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CHAMANISME
ET
GUÉRISON MAGIQUE
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BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE


HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ET PHILOSOPHIE GÉNÉRALE
SECTION DIRIGÉE PAR ÉMILE BRÉHIER

CHAMANISME
ET
GUÉRISON MAGIQUE
PAR

MARCELLE BOUTEILLER
DOCTEUR ÈS-LETTRES

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1950
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DÉPOT LÉGAL
1 édition 3 trimestre 1950
TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
COPYRIGHT
by Presses Universitaires de France, 1950
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INTRODUCTION

Pour vaincre la maladie dont il souhaite la guérison, le


malade peut adopter l'une de deux attitudes de pensée : la
première attribue l'état pathologique à des causes physiques
oumorales d'ordre naturel; lepatient s'adresse alors aumédecin
qu'il juge le plus qualifié et auquel il fait confiance. Cette
démarche ne saurait d'ailleurs exclure que, sous l'empire de ses
propres convictions religieuses, l'intéressé prie des êtres surna-
turels de hâter, par leur initiative, le résultat qu'il a explicite-
ment demandé à la science humaine.
L'autre attitude est dictée par le sentiment que la maladie
provient de causes surnaturelles et doit être soignée en consé-
quence; le recours au médecin s'avérant inutile, la thérapeu-
tique se fonde essentiellement sur l'efficacité de prières et sur
la valeur d'un « don » magico-religieux, détenu par quelques-
uns.
Des conceptions de cet ordre expliquent la faveur dont
jouit encore en France le « panseur de secret », c'est-à-dire
toute personne, homme ou femme, qui prétend guérir en vertu
d'un secret dont la possession constitue un exceptionnel privi-
lège et obéit à des règles consacrées par une tradition séculaire.
Ce panseur combat la maladie par la récitation d'oraisons
appropriées et par l'emploi de diverses pratiques, voire de
remèdes matériels dont le caractère ésotérique garantit l'au-
thenticité et les effets bienfaisants. En outre, du fait qu'il guérit
au moyen de procédés magiques, le panseur réduit à néant les
maléfices de son éternel et nécessaire ennemi, le jeteur de
sorts, personnage dont lui-même représente la réplique perma-
nente, antithétique et complémentaire.
Mais le domaine de la guérison magique déborde singulière-
ment les étroites limites entre lesquelles se trouve aujourd'hui
cantonnée, clandestinement puisqu'elle concurrence l'exercice
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légal de la médecine, l'activité de nos panseurs de secret. Alors


qu'elle est, sans cesse, chez nous, battue en brèche par la vulga-
risation scientifique, traquée par la loi, réprouvée par l'Église
mêmedont elleprétendrait seréclamer, lathérapeutique magico-
religieuse s'épanouit, au contraire, en des sociétés très éloignées
des nôtres. Dans ces sociétés que nous qualifions couramment,
et à tort, de « primitives », la personnalité de l'homme-méde-
cine, du « chaman »,occupe une place prépondérante et jouit
d'une autorité officielle.
C'est dans ces milieux que, de toute évidence, il convient
d'étudier, d'abord et surtout, l'activité médico-magique. Cepen-
dant, notre propre mentalité populaire n'étant pas entièrement
dégagée des notions qui constituent la raison d'être et la justi-
fication du panseur, comme du chaman, une analyse de la
thérapeutique magico-religieuse envisagée sous son aspect
essentiel, l'aspect chamanistique, doit considérer, en quelque
mesure, l'aspect complémentaire offert par les survivances
populaires et pratiquement illustré par nos mystiques guéris-
seurs :
Étant donné qu'ils exercent, et toutes choses inégales d'ail-
leurs, un rôle défensif et offensif, nécessaire au bien d'une
collectivité, plus ou moins vaste, chaman et panseur ne sug-
gèrent-ils pas à cette collectivité des jugements de valeur pou-
vant appeler une comparaison précise?
Antérieurement à ces jugements et aux directives mystiques
ouvertement appliquées par le guérisseur (qu'il s'agisse d'un
chaman ou d'un panseur), en deçà du plan de la rationalisa-
tion consciente, n'aperçoit-on pas, sur le plan de l'inconscient,
aussi flou que riche d'ambivalence, des images oniriques ana-
logues, des valorisations, moins sensibles que sensuelles, singu-
lièrement comparables elles aussi? Ces analogies profondes
n'attestent-elles pas, à la fois, la permanence chez les hommes
de la « fonction de l'irréel » et l'apparente diversification qui
se produit lorsque de constantes et identiques possibilités fonc-
tionnelles doivent s'exprimer selon des milieux sociaux divers?
Chaman et panseur ne partagent-ils pas enfin cette réussite
effective qu'à tort ou à raison l'entourage attribue à leur action?
N'y a-t-il pas lieu de rechercher, dès lors, jusqu'à quel point
l'emploi, plus ou moins spontané, de procédés comparables
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facilite éventuellement la réussite ou prépare le milieu à y


croire et jusqu'à quel point aussi le savant peut expliquer la
réalité indiscutable de certains succès?
Si l'on reconnaît quelque intérêt aux problèmes qui viennent
d'être brièvement énoncés, on ne saurait les considérer, en
pratique, qu'à partir d'un petit nombre d'exemples, particu-
lièrement suggestifs,illustrant desaspects caractéristiques d'une
aire trop vaste pour être envisagée tout entière en détail.
Nos panseurs de secret français ne représentent que des cas
particuliers d'un exercice médico-magique susceptible d'être
étudié, encore aujourd'hui, par les folkloristes d'Europe.
D'autre part, le domaine de l'exercice chamanistique, et à
fortiori, celui de l'activité magico-religieuse assumée par des
personnages plus ou moins assimilables aux chamans propre-
ment dits, ouvrent un champ d'investigations quasi illimité.
Nous avons jugé préférable de choisir les panseurs de France
comme objet de la présente étude, de préférence à tels de leurs
confrères d'Europe, parce qu'ils appartiennent à un milieu
dans lequel des liens de famille et des attaches traditionnelles
facilitent singulièrement l'enquête en créant implicitement un
plan de compréhension spontanée.
Chacun de nous n'a-t-il pas vu appliquer, dès son enfance, et
peut-être même alors à son propre bénéfice, ces secrets médico-
magiques, qualifiés parfois dédaigneusement de « recettes de
bonne femme »? Ne s'est-il pas heurté, un jour ou l'autre, à
tels usages superstitieux locaux concernant la maladie ou la
mort? N'a-t-il pas assisté, voire participé, au pèlerinage promis
, à un saint guérisseur?
Mais, si nous estimons tout indiqué d'envisager les person-
nages qui nous demeurent les plus proches, nous sommes con-
vaincus que ce que nous dirons des panseurs de chez nous pour-
rait l'être, et en termes voisins, d'autres guérisseurs européens
qui sont, comme nos compatriotes, les héritiers directs des
« sorciers » uniformément poursuivis jadis par les tribunaux
de l'Inquisition. Cette commune parenté est chose si certaine
qu'on en trouve même la trace à travers les œuvres littéraires :
comment ne pas relever, par exemple, de frappantes analogies
entre le portrait romancé, fait par La Varende, du Sorcier
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vert, le Normand Jean Chuintain et la description que Mary


