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L E S É T A P E S DE LA C R I T I Q U E L I T T É R A I R E

DE R E N E D E T T O CROCE
PAR
K NUD BØGH

L ’évolution de l’esthétique de Benedetto Croce apparait notam-


m ent par l’étude de quatre ouvrages, qui datent de ses différentes
periodes, deux livres et deux traités: E stetica com e scienza del-
Vespressione e linguistica generale (1902), les traités L ’intuizione
pu ra e il ccirattere lirico d e ll’arte (1908) et II carattere di totalitå della
espressione artistica (1918), ainsi que le livre La poesia (1936). On
peut exam iner dans ces écrits comm ent Croce arrive théoriquem ent
å définir, d’une m aniére de plus en plus précise, ce q u ’il entend par
intuition. On peut procéder aussi d ’une autre maniére, c’est-å-dire
tenir compte des æuvres de critique littéraire de Croce: La lettera-
tura della n u o v a Italia (1914— 15), Ariosto, S h a kespeare c Corneille
(1920), L a poesia di D ante (1921), Poesia e non Poesia (1923) et
Poesia pop olare e poesia d ’arte (1933) et m ontrer comment, au cours
de son travail se rapportant å la littérature concréte, Croce fait de
nouvelles observations critiques et découvre alors que la théorie ne
suffit pas. II convient, par conséquent, de l’étendre. L ’esthéticien
tire des enseignements du critique.
C’est la seconde des deux méthodes que nous allons utiliser dans
l’étude qui suit. C’est pourquoi nous ne poserons pas la question de
savoir si Croce „a raison“ dans sa critique, si elle est juste, si elle
est bien rédigée, si elle est originale par rapport å ses prédécesseurs.
Nous ne dem anderons pas ce que lui onl appris De Sanctis, Vico et
Hegel ou si, p ar exemple, son appréciation des poétes allemands
apporte quelque chose de nouveau. Le probléme sera posé d’une
O r b is L i t l e r a r u i n 18
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m aniere aussi précise que possible: Quelles sont les expériences


faites par Croce critique et comment ces expériences aménent-elles
l’esthéticien Croce å approfondir ou å modifier sa théorie?

1.
Dans L E stetica com e scienza dell’espressione e linguistica gene­
rale (1902), Croce fait pour la prem iere fois un exposé plus complet
de son esthétique. Notre connaissance, déclare-t-il, a deux formes:
elle est soit intuitive, soit logique. Nous sommes arrivés å cette con­
naissance, soit par l’interm édiaire de l’imagination, soit par celui de
l’intellect, elle produit soit des images, soit des notions. La prem iere
form e a toujours la prim auté sur la deuxiéme, tout comme il est
nécessaire de percevoir ce lac, ce fleuve, cette mer ou ce verre d ’eau,
avant que l’on soit état de form er la notion d ’eau. La notion est
l’objet de la logique, tandis que la connaissance intuitive est la base
de l’esthétique qui,.pour Croce, est la théorie de l’intuition et de l’ex-
pression. L ’intuizione et l’espressione sont les deux cotés de la méme
chose et ne peuvent étre séparées, elles n ’existent pas l’une sans
l’autre. Toute intuition véritable est en méme temps une „expres-
sion“. Cette derniére notion ne doit pas étre comprise matériellement,
comme une expression physique: la rédaction d ’un vers ou le sculp-
tage d ’une statue, mais elle se rapporte å la forme interne. On peint
avec le cerveau el non avec les mains, disait Michel-Ange. On dit
souvent qu un tel est un grand poete, mais q u ’il n ’est pas en mesure
d ’exprim er ce qu ’il éprouve. A cela Croce allégue que si ce „poéte“
m anque de moyen d ’exprim er ses idées, c’est que l’intuition lui fait
aussi défaut. Une pensée ou un sentiment n'existe qu ’au moment
méme ou il est formulé. Ce qui est bien écrit est bien pensé. C’est la
méme conception qui se fait valoir chez beaucoup de classiques, et
notam m ent chez Boileau:

Ce que l’on congoit bien s’énonce clairement,


Et les m ots pour le dire arrivent aisément,

On rencontre plus souvent l’opinion contraire chez les poétes


rom antiques: Croce ne pouvait adm ettre ni les paroles d’Ibsen dans
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son dram e „Les prétendants å la couronne“ , que les poemes irréalisés


sont les plus beaux, ni celles de W ordsw orth qu il y a des „thougts
too deep for w ords“, parce que les pensées et les mots sont iden-
tiques et qu’un poéme ne devient poéme qu’au m oment ou il est
réalisé.
L ’E stetica est un ouvrage tres négatif qui polémise fort contre la
conception contem poraine de l’esthétique. A 1 encontre de la ten-
dance qu’avait cette époque å meler å l’esthétique la morale, la
logique, les sciences naturelles, l’utile, la vie pratique, etc. 1 auteur
reléve avec force l’indépendance de la poésie. Ce qu’il y a de positif
dans cet ouvrage, c’est sa nouvelle théorie linguistique et sa doc-
trine sur l’intuition. Peut-étre Croce ne l’a-t-il pas voulu, dans tous
les cas, il n ’a pas réussi mieux que d ’autres esthéticiens modernes
å donner un critérium de ce qui fait d ’un ouvrage une véritable
æuvre d’art. „Les limites de l’expression et de l’intuition que 1 on
appelle art, par rapport å celles que l’on appelle ordinairem ent non-
art, sont empiriques: il est impossible de les défm ir“ 1). En d ’autres
termes, elles ne peuvent étre démontrées qu ’en pratique, dans chaque
cas en particulier. Ceci apparait la prem iere fois dans les quatre
volumes L a letteratura della n u ova Italia (1914— 15), 70 essais qui
parurent d ’abord 1903— 14 dans la revue de Croce La Critica. Cet
ouvrage réunit plusieurs auteurs qui ont publié leurs æuvres depuis
1860, done aprés l’instauration de „la nouvelle ltalie“. Parm i les
plus vieux citons Guerrazzi, Tommaseo, de Amicis, Carducci, Giacosa
et parm i les plus jeunes: Verga, Capuana, D’Annunzio, Pascoli,
Fogazzaro et Ada Negri. Croce a lui-méme donné un program m e
somm aire de la m éthode critique appliquée å ces æuvres littéraires
et qui doit correspondre å la théorie:

„C’est une critique fondée sur la conception de l’art comme pure


fantaisie ou pure expression et qui, par conséquent, n ’exclut pas du
dom aine de l’art un contenu 011 un état d ’åme, pourvu que ceux-ci
soient entiérem ent arrivés å l’expression. Abstraction faite de cette
conception, cette critique ne reconnait pas d autres principes et
rejette comme étant arbitraires les soi-disant régles sur les genres,

*) Estetica, p. 17.
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ainsi que les lois littéraires ou artistiques de 11 importe quelle nature.


1 our appréeier 1 art, elle ne connait que la niéthode d interroger
direetem ent 1 æuvre et d éprouver å nouveau l’impression vivante
qui s’en degage. C’est dans ce but, et dans ce seul bul, qu ’il semble
permis, méme indispensable de faire appel å des recherches histori-
ques et philologiques pouvant aider å l’interprétation et nous tra n s­
portant - comme on dit —- dans l’état d ’esprit dans lequel se
trouvait l’auteur au m oment ou il form ula sa synthése artistique.
Lorsque l’impression vivante, c’est-å-dire le rapport avec l’état
d åme de 1 artiste est établi, le travail ultérieur ne consiste qu ’å
determ iner ce qui, dans lobjet, est véritablem ent de l’art et ce qui
n ’est pas de l’art, comme par exemple la violence que fait l’artiste
å son inspiration pour des raisons extérieures, l’obscurité et les trous
qu il laisse subsister par paresse, les tirades et les fioritures qu ’il
introduit pour faire de 1’elTet, le signe de préjugés d ’école, bref la
longue série des lacunes et des défauts artistiques. Le résultat de ce
travail sera un exposé critique 011 un rapport qui dira simplement
— et par lå appréciera — wie es eigentlich geschehen . . . “ 1).

