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DE R E N E D E T T O CROCE
PAR
K NUD BØGH
1.
Dans L E stetica com e scienza dell’espressione e linguistica gene
rale (1902), Croce fait pour la prem iere fois un exposé plus complet
de son esthétique. Notre connaissance, déclare-t-il, a deux formes:
elle est soit intuitive, soit logique. Nous sommes arrivés å cette con
naissance, soit par l’interm édiaire de l’imagination, soit par celui de
l’intellect, elle produit soit des images, soit des notions. La prem iere
form e a toujours la prim auté sur la deuxiéme, tout comme il est
nécessaire de percevoir ce lac, ce fleuve, cette mer ou ce verre d ’eau,
avant que l’on soit état de form er la notion d ’eau. La notion est
l’objet de la logique, tandis que la connaissance intuitive est la base
de l’esthétique qui,.pour Croce, est la théorie de l’intuition et de l’ex-
pression. L ’intuizione et l’espressione sont les deux cotés de la méme
chose et ne peuvent étre séparées, elles n ’existent pas l’une sans
l’autre. Toute intuition véritable est en méme temps une „expres-
sion“. Cette derniére notion ne doit pas étre comprise matériellement,
comme une expression physique: la rédaction d ’un vers ou le sculp-
tage d ’une statue, mais elle se rapporte å la forme interne. On peint
avec le cerveau el non avec les mains, disait Michel-Ange. On dit
souvent qu un tel est un grand poete, mais q u ’il n ’est pas en mesure
d ’exprim er ce qu ’il éprouve. A cela Croce allégue que si ce „poéte“
m anque de moyen d ’exprim er ses idées, c’est que l’intuition lui fait
aussi défaut. Une pensée ou un sentiment n'existe qu ’au moment
méme ou il est formulé. Ce qui est bien écrit est bien pensé. C’est la
méme conception qui se fait valoir chez beaucoup de classiques, et
notam m ent chez Boileau:
*) Estetica, p. 17.
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Ada N egri1) écrivit pendant une certaine periode des poémes soci-
aux agitateurs en faveur des déshérités. Mais, dit Croce, tout essai
de faire de l’art une mission tue l’art. La poésie est un but et non
un instrum ent. Q uand elle est dégradée au role d ’instrum ent, elle se
dissout et coule entre les doigts comme du sable. Le critique exa-
mine plusieurs des poémes de Negri et m ontre comment ce qu ’il y
a en eux d’hum ain est refoulé par le coté propagandiste: elle com-
m ente et théorise, mais oublie, tout sim plem ent de décrire, ce n ’est
pas une femme qui parle dans ces poémes, mais la poésie sociale.
G uerrazzi2), protagoniste de la nouvelle Italie, a donné å un de ses
rom ans l’épigraphe: Le livre écrit pour ne pas avoir pu livrer une
bataille. Mes livres ne sont pas des livres, ce sont des actions, disait-il
encore. Et ceci ne peut naturellem ent pas étre admis par un critique
qui prétend å l’indépendance de l’art par rapport å la vie de l’action.