Webb, sous l'influence de ses souvenirs d'enfance, trace du
sorcier Beguildy dans Sarn?
Au contraire, en ce qui concerne les chamans, et à fortiori
les autres possédés ouinspirés et les exorcisés, muésen exorcistes,
observables dans les sociétés extra-européennes, une grande
diversité de types apparaît, au moins au premier abord, et
confère, par là même, un caractère plus particulier aux sujets
qui seront choisis ici comme objet précis d'étude : parmi ces
personnages divers, nous considérerons, avant tout, les chamans
indiens de l'Amérique du Nord qui nous semblent, du fait de
leur complexité propre, devoir suggérer des aperçus d'une
plus grande richesse. Ils associent, en effet, selon le groupe
social auquel ils appartiennent, d'une part les traits sous les-
quels les ethnologues dépeignent généralement les chamans
stricto sensu (Sibériens notamment) et les médiums possédés,
d'autre part, les caractères qui ont paru permettre à certains
spécialistes de distinguer le type du « voyant » par opposition
au « chaman » proprement dit.
En réalité, voyant et chaman nous semblent non seulement
étroitement solidaires, mais encore indissociables, car ils
forment un complexe : au cours d'une même séance chamanis-
tique, sont fréquemment observées des oscillations de niveau,
le même individu se comportant, tour à tour, commeun voyant
et comme un possédé. En outre (et les travaux d'Œsterreich
concernant les formes de la possession, l'ouvrage consacré
par Radin à la Religion primitive, les observations de Stewart
sur les possédés indiens incitent à émettre cette réserve),
il est extrêmement délicat de distinguer nettement entre pos-
session spontanée et provoquée, artificielle ou volontaire; cette
dernière tendant, au moins pour celui qui s'efforce de la réaliser,
à susciter irrésistiblement la présence effective des esprits.
Nous n'acceptons donc pas sans réticences la thèse, familière
aux lecteurs de Bogoras, Lowie, Sternberg et dont Lœb lui-
même s'est fait le champion, thèse selon laquelle, parmi les
Indiens d'Amérique du Nord, un très petit nombre, cantonné
presque exclusivement sur la côte du Nord-Ouest Pacifique,
mériterait le titre de chaman (les autres n'étant que des voyants
comparables à ceux que possèdent les Indiens d'Amérique du
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Sud ou les Negrito) (341, 598, 430, 394) (1). Mais, en tout état
de cause, la situation mixte des Indiens d'Amérique du Nord
résultant, à quelque degré, de contacts historiques, qu'il s'agisse
d'influences venues d'Asie Orientale sur la côte Pacifique ou
d'influences propagées d'Amérique Centrale à travers le Norddu
Mexique, on ne saurait négliger les affinités incontestables qui
relient les chamans indiens nord-américains à tels ou tels autres
médiums ou guérisseurs extra-européens.
Par conséquent,si ces chamans nous offrent dessujets d'étude
particulièrement intéressants, nous ne pourrons apprécier
pleinement leur position qu'en les replaçant dans un cadre
plus vaste, c'est-à-dire en évoquant hors de cette aire indienne,
quelques-unes au moins des analogies, voire des similitudes
qui paraissent les plus dignes d'être mises en évidence.
Avant d'aborder les analyses dont nous venons de définir
les thèmes et les domaines généraux, nous voudrions souligner
que l'esprit selon lequel elles seront envisagées semble en accord
avec les tendances qui orientent les actuelles recherches des
psychologues et des sociologues, tendances qui s'imposent,
ipso facto, à un analyste du chamanisme. Nous nous trouvons
donc amenés à évoquer ici les principales attitudes spéculatives
auxquelles l'interprétation des phénomènes chamanistiques
a été liée progressivement au cours des cent dernières années.
Nous devons enfin à la vérité de signaler, bien que nous n'en
ayons eu nous-mêmes connaissance qu'après avoir conçu le
sujet de notre travail, que les termes extrêmes du parallèle
que nous nous sommes proposé (chaman indien d'Amérique
du Nord-panseur de secret de France) avaient été déjà fugiti-
vement rapprochés par deux auteurs, au moins, lors des deux
siècles précédents.
Mais, tandis que les disciplines auxquelles se conforment
aujourd'hui psychologues et sociologues sont de nature à
garantir, de leur autorité, notre propos, les conditions dans
lesquelles des parallèles de détail ont été entrevus semblent
appeler la plus grande réserve et nous commandent d'adopter
une attitude critique bien différente de celle de nos devanciers.
Nous aurons donc, en terminant cette introduction, à justifier
(1)Les chiffres en caractères gras correspondent aux travaux classés sous ce
numérodanslabibliographieet sontsuivis,s'il ya lieu,durenvoiàla pagecitée.
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de l'authenticité et de la valeur de nos propres sources de


documentation et de la légitimité des méthodes d'enquête
auxquelles nous avons fait appel.

A. —ACCORD DE LA PRÉSENTE ÉTUDE


AVEC LES ORIENTATIONS ACTUELLES.

Les analyses diverses, plus ou moins poussées, auxquelles


ont donné lieu les phénomènes chamanistiques, ont fourni
des arguments particuliers à diverses thèses générales. Celles-ci
correspondaient pour la plupart à des vues de l'esprit qui
semblent aujourd'hui dépassées ou appartiennent déjà au
domaine de l'Histoire des Idées.
Les premières études suscitées par le problème du chama-
nisme remontent à une époque relativement ancienne, puisque
le terme de chaman, recueilli par les cosaques de Pierre le
Grand de la bouche des Toungouz et introduit en Europe à la
fin du XVII siècle, faisait, vers 1840, l'objet de véhémentes
controverses, Schlegel, Klaproth, Rémusat, Max Müller affir-
mant l'étymologie sanscrite du vocable contrairement à l'avis
de Banzarov et à celui d'autres partisans de l'étymologie turco-
mongole. (De ces discussions, Laufer, Mironov et Shirokogorov,
Pelliot et Silvain Lévi ont fait la mise au point historique.)
Linguistes et philosophes devaient s'efforcer de préciser les
notions essentielles impliquées par les termes « chamanisme »
et « chaman ». Assez rapidement, ils étaient conduits à assi-
miler, aux chamans sibériens, des personnages vivant en
d'autres continents et que les premiers missionnaires, ou voya-
geurs, avaient décrits depuis longtemps sous l'épithète de
« jongleurs ».
Le mot « chaman » a donc désigné d'abord un petit nombre
d'individus rencontrés par les Européens dans les tribus Toun-
gouz ou en d'autres sociétés sibériennes et se disant capables,
sous la possession des esprits, de guérir ou de provoquer les
maladies, de modifier les conditions atmosphériques et d'assu-
mer quelques autres attributions bénéfiques ou maléfiques.
Puis le qualificatif s'est appliqué, graduellement et plus ou
moins, à tout personnage qui, en vertu de ses relations avec
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des protecteurs auprès desquels il jouit d'un accès privilégié,


exerce, au profit ou au détriment des autres hommes, une action
favorable ou néfaste. Le libellé de la définition comporte, certes,
des variantes, mais le sens général demeure sensiblement le
même et paraît recevoir l'assentiment unanime (1).
Les sociologues se sont accordés, en outre, à reconnaître que
l'une des attributions essentielles du chaman consistant à guérir,
l'une des démonstrations les plus fréquentes et les plus specta-
culaires du pouvoir chamanistique résidait en un prétendu
voyage effectué à la poursuite de mauvais esprits, ravisseurs
de « l'âme », c'est-à-dire de la vie même de leur victime. On a
généralement admis enfin que les protecteurs du chaman étaient
conçus par lui, et par le milieu social ambiant, tantôt comme des
phénomènes naturels, tantôt comme des hommes défunts,
tantôt comme des héros mythiques.
A partir de ces prémisses, l'étude des phénomènes chama-
nistiques pouvait se rattacher à plusieurs attitudes spéculatives;
nous rappellerons pour mémoire les rudiments des premières
interprétations :
La constatation de croyances relatives aux esprits protecteurs
ou à l'âme, recherchée par le chaman dans les mondes surna-
turels, apportait des arguments aux sociologues qui, vers la
fin du siècle dernier ou au début de celui-ci, prenaient parti
dans le vaste débat opposant Naturisme et Animisme. L'incar-
nation éventuelle du protecteur sous forme animale incitait
d'aucuns, et singulièrement des disciples de Durkheim, comme
MarcelMauss,à rechercher, par-delà le concept de « protecteur »,
un antécédent logique constitué par la notion de « totem »
(604, 294-296).
Toute hypothèse rendant compte de l'origine et du dévelop-
pement des pratiques chamanistiques se trouvait plus ou moins
liée aux hypothèses plus générales, concernant la naissance
(1) Leprésent travail prenant commebase l'étude du chamanisme indien nord-
américain, nous tenons à rappeler que Park a comparé, et discuté, les principales
définitions données du chamanismepar les ethnographes et les sociologues. Après
avoir fait appel à l'autorité de Laufer et évoqué les définitions de Mac Culloch,
Swanton, Wissler, Radin et Dixon, Park conclut que ces définitions présentent
un trait commun: elles font, avant tout, du chamanlh' omme qui tire sonpouvoir
d'un commerce personnel avec les esprits. Mais, ajoute l'éminent ethnologue, on
doit compléter les définitions en précisant que ce commerce s'exerce à des fins
sociales (221, 10).
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et le développement de la Magie et de la Religion et les rapports


mutuels de celles-ci. On sait comment, à l'Évolutionnisme, qui
prend pour principe l'antériorité de la Magie (et inspire, encore
aujourd'hui, maints travaux éminents dont ceux de Radin),
s'oppose, avec le R. P. Schmidt, l'école des cycles historiques
qui invoque la primauté de la Révélation divine.
Or, après avoir fait le procès de la thèse naturiste, le système
animiste devait se heurter commeelle à la critique de Durkheim,
accentuée par Lévy-Bruhl quelques années plus tard (563,
587). De ce point de vue proprement sociologique tout au
moins, nous ne pensons pas qu'une analyse ultérieurement pous-
sée du comportement du chaman soit de nature à renouveler
sensiblement l'aspect du problème.
Quant au Totémisme, sans doute, l'étude développée depuis
peu de certaines métaphysiques qui caractérisent la pensée des
sociétés d'Afrique noire (Dogon, Bozo, Bambara...) paraît-elle
susceptible d'éclairer d'un jour nouveau la relation « ancêtre
mythique-totem ». Néanmoins, à considérer la question du
totémisme sous l'angle adopté par notre présent travail, nous
ne pouvons que souligner combien les esprits protecteurs dont
se réclame le chaman indien nord-américain diffèrent du totem
de type australien, pris en général commeexemple par l'ethnolo-
gie du début du siècle. CommeMarcelMauss aimait à le rappeler,
la complexité atteinte par l'organisation des sociétés indiennes
implique une gradation indiscutable, différenciant en fait, sinon
en droit, blason et totem.
Du débat toujours ouvert entre Évolutionnistes et tenants
d'une primordiale Révélation divine,untrait se dégage et permet
de comprendre la complexité formelle inhérente à certaines
activités chamanistiques, non seulement, et surtout, en des
milieux nord-américains, tels que ceux des Pueblo ou des
Navaho du Sud-Ouest, mais encore chez les Sibériens eux-
mêmes. Ce trait, c'est la coexistence effective et l'étroite imbri-
cation de l'élément magique et de l'aspect religieux. Imprégnées
de caractéristiques religieuses quant à leur forme, les mani-
festations relèvent de la magie en ce qui concerne les principes
directeurs admis par le chaman.
L'étude du chamanisme retrouve alors, sous des aspects plus

