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Université de Mons

Faculté de traduction et d’interprétation


Département de français

Grammaire française raisonnée

Partie théorique

Michel Berré

2022-2023

« Une langue ne se fixe pas… Toute


époque a ses idées propres, il faut qu’elle
ait aussi les mots propres à ces idées…
C’est donc en vain qu’on voudrait pétrifier
la mobile physionomie de notre idiome
sous une forme donnée… Les langues ni le
soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se
2

fixent, c’est qu’elles meurent » (Victor


Hugo, Préface de Cromwell, 1827).

« Je regarde la grammaire comme la


première partie de l’art de penser »
(Condillac, Cours d’études. Grammaire,
1775, p. 427).

0. Introduction
Préliminaires
Le parti pris du cours est de donner le gout de la réflexion sur la langue
(et sur les langues) ; son objectif est de former des « questionneurs »,
c’est-à-dire des étudiants qui soient capables de repérer des
phénomènes, qui aient envie de formuler des questions, de s’attaquer
aux problèmes et de trouver, quand c’est possible (et cela l’est
souvent), des explications et des solutions.
Aucun enfant n’a jamais découvert naturellement et par simple induction
les notions de nom, verbe, sujet, complément, voyelle, détermination,
etc. Faire de la grammaire – c’est-à-dire réfléchir sur la langue pour
essayer d’en comprendre le fonctionnement – est une activité réflexive
qui implique une capacité de raisonnement et d’abstraction et donc une
certaine maturité d’esprit ainsi que l’intégration d’une série de notions
(avec la terminologie et les définitions) – comme pour toute discipline à
visée scientifique.
Certes, la sagesse populaire dit que « c’est en forgeant que l’on devient
forgeron » ; mais il arrive toujours un moment où le « faire » perd sa
primauté et doit, pour ainsi dire, être mis en suspens et à distance, pour
faire place à la structuration de la langue, ce qui passe nécessairement
par la réflexion et la conceptualisation.
La maitrise raisonnée de sa langue maternelle est une nécessité pour les
traducteurs, les interprètes et les enseignants 1.

Contenu et évaluation
Cf. la table de matières.
L’évaluation se fait via des questions fermées (Vrai ou faux, QCM, etc.) ;
les copies sont corrigées au moyen d’un logiciel de reconnaissance
optique. Ces dispositions sont susceptibles d’être modifiées en fonction
de l’évolution de la situation sanitaire.

Références et orthographe réformée

1
En Fédération Wallonie-Bruxelles, le français est considéré comme langue d’enseignement ;
le futur enseignant doit en avoir une parfaite maitrise et son évaluation est constante tout au
long de la formation. Les traducteurs/interprètes ont aussi la possibilité de devenir
professeurs de français langue étrangère (FLE).
3

Les principales notions théoriques sont empruntées à divers ouvrages en


veillant à un certain équilibre entre « tradition » (continuité avec
l’enseignement reçu jusqu’ici et accord avec les notions enseignées dans
les cours de langues, de traduction, etc.) et progrès scientifique. Une
bibliographie indique les ouvrages traitant de grammaire française et
dont nous nous sommes servis pour rédiger ce cours.

• Remarques

1) Les notes du cours adoptent les principes de la réforme


orthographique de 1990 (sauf dans les citations qui conservent bien
entendu leur orthographe d’origine !)2.

2) Les lectures conseillées ne font pas partie de la matière de l’examen.


Il en va de même des notes de bas de page, précédées de la mention
« Note informative ».

• Abréviations et sigles utilisés

– La présence d’un astérisque (*) en début de mot ou d’énoncé signale


que le mot ou l’énoncé n’est pas acceptable en français de référence.
– cf. = confer (terme latin – impératif du verbe conferre – invitant le
lecteur à consulter une autre partie de l’ouvrage ou un autre ouvrage).
Peut se traduire en français par « voir ou voyez ».
– e. a. = entre autres (synonyme de notamment)
– vs = versus (terme latin signifiant en face de, utilisé dans la littérature
scientifique pour signifier à l’opposé de).
– i. e. = id est ; locution latine signifiant c’est-à-dire.
– infra = terme latin, signifiant plus bas, c’est-à-dire « après » dans le
texte (cf. infra = voyez plus bas).
– supra = terme latin, signifiant plus haut, c’est-à-dire « avant » dans le
texte (cf. supra = voyez plus haut).
– BU = Bon Usage (ouvrage de Grevisse et Goosse – cf. la
bibliographie).

2
Ces règles sont disponibles à l’adresse suivante : http://www.renouvo.org/regles.php
4

1. La linguistique et la description
grammaticale
 Lecture conseillée : Riegel (2009) Introduction (pp. 1-47)

1.1 La place de la grammaire dans les sciences du


langage
Linguistique et La linguistique (ou la grammaire) est une discipline à visée
sciences du scientifique qui relève du champ des sciences du langage ; elle étudie
langage
les phénomènes qui concernent une ou plusieurs langues (jamais
toutes !) et les prend en considération pour eux-mêmes, alors que
d’autres disciplines considèrent ces mêmes phénomènes pour les mettre
en rapport avec des domaines comme la psychologie, la sociologie ou la
philosophie ; on parle dans ce cas de psycholinguistique, de
sociolinguistique ou encore de philosophie du langage (cf. infra).

Le langage est une fonction caractéristique de l’espèce humaine qui


réside dans sa faculté innée de communiquer. La langue est en quelque
sorte la « matérialisation », le produit de cette faculté.

Du point de vue de sa fonction, la langue se définit comme un système


complexe de communication et de conceptualisation propre aux
communautés humaines. Du point de vue de sa nature, elle est définie
comme un système de signes vocaux, articulé selon deux plans
distincts et complémentaires correspondant à deux ordres d’unités, celui
des unités significatives (mang-, -able, fauteuil, anti-) – unité dites de
première articulation appelées morphèmes (cf. infra) – et celui des
unités non significatives (dites de deuxième articulation (/m-ɑ̃-ʒ/)
appelées phonèmes.

