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RIRE OU PLEURER ?

L'homme face au monde, de Rabelais à Montaigne

Loris Petris

Les Belles lettres | « L'information littéraire »

2006/2 Vol. 58 | pages 12 à 21


ISSN 0020-0123
ISBN 2251061223
DOI 10.3917/inli.582.0012
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2006-2-page-12.htm
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L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°2 / 2006 – ÉTUDES CRITIQUES

Rire ou pleurer ?
L’homme face au monde, de Rabelais à Montaigne
Quand Pantagruel fut né, qui fut bien esbahy et perplex, ce c’est en examinant ces deux axes que j’aborderai ce sujet, en
fut Gargantua son pere, car voyant d’un cousté sa femme étudiant d’abord l’opposition entre les pleurs et le rire, incar-
Badebec morte, et de l’aultre son filz Pantagruel né, tant beau nés par les figures célèbres de Démocrite et Héraclite, pour
et tant grand, ne sçavoit que dire ny que faire. Et le doubte qui ensuite montrer comment la Renaissance dépasse cette
troubloit son entendement estoit, assavoir s’il devoit plorer
opposition et approfondit une troisième voie : le mélange du
pour le dueil de sa femme, ou rire pour la joye de son filz ?
D’un costé et d’aultre il avoit argumens sophisticques qui le
rire et des pleurs. De Rabelais à Montaigne se dessinent une
suffocquoyent, car il les faisoit tresbien in modo et figura, mais continuité et une évolution dans une Renaissance soucieuse
il ne les povoit souldre. Et par ce moyen demouroit empestré d’explorer les mondes divers du cœur humain.
comme la souriz empeigée, ou un Milan prins au lasset.
« Pleureray je, disoit il ? Ouy : car pourquoy ? Ma tant
bonne femme est morte, qui estoit la plus cecy la plus cela qui I. Rire ou pleurer ?
feut au monde […] Ha Badebec, ma mignonne, mamye, mon
petit con (toutesfois elle en avoit bien troys arpens et deux sex- La Renaissance aime saisir concrètement, presque corpo-
terées), ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantofle rellement, une abstraction. S’agissant du rire et des pleurs, elle
jamais je ne te verray. […] » le fait à travers les figures de Démocrite, qui rit, et d’Héraclite,
Et ce disant pleuroit comme une vache, mais tout soubdain
qui pleure, face au spectacle du monde 3. Montaigne leur
rioit comme un veau, quand Pantagruel luy venoit en memoire.
« Ho mon petit filz (disoit il) mon coillon, mon peton, que consacre le chapitre I, 50 des Essais :
tu es joly, et tant je suis tenu à dieu de ce qu’il m’a donné un si Democritus et Heraclytus ont esté deux philosophes, des-
beau filz tant joyeux, tant riant, tant joly. Ho, ho, ho, ho, que quels le premier, trouvant vaine et ridicule l’humaine condition,
suis ayse, beuvons ho, laissons toute melancholie, apporte du ne sortoit en public qu’avec un visage moqueur et riant ;
meilleur, rince les verres, boute la nappe […] » 1 Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition
nostre, en portoit le visage continuellement atristé, et les yeux
Faut-il rire ou pleurer ? Ce dilemme, apparemment fac- chargez de larmes 4.
tice, est d’emblée mis en scène dans le Pantagruel de
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Rabelais : alors que sa femme vient de mourir en couches, Ici, Héraclite, du côté du monde, par compassion et
Gargantua doit-il avoir à l’esprit sa « pantoufle » (Badebec) empathie ; là, Démocrite, face au monde, par la distance que
ou son « peton » (Pantagruel) ? « Ha Badebec » ou « Ho mon confèrent le rire et la critique. Au XVIe siècle, la majorité des
fils » ? Ici exprimée de manière comique, cette opposition est auteurs adoptent l’une ou l’autre de ces attitudes, mais sou-
capitale pour comprendre la Renaissance, et ceci pour deux vent pour des raisons différentes : on peut choisir de pleurer
raisons. D’une part, elle pose la question de la légitimité et de comme Héraclite par compassion, par sensibilité ou encore
l’ambivalence de ces signes que sont le rire et les larmes : il par désespoir ; on peut rire avec Démocrite par détachement,
est naturel et légitime d’exprimer sa joie d’avoir un fils, mais par cynisme ou encore par méchanceté. Confiance et
que faire quand sa mère meurt en couches ? D’autre part,
cette opposition traduit l’approfondissement, à la
Press, 1997 ; trad. fr., Le rire au pied de la Croix de la Bible à Rabelais,
Renaissance, de l’union des contraires et une évolution
Paris, Bayard, 2002 ; M. A. Screech et Ruth Calder, « Some Renaissance
majeure de l’anthropologie humaniste : la succession rapide Attitudes to Laughter », in Humanism in France at the End of the
voire la coexistence des larmes et du rire figure l’insondable Middle Ages and in the Early Renaissance, éd. A. H. T. Levi, Manchester,
complexité de la nature humaine. Empruntant les chemins UP. 1970, p. 216-228.
magistralement éclairés par D. Ménager et M. A. Screech 2, 3. Voir A. Buck, Die humanistische Tradition in der Romania,
Berlin-Zürich, 1968, p. 101-117 et « Democritus ridens et Heraclitus
flens », in Wort und Text. Festschrift für Fritz Schalk, éd. H. Meier et
H. Sckommodau, Frankfurt-am-Main, Klostermann, 1963, p. 167-186 ;
1. Rabelais, Pantagruel, chap. III, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, J. Starobinski, « Le rire de Démocrite », Bulletin de la Société fran-
« La Pléiade », 1994, p. 225-226. Je remercie Jean Vignes et Perrine çaise de philosophie, 83/1 (janvier-mars 1989), p. 1-20 ; D. Ménager,
Galland-Hallyn de leurs précieuses suggestions. op. cit., p. 64-69 et 83-89.
2. D. Ménager, La Renaissance et le rire, Paris, PUF, 1995 ; M.A. 4. Montaigne, Les Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1924 ;
Screech, Laughter at the Foot of the Cross, Londres, The Penguin 1965 ; 2004, p. 303.

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L. PETRIS : RIRE OU PLEURER ? L’HOMME FACE AU MONDE, DE RABELAIS À MONTAIGNE

