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La notion de prise en charge : mise en perspective

Danielle Coltier, Patrick Dendale, Philippe De Brabanter


Dans Langue française 2009/2 (n° 162), pages 3 à 27
Éditions Armand Colin
ISSN 0023-8368
ISBN 9782200925703
DOI 10.3917/lf.162.0003
© Armand Colin | Téléchargé le 02/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.154.230.246)

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Danielle Coltier, Patrick Dendale & Philippe De Brabanter

La notion de prise en charge :


mise en perspective

1. POSITION DU PROBLÈME ET PLAN


Ce numéro s’inscrit dans un projet d’étude sur la notion linguistique de prise en
charge qui part des constats suivants.
Les tours prendre en charge, prise en charge et leurs pendants négatifs ne pas
prendre en charge, non-prise en charge sont utilisés fréquemment dans le discours
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linguistique.
Parmi ces emplois, il y en a que nous qualifierions de communs, non techni-
ques, non spécifiquement linguistiques :
(1) « […] l’opposition de genre y semble être prise en charge uniquement par
la voyelle brève thématique qui précède « -k ». (Bosredon 2001 : 69)
Les tours y sont utilisés avec une signification générale proche de celles de
« prendre soin de 1 », « s’occuper de 2 », répertoriées dans les dictionnaires de
langue généraux et illustrées par des exemples comme :
(2) L’euratom a pris en charge le centre italien d’Ispra. (TLFi)
(3) La marine tunisienne prend en charge une embarcation interceptée par un
navire. (Internet)
D’autres emplois de ces tours dans le discours linguistique seront dits ici
emplois techniques, et plus particulièrement « énonciatifs » pour les distinguer des
emplois comme ceux sous (1), qui n’ont pas de rapport direct avec des problé-
matiques énonciatives. Prise en charge et prendre en charge y sont des dénomina-

1. TLFi s.v. charge.


2. Grand Robert, 1997 : s.v. charge.

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 3


La notion de « prise en charge » en linguistique

tions d’une notion spécifiquement linguistique, des termes appartenant à une


terminologie, qui est liée à certains aspects énonciatifs du langage.
Malgré la fréquence d’emploi des termes prendre en charge / prise en charge
dans le discours linguistique, surtout lorsqu’il est question d’énonciation, les
études qui leur sont consacrées spécifiquement sont extrêmement rares. Ainsi il
n’y a, à notre savoir, aucune monographie, aucun recueil d’articles ou numéro
thématique de revue, aucune bibliographie spécialisée consacrés à la notion de
prise en charge 3, comme il y en a pour la plupart des autres notions impor-
tantes liées à l’énonciation (comme par exemple énonciation, modalité, évidentia-
lité, médiatif, discours rapporté, polyphonie, actualisation, etc.). Tout au plus trouve-
t-on quelques rares articles qui traitent explicitement de cette notion (p. ex.
Laurendeau 1989) ou des sections ou chapitres dans des ouvrages traitant de
sujets plus généraux (p. ex. Grize 1983). Ces études seront présentées sous § 4.
Ce numéro thématique de Langue française sera le tout premier recueil d’articles
consacré spécifiquement à la notion.
L’objectif principal de ce texte introducteur est de donner un aperçu global
des différentes définitions de la notion « prise en charge » qui ont été proposées
dans la littérature (avant les textes rassemblés dans ce numéro), en systémati-
sant leurs ressemblances et divergences au moyen d’une grille d’analyse (§ 3),
et d’introduire les auteurs qui proposent ici de nouvelles réflexions théoriques
et des applications empiriques de la notion (§ 4).

2. HEURS ET MALHEURS DE LA NOTION DE PRISE EN CHARGE


DANS LA LITTÉRATURE LINGUISTIQUE
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2.1. Apparition fréquente des expressions
prendre en charge/prise en charge avec un sens énonciatif
Les locutions prendre en charge et prise en charge se trouvent régulièrement utili-
sées dans les études linguistiques qui traitent de phénomènes empiriques liés
d’une façon ou d’une autre à l’énonciation : actes de langage (assertion, interro-
gation), modalité et modalisation, évidentialité et médiatif, discours rapporté,
modalisation autonymique (e.a. guillemets de mise à distance), polyphonie
énonciative, argumentation, présupposition, expressions cadratives (Selon
N,…), etc. et cela dans des cadres théoriques divers (théories véricondition-
nelles du sens, théories de la polyphonie et du dialogisme, théorie des univers
de croyance, théorie des actes de langage, théorie des opérations énonciatives,
théorie des blocs sémantiques), pour ne citer que ceux où nous avons repéré la
notion.
Voici une sélection de citations qui illustrent les « emplois énonciatifs » de
prendre en charge / prise en charge :

3. Pour le terme anglais de commitment, qui pourrait être proposé comme équivalent approximatif
de prise en charge, voir e. a. Walton & Krabbe (1995) et De Brabanter & Dendale (2008).

4
La notion de prise en charge : mise en perspective

(4) « L’emploi du tiroir FUT ne peut se comprendre que sur l’axe de dicto. Ce
qui appartient à l’avenir, ce n’est pas le fait en tant que tel, mais la prise en
charge de la proposition qui le décrit. » (Martin 1987 :117)
(5) « En ce qui concerne les énoncés de structure « Certes p mais q » […] Ils
comportent bien un accord sur la vérité de p, mais excluent toute prise en
charge argumentative de p. » (Ducrot 1984 :192, note) 4
(6) « La modalisation zéro est une valeur positive du paradigme quantifica-
tionnel de la modalisation épistémique : en assignant la valeur ZÉRO à un
énoncé, le locuteur de cet énoncé « montre », au sens de Wittgenstein (Kron-
ning 1996, 2001a, b et c, à paraître a et b), qu’il ne prend pas en charge son
contenu « véridicible ».
Or, dans aucun emploi du COND le locuteur de l’énoncé ne prend en
charge le contenu propositionnel communiqué q. Cependant, dans le cas du
COND épistémique, cette non-prise en charge, non présentée comme
consécutive à un procès véridicible, consubstantielle à l’acte d’énonciation
hic et nunc, constitue le modus de l’énoncé. » (Kronning 2002 :7)
D’autres termes sont souvent utilisés avec des sens proches de celui de prise
en charge/prendre en charge : responsabilité, adhésion, prise à son compte, valida-
tion, ou se porter garant, assumer, endosser, prendre en compte, se commettre… Pour
compléter le tableau il faudrait rendre compte également de ces notions-là.
Nous ne pouvons le faire ici et laissons cela pour un travail ultérieur 5.

2.2. Aperçu d’ensemble des définitions et théorisations proposées


pour la notion
Bien que la notion de prise en charge fasse partie (de façon essentielle ou acces-
soire) de l’outillage terminologique et notionnel de nombreuses théories linguis-
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tiques, comme nous l’avons suggéré ci-dessus, elle figure rarement comme entrée
dans la nomenclature des dictionnaires usuels de linguistique. Ainsi n’est-elle pas
en entrée dans les dictionnaires de Charaudeau & Maingueneau (2002), de
Dubois e.a. (1999), de Groussier & Rivière (1996), de Détrie, Siblot & Vérine
(2001). Elle n’est pas non plus l’objet d’un chapitre ou d’une sous-partie dans les
dictionnaires encyclopédiques de Ducrot & Todorov (1972), Ducrot & Schaeffer
(1995) et Moeschler & Reboul (1994), pas plus qu’elle n’apparaît dans les index de
ces trois derniers ouvrages. Par contre, elle est répertoriée dans les dictionnaires
de Groussier & Rivière (1996) et de F. Neveu (2004) :
(7) « Prise en charge (Endorsement). Dans la TOE [Théorie des opérations
énonciatives], ce terme est souvent employé pour désigner l’ensemble des
repérages et choix énonciatifs par lesquels un énonciateur met son énoncé
en relation avec la Situation d’énonciation, fondant ainsi sa spécificité irré-
ductible » (Groussier & Rivière 1996 s.v. Prise en charge)
(8) « PRISE EN CHARGE (linguistique énonciative). Dans les travaux portant
sur l’énonciation, le terme de prise en charge désigne de manière large les

4. Ducrot (1983 : 179) prend ses distances avec le terme de prise en charge, qu’il juge ambigu : il ne
permet pas de « distinguer entre la construction d’un jugement et l’acquiescement à un jugement
déjà construit ».
5. Cf. toutefois l’étude de la notion de responsabilité dans Dendale & Coltier 2005.