Le système de signes qu’est la langue présente une grande diversité de


réalisations, qui se manifeste dans la multiplicité des langues
naturelles, fruits de l’expérience, de l’histoire, de la culture des
sociétés humaines. C’est un produit acquis : l’enfant dispose d’une
faculté de langage innée, mais la langue doit être « acquise », la
plongée dans un bain linguistique suffisant pour la langue première du
moins dans sa version orale)3.

L’on distingue les langues naturelles des langues artificielles


(volapük, espéranto, etc.) ; ces dernières sont inventées (créées de
toutes pièces) par une ou plusieurs personnes alors que les langues

3
[Note informative] – Communiquer langagièrement est une activité qui suppose, elle-même,
une perpétuelle activité épilinguistique (définie comme une « activité métalinguistique non
consciente »), ainsi qu’une relation entre un modèle (la compétence, c’est-à-dire
l’appropriation et la maîtrise acquise d’un système de règles sur des unités) et sa réalisation
(la performance) dont nous avons la trace phonique ou graphique (à savoir, des textes).
5

naturelles sont le produit d’une histoire à laquelle il est bien difficile de


fixer un terminus a quo, c’est-à-dire une origine (quand est/sont née(s)
la/les première(s) langue(s) ?). Produits de l’histoire, les langues
n’arrêtent pas d’évoluer (du moins quand elles conservent des locuteurs
natifs – sinon il s’agit d’une langue morte, p. ex. le latin) ; les facteurs
qui déterminent l’évolution d’une langue sont à la fois internes et
externes (cf. infra).

La psycholinguistique, la sociolinguistique, etc. sont des disciplines


envisageant la langue non pas en elle-même mais dans ses liens avec le
fonctionnement du cerveau ou dans ses usages sociaux, etc. :

La psycholinguistique prend pour objet d’étude les processus


psychologiques (i. e. neurologiques, physiologiques, etc.) qui
sous-tendent, déterminent la nature et la forme de la
production et de la compréhension du langage et des langues
chez les sujets parlants. Exemples de sous-disciplines :
acquisition du langage (L1 ou L2), pathologies du langage –
dyslexie, aphasie, troubles de l’articulation, etc.) (d’après
Neveu, p. 298)4.

La sociolinguistique étudie les rapports entre langue(s) et


société. Quels usages font les locuteurs de la langue ? Qui
définit la norme ? Elle se répartit en plusieurs sous-disciplines
regroupées en quatre domaines :
∞ une sociolinguistique variationniste qui prend pour objet
d’étude les variations. Il n’existe pas un français, mais
« des » français (cela est évidemment vrai aussi pour les
autres langues). Cf. infra.
∞ une sociolinguistique étudiant les situations de
plurilinguisme et les politiques linguistique ;
∞ une sociolinguistique travaillant sur les imaginaires
linguistiques (attitudes, représentations…) ;
∞ une sociolinguistique de type interactionnel qui vise à
intégrer la dimension conversationnelle et pragmatique
dans la dynamique des études ethnographiques de la
communication, p. ex. déterminer le rôle que jouent les
ressources grammaticales dans et pour l’organisation de
l’interaction (d’après Neveu, p. 324).

La philosophie du langage désigne un ensemble d’investigations


conceptuelles portant sur le langage comme objet de la
réflexion philosophique (place du langage dans l’expérience
humaine) ou le langage pensé comme condition même de
l’exercice de la philosophie ; on entend par là que les problèmes

4
Pour la référence précise, cf.la bibliographie.
6

philosophiques sont avant tout des problèmes de langage


(d’après Neveu, p. 275).

1.2 Variations et facteurs de changements ; norme et


facteurs de stabilisation

1.2.1 Variation
La variation (le changement linguistique) est un phénomène inhérent à
toute langue vivante. Une langue évolue dans le temps, change, se
diversifie dans l’espace, connait des variétés socialement définies, varie
selon les circonstances et le canal utilisé (oral vs écrit).

La variation peut être :

➢ temporelle, on parle de variation diachronique (à travers le


temps) ;
➢ géographique, on parle de variation diatopique (à travers
l’espace) ;
➢ liée à l’origine sociale du locuteur, on parle de variation
diastratique (littéralement « à travers les strates sociales ») ;
➢ liée à une situation de communication ; l’on parle de variation
diaphasique (un locuteur ne parle pas toujours de la même
façon selon les situations de communication) ;
➢ liée au canal choisi, oral ou écrit ; l’on parle dans ce cas de
variation diamésique (grosso modo, on n’écrit pas comme on
parle).
Tous les aspects de la langue sont concernés (certaines variations sont
considérées comme « fautives » – d’où la présence d’un astérisque).
Ainsi la variation concerne :

– le lexique qui varie dans l’espace (serviette vs essuie) et/ou


l’appartenance sociale (Le gamin a encore bavé/gletté/bleffé sur
sa chemise)5, etc.
– la phonologie (quatre cents prononcé [katsɑ̃]), lier prononcé
[lje] ou [lijer], etc.
– la morphologie (le pluriel du nom bonhomme est [bɔ̃zɔm], celui
de l’adjectif bonhomme est [bɔnɔm] : des bonshommes vs des
airs bonhommes 6) ou le genre des noms (épithète, épitaphe,
pamplemousse, après-midi7,…)

5
Les régionalismes appelés « belgicismes » sont bien entendu des variations de type
diatopique. Le dernier dictionnaire recensant les belgicismes (avec des indications de
diffusion et de vitalité des termes) est celui dirigé par M. Francard, Dictionnaire des
belgicismes, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 2010 (1re édit.). Une troisième édition vient de
paraitre.
6
[Note informative] On peut y voir une flexion (pluriel) interne. Plus généralement, sur la
question du pluriel des noms composés soudés (entresol, gentilhomme, gendarme, etc.),
cf. le BU (2007, § 533).
7
Parfois la variation est enregistrée dans les dictionnaires : après-midi est ainsi donné pour les
deux genres. Il y a aussi les mots qui changent de genre selon qu’ils sont au singulier (un
bel amour, un orgue, un cruel délice) ou au pluriel (de belles amours, des délices cruelles).
Cf. aussi le BU pour plus de détails, notamment sur « orgue ».
7

– la syntaxe (*aller au docteur vs aller chez le docteur ; *je vous


dis quoi vs je vous dis ce qu’il en est ; *donne-moi z’en /
*donne-z-en moi / donne-m’en ou encore *emmène-z’y moi /
*emmène-moi-z-y / emmène-m’y), etc.
Façonné par un discours valorisant la norme, le locuteur francophone est
souvent gêné par la variation s’imaginant qu’il ne peut y avoir deux
manières de dire équivalentes (je m’assois vs je m’assieds).

