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Palimpsestes

Revue de traduction 
Hors série | 2006
Traduire ou « Vouloir garder un peu de la poussière
d'or »

La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas


traduire la poésie
Jacky Martin

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/palimpsestes/249
DOI : 10.4000/palimpsestes.249
ISSN : 2109-943X

Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle

Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2006
Pagination : 77-88
ISBN : 2-87854-360
ISSN : 1148-8158

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Référence électronique
Jacky Martin, « La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie », Palimpsestes
[En ligne], Hors série | 2006, mis en ligne le 01 septembre 2008, consulté le 24 novembre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/249  ; DOI : https://doi.org/10.4000/palimpsestes.249

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 1

La traduction éclatée : pourquoi et


comment ne pas traduire la poésie
Jacky Martin

…un texte est l’ensemble de toutes ses


traductions significativement différentes.
Léon Robel, « Transformer, Traduire », Change 14,
février 1973, p. 8
1 Cette étude n’a pas la sotte prétention d’interdire la traduction de la poésie ou même
d’en dissuader l’exercice. Cette activité se pratique depuis toujours et continuera à se
pratiquer. Et c’est tant mieux. Ce que je me propose de montrer, c’est que la traduction
peut être utilisée (instrumentalisée ?, dévoyée ?) pour rencontrer et explorer le texte
poétique.
2 J’essaierai de prime abord de reprendre une position relativement peu aventureuse
dans le débat qui a opposé les tenants et les opposants de la traduction du texte
poétique. Mon propos sera sans équivoque et donc scientifiquement suspect : j’essaierai
d’imposer ma conviction que le texte poétique est un objet esthétique au statut
particulier qui exclut, dans son principe, dans son fondement même, toute idée de
transfert, d’équivalence, de conversion ou de transposition.
3 Ma préoccupation principale sera de montrer que la traduction – non en tant que
production d’un texte dans la langue cible mais comme recherche d’un accord multiple,
variable et finalement hypothétique avec le texte source – permet d’explorer le poème
dans ses replis multiples et ses stratifications. La « traduction éclatée » que je préconise
s’annule en tant que pratique dans le même temps où elle s’affirme en tant
qu’instrument d’analyse. Il s’agit donc de ne pas traduire – ou plutôt de ne pas cesser de
traduire – pour lire le poème à travers les trames et les filtres d’une langue étrangère,
d’une langue qui n’est pas la sienne. Il s’agira dans mon approche – un peu romantique,
je l’avoue – de produire un « instantané » (image éphémère et précieuse) du texte
poétique contre l’évidence de deux réalités antithétiques : d’une part, l’irréductible
compacité du poème et, d’autre part, l’incontrôlable labilité de ses traductions. Ballotté
entre ces deux évidences, j’essaierai de trouver un fragile compromis.