Ce qu’il y a de positif dans ce program m e, c’est que le critique


doit établir si le poete a réussi å trouver „son expression“. L ’élé-
m ent négatif consiste å m ontrer quand, pour des raisons extérieures,
le poete a fait violence å son inspiration. Sauf en ce qui concerne
D’Annunzio et Carducci, L a lettera tura della n u o v a Italia traite
plutot de petits poétes auxquels cette m éthode s’applique trés bien,
car ceux-ci ont souvent tendance å oublier la poésie — et se m ettent
å m oraliser, å agiter et å discuter des problémes, c’est-å-dire subor-
donnent l’inspiration å des éléments extérieurs. Cette m éthode est
bonne parce qu’„elle n ’est pas mon invention et m a possession privée,
mais parce qu’elle est le résultat de l’histoire de la critique“ 2), déclare
Croce, avec une modestie assez arrogante.
1) La l et t erat ura della nuova Italia IV, p. 197 ( Critica 1907, p. 257). D ’une
maniere générale, les traités de Croce ont éte publiés en premier lieu dans
La Critica, pour paraitre ensuite sous forme de livres. Ci-apres, nous nous
référerons d’abord å ses CEuvres complétes, puis, entre parenthéses, å La Critica,
en indiquant pour celle-ci l’année de la premiere parution des traités.
2) La l et t erat ura della nuova Italia, IV, p. 210 (Critica 1907, p. 268).
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Ada N egri1) écrivit pendant une certaine periode des poémes soci-
aux agitateurs en faveur des déshérités. Mais, dit Croce, tout essai
de faire de l’art une mission tue l’art. La poésie est un but et non
un instrum ent. Q uand elle est dégradée au role d ’instrum ent, elle se
dissout et coule entre les doigts comme du sable. Le critique exa-
mine plusieurs des poémes de Negri et m ontre comment ce qu ’il y
a en eux d’hum ain est refoulé par le coté propagandiste: elle com-
m ente et théorise, mais oublie, tout sim plem ent de décrire, ce n ’est
pas une femme qui parle dans ces poémes, mais la poésie sociale.
G uerrazzi2), protagoniste de la nouvelle Italie, a donné å un de ses
rom ans l’épigraphe: Le livre écrit pour ne pas avoir pu livrer une
bataille. Mes livres ne sont pas des livres, ce sont des actions, disait-il
encore. Et ceci ne peut naturellem ent pas étre admis par un critique
qui prétend å l’indépendance de l’art par rapport å la vie de l’action.
C’est pourquoi, répond aussi Croce, Guerrazzi est devenu le défen-
seur d ’une cause, mais il est trés peu poéte. II avait beaucoup trop
d ’intentions secondaires dans sa poésie, cherchait souvent des effets,
comme par exemple des descriptions terroristes, il vivait lui-méme
dans un nationalism e crispé qui s’exprim ait par des descriptions
exaltées, alternant avec des digressions hum oristiques. Dans son
activité d ’auteur, il passa de la tragédie la plus violente å la farce
la plus déchainée — sans pouvoir se concentrer sur quelque chose
d ’hum ain ou d ’artistique exigeant une lumiére intérieure et le con-
trole des passions. Dans ses contes, de A m icis3) fut plus pédagogue
et m oraliste que poéte. Sa muse ne se trouvait pas parm i les neuf,
mais c’était pourtant une dame vénérable, la bienveillante muse de
la pédagogie. Lorsque Cavallotti, poéte et politicien, réunit ses poésies,
il reconnut qu ’elles étaient „détestables“, mais qu’est-ce que cela
pouvait bien faire, disait-il. II les aim ait parce qu ’elles lui rappelaient
ses bonnes actions politiques. Ceci m ontre son attitude par rapport
å l’art, dit Croce: „Un artiste qui se rend compte qu ’il a produit une
æuvre détestable, que ne ferait-il pas pour l’effacer de la surface du
m onde et de la mémoire des hommes? Mais, pour Cavallotti, qui

x) Ibid. II, p. 335 ct suiv. (Criticci 1906, p. 413 et suiv.).


2) Ibid. I, p. 27 (Critica 1912, p. 81 et suiv.).
3) Ibid. I, p. 161 et suiv. (Critica 1903, p. 161 et suiv,).
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considérait la chose d ’un point de vue pratique, l’art dans l’art n ’était
q u ’un ingrédient de l’art dont on pouvait aussi se passer!u l ) Chez
le rom ancier F ogazzaro2), c’est le coté intellectuel, les théses, qui
sont sur le point de dom iner le poeme. 11 présente tout un systeme
d ’idées éthiques et religieuses qu’il ne posséde pas souverainem ent
comme artiste. Beaucoup de ces poetes moins im portants essaient —
comme le dit Croce å propos du dram aturge G. Giacosa — de domp-
ter la poésie. Mais celle-ci „fait comme les magiciens des contes de
fée: pour ne pas se laisser attraper, elle disparait et se transform e en
une autre chose; on peut saisir l’autre chose, mais pas elle. Elle est
transform ée en æuvres qui ne sonl plus de la veritable poésie, bien
q u ’elles sim ulent l’étre“ 3). L ’art n ’est plus l’intuition pure ou l ’expres-
sion, il est mélé d’éléments étrangers qui n ’appartiennent pas å
l’esthétique, m ais å la logique, aux sciences, å la m orale ou a la vie
pratique, comme il est dit dans l’esthétique. Dans sa négativité, ce
recueil est un paralléle å l’æuvre théorique, tous deux relévent tres
fortem ent l’indépendance de l’art et tracent avec force une ligne de
dém arcation tres nette entre ce qui appartient å l’art et ce qui lui
est étranger.
II y a naturellem ent aussi d ’autres tendances dans un ouvrage
dont l’élaboration s’est étendue sur une dizaine d ’années. Outre un
certain nom bre d ’essais neutres, pour la plupart des comptes rendus
et des citations d ’æuvres littéraires (Serao, di Giacomo) et les deux
études sur Pascoli et D’Annunzio qui, en leur temps, firent sensation
en raison de leurs jugem ents m ordants, deux traités présentent un
intérét particulier å cet égard, parce qu’ils annoncent la nouvelle
étape dans l’esthétique de Croce: l’exigence de l’élément personnel,
,,lyrique“ dans toute intuition. Ce sont les deux traités sur C ap u an a4)
et sur V erga5) qui m ontrent comment il a été amené å poser cette
nouvelle condition. Ces deux auteurs estim aient eux-mémes qu’ils
étaient naturalistes, object ils dans leur art. Mais la thése de Croce

1) Ibid. II, p. 177 (Critica 1905, p. 198).


2) Ibid. IV, p. 129 et suiv. (Critica 1903, p. 95 et suiv.).
3) Ibid. II, p. 213 (Critica 1908, p. 1).
4) Ibid. III, p. 101 et suiv. (Critica 1905, p. 341 et suiv.).
5) Ibid. III, p. 5 et suiv. (Critica 1903, p. 241 et suiv.).
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est qu’ils étaient meilleurs quand ils allaient å l’encontre de leurs


propres théories; lorsqu’ils étaient plus personnets, ils étaient tous
deux plus poétes: „L’art est toujours personnel“. Gapuana aspirait å
rapprocher l’art des sciences naturelles, le poéte doit étre indifférent
comme le médecin qui m ontre l’évolution de la tuberculose ou le
phvsiologue qui expose le processus de la digestion. II est évident
que ceux-ci ne font pas de lyrisme. On a dit de Gapuana que ses
sujets n ’étaient guére intéressants, mais lå n ’est pas le mal, dit
Croce, car ce qui est im portant dans un rom an ce n ’est pas le sujet,
mais les sentiments de l’artiste par rapport au sujet. T raiter une
situation objectivement n ’est pas le but de l’au teu ro u d’une inspiration
poétique. Car l’art objectif ne colore pas son sujet de passion et de
sentiment. Mais „un tel art n ’a jam ais existé et ne pourra jam ais
exister. A l’égard des choses qui touchent å l’homme, celui-ci ne reste
pas inerte et l’exposé s’imprégne de ses sentiments et de son appré-
ciation, quels que soient ceux-ci“ x). Ces deux essais qui datent de
1903 et de 1904 anticipent sur le point de vue å venir.

2.

L ’esthétique de 1902, dans sa form e vague, ne suffisait pas par


rapport å Verga et Gapuana qui obligérent le critique å poser sa
prem iére condition plus précise å l’intuition, å savoir qu’elle devait
étre lyrique. Dans son traité L ’intuizione pura e il carattere lirico
delVarte (1908), Croce introduisit cette nouvelle expérience dans son
esthétique. Par „lvrism e“, il n ’entend pas le genre lyrique de la
poésie par opposition au genre dram atique ou épique, mais il pense
å ce qui est personnel, subjectif dans toute æuvre d’art. Le plus sur
critérium pour distinguer un vrai chef d ’æuvre d ’un faux est de
constater s’il a de la vie, du mouvement, de la chaleur, le sentiment
de l’artiste -— ou non. Rien ne peut sauver une æuvre jugée froide.
La personnalité de l’artiste doit entiérem ent im prégner son æuvre.
Mais il ne s’agit pas de sa personnalité pratique, ni de ses opinions,
de ses jugem ents ou de ses sentiments m al définis, de tous les in-

*) Ibid. III, p. 104 (Critica 1905, p. 344).


