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UNIVERSITÉ DES ANDES

FACULTÉ DE SCIENCES DE L’HUMANITÉ ET DE L’ÉDUCATION

DÉPARTEMENT DE FRANÇAIS

COURS DE LITTÉRATURE II DU FRANÇAIS

Auteur : Andrey Valero

L’UNIVERSALITÉ DE L’ŒUVRE DE CHARLES BAUDELAIRE

À la suite du Siècle des Lumières, de nombreux changements importants d’ordre politique


et social auraient lieu en Europe : partout dans le continent, émergence de révolutions et contre-
révolutions, chute d’empires et royautés, donc établissement de républiques, etc. En France,
comme héritage de et réponse à l’illustration, une véritable rénovation des styles, tendances et
écoles artistiques verrait le jour ; tout ceci sous l’influence d’intellectuels, philosophes et
écrivains d’esprit libéral qui mettraient en doute les préceptes des temps classiques de l’art. C’est
dans ce contexte que naît Charles Baudelaire, dont l’œuvre, représentative du siècle des
révolutions, marquerait le point de départ de ce qui serait reconnu à postériori comme l’ère du
modernisme dans la poésie.

Cependant, à part son influence dans le courant de rénovation moderniste, Baudelaire a


été constamment considéré comme poète précepteur du symbolisme et du décadentisme ; aussi
représentant du Parnasse et même romantique. Il est certainement difficile de le placer dans une
seule école, car son influente poésie ne nous semble pas se définir uniquement par les traits de
compositions d’un seul courant littéraire. Les relations de forme-contenu de l’œuvre
baudelairienne sont possibles grâce aux recours (techniques, thèmes, etc.) propres à plusieurs
écoles, notamment à celles qui ont été mentionnées plus haut. Étant conscient de cela, nous allons
analyser l’influence qu’ont eue ces écoles et mouvements sur les écrits du poète en question et
comment cette influence est à l’origine de son succès et de ses principaux apports à la poésie
universelle.
À manière de réponse contre le néo-classicisme, le rationalisme et les conventions
poétiques du XVIIIème siècle, le romantisme a proposé une nouvelle théorie de motivations,
thèmes, styles et fonctions accordés à la poésie de la fin de ce siècle-là. L'art poétique est devenu
une pratique censée provoquer plus qu'un plaisir commun au moyen de l'utilisation d'un langage
aussi ordinaire et rustique que celui normalement parlé par la population. Il en résulterait une
forme "naturelle" de représentation, spécialement adressée aux hommes, qui transgresserait la
poésie exagérément décorée et raffinée de l'époque (Wordsworth W, 1909). Cette nouvelle poésie
exciterait plus facilement les hommes non seulement à l’aide d'un langage sans tant d'ornements,
mais aussi en privilégiant les sentiments et des thèmes tels que la nature et l'homme (aussi la
nature de l'homme).

Charles Baudelaire était héritier de ce mouvement. Ayant écrit de nombreux poèmes en


prose (par exemple, ceux du Spleen de Paris), son œuvre nous semble influencée par la diction
poétique de ses contemporains romantiques. Notre poète cherchait dans cette diction quelque
chose d’opposé au vers : « (…) le prosaïsme : je veux dire la liberté de la forme, en renonçant
volontairement aux couplets, aux refrains, aux symétries, et la liberté du ton et de l’expression, en
s’écartant de tous les effets de ‘prose poétique’ cherchés par ses prédécesseurs » (Bernard S,
citation prise de Guiette R, 1964, p. 847).

En approfondissant sur cette idée de la forme, il faut dire que Baudelaire était enclin à une
composition concise, soumettant ainsi son expression poétique à des formes brèves. Il faut lui
conférer un double mérite sur le plan de la forme : avoir su concentrer l'épaisseur, la densité et
l'intensité dans un style oratoire sans trop d'extension, et avoir créé ainsi une nouvelle poésie
évitant la diction pleine de formes rhétoriques.

Quoique possesseur d’une âme plus imaginative que raisonnable comme tout autre
romantique, la littérature de Baudelaire transgresse aussi le canon rhétorique de la sensibilité
poétique de ses temps en proposant de nouveaux préceptes théoriques centrés sur la réflexion
d’une esthétique renouvelée (Triay D, 2005) :

Fragments de Correspondances, poème IV de « Les Fleurs du Mal » :

La Nature est un temple où de vivants piliers


Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

[…] Le poète aujourd’hui, quand il veut concevoir


Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir
La nudité de l’homme et celle de la femme,
Sent un froid ténébreux envelopper son âme

Devant ce noir tableau d’épouvantement


O monstruosités pleurant leur vêtement !
O ridicules troncs ! Torses dignes de masques !
O pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques

C’est vrai qu’il ne s’agit pas d’un très bon exemple de la prose dont nous avons parlé
préalablement, ce qui serait particulièrement difficile à trouver dans le recueil des Fleurs du Mal.
Cependant, le poème reflète d’autres points développés plus haut. Le début met en évidence la
recherche de la nature qui caractérisait l’intention distinctive des modernistes. Baudelaire était
théoricien et critique de la nature et du beau. Au moyen de sa composition, il défendait
constamment une thèse où les passions (même les plus obscures), le désir, le péché, etc.
définissaient l’homme ; celui-ci était aussi constamment représenté sous une vision grotesque,
comme il est évident dans les fragments ici évoqués. Et sur la beauté, il propose une théorie aussi
sous un ton transgresseur. Il lui accorde des caractéristiques telles que le mystère, la peine, la
misère et la mélancolie ; il se considère incapable de concevoir un type de beauté sans malheur
(Triay D, 2005).

