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LE VISAGE DE FRANÇOIS RABELAIS

Author(s): Abel Lefranc


Source: Revue du Seizième siècle, T. 13 (1926), pp. 112-129
Published by: Librairie Droz
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41851814
Accessed: 09-12-2015 10:56 UTC

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LE

VISAGE DE FRANÇOIS RABELAIS

Au début d'une attrayanteétude sur les Portraits de


Rabelais 4, M. Henri Clouzot écrivaittout récemmentles
lignes suivantes:
« L'incertitudequi accompagne les principauxévéne-
mentsde la vie de Rabelais s'étend jusqu'à sa personne.
Non seulementnous ne possédons du génial écrivainau-
cune image dessinée ou gravéede son vivant,mais encore
les littérateursde son temps ne nous ont laissé aucun
portraitécritpermettantde suppléerà l'oubli du pinceau
par des traitsmoraux et de reconstituer,au moins dans
ses grandes lignes, la physionomie de l'auteur de Gar-
gantua et de Pantagruel. »
Le jugementformuléici par mon doctecollaborateuret
ami doit-il être accepté sans appel? Faut-il renoncerà
découvrirdans la littératurecontemporainetoute indica-
tion sur la personne physique du Maître, pour ne pas
parleren ce momentde l'autre? Peut-êtredes recherches
nouvellesnous réservent-ellesquelque surprise.Qui sait?
Rabelais lui-même, qui nous a livré au cours de son
œuvre tantde donnéesconcrètessur sa familleetses amis,
comme aussi sur les hommes qu'il a approchés, a pu
introduirepareillementcertainstraitsde son propre vi-
sage dans tel des portraitsles plus célèbres de son livre.
Gomment,au reste,l'écrivainréaliste,qui s'est complu à
pratiquer l'allusion avec une virtuositésans égale et à
évoquer, avec l'humour que l'on sait, ses souvenirsper-
I. Étudepubliéeà la suitede l'ouvragede JacquesBoulenger,
Rabelaisà travers
lesâges, i vol.in-8#,
Paris,Le Divan,1925.

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RABELAIS.
DE FRANÇOIS
LE VISAGE I 13

sonnels, aurait-ilrenoncéà laisser deviner à ses lecteurs


certaines particularitésde son extérieuret de sa figure?
Interrogeonsdonc, non sans quelque motifde confiance,
les cinq livres de son immortelroman, en même temps
que les ouvragescontemporainsqui pourraientnous ren-
seignersur l'homme en chair et en os qu'a été François
Rabelais.
Demandons-nous d'abord, au début de cette enquête,
s'il est une partiedu visage que le grand Tourangeau ait
citée et décrite,à traversson œuvre, avec une spéciale
complaisance. Personne, semble-t-il,n'a songé jusqu'ici
à le rechercher.Et cependantla réponseà une telle ques-
tion s'offreaussi facile que piquante. Aucun doute sur la
préférencede l'auteur de Pantagruel. D'un bout à l'autre
de son livre,c'est le nez qui, visiblement,l'attireet l'inté-
resse, entre toutes les parties de la figurehumaine. Ce
goût marqué pour l'organe qui donne à la physionomie
sa principalecaractéristiquene sauraitnous étonnerbeau-
coup. Quiconque a pratiqué d'un peu près les plaisante-
ries chèresà nos aïeux se rendra compte aisémentde ce
choix, toutà faitconformeaux traditionsde l'espritgau-
lois.
Dès le seuil de sa première œuvre littéraire,je veux
parlerde Pantagruel, qui parut,on le sait,avant Gargan-
tua, le Chinonais pritsoin de consacrer au nez une des-
criptionqu'on peut qualifierď « éclatante » et que tout
bon rabelaisant garde dans sa mémoire. Il s'agit des
conséquences variées qu'eut pour les premiers hommes
-
l'absorption,en quantité excessive,de mesles, c'est-à-
dire de nèfles,- épisode qui figureau début du livre
(chapitrei) :
Car aulcuns enfloyent par le ventre...;les autresenfloyent
par les espaules...;ès aultrestantcroissoitle nez qu'ilsembloit
la fleuted'unalambic: toutdiapré,toutestinceléde bubelettes,
pullulant,purpuré,à pompettes, toutesmaillé,toutboutonné,
et brodéde gueules; et tel avez veu le chanoinePanzoultet
Piedeboys,medicinde Angiers: de laquelle race peu furent
REV.DUSEIZIÈME XIII.
SIÈCLE. 8

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RABELAIS.

