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Revue des études slaves

Problèmes théoriques de la traduction de la poésie russe en


français
Monsieur Léon Robel

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Robel Léon. Problèmes théoriques de la traduction de la poésie russe en français. In: Revue des études slaves, tome 47,
fascicule 1-4, 1968. Communications de la délégation française au VIe Congrès international des slavistes (Prague,
1968) pp. 123-128;

doi : https://doi.org/10.3406/slave.1968.1962

https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1968_num_47_1_1962

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PROBLÈMES THÉORIQUES

DE LA TRADUCTION

DE LA POÉSIE RUSSE EN FRANÇAIS

PAR

LÉON ROBEL

1.0. La théorie de la traduction est un de ces carrefours de la science du


langage où les vérités aujourd'hui se rencontrent et se reconnaissent. La théorie
de la traduction de la poésie paraît à cet égard particulièrement prometteuse :
— parce qu'elle est à faire;
— parce que la langue de la poésie pose avec une acuité particulière les
problèmes linguistiques généraux et que son étude a été à la source de certains
des développements les plus féconds de la linguistique;
— parce qu'elle « résiste » et que nombre de linguistes de premier plan
vont même jusqu'à nier qu'il puisse y avoir traduction en ce domaine de la
poésie.
1.1. Comme l'a excellemment montré Georges Mounîn, toute théorie de
la traduction se doit de commencer par l'étude de l'intraductibilité.
Cette méthode évite les errements théoriques et pratiques, les descriptions
superficielles ; elle astreint à la recherche de passes inconnues.
1.2. Toute théorie de la traduction poétique engage une conception de la
nature du langage poétique et de la création poétique.
La plupart des études en ce domaine renvoient implicitement à une
conception de la poésie comme ornement et à une disjonction essentielle du fond
et de la forme.
1.3. Une théorie de la traduction poétique doit se situer à un autre niveau
qu'une critique de la traduction poétique. Cela n'implique pas, bien entendu,
qu'elle renonce à étudier les traductions déjà faites ou à influer sur celles qui
se feront. Mais son but ne peut être de porter des appréciations ni de fournir
prescriptions et recettes.
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1.4. Le choix du passage de la poésie russe au français, déterminé par


l'expérience personnelle de l'auteur de la présente étude, est fondé en théorie
par une opposition et une proximité suffisante des systèmes de versification,
des contacts, une histoire.
Poésie russe et poésie française seretrouvent, selon la classification de
Поливанов (D, dans le même groupe des systèmes toniques, mais offrent l'avantage
d'astreindre à une recherche plus approfondie des correspondances de
structures que ne pourrait faire par exemple l'étude comparée des versifications
allemande et russe ou même anglaise et russe, dont les similitudes extérieures
sont trop grandes ^.
Ajoutons qu'au niveau de la pratique, la résistance à la traduction est plus
forte dans le sens R ->- F que dans le sens F ->- R, ce qui ne peut que
favoriser notre projet.

2.0. Il ne nous appartient pas ici de reprendre les problèmes de la théorie


de la traduction dans leur ensemble. Il est clair que la plupart des objections
émises contre la traduction en général (Whorf et alii) tombent d'elles-mêmes
lorsqu'on a affaire à un domaine où la proximité linguistique et culturelle est
aussi grande.
Plus, Jakobson l'a fort bien montré, «l'aspect cognitif du langage non
seulement admet, mais requiert l'interprétation au moyen d'autres codes par
recodage, c'est-à-dire la traduction ». Disons avec Étiemble que toutes les
objections fondées sur les différences de « découpage du réel » qu'offrent les
différentes langues se réduisent en dernière instance à une conception
extralinguistique, celle de l'incommunicabilité des consciences, que réfute la
pratique, et qu'un verre d'eau en effet suffit pour donner idée de la mer.
La traduction apparaît de plus en plus clairement comme une opération
des plus générales et fondamentales de l'esprit humain : il n'est pas de
compréhension, à? intégration à son propre code qui n'implique une opération de
traduction.

