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Revue de traduction
Hors série | 2006
Traduire ou « Vouloir garder un peu de la poussière
d'or »
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/palimpsestes/249
DOI : 10.4000/palimpsestes.249
ISSN : 2109-943X
Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle
Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2006
Pagination : 77-88
ISBN : 2-87854-360
ISSN : 1148-8158
Référence électronique
Jacky Martin, « La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie », Palimpsestes
[En ligne], Hors série | 2006, mis en ligne le 01 septembre 2008, consulté le 24 novembre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/249 ; DOI : https://doi.org/10.4000/palimpsestes.249
consiste à opposer au texte initial sa part d’étrangeté dans une autre langue. Le poème
devient autre, un autre poème dans une autre langue. Il y a comme une confrontation
entre deux traces poétiques dont le conflit, texte contre texte, contribue à faire
rebondir le texte d’origine. Il se régénère ou se ressource à travers ses mutations par un
processus d’« engendrement réciproque » comme l’écrit Berman2. Il ne s’agit pas de
simuler le poème ou de le pasticher dans une autre langue mais de favoriser la
métamorphose du poème en ses différents avatars. Chacune de ces traductions renvoie
à l’événement source, mais elles y retournent un peu comme un écho qui reprend,
réactive et module une source sonore.
14 L’autre solution est de se couler dans l’altérité, de s’y perdre pour mieux la retrouver.
Au lieu d’aborder l’altérité de front, la traduction éclatée va se disséminer en elle. Elle
va chercher à habiter le texte d’origine, à le diffracter à travers le prisme d’une autre
langue, exploiter la « richesse “hétérologique” de la langue d’arrivée » 3. En s’opposant
au dogme de la traductibilité, en écartant l’exigence d’une traduction débouchant sur
un texte unique, en repoussant la nécessité de tenir les langues à distance, la traduction
éclatée retrouve la liberté de produire un texte hybride et polymorphe dans lequel
langue source et langue cible se comparent et s’assemblent, où l’acte de traduction
devient une divagation à travers les possibles du texte poétique et où les langues mises
en présence se rencontrent et se mêlent.
15 Voici donc notre tentative de traduction éclatée du poème d’Elizabeth Bishop « O
Breath ».
16 Le titre de notre poème donne une première occasion de dériver entre les différentes
possibilités que nous offre le poème. À qui cette invocation s’adresse-t-elle ? Au souffle
de qui fait-elle référence ? À la locutrice elle-même, bien sûr, dont on connaît les
difficultés respiratoires chroniques ; mais est-ce bien important quand on sait comment
Bishop a su compenser, décaler ce handicap à travers l’éblouissante virtuosité de son
vers ? Il s’agit aussi et plus probablement du souffle de l’aimé(e) dont le rythme paisible
provoque l’insupportable tempête du désir : Retiens ton souffle pourrait exprimer de
façon ambiguë cette colère rentrée ou même le non moins ambigu Reprends (ton haleine)
ton souffle pourrait suggérer l’ambivalence des sentiments, d’autant que Bishop s’est
probablement souvenue du O Balmy breath4 d’Othello sur le point de commettre son
forfait, partagé, comme la locutrice, entre l’amour et la haine. S’agit-il à propos de
breath du souffle, de l’haleine, de la respiration ? Souffle fait principalement allusion à
l’Esprit et à ce qu’il y a de plus noble en l’homme ou la femme alors que breath, sans
renier l’Esprit, est empêtré dans les mouvements spontanés du corps (dont on perçoit
les effets dans something moving […] with what clamor). Ce souffle, tout en étant
imperceptible, est physique et brutal, fascinant et insupportable pour l’observatrice : en
haleine donc, tenue en haleine ne restituerait-il pas cette fascination qu’exerce la
respiration de l’aimé(e)5 et la captation involontaire du regard de l’observatrice ? Plus
loin, le poème se relance sur une semblable ambiguïté : qui est supposé voir (See) ?
L’observatrice qui se parle à elle-même, l’amant(e), ou/et le lecteur pris(e) à témoin ?
