publicité normale doit se faire par des affiches
sans commentaires et l’annonce, et passer par les mains du gouvernement.
80. L’art et la culture ne peuvent faire l’objet d’un programme – l’art ne se conserve
pas. Il n’y a pas d’art dans un musée – l’art n’obéit pas à une règle traditionnelle. Il ne
consiste pas dans l’admiration des chefs-d’œuvre anciens. L’art et la culture se font au
jour le jour. Et chaque civilisation a les arts et la culture qu’elle mérite. Nous aurons le
signe d’une vraie révolution faite lorsque nous verrons un art nouveau se dégager de lui-
même et sans théories.
80 bis. Mais de toute façon, l’art ne doit pas être considéré comme un superflu. Il est
peut-être un luxe, pris au sens vrai du mot : une joie dans la vie. Mais tant que l’on
considérera l’art comme du superflu, l’on peut dire que la civilisation est morte, car elle
est incapable de produire ce fruit naturel qu’est l’art : celui-ci apparaît comme un
phénomène accessoire, posé à côté, alors qu’il est en réalité la meilleure expression de
l’homme quel qu’il soit.
81. Tout ce que nous avons dit jusqu’ici montre que le problème de la révolution se
pose non seulement sur le plan politique ou économique, mais sur le plan de la
civilisation elle-même. Sur le plan des mœurs, des habitudes, des façons de penser, sur la
vie courante de chacun de nous, sur son journal et son repas. La révolution doit se faire
par des hommes, pour des hommes et ce qu’ils ont de meilleur en eux.
82. La révolution doit se faire contre la misère et contre la richesse – pour que
chaque homme trouve dans une cité volontaire ce qu’il lui est nécessaire de vivre. Fût-ce
un minimum de vie pour tous, mais que ce minimum de vie soit équilibré, soit à la fois
matériel et spirituel. L’homme crève d’un désir exalté de jouissance matérielle, et pour
certains de ne pas avoir cette jouissance.
83. Que tous ceux qui croient avoir un rôle à jouer dans la Révolution qui vient
(contre une civilisation qui ne vit que de notre mort) se préparent en eux-mêmes.
Puisqu’ils viennent et nous aident.
1
LE PROGRÈS CONTRE L’HOMME
Ce titre est peut-être provocant et il est bien plus simple d’injurier un homme
politique que de vitupérer contre le Progrès. Mais, acculés à la révolte, poussés malgré
nous à nous frayer une voie vers une vie plus humaine, nous avons dû bien vite nous
apercevoir que les politiciens ne comptaient guère, que le monde actuel, dans le bien
comme dans le mal, n’est qu’un monde de forces anonymes. Le soldat pilonné dans la
tranchée par une mort qu’il ne voit pas venir, le bureaucrate usé jour par jour dans un
trou de papier poussiéreux peuvent-ils dire : « C’est la faute à Laval ? » Non, je ne le
crois pas et la phrase la plus redoutable, car elle condamne une civilisation, non un
régime politique, ce n’est pas « Flandin au poteau », mais « Flandin, on s’en fout » 2.
Je ne ferai donc pas aujourd’hui ici la critique des grands événements, mais des
lentes transformations de notre vie de tous les jours et d’une idéologie dont presque
tous, de façon inconsciente, la plupart du temps, nous faisons la base de nos
convictions. Je parlerai des transformations de la technique et de sa conséquence
naturelle : le mythe du Progrès.
Il ne s’agit donc pas de critiquer un homme, ni même un parti, mais tout le monde,
parce que, bon gré mal gré, même ceux d’entre nous qui ne l’acceptent pas participent à
ce monde qu’ils renient. Parler contre le progrès, c’est provoquer le sens commun. Mais
toute révolution véritable est provocante ; celles qui le sont 3 ne chassent pas quelques
vieillards vénérables sous les colonnes de marbre des palais nationaux, mais elles
veulent changer la vie de tous. Donc la première œuvre révolutionnaire n’est pas de
s’attaquer à quelques superstructures vermoulues mais de miner les fondations qui feront
crouler l’édifice, ras le sol ; ce sont celles qui recherchent donc les idées généralement
admises qui donnent le minimum de cohésion nécessaire à la société ; car s’il n’y avait
pas un minimum d’idées communes, ce serait la lutte au couteau entre les partis, parce
que le réformisme ne serait pas possible [et] que les révolutionnaires n’enverraient pas
leurs députés au Parlement. Je chercherai donc ici cette idéologie commune, non pas
pour l’exalter et envisager la possibilité d’un ministère d’union nationale. Le bon sens
intéressé de certains journaux opportunistes ne cesse de répéter : « Pourquoi les Français
se battent-ils entre eux, n’ont-ils pas au fond le même idéal ? » Ils ne croient pas si bien
dire, car derrière la confession des programmes et des fronts existe non un idéal
commun, mais une nuée confuse de mythes et d’imageries semblables qui se traduit
d’ailleurs, nous le verrons, par la similitude des arguments, et en gros, nous pouvons les
classer sous le titre du mythe du Progrès.
Si nous allons donc maintenant essayer de définir dans la mesure du possible cette
réalité subconsciente aux sentimentalités de droite et de gauche, ce ne sera pas pour
faire appel à l’union autour d’un Doumergue 4 plus ou moins usagé ; pour créer un Front
populaire 5 plus ou moins élargi allant du Colonel 6 à Marcel Cachin 7, mais pour
dénoncer l’erreur commune. Là où aujourd’hui un croix-de-feu et un communiste pensent
de même, là est le mal.
Je serai donc amené à vous parler de faits qui se passent très près de chez vous et
même en vous, de réalités tellement évidentes que nous nous sommes toujours dispensés
d’y réfléchir.
Les plus grands changements sont ceux qui nous échappent ; leur ampleur est
souvent telle que nous n’en apercevons ni la forme, ni la direction. Un jour paraît
l’hebdomadaire à quinze sous, un autre jour certaines modifications techniques
permettent le transport commode de la force électrique à grande distance. Nous savons
que Loys Grinberg, la star, a divorcé, mais les faits qui, à portée de notre main, font
notre vie nous échappent ; nous avons trop appris à croire que seul l’exceptionnel
compte, non l’ordinaire ; étonnons-nous donc si l’opinion publique finit par attribuer la
crise à la Mafia ! La presse nous donne une mentalité de spectateur 8 ; un événement est
important dans la mesure où il est dramatique, supposer que l’on assassine d’ici deux
mois Charles Dupoutier le célèbre chanteur 9 ; même si vous ne vous en occupez pas,
vous serez forcé de vous intéresser à cette affaire. Je dirai même qu’il ne s’agit plus
d’événement ; il s’agit simplement de l’épaisseur des caractères d’imprimerie pour
provoquer des mouvements de foule. M. Dalimier, ancien ministre, est compromis dans
l’affaire Stavisky : 1re page, 4 colonnes, et émeute 10. M. François-Marsal 11, ancien
président du Conseil, est condamné en correctionnelle : une colonne ; vous entendrez
très rarement parler de cette affaire dans le tram.
Mais les événements qui comptent, les doctrines qui ont transformé la vie des
hommes ne sont pas ceux dont on parle dans les journaux. Le monde ne change pas à
grand fracas. Pas plus que la Mafia, la Sainte-Vehme 12 n’a fait l’histoire. C’est lorsque
l’Empire romain était dans l’éclat de sa force, lorsque la paix régnait, [que] les affaires
étaient actives, lorsque les bureaux avaient à expédier les affaires courantes qu’un fait
divers dans un protectorat secondaire décidait de son sort. Et si nous voulons vraiment
juger quelles étaient alors les causes qui pourtant devaient amener sa chute, ce n’est pas
en examinant la vie des grands empereurs, leurs conquêtes, leurs goûts pour les
meurtres dramatiques ; ce n’est pas en jugeant la corruption éclatante des quelques
milliers de personnes réunies à Rome autour du gouvernement et des grands hommes
d’affaires, mais en prenant la vie d’un provincial : quelqu’un à Carthage ou à Laodicée.
Et dans cette vie sans importance nous aurions retrouvé l’aboutissement des fatalités 13
qui poussaient Rome à sa décadence ; trop d’ordre sans raison, trop de misère et pas de
chance d’en sortir. Parce que, dans les grands empires comme dans les grandes
entreprises, tout ne marche qu’à une condition : pas besoin de comprendre, tout homme
doit rester où il est jusqu’à sa fin. Chaque chose à sa place : devise des bureaux.
Ce n’est pas le vice des empereurs, ce n’est pas la corruption des hauts
fonctionnaires ; ce n’est [sic] même pas les hordes barbares pressées de gagner du butin
qui ont décidé du sort de la civilisation antique. Rome n’a été abattue que parce que la
vie de chaque Romain a été ruinée ; parce ses chefs n’ont vu, n’ont cru que les drames
de la politique, non pas la lente décadence derrière la façade de la paix, des brillantes
cérémonies et des musées encombrés d’œuvres d’art.
L’idéologie du progrès, base du sens commun
L’idéologie du progrès est tellement admise qu’elle n’a pas besoin de livres ou de
troupes de choc pour triompher. Voulez-vous déceler son existence et ses conséquences
sous la confusion des idées ? Fermez vos livres, ouvrez grandes les fenêtres de cette
chambre où vous vivez, posez des questions naïves. Des bruits de la rue, des affiches
colorées, de ce journal que vous tenez, les réponses viendront d’elles-mêmes. Si le monde
actuel est une apocalypse, ce n’est pas une apocalypse de trottoir ou de garni, un drame
dont le sens nous échappe parce qu’il nous englobe. Ce ne sont pas les œuvres de
Sombart 14, ce ne sont pas les œuvres de Marx qui expliquent Hitler, Staline ou Mussolini.
Peut-être ne les ont-ils pas lues et en tout cas ces millions d’électeurs l’ignoraient :
qu’importe Marx aux paysans de Samara ? Qu’importe Sorel 15 à l’employé de Turin ? Ce
n’est ni l’expérience d’une vie qui leur échappe, ni une pensée qui est une expérience
encore plus secrète qui poussent aujourd’hui les masses à agir. La seule classe qui
possède aujourd’hui la conscience d’une réalité, la dure expérience de la misère, c’est le
prolétariat. Or cette conscience n’a pu résister à la contrainte policière et aux mystiques
irréelles excitées par le cinéma et la presse. On peut dire que c’est dans la mesure où le
communisme a supprimé la mystique du progrès pour la pure doctrine marxiste qu’il a
échoué. De même, si en France le mouvement d’AF 16 est condamné à végéter, c’est
parce qu’elle [sic] n’a pas su accepter suffisamment cette mystique qui fait avec tant de
succès le fonds des lieux communs politiques d’Édouard Herriot 17 et du Colonel.
Commençons au hasard cette recherche du mythe subconscient du progrès. Deux
afficheurs, un croix-de-feu et un communiste, collent leurs affiches sur un mur,
supposons qu’ils poussent la solidarité professionnelle jusqu’à ne pas s’égorger. Sur
l’affiche de droite, que verrons-nous ? Un jeune homme blond, bien musclé, le regard
dur, la mâchoire en avant, derrière lui autant que possible un gazomètre et des
cheminées d’usine. Idéal : le sport, le travail. Je ne décrirai pas l’affiche communiste car
elle est identique ; seules diffèrent les marques de fabrique, en l’occurrence un drapeau
tricolore, la faucille et le marteau.
Que l’on ne me réplique pas : « ces affiches sont sans importance » ; elles ont
l’immense avantage d’exprimer clairement (qu’y a-t-il de plus net qu’un dessin ?) le but
qu’il s’agit de proposer si l’on veut faire le maximum d’adhérents. Elles prouvent de
façon précise qu’il n’y a pas d’idéal différent, mais seulement querelle de concurrents.
Elles exaltent également come but deux moyens : l’usine et le sport. Le ministre de la
propagande, s’il la veut efficace, est donc le propre prisonnier de sa publicité ;
Goebbels, après avoir bien programmé le retour à Odin, est obligé d’exalter les vieux
mythes du libéralisme. Le « mens sana in corpore sano » des philosophes du XVIIIe siècle.
Quel est l’homme politique qui, convaincu de trahison, n’écrasera pas
immanquablement son adversaire s’il a une piscine à lui jeter à la tête ? La piscine,
suprême argument. Qui, au nom d’une justice fumeuse, oserait blasphémer la piscine ?
Elle exprime précisément les rêves de ce calicot croix-de-feu, un monde blanc peuplé de
jeunes hommes blonds, une société bien réglée sans communistes mal lavés, car tout le
monde sait que les koulaks et les bolchevistes sont bruns, dépeignés et laissent traîner
des papiers par terre 18 .
Un des arguments massue employés par les amis de Mussolini, c’est qu’à l’époque de
la démocratie, les trains italiens éprouvaient de fréquents retards ; en outre, ils étaient
sales et mal rembourrés. Puis Mussolini vint, les trains partirent à l’heure, il y eut des
routes magnifiques, clémentes aux fesses sensibles du Touriste. Devant ces arguments,
les démocrates pâlissent et répliquent triomphalement en exhibant la statistique des
faillites qui ont doublé depuis l’avant-guerre ; le débat s’élève et on arrive finalement à
opposer les résultats obtenus dans le domaine de l’industrie hydroélectrique ; le
Dnieprostroi finit par l’emporter assez nettement sur le barrage du Tirso 19. Ainsi, sans
s’en douter, les uns et les autres ont montré l’absurdité des régimes qu’ils défendent.