1.2.2 Facteurs de changement


Une question primordiale est de savoir pourquoi et comment les langues
évoluent. L’on distingue traditionnellement deux types de facteurs (de
changement) : les internes et les externes.

Les facteurs internes concernent les éléments qui sont en rapport


avec la communication, notamment,

– les besoins expressifs : cela peut se traduire par l’emprunt


d’un mot à une autre langue alors qu’un terme existe déjà pour
nommer l’objet concerné. Ainsi, au XVIIIe s., l’arrivée et l’emploi
en français du terme spleen alors qu’il existe le terme
mélancolie ; mais les locuteurs ont l’impression d’exprimer plus,
autre chose en utilisant le terme anglais qui s’est implanté en
français8 ;
– la loi du moindre effort : Par exemple, la réduction de la
tension articulatoire qui conduit à « dé-sonoriser » une consonne
sonore [b] en une sourde correspondante [p] comme pour
absent prononcé [apsɑ̃]9 ;
– la tendance du système à l’équilibre (lois phonétiques10).
Ainsi le son /k/ en latin donne systématiquement en français
(sous certaines conditions) /ch/ : canem → chien ; capra →
chèvre ; carbonem → charbon, etc. ;
– le phénomène d’analogie, etc. très présent notamment dans
les conjugaisons. Les formes « rares » (non systémiques) se
maintiennent par leur fréquence (nous sommes, ils vont, je sais,
je veux, nous voulons, etc.) et l’enseignement (qui redresse les
erreurs analogiques : vous *faisez, ils *croivent, *l’hérisson
[l’héritier], etc.). Sur le modèle « lire → tu lis → vous lisez » le
locuteur fabrique « analogiquement » la série « dire → tu dis →
vous *disez ». Certains verbes – dont l’emploi n’est pas fréquent
– soit se régularisent, soit deviennent « défectifs » (ne sont plus
employés qu’à certaines formes ; p. ex. gésir : il git, il gisait, ci-
git, etc.).
Les facteurs externes comme la culture, les évolutions politiques,
l’économie, etc., ont également une influence sur la langue (cf. p. ex.

8
[Note informative] Ce mot a lui-même été emprunté à l’ancien français esplen (XIIIe s.), issu
du latin splen, calque du mot grec  signifiant rate (la rate est considérée par la
médecine de l’époque comme le siège des « humeurs »).
9
Cf. aussi la prononciation de « subside » ([sybzid] → [sypsid]), phénomène qui n’apparait pas
avec « subvention ».
10
[Note informative] Les évolutions phonétiques obéissent en partie à des lois [règles] que la
linguistique historique et comparée peut établir alors que les évolutions sémantiques sont
plus aléatoires et peu « régulières.
8

les progrès scientifiques et les innovations terminologiques). La


Révolution française a introduit le système métrique décimal (loi des
poids et des mesures du 7 avril 1795) et cela a profondément modifié
les pratiques linguistiques dans ce domaine (ont ainsi disparu du
vocabulaire courant des mots comme toise, arpent, once, aune, chopine,
etc.). Figure ici aussi tout ce qui relève des politiques linguistiques
(statut des langues, réformes orthographiques, féminisation des noms
de métiers, etc.).

1.2.3 Norme et facteurs de stabilisation


La notion de variation est en étroite relation avec celle de norme. La
norme est elle-même une notion très large, pas spécifique aux langues
(on parle de « normes juridiques, typographiques, de comportement »,
etc.). En première approche, on peut définir la norme au niveau
linguistique comme un phénomène social qui s’appuie sur un jugement
d’inégalité entre des productions linguistiques, une façon d’isoler l’usage
correct de ce qui est jugé incorrect, impur, fautif ou vulgaire. À cette
conception rigide d’un bon usage exclusif de tout autre, les linguistes
opposent depuis quelques décennies celle de normes langagières variant
selon les situations de communication (cf. Riegel et al., 2009, p. xxxx).

Les rapports entre norme et usage sont complexes : la plupart des


grammaires prescriptives rejettent des constructions qu’elle considère
comme incorrectes, tout en admettant qu’elles sont dans l’usage. Il y a
donc un bon usage et des mauvais… Mais comment fixer le bon usage ?

Les arguments utilisés pour fixer le bon usage sont de plusieurs ordres :
le sentiment de la langue (qui n’est reconnu qu’à certains), la clarté, la
logique du rapport pensée-expression, l’histoire de la langue
(étymologie), l’esthétique… La plupart de ces arguments ont peu de
fondement scientifique : le plus souvent une forme est considérée
comme vulgaire parce qu’elle est employée par un groupe socialement
dévalorisé ou stigmatisé, insuffisamment scolarisé (cf. universitaire
parisien vs ouvrier marseillais ou pêcheur sénégalais). P. ex. les formes
« pallier à un inconvénient » ou « se rappeler de quelque chose » sont
les plus répandues, mais condamnées car estimées non conformes au
« bon usage ».

Même si une norme est évidemment nécessaire, il faut reconnaitre le


besoin de faire évoluer la norme, car les langues sont vivantes et donc
elles changent et se transforment comme toutes les pratiques sociales !
Si le français n’avait pas évolué, nous parlerions et écririons encore
comme Villon, Rabelais ou Corneille…
9

L’écriture d’une langue, sa standardisation, sa « grammatisation11 »


(dictionnaires, grammaires), son statut (langue officielle d’un État), son
enseignement, etc. sont des facteurs de « stabilisation »,
susceptibles de freiner l’évolution d’une langue.