C’est pourquoi, répond aussi Croce, Guerrazzi est devenu le défen-
seur d ’une cause, mais il est trés peu poéte. II avait beaucoup trop
d ’intentions secondaires dans sa poésie, cherchait souvent des effets,
comme par exemple des descriptions terroristes, il vivait lui-méme
dans un nationalism e crispé qui s’exprim ait par des descriptions
exaltées, alternant avec des digressions hum oristiques. Dans son
activité d ’auteur, il passa de la tragédie la plus violente å la farce
la plus déchainée — sans pouvoir se concentrer sur quelque chose
d ’hum ain ou d ’artistique exigeant une lumiére intérieure et le con-
trole des passions. Dans ses contes, de A m icis3) fut plus pédagogue
et m oraliste que poéte. Sa muse ne se trouvait pas parm i les neuf,
mais c’était pourtant une dame vénérable, la bienveillante muse de
la pédagogie. Lorsque Cavallotti, poéte et politicien, réunit ses poésies,
il reconnut qu ’elles étaient „détestables“, mais qu’est-ce que cela
pouvait bien faire, disait-il. II les aim ait parce qu ’elles lui rappelaient
ses bonnes actions politiques. Ceci m ontre son attitude par rapport
å l’art, dit Croce: „Un artiste qui se rend compte qu ’il a produit une
æuvre détestable, que ne ferait-il pas pour l’effacer de la surface du
m onde et de la mémoire des hommes? Mais, pour Cavallotti, qui
considérait la chose d ’un point de vue pratique, l’art dans l’art n ’était
q u ’un ingrédient de l’art dont on pouvait aussi se passer!u l ) Chez
le rom ancier F ogazzaro2), c’est le coté intellectuel, les théses, qui
sont sur le point de dom iner le poeme. 11 présente tout un systeme
d ’idées éthiques et religieuses qu’il ne posséde pas souverainem ent
comme artiste. Beaucoup de ces poetes moins im portants essaient —
comme le dit Croce å propos du dram aturge G. Giacosa — de domp-
ter la poésie. Mais celle-ci „fait comme les magiciens des contes de
fée: pour ne pas se laisser attraper, elle disparait et se transform e en
une autre chose; on peut saisir l’autre chose, mais pas elle. Elle est
transform ée en æuvres qui ne sonl plus de la veritable poésie, bien
q u ’elles sim ulent l’étre“ 3). L ’art n ’est plus l’intuition pure ou l ’expres-
sion, il est mélé d’éléments étrangers qui n ’appartiennent pas å
l’esthétique, m ais å la logique, aux sciences, å la m orale ou a la vie
pratique, comme il est dit dans l’esthétique. Dans sa négativité, ce
recueil est un paralléle å l’æuvre théorique, tous deux relévent tres
fortem ent l’indépendance de l’art et tracent avec force une ligne de
dém arcation tres nette entre ce qui appartient å l’art et ce qui lui
est étranger.
II y a naturellem ent aussi d ’autres tendances dans un ouvrage
dont l’élaboration s’est étendue sur une dizaine d ’années. Outre un
certain nom bre d ’essais neutres, pour la plupart des comptes rendus
et des citations d ’æuvres littéraires (Serao, di Giacomo) et les deux
études sur Pascoli et D’Annunzio qui, en leur temps, firent sensation
en raison de leurs jugem ents m ordants, deux traités présentent un
intérét particulier å cet égard, parce qu’ils annoncent la nouvelle
étape dans l’esthétique de Croce: l’exigence de l’élément personnel,
,,lyrique“ dans toute intuition. Ce sont les deux traités sur C ap u an a4)
et sur V erga5) qui m ontrent comment il a été amené å poser cette
nouvelle condition. Ces deux auteurs estim aient eux-mémes qu’ils
étaient naturalistes, object ils dans leur art. Mais la thése de Croce
2.
de borné dans ces æuvres, avec leurs cris inarticulés et leur confu-
sion de sentiments. Car, releve le critique, tout exposé véritablement
artistique est l’expression de quelque chose d’universel: „Dans
chacun des accents du poete, dans chacune des créations de sa fan-
taisie, se trouvent toute la destinée hum aine, tous les espoirs, les
illusions, les douleurs et les joies, la grandeur et le m alheur, tout le
dram e de la réalité qui nait et qui grandit constam m ent au delå de
lui-méme dans les souffrances et la joie“ 1).
3.
Dans ces deux traités, Croce était arrivé å indiquer beaucoup plus
nettem ent ce qui appartenait å l’intuition poétique: la personnalité
et la vision d ’ensemble. II était naturel qu’en étudiant les petits poétes
italiens de la deuxiéme partie du XIXe siécle, il n ’eut pas l’occasion
de rechercher quelque chose d’universel, de cosmique, ceux-ci ne
donnant rien dans ce sens. „Si j ’avais été parm i les grands critiques,
å l’esprit créateur“, dit alors Croce, „j’aurais laissé nos contem porains
de coté pour m ’approcher de Dante, des Latins, des Grecs et des
auteurs étrangers que les Italiens ont encore å lire“ 2). Vers 1918,
alors que son appréciation peut s’étayer m aintenant sur certains points
de repére, sa confiance en soi augmente et il choisit comme sujet
des poétes å l’égard desquels le critique peut poser les exigences les
plus sévéres. Ses principales æuvres de ces années traitent en consé-
quence des plus grands poétes: Goethe (1919), l’ouvrage contenant
les trois grands essais: Ariosto, Shak esp eare e Corneille (1920), La
poesia di D ante (1921) et Poesia e non poesia (1923), collection d’es-
sais sur des grands et des petits poétes du XIXe siécle.
