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Reverdy selon Du Bouchet

Michel Collot
Dans Littérature 2016/3 (N° 183), pages 94 à 106
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200930578
DOI 10.3917/litt.183.0094
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MICHEL COLLOT, UNIVERSITÉ SORBONNE
NOUVELLE-PARIS III

Reverdy selon Du Bouchet

Pour comprendre la lecture qu’André du Bouchet a pu faire de la


poésie de Reverdy, et l’influence que celle-ci a eue sur son œuvre, il faut
d’abord rappeler le contexte historique dans lequel se situe la rencontre des
deux poètes. Elle a eu lieu en octobre 1949, peu de temps après le retour
en France de Du Bouchet, longtemps exilé aux Etats-Unis, et à la suite du
compte rendu du Chant des morts qu’il avait fait paraître dans Les Temps
modernes 1 . Dans l’immédiat après-guerre, Reverdy, qui n’avait guère publié
dans les années 1930, et qui avait refusé de le faire pendant l’Occupation,
fait paraître deux importants volumes qui rassemblent l’essentiel de son
œuvre poétique, Plupart du temps (1945) et Main d’œuvre (1949), ainsi que
Le Livre de mon bord (1948), qui réunit des réflexions rédigées de 1930 à
1936.
Cette impressionnante production éditoriale ne pouvait manquer d’at-
tirer l’attention sur l’un des grands pionniers de la modernité poétique, qui
s’était depuis plus de vingt ans retiré de la scène littéraire et artistique,
dominée pendant l’entre-deux-guerres par le surréalisme. Or, la seconde
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guerre mondiale venait d’apporter un démenti cruel aux espoirs que ce
mouvement avait placés dans l’imagination, qui s’était avérée incapable de
« changer la vie » et d’éviter l’innommable et l’inimaginable. Face à une
« réalité rugueuse à étreindre », la quête du surréel et la magie de l’image
apparaissaient de plus en plus comme une fuite dans l’imaginaire.
Beaucoup de jeunes poètes qui commencent alors à écrire se
détournent du surréalisme, et certains d’entre eux, dont Jacques Dupin
et André du Bouchet, trouvent dans l’œuvre de Reverdy le modèle d’un
langage plus rigoureux et plus attentif au réel. Les épreuves de la guerre,
les privations de l’après-guerre, la mise en question des idéaux et des
idéologies invitent ces jeunes gens à « refuser les tentations d’un ailleurs,
les illusions d’un au-delà, les mirages d’un futur » et à « se t[enir] sur la
terre, au plus près des choses2 ». L’attitude de Reverdy, « un poing sur la
réalité bien pleine », et la sobriété de sa poésie, « point resplendissante
mais discrète, pauvrement vêtue et nourrie, n’ayant accès à nulle richesse

94 1. « Le Chant des morts de Pierre Reverdy », Les Temps modernes, n° 42, avril 1949, p. 749-
751.
2. Jacques Dupin, « La Difficulté du soleil », préface au catalogue de l’exposition À la rencontre
LITTÉRATURE de Pierre Reverdy, Fondation Maeght, 1970 ; repris dans M’introduire dans ton histoire, Paris,
N° 183 – S EPTEMBRE 2016 POL, 2007, p. 41.

rticle on line
REVERDY SELON DU BOUCHET

frauduleuse3 », leur ont paru exemplaires en ces temps difficiles. Et l’inquié-


tude métaphysique qui parcourt son œuvre répondait aux angoisses et aux
interrogations d’une génération confrontée à l’horreur de la Shoah et à la
menace atomique.
André du Bouchet a raconté le choc qu’a été pour lui, comme pour
tant d’autres, la débâcle de 1940 ; encore adolescent, il s’était retrouvé jeté
sur les routes avec « le sentiment d’un monde qu’[il] venai[t] de découvrir et
qui était pris dans une sorte d’éboulement4 ». C’est à ce moment-là qu’il dit
« avoir écrit pour la première fois, avec la volonté de rétablir quelque chose,
de rendre compte d’une relation qui, à peine entrevue [...] était balayée ». À
ce désir de restaurer par l’écriture une relation perdue avec le monde, que
l’exil, après l’exode, avait éloigné de lui, le jeune Du Bouchet trouva par
la suite un écho privilégié dans l’attitude du solitaire de Solesmes, qui, du
fond de sa retraite, n’avait cessé de confier à la poésie le soin de maintenir
« le lien » avec « le réel absent5 ».
De son côté, Reverdy a très vite distingué Du Bouchet parmi les jeunes
poètes qui se tournaient vers lui, comme un des plus dignes de poursuivre
la quête exigeante qui était depuis toujours la sienne. Il lui a dédicacé en
1949 un exemplaire de Main d’œuvre « en témoignage d’amitié d’un poète
qui finit à un poète qui commence — qui a le chemin devant lui — ce
dur chemin — dur quand il est devant — dur quand il est derrière à la
limite de la vie » 6 . La correspondance qu’ils échangent alors témoigne de
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l’affection et de l’admiration réciproques qui unit le maître et le disciple.
Et les premiers poèmes que Du Bouchet publie en France et en français
témoignent de l’empreinte profonde qu’a laissée dans son esprit la lecture
de Reverdy. Ils en épousent si intimement les thèmes, le ton, le rythme, les
tournures et même le vocabulaire, qu’on pourrait attribuer certains d’entre
eux à Reverdy, qu’ils soient écrits en vers, comme Effigie :
Mèches de nuit
cheveux arrachés
et cet œil qui avance pas à pas