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 2

4 Je prendrai pour sujet d’étude un poème d’Elizabeth Bishop intitulé « O Breath » et je


mirerai ma recherche par rapport à l’admirable traduction de Claire Malroux 1. Il
apparaîtra que les deux pratiques, « traduction texte » et « traduction éclatée », n’ont
presque rien en commun : leurs visées sont différentes, mais on peut cependant trouver
des points de recoupement.
5 Finalement, j’essaierai de rattacher ma pratique de la traduction éclatée, d’une part à
l’approche traduisante que nous avons développée, Lance Hewson et moi-même, qui
vise à asseoir l’acte de traduction sur la pratique systématique de la paraphrase, et
d’autre part, aux propositions de Walter Benjamin tendant à penser l’acte de traduction
comme une mutation du texte poétique. La traduction éclatée organise le dépliement et
la migration du poème, son ouverture.
6 Le texte poétique ne se traduit pas, mais on ne cesse de le traduire. Paradoxe ? À peine,
puisque, de mon point de vue, tous ceux qui traduisent ou qui s’y refusent poursuivent
au fond le même but. Ils acceptent et défient tout à la fois une évidence : le poème
s’inscrit en faux contre l’idéologie qui préside à toute traduction : la traductibilité. Le
texte poétique n’admet aucun transfert, aucune équivalence, ou conversion. Seule
change la façon de réagir à cette rencontre avec l’altérité absolue. Les traducteurs – ils
sont nécessairement multiples puisqu’il s’agit de rencontres – vont opposer un autre
texte à l’étrangeté du poème dans un face à face provocateur ; la traduction éclatée
dans son insinuante modestie va essayer, non pas de défier l’étrangeté, mais de
l’épouser, de se lover en elle. Après cette divagation linguistique autour de la non-
traduction (exploration ou perte ?), un nouveau texte de traduction sera proposé qui
fait appel aux notions d’hybridation et de métissage entre les cultures.
7 Mais il faut revenir sur l’évidence dont je suis parti. Il s’agirait d’ailleurs plutôt d’une
contrainte que je m’impose à des fins heuristiques.
8 Le texte poétique ne se traduit pas parce qu’il est « enraciné » en langue, de deux
façons étroitement complémentaires. Il mobilise, d’une part, la totalité de la langue
culture dans laquelle il a été produit : pas un mot, pas un accent de phrase qui ne fasse
référence – en plein et en creux, délibérément et par défaut – à l’ensemble des
significations et des discours produits dans cette langue culture. Mais, également, parce
qu’il s’agit d’un texte poétique, le poème est inscrit dans sa propre langue, dans cet
idiome spécifique qu’il instaure pour dire ce qui jamais auparavant n’avait été dit mais
qui désormais devient dicible. C’est cette déstabilisation du langage qui importe, ce
desserrement et cette déflection produits dans le champ de la langue, l’impact
déstabilisateur du poème qui comptent surtout. Cet infléchissement du champ
linguistique est certes reproductible, mais il s’agira, dans la traduction texte, d’un autre
champ linguistique et d’un autre impact poétique. Cet ébranlement harmonique
qu’établit la traduction entre deux systèmes linguistiques n’est pas dénué d’intérêt. Il
n’entame pas, selon moi, l’étrangeté irréductible du poème.
9 Le texte poétique ne se traduit pas parce qu’il ne contient aucun des prérequis sur
lesquels repose la traductibilité. Tout texte non poétique n’est traduisible que dans la
mesure où il accomplit une triple fonction : il « exprime » l’intention de son
destinataire, il établit un certain rapport avec son contexte de référence, et il suppose
un certain rapport avec son destinataire. Ces trois fonctions sont, à y bien regarder, des
traductions intralinguales : le locuteur traduit sa pensée ; il traduit le réel en mots du
langage et il traduit sa pensée à l’intention d’un destinataire. C’est précisément sur la
base de ce « déjà traduit » et donc de la traductibilité généralisée que se fonde la

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 3

traduction interlinguale. Or, le texte poétique s’oppose fondamentalement à cette


