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LIRE APRÈS BATAILLE : « UN INTÉRÊT D'ORDRE LITTÉRAIRE… »

Sylvie Trécherel

Armand Colin | « Littérature »

2008/4 n° 152 | pages 95 à 104


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200924805
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-litterature-2008-4-page-95.htm
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 SYLVIE TRÉCHEREL, UNIVERSITÉ PARIS 7 PARIS DIDEROT

lire après bataille :


Lire après Bataille :
« un intérêt d’ordre
littéraire… »

Ce monde est donné à l’homme ainsi qu’une énigme à


résoudre. Toute ma vie — ses moments bizarres, déréglés,
autant que mes lourdes méditations — s’est passée à
résoudre l’énigme.
Entré dans des contrées insoupçonnées, je vis ce que jamais
des yeux n’avaient vu. Rien de plus enivrant : le rire et la
raison, l’horreur et la lumière devenus pénétrables…
Georges Bataille 1

En 1943, Georges Bataille publie L’Expérience intérieure, en 1957,


L’Érotisme : entre ces deux livres, lentement, patiemment, « lourdement »,
il développe une pensée qui tend autant à renverser les conventions du
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discours que les méthodes logiques et scientifiques. D’où parlait-il ? Ni
philosophe, ni sociologue, il indique lui-même que ces livres ne peuvent
être classés que dans l’espace littéraire — par défaut en quelque sorte 2. Ce
qu’il nomme « expérience intérieure » rappelle cependant une attitude et
une exigence d’écrivain : « Je puis, en ce sens, me préoccuper de la reli-
gion, non comme le professeur qui en fait l’histoire, qui parle entre autres
du brahman, mais comme le brahman lui-même. Pourtant je ne suis ni
brahman, ni rien, je dois poursuivre une expérience solitaire, sans tradi-
tion, sans rite, et sans rien qui me guide, sans rien non plus qui m’embar-
rasse. » (X, 37)
Il s’agit d’écrire à partir d’une expérience de vie, d’être un « soli-
taire » « sans tradition », dans la liberté d’une écriture. En même temps,
l’attitude qu’il revendique va plus loin que l’activité habituelle de l’écri-
vain, la déborde par excès, en quelque sorte. Alors, ce qu’il est nécessaire
d’appréhender chez Bataille, — plus loin que l’écrivain, même si, par
défaut ou par excès, on y revient toujours —, c’est une forme de pensée
1. Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. Tel, (1943), 1954,
p. 11.
2. « l’intérêt qu’on attribue d’habitude à mes livres est d’ordre littéraire et ce dut être iné-
vitable : on ne peut en effet les classer dans un genre à l’avance défini », Georges Bataille,
La Part maudite, Avant-propos, in Œuvres compètes, Paris, Gallimard, 1970-1988, t. VII,
95
p. 17. Les citations extraites des Œuvres complètes sont indiquées par tome et page dans le LITTÉRATURE
texte. N° 152 – DÉC 2008
 GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

très caractéristique, tissant la trame de tous ses textes, essais, articles,


romans, récits, s’occupant d’histoire, de sociologie, de psychologie, de
sciences, d’art, de religion et de littérature, et aussi d’une étrange part
oubliée, finalement pensée : une « lacune », une « part maudite », que
l’écrivain seul, peut-être, peut encore atteindre.