On oscille entre Vois, Tu vois, Vois-tu, ou même Vois donc, selon l’insistance et le degré de
connivence demandés par cet étrange impératif.
17 Beneath sur lequel s’ouvre (et repose) le poème laisse deviner plusieurs pistes dans le
poème. Il fait référence, bien sûr, au visible, à l’accessible au regard mais
désespérément inaccessible au toucher, tout comme le blindly veined où blindly fait
référence à la fois aux méandres secrets des veines et au regard posé sur elles qui s’en
trouve aveuglé ; beneath s’oppose aussi à ce qui est dessus et au-dessus et à ce qui est
caché, soustrait à la vue invisible (invisibly) et qui se déplace avec insouciance et sans
contrôle, sans même qu’il soit possible d’en percevoir (even a ripple) une ride, un frisson,
un frémissement, un tremblement, une ondulation (est-ce la mer, une vague, une onde,
un courant souterrain ?) ; ou bien alors ce ripple n’est-il que le symétrique ironique de
nipple : la sournoiserie de cette onde sous-jacente venant rappeler, grâce à cette unique
rime, l’arrogance de ce mamelon (tétin, téton ?) exposé de façon provocante ?
18 Beneath fait surtout référence à l’enjeu majeur du poème, aux relations de pouvoir et de
domination qui s’y jouent, à tout ce qui est maintenant dessous, inférieur et donc
soumis, et qui ne peut plus désormais se placer on your own breath, comme les neuf poils
ondulant disgracieusement, mais aussi effrontément, sur le souffle de l’endormi(e). Une
position de soumission que rappelle le glissement du sens de own de l’adjectif (vers 10)
(l’intime du sujet) au verbe (vers 12) (ce que l’on partage), et surtout dans l’avant-
dernier vers, l’enjambement extrêmement lourd de résignation et de douleur, de celle
qui ne peut se placer que sous ou dessous, à la rigueur dedans, mais en tous cas jamais
avec.
19 Ce combat pour la possession du corps de l’autre et pour l’obtention d’un compromis
dans l’âpre bataille que se livrent les amants (ou, plus exactement, celle que
l’observatrice impose à son insu à l’endormi[e]) est la plupart du temps esquivée,
travestie presque, à travers tout un ensemble de phraséologies qui évitent à la locutrice
d’aborder le conflit de front. Le poème oscille entre des formulations assez brutales en
termes spatiaux (beneath, within, around, with, within) et des clichés censés exprimer le
détachement ou la désinvolture et qui, en réalité, dénoncent la confusion des
sentiments : celebrated breast, lives and lets / live, passes (terme dont il est impossible de
maîtriser la polysémie mais qui pourrait, de par la proximité de bets, accrocher le sens
de jouer avec d’intéressantes harmoniques ( joue… parie) ; plus loin, les allusions au
vocabulaire politique ou diplomatique : what we have in common’s, whatever we must own,
equivalents for, something that maybe I bargain with, and make a separate peace méritent
d’être marquées, comme dans le texte de Claire Malroux, en accentuant peut-être la
notion de gages, de monnaie d’échange, de réciprocité pour equivalents, et celle, plus
complexe, de possession et de reconnaissance contenue dans own. Ce qui importe, c’est
de bien marquer cette tentative pour parler avec des mots passe-partout, bien usés,
presque éculés, pour désamorcer la force du désespoir et de la souffrance engendrés
par le désir.
20 Une autre façon pour la locutrice de dominer le conflit et de le rendre supportable
(mais en même temps plus ostensible) est de faire éclater la syntaxe pour rendre les
vocables indéfinissables mais aussi fortement polysémiques, pour esquiver le poids des
mots et s’y soumettre sans défense : la traduction éclatée semble seule rendre raison de
cette diffraction du sens. On voit l’ambiguïté de blindly veined ou de bored really
(vraiment ou en réalité), even a ripple mais something moving, bound to be there ne sont pas
plus clairs : quelque chose de mouvant et d’émouvant semble dire le premier et, pour le
second, (y) est lié (à cela) reproduirait, peut-être, par l’entremise du polysémique lié,
l’angoisse et l’espoir masochistes qui s’y font jour ?