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téréts particuliers qu’il pourrait éprouver le besoin d’étaler dans ses


æuvres. II n ’est pas non plus question de sa personnalité dans le
sens moral, ce peut étre „une åme gaie ou triste, enthousiaste ou dé-
couragée, sentim entale ou sarcastique, bienveillante ou malveillante,
mais c’est une å m e “ 1). Une æuvre m anquée est justem ent une æuvre
sans cohérence, c’est-å-dire une æuvre qui ne porte pas l’empreinte
de la personnalité, mais qui est divisée en beaucoup de personnalités
contradictoires, c’est-å-dire qu’elle n ’en a point. La mission du cri­
tique consiste å déterm iner s’il y a une personnalité dans une æuvre
d ’art — et de quelle nature est celle-ci. Au cours des années sui-
vantes, Croce décrira justem ent l’åme d ’Arioste et celle de Shakes­
peare et non pas leur morale, jugem ent ou vie pratique. Le critérium
du subjectif, voilå ce qui conduira å de nouvelles conquétes critiques
par rapport å Dante et H enrik Ibsen, ou il ne sera pas question de
la doctrine théologique de Dante ou des Ihéses des dram es d ’Ibsen,
mais de l’état d’åme du poéte, de son coté lyrique.
D’aprés Croce, les 150 derniéres années de la littérature euro-
péenne ont été trés nettem ent caractérisées par les confessions, dont
l’ouvrage fondam ental sont les Confessions de Rousseau. Les auteurs
ont, semble-t-il, cédé å un besoin d ’épanchem ent plutot qu’å celui
de trouver une expression artistique. Les nombreuses femmes-écri-
vains de cette période ont fait pire encore: „Les femmes étaient leur
nature de bacchante dans la littérature moderne, parce que les hom-
mes eux-mémes, d ’un point de vue esthétique, sont devenus quelque peu
efféminés et le signe de cette effémination grandissante est le m anque
de pudeur avec lequel ils exhibent leurs m iséres“ 2). La poésie doit
s’éloigner de cela, déclare Croce dans 11 carcittere di totcilitå della
espressione artistica (1918). Le traité théorique précédent avait sou-
ligné l’élément personnel dans tout art véritable, celui-ci reléve le
caractére universel qu ’il doit aussi posséder. Les æuvres confession-
nelles ne sont pas universelles, mais donnent å un beaucoup trop
haut degré des renseignem ents docum entaires sur le poéte et sur
son époque. Ces livres peuvent étre emplis de passion, mais il n ’idéa-
lisent pas les passions, ne les universalisent pas. II y a quelque chose
*) P r o b l e m i di estetica p. 18 ( Critica 1908, p. 332).
2) Nu o vi saggi di estetica, p. 134 (Critica 1918, p. 137).
LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENED ETTO CROCE 273

de borné dans ces æuvres, avec leurs cris inarticulés et leur confu-
sion de sentiments. Car, releve le critique, tout exposé véritablement
artistique est l’expression de quelque chose d’universel: „Dans
chacun des accents du poete, dans chacune des créations de sa fan-
taisie, se trouvent toute la destinée hum aine, tous les espoirs, les
illusions, les douleurs et les joies, la grandeur et le m alheur, tout le
dram e de la réalité qui nait et qui grandit constam m ent au delå de
lui-méme dans les souffrances et la joie“ 1).

3.
Dans ces deux traités, Croce était arrivé å indiquer beaucoup plus
nettem ent ce qui appartenait å l’intuition poétique: la personnalité
et la vision d ’ensemble. II était naturel qu’en étudiant les petits poétes
italiens de la deuxiéme partie du XIXe siécle, il n ’eut pas l’occasion
de rechercher quelque chose d’universel, de cosmique, ceux-ci ne
donnant rien dans ce sens. „Si j ’avais été parm i les grands critiques,
å l’esprit créateur“, dit alors Croce, „j’aurais laissé nos contem porains
de coté pour m ’approcher de Dante, des Latins, des Grecs et des
auteurs étrangers que les Italiens ont encore å lire“ 2). Vers 1918,
alors que son appréciation peut s’étayer m aintenant sur certains points
de repére, sa confiance en soi augmente et il choisit comme sujet
des poétes å l’égard desquels le critique peut poser les exigences les
plus sévéres. Ses principales æuvres de ces années traitent en consé-
quence des plus grands poétes: Goethe (1919), l’ouvrage contenant
les trois grands essais: Ariosto, Shak esp eare e Corneille (1920), La
poesia di D ante (1921) et Poesia e non poesia (1923), collection d’es-
sais sur des grands et des petits poétes du XIXe siécle.
P ar rapport å Arioste, Croce se pose la question suivante: Quelle
était l’inspiration intime du poete? Et entourant son sujet de cercles
de plus en plus resserrés, le critique arrive au centre, au résultat de
son examen. II décrit tout d ’abord le personnalité d’Arioste, comment

x) Ibid. p. 126 (Critica 1918, p. 131).


*) Cité d’aprés L. Russo: La Critica let t erari a c o n t em p o r a n e a (Bari 1942) I,
p. 148, ouvrage qui contient d’ailleurs quelques cliapitres tres suggestifs sur
Croce.
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il était comme homme: bienveillant, éloigné du monde, distrait,


l’hum ble adoration qu ’il avait pour sa bien-aimée, son défaut d’am-
bition, son penchant å la réverie — tel que le représentent les annales
contem poraines. Cet éloignement du monde et cette distraction étaient
dus au fait q u ’il pensait constam m ent au poéme dont l’élaboration lui
dem anda de nom breuses années. II ne pouvait pas prendre la poli-
tique et la religion au sérieux et il s’échappait pour travailler å „Or-
lando furioso“ cjui était l’autel de sa religion. Le cercle suivant de
ses recherches porte sur les æuvres moins im portantes d ’Arioste:
les poémes latins, les satires, les comédies, étapes sur le chemin de
sa grande æuvre. On y trouve ses sentiments directem ent exprimés,
mais ils sont encore sur le niveau de la vie de tous les jours, ils ne
sont pas universels. S’il avait continué å traiter de ces événements et
de ces sentiments, dans leur spontanéité, il aurait pu continuer å
faire des sonnets, des épitres et des satires, mais il ne se serait jam ais
élevé jusqu’å son „Orlando furioso“.
Au moyen de ces cercles extérieurs: la caractéristique d ’Arioste
en tant q u ’hom me et ses æuvres moins importantes, le critique ap-
proche du centre de son sujet et peut dés lors demander: Qu’est-ce
qu ’il n ’y avait pas dans ces prem iéres æuvres, qui se trouve dans
„Orlando furioso“ ? Les æuvres précédentes, répond-il, étaient des
descriptions autobiographiques, mi-confessionnelles ou des im itations
littéraires, mais dans „Orlando furioso“ ces choses étaient subordon-
nées å l’harm onie „qui chantait profondém ent dans la poitrine de
son poéte“ x). Cette harm onie met son ton sur le poéme au moyen de
l’ottava rim a, de l’ironie, qui ne s’applique pas seulement å la nature
chevaleresque et å la religion, mais qui se rapporte au tout. „On
pourrait dire que l’ironie de l’Arioste est comme l’æil de Dieu qui
voit toute créature se mouvoir et qui l’aime autant, q u ’elle soit bonne
ou mauvaise, dans ce qu ’il v a de plus grand et de plus petit, chez
l’hom m e et chez le grain de sable, car il a tout créé“ 2). Ce besoin
d ’harm onie que le poéte porte au plus profond de lui-méme apaise
les contradictions, fait que les situations ne sont jam ais tendues
jusqu’å devenir douloureuses, parce que le ton du chant, toujours
*) Ariosto, Sh a ke s p e a r e e Corneille, p. 42 (Critica 1918, p. 92).
2) Ibid. p. 46 (Critica 1918, p. 95).
LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 275

