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Le point de vue, une catégorie transversale

Alain Rabatel
Dans Le français aujourd'hui 2005/4 (n° 151), pages 57 à 68
Éditions Armand Colin
ISSN 0184-7732
ISBN 9782200920739
DOI 10.3917/lfa.151.0057
© Armand Colin | Téléchargé le 01/03/2023 sur www.cairn.info via Université de Rouen (IP: 195.220.135.36)

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LE POINT DE VUE,
UNE CATÉGORIE TRANSVERSALE
Par Alain RABATEL
IUFM de Lyon
ICAR, UMR 5191, CNRS, Université Lumière-Lyon 2

Qu’est-ce donc que le point de vue ? Qu’y a-t-il de commun entre une
opinion et un centre de perspective narratif baptisé focalisations narratives
par Genette, rebaptisé point de vue (désormais PDV) dans une optique
linguistique ? Dans les deux cas, tout objet du discours est représenté par
une source énonciative selon ses intentions pragmatiques. Mais cette
réponse, malgré sa justesse, ne fait que souligner l’immensité des problèmes
connexes qui relèvent de la problématique du PDV, par exemple le rapport
entre perception, discours rapporté ou assertion. Sur un plan didactique,
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les difficultés ne sont pas moindres, d’abord en raison de la multiplicité et
de la complexité des savoirs concernés, ensuite du fait des représentations
erronées qui perturbent la réflexion, notamment la tentation d’établir une
équivalence entre l’origine du PDV (une subjectivité ou un sujet) et son
expression (subjectivante) : or le je n’implique ni PDV personnel ni expres-
sion subjectivante – pas plus que les PDV en il ne devraient être objecti-
vants ou doxiques.
Néanmoins, ces difficultés ne doivent pas faire reculer les enseignants,
bien au contraire, tant la problématique croise de façon stratégique
nombre d’activités de la classe de français, comme le montrent les textes
officiels. Le PDV est en effet une catégorie transversale, sur le plan de la
praxis, pour l’enseignement/apprentissage de la langue comme de la litté-
rature. La maitrise des principaux motifs, mécanismes et outils du PDV est
indispensable pour la lecture des textes littéraires comme pour celle des
textes documentaires, fortement sollicitée pour les activités d’écriture
(prolongation, transposition, pastiche d’un texte), tant au plan du lexique,
de la syntaxe et de l’organisation textuelle, sous son versant macro-
syntaxique (plans d’énonciation, cohésion temporelle, construction des
chaines référentielles1) ou sous son versant rhétorique/pragmatique, avec
notamment l’organisation du texte2. Certes, ces données grammaticales
1. Parmi les compétences du cycle 3, il est attendu que les élèves sachent « repérer […] les rup-
tures de choix énonciatifs », « opérer toutes les transformations nécessaires pour un bon usage
des substituts du nom, donner plus de cohésion à [leur] texte », employer « à bon escient »
l’alternance passé simple/imparfait (Ministère de l’Éducation nationale, 2002f, p. 174).
2. « Exposer une opinion, réfuter d’éventuelles objections », « défendre une opinion, un
point de vue, par l’argument, des récits ou la description » sont des compétences à maitri-
ser en fin de collèges, ainsi que les choix grammaticaux en fonction de la situation ou des
buts visés (Ministère de l’Éducation nationale, 2002c, p. 74-75).
Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