qui aimassentla ptissane,maistous furent


amateursde purée
Nason et Ovide4en prindrent
septembrale. leurorigineettous
ceux desquelzestescript: Ne reminiscaris.
On remarqueraque les deuxpersonnagescontemporains
dont Rabelais célèbre de visu les nez « étincelants» ap-
partenaient, l'un etl'autre,à son ambiance.Déjà Le Duchat,
le premiercommentateurde Rabelais, avaitnotéque notre
auteurjoue ici sur une antienne(Ne reminiscarisdelieta
nostra) qui se chanteavant et aprèsles septpsaumespéni-
tentiaux. Marcel Schwöb voit, à son tour2, dans ce
passage, un jeu de mots qu'on pourraitclasser parmi les
plaisanteries ecclésiastiques traditionnelles , assez fré-
quentes dans le textede Rabelais, et il rapproche ingé-
nieusementl'allusion faiteà l'antienned'une facétiequ'on
rencontredans un manuscrit de la seconde moitié du
xviesiècle (f. fr.2206 [3], fol. 119 v°) : Les noms de tous
les ne'z.
Aminabab,qui procreaNaason,
Et Ne quando, qui nasquittostaprès.
Ne advertas,à la rougetoyson,
Est asseuré,commeNe revoces ,
5 Menantla guerreasprejusqu'au deces,
De Ne simulet Ne tardaveris.
En ce conflictvintNe tradideris,
Qui des harnoitzouïttresfortle son.
Car d'andouilles,par nouvellefaçon,
10 Estoitarmé.Lors Ne memineris ,
Criantà Tostde Ne elongeris.

Et la banierede Ne projicias,
Ne extollaset Ne exilias,
i. Rabelaisfaitdeuxpersonnages avecle nomďOvidiusNaso.
2. RevuedesEtudesrabelaisiennes , t. I, 1903,p. 61. Voiraussi
Parnassesatyrique du XV• siècle
, p. 197.
3. Ce manuscrit,du reste,contient
surtout des poésies,des plai-
santeriesetdesdictons à la modeversla findu xv*et au premier
tiersdu xvi*siècle.

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DE FRANÇOIS
LE VISAGE RABELAIS. 115

A cestefinque Ne polluas,
i5 Ne pugneset Ne derelinquas,
le lue à bas.
De leursgransnez n'abastissent
On s'étonnerasans doute que Ne reminiscaris, précisé-
ment, ne figurepas dans cette¿numération,mais il est
permisde le reconnaîtredans le synonymede la ligne 10.
Quand, au chapitrexxvnde Gargantua, en têtedu récit
de l'attaque picrocholinetentéecontrel'abbaye de Seuilly,
le Maître nous présenteson héros favori, Frère Jean,il
ne manque pas de signalerla belle ampleur de son appen-
dice nasal :
En l'abbayeestoitpour lors un moineclaustrier,nommé
FrereJeandes Entommeures, de hayt,
jeune,guallant,frisque,
bien à dextre,hardy,adventureux, deliberé,hault,maigre,
bienfendude gueule,bienadvantagéen nez,beaudespescheur
d'heures,beau desbrideurde messes,beau descroteurde vi-
giles; pourtoutdiresommairement,vraymoine,si onequesen
feutdepuysque le mondemoynantmoynade moynerie;au
resteclercjusquesès dentsen matierede breviaire.
Cet inoubliable portraitphysique et moral, qui fait
apparaîtredevantnous la personne du moine avec un si
puissantrelief,ne note, on le voit, que deux traitsde son
visage : la bouche, largementfendue,et le nez bien sail-
lant. Mais on doit observerque c'est surtoutle dernier
qui intéressaitl'écrivain, car dans le même livre, au
chapitrexl, intituléPourquoy les moynessont refuy^ du
monde, etpourquoy les ungs ont le ne' plus grand que les
aultres, au cours de l'entretien qui se déroule, chez
Grandgousier, entre ce dernier, son fils Gargantua et
leurs compagnons, Gymnaste interpelle soudain Frère
Jeanen ces termesquelque peu familiers:
FrereJean,oustezceste rouppiequi vous pend au nez. -
Ha! ha! di»tle moine,serois-jeen dangierde noyer,veu que
suis en l'eau jusques au nez? Non, non, Quare? Quia elle en
sort bien,mais poinctn'y entre,car il est bien antidotéde
pampre.O monamy,qui auroit bottesd'hyver de telcuir,har-

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dimentpourroitil pescheraux huytres, car jamais ne pren-