respecté du poete, le défend. C’est cette harm onie qui fait d’„Orlando
furioso“ un grand poeme, une poésie universelle, par opposition au
reste de la production de ce poete.
Son grand Iraité sur Sha kespeare est l’attaque la plus decisive de
Croce contre les critiques littéraires qui, dans leurs recherches, s’in-
téressent å tout autre chose qu’å la poésie et qui s’attachent å la vie
privée du poete, å ses opinions sur telle ou telle chose, sans chercher
le point central de sa personnalité. Dans son traité, Croce ne veut
pas, dit-il au début, étudier la „personne pratique de Shakespeare",
sa vie, mais son art, sa „personne poétique“. L ’étude de Croce se
divise en une partie négative et une partie positive. Dans la prem iere
partie, il dirige entre autres ses batteries contre le grand ouvrage
de Georg Brandes sur Shakespeare, qui tend å établir un rapport
entre les æuvres du poete et sa vie. Croce cite directem ent et con-
teste la maxime bien connue de Brandes que si l’on posséde 40
æuvres d ’un auteur, c’est uniquem ent å soi-méme qu’il faut s’en
prendre si l’on ne sait rien de lui. D’aprés Croce, Brandes se rend
coupable d ’une erreur fondam entale en voulant passer de la per-
sonne poétique de Shakespeare å sa personne pratique, conclure de
la poésie å la vie du poete. Ceci est impossible chez un poete comme
Shakespeare, chez lequel font défaut les m atériaux les plus élérnen-
taires d’autobiographie: lettres, confessions, renseignements positifs,
etc. Brandes relie la m ort touchante d ’A rthur au chagrin du poete
d ’avoir perdu son propre fils, la colére de Lear était celle de Shakes­
peare contre des collégues ingrats: ton tes choses, répond l’Italien,
que l’on ne peut ni admettre, ni réfuter, mais qu’il faut tout simple-
m ent prendre pour ce qu ’elles sont, des conjectures en l’air. „Mac-
b eth “ paraissait moins intéressant å Brandes parce que c’était seule­
m ent sur quelques points qu’il pouvait v entendre battre le cæ ur de
Shakespeare, c’est-å-dire, ajoute Croce, du Shakespeare aux intéréts
pratiques bien déterminés que s’im aginait Brandes. Ce voyage entre
les æuvres et la vie est injustifiable dans ces cas, car „un sentiment
réellement éprouvé, du moment ou il est élevé å la poésie, est arraché
de son milieu pratique et réel et est fait m otif pour créer un monde
de reves, un de ces mondes possibles indéfinis ou l’on cherche vaine-
m ent la réalité de ce sentiment, tout comme il est vain de rechercher
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la goutte d ’eau versée dans l’océan“ x). C’est pourquoi Croce est
d avis qu ’il est impossible de faire une biographie de Shakespeare.
Dans la partie positive de son traité, il donne sa solution du pro-
bléme. Comme chez Arioste, il veut tout d ’abord définir le sentiment
fondam ental du poéte par rapport å l’existence (il sentimento shakes-
peariano). Les critiques ont voulu faire de Shakespeare le défenseur
d ’un idéal éthique, religieux et politique. Mais il n ’était ni le pionnier
de réformes libérales ou sociales, ni le défenseur du catholicisme ou
du protestantism e. II peut done paraitre parfois inditférent, au delå
de la sym pathie et de l’antipathie, de l’am our ou de la haine; mais
il est seulement au delå de ces sentiments pris isolément, il réunit au
contraire en lui-méme les contradictions et en crée son propre monde,
qui se compose de ces contrastes irrésolus. Tandis qu ’Arioste voile
et adoucit les passions par son ironie, Shakespeare les fait se sus-
tenter par leur tension réciproque. Tandis qu ’Arioste est au-dessus
du bien et du mal, „Shakespeare est au-dessus de toutes les pas­
sions particuliéres, mais il n ’est pas seulement au-dessus d ’elles, il
intensifie l’intérét pour le mal et le bien, pour la douleur et la joie,
pour la liberté et la nécessité, pour l’apparent et le réel, et la vision
de cette lutte, c’est sa poésie“ 2). Quelque différents que soient ces
deux auteurs, ils se rapprochent l’un de l’autre par la faculté qu ’ils
ont de s’élever au-dessus des passions partielles, du fait que leur
poésie est cosmique.
Dans sa critique de la critique, Croce avait com battu l’adoration
de la personne de Shakespeare et il la rem place par la „personne
poétique“ de Shakespeare, c’est-å-dire les motifs et 1’évolution de sa
poésie. Lorsqu’on ne posséde pas de données précises sur la chrono-
logie extérieure des drames, leur représentation et leur impression,
il faut alors découvrir un ordre intérieur idéal et m ontrer comment
les motifs découlent naturellem ent les uns des autres; un probléme
composé présuppose l’existence d ’un probléme plus élémentaire. Une
comédie philosophique ou pessimiste sur l’am our fait nécessaire-
m ent suite å une comédie qui décrit l’am our simple. Les æuvres se
divisent d ’aprés leur inspiration changeante en plusieurs cercles de
*) Ibid. p. 79 (Critica 1919, p. 133).
2) Ibid. p. 91 (Critica 1919, p. 141).
LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 277

motifs. Les eomédies sur l’histoire d ’Angleterre m ontrent l’intérét de


Shakespeare pour le monde extérieur, les luttes de la société et de
1 Etat. Mais une piéce comme „M acbeth“, qui semble au prem ier
coup d ’æil faire partie de ce groupe, appartient en réalité, dit Croce,
å un niveau plus élevé et se range parm i les grandes tragédies de la
lutte entre le bien et le mal. Dans les dram es historiques, les indi-
vidus sont puissants et pourtant limités, tels que nous les voyons
dans les luttes sociales et politiques. Dans „M acbeth“ et les autres
grandes tragédies, ils sont „plus que des individus, ils sont les posi­
tions éternelles de l’esprit hum ain“. Dans les dram es historiques, il
s’agit de gagner ou de perdre un trone ou une autre chose tempo-
relle, dans les grandes tragédies, „cette circonstance extérieure existe
aussi, mais il y a avec elle et au-dessus d ’elle le salut ou la perte de
son åme, la lutte que se livrent dans la profondeur des choses le
bien et le m al“ 1).
Dans sa réprobation des études sur Shakespeare qui ne recher-
chent pas l’esthétique, qui oublient la poésie pour la personne du
poete, Croce est d ’accord avec ses tliéories sur l ’esthétique qui distin-
guent nettem ent entre la vie esthétique et la vie pratique. Et lorsque,
dans son essai, il s’efTorce de construire quelque chose de nouveau,
de donner l’évolution idéale au lieu de celle q u ’il a condamnée, il pro-
céde aussi conform ém ent å sa philosophie hégélienne. Aussi quand
il s’agit de l’évolution d ’un poete, c’est „l’esprit qui continue å se
développer au delå de lui-méme et chaque nouvelle action dans la-
quelle sont incluses les précédentes, est dans ce sens plus riche que
la précédente“ 2), écrit-il en parlant de l’évolution idéale de Shakes­
peare. C’est pourquoi ce traité peut étre considéré comme la contre-
partie de 1 ouvrage de Brandes. Si ce dernier était une grandiose
construction biographique, 1 æuvre de Croce n ’en est pas moins une
grandiose construction philosophique. C’est la collision de deux
orientations de critique littéraire.
Le lecteur ordinaire de Dante recherche le plus souvent les célé-
bres passages de „La divine Comédie“ et se borne å feuilleter les
pages dont la lecture est plus ardue, il n ’approfondit pas le systéme
Ibid. p. 137 (Critica 1919, p. 175).
2) Ibid. p. 163 (Critica 1919, p. 193).
278 KNUD BØGH

universel de Dante, passe sur la m atiére théologique — å l’avantage


des parties qui se rapportent å Francesca, Ulysse et Farinata. Cette
lecture spontanée qui, chez le lecteur ordinaire, est sans doute dictée
par le m anque de temps ou la paresse, Croce en a fait une methode
de critique littéraire dans son livre sur Dante, La poesia di Dante
(1921). L ’ensemble des études sur Dante comporte un travail énorme
pour l’interprétation du systéme théologique de Dante, de sa philo-
sophie, de ses opinions politiques, les luttes de son époque; on en a
fait un théologue, un réform ateur et un prophéte. Croce ne veut pas
continuer sur cette voie, mais il veut découvrir l’inspiration poétique
de Dante, c’est-å-dire son lyrisme, les passages dans lesquels on peut
voir surgir la personnalité de Dante et le résultat en est que lui —
comme le lecteur naif d’autrefois — attache m aintenant de l’iinpor-
tance aux endroits ou Dante oublie le but de son poéme et laisse
parler les sentiments; car quelle aurait été la valeur de la doctrine
et du systéme, si Dante n ’avait été un grand poéte? Un grand nom bre
des passages les plus connus ont pour ainsi dire été incorporés de
force dans l’ensemble. Ulysse, qui raconte son dernier voyage, n ’a
rien å voir avec les escrocs au milieu desquels il se trouve. Les des­
criptions de l’arsenal de Venise ou de l’origine de M antoue suffisent
å elles-mémes et ne sont pas nécessaires å la composition du poéme.
Ceux-ci et beaucoup d ’autres episodes sont autonom es et sont un
m orceau de lyrique å part. L ’am our coupable de Francesca est glo-
rifié par Dante-lyrique, tandis que le théologue qui est en lui lui
fait subir la punition de l’enfer. La personnalité de Dante apparait
plus clairem ent ici que dans les parties érudites. L ’unité du poéme
se trouve dans sa personnalité et non dans la construction extérieure
du poéme.
En partant de cette considération, Croce trace une ligne de dé-
m arcation trés nette. D’un coté, il y a l’élément lyrique, „lo spirito
poetico“, qui réapparait constam m ent, de l’autre, la structure du
poéme: la division dans les trois royaum es: l’enfer, le purgatoire et
le paradis, la géographie du poéme, l’allégorie, la série des degrés
m oraux, les parties dogmatiques. Croce appelle tout cela le „romanzo
teologico“. Ce n ’est pas seulement la poésie des temps passés qui est
alourdie par des éléments étrangers. Les rom ans scientiflques et
LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 279

socialistes de nos jours, qui veulent répandre certaines idées, devien-


dront un jour aussi harassants que l’est pour nous la théologie de
Dante. Avec le temps tout change, et les sciences naturelles et la
sociologie sont pour nous ce que la théologie et la question du salut
de 1 åme étaient å l’époque de Dante. Mais, bien qu ’il ne faille pas
m épriser la structure, qui est nécessaire au poete, c’est pourtant le
coté subjectif, lyrique, qui est le principe fondam ental du poéme.
„La divine Comédie“ consiste en „trois livres, dans lesquels un seul
et méme poéte a recueilli et groupé, d ’aprés leurs affmités, ses
propres poémes lyriques“ 1).

