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Metz Christian. Les sémiotiques ou sémies. In: Communications, 7, 1966. pp. 146-157.
doi : 10.3406/comm.1966.1102
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1966_num_7_1_1102
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que phonique x. La langue est structure, mais cette structure est diff
icilement separable des servitudes de la phonie. Ainsi pour André Martinet
la double articulation — c'est-à-dire le découpage deux fois linéaire — ,
le fait de l'exécution phonique, et la notion de langage « au sens le plus
ordinaire, le plus banal du terme * » sont trois caractères 'profondément
liés entre eux : ils définissent à eux trois le langage au sens propre, ils suf
fisent à eux trois à marquer la frontière entre la linguistique et la sémiol
ogie: « nous réservons, dit-il, le terme de langue pour désigner un instr
ument de communication doublement articulé et de manifestation vocal
e s. » C'est une des raisons, et sans nul doute la principale, pour les
quelles les phénomènes prosodiques ou suprasegmentaux, qui échappent
à la linéarité et à la double articulation, ont toujours été considérés par
cet auteur comme marginaux et « moins foncièrement linguistiques 4 »
que les phonèmes et les signes, bien que certaines langues en tirent parti
à l'occasion 6 puisqu' aussi bien les variations de hauteur mélodique
(tonèmes), de longueur d'émission (chronèmes) et de vigueur articulatoire
( « stronèmes » ) sont des possibilités physiologiques offertes par la voix.
On remarquera d'autre part qu'André Martinet et Louis Hjelmslev
se rejoignent sur un point : ils estiment l'un et l'autre qu'on ne saurait
définir le langage par voie d'induction généralisée, c'ést-à-dire en faisant
le relevé des traits communs à toutes les langues connues. Car beaucoup
de langues passées sont perdues à jamais, toutes les langues futures sont
inconnaissables par définition, et même parmi les langues connaissables,
beaucoup sont encore peu ou mal connues 6. De plus, le langage ne sau
rait se définir par la somme — toujours fortuite et toujours à refaire —
de ses manifestations attestées à chaque moment de la recherche ; il
englobe aussi les combinaisons possibles 7 qui n'ont pas, ou pas encore,
été attestées mais qui sont conformes à l'idée qu'on se fait au départ
du phénomène linguistique. La définition du langage est donc nécessair
ement antérieure au proche-à-proche des inductions, bien que le linguiste
doive s'inspirer, pour cette définition première, de « l'expérience la plus
vaste »8 ainsi que de la considération des possibles — cette dernière
relevant de ce qu'on pourrait appeler une imagination fonctionnelle
informée (extrapolation en esprit de connaissances nombreuses, passage
de l'attesté à l'attestable). On reconnaîtra là certains aspects des deux
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Martinet, et qui répond assez bien au type que ce dernier appelle «annexionn
iste 1 » puisque, n'intégrant ni la double articulation ni la réalisation
phonique (elles-mêmes plus ou moins inséparables l'une de l'autre*),
elle admet comme langues la quasi-totalité des systèmes sémiologiques :
feux de croisement, sonneries de téléphone, tintements de cloches desti
nés à indiquer l'heure 8, langues de connotations, métalangages *,
etc.. Lorsque Louis Hjelmslev définit la structure comme une « entité
autonome de dépendances internes 6, » il est clair que la formule peut
s'appliquer à la fois aux langues et à diverses sémies. Lorsqu'il distingue
entre plusieurs types de structures 6, on remarquera encore qu'il
oppose aux structures non-sémiologiques l'ensemble des structures
sémiologiques (linguistiques ou non), bien plutôt que les structures
linguistiques aux structures non-linguistiques à l'intérieur du domaine
des systèmes de signes : ce qui différencie la sémiologie (linguistique
comprise), dit-il, de toutes les autres études, c'est le fait qu'en sémiologie la
première de toutes les a fonctions » est celle qui unit le fonctif «signifiant»
au fonctif « signifié » (et qu'il appelle justement « fonction sémiologique »
— ou « dénotation » dans le cas du langage verbal ') ; dans les études
autres que sémiologiques ou linguistiques, le savant cherchera aussi des
fonctions, mais non pas la fonction signifiant-signifié. Rappelons enfin
que dès l'édition danoise des Prolegomena Louis Hjelmslev donnait de
la langue une définition extensive, susceptible d'englober un grand nombre
de sémies autres que les langues proprement dites : « Une langue est une
hiérarchie dont une quelconque des sections permet une division ulté
rieure en classes définies par relation mutuelle, de telle sorte qu'une
quelconque de ces classes permette une division en dérivés définis par
mutation mutuelle 8. »
Cependant, il importe de noter que Louis Hjelmslev est beaucoup
moins « annexionniste » en pratique qu'en théorie. S'il estime que les
1. La linguist, synchr., p. 2-3 (passage jusque-là inédit). « Ceux qui ne trouvent jamais
assez vaste le domaine de leur science... »
2. Pas tout à fait cependant. Voir sur ce point la discussion d'André Martinet, La
linguist, synchr., p. 19-21 (Repris de La Double Articulation linguistique, op. cit.). Si
par suite de quelque cataclysme le langage gestuel conventionnel des sourds-muets
(= décalque orthographique des idiomes) devenait le vernaculaire de plusieurs généra
tionssuccessives...
3. On sait que Louis Hjelmslev a fait une série de conférences à Londres et Edimbourg
sur ces trois sémies, ainsi que sur le morse.
4. Voir toute la dernière partie (connotations et métalangues) de Prolegomena to a
theory of language, 1953, Indiana Univers. Publications in anthropology and linguistics
(éd. originale en danois, 1943).
