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LES FORMES SYMBOLIQUES DE L’ÉVÉNEMENT DRAMATIQUE.

POUR
UNE GRAMMAIRE DU FAIT DIVERS AU JOURNAL TÉLÉVISÉ.

Bérénice Mariau

NecPlus | « Communication & langages »

2016/1 N° 187 | pages 3 à 22


ISSN 0336-1500
DOI 10.3917/comla.187.0003
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3

Les formes
symboliques de
l’événement
dramatique.
Pour une grammaire
du fait divers au BÉRÉNICE MARIAU

journal télévisé.
Les faits divers sont la chronique du cœur humain, le Cet article interroge la forme média-
petit écho des passions : je me propose de l’éveiller et de tique du fait divers au journal télévisé
le faire retentir dans vos cœurs, lecteurs sensibles [. . .]. (JT). Construits autour d’une absence
Georges Gabory, Action, 19211 . d’images explicites de l’événement –
absence paradoxale pour la télévision –,
Le « terrible drame », la « tuerie », l’« effroyable accident » les récits de faits divers au JT présen-
tent certains invariants qui donnent une
ne se prévoient pas, ils surgissent. Ces « découvertes
forme générique à une diversité de
macabres » viennent rompre le court normal des choses, drames. Ces formes sont questionnées
créant un « avant » et un « après » l’événement. Si cette d’un point de vue pathémique, c’est-à-
rupture est plus évidente pour certains événements qui dire dans leur capacité à susciter une
secouent fortement une société – on pense notamment émotion chez le public. L’article mon-
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tre en effet l’existence de différentes
à des attentats ou des catastrophes naturelles –, elle
structures et figures rhétoriques qui fa-
l’est moins pour des événements où l’onde de choc vorisent l’identification et l’imagination
est a priori plus limitée. Ainsi, les événements qui se du téléspectateur. Cette grammaire du
retrouvent généralement dans la catégorie « fait divers » fait divers interroge alors l’idéologie
– par leur dimension isolée, personnelle, dramatique et professionnelle sous-jacente au fonc-
tionnement d’un journal qui consiste à
apolitique2 – présentent-ils cette forme de rupture qui,
produire une information détaillée et
si elle n’est pas relayée et formée médiatiquement, reste transparente réduisant ainsi la distance
invisible pour une grande partie des citoyens. critique entre les faits et le public.

Mots-clés : fait divers, informa-


1. Georges Gabory, « Faits-divers », Action, 8, 1921. Cité par Ivanne tion, journal télévisé, télévision, drame,
Rialland, « Faits divers et revues littéraires de l’orée des années 1920 émotion, image
à l’aube des années 1930 : Action, La Révolution surréaliste, Bifur »,
Fabula/Les colloques, « Ce que le document fait à la littérature (1860-
1940) », [en ligne] www.fabula.org/colloques/document1746.php.
2. La catégorie « fait divers » peut aussi présenter des faits joyeux,
cocasses et insolites. Pour notre analyse, qui s’intéresse notamment à
la place de l’émotion dans la médiatisation des faits divers, nous avons
préféré concentrer notre regard uniquement sur les faits dramatiques
qui présentent une à plusieurs victimes.

communication & langages – n◦ 187 – Mars 2016


4 Sémiologie

Le journal joue alors un rôle crucial dans la mise en visibilité de ces faits, il
« s’inter-pose » comme élément de monstration et de signification entre le drame
et le public3 . Selon les caractéristiques du dispositif, il opère une activité de mise
en forme, avec en arrière-plan la volonté de produire un texte4 lisible pour le
destinataire envisagé. Les spécificités de cette mise en forme déterminent, en partie,
les parcours interprétatifs effectués par les lecteurs pour prendre connaissance
des faits. Emmanuël Souchier parle d’un « chemin » emprunté qui façonnerait
notre mémoire5 . Ainsi, la matérialité de l’événement et le processus de lecture
qu’elle met en place jouent-ils un rôle dans l’empreinte mémorielle que laisse
l’information. L’élément qui « s’inter-pose », le journal en l’occurrence, propose
selon ses possibilités techniques, ses enjeux économiques ou encore ses contraintes
pragmatiques une lecture de l’événement à son public.
Nous proposons de revenir sur les différents éléments qui viennent composer
ce que l’on pourrait appeler une « grammaire »6 du fait divers, c’est-à-dire un
ensemble de règles et de structures qui régissent l’écriture de l’événement et
rendent possible sa lecture par le public. Par ce travail de grammatisation qui,
comme le rappelle Bernard Stiegler, ne se limite pas au langage mais peut également
s’appliquer à une grande variété de contenus7 , nous souhaitons discrétiser des
textes médiatiques complexes en un nombre d’unités, plus ou moins limité. La
grammaire que nous présentons n’est en effet pas figée et exhaustive. Les règles
tacites d’écriture exposées – qui n’empêchent pas pour autant une pluralité
d’interprétations – restent sujettes aux créations individuelles des professionnels
de l’information, aux évolutions techniques des médias, mais également aux
caractéristiques de l’événement. Certains événements peuvent en effet entraîner
la mise en place de nouvelles formes d’écriture adaptées aux faits et au contexte
social dans lequel ils surviennent.
Cette approche structurale des récits de faits divers s’inscrit dans un travail
de recherche doctorale plus vaste8 . Celui-ci prenait notamment en compte les
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différents paramètres intervenant dans l’écriture de l’événement, comme les

3. Jacques Noyer décrit l’acte de médiation comme quelque chose qui « s’inter-pose » comme élément
de signification et de monstration entre le réel-référent et le lecteur/téléspectateur. Cf. Jacques Noyer,
Quand la télévision donne la parole au public. La médiation de l’information dans L’Hebdo du Médiateur,
Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 52.
4. La notion de « texte » mentionnée ici suit la définition qu’en donne D. F. McKenzie, pour qui le
terme « texte » inclut « toutes les informations verbales, visuelles, orales et numériques, sous la forme
de cartes, de pages imprimées, de partitions, d’archives sonores, de films, de cassettes vidéo, de banques
de données informatiques, bref tout ce qui va de l’épigraphie aux techniques les plus avancées de
discographie ». Donald Francis McKenzie, La bibliographie et la sociologie des textes, Éditions du Cercle
de la Librairie, 1991 [1986], p. 31.
5. Emmanuël Souchier, « La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation. Pour une poétique de “l’infra-
ordinaire” », Communication & langages, 172, 2012, p. 13.
6. Bernard Lamizet parle d’une « grammaire » qui, organisée autour de certaines règles fondamentales,
rend l’événement « lisible » par le public. Sémiotique de l’événement, Lavoisier Hermès, 2006, p. 255.
7. Bernard Stiegler, « Individuation et grammatisation : quand la technique fait sens. . . »,
Documentaliste-Sciences de l’Information, 42(6), 2005, p. 354-360.
8. Bérénice Mariau, Écrire le fait divers à la télévision. La rhétorique émotionnelle du drame personnel au
journal télévisé de TF1, Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, sous la
direction d’Emmanuël Souchier, Celsa-Paris-Sorbonne, décembre 2014.

