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2.

Objet et méthode de la description


grammaticale
2.1 Quelle langue décrire ?
L’objet de la grammaire, ce sont les langues naturelles, plus
particulièrement les éléments constitutifs de ces langues. Toutes les
langues possèdent une grammaire, c’est-à-dire un système de règles,
même celles qui n’ont pas de code écrit. Tout locuteur d’une langue a
une connaissance intuitive de ces règles (grammaire intériorisée –
cf. infra).

La description proposée dans le cours a pour objet les formes et


constructions peu marquées du français actuel. Elle est de type
synchronique.

Une description grammaticale à visée scientifique est fondée sur


l’observation – au départ d’hypothèses – des phénomènes
langagiers (les paroles des sujets parlants, le fonctionnement de la
communication). Elle n’a pas pour but d’édicter des normes ou
d’enseigner des règles d’orthographe, mais de décrire et, si possible,
d’expliquer la structure, l’évolution et le fonctionnement de la langue
(française) ; ce qui revient à dire que son objectif n’est pas de dire le
bien (jugement moral), ni le beau (jugement esthétique), mais de dire
le vrai (domaine de la science1) – autrement dit, elle n’inflige pas a
priori aux phénomènes langagiers de valeurs affectives, esthétiques ou
morales. Dans la mesure du possible, elle joint à la perspective
descriptive (observer et décrire ce qui se dit) une visée explicative
(lier ce qui est décrit à des catégories explicatives qui permettent d’en
comprendre le fonctionnement).

Il n’y pas d’observation naïve, toute description part d’un certain point
de vue sur la langue. Notre cadre théorique est librement emprunté au
linguiste, Marc Wilmet (°1938 †2018), et plus particulièrement à ces
deux derniers ouvrages, la Grammaire rénovée du français (Bruxelles,
De Boeck-Duculot, 2007) et la Grammaire critique du français
(Bruxelles, De Boeck-Duculot, 2010, 5e édition entièrement revue). De
nombreux exemples ont été repris à ces ouvrages. Les grammaires de
Wilmet – influencé par la psychomécanique de Gustave Guillaume

1
Pour rappel, une théorie scientifique est un ensemble structuré (système) de connaissances
(abstraites) qui se rapportent à des faits obéissant à des lois objectives (ou considérés
comme tels) et dont la mise au point exige systématisation et méthode (d’après le Trésor de
la langue française http://atilf.atilf.fr/tlf.htm).
2

(°1883 †1960) – proposent un traitement des données (les formes) à


orientation sémantique s’efforçant de rapporter les signes et leurs
combinaisons aux mécanismes de la pensée qui les produisent.
Comprendre comment se construit le sens dans un énoncé ce n’est pas
la même chose que de comprendre le sens d’un énoncé. C’est dans cette
perspective que se situe le cours de grammaire raisonnée.

Pour la clarté de l’exposé, le plan est essentiellement ascendant : le mot


est étudié en première partie (classes de mots et formes), le syntagme
(nominal, verbal, adjectif) en deuxième partie et la phrase (simple,
complexe, multiple) en troisième partie. Selon les années, certaines
parties peuvent ne pas être étudiées, faute de temps.

2.2 Grammaire : un terme polysémique


Comme la plupart des mots courants de la langue française,
« grammaire » est un terme polysémique. Nous en évoquerons trois, en
distinguant les emplois où grammaire sert à désigner le fonctionnement
interne d’une langue (2.2.1), l’explicitation de ce fonctionnement (2.2.2)
et l’ouvrage contenant cette explicitation (2.2.3)2.

2.2.1 Le fonctionnement interne caractéristique d’une langue donnée


Dans ce premier sens, grammaire réfère à la grammaire intériorisée
du sujet parlant. C’est le sens activé dans l’énoncé suivant : Toute
langue a une GRAMMAIRE (même si cette langue n’existe qu’à l’oral).
À partir du moment où un locuteur communique dans une langue, il en
maitrise la grammaire – sans être le plus souvent en mesure d’expliciter
les règles qui lui permettent de comprendre et de produire des énoncés
« corrects » (c’est notamment le cas des enfants).
L’idée que les langues ont une grammaire repose sur un postulat : celui
que la faculté de langage propre aux membres d’une communauté
linguistique donnée est rationalisable, réductible à des règles dont on
peut rendre compte méthodiquement.
La notion de grammaire intériorisée est proche de celle de compétence
proposée par le linguiste Noam Chomsky (°1928). La compétence du
sujet désigne un système de règles décrit comme sous-jacent à l’emploi
de la langue (tant en compréhension qu’en production). Ce système de
règles est ce qui permet au sujet parlant de produire et de comprendre
un nombre théoriquement illimité de phrases. De manière assez
grossière, l’on peut dire, d’après Chomsky, que le cerveau humain
possède, de façon innée, une série de règles (activées par le contact
effectif avec une langue donnée) qui permettent de générer un nombre
infini d’énoncés grammaticaux (même jamais entendus). Cette notion

