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Les manuscrits de Saussure : une révolution philologique

Loïc Depecker
Dans Langages 2012/1 (n° 185), pages 3 à 6
Éditions Armand Colin
ISSN 0458-726X
ISBN 9782200927455
DOI 10.3917/lang.185.0003
© Armand Colin | Téléchargé le 03/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.97.203.7)

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Loïc Depecker
Université de Paris Sorbonne – Société française de terminologie

Les manuscrits de Saussure : une révolution


philologique
Après un siècle, la pensée de Ferdinand de Saussure continue de nous hanter 1 .
Cela n’est pas seulement dû à la force de sa réflexion, mais au fait que nous
n’avions jusqu’à présent que peu d’accès direct à sa pensée sur la linguistique
générale. Celle-ci nous est en effet parvenue grâce au Cours de linguistique générale
paru trois ans après sa mort (1913) et dont Ferdinand de Saussure n’a pas
rédigé une ligne. Ce Cours, publié par deux de ses disciples, Charles Bally et
Albert Sechehaye, tente de reconstituer la théorie de Ferdinand de Saussure sur
la linguistique générale à partir, essentiellement, des trois semestres de cours
donnés par Ferdinand de Saussure à l’Université de Genève (1907, 1908-1909,
1910-1911), c’est-à-dire à la fin de sa vie.
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Les rédacteurs du Cours n’avaient pas assisté à ses cours de linguistique
générale. Seul Albert Riedlinger, qui leur fournit une synthèse qui servira de
point d’appui à l’écriture du Cours de linguistique générale, a suivi le semestre
d’hiver de 1908-1909. Cette synthèse s’appuie elle-même sur la compilation et
le rapprochement de notes prises en cours par plusieurs étudiants. C’est dire
si, de la parole du maître aux auditeurs de ses leçons et de ces derniers aux
rédacteurs du Cours, les risques de déformations, gauchissements, contradictions
sont nombreux.
C’est ce qui explique en partie le conflit des interprétations auxquelles la
pensée de Ferdinand de Saussure sur la linguistique générale ne cesse de donner

1. Note de l’éditeur
a. Les passages extraits des écrits publiés par Saussure et ses manuscrits autographes figurent entre guillemets
et en italiques. À des fins de commodité pour le lecteur, ils sont pour la plupart extraits des Écrits de linguistique
générale par Ferdinand de Saussure (Gallimard, 2002).
b. Cahiers Ferdinand de Saussure (CFS) désigne une revue consacrée aux questions relatives à la pensée de
Saussure, non ses cahiers manuscrits.

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L’apport des manuscrits de Ferdinand de Saussure

