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Le langage et la langue chez Pierre Bourdieu

Claude Le Manchec
Dans Le français aujourd'hui 2002/4 (n° 139), pages 123 à 126
Éditions Armand Colin
ISSN 0184-7732
DOI 10.3917/lfa.139.0123
© Armand Colin | Téléchargé le 17/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.168.19.163)

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CHRONIQUE DE LINGUISTIQUE

LE LANGAGE ET LA I.ANGUE
CHEZ PIERRE BOURDIEU
PAr Claude LE MANCHEC

. P Bounonu, Interuentions 1961-2UL Scimce sociale a anion politiquz. Tixres choisis


et pr6ent6 par F. Poupeau Ecï Discepolo, Agone,2002.
Sciences humaineg o Læuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie, bilan critique, quel
héritage >, no spécial, 2002.
o
J. BouvrnrssE, S. I-AUGIER Ec J.-J. Rosnr (dn.), Vixgmstein, dcmières penséa, Actæ
du colloque organisé au Collège de France du 14 au 16 mai 2001, Agone, coll. n Banc
d'essais >,2002.

Parmi les innombrables écrits publiés après le décès de P Bourdieu, nous


avons choisi de pr&enter ici ceux qui pourraient nous aider à mieux cerner
la conuibution du sociologue aux différentes questions relatives au langage,
à la langue et à son enseignement. En effet, cornme le rappelle L.-J. Calvet
dans le numéro spécial de la revue Sciences humaines (n Bourdieu et la
langue',, p. 58-61), iest à partir d'une réponse à un questionnaire de
membres de I'AFEF en 1977 et, ensuite, d'un article publié dans le Français
aujourd'hui en 1978 qu'est né l'ouvrage, Ce que pailcr ueut dire (Fayard,
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1982, rééd. coll. n Points u, éd. du Seuil, 2002), consacré aux quesdons
linguistiques. Il nous a donc paru intéressant de rendre compte de ces
publications dans le,E4 lui-même, et avec un recul de plus de vingt années.
On connait la thèse centrale de cet essai: la variété linguistique du
groupe social dominant rend plus ou moins légitime les productions lan-
gagières, ce qui permet au sociologue de mettre au jour les formes de pou-
voir qui sont en jeu dans les discours. Pour bien saisir l'imponance des
échanges langagiers, il faut se défaire, selon lui, de I'illusion d'un simple
paftage, d'un n communisme linguistique o. Si relation il y a entre des in-
terlocuteurs, Cest en tenant compte du pouvoir que peut détenir un locu-
teur sur un autre. C'est aussi que le reste du temps, il y a des motifs de
tension, de rapports de pouvoir et de domination. C'est en n'oubliant pas
les lois sociales de construction du langage, en ne masquant pas sa genèse
sociale qu'on pourra approcher de plus près le sens des discours. Dans le
champ scolaire notamment, le discours de l'enseignant remplit une fonc-
tion importante d'unification et de domination, voire d'intimidation lin-
guistique en imposant un français normé. P Bourdieu souligne ainsi
I'aspect coercitif du travail de I'institution. En plus des manières de parler,
la domination s'exerce d'habitude dans les manières de regarder l'enfant, de
se tenir face à lui, de garder éventuellement le silence devant ses questions.
Ces manières sont, elles aussi, chargées d'injonctions. Lefficacité du dis-
cours de I'enseignant, par exemple, est inséparable de l'existence d'une ins-
124 Le Français aujourd'hui n" 139, n Les verbes, de la phrase aux discours n

