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POUR
UNE GRAMMAIRE DU FAIT DIVERS AU JOURNAL TÉLÉVISÉ.
Bérénice Mariau
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Les formes
symboliques de
l’événement
dramatique.
Pour une grammaire
du fait divers au BÉRÉNICE MARIAU
journal télévisé.
Les faits divers sont la chronique du cœur humain, le Cet article interroge la forme média-
petit écho des passions : je me propose de l’éveiller et de tique du fait divers au journal télévisé
le faire retentir dans vos cœurs, lecteurs sensibles [. . .]. (JT). Construits autour d’une absence
Georges Gabory, Action, 19211 . d’images explicites de l’événement –
absence paradoxale pour la télévision –,
Le « terrible drame », la « tuerie », l’« effroyable accident » les récits de faits divers au JT présen-
tent certains invariants qui donnent une
ne se prévoient pas, ils surgissent. Ces « découvertes
forme générique à une diversité de
macabres » viennent rompre le court normal des choses, drames. Ces formes sont questionnées
créant un « avant » et un « après » l’événement. Si cette d’un point de vue pathémique, c’est-à-
rupture est plus évidente pour certains événements qui dire dans leur capacité à susciter une
secouent fortement une société – on pense notamment émotion chez le public. L’article mon-
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Le journal joue alors un rôle crucial dans la mise en visibilité de ces faits, il
« s’inter-pose » comme élément de monstration et de signification entre le drame
et le public3 . Selon les caractéristiques du dispositif, il opère une activité de mise
en forme, avec en arrière-plan la volonté de produire un texte4 lisible pour le
destinataire envisagé. Les spécificités de cette mise en forme déterminent, en partie,
les parcours interprétatifs effectués par les lecteurs pour prendre connaissance
des faits. Emmanuël Souchier parle d’un « chemin » emprunté qui façonnerait
notre mémoire5 . Ainsi, la matérialité de l’événement et le processus de lecture
qu’elle met en place jouent-ils un rôle dans l’empreinte mémorielle que laisse
l’information. L’élément qui « s’inter-pose », le journal en l’occurrence, propose
selon ses possibilités techniques, ses enjeux économiques ou encore ses contraintes
pragmatiques une lecture de l’événement à son public.
Nous proposons de revenir sur les différents éléments qui viennent composer
ce que l’on pourrait appeler une « grammaire »6 du fait divers, c’est-à-dire un
ensemble de règles et de structures qui régissent l’écriture de l’événement et
rendent possible sa lecture par le public. Par ce travail de grammatisation qui,
comme le rappelle Bernard Stiegler, ne se limite pas au langage mais peut également
s’appliquer à une grande variété de contenus7 , nous souhaitons discrétiser des
textes médiatiques complexes en un nombre d’unités, plus ou moins limité. La
grammaire que nous présentons n’est en effet pas figée et exhaustive. Les règles
tacites d’écriture exposées – qui n’empêchent pas pour autant une pluralité
d’interprétations – restent sujettes aux créations individuelles des professionnels
de l’information, aux évolutions techniques des médias, mais également aux
caractéristiques de l’événement. Certains événements peuvent en effet entraîner
la mise en place de nouvelles formes d’écriture adaptées aux faits et au contexte
social dans lequel ils surviennent.
Cette approche structurale des récits de faits divers s’inscrit dans un travail
de recherche doctorale plus vaste8 . Celui-ci prenait notamment en compte les
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3. Jacques Noyer décrit l’acte de médiation comme quelque chose qui « s’inter-pose » comme élément
de signification et de monstration entre le réel-référent et le lecteur/téléspectateur. Cf. Jacques Noyer,
Quand la télévision donne la parole au public. La médiation de l’information dans L’Hebdo du Médiateur,
Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 52.
4. La notion de « texte » mentionnée ici suit la définition qu’en donne D. F. McKenzie, pour qui le
terme « texte » inclut « toutes les informations verbales, visuelles, orales et numériques, sous la forme
de cartes, de pages imprimées, de partitions, d’archives sonores, de films, de cassettes vidéo, de banques
de données informatiques, bref tout ce qui va de l’épigraphie aux techniques les plus avancées de
discographie ». Donald Francis McKenzie, La bibliographie et la sociologie des textes, Éditions du Cercle
de la Librairie, 1991 [1986], p. 31.
5. Emmanuël Souchier, « La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation. Pour une poétique de “l’infra-
ordinaire” », Communication & langages, 172, 2012, p. 13.
