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TOUT-MONDE
Alain Ménil
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ALAIN MÉNIL
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“Litterature_174” (Col. : RevueLitterature) — 2014/6/1 — 23:14 — page 74 — #74
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DE L’OFFRANDE DE LA CRÉOLISATION
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“Litterature_174” (Col. : RevueLitterature) — 2014/6/1 — 23:14 — page 75 — #75
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“Litterature_174” (Col. : RevueLitterature) — 2014/6/1 — 23:14 — page 76 — #76
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2. Voir dans le Discours antillais, les nombreuses analyses sur les opérateurs de change pour
dire la genèse des sociétés.
3. De cette constante prise en compte des apports de ses prédécesseurs, l’œuvre de Glissant
76 offre un témoignage exemplaire, tant dans la volonté d’affirmer ce qu’il leur reprend (doit ne
serait pas juste, ici), que dans sa propension à ajuster la nécessité d’une prolongation, d’un
approfondissement. Mais la formule que Césaire emploie, à propos de ces catégories du contact
LITTÉRATURE et de l’influence, pourrait bien être le principe d’une position critique et politique qui donnera à
N°174 – J UIN 2014 la pensée anticolonialiste son « impératif » épistémique.
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“Litterature_174” (Col. : RevueLitterature) — 2014/6/1 — 23:14 — page 77 — #77
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monde vivable. Premier point : la créolisation, vue comme une réalité origi-
nale susceptible d’entrer dans des rapports de composition et de stabilisation, 18/01
demande à être interrogée du point de vue de la vie. Ce qui ne va pas de soi
pour des sociétés ayant flirté plus que de raison avec la mort, la cruauté, la
folie. Deuxième point : la créolisation a donné naissance à quelque chose
qui est strictement original par rapport aux composantes entrées à la faveur
de cette mise en relation historiquement précise (la conquête des Amériques)
« en composition ». Ce qui retient Glissant, dans les phénomènes de créo-
lisation, s’inscrit au compte d’un processus, non d’un résultat. Ou plutôt,
le résultat obtenu (ce monde vivable issu de la créolisation) est irréductible
aux circonstances, aux conditions, aux données matérielles qui entrent dans
sa propre composition, de sorte qu’on puisse penser le résultat comme un
effet logiquement déductible des moyens et des causes employées.
On trouvera trace, plus d’une fois, d’une approche qui se risque à la
contradiction, à l’objection quasi frontale, et que Glissant formule comme
s’il se les adressait, en se risquant à cette épreuve d’une pensée mise au défi
d’aller toujours plus avant. Ainsi, ce moment, inattendu, où pourrait presque
se figurer le concept pur d’une créolisation, qui serait dégagée de ses scories
historiquement contingentes :
La créolisation est toujours baroque. Maintenant, la créolisation peut se faire
sous des formes violentes ou non. Je ne sais pas s’il y a un privilège de la
violence dans la créolisation. Je ne crois pas. La créolisation comprend la
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6. Le constat de 1996, dans le Traité du Tout-monde, sera encore plus radical : l’intérêt pour les
métissages culturels cache parfois de criminelles intentions, qui tournent autour de la promotion
d’une identité vide, ou à la négation des autres cultures (cf. p. 25, p. 37). Tel et l’enjeu de
la distinction du métissage et de la créolisation. Un petit remède : « Acclimatez l’idée de 79
digenèse » (ibid., p. 36).
7. Intention poétique, p. 226.
8. Une nouvelle région du monde, Esthétique I, Paris, Gallimard, 2006, p. 183-184. Cela serait LITTÉRATURE
à relier à l’ouverture de Poétique de la relation, intitulé « La barque ouverte ». N°174 – J UIN 2014
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Car l’antre du bateau négrier est l’endroit et le moment où les langues afri-
caines disparaissent, parce qu’on ne mettait jamais ensemble dans le bateau
négrier, tout comme dans les plantations, des gens qui parlent la même langue.
