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GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE

Luc Vigier

Armand Colin | « Littérature »

2015/2 n° 178 | pages 80 à 92


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200929794
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https://www.cairn.info/revue-litterature-2015-2-page-80.htm
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LUC VIGIER, UNIVERSITÉ DE POITIERS/ITEM (CNRS)

Génétique de la bande
dessinée

AMBIGUÏTÉS D’UNE ATTRACTION

L’exposition de croquis et de planches à l’état d’esquisses, relative-


ment récente1 , répond à une fascination universelle pour les secrets de fabri-
cation mais caractérise également la réception de la bande dessinée comme
résultat d’un processus complexe d’élaboration. Les collectionneurs passion-
nés du début du XXe siècle avaient pourtant d’abord concentré leurs regards
non sur les croquis ou les carnets mais sur les albums originaux ou encore
les pré-publications en revues qui, dans le cas célèbre de l’« auto-remake »
chez Hergé devenaient les avant-textes et ce qu’on pourrait nommer les
« avant-graphes » de l’album final. Cela s’accompagnait dans ce cas précis
d’une attention extrême à la singularité idéologique des premiers albums
de Tintin, aux techniques d’impression, à la formation du trait, à l’encrage,
aux trames et aux couleurs d’époque2 . Ce différentiel et ce comparatisme, à
plus de vingt ans de distance3 , initiaient une attitude fétichiste et marchande
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mais correspondaient à une forme d’étape primitive de la recherche sur
la naissance d’une œuvre qui passait par son historicité graphique interne.
Aujourd’hui encore, ce n’est pas la recherche qui fait la valeur d’une case de
Tintin et l’île mystérieuse4 mais bien sa valeur spéculative liée à la considéra-
tion du travail d’Hergé comme art, très proche d’une mythographie du génie,
valeur accordée5 par ailleurs aux manuscrits des grands écrivains et aux
esquisses des maîtres. Cette attraction passionnée progressivement étendue

1. Marché florissant, si l’on en croit les enquêtes, exploité par des galeries ordinairement
spécialisées dans la vente d’œuvres d’art (Millon-Drouot). Lire en particulier de J. Dupuis, « La
fièvre du marché des planches originales », L’Express, 10 décembre 2014, p. 80-85.
2. La réédition documentée du Lotus bleu chez Casterman en 2010 marque une bascule
importante en direction d’une étude des sources historiques, photographiques et graphiques
plus étendue. La convocation du corpus du Petit XXe siècle et de ses couvertures spécifiques (où
fut prébubliée cette aventure de Tintin) enrichit encore le dossier génétique qu’on imagine, à la
lumière de ces éléments, considérable.
3. La « réécriture » de ses premiers albums par Hergé (1929, 1930) commence en 1946,
amorçant un processus de collection des albums originaux et des revues qui n’a pas cessé
depuis.
4. Adjugée plus d’un million d’euros. Les prix pour Hergé atteignent parfois les deux millions
80 d’euros comme ce fut le cas pour la vente des originaux des « pages bleues » présentes en début
et en fin de chaque album d’Hergé.
5. La bande dessinée en général et les étapes préparatoires en particulier ont donc bénéficié
LITTÉRATURE d’un double transfert de valeurs, celles accordées aux manuscrits d’écrivains et celles issues
N°178 – J UIN 2015 des études consacrées aux grands peintres.

rticle on line
GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE

aux documents de travail des auteurs de bande dessinée a été grandement


soutenue par la fréquence de plus en plus élevée des expositions de planches
originales depuis les années 1960 et l’ouverture du musée de la bande des-
sinée à Angoulême, en 1974, est venue confirmer en France l’entrée de la
bande dessinée dans le capital symbolique de la culture. C’est au sein de
cette dynamique qu’est apparu un réflexe éditorial que l’on connaît depuis
le XIXe siècle en littérature et dans les albums picturaux : l’insertion dans
les albums de fac-similés des brouillons de l’auteur, l’écriture de dédicaces-
signatures ou de plus vastes dossiers de travail. Ce qu’on pourrait nommer le
graphuscrit6 , plus fréquent que le manuscrit du scénario, sert alors souvent
de valeur ajoutée aux éditions de luxe et aux tirages de tête mais peut tenir
un rôle bien plus étrange, de nature à la fois rétrospective et potentielle.
Peu de temps après la disparition d’Hergé, on voit ainsi paraître un Tintin
et l’Alph-Art7 , album qui ne sera jamais achevé par l’auteur, comme entité
posthume sous forme de crayonnés, de planches et de dialogues. Le regard
sur ce type d’album-fantôme, inenvisageable il y a encore vingt ans, tient
d’une transposition forcée : il semble qu’on veuille rejoindre le principe des
dessins de maître, alors qu’on est au vrai devant une série de croquis exécu-
tés à très grande vitesse, dotés d’une énergie singulière. C’est davantage leur
potentiel qui fascine et ce que l’on sait du gel graphique qui aurait dû avoir
lieu dans les étapes suivantes. C’est un élément génétique en soi : le passage
d’une image d’image à l’image définitive, solide, gravée. Et l’émotion est
sans doute d’autant plus intense que le monde de la bande dessinée sait trou-
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ver des auteurs capables de reprendre un trait au-delà la mort du créateur,
comme c’est le cas encore aujourd’hui pour les Black et Mortimer, et que le
crayonné d’un auteur mort peut impliquer le fantasme de sa renaissance8 .