je marche dans un œil que je ne connais pas

ces mots sourds


ces éclats de lampe que je ne comprends pas

la terre fruste

3. Pierre Schneider, « Le Gré du vent », Mercure de France, janvier 1962, p. 246.


4. Entretien avec Monique Pétillon, Le Monde des livres, 10 juin 1983 ; repris dans la revue 95
L’Étrangère n° 14-15, 2007, p. 360
5. En vrac, OC2, 986.
6. Dédicace reproduite dans une planche hors-texte du numéro de la revue L’Ire des vents LITTÉRATURE
n° 6-8, « Espaces pour André du Bouchet », 1983. N° 183 – S EPTEMBRE 2016
PIERRE REVERDY

peut-être ai-je manqué de patience

la tête sombre déjà 7

ou en prose, comme Calorifère :


Les coudes du souffle noir usés. Submergé par un feu indicible. On marche
comme si on parlait sans cesse. Sans avancer d’un pas.

Je ne reconnais pas cette voix qui sort de la rue. Dans l’air vaste et calme
comme un homme8 .
André du Bouchet se défera très vite de ce mimétisme, et Reverdy
lui-même l’a encouragé à trouver sa voie/x propre. Mais en revanche il
restera longtemps fidèle aux orientations profondes de la poétique rever-
dyenne, qu’il a su déceler et définir mieux que quiconque dans un texte
admirable, paru dans Critique en 1951, et intitulé « Envergure de Reverdy »9 .
Cette étude, qui embrasse la quasi-totalité de la production de son maître,
témoigne, comme celles qu’il a consacrées au début des années 1950 à
Hugo et à Baudelaire, de l’exceptionnelle intelligence critique d’André du
Bouchet, servie par une écriture à la fois précise et inspirée. Le jeune poète
y propose une analyse d’une remarquable acuité des principaux thèmes et
traits d’écriture de la poésie reverdyenne. Il parvient ainsi à formuler avec
autant de rigueur que de vigueur les enseignements majeurs qu’il a retirés
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de l’œuvre de son aîné. Il les méditera tout au long de sa vie et de sa carrière,
et les reformulera, avec des variantes sur lesquelles je reviendrai plus tard,
dans plusieurs textes qu’il réunira en 1992 dans un volume intitulé Matière
de l’interlocuteur10 .
Sans pouvoir ni vouloir épuiser la richesse de ces textes, j’essaierai
d’en dégager les propositions essentielles, qui me semblent éclairer de façon
décisive non seulement l’œuvre de Reverdy et celle de Du Bouchet, mais tout
un courant de la poésie française contemporaine. Je m’appuierai d’abord
principalement sur l’article de 1951, avant d’aborder l’ouvrage de 1992,
qui présente une relecture assez différente de Reverdy et une réécriture
étonnante des textes que Du Bouchet lui a consacrés.

ENVERGURE DE REVERDY

Au début de son article de 1951, Du Bouchet plaçait à la source de


la poésie reverdyenne, un « sentiment de manque » « si violent » « qu’il
n’est jamais comblé », mais qu’il « pousse en avant l’écriture », si bien que
96
7. Sans couvercle, Paris, GLM, 1953, p. 10.
8. Ibid., p. 12.
LITTÉRATURE 9. André du Bouchet, « Envergure de Reverdy », Critique n° 47, avril 1951.
N° 183 – S EPTEMBRE 2016 10. André du Bouchet, Matière de l’interlocuteur, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1992.
REVERDY SELON DU BOUCHET

« chaque poème communique pleinement cette émotion si particulière »11 .