Qu’importe en effet au véritable fasciste les retards des trains si l’originalité italienne est
sauvée ? Qu’importe au véritable démocrate l’augmentation des grèves et la baisse de la
production dans les mines si les mineurs obtiennent ce droit nécessaire pour réaliser leur
dignité d’hommes libres ?
Et il est normal que, dans ces conditions, rien ne change, car cette loi de fer :
produire, cet étalon d’argent qui mesure sa quantité sont le principe et la mort de ce
monde qu’ils avaient voulu faire disparaître : le libéralisme industriel, [et] ils n’en sont
que l’aboutissement normal ; s’il est prouvé que la liberté est néfaste à la production,
pourquoi, pour permettre au progrès de la production de continuer, l’individu ne se
soumettrait-il pas à la discipline nécessaire au Progrès ? À la tyrannie industrielle ? Et
derrière le dictateur à panache dressé sur son cheval blanc cabré apparaissent la fumée
des usines, les immenses bureaux, la nuit de la mine et la loi du progrès : l’argent.
Donc, fascismes, stalinisme ne changeront
pas notre vie quotidienne
Nous voilà donc à même, après l’analyse de quelques images brutales, de définir la
mystique subconsciente qui fait indifféremment la force du fascisme, du libéralisme et du
communisme. Il nous est plus facile maintenant de déterminer les traits essentiels de ce
conglomérat d’images et de lieux communs.
Je peux dire que cette mystique est bien entendu, avec des aspects très différents,
celle des grands industriels libéraux, celle dont Ford a essayé de faire la théorie mais
qui, par là même, l’a [sic] déformée partiellement parce qu’elle perd de sa force en
devenant consciente.
Notons d’abord qu’une telle mystique ne peut être celle d’hommes vivant en
fonction de vérités spirituelles qui sont leur raison de vivre. L’histoire des mystiques de
masse, c’est l’histoire de ceux qui ont cessé d’être humains pour relever du scalpel et du
test du sociologue. C’est l’histoire de ceux qui ont perdu le sens de la force puissante et
lourde de l’esprit vivant.
En effet, ce sont ces valeurs qui sont les points de repère nécessaires sur lesquels
l’esprit assuré peut repartir à la conquête d’un monde qui ne semble d’abord que nuées.
C’est parce qu’aujourd’hui nous avons perdu non le sens de l’idéal, [mais] le sens de la
force tatillonne et terre à terre qu’est une conscience véritable, que nous sommes
abandonnés au déterminisme. Si vous voulez voir clair dans le conflit italo-éthiopien,
rentrez en vous-même et étudiez les ouvrages de Lamare sur le plateau abyssin 24. Un
flambeau et un compas d’arpenteur, c’est le meilleur moyen de se sentir sûr au milieu
des ténèbres.
Imbues d’un tel état d’esprit, les soi-disant révolutions fascistes ou communistes ne
pouvaient rien changer ; si une fois de plus, cessant d’examiner les doctrines, le
gouvernement et les cérémonies du dimanche, on porte son attention sur la structure de
la société. Lorsque Hitler supprime en Allemagne les pouvoirs locaux (plus un pays est
étendu, plus il est grand, pensaient les bourgeois libéraux), il ne fait pas une révolution,
il précipite la fatalité de la centralisation territoriale. Le nationalisme ne va pas du tout
contre la loi d’uniformisation du monde actuel, il prépare son accomplissement. Quel est
le dictateur qui, au fond, ne rêve pas de l’Empire universel, cette internationale réalisée
à son profit ? Pas un des faits contre lesquels toute véritable doctrine révolutionnaire
devrait prendre conscience : la grande presse, la grande industrie, les techniques de
fabrication de l’homme, la grande ville, ces faits qui eux font bien notre vie plus que
Paul-Boncour 28 , n’ont été pris en considération par les doctrines actuelles. Si on appelle
réactionnaire tout mouvement qui continue strictement le passé, les idées et les lois du
passé, fascisme et stalinisme sont des mouvements réactionnaires.
Mais on peut faire à l’idéologie progressiste qui est le fonds commun de ces
mouvements un reproche plus grave : c’est une idéologie fausse. L’erreur commune des
mythes du progrès, c’est la croyance plus ou moins claire qu’une sorte de fatalité fait
coïncider le Progrès matériel, c’est-à-dire le développement des moyens de production,
avec les intérêts non seulement matériels, mais même spirituels de l’homme. On
considère ce développement comme une fatalité devant laquelle il n’y a rien à faire. Et
pour justifier cette passivité, on proclame cette fatalité excellente et on refuse de s’en
occuper. Or toutes les véritables révolutions sont celles qui sont allées contre des
déterminismes qui semblaient irrésistibles. Le cœur de l’impossible, ce domaine déclaré
sacré que possède toute civilisation, c’est là qu’il faut frapper. Aujourd’hui, toute
doctrine qui se refuse à envisager les conséquences du progrès, soit qu’obnubilée par le
mythe des mafias, elle proclame ce genre de problèmes secondaires (idéologie de
droite), soit qu’elle le divinise (idéal de gauche), est contre-révolutionnaire.
Aujourd’hui, en effet, il n’y a qu’un seul problème : celui de l’utilisation à des fins
humaines des machines sécrétées par la civilisation du profit.
La droite, continuant les traditions de l’idéalisme libéral sur la fatalité économique,
refuse par aveuglement, par manque de connaissance du monde moderne, de poser le
problème. La droite, c’est cet étudiant, installé à la terrasse d’un café du Quartier latin
en plein fracas de midi. « Oui, la France sera toujours la France. » C’est cet aviateur qui,
de très haut, lâchant ses bombes, monologue : « La guerre sera toujours la guerre, depuis
l’âge de pierre. » Oui, mais peut-être à l’âge de pierre ne détruirait-on pas si sûrement.
L’homme de gauche au contraire s’exalte en face du spectacle du monde actuel, il a au
moins un minimum d’humanité. S’il admire, du moins a-t-il conscience du monde actuel
dominé par les lois économiques. Mais ces lois mêmes, pense-t-il, par la volonté de
quelques dieux inconnus, travaillent à la libération de l’homme. Le machinisme se
perfectionne sans cesse (et je prends ce mot au sens le plus large, tout procédé
automatique qui tend à remplacer le geste de l’homme par un réflexe mécanique : ex. la
presse, l’argent, l’État) et il témoigne de la force créatrice de l’homme. Mais un canon
lourd, quel chef-d’œuvre de l’esprit humain ! Quelle ingéniosité ! Pourtant, ne faudra-t-il
pas songer à briser cette machine ? Et dès lors, un choix s’impose : vous acceptez que
l’invention technique soit dirigée pour des fins spirituelles qui lui sont étrangères et qui
parfois peuvent l’entraver.
Je ne fais pas la critique de la mentalité de droite ; nier qu’à l’heure actuelle, le
problème révolutionnaire se pose hic et nunc en fonction des transformations
techniques qu’a subies le monde depuis cent cinquante ans, c’est faire preuve d’un
aveuglement qui se soigne, mais avec lequel il est impossible de discuter.
Il y a entre notre civilisation et les civilisations du passé un abîme tel que
l’ancienne Égypte était plus proche de la France du XVIIIe siècle que nous ne sommes
d’elle. Or ce changement, qui est un changement fait par l’homme, a-t-il été voulu ?
C’est la seule question à poser, car je ne vois pas de quel droit un acte commis au hasard
entraînerait automatiquement des conséquences heureuses. On ne fait que les
civilisations que l’on veut ; celle-ci n’est pas une civilisation faite, mais une civilisation
sécrétée par la course au profit.
Dire que le développement du machinisme, l’apparition de la grande industrie, de
la grande ville, la presse, les progrès de l’étatisme, bref tout ce qui fait vraiment notre
vie, est 29 intimement lié au développement capitaliste, c’est dire un truisme. Le rythme
de plus en plus accéléré du progrès technique est né de l’obsession du profit, comme la
diffusion du mythe du progrès est intimement liée à la diffusion de la mentalité
bourgeoise des capitalistes. La civilisation actuelle est une civilisation proliférante de
cellules vides et l’image la plus saisissante est celle qui oppose la cité antique au pied de
son acropole à nos villes avec leurs banlieues absurdes entassées aux nœuds de
circulation. La civilisation actuelle est un produit du hasard de l’histoire ; elle est un
champ abandonné où poussent surtout des mauvaises herbes et, comme toute force
brutale, elle n’est pas contre l’homme, mais, accessoirement, contre l’homme.
Conséquences du progrès
fatal : la dépersonnalisation
Examinons rapidement les conséquences. Je m’adresse d’abord à ceux d’entre vous
qui sont de droite. Non par sentiment, mais parce qu’ils ont la conscience que certaines
valeurs indispensables à leur vie sont défendues par les partis de droite. À ceux qui
croient à la patrie parce que l’homme est faible, parce qu’il a besoin d’un sol, d’une
communauté de vie, d’une culture particulière qui fasse sa force : croyez-vous
qu’aujourd’hui entre l’ouvrier qui travaille à la chaîne de l’usine Opel et celui qui
travaille à la chaîne de l’usine Renault, il y ait plus de différences qu’entre un ouvrier et
un bourgeois français ? Croyez-vous que le mot « patrie » puisse avoir un sens pour celui
qui erre sur le marché du travail, sans cesse menacé par le chômage ? Croyez-vous que
le mot « culture française » puisse signifier quelque chose pour le lecteur de Paris-Soir 30,
ce journal qui vient d’introduire en France les procédés les plus typiques de la presse
américaine ? Ne croyez-vous pas que la France vivante est lentement menacée par ces
influences, alors qu’il n’est pas de pays digne de vivre qui n’ait résisté à l’oppression
armée ? Hitler occupera le sol de la France, Havas change son âme. Vous irez défendre
des frontières abstraites alors que, derrière vous, c’est la vie privée de chaque Français
qui est pervertie. La moindre injure au prestige national vous irrite, mais vous menez
une vie qui n’est déterminée que par votre revenu en argent. Si vous n’avez [pas] de
situation, vous êtes le chômeur ; si vous êtes un étudiant, je pense que vous connaissez
la loi que vous ont enseignée vos parents : « Trouve d’abord un métier, après tu
t’occuperas du reste. » Et lorsque vous l’aurez trouvé, dans votre satisfaction de vous-
même, vos inquiétudes impuissantes, vous pourrez vous appeler Babbitt l’Américain 31.
Même d’ailleurs si votre sentiment patriotique s’exaspère. En France, l’endroit où règne
le nationalisme le plus violent, c’est au cœur de Paris, le Quartier latin, le lieu le moins
français ; et ce sont les paysans de Corrèze qui votent communiste.
Je m’adresserai maintenant à ceux d’entre vous qui sont de gauche. Vous,
défenseurs de la liberté personnelle et de la justice sociale. Croyez-vous que le
développement automatique du progrès industriel amènera son règne ? S’il en est ainsi,
pourquoi vous dressez-vous contre les libéraux ? Le socialisme a été une protestation des
hommes opprimés par les premières conséquences du Progrès. Ces masses misérables,
ces mineurs usés par les mines au fond desquelles ils ont arraché le charbon nécessaire à
la vie de l’industrie triomphante. C’est le progrès qui les a entassés dans l’usine ; et c’est
le progrès qui, sur les coteaux qui dominent les faubourgs, a bâti ces puissants forts de
pierre avec leurs armes coûteuses qui gardent ces quartiers illuminés par le luxe où les
prolétaires ne parviendront jamais. Ce sont ces journaux, cette presse qui devait libérer
la vérité, qui étoufferont chez beaucoup leur seule chance de salut : la conscience de
classe, et qui fabriqueront au misérable une âme de petit-bourgeois.
Désormais, des Sociétés corrompues que la révolte populaire aurait balayées
pourront vivre tant qu’elles paieront la poignée de techniciens qui manient les fiches de
la police et les tanks de la mobile.
Je ne parle même pas des 11 millions de morts de la guerre que seule la technique a
pu tuer. La guerre, triomphe de l’industrie lourde. Guerre dont vous espérez une
révolution victorieuse, mais qui brise trop les hommes qu’elle emploie pour qu’ils
pensent à leur retour à autre chose qu’à vivre. Je ne parle même pas des progrès de la
science juridique qui lentement cernent les hommes libres pour créer un jour la
silhouette vide de l’homme légal.