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Les formes symboliques de l’événement dramatique 5

spécificités communicationnelles du fait divers, ses conditions de production ou


encore son contexte de diffusion. Ce travail de décomposition, motivé par ce
que Roland Barthes décrit pour l’analyse structurale des récits comme l’envie de
« dégager de l’anarchie apparente des messages un principe de classement et un
foyer de description »9 , nous semblait d’autant plus nécessaire pour des récits
d’événements où la variété des sujets est soulignée dans la locution même qui
les désigne. Cette recherche des invariants permet alors de dégager une économie
discursive propre à un type donné10 – les récits de drames dans notre cas – et
d’interroger des pratiques d’écriture de professionnels qui, pour reprendre les
termes de Jean-Claude Soulages, « fabriquent le sens du monde à travers des formes
qui concourent à sa sémiotisation »11 .
Cette grammaire étant en grande partie dépendante des caractéristiques du
dispositif, nous avons fait le choix de concentrer notre propos sur un seul type de
support, le journal télévisé (JT), qui selon ses contraintes et ses enjeux élabore une
grammaire particulière pour raconter le fait divers. Nous exposerons brièvement,
dans un premier temps, les principales caractéristiques du dispositif du JT,
pour ensuite présenter les différents éléments saillants qui viennent composer la
grammaire du fait divers, créant ainsi un imaginaire du drame pour ce support.

1. LE DISPOSITIF DU JT : « AU PLUS PRÈS DE L’ÉVÉNEMENT »


Au JT, tout d’abord, l’enjeu est de pouvoir mettre en avant les possibilités
techniques de la télévision, qui permet la production d’un texte imagé et animé12 .
Ces possibilités techniques, qu’il s’agit de valoriser pour se différencier des autres
médias, guident au quotidien les pratiques des professionnels de l’information
dans l’écriture de l’événement13 . La promesse de donner à voir l’événement, et
parfois même de le donner à « revivre minute par minute »14 , est ainsi faite aux
téléspectateurs.
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A. Une promesse de « transparence »
Pour décrire cette reconnaissance par le locuteur et l’interlocuteur des « conditions
de réalisation du type d’échange langagier dans lequel ils sont engagés »15 , Patrick

9. Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, 8(1), 1966,
p. 1-2.
10. Eliseo Verón, « Il est là, je le vois, il me parle », Communications, 38, 1983 p. 98.
11. Jean-Claude Soulages, Les mises en scène visuelles de l’information. Étude comparée France, Espagne,
États-Unis, Armand Colin, 1999, p. 7.
12. Philippe Marion parle de « médiativité » pour désigner la capacité propre à un média à représenter
et placer cette représentation dans une dynamique communicationnelle. Cf. « Narratologie médiatique
et médiagénie des récits », Recherches en communication, 7, 1997, p. 80.
13. Par « professionnels de l’information », nous entendons toutes les personnes qui participent à
l’élaboration du reportage. Divers corps de métiers interviennent : caméraman et preneur de son (deux
fonctions souvent assumées par une seule personne), journaliste, monteur, rédacteur en chef, directeur
de l’information, présentateur. . .
14. Formule employée par Gilles Bouleau, présentateur du JT de 20 heure de TF1, avant le lancement
d’un reportage revenant sur un quadruple meurtre à Chevaline le 5 septembre 2012. JT du 6 septembre
2012, 1er reportage.
15. Patrick Charaudeau, Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, De Boeck,
2005, p. 52.
communication & langages – n◦ 187 – Mars 2016
6 Sémiologie

Charaudeau parle d’un « contrat de communication » passé implicitement entre les


deux instances. Si nous trouvons le concept de « contrat » pertinent, nous préférons
plutôt utiliser, pour cette situation de communication, le terme de « promesse »
proposé par François Jost16 . Ce terme suggère en effet une proposition faite par
le sujet parlant à son interlocuteur qui, comme le rappelle Eliseo Verón, reste libre
d’actualiser, ou non, par des mouvements coopératifs actifs et conscients de sa part,
la « chaîne d’artifices expressifs » contenue dans le texte17 .
La promesse du JT, et de tout autre support d’information, est alors basée
sur le « mode authentifiant » : le programme promet de tenir « de vraies
assertions sur notre monde » et de donner « des informations pour en améliorer
la connaissance »18 . Il correspond à ce que Jean-Claude Soulages identifie comme
un « dispositif de monstration » avec pour visée communicationnelle de montrer
« le monde tel qu’il se donnerait à voir »19 . Ce type de dispositif se caractérise par
une énonciation visuelle qui multiplie et construit des effets de transparence afin
de rendre la plus discrète possible la présence d’un intermédiaire entre les images
d’actualité et le public. La grammaire du fait divers au JT repose ainsi sur cette
volonté d’authentification visant à rendre présent l’événement.

B. Une promesse d’« actualité »


Cette reconstitution, composée de sons et d’images animées, ne peut, au JT,
excéder deux minutes. La contrainte du format implique alors une forme de
concision de la part des journalistes qui, après avoir choisi un angle précis,
opèrent une sélection des informations portées à l’écran20 . Cette concision est,
par exemple, beaucoup moins présente pour des émissions hebdomadaires ou
mensuelles dédiées aux faits divers. Ces dernières disposent d’un temps d’écriture
nettement plus conséquent qui permet l’élaboration de mises en scène télévisuelles
élaborées afin de reconstituer l’événement21 .
La ligne éditoriale du JT reposant, elle, sur une promesse de simultanéité,
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d’« actualité », la nécessité d’une certaine réactivité de la part des professionnels est
prégnante. Cette promesse est d’autant plus forte pour les chaînes d’information
en continu, qui proposent une information présentée comme « instantanée »,
laissant peu de temps pour la production d’un récit imagé. Cette rapidité au niveau

16. François Jost, La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, De Boeck, 2001, p. 17-19. Voir
également les différents débats autour de la notion de « contrat » et de « promesse » tenus au Colloque
de Cerisy, « Penser la télévision », en juin 1997.
17. Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Grasset, 1985, p. 61-83.
18. Ibid.
19. Jean-Claude Soulages, Les rhétoriques télévisuelles. Le formatage du regard, De Boeck, 2007, p. 21.
20. Même si nous constatons une propension à la segmentation du fait divers sous plusieurs reportages
– revenant sur diverses dimensions de l’événement, comme « la découverte macabre », l’enquête, la
tristesse des proches, les cas similaires à travers l’histoire – la concision reste une règle d’écriture pour
les journalistes du JT.
21. Revenant sur de grandes « affaires » survenues quelques mois ou quelques années auparavant, des
émissions comme Faites entrer l’accusé sur France 2, Enquêtes criminelles sur W9, Suspect n◦ 1 sur TMC,
Présumé innocent sur D8 ou En quête de vérité sur NRJ 12 consacrent ou consacraient – certaines ne
faisant plus partie de la grille de programmation – entre 30 et 90 minutes à un seul fait divers.