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 5


La notion de « prise en charge » en linguistique

choix énonciatifs d’un énonciateur ajustant son énoncé à une situation


d’énonciation. » (Neveu 2004 s.v. prise en charge)
Nous verrons plus loin que ces caractérisations correspondent à certaines des
définitions proposées par les auteurs que nous présentons au § 3.
Voici un aperçu d’auteurs qui lui ont consacré un article ou un chapitre
d’ouvrage.
Antoine Culioli (1971) a été parmi les premiers linguistes à utiliser la locu-
tion prise en charge, à lui donner le statut de terme pour la désignation d’une
notion explicitement définie. Sa conception de la notion a quelque peu évolué
au fil des années 6.
Jean-Blaise Grize, seul (1982), puis avec ses collaborateurs – entre autres
Borel et Miéville (1983) – fait de la prise en charge une notion dans sa Logique
du langage naturel.
Paul Laurendeau (1989), dans « Repérage énonciatif et valeur de vérité : la
prise en compte, la prise en charge », propose une définition et une théorisation
de la notion en l’associant à trois notions proches. Il renvoie dans cet article à
Culioli et Grize.
Henning Nølke (1994), avec notamment Kjersti Fløttum et Coco Norén
(2004), a proposé, dans le cadre de la théorie de la polyphonie linguistique, une
définition et des éléments de théorisation de la notion de responsabilité, qu’il
associe explicitement à celle de prise en charge.
Signalons enfin que Robert Martin emploie fréquemment la notion de prise
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en charge dans le cadre de sa théorie des univers de croyance ; il ne la définit
cependant pas explicitement :
(9) « La modalité est l’ensemble des opérations qui, à partir d’éléments linguis-
tiques très variables sémantiquement interprétés, déterminent la prise en
charge de la proposition, en suspendant ou en modifiant l’opérateur inhé-
rent de vérité (et en injectant la proposition dans un modèle de mondes pos-
sibles et d’univers de croyance). » (Martin 2005 :15)

3. SENS TECHNIQUE DE LA NOTION DE PRISE EN CHARGE

3.1. Grille d’analyse et notions auxiliaires


Les définitions théoriques de la notion de prise en charge proposées dans la lit-
térature sont rares et ne sont pas toutes concordantes. A cela s’ajoute que cer-
tains auteurs ont modifié leur définition au fil du temps. Les divergences
concernent les points suivants, qui forment la grille d’analyse que nous utilise-
rons pour la présentation et l’évaluation des définitions :

6. Nous remercions D. Ducard pour nous avoir « branchés » sur les articles de Culioli de L’ency-
clopédie Alpha.

6
La notion de prise en charge : mise en perspective

i. le critère définitoire de la notion. On trouve, en gros : a) vérité, b), source,


c) énonciation, d) assertion, e) modalité) ou une combinaison de deux ou
plusieurs de ces notions
ii. le type d’être (ou d’entité) qui est dit (avoir la capacité de) prendre en
charge (qu’on pourrait appeler le sujet de la prise en charge)
iii. le type d’entités susceptibles d’être prises en charge (nous les appellerons
objets de la prise en charge)
iv. la possibilité qu’existe, face à la notion de prise en charge, celle de non-prise
en charge, sous l’une ou l’autre variante (par exemple refus de prise en charge)
v. l’acceptation ou non d’une conception graduée de la prise en charge : est-
elle ou non conçue comme ayant des « niveaux », des « degrés » ?
vi. la « cohabitation » de la notion de prise en charge avec d’autres notions énon-
ciatives proches et le rapport avec ces autres notions : énonciation, assertion /
déclaration, modalisation/modalité, imputation, prise en compte,… En particulier,
quel est, pour les différents auteurs, le rapport entre prise en charge et énoncia-
tion : est-ce que la prise en charge est indissociable ou non de l’énonciation et
est-ce que l’énonciation est indissociable de la prise en charge ?
Nous examinerons ci-dessous les définitions et théorisations de la notion de
prise en charge proposées par quatre auteurs. Elles sont fondamentales pour
toute une série d’études postérieures qui recourent à la notion ou au terme,
dont la plupart des études rassemblées dans ce numéro.

3.2. La prise en charge chez Antoine Culioli (de 1971 à 2005)


Culioli est sans doute le pionnier de la notion. Examinons en détail quelle
conception il s’en est faite, de ses premiers textes jusqu’aux plus récents.
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3.2.1. Culioli 1971, la prise en charge comme opération cognitive
Le premier texte, l’article consacré à MODALITE dans l’encyclopédie généra-
liste Alpha (1971, t. 10, p.4031), utilise la notion sans la définir. Nous proposons
donc une hypothèse de lecture sur le sens de prendre en charge. Nous verrons
qu’il est double.
a. Premier sens de prise en charge
Un rapport est établi entre les notions d’énonciation et de prise en charge :
(10) « Toute énonciation suppose une prise en charge de l’énoncé par un énon-
ciateur (v. assertion). » (p.4031)
Par le verbe supposer, la prise en charge est posée comme condition nécessaire de
l’énonciation et distinguée de cette notion. La nature de la condition – donc de
la prise en charge – est précisée :
(11) « Toute énonciation suppose […] (v. assertion). Cela implique qu’il existe
dans tout énoncé un ensemble de termes (par exemple : Paul, gâteau,
manger), des relations entre eux, un schéma qui les agence selon des règles
elles-mêmes ordonnées de façon complexe. Cet ensemble de termes, munis
de relations, et ce schéma constituent ce que l’on appelle parfois, d’un nom
ambigu, proposition et que l’on désignait au Moyen Âge sous le nom de

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La notion de « prise en charge » en linguistique

dictum. Le logicien G. Frege a bien marqué la différence entre l’énoncé non


encore asserté et l’acte d’assertion. » (p.4031, nos gras)
L’énonciation suppose une prise en charge, ce qui implique (i.e. entraîne) l’exis-
tence dans tout énoncé d’une proposition ou dictum ou « énoncé non encore asserté »,
termes auxquels est substitué lexis dans l’article. De la lexis, il est dit que :
(12) « Cette lexis n’est ni affirmée, ni niée (elle n’est pas assertée) et n’est pas
orientée […] 7 » (p.4031)
Elle est donc abstraite. Mais…
(13) « Mais – et c’est là qu’intervient la modalité – tout acte d’énonciation sup-
pose une attitude prise à l’égard de la relation que contient la lexis »
(p.4031, nos gras)
L’attitude supposée par l’acte d’énonciation – la prise en charge – est faite de
réponses à des questions qui concernent la relation de prédication que contient
la lexis, par exemple la « relation de prédication entre Paul et gâteau par l’inter-
médiaire de manger » (p.4031) :
(14) « S’agit-il d’un événement ou un état dont on dit qu’il est certain, non cer-
tain, vrai, faux, possible, nécessaire, heureux, bizarre, dont on dit qu’on ne
peut rien en dire ? » (p.4031)
(Une liste des attitudes – ou modalités – possibles est proposée infra.)
Quand il y a acte d’énonciation, le marquage de l’attitude lui est inhérent et
s’appelle, classiquement, modalisation :
(15) « Il n’existe pas d’énonciation sans modalisation […] » (p.4031)
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Qui prend en charge ? L’attitude supposée (cf. (iv) semble être celle du sujet énon-
ciateur :
(16) « D’une façon générale, la modalité impliqu [e] une relation du sujet énon-
ciateur à son énoncé […] » (p.4031, nos gras)
Résumons
De supposer en impliquer, un ordre se dessine. Il y a a) des termes et construction
de relations entre eux, d’où résulte une lexis ; b) une attitude prise à l’égard de
la lexis ; c) un acte d’énonciation. La prise en charge, différente de l’énonciation,
consiste dans la prise d’une attitude, i.e. dans le choix de modalités, et a pour
objet la lexis.
Dans cette conception de la prise en charge :
– l’énonciation suppose la prise en charge, l’inverse n’est pas vrai : il est en
théorie possible de prendre en charge – de faire un choix de modalité – sans
énoncer, au sens de « dire » ou « écrire » ;
– la prise en charge est, sinon antérieure à l’énonciation, au moins, d’une
autre nature : elle est visiblement d’ordre cognitif (en tout cas, non stricte-