C’est l’idéologie du Progrès qui nous tue et c’est contre cette idéologie, pour une
reprise en main de la civilisation actuelle que la Révolution sera faite. Vous savez que je
parle ici au nom des mouvements personnalistes, qui forment à l’heure actuelle le seul
embryon de société révolutionnaire, parce que, seuls, ils ont une réalité à défendre : la
personne, et seuls ils tentent une critique véritable des aspects du monde actuel. Nous
pourrions nous dire ni de droite, ni de gauche ; nous n’y songeons même pas, [car] nous
ne nous situons pas par rapport à la droite et à la gauche. Nous ne pourrions pas nous
situer dans un Parlement quelconque ; nous sommes ailleurs et, lorsque nous parlons
instinctivement, nous pensons non à nos adversaires, mais à la rue que nous prenons
tous les jours pour aller au travail, à l’argent qui sonne dans notre poche, aux amis et
connaissances. Pour la plupart, nous ne nous occupions pas de politique ; non parce que
les chefs nous semblaient tarés, mais parce que l’activité des partis nous semblait
absolument illusoire. Notre vie, c’est la ville, ce travail où nous devons nous spécialiser
de plus en plus, cet argent qui exige de nous des gestes de plus en plus stricts. Peut-être
aurions-nous fait d’excellents pêcheurs de truites ou d’excellents spécialistes des
institutions consulaires dans le Midi. Mais jusqu’au bord des rivières, les employés du
gouvernement venaient nous conseiller d’employer certains appâts. Nous ne vivions
pas, nous étions vécus, et les débats philosophiques les plus intéressants, l’opposition de
nos convictions religieuses, [étaient des] débats purement formels sans intérêt ; car
aucun de nous ne pouvait vivre sa religion. Debout ou portés par les trains, nous
regardions se dérouler la vie extérieure comme un spectacle sur lequel nous ne pouvions
rien. On aurait pu jouer des pièces plus intéressantes avec des chœurs de militants, de
belle exécution, on aurait pu nous donner un uniforme, des titres et des décorations, rien
n’aurait été changé, sinon la classe de notre enterrement. Finir sans comprendre dans le
hasard d’une cité-jardin ou dans le recoin de quelque guerre à perte de vue. Ceci était
absurde et notre attitude ne pouvait être vis-à-vis de nous-même et du monde extérieur
que l’ironie. Fragile rempart avant le dégoût total.
La doctrine personnaliste
Mais le désir de vivre était en nous. Non pas pousser, plus ou moins bien nourri,
plus ou moins bien logé, mais suivre notre chemin selon notre principe, pouvoir mesurer
nos actions par nos pensées, être une personne, chair et esprit.
Et nous sommes entrés dans la voie de la révolte, non pas de la révolte brutale,
mais de la révolte parcimonieuse qui pèse bien ses moyens. Longtemps, nous avons
observé la civilisation actuelle pour bien déterminer le germe du mal, nous avons fermé
avec soin derrière nous toutes les voies de compromission. Tel d’entre nous savait très
bien qu’il ne pourrait vivre que le jour où, contre les états, contre l’industrie totalitaire,
un fédéralisme politique et économique serait instauré. Je n’ai pas le temps
malheureusement d’entrer dans les détails de ces distinctions techniques et je vous
conseille simplement de lire les deux livres de R. Aron : La Révolution nécessaire 32 et
Dictature de la liberté 33. Le livre de Mounier 34 et celui de De Rougemont : Politique de la
personne 35.
Nous avons cherché à bien définir pour quelles raisons la Presse, la Publicité étaient
amenées à exercer une telle influence. Nous avons examiné dans quelle mesure le
développement du machinisme était lié au capitalisme ; nous nous sommes laissé guider
dans ce travail de recherche beaucoup plus par l’expérience que par l’étude des théories
philosophiques ou économiques. Déjà, la doctrine personnaliste, œuvre collective, se
dresse dans ses grands traits. Principe de base : primat de la personne humaine ; les
différents machinismes industriels ou étatiques n’existent qu’en fonction d’elle. Ceci nous
amène à considérer la patrie, la famille, non comme des idéaux, mais comme des
communautés nécessaires au développement de la personne. Or il est évident que dans
ce cas la patrie par exemple doit se définir elle-même ; nous ne lui demandons pas d’être
le but idéal, mas la condition naturelle de chacun : la patrie n’est pas la nation mais le
pays. En face de la centralisation qui peut sembler fatale, nous proclamons, contre la
nation, contre la grande ville, la nécessité d’une civilisation paysanne, d’une civilisation
terre à terre. Contre le travail inhumain imposé aux prolétaires, nous proclamons la
nécessité d’une soumission de l’industrie à des fins humaines, c’est-à-dire une distinction
très stricte entre le travail qualifié et le travail indifférencié. L’issue, c’est le service civil
qui abolira la condition prolétarienne, qui permettra dans les autres domaines aux
travailleurs de faire leur œuvre 36.
Nous savons la gravité de l’appel que nous lançons ; c’est celui de ceux qui n’ont
rien à espérer. C’est l’éternel cri des hommes des classes désespérées, des esclaves de
Rome, des prolétaires des premières manufactures. Ici, aujourd’hui c’est jusqu’aux gestes
de notre vie privée que la lente corruption menace. Nous savons les plus purs d’entre
nous infectés, car même au fond de leur misère, beaucoup d’ouvriers ne voient la
révolution que comme une accession au Paradis perdu du confort bourgeois. Nous ne
vous disons pas : « nous sommes plus purs », « nous sommes les plus riches », mais nous
savons nos raisons. Nous ne sommes pas les premiers à avoir poussé ce cri d’angoisse de
l’homme qui sent peser sur lui ce monde avec ses lois de politesse, sa police précise et
inquiète, ses stocks d’or, ses armes qui tuent à coup sûr. D’autres l’ont poussé avant nous
qui n’étaient pas tous des politiciens, mais simplement des hommes : théoriciens
politiques, poètes, agitateurs traqués ; un Blanqui, un Bakounine, un Edgar Poe, un
Bloy 37, un Péguy, et c’est parce que nous le sentons peser sur nous comme une mort
imminente que nous poussons l’éternel cri des premiers chrétiens, celui des ouvriers des
faubourgs. « Il faut qu’un monde nouveau naisse. » Un monde neuf pour que l’homme
puisse vivre les principes éternels de liberté et de justice.
Nous sommes une génération élue parce que d’elle dépendra peut-être à tout jamais
l’avenir : la personne ou les Sociétés anonymes déterminées par les techniques. Nous
savons nos chances parce que la révolution personnaliste n’est pas née de
l’enthousiasme, mais d’une redoutable lucidité. La vie est l’exception, la mort la règle,
les véritables dupes sont ceux qui s’abandonnent à elle dans la facilité, non ceux qui
provoquent ; dans le monde actuel, chaque souffle, chaque reflux du sang dans les
veines est un appel à la lutte.
Alors qu’importe la réussite, il n’est qu’une voie, le sort en est jeté, il nous faut
vivre ! Il n’y a pas les révolutions possibles ; il y a l’unique révolution nécessaire.
1. Conférence faite à l’Athénée le 15 janvier 1936. Texte ronéotypé sur toutes les 13 pages du Bulletin du groupe de
Bordeaux des Amis d’« Esprit », non daté, vendu 2 francs.
2. Pierre Laval (1883-1945) et Pierre-Étienne Flandin (1889-1958) furent les principaux chefs de gouvernement de
droite de la première moitié des années 1930… puis sous Pétain.
3. Charbonneau avait écrit, sans doute par erreur, « celles-là ».
4. Gaston Doumergue (1863-1937). Président de la République après la victoire du Cartel des gauches (1924-1931),
il a été rappelé au pouvoir après les émeutes et manifestations de février 1934 pour diriger un gouvernement
d’union nationale.
5. Le Front populaire, alliance des partis de gauche, a été constitué en juillet 1935, suite aux événements de
février 1934. Il remporte les élections législatives de mai 1936, portant Léon Blum au pouvoir.
6. Colonel de l’armée française, François de La Rocque (1885-1946) dirigeait alors le mouvement des Croix-de-Feu.
7. Marcel Cachin (1869-1958) était un fondateur du Parti communiste français et de son journal L’Humanité, qu’il
dirigea jusqu’à sa mort.
8. B. Charbonneau a animé dans les années 1930 un club de presse à Bordeaux. Il préconisait avec son ami Ellul de
pratiquer, à partir de l’étude de la presse, une « exégèse des lieux communs » comme méthode d’analyse critique
du discours social. La critique des médias dans la société du spectacle qu’il ébauche ici sera pleinement
développée dans La Société médiatisée, essai publié à compte d’auteur en 1986.
9. Nous n’avons pu trouver trace de cette « star » ni de ce « célèbre chanteur » ; seraient-ils une invention ironique
de Charbonneau ?
10. Albert Dalimier (1875-1936), ministre radical-socialiste dont la démission le 9 janvier 1934, au lendemain du
suicide apparent d’Alexandre Stavisky, déclenche l’enfilade de manifestations antiparlementaires qui culminera un
mois plus tard dans une crise de régime.
11. Frédéric François-Marsal (1874-1958) fut très brièvement président du Conseil en 1924.
12. La Sainte-Vehme était une organisation secrète du Saint-Empire germanique qui, à partir de l’interrègne du
XIII siècle, exerça une justice parallèle expéditive prétendant suppléer aux carences du pouvoir central.
e
Supprimée officiellement en 1808, elle conserva un statut mythique dans certains milieux extrémistes.
13. Cf. Jacques Ellul, « Fatalité du monde moderne », Journal du Groupe personnaliste de Bordeaux, no 8-9 (début
1937), repris dans Cahiers Jacques Ellul, no 1, 2004, p. 95-111.
14. Werner Sombart (1863-1941), économiste et sociologue allemand, influencé par le marxisme avant de se
rapprocher un moment du national-socialisme, est surtout connu pour ses contributions à l’histoire du
capitalisme.
15. Georges Sorel (1847-1922) fut un des théoriciens du syndicalisme révolutionnaire. Son œuvre a eu une large
influence, notamment sur les idéologues du fascisme italien, mais aussi sur les non-conformistes français des
années 1930.
16. Le mouvement nationaliste et royaliste Action française fut fondé en 1899 au moment de l’affaire Dreyfus. Jusqu’à
la Seconde Guerre mondiale, ses principaux animateurs furent Charles Maurras, Jacques Bainville et Léon Daudet.
17. Édouard Herriot (1872-1957) était alors président du Parti radical et maire de Lyon (1905-1957).
18. « Exactement le portrait du koulak dans les films russes », ajoute Charbonneau de sa main sur l’exemplaire
consulté.
19. Le barrage hydroélectrique sur le Dniepr, construit en Ukraine entre 1927 et 1932, a été le symbole du triomphe
de l’industrialisation soviétique à l’époque de Staline. Le barrage du Tirso en Sardaigne a été construit en 1924. Sa
construction a créé le plus grand lac artificiel de l’époque, submergeant deux villages et des sites archéologiques.
20. Sur la critique simultanée des régimes communiste, fasciste italien et nazi, courante dans les milieux non
conformistes des années 1930, et qui sera reprise après-guerre par les théoriciens américains des sciences
politiques, cf. Sébastien Morillon-Brière, « Bernard Charbonneau et le totalitarisme (1910-1950) », mémoire de
maîtrise, université de La Rochelle, 2000.
21. Charbonneau écrit : « (R.P.) proportionnelle ».
22. Charbonneau reformule à la main : « L’idéal de notre époque est momentanément derrière nous, c’est l’Amérique
prospère de 1927. »
23. Journal pacifiste fondé en 1904, qui soutint le Front populaire en 1936-1938, puis devint un organe du
collaborationnisme après 1940 sous la direction de Marcel Déat.
24. Pierre Lamare est un géographe, auteur dans les années 1930 d’ouvrages sur la géologie de l’Éthiopie et de
l’Arabie.
25. Marius Roustan (1870-1942) fut ministre de l’Éducation nationale dans différents gouvernements de Pierre Laval.
26. Cette citation d’un auteur inconnu n’est pas sans rappeler l’argumentaire de Jacques Ellul dans son article « Le
fascisme, fils du libéralisme », Esprit, no 53, 1er février 1937, p. 761-797 (repris dans Cahiers Jacques Ellul, no 1,
2004, p. 113-137).
27. Clément Vautel (1876-1954), chroniqueur et romancier populaire, célèbre durant l’entre-deux-guerres pour
l’esprit gaulois avec lequel il présentait comme simple bon sens des attitudes réactionnaires.
28. Joseph Paul-Boncour (1873-1972). Avocat et homme politique socialiste, il a notamment été président du Conseil
en 1932-1933 et ministre des Affaires étrangères en 1933-1934.
29. L’auteur écrivait « sont ».
30. C’est alors le plus vendu des quotidiens français.
31. Babbitt (1922) est un roman de Sinclair Lewis, Prix Nobel de littérature en 1930. Le nom du héros éponyme ne
tarda pas à entrer dans la langue courante pour désigner l’employé modèle d’une entreprise moderne et le
conformisme sans état d’âme de sa religion du succès.
32. Robert Aron et Arnaud Dandieu, La Révolution nécessaire, op. cit.
33. Robert Aron, Dictature de la Liberté, Paris, Grasset, 1935.
34. Comme son Manifeste au service du personnalisme ne paraîtra que plus tard cette année-là, il s’agit donc ici
d’Emmanuel Mounier, Révolution personnaliste et communautaire, Paris, Éditions Montaigne, 1935.
35. Denis de Rougemont, Politique de la personne, Paris, Éditions Je sers, 1934, est un recueil d’essais initialement
publiés pour la plupart dans la revue Esprit.
36. Charbonneau reprend ici un élément central du programme social de l’Ordre Nouveau, voir no 21 de
l’introduction.
37. L’écrivain catholique Léon Bloy (1846-1917) fut notamment l’auteur d’Exégèse des lieux communs (Paris, Mercure
de France, 1902-1912), fondant un genre que reprendront Charbonneau et surtout Jacques Ellul (Exégèse des
nouveaux lieux communs, Paris, PUF, 1966).