Remarques – 1. Il est essentiel de se rendre compte que les langues


ne vivent pas hors du monde et de la société (sauf s’il s’agit de
langues dites mortes ou de langues déclarées « sacrées » qui ne
peuvent plus changer car liées p. ex. à la parole divine), mais qu’elles
évoluent avec la société et avec les individus qui la composent, selon
leur histoire, leurs envies, leurs besoins, etc. Les langues ne sont la
propriété de personne ; ceux qui la possèdent, ceux qui la font et feront
vivre, ce sont leurs locuteurs (natifs – monolingues ou bilingues 12 – ou
non-natifs). À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que le plus grand
nombre de locuteurs de la langue française se trouve aujourd’hui en
Afrique (Afrique francophone) ; ou que l’anglais possède plus de
locuteurs non natifs que natifs.

2. Par ailleurs, évolution ne veut pas dire décadence13. Chaque


locuteur a une relation assez intime avec sa langue maternelle et
« réagit » de façon souvent émotive à un français « autre », c’est-à-dire
différent de celui auquel il est habitué (dans sa prosodie, son écriture,
son lexique, etc.). Face au changement, le jugement est souvent négatif
comme si la qualité d’une langue était à chercher dans sa fixité (cf. J.-M.
Klinkenberg, La langue et le citoyen, Paris, PUF, 2001).

1.3 Variété des approches sur le langage et les langues

Plusieurs Selon que l’on envisage toutes les langues, un groupe de langues ou une
"linguistiques" seule langue, l’on parle de linguistique synchronique vs
diachronique, de linguistique contrastive ou comparée, voire de
typologie des langues et de linguistique particulière ; la
particularisation est habituellement signalée par l’ajout du nom de la
langue : linguistique française par exemple.

1.3.1 Linguistique synchronique vs linguistique diachronique


Il est courant de faire la distinction entre la linguistique comme
description d’un état particulier d’une langue à une époque donnée (=
linguistique synchronique) à la linguistique comme description de
l’évolution dans la longue durée (= linguistique diachronique ou

11
[Note informative] Notion empruntée à S. Auroux (La révolution technologique de la
grammatisation, Mardaga, Liège, 1994).
12
Rappelons que dans de nombreuses parties du monde, les enfants parlent plusieurs langues
(celle de la mère, celle de la localité, celle de la première scolarité (souvent une langue
indigène suprarégionale), celle d’une scolarité plus longue (souvent une langue
internationale, comme le français, l’anglais, l’espagnol, plus ou moins héritée de la
colonisation…).
13
Il n’est pas non plus nécessairement synonyme de progrès !
10

historique). Comme le rappellent Fuchs et Le Goffic (op. cit.), cette


coupe synchronique est une fiction nécessaire, un point de stabilisation
momentané, qui n’existe que par la visée théorique, à l’intérieur d’un
système nécessairement en évolution.

La grammaire comparée (cf. infra) telle qu’elle a été pratiquée aux XIXe
et XXe siècles a largement été une grammaire comparée diachronique.
La linguistique contrastive (cf. infra) a une visée plus synchronique.

La description du français proposée dans le cadre du cours relève de la


linguistique synchronique du français, plus exactement du français
moderne (XXe et XXIe siècles – la variation diachronique est donc
largement neutralisée).

1.3.2 La linguistique contrastive


La linguistique contrastive (en anglais, « contrastive analysis ») est une
comparaison systématique des structures phonologiques,
morphosyntaxique, etc. de deux ou plusieurs langues. Elle s’attache à
mettre en évidence les similitudes et les différences entre des langues
(non nécessairement apparentées), à quelque niveau que ce soit. Les
grammaires issues de ce type de réflexions sont notamment utilisées
dans l’enseignement des langues (grammaire du français pour
néerlandophones, grammaire du néerlandais pour francophones, etc.)
pour « prévenir » et/ou corriger les fautes/erreurs que les apprenants
sont susceptibles de commettre par interférence avec leur langue
maternelle.

Voici un exemple d’une règle contrastive tirée d’un ouvrage de


linguistique contrastive (pour le titre, cf. ci-dessous)14. Elle concerne
l’ordre des mots dans la constitution du syntagme nominal et dans la
formation des mots composés en français et en néerlandais.

• samengestelde woorden [= mots composés]


vuilniszak – tandenborstel – schokdemper – keukendeur =
modificeerder vóór hoofd [modifieur devant la tête]
sac-poubelle [*ordures-sac > sac pour les ordures] – brosse à dents
– pare-chocs – porte de cuisine = hoofd vóór modificeerder [tête
devant le modifieur]
• nominale constituent [= constituants ou syntagmes nominaux]
grijze wolken – een harde ovale plank – de te behandelen stof –
Willems jas/Willem z’n jas = modificeerder vóór hoofd [modifieur
devant la tête]
des nuages gris – une planche ovale dure – la matière à traiter – le
manteau de Guillaume/à Guillaume = hoofd vóór modificeerder
[tête devant le modifieur]

14
Nederlandse Grammatica voor Franstaligen, par W. Van Belle, B. Lamiroy, W. Van
Langendonck, K. Lahousse, P. Lauwers, I. Van Canegem-Ardijns & K. Van Goethem –
http://www.arts.kuleuven.be/ling/project/ngf
11

« De voorbeelden […] tonen dat in het Nederlands de modificeerder


[= modifieur] aan zijn hoofd [= tête, noyau] voorafgaat. In heel
veel gevallen is dit inderdaad zo : de basisvolgorde is in het
Nederlands modificeerder vóór hoofd. In het Frans geldt precies de
omgekeerde basisvolgorde : in de meeste gevallen komt in het
Frans de modificeerder ná zijn hoofd.
La règle met en évidence que de manière générale le français privilégie
l’ordre « noyau » (ou « tête » [hoofd]) + « modifieurs » (= la
détermination du noyau) alors que le néerlandais opte pour l’ordre
inverse (modifieurs + noyau).

Il s’agit évidemment ici d’une première règle très générale, qui sera
suivie de toute une série de cas particuliers.

