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« TE12SL » : « THÉORIES

LINGUISTIQUES et APPLICATIONS »
Leçon 1 : Les domaines de la linguistique générale et
appliquée

A l'attention des étudiants,

Il y avait un problème technique de « synchronisation de la cohorte » (dans le ″jargon


informatique‶…), le service d’assistance MOODLE vient de le régler.

Ce cours est prévu en distanciel (l’amphi 1 qui était prévu n’est pas disponible, il est en
travaux). J'opte donc pour un fonctionnement pédagogique hybride : des fichiers PDF
que vous devrez lire régulièrement chaque semaine (+ vidéos + documents à consulter en
ligne + exercices...etc.) ET des points "visio" réguliers qui permettront d'expliciter les
contenus du cours et de répondre à vos questions.

Je dépose aujourd’hui les premiers documents à lire et je vous préciserai sous peu la date
du premier point visio, certainement mercredi prochain, et les modalités d’évaluation,
Une précision : cet enseignement l’an dernier était celui de mon collègue, M. Léonard, qui
a bien voulu laisser à notre disposition l’ensemble des cours rédigés. Je l’en remercie
vivement et je compléterai par des documents et des réflexions personnelles. Et pour
commencer, je vous propose de lire le bref article que je dépose aujourd’hui, qui ouvre
une première réflexion anthropologique par une thèse controversée, celle de Steven
Pinker sur « L'Instinct du langage ».

Bonne rentrée universitaire !

Marc Gonzalez (Le 14/09/2022)

Cette première leçon se divise en trois :


▪ 1. Ce qu’est la linguistique
▪ 2. Débouchés professionnels
▪ 3. Domaines de la linguistique / composantes formelles de la langue.
En (1), j’expose ce qu’est la linguistique, en me servant d’assertions que je reprends au doyen de
la linguistique générale dans l’Hexagone, Gilbert Lazard. En (2) j’expose quelques débouchés

1
professionnels de la linguistique, et je réponds par là même à la question souvent posée par les
étudiants « mais à quoi tout cela peut bien servir ? ». En (3) je présente la liste des principaux
domaines empiriques ou domaines d’observation de la linguistique, dont certains feront l’objet
des cours suivants. Mon intention est de présenter d’abord les grandes lignes de ce qu’on doit
connaître sur ces domaines (phonologie, morphologie, syntaxe, etc.) avant que d’aborder les
théories linguistiques elles-mêmes. Ces théories sont si peu familières au grand public, et la
terminologie peut sembler si complexe et difficile d’accès qu’on ne saurait aborder les théories
linguistiques sans procéder de la sorte, par l’examen préalable des observatoires empiriques que
sont ces domaines.
1. Ce qu’est la linguistique
La linguistique est la méthode et la pratique descriptive des langues (et du fonctionnement du
langage). Elle se fonde, comme méthode, sur les postulats suivants :
▪ Les langues, envisagées comme expression du langage.
▪ Les langues, analysées comme codes et systèmes.
▪ Le langage, entendu comme distinct des langues particulières (français, allemand, russe,
arabe, hindi, peul, maya, etc.), en tant que faculté à apprendre et utiliser ces codes et
systèmes.
Les langues du monde, à travers leur diversité, attestent de l’unité fondamentale du
fonctionnement du langage chez l’espèce humaine. C’est à travers les langues que l’ont explore
et comprend le fonctionnement du langage. Le langage doit être entendu comme la faculté
d’apprendre et de manier des langues particulières. Langage et langues ne sont donc pas la
même chose (à la différence de l’usage anglais de language, qui ne distingue pas entre les deux
notions). Les langues sont des codes constitués d’unités combinables (consonnes, voyelles,
syllabes, mots, phrases, etc.) en fonction de contraintes et de règles combinatoires qui
fonctionnent comme des systèmes. Par ailleurs, la linguistique est au cœur des Sciences du
langage, qui constituent un champ interdisciplinaire (sociolinguistique, psycholinguistique,
neurolinguistique, ethnolinguistique, etc.). La linguistique est en quelque sorte le cœur technique,
le moteur des sciences du langage. Elle fournit les outils d’analyse (phonèmes, morphèmes,
paradigmes, syntagmes, etc.) qu’utilisent les sous-disciplines constitutives des Sciences du
Langage (désormais, SdL).

2
Je reprendrai ici à l’article du regretté Gilbert Lazard les assertions suivantes1, que je
commenterai sous les flèches :
► « La linguistique des langues est distincte de la linguistique de la parole »
La distinction Langue versus Parole est fondamentale. Il s’agit de niveaux de représentation et de
réalisation des unités langagières : d’une part, la langue, constituée d’un lexique et d’une
grammaire, d’autre part la parole, en tant qu’actualisation de la langue dans les pratiques
langagières. Par cette assertion, Gilbert Lazard rappelle que c’est par exemple la phonologie qui
étudie les catégories de sons d’une langue (ses consonnes, ses voyelles, ses structures
syllabiques), en tant que linguistique de la langue, tandis que c’est la phonétique expérimentale
qui étudie la parole (par exemple la variation que subissent les catégories de sons que sont les
phonèmes, sous forme de variantes : ex. « cheval » dans la langue, avec une structure
syllabique CVCVC versus « ch’val » avec chute de « e muet » dans la parole , « je te dis », en
langue, mais « j’te dis » dans la parole. Quand on recueille des variétés orales auprès des
locuteurs, à différents endroits du territoire d’une langue, on rencontre une foule de variation de
parole, constitutives des réalisations de la langue 2.
► « La linguistique, entendue comme science des langues, a pour objectif la découverte de
constantes du langage, c’est-à-dire des relations interlangues invariantes (les « universaux
linguistiques ») »
Cela veut dire qu’il n’y a pas de langue « extraterrestre » sur la planète : toutes les langues se
ressemblent, malgré leurs différences superficielles. Aussi « exotiques » que peuvent vous
sembler des langues comme le chinois, le japonais ou le malais, elles suivent un ensemble de
contraintes de formation des sons (en phonologie), des mots (en morphologie) e des phrases (en
syntaxes), propres à la forme de l’esprit humain. Lorsque j’ai demandé aux étudiants du cours,
en amphi, de me donner des exemples d’universaux, la plupart se sont trompés, en me citant la
langue des signes, ou le morse, ou les gestes qu’on peut faire en parlant pour convaincre son
interlocuteur. Ils confondaient « universaux » et « codes ». Or, les universaux relèvent des unités
formatives du système des langues, au cœur du fonctionnement du langage humain : par

1 Gilbert Lazard, 2000. « Que cherchent les chercheurs ? », Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 155-1, pp. 445-
460.
2 Vous trouverez une foule de documents dialectaux du domaine d’Oïl (le français et ses dialectes) aussi bien que de l’occitan,
du francoprovençal et des langues régionales, sur la page https://www.limsi.fr/fr/actualites/674-atlas-sonore-des-langues-
regionales-de-france à partir de la célèbre fable de « La bise et le soleil ».

3
exemple, du point de vue phonologique, toutes les langues ont des consonnes et des voyelles, et
toutes les langues se posent la question de savoir si elles autorisent la formation de syllabes de
type CV (comme dans « pou », «fou ») ou CVC (comme dans « pour » ou « four ») ; toutes les
langues ont recours, en syntaxe, à des « rôles sémantiques » (ou structures actancielles,
structures d’actance, chères à Gilbert Lazard) 3, comme l’agent (celui qui fait l’action exprimée par
le verbe, ou « sujet »), le patient (celui qui subit l’action, ou complément d’Objet Direct) ou le
bénéficiaire4 (celui pour qui on fait l’action, comme le complément d’Objet Indirect), etc. Les
langues du monde ne diffèrent en réalité que par la forme sonore, mais plus on explore les
profondeurs de la sémantique, par exemple, comme avec les rôles sémantiques que je viens de
citer (à ceux-ci s’ajoutent l’instrument, la possession, ainsi que le très important rôle appelé
expérient qui vaut pour celui qui ressent une sensation ou un sentiment, ce qui explique qu’on
dise « ça me plaît » ou « ça me déçoit », avec une tournure pronominale ou « oblique » pour
l’expérient, et un tour impersonnel en « ça » pour la cause de l’affect, parallèlement à des formes
directes comme « j’aime » ou « je kiffe » ou « je suis déçu »). Certaines langues focalisent par
exemple sur l’expérient, et organisent tout leur système de conjugaison autour de ce concept -
c’est le cas du géorgien et des langues kartvéliennes. D’autres sont moins « sensibles » à ce rôle
sémantique. Mais aucune ne l’ignore. Les universaux linguistiques sont un peu comme un vaste
« menu » déployé sur l’ensemble de la planète, où les convives (les langues) picorent ce qu’ils
préfèrent, ou se gavent de certains plats plutôt que d’autres. Mais l’ensemble des plats est
toujours, potentiellement, à disposition, comme l’atteste d’ailleurs le changement linguistique à
travers l’évolution des langues - le latin activait certains universaux, que les langues romanes ont
abandonné, comme par exemple le marquage des cas (nominatif pour l’agent, accusatif pour le
patient, datif pour le bénéficiaire ou l’expérient).
► « Elle n’a pas d’autre matière que les produits de l’activité langagière, c’est-à-dire les énoncés,
qui sont ses seuls observables ».
Quoique vous disiez, à moins de ne vous exprimer qu’au moyen de borborygmes, vous
produisez des énoncés. Que je dise « viens ! », « pars ! » ou « ah ! », ah bon ! », je profère des
énoncés, qu’Emile Benveniste définissait comme « la mise en fonctionnement de la langue au
moyen d’un acte individuel d’énonciation », c’est-à-dire un acte de parole (car dire, c’est faire,

3 Cf. Lazard, Gilbert 1994. L’actance, Paris, PUF


4 Rien à voir avec le bénéficiaire d’un chèque, au sens propre, même si l’idée est bien la même. On parle aussi de
« récipiendaire » pour ce rôle sémantique, ainsi que pour un autre rôle que je vais évoquer bientôt : l’expérient).

4
selon la célèbre formule de John Langshaw Austin, qui date de 1955, et qui n’a cessé d’être
reprise par la suite)5. Mais les conséquences de cette assertion de Gilbert Lazard sont que tout
est énoncé et énonciation dans la langue et dans les pratiques langagières. Y compris les
dialogues des personnages mis en scène dans les méthodes de langue.
► « L’observation des énoncés est son seul critère de vérité »
En proférant cette assertion, Gilbert Lazard fait allusion au fait que la linguistique est
fondamentalement, du point de vue structuraliste qui est le sien, une science empirique, qui
fonde ses méthodes et ses résultats sur l’analyse des faits de langue concrets, réels, en situation
- à la différence d’écoles plus récentes, comme la Grammaire Générative et Transformationnelle,
qui expérimente ce qu’un énoncé réel peut potentiellement « générer » comme variantes
grammaticalement acceptables, par des tests logiques. Nous verrons dans le volet des théories
linguistiques à proprement parler, une fois décrits les domaines de la linguistique, qu’il y a là un
débat de fond : la linguistique comme méthode d’analyse fondée dur des faits de langue en
situation, ou la linguistique comme un programme de génération d’énoncés potentiels. La
première méthode a permis de décrire les langues du monde ; la seconde a permis de
développer nombre d’algorithmes utilisés dans les technologies modernes (traduction
automatique, intelligence artificielle, etc.). Ces deux points de vue sont complémentaires, et non
pas antagoniques, même s’ils ressemblent, depuis les années 1950, à des « frères ennemis ».
Toutes les théories linguistiques ultérieures se disputent la primauté d’un de ces deux points de
vue.
► « Elle procède par la comparaison typologique des langues »
Qu’est-ce qu’un type ? C’est un paramètre, un critère, un modèle, qui s’avère être disponible au
sein d’un universal (éh oui : au singulier, un universal, au pluriel, des universaux). Le paramètre peut
être activé ou non activé dans le système d’une langue donnée. Le fait qu’une langue n’ait que les
trois voyelles dites « cardinales » i, u, a relève d’un type, en phonologie - ce type réunit des langues
aussi distinctes et éloignées phylogénétiquement et géographiquement que l’arabe, le totonac du
Mexique et le quechua ou l’aymara des Andes (Pérou, Bolivie)6. La plupart des langues ont des
inventaires vocaliques de type pentavocaliques (5 voyelles, comme en espagnol : i, e, a, o, u - ou,
pour les « grands débutants », selon la graphie du français, « i, é, a, o, ou », mais heureusement,

5 Cf. https://www.universalis.fr/encyclopedie/actes-de-langage/1-quand-dire-c-est-faire/.
6 Vous trouverez une base de données de typologie des langues du monde sur le site https://wals.info/, et une liste des types
ou paramètres, sur le lien https://wals.info/feature.

5
bientôt nous n’utiliserons plus que l’API ou Alphabet Phonétique International pour expliquer ce genre
de choses -). Le fait que les langues concentrent le marquage des relations entre les arguments ou
actants et le verbe, qui exprime l’état ou le procès (l’action), soit sur le verbe (marquage
concentrique), soit sur les noms (ou dépendances du verbe) constitue un paramètre majeur, dans les
langues du monde. Les langues sans inventaire casuel et/ou sans déclinaison, dont l’essentiel de la
morphologie flexionnelle se condense sur la flexion verbale, comme nombre de langues
amérindiennes, relèvent par conséquent du premier type, tandis que celles qui font un usage
important du marquage casuel et des cas, sur les dépendances (notamment, les actants dans leurs
expressions pronominales et nominales), comme les langues indo-européennes, ouraliennes et
altaïques, ou australiennes, relèvent du second type. Certaines langues peuvent être considérées
comme relevant du « double marquage », car elles associent un riche marquage casuel sur les
dépendances à un non moins riche marquage flexionnel du verbe, comme c’est le cas d’un isolat tel
que le basque, en Europe, ou de la famille kartvélienne, dans le Caucase méridional.
D’autres langues privilégient un marquage minimal dans les deux domaines paradigmatiques –
verbe et nom – comme le français, et la plupart des langues romanes, ou l’anglais, par déflexion
(appauvrissement ou perte de la flexion) et sont considérées ici comme hors corrélation. Les langues
dites « isolantes » (Asie du sud-est : sinitique, austro-asiatique, tai-kadai) se situent également hors
corrélation. La carte de la figure 1 donne une vue d’ensemble sommaire sur la répartition
géographique de ces deux types antagonistes, sur le plan distributionnel, dans les langues du
monde, en indiquant la répartition du type concentrique à l’aide de points noirs. Les points blancs
correspondent aux langues exocentriques (Eurasie, Afrique septentrionale et centrale), ou bien hors
corrélation (Asie du sud-est).

Figure 1 : Distribution spatiale des langues concentriques, selon Nichols (1995 : 212)

6
On voit là typiquement un échantillon du travail du linguiste : à travers les faits de langue
observables sur la planète, il parvient à tirer de grandes généralités sur le fonctionnement
variable du langage entre langues, familles de langues et régions linguistiques 7.
► « Cette comparaison opère sur des langues préalablement décrites dans leurs articulations
spécifiques »
Ces articulations spécifiques ne sont autres que les domaines empiriques de la linguistique,
entendus comme ce qu’on appelle aussi les « composantes formelles » des langues : la
phonologie, la morphologie, la syntaxe, la sémantique, etc. Nous venons de voir deux exemples,
à ce titre : l’un en phonologie (systèmes de consonnes et de voyelles, structures syllabiques, voir
notamment la leçon 2 ; l’autre en morphosyntaxe (concentrique versus exocentrique).
► « La description et la comparaison requièrent des méthodes différentes »
Il ne s’agit de rien moins que de la grande dichotomie (ou division majeure) qui fonde la
linguistique moderne depuis l’œuvre pionnière de Ferdinand de Saussure : l’opposition entre
diachronie (histoire de la langue) d’une part, et synchronie (la langue décrite dans une tranche
temporelle donnée, hic et nuc).
On l’aura deviné : Gilbert Lazard est un fidèle descendant intellectuel de Ferdinand de Saussure,
et il représente l’un des courants majeurs de la linguistique du siècle passé : le structuralisme.
Vous avez donc commencé sans le savoir à vous initier à une première théorie linguistique, tout
en révisant les prémisses (ou principes de base) de cet art.

2. Débouchés professionnels
Je ne vais pas y aller par quatre chemins, et je vais éviter les longues listes lassantes de
débouchés, car le CM a démontré que ça lasse plus que ça n’attire. Les débouchés sont
multiples, à condition de ne pas s’enfermer dans les langues et la linguistique. Il faut croiser avec
d’autres formations : SdL et LEA (Langues Etrangères Appliqées) ou bien SdL et Didactique du
FLE ou didactique des langues (personnellement, j’ai fait les trois : SdL, Didactique des Langues
et LEA anglais-italien, dans ma jeunesse, et ça m’a très bien réussi, cf. dernière leçon de ce
cours). Rien ne sert non plus d’être surqualifié, donc je déconseille de dépasser le Master 2 en

7 Cf. au sujet de ce parameter du marquage verbal versus nominal des relations d’actance : Nichols, Johanna 1986. “Head-
marking and dependent-marking grammar”, Language 62:56-119 et Nichols, Johanna 1995. “The Spread of language
Around the Pacific Rim”, Max Planck Institut, Evolutionary Anthropology , pp. 206-215.

7
SdL si vous ne comptez pas devenir enseignant-chercheur, qui est un sacerdoce, et en aucun
cas une sinécure (c’est une litote…).
Dans les faits, la linguistique a tant contribué au progrès technologique des 40 dernières
années qu’on peut dire qu’elle est partout : dans votre correcteur orthographique sur Word ou
tout autre logiciel de traitement de textes, dans la reconnaissance vocale, dans la communication
homme-machine et le moindre gadget sortant comme application d’apprentissage de langues ou
de traduction automatique, etc. Les GAFA, ou « géants du web » ont recruté et recrutent encore,
voire de plus en plus, des linguistes dès la fin du M1 ou du M2. Mais là encore, mieux vaut
croiser les études de SdL avec des études d’informatique, et ne pas marcher que sur une seule
jambe. La linguistique et ses méthodes sert dans les domaines suivants :
► Enseignement
Universités et centres universitaires d’apprentissage de langues.
► Français Langue Etrangère
Alliance française, écoles de langues pour étrangers, association et organismes d’alphabétisation
pour migrants, etc.
► Enseignement des langues étrangères (anglais, allemand, russe, espagnol, arabe, chinois,
japonais, etc.)
► Industrie et secteurs de la recherche et développement
► Industrie : reconnaissance et synthèse de parole, traduction automatique, intelligence artificielle,
traitement des langues naturelles, apprentissage guidé par ordinateur, etc.
► Travail en laboratoire
Neurolinguistes et psycholinguistes, pour développer des outils palliatifs et des méthodes de
traitement des troubles du langage (aphasie, alexie, etc.)
Programmation et algorithmique.
► Planification et aménagement linguistique
Organismes régionaux et gouvernementaux (DGLFLF, instituts culturels régionaux, etc.)
Milieu associatif en régions
► Edition et traduction
Traduction technique et interprétariat
► Métiers de l’écriture et journalisme
► Edition de dictionnaires, édition éducative (Fernand Nathan, etc.)
► Consulting, cabinets de conseil et d’audit

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Ressources humaines
Communication et organisation du travail
Conflits au travail et résolution de « blocages institutionnels »
« Spin doctor » en communication d’entreprise ou gouvernemental.
► Gouvernement et sécurité
Services culturels des ambassades, diplomatie
Expertise et analyse pour diverses agences gouvernementales
► Linguistique forensique ou expertise judiciaire
► authenticité de témoignages, d’aveux…
► ex. appels anonymes – accent
► « linguistique légale »…
Faut-il en ajouter ? Oui, il faut ajouter qu’avec uniquement une spécialisation en SdL ces
débouchés sont moins accessibles, car désormais, la polyvalence est requise partout. Cette
recommandation est d’ailleurs valable pour toute autre spécialisation, et ne concerne pas que les
SdL.
Au cours de ma carrière je ne compte plus les fois où des étudiant.e.s sont venu.e.s
hanter le labo de recherches où je travaillais pour nous annoncer triomphalement, à mes
collègues et moi, avec une sincérité touchante, qu’ils ou elles avaient décroché un poste de
« manager » en DRH (Direction des Ressources Humaines), ou dans les GAFA, et même dans la
police pour l’expertise judiciaire, en ajoutant « et dire que tous mes amis me disaient que ça ne
me servirait à rien ! ».
Mais une fois de plus, ne misez pas sur un seul cheval, et croisez cette spécialisation avec
d’autres formations professionnalisantes, car les SdL n’en restent pas moins un champ de
connaissances techniques et théoriques, certes fondées sur une pratique, mais bien moins
immédiatement professionnalisant que des études en techniques commerciales ou en
comptabilité, etc.

▪ 3. Domaines de la linguistique / composantes formelles de la langue.


Les composantes de la langue que nous étudierons dans les prochaines leçons seront donc,
dans l’ordre :
▪ Phonétique et phonologie
▪ Morphologie

9
▪ Syntaxe
Mais il faut aussi compter avec d’autres composantes formelles ou dimensions du langage, que
nous n’aurons pas le temps d’aborder, telles que :
▪ Sémantique
▪ Pragmatique et rhétorique
▪ Stylistique
▪ Kynésique et non verbal, etc.
C’est sur cette perspective que je clos cette première leçon, en ajoutant quelques éléments de
bibliographie, ainsi qu’un addendum (ou une annexe) sur des questions potentielles pour la phase
d’évaluation de votre apprentissage de ces contenus.

