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Armand Colin

L'AMOUR, LA COLÈRE, LA JOIE, L'ENNUI LA SÉMANTIQUE DES ÉMOTIONS DANS UNE


PERSPECTIVE TRANSCULTURELLE
Author(s): Anna Wierzbicka and Elżbieta Jamrozik
Source: Langages, No. 89, Recharches linguistiques en Pologne (MARS 88), pp. 97-107
Published by: Armand Colin
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41690384 .
Accessed: 04/01/2014 13:22

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AnnaWlERZBICKA
de Canbera(Australie)
Université

L'AMOUR, LA COLERE, LA JOIE, L'ENNUI


LA SEMANTIQUE DES ÉMOTIONS
DANS UNE PERSPECTIVE TRANSCULTURELLE

La sémantique viseessentiellement à décrireet à mettre en rapportles significa-


tions.Toutelangueconstitue un système de significationsmouléesdanslesmotset les
constructions grammaticales. Comprendre ces significations
estd'uneimportance fon-
damentalepourcomprendre les hommesqui parlentla languedonnée.Toutefois,
l'identification
des significations que véhiculele fondslexicalet grammatical d'une
langues'estheurtéedansle passéà des obstaclesinfranchissables. Toutesles tentati-
vestraditionnellesde fournir unedescription adéquatedessignifications et de lescom-
parer se brisaient
avant tout surl'écueilde la circularité.
Si par exempleLe PetitLarousseen Couleurs(1972)définit Yamourcommeune
« affection vive», Yaffectioncomme« attachement, amitié,tendresse », et Yattache-
mentcomme« sentiment d'amour,d'amitié», etc..., il estévidentque ce sontlà des
pseudo-définitions, qui, pourciterDescartes,« n'éclaircissent rienet nous laissent
dansnotreignorance première » (1952: 892). Le schémasuivant- combien fréquent
danslesdictionnaires - illustre la circularité
complète du champsémantique présenté
dans le PetitLaroussementionné :