ou moins renouvelés, les problèmes que se sont posés Frazer et


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Lévy-Bruhl (empruntant l'un et l'autre, et nécessairement, leurs


meilleurs exemples aux medicine-men et aux chamans).
Celui qui abordera maintenant l'analyse du chamanisme pré-
férera, sans doute, à la classification rigoureusement rigide,
« magie homéopathique et magie contagieuse » qui figure dans
le Rameau d'Or, la simple constatation, à la suite du D Wal-
lon, du rôle joué par l'imitation, le simulacre et l'analogie sym-
bolique (566, 16; 628, 175-184). Il accordera aussi une plus
large place à la « catégorie de l'occulte », proposée depuis
longtemps déjà par le même auteur; il étendra enfin le cadre
de la « catégorie affective du surnaturel » vers les directions
où les derniers écrits de Lévy-Bruhl viennent le conseiller. En
effet, après avoir admis, dès 1931, que cette dernière catégorie
puisse correspondre « à une attitude constante de l'homme en
face du surnaturel », le théoricien de la « mentalité prélogique »
reconnaissait formellement, à la fin de sa vie, que « la structure
logique de l'esprit est la même dans toutes les sociétés humaines »
(591, XXXV-XXXVI; 594, 260).
Ainsi Lévy-Bruhl, rejoignant d'ailleurs les conclusions expri-
mées, quelques années plus tôt, par Bergson, se ralliait, avec
une rare abnégation scientifique, aux critiques soulevées par
les interprétations les plus intransigeantes d'une théorie dont
il avait été l'auteur (1).
Ces critiques amènent à orienter l'analyse des phénomènes
chamanistiques et l'étude de la personnalité du chaman, selon
des directions sensiblement différentes de celles qui longtemps
ont paru de mode. C'est au moment, en effet, où les observa-
teurs des chamans sibériens développaient, avec complaisance,
le thème de la névrose (schizophrénie le plus souvent), condition
nécessaire de la vocation chamanistique, que psychologues et
psychanalystes assimilaient primitif, aliéné et enfant, en affir-
mant l'existence d'une rigoureuse correspondance entre phy-
logénèse et ontogénèse. Sous ces influences, on admettait volon-
tiers que, comme l'écrivait Essertier, « les survivances de la
mentalité primitive chez le fou et chez l'enfant assurent l'in-
(1) «Lastructure del'esprit restant la même,l'expérience acquise par les géné-
rations successives, déposéedanslemilieu socialet restituée par cemilieuà chacun
de nous, doit suffire àexpliquerpourquoilh' ommed'autrefois différait delh' omme
actuel..» BERGSON(546, 107).
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terim dela raison »(564, 53). Le chaman, portant au paroxysme


les caractères spéculatifs de la mentalité primitive, offrant
souvent, en outre, la concomitance des aspects « primitif-
aliéné », constituait un exemple de choix.
Aujourd'hui cependant, nous sommes portés à reconnaître
d'une part (ce sera l'un des thèmes de la présente étude),
qu'activité chamanistique n'implique pas nécessairement né-
vrose; d'autre part que, comme semblent l'avoir démontré
Georges Dumas, les D Lévy-Valensi et Henri Wallon, on a
confondu à tort similitudes apparentes et identité foncière
et isolé abusivement, au contraire, « des différences de niveau
et d'étape et surtout des différences d'aspect et de réalisation »
(627, 487).
Or, si l'on prend pour accordé « l'unité fonctionnelle créa-
trice de la pensée humaine », la comparaison du chaman et du
panseur de secret ne s'établira pas fatalement, comme on y
aurait été peut-être entraîné, il y a quelques années, sur le plan
de la « régression », ni de la « paléopsyché » au sens de Jung,
mais sur le plan d'une double et commune étude de la pensée
consciente et des « archétypes de l'inconscient », ces derniers
termes étant pris indépendamment de tout postulat génétique.
On pourra rechercher alors les directives magico-religieuses
systématiquement appliquées par des sociétés fort diverses et
les ramener à quelques dénominateurs généraux. A plus forte
raison, devra-t-on dégager les images résultant de la rêverie
qui, selon G. Bachelard, précède même la contemplation et
dont l'ambivalence traduit la beauté (541, 10; 539, 6). (Comme
nous l'indiquions au début de cette introduction, la perma-
nence de ces images, chez chaman et panseur, constituera un
autre thème de notre propre étude.)
« Nous ne connaissons, écrivait Bergson, qu'une humanité
déjà évoluée car les primitifs que nous observons aujourd'hui
sont aussi vieux que nous et les documents sur lesquels tra-
vaille l'Histoire des Religions sont d'un passé relativement
récent » (546, 113-114). Or, justifiée sur le plan proprement
psychologique, la position que nous voulons adopter dans ce
travail, trouve aussi sa justification dans l'attitude actuelle
des ethnologues, désireux, comme le déclare Marcel Griaule,
d'aborder civilisations et mythes « dans l'esprit qui préside
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aux spéculations sur les grands systèmes de l'Antiquité »


(365, 5). Siquelque chercheur, formé à des disciplines modernes,
reprenait les analyses comparatives de mythes, entreprises
par Lang, au siècle dernier, il n'y verrait plus la « survivance »
ou l' «imitation » d'un « État sauvage », mais la simple con-
frontation d'élaborations systématisées dues à des civilisa-
tions diverses (585, 33).
Ceparti pris de respect et de recherche compréhensive ne se
rencontre pas seulement chez les ethnologues de notre vieux
continent. On le retrouve en Amérique, dans les tendances
essentielles de « l'anthropologie sociale » qui se propose de
favoriser l'intégration à la vie nationale des éléments indiens.
Sans doute est-il intéressant de remarquer, à ce propos, que
lorsque les anthropologistes américains font appel, pour l'étude
des soi-disant « primitifs », à des méthodes psychanalytiques
originairement conçues pour étudier les Blancs civilisés, les
confidences et les récits de rêves dont le contenu est le plus
intéressant émanent en grande partie de chamans (tel est le
cas des témoignages recueillis à Alor par Miss Cora Du Bois).
Un dernier trait légitime les tendances de notre travail :
l'attitude méthodologique prise par les folkloristes contem-
porains et avant tout par Arnold Van Gennep. Celui-ci insiste
fortement sur la nécessité detenir compte, enmatière de folklore
français, des principes généraux établis par les sociologues;
en particulier par Lévy-Bruhl ou par Hubert et Mauss dont il
estime la lecture « indispensable » (526, n° 91 et 3.063).
Avec ces directives, nous refermons le cercle à l'intérieur
duquel pourra se développer, au moins l'espérons-nous, la
communeétude des chamans proprement dits, ou de ceux qu'on
leur reconnaît assez généralement pour confrères et de nos
propres panseurs de secret-jeteurs de sorts.
B. —LES PARALLÈLES PRÉCÉDEMMENT TRACÉS
ENTRE CHAMANSET PANSEURS.

A côté des assimilations d'ordre méthodologique suggérées


par le comportement des panseurs de secret et des médecins
dits « primitifs », certaines similitudes de fait ont vivement
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frappé les savants et les voyageurs de ce siècle ou des deux pré-


cédents.
En 1928 par exemple, Saintyves, revenant à un thème que
ses travaux antérieurs laissaient plus ou moins entrevoir, con-
sacrait un article aux « procédés de guérison communs aux
guérisseurs européens et aux sorciers chez les primitifs ». Dès
1897, la thèse sur la Sorcellerie, présentée par Jules Regnault
pour le doctorat en médecine faisait précéder l'analyse de la
« sorcellerie contemporaine » d'une étude de « la sorcellerie
dans les diverses races du monde ».
A propos du choix des termes précis qui formeront les ex-
trêmes de notre comparaison, il nous faut citer les devanciers
directs : deux auteurs au moins, à notre connaissance, l'un
folkloriste de métier, l'autre narrateur pittoresque, comme l'ont
été souvent les anciens voyageurs, ont explicitement rapproché
le chaman indien nord-américain et le panseur de secret de
France, qu'ils se trouvaient avoir connus de près l'un et l'autre
Un jeune écrivain berrichon, qui a laissé une minutieuse
description des coutumes de sa province, Laisnel de la Salle,
commentait ainsi le legs des pouvoirs médico-magiques :
«Quant à la transmission du secret par hérédité, il enest demême
chez les sauvages de l'Amérique. Le voyageur Mackenzie, en par-
lant d'un Pawny-Loup qui guérit les yeux de Mrs Campbell, nièce-
du président Webster, dit que cet homme possédait un secret héré-
ditaire. Aureste, cesmêmessauvages,lorsqu'ils«pansent dusecret»,
emploient, comme nosvillageois, desherbes et despasses magiques»
(474, I, 297).
Or, un siècle auparavant, Bossu, capitaine des troupes de
la Marine, avait remarqué que :
«Lorsqueles sauvages sont blessés d'un coupde feu oude flèches,.
les jongleurs ou les médecins commencent par sucer la playe du
malade et en crachent le sang, ce qu'on appelle, en France, guérir
du secret » (26, II, 97-98).
Les comparaisons énoncées par ces deux auteurs nous sem-
blent légitimes pour les raisons que nous nous sommes efforcés
déjà de faire valoir : pourtant, les conditions dans lesquelles
elles ont été effleurées devraient plutôt mettre en garde qu'en-
courager : Laisnel de la Salle donne à son livre un bien ambi-
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tieux sous-titre (« Coutumes et traditions populaires comparées