Quelques références élémentaires pour aborder la linguistique :


► Baylon C. & Fabre P., Initiation à la linguistique, Paris, Armand Colin, 1990.
► Dubois J. (dir.), Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, 2004.
► Maingueneau D., Aborder la linguistique, Paris, Seuil, 1996.
► Yaguello M., Alice au pays du langage, Paris, Seuil, 1981.

Addendum : quelques exemples de questions pour l’évaluation, à l’issue du cours, qui


pourraient vous être posées à l’examen :
1. Qu’est-ce que le langage ? En quoi cette notion diffère-t-elle de celle de langues ?
2. Quel a été le principal apport des travaux du Cercle Linguistique de Prague (CLP) à la linguistique
descriptive ?
3. Quelles sont les principales fonctions du langage ?
4. Comment décrit-on et hiérarchise-t-on les traits distinctifs des sons du langage ?
5. Quels sont les critères qui fondent les systèmes de conjugaison et de déclinaison ?
Bien entendu, vous ne pouvez pas encore y répondre. C’est au fil des leçons que vous trouverez
la réponse, mais cela vous donne déjà une idée de « ce qu’il y aura au partiel », comme le
demandent non sans ingénuité, chaque année, nombre de vos camarades en sortant du premier
cours.

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Leçon 2 : Les méthodes
descriptives :

Phonologie

Ce chapitre n’a d’autre (modeste) ambition que de présenter un panorama


introductif aux notions élémentaires de la phonétique (parole) et de la
phonologie (langue), afin de permettre lors de la présentation des théories
linguistiques (deuxième grand volet de ce cours), de rendre compte des
théories et des méthodes à partir de bases un tant soit peu solides. A mon
sens, il serait inutile d’espérer expliquer des théories dans ces domaines, très
techniques et quelque peu ardus pour le profane, sans passer par un survol des
notions élémentaires. Je procèderai, à la différence de la leçon précédente, en
deux temps :

1. Eléments de phonétique articulatoire

2. Exemples de quelques systèmes

Il faut d’abord énumérer et décrire les notions de base, d’ordre


physiologique, qui président au fonctionnement de la parole (section 1).

1. Eléments de phonétique articulatoire

Le schéma de la figure 1 rend compte des deux niveaux majeurs de


production de la parole : la phonation, au niveau glottique (larynx) d’une part,
l’articulation dans la cavité orale et les résonances aussi bien dans la cavité

1
orale que dans la cavité nasale (par exemple pour les sonantes m, n, l, etc.)
d’autre part.

Figure 1. Niveaux majeurs de production de la parole : phonation et articulation

Il faut aussi compter avec la composante dite aérodynamique de la


parole : le jet d’air ou la pression d’air pulmonique qui s’écoule à travers le
larynx ouvert (auquel cas les sons produits sont non voisés, et qualifiés de
« sourds ») ou compressé par les cordes vocales (auquel cas les sons sont
voisés et donc « sonores »).

Il est impossible de détailler ici les processus complexes de pression


d’air, de constriction et de résonance dans les trois cavités que sont la bouche
(cavité orale), le nez (cavité nasale) et les lèvres (cavité labiale,
arrondissement), ni d’en expliquer le dynamisme (les causes) et les effets
acoustiques. On se réfèrera à de nombreux ouvrages d’une grande clarté
pédagogique disponibles sur le marché1.

1 Notamment Carton, Fernand, 1974 : Introduction à la phonétique du français, Bordas, Paris.

2
Figure 2. Les cavités de résonance du flux pulmonique et des sons
laryngés

La figure 3 déploie de l’avant à l’arrière de la cavité orale, des incisives


supérieures à la luette et donc d’avant en arrière, les principaux lieux de
constriction de l’air sous l’effet de pression occasionné par les mouvements
d’antériorisation ou de recul, de rehaussement ou d’abaissement de la langue :
dental ou alvéolaire (t, d ; s, z), postalvéolaire (tʃ, dʒ ; ʃ, ʒ), palatal (c, ɟ),
vélaire (k, g : x, ), uvulaire (q, G ; , ) - dans les paires données entre

parenthèses, le premier terme est non voisé ou sourd, le deuxième est voisé,
ou sonore). Il faut aussi compter avec les consonnes et les voyelles rétroflexes,
articulées avec la pointe de la langue légèrement recourbée, comme dans le /r/
anglais britannique ou nord-américain (à l’exception de dialectes, comme le
Scots, bien entendu). Les articulations rétroflexes sont très répandues dans
certaines régions du monde, comme dans les langues de l’Inde (langues indo-
ariennes et dravidiennes, mais aussi munda, par effet de contact aréal
probablement).

3
Figure 3. Points d’articulation des consonnes

Ces points d’articulation sont également valables pour la réalisation des


voyelles. Sans entrer dans les détails, le trapèze de la figure 4 rend compte des
symboles utilisés pour décrire les voyelles des langues du monde.

Figure 4. Trapèze vocalique maximal des voyelles existant dans les


langues du monde (source :
http://www.phonetics.ucla.edu/vowels/contents.html)

2. Exemples de quelques systèmes

4
Les inventaires de segments des langues du monde se présentent
toujours dans un ordre préétabli, en fonction de critères définitoires
fondamentaux, tels que le degré d’aperture et la position (avant vs. arrière)
pour les voyelles, comme dans le tableau 1 ci-dessous :

Traits ou valeurs + avant - avant + arrière


- labial + labial - labial +labial -labial +labial

i y    u
+ Haut, + ATR

- Haut, - ATR      

- Haut, + ATR e     

- Bas, - ATR      

+ Bas æ    

Tableau 1 (T1). Table des valeurs vocaliques (TVV) en phonologie générale

Le trait ATR est une abréviation de Advanced Tongue Root (Racine de la


Langue Avancée), et vaut pour de subtiles nuances de résonance pharyngale,
obtenues par d’infimes mouvements de la racine de la langue, tout à l’arrière de
la cavité orale. Ces nuances d’atérité sont d’une importance capitale dans les
langues niger-congo, par exemple, dans la ceinture équatoriale africaine ; elles
sont également importantes dans des langues germaniques comme l’anglais ou
l’allemand, mais aussi le suédois et les autres langues scandinaves. T1 décline
donc la table des valeurs vocaliques (TVV) en phonologie générale
conformément à un point de vue aujourd’hui très répandue dans la description
des inventaires des langues du monde, et qui par exemple, fonctionnerait de
manière très adéquate pour des langues de type niger-congo (pour le trait
ATR). T2 préjuge moins explicitement des corrélats liés à la racine linguale
(traits ATR ou d’atérité), en se contentant d’énumérer les séries d’aperture, de
1 à 5.

5
Les ordres (les colonnes) y sont déclarés de manière unaire (non
binariste), numérotés de 1 à 6, et répartis sur trois zones de résonance :
palatal, pharyngal et vélaire. Chaque segment est indexé par deux chiffres : le
premier correspond aux trois ordres majeurs que je viens de mentionner et à la
bipartition étiré versus arrondi pour chacun de ces trois ordres ; le deuxième
correspond au degré d’aperture.

Palatal Pharyngal Vélaire


Etiré Arrondi Etiré Arrondi Etiré Arrondi
1.1 ‘i’ 2.1 ‘y’ 3.1 ‘’ 4.1 ‘’ 5.1 ‘’ 6.1 ‘u’

1.2 ‘’ 2.2 ‘’ 3.2 ‘’ 4.2 ‘’ 5.2 6.2 ‘’

1.3 ‘e’ 2.3 ‘’ 3.3 ‘’ 4.3 5.3 ‘’ 6.3 ‘o’

1.4 ‘’ 2.4 ‘’ 3.4 ‘’ 4.4 ‘’ 5.4 ‘’ 6.4 ‘’

1.5 ‘æ’ 2.5 ‘’ 3.5 ‘’ 4.5 5.5 ‘’ 6.5 ‘’

Tableau 2 (T2). Table générale des voyelles, indexée par ordres positionnels (premier
chiffre) et par séries d’aperture (second chiffre)

Certaines cellules restent délibérément vides : 4.3, 4.5, 5.2., de manière certes
quelque peu ad hoc, mais qui ne retire rien à la validité de cette matrice. Ces cellules
me semblent n’avoir aucune pertinence pour le dispositif TVV, mais rien n’empêcherait
de les prendre en compte dans un domaine empirique où elles auraient une valeur
phonologique. Je n’écarte pas l’idée que ces cellules puissent prendre une certaine
valeur allophonique dans ce dispositif analytique selon les domaines typologiques
observables, ou aient même pu en avoir une dans les domaines qui seront les nôtres
dans cette étude, mais l’esprit de parcimonie m’incite à en faire l’économie.

Selon Jaakko Häkkinen, le système vocalique du proto-ouralien (la langue


reconstruite par les comparatistes, qui a donné toutes les langues ouraliennes
modernes), se laisserait décrire comme en T3 – description calquée sur la matrice de
T1, la première matrice du modèle de phonologie générale présenté ici

6
Tableau 3 (T3). Inventaire et catégorisation (remaniés) du proto-ouralien, d’après
Häkkinen2 2007 : 8-10

Les systèmes phonologiques sont dynamiques : ils changent au cours du


temps, par le jeu des chaînes de traction et de propulsion (un jeu de chaises
musicales dans lequel un son chasse l’autre), si bien qu’on obtient à partir de ce
système ancien des systèmes modernes comme celui du finnois, comme dans le
Tableau 4 (T4), et celui de l’estonien, dans le Tableau 5 (T5). Ces deux tableaux sont
calqués sur le premier (T1). J’ai maintenu les numéros de cellules structurales dans le
premier, mais je les ai effacés dans le second afin de faciliter la lecture. On notera que
l’estonien ne diffère du finnois que par la cellule 5.3 (voyelle postérieure moyenne
étirée ‘’). Cependant, les deux systèmes diffèrent par leur prosodie, dans la mesure

où le finnois a deux degrés de quantité (voyelles brèves vs. longues) tandis que
l’estonien en a trois (voyelles brèves, longues et ultra-longues).

Palatal Pharyngal Vélaire


Etiré Arrondi Etiré Arrondi Etiré Arrondi
1.1 ‘i’ 2.1 ‘y’ 6.1 ‘u’

1.3 ‘e’ 2.3 ‘’ (aucune) 6.3 ‘o’

2 Häkkinen, Jaakko 2007. Kantauralin murteutuminen vokaalivastavuuksien valossa, mémoire de master,


dir.Tapani Salminen, Université de Helsinki,
https://www.doria.fi/bitstream/handle/10024/7044/kantaura.pdf (accès le 27-12-2011).

7
1.5 ‘æ’ 6.5 ‘’

Tableau 4. Voyelles simples (monophtongues) du finnois standard

Et celui de l’estonien :

Palatal Pharyngal Vélaire


Etiré Arrondi Etiré Arrondi Etiré Arrondi
‘i’ ‘y’ ‘u’

‘e’ ‘’ (aucune) ‘’ ‘o’

‘æ’ ‘’

Tableau 5. Voyelles simples (monophtongues) de l’estonien standard

Une fois ces grilles comprises, on peut faire plus simple, et expliquer que les
grands types de systèmes vocaliques dans les langues du monde se laissent décrire
tout simplement comme suit :
Systèmes trivocaliques (arabe littéral, totonac, quechua, aymara, etc.) : /i, u, a/
Systèmes pentavocaliques (espagnol) : /i, e, u, o, a/
Systèmes plus complexes (finnois, hongrois, etc.) : /i, y, e, /.

La Figure 5 a été créée à l’aide de l’application interactive du WALS (cf. supra).


Elle montre à l’aide de pastilles de couleur la répartition des inventaires vocaliques
selon les degrés de complexité dans les langues du monde.

Figure 5. WALS : répartition de la taille des inventaires vocaliques selon les degrés de
complexité dans les langues du monde

8
Elle montre que les plus économiques ou parcimonieux (pastilles bleues)
sont localisés en Australie et dans les Amériques, tandis que les inventaires les
plus complexes (en rouge) sont attestés en Afrique centrale, en Eurasie, en
Asie et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Entre ces deux extrêmes, les
inventaires de taille moyenne (en blanc) formes une zone tampon. Il y a
beaucoup à dire sur cette distribution planétaire de la complexité vocalique,
mais pour aller au plus simple, disons-le tout net : aussi bien les systèmes les
plus simples que les plus complexes sont des innovations, tandis que les zones
à taille moyenne sont le degré « normal » ou « naturel », devenu une sorte de
toile de fond. Cette carte nous informe donc beaucoup sur les dynamiques
spatiales et les vagues de peuplement de la planète. Nous ne pouvons en dire
plus, si ce n’est que ces faits démentent aussi le préjugé que les langues
« simples » seraient plus « archaïques », ou que la complexité d’un système
linguistique serait dû à des degrés de « civilisation » : la répartition se fait par
foyers de peuplement, et à chaque fois, pour des raisons très différentes,
impossible à décrire ici (ce sera peut-être le sujet de votre thèse en phonologie
dans l’avenir, qui sait !).

En ce qui concerne les inventaires consonantiques, on procède de


manière analogue pour la présentation des données, en partant des segments
articulés à l’avant de la cavité orale, pour terminer avec ceux articulés à
l’arrière, comme dans ce tableau des consonnes de l’anglais néo-zélandais, tiré
des données du site de UCLA (Tableau 6) :

Tableau 6. Consonnes de l’anglais néo-zélandais (source : UCLA)

9
La Figure 6 déploie la répartition de la taille des inventaires consonantiques
dans les langues du monde. Là encore, la couleur froide (le bleu) signale un bas
niveau d’entropie (ou de complexité), tandis que la couleur rouge, au contraire,
signale que « ça chauffe » (grande complexité). Le blanc signale le terme moyen, ou
par défaut, en quelque sorte. On peut remarquer deux grandes tendances : (a) la
diversité est plus importante et offre davantage de nuances, mais cela n’empêche pas
de retrouver, en gros, des tendances analogues à celles observées pour les inventaires
vocaliques (tendance à la commplexification en Eurasie et en Afrique centrale), (b)
dans certaines zones, comme le Caucase et les Amériques, la relation est inversement
proportionnelle entre la taille des inventaires vocaliques et celle des inventaires
consonantiques, comme par effet de compensation (à petit inventaire de voyelles,
grand inventaire de consonnes). Pour les Amériques, dont on sait le peuplement
humain très récent (entre 10 000 et 40 000 ans au très grand maximum), cette
asymétrie compensatoire pourrait bien s’avérer procéder également d’un phénomène
de « compensation ». Là encore, ces cartes sont une fenêtre sur le passé, le présent
et le futur de l’Humanité.

Figure 6. WALS : répartition de la taille des inventaires consonantiques selon les


degrés de complexité dans les langues du monde

Un conseil, pour la fin : visiter et fréquenter assidument la page Internet


http://phonetics.linguistics.ucla.edu/, où vous trouverez plus d’une centaine de langues représentées avec
des documents sonores fascinants en accès libre.

10
Leçon 3 : Les méthodes descriptives : morphologie

Il s’agira ici d’un panorama introductif aux objets et phénomènes que traite la morphologie. Je
traiterai successivement de ces deux points :
1. La forme des mots
2. Les grandes divisions : morphologie lexicale versus flexionnelle

1. La forme des mots


J’aurais aussi bien pu intituler cette section « qu’est-ce qu’un mot ? ». Et vous verrez
d’ailleurs qu’il y a de quoi douter, dès qu’on y regarde de près. Cette notion du sens commun ne
va pas de soi, et la linguistique aide à y voir plus clair. Mais je préfère centrer mon analyse sur la
forme des mots, qui permet de poser les bases de la méthode en morphologie, au-delà de cette
question somme toute triviale du « mot », qui n’est jamais qu’une notion floue, mais pas vraiment
un concept - alors que des termes comme lexie (simple versus complexe) ou lexème sont de
véritables concepts, fondés sur une analyse de la forme et des procédés de construction des
« mots ».
Nous venons de voir dans la leçon précédente ce qu’est un son du langage, dans sa forme
catégorielle (un phonème) et dans sa substance (une variante, un allophone). Nous avons vu
qu’un son du langage est constitué de traits cohérents, et en nombre limité (traits de phonation et
traits d’articulation ou articulatoires) Nous allons maintenant voir ce qu’est un « mot », et
comment on analyse en linguistique la forme des « mots ».
Le terme de « morphologie », comme le suggère son étymologie, désigne le discours sur la
forme (des mots), l’analyse de la forme (des mots).
Analysons pour commencer une série de « mots » en français :
(a) venir, revenir, un revenant, devenir, avenir, prévenir, parvenir, survenir, convenir, le tout-
venant, un goût de « revenez-y », une Marie-couche-toi-là, à la vas-y comme je te
pousse, un z-y va, le j’m’enfoutisme, le va et vient, un va-t-en guerre, un fourre-tout,
d’arrache-pied, à l’arrache, le dégagisme, *? un dégagiste, *? un pousse-toi de là que je
m’y mette, !* un tire-toi de là, etc.
NB : !* signale que la forme en question n’existe pas dans la langue

1
Certaines formes de ce micro-corpus lexical déployé dans l’alinéa (a) supra sont
indéniablement des « mots », selon le sens commun, tandis que d’autres sont des syntagmes
plus ou moins figés, des locutions (des lexies complexes). Le terme de lexie (simple vs.
complexe), de ce point de vue, est très utile : des formes comme venir, revenir, un revenant,
devenir, avenir, prévenir, parvenir, survenir, convenir sont des lexies simples, dérivées (lexies
dérivées), qui font intervenir des procédés comme la préverbation (venir => re-venir, de-venir, a-
venir, pré-venir, par-venir, sur-venir, con-venir). Dès qu’on aborde des formes même élémentaires
de composition (le tout-venant, un fourre-tout, d’arrache-pied), faisant intervenir des mécanismes
très productifs dans la langue, on a à faire à des lexies complexes. Lorsqu’on aborde le champ
des lexies complexes dans le lexique d’une langue, on se trouve face à un monde très diversifié,
comme en témoignent les exemples suivants : à l’arrache, une Marie-couche-toi-là, à la vas-y
comme je te pousse, un z-y va, le j’m’enfoutisme. Leur degré d’intégration non seulement dans le
dictionnaire (la norme) que dans le lexique (la langue) est variable. Par exemple, le
j’m’enfoutisme est une lexie originellement complexe, mais aujourd’hui d’autant mieux intégrée
qu’elle a créé une petite famille de lexies du même acabit (une grappe ou une nichée, serais-je
tenté de dire, à la manière du linguiste structuraliste tchèque M. Dokulil) : comparez un
j’m’enfoutiste, le j’enfichisme, à un je-ne-sais-quoi, etc..
Nous observons également des contraintes sur ce qu’on peut dériver et comment on
peut dériver des lexies à partir d’une base lexicale : par exemple, avec un verbe de mouvement
comme venir, on obtient les formes revenir et un revenant, parvenir et parvenu, ainsi que la leixie
complexe « le tout-venant », mais pas !*un venant, !*un parvenant, !*le peu-venant, pas plus
qu’un fous-moi le camp. Alors qu’un va-t-en guerre est tout aussi acceptable que des « mots
composés » simples tels que un fourre-tout, d’arrache-pied, à l’arrache, des lexies comme le
dégagisme semblent ne pas encore permettre *? un dégagiste, *? un pousse-toi de là que je m’y
mette, ou !* un tire-toi de là, etc.
Pourquoi ?
Parce que la formation des mots obéit à des contraintes de combinatoire : des
contraintes distributionnelles, liées aux propriétés des affixes (leur valeur fonctionnelle et
sémantique), qui se combinent préférentiellement avec certaines classes lexicales, ou parties du
discours (nom, verbe, adjectif, adverbe, etc.). Il faut compter aussi avec l’usage et un certain
« sentiment de la langue » qui fait qu’un goût de « revenez-y » est une forme acceptable,

2
quoique quelque peu fantaisiste (elle est attestée dans un contexte publicitaire, pour un fromage
suisse). Comme on le voit, ces questions sont bien plus délicates qu’on ne le penserait de prime
abord, et elles remettent fondamentalement en question la notion de « mot », dès que l’on
observe les contraintes pesant sur la formation de lexies aussi complexes que cette locution
adverbiale qu’est à la vas-y comme je te pousse. Au sujet d’une telle lexie, on pourrait même se
poser la question d’ailleurs de savoir si c’est une lexie (ou « un mot », selon le sens commun,
auquel cas ce serait pour le moins un mot compliqué…), ou un syntagme (une phrase) plus ou
moins lexicalisé. On voit que la frontière entre lexique et syntaxe est, de ce point de vue, moins
évidente qu’elle ne peut le sembler à première vue.
Abordons maintenant, au-delà de la « querelle du mot » entre le sens commun et le linguiste,
la question de la forme du mot à proprement parler. Analysons dans un premier temps cette série
de formes, de la même manière que des entomologistes observeraient des papillons. Nous allons
devoir distinguer des sous-parties, des composantes du « mot » ou de toute lexie, ou de tout
lexème
(b) Parler, Parle !, (nous) parlons, (vous) parlez versus (??) parleur…
Cœur, courage, courageux
Peut-on employer parleur seul, comme une « forme libre », comme on peut le faire de la
racine parl- dans Parle ! à l’impératif, 2 Sg ? Quelle relation entretiennent la lexie cœur et la lexie
courage ? La seconde est-elle dérivée de la première ? En anglais, il est possible de dériver
speaker de (to) speak dans cette langue, speaker désigner tout orateur ou conférencier, ainsi que
celui qui préside aux débats au parlement (House of Commons – actuellement, l’inénarrable John
Bercow). En revanche, les « mots » suivants (en fait, lexèmes ou même lexies, pour le linguiste ;
je ne le répèterai jamais assez) acceptent bel et bien la forme « parleur », mais en contexte, de
manière non pas libre, mais liée : un beau parleur, un haut-parleur. Par ailleurs, les deux formes
(nous) parlons, (vous) parlez sont tout simplement des formes fléchies respectivement à la 1ère
et à la 2ème personne du pluriel du verbe parler.
Du point de vue de la morphologie lexicale, à partir de la racine parl-, on obtient par
dérivation les formes suivantes : parlement, dont on dérive également parlementaire,
parlementariste, parlementarisme, mais aussi, moins connu, parlementarisation (par exemple, de
l’UE), etc. En préfixant, on obtient pourparlers, mais la combinatoire est limitée, pour ce type
d’infinitif substantivé (alors que les lexies pourfendre, poursuivre, pourlécher sont licites, seule
poursuivre atteste d’un équivalent substantival ; comme poursuite, mais on serait bien en peine

3
de créer des infinitifs substantivés de ces trois verbes : * ! le pourfendre, * ! le poursuivre, !* le
pourlécher). On voit les limites imposées par les contraintes distributionnelles, et on peut d’autant
plus admirer le travail sur la langue de poètes comme Henri Michaud, qui ont tenté de repousser
les frontières de la morphologie lexicale, en inventant des mots inattendus en jouant avec la
combinatoire des racines et des affixes. Dans (b), le point commun entre les lexies cœur et
courage est dans la racine variable cœur/cour-. Car c’est en concaténant le suffixe nominal -age
à la variante radicale cour- que l’on obtient... Cour-age, tout comme veuf/veuv-age, serf/serv-age,
etc. On voit contraster deux formes, autrement dit, deux allomorphes (étymologiquement
« autres » et « forme », à partir d’éléments grecs).

