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LES OFFRANDES D'ÉDOUARD GLISSANT : DE LA CRÉOLISATION AU

TOUT-MONDE

Alain Ménil

Armand Colin | « Littérature »

2014/2 n° 174 | pages 73 à 87


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200929497
DOI 10.3917/litt.174.0073
Article disponible en ligne à l'adresse :
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“Litterature_174” (Col. : RevueLitterature) — 2014/6/1 — 23:14 — page 73 — #73
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ALAIN MÉNIL

Les offrandes d’Édouard


Glissant : de la créolisation
au tout-monde

Nul n’ignore la déclaration d’intention que Glissant accole au terme


de créolisation, quand il dit en avoir voulu nous en faire offrande. Mais il
ne le proclame pas à propos de Tout-monde, qui, à coup sûr, est une belle
« invention » propre au lexique glissantien. Sans prétendre que cette expres-
sion figure au nombre des expressions familières de notre langue courante,
Tout-monde peut prétendre au néologisme réussi, et accompli. Impensé
avant sa profération, c’est son absence aujourd’hui qui nous confronterait à
de l’impensable : quel serait ce monde (notre monde) s’il ne pouvait faire,
et encore moins, se dire Tout-monde ? Mais il est déjà plus difficile de le
soutenir à propos de créolisation, dont le statut relève plus de la traduction,
ou de la translittération entre deux langues. Creolization/créolisation : l’in-
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vention, si invention il y a, réside dans la décision d’en faire un concept
opératoire, de nous en donner connaissance et maîtrise des règles. Mais où
situer l’offrande, alors ?
On pourrait donc objecter à mon propos, comme à son amorce, de
forcer le trait, sinon la pensée d’Édouard Glissant. Pourtant, je ne pense pas,
par cet appariement, fausser sa pensée, même si les deux termes (créolisation,
Tout-monde) ne se situent pas au même plan, et surtout, ne sont nullement
contemporains dans leur ordre d’apparition dans le lexique glissantien.
Une deuxième objection serait de partir d’une détermination plus stricte
de ces deux mots en soutenant que créolisation n’est qu’une traduction,
et qu’Édouard Glissant importe dans la langue française le terme qu’il
trouve chez le jamaïcain Braithwaite, en l’adaptant au plus près, et qu’en
revanche Tout-monde se présente d’emblée comme un forçage de la langue.
À proprement parler, ne serait-ce pas ce néologisme qu’il nous faudrait
apprendre à recevoir ou à concevoir, tel une offrande ?
Je pointe donc ce qu’il y a de commun entre les deux expressions :
ces deux mots n’existaient pas en langue française ; investi par Édouard
Glissant, le premier prend une dimension singulière, devient l’objet d’une 73
profonde et puissante méditation, relancée d’œuvre en œuvre ; le deuxième,
apparu avec la publication d’un « roman » qui, sous ce titre, prend le lecteur LITTÉRATURE
habitué à Glissant par surprise, acquiert peu à peu la consistance d’une N°174 – J UIN 2014

rticle on line

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ÉDOUARD GLISSANT, LA PENSÉE DU DÉTOUR

notion riche de tissages divers – d’abord au travers des multiples exergues


que le roman s’ingénie à déployer en mimant différents types de discours,
ensuite devient un essai substantiel et autonomisé, deux ans plus tard, essai
dont nous pouvions suivre à la trace, dans le roman, les éclats fictifs de
son « invention ». Et ce qui est apparu via une métaphore et une invention
« audacieuse » va prendre d’autant plus d’importance que Glissant, dans
chacun de ses derniers essais regroupés sous la catégorie de Poétiques, en
affine les contours et en déploie les aspects. Jusqu’à l’instituer – au sens
propre du terme, avec l’Institut du Tout-monde.

DE L’OFFRANDE DE LA CRÉOLISATION

Offrandes, donc, puisque offrandes il y a. Le choix de termes un


peu précieux doit toujours nous alerter de la part de É. Glissant – par une
sorte d’effet démultiplicateur d’un choix largement appuyé sur une pratique
réfléchie de la langue et des conflits (possibles) entre langues diverses. Autre
motif d’alerte, « Offrandes » est également le titre donné par Glissant à la
dernière section de l’Intention poétique.
Une offrande c’est tout à la fois, le dictionnaire nous le rappelle, le
don fait à la divinité ou à ses représentants – et l’acte cérémoniel qui le
porte. Offrande est donc à la fois un don, un cadeau, un présent de grande
valeur, mais c’est en même temps un peu plus, par la solennité qui entoure
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le cérémonial, ou c’est tout à la fois un geste, un acte et un « objet » qui
le représente et fait l’objet de ladite cérémonie ou du passage, une aide
charitable. Mais c’est aussi le geste fait en direction des démunis.
Voici le passage où la créolisation est énoncée au travers du motif
de l’offrande : « Je vous présente en offrande le mot créolisation, pour
signifier cet imprévisible de résultantes inouïes, qui nous gardent d’être
persuadés d’une essence ou d’être raidis dans des exclusives1 . » Et ce
« vous » nous est directement adressé, en même temps que cette adresse se
renverse en « nous », nous incluant dans ce qu’il faut bien considérer comme
étant une présentation réglée des usages auxquels l’emploi du terme de
créolisation peut se plier. Comment comprendre alors cette adresse, et cette
présentation ? À quel autel faut-il se diriger, ou diriger nos regards ? Si ce
« nous », c’est « nous-mêmes » qui parlons ou pensons en langue française,
un manque serait-il désigné par là même, dans la langue française ? Ironie
alors d’Édouard Glissant, que d’honorer la langue dans laquelle il écrit,
et d’en creuser le manque (que son seul présent révèle) en même temps
qu’il le comble ? Si riche que soit la langue, ou si mérités soient les titres
74 qu’on lui accorde complaisamment (clarté, mesure, élégance, etc., selon
les diverses variantes du nationalisme philologique), Glissant nous dirait-il
LITTÉRATURE
N°174 – J UIN 2014 1. Traité du Tout-monde, Poétique IV, Gallimard, 1997, p. 26, je souligne.