méfiance se mêlent donc dans la perception du rire et des terelle. En effet, l’oiseau concilie la beauté du chant et la
pleurs à la Renaissance. Or, c’est souvent le dépassement de force des larmes, la délicatesse et le pathétique : une fragilité
cette méfiance qui permet à certains auteurs de parvenir à devenue sensible. Symbole de la veuve fidèle mais aussi
une synthèse qui intègre les contraires et qui dépasse une l’Église épouse du Christ, la tourterelle n’a plus de larmes
vision du monde valorisant d’abord les pleurs. pour pleurer : elle est figée sur « un arbre sec » et regrette de
n’avoir pas suivi sa compagne dans la mort :
Le monde « vallée de larmes » Que dis-tu, que fais-tu, pensive Tourterelle,
L’Antiquité profane et le christianisme tendent à célébrer Dessus cest arbre sec ? T. Viateur, je lamente.
les pleurs, également valorisés par la rhétorique, qui les R. Pourquoy lamentes-tu ? T. Pour ma compagne absente,
place au-dessus du rire, cantonné au style bas ou moyen. Dont je meurs de douleur. R. En quelle part est-elle ?
Xénophon et Euripide font des larmes une marque de dou- T. Un cruel oiseleur par glueuse cautelle
ceur et d’humanité, notamment chez le roi 5. Le christia- L’a pris et l’a tuée, et nuict et jour je chante
nisme valorise aussi les pleurs, en s’appuyant notamment sur Ses obseques ici, nommant la mort mechante
un passage du sermon des Béatitudes, « Bienheureux ceux Qu’elle ne m’a tuée avecques ma fidelle 10.
qui pleurent, parce qu’ils riront » (Lc 6, 21), texte qui
prouve, selon saint Augustin, que les larmes sont un devoir Vers une dévalorisation des larmes
et une vocation : le Christ a pleuré mais il n’a jamais ri, et À cette tradition s’oppose un courant qui déprécie les
tout enfant vient au monde dans les larmes. Baudelaire rap- larmes, condamnées depuis l’Antiquité comme étant la
pellera avec sarcasme que « le Verbe incarné n’a jamais ri » marque de la sensiblerie des faibles, c’est-à-dire, selon
et les larmes de Marie-Madeleine devant le tombeau vide Platon, des femmes, des vieillards et des enfants 11. Le
déterminent un devoir. « Quel est le premier cantique que mépris stoïcien à l’égard des émotions vient renforcer cette
chante l’homme entrant en ce monde sinon larmes, pleurs et condamnation, tout comme la tradition de la consolation
gémissements ? » 6 se demande Boaistuau, qui semble anti- chrétienne, qui déprécie toute sentimentalité exacerbée.
ciper le cri douloureux et disabuse du roi Lear : « When we L’attitude de Marguerite de Navarre à la mort de sa nièce
are born, we cry that we are come / To this great stage of Charlotte, âgée d’à peine huit ans, traduit cette attitude :
fools » 7. Ce caractère universel des larmes augmente les res- alors qu’elle confie son chagrin à Guillaume Briçonnet, son
sorts littéraires de l’épanchement des sentiments douloureux directeur de conscience, celui-ci lui répond que les pleurs
(planctus) qui, dans leur paroxysme, recourent, pour se dire, sont indignes d’une chrétienne, que la consolation est un
au mythe et au symbole. Le mythe le plus significatif est devoir et que Jésus n’a pas voulu qu’on le pleure. Marguerite
celui de Niobé, mère pétrifiée de douleur d’avoir perdu ses suit ce conseil, comme le prouve le poème intitulé Dialogue
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douze enfants, mater dolorosa dans la peau de laquelle Du en forme de vision nocturne, où la petite Charlotte apparaît à
Bellay se glisse dans « La Complainte du désespéré » : sa tante pour lui rappeler que
Mon cœur jà devenu marbre L’infidelle poeut trembler et fremir
En la souche d’ung vieil arbre Voyant la mort, car il s’en va descendre
A tous mes sens transmuez : Au lieu où est un immortel gemir.
Et le soing, qui me desrobe, Mais le chrestien, de Jesus Christ vrai membre
Me faict semblable à Niobe Croyant par vray estre uny à son chef
Voyant ses enfans tuez 8. Se rejouist de veoir son corps en cendre 12.
Le symbole, lié précisément au mythe de Niobé 9, est Les larmes sont indignes du chrétien : Érasme partage cet
celui de l’oiseau esseulé, qu’il soit rossignol, cygne ou tour- avis tout comme un autre représentant de l’évangélisme,
Clément Marot qui, dans sa Déploration de Florimond

5. Voir D. Arnould, Le Rire et les larmes dans la littérature grecque


d’Homère à Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 106-107 ; E. de 10. Ronsard, Le Second Livre des Amours, s. LXIII, éd. J. Céard,
Saint-Denis, Essais sur le rire et le sourire des latins, Paris, Les Belles D. Ménager et M. Simonin, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1993-
Lettres, 1965. 1994, 2 vol., t. I, p. 229, v. 1-8. Sur cette figure, voir T. Peach,
6. Pierre Boaistuau, Le Théâtre du monde, éd. M. Simonin, Genève, « Sources et fortunes d’une image : “Sur l’arbre sec la veufve tourte-
Droz, 1981, p. 106. relle” », BHR, XLVIII (1986), p. 735-750.
7. Shakespeare, King Lear, IV, 6, v. 183-184. 11. La première condamnation des larmes remonte, semble-t-il, à
8. Du Bellay, Œuvres de l’invention de l’autheur, I, « La com- Archiloque (frag. 13, W, 9-10), qui exhorte à rejeter « un deuil bon pour
plainte du désespéré », v. 145-150, éd. Aris et Joukovsky, Paris, Bordas, les femmes ».
1993, 2 vol., t. I, p. 204. 12. Marguerite de Navarre, Dialogue en forme de vision nocturne,
9. Voir D. Arnould, op. cit., p. 235-245. éd. P. Jourda, Paris, Champion, 1926, p. 12, v. 175-180.

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Robertet, exhorte à laisser « gémir et braire les païens, / Qui Ce sont les deux temps qu’il convient d’examiner, avant de
n’ont espoir d’éternelle demeure » 13. se demander s’il existe un rire qui dépasse cette opposition.