à celles des peuples anciens et modernes »). Ceci posé, il n'éta-
blit pas de parallèles véritablement sérieux et se borne à
parsemer sa description des us et coutumes berrichons de
quelques affirmations au sujet de ce qui se passe, ou se passait,
sous d'autres cieux ou en d'autres temps, sans se préoccuper
de relier des civilisations par ailleurs disparates. On a toutes
raisons de redouter que, tel maint humaniste de son époque,
il ne se soit laissé entraîner à généraliser à partir de postulats
éminemment discutables.
Le capitaine Bossu, comme les autres voyageurs, ou les
missionnaires, ses contemporains, n'avait rien d'un spécialiste
« es-sciences ethnologiques ». Ne peut-on craindre qu'il ait
préjugé de ce qu'il croyait découvrir par ce qu'il connaissait
déjà et manqué involontairement de l'objectivité nécessaire?
Cette inquiétude se précise devant la désinvolture avec laquelle
le même auteur voit, en ces médecins ou devins « sauvages »,
des exploiteurs de la crédulité publique et se range à l'opinion
couramment émise par les autres voyageurs ou par les mis-
sionnaires, écrivant à la même époque (ou au siècle suivant)
(ibid, 145-146).
Ceux-ci assimilent, sans hésitation, les chamans à « des
charlatans qui ont un peu plus d'esprit que les autres » et
« vivent aux dépens d'autrui en contrefaisant les médecins
d'une manière superstitieuse » (R. P. Marest et Hennepin,
174, 187; 120, 20-21). Selon eux, le «jongleur » « assez fou
pour s'imaginer qu'il est immortel et a la vertu de pouvoir
guérir toutes sortes de maux en parlant aux bons et aux mau-
vais esprits », exécute une véritable « farce », et représente
l'héritier «de ces malheureux restes d'un art infâme qui a sou-
tenu longtemps le paganisme » (Lahontan, Charlevoix, Lafitau,
168, 125; 40, 369; 165, 92-93). Les appréciations de Bossu
reflètent donc les idées préconçues du Blanc et du chrétien
d'alors.
C. —DOCUMENTATION UTILISÉE
ET MÉTHODES DE ' NQUÊTE DIRECTE.
Les anciennes narrations, si elles foisonnent de détails inté-
ressants et retracent, parfois demanière singulièrementvivante,
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les premiers contacts des Européens et des Blancs avec les us


et coutumes des « sauvages » nord-américains, risquent donc
d'entraîner le critique à commettre quelques grossières erreurs
et un nombre considérable de faux sens. Il semble plus indiqué
de travailler surtout à partir de sources récentes, empreintes
d'une réelle objectivité.
Or, depuis un demi-siècle, depuis quinze ou vingt ans notam-
ment, une documentation, aussi abondante que sérieuse, a
été recueillie par les ethnographes américains sous la direc-
tion de maîtres tels que Boas, Krœber, Lowie, Radin ou
Wissler et grâce à l'appui d'organismes scientifiques comme la
Smithsonian Institution de Washington ou l'Université de
Californie. Beaucoup de sociétés indiennes appartenant aux
diverses aires culturelles que les spécialistes se sont vus, peu
à peu, amenés à distinguer, ont fait l'objet d'enquêtes inten-
sives, en vue de recueillir le maximum d'informations directes,
voire autobiographiques.
Une partie de ces investigations méthodiques a naturel-
lement porté sur les activités magico-religieuses et a concerné,
plus ou moins, les phénomènes d'ordre chamanistique. Celui
qui veut avoir des données précises sur ces derniers phéno-
mènes peut donc consulter, avec fruit, les multiples descriptions
tracées par les enquêteurs, non seulement du comportement
de personnages qualifiés par l'épithète de «shaman», mais aussi
de l'activité de certains individus étudiés sous l'appellation
de « medicine-man ». En effet, si les ethnographes (et les infor-
mateurs cultivés) ont surtout appliqué le terme « medicine-
man » à un type déterminé de médecin empirique s'opposant
au « shaman » (ou « doctor ») inspiré, il semble que les qua-
lificatifs « shaman », « doctor », « medicine-man » aient pu
servir aussi, au moins à propos de certaines aires et selon cer-
tains auteurs, à désigner des personnages de même ordre :
en Californie, remarque de Angulo, le terme le plus couram-
ment employé est toujours celui de « doctor » et Wissler note
que certains Blackfoot des Plaines méritent à la fois les noms
de « medicine-man »et de « doctor », puisqu'ils jouissent d'une
expérience mystique personnelle (4, 561; 314, 71-72). En raison
de l'imbrication des faits magiques et des faits religieux, des
analyses se rapportant à l'activité d'individus qualifiés par
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les auteurs de « priests » (prêtres) s'avèrent susceptibles d'ap-


porter des données complémentaires. L'observation des « dia-
gnosticiens » Apache-Navaho s'apparente enfin, par certains
côtés, à celle des véritables chamans.
On ne saurait toutefois apprécier pleinement certaines ca-
ractéristiques de ces personnages sans soumettre la majeure
partie de la documentation recueillie à un effort préalable de
synthèse et de critique : il n'est pas seulement nécessaire de
rassembler des matériaux épars dans des monographies tri-
bales ou géographico-culturelles, ni même de grouper ces maté-
riaux selon un plan d'ensemble, il s'impose de reconsidérer les
documents sous un jour très particulier.
Quelques travaux récents, émanant des autorités les plus
incontestées, se limitent au problème magico-religieux (voire à
l'étude des seuls chamans). Maiscertains sebornent à considérer
un aspect délibérément circonscrit (vision chez les Indiens des
Plaines ou concept d'esprit protecteur, étudiés par Ruth
Benedict; chamanisme nord-californien, sujet de choix de
Roland B. Dixon). Plus souvent encore, ces travaux obéissent
à une idée directrice sensiblement différente de l'orientation
que nous nous proposons : la belle synthèse que Park, entre
autres, a consacrée au« chamanisme duNord-Ouest américain »
correspond nettement à des préoccupations de répartition cul-
turelle, puisqu'une monographie du chamanisme Paviotso sert
de base pour dresser un tableau de répartition des phénomènes
les plus manifestes, observés en des sociétés ou en des aires voi-
sines. Des publications, plus récentes, réalisées (comme l'ou-
vrage de Gifford sur la distribution des éléments culturels
Apache-Pueblo) sous l'égide de l'Université de Californie et
dans lesquelles l'étude des phénomènes magico-religieux ne
forme qu'un chapitre, plus ou moins condensé, traduisent de
comparables soucis méthodologiques.
Il sera donc indispensable de reprendre, pour les envisager
sous des aspects quelque peu différents, maints faits exposés
par les ethnologues américains et d'insister parfois sur l'im-
portance de certains commentaires fournis occasionnellement
par les informateurs.
Nous avons indiqué, en définissant l'objet de notre travail,
qu'on ne saurait apprécier pleinement les documents nord-amé-
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ricains, sans les situer vis-à-vis d'autres observations d'ordre