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LES OFFRANDES D’ÉDOUARD GLISSANT

alors qu’il lui manque cruellement en même temps au moins un terme –


créolisation, et que cette absence ne peut être « comblée » que par une sorte
d’acte propitiatoire ?
D’où l’on doit alors déduire ceci : que les termes employés antérieu-
rement à cette offrande n’étaient que désignations approximatives, descrip-
tions inexactes, ou plus précisément, anexactes. Poser la question de l’of-
frande ainsi permet alors de se demander ce que « créolisation » a en charge
de nommer et de penser, ce qui invite à rouvrir le dossier de sa définition, et
de ses emplois. Revenons alors au « manque » révélé par l’importation litté-
rale du terme de creolization : que se passait-il quand « créolisation » nous
faisait défaut ? Que disions ou dirions-nous alors, faute de cette offrande ?
Nous pourrions dire métissage, et en respectant l’orientation du propos de
Glissant, nous en ajusterions l’idée pour la thématiser comme « métissage
culturel ». En alternative, nous disposerions de « rencontres de culture » ou
« entre cultures », de « contacts de civilisation ». Un avatar un peu anémié
pourrait alors se concevoir comme ce qui relève des influences culturelles,
sans que l’on sache très bien de quelle(s) force(s) l’influence est l’agent
ou l’effet. Or créolisation n’est rien de tout cela, et ne peut se convertir
(se traduire ?) dans les catégories de contact, d’influence, ou de rencontre.
Pourquoi ?
C’est entrer là dans les éléments fondamentaux de la créolisation qui
en font une catégorie complexe, dont l’objet (à la fois aussi bien ce qu’elle
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désigne, nomme, qualifie, que son propre objet de pensée qu’elle s’efforce
de circonscrire) est une réalité qui s’exprime ou se constitue sur plusieurs
plans. Toute l’œuvre de pensée de Glissant est précisément attachée à n’en
sacrifier aucun, que ce soit par réduction malencontreuse à l’unité générique
ou élévation précipitée au concept et à l’universel. La critique de l’universel
chez Glissant obéit à cette exigence de ne pas confondre le composite et
le disparate, encore moins de refouler la diversité au nom de l’Unité. Si
diverses soient les approches ou les esquisses multipliées par Glissant au
cours de son œuvre, il est possible d’affirmer que la créolisation revêt une
dimension anthropologique, et pas simplement ou seulement, linguistique
ou culturelle ou liée à une séquence historique. Elle suppose un certain mode
de contact entre des réalités hétérogènes, un certain rapport de force(s) et
de valeurs entre celles-ci, mais ce qu’elle désigne (et permet de penser) en
propre en est la résultante – non le « résultat », ni même le « produit ».
La Créolisation n’est pas seulement un terme qui joue un rôle essentiel
dans le cadre d’une pensée qui se refuse à la logique de la racine-unique,
c’est un mot qui emporte avec lui le procès et le processus, qui n’ont
rien d’irénique, de pacifié, ou de réductible à un « effet de mode » ou à 75
quelque chose qui serait, comme on dit, dans l’air. La créolisation ne peut
se convertir (se traduire ?) dans les catégories de contact, d’influence, ou LITTÉRATURE
de rencontre parce qu’elles oblitèrent grandement le mode sous lequel la N°174 – J UIN 2014

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ÉDOUARD GLISSANT, LA PENSÉE DU DÉTOUR

rencontre, le contact ou l’influence ont lieu ; elles taisent pudiquement ce


qu’il faut bien considérer comme la violence inaugurale, qui n’est pas une
violence fondatrice au sens où on le dit des mythes comme celui de la
horde primitive pour Freud, ou d’autres mythes de fondation. On ne peut
séparer cette fonction critique de la créolisation, des usages auxquels elle
se heurte ou se refuse d’acquiescer, comme le montre le refus constant de
Glissant d’acquiescer aux figures de la fondation, ou aux mythologies de
l’origine, lorsque par rapprochements et disjonctions constantes, il interroge
les mythes fondateurs occidentaux à d’autres récits, ou qu’il questionne les
figures de la filiation et de l’affiliation2 . De même, on doit convenir que
sous la figure du contact, et ce que celle-ci dissimule sous d’hypocrites
euphémisations, c’est bel et bien la trame du colonialisme qui se trouve
remise en jeu, et questionnée, à partir d’un point qui présuppose acquises
les analyses et positions exprimées par Césaire dans son Discours sur le
colonialisme, ou Franz Fanon3 .
De fait, Édouard Glissant, comme plus tôt Césaire dans le Discours
sur le colonialisme, se refuse à penser en termes de contact tout simplement
parce que l’un des termes du contact ne s’est pas beaucoup soucié de la
façon dont le contact s’est opéré – entre l’Europe, et les autres continents.
En ce sens, l’usage actuel de la catégorie de créolisation – une fois ce terme
promu à un rôle d’étiquette ou à un processus commode d’étiquetage des
phénomènes sociaux en cours de formation - gomme complètement cet
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aspect, et qui a très exactement à voir avec la colonisation du monde, le
colonialisme et les rapports de force inscrits sous la catégorie d’impérialisme.
Dira-t-on alors que Créolisation (ne) serait (qu’) une sous-catégorie faisant
en quelque sorte double emploi avec ceux-ci ? Non, dans la mesure où on
les trouve employés par É. Glissant qui leur réserve leur stricte désignation
historique et politique et qui s’inscrivent dans une problématique qui n’est
pas celle de la Créolisation. Cette dernière ne cèle aucun mystère, et ne
relève pas de la mythologie des origines. Elle en est plutôt le désaveu
systématique. En revanche, elle relève plutôt de ce qui constitue une énigme,
et une source d’étonnement.
Le point énigmatique qui retient constamment Glissant est que cette
violence originaire (d’où tout est sorti ainsi, décomposé et composite) a
néanmoins engendré une réalité vivante, et plus énigmatiquement encore, un