Il faisait ainsi écho à ce propos sur la poésie qu’il avait pu lire dans un essai
de Reverdy paru quelque temps auparavant : « Il est parfaitement évident
qu’elle est plutôt une absence, un manque au cœur de l’homme, et, plus
précisément dans le rapport que le poète a le don de mettre à la place de
cette absence, de ce manque12 . »
Cette idée, depuis longtemps chère à Reverdy et renforcée par les
épreuves de la guerre, est formulée de façon encore plus frappante dans une
note rédigée sans doute elle aussi en 1946, mais qui ne sera publiée qu’en
1956 dans En vrac :
La poésie est dans ce qui n’est pas. Dans ce qui nous manque. [...]
Le réel est, [...] par son absence, source de poésie. La poésie, c’est le bouche-
abîme du réel désiré qui manque 13 .
André du Bouchet a parfaitement compris le rôle central et le caractère
éminemment paradoxal du lien que la poésie reverdyenne entretient avec
le réel, dont elle exprime à la fois l’absence et le désir. C’est de ce manque
qu’elle tire sa tension : ne se satisfaisant d’aucune des représentations
convenues qui construisent notre vision du monde, elle tend vers une réalité
encore inconnue, comme vers un horizon qu’elle ne saurait atteindre, mais
qui lui donne son élan et son orientation. Du Bouchet a magnifiquement
exprimé cette proximité de l’inaccessible dans le texte qu’il a écrit après la
mort de Reverdy, pour le numéro d’hommage du Mercure de France paru
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en janvier 1962 :
Où prend fin ce que nous sommes capables d’imaginer, subitement se dessine
la réalité intarissable jamais résiduelle que Reverdy, comme nul autre, aura
su localiser « si loin », mais en la tenant à tout instant pour imminente.
Avènement ici vécu, soleil après soleil, comme une attente sans objet connu,
attente de rien, épuisement de ce long trait de lumière qui, à l’extrémité du
champ, aura, dans l’épaisseur de la pluie, départagé ciel et terre14 .
Le réel vers lequel la poésie reverdyenne se porte, à la limite extrême
des possibilités du langage et de l’image, n’est pas un « objet », mais
« rien », c’est-à-dire, selon l’étymologie du mot souvent rappelée par Du
Bouchet, la chose même, prise absolument : son être, tout à la fois évanes-
cent et omniprésent. « Rien » ou res, c’est ce qui reste quand on met entre
parenthèses les représentations et les significations que l’homme projette sur
la réalité pour s’y contempler comme dans un miroir ; ce reste irréductible
qui résiste à toutes les opérations de l’esprit humain, et aux menaces de
destruction planétaire qui pèsent sur l’après-guerre, Reverdy a tenté de le

11. « Envergure de Reverdy », art. cit., p. 308. 97


12. « Circonstances de la poésie », L’Arche n° 21, novembre 1946 ; repris dans OC2, 1232.
13. En vrac, OC2, 940-941.
14. « Un jour de dégel et de vent », Mercure de France, janvier 1962, p. 141-142. Je cite ici la LITTÉRATURE
version donnée dans Matière de l’interlocuteur, op. cit., p. 50. N° 183 – S EPTEMBRE 2016
PIERRE REVERDY

définir, bien qu’il soit impensable, dans une note que Du Bouchet a citée et
commentée à plusieurs reprises :
Réalité du miroir — qui est réalité en tant que miroir. Voilà l’homme. Mais, si
l’homme disparaît, il reste la terre, les objets inanimés, les pierres sans chemin.
Si la terre disparaît, il reste ce qui ne peut pas disparaître on se demande
d’ailleurs pourquoi — parce qu’on ne peut même pas le penser et c’est, en fin
de compte, ça la réalité si loin de l’esprit et du miroir de l’homme qu’il ne
peut même pas le penser15 .
Ce fondement abyssal du réel, insaisissable et inépuisable, ne peut être
approché qu’au prix d’une série de soustractions qui affectent le langage lui-
même. « Les blancs » qui, « non contents de cerner le poème » reverdyen,
selon Du Bouchet, « le forent, le criblent, le transpercent de part en part16 »,
y inscrivent comme en creux la marque d’un réel rebelle à toute expression :
La forme immense et vague de l’univers est convoyée par des lignes dures et
précises ouvertes de tous les côtés sur le vide : le blanc, l’air, le silence, les
pénètre de toutes parts en doigts de gant ; textes sapés, rongés, bousculés par
le tumulte qui les disperse17 .
À cette typographie trouée, s’ajoute une « syntaxe désarticulée18 »,
qui achève de « disperser » sur la page des énoncés qu’aucun lien logique
ne semble relier entre eux. Cette déliaison syntaxique et typographique
reflète, pour Du Bouchet, le désordre d’un univers en proie au chaos, « à un
mouvement de ruine et de renouvellement accéléré » : le lecteur de Reverdy
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est ainsi confronté à « un enchevêtrement de lignes » « qui se démêlent et
s’embrouillent »19 .
Mais toute la force de la poésie reverdyenne consiste, selon Du Bou-
chet, à introduire au cœur même de cette dispersion des facteurs de cohésion,
qui empêchent l’éclatement du poème et assurent l’unité de l’œuvre. Les
blancs, qui trouent le poème reverdyen, lui donnent aussi un cadre et une cer-
taine unité visuelle. Et au lieu de cultiver, comme les surréalistes, l’étrangeté
et l’hétérogénéité des images, pour multiplier les effets de surprise d’une
« poésie sans fil », Reverdy privilégie leur cohérence et leur convergence,
de manière à les fondre en un continuum syntaxique et sémantique, qui les
rend à la limite imperceptibles, d’après Du Bouchet :
Les images de la poésie la plus imagée qui soit passent inaperçues ; la syntaxe,
portée par des images, reste entièrement soumise à leur avènement, et cepen-
dant ces images sont invisibles, n’étant pas serties. Elles font corps avec les
poèmes, d’une manière parfaitement claire et homogène, aussi disparates que
puissent en apparaître les éléments20 .