BERNARD CHARBONNEAU
Parce que le sentiment de la nature n’est plus pour les jeunes hommes de l’époque
actuelle la vague émotion du spectacle, c’est une soif née de notre désir de vivre, un
sentiment tragique antagoniste de la vie quotidienne que nous menons, et s’il reste
inconscient, c’est seulement parce qu’il est au plus profond de nous-mêmes. Mais
maintenant le moment est venu où ce conflit atteint une telle violence qu’il est poussé à
exprimer sa conscience. À la révolution personnaliste de l’y amener et de répondre à sa
question.
Il est étrange que la montagne devienne pour certains le seul salut, il est étrange
que nous ne puissions vivre normalement que lorsque nous gagnons sac au dos l’entrée
des vallées ; pourquoi ne pouvons-nous vivre que lorsque nous fuyons notre métier,
notre famille, notre patrie ? Car nous fuyons sans nous retourner ; la montagne,
autrefois terre de refuge pour les peuples vaincus, est aujourd’hui l’asile de ceux qui ne
retrouvent la paix que lorsque son ombre tombe enfin sur le jour féroce des villes. Nous
nous fuyons nous-mêmes aussi, mais comme notre moi n’est qu’un moi social, nous
fuyons notre civilisation.
Pour le comprendre, il suffit de grimper à l’un des grands caps calcaires qui
dominent la plaine ; ce sont de bonnes montagnes inspirées, mais peut-être ne
conseilleraient-elles pas de voler aux frontières 2. Au bord de ces falaises, nous pouvons
nous croire enfin hors de cette civilisation qui, lorsque nous sommes en bas, nous
domine de toute sa grandeur. Elle s’étale, plate et immense avec des villes à chaque coin
et, pour être pris de vertige, il suffit de penser à une des lumières de la plaine, une de
ces lumières qui brillent pendant qu’un compteur tourne : dans cette pièce, il y a un
homme devant un appareil de TSF, des factures accrochées à une tige de fer, cet homme
est inscrit sur les listes électorales, sur les registres de l’armée ; il ne peut fuir, et s’il
gagnait la montagne, s’il tombait au hasard au pied d’un arbre de la forêt, au pied de
cet arbre, après les formalités nécessaires, la police le retrouverait.
Comment ne pas sentir le besoin de quitter la falaise, de s’enfoncer au plus sombre
de la forêt, comme dans ces cauchemars où nous cherchons refuge au plus profond de
notre rêve, mais où nous entendons les pas inexorables se rapprocher ?
Si nous n’avons pas peur d’exprimer l’émotion qui nous bouleverse aux lisières des
forêts, nous comprendrons qu’elle a sa source dans une situation révolutionnaire, et si
nous n’avons pas le goût de jouir de nos malheurs, si nous sommes capables de regarder
les feuilles soulevées dans un tourbillon, si nous ressentons un choc à voir dans le
remous monter la truite entourée de bulles, bref si nous ressentons le contact avec les
objets de la nature, notre méditation de marcheur solitaire se forcera en une volonté
armée de changer le monde. En nous s’achève dans un paroxysme la tradition
révolutionnaire d’amour de la nature, nous fuyons d’une fuite dérisoire dans l’espoir de
trouver à la tête d’une vallée oubliée la source d’une civilisation.
À nous d’arracher ce sentiment à ceux qui veulent l’utiliser : touristes, éducateurs ou
politiciens, à nous de lui laisser ses fins propres, parce que nous savons que nous allons
à la montagne chercher une vie nouvelle et que nous ne pourrons la vivre tous les jours
qu’en refaisant contre le désordre actuel une société complète : une économie, un droit,
une politique.
1. Bernard Charbonneau fait ici référence, en s’appuyant sur le livre d’Ernst Erich Noth, La Tragédie de la jeunesse
allemande (trad. fr. Grasset, 1934), à ce qu’on appelle en Allemagne le « mouvement de la jeunesse »
(Jugendbewegung), identifié à l’origine à celui des Wandervögel (« oiseaux migrateurs »). Créé au tournant du
siècle et dirigé par Karl Fischer, ce dernier compte près de 25 000 membres en 1914. Leur image de joyeux
randonneurs porte un idéal de liberté face aux mœurs sévères de la société wilhelmienne. Le mouvement,
concurrencé par le développement d’organisations de jeunesse confessionnelles ou politiques, a connu après la
Grande Guerre, à travers la bündische Jugend (« jeunesse des ligues »), puis les Jeunesses hitlériennes qui
l’absorbèrent d’office, une nette inflexion élitiste et paramilitaire, où le culte du chef et le respect de la hiérarchie
jouaient un grand rôle. Cf. Marie-Bénédicte Vincent, Histoire de la société allemande au XXe siècle, Paris, La
Découverte, 2011, et Jean Solchany, L’Allemagne au XXe siècle, Paris, PUF, 2003.
2. Allusion à La Colline inspirée (1913), roman de l’écrivain nationaliste Maurice Barrès (1862-1923).
ESQUISSE D’UNE HISTOIRE
DU SENTIMENT DE LA NATURE
Nous sentons donc qu’il y a un rapport plus ou moins étroit entre la situation
actuelle et les formes du sentiment actuel de la nature ; la meilleure méthode pour
arriver à saisir ce rapport, c’est d’abord de voir dans quelle mesure le sentiment de la
nature s’est modifié dans le passé, ensuite de bien définir toutes les manifestations
actuelles, personnelles ou sociales, de ce sentiment.
Que les moralistes ne nous opposent pas qu’il s’agit d’un sentiment personnel
toujours identique à lui-même : le sentiment de la nature avec un grand S ; nous
connaissons cette catégorie de gens qui se rassurent en pensant que l’homme sera
toujours l’homme. Ce sentiment est profondément personnel et si son intensité et ses
manifestations présentent des caractères communs chez les personnes d’un même pays
et d’une même époque, c’est parce qu’elles ne vivent pas hors du temps ; en ce sens, il
est légitime de parler du sentiment de la nature dans la Grèce antique ou ailleurs. Si
l’étude de ce sentiment a un intérêt pour nous, c’est que nous pensons qu’il exprime son
temps, que si par exemple il est aujourd’hui d’une force sans précédent, c’est qu’il
exprime un état de fait sans précédent. Étudier le sentiment moderne de la nature, c’est
le voir naître avec la civilisation industrielle, s’exaspérer contre elle, esquisser son
histoire, c’est rechercher en quoi certains progrès de cette civilisation entrent en conflit
avec nos besoins essentiels. C’est donc préciser les causes profondes de la révolution
personnaliste en les distinguant des conflits de la superstructure politique qui effleurent
seulement notre vie quotidienne. En amenant ce sentiment à la surface, à la conscience,
en lui demandant ses désirs, nous ébaucherons certaines institutions révolutionnaires.
Enfin, en étudiant comment il a été utilisé à des fins politiques ou pédagogiques, nous
l’arracherons à ceux qui veulent l’utiliser, pour le faire servir à une révolution qui, en
l’employant comme moyen, voudra accomplir ses fins.
Le sentiment de la nature dans l’Antiquité
et au Moyen Âge
Pendant longtemps, la société n’a été qu’une lumière perdue dans l’obscurité sans
formes où pointent les yeux de tous les démons : celui de la crue, celui de la peste, celui
du Tigre ; certes il ne pouvait être question du sentiment de la nature puisque les outils
eux-mêmes étaient des branches ou des os. Puis les forêts ont reculé, n’ont plus formé
qu’une ligne noire à l’horizon des défrichements, les labours s’étendirent à perte de vue,
ce n’est plus la forêt qui a assiégé les champs mais les champs qui ont cerné la forêt ;
année par année, sa tache verte a décru jusqu’au jour où enfin le dernier bosquet fut
entouré de barbelés et un fonctionnaire d’état a planté un écriteau « forêt primitive –
défense de toucher sous peine d’amende ». C’est en fonction de cette histoire, non pas
en fonction des sources littéraires, que le sentiment de la nature s’est modifié.
Lorsque les hommes ont cessé de vivre de chasse et de pêche, qu’ils se sont installés
dans les villes pour y trafiquer et qu’ils ont amoncelé dans les villes les trésors de leur
culture, ils ont regretté les frondaisons majestueuses et les prés fleuris de l’âge d’or. Car,
lorsque assis devant le pas de leur porte, les boutiquiers rêvaient au Paradis, ils ne
pensaient pas du tout à une ville mais à un beau pays où ils n’entendraient plus le
tumulte de la rue et le pas de la garde royale sur la place voisine. Quant aux Grecs, bien
que citadins, ils sont restés gens de mer ou paysans. Il serait bien difficile de parler du
sentiment de la nature chez Aristophane, bien qu’il soit le poète de la vie courante des
Grecs ; pour l’évoquer, ce n’est pas de lui qu’il faudrait parler, mais des anguilles du lac
Copaïs, du marc d’olives, du miel et des fagots de bois mort. Là où la vie est bien près
d’être naturelle, il ne saurait guère être question de « sentiment de la nature ».
Celui-ci apparaît bien plus nettement dans la société romaine : « la société », non le
monde romain. En effet, dans une même société, le genre de vie varie beaucoup selon
les classes, et seule une minorité peut jouir du confort que procure la technique. Le mot
« barbare » fait frissonner les belles dames, mais il n’avait pas de sens pour les millions
d’hommes pour lesquels la paix romaine ne signifiait que la certitude d’être à jamais
attachés à leur condition ; pour les classes populaires, il est bien évident qu’il ne saurait
être alors question d’avoir la nostalgie de la nature. C’est à l’aristocratie que Tacite
pense lorsqu’il oppose aux vices de Rome les vertus des tribus germaines vivant au
milieu des forêts.
L’excellente administration romaine avait donné à la haute société un confort
suffisant pour créer chez elle des goûts qui se rapprochent des nôtres. Le Tourisme
apparaît sous les Antonins, il s’incarne dans Hadrien et c’est déjà un fort modèle de
bourgeois que cet homme qui, après avoir parcouru l’Empire, fit reproduire en réduction
dans ses jardins de Tibur les monuments et les sites célèbres qu’il avait visités : quelque
part du haut d’un rocher artificiel surmonté par la grande pyramide, une cascade
tombait dans un bassin rempli de poissons rouges. Il ne s’agit là que de faits isolés, car
le développement technique n’a pas correspondu au développement politique de
l’Empire ; le christianisme a été en partie une protestation contre une civilisation trop
raffinée ; que l’on pense à l’impression que devaient faire sur des lecteurs de Cicéron les
pages de l’Évangile et de la Bible, qui est un livre non de citadin mais de paysan ;
rappelons-nous la parabole du lys des champs.
Contre la culture antique, les chrétiens ont été les alliés naturels des barbares.
Mais l’Empire disparu, les planchers des bureaux s’effondrèrent, les ronces les
envahirent et les bons empereurs, les fonctionnaires méticuleux devinrent les fantômes
de leurs ruines mal famées ; les forêts repoussèrent et les loups menacèrent à nouveau
les campagnes ; aussi le Moyen Âge a eu plutôt la nostalgie de l’ordre imposé par Rome
que celle de l’âge d’or. Serfs, moines, chevaliers et bourgeois en lutte pour rebâtir une
civilisation étaient trop occupés pour penser à autre chose, et lorsque sous les grands
papes, la cité chrétienne fut près d’être réalisée, personne ne pensait à glorifier le
paysan ou la vigne, ce qui n’empêchait pas les ceps de grimper dru sur les colonnes des
cathédrales.
Or ces sentiments n’ont pas été des sentiments exceptionnels avant de se diffuser
lentement dans la littérature populaire, le théâtre et le cinéma ; ce qui prouve bien qu’il
ne s’agissait pas là d’idées inactuelles mais d’une pensée commune à tous les hommes de
notre temps, que les écrivains se sont contentés seulement d’exprimer avec plus de
netteté. La critique littéraire dévoile ce sentiment ; l’exégèse des lieux communs va nous
montrer quels sont les mythes populaires qu’il aime.
Nous parlerons d’abord de la fuite vers les « Isles ». Depuis la fin du XIXe siècle,
combien d’écrivains ou d’artistes ont quitté l’Europe non plus pour une croisière d’été
mais pour toujours : Rimbaud part en Abyssinie, Gauguin s’établit à Tahiti, suivis par
combien d’autres Français, Anglais ou Américains ? Le goût de l’exotisme n’est pas la
raison essentielle de ces départs, car ils partent pour toujours pour échapper à des
conditions sociales qui leur sont absurdes. Au lieu de se révolter, ils s’en vont vers ces
îles qu’aucun parti révolutionnaire actuel ne leur fait entrevoir dans une utopie, car
toutes les révolutions modernes se traduisent par l’oppression plus grande d’une société
identifiée à l’État sur les personnes. Ils fuient au fond pour les mêmes raisons que les
anciens pionniers, parce que la vie leur est impossible dans leur pays natal et qu’ils ne
peuvent pas espérer imposer leur façon de voir : le bonheur, non pas dans plus de
richesse mais dans une vie plus simple en contact avec les forces de la nature. Les
marins voguaient autrefois vers les îles Fortunées pour y trouver des fruits abondants
conquis sans travail et des femmes qui se donnaient sans mêler à cette affaire le
gouvernement de la république et le bon Dieu ; aujourd’hui ils vont à Rapa ou Moorea
dormir au soleil loin des centres de vie économique intense.