21 La traduction éclatée est-elle un cache-misère, un pis-aller ou un faire valoir ?
22 Au milieu du poème, très ostensiblement démarqué du reste du texte par des
parenthèses, comme s’il s’agissait d’un no man’s land, d’une exterritorialité, se trouve le
cœur du poème. Entre l’insondable mouvement qui fascine et irrite (I cannot fathom : je
imperceptible persiflage qui passe dans l’intervalle : passes… bets, common’s… (common is
et commons : les communs, parties communes, non partagées)… bound to be there, I…
could bargain (dont la place en surplomb souligne le caractère emphatique (Moi, Moi en
tous cas, presque s’il ne tenait qu’à moi… je pourrais marchander) ; et par ailleurs, il y a des
discontinuités irréductibles, en fin de vers, tragiques parce que non compensables,
comme le beneath ou le with s’opposant peu après au never with, mais aussi lets qui
autorise toutes les compromissions ou le why restrained (sans marque d’interrogation
comme si aucune réponse ne devait pouvoir être apportée) déjà vu ; comme si ces
ruptures en fin de vers ouvraient des gouffres que le poème semblait avoir
partiellement comblés de par la convulsive irrégularité de sa métrique.
25 Une fois terminée cette divagation très incomplète à travers le poème de Bishop, que
reste-t-il ? Certainement pas un texte, une traduction, un autre poème. J’ai essayé
d’établir, à travers les variantes les plus diverses, dont certaines peuvent être
considérées comme laxistes, ou même oiseuses, un tissu de langage à travers lequel,
non pas cerner, mais étaler, desserrer les virtualités du poème. A-t-on encore affaire à
une traduction ? Je le pense quant à moi en me souvenant du travail présenté par Lance
Hewson et moi-même il y a quelques années6. Ce refus de la solution « débouchiste », du
produit fini, unique et indépassable, qui a caractérisé notre démarche me paraît
correspondre à la première étape du processus de traduction tel que nous l’avions
formalisée. L’acte de traduction ne peut se résumer au salto mortale dont parle Ladmiral,
elle est bien plus l’occasion de ranimer la signification à la fois autour du texte
d’origine et dans la langue d’arrivée à travers la prévision des possibles du texte
traduit. Le premier temps de l’opération traduction était, selon nous, une phase
génératrice dans laquelle on mettait en regard deux familles de paraphrases : l’une en
langue source encadrant le texte à traduire et l’autre en langue d’arrivée contenant les
traductions possibles, pas nécessairement la traduction retenue. Le second temps de
l’opération traduisante était décisionnel dans la mesure où il impliquait le choix
« paramétré » du traducteur, c’est-à-dire un choix qui l’engage personnellement, qui
marque son incidence socioculturelle et qui exprime la finalité du texte traduit. On se
retrouve avec la traduction éclatée, replacée, semble-t-il, dans le premier temps, à la
différence près que ce temps peut se suffire à lui-même dans le cas du texte poétique.
Comme je l’ai montré précédemment, les trois paramètres de traductibilité ne
s’appliquent pas au poème : le traducteur n’est pas impliqué en tant que personne, sauf
dans le cas de la traduction poétique texte pour texte ; son inscription socioculturelle
est de peu d’importance et la finalité de son acte n’est pas définissable. Dans ce cas très
particulier, les deux temps de la traduction deviennent deux façons d’aborder le texte
poétique : la traduction éclatée et la traduction texte ne se complètent pas. Elles
reflètent deux façons d’aborder l’altérité sans l’altérer.