15. En vrac, OC2, 818. Cité dans Matière de l’interlocuteur, op. cit., p. 15.
98 16. « Envergure de Reverdy », art. cit., p. 309-310.
17. Ibid., p. 308.
18. Ibid., p. 311.
LITTÉRATURE 19. Ibid.
N° 183 – S EPTEMBRE 2016 20. Ibid., p. 314.
REVERDY SELON DU BOUCHET

De même, grâce à la récurrence d’une même construction, de l’insis-


tance d’un schéma métrique ou d’une sonorité, « les mots » « se recom-
posent » « dans le fil de la dispersion, se faisant écho », les rythmes « sou-
dain s’accentuent », « les vers se renforcent inopinément de rimes riches,
marquant ainsi un moment de répit musical où l’esprit a prise sur la réa-
lité »21 . Et, d’un poème à l’autre, la réitération des mots et des motifs,
si caractéristique de la monotonie reverdyenne, dessinent les « lignes de
force22 » d’un paysage, grâce auxquelles « le monde s’articule23 » et s’or-
donne autour d’un centre, qui n’est autre que le poète lui-même : « ces
lignes » « se rejoignent dans l’homme invisible ou caché, toujours présent
(il semble parfois naître de leur jonction dans la trame de l’univers) », écrit
Du Bouchet24.
Par un nouveau renversement du négatif en positif, la poésie rever-
dyenne, qui semblait exclure la présence de l’homme, préside à sa « nais-
sance » ou à sa renaissance. Par une révolution copernicienne analogue à
celle opérée par Francis Ponge, l’esprit humain, au lieu de projeter ses caté-
gories sur le monde, en s’abîmant parmi les choses se renouvelle au contact
de l’inconnu. Dès lors, si le poète semble s’effacer, comme en témoigne
souvent la discrétion ou l’impersonnalité de l’énonciation reverdyenne, c’est
pour s’accomplir soi-même comme un autre à travers mots et choses. C’est
cette altération de l’identité du sujet lyrique dans l’acte de l’écriture et de
son ouverture au monde qu’exprime André du Bouchet dans Matière de
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l’interlocuteur :
on — de
même que le quelqu’un, si fréquent dans les premiers recueils de Pierre
Reverdy, mais, sur vacance momentanée de monde, c’est, toujours à la pre-
mière personne, ce sujet prolongé lorsqu’il s’y imprime jusqu’au blanc de
l’identité perdue où, un nom demeurant à trouver, au monde, support inter-
mittent, je dois me perdre comme revenir — sur les jambes d’un autre 25 — à
moi26 .
À travers l’analyse très fouillée qu’André du Bouchet proposait en
1951 des images de Reverdy, se dégageait une vision d’ensemble de son
univers imaginaire, ainsi qu’une redéfinition du sujet lyrique comme être-
au-monde et du poète comme un « homme-paysage27 », capable d’atteindre,
« en un moment d’effusion », « un certain état de plénitude idéale, d’accord
parfait entre l’homme et le monde », « qui donne leur saveur à la terre,
aux vagues et au vent, à toutes les choses précises qui se perdent dans le

21. Ibid., p. 312.


22. Ibid., p. 314.
23. Ibid., p. 313.
24. Ibid., p. 311. 99
25. Allusion à un vers des Jockeys camouflés : « ce sont les jambes d’un autre qui te portent »,
« Autres jockeys, alcooliques », recueilli dans Plupart du temps, OC1, 248.
26. Matière de l’interlocuteur, op. cit., p. 36. LITTÉRATURE
27. « Envergure de Reverdy », art. cit., p. 318. N° 183 – S EPTEMBRE 2016
PIERRE REVERDY