Les comparaisons peuvent se faire à tous les niveaux et concerner aussi


l’emploi des modes et des temps (« contraster » l’emploi des modes en
espagnol et en français ou celui des temps du passé en anglais et en
français p. ex.).
12

1.3.3 La linguistique comparée


La linguistique (ou grammaire) comparée désigne une méthode de
recherche qui s’est développée au début du XIXe siècle et dont l’objectif
est d’établir, par le rapprochement des formes phonétiques, puis
morphologiques, les liens entre les langues européennes afin de
constituer des familles linguistiques et de procéder à la reconstruction
des langues primitives. La grammaire comparée a permis d’établir des
familles de langues (les langues romanes, les langues germaniques, les
langues slaves, etc.) et de mieux connaitre l’histoire de chacune d’elles.

Pour les langues romanes (français, espagnol, italien, portugais,


espagnol, roumain15), le père fondateur de la discipline est l’allemand
Friedrich Diez (°1794 †1876).

Les langues romanes sont nées du latin vulgaire, langue parlée dans
l’ensemble de l’Empire romain ; en Gaule elle s’est progressivement
substituée à la langue gauloise d’origine celte. Suite aux invasions
« barbares » (à partir du 3e s. ap. J.-C. et à la chute en 476 de l’empire
romain d’Occident), la « romania » (on désigne par ce terme l’ensemble
géographique où sont parlées des langues issues du latin vulgaire) s’est
fragmentée sous l’influence de divers facteurs et le latin parlé soit a
disparu (en Grèce, dans le nord de l’Afrique, au Moyen-Orient, etc.), soit
a donné naissance à une série d’idiomes dont certains se sont
progressivement transformés en langues dites « nationales » (propres à
une nation – cf. la liste citée supra).

La romanistique (ou philologie romane) est une discipline qui étudie


l’apparition et l’évolution des langues romanes à partir du latin vulgaire
(évolution sur les plans phonétique, morphologique, syntaxique, lexical,

15
Sont ici citées les 6 langues romanes les plus importantes, reconnues comme
la langue de certains États. Il en existe bien d’autres (avec le statut de
langues régionales – sarde, romanche, corse, francoprovençal, picard,
berrichon, wallon…) non comptabilisées ici.
13

etc.). Cette étude se fait sur base de textes anciens (très souvent
manuscrits) datant pour la plupart du Haut Moyen Age jusqu’à
l’apparition en Occident de l’imprimerie (Gutenberg, 1455).

Les langues romanes en Europe

1.3.3.1 Pourquoi des verbes différents pour des langues de la même


famille ?

Voici l’exemple de l’évolution différente du verbe latin classique edere


(edo = je mange) qui a disparu dans certaines régions de la Romania en
raison sans doute d’une conjugaison trop irrégulière et d’un concurrent
plus « expressif », manducare (littéralement « jouer des mâchoires »,
dérivé du nom « manducus » = le baffreur [parfois écrit bâfreur], à
l’origine terme réservé aux animaux). L’espagnol et le portugais (mais
pas le catalan) ont conservé le terme du latin classique (comer 
comedere) en en normalisant la conjugaison, option non suivie par le
français, l’italien ou le catalan qui ont privilégié le terme vulgaire dont
sont dérivés les termes manger, mangiare, menjar… (cf. la carte ci-
dessous)16.

16
[Note informative] Le terme latin ed-ere comprend la racine indoeuropéenne « ed » que l’on
retrouve dans les langues germaniques (anglais to eat ; néerlandais eten ; allemand essen ; à
noter que l’anglais edible a la même origine que son équivalent français comestible (qui
vient de comestum, supin [forme verbale] de comedere).
14

Les expressions pour « manger » dans la Romania

1.3.3.2 Reconstruction de l’indo-européen


La comparaison des familles de langues entre elles – et la redécouverte
du sanscrit17 par William Jones (fin XVIIIe siècle) – a permis d’établir avec
certitude la parenté génétique des langues romanes, germaniques,
slaves, indo-iraniennes, anatoliennes, baltes, etc. La langue-mère de ces
différentes langues – marquées par certaines ressemblances qui ne
peuvent pas être fortuites – a été appelée l’indoeuropéen.

Voici une répartition géographique (schématique) des langues dites


indo-européennes (en jaune, le grec ; en vert foncé, les langues slaves ;
en vert clair, les langues baltes ; en brun, les langues indo-iraniennes ;
en bleu clair, l’albanais ; en violet, l’arménien ; en bleu, les langues
romanes ; en orange, les langues celtes ; en rouge, les langues
germaniques) :

17
La langue des textes religieux hindous.
15

 Note
Cette carte ne tient évidemment pas compte de la diffusion ultérieure de
ces langues (l’espagnol et le portugais sont parlés en Amérique du Sud, le
français dans une série de pays africains, l’anglais en Australie et en
Amérique du Nord, etc.).

L’on voit que l’indo-européen se divise en plusieurs familles (langues


romanes, langues slaves, germaniques, etc.), elles-mêmes subdivisées
en plusieurs « parlers » dont certains ont pris le nom de « langues »
(français, espagnol, catalan, etc.). Le finnois, le hongrois et le basque,
parlés en Europe, ne sont pas des langues indoeuropéennes. En
revanche, le perse (présent en Iran) et l’hindi (présent en Inde) sont
des langues indoeuropéennes.

Sur l’indoeuropéen (langue « hypothétique » – c’est-à-dire dont aucune


trace matérielle n’a été retrouvée – reconstruite sur base des
ressemblances entre les langues qui en sont issues), cf. James
P. Mallory, D. Q. Adams (Hrsg.), Encyclopedia of Indo-European Culture.
Fitzroy Dearborn, London 199718.