Cependant, ces considérations sur la beauté peuvent se considérer contredites dans le


poème XVII du recueil mentionné avant :

La Beauté

Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre,


Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

Le culte à la beauté prédomine dans ces lignes. Rien de négatif ni grotesque est visible ici.
Au contraire, elle est élevée au point de se vendre comme la meilleure des inspirations. Elle
s’adresse aux lecteurs en tant que « mortels » (peut-être parce qu’elle se croit immortelle) et aux
poètes en tant que dociles amants. Le poète est donc subordonné à la beauté, il est dépendant de
ce qu’elle lui inspire.

Le culte qui se rend expressément à la beauté dans ce poème nous aide aussi à
comprendre pourquoi Baudelaire est, même à nos jours, lié au mouvement du Parnasse.
Théophile Gautier publierait en 1835, dans sa préface à « Mademoiselle de Maupin », les idées
de base de ce mouvement qui prétendrait contrarier le romantisme de l’époque. Gautier
proposerait le principe de « l’art pour l’art », où beauté et autotélisme s’avéreraient
indissociables. D’après lui, le poète doit être constamment à la recherche de la belle forme, il
voue avant tout culte à la beauté. Et pour l’atteindre, sa recherche doit nécessairement
s’accompagner d’un travail ardu et de processus techniques.

Nous avons déjà associé Baudelaire à ce culte propre au Parnasse, mais ce lien poète-
mouvement va encore plus loin. L’emblème autotélique selon lequel la Parnasse est régie
symbolise d'une certaine manière la vie du poète même. La vie de Baudelaire a été celle d’un
poète de profession/celle d’un homme dévoué à la littérature bien que cela ne lui soit pas
vraiment rentable. Sa formule de vie ressemblait à la formule du mouvement parnassien : vivre
pour l’art comme l’art se faisait pour l’art.

Or, entre autant de correspondances qu’ont l’œuvre du poète et le Parnasse, quelques


discordances peuvent s’identifier. Si d’après ce mouvement l’art n’avait qu’une finalité
esthétique ou en soi-même, c’est qu’elle n’était censée être moraliste ou philosophique, elle ne
devait pas non plus dénoncer ou exposer des idées sur le plan politique ou social. Dans cet aspect,
Baudelaire restait à l’écart du mouvement. Une bonne partie de sa poésie est produite sous
l’influence d’un ressentiment social plutôt explicite. Il critique ouvertement le Mal du Siècle,
ainsi que la société en général mais surtout les bourgeois. Ceci se traduit en un état d’âme
constant défini en Baudelaire comme « ennui » et « spleen ». Un mot qui possède plutôt une
connotation référée à la fatigue physique, en Baudelaire devient un sens moral et même
esthétique, un sentiment de non-conformité face à la société et ses valeurs (Rincón M, López F et
Ortega F, 2010).

Nous pouvons dire que c’est cet état d’âme qui rapproche notre poète au terrain du
décadentisme, étant ce dernier précisément caractérisé par l’anticonformisme, la critique contre
le Mal et la solitude. À manière d’exemple, le poème II des Fleurs du Mal :

L’Albatros

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage


Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Trois images prédominent dans ces lignes : d’une part, celle de l’albatros qui se confond
avec celle du poète et, d’autre part, celle des hommes d’équipage. L’albatros est élevé comme
figure majestueuse, régnante. Il est opposé aux mariniers, personnages froids, dont rien de plus
positif n’est dit. Le poète, par contre, a une certaine ressemblance avec le vaste oiseau. Ils se
« rient de l’archer », mais l’un et l’autre sont aussi des exilés. Baudelaire se reflète lui-même en
tous les deux et leur accorde cette situation d’exil ; situation qui, d’après Edouard Maynal (2005),
est une des caractéristiques de l’esprit baudelairien. Autrement dit, le poète vit en constante
solitude car il est isolé, il échappe à ce Mal que Charles Baudelaire reprochait à la société de ses
temps et qui est tellement lié à son ennui.
Deux représentations dans ce petit poème : à part celle qui reflète une vision critique
envers les hommes, il y a une autre mettant en évidence une pratique symboliste. Moyennant
celle-ci, les vers établissent un parallélisme entre deux éléments. La mise en correspondance
albatros-poète nous semble un exemple de la tendance symboliste que beaucoup ont identifié en
Baudelaire.