2. Les grandes divisions : morphologie lexicale versus flexionnelle


Dans cette section, après une brève récapitulation de quelques notions fondamentales, nous
allons aborder l’opposition fondamentale entre la morphologie lexicale et la morphologie
flexionnelle.

Nous venons d’évoquer au moins six notions : contraintes distributionnelles, racine,


allomorphe, lexème, lexie et dérivation. Nous sommes déjà engagés dans l’étude des
procédés de formation lexicale, au cœur de la morphologie lexicale. Par ailleurs, et c’est là
un fait de la toute première importance, retenons que la morphologie se divise en deux : la
morphologie lexicale (dérivation vs. composition) d’une part, et la morphologie flexionnelle :
conjugaison (pour les verbes) et déclinaison (pour les noms, les adjectifs et les déterminants),
d’autre part.

2.1. Morphologie lexicale : zoom sur la dérivation

Nous venons d’analyser les avatars d’un lexème issu de la classe lexicale des verbes : parler.
Examinons un autre « mot » de sens analogue, mais qui appartient à la classe des noms ou
substantifs : parole. Là encore, nous allons nous retrouver confrontés à des contraintes
distributionnelles induites par le fait qu’il s’agit cette fois d’un substantif, et non d’un verbe. En
utilisant cette lexie comme base, je peux dériver les formes suivantes : un parolier, de la parlotte.

Cependant, les formes !*Paroleur et !*Parlette sont tout aussi impossible qu’ !* un parlier,

4
à partir de l’équivalent verbal, et dans une moindre mesure, qu’un parleur, qui, on l’a vu, en tant
que forme libre et non liée dans une lexie complexe, reste une forme douteuse. Pourquoi ? Une
esquisse de réponse se trouve en (c), qui met en relief le caractère asymétrique de ces
contraintes distributionnelles :

(c) parle => parle-ment, * !parl-ier : le suffixe substantival -ment s’associe avec une racine verbale
pour former un substantif déverbal (déverbation substantivale). Sa valeur sémantique, ou son
trait sémantique est, entre autres, celui d’un lieu : bâti-ment, établisse-ment.
parole > parol-ier, * ! parole-ment: le suffixe substantival -ier s’associe avec une racine nominale
pour former un substantif nominal secondaire (dérivation substantivale simple).

Voici ce que nous en dit, en ligne, la page FrançaisFacile.com1, que je reprends telle
quelle, car elle est riche en données, et elle a le mérite de ne pas trop spécifier les valeurs
sémantiques des afixes (ou, du moins, elle donne aussi bien les valeurs génériques que plus
spécifiques de la plupart d’entre eux). Je cite :

« Parmi les suffixes les plus fréquents servant à former des noms :

Suffixe Signification Exemple


-eur, -euse noms de machine broyeur, tracteur,
moissonneuse, batteuse
-son action, résultat de l’action comparaison, livraison, trahison
-tion, -ance activation, admiration, tolérance
-ment éloignement, pansement
-ure déchirure, ligature, usure
-ade, -age, -aille baignade, jardinage, entaille
-isme opinion libéralisme, idéalisme
-iste partisan d’une opinion royaliste, activiste, empiriste
-er, -ère, -iste agent de l’action boucher, boulangère,
modéliste, garagiste, artiste
-eur chauffeur, instituteur
-ien mécanicien, informaticien
-ier relation, rapport, nom d’arbre hôtelier, casanier, olivier
-ie qualité, action, lieu folie, étourderie, tricherie
-ée contenu cuillerée, brouettée, assiettée

1 Source : https://www.francaisfacile.com/exercices/exercice-francais-2/exercice-francais-95684.php

5
-ain, -ais, -ois, -ien habitant une région Mexicain, Lyonnais, Tunisois,
Parisien
-esse caractère gentillesse, délicatesse…

- Parmi les suffixes les plus fréquents servant à former des verbes:

Suffixe Signification Exemple


-er, -ir, -ifier, -iser, -oyer servent à former des verbes, labourer, rougir, intensifier,
action ou résultat de l’action étatiser, foudroyer
-asser, -ater, -ailler, -oter, - valeur péjorative écrivasser, frelater, écrivailler,
iner buvoter, trottiner

- Parmi les suffixes les plus fréquents servant à former des adjectifs :

Suffixe Signification Exemple


-ant pour créer le participe présent jouant, dansant, riant...
-ain, -ais, -ois, - habitant une région, métier mexicain, lyonnais, tunisois, parisien,
ien chirurgien
-able, -ible capacité de subir ou susciter buvable, capable, lisible, visible
l’action
-et, -ot indiquant le degré, diminutif aigrelet, simplet, pâlot,
-ard, -aud péjoratif pleurnichard, lourdaud,
-e, -é, -i, -u qualité, état élevé, lavé, sali, puni, moulu, barbu
-iste partisan d’une opinion, métier royaliste, activiste, empiriste, dentiste
-al, -el qui a le caractère de nasal, légal, éternel, sensuel
-âtre approximatif, péjoratif blanchâtre, bleuâtre, marâtre
-eur, -eux, -if, -in caractère rieur, craintif, courageux, plaisantin

Enfin, dernier point fondamental : dans beaucoup de langues, notamment les langues
flexionnelles (à la différence des langues isolantes, comme le chinois et les langues d’Asie du
sud-est, hormis certaines langues tibéto-birmanes), il ne suffit pas d’identifier la racine. Il faut
aussi compter avec la voyelle ou la consonne thématique (qui confère la classe flexionnelle
du lexème), qui forme le radical ou le thème (en anglais, stem, comme pour la tige d’une plante,
en poursuivant élégamment la métaphore de la plante, avec sa racine, sa tige et ses feuilles),
avec la racine. C’est sur ce radical, souvent variable dans les langues flexionnelles, que
viennent se concaténer les affixes. Analysons cette série de formes, en (d) :
(d) conduire, réduire, induire, séduire, déduire, dire, redire, (se) dédire, prédire, médire sont
tous des lexèmes licites (acceptables), mais pas !*préduire !*méduire.
Pourquoi pas !*préduire et !*méduire ? Le premier pourrait être un digne synonyme de
précéder ; le deuxième serait un charmant équivalent du verbe égarer. Mais nenni ! Hélas ! Ce
n’est pas le choix qu’a retenu la langue, et on ne peut rien contre. Là encore, des contraintes

6
distributionnelles fortes sont à l’œuvre, mais qui cette fois, ne tiennent pas seulement aux
règles de combinatoire entre la classe lexicale de la racine et les propriétés
distributionnelles (verbale, nominale, adjectivale, adverbiale, etc.) des affixes (préfixes,
infixes, suffixes). Regardons de près ces racines : certaines sont libres, comme di- dans le
verbe dire (cf. impératif 2Sg : Dis !), mais d’autres ne sont pas libres, mais liées, comme
l’élément dui qui, du reste, alterne, dans les dérivations substantivales (conduction, réduction,
etc.) avec son allomorphe duc. Les deux allomorphes radicaux proviennent de la racine duc du
latin qu’on retrouve dans le verbe à l’infinitif ducere ‘conduire’, ‘mener’, ‘guider’. À tout cela
s’ajoutent les données en (e) :

(e) conduire / conduction, conducteur, conductrice ; à comparer aussi avec d’autres formes
dérivées comme (la) conduite (automobile), (la) conduite (de gaz), conduit(e) ; réduire /
réduction, réducteur, réductrice / réduit(e).

Dans la mesure où ces racines alternantes liées (-dui-/-duc-) sont le produit de multiples
événements diachroniques (c’est-à-dire relatifs à l’histoire de la langue), et n’existent que dans
ces formes à préverbation, bien spécifiques et délimitées du point de vue de leurs stratégies
constructionnelles, certains linguistes les appellent des paléomorphèmes. Le terme est élégant,
certes, mais il ne prêche pas en faveur de ceux qui, comme moi, tentent de convaincre le public
que tout n’est pas que jargon dans les méthodes de la linguistique.

2.2. Morphologie flexionnelle, verbale et nominale

Si l’on prend quelques exemples de conjugaison : en français, rappelons que la grammaire


scolaire divise les verbes en trois grandes classes flexionnelles verbales (ou « conjugaisons »)
que sont la première (verbes à infinitif en -er), la seconde (verbes à infinitif en -ir) et la troisième
(autres verbes). Voici une liste de verbes, ci-dessous, sur lesquels vous pouvez exercer votre
compétence native ou en FLE : les quatre premiers (chanter, lier, couver, acheter) sont du
premier groupe, et sont invariables. Tous les autres appartiennent aux autres groupes : au 2ème
groupe pour couvrir, mais en principe, aussi pour partir, blanchir, venir, tenir, qui constituent, par
leur comportement flexionnel, toute une nichée de sous-classes flexionnelles, ou de sous-
conjugaisons ; quant à tous les autres, amusez-vous à les conjuguer aux différents tiroirs ou

7
paradigmes que sont, le présent de l’indicatif, imparfait de l’indicatif, le prétérit ou passé simple,
le futur, etc. et vous verrez fuser de partout, comme dans un feu d’artifice, une myriade de types
et sous-types de conjugaison. En réalité, la grammaire traditionnelle ou scolaire a contourné cette
difficulté. Ce qu’elle appelle le « 1er groupe » est en réalité le modèle de conjugaison sans
variation allomorphique, ou modèle « par défaut », tandis que tous les autres groupes
présentent des séries d’alternances radicales (blanchir => je, tu blanchis mais nous blanchis-
sons, vous blanchis-sez : venir => je, tu viens mais nous ven-ons, vous ven-ez, etc.

► Nous verrons lors du survol de la théorie structuraliste que cette subdivision de la grammaire
scolaire du français, héritée de la tradition de la grammaire gréco-latine, est si insuffisante, si
simpliste, qu’elle est ni plus ni moins erronée (éh oui… C’est l’avantage des théories linguistiques
que de révolutionner le sens commun ou les façons de voir erronées que l’on traine derrière soi
depuis des siècles, sur les langues).
En ce qui concerne la morphologie flexionnelle nominale, il suffira de mentionner en passant la
déclinaison (ou flexion casuelle, de genre et de nombre) dans des langues qui vous sont
familières, comme le latin, ou l’allemand (nominatif, accusatif, génitif, datif…). La page Internet
offre généreusement une vue d’ensemble sur les classes flexionnelles nominales (ou
déclinaison) du latin2 :

2 Source : http://helios.fltr.ucl.ac.be/gibaud/ModuleBayeux/DeclinaisonsLatines.pdf.

8
On le voit, les différentes classes flexionnelles nominales se définissent, pour le latin
comme pour d’autres langues de type flexionnel à déclinaison complexe (langues baltes, langues
slaves, etc.) par les éléments formels que sont les terminaisons, généralement caractérisées à
partir de certains cas plutôt que d’autres, censés être les cas les plus « par défaut », ou moins
marqués, comme le nominatif (cas du sujet). Ces déclinaisons sont corrélées au genre (masculin
vs. féminin vs. neutre). Ainsi, la 1ère déclinaison est celle des mots féminins en -a au nominatif, la
2ème déclinaison est celle des noms masculins en -us, mais aussi des neutres en -um, etc. Là
encore, c’est une tradition héritée du « sens commun » des grammairiens latins et de leurs
successeurs latinistes, mais il va de soi que l’on peut, et que l’on doit reconsidérer le
fonctionnement de ce système. Là encore, les théories modernes en linguistique ont permis de
revisiter de manière très novatrice cette vision des choses, mais il serait prématuré d’en parler ici.
A ce propos, je recommande de lire les travaux de morphologues comme Gilles Boyé et Olivier
Bonami, inspirés par le modèle de la Morphologie des Fonctions Paradigmatiques, qui a émergé
au début des années 2000. Mais nous ne sommes pas encore arrivés au seuil de notre volet II de
ce cours, qui concernera, à partir de la 6ème leçon, les théories linguistiques. Pour le moment,
nous ne faisons modestement qu’explorer les domaines de la linguistique, et les composantes
formelles de la langue.

Exercice : à partir de la liste de lexies ci-dessous, toutes issues d’une famille de racines
allomorphiques liées au sens de ‘faire, fabriquer, en finnois standard, et de la version « zoom »
sur l’allomorphie en question qui la suit, segmentez (découpez) les suffixes et attribuez-leur des

9
valeurs comme dans les tableaux ci-dessus du FrançaisFacile.com - sauf que ce sera là votre
production FinnoisFacile.UPV ☺. Par exemple dans tehdä ‘faire’, la segmentation est teh-
(allomorphe radical) et -dä (allomorphe de l’infinitif), tandis que dans teettää la découpe serait
tee- (allomorphe radical), -ttä- (suffixe causatif ou factitif) et -ä (allomorphe de l’Infinitif). En outre,
les formes tehdasteollisuus, tehdaskangas ou tehdäskenkä ne sont pas des formes dérivées,
mais des mots composés ou lexies complexes. Repérez-les également, et du coup, identifiez les
différentes sous-lexies qui composent ces lexies complexes. Répétez ces deux opérations de
segmentation des formes dérivées et composées de ce corpus pour chacune des formes de la
liste et tirez un tableau des racines et des suffixes dans cette langue.

Les relations de forme (dérivation, composition)


Tehdä ‘faire’
Teettää ‘faire faire’ (causatif)
Teetellä idem ‘faire ici et là, s’activer’ (semelfactif)
Teeskennellä ‘faire semblant’
Tehdas ‘usine’
Tehdastaa ‘fabriquer en usine’
Tehdasteollisuus ‘industrie légère’
Tehdaskangas ‘tissu industriel, fabriqué en usine’
Tehdaskenkä ‘chaussure industrielle’
Tekeminen ‘le faire, le fait de faire’
Teko ‘un acte’
Tekijä ‘agent, celui qui fait’
Tekaista ‘faire à la va-vite’
Tekeet ‘outillage, produits’
Tekevä ‘actif’
Tekemätön ‘oisif’
Tekemättömyys ‘oisiveté’, etc.

Coup de zoom sur la variation du radical (teK / teKe/ tekV)


Tehdä ‘faire’
Teettää ‘faire faire’ (causatif)
Teetellä idem ‘faire ici et là, s’activer’ (semelfactif)
Teeskennellä ‘faire semblant’
Tehdas ‘usine’
Tehdastaa ‘fabriquer en usine’
Tehdasteollisuus ‘industrie légère’
Tehdaskangas ‘tissu industriel, fabriqué en usine’
Tehdaskenkä ‘chaussure industrielle’
Tekeminen ‘le faire, le fait de faire’
Teko ‘un acte’
Tekijä ‘agent, celui qui fait’
Tekaista ‘faire à la va-vite’
Tekeet ‘outillage, produits’
Tekevä ‘actif’
Tekemätön ‘oisif’
Tekemättömyys ‘oisiveté’, etc.

10
Leçon 4 : Les méthodes descriptives :
(Morpho)syntaxe

L’objectif de ce cours sera de présenter un bref panorama introductif aux


objets et phénomènes que traite la (morpho)syntaxe1.
Mon plan sera simple :
1. La syntaxe comme combinaison des mots
2. Les principaux concepts de la (morpho)syntaxe
3. Quelques exemples de typologie morphosyntaxique.

1. La syntaxe comme combinaison des mots


Une définition simple de la syntaxe serait la suivante : la combinaison
des mots dans la phrase. Mais aussi l’ordre des mots. L’organisation de la
phrase. La construction des énoncés.
Ce sont là autant de définitions possibles. Nous avons vu précédemment
que la notion de mot est discutable. Il en va de même de la notion de phrase.
Cependant, alors que la notion de mot restait tout de même utile, la notion de
phrase ne nous sert vraiment à rien.
On lui préfèrera la notion d’énoncé, lié avec toute la problématique
passionnante de l’énonciation (comment le locuteur « prend en charge » son dit
et son dire dans le discours, ce qui relie notre thème du jour à la pragmatique
et à la sémantique ainsi qu’au discours, quelle chance !). De même, nous allons
ici remettre en question la notion de « phrase ». Nous préfèrerons « énoncé »
(qui correspond, la subjectivité de l’allocuteur en moins, à la « proposition » de
la grammaire scolaire), et nous utiliserons pour ses constituants la notion de

1
La conception de ce cours doit beaucoup, pour les sections 1 et 2, à l’ouvrage de Giorgio
Graffi et Sergio Scalise, 2002. Le lingue e il linguaggio. Introduzione alla linguistica, Bologna, Il
Mulino, chap. 7, pp. 159-187. Cependant, tout a été reconceptualisé.

1
syntagme (groupe verbal, nominal, etc.).
Prenons un énoncé tout à fait banal, comme :
(1) La copine de Pierre joue bien du piano
Cette phrase est grammaticalement correcte.
Mais qu’en est-il de ces énoncés obtenus en testant l’ordre correct, par
permutation :
(1.1) La copine de Pierre, elle joue bien du piano
(1.2) Pierre, sa copine, elle joue bien du piano
(1.3) Sa copine, à Pierre, elle joue bien du piano
(1.4) *! Pierre piano du bien elle de sa copine joue
(1.5) *! Copine sa, à Pierre, elle bien joue piano du
(1.6) *! Bien elle joue sa copine de Pierre du piano.
Les énoncés signalés par *! sont agrammaticaux. Pourquoi ? Reprenons chacun
de ces énoncés. Pourquoi certains sont corrects, malgré les permutations, et
d’autres ne le sont pas ?
(1.1) La copine de Pierre, elle joue bien du piano
Il s’agit là d’une topicalisation : opération par laquelle on met en valeur le
topique, autrement dit le thème, ce dont on parle (ici, le sujet : la copine de
Pierre).
(1.2) Pierre, sa copine, elle joue bien du piano
Il s’agit là d’une focalisation sur le possesseur. Dans le syntagme « la copine
de Pierre », on risquait d’oublier Pierre. On fait « remonter » le possessur en
tête de phrase. Oui mais… Oui, mais cette opération de simple permutation
n’est pas sans (grandes) conséquences. Jugez-en plutôt : pour obtenir (1.2),
voilà qu’on doit disloquer l’ordre canonique, celui du syntagme possessif avec
préposition à fonction « génitivale » (de) comme en (1.2bis) :
(1.2bis) [Pierre], *! La copine de (__), elle joue bien du piano
Il va de soi que ça ne va pas du tout, du point de vue de la grammaticalité : ce
déplacement du possesseur, qui vide le syntagme prépositionnel [de Pierre] de
sa tête (le possesseur) enclenche une… Possessivation (la copine de Pierre >
Pierre, sa copine). On voit comment tout opération (énonciative) sur l’ordre dit

2
canonique (c’est-à-dire l’ordre le plus ordinaire, le plus simple, le plus usuel, le
moins « marqué » sur le plan rhétorique ou discursif) enclenche une cascade
de changements, dont la possessivation (Pierre, sa copine) et une topicalisation
(sa copine, elle joue bien du piano). Nous sommes là en pleine observation des
« petits jeux » de la morphosyntaxe : dès que l’on touche à un constituant,
comme le SPrép (la copine de Pierre), tout bouge ! ça déménage, dès qu’on
déplace un meuble dans l’énoncé !

Voyons encore d’autres opérations morphosyntaxiques.

(1.3) Sa copine, à Pierre, elle joue bien du piano


Il s’agit là d’une focalisation sur le sujet. Autrement dit, d’un coup de
projecteur sur le sujet. On ne se contente pas de le répéter de manière quelque
peu redondante : on projette plein feu sur la virtuose (à savoir, la copine de
Pierre) !
En revanche, pourquoi des énoncés tels que (1.4-6) ne relèvent pas
d’opérations énonciatives comme la topicalisation ni la focalisation, mais sont
carrément agrammaticaux, autrement dit « incorrects » ? En outre, ils ne sont
pas seulement « incorrects » du point de vue de la norme. Ils le sont du point
de vue du système de la langue. Le jugement d’agrammaticalité ici n’est pas
normatif, ni prescriptif (ce qu’il convient de dire). Non. Il est motivé par
l’agrammaticalité foncière de ces énoncés, qui ont tous un point commun : ils
violent ou enfreignent les conditions de constituance recevables dans une
langue comme le français.