forme de conversion car il a coupé toute attache avec son destinateur : il s’impose à lui
comme une présence hiératique avec laquelle il doit compter ; il ne fait en aucune façon
référence à quoi que ce soit, car il est lui même objet référentiel ; il n’est destiné à
personne en particulier, mais à tout un chacun sans plus ou moins d’insistance que
l’ensemble des objets autour de nous.
10 Le texte poétique ne se traduit pas parce que, contrairement au texte informatif ou
pragmatique, il ne se sert pas de la langue, il ne véhicule aucune information, il ne
contient aucun message. Il est un objet d’art inscrit en langue, ce qui signifie que, de la
même façon que la lumière crée le motif de la photographie, les pigments et le trait
définissent le tableau, les volumes et l’espace délimitent la sculpture, le poème est
façonné, pétri de mots, de signification, de rythmes, de sons et de silence. Qui songerait
à reproduire la Pietà de Michel Ange ? Qui penserait à traduire en mots du langage un
film de Bergman ? Oserait-on convertir en image une étude de Debussy ? La chose n’est
certes pas totalement absurde, mais elle demande un effort de création dans un tout
autre médium. C’est très exactement ce qu’exige la traduction poétique : reconstruire
avec d’autres matériaux ce qui à l’origine a été créé unique.
11 Le texte poétique ne se traduit pas, finalement, parce qu’il n’est rien d’autre qu’une
trace, comme l’a montré Levinas, les vestiges, non signifiants en eux-mêmes, presque
imperceptibles, d’une rencontre maintenant dépassée avec l’altérité. Toutes les raisons
que j’ai énoncées jusque-là ne sont que des conséquences, des effets, de cette cause
ultime. Bien sûr, il faut renvoyer au Levinas de Autrement qu’être ou au-delà de l’essence,
du Dit et du Dire et de la Présence, mais une chose est sûre : la trace textuelle n’est
qu’un creux qui désigne un plein dont le texte nous donne seulement des indices pour
le reconstruire. Vide et plein sont à prendre ensemble et en bloc pour recréer
l’expérience poétique. On comprend dans ces conditions pourquoi la traduction
poétique fascine ; on comprendra peut-être aussi pourquoi d’autres refuseront de s’y
livrer.
12 Mais il faut s’arrêter un instant pour envisager le cas des sourciers et des ciblistes qui,
depuis la naissance du discours traductologique, se disputent le privilège de raisonner
sur l’acte de traduction. Ils semblent stérilement enchaînés les uns aux autres comme
dans l’un des cercles mineurs de l’enfer de Dante. Comment leur donner foi lorsqu’on
les voit capituler, comme les sourciers, devant la seule trace. Un poème ne saurait,
selon eux, n’être que paraphrasé, calqué, commenté selon la lettre du texte d’origine.
Mais qu’a-t-on traduit lorsqu’on a reproduit la trace sans se donner les moyens de
remonter à l’acte qui lui a donné naissance. On est à peu près dans la situation de
l’archéologue qui s’éprendrait de ses vestiges sans faire jouer son imagination ou sa
culture pour reconstruire le contexte auxquels ils appartiennent. Les ciblistes ne sont
pas plus recommandables. Leur projet consiste à reproduire la trace dans un autre
système linguistique en espérant provoquer le même ébranlement et susciter ainsi
l’expérience poétique. C’est un peu comme si, tout émerveillé de la vue d’un arbre
exotique, on cherchait à le transplanter dans une terre qui n’est pas la sienne. Et le
poème n’est pas un arbre, ou une semence, il est plutôt une feuille tombée à terre qui
suggère une histoire, un avant, un passé. Sourciers et ciblistes lâchent la proie pour
l’ombre et, du moins en ce qui concerne le texte poétique, se condamnent à échouer.
13 Restent deux attitudes possibles, possibles parce qu’elles abordent l’altérité de front,
sans concession. L’une, celle choisie par Claire Malroux et bien d’autres avec elle,