La réhabilitation des pleurs : vers une piété sensible Du rire du sage au rire carnavalesque
Pourtant, la Renaissance revendique aussi une légitimité Chez Rabelais, le rire se décline sous différents modes,
des pleurs qui intègre cette critique pour la dépasser. Comme du rire ironique de Socrate jusqu’aux éclats d’un rire
l’ont montré N. Cazauran et J. Lecointe 14, l’épreuve person- débridé. Recelant, comme le vin, un pouvoir qui libère l’in-
nelle du deuil va ainsi amener Marguerite de Navarre non dividu de ses limites, il devient le propre de l’homme au
plus à résister aux larmes mais à les accepter, comme le début du Gargantua, dans un « Aux lecteurs » qui est un
prouve L’Epitaphe de Louis de Savoie d’Antoine Héroët et pied de nez à l’idée humaniste que la parole serait le propre
La Navire de Marguerite de Navarre, qui dit sa tristesse face de l’homme :
à la mort de son frère François Ier : Vray est qu’icy peu de perfection
Mais a ce dur sentement me consens Vous apprendrez, si non en cas de rire :
Et contre Dieu je ne veux murmurer, Aultre argument ne peut mon cueur eslire.
Mais rendre a luy subjectz corps ame et sens. Voyant le dueil, qui vous mine et consomme,
Mieulx est de ris que de larmes escripre.
S’il veult mon dueil tousjours faire durer
Pource que rire est le propre de l’homme 16.
Ne doibz je pas main et verge baiser
Pour tous ses coups doulcement endurer 15 ? L’adresse bienveillante du bonimenteur fonde l’écriture
Les polyptotes, qui insistent sur le « sentiment », mettent de Rabelais sur le rire, qui rime d’emblée avec écrire. Dans
en évidence une piété sensible qui réhabilite les larmes, légi- le sillage d’Aristote, le rire devient le propre de l’homme,
timées par la volonté de Dieu. Comme l’a montré J. Lecointe, seul animal capable de rire. La suite du prologue rattache au
Marguerite se détache par là même du « stoïcisme évangé- rire même la figure du sage par excellence, Socrate, qui s’en
lique » qu’elle a, un temps, suivi : désormais, foi et sensibi- allait « toujours riant, toujours buvant […] toujours dissimu-
lité ne sont plus opposés mais elles œuvrent conjointement. lant son divin savoir ». Le rire et le vin traduisent la même
énergie dionysiaque alors que la discrétion de Socrate
N’y aurait-il donc qu’à pleurer ici-bas ? Nullement, car montre que son rire est celui de l’ironie, qui ne se livre qu’à
tout comme chacun rit et pleure, les auteurs de la Renaissance demi. Montaigne sera aussi frappé par la grande humanité de
exploitent les potentialités littéraires des registres tragiques Socrate, qui « recueilloit, tousjours riant, les contradictions
mais aussi comiques. Mêlant comique et tragique comme qu’on faisoit à son discours » 17, c’est-à-dire sans se mettre
Shakespeare et Cervantès le font si bien, la Renaissance en colère. Au fil des Essais, la sérénité de Socrate, sa sim-
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scrute le caractère ambivalent du rire, qui peut rassembler plicité et sa « naifveté », marque du « mouvement naturel et
mais aussi exclure : on rit avec l’ami mais on rit de l’ennemi, commun » de son âme, remplaceront la crispation stoï-
rires qu’il est difficile de distinguer, comme le remarque le cienne, figurée par l’« alleure tenduë » de Caton, « tousjours
médecin Laurent Joubert dans son Traité du ris : « Bien sou- monté sur ses grands chevaux » 18. Rabelais et Montaigne
vent on ne saurait connaître aisément si le rire est simple- renoncent ainsi à la tradition d’un Socrate héroïque pour lui
ment d’une gaieté, ou si on rit d’un autre en se moquant ». préférer un Socrate plus humain, qui rit et qui boit.
Toutefois, nous refusant la facilité de nous contenter d’un
sens tout fait, Rabelais nous projette dans un rire carnava-
13. Clément Marot, « Deploration de Robertet », v. 421 sq., Œuvres lesque, débridé, aussi incontrôlé que l’ivresse. « Un éclat de
poétiques, éd. G. Defaux, Paris, Garnier, 1996, t. 1, p. 219, v. 413-414. rire énorme », ainsi Victor Hugo résumait Rabelais 19. Ce rire
14. Voir J. Lecointe, « Le devis des larmes : polémique anti- gigantesque fait éclater les peurs et les limites de l’homme,
stoïcienne et dialogicité dans La Navire de Marguerite de Navarre », in
Devis d’amitié. Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, éd. J.
Lecointe et alii, Paris, Champion, 2002, p. 369-384 ; N. Cazauran,
« Marguerite de Navarre : le deuil en dialogues », in Cité des hommes, 16. Rabelais, Gargantua, « Aux lecteurs », éd. cit., p. 3. Dante,
cité de Dieu. Travaux sur la littérature de la Renaissance en l’honneur pour qui ce sont le rire et la parole qui sont le propre de l’homme,
de Daniel Ménager, Genève, Droz, 2003, p. 342-357. concilie ces deux idées (De vita nova, XXV, 2).
15. Marguerite de Navarre, La Navire, v. 669-675, éd. R. Marichal, 17. Montaigne, Les Essais, III, 8, p. 925. Voir Z. Samaras, « Le
Paris, Champion, 1956, p. 267-268. Voir Antoine Héroët, Épitaphe de portrait de Socrate dans les Essais », BSAM, VIe série, n°3-4 (juillet-
Louise de Savoie, v. 39-44, p. 110 et v. 91-112, éd. F. Gohin, Genève, décembre 1980), p. 67-75.
Droz, 1909, p. 112, étudiée par J. Lecointe, « Héroët et Marguerite de 18. Montaigne, Les Essais, III, 12, p. 1037-1038.
Navarre devant le stoïcisme », in « Par elevation d’esprit » : Antoine 19. Voir G. Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard,
Héroët, le poète, le prélat et son temps, éd. A. Gendre et L. Petris, Paris, 2000, chap. VIII « L’éclat de rire assourdissant de la Renaissance : le
Champion, à paraître. monde rabelaisien et ses ambiguités », p. 245-286.

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comme l’a montré, avec ses limites, la critique marxiste de Pantagruel ce propous finy resta en silence et profonde
M. Bakhtine : le carnavalesque renvoie à la fête populaire contemplation. Peu de temps aprés nous veismes les larmes
marquée par une vie régénératrice qui dissout les peurs dans decouller de ses œilz grosses comme œufz de Austruche. Je me
le sentiment de l’appartenance à un tout, et par une dimen- donne à Dieu, si j’en mens d’un seul mot 23.
sion subversive qui se moque des hiérarchies 20. Bakhtine lie L’émotion profonde de Pantagruel est comme brisée par
cette notion à celle de corps grotesque, absorbé et absorbant, l’intrusion d’un narrateur qui tourne en dérision les larmes,
corps communiquant précisément mis en scène dans le ban- ici rattachées à un animal traditionnellement ridicule.
quet des « bien yvres » qui précède la naissance de Gargantua, L’élan pathétique est rompu par un animal grotesque, alors
où le rire et le vin amènent les êtres à fusionner dans une qu’un lapsus tronque enfin la formule consacrée « je me
liesse collective et une belle débauche festive où s’entrela- donne au diable, si je mens », renversant ainsi la réalité et
cent rires, vin, paroles et mets : les hiérarchies.
Je boy eternellement, ce m’est eternité de beuverye, et beu-
verye de eternité. Chantons, beuvons. Un motet. Entonnons. Où Les périls du rire : le rire méchant, le rire sardonique,
est mon entonnoir ? Quoy je ne boy que par procuration. le rire du fou
Mouillez vous pour seicher, ou vous seichez pour mouiller ? Je Pourtant, la complexité de l’existence amène bien des
n’entens poinct la theoricque, de la praticque je me ayde auteurs à explorer la face sombre du rire, qui peut confiner à
quelque peu. Haste. Je mouille, je humecte, je boy. Et tout de la cruauté et à la folie, ce qui inquiète autant les médecins
peur de mourir. Beuvez tousjours vous ne mourrez jamais. Si je
que les moralistes. Même Rabelais, qui privilégie le rire,
ne boy je suis à sec. Me voylà mort. Mon ame s’en fuyra en
quelque grenoillere. En sec jamais l’ame ne habite. Somelliers,
n’est pas dupe : il y a le rire libérateur, expansif et bien-
o createurs de nouvelles formes rendez moy de non beuvant veillant des joyeux compagnons ; mais il y aussi ce que
beuvant. Perannité de arrousement par ces nerveux et secz Freud appellera le « rire tendancieux », un rire crispé qui ne
boyaulx. […] Le grand dieu feist les planettes : et nous faisons libère pas et qui veut blesser. C’est le dentatus risus, le rire
les plats netz. J’ay la parolle de dieu en bouche : Sitio 21. mordant et méchant de Quaresmeprenant qui « rioit en mor-
dant, mordoit en riant » 24, tout comme Gargantua avant son
« J’ai soif » (Jn 19, 28) : la parole pathétique du Christ
éducation humaniste. Il y a aussi le « rire sardonique »,
sur la croix sert, suivant l’humour monastique franciscain, à
actualisé par l’adage Risus sardonicus d’Érasme et qui ren-
justifier le banquet bachique et carnavalesque : le buveur,
voie à l’idée de douleur 25. Souvent « menteur, simulé et
comme le rieur, fait corps avec le monde, dans une inextin-
traître », selon Joubert 26, le rire sardonique est toujours dou-
guible soif de l’incorporer à soi. Cette « beuverie d’éternité »
loureux, comme le montre un sonnet des Regrets de Du
devient une victoire de l’instant sur le temps dans une vision
Bellay :
chrétienne capable de parodier et de pasticher doucement ce
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qu’elle vénère, comme l’ont montré E. Gilson et M. A. Si tu rencontres donc ici quelque risée,
Screech 22. Aucun dessein subversif ici, mais une allègre Ne baptise pourtant de plainte déguisée
Les vers que je soupire au bord ausonien.
réappropriation de la parole christique et une fusion convi-
viale qui met en scène le rire pour le susciter, rompant ainsi La plainte que je fais (DILLIERS) est véritable :
les limites entre la fiction et le lecteur. Oscillant entre Si je ris, c’est ainsi qu’on se rit à la table,
humour corporel et sérieux spirituel, Rabelais aime précisé- Car je ris, comme on dit, d’un ris sardonien 27.
ment effacer les clivages entre le haut et le bas, entre l’âme Du Bellay veut montrer que son rire est douloureux et
et le corps, entre les larmes et le rire. Ainsi, Le Quart Livre qu’il est compatible avec la tonalité élégiaque de sa plainte :
décrit la mort du dieu Pan, assimilé par allégorie au Christ. il rit, certes, mais d’un rire amer et pénible. Toutefois, en rat-
La matière est donc éminemment sérieuse et grave, mais la tachant ce rire à des propos de table, le poète veut également
manière dérape vers la facétie : minimiser la dureté de son rire et surtout se laver du soupçon