18
Aux 19e et 20e siècles, les études indo-européennes ont en effet été exposées à une
instrumentation idéologique identifiant le peuple (et plus seulement la langue) indo-
européen à une race – les « Aryens » – avec des dérives nationalistes et racistes. Il vaut
mieux dans ce domaine s’en tenir à une lecture d’ouvrages strictement scientifiques. Soyez
prudents dans vos éventuelles recherches sur Internet !
16

1.3.4 La typologie linguistique


Cette discipline a pour but de caractériser les propriétés fondamentales
d’une langue à l’aide de propriétés particulières (propres à un type de
langues) et de situer cette langue dans l’ensemble des types observés
(et non des familles). Deux langues peuvent appartenir à un même
« type » sans être apparentée génétiquement (un « type » n’est pas une
« famille »). Il existe plusieurs critères de classement des langues. Le
plus connu – même s’il a été fort critiqué depuis – est celui développé
au XIXe siècle par les frères Friedrich et August von Schlegel reposant
sur une base morphologique.

Dans ce modèle, l’on distingue les langues flexionnelles (c’est-à-dire


des langues dans lesquelles les « mots » changent de forme selon leur
rapport grammatical aux autres mots), les langues agglutinantes
(langues dans lesquelles les catégories grammaticales sont marquées
par la juxtaposition de « morphèmes ») et les langues isolantes
(langues dans lesquelles tous les mots restent invariables quelle que soit
leur fonction syntaxique).

 Remarque
Le morphème se définit comme le plus petit élément significatif, isolé
par segmentation d’un mot. Travail = un mot, un morphème. Travailleur
= un mot, deux morphèmes ([travaj] + [œr]). Le morphème ne se
confond pas avec la syllabe. Nous y reviendrons dans le cours de
Lexicologie (BAB2) (les termes entre crochets sont transcrits en
alphabet phonétique international).

1.3.4.1 Premier type : les langues flexionnelles


Les mots (ou certains mots – ceux dits variables) des langues
flexionnelles sont soumis à la flexion. On parle de flexion quand un mot
se modifie pour des motifs grammaticaux (sans changer de classe).
Ainsi parlons et parlez sont des formes fléchies du verbe parler. Parleur
n’est pas une forme fléchie du verbe parler, mais un dérivé nominal
(cf. Questions de lexicologie BA2).

La flexion s’opère en ajoutant des affixes grammaticaux (désinences) à


une racine (base) lexicale ou verbale. L’ensemble des formes d’un
même mot est appelé la flexion ou le paradigme.

La flexion verbale est nommée conjugaison. La flexion nominale est


appelée déclinaison, c’est-à-dire les variations du « nom » (au sens
large – substantif, adjectif et pronom – en fonction du genre, du nombre
et du cas.

Le cas est une catégorie syntaxique qui marque dans la forme même du
mot son rapport aux autres mots. Par exemple, le nominatif exprime la
fonction syntaxique de sujet. C’est la déclinaison de cas qui donne aux
langues comme l’allemand et le russe (ou le latin) leur réputation de
17

difficulté. Dans ces langues, un mot en régit un autre et en détermine


la forme (selon les langues, les principaux cas sont le nominatif, le
génitif, le datif, l’accusatif, l’ablatif, le vocatif, l’instrumental (i. e. le
moyen par lequel s’accomplit le procès, le locatif (i. e. l’espace, le lieu
où se déroule le procès), etc. Très souvent, dans les langues à cas,
l’ordre des mots est plus libre.

 Remarques

1) Dans de nombreuses langues, les frontières morphologiques


et/ou sémantiques sont floues entre l'instrumental, le locatif et
d'autres cas ou concepts voisins
2) À l’exception du roumain – et sauf quelques aspects résiduels –
les langues romanes ont perdu les cas du latin. En français, la
forme du substantif (ou de l’adjectif) ne dit rien de sa fonction
dans la phrase (ce qui le rapproche du type « isolant »). Le chien
attaque le chat, le chat attaque le chien… C’est l’ordre des mots
qui fournit l’interprétation (liée à la fonction des mots), par leur
forme. L’invariabilité se vérifie aussi, partiellement, pour le genre
et le nombre ; le plus souvent, la forme du substantif ne dit rien
de son genre (agrafe, ruisseau, sommaire…) ; quant au nombre,
il est le plus souvent exprimé seulement à l’écrit (agrafe,
agrafes), la marque du pluriel n’étant dans ce cas audible que
dans les articles : l’agrafe → les agrafes (notez l’importance du
phénomène de liaison). Les adjectifs sont aussi soumis à la
variation en genre et en nombre ainsi que les pronoms qui, eux,
ont conservé très partiellement quelques traces de l’ancien
système casuel du latin (le, lui / qui, que, dont / etc.). Les
langues romanes conservent bien entendu une importante flexion
avec les conjugaisons.

1.3.4.2 Deuxième type : les langues agglutinantes


Ce sont des langues dans lesquelles les catégories grammaticales sont
marquées par un assemblage d’éléments (= morphèmes), chaque
élément correspondant à une catégorie et chaque catégorie à un
élément. Voici un exemple de langue agglutinante, le « mari » (= langue
finno-volgaïque ; environ 550 000 locuteurs ; située en Russie19).

 Note
Les traits d’union dans les exemples qui suivent sont destinés à
mettre en évidence la segmentation du mot (ou plutôt le processus
d’agglutination) ; ils ne sont bien entendu pas présents dans
l’écriture ordinaire des mots en mari.

→ chien = pi

→ mon chien = pi-em [morphème marquant la possession 1re pers.]

19
[Note informative] Pour plus d’informations, cf. E. Bonvini, J. Busuttil et A. Peyraube,
Dictionnaire des langues, Paris, PUF (Quadrige), 2011.
18

→ chiens = pi-ßlä [morphème du pluriel20]

→ mes chiens = pi-em-ßlä [agglutination de deux morphèmes


indiquant la possession et le pluriel]21

→ au chien (datif) = pi-län22

→ à mon chien = pi-em–län [agglutination de deux morphèmes


indiquant la possession et le datif]

→ aux chiens = pi-län-ßlä [agglutination de deux morphèmes indiquant


le pluriel et le datif]

→ pi-em-län-ßlä = _____________

Etc. (em = possession / län = datif / ßlä = pluriel).

Le principe est l’agglutination des affixes et non leur fusion (comme


dans les langues flexionnelles, généralement de type synthétique23). Le
turc est aussi une langue agglutinante. L’arménien est la seule langue
indo-européenne qui soit agglutinante.