blanc » du poème28 . Du Bouchet en venait ainsi à faire de « la collusion entre


l’homme et le dehors » « la source de cette poésie », « qui nous communique
l’émotion familière d’une expérience »29 commune à tous et qui n’est autre
que celle du monde où nous vivons.
Ainsi la poésie reverdyenne, réputée spiritualiste et désincarnée,
s’avère, aux yeux d’André du Bouchet, ancrée dans une relation toute phy-
sique avec les choses les plus concrètes. Il souligne en particulier l’omni-
présence des métaphores corporelles grâce auxquelles le poète tente de se
rapprocher du monde sensible, dont le sépare la pensée abstraite :
L’œuvre de Reverdy se présente comme une vaste allégorie dispersée que l’on
pourrait recoudre membre à membre. La poitrine, les mains, les yeux partant
chacun de leur côté pour saisir une parcelle de la réalité où l’on se perd. [...]
Pour saisir l’univers se dérobant à la prise qui elle-même se relâche, et adhérer
à la réalité, malgré cet écart géant30 .
Du Bouchet n’hésite pas à rappeler, à ce propos, le texte célèbre où
Vico remarquait que « dans toutes les langues, la plus grande partie des
expressions relatives aux choses inanimées sont tirées par métaphore du
corps humain et de ses parties31 ». C’était pour le philosophe la preuve
que l’homme « fait tous les objets de lui-même, et par cette transformation
devient à lui seul toute la nature32 » ; et c’est pour Du Bouchet le sens de la
formule abrupte de Reverdy : « La nature, c’est moi33 ».
C’est à ce point de l’analyse que prend tout son relief le titre de l’ar-
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ticle de Du Bouchet : l’ « envergure » de Reverdy, ce n’est pas seulement
l’ampleur et la hauteur de son œuvre, c’est son aptitude à embrasser physi-
quement et spirituellement l’univers dans une poésie que l’on peut qualifier
de cosmique, car elle parvient à transformer le chaos du réel en un cosmos
habitable, et « à ramener à portée humaine, à portée de bras un monde inouï
qui déborde l’homme de toutes parts34 ».
Il ressort, à la fin de l’article d’André du Bouchet, une vision de la
poésie reverdyenne beaucoup plus nuancée qu’au début, qui était placé sous
le signe du manque et de l’éclatement. Par la conversion du négatif en une
négativité active et productive, Reverdy atteint l’unité à travers la dispersion,
et, à chaque poème, « la perfection » en dépit de la défection35 . Sa poésie
apparaît ainsi animée d’un constant « va-et-vient entre la volonté de saisir —

28. Ibid., p. 314.


29. Ibid., p. 315.
30. Ibid., p. 317.
31. Ibid.
32. Du Bouchet cite ici la Science nouvelle ou Principes de la philosophie de l’histoire, Livre II,
100 ch. 3, « De la logique poétique », d’après les Œuvres choisies de Vico, traduction de Jules
Michelet, Paris, Hachette, 1835, tome II, p. 51.
33. Le Livre de mon bord, OC2, 783.
LITTÉRATURE 34. « Envergure de Reverdy », art. cit., p. 315.
N° 183 – S EPTEMBRE 2016 35. Ibid., p. 308.
REVERDY SELON DU BOUCHET

l’échelle humaine — et le monde démesuré, sans échelle36 » ; elle « roule


continuellement entre cette dureté où elle se ressaisit et une dispersion plus
impalpable que l’air37 ».
Face à l’abîme du réel, Reverdy parvient à fixer ses vertiges en ce
point d’équilibre entre le vide et le plein, la parole et le silence, qui n’est
autre que le poème :
Il y a dans ce vertige calmement éprouvé, subi sans lassitude et toujours recom-
mencé, un centre de gravité, une sorte de perception globale compensatoire.
« L’œuvre d’art lutte contre le déséquilibre du mouvement », écrit-il encore
dans Le Gant de crin. Ce déséquilibre qui fait la nécessité du poème. Puis il
ajoute : « le mouvement n’est possible que dans l’ensemble universel où il
retrouve toujours le sens de l’équilibre ». Ce qui assure la stabilité de l’œuvre
de Reverdy38 .
Grâce à cet ordre né du chaos lui-même, se trouve rétabli « le lien »
entre le poète et « le réel absent », entre la vie et la poésie : « la cohérence
de ces textes ne soulève aucun doute ; ces poèmes sont, entre tous, denses
et serrés, et marquent, à l’intérieur d’eux-mêmes, comme de l’un à l’autre,
une continuité qui est celle de la vie39 ».
Cette poésie qu’on dit parfois impassible ou angoissée, Du Bouchet
nous la montre en 1951 pleinement engagée dans le mouvement de l’exis-
tence et portée par une puissante énergie vitale. C’est ce que soulignait à
juste titre Lucy-Jean Lloyd, dans un article consacré à la lecture de Reverdy
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par Du Bouchet :
Un accent de vitalité traverse la poésie de Reverdy, quand elle est lue à travers
la poésie d’André du Bouchet. Une telle lecture ne se concentre pas sur
l’image d’un Reverdy tragique, hanté par le désespoir et l’échec, mais offre
une approche existentielle et ontologique de son œuvre, ou, selon la suggestion
de Du Bouchet, l’idée d’un poète dont l’écriture est aussi discrète, mais aussi
vitale, que la respiration : « Reverdy écrivait comme il respirait »40 .
C’est dire à quel point la poésie reverdyenne, selon Du Bouchet, même
si elle trouve son origine dans le manque et fait la part belle à la négativité,
se distingue d’une certaine « modernité négative » qui érige le négatif en
absolu. La poésie d’André du Bouchet elle-même ne saurait se réduire à
cette hantise mallarméenne du silence et du néant qu’y lisent aujourd’hui les
tenants d’une « écriture blanche ». Les blancs qui tiennent dans ses textes,
à partir des années 1960, une place encore plus importante que dans les
premiers poèmes de Reverdy ou dans le Coup de dés, ne dispersent les mots
36. Ibid., p. 309.
37. Ibid., p. 312.
38. Ibid., p. 316.
39. Ibid. 101
40. Lucy-Jean Lloyd, « Writing and forgetting : reading Reverdy through André du Bouchet »,
in Pierre Reverdy 1889-1989, éd. par Bernard Mc Guirk, Nottingham French Studies, vol. 28,
n° 2, Autumn 1989, p. 66. La citation finale est extraite de la note de lecture consacrée par LITTÉRATURE
André du Bouchet au Chant des morts, dans Les Temps modernes, n° 2, avril 1949, p. 750. N° 183 – S EPTEMBRE 2016
PIERRE REVERDY