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 4

consiste à opposer au texte initial sa part d’étrangeté dans une autre langue. Le poème
devient autre, un autre poème dans une autre langue. Il y a comme une confrontation
entre deux traces poétiques dont le conflit, texte contre texte, contribue à faire
rebondir le texte d’origine. Il se régénère ou se ressource à travers ses mutations par un
processus d’« engendrement réciproque » comme l’écrit Berman2. Il ne s’agit pas de
simuler le poème ou de le pasticher dans une autre langue mais de favoriser la
métamorphose du poème en ses différents avatars. Chacune de ces traductions renvoie
à l’événement source, mais elles y retournent un peu comme un écho qui reprend,
réactive et module une source sonore.
14 L’autre solution est de se couler dans l’altérité, de s’y perdre pour mieux la retrouver.
Au lieu d’aborder l’altérité de front, la traduction éclatée va se disséminer en elle. Elle
va chercher à habiter le texte d’origine, à le diffracter à travers le prisme d’une autre
langue, exploiter la « richesse “hétérologique” de la langue d’arrivée » 3. En s’opposant
au dogme de la traductibilité, en écartant l’exigence d’une traduction débouchant sur
un texte unique, en repoussant la nécessité de tenir les langues à distance, la traduction
éclatée retrouve la liberté de produire un texte hybride et polymorphe dans lequel
langue source et langue cible se comparent et s’assemblent, où l’acte de traduction
devient une divagation à travers les possibles du texte poétique et où les langues mises
en présence se rencontrent et se mêlent.
15 Voici donc notre tentative de traduction éclatée du poème d’Elizabeth Bishop « O
Breath ».
16 Le titre de notre poème donne une première occasion de dériver entre les différentes
possibilités que nous offre le poème. À qui cette invocation s’adresse-t-elle ? Au souffle
de qui fait-elle référence ? À la locutrice elle-même, bien sûr, dont on connaît les
difficultés respiratoires chroniques ; mais est-ce bien important quand on sait comment
Bishop a su compenser, décaler ce handicap à travers l’éblouissante virtuosité de son
vers ? Il s’agit aussi et plus probablement du souffle de l’aimé(e) dont le rythme paisible
provoque l’insupportable tempête du désir : Retiens ton souffle pourrait exprimer de
façon ambiguë cette colère rentrée ou même le non moins ambigu Reprends (ton haleine)
ton souffle pourrait suggérer l’ambivalence des sentiments, d’autant que Bishop s’est
probablement souvenue du O Balmy breath4 d’Othello sur le point de commettre son
forfait, partagé, comme la locutrice, entre l’amour et la haine. S’agit-il à propos de
breath du souffle, de l’haleine, de la respiration ? Souffle fait principalement allusion à
l’Esprit et à ce qu’il y a de plus noble en l’homme ou la femme alors que breath, sans
renier l’Esprit, est empêtré dans les mouvements spontanés du corps (dont on perçoit
les effets dans something moving […] with what clamor). Ce souffle, tout en étant
imperceptible, est physique et brutal, fascinant et insupportable pour l’observatrice : en
haleine donc, tenue en haleine ne restituerait-il pas cette fascination qu’exerce la
respiration de l’aimé(e)5 et la captation involontaire du regard de l’observatrice ? Plus
loin, le poème se relance sur une semblable ambiguïté : qui est supposé voir (See) ?
L’observatrice qui se parle à elle-même, l’amant(e), ou/et le lecteur pris(e) à témoin ?
On oscille entre Vois, Tu vois, Vois-tu, ou même Vois donc, selon l’insistance et le degré de
connivence demandés par cet étrange impératif.
17 Beneath sur lequel s’ouvre (et repose) le poème laisse deviner plusieurs pistes dans le
poème. Il fait référence, bien sûr, au visible, à l’accessible au regard mais
désespérément inaccessible au toucher, tout comme le blindly veined où blindly fait
référence à la fois aux méandres secrets des veines et au regard posé sur elles qui s’en