23. Rabelais, Le Quart Livre, chap. 28, éd. cit., p. 605.


20. L’œuvre de François Rabelais et la Culture populaire au 24. Ibid., chap. 32, éd. cit., p. 614.
Moyen-Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970. Voir André 25. Voir V. C. Machline, « The Legend behind the Epithet “Sardonic
Belleau, « Carnivalesque pas mort ? », Études françaises, 20 (1984), Laugh” », in 2000 ans de Rire. Permanence et modernité, Besançon,
p. 37-44. Presses universitaires franc-comtoises, 2002, p. 77-80 ; D. Arnould, op.
21. Rabelais, Gargantua, chap. V, éd. cit., p. 18-19. cit., p. 223-227.
22. E. Gilson, Rabelais franciscain, Paris, A. Picard, 1924 ; M. A. 26. Joubert, Traité du ris, II, 7. On distingue aujourd’hui « sardo-
Screech, Le rire au pied de la Croix de la Bible à Rabelais, op. cit., nique » (ironique) et « sardonien » (pathologique).
p. 331-339. 27. Joachim Du Bellay, Les Regrets, s. 77, v. 9-14.

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de médisance et de méchanceté attaché, depuis l’Antiquité, Le Sophiste n’eut point si toust achevé que Ponocrates et
à toute écriture satirique 28. Eudemon s’esclafferent de rire tant profondement, que en cui-
Les situations extrêmes mettent paradoxalement en scène derent rendre l’ame à dieu, ne plus, ne moins que Crassus
le rire. Ainsi, le retour d’Ulysse et son face-à-face avec les voyant un asne couillart qui mangeoit des chardons : et comme
Philemon voyant un asne qui mangeoit des figues qu’on avoit
prétendants provoquent un rire « sardonique », de dissimula-
apresté pour le disner, mourut de force de rire. Ensemble eulx,
tion, chez Ulysse 29 et un rire dément chez les prétendants 30. commença de rire maistre Janotus, à qui mieulx, mieulx, tant
La Renaissance explore encore le visage le plus inquiétant du que les larmes leurs venoient es yeulx : par la vehemente concu-
rire, celui du fou, le rire d’Ajax ou du roi Lear. Créateur de tion de la substance du cerveau : à laquelle furent exprimées ces
la folle jalousie de son maître, Iago observe que, « à le voir humiditez lachrymales, et transcoullées jouxte les nerfs
sourire, Othello devient fou » 31. Drapé dans un « désordre optiques. En quoy par eulx estoyt Democrite Heraclitizant, et
dont la folie secoue, si dangereusement, ce moment de la vie Heraclyte Democritizant representé 35.
qu’on voudrait paisible » 32, Hamlet s’approprie, sous le
Dans une atmosphère de farce, Rabelais crée un fou rire
masque de la folie, un rire sardonique. Le fou comme le sage
subversif qui tourne en dérision le style rhétorique pompeux
rient, mais pas du même rire. La force de la Renaissance est
de la Sorbonne. Comme le montrera Bergson, le rire procède
de nous maintenir souvent dans le doute. Jugé fou par les
d’une « raideur » d’esprit, d’une mécanique incapable de
Abdéritains, qui lui envoient Hippocrate pour le soigner,
s’adapter au réel et qui caractérise précisément l’attitude et
Démocrite lui fait comprendre qu’il est un sage 33.
les paroles de Bragmardo. Puisque le rire est le propre de
l’homme, le refus du rire devient le signe d’une inhumanité
Libération, guérison, sociabilité, nature humaine, spi-
propre à ceux que Rabelais appelle les « agelastes », néolo-
ritualité : la fécondité du rire intégré
gisme formé sur le grec gelos (rire) précédé du a privatif.
Malgré ces faces sombres du rire, la Renaissance explore
Comme Héraclite et le fameux Timon d’Athènes, Crassus et
les nuances d’un rire qui est vitalité. S’il traduit la vie, le rire
Philémon sont des « agelastes » et ils meurent rattrapés par
peut-il mener à la mort, peut-on « mourir de rire » ?
ce rire qu’ils ont refoulé leur vie durant. Mais là où d’aucuns
L’ancienne hyperbole « mourir de rire » est surtout une figure
imagineraient une scène exclusivement tragique ou satirique,
rhétorique : on est souvent « mort de rire », on meurt rare-
Rabelais penche pour un comique qui dédramatise la mort et
ment en riant, sauf par pied de nez à la mort, comme le rire
réunit les rieurs. Ce rire unificateur réanime ce Janotus de
des martyrs chez d’Agrippa d’Aubigné, le rire du héros ou
Bragmardo qui, ridiculisé par son propre discours, redevient
encore l’« humour du gibet », qui fascine déjà Montaigne 34.
plus humain dès qu’il est gagné par ce rire communicatif.
Pourtant, si on rit rarement face à la mort, le rire et l’humour
Voilà le carnavalesque bakhtinien, qui est inclusion de la
affranchissent l’homme de la peur de la mort. Chez Rabelais,
mort dans un processus de régénération ; voilà ce que, avant
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ils ramènent des personnages à la vie, précisément lorsqu’ils
Bakhthine, Baudelaire appelait le « comique absolu » 36.
sont « morts de rire ». Ainsi, après la harangue incompré-
Libérateur, le rire peut aussi guérir 37. C’est ce que montrent
hensible du théologien Janotus de Bragmardo, Ponocrates et
les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis de Bonaventure
Eudémon en pleurent de rire :
Des Périers, secrétaire de Marguerite de Navarre. Une nou-
velle de ce recueil remplace ainsi l’action du médecin par le
rire : alité, un malade aperçoit son singe en train d’ingurgiter
28. Sur ce problème de l’ethos satirique, voir P. Debailly dans
Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-
son médicament et dont la douce amertume fait grimacer
bourguignon et leur héritage en France au XVIe siècle, dir. P. Galand- l’animal :
Hallyn et F. Hallyn, Genève, Droz, 2001, p. 379-389. Ce pendant le malade qui le regardoit, print si grand plaisir
29. Homère, Od., XX, 300-302. aux mines qu’il luy veid faire qu’il en oublia son mal, et se print
30. Homère, Od., XX, 347-349. à rire si fort et de si bon courage : qu’il guerit tout sain. Car au
31. Shakespeare, Othello, IV, 1. Voir D. Arnould, op. cit., p. 227-
232, « le rire dément ».
32. Shakespeare, Hamlet, III, 1.
33. Voir C. Zatta, « Democritus and Folly : the Two Wise Fools », 35. Rabelais, Gargantua, chap. XIX, éd. cit., p. 53.
BHR, LXIII (2001), p. 533-549 ; La Fontaine, Les Fables, VIII, 26. 36. Voir P. Debailly, « Le rire satirique », BHR, LVI (1994), p. 695-
34. Bien avant le fameux exemple qu’en donnera Freud (« la 717.
semaine commence mal » ! Les Mots d’esprit et ses rapports avec l’in- 37. M. Lazard, « La thérapeutique par le rire dans la médecine du
conscient, Paris, Gallimard, « Idées », 1969, p. 355), Montaigne s’in- XVIe siècle », in Littérature et pathologie, Paris, Presses universitaires de
terroge sur l’absence de crainte de la mort que traduit cet « humour du Vincennes, 1989, p. 13-27 et « La thérapeutique par le rire dans la méde-
gibet » : le condamné à mort qui demande à passer par un autre chemin cine du XVIe siècle », in Littérature et pathologie, éd. M. Milner, Saint-
pour ne pas rencontrer l’un de ses créditeurs ; celui qui demande au Denis, P. U. de Vincennes, 1989, p. 13-27 ; D. Ménager, op. cit., p. 70-72 ;
bourreau de ne pas le toucher à la gorge « de peur de le faire tressaillir N. Ordine, Le Rendez-vous des savoirs : littérature, philosophie et diplo-
de rire, tant il estoit chatouilleux » (I, 14, p. 52). matie à la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1999, p. 119-131.