PLANCHES ORIGINALES

En exposant dès son ouverture les planches originales de bandes des-


sinées inscrites dans la mémoire collective, le Musée d’Angoulême, comme
d’autres ailleurs en Europe et dans le monde (Bruxelles, Montréal), faisait
entrer les matériaux inconnus du grand public dans l’espace institutionnel
des valeurs conservées, déclenchant inévitablement un effet de parenté –
toujours contesté – avec les œuvres d’art : vitrines, éclairage, mise en scène,

6. Le mot manque certes de musicalité mais on gagnerait à distinguer du manuscrit cette autre
écriture du dessinateur.
7. Tintin et l’Alph-Art, Casterman, 2004. Une première version de ce dossier est parue en
1986 chez le même éditeur, séparant en deux dossiers la « transcription des dialogues » et le
« découpage graphique ».
8. La capacité des éditeurs à transmettre la responsabilité d’un trait à d’autres dessinateurs que
81
le créateur est un phénomène qui mérite étude et examen dans la mesure où il implique un
travail d’adaptation, d’imitation et de création par projection d’une dynamique antérieure, qui LITTÉRATURE
ajoute une strate documentaire au dossier génétique d’une œuvre. N°178 – J UIN 2015
GÉNÉTIQUE : LES CHEMINS DE LA CRÉATION

soins de restauration et de conservation, tout converge en direction de l’objet


singulier et par analogie déplace le travail de l’artisan vers l’idée de la créa-
tion originale au sein d’un champ culturel situé aux marges. La démarche,
animée par un respect nouveau pour les documents préparatoires, et par une
volonté pédagogique d’instruction sur les étapes techniques d’une bande
dessinée, ne va pourtant pas sans effets esthétiques pervers : en face ou à
côté de l’œuvre achevée, objectif final et commercial de la chaîne éditoriale,
on place un objet antérieur, privé et a priori non commercial dont le pouvoir
d’attraction est parfois supérieur au dessin publié. Le cas le plus frappant
est sans doute celui des expositions de planches lors des festivals (Festival
d’Angoulême, Quai des Bulles à Saint-Malo) où l’on assiste à une méta-
morphose spectaculaire du plaisir de lecture : ce qui par exemple dans La
Quête de l’oiseau du temps de Loisel9 était une séquence narrative ou une
série de panoramas introductifs traversés sans heurt par un regard en état de
pure réception narrative et fictionnelle, change de nature. La planche en noir
d’encre de chine et blanc, travaillée à plus grande échelle10 , se dresse devant
le visiteur comme œuvre dotée d’une vie propre : étape technique, marquée
par les repentirs, les collages, les grattages, les retouches, les rajouts, les
montages – invisibles dans l’impression finale – elle devient paradoxalement
une œuvre en soi qui peut atteindre en ventes aux enchères des prix astrono-
miques et concurrencer la planche de l’album, non seulement dans sa valeur,
mais dans sa chronologie (le sommet de l’art étant atteint après coup par
l’exhibition de la forme préparatoire). Par un effet de bascule, les spécialistes
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et conservateurs entraînent les amateurs vers un domaine qui est un mixte de
démarche analytique pédagogique sur les processus de fabrication et de fasci-
nation artistique pour la magie du trait, de la composition et la force première
du graphisme pur11 . Il semble que toute exposition ou vente de bande dessi-
née ne puisse désormais se passer de cet environnement graphique, auquel
s’ajoute le rituel, assez douloureux pour les auteurs, des signatures. Calques
des dédicaces des écrivains, poètes et romanciers, les dédicaces-signatures
proposées par les stands des éditeurs prolongent l’esprit des fac-similés. Les
crayonnés (qui vont du plus léger et rapide au plus élaboré) finissent d’en-
cadrer l’album du privilège de l’esquisse, au prix d’une véritable hypnose
où le mystère du geste virtuose capté dans son immédiateté rejoint l’énigme
du trait de Picasso dans le film de Clouzot. Conscients de l’effet produit par
cette magie sur des lecteurs-spectateurs, les dessinateurs se laissent tenter
depuis les années soixante-dix par de véritables shows graphiques ou des

