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Université Mohammed V - Agdal

Faculté des Lettres


Etudes françaises
Semestre 5
Elément : Art et littérature. Approche comparative
Professeur : M. Youssef Wahboun

Le paragone
correspondances et différences des arts

« Paragone » (qu’on peut traduire littéralement par « rivalité ») était le titre d’un
manuscrit de Léonard de Vinci, consacré à une comparaison hiérarchisée des arts.
Lors de la Renaissance, le débat sur le parallèle des arts suscitait beaucoup de
passions. De Vinci, par exemple, concluait en faveur de la supériorité de la peinture
sur la musique, la poésie et la sculpture. Plus tard, Schopenhauer et Heidegger
placeront la musique au-dessus des autres arts. Aujourd’hui, le terme « paragone »
connote un souci d’esthétique comparée, qui ne cantonne pas l’esthétique dans un tel
ou tel domaine, mais qui choisit de considérer chaque art par rapport à un autre, et
tous les arts ensemble, dans leur unité et leur diversité.

I- Essais d’hiérarchisation des arts

1- Ut pictura poesis

La célèbre formule Ut pictura poesis peut être traduite littéralement comme


suit : « comme la peinture, la poésie ». Son origine remonte à un vers du poète latin
Horace (Ier siècle av. J. – C.). Horace voulait signifier que la poésie possède un
pouvoir de description, de représentation et de suggestion aussi puissant que la
peinture. Mais bientôt, c’est plutôt l’inverse qu’il a fallu défendre, et la formule s’est
renversée avec l’histoire : « comme la poésie, la peinture ». Pour donner à la peinture
ses lettres de noblesse, pour que la couleur soit éloquente, un rapprochement dut
s’opérer avec les arts du langage. Pour Léonard de Vinci, la peinture ne devrait avoir
rien à envier à la poésie. Elle devrait même se retrouver au-dessus d’elle :

« Et si toi, poète, tu peins une histoire avec ta plume, le peintre la figure
avec son pinceau, de manière plus satisfaisante et moins ennuyeuse à
comprendre. Appelles-tu la peinture une « poésie muette », le peintre
peut qualifier de « peinture aveugle » l’art des mots. Considère alors
quelle affliction est plus grande, d’être aveugle ou muet ? […] Alors que

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la peinture embrasse toutes les formes de la nature, vous n’avez que des
mots, point universels comme les formes ».

Pour De Vinci, la poésie est un art de la méditation, où le lecteur doit faire


l’effort d’imaginer ce qu’a voulu dire le poète. Alors que la peinture a pour elle la
présence elle-même : c’est un art de l’immédiateté.

2- Théoriciens du 18ème siècle

Pour penser la constitution historique d’un système moderne des arts, il faut
s’arrêter aussi sur la période-charnière du siècle des Lumières. En France, trois
ouvrages font alors date. Le Traité du beau de Crousaz (1714) est considéré comme
le plus ancien des traités d’esthétique français. Il théorise aussi bien les arts visuels
que la poésie et la musique. Le livre de l’Abbé du Bos (1719), Réflexions critiques
sur la poésie et sur la peinture, signe les premières différences et correspondances
non hiérarchiques entre les arts. Enfin le traité de l’Abbé Batteux (1746), les Beaux-
Arts réduits à un même principe, marque le premier système clairement défini et
ordonné autour de l’idée d’imitation.

Batteux distingue trois groupes d’arts, selon trois finalités : les arts mécaniques
visent l’utilité, les beaux-arts visent le plaisir (musique, peinture, poésie, sculpture et
danse) et un troisième groupe visent à la fois le plaisir et l’utilité (ainsi l’éloquence et
l’architecture). Comme on le voit, le système moderne des arts est alors mis en place,
avant même que Baumgarten ne publie son Esthétique (1750).

3- Le Laocoon

Publié en 1766, Laocoon de l’écrivain et philosophe allemand Lessing met un


terme (provisoire) au débat sur le parallèle des arts. L’idée majeure du philosophe
consiste à faire valoir les différences constitutives de chaque art, afin d’éviter les
discussions stériles sur la prétendue supériorité de l’un ou de l’autre. Le sous-titre du
livre est particulièrement explicite : Sur les frontières de la peinture et de la poésie. Il
s’agit d’établir des frontières entre les arts et de les respecter, chaque art ayant sa
spécificité de médium, de moyens d’expression, de modalités de réception.