Et les foules rêvent de même : Pagnol peut faire dire sans invraisemblance à un fils
de bistrot marseillais : « Ah ! les îles Sous-le-vent » ; vers 1930, une série de films
américains dont l’intrigue se passait dans les îles du Pacifique (Moana, Ombres blanches)
obtint un très grand succès. Chaque film reprenait le même thème : bonheur des
hommes vivant perdus dans la nature, groupés en sociétés peu nombreuses sans dieux
écrasants qui exigent la peine et le sang des hommes : pas de Progrès, pas de Nation,
pas d’Argent, pas de Morale. Il suffit d’étendre la main pour cueillir les fruits mûrs qui
pendent aux arbres, chacun vit naturellement dans l’innocence, sans péché, au jour le
jour. Mais ces îles sont des asiles précaires, et le film se termine sur l’arrivée du
commerçant et du missionnaire qui viennent mettre fin au paradis.
La foule des spectateurs admire certains types d’hommes qui mènent encore cette
vie qui lui est refusée : marins, aviateurs, alpinistes, officiers marocains, non pas tels
qu’ils sont, mais leurs images cristallisées en quelques mythes très simples.
Le marin est le mythe le plus ancien, une littérature d’officiers de marine (Loti,
Farrère) l’a fait connaître au public français. L’évolution de ce type depuis la fin du
e
XIX siècle correspond à l’évolution des formes du sentiment de la nature dans les masses.
À l’origine (dans les romans de Loti par exemple), le marin est d’un caractère très gentil,
volontiers contemplatif : il passe des journées entières à regarder la mer ; puis, avec
Conrad et ses imitateurs français, le marin se décide à se mettre au travail, la foule
admire en lui non plus l’amant de la nature, mais l’homme qui mène une vie rude contre
les flots déchaînés. Le vieux marin avec son brûle-gueule et sa peau tannée est une leçon
d’énergie pour les visages pâles de la terre ferme, et son goût naïf pour l’alcool et les
femmes est une revendication contre les hypocrisies de la morale bourgeoise.
Mais la foule admire maintenant l’aviateur ; Parsifal qui vit bien au-dessus des
bassesses de la vie terrestre ; l’aviateur lutte aussi contre une nature plus dangereuse
que l’Océan ; alors que le marin devient de plus en plus mécanicien, l’aviateur reste un
navigateur qui doit compter avec le froid, le brouillard, les montagnes ; il semble être
une des créatures venues de ce ciel étoilé où de tout temps fut placé le Paradis.
La vie naturelle a forgé le marin et l’aviateur, elle a forgé aussi l’alpiniste, ce grand
garçon brun aux yeux bleus et l’officier colonial. L’officier colonial est un type très
répandu dans les films et les romans patriotiques. Chaque nationalisme a son héros
colonial : l’officier saharien français, l’homme du nord est anglais ; rien ne les distingue
d’ailleurs. Lorsque le romancier Peyré présente aux cinéastes français le scénario de
L’Escadron blanc qui décrivait la vie de nos méharistes, les producteurs français
refusèrent parce qu’il n’y avait point de rôle féminin. Alors Peyré proposa son scénario
au metteur en scène italien A. Genina 5 qui l’accepta et n’eut qu’une chose à faire pour
exalter le patriotisme italien : transformer ce méhariste saharien en méhariste libyen.
Les bons patriotes français poussèrent des cris sans s’apercevoir du ridicule de cette
aventure, de cet héroïsme colonial français ou italien selon les circonstances. Le héros
colonial n’appartient à aucune patrie parce que les mêmes raisons poussent les citadins
italiens ou français à l’admirer ; ce sont les mêmes petits jeunes gens à imperméable de
soie grise qui viennent s’entasser dans les salles obscures de Paris, de Londres ou de
Milan, ils sentent tous que l’homme qui vit sans femme face au désert leur est supérieur
parce qu’il possède toute sa vie ce qu’ils ne connaîtront jamais : l’espace, le silence et la
méditation. Comme autrefois, ils admirent les ascètes qui ont pu fuir Rome et se retirer
au désert ; car la France ou l’Italie n’est qu’un prétexte, ce pourrait être tout aussi bien
l’Allemagne ; ces officiers ne sont pas des militaires mais des saints qui vivent dans leur
poste comme autrefois Siméon sur sa colonne 6, et comme la nature où ils vivent est la
plus élémentaire, sans arbres, sans eau, ce sont des puritains auxquels il ne manque
même pas la tentation de la femme, qui vient toujours essayer de détourner du droit
chemin le vertueux ermite.
D’autres ne résistent pas à l’appel du désert, ils partent vers quelque avant-poste de
la civilisation. Mais lorsque la dernière tache de dissidence a été réduite, ils voient
s’établir un réseau de routes, les cars amènent des troupeaux de touristes qui vont
photographier les danses locales des anciennes tribus guerrières, ils voient tout recensé
et tout mis en valeur ; alors, dégoûtés, ils vont finir leur carrière dans une petite ville de
leur pays, sans comprendre qu’ils n’ont fait qu’assurer le triomphe de ce qu’ils fuyaient
(l’Argent et l’Administration) sur les derniers espaces libres et sur les derniers insoumis.
Enfin, toujours au cinéma, Tarzan vint « pour nous rendre supportable l’existence
de nos cités surpeuplées 7 » ; lorsqu’il paraît, « le fonctionnaire enfoui dans une
avalanche de dossiers sent par ondes une joie grandissante l’envahir aux premiers plans
de forêts secouées par la brise… ». Ainsi, ceux qui ne peuvent pas partir en croisière
pour les îles du Pacifique « trouvent dans les films exotiques une détente nerveuse. La
nature ne refuse jamais ses forces à celui qui les lui demande ».
Les spectateurs américains, après avoir garé leur auto, prennent plaisir à voir
Tarzan abattre des avions à coups de flèches, sans voir l’absurdité de cette histoire
d’homme primitif née grâce aux machines électriques, aux capitaux des hommes
d’affaires et rasés de frais, les ongles passés au polissoir ; ils se calent dans leurs
fauteuils confortables et retournent à la nature dans une salle climatisée.
Formes du tourisme
Il est né d’un sentiment authentique qui, de personnel à chaque homme, est devenu
social et, comme tout le « social » actuel, est entre les mains de la publicité ; c’est elle
qui nous le fera connaître. Le tourisme est le domaine où elle a le plus de puissance de
suggestion, car le bourgeois n’échappe pas à son destin, qui est de vivre de façon encore
plus artificielle lorsqu’il essaie de revenir à la nature. L’homme d’affaires qui écrase un
concurrent par une manœuvre de Bourse a une humanité diabolique ; lorsque, habillé
d’une barboteuse rouge, il pêche la crevette, il devient inconcevable. Pour étudier ce
monde inhumain, il y a seulement à définir le complexe de conditions matérielles et
d’intérêts économiques qui expliquent ses aspects.
Famines et migrations ont provoqué les migrations des anciens barbares ; l’agence
Havas provoque les mouvements des masses bourgeoises qui, selon le rythme des
saisons, montent à la montagne pour faire du ski ou descendent vers la mer pour se
baigner. Le hasard des intérêts financiers, des syndicats d’hôteliers ou des sociétés de
lotissement les accumule à certains endroits. Une ligne de transports se fonde, un
courant de tourisme s’établit, un concurrent la combat et la fait supprimer, le troupeau
emprunte d’autres routes.
Nous pourrions multiplier les exemples, ainsi la mode est aujourd’hui favorable aux
petits pays. Voici qui s’explique fort bien : dans une économie assez étroite le tourisme
peut devenir une ressource essentielle ; l’Autriche, le Portugal, l’Irlande ont donc
dépensé plus que les grands états industriels en frais de publicité (directe ou indirecte),
d’où de très importants courants de tourisme en direction de ces pays.
Il est peut-être désespérant d’être condamné à étudier un phénomène humain dans
un esprit scientifique, il est pourtant exact de dire qu’il est possible de trouver des
sources précises : réclames de l’illustré du Touring Club, films de cinéma (la vogue de la
Corse il y a une dizaine d’années) ; surtout les affiches des compagnies de chemins de
fer. Peut-être le jour où l’on se décidera à donner dans les établissements
d’enseignement une culture actuelle fera-t-on expliquer non seulement des textes mais
les affiches du PLM, car les philosophies menaçantes courent les rues.
Une rue sous la pluie, mais un employé soulève une tenture, dévoile une échappée
sur la montagne neigeuse où se détache un sapin solitaire – un wagon arrêté, un quai
recouvert de neige où sont posés un sac et une paire de skis, une vallée se reflète sur la
vitre. Faire l’exégèse de ces affiches, c’est prendre conscience de la puissance de la
publicité et faire la philosophie du sentiment de la nature auquel elles s’adressent.
Or, toutes ces affiches insistent sur le caractère d’évasion du voyage. Le tourisme est
à la bourgeoisie ce que le scoutisme est à l’enfance, la Jugendbewegung à l’adolescence :
une tentative ridicule du bourgeois pour fuir sa propre vie. Le tourisme devient ainsi une
force ; il possède ses sociétés, sa philosophie libérale idéaliste et matérialiste à la fois,
ses capitaux et sa politique, c’est une immense organisation aussi concrète que celle du
sport et de la politique. Le tourisme a joué un rôle dans la formation de la mentalité
préfasciste, l’amour du passé et le retour à la terre se sont glissés en partie par le biais
du respect des arbres et des monuments historiques. Décrire la civilisation actuelle sans
tenir compte du tourisme, c’est commettre une grave erreur parce que, dans bien des
pays, il joue un rôle plus important que l’industrie lourde ; quelle absurde pudeur chez
ces universitaires qui consacrent cinquante pages à l’élevage dans les Pyrénées et une
page au tourisme qui est pourtant de loin la ressource principale ! Seulement voilà, le
tourisme est futile ; comment attribuer quelque importance à ces déjeuners sur l’herbe, à
ces gens qui ramassent des cailloux ou emportent un morceau de glace dans leur
mouchoir ?
Il y a cependant des pays où le développement du tourisme a bouleversé les mœurs,
plus sûrement que le développement de l’industrie, où les costumes, le ton de la
conversation ne s’expliquent que par lui. La région côtière qui s’étend de Bayonne à la
frontière espagnole s’est organisée non pas en fonction de la famille basque, de la
culture du maïs et de la pêche, mais en fonction de la vue sur la mer. Les bons apôtres
peuvent dire que de tout temps on a voyagé et pris des bains, mais ce qu’il y a
d’étonnant, ce sont des masses qui voyagent et prennent des bains.
Il n’y a aucun rapport entre le développement de Biarritz et l’homme qui, longeant
une rivière par temps d’orage, songe qu’il fait chaud, se déshabille, laisse ses habits sur
la berge et se plonge dans l’eau fraîche ; il s’agit maintenant d’énormes organisations et
de milliards de capitaux.
Le tourisme est un phénomène social non personnel, il suppose une société
organisée d’une certaine façon, en particulier où il y a des vacances, et les vacances
sont, autant que je crois, un fait relativement récent. Mais encore, qui s’est occupé de
l’origine des vacances ? Nous savons les pensées les plus intimes de César, mais nous ne
savons pas si le mot vacances pouvait avoir un sens pour un Romain ou un
contemporain de Louis XIV.
Pourtant, le fait de ne pas avoir de vacances a certainement été plus important
pour eux que les combinaisons des diplomates. Je crois cependant que l’organisation
d’époques fixes de vacances est un fait récent, que l’Ancien Régime n’a pas connu de
grands déplacements de population vers les plages, de juin à septembre ; les mots villa,
excursion, croisière, heure du bain, avaient alors un tout autre sens.
Dans la société actuelle d’ailleurs, il est des gens qui ne peuvent pas prendre de
vacances et c’est un critérium de situation sociale que de pouvoir dire au voisin : « Je
passerai août et septembre au bord de la mer. » Le bourgeois se montre au bord de la
mer, comme il se montrait à l’église ; la jeune fille aura peut-être l’occasion d’y
rencontrer son mari au hasard d’un bain ou d’une partie de tennis ; le flirt de vacances
remplit la même fonction sociale que les bals. Comme la classe bourgeoise est
subtilement hiérarchisée, il existera toute une échelle de stations balnéaires, la station
chic, la station sportive, le trou à instituteurs. Dans une même station, chaque plage
aura sa clientèle ; tout le monde sait par exemple qu’à Biarritz le Port-Vieux est la plage
des jeunes gens, la grande plage celle de tout le monde, la Chambre d’Amour celle de la
Société.