2.1. Mais ceux-là mêmes qui tiennent pour la traductibilité en général


la contestent le plus souvent dans le domaine poétique.
Sans doute, H s'agit là d'une tradition romantique. C'est le « clair de lune
empaillé » de Heine, la « violette fondue » de Shelley. Il est remarquable
cependant que ce dernier fonde son affirmation de la « vanité de toute
traduction poétique » (3) sur une analyse de la « langue des poètes » qui met en
évidence l'importance de la trame sonore.

(D Cf. Б. Д. Поливанов, «Общий фонетический принцип всякой поэтической техники»


(Вопросы языкознания, 1963, п° 1).
(2) C'est sans doute la raison pour laquelle, dans le bel ouvrage de R. Kemball (Alexander
Blok : a Study in Rhythm and Metre, The Hague, 1965, Mouton and C°), la partie pour nous la
moins enrichissante est celle qui est consacrée à la confrontation générale des versifications russe
et anglaise.
<8> Cf. Shelley, A de/ence ofPoetry {Prose works, vol. 2, Chatt & Windus, p. 7).
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Or c'est bien dans l'intrication du sens et des sons, dans le caractère


paranomastique de la poésie que Jakobson voit la raison pour laquelle « la
poésie, par définition, est intraduisible » M.
Semblablement, Jean Cohen donne la « non-traductibilité » pour le critère
même de la poésie &\
2.2. C'est une position salubre. Elle permet d'éviter les errements suivants :
a. La traduction est considérée comme un moyen d'informer sur le contenu
de l'œuvre originale, celui-ci étant réduit aux situations, personnages, idées,
sentiments, images...;
b. La traduction est considérée comme le moyen de rendre compte de la
forme de l'original, celle-ci étant réduite aux ornements : compte des syllabes,
des accents, nombre de lignes, disposition des rimes, etc. (cf. les « neufs
commandements du traducteur de poésie » selon Гумилев) ^.
c. La traduction est considérée comme un compromis entre о et b qui
mettra, selon le sentiment du traducteur ou ses moyens, davantage l'accent
sur о ou b et procédera par allusion à ce qui sera tenu pour supplétif; ainsi
ce que l'on pourrait appeler la traduction universitaire élégante, tout en
s'attachant essentiellement à o, s'efforce à l'isosyUabisme, saupoudre
légèrement le texte d'allitération ou de rimes « lorsqu'elles veulent bien venir
d'elles-mêmes » (4).
3.0. Nous définirons la traduction comme l'opération linguistique par
laquelle on substitue à une structure une autre structure fonctionnellement
équivalente. S'il est vrai que « le vers n'existe que comme rapport du son et
du sens », qu'il est une « structure phono-sémantique », un « nexus son/sens »,
les objections à la traductibilité de la poésie ne peuvent venir que d'une
analyse de ce rapport dans la langue de départ et la langue d'arrivée. Ici tout aprio-
risme doit être écarté, qui renverrait en dernière instance à une conception
romantique, non scientifique de l'œuvre comme « l'Unique ».
Il ne peut s'agir pour la linguistique moderne d'admettre un rapport
substantiel (intransposable) entre la forme du mot et la signification. La difficulté
ne peut donc venir que de la description du rapport entre le son et le sens, tel
qu'il est réalisé dans les œuvres poétiques.
3.1. Or il est bien vrai que la description traditionnelle des structures des
langues poétiques russe et française ne peut que donner le sentiment de
l'incommunicabilité.
S'il est possible, en effet, de reproduire en français les mètres russes
classiques (surtout iambiques et anapestiques, d'ailleurs), ce ne peut être qu'au
prix de coupes sombres dans le vocabulaire et donc au détriment du sens.