7. C’est-à-dire qu’« elle n’est ni active ni passive » (p.4031).

8
La notion de prise en charge : mise en perspective

ment énonciative), ce qui la distingue aussi de la modalisation qui n’existe,


elle, que dans l’(acte d’) énonciation (cf. (15)).
b. Second sens pour prise en charge
À propos de la modalité, Culioli indique :
(17) « On pourra, pour la commodité de l’exposé, distinguer quatre ordres de
modalités, à condition de se souvenir qu’on a affaire à une structure
complexe qui ne peut être réduite à un simple catalogue :
– Catégories de l’assertion (affirmation, négation, interrogation)
– Catégories du certain/non certain, probable, nécessaire, possible,
contingent
– Appréciatifs tels que il est malheureux, heureux, étrange, clair que ;
– Valeurs complexes qui dépendent de relations entre sujets […] 8. »
(p.4031)
Si la prise en charge supposée par l’énonciation consiste, « avant » énonciation,
à affecter la lexis de modalités, aucun ordre de modalité n’est exclu de la prise
en charge. Un énoncé interrogatif (énoncé effectif et non lexis) doit être dit pris
en charge parce qu’il est asserté (au sens large), et qu’une assertion au sens large
est une énonciation, laquelle en vertu de (10) (« Toute énonciation suppose… »)
suppose une prise en charge. Ne pas le qualifier ainsi reviendrait à dire qu’il
n’est pas une énonciation, ce qui est absurde.
Dans Culioli (1971), la prise en charge couvre l’ensemble des modalités et cor-
respond aussi aux cas où une réponse à certaines questions citées sous (14) est
impossible, donc à cette attitude [modale épistémique] consistant à s’interroger
sur la valeur de vérité à accorder à une lexis.
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À la question, qui prend en charge ? le texte autorise (cf. supra le point b.) à
répondre : c’est le sujet énonciateur, puisque, selon (16), c’est lui qui affecte la
modalité. Mais (10) donne une autre réponse – c’est un énonciateur – dont
l’indéfini est intriguant : pourquoi pas l’énonciateur, celui qui énonce ? Parce
que ce n’est pas toujours le cas pour Culioli. Ainsi :
(18) « Si l’énonciateur est incapable d’attribuer une valeur de vérité (vrai ou faux
à l’énoncé) il sera contraint de s’adresser à un interlocuteur, c’est-à-dire de
recourir à une question. (En ce sens Est-ce que Jean a mangé le gâteau ?
implique que je ne peux choisir entre Jean a mangé le gâteau et Jean n’a pas
mangé le gâteau et que je demande à autrui de choisir l’une ou l’autre
valeur. » (MODALITE, p.4031)
Dans (18), l’énonciateur qui énonce la question n’est pas celui qui y répond ;
ce n’est pas lui qui dote la lexis d’une valeur de vérité. C’est l’interlocuteur qui
le fait, devenant énonciateur en répondant ; c’est donc un autre qui prend en
charge que l’énonciateur de la question.
(18) donne sens à l’indéfini de un énonciateur mais brouille la notion de prise
en charge construite jusqu’ici : elle paraît maintenant être en relation plus étroite
avec la question de l’attribution d’une valeur de vérité à la lexis. Une seule

8. Exemple : les causatives avec faire.

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 9


La notion de « prise en charge » en linguistique

hypothèse est possible. Dans ce texte, prise en charge a deux sens : un sens large,
désignant l’opération cognitive qui dote de modalités une lexis, et un sens strict,
désignant l’affectation d’une valeur de vérité à la lexis.
Cette solution permet seule de comprendre que l’énonciateur qui interroge
doive être dit, tout à la fois, prendre en charge – puisqu’il énonce (cf. (10)) – et,
incapable qu’il est de répondre à certaines questions concernant la lexis (cf.
(14)), être dit (cf. (18)) ne pas prendre en charge la lexis sous un aspect précis :
celui de l’attribution d’une valeur de vérité à cette lexis.
L’hypothèse est plausible. En effet, Culioli (1971) renvoie (cf. (10)) à l’article ASSER-
TION de la même encyclopédie ; assertion y a deux sens, un strict et un large.
(19) « ASSERTION
Acte de langage par lequel, au sens large, toute personne, qui parle ou écrit,
énonce une proposition* (que celle-ci soit affirmative ou négative, interrogative,
impérative). Toute assertion suppose donc un énonciateur et un énoncé* ; elle
implique en outre que l’énonciateur affecte l’énoncé d’une modalité (certitude,
doute, injonction, etc.).

Au sens strict, assertion s’emploiera chaque fois que l’énonciation porte sur une
certitude, c’est-à-dire chaque fois que l’on est en mesure de déclarer vraie une pro-
position, que celle-ci soit de forme affirmative ou négative, à l’exclusion des autres
modalités. […] » (Encyclopédie Alpha, 1968, s.v. ASSERTION, nos gras)

3.2.2. Culioli 1980, la prise en charge comme opération


énonciative
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Culioli 1980 propose en note de l’article « Valeurs aspectuelles et opérations
énonciatives : l’aoristique 9 », une définition de prendre en charge, souvent citée (cf.
dans ce numéro les contributions de Desclés, Laurendeau, Paillard et Rabatel) :
(20) « Au sens technique de prendre en charge : dire ce qu’on croit (être vrai).
Toute assertion (affirmative ou négative) est une prise en charge par un
énonciateur. Ceci n’implique pas que l’énonciateur est nécessairement
défini ou définissable, explicitement calculable. » (1999a : 131)
a. Nature de la prise en charge
Comparativement à l’article MODALITE, prendre en charge (reformulé par dire
ce qu’on croit (être vrai) est donné ici comme une opération énonciative (dire) ;
l’objet de dire est un état mental, une croyance (cf. ce qu’on croit), dont le contenu
concerne la vérité (cf. être vrai). Prise en charge, par ailleurs, est associée à l’asser-
tion. Voyons de quelle façon.
Dans la définition, l’assertion est associée à la question du vrai (cf. ce qu’on
croit être vrai), et est limitée : elle est affirmative ou négative. Il s’agit donc de
l’assertion au sens strict 10.

9. repris dans Culioli 1999a.


10. Désormais « assertion stricte ».

10
La notion de prise en charge : mise en perspective

Du texte MODALITE (1971) à cette définition (1980), on passe de « Toute


énonciation suppose une prise en charge… » à « Toute assertion (affirmative ou
négative) est une prise en charge […] ». La formulation établit une forme d’iden-
tification entre assertion et prise en charge que l’indéfini de « une prise en
charge » spécifie en un rapport de catégorisation : la prise en charge est une caté-
gorie ; l’assertion, un élément de cette catégorie.
L’assertion stricte est bien catégorisée comme une prise en charge, mais il ne
s’ensuit pas qu’elle seule soit une prise en charge, ni qu’il y ait réversibilité (on ne
lit ni qu’Une prise en charge est une assertion stricte ni que Toute prise en charge est
une assertion stricte). Rien donc n’interdit de penser qu’une assertion au sens
large, une interrogation, par exemple, puisse être catégorisée « prise en charge ».
Si donc, pour nous, il y a entre les textes de 1971 et de 1980, un net change-
ment, non peut-être de la conception, mais du statut donné à prendre en charge
dans la théorie (d’opération cognitive, elle devient explicitement opération énon-
ciative) et s’il est clair que l’assertion stricte est une prise en charge, il est clair
aussi que prendre en charge ne concerne pas uniquement l’assertion stricte.
b. Qui prend en charge ?
Comme dans Culioli (1971), la prise en charge de l’assertion au sens strict est le
fait non de l’énonciateur (locuteur) mais d’un énonciateur, que le texte précise :
c’est celui qui dit ce qu’il croit être vrai. (cf. la coréférence des sujets sémanti-
ques de dire et croire dans « dire ce qu’on croit être vrai »). Cela n’implique pas
que ce locuteur qui n’asserte pas au sens strict ne prenne pas en charge (cf.
supra, la distinction entre deux sens de énonciateur). On reste donc proche du
texte de 1971.
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Plus opaque pour nous est la précision selon laquelle l’énonciateur n’est pas
nécessairement défini ou définissable, explicitement calculable. En effet, dans
MODALITE, énonciateur désigne deux réalités : la personne qui parle ou écrit
(sens 1) et celui qui asserte au sens strict (sens 2). L’article MODALITE a
montré que l’énonciateur au sens 1 peut être incapable de donner une valeur de
vérité ; il recourt alors à un autre énonciateur, l’interlocuteur, dont on ne voit
pas bien qu’il ne puisse être défini.