droienteau. - Pourquoy,dist Gargantua,est ce que Frere
Jeana si beau nez? - Par ce, responditGrandgousier, que
ainsi Dieu l'a voulu : lequel nous faicten telle formeet telle
fin,selonson divinarbitre,que faictun potierses vaisseaux.
- Par ce, distPonocrates,qu'il feutdes premiersà la foyre
des nez. Il printdes plus beaux et des plus grands.- Trut
avant,dist le moine. Selon vrayephilosophiemonasticque,
c'estparceque ma nourriceavoitles tetinsmoletz: en la laic-
tant,monnez y enfondroit commeen beurre,et là s'eslevoit
et croissoitcommela pastedevantla met.Les durs tetinsde
nourricesfontles enfanscamuz.Mais,guay,guay! Adformant
nasi cognoscitur ad te levavi... Je ne mangejamais de confi-
tures.Page, à la humerie!Itemrousties!
L'indice fournipar le portraitde Frère Jean se trouve
ici corroboré de la façon la plus nette. Les mots : Ad
te levavi [oculos meos] se rencontrentau commencement
de plusieurspsaumes (CXXII, etc.); ils sont employésici,
dans cettemanièrede dicton latin impliquant la louange
des grandsnez, pour produireune équivoque quelque peu
gauloise, l'ampleur de cet organe constituantle signe
d'une vigueur exceptionnellesous certainrapportqu'on
devine...
Homenaz le rappelle à Frère Jean, au Quart Livre
(chap, lvi), lorsqu'il refuse de lui confierles filles de
Papimanie : « Vous leurs feriezla follie aux guarsons; je
vous congnoysà vostrenez, et si ne vous avoys oncques
veu. » Le don ainsi reconnu à ceux qui avaient été avan-
tagés à la foiredes nez paraît bien remonterjusqu'à l'an-
tiquité: Caelius Rhodiginus écrit,au xviesiècle, dans ses
LectionumantiquarumlibriXXX (1.XXVII, 27),ces lignes
fort explicites : Dicuntur Nasati , ut Lampridius adver-
tit, viriliores, ac belle mutoniati. Un médecin, de peu
postérieurà Rabelais, Laurent Joubert,protesteracontre
cetteopinionpopulaire : « Et quoy qu'on dise : Adformam
nasi cognosciturad te levavi, d'autant que la proportion
des membresn'est observée en tous, plusieurs ont une
belle trompede nez qui sont camus du reste,et plusieurs

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camus de nez, sont bien apointésdu membreprincipal4.»


Cette préoccupationde la forme du nez se retrouve,
mais cette fois sans intentiond'y chercher un indice
spécial, dans la silhouettede Panurge tracée au début du
chapitrexvi du second livre : Des meurs et conditionsde
Panurge :
Panurgeestoitde staturemoyenne,ny trop grandny trop
petit,et avoitle nez un peuaquilin,faictà manchede rasouer,
et pourlorsestoitde l'eage de trenteet cinq ans ou environ,
finà dorercommeune daguede plomb,bien galand homme
de sa personne, sinonqu'il estoitquelquepeu paillardet sub-
ject de nature à une maladiequ'on appelloiten ce tempslà
« Faulted'argent,c'estdouleurnon pareille.»
Ainsi le Ghinonais ne nous décrit qu'un seul traitdu
visage de son personnage : le nez, qui est ici régulieret
de proportion normale, un peu aquilin, et pareil à un
manche de rasoir.
Après cettedouble constatationsi frappante,basée sur
les deux seuls portraitsun peu détaillés que nous offrele
roman, il n'y a guère à s'arrêtersur les diversesallusions
au même organe qui se rencontrent, çà et là, au cours des
livres suivants, soit qu'il s'agisse du choix du nom de
Nazdecabre (III, chap,xx)ou de l'épisode de l'île du peuple
Ennasé (IV, chap, xx), dont les hommes, les femmeset
les petitsenfantsont le nez en figured'as de trèfle.Il nous
i. Erreurspopulaires etproposvulgaires touchantla médecine et
le régimede santé , Bordeaux, Millanges, 1579,1.V, chap.iv. Voir
aussil'Ancienthéâtre français, t. II, p. 33g:
« J'ayouydireà maistre Mengin
Qu'ilavoitle plusbel engin
Que jamaisenfant peultporter :
Il ne s'enfautque rapporter
A sonnez,voylàqui l'enseigne. »
VoirencoredansRabelais(IV,chap,lii) le passage: « FrereJean
hannissantdu boutdu nez...,etc.», qui ne laisseplaceà aucune
équivoque.Cf.Tahureau,Poésies , éd. Gay,p. in. Les auteurs an-
Juvénal
ciens,Martial, et d'autres encore,se sontpluà évoquerce
privilègedesgrandsnez.

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suffitde constaterceci : chaque fois que maîtreFrançois


veut donner à ses lecteurs l'idée d'une physionomie
concrète,il s'attache avec une sympathiemanifesteà un
seul élémentde la figure: celui qui conféraitau visage du
moine de Seuilly sa caractéristiquela plus apparente.
Est-il à cette préférenceune explication plausible, ou
faut-ily voir simplementl'effetdes vieilles traditionsqui
faisaient du nez le sujet de dictons et de joyeux récits,
chers à nos pères?
On croit pouvoir répondreavec assurance que la pré-
dilectionde Rabelais a une cause, et que cettecause peut
êtredéfinie,nous révélantdu même coup l'indice le plus
saillant du visage du Maître : son nez, célèbre parmi tous
ceux de ses contemporains.Grâce à cette rencontre,un
coin du voile qui, jusqu'ici, nous cachait ses traits va
pouvoir êtresoulevé.
Biographes et critiquesne se sont guère demandé pour
quel motif notre écrivain avait signé les six premières
éditions de Pantagruel 1 de cette étrangeanagrammede
François Rabelais : AlcofrybasNasier. On a toujours
considéré ce second nom, qui correspond ici au nom
patronymique,- si souvent emprunté,on le sait, à une
particularitéphysique,- comme choisi sans raison spé-
ciale, au hasard de l'anagramme2.Tout ce qu'on savait,
et depuis peu, c'estqu'un géantde la Chansonde Gaufrey,
haut de quatorze pieds et qui la tête « avoit plus grosse
assez d'un bœufplenier » et le nez énorme :
En unes des narinesdu nés,lés le joier,
Pourroiton largement un œfd'oue muchier...

portaitce nom.
Il est donc permis de penser, après les citations qui

i. Alcofrybas - etmêmeunefoisAlcofibras
ou Alcofribas, (i53y),
- subsisteseul,à partird'un certainmoment, et sur le titrede
Gargantua . Le nom de Rabelais qu'avecle TiersLivre,
n'apparaît
en 1546.
2. SaufM. Sainéan,La languede Rabelais
, t. II, p. 416.