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Les formes symboliques de l’événement dramatique 7

du traitement favorise notamment la répétition de procédés d’écriture connus


et l’application de pratiques acquises par expérience au sein d’une rédaction. La
contrainte du temps serait en quelque sorte davantage propice aux réflexes qu’à la
réflexion.
Ainsi, les conditions de production de l’information et la nature des faits
conduisent-elles à l’existence de structures et de règles d’écriture récurrentes qui
permettent l’écriture et la lecture du fait divers au JT. Cette stabilité au niveau
des formes d’écriture favorise une reconnaissance rapide du « genre » de discours
produit22 et du type d’événements rapportés. Nous allons maintenant exposer
ces différents « invariants » qui donnent une forme générique à une diversité de
drames.

2. LA GRAMMAIRE DU FAIT DIVERS


Le créateur est condamné à travailler la fragmentation et le collage, le lecteur-
spectateur à combler les vides entre les fragments pour construire le monde comme
on lui enjoint de le faire.23

Au journal télévisé, et pour tout autre support audiovisuel, le créateur d’un texte
de fait divers doit notamment composer avec une absence, un creux iconique, du
moment fatidique. En effet, l’« éclair » 24 qui entraîne un revirement de situation,
le mouvement de trop créant une « déchirure dans le tissu des jours »25 , est
rarement filmé. Ou s’il l’est, sa diffusion dans un programme de grande écoute
peut éthiquement poser problème. La grammaire du fait divers s’élabore alors
autour d’une absence, qu’il s’agit de compenser par divers procédés, permettant
de signifier le drame sans jamais vraiment pouvoir le montrer.

A. Tissage entre l’ordinaire et l’extraordinaire :


lieux communs et images symptômes
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Face à l’absence de visuels significatifs de l’événement, nous avons identifié deux
types d’images sélectionnées par les journalistes : des images de remplissage qui
viennent combler un espace visuel, disponible, pendant l’exposition des faits
par le journaliste et des images typiques qui sont lues par le public comme
symptomatiques du drame. La rencontre de ces deux catégories d’images, aux

22. Pour Mikhaïl Bakhtine, les genres du discours permettent à l’énonciateur d’organiser sa parole,
de la « mouler » dans des formes acquises par expérience, et reconnaissables par autrui, par ce même
apprentissage. Ainsi, en « entendant la parole d’autrui, nous savons d’emblée, aux tous premiers mots,
en pressentir le genre, en deviner le volume [. . .] ». Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale,
Gallimard, 1979, p. 285.
23. Annette Béguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte : dispositifs graphiques et communication
écrite, 2006, p. 63.
24. L’« éclair » est un terme employé par Roland Barthes pour désigner, dans les pièces de Racine, le
moment où le revirement se produit. En langage classique, on l’appelle aussi un coup : « le héros frappé
tient dans une perception déchirante l’état ancien dont il est dépossédé et l’état nouveau qui lui est
assigné ». Roland Barthes, Sur Racine, Le Seuil, 1963, p. 52.
25. Expression de Jean-Bertrand Pontalis pour parler du fait divers, Un jour, le crime, Gallimard, 2011,
p. 27.

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8 Sémiologie

statuts sémiotiques divergents, laisse une empreinte mémorielle du fait divers


tissée d’images banales et d’images hautement symboliques. La combinaison de
ce qui pourrait s’apparenter à des morphèmes vient créer un syntagme cohérent et
signifiant pour exposer visuellement l’événement dramatique.

A.1. Des lieux ordinaires


La première catégorie d’images représente principalement des lieux communs,
dans le sens de partagés et d’ordinaires. Ces images de remplissage représentent
généralement les environs de l’événement. La rue, les façades d’immeubles, les
routes de campagne, le RER sont autant d’espaces représentés dans les reportages
de faits divers. Si la rue représente majoritairement le lieu du danger, il arrive
également que le drame se produise au sein de l’espace privé et familial, comme
l’illustre cette image (figure 1), extraite d’un reportage revenant sur le meurtre
d’une mère et de ses quatre enfants, découverts enterrés sous la terrasse de la
maison familiale. Le principal suspect, le père, aurait assassiné sa famille durant
la nuit, avant d’enterrer les corps dans le jardin et de prendre la fuite.
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Figure 1 : Reportage « Découverte macabre à Nantes », JT du 21 avril 201126
– Journaliste : « Tués, selon les premières constatations, par arme à feu ».

Pour les reportages revenant sur ce drame – aussi nommé par les médias « tuerie
de Nantes» –, les chaînes ont largement diffusé la devanture de la maison familiale.
Ne pouvant filmer l’intérieur de l’habitat pour des raisons légales, les journalistes
ont dû se contenter de la façade. Les images de la maison aux volets fermés
symbolisent alors une sorte de rempart empêchant le téléspectateur d’accéder au
lieu du crime. L’opacité de la façade, qui ne laisse transparaître aucune forme
de vie, invite le public à imaginer l’espace intime dans lequel l’événement s’est
produit. Gaston Bachelard évoque, pour la maison, un imaginaire de la profondeur
et de l’intimité27 . Inaccessible aux yeux du public, la profondeur de l’espace privé
s’oppose à la froideur et à l’opacité de la façade ; le dedans et le dehors formant une
dialectique de l’écartèlement28 . L’opacité de la façade devient le contenant d’un

26. « 20 heures » du 21 avril 2011, TF1, « Découverte macabre à Nantes », 1re position.
27. Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, PUF - Quadrige, 2012 [1957], p. 17.
28. Ibid., p. 191.

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Les formes symboliques de l’événement dramatique 9

