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L'Esprit Créateur, Volume 28, Number 2, Summer 1988, pp. 36-47 (Article)
L apparaît dans les recueils qui lui sont consacrés au seizième siècle,
et les structures emblématiques de la poésie, du théâtre, et de la
prose narrative de la même époque ont récemment fait l’objet de
savantes études qui ont bien m ontré l’influence déterm inante de la repré
sentation picturale sur la composition des textes littéraires à la Renais
sance.' En outre, on a pu m ontrer q u ’il existait des références précises au
mode de lecture emblématique dans des œuvres comme celle de Rabelais,
où l’emblème ne servait pas nécessairement de point de départ.2
On sait que, pour que les emblèmes fonctionnent avec efficacité, il
faut que se créent des rapports dynamiques entre les mots et l’image, et
q u ’il existe un éloignement suffisant entre l’objet et le sens pour que la
communication se fasse moins au niveau de la dénotation q u ’à celui de la
connotation (Daly 8, Russell 85). En littérature, la question qui se pose
est évidemment la suivante: comment cette tension dynamique peut-elle
se réaliser quand il n ’y a pas d ’images et que seuls apparaissent des mots-
emblèmes dans une structure narrative?
Sans doute peut-on appeler “ em blém atiques” des épisodes réalistes
ou non-réalistes dont l’interprétation est essentielle à la compréhension
“ connotative” d ’une œ uvre.3 Mais de telles définitions rencontrent des
difficultés soit parce q u ’elles sont trop lâches et tendent à s’appliquer à
des situations par trop hétérogènes, soit parce que le concept même de
“ tension dynam ique” reste trop souvent le produit de projections sym
boliques sans commune mesure avec l’horizon d ’attente propre à l’œuvre
considérée.
Ainsi il semble q u ’une étude plus approfondie des modes em
blématiques de composition chez Rabelais puisse entraîner une com
préhension beaucoup plus juste de la nature même du symbolisme dans
la littérature des seizième et dix-septième siècles. Nous nous proposons
ici d ’interpréter la sémiotique rabelaisienne à partir d ’un éclaircissement
des méthodes de lecture que nous révèle la science emblématique.
Nous tiendrons compte non seulement des signes et de leur significa
tion au plan de la diégèse (c’est-à-dire de l’histoire qui nous est racontée)
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mais aussi au niveau de la narration (la façon dont l’histoire nous est
narrée).
Le rapport entre le narrateur et les signes q u ’il présente aux lecteurs
peut se décrire aussi en termes emblématiques dans le mesure où celui-ci
s’abstient souvent d ’interpréter ses signes. La distance qui sépare les lec
teurs du narrateur oblige ainsi ceux-ci à chercher une compréhension
“ connotative” du sens implicitement encodé dans le texte.
Les deux m odes de lecture4—Il semble que chez Rabelais l’écriture
em blématique apparaisse sous deux modes distincts: le mode allégorique,
qui renvoie à des vérités morales, et le mode hiéroglyphique, qui donne
accès à des vérités mystiques. Le mode allégorique s’apparente au niveau
tropologique de l’exégèse médiévale et lui em prunte son type de fonc
tionnem ent. Le mode hiéroglyphique, qui appartient au niveau de
l’exégèse typologique, fonctionne, au contraire, selon un modèle p ar
ticulier à la Renaissance.
Ce n ’est pas que Rabelais se serve de véritables hiéroglyphes. T oute
fois, de temps à temps, ses symboles fonctionnent de façon heuristique,
selon le mode de lecture que ses contem porains imposaient aux hiéro
glyphes. Le sérieux de Rabelais au sujet de l’efficace épistémologique de
ces symboles apparaît clairement au chapitre 9 de Gargantua lorsque le
narrateur fait mention des Hieroglyphica d ’H orapollon et du Songe de
Poliphile (Hypnerotomachia) de Francesco C olonna pour la première
fois:
Bien aultrem ent faisoient en temps jadis les saiges de Egypte, quant ilz escripvoient par
lettres q u ’ilz appelloient hiéroglyphiques, lesquelles nul n ’entendoit qui n ’entendist et un
chascun entendoit qui entendist la vertu, propriété et nature des choses par icelles figurées;
desquelles O rus Apollon a en Grec com posé deux livres, et Polyphile au Songe d ‘A m ours
en a davantaige exposé.5
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Dans son Champfleury (1529) G eoffroy Tory éclaire ces deux modes
de façon pittoresque. Afin d ’expliquer que l’ “ Y” pythagoricien sym
bolise le choix moral d ’Hercule, Tory donne à ses lecteurs deux illustra
tions différentes. Dans la première (fig. 1) aux deux bras de l’arbre en
forme d ’ “ Y” sont suspendus des symboles de supplice (glaive, fouet,
verges, carcan, bûcher) et de récompense (guirlande, palmes, sceptre,
couronne). Et la branche du supplice est plus forte que celle de la récom
pense. Tory invite ses lecteurs à contem pler le bel ornement (“ beau
festin” ) q u ’il a façonné.