titution qui définit les conditions - en terme d'agent, de lieu et d'espace -


pour que ce discours exerce ses effets. S'attache au discours de l'enseignant
une efficacité qyrnbolique qui dépend d'abord d'une compétence linguis-
tique. IJexercice de son pouvoir s'appuie sur un travail méthodique sur la
forme qui atteste sa maiuise et qui lui permet d'acquérir la reconnaissance
du groupe. Le pouvoir de ses mots réside dans le fait qu ils ne sont pas pro-
noncés à titre personnel. En effet, il ne peut p"t les mots que parce que
"gir
sa parole concentre un capital symbolique accumulé par un groupe qui l'a
mandaté pour cela.
En relisant l'ensemble des anicles publiés au édidons Agone ou quelques-
unes des contributions de la revte Sciences humaines, nous avons d'abord
été frappé par le rôle central que joue la question de la maitrise de la langue
dans l'argumentadon bourdieusienne et par la très grande cohérence de sa
thèse à défaut, peut-être, de sa subtilité. En réalité, ce riest pas un, mais
quatre grands types de discours que le sociologue a sans cesse soumis à
I'analyse, en s'appuyant sur ses analyses antérieures: celui de l'enseignant
bien sûr, sur lequel il est souvent revenu, mais aussi celui de I'homme po-
litique, celui du philosophe (ou de I'intellectuel) et celui du journaliste.
Ce que parler ueut dire e$ finalement le lieu de convergence de ses princi-
pales réflexions sur la langue et ses usages. Il ne cessera d'être repris et dé-
veloppé dans les principaux articles et dans certains ouvrages tel Langage a
pouuoir symbolique (5eur7,2001). il I'aidera à fourbir ses principales armes
conceptuelles. Dè 1966, par exemple, le sociologue décoche ses premières
flèches contre I'Education nationale :
n On pourrait montrer de la même façon que la dévalorisation de la culrure
scientifique et technique est en affinité avec les valeurs des classes domi-
nantes ; on pourrait montrer aussi que la langue dans laquelle s'effectue la
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transmission du savoir diffère profondément dans son vocabulaire et dans


sa syntârc de la langue qu'utilisent quotidiennement les enfants de classes
moyennes et populaires. u (u IJidéologie jacobine n, dans Intmmtions
1961-2001, p.58, les citations suivantes sont, elles aussi, extraites de cet
ouvrage en lous points excellent.)

Il reprendra à peu près dans les mêmes termes sa critique contre les
hommes politiques (à la question : u la. philosophie politique des hommes
politiques se trahit dans leur langage ? >, il répond : u Oui. Elle est présente
dans leur rapport au langage, dans leur hypercorrection ou leur pompe
verbale... p. 104) ; puis contre certains intellectuels:
"
u Je pense à tous ces pr{ugés professionnels qui ne sont jamais mis en ques-
tion, ou seulement par exception, par exemple la supériorité intrinsèque du
langage philosophique sur le langage ordinaire. (p. 194)
"
o Iæ discours philosophique, comme toute autre forme d'expression, est le
résultat d'une transaction entre une intention expressive et la censure
exercée par I'univers social dans lequel elle doit se produire. (p. 270)
(à propos de Heidegger.)
"

ou encore, plus récemment, contre les .iournalistes :

u læ jeu joue en faveur des professionnels de la parole, de la parole auto-


risée. ,r (p. 4I5) (\ propos de son passage à l'émission Anêt sur images sur
l,a Cinquième,le 23 janvier 1996).
Le langage et la langue chez Piene Bourdieu

Mais les principaux acteurs de la vie intellectuelle acruelle, ou située dans


un passé récent, ne sont pas seuls en qluse dans ces articles. P Bourdieu sait
prendre davantage de recul historique, par exemple lorsqu il critique le
philosophe allemand Herder :
n Il y a quelque chose d'un peu inquiétant (au moins pour moi) dans la
pensée de type herderien et dans les notions comme ( esprir du peuple n,
n âme du peuple n, qui fondent une sorte d'organicisme anti-universaliste,
ou dans I'exaltation du langage comme condensé de I'expérience et de I'au-
thenticité des nations, donc comme fondement possible des revendications
nationales ou des annexions narionalistæ. , (p.275)

ou lorsqu il souligne les inégalités linguistiques enrre narions :