(D R. Jakobson, < Aspects linguistiques de la traduction » (Essais de linguistique générale,


P., s. d., éd. de Minuit, p. 86).
<2) Jean Cohen, Structure du langage poétique, P., 1966.
(3) ід теория перевода, М.-Л., 1924.
(4) C'est la méthode exposée par Roger Caiilois dans Arion, almanach international de poésie
publié à Budapest (1966).
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3.2. Une remarque de Boris Pasternak nous semble indiquer de quel côté
devrait se porter la recherche :
Он [Андрей Белый] вел курс практического изучения русского
классического ямба и методом статистического подсчета разбирал вместе со
слушателями его ритмические фигуры и разновидности. Я не посещал
работ кружка, потому что, как и сейчас, всегда считал, что музыка
слова — явление совсем не акустическое и состоит не в благозвучии
гласных и согласных, отдельно взятых, а в соотношении значения речи
и ее звучания ílJ.
Nous n'entendons nullement contester la valeur des recherches faites dans
la ligne de Белый, mais marquer qu'elles ne peuvent avoir pour notre projet
qu'un intérêt secondaire (puisqu'elles ne peuvent nous permettre de sortir
de l'impasse).
3.3. Les travaux des spécialistes du rythme, de Paul Fraisse en particulier &\
montrent bien que le « rythme pur » est une notion très pauvre qui n'implique
pas même la périodicité d'une répétition, mais un simple ordre temporel des
phénomènes.
Il n'y a pas de perception du rythme sans expérience de V accent, c'est-à-dire
d'une stimulation se détachant des autres à quelque égard. Cette expérience
est toujours une activité et cette activité ne peut s'exercer convenablement
« à vide » en dehors d'un contexte affectif et signifiant. Le rythme est
l'expression d'un contenu.
Un mouvement rythmique donné se distingue de tout autre en ce qu'il n'a
et ne peut avoir qu'une expressivité bien définie.
Selon la formule de Téplov « le sentiment du rythme est toujours
l'expérience affective de la correspondance entre le cours temporel donné d'un
processus et le contenu de ce processus. S'il n'y a pas de contenu, il n'y a pas non
plus de correspondance, ni par suite de place pour le sens du rythme » (3).
L'expérience, aisément réalisable, de pièces de poésie reconnues à travers une
déclamation abstraite (ta-ta-tam, ta-ta-tam) montre bien que le rythme ne s'y
identifie nullement au schéma métrique, mais qu'il a une existence individuelle
que le récitant évoque, notamment par l'intonation, en se référant en pensée
au texte.
4.0. Arrivé à ce point de notre exposé, nous devons relever une observation
d'un des plus célèbres et des plus savants traducteurs russes de poésie
française, Михаил Лозинский :
Звукопись, звуки слов в стихах, всего ярче воздействуют на нашу
амоциональность. Это не просто музыкальный звук, так или иначе нас
настраивающий. Звучат слова, а слова — носители мыслей, образов,

Б. Пастернак, « Люди и положения » (Новый мир, 1967, п° 1, р. 219).


Cf. Paul Fraisse, Les structures rythmiques, P., 1956.
B. M. Téplov, « Psychologie des aptitudes musicales », P., 1966.
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понятий, чувств. И вот эти-то мысли, образы, понятия, чувства


проникнуты звуковым светом. Они вступают между собой в сложную
перекличку, звуки таинственно роднят их между собой, создают для нас
сложные сети мысленных и чувственных ассоциаций (1).
4.1. C'est ce réseau, cette texture phono-sémantique qu'il convient d'étudier.
Nos dépouillements ont porté sur des œuvres de Пушкин, Лермонтов,
Некрасов, Тютчев, Блок, Саша Черный, Маяковский, Хлебников,
Мартынов, Кирсанов, d'une part; de Ronsard, Nerval, Hugo, Baudelaire,
Rimbaud, Apollinaire, Desnos, Eluard, Aragon, d'autre part. Bien
qu'insuffisants quantitativement, ils confirment l'intuition d'un fondement rythmique
analogue des œuvres classiques et modernes russes ou françaises.
В. Шкловский note :
У Маяковского стихи рождались ритмом, но ритм этот у него
рождался основным словом, заданием (а>.
Cette loi génétique nous apparaît en effet comme une loi de structure.
Le rythme est bien ce « modèle du monde » que constitue par son activité
intérieure, spirituelle mais aussi motrice, le poète.
Des mots que l'on pourrait nommer générateurs se dissocient et se
recomposent en un réseau plus ou moins dense de sons et de significations associés.
Ce mouvement de décomposition et de recomposition qui entraîne à la
fois phonèmes, syllabes, idées, sentiments, émotions, images est le support
même du poème, sa structure profonde (3).
4.2. Si nous le trouvons également dans la poésie russe et dans la poésie
française, la question qui se pose, dès lors qu'il s'agit de traduire, est de savoir
s'il est possible de le re-produire.
Ce qui en légitime l'ambition, c'est le phénomène de la « traduction interne »
et son importance considérable dans le processus de création poétique. Les
meilleures descriptions du travail de traduction poétique que nous ayions,
somme toute, sont celles qui nous sont données par Маяковский (dans
« Как делать стихи ») et par Aragon (dans le poème « Les poètes »). Les
œuvres de poésie sont toujours des structures ouvertes; elles ne jaillissent pas
tout armées du cerveau du poète.
4.3. Tout artiste est un composé à proportion variable (selon les genres, les
périodes, les écoles, les tempéraments) d'aptitude particulière à l'imitation