9. Régis Loisel, La Quête de l’oiseau du temps, Dargaud, 1983-2013.


10. La plupart des planches sont travaillées sur grand format (deux à trois fois l’échelle
82 d’édition) pour permettre une liberté de trait plus grande puis sont réduites à l’échelle de
l’album. Dans leur taille d’origine, les planches atteignent donc aisément les dimensions du
tableau.
LITTÉRATURE 11. Voir en hors-texte la composition vigoureuse d’une scène de foule et de violence chez
N°178 – J UIN 2015 Giménez.
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concerts dessinés aux connotations anthropologiques complexes. De fait, la


planche, le crayonné, l’esquisse, les carnets de travail sont devenus les com-
pléments indispensables d’une lecture multi-strates de la bande dessinée et
un élément d’accompagnement régulier du produit édité, chargé également
de rappeler le travail de fond exigé des auteurs pour la moindre planche,
bien loin finalement de la facilité apparente de la dédicace. Le modèle édi-
torial des manuscrits d’écrivain, comme celui des catalogues raisonnés de
peintres ou de sculpteurs ont ainsi pesé sur l’évolution des albums de bande
dessinée. On doit également prendre en compte les effets de contamination
venus de la génétique et du commerce cinématographique, en particulier des
dossiers techniques qui entourent depuis une quinzaine d’années les films
d’animation : making-of, retour sur les scénarios, bonus spéciaux expliquant
– dans le meilleur des cas, tant les secrets de fabrication sont parfois stricte-
ment protégés – la complexité d’une animation de dessins. L’ensemble de
cet effort de légitimation qui puise autant aux sources de la collection, du
fétichisme, du commerce que de l’étude raisonnée du travail de création sert
spontanément de base à une étude plus approfondie des processus créatifs.

GÉNÉRATION SPONTANÉE

La force des esquisses exposées, parfois concurrentielles du dessin


achevé, a en effet favorisé l’émergence de générations de dessinateurs
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davantage attachés à la spontanéité du dessin-croquis, plaçant parfois le
brouillon au-dessus du dessin lissé et abouti12 . De manière plus complexe,
certains dessinateurs laissent exister, sous la couleur et le trait au noir, les
fantômes des tracés de recherche, simulés ou véritablement conservés lors
de la mise au net, générant une forme de simultanéisme auto-génétique.
Parallèlement, d’autres artistes ont fait apparaître un trait d’une virtuosité
graphique proche13 des études et des esquisses des grands maîtres (Baudoin,
Larcenet, Blutch, Presl) et l’on voit se multiplier les albums reproduisant
les dossiers de travail, parfois volumineux, dans leur intégralité, à côté de
l’œuvre, en dehors d’elle, à sa place, dans un mouvement qui vient rejoindre
le produit édité dont le trait est volontairement laissé dans son état brut14 .
Cette évolution décomplexée du trait, qui prend autant aux techniques
de la bande dessinée comme système qu’aux fondamentaux des écoles d’art,
doit aussi être observée à partir de la génération spontanée des travaux

12. Joann Sfar revendique depuis des années la liberté et la spontanéité du trait comme source
créative à laquelle il est imprudent de retoucher et certains auteurs contemporains mêlent
l’esquisse et le dessin final.
13. Cette proximité constitue certes en elle-même un « effet » artistique allusif et une forme de 83
citation mais elle relève également d’une singularité artistique propre à chacun de ses auteurs.
14. Voir par exemple L’Atelier de Schuiten-Peeters, Rêves de bulles, 250 exemplaires signés par
les auteurs, 2008, où sont reproduites certaines étapes de La Théorie du grain de sable, deux LITTÉRATURE
tomes (2007 et 2008). N°178 – J UIN 2015
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Fig. 1 : Juan Giménez, esquisse pour La Caste des Métabarons, vol. 1


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La forte présence graphique de l’architecture des scènes de groupe dit à la fois ici la
rigueur géométrique et dynamique de la mise en espace mais également la fusion
d’une technique et d’une intention narrative. Le processus serait alors ici celui d’un
dialogue entre le scénario, le squelette fixe des cases et la vitalité chorégraphique
du mouvement suggéré de vignette en vignette au seul profit de l’œil. L’absence du
texte (mais pas de ses espaces) rend plus visible encore la nécessité d’une génétique
des couches, des layers et des structures mis au service des effets séquentiels de la
mise en scène et de la composition.