2. Voir dans le Discours antillais, les nombreuses analyses sur les opérateurs de change pour
dire la genèse des sociétés.
3. De cette constante prise en compte des apports de ses prédécesseurs, l’œuvre de Glissant
76 offre un témoignage exemplaire, tant dans la volonté d’affirmer ce qu’il leur reprend (doit ne
serait pas juste, ici), que dans sa propension à ajuster la nécessité d’une prolongation, d’un
approfondissement. Mais la formule que Césaire emploie, à propos de ces catégories du contact
LITTÉRATURE et de l’influence, pourrait bien être le principe d’une position critique et politique qui donnera à
N°174 – J UIN 2014 la pensée anticolonialiste son « impératif » épistémique.

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LES OFFRANDES D’ÉDOUARD GLISSANT

monde vivable. Premier point : la créolisation, vue comme une réalité origi-
nale susceptible d’entrer dans des rapports de composition et de stabilisation, 18/01
demande à être interrogée du point de vue de la vie. Ce qui ne va pas de soi
pour des sociétés ayant flirté plus que de raison avec la mort, la cruauté, la
folie. Deuxième point : la créolisation a donné naissance à quelque chose
qui est strictement original par rapport aux composantes entrées à la faveur
de cette mise en relation historiquement précise (la conquête des Amériques)
« en composition ». Ce qui retient Glissant, dans les phénomènes de créo-
lisation, s’inscrit au compte d’un processus, non d’un résultat. Ou plutôt,
le résultat obtenu (ce monde vivable issu de la créolisation) est irréductible
aux circonstances, aux conditions, aux données matérielles qui entrent dans
sa propre composition, de sorte qu’on puisse penser le résultat comme un
effet logiquement déductible des moyens et des causes employées.
On trouvera trace, plus d’une fois, d’une approche qui se risque à la
contradiction, à l’objection quasi frontale, et que Glissant formule comme
s’il se les adressait, en se risquant à cette épreuve d’une pensée mise au défi
d’aller toujours plus avant. Ainsi, ce moment, inattendu, où pourrait presque
se figurer le concept pur d’une créolisation, qui serait dégagée de ses scories
historiquement contingentes :
La créolisation est toujours baroque. Maintenant, la créolisation peut se faire
sous des formes violentes ou non. Je ne sais pas s’il y a un privilège de la
violence dans la créolisation. Je ne crois pas. La créolisation comprend la
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violence et au sens total du mot comprendre, c’est-à-dire intègre la violence.
Ce n’est pas parce qu’il y a eu violence dans le système des plantations qu’il
n’y a pas eu créolisation, au contraire. [...]. Est-ce que ça procure un privilège ?
Que ça détermine une caractéristique, c’est vrai, que cette caractéristique soit
un privilège, je ne crois pas. C’est-à-dire qu’il peut y avoir des créolisations
sans violence, il me semble qu’il peut y avoir des créolisations sans violence.
Pourtant, je cherche des exemples, et je n’en trouve pas4 !
Cette difficulté a à voir avec la question des valeurs, de la valeur des
données mises en présence, comme des rapports d’où les valeurs tirent
leur position (d’infériorité ou de supériorité) et qui sont en quelque sorte
inséparables de ce que l’on appelle rapports de force (mais qui sont tout
autant rapports de violence). C’est là où l’on peut aussi observer une tension
entre les diverses figures attachées à la créolisation, selon qu’on s’efforce
de la circonscrire dans ses limites originelles – ce qu’on peut appeler
l’implication américaine dans la formulation de la créolisation -, et la posture
intellectuelle dans laquelle il conviendrait de se placer si nous voulons penser
notre monde actuel :
Les phénomènes de créolisation sont des phénomènes importants, parce qu’ils
permettent de pratiquer une nouvelle approche de la dimension spirituelle 77
des humanités. Car la créolisation suppose que les éléments culturels mis en
LITTÉRATURE
4. Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 51. N°174 – J UIN 2014

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ÉDOUARD GLISSANT, LA PENSÉE DU DÉTOUR