P ar rapport å Arioste, Croce se pose la question suivante: Quelle
était l’inspiration intime du poete? Et entourant son sujet de cercles
de plus en plus resserrés, le critique arrive au centre, au résultat de
son examen. II décrit tout d ’abord le personnalité d’Arioste, comment
respecté du poete, le défend. C’est cette harm onie qui fait d’„Orlando
furioso“ un grand poeme, une poésie universelle, par opposition au
reste de la production de ce poete.
Son grand Iraité sur Sha kespeare est l’attaque la plus decisive de
Croce contre les critiques littéraires qui, dans leurs recherches, s’in-
téressent å tout autre chose qu’å la poésie et qui s’attachent å la vie
privée du poete, å ses opinions sur telle ou telle chose, sans chercher
le point central de sa personnalité. Dans son traité, Croce ne veut
pas, dit-il au début, étudier la „personne pratique de Shakespeare",
sa vie, mais son art, sa „personne poétique“. L ’étude de Croce se
divise en une partie négative et une partie positive. Dans la prem iere
partie, il dirige entre autres ses batteries contre le grand ouvrage
de Georg Brandes sur Shakespeare, qui tend å établir un rapport
entre les æuvres du poete et sa vie. Croce cite directem ent et con-
teste la maxime bien connue de Brandes que si l’on posséde 40
æuvres d ’un auteur, c’est uniquem ent å soi-méme qu’il faut s’en
prendre si l’on ne sait rien de lui. D’aprés Croce, Brandes se rend
coupable d ’une erreur fondam entale en voulant passer de la per-
sonne poétique de Shakespeare å sa personne pratique, conclure de
la poésie å la vie du poete. Ceci est impossible chez un poete comme
Shakespeare, chez lequel font défaut les m atériaux les plus élérnen-
taires d’autobiographie: lettres, confessions, renseignements positifs,
etc. Brandes relie la m ort touchante d ’A rthur au chagrin du poete
d ’avoir perdu son propre fils, la colére de Lear était celle de Shakes
peare contre des collégues ingrats: ton tes choses, répond l’Italien,
que l’on ne peut ni admettre, ni réfuter, mais qu’il faut tout simple-
m ent prendre pour ce qu ’elles sont, des conjectures en l’air. „Mac-
b eth “ paraissait moins intéressant å Brandes parce que c’était seule
m ent sur quelques points qu’il pouvait v entendre battre le cæ ur de
Shakespeare, c’est-å-dire, ajoute Croce, du Shakespeare aux intéréts
pratiques bien déterminés que s’im aginait Brandes. Ce voyage entre
les æuvres et la vie est injustifiable dans ces cas, car „un sentiment
réellement éprouvé, du moment ou il est élevé å la poésie, est arraché
de son milieu pratique et réel et est fait m otif pour créer un monde
de reves, un de ces mondes possibles indéfinis ou l’on cherche vaine-
m ent la réalité de ce sentiment, tout comme il est vain de rechercher
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la goutte d ’eau versée dans l’océan“ x). C’est pourquoi Croce est
d avis qu ’il est impossible de faire une biographie de Shakespeare.