événement qu’il revient aux téléspectateurs d’imaginer, permettant, de la sorte, une


appropriation plus personnelle des faits.
Les lieux jouent un rôle central dans les récits de crimes. Dominique Kalifa
rappelle en effet qu’« autant que les mobiles, les circonstances ou les auteurs
du crime, les “lieux” jouent un rôle essentiel dans la construction des réalités
criminelles »29 . Il montre, par exemple, comment l’évocation du lieu du crime
dans diverses productions du XIXe siècle – comme les romans-feuilletons ou les
« chroniques parisiennes » – témoigne d’un imaginaire du crime chargé des
craintes de l’époque. À un moment où Paris connaît d’importants changements
urbanistiques et démographiques, il constate notamment une forte représentation
dans les récits de crimes de lieux surpeuplés, aux rues étroites, tortueuses et
obscures. Le quartier de la Cité – qui s’étend du Palais de Justice jusqu’à
Notre-Dame – devient ainsi la scène de théâtre de nombreux crimes dans les récits
romanesques et journalistiques de l’époque30 . Les lieux surpeuplés constituent
alors les symboles d’une criminalité grandissante, d’une urbanisation qui entraîne
décadence et violence.
À la fois révélateurs des peurs latentes d’une société, les lieux du crime tels qu’ils
sont médiatisés viennent également fournir une représentation, un décor, pour
l’incarnation des craintes d’une époque. La matérialisation de l’espace du crime
par le média joue alors un rôle fondamental dans l’empreinte mémorielle que laisse
l’événement. Après le drame, le lieu est l’élément qui subsiste. Il fait le lien entre le
passé du crime, le présent de sa médiatisation et le futur de sa cristallisation dans un
imaginaire collectif. Au JT, nous l’avons évoqué, les lieux du drame tels qu’ils sont
médiatisés présentent une forme de banalité. Le récit du fait divers s’inscrit ainsi
dans un environnement quotidien qui rend le revirement dramatique envisageable
pour tout un chacun. Ce décor familier serait propice au processus d’identification
et d’appropriation du texte.
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A.2. Des images symptômes
Articulées aux images de remplissage, nous trouvons des images symptômes
qui viennent guider la lecture des lieux filmés. Comme l’adjectif renseigne le
mot qui le précède ou lui succède, l’image symptôme oriente le sens et colore
l’espace médiatisé. Toutes les traces de l’événement, et notamment la tache de
sang, qui symboliquement représente le paroxysme du drame, constituent des
images symptômes. Fortement réitérées pour des raisons pratiques et symboliques,
leur présence au sein du reportage permet la convocation de discours antérieurs.
Patrick Charaudeau souligne en effet l’intertextualité de l’image symptôme, qui
se caractérise par sa répétition au fil du temps : « réduite à quelques traits

29. Dominique Kalifa, « Les lieux du crime. Topographie criminelle et imaginaire social à Paris au
XIXe siècle », Sociétés & Représentations, 17(1), 2004, p. 131.
30. Dominique Kalifa se réfère notamment à l’œuvre d’Eugène Sue, Les mystères de Paris, publiée dans
un premier temps sous la forme d’un roman-feuilleton dans Le Journal des Débats entre l’été 1842 et
l’automne 1843. Les Parisiens plongent ainsi dans les entrailles de la capitale, suivant les aventures de
personnages issus du « petit peuple » qui vivent dans des conditions épouvantables.

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10 Sémiologie

dominants », elle apparaît « de façon récurrente, tant dans l’histoire que dans le
présent »31 .
La répétition de ces images s’explique notamment par les sujets qu’elles
évoquent, des sujets qui sont propices à un « effet symptôme » puisque ces
images sont « remplies de ce qui touche le plus les individus », c’est-à-dire « les
drames, les joies, les peines ou la simple nostalgie d’un passé perdu, renvoyant
à des imaginaires profonds de la vie »32 . Ces images font alors l’objet d’une
accentuation médiatique qui se manifeste notamment dans les mouvements de
caméra, avec un zoom avant, ou par leur forte réitération dans les reportages.
Deux images symptômes retiennent notre attention pour leur forte intertextualité
– c’est-à-dire leur capacité à renvoyer à une grande variété de textes – témoignant
d’un important potentiel symbolique. La trace de sang et l’uniforme des hommes
de l’ordre constituent ainsi deux éléments typiques du drame.
La trace
Selon la nature des faits, différents types de traces viennent composer la grammaire
du fait divers. En les intégrant dans les reportages, les journalistes leur confèrent,
par ce geste d’auctorialité, une valeur d’« authentification de l’événement »33 . Elles
attestent d’un dysfonctionnement, d’une anomalie qui, selon la trace, renseignent
sur les circonstances du drame. Béatrice Galinon-Mélenec rappelle en effet la
relation de causalité qui unit la trace et l’action qui l’a formée34 . Elle ajoute
également, en prenant l’exemple des traces de pas du premier homme marchant
sur la Lune, que l’instauration du statut de trace est liée à la personne qui l’observe :
On voit également que c’est l’existence passée (dimension résiduelle) d’un autre
phénomène qui est en cause et que ce renvoi n’est possible que parce que celui qui
observe la trace (l’empreinte de la semelle dans le sol) corrèle le phénomène présent
(observation immédiate) avec le phénomène absent (l’homme sur la lune).
La trace présentée par le média devient la « trace de trace »35 , c’est-à-dire une
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trace subsistant à l’action passée que le journaliste a choisi de rendre visible en lui
donnant le statut de trace. La sélection et la diffusion de ces images participent
ensuite à la construction d’un imaginaire social du drame. Yves Jeanneret rappelle
en effet que « l’écriture n’est pas seulement trace mais tracé, qu’elle produit du
social au moins autant qu’elle en condense »36 . En ce sens, l’écriture journalistique
renseigne à la fois sur un imaginaire social du drame autant qu’elle le construit.

31. Patrick Charaudeau, « La situation de communication comme lieu de conditionnement du


surgissement interdiscursif », TRANEL, « Interdiscours et intertextualité dans les médias », Institut
de linguistique de l’Université de Neuchâtel, 44, 2006. Consulté sur le site de Patrick Charaudeau,
www.patrick-charaudeau.com/La-situation-de-communication,166.html.
32. Ibid.
33. Patrick Charaudeau, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Nathan,
1997, p. 75.
34. Béatrice Galinon-Mélénec, Samir Zlitni (dir.), L’homme trace. Perspectives anthropologiques des
traces contemporaines, CNRS Éditions, 2011, p. 25.
35. Ibid., p. 16.
36. Yves Jeanneret, « Complexité de la notion de trace. De la traque au tracé », L’homme trace. . ., ibid.,
p. 82.

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Les formes symboliques de l’événement dramatique 11