sur la page que pour mieux les aérer et les mettre en lumière ; ces vides sont,
pour Du Bouchet, le « lieu du vif ».
Là n’est pas le seul point commun entre la poésie de Reverdy et celle
d’André du Bouchet. Il serait possible, et assez facile, de relever les multiples
échos qui les unissent. Je me contenterai ici de souligner la récurrence dans
l’une comme dans l’autre d’une figure emblématique : celle du marcheur
engagé dans la poursuite sans fin d’un horizon et d’une lumière inaccessibles.
Comme je l’ai montré ailleurs41 , cette image suffit à elle seule à résumer
la relation fondamentale et paradoxale que tout un courant de la poésie
moderne entretient avec « le réel désiré qui manque ».

MATIÈRE DE L’INTERLOCUTEUR

En 1992, André du Bouchet a éprouvé le besoin de réunir les textes


qu’il avait consacrés à Reverdy dans un livre intitulé Matière de l’inter-
locuteur. Le grand article que je viens d’analyser s’y trouve repris sous
une forme très différente. Reverdy n’est plus pour Du Bouchet, en 1992, le
maître auquel il rendait en 1951 un hommage vibrant et déférent, mais un
« interlocuteur » avec lequel il peut désormais dialoguer d’égal à égal. Mais
cet interlocuteur n’étant plus là pour lui répondre, ce sont ses textes qui seuls
fournissent la « matière » de l’entretien. Ils tendent à devenir un matériau
qu’André du Bouchet remodèle à sa manière pour construire un livre qu’il
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signe de son nom. Il ne s’agit plus d’une étude, destinée à une revue, mais
d’une lecture très personnelle, l’auteur parlant en première personne au lieu
de se dissimuler sous l’anonymat d’un « on » ou d’un « nous ».
Cette relecture aboutit à une réécriture. Alors qu’il proposait dans
Critique une approche globale de l’œuvre reverdyenne, s’attachant à resituer
chaque image et chaque texte cités dans la cohérence de l’ensemble, il en
prélève ici le plus souvent des fragments qu’il isole de leur contexte pour
les insérer en italique dans la trame de son propre texte, en les commen-
tant très librement. Il se présente d’ailleurs lui-même comme un « lecteur
intermittent », qui ne cherche nullement à réparer les défaillances de sa
mémoire en se reportant à ses sources, qu’il efface complètement et délibé-
rément. Ainsi redécoupés, les textes de Reverdy prennent une résonance et
une signification différentes, dont Du Bouchet assume seul la responsabilité.
Deux vers de Bel occident, transcrits selon une mise en page typiquement
dubouchettienne, sont ainsi précédés d’un commentaire qui incline à y voir
une image de cette lecture intermittente que pratique André du Bouchet dans
son propre texte :
102 ce qui peut s’attacher aujourd’hui à la précarité du nom de poème pivote — si
brièvement qu’on s’y applique, une fois encore sur une éclaircie, de même que
LITTÉRATURE
N° 183 – S EPTEMBRE 2016 41. Voir mon essai sur L’Horizon fabuleux, tome 2, Paris, Corti, 1988.
REVERDY SELON DU BOUCHET

par le travers d’un agrégat de pages la reprise, comme au premier coup d’œil,
feuillet initial toujours qui au centre tourne et retourne, de l’air indifférent.