Ce poète que nous venons de qualifier de romantique, parnassien et décadent, est aussi,
d’après l’Encyclopédie Larousse, fondateur du symbolisme. Cependant, qu'il y ait ou non une
relation symbolique entre la grandeur et la solitude de l'albatros et la situation du poète, les
fragments les plus adéquats pour exemplifier ce caractère symboliste seraient ceux où Baudelaire
se permet de jouer avec une association subjectivité-objectivité :

À une madone
[…] Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux,
En Vapeur montera mon Esprit orageux…
[…] Ta robe, ce sera mon Désir, frémissant…
[…] En Vapeurs montera mon Esprit orageux…

L’ennemi
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage...
[…] Voilà que j’ai touché l’automne des idées…

Parfum exotique
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone...

L’Encyclopédie Larousse en ligne nous dit : « Dans la mesure où, pour Baudelaire, l'art
consiste à ‘créer une magie suggestive contenant à la fois l'objet et le sujet, le monde extérieur à
l'artiste et l'artiste lui-même’, il est juste de voir en lui l'inventeur du symbolisme ». Dans À une
madone, l’Esprit orageux qui montera en vapeur (réaction de plaisir), le Désir qui tremble sera
capable de couvrir (dresser) quelqu’un : désir et robe dans la même pièce de monnaie ; dans
L’ennemi, la jeunesse devient sentiment, mauvais souvenir, temps sombres (ténébreux orage) et
l’automne est l’automne est la maturité de la pensée ; dans Parfum exotique, la joie, échappement
au sentiment d’ennui (soleil monotone), rêve d’amour, est un moment de repos accompagné
d’une femme.

En Baudelaire les sentiments, les images abstraites ou fortement subjectives remplacent la


forme des entités matériels/physiques mais tout en restant fidèle à leur valeurs concrètes. Cette
poésie manque donc de descriptions objectives : « presque jamais chez Baudelaire une image
n’est objective : au contour, au relief de l’objet, il substitue par un symbolisme instinctif un
sentiment ou une vérité morale, mais en leur conservant une expression concrète » (Édouard
Maynal, pris de Triay D, 2005).

Nous avons décrit jusqu’à ce point le lien qu’a eu la poésie de Baudelaire avec les écoles
de son époque. Son œuvre est la somme d’éléments de composition mais aussi des caractères
révolutionnaires propres au romantisme, au Parnasse, au décadentisme et au symbolisme. De l’un
et l’autre, elle prend des tendances de style, de thèmes et d’intentions. Le caractère
révolutionnaire de l’identité littéraire de cet homme a été hérité de tous ces mouvements, étant
tous des réponses transgressives à des mouvements précédents : le romantisme contre le
rationalisme, le Parnasse et le décadentisme contre le romantisme, etc.

Chacune de ces influences sont, à notre avis, ce qui a doté de grandeur l’œuvre
baudelairienne. Le poète a bien su prendre les meilleurs aspects de ses contemporains comme
outils pour pouvoir ainsi proposer une poésie renouvelée qui servirait à promouvoir le rejet contre
le romantisme et à inspirer le symbolisme : son influence est dans ce sens clair sur des poètes
comme Rimbaud et Mallarmé. Mais l’apporté de cette œuvre est encore plus importante.
Baudelaire n’est pas seulement reconnu comme précurseur de plus d’un mouvement littéraire,
mais aussi un des pères de la poésie moderniste. Claude Pichois, entre autres spécialistes de la
littérature française, le reconnaît en tant que tel : « Si proches et si différents, c’est en l’un et
l’autre (Nerval et Baudelaire) que naît vers 1850 la poésie moderne, expérience de
l’inconnaissable, connaissance des au-delà, « sorcellerie évocatoire » conduite avec les moyens
propres à chacun » (1996, p. 370). À cet égard, l’écrivain Léon Daudet a été plus que d’accord :
« Baudelaire est un événement, un immense et capital événement… Il fait le passage d’une ère à
une autre » (pris de François Porché).
RÉFÉRENCES

Wordsworth, W. (1909). Preface to Lyrical Ballads. University of Harvard: The Harvard


Classics.

Guiette, R. (1964) Baudelaire et le poème en prose. Revue belge de Philologie et d'Histoire,


Belgique.

Triay, D. (2005) Un hémisphère dans une chevelure : lecture/dossier. Université des Andes :
Mérida, Venezuela.

Baudelaire, Ch. (2001) Les Fleurs du Mal. Mozambook: source en ligne.

Gautier, T. (1880). Mademoiselle de Maupin. Nouvelle édition, faite par G. Charpentier. Paris,
France.

Rincón, Maria. López, Federico. Ortega, F. (2010) Experiencia artística y espacio urbano en el
“Spleen de Paris”. Héroes y Novedad.
Pichois, C. et Milner, M. (1996). Histoire de la Littérature Française : de Chateaubriand à
Baudelaire. Flammarion : Paris, France.

Porché, F. (1967). Baudelaire, histoire d’une âme. Flammarion: Paris, France.

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