La tache de sang est peut-être l’une des traces les plus emblématiques de
l’imaginaire du fait divers. Elle correspond à ce que Paul Ardenne nomme la
« rhétorique de l’épanchement »37 . L’auteur explique ainsi que des liquides
comme le sang, les lymphes ou l’eau, s’ils s’extériorisent, alors qu’ils appartiennent
normalement à la sphère interne du corps, deviennent les signes d’un dysfonction-
nement, d’un problème interne. La trace de sang représente métonymiquement
le corps de la victime qui, quelque temps auparavant, se trouvait au même
emplacement. La trace possède ainsi une « potentialité de médiation temporelle » :
elle constitue un embrayeur pour la production de séquences narratives permettant
une reconfiguration du temps38 .
La trace de sang, signe d’un épanchement et donc d’un dysfonctionnement
corporel, conduit à la reconfiguration d’une atteinte faite au corps, généralement
guidée par les commentaires du journaliste. Cette atteinte physique est propice
à la convocation de filtres profonds de lecture39 . Pour l’appréhension de chaque
nouveau texte, le lecteur convoque en effet des connaissances, schèmes et
filtres acquis au fil du temps. Christian Vandendorpe illustre notamment ce
processus de lecture avec l’analyse d’un fait divers, survenu aux États-Unis,
où un adolescent abat toute sa famille à la hache. L’auteur montre, pour cet
exemple, qu’il est nécessaire de faire appel à des scripts sociaux-culturels spécifiques
pour appréhender toutes les subtilités du récit. Ces scripts sont particulièrement
profonds lorsque l’histoire racontée présente une atteinte à l’intégrité physique40 .
En effet, l’atteinte au corps, parce qu’elle conduit à l’imagination d’une sensation
de douleur commune à l’être humain, représente une donnée universelle au fort
potentiel émotionnel. Malgré les divergences culturelles, cette donnée sensorielle est
lisible par une grande diversité de lecteurs.
D’autres traces témoignent d’une anomalie, d’un dysfonctionnement, comme
la tache noire, qui n’est pas, quant à elle, le signe d’une atteinte directe faite au
corps, mais la trace d’un dégât matériel identifiable comme signe d’un incendie.
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Déchiffrable par le destinataire comme une trace de suie laissée par la fumée,
elle devient le signe d’un danger et laisse envisager la présence de victimes.
Un troisième type de trace du drame est justement l’absence de signe pouvant
symboliser une disparition. Ainsi certaines images ont-elles pour objectif de nous
montrer qu’il n’y a rien à voir. L’absence devient suspecte et inquiétante. Enfin, il y
a ces objets, ces déformations matérielles – comme la carcasse d’une voiture après
un accident ou un abribus déformé par la percussion d’un véhicule – qui viennent
signifier un désordre, un déplacement anormal. L’anormalité et le caractère suspect
de cette présence et de ce déplacement nous sont renseignés par un recentrage de
la caméra sur l’objet.

37. Paul Ardenne, Corpopoétique. Regarder la victime, Éditions La Muette - Le Bord de l’eau, 2001, p. 70.
38. Jean-Jacques Boutaud, Stéphane Dufour, « L’indicible et l’indiciel : empreinte gustative et trace
figurative », L’Homme trace. . ., op. cit., p. 157.
39. Christian Vandendorpe, « La lecture du fait divers : fonctionnement textuel et effets cognitifs »,
Tangence, 37, 1992, p. 65.
40. Ibid.

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12 Sémiologie

Ces différents exemples soulignent bien l’importance du geste journalistique


dans le fondement de la trace. C’est par une focalisation particulière, un centrage
de l’image ou un zoom, que l’auteur donne le statut de trace à l’élément iconique.
Par ces procédés filmiques, reconnus par le public, grâce à ce que Thierry Devars
nomme l’« audiovitie »41 , les professionnels de l’information renseignent les
téléspectateurs sur le statut sémiotique de l’élément rendu visible. Ils guident la
lecture du signe en indiquant le lien de causalité qui unit le signifiant et le signifié.
Les « corps dociles »
La présence des « corps dociles » – expression que nous empruntons à Michel
Foucault qui revient sur les évolutions de la figure du « soldat » entre le XVIIe et
le XIXe siècle dans l’ouvrage Surveiller et punir42 – est aussi symptomatique d’un
dysfonctionnement. Foucault souligne, à ce propos, l’importance de l’apparence
physique du soldat pour qui son corps devient le principal signe de bravoure :
Voici la figure idéale du soldat telle qu’elle était décrite encore au début du
XVIIe siècle. Le soldat, c’est d’abord quelqu’un qui se reconnaît de loin ; il porte
des signes : les signes naturels de sa vigueur et de son courage, les marques aussi de
sa fierté ; son corps, c’est le blason de sa force et de sa vaillance [. . .]43

Dans les reportages de fait divers, le « soldat », terme derrière lequel nous mettons
le gendarme et le policier, est avant tout un corps. N’étant pas autorisé à prendre la
parole – cette fonction est principalement réservée aux syndicats de police ou à des
personnes de grade plus élevé –, le « soldat » reste une figure iconique. Les signes
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Figure 2 : Reportage « Tué chez ses parents à Villepinte : une méthode digne de la mafia », JT du
10 avril 201144 .

41. Par ce terme, l’auteur renvoie à une culture de l’audiovisuel. Thierry Devars, « Pour une poétique
de l’ “audiovitie” : l’impensé de la culture audiovisuelle. Le cas des vidéos politiques », Communication
& langages, 167, 2011, p. 17-29.
42. Michel Foucault, Surveiller et punir – Naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 159-161.
43. Ibid., p. 159.
44. « 20 heures » du 10 avril 2011, TF1, « Tué chez ses parents à Villepinte : une méthode digne de la
mafia », 1re position.

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Les formes symboliques de l’événement dramatique 13

de sa fonction sont ostensiblement affichés par le port de l’uniforme, qui le rend


facilement reconnaissable et télégénique.
L’itération de cette figure n’est pas propre à la télévision, il s’agit d’une figure
« transmédiatique ». En cela, nous pourrions parler d’une « transmédiagénie » du
soldat, notion que Philippe Marion définit comme une capacité d’étoilement, de
circulation et de propagation transmédiatique d’un récit45 .
La figure du policier n’est pas de l’ordre du « récit », c’est une image
transmédiatique qui circule dans différents médias et dans différents genres,
notamment fictionnels. Favorisée par la capacité d’étoilement des récits de faits
divers, cette propagation fait de la figure du policier une image symptomatique des
drames et constitutive du genre « fait divers ». Si nous constatons des variations
au niveau de la forme du récit selon le support qui l’accueille, certains éléments
comme les « corps dociles » constituent des invariants de l’imaginaire du fait divers.

A.3 Conditions de production et formes de l’information


Deux éléments expliquent la récurrence de ces images symptômes. Le premier,
nous l’avons mentionné, est la force symbolique de ces images qui font référence
à des univers fortement émotionnels. La seconde raison est d’ordre pratique :
ces images sont les uniques traces restantes du drame, elles constituent les seules
preuves visuelles que quelque chose est advenu. Cette contrainte au niveau de
la production peut inciter les journalistes à utiliser toujours les mêmes images,
entraînant ainsi un traitement stéréotypé de l’événement et renforçant, par leur
répétition, leur dimension symptomatique.
Ce phénomène d’itération, lié aux conditions de production de l’information,
se retrouve pour d’autres types de sujets comme le traitement journalistique de la
guerre notamment. Un journaliste, qui a suivi la guerre en Afghanistan, souligne
en effet comment la restriction imposée au droit de l’information contraint les
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journalistes à photographier des « stéréotypes » de la guerre et de la souffrance,
donnant lieu à : « des photos primaires qui se répètent, par leur motif et par leurs
formes, d’un conflit à l’autre ; qui, sans mention de la date et du lieu, seraient
interchangeables ; des images qui, plutôt que d’informer ou de susciter la réflexion,
renvoient le spectateur à des codes visuels qui renforcent ses convictions.46
Les images des reportages de faits divers au JT donnent également cette
impression d’une possibilité d’interchangeabilité entre les différents événements
médiatisés. Malgré la diversité des événements, une forme commune se dégage
pour le fait divers. Cette forme générique doit ainsi se lire à la lumière des
conditions de production qui prédéterminent la grammaire de l’événement.