3.2.3. Culioli (1987, 1997 & 2005),


la prise en charge comme engagement
Dans les deux extraits suivants, de 1990 et 1997,
(21) « Quand nous produisons un énoncé, nous construisons une relation prédi-
cative qui désigne une représentation. Cette relation prédicative n’est ni
vraie, ni fausse. Pour devenir un énoncé dont on pourra dire qu’il est vrai
ou faux (assertion), il faudra que cette relation prédicative soit située dans
un espace énonciatif muni d’un système de coordonnées paramétré (je
m’excuse de ces allusions techniques). La relation prédicative est située par
rapport à un repère subjectif (un sujet énonciateur, qui prendra en charge –
s’engagera en se portant garant – l’assertion). Dans une assertion, au sens
strict du terme, on a une prise de position que l’on peut caractériser comme

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 11


La notion de « prise en charge » en linguistique

suit : « je tiens à dire que je sais (je crois) que p est vrai ». (Culioli 1990 : 43
nos gras).
(22) « [Remontons] au schéma constitutif de l’assertion. Cette dernière comporte
(1) un engagement, une prise en charge (je tiens à, je veux), (2) une matéria-
lisation (dire, écrire, bref faire exister de façon perceptible), (3) une instance de
représentation (selon le cas, je pense, je crois, je sais), (4) une représentation,
c’est-à-dire une occurrence notionnelle que l’énonciateur situe par rapport à
un espace de référence (« qu’il a accepté est le cas »). En résumé, on obtient
je tiens à dire que je pense (etc.) que < p > est le cas. » (Culioli 1999b : 96 (article
de 1997) ; nos gras)
prendre en charge est donné comme constitutif du schéma de l’assertion au sens
strict. Dans la description de ce schéma, l’accent est mis sur la transformation de
la relation prédicative (abstraite) en énoncé (cf. « Pour devenir un énoncé… »). La
prise en charge est ce qui opère la transformation. Prendre en charge désigne
l’association de la relation prédicative à un sujet. Si ce sujet asserte au sens strict,
il prendra en charge, s’engagera, et s’engagera en se portant garant.
Comme en 1971, la prise en charge est bien liée, d’abord, à la transformation
de la lexis en énoncé. Dans l’assertion au sens strict, l’engagement consiste à se
porter garant, soit, selon le sens commun de l’expression, à se donner comme
étant en mesure de justifier le fait même de présenter comme vrai ce qui est dit,
que ce jugement soit subjectif (penser et croire) ou objectif (savoir). Prendre en
charge est par ailleurs associé à un Je tiens à, où s’inscrit le désir de l’énonciateur,
celui de dire. Ce je tiens est explicité dans Culioli & Normand (2005). La ques-
tion est posée de savoir si Culioli a ou non une théorie du sujet, il y a cet
échange (gras des auteurs) :
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(23) « CULIOLI : Et quand je dis ensuite ce que c’est que l’assertion et que dans
l’assertion il y a : je tiens à dire – c’est à dire à rendre public – que je sais, que je
crois, que je pense (c’est un renvoi à la validation) que telle chose est le cas, s’il
n’y a pas une théorie de l’engagement là-dedans, je voudrais savoir ce
qu’est une assertion ! Je suis amené à définir l’assertion stricte : moi en tant
que sujet, sujet c’est-à-dire source subjective…
[…]
CULIOLI : source de mes paroles, dans un champ intersubjectif, à l’intérieur
d’une relation institutionnelle, concernant un certain nombre de phéno-
mènes, je dis – et en le disant je ne fais pas que le dire, ce ne sont pas que
des mots, je m’engage en tant que sujet responsable de ce que je dis – je dis
que je sais, je pense, je crois, que telle chose est le cas.
[…]
NORMAND : […] Mais vous ne parleriez pas d’assertion dans le cas de pro-
positions… impersonnelles ; ou bien vous posez qu’il y a toujours un sujet
qui parle ?
CULIOLI : Il y a toujours un sujet. (Culioli & Normand 2005 : 166-167)

Le désir (du « je tiens à dire ») se spécifie en désir de « rendre public » et en


engagement par le dire.
Dire est un acte, asserter est un acte (cf. l’assertion au sens large de l’article
de 1968) ; asserter au sens strict est présenté comme un engagement, dont l’objet

12
La notion de prise en charge : mise en perspective

est précisé (le sujet s’engage à dire telle chose qui est le cas), ainsi que les destina-
taires.
Mais l’engagement du sujet, et donc, la prise en charge, concerne-t-il uni-
quement l’assertion stricte ?
Une telle assimilation aurait des conséquences indésirables. En effet, en
1971, il est postulé que « Toute énonciation suppose une prise en charge par un
énonciateur ». Assimiler prise en charge à assertion stricte n’obligerait-il pas à
comprendre que hors assertion stricte il y absence de prise en charge ? Cette
vue, en soi possible, contredirait le postulat initial, sauf à dire que hors asser-
tion stricte, il n’y a pas énonciation (cf. 3.1.1.c.)
De deux solutions l’une : le postulat a été abandonné ou des réponses sont
dans la théorie. Nous privilégions la seconde voie. Culioli conçoit l’énonciation
comme un acte produit par plusieurs énonciateurs :
(24) « […] tout énoncé suppose un acte dissymétrique d’énonciation, production
et reconnaissance interprétative. Ramener l’énonciation à la seule produc-
tion et l’énonciateur au locuteur, c’est, en fin de compte, ne pas comprendre
que l’énoncé n’a pas de sens sans une double intention chez les énoncia-
teurs respectifs. Ces derniers sont à la fois émetteur et récepteur, non point
seulement en succession, mais au moment même de l’énonciation. » (1973
(1999a : 47, note 6)
Partant, on expliquera que dans l’interrogation, c’est le second énonciateur qui
valide la lexis et la prend en charge (Culioli 1990 : 103, 1999a : 50). Mais, dira-t-
on, dans l’interrogation, l’énoncé interrogatif lui-même est-il pris en charge ?
Une réponse est donnée :
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(25) « Ainsi, dans une interrogative telle que Qui a ouvert la fenêtre ?, il est banal
d’affirmer que l’on ne met pas en question la référence à tel événement,
qu’il y a donc eu quelqu’un pour ouvrir la fenêtre, mais que l’on ne saurait
assigner une valeur à la place (dans (a ouvert la fenêtre, exception faite de la
valeur circulaire QUI A OUVERT LA FENÊTRE a ouvert la fenêtre […] ; bref
toute assignation est bloquée, d’où le recours au second énonciateur : c’est
ce qu’on appelle interroger […]. » (1999a : 50)
Le traitement est similaire à celui de la question totale dans l’article MODA-
LITE : c’est l’interlocuteur qui valide (ou complète) l’énoncé. Toutefois, prise en
charge et assertion stricte sont encore d’une certaine façon associées, puisque
l’interlocuteur va asserter ; mais ce texte dit aussi que le locuteur qui interroge
admet, croit que quelqu’un a ouvert la fenêtre ; en ce sens, il prend en charge
l’assertion sous-jacente à la question ; et en ce sens, l’énoncé interrogatif doit
être dit pris en charge. Ce qui résout notre difficulté. Seulement, si notre lecture
est bonne, prise en charge s’utilise encore pour décrire deux choses : l’assertion
au sens strict et le simple fait de dire.

3.2.4. Bilan
Au final, la notion de prise en charge ne bouge pas de façon substantielle
entre 1971 et 2005. La prise en charge, telle qu’on la devine dans le texte de 1971,
plus proche d’une opération cognitive que d’une opération énonciative, est à

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 13


La notion de « prise en charge » en linguistique

« double sens ». Pour nous, cette ambiguïté demeure dans les textes plus récents,
comme demeure le fait que la prise en charge désigne l’opération qui assure le
passage de la lexis (proposition abstraite) à l’énoncé où s’inscrit un sujet.

3.3. La notion de prise en charge chez Jean-Blaise Grize (1981-2006)


J-B. Grize, construit ce qu’il appelle la « Logique naturelle » (LN) – le terme
naturel étant un « moyen simple de la distinguer de la logique mathématique »
(Grize 1990 : 21) : la LN propose un système qui représente et organise les opé-
rations de pensée, parmi lesquelles la prise en charge (qui est une poly-opéra-
tion 11). Nous en donnons une présentation à partir de Grize 1982 12, 1990, 2006,
et Grize, e.a. 1983 13.
La notion connaît trois variantes, chacune articulant cependant les deux
idées-forces de la théorie : tout discours est 1) le produit d’un sujet : celui-ci pro-
pose une « schématisation » (une représentation, si l’on veut), nécessairement
« partielle » et « partiale » 14, qui vise le vraisemblable plus que le vrai ; 2) une
argumentation, en ce qu’il s’agit pour le locuteur de rendre acceptable à l’inter-
locuteur la schématisation proposée.

3.3.1. Première conception de la notion de prise en charge :


source, activité et attitude (1976)
Dans le système des opérations de la LN, la polyopération de prise en charge
(notée σ) est celle qui fait passer d’une détermination à l’énoncé :
(26) « […] considérons l’objet le tabac et le prédicat être nocif. Pour parvenir à la
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proposition Le tabac est nocif, il est utile de considérer deux étapes. La pre-
mière consiste a seulement prédiquer l’objet, à effectuer ce que j’appellerai
une « détermination de l’objet », ce qui correspond à l’idée que le tabac être
nocif. La seconde consiste à transformer la détermination en un « énoncé »,
par exemple en la proposition [Le tabac est nocif] mais tout aussi bien en Le
tabac pourrait être nocif ou Certains cancérologues estiment que le tabac est nocif.
Le passage de la détermination à l’énoncé joue un rôle capital en logique
naturelle, dans la mesure où […] toute schématisation est de nature dialo-
gique. Tout énoncé, en effet, est pris en charge par un sujet, les détermina-
tions sont imputées à une certaine source d’information et l’assertion simple
ne représente qu’un cas particulier. » (1976 in 1982 : 225, nos gras)
Ainsi, polyopération de prise en charge et passage à l’énoncé sont indissociable-
ment liés : tout énoncé résulte, par définition, d’une application de l’opération σ,
définie par ses effets, au nombre de trois :

11. Grize parle de polyopération lorsque qu’une opération produit « un résultat qu’il est possible
d’analyser en plusieurs composantes dont aucune cependant ne peut se présenter seule.» (Grize
1983 : 111).
12. Cet ouvrage rassemble des articles publiés de 1958 à 1981. Nous retenons un article de 1976.
13. L’ouvrage est réédité en 1992. Nous référons à l’édition de 1983.
14. Voir notamment Grize (1983 : 216).