magico-religieux recueillies en divers milieux extra-européens.
Il est presque superflu de dire que le développement actuel de
l'ethnologie permet, là aussi, d'étayer les comparaisons sur
des bases sérieuses. Ne retenant, dans une multiplicité de
matériaux, que quelques exemples, servant moins de jalons
que de compléments, nous ferons appel tantôt à des ouvrages
déjà classiques et qui ont fourni la matière de discussions com-
paratives antérieures, tantôt à des monographies répondant aux
tendances méthodologiques de l'ethnologie contemporaine.
Bien que relativement moins étudié que d'autres problèmes
de folklore (celui du cycle des fêtes notamment), l'exercice
des actions médico-magiques assumé par les panseurs de secret
de nos provinces françaises (et éventuellement par les leveurs
de sorts) a suscité, depuis l'époque où écrivait Laisnel de
la Salle, une littérature déjà abondante, qui offre des aspects
divers :
Les travaux exclusivement consacrés aux panseurs de secret
et aux leveurs de sorts sont relativement peu nombreux. La
majorité d'entre eux consiste en thèses, présentées pour l'ob-
tention du titre de docteur en médecine, et orientent souvent
une part importante de la discussion vers le problème de l'exer-
cice illégal. Cependant ils ne sauraient être négligés et il paraît
même tout à fait indispensable de se reporter à des études
psycho-pathologiques et psycho-sociologiques telles que celles
réalisées, en 1928, par Igert sur les Guérisseurs mystiques,
ou, en 1898 et 1899, par Kerambrun (Les Rebouteux et les
Guérisseurs) ou Tiffaud (L'Exercice illégal de la médecine dans
le Bas-Poitou).
Des monographies régionales, émanant de médecins (thèse
de Liégeard, par exemple, sur les Saints guérisseurs de la
Basse-Bretagne, ouvrage du D Boismoreau sur les Coutumes
médicales et superstitions populaires du Bocage vendéen), con-
tiennent des notations, plus ou moins détaillées, sur la médecine
et la magie populaire. De même en va-t-il des monographies
établies par les folkloristes et, au premier chef, des travaux
d'Arnold Van Gennep (Incantations médico-magiques en
Savoie, Folklore du Dauphiné, de la Bourgogne, de la Flandre
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et du Hainaut) et de ceux de ses élèves (telle l'enquête des


frères Seignolle sur le folklore du Hurepoix).
D'autres chercheurs, glanant çà et là, ont publié les infor-
mations au fur et à mesure qu'ils les recueillaient, dans des
revues comme Mélusine, la Revue du Folklore français et du
Folklore colonial, la Revue des Traditions populaires, ou dans
des bulletins régionaux. Parfois, ils ont incorporé les documents
d'ordre médico-magique à d'autres sous forme de modeste
encyclopédie; ainsi est composé le Petit Dictionnaire des tra-
ditions populaires messines, du D de Wetsphalen.
Certains auteurs enfin n'ont considéré l'exercice des pou-
voirs guérisseurs que pour en dégager des arguments en faveur
d'une doctrine dont ils s'étaient faits les apôtres. Lancelin,
par exemple, s'est efforcé de démontrer en étudiant la Sorcel-
lerie des Campagnes comment les sorciers paysans utilisent à
leur insu la force astrale. En dépit de leur caractère volontai-
rement tendancieux et bien quenous n'envisagions directement,
dans notre propre étude, ni les phénomènes spiritoïdes ou cou-
ramment qualifiés d'occultes, ni les expériences se rattachant
aux recherches métapsychiques, ni l'utilisation de la radies-
thésie, les écrits émanant dethéoriciens de ces diverses branches
peuvent contenir des renseignements précieux : tout au moins
faut-il le signaler (1).
Mais à côté des sources livresques existe un domaine singu-
lièrement vivant, car il y a encore, en France, de vastes possi-
bilités d'enquête directe. Ce sont quelques-unes de ces possi-
bilités que nous avons voulu utiliser en partant du minimum
de données d'expérience dont, comme tout un chacun, nous
disposions implicitement. Nous nous sommes donc intéressés
surtout à telles régions des Deux-Sèvres, de Vendée, de Bre-
tagne ou duBerry, dans lesquelles nous avions personnellement
des attaches familiales ou des introductions amicales.
Nos premiers informateurs ont été des médecins, dont les
(1) La discrimination entre lo' ccultisme et les matières quis'y trouveraient
souvent
m étapsycinhdiqûum
eeninternational
t comprises apoété
ssèdpréci
e usnée
e par
docuLmuzeynta(599, 133-le1s47)p.hL'
tion sur énIonstitut
mènes
paraphysiologiques; unesection decette documentation a pour objet les guéris-
seurs. V o i
r à ce sujet la R e
vue m ét
ap s
y c
h ique
mentation analytique, détail de la classe 2) (612). de j
a nvi e r-mars 19 4 8 , p. 49 (docu-
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témoignages se trouvaient compléter, ou confirmer, les faits


relevés dans les ouvrages publiés sur la région. Nous avons
interrogé aussi parents, amis, voisins. Enpossession d'un certain
nombre d'éléments et presque toujours grâce à l'intervention
de nos premiers informateurs, nous nous sommes efforcés
d'entrer en relation soit avec des personnes « ayant le don »
ou « le secret », soit avec leurs reconnaissants malades.
Bien qu'une enquête présuppose, théoriquement au moins,
un plan de campagne très précis, nous avouerons que nos pre-
mières informations ont été recueillies un peu à l'aventure.
Le questionnaire classique, cher aux folkloristes (et qui sera
cité en appendice), n'a donc été établi qu'à posteriori, comme
un memento commode pour réviser et confirmer la documen-
tation acquise.
Car nous nous permettrons encore d'avouer que nous jugeons
le questionnaire plus efficace vis-à-vis de celui qui l'a rédigé
qu'auprès de ceux que l'on interroge. Sans doute, peut-il être
utile, après avoir effectué un certain nombre de recherches, de
consigner les principales questions qui se posent et surtout
qui se sont posées déjà, pour constater si l'on a ounon avancé :
dans quelle mesure tel aspect, d'abord obscur, a fini par s'éclai-
rer; pour « faire le point », en quelque sorte.
Par contre, rien ne semble moins favorable à susciter des
confidences, ni plus propice à interrompre le courant de con-
fiance réunissant, par hypothèse, enquêteur et informateur,
que de communiquer à ce dernier un questionnaire; cela même
si l'informateur est une personne relativement cultivée et,
à fortiori, s'il s'agit d'une vieille paysanne, à la fois méfiante
et bavarde. De deux choses l'une : ou bien l'informateur s'en
tiendra au strict laconisme que paraît suggérer le questionnaire;
il répondra simplement « oui » ou « non » et l'on sera privé
ainsi de détails complémentaires précieux; ou bien il jugera
de lui-même les questions insuffisantes. Dans ce cas, l'obliga-
tion de se conformer à un cadre préétabli correspondant plus
ou moins à la réalité ne pourra que le gêner.
Le procédé d'enquête dont personnellement nous avons tiré
le maximum de profit a consisté (outre celui de nous faire
soigner, lorsque c'était possible) à raconter d'abord notre
propre histoire ou celle de parents, amis, ou voisins qui, eux
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aussi, avaient été guéris ou ensorcelés. En retour, nous avons


entendu les récits d'autres expériences : à l'origine, il ne s'agis-
sait donc pas de questions et réponses, mais d'échanges. Au
cours de ces conversations-là, et lorsque l'interlocuteur évoque,
à son tour, ses souvenirs, ne tardent pas à s'inscrire spontané-
ment de multiples parenthèses ouvrant des voies dans lesquelles
l'enquêteur n'aurait pas toujours, de lui-même, songé à s'en-
gager.
Il s'imposait évidemment de confronter les témoignages
recueillis avec les documents proprement livresques. Bien que
cette comparaison ait constitué, pour nous, un nécessaire souci,
elle n'interviendra dans la présente étude que sous un aspect
restreint et délibérément limité, car nous nous croyons fondés
à admettre l'évidence suivante :
Dès que l'on a réuni ou consulté un certain nombre de nota-
tions concernant telle activité particulière au panseur de
secret ou au jeteur de sorts, se dégage une impression d'indé-
niable monotonie. Dans la mesure même où les folkloristes,
les plus autorisés, ont voulu s'astreindre à ne publier que des
observations parfaitement localisées, non seulement par pro-
vinces mais encore par villages et en spécifiant la personnalité
de leurs informateurs, il paraît très remarquable que d'une
famille à l'autre, de la ville à la campagne, de cette région-ci
à cette province-là, les mêmes croyances, solidement enracinées,
inspirent les mêmes applications pratiques et concourent à
obtenir les mêmes résultats effectifs.
C'est pourquoi nous nous sommes jugés fondés à raisonner
surtout à partir de faits recueillis par nous-mêmes, présentant
donc, au moins, une certaine saveur d'inédit. Nous n'invoque-
rons explicitement qu'une petite partie des témoignages que
l'on peut trouver dans les écrits de natures diverses, précédem-
ment énumérés, et ceci à titre de confirmation éventuelle.
Nous n'avons pas voulu enfin, n'étant malheureusement pas
médecin, encourir le ridicule de trancher en matière de contro-
verses médicales; c'est une des raisons d'ailleurs pour lesquelles
nous avons préféré nous abstenir de faire état de certaines
expériences dont nous avions été témoin ou avions entendu le
récit, et dans lesquelles le guérisseur intéressé semblait se
confondre avecunhypnotiseur. Tout au plus, nous sommes-nous
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permis d'indiquer, au passage, les exagérations que présente