présence doivent obligatoirement être « équivalents en valeur » pour que cette


créolisation s’effectue réellement. C’est-à-dire que si dans des éléments mis
en présence certains sont infériorisés par rapport à d’autres, la créolisation
ne se fait pas vraiment. Elle se fait mais sur un mode bâtard et un mode
injuste. Dans des pays de créolisation comme la Caraïbe ou le Brésil, où des
éléments culturels ont été mis en présence par le mode de peuplement qu’a été
la traite des Africains, les constituants africains et noirs ont été couramment
infériorisés. La créolisation se pratique quand même dans ces conditions-là,
mais en laissant un résidu amer, incontrôlable. Et presque partout dans la Néo-
Amérique, il a fallu rétablir l’équilibre entre les éléments mis en présence, en
premier lieu par une revalorisation de l’héritage africain [...] La créolisation
en acte qui s’exerce dans le ventre de la plantation – l’univers le plus inique,
le plus sinistre qui soit – se fait quand même, mais elle laisse « l’être » battre
d’une seule aile. Parce que l’« être » est déstabilisé par la diminution qu’il
porte en soi et qu’il affecte lui-même de considérer comme telle, diminution
qui est par exemple celle de sa valeur proprement africaine5 .
Texte littéralement vertigineux : la Créolisation, mais n’est-ce pas plu-
tôt son concept ?, invite à penser autrement nos relations, et la « dimension
spirituelle de nos humanités ».
Mais pour penser cette co-institutionalisation de la créolisation et de la
formation des Amériques, il faut distinguer en effet entre les migrants : il y
a en premier lieu le Migrant armé – le conquistador dévastateur, le pionnier.
On découvre aussi le Migrant familial – ou domestique, qui vient avec sa
famille, ses marmites et ses photos de famille, comme le dit drôlement
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Glissant. C’est seulement à ce point que se détache celui qui est amené de
force, à fond de cales, le futur esclave des plantations, ou Migrant nu. Cette
typologie donne la base générale de ce système qui donne naissance à la
créolisation, et cette créolisation a réversiblement, son lieu « naturel » dans
la Plantation.
Dans ce lieu donc, ça (se) créolise, aux conditions qui ont été dites,
conditions de violence et de valence inégales, qui sont aussi conditions
d’estime partiale et outrancièrement affirmative, ou négative. Mais comme
les « éléments » qui entrent dans cette composition instable, injuste, et
imprévisible, n’échappent nullement à l’histoire dont ils sont à la fois
l’effet et le symptôme, il ne va pas de soi qu’ils introduisent quelque
chose de spécifiquement distinct, ou de nécessaire à la compréhension
d’un processus, qu’on pourrait identifier comme « métissage culturel ». La
créolisation est-elle redondante au regard de cette dernière expression, si
utilisée aujourd’hui à qualifier n’importe quel phénomène de rencontre et
de croisement entre des objets culturels en apparence étrangers les uns aux
autres, qu’elle échappe difficilement au soupçon et au risque du cliché ? La
78 créolisation, c’est le métissage culturel. Mais pas seulement. La créolisation
engendre une nouvelle donne, qui ne peut être pensée selon les catégories
LITTÉRATURE
N°174 – J UIN 2014 5. Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 17-18.

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LES OFFRANDES D’ÉDOUARD GLISSANT

du syncrétisme ou de la synthèse additive des traits positifs qui auraient été


retenus. Opposition entre la généalogie rétroactive et le refus du mythe de la
lignée projetée dans la recherche des traits identifiables. Le métissage n’est
pas une « valeur », c’est un fait, une donnée mais l’expérience du métissage
est rarement « neutre » pour ses « acteurs6 ».
Enfin, à qui voudrait tenir le métissage comme le nom même d’un
processus de composition irénique et sympathique fondé sur la bienheureuse
addition de pures positivités, rappelons cette phrase de L’intention poétique,
et qui suscite toujours le même étonnement quand on la lit : « La damnation
de ce mot : métissage, inscrivons-là, énorme sur la page7 ! » Lire aujourd’hui
une telle déclaration fait pièce d’emblée à tout ce que l’on met aujourd’hui
de gentil et d’aimable dans les phénomènes dits de « métissage culturel ».
Rappelons alors quels traits sont inséparablement liés à la Créolisa-
tion ; la violence, la démunition, et la trace. Un passage d’Une nouvelle
région du monde en résume l’irréductibilité dans le processus de formation
desdites sociétés : « La genèse de nos sociétés et de nos cultures créoles, ce
n’est pas un paradis premier, c’est le ventre du bateau négrier, qui fut en
l’occurrence le seul absolu8 . »
La démunition est ce terme que Glissant mobilise pour qualifier l’état
des populations transbordées sans préparation ni ressources. C’est une don-
née, me semble-t-il, essentielle à la compréhension des processus d’inégale
valence, d’instabilité injuste sur quoi semblent s’être ordonnées dès leur for-
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mation ces sociétés sans ordre ni principe, ou sans foi ni loi autres que celles
de la violence brutale de la force. En effet, elle pose explicitement la nature
de la différence d’état et de situation entre les populations amenées en Amé-
rique ; d’autre part elle souligne combien la résultante obtenue ne découle ni
des degrés d’avancement technologique, ni de la prévalence numérique au
sein des populations amenées, d’une forme, d’un pattern donné et qui serait
lié à telle population plutôt qu’à telle autre, encore moins aux ressources
accumulées ou sauvegardées.
Enfin, la trace. Si par démunition on entend quelque chose comme
l’état de ceux qui n’avaient comme autre bien et ressource que leur corps et
leur esprit, on peut comprendre que la trace soit essentielle au processus de
créolisation : des esclaves, Glissant dit qu’ils recomposent par traces leurs
croyances, leurs langues, leur art.

6. Le constat de 1996, dans le Traité du Tout-monde, sera encore plus radical : l’intérêt pour les
métissages culturels cache parfois de criminelles intentions, qui tournent autour de la promotion
d’une identité vide, ou à la négation des autres cultures (cf. p. 25, p. 37). Tel et l’enjeu de
la distinction du métissage et de la créolisation. Un petit remède : « Acclimatez l’idée de 79
digenèse » (ibid., p. 36).
7. Intention poétique, p. 226.
8. Une nouvelle région du monde, Esthétique I, Paris, Gallimard, 2006, p. 183-184. Cela serait LITTÉRATURE
à relier à l’ouverture de Poétique de la relation, intitulé « La barque ouverte ». N°174 – J UIN 2014

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ÉDOUARD GLISSANT, LA PENSÉE DU DÉTOUR