L’AUTRE PENSÉE

Georges Bataille laisse une œuvre sans œuvre, une « œuvre en


miettes » 3 qui paradoxalement affiche, sous différents aspects, une cohé-
rence de la pensée, une « solidarité des textes », une « cohésion de l’esprit
humain », jamais prise en compte et explorée : « (…) il est possible de
chercher la cohésion de l’esprit humain, dont les possibilités s’étendent de
la sainte au voluptueux. Je me place en un tel point de vue que j’aperçois
ces possibilités opposées se coordonnant. » (X, 11) Cette cohérence cor-
respond à l’exercice de la pensée dans la pratique artistique, littéraire et
poétique. Elle est également à la base des religions.
Non nommée chez Bataille, elle se différencie simplement de la
« pensée sérieuse » ou pensée savante, logique et scientifique, de la
« pensée discursive » ou « dialectique », celle du discours politique, philo-
sophique et historique, et de la « pensée commune », lieu des doxas, des tra-
ditions et des superstitions. Le terme de pensée dépendant essentiellement,
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dans son œuvre, de l’espace rationnel de la psyché, cette cohérence étran-
gère à la rationalité, est indiquée parfois en tant que « mort de la pensée »,
mais aussi, bien que rarement, sous la simple appellation de… « pensée »
(ou « pensée souveraine » ou « pensée au-delà du travail »…). Bataille
conçoit et ne conçoit pas, ensemble, l’évolution de l’esprit humain hors la
rationalité. S’il propose d’autres possibilités de réflexion, tantôt elles
s’engouffrent dans le vide de la « disparition », tantôt elles s’exaltent
dans le génie poétique (René Char), littéraire (Proust), ou religieux
(sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix).
Son œuvre se situe dans l’entre deux : entre discours et poésie, entre
athéisme et religion. Ses contradictions se fondent soit dans l’autre compré-
hension liée à la « mort de la pensée » (la mort de la « pensée sérieuse » et
« discursive »), soit des penchants personnels, parfois infondés, les suscitent.
C’est à partir d’un exercice de lecture souvent aventureux — exercice que
Bataille exige de son lecteur —, que nous finissons par percevoir derrière les
ressassements et même les incertitudes de l’auteur, la mise en mouvement
progressive et répétitive d’une autre forme de pensée. Cette expérience de
lecture avoisine celle de la « copie » chez Bataille, et quelquefois y conduit.
96 Dans un texte qui développe cet aspect des manuscrits batailliens, Francis
LITTÉRATURE 3. L’expression démarque le titre de Gérard Macé, L’Œuvre en miettes de Saint-Pol-Roux
N° 152 – DÉC 2008 (Rougerie, 1970).
LIRE APRÈS BATAILLE « UN INTÉRÊT D’ORDRE LITTÉRAIRE » 

Marmande remarque « à quel point, [pour Bataille, la copie] implique une


sorte d’intériorisation du texte recopié, un effet d’acquisition et de partage
de ce que portent les mots copiés et du malaise qu’éventuellement ils
induisent » 4. Lecture et copie nous apprennent de l’intérieur à suivre les
méandres souvent paradoxaux d’une réflexion à la fois étrangère et familière.
Bernard Noël, commentant les textes du Dictionnaire critique parus dans
Documents en 1929 et 1930, souligne que l’écriture de Bataille « est à la
fois l’expression et le mouvement même de son expérience » et ainsi « la
compréhension, en intériorisant le texte, remet nécessairement le mouve-
ment en marche à l’intérieur du lecteur » 5. Afin de saisir cette pensée à la
fois dans l’œuvre qui l’a découverte et en dehors d’elle, de manière à
l’appréhender en tant que telle et à en esquisser les modalités, nous avons
choisi de la nommer, selon l’expression proposée par Francis Marmande,
« l’autre pensée ».
En premier lieu, cette démarche de lecture consiste à prélever au fur
et à mesure, dans l’œuvre de Bataille, les indications du fonctionnement et
les mouvements de l’autre pensée éparpillés dans le texte ; principalement
dans les articles regroupés dans les tomes XI et XII des Œuvres com-
plètes, à partir desquels il est possible de mettre en forme presque toutes
les notions qui accompagnent les modalités de cette pensée (presque dans
la mesure où sa cohérence dépend d’une prolifération et d’un constant
« inachèvement »). Il est nécessaire, ensuite, de ne pas privilégier les réfé-
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rences philosophiques, scientifiques, ou les opinions d’époque, qui y sont
mentionnées, parce que trop proches du discours et de ses constructions,
et, enfin, il s’agit de laisser au domaine biographique les revendications
personnelles et les goûts de l’auteur, en tout cas certaines revendications
ou certains goûts… Car s’il n’est guère possible d’ignorer les liens cou-
rants entre « vie » et œuvre, au sens où Barthes les suit, il convient de
situer l’espace spécifique de l’autre pensée et y adhérer par cette part
vivante que Bataille lui-même a laissée : la part de la vie dans l’œuvre ;
celle qui ne ressemble pas, maintenant on le sait, à une biographie, ou à
un enchaînement chronologique d’événements. La difficulté étant que,
d’une part, l’autre pensée s’exerce à partir du vivant et du réel en y
déployant ses singulières modalités, et que, d’autre part, elle maintient
celles-ci indépendamment des particularités de chacun.
L’autre pensée, dont les mouvements sont inhérents à la vie, a sa
cohérence : cette cohérence reste étrangère aux choix personnels. C’est
ainsi que l’artiste, chez Bataille, ou l’auteur, dépasse tout en la main-
tenant, la simple individualité, pour être relié à une universalité, dans
un mouvement paradoxal : ce qu’il nomme « l’individualité accusée »
4. L’Écriture et ses doubles, genèse et variation textuelle, Louis Hay (dir.), ITEM-CNRS,
1991, Francis Marmande, « Georges Bataille : la main qui meurt », p. 144.
97
5. Georges Bataille, Documents, éd. établie par Bernard Noël, Paris, Mercure de France, LITTÉRATURE
1968, Introduction, p. 10. N° 152 – DÉC 2008
 GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