graphiques sur les blogs de bande dessinée dont l’explosion dans les années
2000 a favorisé d’autres formats (pages infinies, espaces narratifs souples,
couleurs et textures spécifiques, interactivités et commentaires des visiteurs)
et confirmé l’importance d’autres médias techniques (scanners, tablettes
graphiques, traits et couleurs numériques) dans l’élaboration des strips ou
de bandes dessinées multi-médiatiques. Non seulement le numérique diffusé
84 sur le Web a produit les prémisses d’une étude de ses propres procédures
techniques mais il a contribué à enrichir les dossiers génétiques d’œuvres
LITTÉRATURE
réalisées ou en cours de réalisation, comme on peut le voir, de manière
N°178 – J UIN 2015
GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE

très instructive, sur le site des Éditions Les Humanoïdes15 . Le Web 2.0 a
en outre enrichi le système éditorial de zones informelles de lectures, de
réactions voire de créations (fanfictions), constituant un espace de réception
dont l’observation peut également faire l’objet d’un travail génétique.

D’UN MATÉRIAU DYNAMIQUE

Si le matériau génétique de la bande dessinée semble ainsi émerger à


ciel ouvert, il s’agit pourtant d’un continent englouti et labyrinthique qui ne
se limite pas aux croquis et divers états techniques des planches. Les dos-
siers préparatoires mêlent les supports de manière bien plus complexe que la
plupart des dossiers génétiques littéraires : aux éléments textuels successifs
liés à la mise en place du scénario (intuitions échangées par lettres ou par
mails, projets et esquisses au brouillon, données raturées), s’ajoutent des
story-boards plus ou moins précis selon les cas, des carnets d’études des
personnages, des objets et des paysages, des feuilles volantes, des repérages
photographiques, des maquettes, des essais de couleurs, les étapes succes-
sives des crayonnés et des planches, des documents issus d’une recherche,
des découpages, des collages et des montages, des carnets de croquis exé-
cutés sur modèle ainsi que toutes les étapes techniques moins exploitables
sur le plan sémantique. Une partie de ce matériau seulement croise les
outils théoriques de la génétique telle qu’elle s’est mise en place dans les
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années 198016 : celle qui concerne l’élaboration du projet où s’enracinent
les marqueurs de décision, les corrections, les repentirs, les bifurcations
diverses qui tracent dans l’histoire reconstituée du projet des arcs séman-
tiques, font apparaître un moment de fusion, d’imbrication, de transfert, de
déclenchement. L’autre partie relève spécifiquement d’une génétique qui
serait technico-éditoriale, chargée d’étudier les transactions nombreuses
entre auteur et éditeur au sein desquelles, dans certains cas, s’élabore (ou
tente de s’élaborer) une esthétique par contrainte : il s’agit des étapes finales
qui font passer la planche du crayonné simple à l’encrage et de l’encrage
aux calques couleurs successifs dont les modalités chromatiques, malgré
quelques hésitations, sont généralement prévues bien en amont. À cette
problématique des ensembles graphiques préalables s’ajoute celle des traces
numériques (ou justement celle de leur absence) chez les dessinateurs qui

15. Le site de l’éditeur Les Humanoïdes (par exemple) contient une rubrique entièrement
consacrée au making of des œuvres, où les étapes préparatoires (du carnet et des études aux
planches en phase d’encrage ou de mise en couleurs) tiennent lieu à la fois de reportage sur
l’art et la technique et de teasing.
16. Près de trente ans après les travaux théoriques de Raymonde Debray-Genette sur la critique
génétique des textes (« Génétique et poétique : le cas Flaubert », dans Essais de critique
85
génétique, Paris, Flammarion, 1977), on notera une évolution forte non de la théorie elle-même
mais de ses objets. On lira en particulier sur ce point l’article de Pierre-Marc de Biasi, « Pour LITTÉRATURE
une génétique généralisée : l’approche des processus à l’âge numérique », Genesis, 30, 2010. N°178 – J UIN 2015
GÉNÉTIQUE : LES CHEMINS DE LA CRÉATION

ont opté pour le support logiciel lors des esquisses, des tracés, de la mise en
couleur ou de l’ensemble des opérations – les dossiers sont souvent mixtes,
et de nombreuses étapes sont réalisées à partir de scans. Le dynamisme de
ces dossiers génétiques doit donc beaucoup à leur hybridité technique et
artistique, encore démultipliée quand on passe d’un auteur assurant seul
l’intégralité du processus à des travaux collaboratifs réunissant des groupes
restreints (scénariste-dessinateur), des équipes successives (dans le cas des
enseignes) ou des équipes-ateliers.