Car l’antre du bateau négrier est l’endroit et le moment où les langues afri-
caines disparaissent, parce qu’on ne mettait jamais ensemble dans le bateau
négrier, tout comme dans les plantations, des gens qui parlent la même langue.
L’être se retrouvait dépouillé de toutes sortes d’éléments de sa vie quotidienne,
et surtout de sa langue. Qu’est-ce qui se passe pour ce migrant ? Il recompose
par traces une langue et des arts qu’on pourrait dire valable pour tous9 .
Il me semble que c’est là un point essentiel – concernant les modalités
du produire, du faire mais aussi du vivre. Il y a enfin tous les sens accolés
à la trace – nom du sentier de fuite, de la route qui se construit si l’on
peut dire en s’effaçant ; mais aussi, c’est (déjà) forme d’écriture et c’est
aussi ce qui reste – de tracé, et de tracées – ce qui se trace et marque sur
le sol, dans l’espace, comme ce qui est « ouverture » dans l’épais taillis
de l’histoire, la voie où la liberté de l’esclave s’engouffre et échappe à son
garrot, puisque c’est le nom propre des chemins empruntés et taillés à la
hâte par les esclaves fugitifs. La trace est une notion physique et psychique,
matérielle et formelle, spatiale et temporelle.
Ce sont ces points qu’il me paraît essentiel de rappeler : outre l’im-
plication américaine dans la construction du concept de créolisation, ils
insistent sur cet irréductible d’où procède la genèse de ces sociétés : que
toutes les parties en présence ne sont pas égales entre elles ni ne jouent un
rôle égal, qu’on le rapporte ou non à leur force ou à leur nombre.
Le caractère tremblant, fragile et impérieux de la Trace, explique comment
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l’inattendu survient dans nos sociétés. Il explique aussi pourquoi se développe
là une autre conception de l’identité, vécue comme Relation et non plus comme
principe unique ni comme souche excluante et intolérante10 .
Rapportée aux éléments de notre monde, une authentique pensée de
la créolisation, appariée aux conditions de notre temps, exigerait de nous
que nous soyons plus attentifs donc aux équivalents contemporains de la
démunition et de la recomposition par traces pour échapper au charme un
peu hypnotique qu’emporte avec elle toute provenance dès lors qu’elle
émane d’un ailleurs. Cela exigerait aussi que nous soyons à même de
poursuivre le travail d’analyse politique qu’appellent les notions de digenèse
ou d’hétérogenèse, notamment dans leur application à la formation des
sociétés.

DU TOUT-MONDE COMME OFFRANDE

Ne pourrait-on pas alors suggérer que sous le terme d’offrande, une


autre stratégie est à entendre, dans la mesure où elle recouvre un acte de
nomination qui désigne, ipso facto, ce qu’il manquait jusque-là à la langue
80
LITTÉRATURE 9. Introduction à une poétique du divers, p. 12.
N°174 – J UIN 2014 10. La Cohée du Lamentin, Poétique V, Paris, Gallimard, 2005, p. 84.

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LES OFFRANDES D’ÉDOUARD GLISSANT

française pour dire, identifier, capturer ce qui s’est joué dans un tel proces-
sus, ce qui demeurerait pris dans l’optique faussement rationalisante des
rapports de force comptable. Ce que la pensée de la créolisation s’efforce en
effet de penser, et de dire au plus juste du constat effaré, c’est le processus
par lequel du gouffre lui-même est sorti quelque chose qui n’est pas demeuré
au gouffre. Autrement dit, penser une productivité singulière à ce processus
où abondent, au contraire, les termes apparemment négatifs de la destruc-
tion, de l’arrachement, de l’oubli – ce qu’aucun terme jusque-là connu ne
parvenait à penser dans la positivité ou la labilité de son propre processus.
Peut-on alors se risquer à penser qu’il en va de même avec Tout-monde ?
Contrairement à la proclamation attachée à la créolisation, qui en fait l’objet
en tant qu’offrande, Tout-monde n’est pas une traduction, encore moins une
adaptation, même si l’origine créole du terme est affichée aussi par Glissant
dans un en-tête en capitale d’imprimerie, qui signale aussi les équivalents
linguistiques possibles :
« MONDE MUNDUS MONDO MUNDO MOUNE, et TIMOUNE, ET DANS
TOUTES LES LANGUES ? ET VIVES ET MORTES ET À NAÎTRE, ET
DANS QUELQUES AUTRES ENCORE11 »
Alors Tout-monde, ce serait plus simplement, plus familièrement
aussi, Toute Moune ? Toute-moune à la fois comme un collectif et comme
un distributif, n’importe qui autant que chacun ? Il nous faut essayer de
revenir à ce que dut être l’effet de l’expression quand elle apparut en
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titre d’un roman, et dans l’essai qui le suivit peu après dans l’ordre des
publications – ce fameux Traité délivré parcimonieusement sous forme
d’inserts dans le roman éponyme. Un saisissement que l’élision de l’article
entre le quantificateur universel (tout) et son objet pouvait faire prendre
pour une faute – une faute de français, donc. Alors Tout-monde, ce ne
serait qu’un tout le monde mal imprimé, mal prononcé ? Un solécisme
implicite, que par un tour de force singulier, la force poétique de la langue
élève au rang de néologisme salvateur ? Est-on quitte pour autant de ce
risque que serait sa profonde banalité, ou son œcuménisme lénifiant, sauf
ce tour de langue ? Son « institutionnalisation » ne protège nullement des
dangers éventuels d’un nouvel évangile, auquel les laudateurs n’échappent
pas toujours pas, lorsqu’ils y voient la réponse assurée à opposer à tous nos
doutes et interrogations ?
Quel est, en effet, le « monde » de ce « Tout-monde » : serait-ce le
monde dans son intégralité, et sa totalité, de sorte qu’il ne reste rien à
découvrir, à rajouter ou à conquérir ? En un sens, oui. En un autre, pas
du tout. Bien sûr, il n’y a plus, pour nous aujourd’hui, de terra incognita.
Bien qu’elliptiques, les textes que Glissant consacre à cette historicité du 81
LITTÉRATURE
11. Une nouvelle région du monde, p. 21. N°174 – J UIN 2014

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ÉDOUARD GLISSANT, LA PENSÉE DU DÉTOUR