(XI, 303). L’art, la littérature, la poésie et le religieux ne dépendent


pas des décisions d’un moi quotidien. Par eux, l’individu accède à une
autre communication au vivant, une autre appréhension du monde et de
lui-même.

UN MONDE DE CHOSES

Ici ou là, les propositions de Bataille semblent d’une simplicité


déroutante, sans doute parce qu’il a dû revenir à une origine de la vie
humaine pour traquer « l’erreur » et la « lacune » qu’il pressentait, et qui
rongent peu à peu, et en silence, nos sociétés occidentales. Nous repre-
nons ici les grandes lignes qui traversent La Part maudite, L’Érotisme, et
divers articles, essais et conférences.
L’homme moderne, social et civilisé, vit dans un monde où le temps
est découpé en passé, présent et avenir. L’individu est chargé d’un passé
qui le définit et le projette vers un avenir, cette projection définissant, par
anticipation, son activité présente. L’activité dépend ainsi étroitement du
profit et de la production, envisagés en fonction du futur, à plus ou moins
long terme. Quant à l’instant présent proprement dit, c’est-à-dire la capa-
cité d’une personne à vivre dans et pour un immédiat, il se range dans la
catégorie des loisirs et des vacances. Cette phase improductive de
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l’homme civilisé est prévue, non pas pour elle-même, mais pour
conserver une capacité de production que la fatigue et le stress pourraient
compromettre.
Ainsi s’organise le monde du travail, en fonction de la survie de
l’espèce. Mais ce ne saurait suffire. L’homme étant curieux, rebelle, inventif,
il a fallu canaliser ses pulsions et ses aspirations. Les sociétés, qu’elles soient
modernes ou antiques, ont édicté des lois du comportement qui protégeaient
l’individu et le groupe. On a défini ainsi une morale, en distinguant un bien
et un mal, variables selon les cultures et les religions. Cependant la survie de
l’espèce, en ce domaine, se fonde sur deux principes : l’interdit du meurtre et
l’interdit de l’inceste, avec exceptions à la règle.
L’organisation des sociétés humaines qui permit l’évolution des
techniques, la possibilité de découvertes scientifiques, la conservation de
la vie et sa prolongation, recèle cependant une grave « lacune ». Le travail
est devenu l’élément essentiel d’une production censée suffire à tous les
besoins. Le fonctionnement de la pensée et son développement ont été
conditionnés par les nécessités rationnelles et pratiques des sciences et
des industries. Le langage s’est développé en fonction des définitions qui
98 quadrillaient les différents éléments de la production. Le discours logique
sut distinguer chaque chose dans sa fonction, et l’homme en tant qu’objet,
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 acteur de la production.
LIRE APRÈS BATAILLE « UN INTÉRÊT D’ORDRE LITTÉRAIRE » 