Revenir vers l’hiver et vers la neige devient aussi un acte social. Pendant très
longtemps, à part quelques isolés, le ski a été un sport élégant ; ce n’est que depuis deux
ou trois ans que, sous l’action de la propagande des chemins de fer et des associations
hôtelières, une publicité intense a dirigé des foules vers certains points aménagés de la
montagne ; ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que le ski se démocratise, c’est plutôt une
accession des classes inférieures à certains prestiges de la bourgeoisie, parce que, pour le
sens commun, pratiquer le ski et le tennis reste l’indice d’une certaine situation sociale
et lorsqu’une activité a revêtu un caractère de prestige social, il est bien difficile de l’en
débarrasser. Ce qui le montrerait, c’est la résistance des meilleurs éléments ouvriers à
accepter le ski et le tennis comme distraction ; ils y voient instinctivement, malgré les
mots d’ordre de leurs partis, comme une tentative d’embourgeoisement ; les employés au
contraire très sensibles aux prestiges de la bourgeoisie acceptent volontiers. La forme la
plus caractéristique du tourisme c’est aujourd’hui la croisière. Le développement subit
des croisières maritimes depuis 1930 s’explique par la publicité souvent subtile des
compagnies de navigation (récits de voyage ou romans dans les hebdomadaires, films
documentaires, etc.), mais aussi parce qu’elles répondent parfaitement à la conception
bourgeoise de la vie : évasion et vie en société ; tout bourgeois est un solitaire affilié au
Yacht Club. Le bourgeois conçoit toujours le contact avec la nature sous une forme
esthétique : ne pas se gêner et voir un spectacle étonnant qui arrache un frémissement à
sa sensibilité diminuée. Ses poètes n’écriront pas cinq vers sur une feuille de peuplier, ils
ne mettront pas quatre mois à remonter une vallée de dix kilomètres de long, il leur
faudra la cataracte du Niagara ou l’écroulement du cirque de Gavarni pour être émus.
« Levez-vous, orages désirés », s’écrie notre nouveau René ; il tend la main : une goutte
de pluie s’y écrase, alors il endosse son imperméable et rentre chez lui.
Or, la croisière répond parfaitement à ses désirs ; il n’a pas à s’inquiéter d’un choix,
le programme est établi à l’avance selon quelques standards : visitez le Maroc = un
palmier, un ciel très bleu, la Norvège pays des Vikings = un fjord pâle, un ciel gris ; le
bourgeois étendu sur un canapé agonise d’un ravissant coucher de soleil = « Ah, voir
Naples et mourir ! ». D’autre part, la croisière lui épargne tout effort de voyage, respecte
son goût du confort et de la vie sociale, son érotisme superficiel ; entre l’admiration des
monuments historiques, l’achat des bibelots exotiques, il peut occuper ses moments
libres par les plaisirs de la table, les querelles de préséances, et le flirt.
Le sentiment de la nature tel qu’il s’exprime communément dans la classe
bourgeoise a subi une double déviation : matérialiste et idéaliste. Le bourgeois revient à
la nature pour se reposer ou pour voir un beau spectacle ; la nature, c’est pour lui un
jardin public au milieu des terrains occupés par les usines et les champs. De toute façon,
il s’agit d’une période qui n’a rien à voir avec sa vie courante : amitiés de vacances,
enthousiasmes de vacances, amours de vacances, pendant deux mois le bourgeois se
figure qu’il aime, qu’il s’attache, puis le 30 septembre, selon l’expression de M. Martin, il
« boucle ses malles et se remet aux affaires sérieuses ».
Ce caractère artificiel apparaît dans les pays où le tourisme sévit, villas en carton
rose parodiant le style local comme ces villas de la Côte d’Argent construites en un style
lando-basque qui n’a jamais existé. À mesure que l’affluence des estivants uniformise les
anciennes mœurs, elle suscite au contraire une recrudescence de pittoresque superficiel,
bonnes d’hôtel en bergères suisses, chasseurs en garçons tyroliens, fêtes populaires
organisées par les syndicats d’initiative.
Le tourisme finit par dissocier la vie privée et son décor ; l’on aboutit à ce paradoxe
que, dans les pays reculés où les mœurs sont bien conservées, les costumes ont souvent
disparu, tandis qu’ils reparaissent dans les pays de tourisme international.
Aussi peut-on dire des bourgeois en vacances qu’ils sont alors plus désespérants que
lorsqu’ils gagnent leur vie. Le spectacle le plus vide, le plus terrible offert par la
civilisation actuelle doit être aux yeux d’un véritable révolutionnaire non pas celui de
l’homme d’affaires à son bureau, mais celui du bourgeois, Kodak en bandoulière, parce
que l’on ne peut même plus dire qu’il est mauvais ; peut-être à son bureau aura-t-il un
jour peur de sa condition, tandis que dans sa villa ornée de roses, il n’y a rien à espérer.
Il y a des foules plus effroyables que celles qui s’entassent à heures fixes dans les
métros, ce sont les foules de nos grandes plages. La grande ville fait naître un sain
esprit de révolte tandis que sous le grand soleil au bord de la mer bleue l’atmosphère est
oppressante, c’est la bourgeoisie à nu, l’histoire absurde d’un retour au chaos primitif.
Certains, qui se disent révolutionnaires, songent pourtant à ce spectacle avec
plaisir, ils s’indignent seulement en pensant que ces « loisirs » sont réservés aux
bourgeois. Prisonniers de la civilisation, marxistes ou fascistes ne les imaginent que sous
une forme bourgeoise. Il faut que le peuple à son tour puisse voyager en autocar et en
croisière, il connaîtra les auteurs classiques, il verra les grands spectacles de notre
territoire national ; après le Front des Français, les jeunes filles de France, les amis de la
terre de France. D’ailleurs, le terme même de « loisirs » implique que leur vie sera
ailleurs. Qu’il s’agisse des séjours en Crimée, des croisières du Kraft durch Freude 1, les
partis sont bien d’accord là-dessus ; les loisirs doivent être organisés, il n’y aura qu’à
transformer les grandes agences de voyages en trusts d’État. Une petite différence : ici
les trotskystes, là les Juifs (ne seraient-ce pas les mêmes ?) seront privés d’excursions.
Chasse et pêche
Mais tout le monde ne peut pas mourir sans avoir vu Naples ; la plupart se
contentent de gagner les bords d’une rivière ; leur sentiment de la nature se confond
avec leur instinct de chasse ou de pêche. Beaucoup d’instincts primitifs de l’homme se
sont atténués, mais ceux-là au contraire semblent s’exaspérer ; plus le gibier ou le
poisson devient rare, plus le nombre des chasseurs et des pêcheurs augmente. Vous
pouvez parler à un vrai chasseur de ceux qui aiment passer la soirée à fumer la pipe et à
décrotter leurs pantalons, il ne vous parlera pas du pourpre de l’automne, mais il vous
avouera peut-être quel plaisir il trouve à arpenter les labours gelés de bon matin, à 2
sentir la boue collée aux bottes, à contourner « le bois », à prendre le chemin des ormes
et à entendre l’aboi des chiens répercuté partout dans la grande plaine. Parlez à un
pêcheur d’étang, à un pêcheur de rivière ou à un pêcheur de truites, ils vous diront
qu’une truite prise a les reins bleus piqués de rouge, que l’aube est l’heure la plus
agréable lorsque les brumes montent de la rivière. L’amour de la nature est un sentiment
spontané (un sentiment antérieur aux autres, qui sont acquis) ; ce n’est pas une classe
qui a ces instincts, ce sont des hommes.
Pour eux, la nature, ce n’est pas un spectacle ; on ne parcourt pas beaucoup de
terrain lorsqu’on remonte un ruisseau pour pêcher la truite, mais il faut connaître
chaque souche, savoir le moment des montées d’insectes, être sensible à la direction du
vent, frémir d’une ombre, bref, devenir truite soi-même. Les pêcheurs au coup savent
qu’il n’y a aucun ennui à rester seul des heures au même endroit, parce que celui qui
pêche acquiert une ouïe et un regard plus perçants, que là où un autre passerait sans
voir, il voit la lumière changer, des animaux vivants passer sous la surface indifférente
de la rivière ; le soir une carpe saute, tombe à plat sur l’eau, la nuit quand il dort il sent
encore les ondes de sa chute s’élargir, la queue humide du poisson prisonnier bat ses
doigts. La nuit est une anguille.
Ainsi, ils ont beau être citadins, les vrais pêcheurs et les vrais chasseurs sont bien
près de redevenir d’authentiques paysans ; pêcher s’apprend par expérience et il faut la
même connaissance directe de la nature qui est celle du paysan. Par la chasse et par la
pêche, les citadins peuvent mener quelque temps la vie paysanne qui leur manque ; pas
besoin de fuir à Tahiti pour retrouver la nature primitive, la Seine coule encore à ciel
ouvert dans Paris. Ces hommes qui n’étaient de nulle part connaissent très bien l’étang
de Fieux ou la forêt de Vinax et je crois qu’il ne faudrait pas grand-chose pour qu’ils
dessinent des carpes ou sculptent des feuilles de chêne sur des bâtons. C’est le seul retour
naturel à la nature qui existe encore aujourd’hui.
Nous avons vu que le sentiment de la nature traduit une réaction universelle contre
un certain genre de vie, mais dans les cas que nous avons étudiés jusqu’ici, cette réaction
demeure inconsciente. Mais les conditions de vie imposées par notre civilisation
industrielle devinrent bientôt de plus en plus strictes et elles engendrèrent des
mouvements où l’admiration passive des beautés de la nature fut remplacée par la
revendication d’une vie dans la nature ; au lieu de masses indistinctes se constituèrent
des sociétés nettement définies, armées pour la lutte. Ces différents mouvements (même
la Jugendbewegung) eurent un caractère international en réaction contre une
civilisation commune aux différents pays, mais partout ces mouvements échouèrent
pour être restés dans une demi-conscience de leurs fins.
Il peut sembler étonnant de compter parmi ces mouvements le scoutisme, qui passe
souvent à juste titre pour une organisation réactionnaire. Le scoutisme a un double
caractère ; officiellement, vu de l’extérieur, il est né des idées pédagogiques d’un général
anglais, une entreprise très bourgeoise par son caractère moral, utilitaire et patriotique.
Mais intérieurement, les enfants l’ont transformé, l’ont fait renaître du sens de la justice
et du goût de l’aventure très vifs à leur âge, c’est une réaction contre l’encasernement et
la culture qu’ils sont obligés d’avaler à hautes doses ; les bons scouts sont souvent de
mauvais élèves et les chefs savent combien il est difficile d’établir un lien entre l’activité
du scout dans la troupe et en classe.
Dans le scoutisme s’opposent l’esprit révolutionnaire des enfants et l’esprit
conservateur des éducateurs ; les scouts y voient une société idéale, un ordre de
chevalerie dont les membres sont unis par un costume, des rites, une camaraderie. Les
deux grandes forces du scoutisme sont l’instinct de justice de l’enfant qui ressent
confusément l’injustice et son goût pour une vie libre et rude. La nature est beaucoup
plus que le cadre de la vie scoute, certains camps finissent par s’identifier avec certains
pays particuliers ; tout scout sait qu’un feu est à la fois un foyer très matériel qu’il faut
savoir arranger pour faire cuire la soupe et la grande flamme dans la nuit noire, centre
des scouts qui se tiennent par la main. À ce moment la ville est loin, classes, pays
deviennent des mots vagues, ils font partie d’une tribu perdue au milieu des bois.
Lorsqu’ils manœuvrent la nuit, les enfants ne jouent pas ; pendant que les chefs dosent
l’intrigue de la manœuvre pour développer leur esprit d’observation, les enfants
s’attaquent, ils ont peur, ils sont vaincus, ils sont victorieux, ils se donnent entièrement
à cette aventure qui recrée un risque qui leur est refusé ailleurs.
Pour les chefs, dans la mesure où ils s’éloignent des enfants par l’âge et par le
grade, le scoutisme est un simple mouvement pédagogique destiné à former de bons
citoyens ; il ne s’agit pas de créer un monde nouveau, il s’agit de moraliser la société
existante ; ces éducateurs se penchent sur l’enfance pour étudier ses réflexes et dévier
ses instincts pervers ; ils tiennent des congrès, votent des motions et les grands chefs
obtiennent des décorations. Équivoque dangereuse, car pour l’enfant il ne s’agit pas d’un
jeu mais de sa vie ; quand on lui propose de partir comme saint Georges terrasser le
dragon du mal, il s’apprête à un combat sans merci, il ne se prépare pas à devenir un
honnête commerçant mais l’être d’élite destiné à redresser les torts.
La rupture entre les enfants et les chefs finit par se produire au moment de
l’adolescence ; à ce moment, le jeune homme, s’il veut continuer le scoutisme, n’a
devant lui que deux voies : devenir à son tour un éducateur ou bien quitter le
mouvement pour s’embrigader dans des cadres politiques ; et en général l’éducation qu’il
a reçue le pousse vers des formations politiques de droite ; le jeune scout fait un
volontaire national 3. On a essayé, il est vrai, de continuer le mouvement par les
routiers, mais on n’ose pas proclamer en termes nets qu’ils ont une mission
révolutionnaire ; alors le scoutisme ne groupe plus que ceux qui ont conservé un regret
un peu plus ridicule de leur enfance, ils n’ont plus pour activité que les promenades et
les bonnes œuvres. Par trahison inconsciente, des chefs mal préparés au combat
oublient les nuits passées dans la forêt, ils prennent femme et font des enfants. Ils
conservent parfois le sentiment d’une déchéance, les anciens scouts éprouvent une
certaine gêne à se revoir. Pourtant, qu’il serait beau de prolonger son enfance non pas
en mettant des pantalons courts, mais en décidant le scoutisme à vieillir pour incarner
nos rêves de simplicité, de camaraderie et de risque. Que se forme une vraie société, que
l’ouverture ne soit plus gratuite, mais qu’elle combatte pour le sort du monde, non pas
au risque de perdre la manœuvre, mais au risque de la prison ; que dans la foule
incertaine se forment des patrouilles de huit types, la main dans la main : huit de
Gascogne, huit de Berry, huit de Catalogne, passant droit leur chemin dans les méandres
d’un monde perfectionné.