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L. PETRIS : RIRE OU PLEURER ? L’HOMME FACE AU MONDE, DE RABELAIS À MONTAIGNE

moyen de la soubdaine et inopinee joye, les espritz se revigore- Montaigne penche pour une vision distanciée, cynique,
rent, le sang se rectifia, les humeurs se remirent en leur place, plutôt que pour la mélancolie de Timon, « agelaste » chez
tant que la fiebvre se perdit 38. Rabelais, au même titre que Crassus et Héraclite 41. Plus que
Le rire guérit : l’utilité de l’écriture comique se trouve le choix, importent ici les raisons de ce choix, fondé non sur
dès lors légitimée. une propension au rire mais sur la conscience de la faiblesse
Le rire renoue aussi les liens sociaux. Dans l’Heptaméron humaine, qui a plus besoin d’une sévère lucidité que d’api-
de Marguerite de Navarre, il sert, comme la parole, à éloi- toiement : le rire attaque mieux la présomption, qui caracté-
gner l’ennui et à cultiver une sociabilité et de civilité mise à rise notre condition humaine, « autant ridicule que risible ».
l’honneur, à la même époque, par le traité de Castiglione, Le Montaigne se distancie du discours chrétien sur la miseria
Courtisan. De Rabelais à Montaigne, on assiste à une évolu- hominis pour remplacer « malheur » par « vanité », comme
tion capitale vers le XVIIe siècle, où être trop grave sera perçu l’avait fait Pibrac 42. Là où Sénèque écrivait « Humanius est
comme un manque de savoir-vivre. Fascinée par l’expé- deridere vitam quam deplorare » 43, Montaigne semble dire
rience des extrêmes, la Renaissance n’en recherche pas « utilior », déplaçant ainsi le choix vers la critique de la pré-
moins une sagesse de la modération, d’un savoir-rire qui est somption des hommes, aveuglés par leur philautie, que le
savoir-vivre. Elle la trouve surtout chez Aristote, pour qui la XVIIe siècle appellera l’amour-propre et que Pibrac peint de
vertu se situe toujours dans le milieu 39. Entre le gros rire et nuances très montaigniennes :
les larmes de dépit, la notion aristotélicienne d’eutrapelia Nostre heur, pour grand qu’il soit nous semble moindre :
définit un « enjouement », une capacité à plaisanter, qui Les ceps d’autruy portent plus de raisins :
détend et prépare au travail en relâchant l’esprit. Condamnée Mais quant aux maulx que souffrent nos voysins,
par saint Paul et les Pères de l’Église, l’eutrapelia séduit les C’est moins que rien, ils ont tort de s’en plaindre 44.
humanistes car elle mêle tempérance, sociabilité et vertu. « Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous, / Nous
Avant d’être raillée au XVIIe siècle autant par Bossuet que par nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes » notera La
les jansénistes, elle donne naissance au personnage nommé Fontaine dans « La besace » 45 ; « Nous avons tous assez de
« Eutrapel », qu’on retrouve dans le Banquet des Conteurs force pour supporter les maux d’autrui » remarquera La
d’Érasme et dans deux ouvrages de Noël Du Fail. Rochefoucauld 46.
Le choix de rire du monde peut aussi tenir à une vision Enfin, tendue entre terre et ciel, entre société et spiritualité,
anthropologique. Ainsi, au chapitre évoqué plus haut et inti- la Renaissance fait aussi du rire la marque possible d’une spiri-
tulé « De Démocrite et Héraclite » (I, 50), Montaigne opte tualité, comme chez Marguerite de Navarre. Dans ses poésies
pour le rire cassant de Démocrite : religieuses comme dans ses comédies bibliques, Marguerite
J’ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu’il est plus associe le rire à la joie spirituelle, pas que bien des auteurs hési-
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plaisant de rire que de pleurer, mais par ce qu’elle est plus des- tent à faire comme l’a montré D. Ménager 47. Dans La Comédie
daigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre : et il me
semble que nous ne pouvons jamais estre assez mesprisez selon
nostre merite. La plainte et la commiseration sont meslées à 41. Voir M.A. Screech, Montaigne and Melancholy. The Wisdom of
quelque estimation de la chose qu’on plaint ; les choses dequoy the Essays, London, G. Duckworth, 1983 ; trad. fr., Montaigne et la
on se moque, on les estime sans pris. Je ne pense point qu’il y mélancolie, Paris, PUF, 1992.
ait tant de malheur en nous, comme il y a de vanité, ny tant de 42. Voir le quatrain 98 de Pibrac, cité plus bas p. 18. Sur Montaigne
malice comme de sotise : nous ne sommes pas si pleins de mal, et Pibrac, voir L. Petris, « L’Hospital, Pibrac, Montaigne : Trois magis-
comme d’inanité ; nous ne sommes pas si miserables, comme trats-écrivains face au néostoïcisme chrétien », in Stoïcisme et christia-
nous sommes viles. Ainsi Diogenes, qui baguenaudoit apart nisme à la Renaissance. Cahiers V. L. Saulnier n°23, Paris, Presses de
soy, roulant son tonneau et hochant du nez le grand Alexandre, l’École Normale Supérieure, 2006, p. 71-91.
nous estimant des mouches ou des vessies pleines de vent, 43. Sénèque, De tranquillitate animi, XV, 2-3.
estoit bien juge plus aigre et plus poingnant, et par consequent 44. Guy Du Faur de Pibrac, Les Quatrains, Les Plaisirs de la vie
plus juste, à mon humeur, que Timon, celuy qui fut surnommé rustique et autres poésies, éd. L. Petris, Genève, Droz, 2004, quatrain
79, p. 174. Sur la philautie, voir J. Mesnard, « Sur le terme et la notion
le haisseur des hommes 40.
de philautie », in Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la
mémoire de V.L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p. 197-214.
45. La Fontaine, Les Fables, I, 7. Sur la fable de la besace,
constamment associée à la critique de l’amour-propre, voir F. Giordani,
38. Bonaventure Des Périers, Nouvelles Récréations et joyeux « Les tribulations d’une besace, ou le parcours d’un apologue d’Ésope
devis, éd. K. Kasprzyk, Paris, STFM, 1997, p. 306-307. dans le roman rabelaisien », in Poétique et narration. Mélanges offerts
39. Sur les implications morales mais aussi esthétiques de ce prin- à Guy Demerson, éd. F. Marotin et J.-P. de Saint-Gérand, Paris,
cipe, voir Éloge de la médiocrité. Le juste milieu à la Renaissance, éd. Champion, 1993, p. 393-405.
E. Naya et A.-P. Pouey-Mounou, Paris, Presses de l’E.N.S., 2005. 46. La Rochefoucauld, Les Maximes, 19.
40. Montaigne, Les Essais, I, 50, p. 303-304. 47. Voir D. Ménager, op. cit., p. 129-131.