sont complexes, mais, plutôt qu’être soumises à une atomisation sans


objet, elles gagnent à être mises en perspective, ce que permet la probléma-
tique du PDV, en étant, aussi souvent que possible, rapportée à des inten-
tions et à des effets.
Cette dimension cognitive et pragmatique du PDV est fondamentale,
c’est le socle qui donne sens et fournit un levier pour l’appropriation
des outils linguistiques. Quant à celle-ci, elle est à moduler selon l’âge des
apprenants : par exemple, dès le cycle 1, les élèves doivent être sensibilisés
au dit et à la manière de dire, notion qui « se construit plus qu’elle ne
s’enseigne », dans toutes les occasions de la vie de la classe (Ministère de
l’Éducation nationale, 2002a, p. 71). Au cycle 3, « prendre en compte le
point de vue des autres », « formuler une interprétation et la confronter à
celle d’autrui » sont des compétences qui ne servent pas seulement à la
régulation des interactions (Ministère de l’Éducation nationale, 2002b,
p. 171), elles sont également mises à contribution pour l’interprétation des
textes littéraires (ibid., p. 173), en lien avec l’observation réfléchie de la
langue (ibid., p. 198), d’abord à l’oral, où il convient d’inviter les élèves à
« participer à l’observation collective d’un texte ou d’un fragment de texte
pour mieux comprendre la manière dont la langue française y fonctionne,
justifier son point de vue » (ibid., p. 173).
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Le PDV est également une catégorie transversale en ce qu’elle touche, à
vrai dire, l’immense majorité des disciplines, bien au-delà de l’exemple
toujours allégué de l’éducation civique (Ministère de l’Éducation nationale,
2002b, p. 48), à l’exception, peut-être, des disciplines scientifiques fondées
sur la démonstration (Ministère de l’Éducation nationale, 2002c, p. 45) 3.
Mais cette articulation reste trop souvent implicite dans les textes officiels,
ce qui est très dommageable : la dimension cognitive du PDV gagnerait à
être développée très tôt chez les apprenants, en lien avec l’objectivation des
relations entre PDV et un certain nombre de paramètres (place de l’obser-
vateur, centres d’intérêt, etc.4), toutes choses entrant consciemment ou non
dans les représentations, dans la construction des hypothèses de recherche
ou des analyses. À cet égard, sans doute les itinéraires de découverte, au
collège, sont-ils des occasions privilégiées où la problématique du PDV
peut se déployer en profondeur (ibid., p. 47-51), comme les Travaux
personnels encadrés (TPE) au lycée5.
Ainsi, loin d’être un fourre-tout, le PDV est une catégorie transversale,
susceptible d’être un formidable opérateur de lecture (pas seulement des
récits), d’écriture ou de productions orales (pas seulement argumenta-
tives)… à la condition d’en cerner les contours et les mécanismes. C’est
pourquoi il est important, sur les plans théorique et pratique, de faire le
point, textes et exemples à l’appui. Nous pourrions nous appuyer sur des
textes littéraires, mais, compte tenu de notre thèse sur la transversalité du
3. Encore cela se discute-t-il.
4. Ici aussi ces paramètres sont à moduler selon l’âge des apprenants.
5. Nous pourrions continuer les références aux textes officiels pour le lycée, mais cela ne
modifierait guère le tableau. Il en irait sans doute autrement pour les programmes des cur-
sus universitaires en Lettres et en Sciences du Langage, mais cet examen excède le cadre de
cet article.

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« Le point de vue, une catégorie transversale »

PDV, compte tenu également de nos nombreux travaux antérieurs sur ces
corpus, nous privilégierons ici des exemples non littéraires, pour montrer
que ce sont les mêmes fonctionnements qui sont à l’œuvre, indépendam-
ment des types de texte et des genres de discours.

Point de vue, énonciation, dialogisme


Les instances du point de vue
Un PDV correspond à un contenu propositionnel6 renvoyant à un
énonciateur auquel le locuteur « s’assimile » ou au contraire dont il se
distancie :
J’appelle « énonciateurs » ces êtres qui sont censés s’exprimer à travers
l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis ; s’ils
« parlent », c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme ex-
primant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au
sens matériel du terme, leurs paroles. (Ducrot, 1984, p. 204)
Ducrot ne dit rien sur le contenu du point de vue en tant que tel, il
insiste sur le fait que l’expression d’un PDV ne passe pas nécessairement
par « des mots précis ». Son approche n’est pas sémantique (au sens réfé-
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rentiel du terme), elle est énonciative : Ducrot distingue locuteur et énon-
ciateur, rompant avec Benveniste, qui ne parle jamais d’énonciateur, mais
du locuteur à l’origine des actes d’énonciation7. Dans notre approche
ducrotienne du PDV, le locuteur (L) est l’instance qui profère un énoncé,
selon un repérage déictique ou anaphorique, tandis que l’énonciateur (E),
proche du sujet modal de Bally, assume l’énoncé8.

La référenciation
Repérer un énonciateur dans un discours implique de rechercher sa
présence à travers la référenciation des objets du discours (y compris en
l’absence des marques du je-ici-maintenant), puis de préciser si l’énoncia-
teur est celui qui est en syncrétisme avec le locuteur (= E primaire, ou prin-
cipal), ou s’il s’agit d’un énonciateur intratextuel. La référenciation n’est
jamais neutre, même lorsque les énonciateurs évaluent, modalisent ou
commentent le moins possible. Cette approche rend compte de toutes
sortes de PDV, y compris de PDV implicites comme en (1) :
(1) La dialectique, c’est l’art et la manière que vous avez de toujours retom-
ber sur vos pieds !
« Vous », c’était nous : les dirigeants. Mais moi je pensais « eux », quand
il m’arrivait d’y penser. (Semprun, 1998, Adieu vive clarté, Paris, Gallimard,
p. 85)

6. La définition d’un PDV comme combinaison d’un modus et d’un dictum (Nølke, 2004,
p. 31-32) n’est pas solide sur le plan scientifique, car il n’est pas possible de distinguer du
modus subjectif un dictum qui serait objectif. Mais, sur un plan pratique, il est utile de con-
sidérer que le dictum se présente comme objectif.
7. CHARAUDEAU P. et MAINGUENEAU D. (2002), Ibid. p. 220-224, p. 226.
8. Il y a intérêt à distinguer théoriquement ces deux actualisations, même si elles vont sou-
vent de pair : cf. Rabatel, 2003a, p. 57-59.