14
La notion de prise en charge : mise en perspective

(27) « La polyopération σ a trois effets :


– Elle désigne une source d’information […]
– Elle indique à la suite de quelle activité [un dire, une pensée, une expérience]
la source désignée a été conduite à prendre en charge la détermination. […]
– Elle marque une certaine attitude, une certaine distance entre la source et la
détermination. Il s’agit […] d’une modalité de dicto » (1976/1982 : 234)
Tout énoncé résultant de la prise en charge est lié à une source d’information
(la source d’information dans la LN désigne ce qui assume la détermination), à
une activité de cette source, et à une modalité. Mais les trois effets ne sont pas
nécessairement marqués. Prenons des exemples, décalqués de Grize (1976/
1982).
(28) Luc a dit/estime/a constaté que le P.C.F. n’a pas changé.
(29) Selon Luc, le P.C.F. n’a pas changé.
(30) Il est probable que le P.C.F. n’a pas changé.
(31) Le P.C.F. n’a pas changé.
Ces énoncés se différencient sur les points suivants :
Dans les variations de (28) et dans (29), la mise en œuvre de la polyopéra-
tion a pour effet de marquer une source : Luc. Ce marquage de la source est
absent de (30) et (31). Dans les variations de (28), l’activité de la source est mar-
quée : un dire, une opinion, une expérience (cf. 1976/1982 : 234). Elle ne l’est
pas dans (29), ni dans (30) et (31), la source n’y étant elle-même pas marquée.
Dans (30), ce qui est marqué, c’est une attitude de la source par rapport à la
détermination. Dans (31), aucun des effets de l’opération de prise en charge
n’est linguistiquement marqué. C’est une assertion simple.
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Quelques remarques.
En (28) et (29) il y a marquage d’une source autre (Luc). C’est donc cette
source qui est dite « assumer » ou « être le garant de » la détermination (le PCF
n’a pas changé). Grize note une différence entre les cas sous (28) et (29) : il y a en
(28) une seconde détermination, dont l’objet est non le P.C.F., mais Luc, dont on
prédique qu’il a dit ou estimé ou constaté le non-changement du P.C.F. 15. L’ana-
lyse des versions de (28) doit donc (cf. Grize, 1982 : 235) mentionner la détermi-
nation dont est affecté Luc (dire, estimer, constater).
Qu’il n’y ait pas marquage d’une source en (28) et (29) ne signifie pas qu’il
n’y a pas de source ; il y en a une : le locuteur (Grize l’appelle le locuteur A). En
effet, pour Grize, c’est toujours, « en dernière analyse, le locuteur A qui produit
le discours » (1976/1982 : 236) et qui est, en tant que tel, la source de l’énoncé.
Le logicien choisit de saisir ce fait au moyen d’un enchâssement [notre terme ;
lui, parle de « double application de σ », (1982 : 236)] de polyopérations σ, dis-
tinguant un σA d’un σs ; ce dernier symbole note la polyopération attribuée à la
S (ource) marquée dans l’énoncé et considérée comme toujours (cf. infra) dis-
tincte de A. Tout énoncé est donc représentable par la notation sous (32) :

15. Grize développe l’exemple avec estime. Nous pensons pouvoir étendre cette idée d’une
seconde détermination à a dit et a constaté.

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 15


La notion de « prise en charge » en linguistique

(32) σA (σS δ(x) (Grize, 1982 : 236)


où δ représente l’opération de détermination, et x, l’objet qui reçoit une déter-
mination δ.
« A est toujours présent » (Grize, 1982 : 236) ; par conséquent, un énoncé est
toujours l’objet d’une prise en charge par A ; mais A n’est pas toujours marqué.
Dans un énoncé où σA est marquée, par exemple dans un énoncé à la première
personne, comme J’estime que le P.C.F. n’a pas changé, la source je est à distinguer
du locuteur A (au même titre que dans les exemples en (28)), ce qui fait que
l’activité OPINION est attribuée à cette source, non au locuteur A. Le marquage
de σA peut se réduire au seul effet d’introduire « une distance, une modalité ».
C’est le cas par exemple dans, (33) transformation de (28) :
(33) Luc aurait dit que le P.C.F. n’a pas changé
(33) comporte une source, (Luc), et une activité (OPINION) ; Grize considère
que le conditionnel marque A comme source et correspond donc à une seconde
application de σ, précisément de σA. Cette application se réduit à un seul effet :
introduire une modalité.

3.3.2. Seconde conception de la notion :


source et modalités (1983)
En 1983, l’opération σ est présentée comme ayant deux (et non plus trois)
effets :
(34) « - Elle indique quel est le sujet énonciateur-source d’information
- Elle marque la position du sujet et, en particulier, elle introduit des moda-
lités. » (1983 : 127)
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Disparaît l’effet de σ consistant à indiquer l’activité réalisée par la source dans la
prise en charge. Se précise l’effet de σ lié à la question de la source d’informa-
tion : au lieu que σ « désigne une source d’information », elle indique « quel est
le sujet énonciateur-source d’information ».
La notion de « sujet » est complexifiée. Lui sont attribuées deux « fonc-
tions » : instance qui parle (fonction « langagière ») et source d’information
(fonction « cognitive »), c’est-à-dire celui qui sait (1983 : 124). Les énoncés com-
portant des verbes tels que dire et affirmer sont décrits comme ayant deux
« énonciateurs-sources » : l’un, effacé, A, qui attribue un dire ou une affirma-
tion, l’autre qui prend en charge la détermination. L’effacement de A joue un
rôle important dans l’argumentation – un énoncé sans marquage de source et
sans modalité de dicto, « se donne comme un fait pur, qu’il suffit de constater et
que n’importe qui peut asserter » (1983 : 127) – mais, effacé, A n’en reste pas
moins responsable, et pour Grize, prend en charge l’énoncé.
Supposons que A prononce La lune est un astre mort. En cas de contestation
de la part de l’interlocuteur, c’est à A qu’il incombera de défendre son énoncé.
Mais il en va de même s’il utilise l’argument d’autorité : s’il dit Les sélénologues
disent que la lune est un astre mort, A est plus difficile à attaquer, mais conserve
une responsabilité : « c’est lui qui a pris en charge "que les sélénologues dire" et
rien n’empêche de le contester » (1983 : 127).

16
La notion de prise en charge : mise en perspective

3.3.3. Troisième conception de la notion :


assertion, situation dans l’espace-temps, modalisation,
aspect et responsabilité (2006)
Dans Grize (2006 : 37-38), la polyopération de prise en charge décline cinq opé-
rations. Celles-ci transforment la détermination (contenu de jugement) en
énoncé, que Grize distingue des sentences de la logique mathématique, « propo-
sitions qui sont des entités en soi » et « n’en appellent à aucun sujet ».
La première des cinq opérations « permet à l’énonciateur d’asserter le
contenu de jugement en le situant dans son maintenant et dans son ici, donc
par rapport à lui : σ (que le ciel être couvert) → le ciel est couvert. ».
La deuxième conduit à situer ce contenu « à un autre moment et à un autre
endroit de l’espace-temps de l’énonciateur : σ (que le ciel être couvert) → le ciel
était couvert [ou] le ciel est couvert à Lyon ».
La troisième « sert à la modalisation ».
La quatrième, indique l’aspect sous lequel le sujet voit les choses : σ (que le
ciel être couvert) → le ciel se couvre »,
et la cinquième « sert à renvoyer la responsasbilité de la prise en charge à un
autre locuteur : σ (que le ciel être couvert) → la météo dit que le ciel est couvert.
Il s’agit d’une sorte d’effet parapluie des plus précieux dans l’argumentation,
« moi je vous le dis comme on me l’a dit » ».
La prise en charge, explicitement et essentiellement associée à « la façon par
laquelle le sujet énonciateur intègre le contenu [de la détermination] dans une
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situation toujours donnée comme existante » (2006 : 37), couvre au final une
grande partie des opérations en jeu dans l’énonciation. Elle est également mise
en rapport avec la question de la vérité – et cela dès la première opération (celle
qui permet d’asserter) : « il est impossible de dire quelque chose sans laisser
entendre qu’il s’agit du vrai, que ce que l’on prend en charge est le cas, même
dans la négation » (2006 : 38).