Ce problème a étéélucidédepuislongtemps de façontoutà faitunivoquedansla


réflexion
théorique surla languegrâce aux grandspenseurs françaisdu XVIIIesiècle,
en particulier
Descarteset Pascal. Les deuxphilosophes ontégalement indiquéune
issuepossiblede l'impasse: afind'éviterla circularité,
il faudrait
délimiter
à l'inté-
rieurdu lexiqued'unelanguedonnéeun ensemble de motstraitéscommeultérieure-
mentnon-définissables,et définir
touslesautresmotsde la langueuniquement en ter-
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mesde ces unitésprimitives. C'est ainsique cettequestionse trouveformulée par
exemplechezArnaudet Nicole(1965: 90-91):
« Jedis de plus,qu'il seroitimpossible de définir tousles mots.Car pourdéfinir
un mot,on a nécessairement besoind'autremotsqui désignent l'idéeà laquelleon
veutattacherce mot,et si on vouloitencoredéfinir les motsdonton se seroit
servipour l'explication de celui-là,on en auroitencorebesoind'autres,et
ainsià l'infini. Il fautdoncnécessairement s'arrêter à des termesprimitifs qu'on
ne définisse point, et ce seroit un aussi grand défaut de vouloirtropdéfinir,
que de ne pas assez définir,parce que par l'un et par l'autreon tomberoit
dansla confusion que l'on prétend éviter.»
Bienqu'untelprogramme paraisseabsolument clair,simpleet d'unelogiqueirréfuta-
ble,la linguistique ne l'a pratiquement jamais adopté nidéveloppé jusqu'à uneépoque
récente, le considérant utopique.Le premier linguiste moderne qui aitreprisl'idéede
rechercher les unitésnon-définissables et l'aitérigéeen tache- foncièrement réalisa-
ble - de la sémantique fut
linguistique AndrzejBogusfawski (1966,1970).
Personnellement je considère que le programme initiéparBoguslawski peuttoutà
faitêtreaccompliréellement, et j'essaiede le mettre en œuvredepuisune vingtaine
d'annéesà traversde nombreuses étudesempiriques (cf. entreautresWierzbicka
1972,1980a,b ; 1985; 1986a, 6, c ; 1987; à paraîtrea, b, c). Ces recherches ont
aboutià établirdes listessuccessives d'hypothétiques éléments sémantiques universels,
supposésreprésenter « des atomesde la penséehumaine». La première de ces listes
(Wierzbicka, 1972)contenait lesunitéssuivantes : moi,toi, quelqu'un , quelquechose,
ce(t),je veux, je ne veuxpas, je sens/ressens, j'imagine , unepart, le monde , devenir.
Leurversionla plus récenterenferme en outresavoir , place et temps , ainsiqu'une
séried'autreséléments soupçonnés indéfinissables, telsque parexemplebonet mau-
vais (v. Wierzbicka, à paraîtrec.).
La principale nouveauté de monprogramme de recherche parrapport aux concep-
tionsdix-septièmistes consisteà rattacher la recherche des éléments indéfinissables à
celledes universaux lexicaux, ces derniers étantdes concepts qui se trouvent exprimés
dans toutesles languesdu mondeà l'aide de motsdistincts. Ainsipar exempleles
motsfrançais amour , colèreou ennuin'ontpas de correspondants sémantiques exacts
dansla languedes habitants de l'atollIfalucsurle Pacifique,de mêmeque les mots
russesxandra , toskaet nadeolo(qu'on pourrait rapprocher vaguement de mélancolie
et dégoût ) n'ontpas de correspondants sémantiques exactsen français; la signification
de ces motsse laissetoutefois décrirede façonadéquatedans chacunedes langues
considérées à l'aidede termes plussimples, commevouloir , savoir , ressentir etpenser ,
un
qui possèdent correspondant sémantique dans chacune d'elles, voire peut-être dans
toutesles languesdu monde(il ne s'agitpas de correspondants pragmatiques exacts,
qui n'existent pas, maisde correspondants sémantiques, cf.Wierzbicka, à paraître b).
L'ensemblede motsqui paraissent avoirleurcorrespondant dans la plupartdes
languesdu monde(sinondanstoutes)sembleexcéderl'ensemble des termes indéfinis-
sablesabsolus.Il résultede mespropres étudesempiriques et de cellesde mescollè-
gues(cf. en particulier Goddard,1979et à paraître; Chappell,1980,1986a,b et à
paraître; Wilkins,1986et à paraître; Harkins,1986; Ameka,1987et à paraître )
qu'uncorpuspluslarge,forménonseulement des éléments hypothétiquement indéfi-
nissablesmaisaussid'autresuniversaux (ou presque-universaux) lexicauxestplusopé-
ratoire pourla description et la comparaison deslanguesqu'uncorpusà basedesseuls
termesindéfinissables. Autrement dit, il sembleutiled'admettre dans la pratique
sémantique un nombre majeur (de 50 à 100) d'éléments quasi-indéfinissables (cf.éga-
lementApresjan,1980). Les élémentshypothétiquement indéfinissables et quasi-
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s'associent
indéfinissables pourformerundictionnaire du métalangage sémantiquequi
nouspermet, à monavis,d'identifier et de comparer avec unerelativeprécision des
notionsappartenant tantà une seulelanguequ'à toutepaireou groupede langues,
mêmesi celles-cisontaussiéloignées génétiquement et culturellement que le français
et la languedes Ifalucs.Pourillustrer
mespropos,j'analyserai par la suitecinqmots
de la languedes Ifalucsdésignantdes sentiments : song, fago, ker, nguchet waires,
ainsique leurscorrespondantsfrançais les plusproches.Les informations surl'emploi
des motsifalucssonttiréesde l'ouvragede Catherine Lutz (surtout 1987,maisaussi
1982et 1983).