B. Figures rhétoriques et procédés filmiques


Nous avons principalement décrit, jusqu’à présent, ce que nous avons comparé à
des morphèmes, c’est-à-dire des unités, pour notre cas principalement iconiques,

45. Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », art. cit., p. 87.
46. Michel Guerin, « Les stéréotypes visuels de la guerre en Afghanistan », Le Monde, 16 novembre
2001, cité par Dominique Ducard, « Stéréotypage discursif d’une image de presse », Communication &
langages, 165, 2012, p.4.

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14 Sémiologie

isolées et segmentées. Nous allons maintenant nous intéresser à une plus grande
unité, la figure rhétorique, qui a également pour objectif de rendre compte
visuellement de l’événement. La figure de l’hypotypose – qui consiste à mettre
devant les yeux du lecteur l’événement – est en effet au cœur de cette écriture
médiatique. Elle représente en quelque sorte une méta-figure s’exprimant à travers
l’usage de différentes figures rhétoriques, comme la prétérition ou la métonymie,
ou dans certains procédés filmiques qui tentent de donner à vivre l’événement.

B.1 La prétérition : l’effet « photo volée »


Différents cadrages ont pour objet de signifier au public qu’il visionne quelque
chose qu’il ne devrait pas voir. Ces cadrages s’apparentent à la prétérition, une
figure rhétorique qui consiste à dire quelque chose qui devrait normalement rester
secret et à le signifier47 . Visuellement, ce procédé rhétorique se manifeste par la
présence d’un obstacle au premier plan, cachant ainsi une partie de la scène filmée.
Ce cadrage place le téléspectateur en position de voyeur, l’image lui donne à voir
ce qu’elle ne montre pas. Le public se trouve alors ni trop près ni trop loin de
l’événement.
L’image suivante (figure 3) présente cette figure de la prétérition. Elle est
extraite d’un reportage revenant sur la mort d’un enfant qui s’est accidentellement
pendu à un portemanteau dans le couloir de son école. Au premier plan, nous
voyons la partie d’un buste d’homme dont l’attitude et l’habillement suggèrent
le buste d’un gendarme posté devant les lieux du drame, contrôlant le périmètre
de sécurité. Cet élément visuel semble constituer une barrière entre le lieu de
l’événement et le journaliste. Une porte ouverte nous permet d’apercevoir au loin,
dans la cour de l’école, un homme au téléphone. Nous retrouvons dans cette image
l’imaginaire de l’« entr’ouvert »48 . Partiellement visible, l’espace où il semble se
passer quelque chose invite à imaginer le « hors cadre ».
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Figure 3 : Reportage « Un écolier se pend à Arles, son pronostic vital engagé », JT du 26 mai 201149 –
Journaliste : « Ce soir, rien ne permet d’expliquer comment un garçon de 11 ans scolarisé ici en CM2
s’est retrouvé pendu à un portemanteau dans un couloir de cette école. ».

47. Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Livre de poche, 1992, p. 276.


48. Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, op. cit.
49. « 20 heures » du 26 mai 2011, TF1, « Un écolier se pend à Arles, son pronostic vital engagé », 4e
position.
communication & langages – n◦ 187 – Mars 2016
Les formes symboliques de l’événement dramatique 15

Le cadrage de cette image amène en effet le téléspectateur à concentrer son


regard sur cet espace « entr’ouvert » symbolisant le lieu où le drame s’est produit.
Les limites et les contours de l’image invitent également à s’interroger sur ce qui se
trouve en dehors du cadre qui représente, pour cet exemple, le couloir où l’enfant
est mort pendu. Annette Béguin-Verbrugge souligne ce « double rôle » assumé par
le cadre :
Situé entre le dehors et le dedans, le cadre est une sorte d’invitation à se poser des
questions sur le rapport qui unit les deux zones. Il joue un double rôle : il permet de
focaliser l’attention sur un élément particulier mais il sollicite également l’attention
divergente du lecteur vers la relation entre l’inscription et son contexte d’insertion.50

Cette fonctionnalité du cadre peut se retrouver dans toute image, néanmoins, elle
semble d’autant plus présente pour des images qui mettent en scène la dialectique
du visible et du caché. Recherchée par d’autres médias, cette dialectique du
visible et du caché, du « dehors » et du « dedans », cristallise un grand nombre
de fantasmes. Les images présentant cette dialectique font partie des images
singulières qui apparaissent comme « une concentration de tout le psychisme »51 .

B.2 La caméra subjective : « faire ressentir » l’événement


Le langage télévisuel relève de ce que Jean Cloutier appelle la « communication
audio-scripto-visuelle »52 , il permet la combinaison du son et de l’image, le tout
en mouvement. En cela, il favorise l’exploration de différents procédés filmiques
qui rendent compte de postures narratives divergentes. Le point de vue adopté par
le journaliste – terme derrière lequel nous englobons les différents professionnels
de l’information intervenant dans la réalisation du reportage – est généralement
extérieur au récit. Le journaliste se positionne en surénonciateur, transmettant
une image de neutralité face à la captation des images et à leur retranscription.
Cette posture de surénonciation – qu’Alain Rabatel définit « comme l’expression
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interactionnelle d’un point de vue surplombant dont le caractère dominant est
reconnu par les autres énonciateurs »53 – est notamment fondée par la fonction
d’« organisateur » des différentes prises de parole qu’assume le journaliste. Il
sélectionne et organise les témoignages pour créer un récit cohérent de l’événement
et s’apparente également en cela à ce qu’Oswald Ducrot nomme le « locuteur » qui,
en tant que responsable de l’énoncé, structure un texte à plusieurs voix54 .
Il arrive cependant, à certains moments, que le journaliste semble quitter cette
place de surénonciateur pour adopter le point de vue de l’un des protagonistes. Cela
se traduit visuellement par l’usage de la caméra subjective, qui donne l’impression
que les images diffusées sont vues par la victime, le coupable ou un possible témoin.
Ce procédé filmique est comparable en littérature à la focalisation interne, moment

50. Annette Béguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte, op. cit., p. 70.
51. Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, op. cit., p. 3.
52. Jean Cloutier, « La communication audio-scripto-visuelle », Communication & langages, 19, 1973,
p. 86.
53. Alain Rabatel, « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmatiques »,
Langages, 156, 2004, p. 5.
54. Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Éditions de Minuit, 1984, p. 205.