3.3.4. Récapitulation
Dans les trois versions, tout énoncé est pris en charge, par définition. L’objet de
la prise en charge est une détermination (très proche de la lexis de Culioli, cf.
Grize, 2006 : 37). Un autre que le locuteur peut être présenté comme prenant en
charge une partie de l’énoncé (i.e., une détermination interne à la détermination
plus large qui constitue l’objet de l’énoncé), mais dans tous les cas, le locuteur
A est l’ultime et le seul responsable de l’énoncé produit. Dans la dernière ver-
sion, la « prise en charge » selon Grize ne se distingue pas (ou guère) de ce que
certains linguistes appellent « énonciation ».

3.4. La notion de prise en charge chez Paul Laurendeau (1989)


L’article « Repérage énonciatif et valeur de vérité : la prise en compte, la prise
en charge » de Paul Laurendeau (1989) est une des rares publications dont le

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 17


La notion de « prise en charge » en linguistique

titre réfère explicitement au terme de prise en charge (au sens linguistique, tech-
nique, énonciatif) et un des buts explicites est « d’apporter […] quelques préci-
sions techniques à partir de données de corpus sur ces concepts de prise en
charge et de prise en compte » (p.114). Cet article est remanié et complété par
l’auteur dans la contribution à ce numéro.
Laurendeau oppose à « l’assignation d’une valeur de vérité […] par un logi-
cien ‘objectif’ dans une analyse a posteriori du phénomène » (p.107) ce qui se
passe dans l’énonciation, où « l’assignation d’une valeur de vérité à toute pro-
position est inséparable d’un repérage énonciatif, c’est-à-dire d’une activité de
surdétermination des rapports du monde par des sujets énonciateurs en inte-
raction » (p.107-108), qui sont à la base de « l’historicité du processus de
connaissance » et responsables de la prise en charge d’une prédication (p.107).
L’auteur affiche clairement son obédience à Culioli et à Grize. Le concept de
prise en charge a le sens qu’il a chez Culioli 1980 : prendre en charge au sens
technique c’est « dire ce qu’on croit (être vrai). Toute assertion (affirmative ou
négative) est une prise en charge par un énonciateur. » (cf. 3.1.2). L’auteur
ajoute une caractérisation qu’il emprunte à de Vogüé (les termes clefs engage-
ment et accord n’y sont toutefois pas expliqués) :
(35) « Lorsque nous parlons de prise en charge, il s’agit d’un véritable engage-
ment, et non pas d’un simple accord… » (de Vogüé 1985 : vol. 1, 270)
La caractérisation de la prise en charge donnée ensuite par Laurendeau pour-
rait bien passer pour sa définition personnelle de cette notion :
(36) « Lorsque S0 prend en charge un énoncé, cela signifie qu’il en donne le réfé-
rentiel comme vrai avec parfois une tendance à se recentrer sur sa certitude
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de façon formelle (je pense, je trouve) » (p. 116)
On y voit que le critère central de définition de la prise en charge est la vérité,
mais qu’à côté de la notion apparaît celle de la certitude (nous reviendrons sur
cette dernière notion).
La prise en charge pour Laurendeau 1989 semble indissociable de l’énonciation
(énoncer c’est prendre en charge), à en juger d’après la citation suivante que
l’auteur prend dans Berrendonner :
(37) « À quoi voit-on en effet qu’un locuteur s’empare d’une proposition,
l’assume, et la soumet à la validation d’autrui ? Essentiellement, au simple
fait parfaitement locutoire qu’il l’énonce, c’est-à-dire la performe, prononce
la [sic] signifiant à elle associé… » (Berrendonner 1981 : 121, cité p. 115)
La notion de prise en charge n’est pas une notion isolée chez Laurendeau. Elle
est intégrée dans un système de quatre notions, liées entre elles par divers liens
d’opposition et d’implication.
La prise en charge est distinguée tout d’abord de la prise en compte, notion
empruntée à Roulet. Laurendeau la caractérise comme suit :
(38) « Lorsque S0 prend en compte l’énoncé de S0', cela signifie qu’il repère
l’énoncé de S0' comme étant une des certitudes ou croyances de ce dernier
avec parfois une tendance à lui reconnaître le statut de vérité. » (p. 118, itali-
ques de l’auteur)

18
La notion de prise en charge : mise en perspective

Des compléments d’information sont fournis à travers un emprunt à de Vogüé


(1985) :
(39) « Lorsqu’on prend p en compte, «… p est, rappelons-le, admis, et bien que ce
terme ne soit pas employé au sens où il signifierait que le locuteur mani-
feste son accord, il suppose au moins un compromis provisoire – ce qui veut
dire que p, venant à priori d’autrui, n’est pas pour autant rejeté » (de Vogüé
1985 : vol. 2, 291) » (Laurendeau 1989 : 118).
Un exemple de prise en compte par A des propos de B :
(40) B. C’est des bons patineurs, tu sais y font du bon jeu.
A. Ah bon ! (1989 :117)
À en juger par les exemples donnés page 123, S0 ne peut prendre en compte que
ce qui vient d’autrui (S0’ou S0").
Outre la distinction prise en charge / prise en compte, sont introduites deux
autres oppositions au sein même des notions de prise en charge et de prise en
compte : (a) prendre en charge versus prendre en charge seul et (b) prendre en
compte versus ne prendre qu’en compte.
Laurendeau note que « l’énonciateur peut se démarquer comme effectuant
sa prise en charge SEUL » (p. 115). Le concept prendre en charge seul n’est pas
défini explicitement, mais se comprend, à la lumière de la distinction entre
L-vérité et Ø-vérité (Berrendonner, 1981) à laquelle réfère Laurendeau : il
désigne l’attitude de certitude toute personnelle de l’énonciateur (ou L-vérité),
qui n’a pas le statut de « vérité tout court » ou Ø-vérité chez Berrendonner :
(41) « Inversement lorsque S0 prend en charge seul son énoncé, cela signifie qu’il
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se centre principalement sur sa certitude, avec possiblement une tendance à
prétendre à la vérité » (p. 116)
Un exemple donné par l’auteur :
(42) Bien eh… qu’est-ce qui me plaît [dans l’hiver – P.L.] ça me permet de tra…
ca moé, je parle pour moi-même là, ça me permet de se reposer un peu des
travaux de… d’été. (1989 : 116)
Pour ce qui est de ne prendre qu’en compte l’énoncé (du co-énonciateur),
Laurendeau dira que lorsque « S0 ne prend l’énoncé de S0' qu’en compte, cela
signifie qu’il centre simultanément les propos de S0' sur certitude et fausseté. Cela
pourra aller vers une prise de position de rejet, où seule l’énonciation du co-
énonciateur est admise (une fois qu’une chose est dite et qu’on sait qu’elle est
dite, on est bien obligé de la reconnaître comme ayant été dite). » (p. 118, itali-
ques de l’auteur). Un exemple :
(43) A. Est-ce que vous avez déjà passé proche de mourir ?
B. Passer proche de mourir… Bien si j’ai passé proche, je n’ai pas eu
connaissance, parce que je devais être endormi. (1989 : 19)
Cinq caractéristiques fixent les rapports entre les quatre notions (cf. entre autres
p. 115) :
a) Prendre en charge c’est toujours implicitement prendre en compte aussi.

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 19


La notion de « prise en charge » en linguistique

b) Prendre en compte c’est prendre en compte ou ne prendre qu’en compte :


l’explicitation de la prise en compte peut signifier l’explicitation de la non-
prise en charge.
c) La prise en compte est fondamentalement instable et tendra à glisser soit
vers prendre en charge, soit vers le ne prendre qu’en compte.
d) Ne prendre qu’en compte un énoncé tend à correspondre à prendre son
contraire en charge.
e) Prendre seul en charge un énoncé tend à correspondre à prendre son
contraire en compte.
Notons enfin que la prise en compte et la prise en charge sont caractérisées
aussi en termes de « logolytique » (qui tend à mettre fin à l’interaction) versus
« logogène » (qui tend à faire continuer l’interaction) (1989 : 117-118).
Quels sont le sujet et l’objet de la prise en charge (et de la prise en compte) ?
Pour ce qui est du sujet de la prise en charge, c’est S0 qui prend en charge,
mais dans la perspective interactive qui est celle de l’auteur (cf. p.114, 117), le
co-énonciateur S0’ – allocutaire ou tiers – est lui aussi dit prendre en charge (cf.
les exemples de cas de figure ci-dessus).
Pour ce qui est de l’objet de la prise en charge, c’est l’énoncé ; il convient de
noter que cet énoncé peut être aussi bien celui de S0 (l’énonciateur) que celui
que vient de produire le co-énonciateur S0’, et ceci aussi bien pour la prise en
charge que pour la prise en compte :
S0 prend son énoncé en charge (p. 116).
S0 prend en charge l’énoncé de S0' (p. 117)
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S0 prend en compte son propre énoncé (p. 119)
S0 prend en compte l’énoncé de S0' (p. 118)
La grande variation dans les cas de figure proposés par Laurendeau vient
de ce que l’auteur articule les positionnements de S0 et de S0’: l’énoncé que S0
prend (seul) en charge ou prend en compte est un énoncé par rapport auquel le
co-énonciateur S0’peut manifester l’une des quatre attitudes suivantes : prendre
en charge, prendre seul en charge, prendre en compte, ne prendre qu’en
compte. Cela donne finalement 36 cas de figure (énumérés à la page 123), dont
voici, à titre d’exemple, trois cas :
S0 prend en charge ce que S0', seul, prend en charge
S0 prend en charge ce que S0' prend en charge
S0 prend en charge ce que S0' prend en compte
Une sélection de ces cas de figure est illustrée par l’auteur au moyen d’exem-
ples authentiques de français canadien oral. Des exemples analogues figurent
dans la contribution de Laurendeau à ce numéro, auxquels nous renvoyons.
La notion contraire de non-prise en charge n’est pas absente de Laurendeau
1989, mais n’y apparaît qu’une seule fois (cf. page précédente).