Dans la partie positive de son traité, il donne sa solution du pro-
bléme. Comme chez Arioste, il veut tout d ’abord définir le sentiment
fondam ental du poéte par rapport å l’existence (il sentimento shakes-
peariano). Les critiques ont voulu faire de Shakespeare le défenseur
d ’un idéal éthique, religieux et politique. Mais il n ’était ni le pionnier
de réformes libérales ou sociales, ni le défenseur du catholicisme ou
du protestantism e. II peut done paraitre parfois inditférent, au delå
de la sym pathie et de l’antipathie, de l’am our ou de la haine; mais
il est seulement au delå de ces sentiments pris isolément, il réunit au
contraire en lui-méme les contradictions et en crée son propre monde,
qui se compose de ces contrastes irrésolus. Tandis qu ’Arioste voile
et adoucit les passions par son ironie, Shakespeare les fait se sus-
tenter par leur tension réciproque. Tandis qu ’Arioste est au-dessus
du bien et du mal, „Shakespeare est au-dessus de toutes les pas
sions particuliéres, mais il n ’est pas seulement au-dessus d ’elles, il
intensifie l’intérét pour le mal et le bien, pour la douleur et la joie,
pour la liberté et la nécessité, pour l’apparent et le réel, et la vision
de cette lutte, c’est sa poésie“ 2). Quelque différents que soient ces
deux auteurs, ils se rapprochent l’un de l’autre par la faculté qu ’ils
ont de s’élever au-dessus des passions partielles, du fait que leur
poésie est cosmique.
Dans sa critique de la critique, Croce avait com battu l’adoration
de la personne de Shakespeare et il la rem place par la „personne
poétique“ de Shakespeare, c’est-å-dire les motifs et 1’évolution de sa
poésie. Lorsqu’on ne posséde pas de données précises sur la chrono-
logie extérieure des drames, leur représentation et leur impression,
il faut alors découvrir un ordre intérieur idéal et m ontrer comment
les motifs découlent naturellem ent les uns des autres; un probléme
composé présuppose l’existence d ’un probléme plus élémentaire. Une
comédie philosophique ou pessimiste sur l’am our fait nécessaire-
m ent suite å une comédie qui décrit l’am our simple. Les æuvres se
divisent d ’aprés leur inspiration changeante en plusieurs cercles de
*) Ibid. p. 79 (Critica 1919, p. 133).
2) Ibid. p. 91 (Critica 1919, p. 141).
LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 277
4.
Poesici e non poesia (1923) est le livre le plus sévére et le plus
souverain de Croce. Le plus sévére, parce q u ’il exige de ses poétes
la poésie cosmique — et le plus souverain, parce qu ’il énonce ses
jugem ents aprés une argum entation qui rem plit 20 pages au maxi-
mum. Ce livre est une série d ’essais sur les poétes du XIXe siécle, la
plupart allemands, frangais et italiens: Schiller, Kleist, W erner,
Heine, Sand, Flaubert, Balzac, Stendhal, M aupassant, Manzoni, Leo-
pardi, Monti, Giusti, Berchet, ainsi que quelques-uns d’autres pays:
W alter Scott et H enrik Ibsen. II n ’y a pas d ’autre relation entre ces
essais que le fait que Croce y recherche dans tous la méme chose, å
savoir la Poésie, idéale, quasi-irréalisable qu’il avait définie dans ses
traités théoriques. Mais, derriére ce point de vue officiel, il en surgit
un autre qui anticipe sur la derniére, la quatriém e étape de l’esthé-
tique de Croce. On peut trouver dans cet ouvrage deux orientations:
1 une est plus distincte dans les essais sur les poétes allem ands qui
sont bien malmenés, l’autre dans les essais sur les Italiens qui en
réchappent å meilleur compte. Un nouveau juge moins sévére, pré-
curseur de l’évolution å venir, apparait dans ces pages.