SONG

Lutztraduitle termeifalucsongpar justifiable anger'('colèrejustifiable').De sa


paraphrase il résultetoutefoisque ce motne correspond pas en faitau termeanglais
anger('colère'),et ce nonseulement parcequ'il suggèreà la colèreun aspectjuste,
légitime : de touteévidence songestun sentiment moinsagressif que la colère,un sen-
timent qui se manifeste plusrarement pardesactesde violence physique. Songs'exté-
riorisegénéralement dansla réprimande, le refusde nourriture ou uneexpression de
visagedésignéepar le terme pout('moue,grimace').De plus,danscertains cas, song
peutmenerau suicide,ou plutôt,ainsiqu'il résulte desexemples cités,à des tentatives
de suicide.Songa un « objectif » occultéet vise- suivantLutz - à provoquer un
changement dans le comportement de la personnequi l'a faitnaître(« modifiela
situationen modifiant le comportement du coupable»,1987: 301) ; cependantles
actesoccasionnés parsongse retournent plussouvent contrela personne qui l'éprouve
que contrecellequi l'a provoqué(ainsiil y estquestionde tentative de suicideplutôt
que de meurtre). Un articleantérieur de Lutz surle mêmethème(Lutz,1982)nous
apprendque songpeutêtreun sentiment utileet profitable, surtoutaux parents:
« On considère que c'estuniquement en observant le songdes parentsdansdiverses
situations que les enfants peuventapprendre comment on devrait, ou ne devraitpas,
se comporter (p. 121)». « Les personnes âgéeset hautplacéessontplussouvent song
(éprouvent plussouventunecolèrelégitime) contredes personnes plusjeuneset infé-
rieuresdans la hiérarchie socialeque contreleurségauxen âge ou en statut.On dit
souventque les chefsde tribusontsongcontrequelqu'unqui a enfreint une loi ou
violéun tabou» (1987: 122).
Ces informations prouvent que la notionde 'song'diffère de cellede 'colère',ce
qui suggèrela structure conceptuelle suivante:
X ressentle sentiment de song,
(a) X pense: Y a faitquelquechosede mal
(b) Y ne doitpas fairede telleschoses
(c) X ressentun mauvaissentiment à causede cela
(d) X veutfairequelquechoseà causede cela
(e) X veutque Y sachequ'il a faitquelquechosede maletqu'il ne le fasseplus.
Cettestructure conceptuelle n'estnullement identique à cellede la colère(anger),tout
en lui étantproche: en témoigne l'explication suivanteassignéeà 'colère':
X ressent de la colère,
(a) X pense: Y a faitquelquechosede mal
(b) je ne veuxpas que Y fassede telleschoses
(c) X ressentun mauvaissentiment enversY à causede cela
(d) X veutfairequelquechosede mauvaisà Y à causede cela.
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La composante (a) est dans les deuxcas identique : 'la personneY a faitquelque
chosede mal'. La différenciation s'opèretoutefois au niveaude la composante (b) :
dansle cas de songcelle-ciindiqueque Y estobjectivement coupable('Y ne doitpas
fairede telleschoses'); dansle cas de colère , ellesuggère de la partde X (à savoirde
la personne qui éprouvele sentiment) un désirsubjectif plutôtqu'unjugement objectif
(je ne veuxpas que Y fassede telleschoses').
La différence qui sépareles composantes (b) entraîne logiquement unedifférence
au seinde la composante (c) : dans les deuxcas X éprouveun 'sentiment négatif',
maistandisque, dansla colère(anger),celui-cise dirigecontrela personne qui en est
la cause CX ressentun mauvaissentiment enversY à causede cela'), danssongil
resteindéterminé et n'a pas d'objetprécisCX ressent un mauvaissentiment à cause
de cela').
Les formules commecellesque nousvenonsde présenter ne sontévidemment pas
et le
idiomatiques pèchentpar manqued'élégancestylistique, maisoffrent l'avantage
d'êtrecomprises par le biaisd'unelanguenaturelle (le français en l'occurrence). Le
langageutilisédansces formules estun métalangage sémantique « standardisé », qui
restecependant fondésurla languenaturelle et gardeun lienintuitif avec celle-ci.
Vu la dissemblance descomposantes (c), il en résulte logiquement celledescompo-
santes(d) : dansle cas de la colère(anger)le sentiment négatif se dirigecontrela per-
sonnequi l'a provoquée et produitle désird'uneactionnégative tournée contrecette
personne CX veutfairequelquechosede mauvaisà Y à causede cela') ; dansle cas
de song, l'actionsouhaitée ne viseriende préciset peutse traduire aussibiendansle
refusde mangerque dans une réprimande ('X veutfairequelquechoseà causede
cela'). Cela ne signifie aucunement que le sentiment songpuissese manifester sous
n'importe quelleforme.Toutesles actionsque Lutz citeen exemple(réprimande,
refusde manger,moue,tentative de suicide)possèdent un dénominateur commun,
notamment : X veutque Y ait la conscience d'avoirmalagi et qu'il en tireles consé-
quences.Ceci expliquela composante (e) : 'X veutque Y sachequ'il a faitquelque
chosede malet qu'il ne le fasseplus'.
Lutzaffirme que la civilisation des Ifalucsprescrit d'éviterl'agression situantcet
impératif bienplushautsurl'échelledes valeursque le mondeoccidental, et la civili-
sationaméricaine en particulier : « ...quoiqueaussi bienles Ifalucsque les Améri-
cainspeuventse fixercommebutd'éviterla violence, le niveaude l'agression physi-
que dans les deux sociétésainsique ses évaluations approximatives contrastent de
façondramatique ; ce contraste résultedansunecertaine mesurede l'importance dif-
férente qu'on attachedans chacunedes civilisations au butvisé» (1987: 300).
Cette différence de civilisations paraîtêtre confirmée au niveau lexicalpar
l'absenced'un termepourtraduire le motanglaisanger(colère),dontle correspon-
dantle plusprochedansla languedes Ifalucsestbeaucoupplus« faible», avoisinant
le reproche.Les formules ci-dessusproposéesexplicitent de façontransparente les
relationsentreles notionsétudiées.