entre le dos du livre et les feuilles du vent s’ouvre l’antre limpide42

Or c’est à un travail comparable de relecture et de réécriture qu’An-


dré du Bouchet soumet ses propres textes, et notamment « Envergure de
Reverdy », dont il ne retient dans le livre de 1992 que quelques passages,
laissant de côté d’innombrables citations, et des pans entiers d’analyse et
de commentaire. Cet élagage impitoyable de tout l’appareil critique n’a pas
seulement pour effet de transformer l’étude de 1951 en un essai personnel.
Il en modifie profondément la signification, et témoigne d’une inflexion
assez nette de l’interprétation que Du Bouchet donne de la poésie rever-
dyenne, inflexion qu’il faut sans doute mettre en rapport avec l’évolution de
sa propre poésie et de la poétique contemporaine. Les coupures qu’il opère
dans son texte altèrent aussi le sens de ceux de Reverdy ; et elles s’accom-
pagnent d’une réécriture des extraits retenus, qui orientent différemment le
commentaire.
Dans son étude critique, André du Bouchet s’attardait longuement,
nous l’avons vu, sur les images et les motifs récurrents dans la poésie de
Reverdy, et leur analyse lui permettait de ressaisir et de faire partager à son
lecteur la vision du monde qu’ils expriment. La plupart de ces développe-
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ments, qui s’apparentaient à une lecture thématique, telle qu’on commençait
à la pratiquer au début des années 1950, sont supprimés dans la version de
1992, et cela rejaillit fortement sur la conception de la poésie reverdyenne
qui se dégage de ces pages. Alors qu’elle apparaissait profondément liée
à une expérience du monde, celui-ci est désormais tenu à distance par le
commentaire de Du Bouchet. Le détail des corrections qu’il apporte aux
passages de son texte qu’il retient et réécrit confirme cette tendance. Il suffit,
pour s’en convaincre, de comparer les versions initiales et finales de l’un
d’entre eux ; on lisait dans l’article de 1951 :
Livre éclaboussé, feuilleté, grand comme le monde, issu de nulle part, l’œuvre
de Reverdy, élevée à la puissance de la nature, où la nature est souverainement
imaginée pour ne plus figurer, par un raccourci abrupt, que dans cette tête
humaine qu’elle doit oblitérer, lue, déchiffrée, ligne à ligne dans les « mille
mots du livre »43 .
Suivait une série de citations qui renvoient à la dimension cosmique
de la poésie reverdyenne : « la lune qui tourne au verso », « les animaux,
les marges et les pierres », « un ciel tout crépitant d’étoiles, la mer calme,
grandiose, tragique ». Cette longue phrase est remplacée dans le texte de
1992 par un « raccourci » saisissant : « Nature imaginée pour figurer alors,
103
42. Matière de l’interlocuteur, op. cit., p. 21-22. LITTÉRATURE
43. « Envergure de Reverdy », art. cit., p. 319. N° 183 – S EPTEMBRE 2016
PIERRE REVERDY

et par raccourcis qui chaque fois anticipent, dans la tête qu’il lui faut
oblitérer »44 .
Il ne s’agit pas seulement ici d’éviter l’emphase un peu datée du
texte original, et de couper court au bavardage. Tout se passe comme si
Du Bouchet était devenu moins sensible à la dimension cosmique de la
poésie reverdyenne, ou souhaitait la faire passer au second plan. Il fait
aussi moins de place à la présence de l’homme, et cette diminution du rôle
dévolu au sujet et au monde s’accompagne d’une accentuation de la part
du négatif. La mémoire du poète et le monde étant « défalqués », il ne
reste plus, après une telle soustraction, que le vide ou le rien qui marque
en creux la place du « réel absent ». Et les passages qui insistaient sur la
cohérence et la consistance du poème reverdyen sont réécrits de manière
à les mettre en doute. Du Bouchet écrivait en 1951 « que les mots s’ [y]
détachent par groupes à contre-courant et se recomposent durement dans
le fil de la dispersion, se faisant écho » ; il met en 1992 l’accent sur la
dispersion : « par groupes des mots à contresens se désagrègent ».
Évoquant pour conclure les textes où Reverdy, après-guerre, a tenté de
donner une définition de la poésie « avec le ton rigoureux et exalté dont on
pourrait rendre compte d’une découverte », Du Bouchet estimait en 1951
que son maître y était pleinement parvenu, « comme s’il cherchait à isoler
une substance jamais encore définie depuis le temps que dure la poésie, et
qu’il réussissait une fois pour toutes et pour la première fois à la définir » ;
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il suggère en 1992 qu’il s’agissait là d’une simple tentative, qui risquait de
faire disparaître son objet, « comme si » Reverdy « cherchait à isoler une
substance jamais circonscrite depuis le temps que dure la poésie et qu’une
fois pour toutes et pour la première fois, poésie disparue, il allait parvenir à
l’énoncer45 ».
« Poésie disparue » : cette incise, ajoutée à la version initiale de sa
conclusion, résume à elle seule l’évolution de la pensée d’André du Bouchet
et de sa relecture de Reverdy. La confiance que le jeune critique manifestait
dans l’aptitude de la poésie à suturer l’écart qui sépare le langage du
réel semble avoir bel et bien « disparu ». La poésie doit prendre acte de
cette « perte du monde » qui est, selon Hannah Arendt, la condition même
de l’homme moderne. Et sa fonction n’est pas de combler ce manque,
mais plutôt de le creuser, de l’approfondir en l’interrogeant et le méditant
sans cesse. Et, dans l’espace devenu ainsi vacant, elle ne peut plus guère
que réfléchir sur elle-même, sur les conditions de sa production et de sa
réception. Dans Matière de l’interlocuteur, Du Bouchet insiste beaucoup
sur la signification métapoétique des textes de Reverdy ; et le rapport du
104
LITTÉRATURE 44. Matière de l’interlocuteur, op. cit., p. 44.
N° 183 – S EPTEMBRE 2016 45. Ibid., p. 45.
REVERDY SELON DU BOUCHET