communication & langages – n◦ 187 – Mars 2016


16 Sémiologie

où le narrateur parle pour l’un des personnages. Cette posture renvoie l’image
d’un narrateur omniscient qui aurait été présent au moment des faits. Ce point de
vue incarné, à hauteur d’homme, réduit la distance entre le public et le drame. Il
instaure une proximité d’ordre pathémique55 , c’est-à-dire propice au surgissement
d’une émotion. Ce point de vue est également hypothétique puisqu’il s’agit bien
souvent d’une reconstitution temporaire des faits.
Le pouvoir pathémique de la caméra subjective réside également dans sa
décontextualisation. Normalement réservé à la fiction, l’insertion de ce procédé
filmique dans le JT peut surprendre. Il semble davantage correspondre à ce que
Patrick Charaudeau identifie comme un procédé porté par une visée séductrice
– consistant à « faire ressentir », c’est-à-dire à « provoquer chez l’autre un état
émotionnel agréable ou désagréable » – qu’à un procédé fondé sur une finalité à
visée informative56 . Avec la caméra subjective, il ne s’agit plus seulement de « faire
savoir » – qui est la base de la visée informative –, mais de faire vivre et ressentir par
l’adoption du regard de l’un des protagonistes de l’événement.
L’extrait suivant (figure 4) illustre ce procédé, les images du reportage « acci-
dent de car : les familles des victimes sur les lieux du drame » donnent à voir le par-
cours d’un car transportant des enfants avant qu’il ne percute le mur d’un tunnel
souterrain.
Ces images filmées depuis la voiture du journaliste placent le téléspectateur en
position de passager du véhicule. La caméra subjective permet de visualiser les
dernières images que les victimes ont pu voir juste avant la collision. De spectateur
externe, le public devient, par ce point de vue incarné, acteur du drame.
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Figure 4 : Reportage « Accident de car : les familles des victimes sur les lieux du drame », JT du
15 mars 201257 – Journaliste : « si un véhicule le percute, la collision est frontale ».

55. Patrick Charaudeau, « Une problématisation discursive de l’émotion. À propos des effets de
pathémisation à la télévision », in Christian Plantin, Marianne Doury et Véronique Traverso (dir.),
Les émotions dans les interactions, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 127.
56. Patrick Charaudeau, Les médias et l’information, op. cit., p. 67.
57. « 20 heures » du 15 mars 2012, TF1, « Accident de car : les familles des victimes sur les lieux du
drame », 1re position.

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Les formes symboliques de l’événement dramatique 17

D’autres procédés visuels, comme l’infographie par exemple, permettent


de représenter le retournement de situation, ou l’« éclair », pour reprendre
le terme de Roland Barthes59 . De plus en plus utilisés et perfectionnés, les
montages infographiques répondent en effet à un réel besoin des rédactions. Ils
rendent possible, à partir d’images de synthèse, une visualisation de l’événement,
permettant au public une meilleure appréhension du déroulement des faits. Ces
montages, qui rendent compte schématiquement du temps fort du drame, se
présentent avant tout comme des productions à visée didactique. Or, en mettant
en scène un contenu au fort potentiel émotionnel, ils sont également au cœur
d’enjeux de captation. En effet, bien que le contenu puisse perdre en réalisme avec
les images de synthèse, l’infographie présente néanmoins l’avantage d’être explicite
et facilement compréhensible par le public, lui conférant alors une certaine force
communicationnelle. Ainsi, le moment où le véhicule dévie de sa trajectoire et
percute le mur du tunnel, et le moment où le tueur pénètre dans le bâtiment et abat
plusieurs personnes, sont autant de scènes que l’infographie permet de représenter.
Avec ces montages, le JT se positionne comme médiateur d’une information
qu’il souhaite rendre facilement lisible pour son public, tout en répondant à
des enjeux de captation. Néanmoins, en reconfigurant de manière détaillée le
drame, pour le mettre devant les yeux du téléspectateur, le journal entraîne par
la même occasion une réduction de la distance entre l’événement et son public,
distance pourtant nécessaire pour une lecture critique du texte. L’acte de médiation
qu’opère le journal se transpose alors, métaphoriquement, comme une sorte de
loupe que l’on aurait placée entre le drame et le public. La loupe, comme symbole
de l’acte de médiation assumé par le journal, a d’ailleurs longtemps été présente
dans l’une des versions du générique du JT de TF1. Diffusée jusqu’en août 2011,
cette introduction au programme mettait en scène des plaques transparentes, à
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Figure 5 : Reportage « Accident de car : les familles des victimes sur les lieux du drame » JT du
15 mars 201258 – Journaliste : « c’est précisément ce qui s’est passé mardi soir ».

58. « 20 heures » du 15 mars 2012, TF1, « Accident de car : les familles des victimes sur les lieux du
drame », 1re position.
59. Roland Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 52.

communication & langages – n◦ 187 – Mars 2016


18 Sémiologie

effet grossissant, qui passaient au-dessus des continents. Dès son générique, le
programme annonçait ainsi un contact rapproché avec l’actualité.
La question de la définition de l’acte de médiation endossé par le journal se
pose également pour la médiatisation des témoignages d’émotion. Leur fort relais
médiatique est en effet, lui aussi, peu propice à une lecture distanciée des faits.

B.3 La synecdoque : inscription du drame au sein du collectif


Le dernier élément constitutif de la grammaire du fait divers, que nous souhaitons
présenter porte sur le rôle médiatique que joue l’émotion collective dans les récits
de faits divers. Par la médiatisation d’une émotion exprimée par un groupe, plus
étendu que le cercle amical ou familial, le journal inscrit symboliquement le drame
dans un collectif. Les marches blanches et autres objets, fortement représentés à
l’écran, ont pour but de le signifier. Les accentuations filmiques dont ils font l’objet
témoignent en effet d’une forte dimension symbolique accordée à ces témoignages
d’affection ou d’indignation. Ces objets confèrent une valeur synecdotique au fait
divers, la collectivité témoigne à travers eux, ou à travers d’autres témoignages
d’émotion comme les rassemblements, un intérêt au drame, a priori isolé. La partie,
le fait divers, semble alors valoir pour un tout, le groupe, qui se présente comme
représentatif de la société.
Fleurs, bougies et photos : réification de l’émotion
Le drame engendre la mise en place de plusieurs rites funéraires largement relayés
par les médias. Dans les images médiatiques fortement présentes à l’écran, mais
aussi dans d’autres supports, nous retrouvons les photos des victimes, autour
desquelles fleurs, bougies, dessins ou autres objets témoignant d’une attention
portée envers le défunt et son entourage, ont été déposés. La récurrence de ces
images et leur force symbolique en font des images symptômes, c’est-à-dire,
comme nous l’avons exposé précédemment, des images qui circulent à travers le
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temps et qui renvoient ainsi à une multitude de textes. Si ces images tiennent une
place importante dans la grammaire du fait divers, c’est parce qu’elles invitent
le lecteur à opérer différents niveaux de lecture permettant ainsi, en quelques
secondes, la convocation de plusieurs scripts60 connus du public.
Prenons l’exemple de la photo qui, placée sur les lieux du drame et entourée
de fleurs et de bougies, devient un espace de recueillement et de deuil. Hautement
symbolique, l’image photographique, parce qu’elle permet la confrontation d’un
« ici-maintenant » de la lecture et d’un « avant-ailleurs » de la prise61 , devient,
dans le cas du fait divers, un objet signifiant la rupture. Venant combler l’absence
du corps de la victime, elle symbolise un état qui n’est plus, une absence. Entre
l’« avant-ailleurs » de la prise et l’« ici-maintenant » de la lecture, l’événement