FAGO

Lutzrendle terme fagoà l'aidede troismotsanglais: compassion (compassion),


love(amour)etsadness(tristesse). antérieurs
Dans un de ses articles traitantle même
fagoen termes
sujet(Lutz,1982),elletraduit de sad love(amourtriste),ajoutantque
les informateurs
bilingues eux-mêmes
fournissent love(amour)commecorrespondant
anglaisde fago.Il estévidentque ce derniertermene trouvepas de correspondant
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lexicalen anglais(ni en français), et qu'il exprime unenotiondifférente, plusimpor-
tantedans la civilisation des Ifalucsque dans le mondeoccidental. De quellenotion
s'agit-ilplusprécisément ?
Parmiles circonstances susceptibles de fairenaîtrenaturellement chezquelqu'un
le sentiment fago, Lutz citela maladie,le départde l'île,le manquede nourriture.
Ce sentiment recèleun « but», que Lutzformule sousl'impératif 'changecettesitua-
tion,répondant au besoinde la personne infortunée'. Les réactions naturellesprovo-
quéespar le sentiment fagoconsistent, selonLutz,à donnerà manger,à pleurer, à
parlerpoliment / gentiment.
Les donnéescitéesme paraissent former la structure conceptuelle suivante:
X ressentle sentiment de fago,
(a) X pense: quelquechosede mauvaisestarrivéà la personne Y
(b) Y ressentun mauvaissentiment
(c) X ressentun mauvaissentiment à causede cela
(d) X ressentun bon sentiment enversY à causede cela
(e) X veutfairequelquechosede bienpourY (à causede cela ?)
Le correspondant le plus prochede fagosembleêtresans nul doutecompassion en
anglaiset compassion en français.Que Lutzne s'en contente toutefois pas affirmant
quefagoavoisineégalement l'amouret la tristesse porteà croireque fagoesten même
tempsplus « affectueux » et plus « intense » que la compassion.
Il n'estpas facilede transposer dansdesdéfinitions rigoureuses cesdifférencesper-
ceptibles à l'intuition, étantdonnéque la compassion suggère aussiunesortede cha-
grinou de peinecauséspar la douleurd'autrui,ce qui se manifeste par un « senti-
mentpositif » éprouvéà l'égardde l'affligé. Cependant, elleestde touteévidenceun
sentiment plusfaibleet plus « tiède» que fago; que les Ifalucsbilingues traduisent
fagopar love (amour) en constitue une preuvesupplémentaire. Essayantde capter
aussibienles ressemblances que les différences entrefagoet compassion je proposeà
celle-cil'explication sémantique suivante:
X ressent de la compassion pourY,
(a) X pense: quelquechosede mauvaisest arrivéà Y
(b) Y ressentun mauvaissentiment à causede cela
(c) en pensantà cela X ressentun mauvaissentiment
(d) en pensantà cela X ressentun bon sentiment enversY.
Les composantes (a) et (b) sontidentiques à cellesde /ago,alorsque (c) et (d) ne sont
qu'analogues: dans la compassion , les sentiments de X sontconsidérés passagers,
limités à l'instant où sa penséese dirigeversl'infortuné ; dansfagoles sentiments de
4en à cela X ressent un bon
X ne sontpas sujetsà une tellerestriction (c/. pensant
sentiment enversY' vs. 'X ressentun bon sentiment enversY à causede cela').
Finalement, la composante (e) du terme fago('X veutfairequelquechosede bon
pourY à causede cela') ne semblepas avoirde correspondant dansla notionde com-
passion : ni le « pincement au cœur», ni un « sentiment de sympathie » à l'égardde
l'infortuné ne doivent êtreforts et intenses au pointde faireentreprendre unequelcon-
que action à son profit. C'est ce qui distingue notamment la notion de compassion et
celled'amour,qui recèletoujoursl'implication 'X veutfairequelquechosede bon
pourY' (c/. Wierzbicka, 1986Ò).La conception occidentale de l'amour(love)ne se
limiteévidemment pas aux circonstances dans lesquellesson destinataire subit,ou
peutsubir,l'adversité du sort.C'est une notionuniverselle, issuedu christianisme,
qu'on peutexpliciter commesuit:
X aimela personne Y,
(a) X connaîtY
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(b) X ressentun bon sentiment enversY
(c) X veutêtreavec Y
(d) X veutfairede bonneschosespourY.
Il sembleque la notionde fagosoitprivéedes composantes (a) et (c), maiscontienne
(b) et (d) ; la descriptionde Lutzn'esttoutefois pas univoqueen ce qui concerne la
composante (b) : devrait-elle
êtreformulée pourfagosimplement comme'X ressent
un bonsentiment enversY' ou comme'X ressent un bonsentiment enversY à cause
de cela*(c'est-à-dire à causede la situation danslaquelleY s'esttrouvé)? ; de même
(e), devrait-elle prendrela forme'X veutfairede bonneschoses/quelquechosede
bon pourY', ou bien'X veutfairequelquechosede bon pourY à causede cela' ?
Qu'unelanguen'aitpas de termepourdésigner l'amouren généralmaispossède
un motqui associedeséléments d'amouravecdeséléments de compassion ou undésir
de protection à l'égarddes êtresfaibleset sansdéfenseestunecaractéristique de nom-
breuseslanguesnon-européennes (c/.Levin,1981).