п° (D
7, р.
M. 164).
Л. Лозинский, « Искусство стихотворного перевода » (Дружба народов, 1955,
<2) В. Шкловский, Шили-были, М., 1964, р. 306.
(з) Nous faisons nôtre sur ce point la conclusion de l'excellente étude que Jean-Claude
Chevalier a consacré au calembour chez Apollinaire dans la revue Europe (nov.-déc. 1966) : « II
[le calembour] est l'acte poétique par excellence puisqu'il instaure la puissance de création
poétique dans le domaine du langage qui est immotivé, dans le domaine de la forme, auquel il
donne une signification. (...) Le calembour (...) apporte la preuve que la poésie n'est pas une voie
détournée, une broderie, une décoration, c'est un essai pour trouver un chemin de traverse, un
raccourci qui conduise à la réalité ».
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et à la création. H sait se modeler sur la réalité en un travail complexe et ardu


de façon à produire une œuvre qui ajoute à cette réalité.
Mais la traduction est une écriture-lecture : le modèle du monde est
préconstitué.
Le paradoxe de la traduction de poésie, c'est d'être imitation d'une création
et création d'une imitation. Il y faut un talent particulier où les dons de
créateur et d'imitateur se trouvent pour ainsi dire inversés. Il s'agit d'ajouter
à la poésie nationale en y intégrant « l'étrange ».
On voit tout l'intérêt, dans notre perspective, d'études comme celle de В. П.
Григорьев M qui, schématisant de façon plus complète les fonctions du
langage, font entrevoir comment peut s'opérer cette intégration.
4.4. Dans notre optique, il n'est donc pas légitime de nommer traduction
poétique (du moins de la poésie russe en français) ce qui vise à restituer le
contenu dénotatif du poème original, ni non plus ce qui s'évertue d'en calquer
avant tout les traits de versification; ni d'en transplanter (comme dans la
méthode préconisée par Michel Deguy) les traits de langue non signifiants
pour aboutir à un véritable « dérèglement de tous les sens ».
Nous réserverons le terme de « traduction poétique » à l'opération par
laquelle on re-produit ce que nous avons appelé la structure profonde,
phonosémantique du poème russe en français.
C'est cela sans doute ce que les poètes traducteurs saisissent intuitivement
lorsqu'ils parviennent à restituer ce qu'ils appellent le « ton », la « voix » du
poète original.
4.5. La poursuite de cette recherche devrait mener à l'établissement d'une
typologie comparée des structures phono-sémantiques des poésies russe et
française et des modes de re-production de R en F, c'est-à-dire des moyens
d'intégration de R à F et des équivalences fonctionnelles de F à R.
Une attention particulière sera portée à la densité des réseaux et à la
répartition des nœuds phono-sémantiques.

École nationale des Langues orientales vivantes, Paris.

(D В. П. Григорьев, « О задачах лингвистической поэтики », Известия Акад. наук


Серия лит. и яз., том XXV, 6, р. 489-499.

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