(1.4) *! Pierre piano du bien elle de sa copine joue


En effet, là, rien ne va plus : la constituance (ordre des éléments internes à
chaque syntagme) n’est pas respectée : piano du pour du piano, etc.
Ne parlons même pas des faux énoncés ou énoncés agrammaticaux (1.5-6). Ils
sont du même acabit.
*! Copine sa, à Pierre, elle bien joue piano du
Ici encore, la constituance n’est pas respectée : copine sa pour sa copine,

3
ainsi que la remontée de l’adverbe, inséré entre le sujet et le verbe, la
postposition de ce qui est une préposition (piano du au lieu de du piano), etc.
sont autant de permutations (mouvements sur l’axe syntagmatique, celui des
successivités : la successivité, ou l’ordre des mots, comme déclaré plus haut
dans cette aimable leçon), qui contreviennent à l’ordre grammatical au sein de
ces constituants.
De même, que dire de l’inacceptable charabia (plutôt qu’énoncé) en (1.5) ?

(1.5) *! Bien, elle joue, sa copine, de Pierre, du piano.


Cette fois-ci, la constituance est certes respectée, mais c’est l’ordre des
constituants dans l’énoncé qui ne va pas. Les permutations exécutées ici sont
certes théoriquement licites (dans le plus pur style du « pourquoi pas ? »), et la
constituance des syntagmes n’est pas brisée ou enfreinte comme en (1.4), mais
ça ne va pas. L’adverbe en premier, puis le verbe, suivi en paquet de tous les
groupes nominaux : empaquettage de l’information grammaticale impossible en
français (alors qu’il serait parfaitement légitime et acceptable dans d’autres
langues du monde ; mais là, pas de chance : ni en français, ni dans une langue
romane, voire dans une langue indo-européenne). On est face à une sorte de
parataxe (juxtaposition de mots), plus que de syntaxe.
Nous venons donc de voir plusieurs Notions Fondamentales (NF):

NF 1 : Il existe des contraintes sur l’ordre canonique des mots, qui


conditionnent tous les mouvements que l’on peut faire subir aux constituants
dans les énoncés d’une langue, en fonction de sa typologie.
NF 2 : Les énoncés sont constitués (c’est bien le cas de l’écrire !) de
constituants ou syntagmes, dont les étiquettes dépendent des catégories
lexicales (nom, verbe, adjectif, adverbe, etc.) et fonctionnelles (préposition,
complémenteur, etc.) : groupe ou syntagme nominal, verbal, adjectival,
adverbial, prépositionnel, etc. Autant on peut permuter et déplacer les
constituants, tant qu’ils restent homogènes (la copine, de Pierre, joue du piano,

4
joue bien, etc. mais pas *!copine la, *!Pierre de, * !piano du joue, etc.) , autant
on ne peut pas impunément déplacer lesdits constituants sans se retrouver
sérieusement en pleine panade – passez-moi le mot. En un mot, en situation
d’agrammaticalité. Mais ce terme doit être entendu non pas comme une
question de norme et de « bon usage » (merci, Vaugelas !), autrement dit, de
convention sociale ou psychosociale, mais en termes d’incohérence structurale,
en termes de fonctionnement du système. Ce qui n’empêche pas que d’autres
ordres des mots (d’autres « syntaxes ») et d’autres accords de forme en
fonction de l’ordre des mots (d’autres « morphosyntaxes ») seraient possibles
dans d’autres langues. Par exemple, autant en français un syntagme comme
(2) sa racine l’arbre

Ne serait pas possible, au lieu de

(2bis) la racine de l’arbre

Il se trouve que l’ordre des mots et l’agencement morphosyntaxique de (2) est


possible dans les langues mayas, en Amérique centrale. Il en découle la NF
(Notion Fondamentale 3) :

NF 3 : l’agrammaticalité, d’une langue à l’autre, ne dépend pas de normes


psychosociales (comme le « bon usage ») mais de contraintes typologiques.

NF 4 : Les opérations licites, d’ordre énonciatif, comme en 1.2-3 (topicalisation


et focalisation), touchent à la structure informationnelle (toutes les nuances
de l’insistance ou de l’emphase sur certains éléments de l’énoncé). Elles
relèvent de l’énonciation. On sait combien elles sont omniprésentes à l’oral, et
moins présentes à l’écrit, du moins, en prose ou dans le style narratif simple ou
purement informatif (journalistique, par exemple). On a peu idée,
généralement, à quel point elles jouent un rôle immense dans les langues à
tradition orale, dont tout le corpus que nous recueillons est oral, et ne cesse de
faire appel à ces procédés. Mais nous verrons cela à la prochaine leçon.

5
En outre, d’une langue à l’autre, même proches, les conventions psychosiciales
sur ces opérations énonciatives sont variables, comme en témoigne l’énoncé
(3) :

(3) Italien : La ragazza di Pietro suona bene il pianoforte


Traduction, en français : La copine de Pierre joue bien du piano

Voyons ce que chaque langue permet comme modification de l’ordre des mots :
(3bis) Italien : Suona bene il pianoforte, la ragazza di Pietro ! Français : Elle
joue bien du piano, la copine de Pierre !
(3ter) Italien : La ragazza di Pietro, il pianoforte, lo suona bene
Français : *? La copine de Pierre, du piano, elle en joue bien
Mais encore – pire, car traduction littérale - : * ! La copine de Pierre, le piano,
elle le joue bien
Pourquoi l’acceptabilité du simple énoncé français en (3ter) est-il discutable ?

Qu’en est-il de l’équivalent finnois, en (4) ? Traduisons cet énoncé si simple


qu’est (1) en finnois :
(4) Pekan tyttöystävä soittaa pianoa hienosti/hyvin
Traduction littérale :
La copine de Pierre joue du piano joliment/bien.
Analysons cet énoncé en finnois. Il est complexe, du point de vue français ou
italien (notamment en raison du marquage casuel des relations entre les
syntagmes nominaux de l’énoncé) :
(4bis) Peka-n tyttöystävä soitta-a piano-a
Pierre-GénSg copine.NfSg jouer-3Sg piano-PartitifSg
hieno-sti/hyv-in
Joli-Adv/bon-instructif

Nous plongeons-là, du même coup, dans l’insondable gouffre de l’écart


typologique entre langues de familles différentes, sans contact direct entre

6
elles. Nombre de traits typologiques morphosyntaxiques apparaissent alors :
français et italien sont des langues qui spécifient la détermination (articles
définis et indéfinis, possession, etc.), mais pas les cas, à la différence du
finnois.

Or, en finnois, c’est l’inverse : le marquage casuel prime sur le marquage


de la définitude. Il en résulte un défi pour l’apprentissage, pour les locuteurs de
ces langues : apprendre à « penser » avec des cas et avec moins de
déterminants, pour les francophones ou les italophones, contre apprendre à
« penser » sans cas et avec des déterminants obligatoires pour les Finlandais
fennophones (je précise car il existe aussi nombre de Finlandais suédophones,
et je ne voudrais pas les exclure… Eux, utilisent des déterminants, mais
postposés au nom, et ont perdu les cas du germanique commun, mais cela
nous entrainerait trop loin…).
C’est là tout le dilemme de l’apprentissage aussi bien du FLE que du FiLE
(Finnois Langue Etrangère).

2. Les principaux concepts de la (morpho)syntaxe

Nous venons donc d’apprendre les notions de constituance, syntagme,


énoncé, cas (nominatif, génitif, partitif, etc.), déterminant, spécification, etc.
Nous avons jeté un regard plein de sympathie et d’admiration contenue sur les
ressources de la morphologie flexionnelle et clitique (proclitiques : « (sa
copine,) elle joue du piano », « sa copine », et, pourrait-on ajouter,
enclitiques : « joue t-elle (seulement) bien du piano ? ») – dans les deux
énoncés que je viens de citer, respectivement, par topicalisation et par modalité
d’interrogation. Tout cela nous fait permuter des pronoms, des constituants, et
fait partie de la liberté « conditionnée » par la typologie et les conventions
psychosociales, du langage.
Nous allons maintenant aborder quelques concepts et dimensions

7
fondamentales de la (morpho)syntaxe, au-delà de la définition de ce que sont
les opérations fondamentales de permutation, d’ordre canonique et de
visée en structure informationnelle.

2. Les principaux concepts de la (morpho)syntaxe


« Au commencement était le verbe… », disiez-vous ? Tout en restant
foncièrement laïc, rappelons que le cœur de tout énoncé est en effet le verbe.
D’où ce paramètre fondamental en typologie des langues, introduit dans la
première leçon, des langues concentriques (où le verbe prend en charge la
plupart des marques morphosyntaxiques, voire toutes les marques) et les
langues exocentriques (où les langues marquent moins le verbe et beaucoup
les dépendances du verbe, dont les noms, autrement dit… Les « arguments »
dudit verbe, notamment à l’aide des cas).

D’où une première grande notion : la valence. La « valence » verbale


correspond à combien d’arguments, ou « actants », peut associer le verbe, en
fonction de son contenu sémantique et de sa fonction ? Par exemple un verbe
intransitif a une valence de 1 (un seul actant : le verbe est mono-argumental ou
mono-actanciel ou encore « monovalent »). Un verbe transitif simple, à objet
direct, est biactanciel ou « bivalent », et donc à valence 2, tandis qu’un verbe à
trois actants ou arguments (Objet direct + Objet indirect) est à valence 3 et
donc ditransitif (car doublement transitif) ou tri-argumental, ou « trivalent ».
Pour découvrir ce monde enchanté de la valence, rien de tel que de lire le
magnifique ouvrage fondateur de Lucien Tesnières2, qui fut jadis professeur
dans votre université préférée (Montpellier 3).
Oubliez les notions scolaires de « sujet » et d’objet direct et indirect, et
pensez plutôt en termes d’agent et de patient ou de bénéficiaire, comme la
série d’énoncés et de gloses en (5) :

2
TESNIERE Lucien : Eléments de syntaxe structurale, Klincksieck, Paris 1959. Consulter aussi
le site des « fans » de L. Tesnière sur http://tesniere.univ-fcomte.fr/ltesniere.html.

8
(5) Le chat attrape la souris
Sujet V Objet (direct)
Agent V Patient
Marie offre un piano à Pierre
Agent V Patient Bénéficiaire
Pierre aime Marie
Agent V Patient
Marie plait à Pierre
Agent V Expérient

Ces structures d’actance ou structures argumentales et leurs étiquettes seront


étudiées plus tard, dans d’autres leçons. Il s’agit de notions à la fois syntaxique
(combien d’arguments ou d’actants un verbe peut combiner, et dans quel
ordre syntagmatique, selon les langues) mais aussi et surtout, sémantique (le
sens). En quoi ces notions sont-elles préférables à celles de la grammaire
scolaire ou traditionnelle ? Eh bien, celle-ci est bien en peine d’expliquer
pourquoi Pierre aime Marie associe un « sujet » aimant, Pierre à un
« complément d’objet direct » aimé, tel que Marie, sans l’aide de préposition, et
donc un agent (celui qui aime) et un patient (celle qui est aimée) dans Pierre
aime Marie, tandis que dans le cas de Marie Plaît à Pierre, on doit user d’une
préposition (à) et donc d’une construction de type « datif « (X plaît à Y, et non
pas X plaît Y). C’est que Y (Marie) n’est pas un patient, dans ce dernier cas,
mais l’agent qui cause un affect à Pierre, qui, du coup, est considéré comme un
expérient – une forme de « bénéficiaire ». Dans une langue comme le
géorgien, ce type de construction est fondamental, et très différent, en tous
points, de tours transitifs comme X aime Y. Et d’ailleurs, pourquoi l’équivalent
anglais de « tu me manques » n’est pas du tout * ! you miss me, qui serait
perçu soit comme un calque effarant, soit comme un propos présomptueux,
mais I miss you ? Je vous laisse réfléchir. Mais on voit là que rien ne va de soi,
tant qu’on colle aux catégories morphosémantiques, en syntaxe, de la
grammaire du français et surtout de sa variante traditionnelle, dite « grammaire

9
scolaire ».

On voit donc l’incidence de ce que le linguiste américain Filmore appelle les


« rôles sémantiques » (cf. son article majeur, paru en 1968, téléchargeable sur
http://linguistics.berkeley.edu/~syntax-circle/syntax-group/spr08/fillmore.pdf).
Certaines langues marquent ces subtils nuances de rôles sémantiques par des
« cas ». Et ces « cas » ne se marquent pas que par des désinences dans des
systèmes de déclinaison, comme en latin ou en grec ancien, ou en allemand ou
dans toute autre langue slave que le bulgare ou le macédonien. Ils se marquent
aussi bien par des adpositions, par exemple, qui d’ailleurs, ne se gênent pas,
dans nombre de langues, comme dans toutes les langues romanes hors
roumain, de suppléer aux cas. L’espagnol, bien qu’ayant perdu les déclinaisons
du latin, ne se gêne pas pour marquer le « cas », associé à d’autres catégories,
comme le genre (humain vs. non humain, animé vs. inanimé) :

(6) Pablo vio un gato selvaje por la calle


‘Paul a vu un chat sauvage dans la rue’
Seul l’ordre des mots SVO permet d’interpréter qui a vu quoi.
Mais
(6bis) Pablo vio a Juan por la calle
‘Paul a vu Jean dans la rue’
L’object direct est précédé de la préposition a lorsqu’il s’agit d’un humain
(qui a vu qui ?). On voit donc que l’espagnol marque finalement le « cas »
qu’on appelle accusatif (le cas du patient) par le biais de la préposition a (la
même que pour le « cas datif » de l’Objet indirect dans Pablo entrega un libro a
Pedro ‘Paul confie une livre à Pierre’). On parle dans une telle situation de « cas
abstrait ». Nous verrons ce point dans la partie théorique (volet II de ce cours),
quand nous aborderons le modèle Principes et Paramètres, du génial (quoique
très controversé) Noam Chomsky.

10
Leçon 5 : Les méthodes
empiriques : terrain
et corpus

Je procèderai en trois temps : d’abord, une mise au poit sur ce que sont
les données pour les linguistes, ensuite ce qu’on entend par « linguistique de
terrain » et enfin, les méthodes et les perspectives de la linguistique de corpus,
surtout celle « outillée » par l’informatique – celle du « Big Data ».

1. Introduction : collecter des données


2. La linguistique de terrain
3. La linguistique de corpus
La finalité de cette leçon est d’introduire de manière empirique (des faits,
encore des faits, toujours des faits ! C’est la devise de l’empirisme, en sciences)
le deuxième volet, qui commencera à la prochaine leçon, et qui traitera de
diverses théories linguistiques. Sans faits, pas d’observation. Pas d’observation,
pas de science ! Mais pas de théorie = pas de science non plus. Donc, que
faire, et comment faire ? Surtout en tenant compte d’un piège : la langue est ce
par quoi nous « respirons » socialement. Nous en sommes imprégnés. Elle est
d’autant plus difficile à observer. Essayez d’observer votre nez sans une glace,
vous verrez ! Comment opérer l’indispensable distanciation ? Comment
procéder ? Langue orale ? Langue écrite ? Langue pensée ?

1. Introduction : collecter des données


Lorsqu’un linguiste cherche ou choisit des données, il n’agit pas au hasard, au
fil de l’eau. Il est comme le cueilleur de champignons, qui sait ce qu’il cherche.
Car sinon, il s’empoisonnera ou finira mal (à l’hôpital). Comment doit-il

1
sélectionner des données dans la masse des faits, et présenter dans son
argumentaire des exemples ? A quelles fins ? Quel objectif ? Quelle perspective
? Quelle finalité sociale ou économique (éducation, didactique, édition, industrie
du TAL, technologies, etc.) ?Quel cadre théorique, quelle construction théorique
? Sur quoi la linguistique fonde-t-elle son étude ? L’oral ? L’écrit ? Le langage
mental ?

Sur des données de trois type, principalement :

- I/ Oralité (élicitations, sur le terrain, ou recueil de discours spontané)

- II/ Attestations écrites, de Sumer à Hugo, ou aux textes accessibles en ligne,


qu’ils soient littéraires, journalistiques ou techniques.

- III/ Introspection (la technique préférée de Noam Chosmky), afin de tester des
transformations / permutations. Par exemple, les opérations énonciatives qui
nous ont tant amusé précédemment, dans la leçon de syntaxe, avec la copine
de Pierre, qui jouait si bien du piano. Voilà qui aurait immensément plu à
Chosmky, alors qu’il se serait ennuyé sur le terrain, à éliciter du kabarde ou lire
du sumérien dans le texte, ou les Upanishads1.

Il est difficile d’imaginer tout ce qu’un simple énoncé comme La copine de


Pierre joue bien du piano et ses variantes potentielles, comme Pierre, sa copine
(__), elle joue bien du piano peuvent réserver de surprises et comment la
manipulation de cette poignée de constituants peut combler les vœux d’un
praticien de la Grammaire Générative et Transformationnelle. Ce seul énoncé
pouvant se paraphraser de maintes manières, après tout, pourquoi se donner la
peine de se rendre dans de lointaines contrées pour recueillir des données dans
des langues exotiques ? Surtout si on part du principe que, le concept de
Grammaire Universelle (GU) aidant, on ne trouvera jamais que des phénomènes
équivalents, où qu’on aille… Certes, même N. Chomsky aujourd’hui remet lui-

1
Cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Upanishads.

2
même en cause la notion de GU, et ne postule plus, tout au plus, que
l’opération très simple de récursivité2 – la collocation, ou la vertu des
combinatoires localement licites, suffisant à assigner les classes lexicales et
fonctionnelles, et valider les énoncés grammaticaux. Quoiqu’il en soit, c’est là la
démarche dite « mentaliste » et « introspective ».
C’est une manière de faire. Nous allons en voir deux autres, très différentes,
moins hypothético-déductives, et résolument plus inductives, à partir des
données, qu’elles soient orales ou écrites : la méthode de la documentation des
langues en danger et la linguistique de corpus.

Par ailleurs, rappelons que le linguiste n’utilise pas la manière « traditionnelle »


de faire de la grammaire, celle des grammaires scolaires ou normatives, qui se
contentaient de citations de grands auteurs.

2. La linguistique de terrain

- Au sujet de la question de la documentation des « langues en danger », je


renvoie au cours de Mme Ksenija Djordjevic, dans ce même cursus, qui donne
d’abondants exemples sur cette question3. En résumé, on observe dans le
monde des langues de l’Humanité la même déperdition catastrophique que celle
qui a cours actuellement dans la biosphère, avec les espèces vivantes : un très
grand nombre de langues disparaît sous la pression de l’urbanisation, des
guerres et des déplacements forcés de population, des catastrophes
écologiques (le grand incendie de la forêt amazonienne de l’été 2019 n’est
qu’un de ces « accidents » aux conséquences extrêmement néfastes pour des
populations indigènes de quelques centaines d’individus habitant dans ces
zones), etc. Certes, certains commentateurs cyniques – dont des linguistes, il
faut l’avouer – commentent « pourquoi, de toutes façons, s’embarrasser de

2
Lire le très intéressant débat sur le blog https://dlc.hypotheses.org/1269.
3 On consultera également utilement le site de l’Unesco consacré à cette question :
http://www.unesco.org/new/fr/communication-and-information/access-to-knowledge/linguistic-
diversity-and-multilingualism-on-internet/atlas-of-languages-in-danger/

3
langues qui ne servent à rien (et qui n’ont même pas de dictionnaire !) ? ».
C’est tout aussi effarant que de se contenter de tenir, face à des populations
massacrées par une guerre ou tout autre acte de prédation, des propos
analogues. On se demande parfois où les principes éthiques les plus
élémentaires s’en sont allés. Non seulement une telle position est moralement
intenable (encore plus pour un linguiste, sur le plan de la déontologie de son
métier et de sa praxis, fondée sur l’observation des langues du monde, sans
aucune exception de principe et sans jugement de valeur), mais elle est en
outre inepte : chaque langue est constituée d’un lexique et d’une grammaire.
Or, le lexique d’une langue amazonienne est une véritable encyclopédie de la
forêt et de la biodiversité – pour peu qu’on adopte un point de vue pratique et
matérialiste –, et sa grammaire est un agencement unique, qui présente une
facette parmi d’autre, très précieuse, de l’organisation de la cognition humaine.
Mais est-il besoin d’argumenter davantage sur l’impératif aussi bien moral que
technique, pour tout linguiste, de documenter et, si possible, de contribuer par
son humble travail descriptif et théorique, à revitaliser des langues en voie de
disparition ? Signalons, en outre, que la prise de conscience de l’urgence de
documenter ces langues n’a été que très tardive (seulement à partir de la fin
des années 1980 et le début des années 1990).

La linguistique de terrain, à la fois héritière des travaux de Franz Boas et


d’Edward Sapir sur les langues amérindiennes, et de la dialectologie des
langues d’Europe, se définit par

- Son immersion sur place, auprès des locuteurs, dans la langue ;

- des questionnaires systématiques (lexicaux, morphonologiques, phonologiques,


morphosyntaxiques, qui peuvent aussi prendre la forme de diaporamas de
stimuli visuels)4, ou bien

4
Outre les travaux des chercheurs du Lacito, voir ceux des linguistes de l’Université de Lyon 2,
sur le lien http://www.ddl.ish-
lyon.cnrs.fr/equipes/index.asp?Langue=FR&Equipe=6&Page=Presentation (et les sous-liens,

4
- Une collecte organisée et cadrée de la tradition orale ou de l’oralité.