KER

Lutz traduitle termeker par 'happiness /excitement'. Aucun de ces quasi-


correspondants anglaisn'estfacileà rendreen français. À happiness correspond par-
foisbonheur , dansd'autressituations il se rapproche dejoie ; excitement peutse tra-
duiregrossomodo- maisgrossomodoseulement - parexcitation . Il estévident que
kern'a pas de correspondant exactni en anglaisni en français ; sa significationse
laissedéduiretoutefois à partirdes informations surle comportement qui caractérise
normalement ce sentiment. Les gensqui éprouvent kerrient,parlentbeaucoup,se
conduisent mal ('misbehave'), se promènent ('walkaround')délaissantleurtravail,
fontparade('showoff')etc. Chez les enfants, le sentiment kerse manifeste dans la
mauvaiseconduite.D'aprèsLutz,kerrecèlele « dessein» de tirerpleinprofit d'une
situation donnée('makeuseoftheressources ofthesituation') et de maintenir cetétat
de choses(1987: 301). Toutesces informations surkersuggèrent à monavisla struc-
tureconceptuelle suivante:
X ressentle sentiment de kerf
(a) X pense: quelquechosede bon m'arrive
(b) je le veux
(c) X ressent un bon sentiment à causede cela
(d) X faità causede cela des chosesqu'il ne doitpas faire
(e) X faitcela parcequ'il ne peutpenserà riend'autre.
Les troispremières composantes de cetteexplication, prisesensemble, correspondent
approximativement à la notion de joie, bienqu'on puissesupposer que la joie estun
sentiment à la foismoinségocentrique et plusréfléchi que ker, dansle sensqu'ellese
fondesurl'idée'quelquechosede bonestarrivé'plutôtque sur'quelquechosede bon
m'arrive' ou 'quelquechoseestarrivéqui estbon pourmoi'.
Si la joie se réfèreà un épisodepropicequi estdéjà arrivé, Yexcitation se produità
la penséed'un événement qui
positif doit encore avoirlieu (dans un proche avenir),
ainsi:
X ressentle sentiment d"excitation'
(a) X pense: quelquechosede bon va arriver danspeu de temps
(b) X ressentun bon sentiment à causede cela
(c) X ne peutpenserà riend'autreà causede cela.
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ToutefoisVexcitation - au contraire de ker - ne suggèrepas un comportement
incorrectde la personne qui l'éprouve.De plus,keret excitation diffèrentpar leur
perspective temporelle : ker, étantancrédans le présent,peutcorrespondre grosso
modo aussi bien à happiness /joie qu'à excitement /excitation.Il semble que
happiness /joie se rapporteà un événementqui a déjà eu lieu, alors que
excitement /excitationesttournéversl'avenir.Ker ne renferme pas unetelledistinc-
tionet embrassele présentau senslargedu terme,un présent qui peutincluredes
événements aussibiend'un passé récentque d'un futurimmédiat, à conditionque,
dans l'espritde la personne éprouvant l'émotion, ils soientvifsau pointde lui voiler
tout,mêmeles éventuelles obligationset le sentiment du décor.