De là une distinction très nette entre arts de l’espace (peinture, sculpture,


architecture) et arts du temps (poésie et musique). Plus précisément entre les signes
de la peinture (ou de la sculpture) dans l’espace, et les sons articulés de la poésie dans
le temps :

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« S’il est vrai que la peinture emploie pour ses imitations des moyens ou
des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs
étendues dans l’espace, tandis que celle-ci se sert de sons articulés qui se
succèdent dans le temps ; s’il est incontestable que les signes doivent
avoir une relation naturelle et simple avec l’objet signifié, alors des
signes juxtaposés ne peuvent exprimer que des objets juxtaposés ou
composés d’éléments juxtaposés, de même que des signes successifs ne
peuvent traduire que des objets, ou leurs éléments successifs ».

Autrement dit, pour Lessing, les corps sont ainsi les objets privilégiés de la
peinture, de même que les actions sont ceux de la poésie (narrative). D’où la
nécessité pour chaque art de se lancer dans une sorte d’auto-exploration à l’intérieur
du cadre qui est le sien.

II- Problèmes de classification

La classification des arts selon l’espace (arts plastiques) et le temps (arts


rythmiques) est la plus classique. Mais aussitôt d’immenses problèmes théoriques
surgissent, car, par exemple, comme il y a de l’espace en musique et en poésie, il y a
du temps en peinture.

1- Selon la matière et l’esprit

Hegel propose un classement des arts dans l’ordre croissant d’un éloignement de
plus en plus grand des conditions de la matérialité. De l’architecture à la sculpture, on
passe des lois utilitaires de la matière aux règles pures de la forme. De la sculpture à
la peinture, on passe de la concrétude matérielle des trois dimensions à l’apparence
spirituelle de la représentation. De la peinture à la musique on passe du spatial au
temporel, de l’attitude d’être en face de l’image à l’intériorisation du son dans la
subjectivité. De la musique à la poésie enfin, on passe du son indéterminé au signe
précis et articulé, dont le rôle est d’exprimer un sens.

On voit les limites d’un tel classement. Non seulement tous les arts ne sont pas
représentés, mais la peinture (située au milieu) apparait comme un art privilégié dans
le schéma hégélien, en tant qu’elle réalise le mieux l’accord du matériel et du
spirituel. Pour Hegel, l’art n’est jamais qu’une forme particulière sous laquelle
l’esprit se manifeste, de façon plus ou moins transparente selon les arts. Dépendant
des lois de la matérialité, l’architecture manifeste peu la supériorité de l’esprit alors
que la poésie, art spirituel par excellence, est entièrement délestée de l’impératif de la
matière. Ces idées paraissent très contestables aujourd’hui.

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2- Selon les sens

Dans ces conditions, un critère de classement plus naturel en apparence


consisterait à prendre appui sur la perception sensorielle elle-même. On a pu classer
ainsi les principaux arts suivant les cinq sens : les arts tactilo-musculaires (sport et
danse), les arts de la vue (architecture, peinture, sculpture), les arts de l’ouïe (musique
et littérature), les arts de synthèse visuelle et auditive (théâtre et cinéma). On pourrait
compléter cette liste par les arts de l’odorat (parfumerie) et du goût (gastronomie).

Mais le problème est que la différence des arts ne recoupe pas l’hétérogénéité
des sens. Il n’y a pas cinq arts pour cinq sens, et ce pour au moins deux raisons.
Primo, parce que les sens sont traditionnellement hiérarchisés selon leurs possibilités
intellectuelles (vue et ouïe en premier lieu), et que les conditions mêmes de leur
réception (volatilité, ingurgitation) font que les arts de l’odorat et du goût ne sont
peut-être pas des arts, même mineurs. Secundo, parce qu’un même sens peut
correspondre à plusieurs arts : le toucher renverrait aussi à la sculpture, la vue à la
danse, etc.

3- Selon le degré de représentation

Dans son livre intitulé la Correspondance des arts, Etienne Souriau propose de
classer les arts selon leur degré de représentation. Pour chaque qualité (ou « qualia »)
existeraient un premier degré (non-représentatif, dit « pur ») et un second degré
(représentatif ou « mimétique ») de représentation. Par exemple, dans les lignes, on
classera donc l’arabesque (premier degré), puis le dessin figuratif (second degré).
Dans les volumes, l’architecture puis la sculpture. Dans les couleurs, la peinture pure
puis la peinture représentative. Dans les luminosités, l’éclairage et les projections
puis le cinéma et la photo. Dans les mouvements, la danse puis la pantomime. Dans
les sons articulés, la prosodie pure puis la littérature et la poésie. Dans les sons
musicaux, la musique puis la musique dramatique ou descriptive.

Cependant, certains découpages paraissent d’emblée plus contestables, comme


celui qui fait de l’architecture le premier degré de la sculpture, qui serait donc, elle,
nécessairement représentative.