- Dans tous les cas, un protocole exploratoire est défini en amont, puis modifié et
adapté en permanence au fil de l’enquête.

On consultera également notre Atlas Sonore du Tseltal Occidental


(Alisto), accessible en ligne, sur le lien http://alisto.aldelim.org/ (données sur
http://alisto.aldelim.org/inicio) qui apporte des ressources sonores, mais aussi
une double transcription des données lexicales, phonologiques et
morphosyntaxiques de tous les dialectes (ou toutes les variétés dialectales) de
la langue tseltal, langue maya occidentale du Chiapas. De telles données sont
une ressource d’une grande utilité pour les instituteurs bilingues espagnol-
tseltal, souvent désemparés lorsqu’ils arrivent en poste dans un village qui n’est
pas celui de leur origine. Ils trouvent là à la fois des ressources ponctuelles,
adaptées à leur lieu de travail, qu’une vision d’ensemble de la variation de leur
langue. Toutes ces données ont été recueillies par des linguistes français
(Gilles Polian, Jean Léo Léonard) et mexicains (étudiants de master du Ciesas,
voir liste dans la section 6 du document sur le lien http://alisto.aldelim.org/ cité
plus haut).

Exercice : consulter les données d’Alisto en comparant les données sur


trois localités : Petalcingo (extrême nord), Oxchuc (plein centre) et Villa Las
Rosas (extrême sud). En quoi ces parlers diffèrent-ils, dans leur lexique, leur
morphologie et leur système sonore (phonologie) ?

tels que http://www.ddl.ish-


lyon.cnrs.fr/equipes/index.asp?&Langue=FR&Equipe=6&Page=Themes#43). Ne pas manquer
les magnifiques ressources en ligne déposées par les chercheurs du Lacito sur le site
Pangloss : https://lacito.vjf.cnrs.fr/pangloss/. Voir aussi notre travail de revitalisation et
formation en didactique des langues pour les écoles primaires et secondaires sur le lien
http://axe7.labex-efl.org/taxonomy/term/12. Autrement dit, les linguistes ne travaillent pas que
dans les amphis et dans leurs bureaux. Ils réalisent des missions de terrain, dans des conditions
souvent difficiles, et parfois, dans des contextes politiques très tendus, car c’est surtout chez les
populations pauvres et désavantagées par des politiques d’échange inégal que se parlent les
« langues en danger ».

5
3. La linguistique de corpus

►Tout cela nous amène à la notion de corpus. Car ce que vous voyez en ligne sur
le site d’Alisto n’est autre qu’un corpus issu de l’oralité. Le terme de corpus,
pour désigner la matière observée par le linguiste suggère qu’on travaille sur le
« corps » de la langue. Les sons ou les phonèmes sont en quelque sorte les
atomes de ce « corps ». Les morphèmes et les lexèmes en sont les cellules. La
syntaxe et la morphosyntaxe composent les organes, qui interfèrent
constamment et sont constitués de toutes ces composantes – ainsi on appelle
les mots et les syntagmes les « constituants immédiats », et les sons, surtout
les traits distinctifs des sons, les « constituants ultimes ». Un corps est une
masse de composants biologiques agglomérés et coordonnés – il en va de
même de tout « corps » de données, constitué de « faits de langue ». Un
corpus peut être oral comme il peut être écrit. Mais maintenant nous allons
nous intéresser à ce dernier cas de figure. Du point de vue de l’écrit, ces faits
de langue (phonèmes et leurs allophones sociophonétiques s’ils sont transcrits,
mots ou lexies ou lexèmes, syntagmes, énoncés, extraits d’articles de presse,
de romans, de conférences ou de discours publics, etc.) se présentent sous la
forme d’attestations. La taille de ces corpus peut être énorme, et ne cesser de
grandir, à la façon de ce pied intrus qui apparaît soudain dans l’appartement
d’un couple, dans une pièce de théâtre de Beckett, et qui ne cesse de croître,
jusqu’à envahir toute la pièce (un peu comme les dictionnaires, les grammaires
et les livres en toutes sortes de langues, dans la bibliothèque d’un linguiste…).
Ces corpus (les anglais leur appliquent le pluriel latin et diraient ici corpora)
constituent des masses de données difficilement imaginables aussi bien pour le
commun des mortels que pour des linguistes d’il y a un siècle : le Corpus of
Contemporary American English (COCA), qui n’a commencé à être constitué en
base de données que depuis 1990 comptait déjà en 2010 environ 437 millions
occurrences de mots (ou lexies) – cf. https://www.english-corpora.org/coca/.
Un corpus issu de l’oralité (transcriptions d’entretiens), le Buckeye Corpus of
Conversational Speech (1999-2000), Ohio State University, mettant à disposition

6
des enregistrements de 60 minutes par personnes, ne compte pas moins de
305 652 occurrences de mots (ou de lexies).
Il existe un corpus analogue, accessible en ligne, pour le français parlé,
désormais en ligne : l’ESLO. Voici ce que nous en dit la présentation en
ligne (extrait de la page http://eslo.huma-
num.fr/index.php/pagepresentation/pageeslopresentation) :

« Une suite 40 ans après… Entre 1969 et 1974, des universitaires


britanniques ont réalisé un premier portrait sonore de la ville en
enregistrant plusieurs centaines d'Orléanais dans la vie de tous les
jours. Il s'agit du plus important témoignage sur le français des
années soixante-dix. En 2014, quarante ans après cette première
étude, l'université d'Orléans, en partenariat avec le CNRS, le
Ministère de la Culture et la Région Centre, renouvelle
l'expérience en procédant à des enregistrements avec des habitants
de toute l'agglomération.

Des paroles de la vie quotidienne. Les enregistrements réalisés,


que ce soient des interviews d'habitants et de personnalités de la
ville ou des paroles captées dans la rue, les transports publics, les
commerces, les lieux de travail etc., (…).

Pour faire quoi ? Ces enregistrements transcrits, rendus anonymes


et informatisés constituent une très riche ressource pour les
chercheurs en tout genre : historiens, sociologues, linguistes, etc.
(…) . »

Je recommande chaleureusement à l’aimable lecteur/lectrice d’aller


explorer le site de l’Enquête Sociolinguistique à Orléans (http://eslo.huma-
num.fr/index.php/pagecorpus/pageaccescorpus), pour accéder directement à
cette impressionnante masse de données, d’une valeur non seulement
patrimoniale (le français tel qu’il était parlé au quotidien dans les années 1960-
70), mais aussi en tant qu’exemple de corpus oral transcrit.

7
Voici un exemple de document accessible en ligne (autant la
transcription que le document sonore : http://eslo.huma-
num.fr/CorpusEslo/html/fiche/enregistrement?id=1, sur demande aux auteurs
de ce corpus en ligne, pour certains documents5), avec copie écran des
métadonnées (le descriptif de l’enquête, qui date de 1969, et les principales
informations pour « situer » socialement le « témoin » ou informateur) :

5
Il est précisé : « La majorité des documents sont en libre accès, le reste du corpus peut être
consulté par des chercheurs après signature d'une convention spécifique. La demande de
convention doit être faite par mail à eslo.llsh@univ-orleans.fr ». C’est le cas du document
évoqué ici. Voir le lien http://eslo.huma-num.fr/index.php/pagecorpus/pagepresentationcorpus
au sujet de la taille et de la diversité des situations de parole dans l’ESLO, en quantité de
documents, heures d’

8
Voici un exemple de corpus directement accessible : il s’agit d’un repas.
L’écoute du fichier son révèle qu’il s’agit d’une scène de la vie quotidienne tout
ce qu’il y a de plus authentique. Le bruit ambiant couvre quasiment totalement
les échanges entre les convives, et la transcription est, en soi, un tour de force.
Les lignes qui apparaissent dans le cartouche défilent, à l’écoute, et elles
portent les références des différents participants, décrits par ailleurs comme
dans le cartouche supra.

9
Voici un extrait de ces échanges – hors spécification des tours de parole,
afin de faire ressortir la complexité de la trame de la conversation en situation
naturelle. On mesure d’emblée tout ce qu’un syntacticien peut tirer de tels
énoncés. On voit également à quel point nos échanges oraux sont parsemés
d’anacoluthes, de fragments énonciatifs, et combien, en somme, tout échange
verbal est co-construit par les interlocuteurs.

►« il faut d'abord avant tout dans votre appar- hein appartement lorsque vous
►il faut que vous ayez une ventilation
►di- disons une euh une
►climatisation de cuisine impeccable
►je sais pas nous on a la hotte aspirante au-dessus
►oui mais ma mignonne tu vas pas manger la la fondue
►euh dans la cuisine
►ben non ah là
►dans l'endroit euh ah bon
►oh on aère
►oh j'ai aussi mis de la friture
►mais moi je crois que si on fait par exemple en hiver les potées les cassoulets
►les gros pot-au-feu
►les boeufs au gros sel
►eh ben le régime
►ça les
►crêpes et tout hein mais oui ça
►ah oui oui la potée
►c'est pas gras hein (…) ».

Les limites de l’empirisme en linguistique sont actuellement


continuellement repoussées, vers un élargissement, grâce aux grands corpus,
comme ce corpus en ligne, mais aussi les corpus de textes littéraires, comme
ceux que décrit Étienne Brunet dans un article accessible en ligne, dont je
recommande la lecture en complément de cette leçon du jour sur les bases
empiriques de la linguistique6.

6
Brunet (2016). « Que disent les tables ? Que disent les chiffres ? », Tous comptes faits Écrits
choisis tome III, Questions linguistiques, Paris, Champion, pp.23-44. Accessible sur
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01786774/document.

10
Leçon 6 : comparatisme et
Néogrammairiens

Les grands points traités seront les suivants :


1. En quoi le comparatisme est-il fondateur et exemplaire ?
2. Quelles sont les grandes figures et les grandes tensions qui ont fait
évoluer le domaine ?
3. Un exemple de la méthode comparatiste : loi de Grimm

Ce plan tracé « à la hache » permet de faire ressortir les grandes lignes


sans entrer dans plus de détail – ce qui serait ingérable sur un thème aussi
vaste, dont la littérature est littéralement océanique. Je vais essayer de faire
ressortir les lignes de force de la méthode (les lois phonétiques) et l’apport de
l’approche phylogénétique (la « parenté » linguistique, qui est une métaphore
malheureuse, mais que j’utiliserai ici par défaut) et de son complément,
l’approche par contact de langues. Plus que toute autre période de la
linguistique moderne, ce courant de pensée est riche en personnalités fortes et
en débats véhéments. Nous en verrons quelques traces, et je proposerai
diverses lectures aisément accessibles en ligne, afin de glaner davantage
d’information. Le roman reste à écrire de cette période des « fondateurs », à la
charnière des 19è et 20è siècles.

1. En quoi le comparatisme en linguistique est-il fondateur et


exemplaire ?
Car le comparatisme en linguistique est bel et bien la pierre de touche de
la linguistique moderne. Nous allons voir pourquoi, en cinq sections.
En effet, le comparatisme introduit la comparaison systématique des langues, à
partir de l’hypothèse des langues-mères (les « proto-langues ») et des familles
de langues. L’un de ses grands apports est la problématique de la classification
des langues, dans l’esprit d’un courant qui est résolument évolutionniste, calqué

1
sur le modèle des sciences naturelles. L’idée qui prédominait auparavant se
limitait à une forme d’ethnocentrisme et d’européeocentrisme, qui plaçait le
latin et le grec au centre de la pensée linguistique. On n’était pas loin de penser
que toutes les autres langues étaient plus ou moins « barbares », et les
théories échafaudées sur l’origine des langues étaient encore préscientifiques,
et infondées car elles ne s’appuyaient que su des fragments de faits interprétés
de manière très libre, pour ne pas dire fantaisiste.
Voici, dans la Figure 1, un arbre généalogique, ou « Stammbaum » en langue
allemande, qui tient compte des langues aussi bien anciennes que modernes, à
très grands traits1 :

Figure 1. Le Stambaum indo-européen


(sans préjuger des langues communes intermédiaires)

1 Il est extrait, comme les suivants (en anglais, mais vous en trouverez d’autres en français dans maints
ouvrages disponibles dans la langue de Voltaire), de James Clackson, 2007. Indo-European Linguistics: An
Introduction, Cambridge, Cambridge University Press. Sa source est indiquée dans la didascalie en bas à
gauche de l’arbre/diagramme.

2
Cette disposition de l'arbre, issue des travaux des comparatistes du 19è
et du début du 20è siècle, reste quelque peu ethnocentrique : le groupe indo-
persan réunit plus de dix langues modernes du Moyen-Orient et de l'Inde nord
et centrale pour le seul groupe indo-aryen : romani d'Europe, Kashmiri,
penjabi/punjabi, hindi, népali, assamais, bengali, oriya, gujarati, marathi,
cingalais (cf. Masica, 1991)2. Mais il n'y a pas de bons arbres : les distances
linguistiques sont variables entre les familles et les langues, et il y a de
nombreux isolats (grec, albanais, arménien, nuristani). En outre, de
nombreuses langues ont disparu (osque, ombrien de la famille italique), ainsi
que des groupes entiers, anciens et fortement différenciés comme le groupe
anatolien (Palaïque, Hittite, Luvien, lydien, carien, lycien).
Cette vision de l'évolution linguistique présente un grave défaut : elle est
purement généalogique et met trop le relief sur les rapports de filiation. Dans la
réalité, une langue ne "naît" pas d'une autre ou d'un dialecte, ni seulement des
facteurs de diffusion et d'isolement des populations qui parlent une langue
d'origine. Un des principaux facteurs de changement est le contact linguistique,
basé sur la coexistence de communautés. Les indo-européens ne sont pas
arrivés dans une Europe vide, et encore moins dans un Moyen-Orient désert :
c'est une des plus anciennes régions de peuplement de l'humanité.
La « racine » de l’arbre, tout en haut du diagramme, n’est heureusement
pas mentionnée (mais on se doute qu’il s’agit du proto-indo-européen
reconstruit). Le concept de proto-langue, qu’affineront les Néogrammairiens
(voir infra) est avant tout un construit. Il n'y a sans doute jamais eu de proto-
langue indo-européenne, du moins en tant que norme homogène, ni même en
tant que langue unifiée. Partout où les vestiges archéologiques attestent la
présence de la culture des kourganes (grandes tombes de nobles, retrouvées
dans la région du Don et dans le Kouban, en Russie sud-occidentale), typique
des indo-européens, et de leurs descendants culturels, ces populations viennent

2 Masica, Colin, P. 1996. The Indo-Aryan Languages, Cambridge, Cambridge University Press. Ce manuel
descriptif est un modèle du genre, sur une sous-famille linguistique. Téléchargeable sur le lien
http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.694.6810&rep=rep1&type=pdf

3
se superposer à d'autres. Notamment en Europe centrale et danubienne où
aurait existé une civilisation prestigieuse - une "haute civilisation"3, ce qui
implique un certain prestige des langues et des cultures de ces occupants
indigènes de ce que l'archéologue Marija Gimbutas4 appelle la Vieille Europe.
Or, c'est bien sur des questions de prestige et de fonction sociale des langues
en contact que se jouent les phénomènes d'interférence entre langues, qui
participent aux conditions du changement linguistique. La diversité des langues
indo-européennes anciennes et modernes laisse à penser qu'elles sont entrées
en contact avec des langues pré-indoeuropéennes qui ont laissé des marques.
Elles sont également entrées en contact entre elles, comme le montrent à date
très récente l'exemple du latin et du celtique continental (ibéro-celtique), puis
du gallo-roman avec le germanique (franc), ou encore plus proche, le dialecte
d'Oïl anglo-normand avec le vieil anglais.
En effet, contrairement aux essais postmodernistes visant un succès de
librairie facile en misant une déconstruction fondée sur une polémique
idéologique, comme l’ouvrage récent de J-P. Demoule5, il y a bien un stock
commun de lexique et de grammaire, fondé sur des centaines de cognats (ou
correspondances) solides, entre langues indo-européennes. Même si le « proto-
indo-européen commun reste un artefact, un dispositif pour la recherche, une
abstraction, il a connu une réalité sociale, sous des formes nécessairement
variables, comme toute langue, il y a entre 9000 et 6000 ans de cela. Les faits
linguistiques qui attestent de cette « parenté » sont massifs. La Figure 2, tirée
de l’ouvrage de James Clackson également, montre le cladogramme des

3 Personnellement, Jean Léo Léonard n’adhère pas à ce genre de qualifications. La prudence est de mise,
en termes « civilisationnels ». A la limite, je ne garderais que le point de vue braudélien, sur ce point. En
aucun cas les points de vue qui n’ont connu que trop de succès (polémique) à l’entrée de ce millénaire…
4 Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marija_Gimbutas, pour plus ample information.
5 Voir Demoule, Jean-Paul. 2014. Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de

l’Occident, Paris, Seuil – livre à succès, mais qui ignore les travaux des linguistes, de manière pour le
moins choquante. L’auteur est un archéologue de grand renom, mais il se mêle dans cet ouvrage et dans
nombre de publications connexes de linguistique sans avoir ni lu ni compris les linguistes. Sa
méconnaissance de la méthode comparatiste est préoccupante. Lire à ce sujet la riposte par Thomas
Pellard & Laurent Sagart & Guillaume Jacques 2018. « L’indo-européen n’est pas un mythe », accessible
en ligne sur le lien https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01871582/document. Le domaine des études
ouraliennes a également connu ce genre de débat déconstructiviste, sur lequel Jean Léo Léonard a publié
l’article en ligne dans la revue Aleph : https://aleph.edinum.org/248

4
langues indo-européennes, avec des grisés correspondant aux deux principales
hypothèses diffusionnistes (celle des kourganes et celle de l’implantation
anatolienne).

Figure 2. Stammbaum indo-européen avec datations hypothétiques et deux


hypothèses de bassin originel (Urheimat)

Les Figures 3 et 4 concilient cette vision quelque peu réductrice que


donne l’arbre généalogique des langues avec une approche en termes de
contact de langues et de cultures, depuis l’époque de l’Indo-européen
« commun » (la proto-langue des linguistes) jusqu’à, au moins, la période de la
proto-histoire (1500-1000 avant JC). Autrement dit, la linguistique a fait du
chemin depuis les premiers comparatistes, et elle a également ouvert la

5
discussion à d’autres explications complémentaires (mais non pas concurrentes)
de la parenté phylogénétique de l’ensemble indo-européen.

Figure 3. Contacts plausibles entre le proto-Indo-européen et les langues


voisines (J. L. Léonard, inédit)

Figure 4. Contacts plausibles entre les sous-familles Indo-européennes et les


langues voisines à partir de la proto-histoire (J. L. Léonard, inédit)

6
2. Quelles sont les grandes figures et les grandes tensions qui ont
fait évoluer le domaine ?
Au comparatisme classique germanique de Franz Bopp (1791-1867),
Rasmus Rask (1787-1832), Jakob Grimm (1785-1863) succède celui des Néo-
grammairiens, à partir des années 1870, jusqu’aux années 1920/30. Ce
mouvement est marqué par les figures de August Leskien (1840-1916), Karl
Brugmann (1849-1919), Hermann Paul (1846-1921) auxquels vont succéder les
structuralismes suisse (Genève), russo-tchèque (Cercle Linguistique de Prague)
et danois (l’école de Hjelmslev), entre les deux Guerres Mondiales, puis le
générativisme, ou plutôt, les générativismes en phonologie, en morpho-syntaxe
et en sémantique.
L’école dites des Néogrammairiens commence dès 1870, par le
psychodrame qui opposa le jeune Karl Brugmann (1849 –1919) à son maître
Georg Curtius (1820 –1885). On appelle Néogrammairiens les élèves des
maîtres tels que Bopp, Grimm et Rask, qui devinrent en quelque sorte plus
royalistes que le roi, fascinés par la régularité des changements phonétiques
observables dans les langues du monde. L’essor flamboyant de ces “Jeunes
Turcs” de la grammaire comparée commence avec le “Coup d’Etat” du jeune
Karl Brugmann contre son maître Georg Curtius, dans la revue dirigée par celui-
ci. Alors que Curtius est en vacances, Brugmann publie un long article
révolutionnaire, du point de vue de la méthode, sur les sonantes en indo-
européen – essai qui prefigure le célèbre et genial Mémoire sur le système
primitive des voyelles dans les langues indo-européennes de Ferdinand de
Saussure (1879)6. K. Brugmann publiera par la suite un monumental manuel de
linguistique indo-européenne, qui fera suite à celui jadis publié par Franz Bopp
(il est intéressant de lire et de comparer les deux, tant sur le plan rédactionnel
que des données et de la méthode) : Grundriss der vergleichenden Grammatik
der indogermanischen Sprachen en 5 volumes7, ouvrage fondateur, dont

6 Accessible sur le lien :


http://www.revue-texto.net/Saussure/De_Saussure/Memoire/N0072920_PDF_1_306.pdf
7 “Une esquisse comparative de la Grammaire des langues Indo-Germaniques”

7
l’édition s’étagera entre 1886 et 1893.
Les axiomes de la « révolution néogrammairienne » peuvent se
résumer ainsi :
Axiome 1 : Les lois phonétiques sont inexorables et sans exceptions.
Axiome 2 : Les lois phonétiques s’expliquent par des facteurs
aérodynamiques (accent, intensité des consonnes, tension des voyelles,
syllabicité ou non des sonantes) d’une part, et par des facteurs psychologiques
(réfections et alignements analogiques) et sociaux (emprunt) d’autre part.
Axiome 3 : Les lois phonétiques s’analysent selon un dispositif
systématique, fondé sur (ce que les structuralistes appelleront plus tard) la
distribution complémentaire en morphologie flexionnelle et lexicale. Les
alternances morphologiques sont au centre de leur dispositif analytique.
L’axiome 3 est au cœur de la filiation des Néogrammairiens avec les
structuralistes (dont Ferdinand de Saussure), puis avec les générativistes par
l’approche systémique. Le mouvement s’inscrit dans la mouvance du positivisme
de la fin du 19è siècle, et succède à un comparatisme davantage descriptiviste,
moins systémique, des grands fondateurs que furent Bopp, Rask et Grimm. La
régularité avant tout : il y a certes un certain mécanicisme de cette vision des
langues à travers le changement linguistique, qui devient dès lors en partie
prévisible et prédictible. Cette recherche de règles déclarées, hiérarchisées,
intriquées, ainsi que ce souci de prédictibilité préfigurent le générativisme. Les
Néogrammairiens seront contredits par les dialectologues (Jules Gilliéron 1854-
1926)) et les premiers créolistes (Schuchardt 1842-1927), avec des arguments
empiriques issus des langues vivantes, dans une perspective de plus en plus
synchroniste (alors qu’ils restaient des diachroniciens avant tout). Ils méritent
d’être lus et relus, et réhabilités en tant que fondateurs de la linguistique
moderne (outre leur légende de « jeunes rebelles académiques » ☺).