NGUCH

Nguchc'est,dans la traduction de Lutz, 'sick and tiredness /boredom'- un


mélange d'ennui et de ou
dégoût, plusprécisément, de sentiment 'd'en avoirassez'.Il
existeun termeanalogue(bien que non- identique)en russe: nadoelo. Toutefois,
aucund'entreles motset expressions que nousvenonsde citer(nadoelo , boredom ,
ennui , dégoût , sickand tired ) ne rendavecprécision la notioninscrite dansle terme
ifalucnguch . Lutzvoitla sourceprincipale de ce sentiment dansdes obligations socia-
les désagréables ('noxioussocialobligation'). Elle l'associeégalement à des situations
désagréables, maisinévitables (« a noxiousbutunavoidable situation », 1987: 307),
quand par exempleun voisinhandicapénousharcèlepourobtenirdu tabac. Lutz
assigneau sentiment nguchles « buts» suivants: « Persévère, continue,ou - si
celan'enfreint aucunerègle- transforme la situation en brisant le schémadesstimuli
réitérés et pénibles» (« Persevere, or,ifno ruleswouldbe broken,changethesitua-
tionby breaking offthepattern ofrepeatednoxiousstimuli », 1987: 301).
Ces informations, ainsique les exemplescités,suggèrent d'assignerà nguchla
structure conceptuelle suivante:
X ressentle sentiment de nguch ,
(a) X pense: Y me faitcela depuislongtemps
je ne veuxplusque cela se passe
(c) X ressentun mauvaissentiment à causede cela
(d) X voudrait fairequelquechoseà causede cela
(e) X saitqu'il ne doitrienfairede mauvaisà Y à causede cela.
L'expression anglaisesickand tiredcontient, à ce qu'il semble,les quatrepremières
composantes (a), (b), (c) et'(d) maisnonla cinquième(e). De plus,cetteexpression
estsouvent signede révolte, tandisque nguchsuggérerait uneacceptation de
résignée
la péniblesituation plutôtque le défi.
Pource qui estde l'ennui(boredom), il ne contient sûrement ni la composante (a)
ni (e), touten incluant troiscomposantes proches de (b), (c) et (d) de nguch . On pour-
raitlui assignerapproximativement la structure suivante:
X ressentle sentiment de 'boredom'(ennui),
(a) X pense: depuislongtemps je ne faisriende ce que je veuxfaire
(b) je ne penseà rienà quoije veuxpenser
(c) X voudrait fairequelquechoseà causede cela
(d) X ne saitpas ce qu'il pourrait faire,ni ce qu'il voudrait faire
(e) X ressentun mauvaissentiment à causede cela.

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La principaledifférenceentrel'ennui(boredom)et nguchse fondede touteévidence
surle caractère
social,interhumain,de nguch, qui constitue
uneréaction
au compor-
tement des autres,alorsque l'ennuipeutoffrirun aspectpurementpsychologique.

WAIRES

Dans la traduction de Lutz,wairessignifie 'worry /conflict'.Le premier de cester-