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de Mont-de-Marsan (1548), comédie profane qui fait dialoguer LA VIE. De la Vie humaine.
La Mondaine, la Superstitieuse, la Sage et la Ravie, la « Ravie » Pleure (Heraclit) la vie de ce monde :
rit même lorsqu’elle est seule : « Chanter et rire est ma vie, / Car plus en mal que jamais elle abonde.
Quant mon amy est près de moy » s’exclame-t-elle 48. Ce rire Ry Democrit, si tu ris onques mais :
confine pourtant au silence car qui possède le vrai bonheur Car plus y ha à mocquer que jamais.
« tient la bouche close » (v. 798), de peur de perdre la richesse Cela voyant ne say que faire doy,
Avec toy rire, ou plorer avec toy 52.
de l’expérience intérieure en l’exprimant. Le sermon 175 de
saint Augustin permettait déjà de mieux comprendre le sens de La solution viendra de l’adéquation à l’instant, de l’adap-
ce rire qui est « récompense », joie spirituelle pas si éloignée de tation au kairos aristotélicien. Ainsi, magistrat et auteur des
celle qui est au cœur du pantagruélisme 49. fameux Quatrains, Pibrac propose une réponse nuancée qui
concilie les attitudes de Démocrite et d’Héraclite :
Par inclination ou par choix, bien des auteurs penchent Ry si tu veux un ris de Democrite,
donc pour Démocrite ou pour Héraclite. Pourtant, la Puis que le monde est pure vanité :
Renaissance montre qu’une hésitation habite toute propen- Mais quelquefois touché d’humanité,
sion. Ainsi, un Vendredi saint, Clément Marot dit ne pas Pleure noz maux des larmes d’Heraclite 53.
savoir s’il doit pleurer la Passion ou se réjouir de la
Résurrection : « je ne sais bonnement lequel prendre / Deuil La vertu résiderait dans la capacité, selon le moment, à
ou plaisir » 50. Parfois les figures se brouillent et on trouve s’investir dans le monde par la compassion ou à s’en détour-
même un Démocrite qui, lassé à force de rire, est sur le point ner par la distance que confère l’humour. Conciliant
de pleurer, annonçant le mot de Beaumarchais : « Je m’em- conscience de la vanité et sens de l’humanité, ici unis par la
presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer ». De rime, Pibrac dépasse ainsi l’alternative « Démocrite ou
l’hésitation, on en vient à des auteurs qui renvoient le lecteur Héraclite » en ouvrant une troisième voie : « Démocrite et
à son propre choix, comme le fera La Bruyère. Héraclite ». Alors même que les figures exemplaires sem-
La Renaissance n’est pourtant pas seulement un miroir blaient imposer un choix, celui-ci se dissout dans la néces-
qui ne nous renvoie qu’à nous-mêmes. Elle se refuse les sité de s’accorder au moment et aux circonstances. « Il y a
réponses faciles, y compris celles d’une complaisance à un un temps pour tout, un temps pour rire et un temps pour pleu-
relativisme absolu. On sait le sort que Montaigne réserve aux rer », comme le dit l’Ecclésiaste.
mestis, à ceux qui n’osent pas choisir 51. Il est vrai que le
choix est difficile, comme le relèvent les Emblemata
d’Alciat, qui insiste sur la difficulté qu’il y a à se déterminer II. De l’opposition à son dépassement, une troisième
voie : rire et pleurer
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puisque le monde est à la fois malfaisant et ridicule :
In vitam humanam. La Renaissance est fascinée par l’entre-deux, l’hybride,
Plus solito humanae nunc defle incomoda uitae le milieu qui réunit les extrêmes, comme l’androgyne, l’hip-
Heraclite, scatet pluribus illa malis. popotame ou le monstre 54. Elle explore donc la richesse de
Tu rursus, si quando alias extollet [extolle] cachinnum,
l’union des contraires et de ses virtualités littéraires, parfois
Democrite, illa magis ludicra facta fuit.
Interea haec cernens meditor, qua denique tecum.
comme un simple procédé, parfois comme une voie plus
Fine fleam, aut tecum quomodo plene iocer. profonde.

Des « larmes de joie » à la Gélodacrye


Dans l’Iliade, la conjonction du rire et des larmes est fré-
48. Marguerite de Navarre, Théâtre profane, éd. V. L. Saulnier, Genève, quente dans les scènes d’adieux et de retrouvailles. Au
Droz, 1978, p. 305, v. 660-661.
49. « Vaut-il mieux rire ou pleurer ? Qui ne répondrait que pour lui
moment de quitter son mari Hector, Andromaque « rit en
il aime mieux rire ? De là vient que si le Seigneur, en vue des fruits pleurant » face à leur fils Astyanax 55. Le motif des « larmes
salutaires que produit la douleur de la pénitence, a fait des larmes un de joie » est tout aussi fécond, à l’image de celles
devoir, il a présenté le rire même comme une récompense. Quand ? Au
moment où il disait en annonçant l’Évangile : « Bienheureux ceux qui
pleurent, parce qu’ils riront [Lc, 6, 21] ». Il est donc bien vrai que notre 52. Alciat, Emblemata, Augsburg, 1531, n°152 ; Les Emblemes,
devoir est de pleurer, et que le rire est la récompense due à la sagesse. trad. B. Aneau, Lyon, Macé Bonhomme, 1549, n°154.
Mais le rire est ici synonyme de la joie ; il signifie, non les bruyants 53. Guy Du Faur de Pibrac, Les Quatrains, éd. cit., quatrain 98,
éclats, mais l’allégresse du cœur. » Saint Augustin, Sermon CLXXV, 2. p. 182.
50. Marot, Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, t. I, p. 151. 54. Voir surtout J. Céard, La Nature et les prodiges. L’insolite au
51. Voir D. Ménager, Diplomatie et théologie à la Renaissance, XVIe siècle, Genève, Droz, 1977 ; 1996.
Paris, PUF, p. 156-167. 55. Homère, Iliade, VI, 471 et ss.

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L. PETRIS : RIRE OU PLEURER ? L’HOMME FACE AU MONDE, DE RABELAIS À MONTAIGNE