L’être se retrouvait dépouillé de toutes sortes d’éléments de sa vie quotidienne,
et surtout de sa langue. Qu’est-ce qui se passe pour ce migrant ? Il recompose
par traces une langue et des arts qu’on pourrait dire valable pour tous9 .
Il me semble que c’est là un point essentiel – concernant les modalités
du produire, du faire mais aussi du vivre. Il y a enfin tous les sens accolés
à la trace – nom du sentier de fuite, de la route qui se construit si l’on
peut dire en s’effaçant ; mais aussi, c’est (déjà) forme d’écriture et c’est
aussi ce qui reste – de tracé, et de tracées – ce qui se trace et marque sur
le sol, dans l’espace, comme ce qui est « ouverture » dans l’épais taillis
de l’histoire, la voie où la liberté de l’esclave s’engouffre et échappe à son
garrot, puisque c’est le nom propre des chemins empruntés et taillés à la
hâte par les esclaves fugitifs. La trace est une notion physique et psychique,
matérielle et formelle, spatiale et temporelle.
Ce sont ces points qu’il me paraît essentiel de rappeler : outre l’im-
plication américaine dans la construction du concept de créolisation, ils
insistent sur cet irréductible d’où procède la genèse de ces sociétés : que
toutes les parties en présence ne sont pas égales entre elles ni ne jouent un
rôle égal, qu’on le rapporte ou non à leur force ou à leur nombre.
Le caractère tremblant, fragile et impérieux de la Trace, explique comment
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française pour dire, identifier, capturer ce qui s’est joué dans un tel proces-
sus, ce qui demeurerait pris dans l’optique faussement rationalisante des
rapports de force comptable. Ce que la pensée de la créolisation s’efforce en
effet de penser, et de dire au plus juste du constat effaré, c’est le processus
par lequel du gouffre lui-même est sorti quelque chose qui n’est pas demeuré
au gouffre. Autrement dit, penser une productivité singulière à ce processus
où abondent, au contraire, les termes apparemment négatifs de la destruc-
tion, de l’arrachement, de l’oubli – ce qu’aucun terme jusque-là connu ne
parvenait à penser dans la positivité ou la labilité de son propre processus.
Peut-on alors se risquer à penser qu’il en va de même avec Tout-monde ?
Contrairement à la proclamation attachée à la créolisation, qui en fait l’objet
en tant qu’offrande, Tout-monde n’est pas une traduction, encore moins une
adaptation, même si l’origine créole du terme est affichée aussi par Glissant
dans un en-tête en capitale d’imprimerie, qui signale aussi les équivalents
linguistiques possibles :
« MONDE MUNDUS MONDO MUNDO MOUNE, et TIMOUNE, ET DANS
TOUTES LES LANGUES ? ET VIVES ET MORTES ET À NAÎTRE, ET
DANS QUELQUES AUTRES ENCORE11 »
Alors Tout-monde, ce serait plus simplement, plus familièrement
aussi, Toute Moune ? Toute-moune à la fois comme un collectif et comme
un distributif, n’importe qui autant que chacun ? Il nous faut essayer de
revenir à ce que dut être l’effet de l’expression quand elle apparut en
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cédé sur sa passion, ou qu’il se soit refusé du risque d’en penser l’entrée
dans la mondialité. Mais peut-être la « loi de l’échange » se traduisait-elle
mal en termes politiques – dans les termes même d’une politique qui n’a pas
pu ou su affronter la question du « lieu », ni la poser « correctement », lui
préférant le « sacré » du territoire ancestral et de ses momies, qu’on ressort
et agite par gros temps.
Peut-être ce point était-il inextricable – était l’inextricable même –
autre offrande me semble-t-il de Glissant – non plus à inscrire dans la
dépendance de la créolisation mais plutôt comme réfraction de notre plein
monde.
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