8
3. Un exemple de la méthode comparatiste : loi de Grimm

La mutation consonantique en germanique est un bel exemple de ces lois


phonétiques « inexorables », du moins en apparence, qui séduisirent tant les
Néogrammairiens, à la fin du siècle passé, alors qu’ils contemplaient les acquis
de leurs maîtres, tels que Franz Bopp et Jakob Grimm (qu’on ne reliera jamais
assez, encore aujourd’hui). Cette loi, qu’on appellerait aujourd’hui une « chaîne
de propulsion et de traction consonantique » (ou « consonant shift, dans la
langue de Shakespeare), joue sur un effet domino et sériel, qui fait se décaler
les séries de traits distinctifs des consonnes, du proto-germanique, hérité de
« l’indo-européen commun », dans un mouvement « boule de neige » (ou
« changement en cascade »). Ce petit jeu opère sur une tendance universelle
des langues, qui est de moduler les échelles de force ou de sonorité des
consonnes, dans les langues du monde.

Voyons en quoi consiste, dans les grandes lignes, ladite échelle de force,
à l’aide d’une pente (du plus fort au plus faible ou du plus fortis au plus lenis,
autrement dit, inversement, du moins sonore et moins vocalique, au plus
sonore ou plus vocalique). La pente suit un itinéraire descendant, qui va des
segments consonantiques de PH (occlusive labiale aspirée), à U (voyelle
postérieure haute arrondie) : Cette échelle de 1 à 10 est toute relative, et on
peut discuter l'ordre de certains éléments, notamment l'occlusive sonore aspirée
bh : plus ou moins sonore en échelle de sonorité ? Plus ou moins forte ou
fortis que l'occlusive voisée non aspirée b ? On pourrait poser cette question,
puisque le flux de sonorité est accru par l'aspiration, en coarticulation avec la
phase voisée d'occlusion, la phase d'explosion du stop étant nécessairement
sonore, et par conséquent plus sonore que la correspondante non aspirée bh.
Oui, mais l'obstacle à l'aperture demeure dans la phase de stop (d’occlusive),
même s’il est suivi d'une certaine aperture par souffle glottal, etc.

9
FORTIS LENIS
-SONORE + SONORE
- syllabique + syllabique

ph
p

bh


v
m
w
u

stop stop stop stop fricat. sonante


fricative
-voisé -voisé +voisé +voisé -voisé +/- syll. noyau syll.
+voisée
aspiré aspiré
glide
10
1 2 3 4 5 6 7 8 9

Figure 5. Echelle de force ou de sonorité dans les langues du monde : Le degré


1 est le moins sonore et le plus "fort", le degré 10 est le plus sonore et le plus
"faible".

Telle quelle, cette hiérarchie aide à observer des phénomènes de mutation


consonantique, c’est-à-dire des restructurations successives de corrélations
phonologiques, telles que la corrélation d'aspiration (ph, th, kh ou bh, dh, gh
s'opposant à p, t, k / b, d, g) ou celle de sonorité (p, t, k s'opposant à b, d, g
comme en français dans les paires minimales paix/baie ; toit/doigt ; coût/goût).
Le changement des rapports d'oppositions en corrélations ASPIRÉES / NON
ASPIRÉES, SOURDES/SONORES et STOP/CONTINUES qu'entretenaient les
occlusives et les fricatives de la proto-langue indo-européenne sont modifiés
par une redistribution progressive des traits d'opposition entre corrélation. Un
exemple célèbre est la loi de Grimm (1822), décrite par Grimm à partir des
observations de Rask, qui s'applique à des cycles de renforcement et
d'affaiblissement de séries consonantiques. Ceci passe évidemment par des
processus, qui sont, dans l'exemple classique des deux phases, de l'IE au
Germanique Commun (GC) dans un premier temps (stratégies de
renforcement), puis du GC au gotique (langue germanique d'Europe centrale
éteinte au 4è siècle après JC).

10
Phase 1 : de l'IE au GC (-4000/-3000 av. JC)

La corrélation de sonorité de l'indo-européen (IE)

*IE : b d g gw
p t k kw

passe à une corrélation d'aspiration en germanique commun :

* Germanique : p t k kw
ph th kh kwh
Ce transfert de propriétés d'une corrélation à l'autre opère comme en A) et B) :

A) Désonorisation (on dit aussi dévoisement) des occlusives sonores non


aspirées

b>p
d>t
g>k

B) Aspiration des occlusives sourdes non aspirées

p > ph
t > th
k > kh

En termes de degré de force articulatoire, selon l'analyse classique, on


présente les séries de phénomènes comme suit, de A) à C) dans l'ordre
chronologique :

Phases A B C D
h h
b>p p>p b >b ph>f
d>t t > th dh > d th > 
g>k k > kh gh > g kh > x
DÉVOIS. ASPIRATION DÉSASPIRAT. SPIRANTISAT.
Stratégies de RENFORCEMENT AFFAIBLISSEMENT
fortis Lenis

11
Concluons pour rappeler que cette « loi de Grimm » a été
copieusement « amendée » depuis, notamment par la « Loi de Verner », qui
tient compte de l’incidence de l’accent d’intensité sur le degré de force des
consonnes en question8. Le monde des lois phonétiques est, tout comme celui
des sociétés humaines, plein de « jurisprudence » - d’où le déclin de la
pensée néogrammairienne, et son remplacement par le structuralisme
et le fonctionnalisme, courants de pensée davantage pragmatiques,
sur plan empirique. On notera aussi que les étapes A, B, C et D ci-dessus
sont typiques de ce qui fonde la notion de « chronologie relative » : comme si
les changements phonétiques « prenaient le train » à différents horaires, ce qui
explique que certains lexèmes qui surgissent après les différentes phases d’un
changement aussi systémique (en cascade) ne sont pas affectés si le
changement est passé. Ils ont « raté le train ». Cette dynamique est bien
connue des diachroniciens, et je peux vous garantir qu’elle est très amusante, à
sa façon, et qu’elle conditionne les argumentations que l’on peut faire sur les
changements phonétiques et pour la reconstruction des étymons (les formes
premières, ou proto-formes). Car chez les comparatistes, tout comme en droit,
nul n’est censé ignorer la loi 😊.

8 Cf. Collinge 1985, accessible en ligne sur :


https://books.google.fr/books/about/The_Laws_of_Indo_European.html?id=WZEUlPQIVgMC&redir_esc=y

12
Leçon 7 : Structuralisme (pragois)
et fonctionnalisme

Je procèderai en deux temps : 1) en définissant ce qui caractérise le


structuralisme et le fonctionnalisme (surtout pragois), 2) en présentant un des
plus beaux fleurons du structuralisme pragois : la Théorie de la marque et des
conditions de marquage

1) A quoi reconnaît-on le structuralisme ?

Ce titre de section est emprunté au génial Gilles Deleuze, qui a défini


avec brio les critères propres à circonscrire et/ou identifier le structuralisme1
(Deleuze 1967). Au-delà de la taxinomie de Deleuze, mon propre point de vue
sur cette question du philosophe et sémioticien : à quoi reconnaît-on le
structuralisme ? ». Je procèderai à la manière d’une litanie, en simple interligne,
qui sonnera, je l’espère, comme un éloge, plutôt que comme une péroraison2.
Je dirais qu’on le reconnaît d’abord à son ambition holiste (analyser tout
système linguistique comme une totalité) et systémique : la langue (mais aussi
la communication, etc.) est un système où tout se tient, comme le suggère la
célèbre métaphore saussurienne du jeu d’échecs. On le reconnaît à l’importance
qu’il accorde à la description, à son descriptivisme foncier, passionné, en
procédant par types et par touches typologiques. D’ailleurs, toute la typologie

1 Deleuze, Gilles (1967). “A quoi reconnaît-on le structuralisme ?”, in Châtelet F. (éd.) 1973.
Histoire de la philosophie, VIII. Le XXe siècle, Paris, Hachette <accessible en ligne sur
http://www.structuralisme.fr/, accès le 7 juin 2011>.
2
Dans cette leçon, on verra que le propos consistant à dire que « Le structuralisme n'est pas
une école de pensée facilement identifiable » est pour le moins discutable (propos glané non
sans consternation sur https://www.universalis.fr/encyclopedie/structuralisme/), comme tant de
jugements portés, ces dernières années, contre cette école de pensée. Or, on ne conseillera
jamais assez de s’intéresser au structuralisme, car il aidait à penser, à la différence des
courants postmodernistes, dont certains se disent « poststructuralistes » non sans
condescendance. Or, la course à l’atomisme ou au relativisme et au rejet des notions de
système et de structure mènera toujours au même résultat : personne n’y gagne et personne
n’y trouve rien de probant à dire sur les langues, le langage et les sociétés.

1
linguistique moderne (cf. WALS, en ligne, mentionné dans le premier cours : v.
https://wals.info/) s’inscrit dans la droite ligne du structuralisme et du
fonctionnalisme.
On le reconnaît au caractère méthodique mais aussi trivial de ses
procédures de découvertes (paires minimales comme principal « test »
structural en phonologie et ailleurs.
On le reconnaît par l’importance capitale de l’opposition et de la
complémentarité entre axe paradigmatique (des simultanéités) et axe
syntagmatique (des successivités) : commutation et permutation.
On le reconnaît à son binarisme mais aussi (moins connu), sa dynamique
centre/périphérie et sa capacité à ne pas voir que des compartiments étanches
On le reconnaît à la recherche et à son goût des corrélations, des
relations de symétrie et d’asymétrie, à sa téléologie (finalité, mécanicisme,
etc.). À son souci de l’économie des systèmes qu’il édifie pièce par pièce, type
par type : la recherche d’équilibre et d’élégance des structures. Le
générativisme en tirera la leçon et sera son digne successeur, sur ce plan, mais
se laissera souvent piéger par la fragmentation de ses analyses et l’éclatement
de ses modules analytiques. À son positivisme fondé sur la simple présentation
des faits. À son rejet foncier, voire obstiné, de la formalisation (sauf chez
Hjelmslev et l’école danoise). À son rejet tout aussi obstiné de son concurrent
émergent, dans les années 1950 – le générativisme.
À son peu d’intérêt pour l’introspection et les jeux de permutation, usuels dans
le générativisme.
Il est faux de dire que le structuralisme a « évacué le sens ». C’est nier
l’existence de l’école de Paris, de sémantique structurale (Algirdas Greimas), et
nier sa méthode qui articule forme et contenu, expression et substance (cf.
école danoise).
On le reconnaît à ces notions fondamentales que sont

► les oppositions binaires, binarisme

► les Traits distinctifs

2
► les corrélations et séries

► la Marque et les conditions de marquage

► La Neutralisation

► Les polarités explicatives en miroirs (ex : langage enfantin et aphasie, chez


Jakobson)
Tous ces aspects de la théorie seront repris, peu ou prou, par le
générativisme, qui les fera fructifier à sa manière, voire, les affinera et les
développera bien au-delà des « intuitions » initiales. Notamment la géniale
intuition de « marque » et de « conditions de marquage ».
Dans la prochaine section, je vais présenter les principaux éléments
permettant de comprendre les enjeux de ce grand acquis du structuralisme
pragois qu’est la notion de marque.

2) Théorie de la marque et des conditions de marquage

La marque se répartit en deux domaines : l'un correspond au


"marquage" des sons en termes de complexité de la structure interne des
consonnes et des voyelles selon les inventaires des langues ainsi qu'en termes
de naturalité (hiérarchie de complexité des inventaires attestés dans les langues
du monde et par l'acquisition ou la perte du langage), l'autre relève de la
morphologie et de la théorie de l'iconicité, c’est-à-dire du rendement
sémiotique, fonctionnel, d'unités discrètes constitutives de segments ou de
phonèmes. L'enjeu est grand, de faire converger dans un même modèle
explicatif une théorie du phonème et une théorie du morphème : il constitue un
des aspects du programme de recherche issu de la phonologie générative.
Chomsky & Halle (SPE 1968) intégraient la marque ou le marquage
phonologique dans une théorie de la grammaire des sons tournée plus vers les
règles procédurales que vers les inventaires et les corrélations, à la différence
du paradigme pragois.

3
En intégrant la notion de marque, héritée de la phonologie pragoise -
notamment à partir du tournant que constitue l'ouvrage de Roman Jakobson
sur la symétrie des processus d'acquisition et de perte des sons du langage et
ses implications pour la catégorisation des sons du langage, la phonologie
générative allait développer une théorie de la naturalité phonologique (Hooper,
1976, Stampe, 1973, Donegan, 1978).

Afin de mieux définir la notion de marque, prérequis important pour ce


qui va suivre, je rappelle les principaux arguments en faveur d'une théorie de la
marque en phonologie et en morphologie à partir du tableau qu'en propose
Mayerthaler (1988 : 3)3.

Partant d'une équation aussi simple que marque et marquage =


complexité - ce dernier critère se référant par exemple au nombre et à la
hiérarchie des traits de sonorité et de chromatisme qui caractérisent les
segments C et V -, on recueille des données empiriques sur les domaines
suivants, ici résumés :

I. Arguments externes

1) Acquisition du langage : les unités (phonèmes et morphèmes) moins


marquées sont acquises avant les unités plus marquées.

2) Tests de perception : le moins marqué est relativement plus facilement


perceptible, ou plus aisé à décoder que le plus marqué.

3) Spoonerismes, lapsus linguae et slips of the tongue : les segments


davantage marqués sont plus susceptibles de provoquer des lapsus linguae que
les segments moins marqués. L'accès au lexique serait moins immédiat pour les
premières que pour les dernières, comme si le calcul en était plus long (v. pour
une approche de l'accès aux composantes du lexique mental Aitchinson, 1987)

3
Mayerthaler, Willi, 1988 : Morphological naturalness, Karoma, New York (traduction de
l'allemand).

4
4) Troubles du langage : aphasie, perte du langage. Les formes plus
marquées (cumulant les trois précédents critères, qui augmentent la complexité
et le degré de secondarité des unités linguistiques) seraient perdues avant
celles moins marquées.

II. Arguments internes

5) Diachronie, évolution linguistique : hormis les processus d'emprunt et


d'hypercorrection, les formes moins marquées tendent à prévaloir sur les
formes plus marquées (les passages en italiques sont tous de Mayerthaler).

J'ajoute que le marquage tendrait à se résorber, si l'économie des changements


phonétiques ne suivait pas le principe général de cyclicité des changements en
chaînes, tels que les cycles vocaliques (cf. le Great Vowel Shift de l'anglais) ou
consonantiques (loi de Grimm), - cf. Martinet (1955), et la synthèse de Labov
(1993), qui montre la continuité entre les néogrammairiens, qui pensaient en
diachronie absolue dans une orientation finaliste (l'évolution), et le
structuralisme, opérant en synchronie dynamique (les états parallèles et
successifs de la structure). Non seulement les voyelles et les consonnes entrent
en cycles, mais aussi les systèmes tonaux (cf. la tonogenèse scandinave, ou le
cycle tonal survenu entre le proto-baltique et les dialectes baltes anciens et
modernes (lois de Saussure et de Leskien concernant le lituanien, v. Gauthiot,
1903, Collinge, 1985 : 149-152, 115-116). On reconnaît donc désormais que le
mouvement évolutif n'est pas finaliste, mais cyclique (cf. Aitchinson, 1991), ce
qui implique par conséquent que le marquage est traité et retraité de manière
continue dans le processus d'évolution linguistique, ainsi que dans celui de
diversification linguistique.

6) Pidgins et créoles : les formes plus marquées seraient les premières à être
éliminées du processus de glottogenèse créole, et la créolisation favorise
l'émergence de formes moins marquées.

5
7) Typologie interlangue des inventaires : les formes moins marquées
seraient plus communes. L'existence de catégories marquées implique
nécessairement l'existence de catégories non marquées.

8) Fréquence du type et des occurrences : les formes moins marquées


sont plus fréquentes dans le lexique et la grammaire que les formes plus
marquées.

9) Analogie : alignement paradigmatique, extension, diffusion phonolexicale :


les formes moins marquées dominent généralement dans les processus
d'analogie observés. Quand les deux termes entrent en compétition, le conflit
est souvent résolu par le choix de la forme moins marquée.

10) Irrégularité (exceptions) : les irrégularités utilisent plus les formes non
marquées que les formes marquées comme matériaux.

11) Neutralisation ou syncrétisme d'unités phonologiques : quand une


position est partagée par un terme marqué et un terme moins marqué, le
syncrétisme opère à partir de la forme moins marquée.

12a) Codification ou symbolisation morphosyntaxique : les formes


encodées comme relativement moins riches en traits sont souvent - mais pas
toujours - utilisés par les langues pour marquer les catégories non marquées ou
relativement non marquées.

12b) Codification ou symbolisation phonologique : toute catégorie qui


présente un exposant relevant d'un caractère de complexité phonologique
supplémentaire a des chances d'être un terme marqué dans le système
phonologique : par exemple, les consonnes palatalisées, ou labialisées, les
présonorisées [mb], [nd], [ng], etc

En somme, la Théorie de la Marque, ou Théorie des conditions de


Marquage, s’avère centrale dans les prémisses de la Méthode en linguistique
théorique et descriptive. Les langues étant des systèmes sémiotiques d’un
extrême degré de sophistication, une théorie de ce qui est structuralement

6
discret, ou pertinent, non pas seulement en termes binaires, mais aussi en
termes de contrastes sur les formes des signifiants, s’imposait, pour explorer de
mannière plus systématique et ordonnée les langues du monde. La Théorie de
la Marque contribue à cette dimension de l‘exploration des strucures attestées
dans les langues du monde.

Une magnifique grille d’analyse.

Et c’est surtout à cela qu’on reconnaît le Structuralisme.

7
Leçon 8 : Énonciation et approche
pronominale

Le plan sera simple : (1) le schéma de la communication de Roman


Jakobson, (2) application au français : l’insolente dislocation finale du
pronom tonique « moi ».
Pour traiter de l’énonciation, qui n’est rien d’autre que « la prise en charge
par l’énonciateur (l’émetteur) de sa proposition (son énoncé), et comment il y laisse
littéralement sa marque, rien de tel que le sempiternel schéma de la communication,
qui a amplement fait ses preuves comme socle de toute analyse pragmatique (c’est-à-
dire, en contexte, quand dire c’est faire, pour paraphraser Austin…). Nous
commencerons par là, dans la section (1).

(1) Le schéma de la communication de Roman Jakobson


Je reprendrai à Ksenija Djordjevic Léonard la présentation des principaux
éléments du schéma de la Figure 1 :
« Chercher à définir les fonctions du langage, c’est chercher à répondre à la
question Pourquoi parle-t-on ? On parle avant tout (même si pas uniquement) afin
d’échanger des informations. La principale fonction du langage est sans nul doute la
communication. Le linguiste Roman Jakobson (1896-1982), pense que le langage peut
faire beaucoup plus, et propose de distinguer entre six fonctions du langage :
(2) La fonction référentielle – pour donner une information. Ex. La France se trouve
en Europe.
(3) La fonction émotive – pour manifester une émotion (souvent exprimée par les
interjections). Ex. Oh non ! Pas de ça ! ça ne va pas, la tête ? Surtout pas !
Justement… ! Non, pas ça !
(4) La fonction phatique – pour établir ou maintenir le contact. Ex. Allô, tu vois, tu
sais, voilà, etc.

1
(5) La fonction conative – pour agir sur quelqu’un, donner un ordre (d’où l’emploi
fréquent du vocatif et de l’impératif). Ex. Passe-moi mon téléphone portable,
mais aussi ça va ? Tu vas bien ? Quoi ?
(6) La fonction poétique – pour rechercher l’esthétique ; le champ littéraire abonde
en exemples de la fonction poétique du langage : ‘joli comme un cœur’, ‘un
insoupçonné tourment’, et tant de figures de style qu’on rencontre en poésie ou
dans les chansons sentimentales.
(7) La fonction métalinguistique – utiliser le langage pour expliciter le langage. Ex.
Cela s’appelle une conjonction de coordination ; c’est ça, l’énonciation ; enfin…
Je veux dire…, etc.
Évidemment, ces différentes fonctions se complètent et se superposent. »

Schéma 1 : Foncteurs et fonctions de la communication sous forme de corrélations

Référentielle

Métalinguistique

Contexte
Emotive poétique Conative

Code

Destinateur Message Destinataire


(émetteur) (récepteur)
Phatique

Contact

Adapté de Roman Jakobson (1960, repris in Jakobson, 1963 : 214)

Figure 1. Schéma de la communication de Roman Jakobson (1960).