mesmanquede correspondant français exact,de sorteque les dictionnaires en don-
nentgénéralement unesériede quasi-correspondants, commetourment ou ennui; le
deuxième se rendparconflit . Pourillustrer unemanifestation typiquede waires , Lutz
citel'exemple d'unejeunefemme ayantapprisque sa mère,qui habitait uneautreîle,
étaittombéegravement malade.La jeunefemme désirerendreune visiteà sa mère,
maisen mêmetempsvoudrait resterauprèsde sa sœur,qui està sonneuvième mois
de grossesse. Il s'ensuitun conflit et le sentiment de waires. SuivantLutz,« affirmant
éprouver waires , la jeunefemme affirmait êtresimultanément en proieà deuxdispo-
sitionscontradictoires » (« byasserting herwaires(worry/ conflict),shedeclaredher-
selfto simultaneously holdthosetwo,nowconflicting goals», 1987: 301). De façon
générale, Lutzformule le « programme d'action» dictéparle sentiment wairesen ter-
messuivants : « Essaied'obtenir des informations supplémentaires. Cherchede l'aide
pourprendreta décision» (« Seek further information. Seek assistancein decision
making»).
Ces donnéess'organisent à monavisdans la structure conceptuelle suivante:
X ressent le sentiment de waires ,
(a) X pense: je veuxfairedeuxchosesdifférentes
(b) je sais que si je faisl'une,je ne peuxpas fairel'autre
(c) si je ne faispas l'une,ce seramauvais
(d) si je ne faispas l'autre,ce seramauvais
(e) je ne sais pas ce que je doisfaire
(f) X ressent quelquechosede mauvaisà causede cela.
Ainsiqu'il résultede l'explication, la notionde wairesest prochede l'expression
anglaiseto be in twominds . Cettedernière ne désignetoutefois pas un sentiment, elle
ne véhiculepas nonplusl'aspectdésagréable propreà l'étatde waires . Il estlicitede
croireque l'expression anglaisene se réfère pas à des conséquences « négatives » : on
pourrait l'utiliser dans des situations de choix entre deuxpossibilités «
égalementposi-
tives». Un correspondant indubitablement plusprochede wairesseraitle termepolo-
naisrozterka qui, à l'instar de waires , se rapporte à un sentiment et,qui plusest,sug-
gèreun sentiment pénible,« mauvais». Il sembletoutefois que le motpolonaisne soit
pas nonplusidentique à waireset se situequelquepartentrewaireset l'anglaisto be
in twominds . Rozterkas'appliqueen effet à la situation,proverbiale en polonais,de
l'ânequi, ayantreçudanssonrâtelier de l'avoineet du foin,n'arrive pas à faireson
choix: le sentiment en lui-même est désagréable, maisaucunchoixne mèneà une
issuenégative, commedanswaires . Ces relations se trouventexplicitées dansles des-
criptions suivantes :
X is in twominds(littéralement : « X estentredeuxesprits»),
(a) X pense: je veuxfairedeuxchosesdifférentes
(b) je sais que si je faisl'une,je ne peuxpas fairel'autre
(c) je ne sais pas ce que je doisfaire.
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X ressentle sentimentde rozterka ,
(a) X pense: je veuxfairedeuxchosesdifférentes
(b) je sais que si je faislune, je ne peuxpas fairel'autre
(c) je ne sais pas ce que je doisfaire
(d) X ressentun mauvaissentiment à causede cela.

En guise de conclusion

Pourpouvoir comparer les significationsque véhiculent lesmots(ou constructions)


desdifférenteslangues,nousdevonsdisposer d'unappareilconceptuel indépendant de
toutesces languesmaisutilisables à l'égardde chacuned'entreelles.
À monavis,l'appareilconceptuel en questionpeutêtreélaboréà partird'éléments
de la penséehumaine(les idées« claireset distinctes
universels » de Descartes), enco-
dés dansles universaux lexicaux,qui seraient des motspossédant des correspondants
sémantiques exactsdans toutes(ou presquetoutes)les languesdu monde.« L'unité
psychique de l'humanité » (Spiro,1984: 335) ne résidepas dans l'université appa-
rentedes notionstellesque l'amour , la colèreou la joie, maisdansl'universalité des
notionsplus élémentaires,comme vouloir , dire
, savoir
, penser, bon , mauvais, etc., qui
paraissentavoirune réalisationlexicaledans toutesles langues.Les notionsdu
domainedes sentiments, telsl'amour , la colèreou la joie résultent des configurations
spécifiquesde ces notionsélémentaires ; ellessont comparables toutefois aux configu-
rationsconceptuellesd'autreslanguesou d'autrescultures, car toutesces configura-
tionsreposentsurdes idéesuniverselles, simpleset claires,exprimées dans les élé-
mentsindéfinissablesde toutesles languesdu monde.

par ElžbietaJAMROZIK
traduit

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