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trouve aveuglé ; beneath s’oppose aussi à ce qui est dessus et au-dessus et à ce qui est
caché, soustrait à la vue invisible (invisibly) et qui se déplace avec insouciance et sans
contrôle, sans même qu’il soit possible d’en percevoir (even a ripple) une ride, un frisson,
un frémissement, un tremblement, une ondulation (est-ce la mer, une vague, une onde,
un courant souterrain ?) ; ou bien alors ce ripple n’est-il que le symétrique ironique de
nipple : la sournoiserie de cette onde sous-jacente venant rappeler, grâce à cette unique
rime, l’arrogance de ce mamelon (tétin, téton ?) exposé de façon provocante ?
18 Beneath fait surtout référence à l’enjeu majeur du poème, aux relations de pouvoir et de
domination qui s’y jouent, à tout ce qui est maintenant dessous, inférieur et donc
soumis, et qui ne peut plus désormais se placer on your own breath, comme les neuf poils
ondulant disgracieusement, mais aussi effrontément, sur le souffle de l’endormi(e). Une
position de soumission que rappelle le glissement du sens de own de l’adjectif (vers 10)
(l’intime du sujet) au verbe (vers 12) (ce que l’on partage), et surtout dans l’avant-
dernier vers, l’enjambement extrêmement lourd de résignation et de douleur, de celle
qui ne peut se placer que sous ou dessous, à la rigueur dedans, mais en tous cas jamais
avec.
19 Ce combat pour la possession du corps de l’autre et pour l’obtention d’un compromis
dans l’âpre bataille que se livrent les amants (ou, plus exactement, celle que
l’observatrice impose à son insu à l’endormi[e]) est la plupart du temps esquivée,
travestie presque, à travers tout un ensemble de phraséologies qui évitent à la locutrice
d’aborder le conflit de front. Le poème oscille entre des formulations assez brutales en
termes spatiaux (beneath, within, around, with, within) et des clichés censés exprimer le
détachement ou la désinvolture et qui, en réalité, dénoncent la confusion des
sentiments : celebrated breast, lives and lets / live, passes (terme dont il est impossible de
maîtriser la polysémie mais qui pourrait, de par la proximité de bets, accrocher le sens
de jouer avec d’intéressantes harmoniques ( joue… parie) ; plus loin, les allusions au
vocabulaire politique ou diplomatique : what we have in common’s, whatever we must own,
equivalents for, something that maybe I bargain with, and make a separate peace méritent
d’être marquées, comme dans le texte de Claire Malroux, en accentuant peut-être la
notion de gages, de monnaie d’échange, de réciprocité pour equivalents, et celle, plus
complexe, de possession et de reconnaissance contenue dans own. Ce qui importe, c’est
de bien marquer cette tentative pour parler avec des mots passe-partout, bien usés,
presque éculés, pour désamorcer la force du désespoir et de la souffrance engendrés
par le désir.
20 Une autre façon pour la locutrice de dominer le conflit et de le rendre supportable
(mais en même temps plus ostensible) est de faire éclater la syntaxe pour rendre les
vocables indéfinissables mais aussi fortement polysémiques, pour esquiver le poids des
mots et s’y soumettre sans défense : la traduction éclatée semble seule rendre raison de
cette diffraction du sens. On voit l’ambiguïté de blindly veined ou de bored really
(vraiment ou en réalité), even a ripple mais something moving, bound to be there ne sont pas
plus clairs : quelque chose de mouvant et d’émouvant semble dire le premier et, pour le
second, (y) est lié (à cela) reproduirait, peut-être, par l’entremise du polysémique lié,
l’angoisse et l’espoir masochistes qui s’y font jour ?
21 La traduction éclatée est-elle un cache-misère, un pis-aller ou un faire valoir ?
22 Au milieu du poème, très ostensiblement démarqué du reste du texte par des
parenthèses, comme s’il s’agissait d’un no man’s land, d’une exterritorialité, se trouve le
cœur du poème. Entre l’insondable mouvement qui fascine et irrite (I cannot fathom : je