GENÈSE DES ÉTUDES GÉNÉTIQUES

La bande dessinée contemporaine, qui accompagne le processus labo-


rieux de sa légitimation d’un scintillement réflexif permanent, est donc sans
doute le lieu premier où se tient une amorce de discours sur les processus
de création-fabrication17 , lorsqu’elle invite le lecteur à considérer avec plus
d’attention les moments d’ébauches, de hasards et de bifurcations ou lors-
qu’elle suggère qu’on prenne en compte à la fois l’état fini et les processus
de finition. Aux produits éditoriaux évoqués plus haut, capables de produire
des albums entiers de croquis et de travaux préparatoires, s’ajoutent l’évolu-
tion visible du trait d’un auteur d’album en album (chaque album devenant
la matrice graphique du suivant) et sur le plan de la figuration des phéno-
mènes variés de mise en abyme, de spécularité, de jeu, d’allusions internes
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aux modifications du scénario, aux processus de création et d’engendrement
des images18 . Du côté du manga, est née une série19 spécialement dédiée
aux étapes de leur écriture graphique. Par ailleurs, la multiplication des
travaux d’enquêtes menés directement auprès des auteurs, notamment sous
forme d’entretiens, comme les données WIP (work in progress) a depuis
une dizaine d’années fait émerger des singularités attachées à chaque auteur
depuis le travail d’élaboration du scénario aux planches définitives, contri-
buant ainsi par fragments au « film » génétique d’une œuvre et à une culture
des étapes préalables de plus en plus accessible20 . Simultanément, la confron-
tation, maintenant plus évidente dans les écoles d’art et à l’université, des

17. C’est sans doute, dans le domaine de la génétique des formes, un point historique et éditorial
commun entre la bande dessinée et l’architecture.
18. On lira notamment le passionnant collectif sur L’Engendrement des images (dir. Henri
Garric), coll. « Iconotextes », Presses universitaires François Rabelais (2013) qui n’est pas
spécifiquement consacré à la génétique de la bande dessinée mais qui croise évidemment ses
enjeux.
19. Bakuman de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata, shōnen des années 2008-2012, met en scène de
jeunes adolescents, dessinateurs surdoués, publié en France aux Éditions Kana. C’est l’occasion
de mise en scène de dessin, du tracé, de la composition et d’univers graphiques fictifs.
86 20. On trouve aujourd’hui en ligne de très nombreux entretiens avec les auteurs qui portent
sur les processus de création. On peut signaler notamment les entretiens réalisés par Thierry
Groensteen pour la Cité de la bande dessinée (http://neuviemeart.citebd.org/, rubrique « Dans
LITTÉRATURE l’atelier », ou encore son entretien très complet avec Joann Sfar (Impressions nouvelles,
N°178 – J UIN 2015 janvier 2013).
GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE

Thierry Smolderen, scénario (extrait) pour Ghost Money n° 5, à paraître


en 2015 chez Dargaud.
Scénario planche 18 et planche 19

PAGE 18

1)
Un petit avion taxi (ou un hélico ?) survole l'Enclave (la vallée). Ciel bleu, neige de
printemps. Les buildings miroitent à flanc de collines entourés de végétation. À bord de
l'avion, on distingue LINDSEY qui regarde par le hublot et à ses côtés l'OURAGAN.

VOIX DU PILOTE : [Ouaip ! L'Enclave, c'est ce mouchoir de poche !]—[Je vous préviens :
pas de taxe égale pas d'Etat. Là en bas, chacun joue pour sa pomme !]

2)
L'avion se pose sur le petit aéroport (au sommet d'une petite colline qui domine la vallée
(important pour la suite, on doit pouvoir apercevoir le bâtiment qui va bientôt être frappé par
un obus de mortier).
À l'avant-plan, le taximan qui les attend en fumant un joint, une arme de guerre négligemment
accrochée à l'épaule. Il est à côté d'une camionnette bizarre, montée sur chenilles, la
plateforme arrière est découverte (c'est là que l'OURAGAN s'installera dos à la cabine,
pendant le trajet).

VOIX DU PILOTE
[...Et pas besoin de sortir les passeports. ][Ici, personne ne s'emmerde avec les formalités !]

3)
LINDSEY descend de l'avion, suivie par l'OURAGAN. Le taximan s'approche d'eux.

TAXIMAN
C'est vous qui m'avez appelé ? Je vous emmène à l'hôtel ?
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LINDSEY (son expression change)
[Oui, si vous...]—[ Oh, MY GOD !]