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Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

Le premier énoncé, adressé par le militant communiste Fernand Barizon


(chauffeur des cadres du PCF), à Semprun, alias Gérard, dirigeant
communiste du PCE dans la clandestinité, sous la dictature franquiste,
comporte une assertion sur ce qu’est la dialectique pour les dirigeants
communistes (CP/PDV 19 : « la dialectique, c’est l’art et la manière que
vous avez de toujours retomber sur vos pieds »). Il comprend également
des PDV implicites (mais néanmoins bien réels, vu la réaction de l’interlo-
cuteur), renvoyant à une coupure entre « direction » et « base », doxa
reproduite sans discussion, faisant ainsi entendre que le parti communiste
est comme les autres (CP/PDV 2 : « vous »10 vs « nous ») et que Semprun
est lui-même un dirigeant comme les autres (CP/PDV 3 : « vous » = « vous
tous, y compris toi »)11. La réaction de l’interlocuteur, privilégiant parmi
cet empilement de PDV celui qui est le moins explicite, pointe sur une
mise en cause personnelle douloureuse, car Gérard se situait en extériorité
par rapport à une direction qu’il combat, mais à laquelle Barizon vient de
lui rappeler brutalement qu’il appartient, son statut d’opposant n’effaçant
pas la coupure entre base et dirigeants. On mesure qu’en (1), malgré la
rareté des indications cognitives, axiologiques, passionnelles, explicites,
la référenciation du dit indique un PDV (dominant) et donne sa dimen-
sion argumentative au discours, fût-ce indirectement.
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De la multiplicité des contenus propositionnels
à la hiérarchisation des PDV selon les sources énonciatives
et la structuration argumentative
L’empilement dialogique de PDV contextualisés, en (1), – analogue
dans son principe à celui qu’on peut observer dans un énoncé fabriqué tel
« ce mur n’est pas blanc » (Nølke et alii (2004), p. 26-27) –, pose la ques-
tion de la hiérarchisation des PDV, cruciale pour optimiser la compréhen-
sion des messages et la réaction de leurs destinataires. La variabilité de la
saturation sémantique des énonciateurs selon leur degré d’actualisation et
leur rôle dans l’action ou la chaine d’arguments, accroit la nécessité de la
hiérarchisation des instances. Cette hiérarchisation des énonciateurs
dépend en dernière instance des liens que le locuteur/énonciateur primaire
noue avec les énonciateurs des PDV, suivant que ce dernier prenne en
charge tel PDV, ou qu’il se contente de rapporter/asserter tel autre PDV
sans en assumer le contenu ni, surtout, les implications :

9. La notation CP/PDV, assortie d’un numéro, classe les contenus propositionnels du PDV
explicite aux PDV les plus implicites. On verra infra que nous proposons de réserver les chif-
fres arabes à la numérotation des (paquets de) PDV référant à la même origine énonciative et
à la même ligne argumentative. En (1), CP/PDV1 est le PDV des dirigeants sur la dialecti-
que, selon Barizon, lequel accentue sa distance avec les dirigeants dans les CP/PDV 2 et 3.
10. Si PDV1 présuppose l’existence d’une définition générale de la dialectique comme art
de « retomber toujours sur ses pieds », la réitération du « vous », « vos » laisse entendre que
la dialectique est mise à contribution pour justifier les intérêts « particuliers » de la direction,
d’où l’antithèse in absentia entre « vous » et « nous ».
11. Le contexte confirme la distance : Barizon, qui a partagé avec Gérard la fraternité des
camps à Buchenwald (cf. Quel beau dimanche !), fait mine de ne pas le reconnaitre, signi-
fiant ainsi que ce dernier est désormais passé de l’autre côté, du côté des chefs.

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« Le point de vue, une catégorie transversale »