6. Bernard Lamizet parle d’une « grammaire » qui, organisée autour de certaines règles fondamentales,
rend l’événement « lisible » par le public. Sémiotique de l’événement, Lavoisier Hermès, 2006, p. 255.
7. Bernard Stiegler, « Individuation et grammatisation : quand la technique fait sens. . . »,
Documentaliste-Sciences de l’Information, 42(6), 2005, p. 354-360.
8. Bérénice Mariau, Écrire le fait divers à la télévision. La rhétorique émotionnelle du drame personnel au
journal télévisé de TF1, Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, sous la
direction d’Emmanuël Souchier, Celsa-Paris-Sorbonne, décembre 2014.
9. Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, 8(1), 1966,
p. 1-2.
10. Eliseo Verón, « Il est là, je le vois, il me parle », Communications, 38, 1983 p. 98.
11. Jean-Claude Soulages, Les mises en scène visuelles de l’information. Étude comparée France, Espagne,
États-Unis, Armand Colin, 1999, p. 7.
12. Philippe Marion parle de « médiativité » pour désigner la capacité propre à un média à représenter
et placer cette représentation dans une dynamique communicationnelle. Cf. « Narratologie médiatique
et médiagénie des récits », Recherches en communication, 7, 1997, p. 80.
13. Par « professionnels de l’information », nous entendons toutes les personnes qui participent à
l’élaboration du reportage. Divers corps de métiers interviennent : caméraman et preneur de son (deux
fonctions souvent assumées par une seule personne), journaliste, monteur, rédacteur en chef, directeur
de l’information, présentateur. . .
14. Formule employée par Gilles Bouleau, présentateur du JT de 20 heure de TF1, avant le lancement
d’un reportage revenant sur un quadruple meurtre à Chevaline le 5 septembre 2012. JT du 6 septembre
2012, 1er reportage.
15. Patrick Charaudeau, Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, De Boeck,
2005, p. 52.
communication & langages – n◦ 187 – Mars 2016
6 Sémiologie
16. François Jost, La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, De Boeck, 2001, p. 17-19. Voir
également les différents débats autour de la notion de « contrat » et de « promesse » tenus au Colloque
de Cerisy, « Penser la télévision », en juin 1997.
17. Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Grasset, 1985, p. 61-83.
18. Ibid.
19. Jean-Claude Soulages, Les rhétoriques télévisuelles. Le formatage du regard, De Boeck, 2007, p. 21.
20. Même si nous constatons une propension à la segmentation du fait divers sous plusieurs reportages
– revenant sur diverses dimensions de l’événement, comme « la découverte macabre », l’enquête, la
tristesse des proches, les cas similaires à travers l’histoire – la concision reste une règle d’écriture pour
les journalistes du JT.
21. Revenant sur de grandes « affaires » survenues quelques mois ou quelques années auparavant, des
émissions comme Faites entrer l’accusé sur France 2, Enquêtes criminelles sur W9, Suspect n◦ 1 sur TMC,
Présumé innocent sur D8 ou En quête de vérité sur NRJ 12 consacrent ou consacraient – certaines ne
faisant plus partie de la grille de programmation – entre 30 et 90 minutes à un seul fait divers.
Au journal télévisé, et pour tout autre support audiovisuel, le créateur d’un texte
de fait divers doit notamment composer avec une absence, un creux iconique, du
moment fatidique. En effet, l’« éclair » 24 qui entraîne un revirement de situation,
le mouvement de trop créant une « déchirure dans le tissu des jours »25 , est
rarement filmé. Ou s’il l’est, sa diffusion dans un programme de grande écoute
peut éthiquement poser problème. La grammaire du fait divers s’élabore alors
autour d’une absence, qu’il s’agit de compenser par divers procédés, permettant
de signifier le drame sans jamais vraiment pouvoir le montrer.
22. Pour Mikhaïl Bakhtine, les genres du discours permettent à l’énonciateur d’organiser sa parole,
de la « mouler » dans des formes acquises par expérience, et reconnaissables par autrui, par ce même
apprentissage. Ainsi, en « entendant la parole d’autrui, nous savons d’emblée, aux tous premiers mots,
en pressentir le genre, en deviner le volume [. . .] ». Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale,
Gallimard, 1979, p. 285.
23. Annette Béguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte : dispositifs graphiques et communication
écrite, 2006, p. 63.