peut-être l'assimilation, de principe, à des névrosés, de panseurs
chez lesquels leur entourage direct, et leur médecin traitant
lui-même, disent n'avoir jamais constaté de déséquilibre par-
ticulier.
Lorsque au contraire, et manifestement, les qualités desorcier
et de névrosé coexistent, il y aurait grand intérêt à ce que
le personnage fût étudié par un folkloriste qui soit d'abord un
psychiâtre professionnel. Ainsi viendraient s'accroître les études
dues à des médecins et que nous avons précédemment signa-
lées. (Une lacune infiniment plus considérable existe d'ailleurs,
on ne saurait trop le rappeler, en ce qui concerne les chamans
et les guérisseurs possédés d'Amérique, d'Océanie, d'Asie ou
d'Afrique, dont l'étude appellerait instamment le concours
d'autorités médicales et spécialisées.) S'il nous arrive, à propos
de ceux-ci ou de ceux-là, de formuler des appréciations sur un
caractère normal ou pathologique, ces jugements devront tou-
jours être reçus comme le reflet pur et simple de jugements
portés, à tort ou à raison, par le milieu social, non comme des
appréciations d'ordre médical et, singulièrement, psychiâ-
triques.
D. —PLAN SUIVI.
Il convient d'exposer, en quelques lignes, le plan d'ensemble
qui sera suivi et qui se trouve virtuellement contenu dans
l'énoncé des termes envisagés comme éléments d'un possible
parallèle. Les trois premières parties de ce travail seront cons-
tituées par une analyse détaillée du chamanisme indien en
Amérique du Nord. Les parties quatre et cinq considéreront
respectivement, à titre comparatif, les caractéristiques les plus
évidentes de personnages américains, asiatiques, océaniens ou
africains dont les chamans indiens paraissent relativement
proches et les traits principaux offerts par le comportement de
nos propres panseurs de secret et jeteurs de sorts.
Au cours de ces trois séries d'exposés, d'importance inégale,
le même ordre très général sera adopté. Nous étudierons suc-
cessivement la position sociale, le don des pouvoirs et l'exercice
chamanistique. Il serait, eneffet, absurde devouloir comprendre
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comment le personnage exerce ses pouvoirs avant de savoir


dans quelles conditions il les acquiert et d'abord pourquoi il
les désire. En outre, à l'intérieur de chaque division fonda-
mentale, nous nous efforcerons d'aborder les aspects secondaires
selon une même méthode et, autant que possible, à partir des
mêmes points de départ. Les conclusions tendront alors à
répondre aux communes questions dont nous avons, au début
de cette introduction, souligné l'intérêt éventuel.
Nous ne pouvons enfin présenter ce travail sans évoquer les
enseignements de Lucien Lévy-Bruhl, de Georges Dumas, de
M. Bréhier et de M. Bachelard que nous ne remercierons jamais
assez lui-même d'avoir bien voulu s'intéresser à nos recherches,
nous encourageant à les poursuivre avec tant de constante
bienveillance.
La possibilité matérielle d'effectuer nos enquêtes en France
nous a été facilitée par le Centre national de la Recherche scien-
tifique, par M. Urbain, directeur du Museum d'Histoire natu-
relle et par le D Rivet, directeur du Musée de l'Homme.
Nous ne saurions oublier, non plus, l'accueil si compréhensif
trouvé auprès de MM. Bayer et Griaule, des D Vallois et
Delmas-Marsalet, du R. P. Lacroix, de l'Oratoire, de M. André
Schaeffner et des D Pales, Salmon, Ricoulleau et Alain.
Grâce au concours personnel du D Alice Perrault, nous avons
pu recueillir maintes informations berrichonnes.
Quant à l'idée d'étudier le chamanisme nord-américain, elle
nous avait été inspirée, à l'origine, par les résultats de recher-
ches entreprises sur le chamanisme arctique par M. Jacques
Soustelle qui nous a apporté, lui-même, depuis nombre de sug-
gestions très amicales. Nous tenons à rappeler enfin que lorsque
notre documentation était à peine ébauchée, nous en avons
souvent discuté l'intérêt avec Anatole Lewitzky, spécialisé
dans l'étude des chamans sibériens et qui devait être fusillé
pour la France en 1942.
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PREMIÈRE PARTIE
LE CHAMAN INDIEN
EN AMÉRIQUE DU NORD.
SITUATION SOCIALE
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CHAPITRE PREMIER

L'INTERMÉDIAIRE SURNATUREL

Si l'attention des voyageurs qui pénétraient dans les tribus


indiennes de l'Amérique du Nord a été attirée immédiatement
par le chaman, du fait de certaines singularités de costume, du
caractère hautement spectaculaire de ses démonstrations magi-
ques et de la vénération, mêlée d'effroi, qui semblait l'entourer,
le personnage a été présenté, en général, comme quelqu'un
de foncièrement anti-social et d'irréductible à son milieu.
On peut cependant affirmer, sans paradoxe, qu'il n'est per-
sonne de plus profondément social que le chaman et il faut
simplement reconnaître qu'en fait, sa position reflète un dua-
lisme : évidemment, il jouit du maximum de privilèges dans
l'ordre surnaturel, à moins qu'il ne les monopolise sans excep-
tion; évidemment, vis-à-vis de la tribu, il incarne les esprits et,
par là, s'oppose violemment à elle. Mais inversement, vis-à-vis
des êtres surnaturels, il incarne le groupe social et son activité
n'a d'autre raison d'être que ce groupe. Pour s'en convaincre,
il suffit d'examiner rapidement les diverses fonctions qui,
plaçant le chamanau centre d'un système de droits et de devoirs,
entraînent pour lui de lourdes charges sociales dont ne sont
pas exclus les risques individuels.
A. —LES DIVERSES ACTIVITÉS DU CHAMAN.

D'un point de vue purement extérieur, quel est le premier


trait qui semble caractériser le chaman? Comme on vient de
le rappeler, le personnage se signale par ses étrangetés ap-
parentes et par la manière dont il se détache, comme être
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prodigieux et exceptionnel, sur la toile de fond, banale et


prosaïque, formée par le groupe. On sait que les premiers
explorateurs ont vu, avant tout, en lui le «jongleur » faiseur
de miracles et maître en illusionnisme, échappant aux règles
qui régissent le commun des mortels.
Quelle que soit l'aire culturelle considérée, les prodiges exé-
cutés ne diffèrent pas sensiblement. Le chaman c'est le presti-
digitateur qui, occasionnellement ou au cours de fêtes tradi-
tionnelles, se montre capable de faire apparaître, aux yeux
émerveillés des spectateurs, lézards, petits oiseaux, serpents
(surgissant d'un panier, vide quelques instants auparavant),
ou de transformer en un animal, vivant et chaud au toucher,
une blague en peau de loutre, ou encore de faire voler des simu-
lacres de papillons, taillés dans du cuir et suspendus à une
ficelle (60, 273; 247, 334; 283, 250; 264, 231).
C'est le magicien qui éteint une torche à distance; change
Peau en whisky ou la porte à ébullition en augmentant ou di-
minuant à volonté le volume; qui avale des charbons ardents
ou marche dessus sans en être incommodé, pouvant aussi
se libérer, avec aisance, des cordes au moyen desquelles le
ligotent des comparses bénévoles (72, 89; 233, 255; 287, 362;
221, 57; 155, 223). C'est enfin le prophète qui suscite la venue
de l'esprit dont la présence agitera violemment la tente qu'il
a visitée et mêmeles « tipis »voisins (133, 140).
Les croyances populaires attestent que la seule présence du
chaman, vivant ou mort, change l'ambiance normale en une
atmosphère de catastrophe. Ceci consciemment ou inconsciem-
ment : en effet, le chaman pourrait, selon les Wintu, soulever
une maison, tant est grande sa force magique (72, 91). Il lui
suffirait, chez les Nisenan, de peser sa main gauche sur la tête
de quelqu'un pour rendre celui-ci gravement malade (9, 389).
Même à son insu, il peut susciter des désastres : la vue de son
sac occasionne aux profanes des saignements de nez, sinon la
mort lorsque le spectateur est particulièrement débile ou mo-
mentanément affaibli (jeune fille en période de menstruation
par exemple) (160, 273). Aussi le chaman prend-il soin de cacher
sonmatériel magique. Quiconque, déclare l'informatrice Wintu
Fanny Brown, manipule la touffe de plumes d'aigle qui sert
pour certains soins souffre de violents maux de tête. Dans la
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même tribu, la veuve d'un chaman qui avait omis de brûler