(2) Si j’étais américain, je serais plutôt démocrate. En son temps, j’ai


apprécié la deuxième gauche de Michel Rocard. Mais, dans le système bipo-
laire français, je suis de droite. (Jacques Barrot, Ancien membre de l’UDF,
président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, Le Monde, 1er novem-
bre 2002)
Dans un contexte autodialogique, comme en (2), le locuteur/énoncia-
teur primaire, qui s’affirme de droite, présente le PDV d’énonciateurs
correspondant à des images du locuteur contrefactuelles (un Américain) ou
passées (l’époque de la deuxième gauche rocardienne), sans les assumer
(puisqu’on n’est pas en Amérique et que la deuxième gauche n’est plus
d’actualité) affichant ainsi son ouverture d’esprit, pour ne pas nuire à son
positionnement actuel à droite.
D’un point de vue cognitif, la multiplication des CP (et donc des énon-
ciateurs) est difficile à gérer, surtout si l’on intègre la problématique de
l’implicite, avec les présupposées et les sous-entendus, davantage encore
avec le dialogisme du « mot à deux voix » (Bakhtine), lorsque le PDV de
l’un émerge dans la voie de l’autre, sans emprunter nécessairement la forme
de discours structurés et identifiables, cf. (1)…
C’est pourquoi on propose de regrouper les CP, selon le contenu référen-
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tiel (tous les CP traitant du même référent), selon la source énonciative (tous
les CP ayant la même origine énonciative) et selon l’orientation argumen-
tative (tous les CP co-orientés, auxquels s’ajoutent éventuellement des CP
anti-orientés intégrés à la ligne argumentative de l’énonciateur principal).
Il serait souhaitable de pouvoir modéliser ces variables (dont la liste n’est
pas exhaustive), mais on en est loin : elles ne vont pas toujours de pair, les
libertés discursives du locuteur bouleversant toute prédiction. Ainsi, même
si les différents CP de (3) portent sur des référents différents, ils sont
« empaquetables » derrière le PDV du père, précisément parce qu’ils ont la
même source énonciative et la même orientation argumentative défavo-
rable, comme l’indique la réitération de ces « démonstratifs venimeux »…
(3) Il s’épanche en sombres et impersonnelles conjectures, émaillées de
démonstratifs venimeux. Sa maison est devenue cette maison, où règne
ce désordre, où ces enfants « de basse extraction » professent le mépris du
papier imprimé, encouragés d’ailleurs par cette femme. (Colette, 1990,
La Maison de Claudine, Paris, Le Livre de Poche, p. 16)
Hiérarchisation et empaquetage sont parfois compliqués par des phéno-
mènes d’effacement énonciatif (anonymisation, objectivation de PDV
doxiques, etc.) ou par une mauvaise gestion de la diversité des voix, qui ne
facilite pas l’émergence de la « voix » propre du locuteur, autrement dit de
son PDV, comme en (4) :
(4) « Les films pornos nuisent gravement aux mineurs »
Certains partisans d’une interdiction du X à la télé osent d’audacieux
amalgames : la délinquance sexuelle des mineurs – en particulier les viols
collectifs, les « tournantes » – serait due à un visionnage frénétique de films
pornos par des adolescents, qui coinceraient leurs copines dans les caves
pour faire comme à la télé. « Le lien entre visionnage d’une image pornogra-
phique et passage à l’acte n’est pas démontré, observe Michel Fize, cher-

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Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

cheur au CNRS mais on soupçonne que l’image peut influencer les sujets les
plus fragiles socialement, scolairement, et les plus isolés familialement. »
Aujourd’hui, aucune étude sur les effets des images pornographiques sur
les jeunes n’est disponible. Chercheurs, enseignants et médecins, qui récla-
ment des moyens pour en mener, doivent se contenter d’observations
empiriques dans le secret de leurs cabinets ou sur leur terrain d’études.
« La pornographie favorise une forte poussée de machisme agressif chez les
jeunes garçons d’aujourd’hui, qui trouvent là une façon de se forger une
identité », remarque la sociologue Monique Dagnaud. (Télérama
n° 2756, 6 novembre 2002)
Les diverses sources énonciatives de (4) sont aisément identifiables.
Néanmoins il est difficile de savoir ce que pense L1/E1, le locuteur jour-
naliste12, dans la mesure où, si, en tant que centre polyphonique, il gère
correctement (d’un point de vue technique) les sources énonciatives et
leurs PDV afférents, il ne les hiérarchise pas nettement pour dégager une
ligne argumentative cohérente à laquelle on puisse objecter ou adhérer :
– l1 : l’auteur anonyme du titre exprime la thèse de l’influence néfaste
des films pornographiques sur les adolescents ;
– l2 : les « partisans » de l’interdiction du X à la télé, dont L1/E1 se
distancient en reformulant leur PDV, en disqualifiant leurs propos par la
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valeur dévalorisante de l’adjectif (« audacieux »), par le contenu intrin-
sèque du terme « amalgame » et par le conditionnel ;
– l3 : Michel Fize, « chercheur au CNRS » sape la thèse de l2… sans
pour autant invalider la thèse d’une influence, pour certains profils
d’individus ;
– l4 : « la sociologue Monique Dagnaud » confirme et élargit la thèse de
l3, puisque désormais ce sont « les jeunes garçons d’aujourd’hui » sans
restriction qui sont touchés par un machisme alimenté par la banalisation
de la pornographie ;
– L1/E1 : il est seul la source deux assertions « Aujourd’hui, aucune
étude sur les effets des images pornographiques sur les jeunes n’est dispo-
nible. Chercheurs, enseignants et médecins, qui réclament des moyens
pour en mener, doivent se contenter d’observations empiriques dans le
secret de leur cabinet ou sur leur terrain d’étude ».