La Jugendbewegung
Oui, même au risque de notre confort, nous désirons une société où n’avorte pas
notre jeunesse, une société naturelle comme la terre, une société sans faux cols, sans
livres et sans décorations. Quand ni cinéma, ni journal ne vous divertissent, quand la
propagande cesse de penser en nous, nous nous sentons pris de panique devant un
monde où nous ne pouvons rien. C’est de cet affolement, du vertige d’une jeunesse qui
se voit prisonnière de mécanismes abstraits qu’est né en Allemagne avant la guerre le
mouvement de l’adolescence : Jugendbewegung.
Elle est née dans l’Allemagne à un moment où un mouvement révolutionnaire
pouvait sembler absurde puisqu’il s’agissait d’un pays en plein progrès économique,
d’une nation en bonne voie pour exercer l’hégémonie universelle ; à l’intérieur, une
excellente administration, une forte armée, une éducation qui ne laisse rien au hasard,
des pères fiers de leur pays, bref une bonne conscience universelle. Certes, dans cette
satisfaction générale, il y avait eu une fausse note : la protestation de Nietzsche, mais
elle était restée sans écho. Pourtant, si les pères, les chefs de bureau et les colonels
étaient sans inquiétude du lendemain, il n’en était pas de même de la jeunesse. Ce n’est
pas l’hitlérisme qui a été un mouvement nietzschéen, mais la Jugendbewegung, car
sinon la « doctrine » de Nietzsche, du moins son inquiétude, s’est incarnée en elle. La
protestation qu’aucun parti révolutionnaire ne pouvait faire, car le développement de
l’Allemagne de Bismarck est aussi le développement de la social-démocratie, la jeunesse
l’a élevée. Tandis que la social-démocratie était installée en Allemagne, la
Jugendbewegung a été un mouvement contre, contre le genre de vie, contre la
philosophie, contre la société existante, un mouvement réactionnaire au sens profond
du mot. Ce n’est pas parce que tout allait mal, mais parce que tout allait bien que le cri
de la Jugendbewegung s’élève contre l’inébranlable organisation ; les casernes neuves,
les villes en plein essor, les banques qui augmentent leur capital, les pédagogues sûrs de
leur mission.
La révolte de la jeunesse ne va pas dresser système contre système, mais réagir
contre la vie courante ; les discours emphatiques des professeurs, l’internat, la caserne,
la rue, l’usine, le faux col qui serre le cou ; et comme elle ne prémédite pas, elle laisse
naïvement jaillir de sa poitrine le cri révolutionnaire ; sans se préoccuper de l’histoire,
[elle] se laisse enseigner ce qui manque à sa vie : marcher sur la route droite vers
l’horizon vide, regarder le ciel renversé dans les flaques, dormir éreinté de fatigue,
retrouver le froid, le chaud, la faim, la soif qu’elle avait perdus. Elle veut briser toutes
les organisations qui se sont créées, pour faciliter le contact de l’homme aux objets, de
l’homme à l’homme ; elle rejette les commodités de la technique parce que la technique
s’interpose entre l’homme et l’objet, elle rejette la politique parce que la politique
s’interpose entre les hommes, et elle allume à nouveau un feu, remplace le vous par le
tu. Elle fuit la ville, rejette tous les carcans, à travers les plaines du nord et les
montagnes du sud, les membres de la Jugendbewegung recommencent la civilisation,
retrouvent l’ombre de la nuit, les hauts lieux sur lesquels ils viennent en foule se
recueillir. Ainsi, tandis que les voies ferrées resserraient leurs réseaux, que l’on
construisait les plus grands paquebots du monde et que l’armée bien mise au point se
préparait à la guerre, se constituaient hors des villes des groupes de vingt ou trente
camarades qui prétendaient ne plus rien connaître de leur temps.
Mais la révolte de la Jugendbewegung ne fut pas assez violente pour devenir une
revendication ; par réaction contre l’esprit professoral, elle n’a pas voulu dire ses
raisons et revendiquer les droits d’une société à bâtir. Révolte spontanée en dehors des
partis politiques, la Jugendbewegung n’a pas voulu se compromettre dans une
organisation ; elle a cru que l’ardeur de la jeunesse suffirait, qu’une passion violente,
poitrine offerte, abattrait le squelette de métal et d’acier du monde qu’elle détestait ; elle
l’a haï, mais n’a pas voulu le connaître. Elle crut aussi pouvoir vivre sa vie à l’écart des
villes au plus profond des montagnes, sans savoir qu’il n’y avait pas de zone libre dans
l’Allemagne de Bismarck, que, malgré les bois, les services de recrutement iraient un
jour la chercher pour la vêtir d’un uniforme, la coiffer d’un casque et la jeter au feu.
Elle se sentait tellement étrangère au monde où elle vivait qu’elle a erré sur les
chemins comme un oiseau sauvage, sans chercher à se lier à lui-même par une
opposition. La Jugendbewegung a été vaincue parce qu’elle n’a pas voulu, contre la
rigueur des vieillards et de leurs techniques, dresser la rigueur d’une société
révolutionnaire, elle n’a pas compris que précisément, parce qu’elle est inertie, une
société morte ne peut être brisée que par la force, non par la générosité ou le mépris.
Mais aussi la Jugendbewegung a commis la plus grande faute que puisse commettre un
mouvement révolutionnaire : qu’il était doux de fuir les villes sur la route, de laisser le
vent libre fouetter son visage et de se tenir par le bras en s’abandonnant au trouble de
l’amour. La Jugendbewegung a joui de ses sentiments révolutionnaires, elle s’est enivrée
de chansons de marche, d’airs de guitare, au clair de lune, sans chercher à savoir quel
était le commandement qui la poussait à rejeter le faux col et à fuir la ville. Elle a
méprisé les vieux sans chercher à les briser ; pendant ce temps, ils souriaient et
pensaient qu’il est bon que la jeunesse prenne de l’exercice, ils s’occupaient d’affaires
sérieuses et constituaient des stocks, puis, quand le moment est venu, ils ont signé le
décret de mobilisation.
L’échec de 1914 avait marqué la fin de la Jugendbewegung ; les jeunes purent
remettre sac au dos, revêtir pantalon court et chemise ouverte, ce ne fut plus pour eux-
mêmes mais pour servir les partis politiques. Pourtant, nous devons considérer la
Jugendbewegung comme un des mouvements qui ont été près d’accomplir une
révolution personnaliste et sa mentalité comme le type d’une mentalité pré-
personnaliste. Elle a senti les buts de notre révolution, elle a employé certains de ses
moyens d’action, elle a compris que l’appel de la grand-route, le désir de revenir vers la
nature signifiait aujourd’hui une révolte particulière ; mais elle n’est pas allée plus loin,
elle n’a pas compris que, pour vivre sans hypocrisie, il faut abattre la société qui la
permet. Le promeneur solitaire devait présenter ses projets de loi et sans doute c’est
parce qu’un soir, seul dans la forêt, il n’a pas senti le dégoût du retour à la ville, [que]
sa rêverie n’a pas eu assez d’acuité pour devenir, en face de l’état de fait, un fait.
Un autre mouvement essaie aujourd’hui de régénérer l’homme par le retour à la
nature : c’est le naturisme. Il y a bien des tendances naturistes mais une seule exprime
nettement un idéal : c’est le naturisme intégral dont nous nous occuperons seulement ici.
Le naturisme a, en commun avec le scoutisme et la Jugendbewegung, plusieurs
caractères : recherche de la vie simple, effort pour une certaine franchise de rapports
non seulement entre hommes mais entre hommes et femmes. Si les adeptes du naturisme
intégral doivent rester complètement nus, c’est parce que le vêtement est le symbole de
l’hypocrisie bourgeoise.
Sur ce point, les naturistes seraient sans doute d’accord avec les Wandervogel, mais
il y a aussi des différences : les naturistes se recrutent surtout dans les milieux de
gauche, beaucoup d’entre eux sont anarchistes, ce qui s’explique fort bien, puisque nous
avons vu que tous les mouvements de retour à la nature expriment un anarchisme plus
ou moins conscient. Le naturisme intégral a groupé les anarchistes de gauche repoussés
par le marxisme des mouvements politiques ; naturisme, camps de jeunesse, voilà l’abcès
de fixation des tendances anarchistes que n’a pu détruire la pédagogie marxiste. Dans le
naturisme, à la différence de la Jugendbewegung, ont pu subsister les croyances
contradictoires, de la bonté de l’homme primitif et du progrès ; le naturisme ne regarde
pas vers le Moyen Âge, il aime les paysages tranquilles, le calme des belles journées
d’été ; le naturisme ne croit pas que son idéal de vie naturelle aille contre le Progrès,
tandis que l’amour de la nature chez les Wandervogel est un sentiment panique : le désir
de rentrer en contact avec les forces obscures de la terre. Le naturisme a sans doute plus
d’avenir dans les pays latins et anglo-saxons que dans les pays germaniques, du moins
sous une forme atténuée.
Pourtant, comme le rousseauisme, l’idéal naturiste est en contradiction avec le
mythe du Progrès. Le naturisme qui accepte le progrès ne peut se comprendre que
comme une activité secondaire, une période de vie au grand air indispensable à des
hommes surmenés par la vie des grandes villes ; le naturisme ne peut se défendre que
pour des raisons médicales, il ne saurait se constituer en mouvement autonome.
Ces contradictions nous expliquent que le naturisme ne soit répandu que sous des
formes secondaires et que les naturistes intégraux qui prétendent défendre une
conception particulière de la vie soient si peu nombreux. Le naturisme intégral demeure
une société fermée où des rites (végétarisme) servent à maintenir la pureté de la secte ;
ces petits groupes ont une vie intérieure très active mais ils ne progressent pas, parce
que, rapprochés de la gauche par leurs idées de pacifisme, de justice sociale, ils
défendent un idéal en contradiction avec le mythe du Progrès. Si le naturisme ne prend
pas conscience de son originalité, il sera condamné à demeurer un petit contre-courant
dans les tourbillons du grand courant de gauche.
1. Le Kraft durch Freude (« la force par la joie ») était une vaste organisation de loisirs sous l’égide du Deutsche
Arbeitsfront (« Front allemand du travail ») remplaçant les syndicats sous le régime nazi. Inspiré du Dopolavoro
(« après-travail ») de l’Italie fasciste, le KdF hérita des infrastructures confisquées des organisations socialistes
abolies.
2. Ici et dans la suite de la phrase, l’auteur mettait « de » où nous avons corrigé par « à ».
3. Allusion aux Volontaires nationaux, organisation affiliée à la ligue d’anciens combattants des Croix-de-Feu du
colonel François de La Rocque et interdite avec elle par le Front populaire.
LE SENTIMENT DE NATURE
ET LA RÉVOLUTION PERSONNALISTE
L’homme d’aujourd’hui revient vers la nature parce qu’il est un être vivant et que la
civilisation tend à interposer entre lui et le cosmos un appareil qui assure une plus
grande protection de l’espèce mais qui atrophie l’animal humain. Il revient vers la
nature parce qu’il se sent étranger à la société où il vit ; s’il lui arrive de la sentir ou de
la penser, c’est pour se situer en opposition. Sa pensée n’est qu’un ressentiment
douloureux : la société s’est constituée en dehors de lui, sans commune mesure d’elle à
lui ; cadre abstrait qui méconnaît les particularités des hommes en chair et en os, elle ne
tient plus compte de ce qui en eux a existé de tout temps, le corps et l’esprit. Croire que
l’exaltation du sentiment actuel de la nature signifie un retour au paganisme, c’est
oublier les lieux et le temps où nous vivons, car ce sentiment est une réaction contre une
vie trop artificielle.
Si la société a pu se constituer en dehors de l’homme et de la nature comme un
monde autonome, c’est grâce à la technique. Par elle, notre univers, de naturel, est
devenu « humain, trop humain » ; plus de bois, plus de bêtes sauvages, mais la ville, la
campagne, la guerre ou la crise. Les dernières zones de nature libre paraissent
condamnées et s’il reste encore des pays sauvages, c’est par un raffinement
d’organisation. Cette vie prévue d’avance et parfaitement organisée, c’est donc la
technique qui l’a rendue possible en supprimant le contact direct de l’homme et de
l’objet. Certes, elle nous a empêché de courir des risques inutiles, mais dans sa conquête
désordonnée, elle tend de plus en plus à supprimer tous les risques, à établir sur terre la
domination universelle du confort bourgeois, et, certes, l’homme aurait bien accepté, si
vivre était seulement jouir de son bonheur. Mais l’homme ne se sent vivre que lorsque,
ayant assuré un minimum de vie, il continue à combattre l’objet parce que ce heurt est
pour lui la seule source de création et la seule source de liberté. Il sait bien que si lui est
fini, le monde est infini, que sans les eaux, les arbres, les lumières et le système solaire,
il ne sortirait pas d’un pauvre monde de représentations géométriques et que s’il
n’écoutait pas de temps à autre l’oracle des chênes de Dodone 1, sa pensée suivrait
toujours le même chemin. Il sait bien que, sans une réalité qui lui échappe, sa pensée
serait sans cœur et sans poumons, que sa pensée ne serait plus que la silhouette des
autres pensées. La technique a un rôle, mais la technique ne libère que des masses : des
consommateurs, des Français, des producteurs de blé ; de telles libertés nous traversent,
mais la vraie liberté dit « à Toi » et prend par la main.