4)
LINDSEY, de dos, sursaute en voyant l'un des buildings à flanc de montagne qui explose
(frappé par un obus). Le TAXIMAN se retourne lui aussi.

TAXIMAN
Merde !

5)
L'OURAGAN monte à l'arrière de la camionnette. Le TAXIMAN et LINDSEY s'apprêtent à
embarquer. LINDSEY regarde le trou fumant dans le bâtiment, à distance.

TAXIMAN (se tournant vers elle)


[Un putain de tir de mortier !][ Sûr que ça va bouchonner sur la route !...]

6)
Le TAXI sautant le talus, plonge dans la pente de la colline, sans se préoccuper de la route.
LINDEY se raccroche à ce qu'elle peut, comme le ROBOT.

TAXIMAN
[Heureusement, j'ai les chenilles !][ On va prendre un raccourci !...]

7)
Dans le TAXI. Le TAXIMAN tend le cou pour regarder le bâtiment qui commence à brûler.
LINDSEY continue de s'accrocher.
87
TAXIMAN
LITTÉRATURE
[Bon sang !][ Ça repart en sucette, comme il y a deux ans !]
N°178 – J UIN 2015
GÉNÉTIQUE : LES CHEMINS DE LA CRÉATION

Fig. 2 : Planche de Dominique Bertail d’après les instructions


scénaristiques de Thierry Smolderen ci-dessus
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La nature prescriptive du scénario de T. Smolderen doit être versée au dossier de


ce qui serait une génétique textuelle de la bande dessinée mais également à celui
du dessin qu’il contient virtuellement et par intention. À l’inverse, chez Bertail,
les esquisses et la mise en place des figures, des décors et la temporalité du récit
effacent définitivement le scénario au profit d’une série d’étapes et d’ajustements
qui feront de chaque planche à la fois une projection fantasmatique et un condensé
88 d’oubli. Généralement issue d’une stratification complexe, la mise au net est à la fois
aboutissement du projet technique et destruction des études antécédentes souvent
LITTÉRATURE
porteuses d’une vraie puissance graphique et esthétique. L’enchaînement de ces
N°178 – J UIN 2015 deux processus fait l’une des particularités de la génétique bédéistique.
GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE

lignes théoriques contemporaines au fonctionnement de la bande dessinée


aboutit depuis quelques années à une prise en compte relativement précise
de l’idée de génétique telle qu’elle a été formulée par ses théoriciens majeurs
à partir de corpus littéraires21 . Les Cahiers de la bande dessinée, au début
des années 198022 , avaient ouvert la voie à des études sérieuses sur la « nais-
sance » des scénarios, et contribué à la découverte de processus singuliers,
notamment le passage essentiel du scénario à la fabrication des images. Plus
récemment, tout en restant fragmentaires et ponctuelles les incursions de
théoriciens comme Thierry Groensteen23 ou de chercheurs issus des études
littéraires comme Philippe Sohet24 ou Jacques Dürrenmatt25 ont croisé et
dépassé les travaux plus nombreux de pédagogie de la bande dessinée pour
s’inscrire plus clairement dans le champ de la génétique. Ils rejoignent
bien des aspects de la théorie classique, en portant notamment l’attention
sur la chronologie créative des combinatoires, des structures tabulaires et
des séquences, point crucial de l’organisation du narratif et du discours de
l’œuvre. Dans le contexte d’un scénario d’auteurs, les déplacements et les
transferts ne sont pas l’exception mais la règle, et les effets de case, d’ellipse,
de disposition, de composition, qui sont parfois directement atteints, sont
le plus souvent l’objet de nombreux remaniements à quoi peut se consacrer
le regard génétique26 . Selon les auteurs, selon les contextes éditoriaux, le
dessinateur perturbe l’exécution du projet technique en isolant chaque étape,
en détachant chaque vignette avant de la réintroduire dans le flux narratif,
le système de la planche. En amont, les recherches graphiques et docu-
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mentaires menées par les scénaristes et dessinateurs peuvent atteindre des
dimensions importantes, comme chez Bourgeon où les enquêtes historiques
et techniques (maquettes de bateau, de monuments, réels et fictifs) attestent
d’un sens aigu du détail et de la véracité. Ce qui s’est progressivement
déposé de la génétique textuelle dans les données théoriques et critiques des
approches scientifiques universitaires peut donc servir d’appui (insuffisant
mais nécessaire) à une génétique de la bande dessinée, qui semble l’appeler
de ses vœux. Mais la genèse de l’image, sa réalisation, sa mise en case, en