12. Dans un énoncé monologique, le locuteur est aussi énonciateur ; on notera par une
majuscule, suivie du chiffre 1, ce locuteur primaire et cet énonciateur primaire, et par une
barre oblique le syncrétisme de L1 et de E1. Dans un énoncé dialogique, comme (4), le
locuteur se sert de relais, les énonciateurs, qui s’expriment tantôt en tant que locuteurs
enchâssés (notés l1, l2, l3, etc.), mais qui peuvent aussi s’exprimer dans des « phrases sans
parole », et renvoyer ainsi à des énonciateurs enchâssés non locuteurs (notés e1, e2, e3,
etc.) : c’est notamment le cas des « discours » narrativisés, des « discours » indirect libre à la
troisième personne, des mentions écho ironiques, ou des PDV représentés ou embryonnai-
res en contexte hétérodiégétique, toutes formes qui relèvent à un titre ou à un autre d’un
certain effacement énonciatif (Rabatel, 2003a). N. B. : les majuscules signalent le niveau
premier de la production du discours par le locuteur et les minuscules, le(s) locuteur(s)/
énonciateur(s) enchâssé(s) ; les chiffres notent des énonciateurs différents, auxquels se rap-
portent des paquets de CP co-orientés (cf. supra), et non chaque CP considéré en lui-
même.

62
« Le point de vue, une catégorie transversale »

L1/E1, responsable de l’ensemble de cette mise en scène, ne prend en


charge pour son propre compte que les deux assertions précédentes, indi-
quant qu’il est impossible de se faire une idée scientifiquement éprouvée.
Certes, L1/E1 a invalidé les amalgames… en s’appuyant sur le PDV des
deux chercheurs (et, peut-être, en leur faisant dire plus qu’ils ne disaient 13).
Mais l’ensemble reste confus compte tenu des assertions précédentes qui
relativisent la portée scientifique du PDV des chercheurs. Il est vraisem-
blable que L1/E1 se serve de la thèse de l2 comme d’un repoussoir pour
invalider la proposition d’interdiction du X à la télé14, au motif que le lien
direct n’est pas prouvé, sans pour autant nier une influence aux contours
mal définis. On peut se demander si l2 n’a pas été forgé de toutes pièces
par L1/E1 pour le confort d’une polémique facile, sans prendre parti sur la
question de fond de l’influence du porno, en invoquant une absence
d’étude alors qu’il vient d’alléguer plusieurs sources scientifiques ! Tantôt
il se sert des savants pour dévaloriser une thèse qu’il réprouve, tantôt il
démonétise leur avis pour ne pas aller jusqu’au bout de la question, par
exemple sur les manifestations du « machisme agressif » des jeunes garçons
et sur les moyens d’y obvier par tout un arsenal de mesures, y compris,
éventuellement, concernant les médias.
Bref, il y a là une multiplicité de PDV, mais quant à savoir quel est le
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PDV dominant de L1/E1, c’est là une question sans réponse. Dès lors,
qu’est-ce qu’une telle mise en scène énonciative donne à penser au lecteur ?
Le plus probable est que le journaliste, drapé dans sa (commode) déonto-
logie, donne à voir/penser des bribes de PDV contradictoires, reflets des
états de l’opinion, propres à satisfaire la diversité des lecteurs, sans trancher
à l’aide d’arguments et de faits susceptibles d’élever le débat en alimentant
sérieusement la réflexion autrement que par ces oppositions trop
commodes contre lesquelles Pascal s’insurgeait voilà bien longtemps. Le
dossier multiplie les citations sur les effets négatifs du X, contrebalancés
par l’absence de fatalité, l’importance du dialogue et la capacité de distan-
ciation des adolescents, laissant conclure le lecteur, après lui avoir fait
comprendre que la question, complexe, requérait vigilance personnelle
mais prudence politique. On mesure, à travers cet exemple, que la réflexion
sur le PDV ne se cantonne pas dans les bornes de la technique, et qu’elle
ouvre sur des enjeux interprétatifs de première importance15 : car il n’est

13. Cette remarque ouvre sur la problématique de la sous- ou de la surénonciation : cf.


Rabatel, 2004b.
14. L’hypothèse est validée par la scénographie générale du dossier : intitulé « Signes du
temps : le porno à la télé. Faut-il faire une croix sur le X ? », le dossier est précédé d’un arti-
cle du journaliste dont le chapeau est ainsi libellé : « Sus au porno : au nom de la protec-
tion de l’enfance, la croisade est lancée. Vecteur incriminé : la télé. Le hard serait
responsable de viols collectifs, de névroses chez des jeunes de plus en plus exposés… Pour
y voir plus clair, retour sur quelques lieux communs ou fausses certitudes ». Après un petit
texte factuel qui situe le contexte de la croisade, le dossier pointe « cinq idées dans l’air »,
parmi lesquelles « Les films pornos nuisent gravement aux mineurs ».
15. Cette critique repose une certaine conception – personnelle, mais argumentée – du
journalisme, qui doit être autre chose qu’un miroir de l’opinion. Bien sûr, cela n’épuise pas
le problème, car il serait injuste de demander aux journalistes d’être plus performants que
tous les chercheurs réunis. Mais entre le plus et le moins, il y a beaucoup de marge…

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Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

pas sans signification que la réflexion traite de ce problème de société en


valorisant concrètement la dimension morale/éducative et en invalidant
toute perspective politique.