Dans l’étude de ces Allemands, Croce est comme un Méphisto,
l’esprit qui renie tout, car qui peut répondre å l’exigence de la poésie
éternelle? H einrich von Kleist était „une åme aveugle“ parce q u ’il
ne pouvait pas voir les dilYérentes passions sous leur aspect général
et, par conséquent, les rendre universelles. 11 ne possédait pas la pro-
fondeur qui conduit le poéte de l’émotion peu claire å la clarté de la
réflexion. „Celui qui ne réalise pas ce passage et qui reste plongé
dans l’exaltation de la passion, quoiqu’il discute et quels que soient
ses efforts, n ’arrive jam ais å donner å d’autres ou å soi-méme la
pure joie poétique“ 1). Ivleist se trouvait embourbé dans les émotions
spontanées, dans la matiére. „Kåtchen von H eilbronn“ aurait pu
avoir la transparence légére d ’une légende, mais au lieu de cela —
sous la lourde m ain de Kleist — elle est contam inée de superstition,
d’hystérie et de somnambulisme. L ’idée poétique m anque aussi dans
ses nouvelles et c’est pourquoi elles ne sont que des anecdotes bien
racontées. Ce m anque d ’inspiration a amené Kleist å faire entrer
de force un symbole ou une intention dans sa matiére. Comme poéte,
son am bition ne connaissait pas de bornes, il cherchait le grandiose
qui, chez lui, devint le colossal, le bruyant, les trom pettes et le tam-
bour: tout ce bruit qui étouffe la véritable poésie. Mais la véritable
force arrive au grandiose sans le savoir, connne la simple expression
de soi-méme.
C’est S chili er qui est l’objet du m assacre suivant. S’il a un grand
nom et si l’on estime encore qu’il appartient å l’histoire de la poésie,
c’est å un défaut d ’esthétique et å des méthodes critiques peu claires
q u ’il faut l’attribuer. Dans ce cas — comme dans tant d ’autres —
on a mélé l’histoire de la poésie å celle de la civilisation, l’histoire
de la vie pratique. Goethe et Schiller appartenaient tous deux å
W eim ar et c’est pourquoi on les a réunis en poésie, mais que Schil
ler ait été un hom me sympathique, qu’il ait par l’école et la vie de
fam ille fait l’éducation de plusieurs générations d ’Allemands, cela
n ’a rien å voir avec sa valeur en tant que poéte. Le soi-disant génie
de sa jeunesse et son inspiration d ’alors, dit Croce, n ’étaient qu ’em-
portem ent juvénile. II a été estimé si haut, se méfie l’Italien, parce
q u ’il était echtdeutsch ct urgerm anisch, mais sa lourdeur est toute
différente de cette lourdeur véritablem ent allem ande de la foret de
Teutoburg, elle n ’était que le résultat de leetures shakespeariennes
cieuses suspensions, mais ce n ’est pas une poésie qui est l’expression
d un état d åme. Heine avait cependant aussi une veine poétique libre
et indépendante. On la rencontre quand il redevient un enfant qui
ouvre de grands yeux et écoute un conte de fée, fond d ’am iration
pour les guerriers ou les vieux sages, aime avec les am oureux et
frissonne au récit d ’histoires terribles . ..
Ces essais sont caractéristiques en ce qui concerne le coté négatif
de l’ouvrage, mais å coté du critérium sévére: Poésie ou non, une
nouvelle notion est sur le point de surgir, celle de „littérature“. La
littérature n 'a pas la méme valeur que la poésie, mais elle est pour
tant respectable et, å l’égard des poétes italiens, Croce est enclin å
la leur appliquer, tandis qu ’elle n ’entre pas en ligne de compte par
rapport aux poétes non-italiens. M onti n ’était pas poéte, puisqu’il ne
réussissait pas å idéaliser les passions du monde véritable. „Mais
dans le monde, il y a un coin qui s’appelle „littérature14 qui, å sa
facon, est bien réel, et qui éveille aussi des sentiments réels et peut
donner lieu, en conséquence, å une adoration particuliére, å une fan-
taisie et å une poésie particuliéres, la poésie du lettré“ x). Celle-ci a
quelque chose d ’extérieur et d ’étroit quand on la com pare å la haute
poésie, mais elle n ’appartient pas pour cela å la „non poesia“. Par
rapport å G iovanni Berchet, un petit poéte et un grand patriote, il ne
demande pas s’il produit une poésie éternelle, mais il le traite avec
beaucoup de vénéralion et dans le plaidoyer qu’il lui offre, il est dit
q u ’il ne cherchait pas la parole unique et irremplagable, mais q u ’il
était aniiné de l’am our de la patrie, et n ’a pas voulu faillir å cet
am our, pour l’am our de l’art „qui est d ’habitude si jaloux“ 2). Sa
poésie se range dans la catégorie de la poésie oratoire el instructive,
puisqu’elle incite å des actions patriotiques. De méme, la „poesie“
de Giusti est „prosastica“. Ces expressions, que nous rencontrerons
plus tard dans l’esthétique de Croce et qui sont introduites dans son
systéme: littéraire, oratoire, instructive, prosalque, signifient que
Croce abandonne la condition extrém em ent sévére qu ’il avait posée
et q u ’il est sur la voie des concessions. Ici, elles ont encore 1111 carac-
tére extérieur, comme la réaction du critique par rapport å ses pro-
’) Ibid. p. 28 (Critica 1921, p. 326).