21. Voir Génétique des textes de Pierre-Marc de Biasi, coll. « Biblis », Éditions du CNRS,
2011.
22. Sous la direction initiale de Thierry Groensteen. Il semble aujourd’hui que les approches de
type scientifique se soient déportées vers les revues en lignes comme Comicalités, Belphegor,
Neuvième art 2.0 ou Les Carnets de la bande dessinée.
23. Thierry Groensteen, La Bande dessinée mode d’emploi, Les Impressions nouvelles, 2007.
24. Philippe Sohet, « Pratiques de la planche : une approche génétique », Revue électronique de
littérature française, vol. 2, n° 3, 2008 (www.revue-relief.org/ ). Voir aussi son étude de Hunors
avec Nguyen, Nhu-Hoa : « Redire, refigurer : Traces et cicatrices » dans Hunors [Chantal
Montellier], Belphégor, Littérature Populaire et Culture Médiatique, (2004).
25. Jacques Dürrenmatt, « Rôle du support dans la bande dessinée (Töpffer, Hergé, C. Ware, 89
E. Guibert) », colloque de Cerisy, été 2014, communication en ligne ; voir aussi du même
auteur Bande dessinée et littérature, Paris, Garnier, 2013.
26. On doit rester sensible à cet égard à tout ce que le mouvement de l’Oubapo a pu apporter LITTÉRATURE
de réflexion sur la plasticité et l’arbitraire de l’organisation spatio-temporelle d’une planche. N°178 – J UIN 2015
GÉNÉTIQUE : LES CHEMINS DE LA CRÉATION

dispositifs narratifs, en suite, en strips, en roman graphique s’accompagne


en ce cas de phénomènes spécifiques dont l’approche systémique reste à
construire.

LIRE ET TRANSCRIRE LES BROUILLONS D’IMAGES.

La pensée de la bande dessinée comme art, la folie des collections et


des ventes, la multiplication des publications d’albums entiers de brouillons
attestent certes une requalification des rebuts et résidus de l’œuvre en objets
d’intérêt mais oblitèrent également ce que ces documents ont de précieux,
une fois assemblés en leurs divers états comme matrice en extension de
l’œuvre définitive. Ce n’est sans doute pas, pourtant, le défi le plus diffi-
cile à relever. Il faut encore prendre en compte la diversité de nature des
documents traités (problème déjà présent chez nombre d’écrivains utilisant
la photographie, le collage et le dessin), la complexité d’une définition et
d’une nomenclature des opérations de conversion texte/image et des phéno-
mènes de finition progressive d’une planche (relation image/image), enfin la
difficulté des transcriptions diplomatiques des différents états graphiques et
esthétiques. Outre les pertes de documents – si peu considérés il y a encore
trente ans que les éditeurs les ont parfois tout simplement jetés, détruits
ou laissés à l’abandon – une approche génétique de la bande dessinée se
heurte en effet à l’hybridité technique et médiatique considérable des dos-
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siers génétiques. Au cœur de ces dossiers : les documents de recherche, le
travail sur les personnages, les ambiances, les lieux, mais surtout le scénario
et les éléments propres de sa constitution progressive en direction de sa
métamorphose en images. Le scénario est en effet tout entier orienté bande
dessinée et il contient déjà des spectres iconiques sur quoi s’appuieront les
dessinateurs et coloristes, soit sur le mode de la convention soit sur le mode
de la pure novation graphique, ce qui implique une génétique des formes
potentielles issues des échanges entre au moins deux créateurs d’images.
Si la génétique cherche les moments singuliers de bascule et de trans-
formation d’une décision d’écriture en direction d’une totalité indéfinie,
alors la génétique de la bande dessinée doit se tenir sur une ligne fron-
talière entre les projections d’images potentielles issues des avancées du
texte scénaristique et l’engendrement des images entre elles, né de décisions
graphiques en cascades (notamment sur ce qui ne sera pas montré, et une
étude génétique de l’ellipse est possible27 ), de compositions mouvantes de
story-boards et de modifications de planches. On devrait ainsi parvenir à des

90 27. L’un des premiers grands ouvrages de vulgarisation de la bande dessinée comme art, Lire
la bande dessinée de B. Peeters (1991 puis 2003) a justement mis l’accent (entre autres) sur
l’importance mentale des intervalles, des blancs, des traits et des gouttières, squelettes visibles
LITTÉRATURE chargés de produire les images invisibles intermédiaires. Voir aussi sur ce point Scott Mac
N°178 – J UIN 2015 Cloud, L’Art invisible, Delcourt, 2007.
GÉNÉTIQUE DE LA BANDE DESSINÉE