4.
Poesici e non poesia (1923) est le livre le plus sévére et le plus
souverain de Croce. Le plus sévére, parce q u ’il exige de ses poétes
la poésie cosmique — et le plus souverain, parce qu ’il énonce ses
jugem ents aprés une argum entation qui rem plit 20 pages au maxi-
mum. Ce livre est une série d ’essais sur les poétes du XIXe siécle, la
plupart allemands, frangais et italiens: Schiller, Kleist, W erner,
Heine, Sand, Flaubert, Balzac, Stendhal, M aupassant, Manzoni, Leo-
pardi, Monti, Giusti, Berchet, ainsi que quelques-uns d’autres pays:
W alter Scott et H enrik Ibsen. II n ’y a pas d ’autre relation entre ces
essais que le fait que Croce y recherche dans tous la méme chose, å
savoir la Poésie, idéale, quasi-irréalisable qu’il avait définie dans ses
traités théoriques. Mais, derriére ce point de vue officiel, il en surgit
un autre qui anticipe sur la derniére, la quatriém e étape de l’esthé-
tique de Croce. On peut trouver dans cet ouvrage deux orientations:
1 une est plus distincte dans les essais sur les poétes allem ands qui
sont bien malmenés, l’autre dans les essais sur les Italiens qui en
réchappent å meilleur compte. Un nouveau juge moins sévére, pré-
curseur de l’évolution å venir, apparait dans ces pages.
Dans l’étude de ces Allemands, Croce est comme un Méphisto,
l’esprit qui renie tout, car qui peut répondre å l’exigence de la poésie
éternelle? H einrich von Kleist était „une åme aveugle“ parce q u ’il

*) La poesi a di Dante, p. 71.


280 KNUI) BØGH

ne pouvait pas voir les dilYérentes passions sous leur aspect général
et, par conséquent, les rendre universelles. 11 ne possédait pas la pro-
fondeur qui conduit le poéte de l’émotion peu claire å la clarté de la
réflexion. „Celui qui ne réalise pas ce passage et qui reste plongé
dans l’exaltation de la passion, quoiqu’il discute et quels que soient
ses efforts, n ’arrive jam ais å donner å d’autres ou å soi-méme la
pure joie poétique“ 1). Ivleist se trouvait embourbé dans les émotions
spontanées, dans la matiére. „Kåtchen von H eilbronn“ aurait pu
avoir la transparence légére d ’une légende, mais au lieu de cela —
sous la lourde m ain de Kleist — elle est contam inée de superstition,
d’hystérie et de somnambulisme. L ’idée poétique m anque aussi dans
ses nouvelles et c’est pourquoi elles ne sont que des anecdotes bien
racontées. Ce m anque d ’inspiration a amené Kleist å faire entrer
de force un symbole ou une intention dans sa matiére. Comme poéte,
son am bition ne connaissait pas de bornes, il cherchait le grandiose
qui, chez lui, devint le colossal, le bruyant, les trom pettes et le tam-
bour: tout ce bruit qui étouffe la véritable poésie. Mais la véritable
force arrive au grandiose sans le savoir, connne la simple expression
de soi-méme.
C’est S chili er qui est l’objet du m assacre suivant. S’il a un grand
nom et si l’on estime encore qu’il appartient å l’histoire de la poésie,
c’est å un défaut d ’esthétique et å des méthodes critiques peu claires
q u ’il faut l’attribuer. Dans ce cas — comme dans tant d ’autres —
on a mélé l’histoire de la poésie å celle de la civilisation, l’histoire
de la vie pratique. Goethe et Schiller appartenaient tous deux å
W eim ar et c’est pourquoi on les a réunis en poésie, mais que Schil­
ler ait été un hom me sympathique, qu’il ait par l’école et la vie de
fam ille fait l’éducation de plusieurs générations d ’Allemands, cela
n ’a rien å voir avec sa valeur en tant que poéte. Le soi-disant génie
de sa jeunesse et son inspiration d ’alors, dit Croce, n ’étaient qu ’em-
portem ent juvénile. II a été estimé si haut, se méfie l’Italien, parce
q u ’il était echtdeutsch ct urgerm anisch, mais sa lourdeur est toute
différente de cette lourdeur véritablem ent allem ande de la foret de
Teutoburg, elle n ’était que le résultat de leetures shakespeariennes

*) Poesici et non poesi a, p. 52 (Critica 1920, p. 70).


LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE BENED ETTO CROCE 281

m al digérées, avalées avec du vin Rousseau. Si dans les personnages


principaux de „Die R åuber“, on discerne les silhouettes de „King
L ear“, c’est comme si l’on passait du m ythe et du conte de tée a un
realism e brutal qui offense les belles silhouettes de la grande poésie.
Schiller adulte ne perdit aucun de ses dons naturels: ni la fantaisie
spontanée de la jeunesse qu’il n ’avait jam ais possédée, ni l’enthou-
siasme m oral qu’il garda. Croce décrit Schiller dans sa période m ure
comme u n artiste „qui n ’est pas saisi ou guidé par un probléme
intérieur qui devait se développer en lui comme un processus objec-
tif, avoir ses étapes nécessaires et passer d’une m aniere naturelle de
l’une å l’autre . .. Au lieu de cela, il continue å rester comme s’il était
désorienté, s’arréte dans le doute et se met å raisonner subtilem ent
sur des sujets qu’il convient de traiter et sur des formes que l’on
considére comme les plus belles et les plus appropriées. C’est —
pour prononcer cette parole peu aimable — un état d ’iiupuis-
sance . . . “ 1).
Les différents essais de ce livre sont construits ainsi: le critique
déblaie tout d ’abord le terrain, puis il a un violent réglement de
comptes avec ceux qui ont traité du sujet antérieurem ent. Une fois
que sont réfutées toutes les questions déroutantes posées par ceux-ci,
Croce demande: Poésie ou non? C’est ainsi qu ’on a attaqué le carac-
tére de Heine, qu ’on l’a célébré comme étant libéral et qu ’un Fran-
Qais a écrit un livre „Henri Heine penseur“ qui aurait plutot du étre
intitulé „Heine non penseur“, parce qu ’il n ’était pas un penseur
original, mais, du fait qu’il était né dans cette Allemagne philo-
sophique, avait pris p art aux discussions des étudiants, il lui etait
facile de briller comme un philosophe pour la masse des „lecteurs
ignorants et curieux des revues parisiennes“ 2). II s’agit de Heine en
tant que poete. Mais Croce ne veut pas prendre toute la poésie de
Heine pour argent com ptant. Lorsque Heine plaisante et lance ses
mots d ’esprit, il peut étre am usant. Mais ce sont uniquem ent des
elTets pour faire rire et ils sont done en dehors de la poésie, comme
le prétend l’esthétique de Croce. Ces poémes am usants font de l’effet
en raison de leurs inflexions, de leurs sous-entendus et de leurs capri-
!) Ibid. p. 37 (Critica 1922, p. 261).
2) Ibid. p. 174 (Critica 1921, p. 66).
Orbis L il te r aru m 19
282 KNUD BØGH