24. L’« éclair » est un terme employé par Roland Barthes pour désigner, dans les pièces de Racine, le
moment où le revirement se produit. En langage classique, on l’appelle aussi un coup : « le héros frappé
tient dans une perception déchirante l’état ancien dont il est dépossédé et l’état nouveau qui lui est
assigné ». Roland Barthes, Sur Racine, Le Seuil, 1963, p. 52.
25. Expression de Jean-Bertrand Pontalis pour parler du fait divers, Un jour, le crime, Gallimard, 2011,
p. 27.
Pour les reportages revenant sur ce drame – aussi nommé par les médias « tuerie
de Nantes» –, les chaînes ont largement diffusé la devanture de la maison familiale.
Ne pouvant filmer l’intérieur de l’habitat pour des raisons légales, les journalistes
ont dû se contenter de la façade. Les images de la maison aux volets fermés
symbolisent alors une sorte de rempart empêchant le téléspectateur d’accéder au
lieu du crime. L’opacité de la façade, qui ne laisse transparaître aucune forme
de vie, invite le public à imaginer l’espace intime dans lequel l’événement s’est
produit. Gaston Bachelard évoque, pour la maison, un imaginaire de la profondeur
et de l’intimité27 . Inaccessible aux yeux du public, la profondeur de l’espace privé
s’oppose à la froideur et à l’opacité de la façade ; le dedans et le dehors formant une
dialectique de l’écartèlement28 . L’opacité de la façade devient le contenant d’un
26. « 20 heures » du 21 avril 2011, TF1, « Découverte macabre à Nantes », 1re position.
27. Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, PUF - Quadrige, 2012 [1957], p. 17.
28. Ibid., p. 191.
29. Dominique Kalifa, « Les lieux du crime. Topographie criminelle et imaginaire social à Paris au
XIXe siècle », Sociétés & Représentations, 17(1), 2004, p. 131.
30. Dominique Kalifa se réfère notamment à l’œuvre d’Eugène Sue, Les mystères de Paris, publiée dans
un premier temps sous la forme d’un roman-feuilleton dans Le Journal des Débats entre l’été 1842 et
l’automne 1843. Les Parisiens plongent ainsi dans les entrailles de la capitale, suivant les aventures de
personnages issus du « petit peuple » qui vivent dans des conditions épouvantables.
dominants », elle apparaît « de façon récurrente, tant dans l’histoire que dans le
présent »31 .
La répétition de ces images s’explique notamment par les sujets qu’elles
évoquent, des sujets qui sont propices à un « effet symptôme » puisque ces
images sont « remplies de ce qui touche le plus les individus », c’est-à-dire « les
drames, les joies, les peines ou la simple nostalgie d’un passé perdu, renvoyant
à des imaginaires profonds de la vie »32 . Ces images font alors l’objet d’une
accentuation médiatique qui se manifeste notamment dans les mouvements de
caméra, avec un zoom avant, ou par leur forte réitération dans les reportages.
Deux images symptômes retiennent notre attention pour leur forte intertextualité
– c’est-à-dire leur capacité à renvoyer à une grande variété de textes – témoignant
d’un important potentiel symbolique. La trace de sang et l’uniforme des hommes
de l’ordre constituent ainsi deux éléments typiques du drame.
La trace
Selon la nature des faits, différents types de traces viennent composer la grammaire
du fait divers. En les intégrant dans les reportages, les journalistes leur confèrent,
par ce geste d’auctorialité, une valeur d’« authentification de l’événement »33 . Elles
attestent d’un dysfonctionnement, d’une anomalie qui, selon la trace, renseignent
sur les circonstances du drame. Béatrice Galinon-Mélenec rappelle en effet la
relation de causalité qui unit la trace et l’action qui l’a formée34 . Elle ajoute
également, en prenant l’exemple des traces de pas du premier homme marchant
sur la Lune, que l’instauration du statut de trace est liée à la personne qui l’observe :
On voit également que c’est l’existence passée (dimension résiduelle) d’un autre
phénomène qui est en cause et que ce renvoi n’est possible que parce que celui qui
observe la trace (l’empreinte de la semelle dans le sol) corrèle le phénomène présent
(observation immédiate) avec le phénomène absent (l’homme sur la lune).