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LE VISAGE
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RABELAIS. II9

précèdent,que le Maître n'a pas recouru fortuitement à


ce pseudonymeexpressif,mais qu'il l'a accommodé plai-
sammentau trait le plus frappantde sa physionomie.
Rien ne serait plus conformeà ses habitudes d'écrivain,
à ce recoursconstantà la réalitéque nous avons eu l'oc-
casion d'étudier, à tant de reprises différentes, depuis
vingt-cinqans, à traversles cinq livresde son roman1.
S'il en étaitainsi, - et nous allons dans un instantpré-
senterde nouveauxargumentsà l'appui de cettehypothèse,.
- la silhouettede Frère Jean seraitcelle de Rabelais lui-
même. Il est évidentque si le trait essentiel convientà
l'écrivain,le restedu portraitdoit s'appliquer à lui pareil-
lement.Quelle occasion plus naturellepouvait s'offrirau
Maître d'appliquer le principe qui l'a amené à faire de
son roman un miroir de la vie contemporaineet de son
ambiance particulière? En prêtantses traitsau typepopu-
laire de moine qui s'affirme,en tant d'endroits,comme
son porte-parole,qui était censé vivre dans cetteabbaye
de Seuilly près de laquelle il avait grandi et où il avait
passé sans doute bien des heures,il appliquaitsimplement
le procédé par excellence cher à son art, et dont on a
fourni,par ailleurs, de nombreuxet frappantsexemples.
Quelqu'un signalaitjustement,il y a peu de mois, dans
une revue bien informéedes choses littéraires,« la façon
dont certainsromanciersdépeignentdes modèles qu'ils
ont sous la main : le plus proche, le plus cher aussi, et
qu'ils peignentquelquefois,c'est eux-mêmes.Ce pourrait
être une anthologie amusante que de chercher dans
l'œuvre des auteurscélèbresles paragraphesou les pages
qui peuvent sûrement passer pour des auto-portraits,
comme on dit en italien ». L'auteur de l'article cite ici
deux exemples empruntésà des écrivainsparmi les plus
destomesI etIII de l'édition
i. Cf.nosintroductions des
critique
Œuvresde FrançoisRabelais(Champion, in-40, 1912et 1922);notre
ouvrage: Les Navigations de Pantagruel (Ledere,in-8#, 1904)et
que nousavonspubliéssur les éléments
les articles réelsdu Tiers
Livre dans la Revue des Études rabelaisiennes , la Revuedu
, etc.
Seizièmesiècle,passim

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LE VISAGE RABELAIS.

en vue de notre temps1. En littérature,comme dans le


reste,les mêmes phénomènesse représententsans cesse,
fût-ceà plusieurssiècles de distance.
Consultons maintenantles contemporains. Peut-être
reste-t-ilà découvrirchez eux certains témoignagessus-
ceptibles de confirmerl'identificationqui vient d'être
proposée.
Le premier texte qui fasse mention de la mort de
Rabelais, arrivéeen 1553,est une épitapheen vers français
composée par Jacques Tahureau, et qui parut dans un
recueil des vers de ce poète, publié en 1554. La voici :
De luymesmetrespassé.
Ce doctene%Rabelays, qui picquoyt
Les pluspiquans,dortsous la lame icy,
Et de ceux mesmeen mourantse moquoyt
Qui de sa mortprenoyentquelque soucy2.
Ainsi, dans un texteécrit au lendemain de la mortdu
Tourangeau par un admirateurzélé, le nez du Maîtreest,
si j'ose dire, mis en cause comme un symbole. On consi-
dère cet élément de son visage comme le personnifiant
aux yeux de ceux qui l'avaient connu : Ce docte nez
Rabelays... Voilà donc une premièredonnéesuffisamment
probante. Une strophede la célèbre épitaphe consacrée
par Ronsard à notreécrivain,et publiée par le poète vers
i. L'Opinion, n°'des4 et 11avril1925,etspécialement le second
p. 16.Voiciles deuxcas citésetchoisisentrebiend'autres
article, :
« Sait-on,parexemple, que M. Georges Duhamels'estdécritdans
les Hommes abandonnés ? Voicien quelstermes : Il (Salavin)vitve-
nirà lui...unhomme grand , légèrement vêtud'unamplepar-
voûté,
dessusmarron , coifféd'unfeutrenoir , et quiportaitdes lunettes
d'écaillésurunefaceronde , rasée, un peu grasse . Voicià présent
le portraitironiquede TristanBernardparTristanBernard, dans
sonnouveaulivreAutour duRing: C'étaitunhomme à barbenoire,
unhomme d'unegravebeauté . Il étaitvêtuavecuneéléganceunpeu
négligée, maisl'ensemble de ses traits, de son allure , laissaitune
sensation de noblesseinégalable.
2. Voir,dansla RevuedesEtudesrabelaisiennes , 1903, p. 5g,notre
étude: Remarques sur la dateet surquelquescirconstances de la
mortde Rabelais .