2) Ibid. p. 152 (Critica 1922, p. 322).
LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE RENEDETTO CROCE 283
5.
Le jugement porté par Croce sur beaucoup des poétes du XIXe
siécle était écrasant, parce qu ’il les m esurait å l’échelle la plus sévére
de la „poésie“. Cela s’applique aussi bien aux Francais qu’aux Alle
m ands. A partir de 1925 environ, Croce s’occupe de la littérature
baroque italienne et des moins im portants auteurs de la Renaissance
italienne, la foule des lyriques, des novellistes, des écrivains de comé-
dies et de tragédies, dont on ne peut pas se passer dans l’ensemble
de la littérature méme si ce ne sont que des poétes de deuxiéme rang,
Si dans Poesia e non poesia, le m assacre était individuel, il y avait
lieu de s’attendre m aintenant å ce qu ’il devint général. Mais ce ne
fut pas le cas, car dans cette quatriém e et derniére étape de la critique
de Croce, un nouveau point de vue avait gagné du terrain. On le
rencontre dans Storia della eta barocca in Italia (1929) et encore
plus distinctem ent dans le livre sur la littérature de la Renaissance
italienne Poesia p opo la re e poesia d ’arte (1933), aprés quoi il est
introduit dans son esthétique. C’est le processus que nous connais-
sons déjå: de nouvelles expériences pratiques critiques donnent nais-
sance å une extension de la théorie.
L ’introduction å L a Poesia popolare e poesia d ’arte consiste en un
grand traité sur la différence qui existe entre la poésie populaire et
la poésie artistique. Croce estime que cette différence est minime,
qu ’elle a un caractére uniquem ent psvchologique. La poésie popu
laire „exprime des émotions de l’åme qui ne sont pas précedées des
affres de la pensée ou de la passion; elle exprim e des sentiments
simples sous des formes simples correspondantes. La grande poésie
agite et souléve en nous des masses de souvenirs, d’expériences, de
pensées, de sentiments multiples, ainsi que des degrés et des nuances
de sentiments; la poésie populaire ne s’étend pas en cercles aussi
grands pour arriver å son but, mais y arrive par une voie courte et
LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 287
flamme que pourrait allum er la poésie. Elle veut évaluer les faits et
les raisonner.
On reneontre la form e d ’expression oratoire chez ceux qui ont
une intention pratique ou morale, par ex. chez ceux qui crient: vite!
en route! å bas! chez le politicien-orateur ou l’avocat å l ’audience,
mais aussi chez le poéte qui veut, au moyen de son æuvre, éveiller
l’indignation ou l’action: Le Mahomet de Voltaire, Tartuffe (que
Baudelaire appelait un pam phlet), la Case de l’Oncle Tom, les chants
guerriers et patriotiques. Les æuvres les plus im portantes peuvent se
ranger dans cette catégorie, ainsi „I promessi sposi“ de Manzoni.