La trace présentée par le média devient la « trace de trace »35 , c’est-à-dire une
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La tache de sang est peut-être l’une des traces les plus emblématiques de
l’imaginaire du fait divers. Elle correspond à ce que Paul Ardenne nomme la
« rhétorique de l’épanchement »37 . L’auteur explique ainsi que des liquides
comme le sang, les lymphes ou l’eau, s’ils s’extériorisent, alors qu’ils appartiennent
normalement à la sphère interne du corps, deviennent les signes d’un dysfonction-
nement, d’un problème interne. La trace de sang représente métonymiquement
le corps de la victime qui, quelque temps auparavant, se trouvait au même
emplacement. La trace possède ainsi une « potentialité de médiation temporelle » :
elle constitue un embrayeur pour la production de séquences narratives permettant
une reconfiguration du temps38 .
La trace de sang, signe d’un épanchement et donc d’un dysfonctionnement
corporel, conduit à la reconfiguration d’une atteinte faite au corps, généralement
guidée par les commentaires du journaliste. Cette atteinte physique est propice
à la convocation de filtres profonds de lecture39 . Pour l’appréhension de chaque
nouveau texte, le lecteur convoque en effet des connaissances, schèmes et
filtres acquis au fil du temps. Christian Vandendorpe illustre notamment ce
processus de lecture avec l’analyse d’un fait divers, survenu aux États-Unis,
où un adolescent abat toute sa famille à la hache. L’auteur montre, pour cet
exemple, qu’il est nécessaire de faire appel à des scripts sociaux-culturels spécifiques
pour appréhender toutes les subtilités du récit. Ces scripts sont particulièrement
profonds lorsque l’histoire racontée présente une atteinte à l’intégrité physique40 .
En effet, l’atteinte au corps, parce qu’elle conduit à l’imagination d’une sensation
de douleur commune à l’être humain, représente une donnée universelle au fort
potentiel émotionnel. Malgré les divergences culturelles, cette donnée sensorielle est
lisible par une grande diversité de lecteurs.
D’autres traces témoignent d’une anomalie, d’un dysfonctionnement, comme
la tache noire, qui n’est pas, quant à elle, le signe d’une atteinte directe faite au
corps, mais la trace d’un dégât matériel identifiable comme signe d’un incendie.
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37. Paul Ardenne, Corpopoétique. Regarder la victime, Éditions La Muette - Le Bord de l’eau, 2001, p. 70.
38. Jean-Jacques Boutaud, Stéphane Dufour, « L’indicible et l’indiciel : empreinte gustative et trace
figurative », L’Homme trace. . ., op. cit., p. 157.
39. Christian Vandendorpe, « La lecture du fait divers : fonctionnement textuel et effets cognitifs »,
Tangence, 37, 1992, p. 65.
40. Ibid.
Dans les reportages de fait divers, le « soldat », terme derrière lequel nous mettons
le gendarme et le policier, est avant tout un corps. N’étant pas autorisé à prendre la
parole – cette fonction est principalement réservée aux syndicats de police ou à des
personnes de grade plus élevé –, le « soldat » reste une figure iconique. Les signes
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Figure 2 : Reportage « Tué chez ses parents à Villepinte : une méthode digne de la mafia », JT du
10 avril 201144 .
41. Par ce terme, l’auteur renvoie à une culture de l’audiovisuel. Thierry Devars, « Pour une poétique
de l’ “audiovitie” : l’impensé de la culture audiovisuelle. Le cas des vidéos politiques », Communication
& langages, 167, 2011, p. 17-29.
42. Michel Foucault, Surveiller et punir – Naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 159-161.
43. Ibid., p. 159.
44. « 20 heures » du 10 avril 2011, TF1, « Tué chez ses parents à Villepinte : une méthode digne de la
mafia », 1re position.
45. Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », art. cit., p. 87.
46. Michel Guerin, « Les stéréotypes visuels de la guerre en Afghanistan », Le Monde, 16 novembre
2001, cité par Dominique Ducard, « Stéréotypage discursif d’une image de presse », Communication &
langages, 165, 2012, p.4.
isolées et segmentées. Nous allons maintenant nous intéresser à une plus grande
unité, la figure rhétorique, qui a également pour objectif de rendre compte
visuellement de l’événement. La figure de l’hypotypose – qui consiste à mettre
devant les yeux du lecteur l’événement – est en effet au cœur de cette écriture
médiatique. Elle représente en quelque sorte une méta-figure s’exprimant à travers
l’usage de différentes figures rhétoriques, comme la prétérition ou la métonymie,
ou dans certains procédés filmiques qui tentent de donner à vivre l’événement.
Figure 3 : Reportage « Un écolier se pend à Arles, son pronostic vital engagé », JT du 26 mai 201149 –
Journaliste : « Ce soir, rien ne permet d’expliquer comment un garçon de 11 ans scolarisé ici en CM2
s’est retrouvé pendu à un portemanteau dans un couloir de cette école. ».