ou de jeter à la rivière l'étoffe avec laquelle son défunt mari
enveloppait ses instruments fut punie par une maladie sérieuse
(72, 93, 101).Chez les Apaches,celui qui ose chanter des chants
chamanistiques s'expose à être attaqué par un ours (incarna-
tion d'un chaman malfaisant) (243, 372). Quand le chaman
Klamath meurt, une tempête s'élève et le promeneur qui
passe ensuite à proximité de la tombe risque d'attraper mal
(263, 112).
Desa naissance à son décès, le chaman est l'objet de faveurs
exceptionnelles. Encore dans le ventre maternel, il peut con-
verser avec les esprits parmi lesquels parfois il vivait avant la
conception. Dès son plus jeune âge, il lui arrive de voir des
choses inconnues aux autres hommes (28, 172; 12, 382). Après
la mort, il méprise le séjour ordinaire des défunts et, voyageant
parfois sous forme de météore ou d'étoile filante, il hante les
lieux sacrés, notamment les montagnes ou les mers, pour s'y
joindre aux esprits bénéfiques ou malfaisants. Les chamans
Akwa'ala, par exemple, vont vivre sur une montagne qui leur
est réservée; les chamans Haida habitent tantôt les sommets de
montagne, tantôt les parties basses d'une île recouverte par
la mer (99, 349; 279, 37). Susceptible de changer d'apparence,
le docteur défunt vient s'entretenir avec les vivants ou les
mettre à mort, muéen ours (cas fréquent en Californie) ou
(comme chez les Papago du Sud-Ouest), en oiseau nocturne
(8, 443; 302, 36). D'ailleurs il ne meurt pas réellement, car il
possède, tels parfois les guerriers, le privilège de se réincarner
(232, 371). En somme, partout et toujours, il justifie les quali-
ficatifs de « merveilleux », ou « d'extraordinaire », qui en
maintes tribus (comme l'attestent notamment les épithètes
« Tayin » apache ou <cYomta » pomo) servent à le désigner
(135,177).
S'il se bornait à effectuer des prodiges, le personnage ne
réussirait qu'à se singulariser et à mériter la réputation d'un
individualiste anti-social ou extra-social; bien au contraire,
il exerce constamment ses pouvoirs pour des fins collectives,
liées au bien-être de la communauté dont il fait partie ou à
la ruine du groupe adverse.
Sa fonction principale, celle qui lui vaut le maximum de
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vénération et de profit, c'est de guérir les maladies ou les bles-


sures qui, sous l'influence de causes surnaturelles, atteignent
les hommes et éventuellement les animaux. Le chaman res-
suscite même les morts, leur rendant l'âme qui avait momen-
tanément abandonné l'enveloppe charnelle.
Sans doute existe-t-il, dans la société, d'autres guérisseurs
et trouve-t-on presque partout, à côté des chamans, des spécia-
listes agissant par procédés empiriques, pour soigner des cas
bénins (maladies de peau, maux d'yeux, brûlures, coupures,
membres démis ou fracturés) et se contentant de rétributions
modestes. Le chaman, qui effectue des cures généralement
coûteuses contrecarre, grâce à ses protecteurs surnaturels,
l'action néfaste de certains esprits. S'il arrive qu'il emploie
des procédés techniques utilisés par d'autres médecins et fasse
usage de plantes médicinales, la valeur de son traitement ne
réside pas dans les techniques et les plantes mêmes, mais dans
la mise en œuvre d'éléments sacrés. Car, peuvent être au con-
traire dissociées les connaissances d'herboristerie pratique et
l'action chamanistique; Speck signale le fait chez Penobscot,
Montagnais, Mohegan, Ojibwa, Cherokee, Osage, Kansas,
Shawnee, Pawnee, Choctaw, Creek, Gros-Ventre, Shoshone,
Iroquois et Mic-Mac (256, 303-321).
Cette distinction foncière entre empirisme et chamanisme
n'exclut pas l'hypothèse que le guérisseur non inspiré puisse
posséder, comme le chaman, des esprits protecteurs, mais ces
derniers n'entrent pas en jeu dans la technique de cure. Lors-
qu'un chaman et un médecin empirique se trouvent réunis,
au sein de la même société secrète, l'adhésion du premier comme
membre de la société demeure, en principe, indépendante de
ses propres pouvoirs médico-magiques. Au contraire, le second
doit souvent, à sa participation à l'organisme ésotérique, l'au-
torité, les connaissances et l'efficacité même qui caractérisent
son action sur la maladie. Tel est le cas des Ojibwa (ou Chip-
pewa), membres de la société dite « Midewiwin » (50, 44).
L'action de guérir est, sans conteste, la plus importante des
fonctions chamanistiques; elle définit essentiellement le rôle
du chaman; mais il ne faut pas oublier que ce guérisseur exerce
d'autres attributions, étroitement solidaires de la première
et formant avec elle un tout logique et cohérent. S'il soigne
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et ressuscite, inversement il rend malade et amène la mort.


On le voit, en effet, au cours de cérémonies solennelles, ou à
titre privé, tuer à distance puis ressusciter à volonté ses rivaux
ou ses ennemis. Dixon relate comment, chez les Maidu du Nord,
une joute annuelle oppose les chamans, chefs en même temps
de la société secrète; chacun s'efforçant de tuer temporairement
ses rivaux; peu à peu, les concurrents tombent en syncope et
il ne reste à la fin que deux ou trois vainqueurs (60, 272-274).
Volant des âmes pour satisfaire des vengeances plus ou moins
personnelles, le chaman produit aussi d'inéluctables décès.
Soutien ou destructeur de la vie individuelle, il paraît associé
aux moments les plus importants de l'existence humaine, de
la naissance à la mort. Il sait comment remédier à la stérilité
des femmes, ou faire naître des enfants d'un sexe déterminé;
souvent appelé auprès des femmes en couches, il exhorte les
jumeaux nouveau-nés à rester sur terre au lieu de céder à la
tentation derepartir vers le pays surnaturel d'où ils sont venus;
il aide à la délivrance de la mère (99, 343; 234, 126). Après le
décès, il détermine combien de jours la dépouille du mort
doit rester sans sépulture et envoie l'âme à l'abri jusqu'à ce
qu'elle puisse rejoindre l'être nouveau auquel elle est destinée.
Il préside aux funérailles, écarte de la tombe les mauvais
esprits et empêche le défunt de revenir troubler les vivants
(285, 753).
Le chaman participe également à cette seconde naissance
que représente la puberté et aux cérémonies qui marquent cette
étape. Il instruit jeune homme ou jeune fille, arrivés en âge
de solliciter les faveurs des esprits. Si la protection des êtres
surnaturels doit être cherchée à la faveur d'un songe que pro-
voque l'absorption d'un breuvage intoxicant, il surveille les
postulants et contrôle avec vigilance leurs démarches. Il in-
tervient encore s'il s'agit d'attirer sur la nouvelle maison les
bénédictions surnaturelles (268, 354).
Le chaman veille enfin sur la santé collective et sur la
prospérité matérielle du groupe social. A chaque retour des
saisons, à chaque début d'année, il dirige des cérémonies de
renouveau tendant à garantir l'enchaînement du cycle qui
s'achève avec celui qui va commencer. En présence de la com-
munauté, il offre alors aux esprits les premières baies cueillies,
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le premier saumon pêché, le premier gibier tué. Il sait comment


attirer le gibier par ses chants; il indique avec certitude les
lieux où la chasse sera fructueuse (221, 62-66).
En effet, parce qu'il peut se déplacer à travers les mondes
invisibles pour rechercher l'âme perdue ou pour voir, dans l'es-
pace et le temps, ce qui a rendu un individu malade, le chaman
jouit d'un don général de seconde vue et de prophétie. Il tire,
des pronostics sur l'avenir des nouveau-nés (13, 54). Il retrouve
les objets ou les animaux égarés et devine quel voleur doit
être châtié. Il perce à jour les desseins des ennemis et déjoue
leurs ruses avant qu'elles ne soient accomplies; à ce titre, il
accompagne les expéditions guerrières (51, 180).
Il influe sur les conditions atmosphériques et les rend favo-
rables aux intérêts de sa tribu. Une de ses plus éminentes
fonctions, après celle de guérisseur, est de susciter ou d'arrêter
les chutes de pluie. Sur son ordre, la pluie fertilisante amènera
les récoltes à maturité; les intempéries paralyseront les mou-
vements de l'ennemi et s'opposeront à la fuite du gibier traqué
par les chasseurs (292, 291).
L'individuelle supériorité magique du chaman sur les con-
frères appartenant à des fractions sociales voisines garantit la
supériorité du groupe. Lorsque les chamans s'affrontent et
s'efforcent de provoquer la perte de conscience chez leur rival,
lorsqu'ils luttent à qui accomplira les plus grands prodiges, ils
n'ont d'autre but que d'exalter la fraction sociale dont ils
relèvent au détriment des autres collectivités. Ces démonstra-
tions ne répondent pas seulement au désir d'affirmer un
maximum de pouvoirs; elles ont également pour but d'assurer
la meilleure réussite pratique, celle par exemple de la cueillette
collective des baies et des racines (146, 163; 254, 133).
Par la multiplicité et l'importance de ses prérogatives, le
chaman apparaît donc commenécessaire au bien social, capable
de changer ce bien en mal, dominant la vie collective comme la
vie individuelle, étroitement associé à la direction de la com-
munauté. Conséquence logique de cette situation : on lui doit
des égards. Mais les privilèges détenus confèrent des responsa-
bilités et nul ne saurait se dérober à l'exécution des clauses
d'un contrat qu'il accepte tacitement.
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B. —DROITS ET DEVOIRS DU CHAMAN.