Didactiquement, lire/écrire le point de vue


Pour tenir ensemble les deux bouts de la chaine, il est utile de donner aux
apprenants une définition simplifiée du PDV, permettant des manipula-
tions langagières et l’analyse de leurs effets de sens, sans pour autant inju-
rier les fondements linguistiques de sa théorisation. On nommera PDV
tout ce qui, dans la référenciation des objets (du discours) révèle, d’un
point de vue cognitif et axiologique, une source énonciative particulière et
indique, explicitement ou implicitement, ses représentations, et, éventuel-
lement, ses jugements sur les référents. Cette définition permet de
travailler en réception et en production sur les parentés entre PDV et
discours rapporté d’une part et sur les autres possibilités d’exprimer un
même CP, en empruntant la voie de l’assertion d’autre part, sans
restreindre le PDV aux perceptions, pas davantage au texte narratif.

Les diverses modalités du PDV dans la problématique générale


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du dialogisme
Discours rapporté (Rosier, 1999) et PDV sont des sous-ensembles de la
problématique générale du dialogisme. Dans une perspective de produc-
tion, il y a intérêt à montrer aux apprenants que, sur le plan syntaxique, le
PDV peut emprunter le rapport direct, indirect, indirect libre, direct libre,
ou une structure paratactique qui, pour être interprétée correctement,
nécessite la prise en compte de relations sémantiques entre les énoncés 16 :
(5) Compte rendu direct (CRD) de parole : Pierre s’approcha de la fenêtre,
regarda le convoi et dit : « l’assistance est nombreuse ».
(6) CRD de pensée : Pierre s’approcha de la fenêtre, regarda le convoi et se
dit : « l’assistance est nombreuse ».
(7) CRD de perception : Pierre s’approcha de la fenêtre et regarda le
convoi : l’assistance était nombreuse.
(8) Compte rendu indirect (CRI) de parole : Pierre s’approcha de la fenê-
tre, regarda le convoi et dit que l’assistance était nombreuse.
(9) CRI de pensée : Pierre s’approcha de la fenêtre, regarda le convoi et se
dit que l’assistance était nombreuse.
(10) CRI de perception : Pierre s’approcha de la fenêtre, regarda le convoi
et remarqua que l’assistance était nombreuse.
(11) Compte rendu indirect libre (CRIL) de parole : Pierre s’approcha de
la fenêtre, regarda le convoi. Il attira l’attention de Jean. L’assistance était
nombreuse !
(12) CRIL de pensée : Pierre s’approcha de la fenêtre, regarda le convoi.

16. C’est ce qui se passerait si (5) faisait l’ellipse du verbe de perception, le lecteur devant
inférer le mouvement perceptif de Pierre dans les propositions au passé simple, et attribuer le
commentaire et la perception dans le deuxième plan à Pierre, malgré l’absence de lien
hypotaxique (que les deux points ne remplacent pas totalement) ; cette absence serait plus
forte si les deux points étaient remplacés par un point. Le raisonnement est identique en
(14)-(16). Pour une analyse détaillée de ces exemples, cf. Rabatel, 2003c.

64
« Le point de vue, une catégorie transversale »

Que l’assistance était nombreuse !


(13) CRIL de perception : Pierre s’approcha de la fenêtre, regarda le convoi.
L’assistance était vraiment nombreuse !
(14) Compte rendu direct libre (CRDL) de parole : Pierre s’approcha de la
fenêtre, regarda le convoi. Que l’assistance est nombreuse ! Cette remarque
fut accompagnée d’un sourire.
(15) CRDL de pensée : Pierre s’approcha de la fenêtre, regarda le convoi.
L’assistance est nombreuse. Cette pensée fugace le réconforta.
(16) CRDL de perception : Pierre s’approcha de la fenêtre et regarda le
convoi : assistance nombreuse, deux cents personnes environ/Pierre s’approcha
de la fenêtre et regarda le convoi. Spectacle réconfortant d’une assistance
nombreuse, deux cents personnes environ.
(17) Compte rendu narrativisé de parole (CRN) (= discours narrativisé) :
Pierre discuta une heure avec Charles.
(18) CRN de pensée (= psycho-récit) : Pierre imagina les bonnes raisons
que Charles allèguerait.
(19) CRN de perception (= PDV embryonnaire) : Pierre s’amusa à voir un
Charles hésitant avant de prendre la parole.
Ces manipulations objectivent les continuums cognitifs et linguistiques
entre perception, pensée et parole et expliquent, sur le plan sémiotique, la
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similitude de leurs valeurs textuelles, dans la construction des effets de réel
(mimésis), l’apport d’information (mathésis) et la gestion de la structuration
textuelle (sémiosis), selon Adam & Petitjean (1989).
Il est certes utile de mettre un nom sur des formes différentes : on
nommera
– PDV « représenté » un compte rendu de perception (éventuellement as-
socié à des paroles ou des pensées) développé dans le second plan, comme
dans les italiques de (5) (Rabatel, 1998, p. 54) ;
– PDV « embryonnaire » ou « raconté » (Rabatel, 2001) un PDV perceptif
limité à des traces dans le premier plan, comme en (19) ;
– PDV « asserté » un PDV s’exprimant par des paroles ou des pensées, à
l’instar des formes conventionnelles du DR (Rabatel, 2003a, b, c).
Mais on ne devrait jamais perdre de vue leur parenté et travailler sur les
effets escomptés en jouant sur leur diversité et leur complémentarité dans
l’expression du mimétisme et de la réflexivité, sans oublier que le dialo-
gisme du PDV déborde le cadre du DR, puisque toute assertion exprime,
d’une manière ou d’une autre, des PDV de l’énonciateur principal ou
d’énonciateurs intratextuels, comme on l’a vu en (4), lorsque L1/E1 utili-
sait l’expression « audacieux amalgames » pour saper la thèse de l’influence
des médias sur les comportements. Les termes ne trahissent toutefois pas
toujours aussi ouvertement qu’« amalgame » le PDV de L1/E1. Ainsi, en
(4) encore, L1/E1 n’a pas dit que les observations des chercheurs étaient
sans fondement, mais il le laisse entendre en écrivant qu’ils « doivent se
contenter d’observations empiriques », ce qui lui permet de dénier toute
portée politique à leurs analyses, relativement à l’interdiction du X : ici, le
verbe « se contenter » a une orientation négative, rapportée aux chercheurs
eux-mêmes, ce qui atténue la responsabilité de L1/E1 ; de même, invoquer
des « observations empiriques » n’est pas à proprement parler négatif, mais