60. Les scripts, comme les « schémas » ou les « matrices », correspondent à des « structures mentales
acquises par l’expérience pratique ou par la familiarité avec d’autres récits ». Ces structures permettent
alors « d’expliquer les fondements de la compréhension de l’action et, par extension, des textes
narratifs ». Raphaël Baroni, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Le Seuil, 2007, p. 163.
61. Jean-François Tétu fait notamment référence aux travaux de Roland Barthes sur la photographie :
Bernard Lamizet, Jean-François Tétu, « L’émotion dans les médias : dispositif, formes et figures », Mots.
Les langages du politique, 75, 2004, p. 9-20.

communication & langages – n◦ 187 – Mars 2016


Les formes symboliques de l’événement dramatique 19

a entraîné la disparition du corps. La photo, telle qu’elle est présentée dans les
reportages, porte alors « en présence un objet absent »62 ; elle devient signe de
l’absence de l’objet qu’elle représente. Entretenant un rapport analogique avec cet
« objet » auquel elle réfère, à savoir la victime, l’image photographique est reconnue
comme un objet iconique nous permettant d’accéder au visage du défunt. Elle
« re-présente », dans le sens de présenter à nouveau « quelque chose qui était
présent et ne l’est plus »63 . L’image photographique a, dans ce cas de figure, valeur
de substitution et adopte la première fonction de la représentation évoquée par
Louis Marin64 .
À travers cette présence de l’image photographique, le téléspectateur peut
opérer un second niveau de lecture, qui nécessite un savoir culturel. En effet, si
à un premier niveau la photo permet de présenter à nouveau un « avant-ailleurs »,
qui correspondrait également à ce que Roland Barthes nomme le « ça a été » de
la prise65 , à un second niveau, le téléspectateur replace l’objet dans son contexte
d’apparition et analyse sa présence d’un point de vue conventionnel. Entourée de
bougies et de fleurs – ici signe d’un « présage mortel »66 – et diffusée par le média,
la photo apparaît dans un environnement qui indique qu’il ne s’agit pas seulement
d’une absence momentanée du référent, mais plutôt d’une absence irrévocable.
L’image photographique devient alors le symbole d’une pratique, celle du deuil, et
de l’hommage que rend un groupe à un individu disparu.

C. Une « forme sociale attendue »


Le fort relais médiatique des marches blanches et autres témoignages d’émotion
souligne également le rôle central que tient l’expression d’une émotion partagée
par un groupe dans la grammaire du fait divers. Représentant ce que Patricia
Paperman qualifie de « forme sociale attendue »67 , l’émotion exprimée à la suite
d’un drame – socialement condamné par le groupe de référence – est fortement
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valorisée par le journal. Consensuelle, cette mise en lumière d’une émotion
partagée confère au journal l’image d’un médiateur concerné et impliqué par ce qui
pourrait toucher son public. Ces réactions viennent alimenter ce que Luc Boltanski
appelle la « topique du sentiment »68 . En jouant sur l’émotion provoquée par la
tragédie, cette topique offre au spectateur une « métaphysique de l’intériorité »69 .
Le cas particulier soulève des valeurs universelles et renvoie le spectateur à sa propre
condition humaine. Le caractère dramatique des événements étant indiscutable, le

62. Louis Marin, « Représentation et simulacre », Critique, Revue générale des publications françaises et
étrangères, 373-374, 1978, p. 535.
63. Louis Marin, Le portrait du roi, Éditions de Minuit, 1981, p. 9.
64. Ibid.
65. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Le Seuil, 1980.
66. Jack Goody, La culture des fleurs, Le Seuil, 1994, p. 336.
67. Patricia Paperman, Ruwen Ogien, « L’absence d’émotion comme offense », Raisons pratiques, 6,
« La couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions », Éditions de l’EHESS, 1995, p. 178.
68. Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Éditions Métailié,
1993, p. 117.
69. Ibid., p. 122

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20 Sémiologie

fort relais de ces manifestations d’émotion apparaît alors comme naturel. C’est
dans cette apparente naturalité que réside la force communicationnelle de ces
récits. Ils semblent se situer à un degré zéro de l’écriture – que Roland Barthes
définit comme une écriture neutre et indicative, tout en précisant que celle-ci reste
utopique70 – alors qu’ils présentent pourtant des accentuations pathémiques.

CONCLUSION
Malgré l’absence d’images explicites de l’événement, nous avons souhaité souligner
l’existence d’une grammaire du fait divers à la télévision permettant une
reconfiguration du drame qui, dans sa forme médiatique, favorise l’identification et
l’implication du public. Naturalisée par le journal comme un principe rédactionnel
attendu du public, la proximité qu’il souhaite instaurer entre les téléspectateurs
et les faits vient questionner la définition des actes de médiation assumés par
le journal. Privilégiant la proximité, le journal favorise en effet une lecture plus
émotionnelle de l’événement, une pathémisation qui est alors difficilement remise
en question au vu du caractère dramatique évident des faits rapportés.
En mettant en avant des formes télévisuelles qui permettent de raconter les
faits divers au JT, nous avons ainsi questionné l’imaginaire du drame que ce
support alimente et le potentiel pathémique de ces mécanismes discursifs. Souvent
propres à l’information télévisée, et au format qu’implique le JT, ces procédés
d’écriture peuvent également se constater dans d’autres supports. Ces mécanismes
discursifs transmédiatiques témoignent alors d’un imaginaire et de manières de
faire communes de professionnels qui semblent trouver un intérêt pragmatique
et symbolique dans l’usage de structures structurantes pour rendre compte du
drame. Liés à la nature de l’événement, à ses ressorts émotionnels et aux conditions
d’accessibilité à l’information, ces processus d’écriture participent à la création de
« climats émotionnels » qui, comme le rappellent Bernard Lamizet et Jean-François
Tétu, sont si propices à la politisation de l’événement71 .
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71. Bernard Lamizet, Jean-François Tétu, « L’émotion dans les médias », art. cit., Les deux auteurs
empruntent l’expression « climats émotionnels » à Klaus Scherer, « Évolution de la société : quel avenir
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BÉRÉNICE MARIAU
berenicemariau@yahoo.fr
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