LA LACUNE

Depuis le premier outil taillé, les groupes humains ont appris à canaliser
leur énergie dans une activité, en vue d’un but ultérieur bien défini. Reste que
soudainement, et par à coup, dans l’histoire, les sociétés dépriment, l’homme
devient réticent, la révolte gronde, et l’ordonnancement du temps et du tra-
vail se fissure pour une révolution, une guerre, un monarque fou ou un fou
de Dieu, voire quelques incendies, une violence imprévue au coin d’une
rue, un peuple criant battant le pavé, le désordre éclatant l’ordre.
Désordre, émeutes ou révoltes, il semble que la compréhension
humaine laisse en jachère un aspect considérable de l’être humain,
lorsque la rationalité ne calcule plus, contre l’agression, que la répression,
et en prévision d’un inconnu incontrôlable, que l’oppression. Vieilles
lunes sans doute : c’est l’histoire sans fin de la révolte de l’opprimé, de la
lutte des classes, de la possible réification de l’homme par l’homme, et
tout aussi bien des poètes maudits, des fous et des marginaux… Vieilles
lunes mises constamment en sommeil, et qui reviennent hanter le monde
comme un mauvais rêve ou un espoir insensé : « Le songeur sommeil de
la raison engendre des monstres. » (Goya) Mais Bataille ne se contente
pas de constater, il poursuit, tire un fil d’Ariane à l’intérieur du désordre
et des cris, et là où l’impossibilité de penser paralyse, il nomme la part
maudite, et il développe.
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Son œuvre est impressionnante et imposante, certainement plus
qu’on ne le pense, en tout cas pas moins que ce que pressentait Michel
Foucault en 1970, dans sa présentation qui ouvre le premier tome :
« Nous devons à Bataille une grande part du moment où nous sommes ;
mais ce qui reste à faire, à penser et à dire, cela sans doute lui est dû
encore, et le sera longtemps. » (I, 5) L’œuvre est difficile d’accès : il ne
s’agit pas d’apprendre passivement et de se soumettre à la parole, à la fois
érudite, simple et terriblement précise de l’auteur, mais de retrouver et de
suivre le fil que cet explorateur résolu, indécis, a tenté, en s’excusant par-
fois de penser autrement, de faire apparaître dans la trame complexe des
vies humaines : le mouvement d’une autre pensée qui nous permettrait
d’entendre encore, d’ouvrir une autre compréhension, lorsque les
sciences, les techniques et les discours, devenus impuissants, se taisent.
Ici en somme, la littérature.

LE MONDE SACRÉ ET L’INSTANT

Le monde du travail s’appuie donc sur le découpage du temps en


passé, présent et avenir. L’homme-objet pour gagner sa vie se plie à ce 99
calcul abstrait et tente d’organiser son quotidien en fonction d’un avenir
LITTÉRATURE
qui n’est pas encore, et d’un passé qui n’est plus. Seul le « domaine de N° 152 – DÉC 2008
 GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

l’instant », relégué dans les loisirs et les vacances, lui permet de prendre
conscience de sa propre vie, sans autre fin qu’elle-même. Dans cet
espace si simple et si quotidiennement vécu, réside une « conscience de
soi », que l’idée dominante d’un progrès et d’une production indispen-
sables réduit rapidement à rien. En suivant les grandes lignes de la
réflexion de Bataille, on relève deux aspects principaux de la cons-
cience. Il est important de noter que face à l’inconscient freudien,
l’auteur propose diverses « formes de conscience » correspondant aux
éléments inconscients (XI, 320).