Dans la section 2, nous allons voir à l’aide de quelques exemples


comment ces notions et ces plans d’analyse, esquissés dans le schéma de la
Figure 1, constituent la toile de fond de l’énonciation. Celle-ci joue tour à tour
sur les éléments de contact entre les participants de l’acte de parole (en anglais, les

2
Speech Act Participants, ou SPA, qui sont Ego (émetteur) et l’Autre (récepteur)
face à cette non-personne qu’est la troisième personne, le référent), et les jeux de
focus ou de spécification et respécification, voire de surspécification du contexte, ou
du code, pour apporter au message des nuances plus ou moins fortes, et
orientées, sur le plan pragmatique, afin de produire un effet. En pragmatique
on parle d’illocution (le fait de s’adresser à quelqu’un, et les intentions qu’on met
dans le message et sa formulation, plus ou moins référentielle, poétique ou
métalinguistique) et de perlocution (l’effet produit en parlant, sur quelqu’un :
persuasion, dissuasion, etc.) ou d’effet perlocutoire.

(2) Application au français : l’insolente dislocation finale du pronom


tonique « moi ».
Je me servirai d’un corpus d’exemples issus des travaux d’une excellente
linguiste spécialiste de FLE, d’origine brésilienne, formée en France (Sorbonne
Nouvelle), et qui enseigne actuellement à l’Université du Cap, en Afrique du
sud : Ruth de Oliveira1. Commençons, cependant, avec un schéma repris à un
cours de David Cornelis (2014-15), qui résume bien le schéma précédent :

1 Conférence au séminaire de grammaire et typologie linguistique de Sorbonne Université, novembre


2016 « Contribution à la typologie des interactions verbales ».

3
Ce schéma est fondamental pour l’élucidation et l’analyse de toute
séquence de communication entre locuteurs : qui (quel énonciateur ou
l’émetteur) dit quoi (le message) à qui (le récepteur, ou destinataire, à ne pas
confondre avec le récipiendaire du cours précédent), où (le contexte) et
comment (dans quel code, ou quelle langue, avec quel style), avec quelle
intention et quel effet (pragmatique) ?
Commençons à voir comment, par de petites tactiques
morphosyntaxiques, un énonciateur peu dire beaucoup avec peu, notamment
sur le plan des fonctions émotive et conative :

(1) Situation 1 :

[A1] : –Vous connaissez ce type…?


[B1] : – Non, j’crois pas.
[A2] : –Vous êtes sûr ?
[B2] : –Aucune idée.
[A3] : –Vraiment ?
[B3] : –Je ne sais pas, moi !...
Ce bref dialogue, où A et B sont deux interlocuteurs, et les chiffres
correspondent à la successivité des tours de parole, pourrait être repris d’un
interrogatoire de police. Le locuteur B commence par être coopératif (en B1
Non, je crois pas, et B2 Aucune idée.), mais il devient franchement rétif dans le
tour de parole B3 (–Je ne sais pas, moi !...). Or, ce changement d’attitude (et
donc de « prise en charge » de l’énoncé apparaît de manière particulièrement
évidente par le recours à un artifice qui pourrait sembler anodin mais ne l’est en
rien : la dislocation à droite, en fin d’énoncé, du pronom tonique de P1
(P = Personne) ‘moi’. Ouvrez les oreilles, et notez sur un calepin toutes les
fois où votre entourage ou des personnages publics ont recours à ce petit
stratagème énonciatif. La fonction est à la fois conative (en résumé « j’en ai
assez, de vos questions, de votre insistance ») et conative (en résumé « foutez-
moi la paix, maintenant ! »).

Voyons d’autres exemples, issus du corpus de Ruth de Oliveira :

4
(2) Situation 2 :

À la réception d’un office de tourisme.


[A1] –Bonjour. Vous savez où on peut trouver un bureau de tabac dans le
quartier ?
[B1] –J’sais pas.
[A2] – Et un bar-tabac ?
[B2] –J’sais pas, moi ! Ici, on renseigne pas les gens sur ce genre de choses ! »

En B2 le locuteur pourrait tout aussi bien ajouter « C’est pas notre


boulot ! », mais ce serait trop agressif et, si l’on peut dire, le mal est déjà fait
avec la petite phrase « j’sais pas, moi ! » et sa dislocation à droite du pronom
tonique sujet suffit à une prise en charge de clôture du dialogue par ce
mécanisme énonciatif simple.
La situation 3 est analogue.
(3) Situation 3 :

Au comptoir d’une compagnie d’autobus. La passagère indique un autobus à la


réceptionniste.
[A1] – Est-ce que ce bus s’arrête en ville, près du casino ?
[B1] – Je ne sais pas. Je ne connais pas les trajets des bus.
[A2] – Vous savez tout de même s’il fait des arrêts en ville ?
[B2] – Je ne sais pas, moi ! C’est au chauffeur qu’il faut demander ça, ou alors (la
réceptionniste pointe l’index vers un panneau d’affichage) regardez là, tout est
là ! »

Il est intéressant de noter que dans les deux dernières situations, la


dislocation à droite du pronom tonique remplit clairement la fonction d’un
indicateur non seulement de subjectivité (celle de l’énonciateur, qui
s’impose dans l’interaction) et de clôture discursive, mais aussi de
délimitation du territoire ou du domaine d’action ou de compétence (ou de
légitimité), en renvoyant l’interlocuteur dans les cordes. Le locuteur B lui signale
de manière quelque peu impertinence le manque de pertinence de la question
de l’interlocuteur B. On assiste dans les trois situations à un
renforcement de l’expression émotive et conative du locuteur B, pour
commenter des questions relatives au contexte de l’échange (notamment les

5
fonctions socioprofessionnelles et les domaines de compétence de l’énonciateur
B, dans les deux dernières situations).
Ces mécanismes font largement appel à ce qu’on dénomme la
deixis, dans l’étude de l’énonciation. La deixis désigne toutes les stratégies
de balisage et marquage des participants de l’échange verbal (émetteur et
récepteur), comme les pronoms je, tu, il/elle, nous, vous ils/elles , etc.), mais
aussi du contexte spatial (ici, là, là-bas, etc.) et temporel (maintenant, après,
enfin, etc.). Le tour de parole B2 dans la situation 3 est caractéristique de ce
recours intense à la deixis : « C’est au chauffeur qu’il faut demander ça, ou
alors (la réceptionniste pointe l’index vers un panneau d’affichage) regardez là,
tout est là ».
Que dire de plus, au sujet des énoncés en (4a-b), également repris à
Ruth de Oliveira ?

(4a) « Je ne parle pas anglais, moi ! Je suis française ! » (Marine Le Pen)


(4b) « Je ne suis pas un menteur, moi ! Je ne veux pas amener les Français
dans une impasse… » (François Fillon).

Dans ces deux cas, l’usage du mécanisme de dislocation du pronom P1 sert à mettre
en avant à la fois la singularité et la distinction subjective par rapport à des groupes
plus larges de gens qui n’agiraient pas selon les mêmes principes que les deux
énonciateurs (en 4a, par rapport aux gens de l’Establishment qui se vantent d’être
polyglottes ou cosmopolites, et pro-européens ; en 4b par rapport à d’autres membres
du parti auquel appartient l’énonciateur, ou d’autres rivaux en politique). C’est une
dislocation subjective de type exclusive, alors que dans les cas précédents, il s’agissait
plutôt d’une clôture de domaine de compétence ou de légitimité (et surtout, de
volonté de coopérer avec l’interlocuteur).
En conclusion, j’ajouterai que ce domaine d’observation du langage et de son
instanciation dans des situations réelles, concrètes, de communication
interpersonnelle, ne concerne pas que la deixis pronominale et des phénomènes
secondaires, voire tertiaires, dans le discours et l’expression de la subjectivité dans
l’énonciation. Bien des phénomènes qui nous semblent anodins ou qui nous ont été

6
présentés sous un jour plus routinier s’avèrent n’être rien d’autre que la manifestation
du point de vue de l’énonciateur (sa visée, en termes de structure informationnelle), y
compris en grammaire, et même dans la flexion. Un très bel exemple est l’énoncé en
(5), proféré par un ministre britannique sortant d’une réunion houleuse, face à des
journalistes un peu trop inquisitifs :
(5) « I’m not answering any question. »

Nos grammaires scolaires de l’anglais nous enseignent que lorsqu’on rencontre


un verbe fléchi avec le suffixe -ing, en anglais, il s’agit d’une construction
aspectuelle de type « progressif ». Mais cette interprétation n’est aucunement
valide pour l’énoncé en (5), car de toute évidence, le ministre qui sort en refusant
de répondre à toute question ne veut pas dire « je ne suis pas en train de
répondre à des questions », mais plutôt « (foutez-moi la paix) Je ne veux répondre
à aucune question ». La construction en -ing lui permet de focaliser sur son
intention de ne pas coopérer – de ne pas répondre. Le gros défaut des grammaires
scolaires est précisément de trop insister sur les valeurs catégorielles attendues, en
fonction des schèmes grammaticaux de la grammaire gréco-latine, ou tout
simplement de la grammaire scolaire du français, comme la notion de « forme
progressive », traduisant mécaniquement I’m answering par ‘Je suis en train de
répondre’. Mais rien n’est plus faux, pour une quantité si effarante d’exemples, que
l’on comprend les apprenants désabusés, qui prétendent que la dernière des
choses à faire pour apprendre à parler une langue, c’est de lire une grammaire de
cette langue. Je pense que ce propos est un sophisme, et qu’il est aussi inexact
que néfaste, en tant que conseil, mais je comprends sa motivation, face à la
complexité qu’introduisent l’énonciation et les contraintes énonciatives, y compris
inscrites au cœur de la grammaire, comme dans le cas de nos constructions en -
ing de l’anglais, dans les usages – dans la parole, en contexte.
À ce titre, on ne répètera jamais assez à quel point l’approche éminemment
flexible, attentive aux données de terrain et d’observation en situation de
communication, qu’adopte la linguistique, est incontournable no seulement pour
comprendre le fonctionnement « canonique » du langage et des langues, mais

7
aussi la grande diversité des techniques et des effets produits à l’aide des éléments
du lexique et de la grammaire. En cela, les langues ne cessent d’ailleurs de se
recréer, de se réinterpréter, à travers les jeux discursifs et énonciatifs subtils que
mettent constamment en œuvre les locuteurs2.
Je vous propose un exercice, au quotidien : notez toutes les subtiles
stratégies qu’utilisent les locuteurs que vous croisez, dans vos échanges
quotidiens, en français, pour vous « moucher », lorsqu’ils veulent
délimiter leur territoire. Parmi ces techniques, la dislocation à droite du
pronom tonique P1 est un stratagème efficace. Mais il y en a bien
d’autres. Lesquels ?

2Oswald Ducrot, Edwing Goffman, et tant d’autres, ont publié nombre de travaux passionnants sur ces
questions.

8
Leçon 9 : Rôles sémantiques (RS)
vs. marquage casuel (MC)

Le plan sera simple : (1) les rôles sémantiques (RS) et leurs équivalents dans le
marquage casuel (MC) ou adpositionnel, (2) une étude de cas entre RS et MC : le
finnois.

(1) Les rôles sémantiques (RS) et leurs équivalents dans le marquage


casuel (MC) ou adpositionnel

Dans la leçon 1 de ce cours, nous avons vu, avec un enthousiasme non feint,
que « toutes les langues ont recours, en syntaxe, à des « rôles
sémantiques » (RS, ou structures actancielles, structures d’actance, chères à

Gilbert Lazard)1, comme l’agent (celui qui fait l’action exprimée par le verbe, ou
« sujet »), le patient (celui qui subit l’action, ou complément d’Objet Direct) ou le
bénéficiaire (celui pour qui on fait l’action, comme le complément d’Objet Indirect),
etc. ». Rappelez-vous, ce fut une joie pour nous tous, car c’était l’un de nos premiers
grands universaux : toutes les langues du monde connaissent et expriment les rôles
sémantiques de l’actance.
Résumons ces rôles sémantiques, ou fonctions de l’actance (le micro-
scénario, avec ses petits personnages – les actants, ou arguments du verbe –, et son
action, – le verbe –, universellement présents dans les langues du monde, mais à
chaque fois, marqués ou exprimés avec des stratégies qui peuvent être très
différentes.
L’agent : le sujet, celui qui fait l’action ; ex. je cours, je vole, le chat attrape la
souris, Pierre voit Paul, etc. Le procédé flexionnel le plus courant dans les langues du

1 Cf. Lazard, Gilbert 1994. L’actance, Paris, PUF

1
monde dotées de déclinaisons, pour marquer l’agent est le nominatif, qui revient à un
marquage par défaut (généralement, pas de marque, ou marque dite « zéro »), mais
les langues « ergatives », comme le basque ou le géorgien (à l’aoriste et dans la série
II du complexe ATM – Aspect/Temps/mode –) préfèrent un marquage positif de
l’agent, comme cheville ouvrière du procès dans les verbes transitifs et ditransitifs.
C’est le fameux « alignement ergatif/absolutif » dans les langues du monde, très
répandu dans le Caucase et dans les langues d’Amérique (notamment les langues
méso-américaines, qui peuvent utiliser les marqueurs de possession à cette fin,
comme le font les langues maya).
La source : ce qui est à l’origine de l’état ou de l’action (le procès) exprimé par
le verbe. Par exemple, un agent implicite dans une construction factitive (X fait faire Y
à Z), comme dans l’exemple C3 du corpus finnois de la section (2) : Jussi korjautti
autonsa ‘Jussi a fait réparer sa voiture’, où Jussi est un faux agent car ce n’est pas lui,
mais quelqu’un d’autre, dont on fait l’ellipse (un mécanicien), qui a réparé la voiture.
Le patient (souvent appelé, dans les modèles récents, le but) : l’objet direct,
celui qui subit l’action ; ex. le chat attrape la souris, j’achète une maison, Pierre voit
Paul. Le procédé flexionnel le plus courant dans les langues du monde dotées de
déclinaisons, pour marquer le patient est l’accusatif, mais cela peut être aussi
l’absolutif (équivalent du nominatif), dans les langues dites « ergatives ». On parle
aussi de plus en plus de but, pour le patient, notamment un patient inanimé, mais je
préfère l’utiliser pour une cible patiente, comme dans l’exemple C8 infra, dans le
corpus d’exemples en finnois.
Le bénéficiaire : le récipiendaire, celui qui reçoit ou est cible d’une action
ditransitive (X donne Y à Z), ou objet indirect ; ex. Pierre donne un livre à Paul : Pierre
est agent, un livre est patient ou but, et Paul est bénéficiaire. Dans le cas où l’action a
pour résultat le retrait d’une chose (comme j’emprunte/je vole un livre à Paul), on
parle non pas de « maléficiaire » mais de détrimentaire. Le procédé flexionnel le plus
courant dans les langues du monde dotées de déclinaisons, pour marquer le
destinataire est le datif, ou tout autre cas de ce type comme l’allatif en finnois. Sinon,
des adpositions comme à et pour, sont de bons supplétifs, dans les langues sans
déclinaison ou qui l’ont perdue, comme le français ou l’espagnol.

2
L’expérient : c’est le récipiendaire ou bénéficiaire non pas d’une realia (ou
chose réelle) d’un référent ou d’une chose, mais d’un affect : Marie plaît à Pierre, je
m’en suis rendu compte (comparer avec ‘je sais, j’ai compris’) ; dans ce dernier cas,
on a un marquage oblique co-référencié avec l’agent je, par le tour pronominal ‘je
m’en suis rendu compte’. De même dans ’la tête me tourne’, c’est moi qui éprouve
une sensation de vertige, et ce procès ou cette action d’affect est donc marquée
comme pour un datif casuel, à l’aide du pronom oblique me : ‘la tête me tourne’, ‘ça
me fait mal’, ‘ça ne me dit rien d’y aller’, ‘je me suis trompé’. La pronominalisation, en
français et dans les langues romanes, a beaucoup à voir (quoique pas toujours non
plus) avec le sémantisme de verbes impliquant des affects ; les verbes pronominaux
ou « réflexifs » sont donc réflexifs, effectivement, à plus d’un titre. Le procédé
flexionnel le plus courant dans les langues du monde dotées de déclinaisons, pour
marquer l’expérient est le datif.
L’instrument : ce qui sert à réaliser une action, ou ce avec quoi ou par quoi se
réalise une action : je coupe le pain avec un couteau, ‘il m’a parlé en espagnol’’ (en
l’occurrence, une préposition de sémantisme locatif supplée. Sur le plan du marquage
casuel, flexionnel ou adpositionnel, la stratégie la plus répandue dans les langues du
monde est d’utiliser des cas dits « instrumentaux », autrement dit, le marquage casuel
par des désinences flexionnelles d’instrumental ou d’instructif, dans des langues
comme le basque, els langues slaves ou le finnois.
Le possesseur : celui à qui appartient ou qui se retrouve en étroite relation
d’interdépendance avec une chose ou un être – marqué dans les systèmes flexionnels,
par le génitif.
Le locatif : le site de l’état (existentiel, notamment) ou de l’action. Mais c’est là
un RS très secondaire, quasiment un paramètre de contexte de réalisation des RS. Les
cas ou les adpositions locatives sont généralement ou souvent mobilisées par les
langues pour le MC de nombre des précédents rôles mentionnés (nous le verrons avec
l’usage de l’illatif en finnois, par exemple, dans la section 2 infra).

3
(2) Une étude de cas entre RS et MC : le finnois.

Je vais segmenter et gloser les énoncés finnois contenus dans la colonne C du


tableau ci-dessous, en nous aidant des traductions données dans la colonne D.
Je vais ensuite expliquer en quoi les rôles sémantiques (colonne B), en
« forme logique » (structures ‘profondes’) diffèrent des stratégies de marquage
casuel identifiables « en forme phonologique » (structures ‘de surface’) dans les
énoncés de la colonne C.

A B C D
Construction Rôles Enoncés en finnois standard Traduction
Syntaxique, sémantiques
syntagme
1 SN Sujet AGENT Mies joi L’homme a
Mies jo-i bu/buvait
Homme.NfSg boire-3Passé

2 EXPÉRIENT Mies on juovuksissa L’homme est saoul


Mies on juovuks-i-ssa
Homme.NfSg être.3SgPrés
Boisson-Pl-Inessif

3 SOURCE Jussi korjautti autonsa Jussi a fait réparer


Jussi korjautt-i auto=nsa sa voiture
Jean.NfSg réparer-3SgPassé
Voiture=3Poss

4 SN Objet AGENT Paperisota juoksutti sihteeriä La paperasserie a


Paperisota juoksutt-i sihteeri-ä fait courir la/le
Paperasse.NfSg faire.courir-3SgPassé secrétaire

4
secrétaire-PartitifSg

5 BENEFICIAIRE Asukas neuvoi kulkijaa Le résident a


Asukas neuvo-i kulkija-a conseillé le passant
Habitant.NfSg conseiller-3SgPassé
passant-PartitifSg

6 SAdv EXPÉRIENT Minulla on paha olla Je me sens mal

(Syntagme
Adessif)
Minu-lla on paha ol-la
Pronom.1Sg-Adessif être.3SgPrés mal
Etre-Infinitif I

7 LOCATIF Katolla on kolme lintua Sur le toit il y a trois


oiseaux
Kato-lla on kolme lintu-a
Toit-Adessif être.3SgPrés oiseau-
PartitifSg

8 SAdv BUT Haluan tutustua Veltto Virtaseen Je veux faire

(Syntagme connaissance avec

Illatif) Veltto Virtanen

Halua-n tutustu-a Veltto Virtase-en


Vouloir-1SgPrés connaître-Infinitif I
Veltto Virtanen-IllatifSg

9 LOCATIF Kulkue lähti kirkkoon La procession s’est

Kulkue läht-i kirkko-on rendue à l’église

Procession.NfSg partir-3SgPassé
église-IllatifSg

5
Pälkähti päähäni, että … Il m’est venu à
l’esprit (lit. ‘À la

10 Pälkäht-i pää-hä=ni, että … tête’), que…

Survenu-3SgPassé tête=1SgPoss,
que…
Tableau 1. Illustration des rôles sémantiques et du marquage casuel en finnois
standard. Source : Hakulinen, Auli & Fred Karlsson, 1979. Nykysuomen lauseoppia
[Syntaxe du finnois contemporain], Helsinki, SKS.