Dans la majorité des cas, le chaman se montre supérieur an
chef par l'autorité magique qu'il exerce et par la richesse qu'il
amasse. Les informateurs avouent volontiers qu'avant la
venue des Blancs le chaman exerçait, d'une manière générale,
plus d'influence que le chef (60, 267;244, 256). Certains mythes,
ceux des Cheyenne notamment, le placent au sommet de la
hiérarchie sociale d'où il domine, avec ses divers auxiliaires, les
chefs et les guerriers (66, 3).
Lorsqu'il n'assume pas de charge politique officielle, le
chaman partage néanmoins, avec le chef, certaines prérogatives.
Chaman et chefchez les Tlingit ont droit au grand hochet céré-
moniel; chez les Serrano, comme l'enfant du chef, l'enfant du
chaman reçoit une initiation privilégiée (278, 464; 12, 382).
Lorsque les traditions ne font pas du chaman un personnage
supérieur au chef, elles le placent au moins, vis-à-vis de lui,
sur un pied d'égalité.
« Je vous donnerai un compagnon qui comprendra certains êtres
et commandera à tous les esprits sur la terre, dit, d'après un mythe
Skidi Pawnee, le grand esprit Tirawa, à un chef.Il apprendra d'eux
les différents pouvoirs guérisseurs et sera votre égal mais il ne com-
manderapascarsondevoir consistera à soignerles malades(68,115).
Le chef prend donc conseil du chaman pour déclarer la paix
ou la guerre, et pour fixer les dates et les lieux des diverses
expéditions (cueillette, chasse, pêche) ayant pour but la
recherche de la subsistance; il se rapproche alors du guérisseur
par une communauté d'intérêts. Chez les Yokuts-Mono, en
particulier, le chef comble le chaman de présents; il le paie
grassement pour qu'il rende malade l'individu qui a refusé de
contribuer en prestations à l'organisation de la danse collective
solennelle (91, 398-417). Quelquefois d'ailleurs, les personnages
du chef et du chaman coïncident : sur onze chamans interrogés
par Gifford, dans une même réserve Yavapai, trois étaient
des chefs et un quatrième un guerrier fameux (95, 236). Les
mythes Haida et Tlingit font état de chamans assurant les
fonctions de chefs de ville (279, 38, 225).
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Cependant, si le chaman constitue primitivement un per-


sonnage politique excessivement important, le développement
de la vie moderne et le contact avec les Blancs sapent son
influence au profit de celle du chef. Il reste craint et respecté
mais cesse d'être l'homme le plus riche de la tribu; il voit son
autorité dépassée. S'il demeure encore quelquefois, comme
l'était l'un des derniers chamans Pomo, chef et chaman de son
peuple, le plus souvent les deux charges se répartissent au
profit d'individus distincts (177, 325). Le chaman perd de son
prestige à mesure que, la civilisation moderne gagnant du
terrain, les chefs sont officiellement reconnus par le gouverne-
ment américain (221, 66-71).
Au moins à l'origine et pour les membres du groupe, le
chaman figure donc un personnage excessivement redoutable
et l'on voit les habitants de certains villages Takelma préférer
se passer de chamans plutôt que d'assumer le risque de cette
présence (246). Pourtant, en général, on a besoin d'un inter-
médiaire particulièrement qualifié pour entrer en rapport avec
le monde des esprits. On admet alors qu'il suffit, pour échapper
à l'éventualité d'une action maléfique, de la stricte observance
d'interdits rituels.
De ce fait, le comportement de la société à l'égard du chaman
devient dicté par une double intention, d'abord le souci de ne
pas froisser le personnage ni d'éveiller sa colère; en second lieu,
le désir de s'attirer le maximum de faveurs en multipliant les
marques de vénération :
Les Indiens Thompson, par exemple, éviteront de projeter
leur ombre sur la personne ou sur l'ombre d'un chaman; ce
serait porter gravement atteinte au guérisseur, lui dérober
en quelque sorte une partie de lui-même. Mais le jour de liesse
où ils prendront un repas à base de viande (l'alimentation nor-
male consistant surtout en fruits et en légumes), ils auront soin
d'inviter le chaman (287, 361). Dans toutes les tribus le cha-
man, devenu vieux, et impotent, reçoit gratuitement des por-
tions du gibier chassé, du poisson pêché, des baies cueillies
et la communauté pourvoit à ses besoins.
Les précautions que prend ordinairement la société pour ne
pas léser le chaman s'imposent davantage encore quand il
exerce ses fonctions. Une imprudence, même involontaire
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commise par l'assistance compromet la sécurité du guérisseur;


si, disent les Wishram, des enfants s'amusent à passer derrière
le dos du médecin tandis qu'il soigne un malade, les esprits
protecteurs, effrayés, se livrent à des représailles sur la per-
sonne de leur protégé (266, 248). L'éloignement auquel sont
tenues les femmes enceintes (dont la présence provoque, chez
le chaman Bella Coola, des saignements de nez) répond,
au moins en partie, au souci de protéger le guérisseur de con-
tacts périlleux (188, I, 574). L'autre raison qui motive l'interdit
est, très généralement, le devoir d'écarter de l'acte sacré les
femmes, élément impur.
Les égards témoignés au chaman continuent par-delà la
mort. Leslieux oùle médecinhabita demeurenttellement impré-
gnés de force magique que le novice ne saurait choisir de meil-
leur endroit pour solliciter, à son tour, le pouvoir. Mais aux
facultés exceptionnelles dont il disposait de son vivant et qui
déjà le rendaient redoutable, le chaman a joint la qualité
effrayante de défunt, car comme on le verra, la vengeance des
morts peut être décelée à l'origine des plus graves maladies et
des pires catastrophes; un Tinglit dépasse-t-il, en canot, une
tombe de chaman? il jette des aliments et du tabac à la mer
et prie le défunt en ces termes : « Portez-moi chance; ne me
laissez pas gémir » (278, 400).
Dans la mesure même où la société s'acquitte scrupuleuse-
ment de ses devoirs envers le chaman, elle estime qu'il doit,
lui aussi, remplir, en conscience, ses obligations. Du fait qu'il
accepte les égards témoignés, il est tenu d'assurer sa mission et
rien qu'elle. Il lui est interdit de provoquer la maladie ou la
mort par faute professionnelle, par vénalité, par méchanceté
gratuite.
Il y a faute professionnelle si le chaman entreprend une
cure pour la réussite de laquelle il sait qu'il n'est pas qualifié
ou si les protecteurs surnaturels dont il jouit sont inférieurs aux
esprits qui ont causé la maladie. Son devoir strict, spécifient,
par exemple, les Cherokee, c'est de déclarer franchement son
incompétence et, s'il le peut, de désigner le spécialiste qualifié
pour réussir (201, 98). L'effacement volontaire du guérisseur
au profit d'un confrère, est un fait très fréquent; il ne soulève
aucune difficulté de la part du patient ou de son entourage.
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Au contraire, on sait gré au chaman de sa franchise, car l'on


n'ignore pas que s'il tente de traiter le malade sans y être habi-
lité, il ne peut qu'échouer et amener la mort.
D'autres fautes professionnelles relèvent de la négligence, de
la maladresse ou del'imprudence; dans les sociétés oùla maladie
provient de l'intrusion d'un objet pathogène, le chaman qui
laisse échapper cet agent morbide,après l'avoir extrait du corps
du malade, risque de provoquer une épidémie (62, 218).
Mais le chaman méconnaît parfois son rôle de thérapeute
pour setransformer en être maléfique. Il peut, par malveillance,
s'opposer à une guérison. Il cède aussi à l'appât du gain et
envoie des maladies dans l'espoir de s'enrichir en touchant
ensuite de gros honoraires :
« Le docteur défunt, Cultus Charlie,dit un informateur Sanpoil,
rendit malade la fille de Joe Monahan parce qu'il pensait que Joe
l'appellerait pour soigner et qu'il pourrait ainsi bénéficier de quel-
ques-uns de ses beaux chevaux de course » (234, 208).
On a vu précédemment que le chaman était éventuellement
payé pour satisfaire diverses vengeances personnelles, celles du
chef entre autres.
Dans ces conjonctures, une seule mesure convient : tuer le
personnage malfaisant. Il arrive souvent que l'auteur du mal
reste inconnumais sile moribond désigneexplicitement l'homme
qui l'a soigné comme étant en réalité son assassin, la famille
et les amis qui représentent la victime n'hésitent pas à mettre
le docteur à mort (87, 285). De même que l'on tue le chaman
incompétent ayant assumé, en connaissance de cause, une
responsabilité pour laquelle il n'était pas qualifié, de même on
tue celui qui, par maladresse, a laissé échapper l'agent morbide
ou qui, chaque nuit, hâte le décès en envoyant des défunts
visiter le patient qu'il prétend lui-même guérir (62, 218; 266,
247; 285, 795).
La mise à mort punitive est un trait général, au moins dans
les tribus où le chaman, conservant son caractère original, n'est
pas mêlé aux sociétés secrètes. Si parfois la réaction collective
se manifeste sous une forme atténuée, si on ne supprime plus
le chaman, se contentant de ne plus l'appeler, il ne faut pas
voir là plus de tolérance foncière, mais le simple affaiblissement
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IMPRIMERIE FLOCH, MAYENNE. — 24-8— 1950


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