65
Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

cela le devient par antithèse in absentia avec « théorie », voire avec un


« grand nombre d’observations concordantes » qui fait imaginer des corré-
lations (voire des causalités).

PDV et assertion
Un pas supplémentaire dans l’effacement du PDV est franchi avec les
assertions, qui expriment parfois avec économie et discrétion des opinions
ou jugements de valeur. D’une manière générale, le choix d’une dénomi-
nation, dès le cadre de prédication, telle « foule », suffit pour orienter
l’énoncé dans un sens déterminé (on sait que les manifestants et la police
– en France du moins – ont rarement la même appréciation du référent) :
(20) La foule était nombreuse.
(21) Les manifestants étaient vraiment nombreux.
(22) La populace grouillait sur le pavé, sans aucune gêne.
Le PDV ne se limite pas à un modus subjectif auquel s’opposerait un
dictum objectif : c’est d’emblée au niveau du dictum, à travers notamment
la sélection, la catégorisation ou encore la structuration qu’opèrent les
modalités, comme, en (22), le choix de « populace » et le mode indicatif
qui présente le PDV comme un fait « objectif », donc non sujet à discus-
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sion. Quant à la modalisation, elle concerne la distance du locuteur envers
son dire, à travers les dédoublements énonciatifs, les commentaires
réflexifs, etc. : cf. « vraiment », « sans aucune gêne ». Aussi chacun des
énoncés précédents peut-il comprendre plus ou moins de subjectivèmes,
qui donnent un tour plus ou moins subjectivant au PDV, ou, au contraire,
objectivant, surtout dans les énoncés non embrayés marqués par l’efface-
ment énonciatif. Dans ce cadre, le dialogisme du PDV permet de
comprendre que le PDV peut être soit exhibé, soit enfoui sous des
évidences doxiques ou perceptuelles objectivantes qui n’en restent pas
moins, fondamentalement, des PDV (Rabatel, 2005, à paraitre). En ce
sens, il parait didactiquement utile de distinguer les stratégies de référen-
ciation du dictum de celles qui interviennent dans la construction du
modus.
Le PDV ne se limite pas, sémantiquement, aux perceptions ou aux
opinions, pas plus qu’il ne se cantonne à un type de texte narratif,
descriptif ou argumentatif. Il peut apparaitre aussi dans un type de texte
injonctif (visant l’allocutaire – « Dites, les ploucs, taisez-vous ! » – ou la
tâche à accomplir – « Il faut nettoyer au karcher la cité des 4 000 »), comme
dans un texte informatif (cf. (4)) ou explicatif ((2)). De tels procédés inter-
viennent dans la (re)formulation de son PDV ou de ceux d’interlocuteurs
ou de tiers, dans les débats autour de la dénomination, lorsque deux locu-
teurs mettent un nom différent sur un même référent (« guerre »/
« opération de maintien de l’ordre », etc.).