La diversité morphosyntaxique des langues du monde s’explique notamment


par l’écart fondamental entre forme logique (ou structures profondes) et forme
phonologique (ou structures de surface) : à une construction cognitive en termes de
rôles sémantiques (notamment actanciels), encodée dans la langue, s’opposent
une pluralité de réalisations dans la parole (paraphrases, toutes contraintes en
termes de conditions de marquage syntaxique ou morphologique, selon le type de
langues.
Par exemple, en termes d’argument externe (le sujet d’un énoncé), à un SN
qu’on peut qualifier d‘AGENT (ou agent canonique), comme C1 ( Mies joi), s’oppose un
SN qui détient en surface une position de sujet et le marquage par défaut
correspondant (nominatif), alors qu’il s’agit en réalité sur le plan de la forme logique
d’un EXPÉRIENT (C2 : Mies on juovuksissa), enclenchant un marquage complexe de
l’attribut (juovuks-i-ssa : littéralement « (l’homme est) dans ses boissons »). En C3
(Jussi korjautti autonsa), le sujet apparent est plutôt SOURCE d’un procès complexe,
de type causatif (X fait faire Y à Z). Il en va de même pour l’argument interne
(l’objet) : en C4 (Paperisota juoksutti sihteeriä), la secrétaire apparaît comme un objet
direct au partitif (un PATIENT, ou un BUT), alors que son rôle sémantique est celui
d’un AGENT contrôlé par un causatif (dérivation factitive/causative du verbe juosta
‘courir’ > juoksuttaa ‘faire courir’). En C5 (Asukas neuvoi kulkijaa), X a donné des
conseils (Y) à Z (le passant), si bien que le partitif ici marque un BENEFICIAIRE
comme s’il s’agissait d’un PATIENT. La deuxième série d’énoncés illustre les cas
externes (adessif en -llA) et interne (Illatif, en -Vn).

6
En C6 Minulla on paha olla, l’adessif sert de tournure habitive (c’est-à-dire il
supplée au verbe avoir, qui n’existe pas plus en finnois qu’en russe et dans tant
d’autres langues) pour exprimer, littéralement que « sur moi est le malaise » - en
français, ‘je me sens mal’. En C7 Katolla on kolme lintua le cas adessif -lla a valeur de
locatif externe : sur le/la surface du toit se trouvent trois oiseaux. En C8 Haluan
tutustua Veltto Virtaseen, le complément d’objet, qui est un nom propre, est fléchi à
l’illatif (le cas qu’on utilise pour entrer dans une maison : un cas interne) :
littéralement, je veux entrer dans le camp des connaissances de M. Virtanen – en
français, la stratégie casuelle est celle d’un comitatif puisqu’on dit «’faire connaissance
avec quelqu’un’, tout comme en anglais, ‘to get acquainted with… ». Car l’objet est
régi par un verbe cognitif dynamique, qui implique un mouvement dynamique vesr un
objet direct qui a le rôle de BUT. En C9-10, également, le marquage illatif en C9 est
LOCATIF (donc canonique) : Kulkue lähti kirkkoon, et Pälkähti päähäni, että … : ‘il
m’est venu à l’esprit que…’

En dire plus nous conduirait à augmenter considérablement un exposé qui est


d’ores et déjà assez dense. Pour en savoir plus ; lisez les ouvrages de Lucien
Tesnières et surtout, les travaux de Charles Fillmore2. Je livre donc à la sagacité de
l’aimable lecteur/lectrice le corpus suivant, en serbe, calqué sur les exemples de
Hakulinen & Karlsson (1979) présentés plus haut pour le finnois. Ici, le marquage
casuel des RS se fait de manière diversifiée, à la fois par des adpositions et des cas –
en outre, les adpositions, essentiellement des prépositions, régissent des cas,
conformément au mode de fonctionnement morphosyntaxiques des langues indo-
européennes. L’exercice consistera pour vous à segmenter, gloser et analyser ce
corpus, sur la base des connaissances acquises dans le traitement du corpus, pour le
finnois (langues ouralienne).

2 Tesnière, L. (1959). Elements de syntaxe structurale (Klincksieck). Paris, et Fillmore, Charles J.


(1968). The Case for Case. In E. Bach & R. Harms (Eds.), Universals in Linguistic Theory (pp. 1–88).
New York: Holt, Rinehart and Wilston ; Fillmore, C. J. (1971). Some problems for case grammar. 22th
Annual Round Table : Developments of the Sixties - Viewpoints of the Seventies , 24 , 35–36.
Washington
D.C.: Georgetown University Press.

7
A B C D

Serbe

NP Sujet AGENT Čovek je pio L’homme a bu

EXPÉRIENT Čovek je pijan L’homme est saoul

BENEFICIAIRE Čovek je dobio vodku L’homme a obtenu de la


vodka

(ROLE) NEUTRE Čovek je poreklom iz L’homme est originaire de


Beograda Belgrade

NEUTRE Čovek ima svoj deo L’homme détient sa part


(d’actions)

POSSESSEUR Čovek ima stan L’homme possède un/l’


appartement

LOCATIF Meso je bilo puno crva La viande grouillait de vers

INSTRUMENT Traktor je očistio kanal Le tracteur a récuré un/le


fossé

SOURCE Goran je popravio svoj Jussi/Goran a fait réparer sa


auto voiture

BUT Čovek je dobio udarac u L’homme a reçu un coup à


glavu la tête.

NP Objet AGENT Sekretarica se uzmuvala La paperasserie a fait courir


zbog papirologije la/le secrétaire

8
EXPÉRIENT Strah me je od toga Ça me fait peur

BENEFICIAIRE Stanovnik je savetovao Le résident a conseillé le


prolaznika passant

BUT Grad je izgradio nov hotel La ville a fait construire un/le


nouvel hôtel

LOCATIF Gazda kuće je radio Le maître de maison a labouré

zemlju le champ

INSTRUMENT Gazda kuće je vozio Le maître de maison a conduit

traktor u šumi en tracteur dans la forêt

(ROLE) NEUTRE Kutija sadrži otrov La boîte contient du poison

AdvP AGENT Šijemo kaput kod On a fait fabriquer le manteau

krojačice par un(e) couturier/-rière


(Syntagme
Adessif)

EXPÉRIENT Osećam se loše Je me sens mal

LOCATIF Na krovu ima tri ptice Sur le toit il y a trois oiseaux

POSSESSEUR Komšija ima nov auto Le voisin a une nouvelle


voiture

INSTRUMENT Treba ušiti to sa Il faut coudre cela avec du poil

medveđom dlakom d’ours

AdvP BUT Hoću da upoznam Je veux faire connaissance

Marijanu Petrović avec Marijana Petrovic


(Syntagme

9
Illatif)

LOCATIF Povorka je ušla u crkvu La procession s’est rendue à


l’église

POSSESSEUR Zgrada pripada Le bâtiment appartient à

univerzitetu l’université

Source : données du serbe : Ksenija Djordjevic Léonard (Université Montpellier 3)

10
« Roman Jakobson - L'inventeur du structuralisme »
par Karine Philippe
Revue « Sciences Humaines » - Grands Dossiers N° 46 - 2017
https://www.scienceshumaines.com/roman-jakobson-l-inventeur-du-structuralisme_fr_37831.html

C’est à Prague, entre les deux guerres, qu’une science nouvelle, la phonologie, ouvre la voie à
l’analyse structurale des langues et des textes, même poétiques. Au plus proche des avant-
gardes artistiques de son temps, Roman Jakobson (1896-1982) est l’une des figures les plus
marquantes de la linguistique structurale. De Moscou, où il est né, à Prague puis New York, il
laisse dans son sillage une œuvre aussi influente qu’éclectique.
En 1963 paraît en français le premier tome des Essais de linguistique générale. La France est
alors à la veille du déferlement de la vague structuraliste, et Jakobson n’y est pas étranger. Mais
il est lui-même inspiré par un prédécesseur, Ferdinand de Saussure. Au début du 20e siècle,
ce dernier a révolutionné la linguistique en expliquant que la langue n’est pas le fruit des
accidents de l’histoire : c’est un système, un ensemble cohérent et autonome. On l’étudiera donc
comme telle : en un moment donné, comme un ensemble de règles et au-delà de ses réalisations
particulières. En 1915, Jakobson participe à la création du Cercle linguistique de Moscou et
s’imprègne du formalisme russe où prédomine l’analyse des formes du discours,
indépendamment de leur histoire et de leur auteur.
En 1926, il participe à la création du Cercle linguistique de Prague, aux côtés de son compatriote
Nicolaï Troubetzkoï. Ils vont alors, en s’inspirant de Saussure, créer une discipline nouvelle, la
phonologie, qui s’intéresse aux sons des langues parlées en tant qu’ils y ont une fonction.
L’unité pertinente est le phonème. Un son n’est un phonème que s’il joue un rôle distinctif : /p/
et /b/ sont des phonèmes du français parce qu’un « pas » n’est pas un « bas ». En revanche, un
/r/ roulé et un /r/ grasseyé ne sont pas des phonèmes distincts aux oreilles d’un francophone,
bien que phonétiquement différents. Le phonème est souvent considéré comme la plus petite
unité du système d’une langue, l’atome irréductible. Mais Jakobson va plus loin en
décomposant le phonème en une série de « traits distinctifs », qui sont les constituants ultimes
de la langue. Les sons /p/ et /b/, par exemple, ont les mêmes points d’articulation (consonnes
bilabiales, les deux lèvres se touchent), mais diffèrent par un trait distinctif : /p/ est sourd (sans
vibration des cordes vocales) tandis que /b/ est sonore (avec vibrations). L’efficacité et la
rigueur de ces dispositifs sont à l’origine du large succès de la notion de « structure » qui,
appliquée aux langues, permet de les représenter comme des systèmes clos, autonomes, mais
comparables, parce que constitués selon le même principe d’opposition distinctive.

La communication, télégraphe ou orchestre ?


Après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les nazis, Roman Jakobson se réfugie d’abord en
Scandinavie, puis s’installe définitivement aux États-Unis. En 1942, à New York, il fait une
rencontre cruciale : celle de l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss, qu’il initie à

1
la linguistique structurale. Ce dernier s’en inspirera pour étendre le structuralisme à l’étude
des systèmes de parenté, des récits mythiques et des arts primitifs, et à tout le champ de
l’anthropologie.

Mais Jakobson, qui après 1949 enseigne à Harvard et au MIT, est aussi en contact avec les
travaux des mathématiciens Claude Shannon et Warren Weaver sur la théorie de l’information.
Il s’en inspire et, pour essayer de décrire la totalité des fonctions du langage, produit vers
1960 un schéma resté depuis canonique. Il comporte six pôles : un émetteur qui transmet
un message à un récepteur par le biais d’un canal (visuel, auditif…) en utilisant un code
(pictural, linguistique…), le tout dans un contexte donné. À ces six pôles sont associées,
respectivement, les six fonctions du langage : la fonction expressive manifeste la présence de
l’émetteur, la fonction poétique porte sur l’esthétique du message, la fonction conative vise à
impliquer le récepteur (« parce que vous le valez bien ! »), la fonction phatique assure le
contact entre émetteur et récepteur (le « allô » au téléphone), la fonction métalinguistique
concerne le code (« “cadeaux” prend un /x/ au pluriel »), enfin la fonction référentielle
renvoie au contenu informatif du message.

2
Ce schéma figure dans un article intitulé « Linguistique et poétique » : en effet, la poésie est
pour Jakobson une passion qui accompagne l’ensemble de son œuvre (voir encadré). Ce schéma
fait encore référence, en dépit des critiques : on lui a reproché une conception très mécanique,
ne prenant pas en compte la complexité des échanges, ni la subtilité des processus
d’interprétation. Les chercheurs de Palo Alto, réputés pour leurs travaux sur la communication
interpersonnelle, critiquaient la linéarité du schéma, reliant un point A à un point B, à la manière
d’un télégraphe. Ils lui ont opposé le modèle de l’orchestre, où les protagonistes contribuent
conjointement à l’élaboration de l’échange. Quoi qu’il en soit, le schéma de Jakobson constitue
un jalon incontournable dans l’histoire des théories de la communication.

Pour aller plus loin…


• Essais de linguistique générale de Roman Jakobson, 2 t.,1963 et 1973, rééd. Minuit, 2003.

Un ou des structuralismes ?
R. Jakobson est un des initiateurs les plus influents du courant structuraliste. Toutefois, malgré
l'impression d'unité que peut donner le terme englobant de « structuralisme », ce mouvement
est loin d'être uniforme, et le parcours intellectuel de R. Jakobson lui-même en témoigne. Ce
dernier, alors que Saussure évacuait l'histoire des langues, propose d'étudier ce qu'il appelle la
synchronie dynamique, les tensions internes d'une langue prise à un moment donné
(synchronie) susceptibles d'engendrer des évolutions (diachronie) au sein du système. De la

3
même manière, tandis que l'orthodoxie de la linguistique structurale exige une approche
purement immanente, sans référence à la parole singulière ni au contexte, R. Jakobson
outrepasse ces limitations, notamment dans le cas de sa réflexion sur les embrayeurs. Le terme
d'« embrayeur», emprunté à Otto Jespersen (« shifter» en anglais), désigne l'ensemble des
unités de la langue qui renvoient à la situation d'énonciation : les pronoms personnels de la
première et deuxième personne (je et tu renvoient aux protagonistes de l'échange verbal), les
démonstratifs, qui peuvent faire référence à un objet présent dans le contexte (ce chien), ou
encore certains adverbes de lieu (ici, là-bas). Ce faisant, R. Jakobson se rapproche davantage
de la linguistique énonciative que de la linguistique structurale proprement dite. Enfin, là
où chez le linguiste Louis Hjelmslev, autre grande figure du structuralisme hérité de Saussure,
l'étude de la langue implique une forme totalement abstraite, à l'exclusion de toute matérialité,
R. Jakobson s'intéresse à la substance même des sons, notamment concernant le pouvoir
d'évocation poétique. En cela, sa démarche relèverait d'un « structuralisme
phénoménologique ». On a souvent opposé - parfois artificiellement - structuralisme
(recherche de structures abstraites) et phénoménologie (appréhension de la dimension vécue de
l'expérience). Or, les divergences n'interdisent pas la complémentarité, et R. Jakobson est lui-
même imprégné par la phénoménologie de Edmund Husserl, dont il suivait les séminaires à
l'université de Moscou. Est-ce à dire qu'il se trouvait parfois à la lisière du structuralisme ? Il
s'agirait plutôt de souligner que ce dernier, malgré des dénominateurs communs puissants, n'est
pas un mais multiple, non seulement en linguistique, mais également dans les autres sciences
humaines, comme le montre François Dosse (8). Avec le modèle phonologique de R.
Jakobson, l'hypothèse de l'existence de structures et, en filigrane, le rêve d'universalité
qui l'accompagne, fit mouche dans d'autres disciplines, sans que l'on puisse pour autant
présumer de la pertinence d'une telle démarche sur tous les objets d'étude auxquels elle pourrait
être appliquée. Raymond Boudon remarquait également que la notion de structure elle-même
variait considérablement selon les auteurs et les disciplines (9). Le structuralisme initié par R.
Jakobson a ainsi connu de multiples déclinaisons, qu'il s'attache à la langue, à la société (C.
Lévi-Strauss) ou au psychisme (Jacques Lacan). Noam Chomsky et Morris Halle,
fondateurs de la grammaire générative, eurent R. Jakobson pour professeur : la notion de
structure est très présente dans leur théorie, teintée d'universalité. Mais ils insistent sur la
créativité langagière, issue de capacités innées, et non sur la notion de système qu'ils jugent trop
figée. Après une présence massive, voire écrasante, au milieu des années 60, le structuralisme
a peu à peu cédé le terrain à d'autres approches. Mais, comme le rappelle Jean Piaget, il a
représenté pour beaucoup « un idéal, ou des espoirs d'intelligibilité intrinsèque (10) » , un
fabuleux potentiel d'élucidation que R. Jakobson a diffusé au sein des sciences humaines.

Le binarisme, mythe ou réalité ?


À l'instar de Jean-Claude Milner, dans Le Périple structural. Figures et paradigme (Seuil,
2002), beaucoup s'accordent à reconnaître le binarisme comme fil conducteur de la mosaïque
que constituent les travaux de Roman Jakobson. En effet, de nombreux pans de son oeuvre, à
commencer par la phonologie, sont marqués par un principe d'opposition binaire en partie hérité
de Ferdinand de Saussure (langue/parole, signifiant/signifié, etc.). L'opposition binaire,
préexistant à toute analyse, constituera une des matrices de l'analyse structurale, notamment

4
chez Claude Lévi-Strauss, dans Le Cru et le Cuit (1962). Mais quel est, au fond, la légitimité
d'une telle bipartition ? Dans La Structure absente (Mercure de France, 1972), Umberto Eco
estime que l'« onpeut tout aussi bien ne pas admettre l'hypothèse - qui est déjà philosophique
- de Jakobson, selon laquelle tout l'univers de la communication serait régi par un principe
dichotomique (...), et reconnaître toutefois que la "grille" binaire se révèle très efficace pour
parler de tous les systèmes de communication et pour les réduire à des structures
homologues ». Chez le sémioticien américain Charles S. Peirce, c'est un principe de
classification ternaire qui traverse l'ensemble de sa théorie (signifiant/signifié/référent,
indice/icône/symbole, etc.). On peut donc se demander si les principes de classification, qu'ils
soient binaires ou ternaires, reflètent la structuration réelle de l'objet étudié, ou s'ils relèvent
davantage d'une intuition méthodologique du chercheur, voire d'un imaginaire scientifique ?

Structuralisme et poésie
Quoi de plus éloigné de la poésie que la froideur d’un tableau des éléments chimiques ? Pour
autant, Roman Jakobson – passionné de poésie – entendait bien concilier les qualités de l’esprit
de finesse et de l’esprit de géométrie. En 1912, il adhère au mouvement futuriste russe, pour
lequel la forme doit être envisagée pour elle-même ; il a alors 16 ans. Il se lie d’amitié avec les
poètes Vladimir Maïakovski, Velemir Khlebnikov, ainsi qu’avec le peintre Kazimir Malevitch,
et contribue à la fondation de l’Opoyaz, société littéraire consacrée à l’étude du langage
poétique, à Saint-Pétersbourg. Avec les formalistes, il récuse la critique littéraire et veut
constituer une science des discours esthétiques. Des années plus tard, il se souvient : « Je
pensais de plus en plus à la structure de l’art verbal et à la question du rapport entre la poésie
et la langue. (…) À mon père, chimiste étonné de mes préoccupations, je disais qu’il s’agit de
chercher les constituants ultimes du langage et de déterrer un système analogue à la
classification périodique des éléments chimiques (1). » Le pouvoir évocateur des formes
langagières (rythmes lents ou rapides, sonorités cristallines ou râpeuses…) l’amena à nuancer
la thèse de l’arbitraire du signe : « L’objet de la poétique, c’est avant tout de répondre à la
question : “Qu’est-ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art ?” (...) La poétique a affaire
à des problèmes de structure linguistique (...), de nombreux traits relèvent non seulement de la
science du langage, mais de l’ensemble de la théorie des signes, autrement dit de la sémiologie
(ou sémiotique) générale (2). » Sa démarche influencera des auteurs comme Nicolas Ruwet
(Langage, musique et poésie, 1972), Tzvetan Todorov (Poétique de la prose, 1971) ou encore
Gérard Genette (Figures, 5 t., 1966-2002). L’analyse des Chats (3), de Charles Baudelaire,
signée Jakobson et Claude Lévi-Strauss, est souvent donnée en exemple d’analyse structurale.

5
L'aphasie, quand le langage se désintègre
C'est un regard de linguiste que R. Jakobson porte sur la pathologie du langage, et plus précisément sur
sa déperdition : l'aphasie. Il ne prétend pas en éclairer le fonctionnement psychique ou neurologique
(comme pour l'aphasie de Broca, liée à des lésions du cerveau), mais cherche à comprendre quels sont
les procédés linguistiques impliqués dans ces pathologies. Il s'inspire en partie des travaux de John H.
Jackson publiés en 1915, à savoir que la diversité des formes d'aphasie peut être ramenée à deux grands
types, issus d'un dysfonctionnement des deux axes mobilisés dans le langage : le paradigme et le
syntagme. « Parler implique la sélection de certaines entités linguistiques et leur combinaison en unités
linguistiques d'un plus haut degré de complexité. Cela apparaît tout de suite au niveau lexical : le
locuteur choisit les mots (axe paradigmatique) et les combine en phrases (axe syntagmatique) (5). » Le
premier type d'aphasie est lié à une altération des relations paradigmatiques (choix des mots et des sons) :
le patient intervertit un son et un autre (« chameau » pour « chapeau », par exemple). Le second type
d'aphasie relève d'un dérèglement des relations syntagmatiques (combinaison entre les mots ou les
sons) : le patient permute des syllabes ou des bouts de phrases. « Les règles syntaxiques qui organisent
les mots en unités plus hautes sont perdues ; cette perte appelée "agrammatisme", aboutit à dégrader
la phrase en un simple "tas de mots" (6). » Ces deux types d'aphasie sont associées, selon R. Jakobson,
à deux figures de rhétorique : la métaphore (comparaison implicite, par exemple « un océan de verdure »
pour « une forêt ») et la métonymie (substitution avec un élément contigu, par exemple « boire un
verre » alors que l'on boit son contenu). « La métaphore devient impossible dans le trouble de la
similarité [paradigme], et la métonymie dans le trouble de la contiguïté [syntagme] (7). » Les travaux
de R. Jakobson sur l'aphasie ont contribué au développement de la psycholinguistique qui, depuis,
a connu un essor considérable.

NOTES
• (1) Roman Jakobson, « De la poésie à la linguistique », L’Arc, numéro spécial «
Jakobson », librairie Duponchelle, 1990.
• (2) Roman Jakobson, « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale,
t. I, 1963, rééd. Minuit, 2003.
• (3) Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson, « “Les Chats” de Charles Baudelaire »,
L’Homme, vol. II, n° 1, 1962.
• (5) R. Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d'aphasie », in R. Jakobson,
Essais de linguistique générale, t. I, op.cit.
• (6) Ibid.
• (7) Ibid.
• (8) F. Dosse, Histoire du structuralisme, 2 vol., LGF, 1995.
• (9) R. Boudon, À quoi sert la notion de structure ? Gallimard, 1968.

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