20
La notion de prise en charge : mise en perspective

Les différentes opérations (prendre en charge, ne prendre qu’en charge,


prendre en compte et ne prendre en compte) sont marquées dans le discours
par une variété de moyens langagiers, qui ne constituent pas nécessairement
des marqueurs spécialisés, mais des emplois particuliers d’expressions relative-
ment générales, parfois périphrastiques, parfois même des propositions
entières (« Je parle pour moi-même là »).

3.5. La notion de prise en charge chez Henning Nølke


et dans la ScaPoLine (1994, 2004) 16
Dans la théorie scandinave de la polyphonie linguistique (ScaPoLine), la
notion de prise en charge est terminologiquement assimilée à celle de responsabi-
lité (Nølke, Fløttum & Norén, 2004 : 44). La responsabilité pour Nølke 1993 et
pour la ScaPoLine 2004 est « un lien énonciatif », qui relie un « être de dis-
cours » (ê-d) à un « point de vue » (pdv) et qui précise la position de cet ê-d par
rapport au pdv (Nølke, Fløttum & Norén 2004 : 43). Des divers liens énonciatifs
distingués dans la théorie (cf. plus bas), le plus important est le lien de respon-
sabilité, dans la mesure où « pour chaque pdv on doit se poser la question qui
en est responsable ? » (2004 : 44).
La première chose qui frappe dans la conception de la responsabilité chez
Nølke 1993 et dans la ScaPoLine 2004 par rapport aux conceptions présentées
ci-dessus est que le critère de définition premier du lien de responsabilité n’est
ni la vérité ni l’assertion, mais la source énonciative, l’origine (cf. Nølke 1994 : 150),
la « paternité » du pdv exprimé :
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(44) « Dans la ScaPoLine, X est responsable de pdv si et seulement si X est la source
de pdv » (Nølke 2001 : 51, nos italiques)
Or, « être source d’un point de vue » équivaut à « avoir ce point de vue », comme
le montre la citation suivante :
(45) « Les points de vue (abrégés en pdv) sont des entités sémantiques porteuses
d’une source qui est dite avoir le pdv. Les sources sont des variables. »
(Nølke, Fløttum & Norén 2004 : 31, nos italiques).
Ainsi dans Ce mur n’est pas blanc, il y a deux pdv « porteurs de deux sources dif-
férentes » : un premier pdv (pdv1 : Ce mur est blanc) dont la source est l’allocu-
taire ou un tiers, un deuxième pdv (pdv2 : pdv1 est faux), dont la source est le
locuteur.
Autre différence par rapport à certains des autres auteurs : le sujet de la
prise en charge ne se limite pas chez Nølke et la ScaPoLine au seul énonciateur
lo (S0 chez Culioli et Laurendeau). L’élément X dans la définition de être respon-
sable ci-dessus est une variable qui peut être saturée par l’un des sept êtres dis-
cursifs distingués dans la théorie (2004) : deux locuteurs (lo, L), deux
allocutaires (ao, A), des tiers individuels et collectifs (t, ON homogène et LOI)

16. Pour un traitement plus approfondi voir Dendale & Coltier 2005.

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 21


La notion de « prise en charge » en linguistique

(2004 : 40) 17. Il y a donc sept instances susceptibles d’être sources ou responsa-
bles des pdv 18 et donc susceptibles de prendre en charge un pdv.
Ce qui n’est pas clairement défini toutefois dans la ScaPoLine (cf. Den-
dale & Coltier 2005) c’est le statut de la source par rapport au pdv. Pour la Sca-
PoLine la source d’un pdv, si elle peut à première vue paraître « externe » au
pdv (un rapport de dépendance du type « source (pdv) »), est en fait interne au
pdv (un rapport de type « pdv = source (jugement (p) ») et y a un statut
comparable aux deux autres éléments du pdv, comme il ressort de la citation
suivante :
(46) Forme générale d’un pdv :
[X] (JUGE (p))
Où X symbolise la source, JUGE le jugement et p le contenu.
(Nølke, Fløttum & Norén 2004 : 31)
À en juger d’après cette caractérisation des pdv, une source porte sur un
jugement et non pas directement sur p. Ce qui revient à dire que celui qui est
responsable (et donc source) d’un pdv est celui qui, pour la ScaPoLine,
porte –à l’intérieur même du pdv – un jugement (modal) sur p, donnant lieu
ainsi à des jugements comparables à ceux introduits par Berrendonner
(1981) : L-vrai, ON-faux, etc., L et ON étant à la fois les agents du jugement
sur p et les sources de pdv. En d’autres termes, pour la ScaPoLine être respon-
sable de pdv signifie à la fois « être source de pdv » et « être agent d’un juge-
ment particulier » (en l’occurrence le jugement VRAI) porté sur le dictum p, le
contenu du pdv.
La notion de responsabilité comme lien énonciatif doit être située par rapport
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à d’autres liens énonciatifs de la théorie. Des premiers textes de Nølke sur la
polyphonie à l’ouvrage de 2004, le nombre et la structuration de ces liens n’ont
cessé d’évoluer (voir Dendale & Coltier 2005 : 128-129). Voici un schéma de
synthèse de la dernière version des liens (Nølke, Fløttum & Norén 2004) : 19

Non-responsabilité
Responsabilité Non-réfutation Réfutation
Accord Neutre (?)21

La structuration de ces liens est basée sur un double critère : source et vérité.
On a un lien de responsabilité lorsque un être de discours est à la fois celui qui
est à l’origine du pdv et celui qui juge vrai le dictum (p) du pdv. Les liens de

17. Nølke (2005 : 114) y a ajouté un nouvel ê-d : le locuteur ti, auteur d'une activité énonciative,
antérieure ou ultérieure.
18. Ceci vaut en tout cas pour le lien de responsabilité. Pour le lien de non-responsabilité c'est moins
clair. D'un point de vue théorique, cela a-t-il d'ailleurs de l’intérêt de dire que tous ces êtres peu-
vent aussi être non-responsables de certains pdv ?
19. Il n’est pas clair si pour la ScaPoLine il faut prévoir à côté du lien d’accord, un lien neutre.

22
La notion de prise en charge : mise en perspective

non-responsabilité sont des liens où l’être de discours à qui est attribué le juge-
ment (VRAI ou FAUX, selon les cas) ne constitue pas la source (originelle) du
pdv. Ainsi le lien d’accord est un lien où l’être de discours (en principe lo) for-
mule un jugement VRAI, sur un pdv dont il n’est pas la source, l’origine.
Une fois que le critère de source a fait le partage dans ce tableau entre liens
de responsabilité et liens de non-responsabilité, c’est la notion de vérité qui
intervient pour opposer entre eux les différents liens de non-responsabilité.