En résumé, dans les langues agglutinantes, les mots se forment à partir


d’une racine lexicale (nom, verbe, adjectif etc.), qui porte le sens
principal, et à laquelle on ajoute un certain nombre d’affixes (préfixes,
suffixes et/ou infixes) qui correspondent en français aux prépositions,
pronoms, flexions, etc. et qui fournissent le contenu des catégories
grammaticales (personne, temps, nombre, fonction, etc.).

 Remarque
Un affixe est un élément qui s’associe à une racine pour lui adjoindre
une information, de type lexical ou grammatical. En français, l’on
distingue généralement deux types d’affixes : les préfixes, qui se
placent avant la racine (verrouiller → dé-verrouiller) et les suffixes, qui
se placent après la racine (verrou → verrouiller). Certaines langues font
usage d’infixes qui s’insèrent à l’intérieur de la racine pour modifier le
sens du mot ou sa valeur grammaticale (cf. Questions de lexicologie,
BA2).

20
L’on notera qu’en français dans la plupart des noms et adjectifs le pluriel n’est marqué qu’à
l’écrit (ami, amis). À l’oral, ce sont les « déterminants » (les, mes, ces, vos, etc.) – avec
éventuellement la marque obligatoire de liaison (lɛzami] – qui signale à l’oral le pluriel).
21
Alors qu’en français un seul morphème « mes » fusionne les catégories de personne et de
nombre.
22
Remarque similaire à la précédente ; au (appelé article contracté) fusionne l’article défini le
et la préposition à (à + le → au). Il en va de même pour la forme aux qui intègre encore une
marque pour la catégorie du nombre (non audible sauf liaison ; cf. Je pense aux enfants [o-
z-ãfã]) vs Je pense aux défunts).
23
Synthétique signifie ici que la langue « synthétise » plusieurs catégories en une seule marque
formelle rendant impossible la corrélation mécanique entre une marque formelle et une
catégorie grammaticale.
19

1.3.4.3 Troisième type : les langues isolantes


Une langue isolante est une langue qui fonctionne de manière
analytique : tous les mots restent invariables quelle que soit leur
fonction syntaxique. Autrement dit, ces langues ne connaissent pas la
flexion et les mots ne sont composés généralement que d’un seul
morphème.

Le chinois classique est considéré comme une langue isolante. Même si


ce jugement mérite quelques nuances, le chinois témoigne de l’absence
de morphologie (il n’y a pas notamment de conjugaison !) ; la plupart
des mots sont monosyllabiques et, à la lecture, chaque caractère
renvoie à une syllabe.

Voici un exemple en chinois contemporain24. Soit les deux phrases :

1.我 听 他 说

(wŏ tīng tā shuō)


Traduction : je l’écoute parler.
En mot à mot : [je] [écouter] [il] [parler]

2. 他 听 我 说

(tā tīng wŏ shuō)


Traduction : il m’écoute parler.
En mot à mot : [il] [écouter] [je] [parler]

Dans la première phrase, le mot «我 wŏ » est le sujet (= je), mais il est


devenu le complément d’objet direct (= me) dans la deuxième phrase,
sans que sa forme soit modifiée. De même, le mot «他 tā » est le
complément d’objet direct25 (= le) dans la première phrase et le sujet
dans la deuxième phrase (= il). Tout ceci sans changement
morphologique : c’est l’ordre des mots dans la phrase qui manifeste leur
fonction dans le discours.

Le chinois est généralement l’exemple cité quand on parle de langues


isolantes, mais beaucoup d’autres langues peuvent être considérées
comme isolantes ; c’est notamment le cas de nombreuses langues du
sud-est asiatique ou encore de la plupart des créoles26.

24
[Note informative] Je remercie M. Guoxian Zhang, ancien professeur de langue chinoise à la
Faculté, qui a bien voulu me fournir ce double exemple.
25
COD (complément d’objet du verbe) ou CDV (complément direct du verbe) désigne ce que
nous appellerons plus loin CV1 (premier complément du verbe répondant aux questions
qui ? Quoi ?).
26
Le terme créole sert à désigner un parler issu des transformations subies par une langue
utilisée comme moyen de communication (p. ex. le français, anglais, portugais, espagnol,
etc.) par une communauté importante (p. ex. les esclaves, les indigènes, etc.), ces
transformations résultant de l’influence des langues maternelles originelles des membres de
cette dernière communauté.
20

Cette classification – fondée sur les travaux des frères Schlegel


(XIXe siècle) – a été contestée ou en tout cas relativisée pour diverses
raisons. En effet, une langue appartient rarement à un seul type. La
plupart combinent divers procédés selon les catégories grammaticales
exprimées ; c’est notamment le cas du français et même du chinois qui
présente des embryons de morphologie (et donc de flexions). Par
ailleurs, le critère essentiellement morphologique de classement
(absence ou présence d’une flexion) a été critiqué pour son aspect
« européocentriste » (les langues flexionnelles et synthétiques –
notamment le latin – étant présentées par les frères Schlegel comme
l’aboutissement de l’évolution et donc les plus « avancées »).

1.3.5 Les universaux linguistiques et la préservation de la


diversité linguistique ; le français dans le monde

1.3.5.1 La question des universaux


La question de la typologie rencontre celle de la présence d’universaux
linguistiques. Sur le plan biologique, la faculté de langage est un
universel : elle est partagée par tous les humains et elle leur est
spécifique. Elle conditionne, en partie, l’apparition des langues tout en
autorisant une extrême diversité (systèmes linguistiques et systèmes
d’écriture). La faculté s’actualise dans des langues particulières qui
chacune constitue des systèmes particuliers (6 000 à 7 000 langues
parlées à la surface du globe à la fin du XXe siècle). Chargée de décrire
les langues en tant que systèmes, la linguistique est confrontée à la
diversité, et au-delà de ce constat empirique, à la recherche
d’universaux : ne peut-on pas isoler des traits, des phénomènes qui
seraient communs à toutes les langues, tous les humains partageant sur
le plan social et humain des expériences relativement communes
(dormir, manger, souffrir, boire, aimer…) ?