Lire/écrire le PDV
Les analyses des exemples précédents ont permis d’entrevoir tout
l’intérêt (du moins veut-on l’espérer) de l’approche énonciative du PDV,
pour tous les types de texte et genres de discours. De telles activités de repé-

66
« Le point de vue, une catégorie transversale »

rage linguistique et d’interprétation gagnent à être articulées avec des acti-


vités d’écriture, dans une optique résolument pragmatique.
Nous n’avons guère la place de développer cette question, nous indi-
quons quelques-unes des pistes d’écriture d’imitation/invention, à partir
d’un texte support, explorées dans un récent ouvrage (Rabatel, 2004a). Il
est fructueux de demander aux apprenants, dès la fin du cycle 3 de l’école
élémentaire (quel que soit leur niveau scolaire, mais en adaptant les textes
et les consignes), après avoir repéré le plus grand nombre de marques
variées des PDV représentés, racontés et assertés, de leur proposer de réécrire
un texte en changeant de forme de PDV ; d’adopter des PDV référant à
des personnages différents ; de modifier les caractéristiques mondaines du
focalisateur ; de mettre en scène deux PDV distincts sur un même objet ;
de jouer sur les effets argumentatifs de la dénomination, de la désignation
(pour l’énonciateur ou les objets focalisés) ; de faire sentir les évolutions du
sujet percevant à travers les évolutions de la description de l’objet perçu,
éventuellement en intégrant la problématique des référents évolutifs ;
d’ajouter selon leur pertinence énonciative des connecteurs logiques ou des
marqueurs temporels indiquant un PDV ; de réécrire des scènes ou des
arguments en fonction de PDV du personnage (puis du narrateur), sur la
base de gradients objectivants ou subjectivants ; d’articuler ethos (préalable,
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prédiscursif) et PDV représenté ; de mettre en scène un conflit de valeurs
dans les PDV assertés en jouant sur le dialogisme interlocutif ; de construire
un dialogue en mettant aux prises deux PDV dialogiques ; de jouer avec les
stéréotypes mondains et linguistiques, sur le mode de la dissonance, puis de
la consonance, etc.
Ces exercices ne sont pas seulement pertinents pour l’écriture de fiction,
ils servent tout aussi bien à la construction d’une argumentation ou d’une
explication. Ils mêlent les « beautés grammairiennes de la langue » et les
calculs interprétatifs du locuteur et de son coénonciateur, portant sur le
lexique en discours (Paveau, 2000, p. 27-28), sur la syntaxe ou sur l’orga-
nisation générale des discours, en lien avec la dimension pragmatique du
langage. Développer les compétences en matière d’élaboration et d’expres-
sion de PDV permet aux apprenants d’acquérir des expertises de toutes
sortes, langagières, littéraires, encyclopédiques, qui sont autant de leviers
de compréhension, de problématisation du réel, voire de prise effective sur
une réalité complexe en devenir.

Alain RABATEL

Bibliographie17

• ADAM J.-M. & PETITJEAN A. (1989), Le Texte descriptif, Paris, Nathan.


• CHARAUDEAU P. & MAINGUENEAU D. (2002), Dictionnaire d’analyse du dis-
cours, Paris, Le Seuil.
• DUCROT O. (1984), Le Dire et le dit, Paris, Minuit.

17. Vu les limites de cet article, nous renvoyons, pour des références bibliographiques
substantielles, aux Cahiers de praxématique, n° 41 (Université de Montpellier 3) et à notre
page personnelle <http://icar.univ-lyon2.fr/membres/arabatel>.

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Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

• Ministère de l’Éducation nationale (2002a), Qu’apprend-on à l’école maternelle ?,


Paris, CNDP/XO Éditions.
• Ministère de l’Éducation nationale (2002b), Qu’apprend-on à l’école élémentaire ?,
Paris, CNDP/XO Éditions.
• Ministère de l’Éducation nationale (2002c), Qu’apprend-on au collège ?, Paris,
CNDP/XO Éditions.
• NØLKE H., FLØTTUM K. & NORÉN C. (2004), Scapoline, la théorie scandinave
de la polyphonie, Paris, Kimé.
• PAVEAU M.-A. (2000), « La “richesse lexicale”, entre apprentissage et
acculturation », Le français aujourd’hui, n° 131, p. 19-30.
• RABATEL A. (1998), La Construction textuelle du point de vue, Paris, Lausanne,
Delachaux et Niestlé.
• RABATEL A. (2001), « Fondus enchainés énonciatifs. Scénographie énonciative
et points de vue », Poétique, n° 126, p. 151-173.
• RABATEL A. (2003a), « Les verbes de perception en contexte d’effacement
énonciatif : du point de vue représenté aux discours représentés », Travaux de lin-
guistique, 46-1, p. 49-88.
• RABATEL A. (2003b), « Le point de vue, entre langue et discours, description et
interprétation : état de l’art et perspectives », Cahiers de Praxématique, n° 41, p. 7-
24.
• RABATEL A. (2003c), « Le dialogisme du point de vue dans les comptes rendus
de perception », Cahiers de Praxématique, n° 41, p. 131-155.
• RABATEL A. (2004a), Argumenter en racontant, Bruxelles, De Boeck.
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• RABATEL A. (éd.) (2004b), « L’effacement énonciatif dans les discours
rapportés », Langages, n° 156.
• RABATEL A. (2005), « Effacement énonciatif et argumentation indirecte. “On-
perceptions”, “on-représentations” et “on-vérités” dans les points de vue
stéréotypés », dans P.-Y. RACCAH (éd.), Signes, langues et cognition, Paris, L’Har-
mattan, p. 89-120.
• ROSIER L. (1999), Le Discours rapporté, Bruxelles, Duculot.

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