4. PRÉSENTATION DES ARTICLES DE CE NUMÉRO


S’inscrivant dans une tradition inaugurée par Culioli, Jean-Pierre Desclés voit
dans la prise en charge une opération inhérente à toute énonciation, réalisée
automatiquement par tout énonciateur qui combine un prédicat à ses argu-
ments et circonstants, eux-mêmes éventuellement déterminés ou quantifiés.
L’énonciateur est un « paramètre formel » de la description énonciative. Il inter-
vient dans l’opérateur de prise en charge du « schème minimal » sous-jacent à
toute énonciation : JE-DIS (« ce qui est dit »). Ce schème s’inscrit dans un autre
plus complexe, qui rend compte également des dimensions aspecto-temporelle,
spatiale et dialogique de toute énonciation.
L’auteur insiste sur une distinction, à ses yeux négligée dans les approches
« logico-linguistiques », entre assertion et (simple) déclaration. Tout énoncé, a
fortiori tout énoncé déclaratif, s’appuie sur la prise en charge d’une relation
prédicative. L’assertion requiert qu’il y ait également un jugement sur la vérité
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de cette relation : JE-DIS (est-vrai (« ce qui est dit »)). Il existe une autre diffé-
rence, pragmatique celle-là, entre déclaration et assertion : la première est négo-
ciable, la seconde « est posée comme étant – au moins temporairement – non
négociable puisque l’énonciateur, en s’étant complètement engagé à propos de
“ce qui est dit” ferme, par son acte d’asserter, toute possibilité d’ajustement dia-
logique ». L’assertion, pour Desclés, relève sans doute de ce que Laurendeau
(ce numéro) nomme le « logolytique ».
Paul Laurendeau poursuit le travail entamé dans son article de 1989. Conti-
nuant à s’appuyer sur les définitions proposées par Grize et Culioli, il voit tou-
jours dans la prise en charge une opération liée à l’assertion, plutôt qu’à
d’autres actes de parole. Son point de départ est l’idée que l’assertion possède
un caractère profondément co-énonciatif, puisqu’elle se fonde sur ces autres
opérations que sont la préassertion, la réassertion et la désassertion, qui sou-
vent impliquent un co-énonciateur. Afin de saisir cette dimension, Laurendeau
se propose de donner un « calcul heuristique » des opérations énonciatives
constitutives de l’assertion.
Les ingrédients de cette combinatoire sont l’énonciateur S0 et le co-énoncia-
teur S0’, ainsi que les deux opérations complémentaires que sont la prise en
charge et la prise en compte. De plus, l’auteur y ajoute le couple de notions
« logogène/logolytique », pour saisir la mesure dans laquelle une opération

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 23


La notion de « prise en charge » en linguistique

énonciative favorise la poursuite d’un échange discursif ou, au contraire, y met


un terme.
Pour Alain Rabatel, la prise en charge d’un énoncé (PEC) est ce qu’accom-
plit un énonciateur premier lorsqu’il assume comme vrai le point de vue (PDV)
dit par cet énoncé. Il y a donc accord avec Ducrot : la PEC ne peut être le fait
que d’un énonciateur premier. Mais Rabatel ajoute, se distanciant ainsi de
Ducrot, que la problématique de la prise en charge doit être étendue aux énon-
ciateurs seconds (e2), principalement à cause du mécanisme, fréquent dans le
discours, qui consiste à imputer un PDV à autrui, PDV imputé qui est alors sup-
posé avoir été pris en charge par e2.
L’imputation est une « PEC à responsabilité limitée », puisqu’elle n’est que
présupposée par l’énonciateur premier. Elle n’en est pas moins un passage
obligé pour tout énonciateur qui chercherait à exploiter un PDV extérieur dans
son propre discours : sans elle, on ne peut expliquer comment l’énonciateur
premier est en mesure d’enchaîner sur le PDV en question en tant que relevant
de e2 : pour marquer, par exemple, son accord ou désaccord, renchérir sur le
PDV, etc. La première conséquence de l’imputation est la « prise en compte »
(voir l’article de Paul Laurendeau) : pris en compte, le PDV existe pour l’énon-
ciateur premier, qui va pouvoir l’exploiter dans son propre discours.
Claire Beyssade et Jean-Marie Marandin choisissent de parler de commit-
ment plutôt que de prise en charge, pour deux raisons : (i) éviter un terme qui
leur semble trop lié à la linguistique énonciativiste, cadre théorique dont ils
souhaitent se distancier ; (ii) s’inscrire résolument dans une lignée de sémanti-
ciens qui ont donné un rôle central au commitment dans leur entreprise de
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modélisation du discours. Pour Beyssade et Marandin, il convient de faire une
distinction nette entre croyance (attitude propositionnelle privée) et commitment
(attitude dialogique publique). Celui qui asserte « se commet » à un contenu
propositionnel, il se présente comme étant prêt à défendre la validité de ce der-
nier. Peu importe ses croyances : il se pourrait très bien qu’il mente.
L’agent du commitment est ici une personne réelle, pas une instance abs-
traite, comme chez Desclés ou Paillard par exemple. Quant à l’objet de la prise
en charge, il varie selon le type d’acte illocutoire réalisé par le locuteur : une
abstraction propositionnelle pour une question, une visée pour un directif, un
fait pour une exclamation. On notera également que le commitment ne se définit
essentiellement ni en termes de vérité, ni en termes de source. Pour ce qui
concerne la vérité, on a vu (i) qu’il est tout à fait possible de se commettre à un
contenu que l’on ne tient pas pour vrai ; (ii) qu’on peut se commettre à des
contenus qui ne sont pas vériconditionnels. Quant à l’origine d’un contenu
sémantique, elle ne conditionne pas le commitment : on peut se commettre à un
contenu qui émane d’autrui. Il suffit pour cela de rendre publique son adhésion
à ce contenu.
Denis Paillard soutient que les chercheurs qui traitent l’assertion en termes
de prise en charge, comme ceux qui préfèrent recourir au commitment, cèdent
au réductionnisme. Les premiers mettent l’accent sur la « problématique du

24
La notion de prise en charge : mise en perspective

sujet » au détriment de la « problématique du monde » ; les seconds font


l’inverse. Or, selon l’auteur, il existe de nombreuses situations d’énonciation
pour l’analyse desquelles ce réductionnisme pose problème, soit (i) qu’il soit
nécessaire de remettre en cause l’idée du locuteur comme agent tout puissant,
ou (ii) que le contenu d’une assertion ne soit pas épuisé par sa dimension véri-
conditionnelle. Pour pallier ces défauts, l’auteur propose « un cadre qui, permet
[…] de rendre compte de façon intégrée et de la place du sujet et du rapport, émi-
nemment variable, d’un énoncé à l’état de choses qu’il exprime » (nos itali-
ques). Ce cadre est ce qu’il appelle la « scène énonciative », où c’est l’énoncé en
tant qu’agencement de formes qui tient le premier rôle.
Paillard distingue trois ingrédients primordiaux de cette scène énonciative :
les formes effectivement prononcées, l’état du monde qui est « à dire » et le
contenu de l’énoncé, le « dire ». Ce dire a deux caractéristiques essentielles, qui
ressortent dans les cas d’ajustement dialogique (tu vois ce que je veux dire ?) et
dans les reformulations (par X, je veux dire X’) : (i) il n’est pas entièrement sous
la maîtrise du locuteur (parce que les mots ont un sens qui ne correspond pas
toujours à l’intention du locuteur), et (ii) il n’y a pas de garantie qu’il soit tout
à fait adéquat à dire l’état du monde visé. Paillard conclut que le dire est « une
façon partiale et partielle d’exprimer par un énoncé un état de choses du
monde ».
Corinne Féron propose une application empirique de la notion de prise en
charge : il s’agit d’en apprécier l’utilité dans l’étude du marqueur il est vrai
(que). Féron adopte la reformulation proposée par Dendale & Coltier 2005 des
notions de prise en charge et de responsabilité dans la ScaPoLine : la prise en
charge est située sur le plan aléthique, la responsabilité sur le plan évidentiel :
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un locuteur prend en charge un point de vue (pdv) p s’il le tient pour vrai. Et il
est responsable de ce pdv s’il en est en outre la source. L’auteure montre qu’en
français contemporain les deux emplois, confirmatif et concessif, de il est vrai
(que) ne se distinguent ni sur le plan aléthique ni sur le plan évidentiel : dans les
deux cas le locuteur montre qu’il prend en charge un pdv dont il n’est pas la
source. Il faut alors recourir à un troisième paramètre, « argumentatif », pour
faire la distinction : dans l’emploi concessif, mais pas dans l’emploi confirmatif,
le locuteur rejette les conclusions qui pourraient découler de l’accord qu’il
marque au pdv p. Le corpus étudié par Féron montre que les emplois confirma-
tifs et concessifs existaient en français médiéval. De plus, l’emploi confirmatif,
le plus proche du sens littéral de il est vrai (que), est attesté avant l’emploi
concessif, dont il est vraisemblablement dérivé. Mais, et cela est plus inattendu,
il existait un troisième emploi, disparu en français contemporain : il est vrai
(que) comme « introducteur de séquence discursive ». Dans cet emploi, la locu-
tion n’indique pas que le pdv sous sa portée doit être attribué à un autre « être
de discours » que le locuteur. Il ne semble donc pas que cet emploi soit dérivé
de l’emploi confirmatif. Féron conclut que il est vrai (que) est une séquence poly-
sémique, dont les deux acceptions se distinguent au plan évidentiel.

L A N GUE F R A NÇA I S E 162 25


La notion de « prise en charge » en linguistique

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© Armand Colin | Téléchargé le 02/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.154.230.246)

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