LA CONSCIENCE DE SOI

Le monde des choses, les sciences et le discours dépendent de la « cons-


cience claire et discriminative » qui permet de définir et de classer des objets,
étudiés d’un point de vue strictement objectif et extérieur, point de vue censé
garantir la vérité de la chose. La « conscience de soi » participe de l’instant.
Par elle l’homme accède, dans une subjectivité dépassée (une « individualité
accusée »), à l’espace des arts, de la poésie, du religieux et de l’érotisme.
C’est, chez Bataille, celle de l’« expérience intérieure » et c’est cette forme de
conscience qui perçoit, dans la fiction comme dans la réalité, l’« authen-
tique ». Prenons deux exemples, l’un dans l’expérience poétique : « La tradi-
tion qui remonte, à travers Lautréamont et Rimbaud, au romantisme, à travers
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le romantisme, à l’ésotérisme de tous les temps est (…) vivante et seule a pris
conscience de soi. » (XI, 391) L’autre, dans l’érotique : « Dans la mesure où
l’homme s’est défini par le travail et la conscience [claire], il dut non seule-
ment modérer, mais méconnaître et maudire en lui-même la furie sexuelle. En
un sens, cette méconnaissance a détourné l’homme, sinon de la conscience
des objets, du moins de la conscience de soi. Elle l’a engagé en même temps
dans la connaissance du monde et dans l’ignorance de soi-même. » (XI, 357)
La poésie, comme l’érotisme, ou aussi bien les religions — la « conscience
chrétienne », nous dit Bataille, fut un « balbutiement de la conscience de soi »
— (XI, 327), conduisent l’être humain sur les chemins non balisés d’un autre
regard sur soi et d’une autre pensée.
Les loisirs, les vacances ne sont pas de l’ordre de la « conscience
claire et discriminative » servant « la pensée sérieuse », scientifique et
« discursive ». Ils privilégient le « domaine de l’instant ». Les arts, les
religions sont fondamentalement improductifs et, à moins d’être réduits à
l’état d’objet ou de services, dans un second temps et indépendamment de
leur pratique, ils restent apparemment inutiles, sans estimation possible
dans un monde axé sur l’utilité. Le « renversement », étrange d’un point
100 de vue rationnel, advient lorsque l’artiste inconnu, l’obscur écrivain ou le
religieux, soudainement, se voit appeler au premier plan, par la reconnais-
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008 sance du plus grand nombre.
LIRE APRÈS BATAILLE « UN INTÉRÊT D’ORDRE LITTÉRAIRE » 

LES JEUX DE LA MORALE

Le « renversement » est un mouvement fréquemment mis en scène par


Bataille. Il propose, par exemple, un « renversement » économique dans
lequel nous passerions du calcul de l’intérêt au don, un brusque retournement
qui viendrait de la saturation de l’économie actuelle. Parallèlement, s’ins-
taurerait une « morale de l’instant », « une morale disant : “Je suis. En cet
instant, je suis. Et je ne veux subordonner à rien cet instant-ci” ou : “La
richesse sera prodiguée sur la terre comme au ciel” » (XI, 187). On retrouve
formulée cette « morale de l’instant » dans un article sur le surréalisme, en
opposition au primat du temps à venir et qualifiant une « activité libre de
l’esprit » : « La morale à laquelle s’est tenu André Breton est assez mal
définie. Mais c’est, si la chose est possible, une morale de l’instant. La
pièce essentielle en est la sommation imposée à qui s’exprime de choisir
entre l’instant — la valeur de l’instant présent, de l’activité libre de l’esprit
— et un souci des résultats qui supprime aussitôt la valeur et même en un
sens l’existence de l’instant. » 6 (XI, 80-81)
Un autre aspect de cette morale tient à son lien avec ce que le
Moyen Âge qualifiait de prestigieux. Bataille montre comment le
« prestige » des chevaliers, né dans le domaine des passions, fut récupéré
par l’Église qui en justifia le côté guerrier, alors qu’elle était fondée sur le
postulat de « l’accord du sacré et du bien ». « La séduction de ce mal était
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si grande, écrit Bataille, qu’au lieu de le maudire, le clergé décida d’en
faire un bien. » Et il remarque : « On ne prête pas d’ordinaire l’attention
voulue à ce glissement, qui révèle pourtant les ressorts intimes des juge-
ments qui fondent le bien et le mal. » (XI, 506-507) Un « glissement »
s’est effectivement produit entre le « prestige » et la morale.
« Loi morale », « morale de la révolte », « morale du malheur »,
Bataille ne réfléchit pas sur des définitions figées, il besogne la notion de
morale, il la fait travailler dans le lieu même de l’existence. Il n’utilise pas
des images ou des concepts immuables et abstraits (distinction d’un bien
et d’un mal, règles et lois), il s’enracine dans l’expérience, l’observe en
lui-même et dans le monde, y piste la mobilité ou l’arrêt des consciences.
Il s’interroge sans cesse sur un sens sous-jacent aux activités humaines,
un sens qui pourrait franchir la limite du non-sens, un sens qui n’est pas
détruit, mais seulement obscurci par l’oubli dans lequel l’histoire offi-
cielle, celle des faits, des hiérarchies et des chronologies, l’a tenu depuis
quelques siècles, depuis l’avènement progressif d’un monde de choses,
occultant l’espace sacré et annulant la conscience de l’instant.

