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Michel Collot
Dans Littérature 2016/3 (N° 183), pages 94 à 106
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200930578
DOI 10.3917/litt.183.0094
© Armand Colin | Téléchargé le 02/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 191.13.150.125)
94 1. « Le Chant des morts de Pierre Reverdy », Les Temps modernes, n° 42, avril 1949, p. 749-
751.
2. Jacques Dupin, « La Difficulté du soleil », préface au catalogue de l’exposition À la rencontre
LITTÉRATURE de Pierre Reverdy, Fondation Maeght, 1970 ; repris dans M’introduire dans ton histoire, Paris,
N° 183 – S EPTEMBRE 2016 POL, 2007, p. 41.
rticle on line
REVERDY SELON DU BOUCHET
la terre fruste
Je ne reconnais pas cette voix qui sort de la rue. Dans l’air vaste et calme
comme un homme8 .
André du Bouchet se défera très vite de ce mimétisme, et Reverdy
lui-même l’a encouragé à trouver sa voie/x propre. Mais en revanche il
restera longtemps fidèle aux orientations profondes de la poétique rever-
dyenne, qu’il a su déceler et définir mieux que quiconque dans un texte
admirable, paru dans Critique en 1951, et intitulé « Envergure de Reverdy »9 .
Cette étude, qui embrasse la quasi-totalité de la production de son maître,
témoigne, comme celles qu’il a consacrées au début des années 1950 à
Hugo et à Baudelaire, de l’exceptionnelle intelligence critique d’André du
Bouchet, servie par une écriture à la fois précise et inspirée. Le jeune poète
y propose une analyse d’une remarquable acuité des principaux thèmes et
traits d’écriture de la poésie reverdyenne. Il parvient ainsi à formuler avec
autant de rigueur que de vigueur les enseignements majeurs qu’il a retirés
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ENVERGURE DE REVERDY
définir, bien qu’il soit impensable, dans une note que Du Bouchet a citée et
commentée à plusieurs reprises :
Réalité du miroir — qui est réalité en tant que miroir. Voilà l’homme. Mais, si
l’homme disparaît, il reste la terre, les objets inanimés, les pierres sans chemin.
Si la terre disparaît, il reste ce qui ne peut pas disparaître on se demande
d’ailleurs pourquoi — parce qu’on ne peut même pas le penser et c’est, en fin
de compte, ça la réalité si loin de l’esprit et du miroir de l’homme qu’il ne
peut même pas le penser15 .
Ce fondement abyssal du réel, insaisissable et inépuisable, ne peut être
approché qu’au prix d’une série de soustractions qui affectent le langage lui-
même. « Les blancs » qui, « non contents de cerner le poème » reverdyen,
selon Du Bouchet, « le forent, le criblent, le transpercent de part en part16 »,
y inscrivent comme en creux la marque d’un réel rebelle à toute expression :
La forme immense et vague de l’univers est convoyée par des lignes dures et
précises ouvertes de tous les côtés sur le vide : le blanc, l’air, le silence, les
pénètre de toutes parts en doigts de gant ; textes sapés, rongés, bousculés par
le tumulte qui les disperse17 .
À cette typographie trouée, s’ajoute une « syntaxe désarticulée18 »,
qui achève de « disperser » sur la page des énoncés qu’aucun lien logique
ne semble relier entre eux. Cette déliaison syntaxique et typographique
reflète, pour Du Bouchet, le désordre d’un univers en proie au chaos, « à un
mouvement de ruine et de renouvellement accéléré » : le lecteur de Reverdy
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15. En vrac, OC2, 818. Cité dans Matière de l’interlocuteur, op. cit., p. 15.
98 16. « Envergure de Reverdy », art. cit., p. 309-310.
17. Ibid., p. 308.
18. Ibid., p. 311.
LITTÉRATURE 19. Ibid.
N° 183 – S EPTEMBRE 2016 20. Ibid., p. 314.
REVERDY SELON DU BOUCHET
sur la page que pour mieux les aérer et les mettre en lumière ; ces vides sont,
pour Du Bouchet, le « lieu du vif ».
Là n’est pas le seul point commun entre la poésie de Reverdy et celle
d’André du Bouchet. Il serait possible, et assez facile, de relever les multiples
échos qui les unissent. Je me contenterai ici de souligner la récurrence dans
l’une comme dans l’autre d’une figure emblématique : celle du marcheur
engagé dans la poursuite sans fin d’un horizon et d’une lumière inaccessibles.