d’Agamemnon lorsqu’il revoit sa patrie 56. À la Renaissance, J’y repren toute chose, et n’y voy que redire,
cette coïncidence des larmes et du rire habite aussi l’espace Je me plains de ce temps, et rien n’est empiré,
intérieur de l’écrivain. Ainsi, à travers ses oxymores, le Je redoute un desastre, et tout est asseuré,
pétrarquisme, à la suite du lyrisme antique, décrit un cœur Je voy la paix partout, et tout boüillonne d’ire.
déchiré par des sentiments contradictoires qui se rejoignent Je deplore mes ris, je me ris de mes pleurs,
dans ce qui est, chez certains, plus qu’une figure de style. Je ris mon passe-temps, je plore mes douleurs,
Face à la femme aimée, Pétrarque traduit ce trouble intérieur Tout me tire à plourer, tout à rire m’excite.
qui le tourmente : « Pascomi di dolor, piangendo rido » 57 : Dont vient cela, MOURET ? c’est pourtant que je veux
il découvre que l’on peut pleurer et rire en même temps et Entreprendre tout seul les ouvrages de deux,
que l’on peut aimer ses larmes. « Tout à un coup je rie et Ore de Democrite, et ore d’Heraclite 59.
je larmoie » répétera en écho Louise Labé. Au cœur d’une Les oxymores et les parallélismes traduisent ici l’entre-
opposition en apparence conventionnelle et d’un procédé mêlement du rire et des larmes, alors que la chute met en évi-
rhétorique, le dissidio traduit la découverte d’une pro- dence la notion de temps. Assimilant le double héritage de
fonde vérité psychologique, qui peut aussi dépendre de la Démocrite et d’Héraclite, de l’optimisme humaniste autant
personnalité de l’autre. Ainsi, déplorant la mort d’un que du pessimisme calviniste, Grévin réunit violemment des
« joueur de farce », Clément Marot écrit qu’on pleure sa opposés pour traduire la misère de l’homme et d’un monde
disparition et qu’on rit dès que l’on pense à lui : les larmes qui empire. Ce singulier enchevêtrement du rire et des pleurs
du deuil rencontrent celles d’un rire qui naît du souvenir devient, chez Montaigne, le signe de l’instabilité et de la
de la personne. complexité de l’homme.
O vous humains Parisiens,
De le pleurer pour recompense Montaigne et l’homme changeant
Impossible est : car quand on pense Nul mieux que Montaigne n’a senti et rappelé que, sou-
A ce, qu’il souloit faire, et dire, vent à notre insu, nous empruntons tour à tour les visages de
On ne se peult tenir de rire.
Démocrite et d’Héraclite. Au chapitre intitulé « Comme
Que dis-je ? on ne le pleure point ?
Si faict on, & voicy le point :
nous pleurons et rions d’une même chose » (I, 38),
On en rit si fort en maintz lieux, Montaigne réunit des exemples qui illustrent la variété des
Que les larmes viennent aux yeux. sentiments contradictoires et souvent inconscients qui nous
Ainsi en riant on le pleure, animent. Comme l’a montré L. Van Delft 60, les Essais sont
Et en plourant on rit à l’heure. un jalon essentiel dans l’émergence d’une nouvelle anthro-
Or pleurez, riez vostre saoul, pologie qui perçoit l’homme comme un être mouvant,
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Tout cela ne luy sert d’un soul : instable, « divers et ondoyant », bien loin de la vision fixiste
Vous feriez beaucoup mieulx (en somme) et essentialiste du « moi », selon laquelle chaque individu a
De prier Dieu pour le pauvre homme 58. un caractère formé et déterminé. Montaigne découvre que
Dans La Gélodacrye (1560), c’est notamment au niveau l’homme est un lieu agité par diverses humeurs et que, même
du style que Jacques Grévin explore cette coexistence du rire si l’une d’elle domine, les autres n’en subsistent pas moins.
et des pleurs en faisant alterner le style élevé du dépit et le Ainsi, des chefs de guerre en arrivent à pleurer la mort de
style bas de l’ironie. Forgé sur le grec gelos (rire) et dakrya leur ennemi au lieu de s’en réjouir. De même, les scènes
(larmes), le titre traduit d’emblée ce choc entre distance sati- d’adieux font coexister joie et tristesse :
rique et investissement émotionnel. S’inspirant des Regrets D’où nous voyons non seulement les enfants, qui vont tout
de Du Bellay mais aussi du coq-à-l’âne de Marot, Grévin. naifvement apres la nature, pleurer et rire souvent de mesme
« gelodacryse », il rit et pleure à la fois : chose ; mais nul d’entre nous ne se peut vanter, quelque voyage
qu’il face à son souhait, que encore au départir de sa famille et
Je me ris de ce monde, et n’y trouve que rire,
de ses amis il ne se sente frissonner le courage ; et, si les larmes
Je le plore, et si rien ne doit estre ploré,
ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le pied à l’es-
J’y espere, et si rien ne doit estre esperé,
trié d’un visage morne et contristé 61.
Je voy tout estre entier, et rien n’est qui n’empire.

56. Voir D. Arnould, op. cit., p. 93-99. 59. Jacques Grévin, La Gélodacrye, II, 8, éd. M. Clément, Saint-
57. Pétrarque, Canzonniere, s. 134. Etienne, Publications de l’Univ. de St-Etienne, 2001, p. 87-88.
58. Clément Marot, Œuvres poétiques, éd. G. Defaux, Paris, 60. L. Van Delft, Littérature et anthropologie. Nature humaine et
Bordas, 1990, épitaphe XIII « De Jehan Serre, excellent joueur de caractère à l’âge classique, Paris, PUF, 1993.
farces », t. 1, p. 107-108, v. 38-52. 61. Montaigne, Les Essais, I, 38, p. 234.

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Et Montaigne de constater que « nulle qualité nous La constance de Socrate n’est pas contention mais
embrasse purement et universellement ». Pourtant, notre expression sincère de sa « naifveté », de sa nature propre.
inconstance ontologique implique que la diversité de senti- Dans une écriture qui se donne tout en se refusant, Rabelais
ments qui nous anime, pour être contradictoire, n’en est pas et Montaigne placent l’idéal dans une gaieté sereine qui
moins sincère. « Qui pour me voir une mine tantost froide, tan- n’exclut ni le rire ni les larmes, mais qui se situe au-dessus
tost amoureuse envers ma femme, estime que l’une ou l’autre d’eux. Des contraires que Rabelais faisait se heurter émerge
soit feinte, il est un sot » 62. Notre inconstance n’exclut pas une chez Montaigne la conscience de la complexité des senti-
fidélité à ce monde « ondoyant et divers » qui nous habite : ments. Le sourire traduit dès lors une conscience de soi qui
Nous avons poursuivy avec resoluë volonté la vengeance adhère au monde tout en s’en préservant. Déjà présent dans
d’une injure, et resenty un singulier contentement de la victoire, l’Antiquité et au Moyen Âge, il devient la marque d’une
nous en pleurons pourtant ; ce n’est pas de cela que nous pleu- sagesse d’un en-deçà (sub-ridere) et d’une retenue qui pré-
rons ; il n’y a rien de changé, mais nostre ame regarde la chose serve l’intériorité : d’une possibilité d’être dans le monde
d’un autre œil, et se la represente par un autre visage : car sans s’y asservir 66.
chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres 63.
Cette inconstance et cette complexité sont également
celles de l’écriture, constante dans son principe mais parfai- De Rabelais à Montaigne, la perception du rire et des
tement inconstante dans ses effets puisque Montaigne se pleurs, de leur ambivalence, de leur opposition comme de
découvre autre à chaque instant. « Je n’ai rien à dire de moi, leur possible union, aide à comprendre une évolution capi-
entierement, simplement, et solidement, sans confusion et tale dans la perception de l’individu et dans sa représentation
sans melange, ni en un mot » (II, 1). L’homme n’est pas radi- littéraire. L’épisode de la naissance de Pantagruel permettait
calement un poltron ou un héros : il est, tantôt, l’un ou à Rabelais de parodier une sophistique du pour ou contre
l’autre ; et, dans la durée, il est souvent l’un et l’autre, selon incapable d’aider l’individu à pacifier son monde intérieur.
les circonstances. Impossible donc, pour qui juge sincère- Avec la « gélodacrye » et avec Montaigne se révèle la com-
ment les actions humaines, de « les rapiécer et mettre à plexité de ce « moi » qui nous échappe perpétuellement.
même lustre », c’est-à-dire de les assembler et de les accor- Plutôt méfiant à l’égard des passions, le XVIIe siècle élabo-
der. La coïncidence du rire et des pleurs devient dès lors la rera une modération qui sera souvent refus des opposés, tan-
marque essentielle notre univers émotionnel, contradictoire dis que la Renaissance explore encore un milieu qui s’atteint
et insondable, d’où la difficulté à comprendre l’homme et à par l’inclusion des contraires, par leur réunion, l’un et
le « sonder jusqu’au-dedans ». l’autre, « par participation de l’une et l’autre extrémité »,
Ce repli sur l’intériorité se traduit par un art du sourire, qui pour reprendre les mots de Rabelais 67. Ce que la Renaissance
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implique à la fois un détachement, car qui sourit ne se livre conquérait en amplitude, en juxtaposant des opposés pour
pas, et une douceur, proche de l’indulgence chrétienne et pro- voir quelle alchimie en émerge, le classicisme le gagnera en
fane 64. Avec Montaigne, le sourire traduit l’ironie, l’humour, profondeur, au prix de certains clivages. « Ni rire, ni pleurer,
la distance et l’art de préserver un « sçavoir estre à soy », pré- mais comprendre » conseillera Spinoza. Ni rire ni pleurer :
lude nécessaire à toute nouvelle relation libre avec autrui. « La le classicisme se figera entre ces deux états, tel Protée, dieux
plus expresse marque de la sagesse » devient, dès lors, une du changement qui, à la mort de ses fils, « un visage ambigu,
réjouissance constante, proche de la joie qui définit le panta- refusait le rire comme les larmes ».
gruélisme. Montaigne réhabilite ainsi le plaisir : la vertu Pourtant, au cœur du XVIIe siècle et malgré les attaques
devient chez lui une « qualité plaisante et gaye » qui réside des jansénistes et de Bossuet, la liberté du rire et de l’humour
« dans une belle plaine fertile et fleurissante » : survivra dans la comédie, dans le burlesque d’un Scarron et
dans le libertinage d’un Cyrano de Bergerac. La Fontaine se
J’ayme une sagesse gaye et civile, et fuis l’aspreté des posera en successeur de « maître Clément (Marot) » et de
meurs et l’austerité, ayant pour suspecte toute mine rebarbative
« maître François (Rabelais) » tandis que, dans l’École des
[…] Socrates eut un visage constant, mais serein et riant, non
constant comme le vieil Crassus qu’on ne veit jamais rire 65.