2
Ce qui suit est en partie fondé sur Besse et Porquier, Grammaires et didactique des
langues, 1993, pp. 10-30. s
3

peut être rapprochée de la notion de « langue » telle que définie par


Ferdinand de Saussure (°Genève 1857 †Vufflens-sur-Morges 1913) :
la langue est un ensemble systématisé de signes non actualisés,
existant en quelque sorte à l’état virtuel. Sa fonction est de mettre en
permanence à la disposition du sujet parlant les moyens de l’expression
de sa pensée. Il s’agit d’un ensemble socialement institué reçu en
héritage et qui s’impose au locuteur.

À cette capacité « théorique » (la compétence est une « puissance » non


actualisée), s’oppose la performance, qui correspond à la mise en
œuvre effective de ces connaissances linguistiques, chez le sujet,
au cours de la réception/production des énoncés dans des situations de
communication spécifique. Si la compétence (i. e. la possession du
« système » linguistique) est théoriquement la même pour tous, la
performance, c’est-à-dire la mise en marche de ce mécanisme, varie
considérablement d’un sujet à l’autre et est fonction de nombreux
facteurs, comme l’attention, la fatigue, l’émotivité, etc.3 (d’après
Neveu, p. 88). Cette notion de performance peut être rapprochée de
celle de discours (ou de parole) chez Saussure : le discours c’est la mise
en œuvre de la langue, d’où son aspect individuel, multiforme,
hétérogène. Et ce que doit étudier la linguistique – son objet d’étude –
(selon Saussure et Chomsky), ce n’est pas le discours, mais la langue
(le système linguistique) qui rend possible le discours avec la difficulté
que la langue n’est accessible qu’à travers les discours qu’elle permet.

2.2.2 L’explicitation plus ou moins méthodique de ce


fonctionnement
Ce sens apparait dans l’énoncé suivant : Il s’agit de langues qui n’ont
pas encore de GRAMMAIRES, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas décrites.

Grammaire désigne ici l’étude, la connaissance – nécessairement


réflexive – des régularités, règles ou normes caractéristiques d’une
langue. Il y a plusieurs grammaires d’une même langue ; elles sont le
résultat d’une démarche de classification des unités de la langue et de
mise en relation de ces classes.

Les descriptions varient pour diverses raisons (p. ex. l’évolution de la


langue), principalement parce qu’elles sont produites à partir de points
de vue, de modèles théoriques différents. Autrement dit, une description
grammaticale est toujours tributaire d’un point de vue théorique sur la
langue (point non discuté ici).

3
[Note informative] Cette opposition compétence >< performance offre une alternative dans
un cadre cognitiviste à l’opposition saussurienne langue >< parole d’inspiration
sociologique.
4

2.2.3 La grammaire comme ouvrage


Ces descriptions sont le plus souvent consignées dans des ouvrages qui
portent également le nom de « grammaire ». C’est dans ce sens que
l’on peut dire « J’ai acheté un nouvelle GRAMMAIRE ».

En Occident, l’on date le point de départ d’une réflexion de nature


grammaticale sur les langues des œuvres de Platon et d’Aristote (4e s.
av. J.-C.). Le premier ouvrage de syntaxe de la langue grecque est
attribué à Apollonios Dyscole (1er et 2e s. ap. J.-C.).