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LE VISAGE
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RABELAIS. 121

1554,va nous apporterune seconde allusion non moins


claire4. On sait assez que cette œuvre,d'allure bachique,
souvent commentée,présente Rabelais comme occupé à
boire en tous temps :
La fossede sa grandegueule
Eust plus beu de vintouteseule
(L'épuisantdu ne%en deux cous)
Qu'un porcne humede laitdous,
Qu'Irisde fleuves,ne qu'encore
De vaguesle rivagemore.
Ici, derechef,on le voit, la capacité ou plutôtla puis-
sance aspiratoire du nez de Rabelais se trouve évoquée
nettement.Or, ce sontlà les deux seules épitaphespubliées
au cours des mois qui ont suivisa mort.Dans Tune comme
dans l'autre,l'allusion se révèle identique.
Il nous serait loisible assurémentde nous en tenirlà.
La démonstration paraîtbienacquise. Cependant,un texte
inconnu, sur lequel aucune étude n'a encore été publiée,
va nous permettre,par son étendue et sa signification
exceptionnelles,d'ajouter à cet exposé un élémentd'une
portéesingulière.Il s'agit d'un poème de 272 vers,consa-
cré tout entierà la gloire du nez d'un contemporainde
Rabelais, et comme ce contemporainest appelé Alcofri-
bas Nazier, il y a les plus grandes chances pour que le
possesseurde ce nez sans pareil soitl'auteurde Pantagruel
lui-même. Le poète à qui nous devons cette œuvre d'un
caractère très original, n'est autre que Bérenger de la
Tour, originairede la ville d'Aubenas2 en Vivarais,dont
le nom est le plus souvent accolé au sien. Bien qu'il ait
fourniune productionassez abondante et dont la valeur
n'estpas négligeable,on saitsurlui peu de chose, en dehors
des données qui ressortentde ses poésies. Il est absentde
la presque totalitéde nos manuels, répertoireslittéraires
i. Voir,dansla RevuedesÉtudesrabelaisiennes
, 1903,p. 143,La
mortde RabelaisetRonsard , parHuguesVaganay,et p. 2o5,L'épi-
taphede Rabelaispar Ronsard , parPaul Laumonier.
2. Albenasau xvi*siècle.

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122 RABELAIS.
LE VISAGEDE FRANÇOIS

et dictionnairesbiographiques. Une telle exclusion est


d'ailleurs parfaitementinjuste, car ses divers poèmes
offrent une variétéet un intérêtincontestables.
Né, vers 1529ou i53o, à Aubenas, Bérengerde la Tour
fità Toulouse ses études de droit.Magistratou seulement
attaché au barreau de Bordeaux, il vécut quelque temps
dans cetteville. Marié, entre1556 et 1558, à la suite d'un
roman d'amour, il mouruten 155g,à Aubenas. Il estl'au-
teur du Siècle d'or, de la Choreïde ou Éloge du Bal,
L'Amie des Amies, L'Amie rustique, de traductionsen
vers de Lucien, de la Naseïde , de la Moscheïde et d'un
certainnombre de « vers épars » : chants d'amour, épi-
grammes,lettreset épitaphes. Tout cela fut produit en
une carrièrerelativementcourte, puisqu'il mourut vers
sa trentièmeannée*. Ses divers recueils sont depuis
longtempsfortrecherchésdes bibliophiles.Aucun d'eux
n'a été réimprimé,même partiellement,dans les temps
modernes. Les éditions des poèmes de Bérenger de la
Tour sont au nombre de deux : l'une parut en 1556, à
Lyon, chez Jean de Tournes, et l'autreen 1558,également
à Lyon, chez RobertGranjon. Cettedernièreestimprimée
en caractères de civilité,ce qui l'a rendue encore plus
précieuse aux amateurs; elle ne redonne pas toutes les
œuvres précédemmentproduites et offreplusieurs mor-
ceaux inédits.
Dédiée « aux dames », l'édition de 1556 ne fut pas
publiée par l'auteurlui-même,mais par l'éditeurlyonnais
Jean de Tournes, sans l'assentimentdu poète, comme
l'indiquentles termesde la dédicace :
I. D. T. aux Dames.
Ayantrecouvert cet opusculede la louengedu bal, composé
par B. de la Tour d'Albennas(mesDames)ay longtemsdiferé
les mettreen lumière: attendantautresœuvresde lui, que
i. Cf. l'étudedu D* Francus(A. Mazon),Bérengerde la Tour
ď Aubenas , t. XII (1904),
, dans la Revuedu Vivarais et
p. 631-041,
t. XIII (1905), p. 25-39,121-134,
190-202.