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 6

ne puis sonder, explorer, reconnaître, etc., abymes insondables) et le compromis


(compromission ?) raisonnable et prudent qui s’établit dans les derniers vers, il y a le
corps du délit, pour ainsi dire, ces neuf poils qui flottent (volent, volètent, flottent,
s’agitent, ondulent, fluctuent) un peu lamentablement, mais avec une audace
provocatrice sur le sein (du bel) de la belle indifférent(e) et dans le battement de son
souffle. Un peu à la façon de la tache qui macule le sein de la bien-aimée dans « The
Birthmark » de Nathaniel Hawthorne, cette légère imperfection focalise le regard de la
locutrice. Une importante différence cependant sépare les deux textes : l’amoureuse de
« O Breath » a suffisamment d’amour pour accepter le compromis, ce que ne peut
admettre l’intransigeant scientifique de « The Birthmark ».
23 Ce passage remarquablement rendu par Claire Malroux (à ton souffle me paraît une
variante intéressante mais un peu en retrait par rapport à sur ton souffle qui marque,
comme je l’ai fait remarquer à propos des valeurs spatiales, plus explicitement les
relations de domination et de soumission qui sont en cause) pose le problème central
de la relation qui se livre à nous à travers le poème. Cette relation se caractérise par sa
bizarrerie, son anomalie, presque sa monstruosité. Et – il faut s’en souvenir – c’est sur
cette base un peu bancale, de toute façon précaire, que va s’établir plus tard le
compromis vital sur lequel la locutrice consent à s’engager (what we have in common’s
bound to be there) ! Cette bizarrerie s’exprime à travers toute une série de disparités ou
de paradoxes : les neuf poils sont inégalement répartis (4 + 5) entre les deux seins ; ils
forment une marque noire sur la blanche poitrine de l’amant(e) ; ils paraissent
intolérablement libres, mus (flying) par le souffle de l’amant(e) mais en réalité
solidaires de la peau ; ils déparent désagréablement l’évidente harmonie de cette
poitrine (loved and celebrated : célébrée, célèbre, honorée, louée, etc.) en créant un hiatus
entre les deux seins ; ils paraissent libres et imprégnés du souffle de l’amant(e) alors
que l’observatrice se sent éloignée et enchaînée à son regard. Comment ne pas y voir
une image du désir de la locutrice venant se plaquer, se coller sur le corps de son
amant(e) ; comment ne pas y reconnaître l’image de la sordide imposition de la
sensualité venant ternir le battement naturel de la vie et du souffle. L’image d’un désir
qui se sent à la fois irrépressible et impuissant, désordonné et inutile, intolérablement
parasite, renié mais aussi libre et enchaîné, minuscule et volage.
24 C’est en fait ce hiatus, cette irrégularité que simule l’ensemble du poème, dans sa
substance même, dans la fracture qu’il impose aux structures et à la syntaxe de la
langue anglaise. Par sa lecture, le lecteur partage la pulsion chaotique du désir. La trace
que laisse le poème est celle d’une cassure ou plutôt d’un rythme carré, irrégulier se
superposant au rythme paisible, contrôlé (restrained, pourquoi ? se demande
l’observatrice trahissant ainsi son désarroi) du souffle de l’aimé(e). Nous avons vu tout
le parti que l’écrivaine tirait de la rupture entre loved et celebrated, entre fathom et even
a ripple, entre passes et bets, mais c’est l’ensemble du poème qui est bâti sur la
disjonction, sur le plein du sens et le vide de la rupture. Sauf que cette disjonction – je
l’ai montré au détour de mes tentatives de traductions – recrée une autre forme de
communication fondée non pas sur la continuité mais sur le hiatus. C’est le compromis
que Bishop nous invite à partager : puisque la concorde ou l’harmonie ne sont pas
possibles entre les êtres ; puisque le désir ne fait que recreuser leur solitude ; puisque la
liberté de l’un entraîne inévitablement la servitude de l’autre. En fait, on découvre deux
types de ruptures dans la trace poétique et donc deux types de désespoirs : il y a les
ruptures qui sont « compensées », c’est-à-dire celles, situées à la césure, par lesquelles
la locutrice arrive à atténuer la douleur du désir inassouvi et inassouvissable par un