26 Restera pour certains le regret, la déception, l’angoisse de ne pas avoir découvert un
texte. D’autres y verront une capitulation, une timidité, un aveu d’impuissance. Je
préfère y voir l’esquisse d’un écrit d’une autre nature, fondamentalement hybride,
dispersé, émietté dans lequel les langues se parlent plutôt qu’elles ne se repoussent ;
dans lequel origine et aboutissement, source et cible sont, sinon confondues, du moins
plus proches et plus harmoniques qu’on ne le croit ; je préfère voir le traducteur
comme un chercheur inquisiteur, fouilleur, fureteur et curieux cherchant à détendre ce
qui était dense et compact, donner de l’air au sens : un parfum qui s’exhale dans l’air
n’est pas perdu, il se sublime ; quant à son texte, c’est son imperfection et son
ANNEXES
Textes de référence
« O Breath », Elizabeth Bishop, A Cold Spring
Beneath that loved and celebrated breast,
silent, bored really blindly veined,
grieves, maybe lives and lets
live, passes bets,
something moving but invisibly,
and with what clamor why restrained
I cannot fathom even a ripple.
(See the thin flying of nine black hairs
four around one five the other nipple,
flying almost intolerably on your own breath.)
Equivocal, but what we have in common’s bound to be there,
whatever we must own equivalents for,
something that maybe I could bargain with
and make a separate peace beneath
within if never with.
Elizabeth Bishop, 2003, Un printemps froid, Traduction de Claire Malroux, Belval,
Éditions Circé, p. 46-47.
En dessous de ce sein aimé et célébré,
silencieux, las en fait aveuglément veiné,
s’afflige, peut-être vit et laisse
vivre, passe parie
quelque chose qui bouge mais invisiblement,
NOTES
1. Voir le texte et sa traduction à la fin de cet article, p. 88.
2. A. Berman, 1984, L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, p. 292.
3. Ibid., p. 303.
4. W. Shakespeare, Othello, V, ii, 26.
5. Je ne me prononcerai pas sur le sexe de la personne endormie, non pas parce que cela n’a pas
d’importance ou parce que la syntaxe de l’anglais permet de rester dans le doute, mais parce que
le poème me paraît situé plus profondément que le rapport entre les sexes aux racines du désir.
6. L. Hewson et J. Martin, 1991, Redefining Translation, The Variational Approach, Londres,
Routledge.
7. « L’accès fait partie de la signification elle-même. On n’abat jamais les échafaudages. On ne tire
jamais l’échelle. » E. Lévinas, 1996 [1972], L’Humanisme de l’autre homme , Paris, Fata Morgana,
p. 33.
8. W. Benjamin, 2000 [1923], Œuvres I, Paris, Gallimard, Folio essais, « La tâche du traducteur »,
p. 245.
9. Ibid., p. 257.
10. Ibid., p. 249.
RÉSUMÉS
La traduction impose au texte poétique une lecture contrainte en langue étrangère. Ainsi, les
difficultés propres au texte poétique s’en trouvent redoublées, le rendant quasiment
intraduisible. En refusant de proposer une unique traduction, nous avons essayé d’entourer le
poème d’Elizabeth Bishop « O Breath » d’une guirlande paraphrastique dans l’espoir de percer
son secret. Du même coup, nous proposons une nouvelle pratique interlinguistique – la
« traduction éclatée ».
Translation imposes on the poetic text a restricted reading in the foreign language. So doing, the
difficulties inherent in the poetic text are compounded, making it almost untranslatable. By
refusing to select one single translation, I have tried to surround Elizabeth Bishop’s poem “O
Breath” with a garland of paraphrastic suggestions, hoping to penetrate its secret. At the same
time, I propose a new interlinguistic practice—fragmented translation.
AUTEUR
JACKY MARTIN
Jacky Martin a publié en collaboration avec Lance Hewson une étude du phénomène traductif
intitulée Redefining Translation: The Variational Approach, ainsi que toute une série d’articles sur des
sujets connexes. Il a par ailleurs étudié les phénomènes d’hybridation entre les cultures dans le
cadre de la littérature américaine dans un ouvrage intitulé A World of Difference: An Intercultural
Study of Toni Morrison’s Novels (co-authored with W. Harding). Un ouvrage à paraître intitulé
Othering American Poetry traite des problèmes de métissage dans la poésie américaine
contemporaine.