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LE VISAGE
DE FRANÇOIS
RABELAIS. 123

depuisay ramasséespar la curede mes amis. C'est dont lui


ay ouvertl'huis, souz l'aile de votreNom, lequel sera ma
targuecontrele courrousde l'auteur: Vu mesmesqu'il vous
l'a dédiéautrefois
: aussi que telle invenciónne méritéestre
cachée.A Dieu. De Lion ce vind'Avrili556.
Cette déclaration,qui pourraitcacherune ententetacite
entrel'auteur et son éditeur,paraît toutefoissincère. En
effet,certainspoèmes, la Naseïde , par exemple,n'ont pas
été alors intégralement livrésau public. Quand, deux ans
plus tard, de
Bérenger la Tour se décida à publier lui-
même ses œuvres, il les dédia à N. Albert,seigneur de
Saint-Alban. Dans cette dédicace générale, d'un style
contourné,il faitune simpleallusion à l'éditionantérieure
et présente« les restes de sa jeunesse comprinses en ce
livre,qui ne tenantd'aloy pour souffrirles supplices de
la publication, entreles flotsdes opinions vulgaires,se
contrastansplus que la mer aux opposées bouches de
Eole, ha dormyen tenebres».
Pour ne traiterici que de la Naseïde , il y a lieu d'ob-
server que l'édition de ce poème, donnée d'abord par
Jean de Tournes, est incomplète des soixante-quatorze
derniers vers que fournitseulement l'édition de 1558.
Quelques menues variantes, surtout orthographiques,
différencient par ailleurs les deux textes.Dans celui de
1556,le poème est intitulé: Naseïde , dédiéeau grand Roy
Alcofribas Na'ier , et dans celui de 1558 : Naseïde resti-
tuéeenson entier. A Alcofibras(sic) Indien, Roy de Nasée.
Le premiertexten'a pas de dédicace, le second est dédié
« A B. de Rochecolombe, gentilhomme». L'épître dédi-
catoire, très curieuse, s'adresse à ce personnage comme
ayant navigué aux « Isles neufves». A son retour,celui-
ci aurait racontéà Bérengerde la Tour son grandvoyage,
l'entretenant du Roy de Nasée : « Le nez duquel [il affirme]
avoir deux tiersde long, avec grosseurproportionnée,et
les Naséens l'avoyentde pareille grandeur. » Rocheco-
lombe aurait égalementdécritl'étendue du royaume de

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124 LE VISAGE RABELAIS.
DE FRANÇOIS

Nasée, la fertilitéde la terre,la somptuositédes palais et


dispositionde la république.
Entreautrespoinctsme futaggreableentendre, commeon
y punistles criminelz,non par glaive,fouëtz,ou carquan,
maison les assied sur une pierreau milieude la place,aux
rayonsdu soleil,où sontcondamneztenirsoubz le menton un
grand bassin fait exprès, entour lequel sont marquées les
heures,lesquellesilz monstrent à l'ombrede leur nez, et là
sans remuersont contraincts demeurerdu matinjusques au
soir,autantde joursqu'on puisseen apprehender autrespour
mettreen leurlieu. Aussien toutle royaumen'yha autresho-
rologes que ceux là. Lequel discours je tins longtempsà
bourdeet mocquerie,jusquesavoirruminéesles histoiresna-
turelles,affermansentreles hommesestredifference selonles
régionset diversaspectsdu ciel.
Le seigneur de Rochecolombe est censé, d'après cette
lettre,être sur le point de retournerau Pérou, sur une
caravelleespagnolequi doit mettreà la voile, de Lisbonne,
le io mai 1557.

J'ayescritune lettreau roi de Nasée (poursuitle poète),de


laquelle me futdesrobbéela moitié,et impriméesans mon
sceu*.Toutesfois,despuisen çà, l'ay remiseen son entierla-
quelle vous envoyepour la luydonneren main,priantDieu
vous donnerla grace de bien et heureusement fairevotre
voyageet puissiez,vous etvostrenez,retourneren Francesain
et en bon poinct.De Musceole,ce dernierjour de décembre
i55y.
Examinons maintenantce texte, d'une étrangetési
savoureuse, et où se révèle une sorte d'humour, assez
semblable à celui de Rabelais. Certes, la descriptiondu
châtimentusité dans le royaumede Nasée n'auraitpas été
déplacée dans tel épisode du Quart Livre. De même, ce
charmanttraitfinal: « Vous et vostrenez. » Visiblement,
la conception du royaume de Nasée s'accorde avec celle
des royaumesfantaisistesvisités au cours de la croisière
i. Allusionà la première parJ.de Tournes.
publication,