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 7

imperceptible persiflage qui passe dans l’intervalle : passes… bets, common’s… (common is
et commons : les communs, parties communes, non partagées)… bound to be there, I…
could bargain (dont la place en surplomb souligne le caractère emphatique (Moi, Moi en
tous cas, presque s’il ne tenait qu’à moi… je pourrais marchander) ; et par ailleurs, il y a des
discontinuités irréductibles, en fin de vers, tragiques parce que non compensables,
comme le beneath ou le with s’opposant peu après au never with, mais aussi lets qui
autorise toutes les compromissions ou le why restrained (sans marque d’interrogation
comme si aucune réponse ne devait pouvoir être apportée) déjà vu ; comme si ces
ruptures en fin de vers ouvraient des gouffres que le poème semblait avoir
partiellement comblés de par la convulsive irrégularité de sa métrique.
25 Une fois terminée cette divagation très incomplète à travers le poème de Bishop, que
reste-t-il ? Certainement pas un texte, une traduction, un autre poème. J’ai essayé
d’établir, à travers les variantes les plus diverses, dont certaines peuvent être
considérées comme laxistes, ou même oiseuses, un tissu de langage à travers lequel,
non pas cerner, mais étaler, desserrer les virtualités du poème. A-t-on encore affaire à
une traduction ? Je le pense quant à moi en me souvenant du travail présenté par Lance
Hewson et moi-même il y a quelques années6. Ce refus de la solution « débouchiste », du
produit fini, unique et indépassable, qui a caractérisé notre démarche me paraît
correspondre à la première étape du processus de traduction tel que nous l’avions
formalisée. L’acte de traduction ne peut se résumer au salto mortale dont parle Ladmiral,
elle est bien plus l’occasion de ranimer la signification à la fois autour du texte
d’origine et dans la langue d’arrivée à travers la prévision des possibles du texte
traduit. Le premier temps de l’opération traduction était, selon nous, une phase
génératrice dans laquelle on mettait en regard deux familles de paraphrases : l’une en
langue source encadrant le texte à traduire et l’autre en langue d’arrivée contenant les
traductions possibles, pas nécessairement la traduction retenue. Le second temps de
l’opération traduisante était décisionnel dans la mesure où il impliquait le choix
« paramétré » du traducteur, c’est-à-dire un choix qui l’engage personnellement, qui
marque son incidence socioculturelle et qui exprime la finalité du texte traduit. On se
retrouve avec la traduction éclatée, replacée, semble-t-il, dans le premier temps, à la
différence près que ce temps peut se suffire à lui-même dans le cas du texte poétique.
Comme je l’ai montré précédemment, les trois paramètres de traductibilité ne
s’appliquent pas au poème : le traducteur n’est pas impliqué en tant que personne, sauf
dans le cas de la traduction poétique texte pour texte ; son inscription socioculturelle
est de peu d’importance et la finalité de son acte n’est pas définissable. Dans ce cas très
particulier, les deux temps de la traduction deviennent deux façons d’aborder le texte
poétique : la traduction éclatée et la traduction texte ne se complètent pas. Elles
reflètent deux façons d’aborder l’altérité sans l’altérer.
26 Restera pour certains le regret, la déception, l’angoisse de ne pas avoir découvert un
texte. D’autres y verront une capitulation, une timidité, un aveu d’impuissance. Je
préfère y voir l’esquisse d’un écrit d’une autre nature, fondamentalement hybride,
dispersé, émietté dans lequel les langues se parlent plutôt qu’elles ne se repoussent ;
dans lequel origine et aboutissement, source et cible sont, sinon confondues, du moins
plus proches et plus harmoniques qu’on ne le croit ; je préfère voir le traducteur
comme un chercheur inquisiteur, fouilleur, fureteur et curieux cherchant à détendre ce
qui était dense et compact, donner de l’air au sens : un parfum qui s’exhale dans l’air
n’est pas perdu, il se sublime ; quant à son texte, c’est son imperfection et son

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 8

inachèvement qui me séduit, son refus de « faire comme », de produire un équivalent


ou un substitut ; son désir de ne pas « ôter les échafaudages ou de tirer l’échelle » 7.
27 À partir, semble-t-il, d’un point de départ identique, à savoir l’idée d’une parenté entre
les langues et de l’impossibilité de la communication entre elles (« Une traduction
cependant, qui cherche à transmettre ne pourrait transmettre que la communication,
et donc quelque chose d’inessentiel »8), je m’oriente vers des conclusions à l’opposé de
celles de W. Benjamin. Dans le processus de traduction en général et de la traduction
éclatée en particulier, je ne vois pas de « complémentarité » 9 entre les langues, mais
plutôt une miscibilité entre elles ; pas de mutation (« mûrissement », « survie » 10) dans
les traductions successives d’un texte, mais plutôt des rencontres à la fois éphémères et
génératrices de sens ; pas de « révélation » d’une « langue pure » qu’elles viseraient
toutes, mais plutôt l’amorce d’une hybridité généralisée des langues et des cultures.