Cette illustration joue, pour aussi dire, le rôle d ’hiéroglyphe—c’est-à-
dire de signe sacré faisant entrer le contem plateur dans une vision
mystique. De la même façon Rabelais, disciple de Tory, invite le lecteur à
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P our son image avoit, en une platine d ’or pesant soixante et huyt m arcs, une figure d ’esmail
com pétent, en laquelle estoit pourtraict un corps hum ain ayant deux testes, l’une virée vers
l’aultre, quatre bras, quatre piedz et deux culz, telz que dict Platon in Sym posio avoir esté
l’hum aine nature à son commencement mystic, et autour estoit escript en lettres Ioniques:
ATAIIH OT ZH TEI TA EATTH E. (G, 8).
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par com m uniquer l’effroi. Créé sans oreilles, G aster ne parle que par
signes, mais tout le monde les comprend et les met en pratique. C ’est la
prise au pied de la lettre du proverbe: “ Ventre affam é n ’a point
d ’oreilles” . M anduce, hideuse effigie ressemblant à celles que l’on faisait
défiler pendant le carnaval, apparaît comme un reflet de l’image
allégorique du m onstre (p. 215). La symbolique charnelle de Gaster
s’affirm e finalement comme l’inverse de la caritas qui caractérisait
l’Androgyne (G, 8).
Dans de tels épisodes, l’intensité allégorique des emblèmes se trouve
m imétiquement renforcée par le jeu de leur co-présence. Le même type
d ’intensification s’observe dans de nombreuses autres scènes allégoriques
des Tiers, Quart, et Cinquième Livres.
Grippeminault (CL, 11-15) représente un des rares personnages du
texte de Rabelais que l’on trouve aussi dans la tradition des emblèmes. Il
possède une tête de lion, de chien, et de loup, et cette superposition
définit, d ’après Valeriano, le parfait modèle de l’hiéroglyphe.10
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Les hiéroglyphes com m e sym boles chrétiens12—On sait que les sym
boles hiéroglyphiques étaient censés donner également accès à des vérités
religieuses au sens chrétien du terme. Au début du seizième siècle, on
vénérait l’œuvre du sage antique H orapollon, comme un réservoir de
valeurs morales qui livraient un aperçu de la sagesse divine.13 Editeurs,
traducteurs, et com m entateurs avaient donné un regain de crédit aux
Hiéroglyphes d ’Horapollon en tant que symboles (“ sacrem ents” ) des
vérités chrétiennes.
Les aquarelles que peignit Dürer pour le m anuscrit d ’Horapollon
sont célèbres. Ce manuscrit latin, écrit par Willibald Pirckheimer, devait
être présenté à l’empereur en 1514. Il est rem arquable que Dürer ait
fondé le symbolisme de l’arc triom phal de Maximilien sur le texte
d ’H orapollon. Il faut se souvenir aussi de ce que le même artiste illustra
le “ livre d ’heures” de l’empereur de symboles hiéroglyphiques, malgré
un contexte très chrétien.14
Pendant les vingt premières années du seizième siècle, deux traduc
tions d ’H orapollon en latin parurent à quelques mois près—l’une de
Bernardino T rebatio,15 l’autre de Filippo Fasianini.16 Trebatio avait été
l’étudiant de Beroaldo et était entré plus tard dans la coterie de Von
H utten à Augsbourg. Il avait des sympathies pour Rome et avait servi
comme diplom ate des Etats pontificaux. Fasianini, instruit en philo
sophie à Bologne, devint professeur d ’université. Les hiéroglyphes firent
l’objet de conférences de sa part. Sa traduction des Hiéroglyphes fut
publiée avec son traité sur l’écriture sacrée, texte im portant qui touche au
pouvoir des hiéroglyphes en tant que symboles religieux.17
Le respect q u ’éprouvait Fasianini pour les hiéroglyphes est réitéré
dans la dédicace q u ’il adressa à Lorenzo Campeggi, nommé lui-même
Cardinal à la requête de l’empereur Maximilien. Dans cette dédicace, Fa
sianini célèbre l’élévation de Campeggi à la pourpre cardinalice en
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espérant que les “ livres sacrés des Egyptiens” pourront être utiles à
F “ homme très saint” q u ’est le nouveau cardinal.
Alors que Fasianini publiait sa traduction d ’H orapollon, Celio Cal-
cagnini envoyait à son neveu une lettre qui proposait un résumé de tous
les symboles trouvés dans les Hiéroglyphes. 18 Calcagnini, diplomate pon
tifical et archéologue, était chanoine de la cathédrale de Ferrare et pro
fesseur de grec et de latin à l’université de cette ville. Pendant les années
1520 il entra en lutte contre Luther. Ses œuvres, publiées posthumement,
renferment plusieurs traités concernant des sujets moraux, rhétoriques,
et archéologiques.
Dans ses œuvres figure un traité im portant intitulé “ De Rebus
Aegyptiacis” .19 Ce texte, tiré pour la plus grande partie de Plutarque, de
Pline, et des commentaires néo-platoniciens, s’occupe des fables et des
symboles égyptiens. Calcagnini évoque la façon dont on peut utiliser ces
signes pour déchiffrer une philosophie occulte. Il explique comment les
symboles sont utilisés pour voiler la vérité des mystères de la théologie.