D’où le sentiment très fréquent d’une oppression que les masses s’empressent de
baptiser : marchands de canon, haute banque, communiste ou fasciste parce
qu’effectivement elle n’a pas de visage.
En supprimant la lutte de l’homme ou du petit groupe isolé contre la nature, elle a
supprimé la part de liberté qui s’incarne paradoxalement dans l’oppression d’une vie
naturelle. Dans la Société parfaite, il n’y a plus de chance de liberté, parce que l’homme
peut tout prévoir pour l’homme et une tyrannie se crée, d’autant plus dangereuse qu’elle
ne heurte pas directement nos habitudes et qu’elle peut se glisser au plus particulier de
notre vie. Les personnes vivant dans la société moderne ne se heurtent pas brusquement
à une volonté personnelle d’injustice, mais subissent un lent étouffement ; alors naît ce
sentiment particulier de la nature, désir de solitude et de vie rude ; dans la tiédeur de la
pièce l’homme rêve enfin d’une bataille, de se plonger dans l’eau glacée des torrents.
Pour l’homme libre aujourd’hui, nature et liberté se confondant, c’est dans la mesure
(montagne, grand large) qu’il y trouve la liberté. Ce n’est plus pour lui une dame polie
correctement habillée, mais une aïeule vieille comme la terre avec ses rides creusées par
les torrents. Lorsque notre vie vide nous accable parce que tout nous semble prévu
d’avance pour notre perte, la liberté, c’est le bruit du torrent ou la pluie qui bat les
vitres du bureau. Les hommes libres ont toujours vécu dans les montagnes : Afghans,
montagnards, Rifains 2, c’est 3 chez eux, non chez les armées qui les attaquaient, qu’il
faut chercher le courage : mais quel paradoxe que ces partis de gauche, amis du progrès,
qui soutenaient contre la civilisation en marche les défenseurs de leur misère ! Les
hommes libres ont toujours vécu dans les montagnes et tandis que les montagnards
quittent leurs vallées pour aller s’établir à Paris, une nouvelle race occupe la montagne
et fait revivre les sentiers qui s’effaçaient depuis le départ des bergers. En montagne, à
nouveau, ils peuvent lutter ; la plus belle vallée, c’est celle où, avant la nuit, il faut
retrouver le chemin, la plus belle rivière, celle où se cache la truite. Non, ce n’est pas
par paganisme que certains vont jusqu’à y sacrifier leur vie, c’est parce que pour
l’homme dans la grande ville, la montagne est devenue le symbole concret de la liberté.
Mais ce n’est pas seulement la main qui se heurte à la nature, c’est l’esprit ; que l’on
ne nous dise pas que l’exaltation du sentiment de la nature, c’est l’exaltation du contact
avec les forces obscures : la raison enfante aussi ses nuées et rien n’est plus clair à
l’esprit qu’un petit brouillard matinal. Seulement, notre raison ne peut réduire l’objet
naturel à un scénario. Le sentiment véritable de la nature est toujours une surprise : « Je
fus saisi d’admiration. » Être saisi, voilà ce qui manque à l’homme. Tous les pays sont
particuliers, chaque heure y est irremplaçable, et ce que nous recherchons, ce sont
précisément des pays particuliers. Le promeneur moderne fuit les sites classés, il veut
voir ce qu’il n’a jamais vu : des eaux claires dans un marais, des peupliers près d’une
dune, un palmier près d’un glacier, et pour aller trouver son pays, il ira à des jours de
marche de chez lui séjourner plusieurs mois dans un canton de quelques kilomètres
carrés ; il va dans les Landes, dans les Pyrénées, parce que l’on ne peut imaginer la
Lande que lorsqu’on y est. S’il lui arrive de faire confiance à des peintres de la nature, il
choisira ceux qui sauront dégager son caractère particulier, ou sa foisonnante diversité :
les peintres du détail précis, les Asiatiques et Brueghel. S’il lui fallait résumer ses
impressions par un précepte philosophique, il dirait : « J’ai réappris que l’homme est un
être fini, sa raison ne peut saisir qu’une infime part du réel, jamais ma vie ne sera
suffisante pour connaître tous les marbres, toutes les grottes, toutes les herbes et tous les
poissons de la vallée d’Esparros. »
Puisque les arguments de masse sont aujourd’hui impressionnants, nous disons que
ce sentiment est aujourd’hui universel : fascistes ou communistes, notre plus grande joie
est de mettre sac au dos ; et si « retour à la nature » n’était pas une phrase qui milite à
droite, nous serions tous d’accord pour l’accepter.
Que les amants du progrès ne s’inquiètent pas : Goering ne retournera pas à la
terre, l’homme préhistorique ne possédait ni Mercedes ni uniforme à médailles ; il ne
supprimera jamais les avions de la police et ne fera pas repousser la forêt de
Teutobourg, trop de non-conformistes pourraient se cacher dans les fourrés. Les amants
du progrès pourraient accuser à plus juste titre toute la jeunesse parce que celle-ci,
confusément, cherche à revenir, par-delà même la préhistoire, à la naïveté d’Adam.
Cette volonté révolutionnaire n’est, elle, d’aucun État, parce qu’elle vit dans chaque
personne et menace tous les États. Elle est très loin d’un certain antifascisme qui
s’indignera aux incendies de livres mais qui ne trouvera que quelques paroles de regret
pour les conditions que l’argent fait aux écrivains ; ils prennent les armes pour abattre
Hitler, mais ne se préoccupent pas de la publicité littéraire. L’esprit n’est pas l’utilisation
des sources, le crime, c’est une société où les vocations avortent. Pour bien poser la
question, si nous donnons à culture et à civilisation le sens que leur a donné H. de Man 5,
la jeunesse sent aujourd’hui qu’il y a seulement un problème de civilisation ; c’est la
civilisation et non la culture qu’il nous faut retrouver ; et la véritable liberté ferait peur
aux gens polis, parce qu’elle est aussi brutale qu’un animal sauvage. Force qui fit délirer
les prophètes, force qui fit allumer le premier feu, ce n’est pas dans les bibliothèques
mais au désert, là où la vie est la plus dépouillée, qu’il faut aller la chercher ; l’homme
est créateur dans la mesure où sa vie est en contact direct avec la nature.
Il est temps de mettre fin aux équivoques et de dévoiler le sens redoutable de cette
admiration presque universelle du naturel et du spontané, qu’il s’agisse de la nature ou
de l’enfance ; il est temps de faire passer certaines affirmations trop timides sur le plan
social : nous en sommes arrivés à un point où il n’y a plus à continuer, mais à faire un
monde. Toute révolution sacrifie une part de l’héritage culturel, parce que lorsqu’elle est
profonde, elle ne se charge pas seulement de liquider un gouvernement ; le jacobin
méprise les chimistes 6, le vrai bolchevik, les musées. Tout révolutionnaire est un
barbare conscient ; c’est au plus impénétrable de la forêt primitive, à l’ombre profonde
des sapins cambriens, que jaillit la source des civilisations.
Ceci ne veut pas dire que la culture soit supprimée, mais que la culture est une
nécessité matérielle, non une nécessité spirituelle ; elle est absolument indispensable à
l’homme, mais n’a pas à être divinisée. Entre la culture et la civilisation il n’y a pas de
problème, mais un drame ; une société où se synthétisent culture et civilisation n’est
qu’un jeu de l’esprit, comme d’ailleurs une société purement civilisée. La culture arme
l’homme pour le combat, mais c’est aussi dans la mesure où une classe, une société sont
cultivées qu’elles manquent de génie créateur ; elles l’expriment parfaitement bien, ce
qui n’est pas la même chose ; mais qui songerait à opposer la vivacité d’esprit d’un
enfant à celle d’un membre de l’Institut ? La solution est donc à rechercher dans une
tension entre culture et civilisation et comme cet équilibre est perpétuellement rompu, le
propre d’un acte révolutionnaire est d’analyser la situation 7 historique pour savoir s’il
s’agit de combattre pour les forces de culture ou les forces de civilisation.
Nous pouvons crier « Vive la nature, vive la culture », ce cri de guerre n’est pas
éternel, il n’a de valeur que pour le moment où il retentit ; l’action nécessaire au Moyen
Âge ne consistait pas à hurler avec les loups de la forêt et à exaspérer les instincts, mais
à recopier les manuscrits ; il y avait d’ailleurs à ce moment un certain risque à défendre
la culture. La seule question est de savoir si aujourd’hui, nous, représentants de la classe
bourgeoise, nous sommes trop cultivés ou trop spontanés. Or nous possédons le
sentiment plus ou moins net de ce qui nous manque et le désir de revenir à la nature
nous fournit un bon critérium : c’est dans la mesure où un homme vit dans une société
cultivée que vient ce besoin, sa puissance est en mesure directe de la nécessité d’une
révolution faite contre la culture pour permettre la perpétuelle naissance de la
civilisation.
Voici qui est scandaleux, parce que c’est sans doute la première fois qu’il faut oser
porter la main sur la culture ; ceci suffit à montrer que l’époque actuelle fait craquer les
cadres des petits conflits traditionnels ; sachons admettre que l’esprit révolutionnaire est
celui qui toujours a soufflé la première fois. Le sentiment actuel de la nature est une
accusation portée contre une civilisation qui veut tout apaiser en niant dans l’existence
le conflit de l’homme et du monde extérieur ; une revendication, même aux dépens des
conditions nécessaires à la jouissance des œuvres faites, des conditions nécessaires pour
faire œuvre : une révolte des forces productrices contre le capitalisme culturel.
1. Sur le mont Tomaros en Épire poussait Dodone, « la venteuse » forêt de chênes dont le bruit des feuilles donnait
voix à Zeus en son plus vénérable oracle.
2. Les tribus rifaines semi-nomades menées par Abd-el-Krim opposèrent une farouche résistance aux troupes
françaises et espagnoles de 1921 à 1926 lors de la guerre du Rif.
3. L’auteur avait par erreur écrit « ce sont ».
4. On reconnaît déjà La Foule solitaire que décrira l’Américain David Riesman en 1950 dans un livre fameux, dont
Charbonneau commentera la traduction, parue en 1964 avec une introduction d’Edgar Morin, comme « bon
exemple des limites de la meilleure sociologie », dans la foulée d’un « camp de jeunes » sur le thème de « la
société ».
5. Le théoricien flamand d’un « socialisme éthique », Hendrik De Man, beaucoup discuté dans les milieux non
conformistes français, était notamment l’auteur de L’Idée socialiste suivie du Plan de travail, Paris, Grasset, 1935.
6. Allusion à la condamnation à mort de Lavoisier en 1794.
7. Charbonneau avait écrit « solution » probablement par erreur.
8. Le texte original comportait par erreur à partir d’ici une 5e partie au même titre que la 4e (« Le sentiment de
nature et la révolution personnaliste »). Nous avons donc fait le choix ici de regrouper ces parties.
9. Le Service de travail du Reich national-socialiste était obligatoire pour les jeunes Allemands des deux sexes,
mobilisés pour six mois de travaux manuels d’utilité publique juste avant le service militaire.
10. Les Faucons rouges étaient les mouvements de jeunesse proches des partis sociaux-démocrates et socialistes, forme
de « scoutisme rouge » d’origine anglo-saxonne.
11. L’Œuvre nationale Balilla fut l’organisation de jeunesse du fascisme italien de 1926 à 1937 ; son fondateur, Renato
Ricci, obtint pour la créer les conseils de Robert Baden-Powell, créateur du scoutisme, ainsi que de représentants
du Bauhaus, école allemande adaptant les arts à la société industrielle.
12. L’écrivain Léon Daudet (1867-1942), fils aîné d’Alphonse Daudet, fut une figure majeure du royalisme de l’Action
française de Charles Maurras, notamment comme collaborateur de son journal.
13. L’auteur avait écrit « D’autre part ».
14. Club alpin français.
15. Charbonneau avait écrit par erreur : « à la patrie par la montagne ».
16. Le journal La Flèche fut de 1934 à 1939 l’organe du frontisme, mouvement de gauche non conformiste où maints
personnalistes se retrouvèrent, tandis que la tête de mort fut l’emblème des croix-de-feu, où militèrent quelques
autres.
1
BERNARD CHARBONNEAU
AN DEUX MILLE
LE FAIT
Le 6 août 1945, une déclaration du président des États-Unis Truman suivie d’une
déclaration de l’ancien Premier ministre anglais Winston Churchill nous annonçait que
l’aviation américaine s’était servie pour la première fois de bombes atomiques. Un seul
engin lancé sur le port de guerre japonais d’Hiroshima avait anéanti la plus grande
partie de la ville. La fumée de l’explosion, visible de deux cents kilomètres, s’était élevée
à vingt-trois kilomètres de hauteur. Les chefs d’État prévoient l’emploi de bombes plus
puissantes encore.
1. Conférence publique faite fin 1945 au palais des Arts de Pau en présence du préfet des Basses-Pyrénées.
SUR DEUX RISQUES À COURIR
1. L’Almamy Samory Touré (1830 ?-1900) résista à la fin du XIXe siècle à la pénétration et à la colonisation françaises
en Afrique de l’Ouest.
BIBLIOGRAPHIE