ANNEXES

Textes de référence
« O Breath », Elizabeth Bishop, A Cold Spring
Beneath that loved and celebrated breast,
silent, bored really blindly veined,
grieves, maybe lives and lets
live, passes bets,
something moving but invisibly,
and with what clamor why restrained
I cannot fathom even a ripple.
(See the thin flying of nine black hairs
four around one five the other nipple,
flying almost intolerably on your own breath.)
Equivocal, but what we have in common’s bound to be there,
whatever we must own equivalents for,
something that maybe I could bargain with
and make a separate peace beneath
within if never with.
Elizabeth Bishop, 2003, Un printemps froid, Traduction de Claire Malroux, Belval,
Éditions Circé, p. 46-47.
En dessous de ce sein aimé et célébré,
silencieux, las en fait aveuglément veiné,
s’afflige, peut-être vit et laisse
vivre, passe parie
quelque chose qui bouge mais invisiblement,

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 9

et avec quelle clameur pourquoi réfrénée


je ne puis sonder même un frisson.
(Vois le vol ténu de neuf poils noirs,
quatre autour d’un cinq de l’autre mamelon,
volant presque intolérablement à ton souffle.)
Équivoque, mais ce que nous avons en commun ne peut être que là,
tout ce qui requiert de nous des équivalents,
quelque chose que peut-être je pourrais marchander
pour conclure une paix séparée en dessous
en dedans quoique jamais avec.

NOTES
1. Voir le texte et sa traduction à la fin de cet article, p. 88.
2. A. Berman, 1984, L’Épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, p. 292.
3. Ibid., p. 303.
4. W. Shakespeare, Othello, V, ii, 26.
5. Je ne me prononcerai pas sur le sexe de la personne endormie, non pas parce que cela n’a pas
d’importance ou parce que la syntaxe de l’anglais permet de rester dans le doute, mais parce que
le poème me paraît situé plus profondément que le rapport entre les sexes aux racines du désir.
6. L. Hewson et J. Martin, 1991, Redefining Translation, The Variational Approach, Londres,
Routledge.
7. « L’accès fait partie de la signification elle-même. On n’abat jamais les échafaudages. On ne tire
jamais l’échelle. » E. Lévinas, 1996 [1972], L’Humanisme de l’autre homme , Paris, Fata Morgana,
p. 33.
8. W. Benjamin, 2000 [1923], Œuvres I, Paris, Gallimard, Folio essais, « La tâche du traducteur »,
p. 245.
9. Ibid., p. 257.
10. Ibid., p. 249.

RÉSUMÉS
La traduction impose au texte poétique une lecture contrainte en langue étrangère. Ainsi, les
difficultés propres au texte poétique s’en trouvent redoublées, le rendant quasiment
intraduisible. En refusant de proposer une unique traduction, nous avons essayé d’entourer le
poème d’Elizabeth Bishop « O Breath » d’une guirlande paraphrastique dans l’espoir de percer
son secret. Du même coup, nous proposons une nouvelle pratique interlinguistique – la
« traduction éclatée ».

Translation imposes on the poetic text a restricted reading in the foreign language. So doing, the
difficulties inherent in the poetic text are compounded, making it almost untranslatable. By
refusing to select one single translation, I have tried to surround Elizabeth Bishop’s poem “O

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La traduction éclatée : pourquoi et comment ne pas traduire la poésie 10

Breath” with a garland of paraphrastic suggestions, hoping to penetrate its secret. At the same
time, I propose a new interlinguistic practice—fragmented translation.

AUTEUR
JACKY MARTIN
Jacky Martin a publié en collaboration avec Lance Hewson une étude du phénomène traductif
intitulée Redefining Translation: The Variational Approach, ainsi que toute une série d’articles sur des
sujets connexes. Il a par ailleurs étudié les phénomènes d’hybridation entre les cultures dans le
cadre de la littérature américaine dans un ouvrage intitulé A World of Difference: An Intercultural
Study of Toni Morrison’s Novels (co-authored with W. Harding). Un ouvrage à paraître intitulé
Othering American Poetry traite des problèmes de métissage dans la poésie américaine
contemporaine.

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