cieuses suspensions, mais ce n ’est pas une poésie qui est l’expression
d un état d åme. Heine avait cependant aussi une veine poétique libre
et indépendante. On la rencontre quand il redevient un enfant qui
ouvre de grands yeux et écoute un conte de fée, fond d ’am iration
pour les guerriers ou les vieux sages, aime avec les am oureux et
frissonne au récit d ’histoires terribles . ..
Ces essais sont caractéristiques en ce qui concerne le coté négatif
de l’ouvrage, mais å coté du critérium sévére: Poésie ou non, une
nouvelle notion est sur le point de surgir, celle de „littérature“. La
littérature n 'a pas la méme valeur que la poésie, mais elle est pour­
tant respectable et, å l’égard des poétes italiens, Croce est enclin å
la leur appliquer, tandis qu ’elle n ’entre pas en ligne de compte par
rapport aux poétes non-italiens. M onti n ’était pas poéte, puisqu’il ne
réussissait pas å idéaliser les passions du monde véritable. „Mais
dans le monde, il y a un coin qui s’appelle „littérature14 qui, å sa
facon, est bien réel, et qui éveille aussi des sentiments réels et peut
donner lieu, en conséquence, å une adoration particuliére, å une fan-
taisie et å une poésie particuliéres, la poésie du lettré“ x). Celle-ci a
quelque chose d ’extérieur et d ’étroit quand on la com pare å la haute
poésie, mais elle n ’appartient pas pour cela å la „non poesia“. Par
rapport å G iovanni Berchet, un petit poéte et un grand patriote, il ne
demande pas s’il produit une poésie éternelle, mais il le traite avec
beaucoup de vénéralion et dans le plaidoyer qu’il lui offre, il est dit
q u ’il ne cherchait pas la parole unique et irremplagable, mais q u ’il
était aniiné de l’am our de la patrie, et n ’a pas voulu faillir å cet
am our, pour l’am our de l’art „qui est d ’habitude si jaloux“ 2). Sa
poésie se range dans la catégorie de la poésie oratoire el instructive,
puisqu’elle incite å des actions patriotiques. De méme, la „poesie“
de Giusti est „prosastica“. Ces expressions, que nous rencontrerons
plus tard dans l’esthétique de Croce et qui sont introduites dans son
systéme: littéraire, oratoire, instructive, prosalque, signifient que
Croce abandonne la condition extrém em ent sévére qu ’il avait posée
et q u ’il est sur la voie des concessions. Ici, elles ont encore 1111 carac-
tére extérieur, comme la réaction du critique par rapport å ses pro-
’) Ibid. p. 28 (Critica 1921, p. 326).
2) Ibid. p. 152 (Critica 1922, p. 322).
LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE RENEDETTO CROCE 283

pres jugements. Car, que resterait-il de la plupart de la poésie s’il


poursuivait son activité de critique avec la méme conséquence -
qu’å l’égard de Schiller et de Kleist?
La partie sur M anzoni anticipe aussi en approfondissant une caté-
gorie du systéme de Croce: la catégorie oratoire. Un auteur est
oratoire lorsque — comme l’orateur — il veut obtenir quelque chose
de pratique par son æuvre, ne tend pas seulement å arriver a la
poésie. Tandis que dans l’étude des autres Italiens, cette nouvelle
catégorie avait l’aspect d ’un moyen extréme, devant sauver leurs
æuvres de la caractéristique de non-poésie, on sent ici que la con-
clusion se trouve dans la matiére méme et qu’elle n ’a pas été admise
par le critique au prem ier abord. Dans sa jeunesse Manzoni était
plutot voltairien, mais par sa femme il fut ram ené au christianism e
et devint un catholique croyant. Croce m ontre m aintenant comment
il existe deux genres d ’inspiration dans sa production, divisée comme
elle l’est par la crise religieuse. Dans deux dram es publiés dans sa
jeunesse, élaborés avant que le nouveau systéme éthique se soit fixé,
les passions hum aines s’ébattent librem ent: Lutte pour la puissance,
trahison, érotisme. Mais dans le rom an de 1827, „I promessi sposi“
regne une autre inspiration. On ne trouve plus m aintenant ces pas­
sions hum aines librement déchainées: la recherche du bonheur, le
besoin de régner, le travail du doute, la lutte politique, la lutte des
peuples, bref tout ce qui fournit aux autres poétes leurs sujets. M an­
zoni connait bien ces passions, mais elles sont m aintenant derriére
lui et subordonnées å une volonté plus haute, parce qu’il est arrivé
å une nouvelle sagesse, celle du m oraliste chrétien. M aintenant, il
voit noir ou blanc, le droit ou le tort, qu’il reconnait ou qu’il con-
damne. Dans ses prem iéres æuvres, les bommes se trouvaient å la
merci de leurs passions, mais dans ce rom an ils sont toujours sous
le correctif d’un idéal moral. On a ici les prémisses de la conclusion
que tire Croce cinq ans plus tard, å savoir que „Promessi sposi“
n ’est pas une æuvre poétique, mais oratoire, ce „qui ne veut pas dire
que cette æuvre ne puisse étre pleine de poésie, mais seulement que
son intonation générale répond å un but éthique, politique ou autre,
auquel la poésie a été asservie et liée“ x). Voila å quoi Croce était
*) A. Manzoni, saggi e di scussioni (Bari 1930) p. 98 (Critica 1926, p. 380).
19*
284 KNUD RØGH

arrivé dans une petite liotice de 1926 (Critica m anzoniana) tandis


qu ici, dans sa collection d essais, il est encore un peu incertain dans
son résultat, puisqu il conclut que Manzoni m it dans son ouvrage
„toute la tragedie et toute la comédie hum aines, comme elle est sentie
p ar une conscience timide et m oralem ent raffinée“ x). Un connaisseur
italien de la critique de Croce, Luigi Russo 2) interpréte cela comme
si, d aprés Croce, Manzoni était encore poéte par rapport å son sujet
et pas seulement o rateur. Mais, plus tard, nous le verrons dans La
poesia (1936), „I promessi sposi“ est placé hors la poésie avec une
conséquence inflexible.
Croce m ontre chez H enrik Ibsen comment toute véritable poésie
a son origine dans le lyrism e. Dans un petit article de 1913, il ne
parle que des théses d’Ibsen et de ses successeurs, et avec une cer-
taine indulgence: „Le droit de développer sa propre personnalité, le
devoir de la sincérité, la lutte contre les conventions sociales et le
mensonge . . . Hélas, je ne croyais que peu å toutes ces formules,
alors, il y a 22 ans, par suite d ’une méfiance innée vis-å-vis des
raisonnem ents et des program m es trop simples et trop radicaux, et
j ’y crois encore moins aujourd’hui . . . “ 3). Mais m aintenant, il voit
Ibsen sous un point de vue tout différent, il cherche ce qui est com-
m un å tous les personnages d ’Ibsen pour arriver par lå å découvrir
la propre personalité du poéte, son inspiration personnelle que l’on
ne trouve pas dans les théses extérieures. Tous les héros et toutes
les héroines d ’Ibsen vivent dans l’aspiration de quelque chose d ’extra-
ordinaire. Nora attend „le m erveilleux“, Hedda Gabler méprise son
époux travailleur et bon et la vie de tous les jours. Rebecca West a
pénétré dans le foyer des Rosiner afin de l’entrainer dans la lutte
pour les idées nouvelles. Et les bommes? Solness veut étre le seul
constructeur, repousser les autres et atteindre „l’impossible“, en sur-
m ontant son vertige et en grim pant sur la tour qu ’il a construite.
Gregers W erle a un autre réve: il veut anéantir le mensonge vital
et fonder la vie en comm un sur l ’indulgence et la bonté. Ces per­
sonnages sont tirés des æuvres plus m ures d ’Ibsen, mais il en est de

M Poes i a e non poesi a, p. 150 (Critica 1921, p. 269).


2) L. Russo: La critica let t crari a c o n t em p o r a n e a (Bari 1942) I, p. 196.
3) Conv e rsaz i oni critiche II, p. 346.
LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 285

méme des dram es de sa jeunesse. Car Ibsen ne change pas, il n ’y


eut pas chez lui de conversion, sa vie fut une m arche sur place, dit
Croce. Tandis que comme artiste il passait d ’une form e de l’art å
l’autre (du dram e rom antique au dram e bourgeois, de la piéce å
thése å la piéce symbolique), comme bomme il resta toujours la
méme åme, emplie de nostalgie pour ce qui n ’est pas la vie de tous
les jours, pour l’extraordinaire. Brand voulait tout ou rien, l’évéque
Nikolas soufTre d ’une convoitise folie, Hjørdis dans „Les Guerriers“
est une Hedda Gabler dans une com m unauté barbare.
Cette nostalgie chez les personnages d ’lbsen n ’est jam ais apaisée,m ais
ne s’éteint qu ’au m oment ou le personnage s’est détruit lui-méme,
c’est-å-dire p ar la tragédie. Brand est rejeté de Dieu parce qu ’il est
Deus caritatis, Solness s’est fait une réputation en semant le m alheur
autour de lui et est précipité dans le vide. Hedda Gabler, qui parlait
de m ourir en beauté, fut la cause qu’Ejler Løvborg m ourut dans un
bordel, un coup de feu dans le ventre. Et Gregers W erle qui mit la
m ain au fin tissu de la vie pour en corriger quelques petits détails,
abim a tout le dessin de ses grosses mains. Ils se sont tous rendus
coupables de quelque chose qu ’ils doivent expier, soit par la mort,
soit p ar la résignation. Ibsen parle lui-méme å travers ses person­
nages, sa poésie est un long monologue ou les personnages sont des
„moments et des tons de son propre esprit“ x). Ses personnages sont
des åmes qui se confessent — et souffrent avant de se confesser.
L ’une est le confesseur de l’autre, et les conversations ont pour but
de se faire com prendre les uns aux autres et de se com prendre soi-
méme. Ce sont comme des åmes en purgatoire. Ibsen n ’était pas un
poéte å thése, „parce que les théses sont du ressort du penseur et que
personne n ’est moins penseur qu’Ibsen, nonobstant ses riches facultés
d ’observation et sa perception vive des émotions de l’åme; et m alheur
å lui s’il avail été tel, car alors tout son monde passionné et ardent
se serait éteint sous le souffle critique de la sagesse“ 2). En soulignant
les éléments personnels, passionnels, confessionnels, anti-intellectuels,
Croce signale le coté lyrique d ’lbsen. La deuxiéme étape de sa
théorie esthétique l’a poussé å faire abstraction des théses, des élé-
*) Poesia e non poesia, p. 300 (Critica 1921, p. 7).
2) Ibid. p. 302 (Critica 1921, p. 9).
286 KNUD BØGH