Avec le temps, Croce a changé d ’avis, quant au caractére de cet
ouvrage. En 1902, il avait parlé des nombreuses observations éthiques
de ce livre „mais il ne perd pas pour cela, dans son ensemble, son
cachet de simple récit, d’intuition“ 1). Dans l’essai de Poesia e non
poesia, il est indiqué que, dans son inspiration, ce rom an est lié
par la m orale chrétienne, mais il n ’ose cependant pas encore le
m ettre hors la poésie. M aintenant, Croce prend sur lui toutes les
conséquences de son point de vue. „Promessi sposi“ est „de fond en
comble un récit qui exhorte å la morale, mesurée et guidée ferme-
m ent vers ce but, bien qu ’elle fasse un effet tout å fait spontané et
naturel, et que les critiques m aintiennent obstiném ent q u ’il faut
l’analyser et la discuter comme un rom an d’inspiration et d ’exécution
poétiques, s’engageant par lå dans des contradictions inextricables
qui rendent obscur un ouvrage si clair en soi“ 2).
Dans la plupart des ouvrages, ces quatre formes d ’expressions
sont mélangées et, ce qui apporte de l ’harm onie entre elles, c’est
l’„expression littéraire“ qui est créée par l’artiste lorsqu’il est artisan.
C’est le résultat de la culture, de l’enseignement, le sentiment du
tact qui a sa grande importance, ainsi que Croce a voulu le dém ontrer
dans son livre précédent, par exemple dans sa com paraison entre
l’Espagne et 1’Italie. L ’expression littéraire coordonne le poétique, le
spontané, le prosa'ique et l’oratoire. La „littérature" est méprisée par
beaucoup „mais parm i ses adversaires ne se trouve pas la poésie, au
coté de laquelle elle prend place comme une amie de plus petite
x) Estetica, p. 5.
2) La p o e s i a , p. 44 (Critica 1935, p. 436).
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taille qui ne lui arrive pas jusqu’å l’épaule et qui n ’essaie pas méme
de s’élever jusqu’å elle car, en se faisant son égal, elle signerait sa
propre condam nation å m ort“ 1). Voilå å quelle indulgence était
arrivé en 1936 l’auteur de P oesia e non poesia.
6.
II n ’est évidem ment pas possible de dém ontrer que la théorie et
la pratique s’engrénent comme des roues dentées. Mais, dans l’en-
semble, il y a entre elles une cohérence étroite. Une oscillation de la
théorie entraine une oscillation de la critique pratique, et inversé-
ment. L ’Esthétique de 1902 était trés négative et vague dans sa
définition de ce qui fait d ’une æuvre une æuvre d ’art. Elle ne suffisait
pas en ce qui concerne Verga et Gapuana: c’est pourquoi l’„espres-
sione“ a été précisée comme étant lyrique. Dans le traité de 1908,
cette conception fut élaborée théoriquem ent et, d ’une part, dans le
livre sur Dante, d ’autre part, dans l’essai sur Ibsen, nous avons vu
celte recherche du lyrisme aboutir å de nouveaux résultats. Aupa-
ravant, Croce voyait dans Ibsen un dram aturge dont les théses
avaient un caractére plus ou moins extérieur et dont les program m es
étaient trop simples et trop radicaux. M aintenant, par contre, il con-
sidére sa poésie comme une „chaste confession“ c’est-å-dire comme
du „lyrism e“. Croce a acquis son expérience dans la sphére d’activité
de la critique, puis il en a élaboré une théorie qu ’il a ensuite reportée
de nouveau å la critique positive.
Mais avec ce critérium lyrique, il risquait d ’ouvrir la porte å toutes
ces Confessions qu ’il détestait, tout cet étalage sans controle des senti
ments. En 1918, il trouva alors la form ule critique qui ferm ait cette
porte: la poésie doit avoir le caractére de l’ensemble, de la totalité: II
carattere di totalitå della espressione artistiea, titre qu’il donna au traité
qui introduit les ouvrages des années suivantes sur Arioste, Shake
speare et Dante. Ces poétes étaient en m esure de répondre aux exigen-
ces du critique qui s’étaient énorm ém ent renforcées avec le temps.
Croce était sur le point d’aboutir au pur reniement, car pendant
combien de temps pouvait-il trouver des poétes de ce form at? Poétes
!) Ibid. p. 39 (Critica 1935, p. 432).
LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 291