lieu. Car à bien des endroits, le Cours de linguistique générale s’avère probléma-
tique. L’ordonnancement en est profondément modifié, l’argumentation souvent
abrupte, la terminologie fluctuante. Ainsi, on voit remplacés, des manuscrits
d’étudiants, au Cours publié, « substance acoustique » par « substance pho-
nique », « figure acoustique » par « signe matériel », « locution » par « com-
plexus linguistique », etc. L’accumulation des déformations et gloses dues aux
rédacteurs du Cours est impressionnante. Robert Godel a été l’un des premiers à
attirer l’attention sur ces contradictions (Les sources manuscrites du Cours de linguis-
tique générale de F. de Saussure, 1957). Et Rudolph Engler l’un des tout premiers à
mettre en regard la somme des manuscrits disponibles pour la compréhension
de ces sources (1967-1968 sqq.).
Or, si le Cours de linguistique générale reste problématique, on ne peut être
aidé par ce que Ferdinand de Saussure a publié de son vivant. L’essentiel de ses
publications porte sur des questions de grammaire comparée et de reconstruction
de l’indo-européen, non directement sur des éléments de linguistique générale.
Même si on aperçoit çà et là quelques indications dans ce sens. Ainsi regrette-t-il
qu’il n’y ait pas de « théorie vraie de la langue » 2 .
Il subsiste pourtant des milliers de feuillets manuscrits, manuscrits de la
main de Ferdinand de Saussure et manuscrits d’étudiants présents à ses cours
(Sources manuscrites, p. 36-37). Beaucoup ont été publiés depuis 1954, date à
laquelle Robert Godel publie les premières notes autographes (Notes inédites de
F. de Saussure, Cahiers Ferdinand de Saussure 12, 1954). Elles portent aussi bien
sur des questions de phonétique, morphologie, étymologie, histoire des langues
anciennes, que sur les problématiques du signe ou de la méthode en linguistique.
De même, des cours de linguistique générale pris en note par les étudiants, qui
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commencent alors d’être mis au jour (CFS 15, 1957). Sitôt entré dans ce labyrinthe,
on voit se construire, des notes autographes aux notes d’étudiants, malgré les
ruptures, ratures, reprises, ajouts, une véritable théorie de linguistique générale.
L’évènement déclencheur qui a mis en lumière cette question a été la décou-
verte, en 1996, de nouveaux manuscrits dans l’orangerie du château des Saussure
à Genève. L’édition qui en est faite en 2002, avec d’autres fragments déjà connus,
par Simon Bouquet et Rudolph Engler sous le titre d’Écrits de linguistique géné-
rale par Ferdinand de Saussure, est une révélation, même si elle n’en livre qu’une
partie (Gallimard, 2002). Malgré l’hétérogénéité de ces notes et leur amplitude
chronologique, on y saisit une pensée en apparence familière, mais en décalage,
souvent, avec les développements du Cours de linguistique générale de 1916. Si
l’on passe à la correspondance de Ferdinand de Saussure, largement inédite (voir
cependant Benveniste 1964), et aux trois séries de cours de linguistique générale
des années 1907-1911 transcrits par ses étudiants, on approche de façon souvent
très précise la pensée de Ferdinand de Saussure à la fin de sa vie. Lus pas à

2. Compte rendu de Kritik der Sonantentheorie de Schmidt, in Indogermanische Forschungen VII. Anzeiger
(1897: 216) ; Recueil (1922 : 539-541).

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Les manuscrits de Saussure : une révolution philologique

pas, dans une perspective chronologique, ces manuscrits suggèrent ou livrent le


sens de la démarche de Ferdinand de Saussure, ainsi que plusieurs clés à la com-
préhension de sa théorie. Corpus saussurien qu’il faut sans cesse reparcourir :
au moins, les textes publiés par Ferdinand de Saussure, les notes autographes,
les lettres manuscrites, les notes d’étudiants, etc. Ensemble demeuré longtemps
ignoré, inaccessible et dispersé.
Il faut pour cela essayer de se déprendre des idées reçues par un siècle de
commentaires du Cours de linguistique générale. On s’aperçoit ici, quasiment à
chaque pas, du décalage entre les manuscrits et le Cours de linguistique générale.
C’est dans cette direction qu’il est apparu nécessaire de parcourir ces fragments
pour approfondir certains points-clés de la théorie de Ferdinand de Saussure.
Car ils introduisent au cœur de sa pensée, dont le cheminement conduit de
la pratique de la grammaire comparée des langues anciennes à la linguistique
générale.
Nous sommes donc parti de cette constatation : il y a nécessité aujourd’hui
de ressaisir la pensée de Ferdinand de Saussure. D’abord, par souci philologique,
au vu des découvertes récentes. Ensuite, au regard des besoins des sciences
du langage, dont certains principes restent flous, alors que leur élucidation se
trouve en germe chez Ferdinand de Saussure. Nous avons réuni pour cela les
principaux lecteurs des manuscrits saussuriens. « Manuscrits saussuriens » :
on s’interrogera ici, à maintes reprises, sur les notions de manuscrits ou corpus
saussuriens, voire sur celle d’archives. Le présent recueil a pour but d’apporter
des éclairages nouveaux sur ce que l’on pensait savoir de Ferdinand de Saussure,
sur les documents dont nous disposons aujourd’hui, sur la démarche à adopter
pour entrer dans ces textes, sur des points de théorie de linguistique générale,
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comme la valeur, la substance, l’arbitraire, etc.
Tout cela pris dans le conflit des interprétations, que met en valeur François
Rastier. Simon Bouquet va dans cette direction, en s’interrogeant sur le projet
épistémologique de Ferdinand de Saussure. Estanislao Sofia met en valeur la
difficulté d’édition de ces textes, en donnant à voir une partie du puzzle que
représente De l’essence double du langage, manuscrit retrouvé en 1996. Sur des
questions plus particulières, Gabriel Bergounioux retrace certains des chemi-
nements qui ont conduit Ferdinand de Saussure de la grammaire historique à
la linguistique générale, en portant un regard critique sur le Cours de linguis-
tique générale. Maria Pia Marchese montre combien plusieurs grands concepts
de la théorie sont déjà présents chez Ferdinand de Saussure, avant ses cours de
linguistique générale. Dans cette direction, Marie-José Béguelin situe certaines
convictions initiales de Ferdinand de Saussure à l’époque du Mémoire sur le sys-
tème primitif des voyelles dans les langues indo-européennes (1878). Bernard Laks
remet en contexte les travaux de Ferdinand de Saussure en insistant sur la ques-
tion de la valeur considérée d’un point de vue phonétique. Loïc Depecker montre
l’unité des manuscrits qui permettent de comprendre la portée du concept de