m ents intellectuels qui se Irouvent å la surface des æuvres d ’Ibsen


et å pénétrer jusqu’å l’inspiration plus profonde qui reside dans leurs
origines lyriques. Croce appelle l’æuvre d ’Ibsen une grande „con-
fession chaste“.

5.
Le jugement porté par Croce sur beaucoup des poétes du XIXe
siécle était écrasant, parce qu ’il les m esurait å l’échelle la plus sévére
de la „poésie“. Cela s’applique aussi bien aux Francais qu’aux Alle­
m ands. A partir de 1925 environ, Croce s’occupe de la littérature
baroque italienne et des moins im portants auteurs de la Renaissance
italienne, la foule des lyriques, des novellistes, des écrivains de comé-
dies et de tragédies, dont on ne peut pas se passer dans l’ensemble
de la littérature méme si ce ne sont que des poétes de deuxiéme rang,
Si dans Poesia e non poesia, le m assacre était individuel, il y avait
lieu de s’attendre m aintenant å ce qu ’il devint général. Mais ce ne
fut pas le cas, car dans cette quatriém e et derniére étape de la critique
de Croce, un nouveau point de vue avait gagné du terrain. On le
rencontre dans Storia della eta barocca in Italia (1929) et encore
plus distinctem ent dans le livre sur la littérature de la Renaissance
italienne Poesia p opo la re e poesia d ’arte (1933), aprés quoi il est
introduit dans son esthétique. C’est le processus que nous connais-
sons déjå: de nouvelles expériences pratiques critiques donnent nais-
sance å une extension de la théorie.
L ’introduction å L a Poesia popolare e poesia d ’arte consiste en un
grand traité sur la différence qui existe entre la poésie populaire et
la poésie artistique. Croce estime que cette différence est minime,
qu ’elle a un caractére uniquem ent psvchologique. La poésie popu­
laire „exprime des émotions de l’åme qui ne sont pas précedées des
affres de la pensée ou de la passion; elle exprim e des sentiments
simples sous des formes simples correspondantes. La grande poésie
agite et souléve en nous des masses de souvenirs, d’expériences, de
pensées, de sentiments multiples, ainsi que des degrés et des nuances
de sentiments; la poésie populaire ne s’étend pas en cercles aussi
grands pour arriver å son but, mais y arrive par une voie courte et
LES ETAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 287

facileu l ). E n dépit de leur divergenee, la poésie artistique et la


poésie populaire peuvent étre de la poésie véritable, mais elles sont
toutes deux en opposition å la poésie „littéraire" et nous avons ici
la notion qui prend dorénavant une si grande place dans la pratique
de Croce. Elle était déjå esquissée dans la Poesia e non poesia et
dans son ouvrage sur la littérature baroque, mais m aintenant elle
est étendue et prend pied dans sa théorie. II appelle „littéraire14 ce
qui ne répond pas aux exigences sévéres qu’il pose å la poésie, å
savoir que celle-ci doit étre personnelle (lvrique) et universelle (cos-
mique) et s’il a antérieurem ent déversé tout son mépris sur la poésie
médiocre, il est devenu m aintenant beaucoup plus tolérant. „Litté-
ra tu re “ n ’est pas seulement quelque chose de négatif. Elle a une
mission culturelle; elle prend la parole dans les pauses de la poésie,
continue la tradition et veille sur ce qui est gagné pour qu’il ne se
perde pas. C’est le terrain de la nouvelle poésie. Que ne fallut-il de
littérature, s’écrie Croce, avant d’arriver å un chant de Leopardi ou
de Carducci. Les grands poétes ont presque toujours commencé par
la poésie littéraire, avant de trouver leur propre forme.
Exam inée m aintenant sous cet angle de la tolérance, il est donné
im apergu de la littérature italienne de Boccaccio et de Petrarca,
jusqu’au XVIe siécle. Croce évite les poétes dont il s’est occupé précé-
demment: Boiardo, Pulci et Arioste. Les chapitres principaux de son
ouvrage sont: La commedia del Rinascimento, La „tragedia“, Novelle
et La lirica cinquecentesca. Ce chapitre sur les pétrarquistes de la
Renaissance souligne fortem ent l ’im portance de leurs études du
modéle et de leur polissage incessant du vers pour le m aintien de
précieuses traditions. Croce se fait aussi le défenseur de l’hum a-
nisme et polémise avec les savants qui pensent que la doctrine hum a-
nistique refoule la poésie populaire et par lå ce qu’il y a de meilleur
dans la littérature italienne. Si cette form ation classique ne s’était
pas imposée, la littérature italienne aurait subi le sort de la litté­
rature espagnole, déclare Croce å l’encontre de cette conception. Au
XVe siécle, la littérature italienne était dominée par le littérateur
professionnel, celui qui avait sacrifié toute sa vie å la littérature
classique. La littérature espagnole, par contre, garda son caractére
*) Poesia popolare et poesia d ’arte, p. 5 (Critica 1929, p. 3*24).
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populaire, aussi dans son evolution, de ses chroniques et de ses chan­


sons populaires aux dram es du XVIP siécle: „populaire et médiévale
comme son peuple, qui se m aintint longtemps dans cet état d ’åme
et cette m aniére d ’étre, et qui resta comme un adolescent qui n ’arriva
jam ais å l’état de m aturité“ 1).
Ce livre fut suivi d ’une esthétique L a poesia (1936) qui introduit
dans son systéme la nouvelle notion, celle de „littéraire“. L ’auteur
septuagénaire avait tout d ’abord l’intention d ’intituler son livre son
testam ent esthétique, mais comme il se sentait plein de vie et encore
trop jeune pour écrire son testam ent, il adopta l’autre titre. Cet
ouvrage est divisé en quatre parties, dont les trois derniéres sont,
dans l’ensemble, une reproduction des pensées énoncées dans L ’Este-
tica et d ’autres traités. Mais la prem iere partie „La poesia et la let-
tera tu ra “ apporte quelque chose de nouveau, étant donné qu ’elle
donne un apergu des différentes formes d ’expressions: poétique, spon-
tanée, prosaique et oratoire. La forme po étique est naturellem ent la
plus distinguée et garde sa place prépondérante comme étant la
form e proprem ent dite. Mais, å coté de celle-ci, d ’autres formes ont
aussi droit å l’existence. La forme sp ontanée ou sentim entale a sa
form e élém entaire dans les expressions journaliéres: ah! malheur!
hélas! oh! mais dans sa forme supérieure, on la rencontre souvent,
particuliérem ent dans la littérature rom antique, dans ses confessions
et son lyrisme, ou les sentiments sont forts mais sont encore unique-
m ent matériels. Elle est unilatérale, parce qu ’elle ne se rattache pas
å l’universel. Ce que Croce rejette dans son traité de 1918 trouve
m aintenant place chez lui.
La form e d ’expression prosaique (espressione prosastica) est celle
de l’écrivain raisonneur et de l’hom me de science. Elle est logique,
évaluatrice et distingue entre le réel et l’irréel. Si l’on prend une
page d un rom an, dit Croce, et qu’on la m ette å coté d ’une page
d histoire, on voit que tous les deux emploient un vocabulaire, une
syntaxe, un rythm e et des images analogues. Mais, dans le premier,
les images ont une unité intuitive, dans le deuxiéme, elles sont
logiques. Sur la page de roman, il y a une chaleur qui se répand
sur le tout, sur la description historique un froid qui éteindrait toute
*) Ibid. p. 43 (Critica 1929, p. 417).
LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 289