Comme je l’ai montré ailleurs41 , cette image suffit à elle seule à résumer
la relation fondamentale et paradoxale que tout un courant de la poésie
moderne entretient avec « le réel désiré qui manque ».
MATIÈRE DE L’INTERLOCUTEUR
par le travers d’un agrégat de pages la reprise, comme au premier coup d’œil,
feuillet initial toujours qui au centre tourne et retourne, de l’air indifférent.
et par raccourcis qui chaque fois anticipent, dans la tête qu’il lui faut
oblitérer »44 .
Il ne s’agit pas seulement ici d’éviter l’emphase un peu datée du
texte original, et de couper court au bavardage. Tout se passe comme si
Du Bouchet était devenu moins sensible à la dimension cosmique de la
poésie reverdyenne, ou souhaitait la faire passer au second plan. Il fait
aussi moins de place à la présence de l’homme, et cette diminution du rôle
dévolu au sujet et au monde s’accompagne d’une accentuation de la part
du négatif. La mémoire du poète et le monde étant « défalqués », il ne
reste plus, après une telle soustraction, que le vide ou le rien qui marque
en creux la place du « réel absent ». Et les passages qui insistaient sur la
cohérence et la consistance du poème reverdyen sont réécrits de manière
à les mettre en doute. Du Bouchet écrivait en 1951 « que les mots s’ [y]
détachent par groupes à contre-courant et se recomposent durement dans
le fil de la dispersion, se faisant écho » ; il met en 1992 l’accent sur la
dispersion : « par groupes des mots à contresens se désagrègent ».
Évoquant pour conclure les textes où Reverdy, après-guerre, a tenté de
donner une définition de la poésie « avec le ton rigoureux et exalté dont on
pourrait rendre compte d’une découverte », Du Bouchet estimait en 1951
que son maître y était pleinement parvenu, « comme s’il cherchait à isoler
une substance jamais encore définie depuis le temps que dure la poésie, et
qu’il réussissait une fois pour toutes et pour la première fois à la définir » ;
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poème au monde est souvent remplacé par celui, tout aussi problématique,
qu’il entretient avec son lecteur.
Cette inflexion autoréflexive, voire autoréférentielle, de la lecture
d’André du Bouchet, a sans doute été influencée par l’évolution de la théorie
littéraire contemporaine, mais elle rejoint aussi une tendance précoce de la
poétique de Reverdy. On se rappelle avec quelle vigueur il récusait, dans ses
premiers essais, une conception mimétique de l’art, pour en exalter l’auto-
nomie ; et le soin qu’il mettait encore après-guerre à distinguer l’émotion
poétique de celle que l’homme peut éprouver devant les spectacles de la
nature46 , et à rappeler que la poésie consiste avant tout dans « une certaine
combinaison de mots47 ». Mais cela ne veut pas dire que cette construction
verbale se suffise à elle-même ; l’attention prêtée au libre jeu des formes et
des mots s’est toujours accompagnée chez Reverdy d’un « amour insensé,
excessif » « du réel qui toujours se dérobe à sa quête48 ». Et il a toujours
cherché à inscrire dans ses poèmes ce « lyrisme de la réalité » dont j’ai parlé
ailleurs 49 , et que Du Bouchet, dans son article de 1951, exaltait à sa manière,
rendue elle aussi très lyrique par un foisonnement d’images empruntées aux
textes de Reverdy mais aussi à sa propre expérience du monde.
La lecture d’André du Bouchet comme la poésie de Reverdy s’ins-
crivent indéniablement « dans la tradition du moderne » ; elles témoignent
aussi de sa dualité, et de son ambiguïté. La modernité artistique et litté-
raire ne saurait être, à mes yeux, réduite au modernisme, dans sa définition
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46. Voir par exemple « Cette émotion appelée poésie », et mon commentaire dans, L’Émotion 105
poétique, éd. par Ridha Bourkhis, Tunis, Éditions Sahar, 2010, p. 23-38.
47. « Circonstances de la poésie », OC2, 1233.
48. « Cette émotion appelée poésie », OC2, 1291. LITTÉRATURE
49. Voir La Matière-émotion, PUF, 1997, p. 205-215. N° 183 – S EPTEMBRE 2016
PIERRE REVERDY
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LITTÉRATURE
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