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DE FRANÇOIS
LE VISAGE RABELAIS. 125

des IVe et Ve livresde Pantagruel et, en particulier,avec


celle de l'île Ennasin et du peuple Ennasé, dont les voya-
geurs rabelaisiensconsidèrentsuccessivementl'assietteet
les mœurs. Il est clair, en effet,que Nasée et Ennasin, -
le pays des grandsnez et le pays des nez camus, - cor-
respondenten réalitéà une fictiondu même ordre.
Notons, en outre,que Bérenger,originairedu Vivarais,
entretenait avec la ville de Lyon, métropolede sa région,
- demeuréependantsi longtempsle centredes études et
des amitiés de l'auteur de Gargantua, - des rapports
réguliers,et qu'il s'y faisaitéditer.
On a relevéplus haut des différences dans le libellé des
deux éditions.Le nom de Nazier disparaîtde la seconde.
N'y a-t-il pas lieu de penser que le premiertexteest le
bon et que le poète, en supprimantle nom quelque peu
transparentdonné par le premieréditeur,a voulu éviter
une allusion trop directe à Rabelais, son modèle, qu'il
avait scrupule à « blasonner » si peu d'années après sa
mort ( 1553)? Jean de Tournes, qui avait reproduittrès
exactementle manuscritdu poème, - dont seule la finne
lui avait pas été remise,- a dû fournirle véritableinti-
tulé. Bérengerparaît avoir aussi modifiélégèrement,non
sans intention,le prénom,en imprimantAlcofibras, alors
que cetteformeest tout à faitexceptionnelle,comme on
l'a vu. On peut penser que la Naseïde , œuvre humoris-
tique de sa premièrejeunesse, a été écrite du vivant de
Rabelais, et qu'elle n'étaitpas destinéealors à sortird'un
petit cercle d'amis. N'oublions pas qu'elle fut d'abord
mise au jour sans l'aveu de son auteur, qui se plaint
qu'on la lui ait « desrobbée ».
Il semble,au reste,que, dans la seconde édition,l'épître
dédicatoireet la qualité ď « Indien » conféréepar le titre
à Alcofibrassoient destinéessimplementà nous donner
le change. Il n'est plus question d'aucune manière, au
cours du poème,de l'Inde ni de la royautéd'un paysfan-
tastique.L'œuvre s'adresse au « Roy des grandsnez, Roy
des nez les plus grandsde Naserie ».

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126 LE VISAGE
DE FRANÇOIS
RABELAIS.

On va voir, par les extraitsque nous offronsde la


Naseïde que Phypothèsed'une mise en cause, si l'on
peut dire, du nez de Rabelais ne présente rien que de
plausible, venant surtout après les citations explicites
groupéesplus haut. Si le visage de maîtreAlcofribasa eu
la caractéristiquespécifiéepar nous d'après ses œuvres,
et déjà relevéepar Tahureau et par Ronsard, riende plus
logique que de le reconnaîtreici, sous son pseudonymele
plus illustre,celui de son début dans les lettres: Alcofri-
bas Nasier.
Voici le débutdu poème de Bérengerde la Tour :
Naseïde, dédiée au grand Roy AlcofribasNazier2
Pour vous louersi la plumeje prens,
Roydes gransnez, Roydes nez les plus grans
De Naserie,à ce fairem'invite
Le vostre,auquel toutle peuplecourtvite
Pour l'admirer, commerarespectacle,
Si qu'on le juge estreun nasal miracle,
Tant il est grand,que des archiersle pire
Ne le pourroitfaillirpourmal qu'il tire:
Et s'il trouvoitau mondeson pareil,
Groyqu'il feroiteclipseile soleil.
Ceux la qui ontdonnélouangeaux nez,
Et doctement nous les ontblasonnez,
Ne cuidentpointque je leurveuilleoster
Aucunbruitleurpourau mienl'ajouster.
En gravestileils nous ontexposée(sic)
La dignitéde la tourbeNasée,
Où les moyensleurontestéouvers
Autantqu'au mondey a de nez divers.
En gravestileontloué les Naseaus,
Le trait,le teintde ces nez damoyseaus
Sur qui on voitmillebeautésescloses,
i. Nouscomptons publierprochainement toutle poèmedans la
Revuedu XVI• siècle.
2. On adopteici le titrede i556,pourles raisonsqui viennent
d'êtredites.Notrecopiea étéfaitesurce mêmetexteet corrigée
d'aprèsles leçonsmeilleuresde i558,dontnousavonsdû chercher
pendant longtemps un exemplaire.

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LE VISAGE
DE FRANÇOIS
RABELAIS. I27

Proprement faictspourodorerles roses:


Mais je veus prendreautresujetplus digne,
Dontvous portezau visagele signe,
Roybiennasé : et pourmieusle toucher
Jeveus ma Muse en tel pointemboucher
Que ces proposhautement entonez
Soientà l'égal du Colosse des Nez,
Lequel pourestreexcellentdessustous
Les nez qui sontet seront,faitque vous
Estes le Roy : et tantplus grandse void,
Tantplus grandRoyaussi direon vous doit.
Dire on vous doitgrandRoy,aussi vous Testes,
Roysurautantque se trouventde testes
A croc,et dontla grandeurGesarée
Va per à peravec la Nazarée.
Mais qui pourroiten ce monderegner,
S'il n'a le nez qu'on ne puisseempoigner
Gommele vostre,ô nasifiquesire?
Le poète développe alors, à traversles antiquitéspro-
faneet biblique,Phistoiredes nez illustres: ceux de Cyrus,
de Nabucodenez, ďOvide. Il énumère de piquantes don-
nées tirées de Phistoirenaturelle,de la mythologie,des
traditionspopulaires, des images et locutions prover-
biales. Il insiste aussi sur la psychologie des caractères,
devinésd'après la formeet Pélégance du nez, et celle des
passionsde Pâme, d'après les mouvementsde cet organe.
Comme on pouvait s'y attendre,il ne manque pas d'in-
sistersur le privilègeinsigne attribuéaux grandsnez et
célébré par Rabelais, à propos de Frère Jean... A noter
que l'allusion aux nez « en as de treffles », visés dans le
Quart Livre, se retrouveau cours de ces pages. Tour à
tour,les jouissances et les services que l'espèce humaine
doit à cet organe sont magnifiésavec une verve alerte,
vraimentdigne du sujet.
Tous les gransnez ne peuventrecevoir
Tiltrede Roy.Ah! il feroitbeau voir,
Qu'un nez tortu,un nez laid de tous poinctz
Un nez bossé,forgéà coups de poings,

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128 DE FRANÇOIS
LE VISAGE RABELAIS.

Illuminé,tigneus,et qui se guinde


A touscostez,commeceus des coqz d'Inde :
Un nez remplide trouset clous avec,
Un nez mouléà la formed'un bec,
Un nez troplarge,un nez que Ton admire,
Faict au patronde prouëd'un navire:
Un nez velu rehausséde verrues,
Espouvantant les enfanspar les rues,
Un nez morveuset de tigneemperlé
Eust tel honneur: c'esttropavantparlé:
Raisonne veutque nomde Royils prennent,
Bien que soyentgrans: et s'il advientqu'ilsregnent,
Et que leurmainde sceptresoitgarnie,
C'estune pureet vrayetyrannie :
Car la grandeurdu nez, s'il n'a beauté,
Ne peutavoirtiltrede Royaulté.
Un nez Royal,avantque tel soitfaict,
Veutestregrand,poli, beau et parfaict,
Commele vostre: auquel furent donnez
Tous les grandsbiensqu'on peutdiredes nez :
Ne trouvant autreencorà soy conforme
Grand,gros large,ouvertet long,en forme1
et
De barbacaneou triangleéminent
Qui sus un flancde murva dominant.
Le poème s'achève sur la descriptiond'un riche étui
que l'auteurrêve d'offrir au « Roy des Nez ». On suitavec
une curiositéamusée le rëcitdes aventuresde cet étui, à
traversles âges,depuis Nabuchodonosorjusqu'au « rabin»
et au juif converti,de qui Bérengerde la Tour affirme, au
derniervers,l'avoir acheté
Pour mettreau nez de VostreMajesté.

Reportons-nous,en terminant,aux portraitsles plus


accréditésdu Maître,et dont aucun, d'ailleurs,n'est anté-
rieurau commencementdu xvne siècle. Il sera facile de
constaterque la racine du nez de l'écrivain y offre« une
i. Var.: Grand,gras,ouvert,
pluslongen belleforme.

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DE FRANÇOIS
LE VISAGE RABELAIS. I29

protubérancemarquée et caractéristique1», et que le nez


lui-mêmey apparaît « un peu fortet bien planté2». Ce
double traitest trèsvisiblesurle portraitditde la Chrono-
logie collée. Une autre effigie,au premierrang de celles
qui nous sont parvenuesdu Maître,est une médaille fon-
due du début du xvnesiècle qui faitactuellementpartiede
la collection Richebé3.Or, précisément,le nez y apparaît
comme exceptionnellement grosetfort.Cetteœuvred'art,
jugée comme la plus intéressantedes médailles rabelai-
siennes, plaide assurément dans le sens de nos conclu-
sions. Sur le portraitde la Chronologiecollée, aussi bien
que sur cette médaille, la bouche apparaît pareillement
large et bien fendue.On voitdonc que touts'accordepour
nous donner le droit de faire apparaîtreRabelais à tra-
vers le portraitde Frère Jean: « bien à destre,...délibéré,
hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en
nez ». L'incertitudeoù nous étionsjusqu'ici touchantson
visagevéritable,incertitudeconstatéepar tous les érudits
qui se sont occupés de son iconographie,a pris fin.Son
œuvre, scrutéed'un peu près,nous a livréles traitsessen-
tiels de sa figure,pendant que les contemporains,inter-
rogés, ont confirmél'exactitudedu portraitqu'il avait
ainsi confié,vers 1534, à son Gargantua.
Abel Lefranc.
i. Clouzot,op.cit.yp. 201et 2o3.
2. Ibid.
3. Reproduitibid.,p. 169.Voiraussi la RevuedesÉtudesrabe-
laisiennes
yt. V, p. 325.

SIÈCLE.
REV.DUSEIZIÈME XIII. Ç

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