poème au monde est souvent remplacé par celui, tout aussi problématique,
qu’il entretient avec son lecteur.
Cette inflexion autoréflexive, voire autoréférentielle, de la lecture
d’André du Bouchet, a sans doute été influencée par l’évolution de la théorie
littéraire contemporaine, mais elle rejoint aussi une tendance précoce de la
poétique de Reverdy. On se rappelle avec quelle vigueur il récusait, dans ses
premiers essais, une conception mimétique de l’art, pour en exalter l’auto-
nomie ; et le soin qu’il mettait encore après-guerre à distinguer l’émotion
poétique de celle que l’homme peut éprouver devant les spectacles de la
nature46 , et à rappeler que la poésie consiste avant tout dans « une certaine
combinaison de mots47 ». Mais cela ne veut pas dire que cette construction
verbale se suffise à elle-même ; l’attention prêtée au libre jeu des formes et
des mots s’est toujours accompagnée chez Reverdy d’un « amour insensé,
excessif » « du réel qui toujours se dérobe à sa quête48 ». Et il a toujours
cherché à inscrire dans ses poèmes ce « lyrisme de la réalité » dont j’ai parlé
ailleurs 49 , et que Du Bouchet, dans son article de 1951, exaltait à sa manière,
rendue elle aussi très lyrique par un foisonnement d’images empruntées aux
textes de Reverdy mais aussi à sa propre expérience du monde.
La lecture d’André du Bouchet comme la poésie de Reverdy s’ins-
crivent indéniablement « dans la tradition du moderne » ; elles témoignent
aussi de sa dualité, et de son ambiguïté. La modernité artistique et litté-
raire ne saurait être, à mes yeux, réduite au modernisme, dans sa définition
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devenue triviale depuis Greenberg, selon laquelle les artistes et écrivains
modernes, prenant acte des illusions de la mimésis, auraient renoncé à toute
forme de représentation du réel, pour explorer et exploiter les ressources
propres à leur medium, qui, dès lors, ne serait plus un moyen d’expression,
mais la seule réalité à laquelle ils aient affaire.
Pour la plupart des grands peintres et poètes du XXe siècle, la remise
en cause et le renouvellement des formes étaient inséparables d’une tentative
pour promouvoir une approche inédite du réel, aussi difficile et probléma-
tique soit-elle. Toute une tendance de la poésie et de l’art contemporains
semble s’être détournée de cette ambition, et privilégier un pur jeu de lan-
gage ou d’images, libéré de toute fonction expressive ou référentielle. Même
des œuvres aussi fortement transitives et tournées vers le monde que celles
de Reverdy et d’André du Bouchet ont connu cette tentation de l’intransiti-
vité et de la réflexivité.
Ces deux œuvres apparaissent ainsi, chacune dans son moment histo-
rique et à sa manière, animées l’une et l’autre d’une tension interne, peut-être

46. Voir par exemple « Cette émotion appelée poésie », et mon commentaire dans, L’Émotion 105
poétique, éd. par Ridha Bourkhis, Tunis, Éditions Sahar, 2010, p. 23-38.
47. « Circonstances de la poésie », OC2, 1233.
48. « Cette émotion appelée poésie », OC2, 1291. LITTÉRATURE
49. Voir La Matière-émotion, PUF, 1997, p. 205-215. N° 183 – S EPTEMBRE 2016
PIERRE REVERDY

inhérente à la modernité poétique tout entière : partagées entre référence


et autoréférence, il me semble qu’elles n’ont cependant jamais cessé de
viser le « réel désiré qui manque » comme l’horizon même de la poésie.
C’est peut-être la raison pour laquelle aujourd’hui, alors que le formalisme
et le littéralisme semblent s’épuiser dans de vaines expérimentations, ces
œuvres connaissent un regain de faveur auprès de lecteurs soucieux de ne
pas dissocier la poésie du « lyrisme de la réalité ».
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LITTÉRATURE
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