événements graphiques observables et répartis dans le temps, susceptibles


de clarifier le sens d’une modification non verbale, d’un tracé, d’un repentir,
d’un coup de gomme, de production d’images par les images elles-mêmes
(duplication, séries, associations, fusions, etc.). On pourrait envisager alors
la naissance de l’image au sein des prescriptions scénaristiques et au sein
même des contraintes éditoriales : formats et adaptation des univers gra-
phiques aux dimensions imposées par l’éditeur à des degrés extrêmement
variables, depuis la plus grande liberté possible jusqu’aux directives millimé-
triques de certains comics ou mangas renvoyant la bande dessinée au monde
de l’artisanat, voire de l’industrie du dessin. On trouverait de même des
filières exogénétiques nombreuses, non seulement du côté des sources para-
médiatiques (photographie, intra-corpus, cinéma, sculpture, musique) mais
du côté de l’histoire même de la bande dessinée, qui sature d’inter-iconicité
productive un très grand nombre d’œuvres graphiques28 . Ceci permettrait
de suivre l’évolution de la plastique intellectuelle de l’image, autrement dit
la manière dont le dessinateur, en modifiant un détail (personnage, décor,
tracé des gouttières et des marges) modifie la pensée de la planche, ses
suggestions, créant au fil du travail des contacts non seulement avec la mise
en scène mais avec le théâtre, le décor, le cinéma, les cadres, leur dimension-
nement, leur rôle dans la vision du texte lors des déplacements d’images,
la construction du personnage, le travail de la vie dans les étapes succes-
sives de la représentation. On suit ainsi l’entrée progressive de la narration
dans le système des cases et l’on peut penser les dimensions du temps et
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de l’espace telles que les mouvements successifs du dessin et de la com-
position les entérinent comme dispositif fixé de signes. Enfin, pour nous
limiter à quelques pistes importantes, cette génétique prendrait en compte la
réception, non seulement comme objet en soi méritant étude mais comme
élément cyclique exploité par les auteurs et parfois directement réinvesti.
Au-delà de ces repérages, si la transcription des évolutions scénaristiques est
aisément envisageable et offrirait un panorama clair des intentions narrativo-
graphiques du scénariste, des dispositifs restent à créer pour la transposition
des éléments graphiques signifiants. L’hybridité texte/image de la plupart
des bandes dessinées29 implique dans ce cas plusieurs niveaux d’analyse
génétique du texte (texte scénaristique laissant place au dessin, mais demeu-
rant par îlots textuels dans les phylactères, par exemple) et une approche
combinée de leur évolution respective lors des étapes de construction de la
planche et de l’album.

28. Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Les Impressions nouvelles, 2009. Il
y a lieu ici d’évoquer la possibilité d’une génétique inter-iconique et historique globale des 91
images, des formes et des systèmes de la bande dessinée.
29. Le développement important de la bande dessinée muette depuis une vingtaine d’années
orienterait davantage la génétique de la bande dessinée vers l’étude fine de la construction du LITTÉRATURE
sens hors du langage textuel. N°178 – J UIN 2015
GÉNÉTIQUE : LES CHEMINS DE LA CRÉATION

MÉMOIRE ET PATRIMOINE

La contribution de la génétique à la définition des processus créateurs


de la bande dessinée consoliderait aussi sa place dans la mémoire collec-
tive. La bande dessinée bénéficie aujourd’hui de dispositifs de sauvegarde
équivalents dans leur principe (mais pas dans leur étendue) aux systèmes de
conservation des livres, en particulier pour les dessins préparatoires entiè-
rement réalisés sur support physique. Le Musée de la bande dessinée à
Angoulême (au sein de la Cité internationale de la bande dessinée) comme
le Musée de la bande dessinée à Bruxelles ont des protocoles de protection
et des structures très étudiées de conservation, les supports étant parfois
très fragiles30 . Le soin apporté à la numérisation des dossiers préparatoires
et des planches originales dépasse même en efficacité bien des fonds de
bibliothèques et autorise l’observation des processus créatifs tels qu’ils sont
advenus : en conjuguant la richesse de ces fonds et la puissance des outils
numériques, il est permis d’envisager une extension de la génétique des
formes à la bande dessinée. Ce serait répondre à la singularité même de ses
naissances.
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92 30. Lire à ce sujet l’article très détaillé de Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique de la
Cité internationale de la bande dessinée : « Un objet incertain : l’original de bande dessinée »
LITTÉRATURE dans la revue Support Tracé n° 12, 2013, au sein d’un dossier complet sur la conservation de la
N°178 – J UIN 2015 bande dessinée.

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