Cette fonctionnalité du cadre peut se retrouver dans toute image, néanmoins, elle
semble d’autant plus présente pour des images qui mettent en scène la dialectique
du visible et du caché. Recherchée par d’autres médias, cette dialectique du
visible et du caché, du « dehors » et du « dedans », cristallise un grand nombre
de fantasmes. Les images présentant cette dialectique font partie des images
singulières qui apparaissent comme « une concentration de tout le psychisme »51 .
50. Annette Béguin-Verbrugge, Images en texte, images du texte, op. cit., p. 70.
51. Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, op. cit., p. 3.
52. Jean Cloutier, « La communication audio-scripto-visuelle », Communication & langages, 19, 1973,
p. 86.
53. Alain Rabatel, « L’effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets pragmatiques »,
Langages, 156, 2004, p. 5.
54. Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Éditions de Minuit, 1984, p. 205.
où le narrateur parle pour l’un des personnages. Cette posture renvoie l’image
d’un narrateur omniscient qui aurait été présent au moment des faits. Ce point de
vue incarné, à hauteur d’homme, réduit la distance entre le public et le drame. Il
instaure une proximité d’ordre pathémique55 , c’est-à-dire propice au surgissement
d’une émotion. Ce point de vue est également hypothétique puisqu’il s’agit bien
souvent d’une reconstitution temporaire des faits.
Le pouvoir pathémique de la caméra subjective réside également dans sa
décontextualisation. Normalement réservé à la fiction, l’insertion de ce procédé
filmique dans le JT peut surprendre. Il semble davantage correspondre à ce que
Patrick Charaudeau identifie comme un procédé porté par une visée séductrice
– consistant à « faire ressentir », c’est-à-dire à « provoquer chez l’autre un état
émotionnel agréable ou désagréable » – qu’à un procédé fondé sur une finalité à
visée informative56 . Avec la caméra subjective, il ne s’agit plus seulement de « faire
savoir » – qui est la base de la visée informative –, mais de faire vivre et ressentir par
l’adoption du regard de l’un des protagonistes de l’événement.
L’extrait suivant (figure 4) illustre ce procédé, les images du reportage « acci-
dent de car : les familles des victimes sur les lieux du drame » donnent à voir le par-
cours d’un car transportant des enfants avant qu’il ne percute le mur d’un tunnel
souterrain.
Ces images filmées depuis la voiture du journaliste placent le téléspectateur en
position de passager du véhicule. La caméra subjective permet de visualiser les
dernières images que les victimes ont pu voir juste avant la collision. De spectateur
externe, le public devient, par ce point de vue incarné, acteur du drame.
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Figure 4 : Reportage « Accident de car : les familles des victimes sur les lieux du drame », JT du
15 mars 201257 – Journaliste : « si un véhicule le percute, la collision est frontale ».
55. Patrick Charaudeau, « Une problématisation discursive de l’émotion. À propos des effets de
pathémisation à la télévision », in Christian Plantin, Marianne Doury et Véronique Traverso (dir.),
Les émotions dans les interactions, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 127.
56. Patrick Charaudeau, Les médias et l’information, op. cit., p. 67.
57. « 20 heures » du 15 mars 2012, TF1, « Accident de car : les familles des victimes sur les lieux du
drame », 1re position.
Figure 5 : Reportage « Accident de car : les familles des victimes sur les lieux du drame » JT du
15 mars 201258 – Journaliste : « c’est précisément ce qui s’est passé mardi soir ».
58. « 20 heures » du 15 mars 2012, TF1, « Accident de car : les familles des victimes sur les lieux du
drame », 1re position.
59. Roland Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 52.
effet grossissant, qui passaient au-dessus des continents. Dès son générique, le
programme annonçait ainsi un contact rapproché avec l’actualité.
La question de la définition de l’acte de médiation endossé par le journal se
pose également pour la médiatisation des témoignages d’émotion. Leur fort relais
médiatique est en effet, lui aussi, peu propice à une lecture distanciée des faits.
60. Les scripts, comme les « schémas » ou les « matrices », correspondent à des « structures mentales
acquises par l’expérience pratique ou par la familiarité avec d’autres récits ». Ces structures permettent
alors « d’expliquer les fondements de la compréhension de l’action et, par extension, des textes
narratifs ». Raphaël Baroni, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Le Seuil, 2007, p. 163.