Les premières descriptions grammaticales du français sont nées à la fin


du Moyen Age. La plus ancienne grammaire du français (mais non le
plus ancien texte présentant des aspects grammaticaux de la langue
française) est le Donait françois (vers 1400)4. Personne ne s’est avisé
d’évaluer le nombre de grammaires françaises publiées depuis le
e
XV siècle, mais elles se comptent certainement par dizaine de milliers
(ce qui empiriquement met en évidence qu’une même langue – le
français et ses variations – peut faire l’objet de milliers de descriptions
différentes) Les notions qui peuvent être familières aux étudiants
d’aujourd’hui – sujet, complément, épithète, attribut, objet direct (vs
indirect), déterminants, circonstanciel, complément d’agent, etc. –
n’apparaissent qu’à partir des XVIIIe et XIXe siècles. Avant l’on pratiquait
et décrivait la langue française sans avoir recours à ces notions. Ainsi
Molière, Racine, Bossuet, Corneille, La Fontaine ont écrit ce que l’on
appelle parfois « les plus belles pages de la littérature française » sans
avoir jamais entendu parler de « complément »5 et sans guère se
soucier de l’accord des participes !

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, la plupart des descriptions


grammaticales sont le fait d’équipes de grammairiens. Citons la
Grammaire Larousse du français contemporain, écrite par J.-
Cl. Chevalier, Cl. Blanche-Benveniste, M. Arrivé et J. Peytard (1964 avec
de très nombreuses rééditions), la Grammaire du français classique et
moderne par R.-L. Wagner et J. Pinchon (19682) et, plus récemment, la
Grammaire méthodique du français par M. Riegel, J-Ch. Pellat et R. Rioul
(2014 pour la dernière édition). C’est aussi le cas de deux initiatives
récentes – dont l’une est encore en cours :

– La Grande grammaire du français (Paris, Actes Sud, 2021,


2 628 p., 30 000 exemples) sous la dir. d’Anne Abeillé et Danièle
Godard – cf. https://www.actes-sud.fr/la-grande-grammaire-du-
francais) ; les deux volumes existent à la bibliothèque de la FTI.
– L’Encyclopédie grammaticale du français accessible uniquement
en ligne : http://encyclogram.fr) ; L'EGF est une base de

4
[Note informative]. Cette grammaire (manuscrite) a été rééditée par P. Swiggers (Revue des
langues romanes, 1985, pp. 235-281).
5
Dans l’acception grammaticale du terme, bien évidemment.
5

connaissances (synthèses, bilans critiques) sur les acquis


descriptifs en grammaire et linguistique du français.
Il reste cependant d’irréductibles solitaires ! Par exemple, le Bon Usage,
dont la première édition, élaborée par Maurice Grevisse (°1895 †1980)
remonte à 19366. Repris depuis 1986 par A. Goosse, gendre de
Grevisse, l’ouvrage en est aujourd’hui à sa seizième édition (2016,
1 716 p.) ou encore P. Charaudeau, Grammaire du sens et de
l’expression (1992) et enfin, M. Wilmet, Grammaire critique du français
(2010, 5e édit.) et Grammaire rénovée du français (2007).

2.3 À propos des descriptions grammaticales


Trois remarques peuvent être formulées à propos des descriptions (que
nous ne détaillerons faute de place7).

– les descriptions grammaticales ne coïncident pas toujours entre elles


(une même phrase peut faire l’objet d’analyses différentes, voire
contradictoires – cela résulte entre autres du fait que les descriptions
sont élaborées à partir de modèles théoriques différents, l’observation
n’est jamais « naïve »)
– les descriptions grammaticales ne coïncident pas toujours avec l’usage
(les règles peuvent être contredites par l’usage ou ne pas rendre compte
de l’ensemble des usages) ;
– la connaissance d’une description grammaticale résulte toujours d’un
apprentissage scolaire (à la différence de la grammaire intériorisée) ;

6
[Note informative] Maurice Grevisse a dans un premier temps envisagé cet ouvrage comme
une grammaire scolaire, destinée à l’enseignement secondaire (belge). De manuel scolaire,
il est progressivement devenu une grammaire de référence consultée par les écrivains, les
hommes politiques (le président de la France, François Mitterrand disposait d’un
exemplaire dans son bureau), les enseignants, les linguistes (qui y trouvent entre autres une
mine d’exemples), etc. La quinzième édition (celle du 75e anniversaire) date de 2011.
7
[Note informative] Ces questions sont discutées avec détail dans des ouvrages de linguistique
générale : p. ex., Robert Martin, Comprendre la linguistique (Paris, PUF, coll. Quadrige,
20042 [2002], 206 p.) ou encore Olivier Soutet, Linguistique (Paris, PUF, coll. Quadrige,
20112 [1995], 358 p.). Ou encore dans les introductions de certaines grammaires françaises
dites de référence ; cf. la Grammaire française méthodique de Riegel et al. (pp. 1-47).
6

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