Monde sont sans équivoque : une chronologie implicite sépare le Tout-


monde entendu comme l’âge contemporain de notre Monde entré dans la
conscience de sa relation (i. e. que toutes ses parties sont en constante
relation et interaction les unes avec les autres) des autres figures du Monde
antérieurement désignées comme les moments de cette « histoire », qui
n’ont pas toujours été relayés par le récit, la narration des événements et qui
englobent tout ce qu’on représente comme l’« histoire » de l’invention d’un
(Nouveau) monde. Nulle solution de continuité le Monde clos, fini, mais
partiel d’avant la découverte du « Nouveau Monde », et l’expansion par delà
les Mers ; nulle solution de continuité non plus pour le distinguer également
du Monde entièrement « découvert », ou « conquis », mais organisé à partir
d’un Centre unique et absolu, l’Europe, autre nom de l’Empire.
Pour nous, ce Tout-monde n’est pas sans « restes » ni altérité, au
sens où il n’est pas sans utopies (« lieux de nulle part ») ni désirades, si
Désirade est le nom d’un lieu donné à la figure d’une promesse et d’une
attente. Il faudrait alors jouer d’une autre opposition, celle qui surgirait entre
une pratique de la cartographie produite par une conception géométrique
et une pratique autre de la cartographie, qui serait à proprement parler
une stratigraphie, à seule fin d’introduire une déhiscence absolue entre
le « point » de la « relation » (Tel lieu attaché à une date ? Mais quelles
autres dates en dessous ? Telle frontière fixée ? Mais quid de ses variations
et déplacements ?), et le « reste », qui rode en deçà, ou qui surgit par-
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delà, d’où toute notre histoire, celle dont nous sommes souvent les passifs
contemplateurs, ou les observateurs myopes, tire la force de ses tourments,
« ce qui nous taraude » sans espoir de repos12 . Mais comme tout, du reste, est
également un point remarquable, la relation exige de penser en profondeur
ce qui jusque-là se concevait en surface.
Philosophiquement, on pourrait convertir la pensée du Tout-monde en
deux paradigmes qui sont absents de l’horizon explicitement revendiqué par
Glissant, celui de la phénoménologie (pour la catégorie de profondeur avec
les valeurs aspectuelles qu’on peut lui associer au travers de la catégorie de
profil) et Leibniz (via le baroque, mais aussi comme perspectivisme, et les
renversements qu’il autorise). Néanmoins, si le Tout-monde (n)’était que le
Monde (ce même Monde, mais rendu autre et différent par cette variabilité
incessante) saisi dans l’infinité de ses aspects, ou perçu en profondeur, de
sorte que des points séparés se rejoignent ou qu’à l’inverse, des âges distincts
pensés comme éloignés sur la flèche du temps redeviennent contemporains,
on voit mal comment une « politique » peut s’en déduire concrètement. La
proposition qu’Édouard Glissant énonce au sujet de ce que la créolisation
nous permettrait aujourd’hui de mieux penser (à savoir, la « dimension
82
12. L’histoire des îles antillaises est pensée à l’époque du Discours antillais comme « une
LITTÉRATURE virtualité non réalisable » qui est cause essentielle de leur tourment : « malades de l’Histoire »
N ° 174 – J UIN 2014 (DA, 358) subie passivement – tout en n’échappant pas à son poids taraudant.

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LES OFFRANDES D’ÉDOUARD GLISSANT

spirituelle de nos humanités ») se traduit mieux dans le langage de l’éthique.


Mais aucune éthique n’a jamais rendu raison d’une politique, quelque désir
que l’on ait d’introduire de l’éthique dans la vie politique ou dans les
relations internationales.
Pour autant, conférer à ce Tout-monde une portée et une signification
politiques est non seulement possible, mais peut s’avérer plus que néces-
saire. À cet égard, on doit alors se demander en quoi ce Tout-monde ne serait
tout simplement pas une variante du cosmopolitisme, l’une de ses dernières
manifestations ? Tout-monde : le cosmopolitisme d’un monde définitive-
ment post-moderne ? Parmi les critiques adressées à Édouard Glissant, on
notera l’emploi quasi méprisant du terme cosmopolite chez Gruzinski, par
exemple, comme si « cosmopolitisme » pouvait toujours être l’étiquette infâ-
mante chargée de discréditer tel ou tel type d’énoncé, sans se soucier de
plus argumenter. Mais indépendamment de cet emploi mal intentionné, on
voit bien par quoi Glissant croise à sa façon une longue tradition, celle du
cosmopolitisme – et d’une conception politique du monde qui met l’accent
sur l’uni-totalité de ce Monde-ci entendu comme « notre seul et unique
Bien ».
À ma connaissance, il n’y a pas de texte spécifiquement consacré à la
question du cosmopolitisme chez Glissant, ce qui ne permet pas d’en déduire
qu’il n’ait porté aucun intérêt à cette utopie de la philosophie politique clas-
sique. Mais on notera, en lisant par exemple Les Citoyens du monde de Peter
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Coulmas, que Glissant partage avec cette tradition et cet horizon de pensée
quelques traits significatifs non négligeables : la conscience de l’unité du
monde, la tolérance comme condition de sa pacification. La liberté s’articule
à une libre circulation, « de sorte que l’histoire des voyages constitue un
sous chapitre du cosmopolitisme13 . » Selon Coulmas, le cosmopolitisme
invite à rompre avec tous les liens telluriques, religieux et sociaux étroite-
ment compris comme ceux du groupe premier, de la famille, de la race ou
de l’ethnie. Le cosmopolitisme inclut dans son projet une expérience de
l’altérité qui a pour condition une expérimentation du monde ; et celle-ci
ne saurait sans arbitraire décision être limitée, arrêtée, fixée une fois pour
toutes.
L’intérêt porté par Glissant pour les cultures et les pensées étrangères
à son horizon premier, son goût de l’exploration incessante du monde pour-
raient nous convaincre d’une affinité profonde de la pensée du Tout-monde
avec le cosmopolitisme. Mais le cosmopolitisme induit-il une politique effec-
tive ? De la polis au kosmos, l’articulation se fait-elle dans le sens d’une
continuité et d’une analogie profonde entre ce qui serait une politique effec-
tive, et une métapolitique destinée à en protéger les principes et les finalités, 83
ou au contraire, à en creuser les écarts et les différences en considérations
LITTÉRATURE
13. Peter Coulmas, Les Citoyens du monde, avant-propos, Paris, Albin Michel, 1995. N°174 – J UIN 2014