101
LITTÉRATURE
6. C’est Bataille qui souligne. N° 152 – DÉC 2008
 GEORGES BATAILLE ÉCRIVAIN

L’ŒUVRE ET LA PENSÉE

L’œuvre de Bataille participe constamment de la besogne d’une


autre forme de pensée. Ainsi, (Barthes est le premier à l’observer),
Bataille n’a-t-il sans doute écrit qu’« un seul et même texte » 7 ou encore
un seul livre. Ce qui nous déroute, dans cette œuvre, c’est l’aspect
inachevé et désordonné de tous ces textes, articles, récits, essais,
conférences… Plus qu’à une philosophie, elle s’apparenterait à un
roman-monde, sorte de somme encyclopédique, désirant tout dire et qui
s’attacherait à ne jamais s’écarter d’une authentique réalité. Lors de la
parution des tomes XI et XII des Œuvres complètes, l’editor note au sujet
de l’ensemble des articles de 1944 à 1961 : « Les études sont longues,
attentives, fouillées. Elles prétendent donner un aperçu de l’esprit humain
dans tous les domaines. Elles révèlent une pensée en travail, en état de
recherche, d’excitation et de jeu, au jour le jour. » 8 L’œuvre tout entière
est « en état de recherche », jusque dans l’instant de la lecture. La lecture
qu’elle induit participe de ce travail.
Les modalités de l’autre pensée et les notions qui l’accompagnent
sont inlassablement reprises, besognées dans des contextes aussi divers
que possible, et nous contribuons, presque malgré nous, à leur donner
forme. Peut-être est-ce là où l’auteur désire conduire son lecteur : conti-
nuer, après lui, la vaste fresque vivante d’une autre appréhension du
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monde. Une partie abandonnée de La Part maudite, datée de 1950-1951,
donne la clef :
Les êtres humains les plus humbles et les moins cultivés ont une expérience
du possible et même de la totalité du possible — qui approche par la profon-
deur et l’intensité de celle des grands mystiques.
J’ai voulu dans ce livre ordonner une pensée à la mesure de ces moments —
éloignée des concepts de science (qui lieraient à leur objet une manière d’être
incompatible avec lui), néanmoins rigoureuse, à l’extrême de la rigueur,
comme l’exige la cohérence d’un système de pensée épuisant la totalité du
possible.
La réflexion humaine ne peut être indifféremment séparée d’un objet qui la
concerne au premier chef, nous avons besoin d’une pensée qui ne se démonte
pas devant l’horreur, d’une conscience de soi enfin qui ne se dérobe pas au
moment d’explorer la possibilité jusqu’au bout. (VIII, 9-10)

Préfaces, avant-propos, prières d’insérer, d’aphorisme en assertion,


Bataille prétend, dans une vue d’emblée, montrer l’exercice d’une autre
forme de pensée qu’il n’expose jamais suffisamment, qu’il reprend un
nombre incalculable de fois, en variant les sujets. Si elle se rassemble,
cette pensée se rassemble selon un principe autre (non théorisé) d’écri-
102 7. Roland Barthes, Revue d’esthétique, n° 24, juillet-septembre 1971, p. 225-232.
LITTÉRATURE 8. Georges Bataille, Œuvres complètes, t. XI et XII, Paris, Gallimard, 1988, quatrième de
N° 152 – DÉC 2008 couverture.
LIRE APRÈS BATAILLE « UN INTÉRÊT D’ORDRE LITTÉRAIRE » 

ture, de texte, de montage. Mais c’est qu’à la fin, ce qu’il perçoit ne peut
être « ordonné » ; ce qu’il travaille ou besogne est « l’inachèvement »
même, le don et la prolifération : l’érotisme, la poésie, la littérature, l’art,
les religions. Le lecteur est alors compromis, impliqué, mis en jeu dans sa
lecture : car Bataille doute, Bataille glisse, Bataille digresse, tâtonne puis
affirme, ouvre des portes inaperçues, transgresse, laisse des textes ina-
chevés, et cherche en écrivant. Il teste sa réflexion dans l’adresse au lec-
teur. Il nous invite à parcourir après lui des espaces de la psyché dont
« l’inconnu » est le point d’incitation ; le « non-savoir », la méthode ;
« l’impossible », le secret.
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103
LITTÉRATURE
N° 152 – DÉC 2008

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