5. Essais linguistiques, p. 21 (Repris de : « Linguistique structurale », editorial d'Acta
linguistica, IV, 1944).
6. Essais linguistiques, p. 116 (Repris de La Structure morphologique, op. cit.).
7. « Fonction sémiologique » : Essais linguistiques, p. 116 (Repris de La Structure
morphologique, op. cit.) — « Dénotation » : Ibid., p. 45 (Repris de La Stratification du
langage, op. cit.). Dans ce même passage, l'auteur emploie « relation sémio tique » (au
lieu de « fonction sémiologique »).
8. Traduction du danois par André Martinet (B. S. L. P., XLII, 1942-45, p. 33).
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que dans langage, une idée d'organisation stricte qui ne convient pas à
la situation du cinéma, sémie souple, mal formée et toujours naissante,
sémiologie indécise émergeant toujours-de-nouveau de l'analogie ico-
nique. Il est vrai aussi que l'expression de « langage cinématographique »
ne peut pas et ne doit pas être abandonnée car elle est trop entrée dans
l'usage et qu'elle a l'avantage de représenter à chacun, de façon fort
« parlante » en dépit de son vague (ou peut-être à cause de lui), l'ensemble
des phénomènes que la sémiologie du cinéma se propose d'étudier —
puisqu' aussi bien cette entreprise ne consiste pas à parler d'autre chose
que des études traditionnelles sur le « langage cinématographique »,
mais à en parler autrement. Il est vrai enfin que le « langage cinémato
graphique », par sa richesse sémantique, par son incontestable capacité
à véhiculer de l'information, et par son haut degré d'autonomie relative
par rapport au verbal (importance des images, du montage etc.), est
sans doute, parmi tous les langages au sens figuré, un de ceux qui se
prêtent le mieux à être confronté au langage proprement dit. Il reste
pourtant que cette expression de « langage cinématographique », dans
l'état actuel des recherches linguistiques et sémiologiques, ne peut avoir
qu'un sens figuré — fût-il sensiblement moins figuré que lorsqu'on l'ap
plique à bien d'autres « langages » — , et devra toujours être employé
entre guillemets, comme une dénomination conventionnelle. Car les
différents idiomes qu'étudie la linguistique proprement dite ne portent
pas seulement le nom de a langues » — ce qui aurait pour effet de mettre
le terme « langage » à la disposition de telle ou telle étude de sémie non-
verbale — , ils sont aussi les formes du langage, les différentes réalisa
tionsdu langage phonique humain, du langage tout court ; ce dernier
n'est même connaissable qu'à travers les langues, qui sont ses manifes'
talions particulières, comme y insistent à la fois Louis Hjelmslev * et
André Martinet *. Le propre de la linguistique, certes, est de séparer le
pertinent du non-pertinent, et de ne s'attarder que sur le premier ;
aussi cette discipline, qui part de l'étude du langage, en arrive-t-elle
surtout à s'occuper des langues, conformément au programme saussu-
rien s. Mais le langage dont elle part est déjà le langage au sens propre,
et non l'ensemble des systèmes de signes. Louis Hjelmslev remarque que
la linguistique a comme objet spécifique (= visé en dernière analyse) la
langue, et comme objet étudié (= qu'il faut connaître au départ) le
langage au sens propre 4. André Martinet constate de son côté que la
linguistique étudie principalement la langue, et marginalement le langage
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verbal 1. Aussi vaudrait-il mieux préciser, plus nettement " que nous ne
l'avons fait jusqu'ici, que l'expression de « langage cinématographique »
a une valeur conventionnelle et désigne en réalité la sêmiotique cinéma
tographique.
On est en droit de penser que toutes ces difficultés pourraient être
atténuées — et pas seulement dans le cas du cinéma — si réussissait à
s'établir plus fermement un usage qui déjà se dessine. Le terme de lan
gage, quand il est employé sans autre précision, devrait être réservé au
langage phonique, et le terme de langue aux différents idiomes, c'est-à-
dire aux différentes réalisations (dans le temps et l'espace) de ce qu'il y
a de pertinent dans le langage. Parallèlement, et en quelque sorte à
côté, l'expression de domaine sémiologique pourrait être réservée à l'e
nsemble des sémies autres que verbales, c'est-à-dire les sémies trans ver
bales et les sémies partiellement non-verbales ■. La sémiologie est au
domaine sémiologique ce que la linguistique est au langage. Et de la
même façon que la linguistique, à la recherche des différentes réalisa
tionssociales de ce qu'il y a de pertinent dans le langage, étudie les
diverses langues, la sémiologie s'efforce, par la commutation à l'intérieur
d'ensembles significatifs fonctionnellement unitaires, de repérer les
diverses sémiotiques — ou sémies — particulières. Chaque sêmiotique,
ou sémie, est au domaine sémiologique ce que chaque langue est au
langage.
Le substantif sêmiotique, emprunté aux Américains avec un léger
changement de sens (puisqu'il désigne le plus souvent, outre- Atlantique,
la sémiologie dans son ensemble ) — ou encore le substantif sémie, em
prunté sans changement à Eric Buyssens, 3 paraissent convenir l'un et
l'autre à désigner chacune des parties du domaine sémiologique, chacun
des ensembles qui sont au sémiologue ce que les langues sont au linguiste.
L'expression de système sémiologique ne convient qu'à certaines sémio
tiques, d'autres présentant le caractère d'être fort peu systématiques,
comme le notait Eric Buyssens 4. Il faut écarter également Pexpres-
Christian Metz
Centre National de la Recherche Scientifique.
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