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ÉDOUARD GLISSANT, LA PENSÉE DU DÉTOUR

de la Realpolitik ? La politique prise au piège du réel, n’a-t-elle pas toujours


sonné le glas des principes cosmopolites ?
Mais ce qui m’empêche d’adhérer à cette hypothèse tient au sentiment
que dans ses derniers textes la pensée de Glissant connaît un singulier inflé-
chissement en direction d’une éthique et d’une affirmation contemplative
de la pensée. C’est cette substitution d’une problématique éthique à une
problématique politique dans le dernier versant de son œuvre qui retient
d’interpréter le Tout-monde comme un concept proprement politique.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, parallèlement, des prises
de position ayant des significations politiques chez Glissant, comme des
objectifs immédiatement politiques, comme le montre l’appel lancé contre
l’instauration d’un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale.
Une lecture attentive des formules que Glissant consacre au change,
au changement et à l’échange pourrait confirmer ce glissement du politique
vers l’éthique – notamment dans les formules qu’il fixe pour formaliser le
rapport de change des cultures, dans les cultures, entre les cultures : le Traité
du Tout-monde en est riche. Première formulation :
Que les cultures humaines s’échangeant en perdurant, se changeant sans se
perdre : Que cela devient possible. Je suis ce pays de Mangrove au Lamentin
en Martinique où j’ai grandi et en même temps, par une infinie présence
imperceptible, qui ne conquiert rien sur l’Autre, cette rive du Nil où les roseaux
tournent à bagasse ainsi que des cannes à sucre. L’esthétique de la Relation
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anachronise les illusions de l’exotisme, lequel uniformisait partout14 .
Deuxième formulation : « Consentir que l’étant change en perdurant,
ce n’est pas approcher un absolu. Ce qui perdure dans le changement ou
le change et l’échange, c’est peut-être d’abord la propension ou l’audace à
changer15 . »
Troisième formulation : « J’appelle Tout-monde notre univers tel qu’il
change et perdure en échangeant et en même temps la « vision » que nous
en avons16 . »
Ces trois esquisses conduisent à cette injonction, dont on ne sait si
elle relève de l’injonction impérative, ou du souhait murmuré – en laissant
ainsi à la promesse d’un temps-à-venir qui soit autre et cela radicalement,
la possibilité d’advenir : « Que les cultures s’échangent en perdurant, se
changent sans se perdre17 . » Formules ou lois du change fort étonnantes,
qui nous font passer du plan des généralités (celui des cultures) et des
identités affirmées, à celui du réglage intime de ce rapport dans son propre
rapport à ses objets – ce à quoi il faut « consentir ». Mais dans ce glissement,
c’est une sagesse qui se laisse entendre ou deviner, plutôt qu’une prise de
84
14. Traité du Tout-monde, p. 178.
15. Ibid., p. 26.
LITTÉRATURE 16. Ibid., p. 176.
N°174 – J UIN 2014 17. Ibid., p. 178.

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LES OFFRANDES D’ÉDOUARD GLISSANT

position politique ne s’affirme, où la persistance dans l’être se combinant


avec l’indéfinie capacité à se modifier, se mouvoir, renvoie à cette vision
proprement baroque du monde – le change incessant des formes et la
branloire pérenne étant en quelque sorte l’oxymore conclusif du processus.
Dans le Traité du Tout-monde, ces énoncés correspondent à un monde
entré dans la pleine conscience de sa diversité et de son unité, comme étant
conformes en un sens aux modalités réelles de son fonctionnement, qui ne
sont pas toujours reconnues ou plus exactement dit, qui ne sont toujours
pas (re)connues, puisque l’on continue à penser notre « monde », en termes
de « monde » et de « culture homogène », de « continuité territoriale d’un
peuple et d’une langue », et que les frontières ne sont pas seulement des
tracés territoriaux délimitant l’exercice de la souveraineté mais constituent
des murs qui doivent devenir infranchissables (du moins surtout pour ceux
qui viennent de nos divers Suds). On peut considérer aussi que ces formu-
lations tournent autour de la loi de l’échange, qu’elles prolongent, et que
cette loi s’est comme généralisée à ce stade de la pensée de Glissant. Le
monde change en s’échangeant – et les frontières sont incompatibles avec
un monde entré dans la conscience de sa mondialité.
Pour ces raisons, il semble que le repliement vers une solution éthique
d’un problème initialement conçu en termes politique s’explique, sinon s’im-
pose – en effet c’est l’éthique qui prévaut dans l’établissement du rapport
à l’Autre. Des formulations tardives de la loi de l’échange montrent que
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c’est la notion de monde qui en fait les frais, en disparaissant de la formule
elle-même de l’échange. Alors qu’elle était jusque là constamment articulée
comme échange de monde à monde, ou entre mondes, et que la leçon de
tolérance consistait à reconnaître que sans rien changer à soi, l’échange n’est
pleinement ce qu’il a à être qu’en coïncidant avec sa propre métamorphose
interne, La cohée du Lamentin introduit une double variation, en abordant
l’échange et le change à la première personne, dans le cadre d’une relation
intersubjective, encore que la majuscule concédée à l’interlocuteur créé une
disparité réelle de nature : « Je peux changer, en échangeant avec l’Autre,
sans me perdre ni pourtant me dénaturer18 . » Plus tardif, encore ce passage
de Philosophie de la Relation – il n’y a plus de majuscule à l’Autre – nous
sommes donc dans une perspective purement éthique, et qui se laisse com-
prendre intégralement dans la dimension de l’intersubjectivité : « Je change,
par échanger avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer ». De
cette maxime fluide, selon les termes de Édouard Glissant, il précise qu’« il
nous faut l’accorder souvent, l’offrir toujours19 ».
Que dans ces deux cas ce soit la notion de Monde qui ait disparu ne
veut bien sûr pas dire que Glissant ait renoncé au Monde, encore moins ait 85
18. La Cohée du Lamentin, p. 25. LITTÉRATURE
19. Philosophie de la Relation, p. 66. N°174 – J UIN 2014