66. Voir J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard,


62. Ibid., p. 235 1982 ; 1993, p. 177-208.
63. Ibid., p. 235. 67. Rabelais, Tiers Livre, chap. 35, éd. cit., p. 462. Sur la neutralité
64. Voir surtout P. Ménard, Le Rire et le sourire dans le roman par « refus » (ni l’un ni l’autre) et la neutralité par « participation »
courtois en France au Moyen Âge (1150-1250), Genève, Droz, 1969 et, (l’un et l’autre), voir J. Céard, « Le moyen et le neutre », in Éloge de la
pour une présentation générale, B. Roger-Vasselin, Montaigne et l’art médiocrité, op. cit., p. 9-23. Voir J. Morel, « Médiocrité et perfection
du sourire à la Renaissance, Paris, Nizet, 2003. dans la France du XVIIe siècle », RHLF, 69/3-4 (mai-août 1969), p. 441-
65. Montaigne, Les Essais, III, 5, p. 844-845. 450.

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F.-M. MOURAD : ÉMILE ZOLA, L’ŒUVRE, CHAPITRE IX

femmes, Arnolphe reprendra une réponse de Pantagruel à héritiers tout à fait conscients de Marot, de Rabelais et de
Panurge et Alain se fera l’écho de Pantagruel en prétendant Montaigne, Molière et le La Fontaine des Contes et
que « la femme est en effet le potage de l’homme » 68. Ainsi, Nouvelles perpétueront, au-delà d’une évolution dans la per-
ception du rire, ce grand rire qui assouplit la tension des
contraires, qui nous rapproche de nous en nous en distan-
çant, et qui, pour notre plus grand plaisir, résonne encore
68. « Prêchez, patrocinez jusqu’à la Pentecôte, / Vous serez ébahi,
quand vous serez au bout, / Que vous ne m’aurez rien persuadé du
aujourd’hui.
tout » Molière, L’École des femmes, I, 1, v. 120-122 ; cf. Rabelais,
Tiers Livre, chap. 5) et II, 4, v. 436-439 (cf. Rabelais, Tiers Livre, Loris PETRIS
chap. 12). Université de Neuchâtel

Commentaire composé
Émile Zola, L’Œuvre (1886), chapitre IX
Livre de poche classique (éd. Marie-Ange Voisin-Fougère), p. 348-350
ou Les Rougon-Macquart, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade (éd. Henri Mitterand, tome IV), p. 244-245.

Texte : davantage. Les toiles grandissaient comme des blocs, les plus
petites lui semblaient triomphales, les moins bonnes l’acca-
Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture. La blaient de leur victoire ; tandis qu’elle ne les jugeait plus, à terre,
bonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire, tremblante, les trouvant toutes formidables, répondant toujours
comme s’il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femme aux questions de son mari :
qu’il peignait d’après elle. Le tableau immense se dressait entre « Oh! très bien !... Oh ! superbe !... Oh ! extraordinaire, extra-
eux, les séparait d’une muraille infranchissable ; et c’était au-delà ordinaire, celle-là! »
qu’il vivait, avec l’autre. Elle en devenait folle, jalouse de ce dédou- Cependant, elle était sans colère contre lui, elle l’adorait d’une
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blement de sa personne, comprenant la misère d’une telle souf- tendresse en pleurs, tellement elle le voyait se dévorer lui-même.
france, n’osant avouer son mal dont il l’aurait plaisantée. Et Après quelques semaines d’heureux travail, tout s’était gâté, il ne
pourtant elle ne se trompait pas, elle sentait bien qu’il préférait sa pouvait se sortir de sa grande figure de femme. C’était pourquoi il
copie à elle-même, que cette copie était l’adorée, la préoccupation tuait son modèle de fatigue, s’acharnant pendant des journées, puis
unique, la tendresse de toutes les heures. Il la tuait à la pose pour lâchant tout pour un mois. À dix reprises, la figure fut commencée,
embellir l’autre, il ne tenait plus que de l’autre sa joie ou sa tris- abandonnée, refaite complètement. Une année, deux années
tesse, selon qu’il la voyait vivre ou languir sous son pinceau. s’écoulèrent, sans que le tableau aboutît, presque terminé parfois, et
N’était-ce donc pas de l’amour, cela ? et quelle souffrance de prê- le lendemain gratté, entièrement à reprendre.
ter sa chair, pour que l’autre naquît, pour que le cauchemar de cette Ah ! cet effort de création dans l’œuvre d’art, cet effort de sang
rivale les hantât, fût toujours entre eux, plus puissant que le réel, et de larmes dont il agonisait, pour créer de la chair, souffler de la
dans l’atelier, à table, au lit, partout ! Une poussière, un rien, de la vie ! Toujours en bataille avec le réel, et toujours vaincu, la lutte
couleur sur de la toile, une simple apparence qui rompait tout leur contre l’Ange ! Il se brisait à cette besogne impossible de faire
bonheur, lui, silencieux, indifférent, brutal parfois, elle, torturée de tenir toute la nature sur une toile, épuisé à la longue dans les per-
son abandon, désespérée de ne pouvoir chasser de son ménage cette pétuelles douleurs qui tendaient ses muscles, sans qu’il pût jamais
concubine, si envahissante et si terrible dans son immobilité accoucher de son génie. Ce dont les autres se satisfaisaient, l’à-
d’image ! peu-près du rendu, les tricheries nécessaires le tracassaient de
Et ce fut dès lors que Christine, décidément battue, sentit remords, l’indignaient comme une faiblesse lâche ; et il recom-
peser sur elle toute la souveraineté de l’art. Cette peinture, mençait, et il gâtait le bien pour le mieux, trouvant que ça ne « par-
qu’elle avait déjà acceptée sans restrictions, elle la haussa lait » pas, mécontent de ses bonnes femmes, ainsi que le disaient
encore, au fond d’un tabernacle farouche, devant lequel elle plaisamment les camarades, tant qu’elles ne descendaient pas cou-
demeurait écrasée, comme devant ces puissants dieux de colère, cher avec lui. Que lui manquait-il donc, pour les créer vivantes ?
que l’on honore, dans l’excès de haine et d’épouvante qu’ils ins- Un rien sans doute. Il était un peu en deçà, un peu au-delà peut-
pirent. C’était une peur sacrée, la certitude qu’elle n’avait plus à être. Un jour, le mot de génie incomplet, entendu derrière son dos,
lutter, qu’elle serait broyée ainsi qu’une paille, si elle s’entêtait l’avait flatté et épouvanté. Oui, ce devait être cela, le saut trop

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