61. Jean-François Tétu fait notamment référence aux travaux de Roland Barthes sur la photographie :
Bernard Lamizet, Jean-François Tétu, « L’émotion dans les médias : dispositif, formes et figures », Mots.
Les langages du politique, 75, 2004, p. 9-20.
a entraîné la disparition du corps. La photo, telle qu’elle est présentée dans les
reportages, porte alors « en présence un objet absent »62 ; elle devient signe de
l’absence de l’objet qu’elle représente. Entretenant un rapport analogique avec cet
« objet » auquel elle réfère, à savoir la victime, l’image photographique est reconnue
comme un objet iconique nous permettant d’accéder au visage du défunt. Elle
« re-présente », dans le sens de présenter à nouveau « quelque chose qui était
présent et ne l’est plus »63 . L’image photographique a, dans ce cas de figure, valeur
de substitution et adopte la première fonction de la représentation évoquée par
Louis Marin64 .
À travers cette présence de l’image photographique, le téléspectateur peut
opérer un second niveau de lecture, qui nécessite un savoir culturel. En effet, si
à un premier niveau la photo permet de présenter à nouveau un « avant-ailleurs »,
qui correspondrait également à ce que Roland Barthes nomme le « ça a été » de
la prise65 , à un second niveau, le téléspectateur replace l’objet dans son contexte
d’apparition et analyse sa présence d’un point de vue conventionnel. Entourée de
bougies et de fleurs – ici signe d’un « présage mortel »66 – et diffusée par le média,
la photo apparaît dans un environnement qui indique qu’il ne s’agit pas seulement
d’une absence momentanée du référent, mais plutôt d’une absence irrévocable.
L’image photographique devient alors le symbole d’une pratique, celle du deuil, et
de l’hommage que rend un groupe à un individu disparu.
62. Louis Marin, « Représentation et simulacre », Critique, Revue générale des publications françaises et
étrangères, 373-374, 1978, p. 535.
63. Louis Marin, Le portrait du roi, Éditions de Minuit, 1981, p. 9.
64. Ibid.
65. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Le Seuil, 1980.
66. Jack Goody, La culture des fleurs, Le Seuil, 1994, p. 336.
67. Patricia Paperman, Ruwen Ogien, « L’absence d’émotion comme offense », Raisons pratiques, 6,
« La couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions », Éditions de l’EHESS, 1995, p. 178.
68. Luc Boltanski, La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Éditions Métailié,
1993, p. 117.
69. Ibid., p. 122
fort relais de ces manifestations d’émotion apparaît alors comme naturel. C’est
dans cette apparente naturalité que réside la force communicationnelle de ces
récits. Ils semblent se situer à un degré zéro de l’écriture – que Roland Barthes
définit comme une écriture neutre et indicative, tout en précisant que celle-ci reste
utopique70 – alors qu’ils présentent pourtant des accentuations pathémiques.
CONCLUSION
Malgré l’absence d’images explicites de l’événement, nous avons souhaité souligner
l’existence d’une grammaire du fait divers à la télévision permettant une
reconfiguration du drame qui, dans sa forme médiatique, favorise l’identification et
l’implication du public. Naturalisée par le journal comme un principe rédactionnel
attendu du public, la proximité qu’il souhaite instaurer entre les téléspectateurs
et les faits vient questionner la définition des actes de médiation assumés par
le journal. Privilégiant la proximité, le journal favorise en effet une lecture plus
émotionnelle de l’événement, une pathémisation qui est alors difficilement remise
en question au vu du caractère dramatique évident des faits rapportés.
En mettant en avant des formes télévisuelles qui permettent de raconter les
faits divers au JT, nous avons ainsi questionné l’imaginaire du drame que ce
support alimente et le potentiel pathémique de ces mécanismes discursifs. Souvent
propres à l’information télévisée, et au format qu’implique le JT, ces procédés
d’écriture peuvent également se constater dans d’autres supports. Ces mécanismes
discursifs transmédiatiques témoignent alors d’un imaginaire et de manières de
faire communes de professionnels qui semblent trouver un intérêt pragmatique
et symbolique dans l’usage de structures structurantes pour rendre compte du
drame. Liés à la nature de l’événement, à ses ressorts émotionnels et aux conditions
d’accessibilité à l’information, ces processus d’écriture participent à la création de
« climats émotionnels » qui, comme le rappellent Bernard Lamizet et Jean-François
Tétu, sont si propices à la politisation de l’événement71 .
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BÉRÉNICE MARIAU
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