Ainsi toutes les langues comprendraient des éléments permettant de


désigner les trois personnes (celle qui parle, celle à qui l’on s’adresse et
celle qui n’est pas présente) ; des moyens linguistiques permettant de
distinguer l’assertion (Pierre est malade) de l’interrogation (Est-il
malade ?) et de l’injonction (Soigne-toi !) ; des éléments permettant
d’exprimer la négation (Je suis là → Je ne suis pas là) ou la modalisation
(Il est heureux → Il serait heureux ; qu’il soit heureux !).

La possibilité de la traduction (c’est-à-dire « reverser » dans une langue


B ce qui a été exprimé dans une langue A) témoigne également de la
présence d’universaux (au moins dans les « structures profondes » des
langues) sans permettre toutefois leur identification.
21

1.3.5.2 Mondialisation et diversité linguistique27


La préservation de la diversité linguistique est une question qui
préoccupe autant les locuteurs des langues menacées que le monde
savant. Quelque 6 000 à 7 000 langues vivantes sont dénombrées dans
le monde et inégalement réparties selon les continents : Afrique 31 %,
Asie 30 %, Pacifique 20 %, Amériques 15 %, Europe 3 %, Moyen-Orient
1 %. Une telle répartition révèle un déséquilibre entre les langues, le
pourcentage étant inversement proportionnel aux connaissances
scientifiques acquises à leur égard, mais aussi à leur poids politique et
économique. Seule une infime partie des langues jouit d’un
rayonnement continental ou planétaire (lié au passage à l’écrit, à leur
grammatisation et, sans doute pour l’avenir, à leur digitalisation).

Les développements sociopolitiques et économiques des derniers siècles


(nouveaux outils de communication, informatisation de quelques
langues, force centralisatrice des États, etc.) contribuent à créer les
conditions d’une disparition d’un nombre de plus en plus important de
langues dont l’existence est pourtant millénaire ou plurimillénaire. La
hiérarchisation croissante des langues (langues officielles,
internationales, nationales, etc. vs langues minoritaires, locales,
vernaculaires, etc.) conduit inéluctablement à la disparition de ces
dernières : à la fin du XXIe siècle, la moitié (au moins) des langues
présentes actuellement dans le monde auront disparu.

« Pour les professionnels des langues, cette disparition massive


revêt un caractère dramatique car les langues, de par les valeurs
symboliques qui s’y investissent, sont bien plus qu’un outil de
communication : elles recèlent des valeurs culturelles et identitaires
séculaires et retracent, à leur façon, l’évolution des sociétés
humaines. Mais il y a aussi urgence au niveau scientifique : le
langage est assurément une faculté universelle, partagée par tous
les humains, toutefois il ne se donne à voir que sous la forme
concrète d’une langue particulière. C’est pourquoi la diversité des
langues, et leur façon d’être diverses, est cruciale pour la
compréhension de la complexité du langage en tant que faculté
humaine. La linguistique des langues […] est ainsi un préalable
indispensable à une linguistique du langage » (p. XVI).

1.3.5.3 À propos de la langue française dans le monde


Le français est parlé sur les cinq continents. Selon un rapport publié le
mercredi 5 novembre 2014 à Libreville, capitale du Gabon, par le
Bureau de l'Observatoire de la langue française dans le monde

27
[Note informative] Ce qui suit est fondé sur l’introduction de l’ouvrage d’E. Bonvini, J.
Busuttil et A. Peyraube, Dictionnaire des langues, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2011.
22

(Organisation internationale de la francophonie = OIF), 274 millions28


de personnes parlent français dans le monde. En 2018, l’on estimait à
quelque 300 millions le nombre de francophones dans le monde.

➢ Le français est l'une des langues les plus parlées (par le


nombre de locuteurs) dans le monde derrière le chinois,
l'anglais, l'espagnol et l'arabe ou l'hindi, selon le rapport.
➢ L'Afrique est le continent avec le plus de locuteurs français
dans le monde.
Le français peut s’acquérir au sein de la famille (on parle alors de
français langue maternelle c’est-à-dire transmise « naturellement » des
parents – la mère – à l’enfant) ou dans la société (à l’école, dans des
instituts privés, hors cadre scolaire ; le français est alors pour le
locuteur concerné le plus souvent deuxième, voire troisième langue).

Ces chiffres et classements doivent être interprétés avec prudence, mais


ils permettent quand même de se faire une idée de la présence et de la
vitalité d’une langue dans le monde.

Les données qui précèdent sont issues du rapport de 2015. De nouvelles


données sont disponibles. Un résumé du nouveau rapport (2018) est
disponible en ligne : https://www.francophonie.org/IMG/pdf/synthese-
langue-francaise-2018.pdf

Le rapport et sa synthèse seront déposés sur Moodle. Cela ne fait pas


partie de la matière de l’examen, mais souligne l’importance de la
langue française dans le monde.

28
Deux-cent-septante-quatre en orthographe réformée.
23

1.4 Les sous-disciplines de la linguistique


La linguistique se structure en diverses sous-disciplines fondées, d’une
part, sur certaines propriétés des langues et sur certaines hypothèses à
leur propos, et, d’autre part, sur certaines pratiques. L’on distingue les
disciplines qui traitent du « SON » (de la substance phonique) – la
phonétique et la phonologie – celles qui traitent du MOT – la
morphologie lexicale et sémantique lexicale – et celles qui ont pour
objet la PHRASE, à savoir la morphologie grammaticale et la
syntaxe). Soit sous la forme de tableau (d’après M. Overmann,
Introduction à la linguistique, http://www.ph-ludwigsburg.de/html/2b-
frnz-s-01/overmann/baf5/introling.doc).

Les questions de phonétique (« nature » des sons) et de phonologie


(comment les sons font-ils système ?) sont renvoyées au cours de
communication orale. Celles relatives au lexique (formation des mots et
sémantique lexicale) sont traitées dans le cours de Questions de
lexicologie (bloc 2 du 1er cycle, Q1).

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