u Pendant ce temps, certains r&ent, à I'occasion de l'ouvemrre des fron-


tières, de soumettre I'usage aujourd'hui incontrôlé des nouvelles technolo-
gies de communication aux forces social-darwiniennes d'une concurrence
généralisée, supposée bonne partout et toujours, sans voir que, dans un
domaine oir la France n est pas leader, une telle concurrence satrvage ne
profiterait qu atx plus nantis ou au:( nations économiquement et linguisti-
quement dominantes. (p.372)
"
læ rôle du langage est central selon P. Bourdieu, parce que la langue esr
une représentation qui, à ce titre, possède une efficacité proprement sym-
bolique de construction de la réalité (p. 175).Il permet donc au sociologue
d'étayer son concept central d'habitus, iest-à-dire de n matrice o, déter-
minée par la position sociale des individus, qui fait voir le monde et agir à
l'intérieur de ce monde, et qui se concrétise par des styles de vie, des juge-
ments mais aussi, dans notre ca.s, par une ceftaine compétence linguistique,
à la fois technique et sociale. Il existerait, en effet, un habitus linguistique à
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l'æuvre justement dans les quatre grandes catégories de discours que nous
avons citées.
Il n est pas surprenant, dès lors, que P. Bourdieu se réêre plusieurs fois à
'$Tittgenstein
dans ses écrits. Iæ philosophe d'origine autrichienne e$ donné
en modèle de penseur capable de rupture radicde avec le discours philoso-
phique (seul K Kraus acquiert aussi ce statut dans l'æuvre bourdieusienne).
Son intérêt pour le langage ordinaire trace la voie d'une critique exigeante
de quelques-uns des fondements de ce discours. On retrouvel4 d'rillsur5,
dans les aces du colloque consacré au philosophe, une contribution de
P. Bourdieu qui clarifie son rappoft à'STittgenstein. Critiquant certaines lec-
tures universitaira qui tentent un peu hâtivement de o sociologisen la
théorie des jeux de langage, il précise :
u J'ai fait remarquer tout à I'heure que les exemples de u jeux de langage o

que produit'lfingenstein sont tous pris dans nos sociét&, et il me semble


que I'on pourrait, aussi bien contre Lynch que contre Bloor, reconnaitre
dans ce que j'appelle des champs des réalisations empiriques de ces n formes
de vie n dans lesquelles se jouent autant de u jeux de langage u différents :
chaque n champ > comme n forme de vie o est le lieu d'un jeu de langage
qui donne accès à un asped différent de la réalité. (p.351)
"
P. Bourdieu lecteur de'Vittgenstein apporte ainsi des correctifs intéres-
sants à la thèse de l'efficacité symbolique du discours fondée sur la domi-
nation du groupe social le plus instruit. Les compétences linguistiques et
tLo Le Français aujourd'hui n" 139, n Les verbes, de la phrase aux discours r

communiqrtionnelles s'exercent dans de véritables microcosmes sociaux


qui sont autant d'univers de reconnaissance, régis par des règles plus ou
moins contraignantes. Ces règles fixent la forme des discours qui doivent
ainsi faire I'objet d'un véritable apprentissage. Les pratiques langagières
sont donc bien des p-ratiques sociales comme I'ont largement confirmé
ensuite les travaux d'8. Bautier, F. Gadet, J. Boutet en France, \Vl Labov,
J. Hamers ou J.J. Gumperz aux États-Unis et au Canada.
Les convergences que nous avons relevées dans ces écrits de P Bourdieu
seraient donc incomplètes si on les prenait pour de simples asseftions d'une
pensée figée. En Éalité,I'institution scolaire reste un de ces lieux d'obser-
vation privilégiée :
" liinégalité entre les enfants des différents milieux tenant fondamentale-
ment aux différences qui séparent la langue populaire et la langue savante,
dont les langues parlées dans les différents milieux sont inégalement
éloignées, I'enseignement doit faire une place importante, dès l'école
maternelle, à des exercices de verbalisation. À travers I'apprendssage d'une
langue complexe, iest en effet une aptitude générale à manipuler des struc-
rures logiques complexes qui peut être d&eloppée. , (p. 69)

Mais ces observations sont loin d'êue isolées et constituent le support de


véritables propositions pédagogiques qui montrent la constance de l'in-
vestissement du sociologue dans les questions relatives à I'enseignement-
apprentissage de la langue. En voici, pour conclure, quelques exemples
prélevés dans I'ouvrage posthume des éditions Agone, qu'on pourra classer
selon leur degré de généralité et qu'on appréciera pour leur lucidité :
. n favoriser le contact avec des æuvres culturelles
"
(p. 70) ;
. n donner une place prépondérante à I'enseignement de la langue mater-
nelle u, p.7I ;
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. n réfléchir à la langue académique et sur tous les enseignements dits de


cvlture rr, i.d. i
. n transformer le contrôle de l'apprentissage et le mode d'évaluation des
progrès >, p. 218 ;
. n renforcer l'utilisation du dictionnaire, I'usage des abréviations D, ren-
forcer la connaissance de la u rhétorique de communication ), p.219 ;
. n livrer à tous les élèves cette technologie du travail intellectuel et, plus
généralement, leur inculquer des méthodes rationnelles de travail >,
p.219.
Ces ouvrages et articles aideront à faire connaitre un P. Bourdieu
u didacticien >, ce qui n'est pas un de leurs moindres intérêts.

Claude LE MANCHEC
IUFM de Grenoble

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