flamme que pourrait allum er la poésie. Elle veut évaluer les faits et
les raisonner.
On reneontre la form e d ’expression oratoire chez ceux qui ont
une intention pratique ou morale, par ex. chez ceux qui crient: vite!
en route! å bas! chez le politicien-orateur ou l’avocat å l ’audience,
mais aussi chez le poéte qui veut, au moyen de son æuvre, éveiller
l’indignation ou l’action: Le Mahomet de Voltaire, Tartuffe (que
Baudelaire appelait un pam phlet), la Case de l’Oncle Tom, les chants
guerriers et patriotiques. Les æuvres les plus im portantes peuvent se
ranger dans cette catégorie, ainsi „I promessi sposi“ de Manzoni.
Avec le temps, Croce a changé d ’avis, quant au caractére de cet
ouvrage. En 1902, il avait parlé des nombreuses observations éthiques
de ce livre „mais il ne perd pas pour cela, dans son ensemble, son
cachet de simple récit, d’intuition“ 1). Dans l’essai de Poesia e non
poesia, il est indiqué que, dans son inspiration, ce rom an est lié
par la m orale chrétienne, mais il n ’ose cependant pas encore le
m ettre hors la poésie. M aintenant, Croce prend sur lui toutes les
conséquences de son point de vue. „Promessi sposi“ est „de fond en
comble un récit qui exhorte å la morale, mesurée et guidée ferme-
m ent vers ce but, bien qu ’elle fasse un effet tout å fait spontané et
naturel, et que les critiques m aintiennent obstiném ent q u ’il faut
l’analyser et la discuter comme un rom an d’inspiration et d ’exécution
poétiques, s’engageant par lå dans des contradictions inextricables
qui rendent obscur un ouvrage si clair en soi“ 2).
Dans la plupart des ouvrages, ces quatre formes d ’expressions
sont mélangées et, ce qui apporte de l ’harm onie entre elles, c’est
l’„expression littéraire“ qui est créée par l’artiste lorsqu’il est artisan.
C’est le résultat de la culture, de l’enseignement, le sentiment du
tact qui a sa grande importance, ainsi que Croce a voulu le dém ontrer
dans son livre précédent, par exemple dans sa com paraison entre
l’Espagne et 1’Italie. L ’expression littéraire coordonne le poétique, le
spontané, le prosa'ique et l’oratoire. La „littérature" est méprisée par
beaucoup „mais parm i ses adversaires ne se trouve pas la poésie, au
coté de laquelle elle prend place comme une amie de plus petite
x) Estetica, p. 5.
2) La p o e s i a , p. 44 (Critica 1935, p. 436).
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taille qui ne lui arrive pas jusqu’å l’épaule et qui n ’essaie pas méme
de s’élever jusqu’å elle car, en se faisant son égal, elle signerait sa
propre condam nation å m ort“ 1). Voilå å quelle indulgence était
arrivé en 1936 l’auteur de P oesia e non poesia.

6.
II n ’est évidem ment pas possible de dém ontrer que la théorie et
la pratique s’engrénent comme des roues dentées. Mais, dans l’en-
semble, il y a entre elles une cohérence étroite. Une oscillation de la
théorie entraine une oscillation de la critique pratique, et inversé-
ment. L ’Esthétique de 1902 était trés négative et vague dans sa
définition de ce qui fait d ’une æuvre une æuvre d ’art. Elle ne suffisait
pas en ce qui concerne Verga et Gapuana: c’est pourquoi l’„espres-
sione“ a été précisée comme étant lyrique. Dans le traité de 1908,
cette conception fut élaborée théoriquem ent et, d ’une part, dans le
livre sur Dante, d ’autre part, dans l’essai sur Ibsen, nous avons vu
celte recherche du lyrisme aboutir å de nouveaux résultats. Aupa-
ravant, Croce voyait dans Ibsen un dram aturge dont les théses
avaient un caractére plus ou moins extérieur et dont les program m es
étaient trop simples et trop radicaux. M aintenant, par contre, il con-
sidére sa poésie comme une „chaste confession“ c’est-å-dire comme
du „lyrism e“. Croce a acquis son expérience dans la sphére d’activité
de la critique, puis il en a élaboré une théorie qu ’il a ensuite reportée
de nouveau å la critique positive.
Mais avec ce critérium lyrique, il risquait d ’ouvrir la porte å toutes
ces Confessions qu ’il détestait, tout cet étalage sans controle des senti­
ments. En 1918, il trouva alors la form ule critique qui ferm ait cette
porte: la poésie doit avoir le caractére de l’ensemble, de la totalité: II
carattere di totalitå della espressione artistiea, titre qu’il donna au traité
qui introduit les ouvrages des années suivantes sur Arioste, Shake­
speare et Dante. Ces poétes étaient en m esure de répondre aux exigen-
ces du critique qui s’étaient énorm ém ent renforcées avec le temps.
Croce était sur le point d’aboutir au pur reniement, car pendant
combien de temps pouvait-il trouver des poétes de ce form at? Poétes
!) Ibid. p. 39 (Critica 1935, p. 432).
LES ÉTAPES DE LA CRITIQUE DE BENEDETTO CROCE 291

qui fussent en m esure de donner å chaque accent, chaque création


de leur fantaisie, un caractére d ’individualité et d universalité? Et
lorsque, vers 1925, Croce aborde la littérature italienne qu’il aime
beaucoup mais qui, å p art ses grands poétes, n ’était pas plus en état
que le reste de la littérature européenne de satisfaire å ses exigences,
il lui fallut soit renier les poétes italiens, soit dim inuer ses exigences.
II choisit cette derniére alternative. Cela se fait déjå légérement sentir
dans Poesia e non poesia ou il semble avoir deux mesures, l’une
pour Kleist et Schiller, l’autre pour les Italiens. Ues Allemands et
des Fran^ais il exige la grande poésie, de Monti et de Berchet la
„littérature". Dans La poesia, ces petites exigences sont légalisées å
coté des grandes. P oesia e non poesia est son ouvrage le plus intéres-
sant, parce qu’il est le centre de ses æuvres littéraires et que les
anciennes et les nouvelles théories de Croce s’y rencontrent. II a deux
faces, 1’une tournée vers l’avant, l’autre vers l’arriére.
II ressort de ceci que l’on ne peut retirer entier profit de la lecture
de la critique de Croce sans savoir exactement å quelle partie de ses
æuvres le traité appartient. En 1923, H einrich von Kleist est rejeté
dans les ténébres pour l’éternité, parce qu ’il ne répond pas a la
m esure d ’alors. Son émotion peu claire n ’est pas arrivée å la clarté
de la réflexion, il reste assis dans l’exaltation de la passion, dans les
émotions spontanées. Mais dans La poesia qui parait plus tard, il y
a place pour l’expression passionnelle spontanée, c’est-å-dire pour
les auteurs auxquels s’applique cette caractéristique que Croce re-
proche å Kleist. C’est pourquoi il doit å Kleist une E hrenrettung, en
partant du point de vue moins rigoriste de L a poesia.
Malgré tout ce qu ’elle a de variable, les éléments constants sont
pourtant les plus nom breux dans la critique littéraire de Croce.
L ’exigence de l’indépendance de la poésie, par rapport å Fintellectuel
et au pratique, est constante. Cela ne signifie pas que ce doit étre
de l’art pour l’art, car lorsque les théses et les pensées surgissent
naturellem ent de l’æuvre, elles ne constituent plus des éléments
étrangers. Dans La letteratura della n u o v a Italia, Croce entre en
cam pagne contre tout ce qui met le poétique de coté: la propagande
sociale (Ada Negri), la lutte pour la liberté (Guerrazzi), la politique
(CavallottH, la m orale (de Amicis) ou les théses (Giacosa et Fogazza-
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ro). II en est de méme du traité de Shakespeare, ou Croce désap-


prouve Brandes et d ’autres auteurs qui m élangent la personne
pratique et poétique du poéte; chez Uante, il sépare les dogmes et
le lyrisme. Dans La poesia, la position du probléme est toujours la
méme, les formes d ’expression de la „littérature" correspondent
assez å ce qui est décrit comme étant non-poétique dans ses ouvrages
précédents. Negri et Guerrazzi auraient pu étre appelés des auteurs
oratoires et Fogazzaro „prosaique44 — tout comme Kleist était devenu
„spontané44. Le critique peut atteindre la personnalité du poéte en
écartant les éléments extérieurs, et alors que d ’autres critiques recher-
chent quelle influence le milieu, la race, l’am biance intellectuelle
ont exercée sur un poéte, Croce prend la voie opposée et cherche
å découvrir l’intuition du poéte. Cette exigence devient de plus en
plus poussée, Croce arrive å l’apogée de sa sévérité, vers 1918, et
dans ses æuvres subséquentes sur les grands poétes de la littérature
mondiale. P ar la suite, il bat en retraite, sous la couverture de la
nouvelle et tolérante notion de „littérature44 La sévérité grandissante
des prem ieres années et l’indulgence croissante de ces derniéres
années sont les résultats de son expérience comme critique.

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