En se référant aux symboles définis par H orapollon, Calcagnini
affirm e que les mystères égyptieris—et les symboles concernant ces rites
religieux—sont les modèles sur lequels les Grecs et les Romains ont fondé
leurs propres mystères. D ’ailleurs, Calcagnini généralise en rem arquant
que les vérités religieuses de chaque culture ne peuvent s’exprimer que
par des symboles comme dans le cas des hiéroglyphes d ’Egypte.
Les Hieroglyphica de G. P. Valeriano, publiés en 1556, constituent
probablem ent le “ com pendium ” de symboles le plus populaire de toute
la Renaissance. Ce livre abonde en références de toutes sortes: à la Bible,
à la Cabale, et aux auteurs anciens, y compris Horapollon. Il se peut que
Rabelais ait suivi les conférences de Valeriano sur les hiéroglyphes
pendant son séjour à Rome alors q u ’il vivait dans l’entourage du C ar
dinal Du Bellay. Dans la dédicace des Hieroglyphica à Côme de Médicis,
Valeriano expliquait que le langage de Dieu Lui-même est hiéro
glyphique; et il faisait référence dans son texte à la dimension chrétienne
de ces symboles sacrés.
A la fin de l’œuvre présumée authentique de Rabelais, on trouve une
systématisation du symbolisme mystique qui se trouvait évoqué çà et là
dans les livres précédents. Au Cinquième Livre, l’harmonie de la création
céleste se reflète dans les images allégoriques de l’univers, symbolisé par
les pierres précieuses des sept planètes accompagnées de leurs sept
divinités païennes (CL, 42, pp. 441-43). Tout ceci exige que la bouteille
soit trouvée dans une chapelle circulaire dont le diam ètre égale la
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N otes
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Com pany, Inc., 1955), surtout ses traductions des Hiéroglyphica de Valeriano,
160-61.
11. Nous tenons compte ici du Cinquièm e Livre m algré la polém ique qui entoure le
problèm e de l’authenticité de ce livre. Une analyse plus approfondie m ontrerait que
plusieurs sections de l’ouvrage, généralement considérées comme adventices ou
ornem entales, appaissent en réalité en harm onie avec les autres livres, si on les lit dans
un contexte emblématique.
12. Cf. la comm unication de S. Sider au congrès de la Society for Textual Scholarship à
New Y ork, en avril 1985.
13. S. Sider, “ H orapollo,” Calalogus Translationum et C om m entariorum (W ashington:
Catholic University of America Press, 1986), VI, 15-29.
14. Voir à ce sujet W alter L. Strauss, The B ook o f H ours o f the E m peror M aximilian the
First . . . P rinted in 1513 (New York: Abaris Books, 1974).
15. Publiée à Augsbourg en 1515. Une autre édition devait paraître à Bâle en 1518.
16. Publiée à Bologne en 1517.
17. Voir la traduction donnée par Denis L.D rysdall, “ Filippo Fasianini and his ‘E xplana
tion o f Sacred W riting’ (Text and T ranslation),” Journal o f M edieval and Renais
sance Studies, X III, 1 (1983), 127-55.
18. La lettre de Calcagnini fut écrite vers 1517; il y utilisait les éditions de Trebatius et de
Fasianini. Cette lettre a été éditée par Karl Giehlow, “ H ieroglyphenkunde des
Hum anism us in der Allegorie der Renaissance,” Jahrbuch der Kunsthistorischen
Sam m lungen des Allerhöchsten Kaiserhauses (Vienna, 1915), 163-69.
19. Publié dans ses Opera (Bâle: 1544), 229-52.
20. Cusanus dans son De docta ignorantia et Francesco Giorgio dans son Harmonia
m undi décrivent Dieu comme une sphère infinie; voir aussi O tto Brendel, “ Symbolik
der Kugel,” M itteilungen des Deutschen archaeologischen Instituts, LI (1936), 1-95.
21. Voir à ce sujet F. Rigolot, “ Enigme et prophétie: les langages de l’hermétique chez
R abelais,” Œ uvres et Critiques, X I, 1 (1986), 37-47.
22. Sur ce type de complexité littéraire, voir Jam es A. C oulter, The Literary Microcosm:
Theories o f Interpretation o f the Later N eoplatonists (Leiden: E. J. Brill, 1976), 50.
23. W alter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels (Berlin: Ernst Rowohlt,
1927), 164.
24. Sur les symboles hiéroglyphiques comme “ langage hors du tem ps” , voir Claude-
Françoise Brunon, “ Signe, Figure, Langage: Les Hiéroglyphica d ’H orapollon” ,
L ’Em blèm e à la Renaissance (Paris: Société d ’Edition d ’Enseignement Supérieur,
1980), 29-47.
25. A propos de l’interprétation des “ avantages conceptuels” du pluralism e linguistique
de Rabelais, voir Richard M. Berrong, Rabelais and Bakhtine (Lincoln and London,
1986), 123.