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L’apport des manuscrits de Ferdinand de Saussure

valeur chez Ferdinand de Saussure. Enfin, John Joseph revient sur quelques-uns
des écrits de jeunesse de Ferdinand de Saussure.
Une conclusion s’impose : il y a nécessité aujourd’hui d’une révolution philo-
logique qui ressaisisse en profondeur la pensée de Ferdinand de Saussure.

Références

[COLL] Cahiers Ferdinand de Saussure n° 15, 1957, Genève : Droz.


BALLY C. & GAUTIER L. (1922), Recueil des publications scientifiques de Ferdinand de Saussure,
Société anonyme des éditions Sonor, Genève : Payot.
BENVENISTE É. (1964), « Lettres de Ferdinand de Saussure à Antoine Meillet », Cahiers Ferdinand
de Saussure 21, 91-130.
BOUQUET S. & ENGLER R. (2002), Écrits de linguistique générale par Ferdinand de Saussure,
Paris : Gallimard.
GODEL R. ([1957] 1969), Les Sources manuscrites du Cours de linguistique générale de F. de
Saussure, Genève : Droz.
GODEL R. (1954), « Notes inédites de F. de Saussure », Cahiers Ferdinand de Saussure 12,
49-71.
SAUSSURE F. de (1878), Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-
européennes, Leipzig : B. G. Teubner.
SAUSSURE F. de (1931), Cours de linguistique générale, publié par Charles Bally et Albert
Sechehaye, avec la collaboration de Albert Riedlinger, Paris : Payot. (3e éd. corrigée)
SAUSSURE F. de (1957), « Cours de linguistique générale (1908-1909) : Introduction », Cahiers
Ferdinand de Saussure 15, 6-103. [Publié, d’après des notes d’étudiants, par Robert
Godel.]
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SAUSSURE F. de (1967-1968), Cours de linguistique générale, édition critique par R. Engler, t. 1,
Wiesbaden : Harrassowitz.
SAUSSURE F. de (1974), Cours de linguistique générale, édition critique par R. Engler, t. 2,
Wiesbaden : Harrassowitz.
SCHMIDT J. (1897), « Compte-rendu de Kritik der Sonantentheorie », Indogermanische Forschun-
gen VII, Anzeiger, p. 216. [Réimp. dans Bailly & Gautier (1922), Recueil, 539-541.]

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