III- Solutions transartistiques

L’esthéticien Pierre Sauvanet propose de penser le parallèle des arts de


l’intérieur, c’est-à-dire en faisant fonctionner les arts entre eux. C’est ce qu’il entend

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par le néologisme « transartistique » : il s’agit de penser un art par et contre l’autre,
de creuser la différence dans la correspondance même. « Transartistique » est un
terme transversal, diagonal, dynamique, qu’il préfère à « interartistique », trop
intermédiaire, moyen et statique. Trois types de solutions émergent alors : par
chiasmes, par concepts, par artistes.

1- Par chiasmes

Sauvanet suggère d’étudier deux arts selon une pensée en chiasme. Par exemple,
le temps dans les arts de l’espace, l’espace dans les arts du temps. Ou bien l’œil dans
les arts de l’oreille, l’ouïe dans les arts de la vue, etc. A travers le premier exemple,
Sauvanet essaie de convaincre de la pertinence d’une telle démarche. Dans un art de
l’espace, il y aurait à la fois le temps du faire (l’artiste au travail), le temps du voir
(l’œil du spectateur), le temps du référent (dans l’œuvre elle-même, le cas échéant),
le temps de circulation (ou de réception de l’œuvre dans l’histoire). Sur les quatre, les
deux premiers points sont les plus importants. Un des meilleurs exemples de cette
importance du faire et du voir est donné en 1920 par un peintre lui-même, Paul Klee :

« Tout devenir repose sur le mouvement […] Un facteur temps


intervient dès qu’un point entre en mouvement et devient ligne […]
un tableau nait-il jamais d’une seule fois ? Non pas ! Il se monte
pièce par pièce, point autrement qu’une maison. Et le spectateur,
est-ce instantanément qu’il fait le tour de l’œuvre ? (Souvent oui,
hélas !) ».

Pour Klee, l’œuvre d’art est toujours une genèse et non un produit. Elle est
toujours une formation avant d’être une forme. Quant au voir, Klee rêve d’un
spectateur dont l’œil serait capable d’explorer le tableau comme un animal pâture une
prairie.

2- Par concepts

Sauvanet rappelle que les mêmes termes sont employés dans des arts différents.
C’est le cas du rythme : tous les artistes, sans exception, et dans toutes les langues
parlent de rythme. Le musicien, le poète, mais aussi le peintre, le sculpteur,
l’architecte, les plasticiens donc, mais encore le chorégraphe, le danseur, le metteur
en scène, l’acteur, etc. Dans ce simple exemple, chacun peut vérifier, nous avons bien
à la fois la correspondance et la différence, c’est-à-dire que le même terme
correspond manifestement à deux objets différents. « Rythme » serait ainsi, non
seulement un concept de tous les arts, mais encore un concept opérant le lien entre
tous les arts, en un mot un concept « transartistique ».

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Sauvanet propose aussi les termes « style » et « figure », concepts à la fois
simples et originaux où se concentrent le plus clairement les problèmes des rapports
entre les arts, selon une sorte de polysémie naturelle, qui dit à la fois la
correspondance et la différence.

3- Par artistes

J. - J. Rousseau pensait qu’à l’origine, il y avait tous les arts dans le même
homme. Quant à Michaux, il n’était pas seulement le poète qu’on connait, mais aussi
le peintre qu’on a commencé à reconnaitre, et encore le musicien qu’on méconnait
nécessairement puisqu’il n’a volontairement laissé aucune œuvre (mais qu’on connait
du moins à travers les récits qu’il en fait). Pour Sauvanet, un artiste polyvalent (un
« polyartiste » ou « transartiste ») aime passer d’une forme d’expression à une autre,
ou plutôt il souffre de rester cantonné dans une seule et même forme d’expression
(c’est le cas de Matisse qui dit faire de la sculpture pour cause de fatigue de la
peinture). Les exemples de transartistes sont beaucoup plus nombreux qu’il n’y
parait. Dans ces exemples, la correspondance est donc évidente, puisqu’elle s’incarne
au sein du même sujet. Ce qui fait plutôt problème, c’est la différence. Or, le fait est
qu’un même homme peut donc donner naissance à des formes artistiques
extrêmement diverses, mais en même temps stylistiquement reconnaissables, d’un art
à un autre.

Le transartiste, qui concentre en son être le paragone, comme d’ailleurs De


Vinci lui-même, n’est-il pas la meilleure réponse de fait à toutes les questions sur la
différence et la correspondance des arts ? On parle aujourd’hui d’ « artiste
multimédia ». C’est différent. Le transartiste est celui qui passe d’un art à un autre
sans nécessairement les mélanger.

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