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ÉDOUARD GLISSANT, LA PENSÉE DU DÉTOUR

cédé sur sa passion, ou qu’il se soit refusé du risque d’en penser l’entrée
dans la mondialité. Mais peut-être la « loi de l’échange » se traduisait-elle
mal en termes politiques – dans les termes même d’une politique qui n’a pas
pu ou su affronter la question du « lieu », ni la poser « correctement », lui
préférant le « sacré » du territoire ancestral et de ses momies, qu’on ressort
et agite par gros temps.
Peut-être ce point était-il inextricable – était l’inextricable même –
autre offrande me semble-t-il de Glissant – non plus à inscrire dans la
dépendance de la créolisation mais plutôt comme réfraction de notre plein
monde.

DE L’INEXTRICABLE (ONE LAST FOR THE ROAD?)

L’emploi, ample et récurrent que fait Glissant de cet adjectif qu’il


substantive mérite qu’on s’y arrête quelque peu car il introduit à un nouvel
usage de la langue, et certainement, ouvre à une nouvelle ligne de com-
préhension des « questions » qu’il pose ou des problèmes qu’il construit
autant qu’il en déconstruit les données. « Inextricable » serait donc l’adjec-
tif substantivé, inattendu, d’un verbe qui n’existe pas réellement sous sa
forme négative, en français. Inextriquer n’existe pas plus en français que
ce qui pourrait en être la matrice – extriquer, et si le redoublement de la
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préposition « in » par « ex » évoque peut-être une action contradictoire (aux
mouvements incohérents ou en direction opposée), rien n’indique, hormis
la jubilation de s’autoriser un emploi nouveau et inédit que nous aurions là,
peu à peu, à notre disposition, l’offrande liée toujours à un certain rapport
de la langue française à ses propres possibilités, comme si l’écrivain venait
creuser, en même temps, la défaillance dans laquelle notre usage moyen
(monolingue ?) de la langue venait à l’étrécir durablement. Inextricable
serait ainsi en quelque sorte la catégorie du jugement venant à statuer sur
l’état du monde, de notre monde.
On trouve bien dans le Gaffiot un renvoi à trico, are ; mais comme
racine d’un verbe qui n’existe si l’on peut dire que « théoriquement ». Inex-
tricabilis, e renvoie à un inextrico peu usité – dont la signification est :
« d’où l’on ne peut se tirer, s’arracher ». Simplifiée, et privé de son in adver-
satif, extrico, are, n’est évoqué pour mention qu’assortie des traductions
suivantes : « démêler, débarrasser, débroussailler, défricher ; débrouiller ou
déchiffrer ». Continuons à nous enfoncer dans cette jungle des ramifications
sémantiques : l’« inextricable » où nous sommes aujourd’hui serait ce dont
86 on ne parvient en effet à se débarrasser, faute de pouvoir ou de vouloir le
débrouiller ou le déchiffrer. L’inextricable serait donc en quelque sorte cet
LITTÉRATURE
emmêlement désespéré de tous les fils noués et tissés un long temps durant,
N°174 – J UIN 2014 sans espoir de désintrication. En un sens, l’inextricable, terme propre au

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“Litterature_174” (Col. : RevueLitterature) — 2014/6/1 — 23:14 — page 87 — #87
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LES OFFRANDES D’ÉDOUARD GLISSANT

lexique glissantien, serait la formule chiffrée de cet indéchiffrable état de


notre monde, où le cours du monde nous a laissés. Un état où le monde nous
trouve, comme à un état où nous l’avons laissé aller, sans qu’on puisse en
déduire une voie de sortie ou une issue. L’inextricable n’est somme toute que
la qualification de notre rapport au monde, fait d’impasses et d’évitements,
constitué d’occasions manquées et d’utopies perdues. L’inextricable est ce
qui convient à une Histoire dont on sait qu’elle est inachevable, ou infinis-
sable, et que son commencement nous est autant à perte qu’à profits, sans
qu’on puisse espérer en proposer une interprétation décisive qui romprait
avec les équivoques.
Telle serait la dernière offrande de Édouard Glissant : nous convoquer
à faire non le compte des fils embrouillés (innumérables) mais à affronter
l’embrouillamini dans lequel nous sommes pris, aujourd’hui, et d’autant plus
que nous ne serions rien, sans lui. Nous ne serions tout simplement pas là. Il
n’y a pas de verbe trico, are, mais il y a un tricor - la racine ultime du verbe
étant au déponent : chicaner. Y aurait-il derrière cette facétieuse promotion
d’un adjectif en substantif, le pressentiment que l’histoire – qu’elle soit
relayée ou non, est d’abord matière à chicane, motif à chicaneries ? Ou
serait-ce, ultime ironie de Glissant, façon de nous dire que triquer relève
de la langue verte, mais non des catégories de la raison historique ? Ce qui
serait finir par un pied de nez en forme d’offrande, et il n’aurait pas déplu
au dernier Glissant, de savoir que nous ne sommes pas insensibles à cette
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gravité dissimulée.

87
LITTÉRATURE
N°174 – J UIN 2014

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