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Altérités de la littérature

Collection « Le Bel Aujourd’hui »,


fondée et dirigée par Danielle Cohen-Levinas

www.editions-hermann.fr

ISBN : 978 2 7056 9550 7


© 2018, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris.
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serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon.
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Serge Margel

Altérités de la littérature
Philosophie, ethnographie, cinéma

Depuis 1876
Du même auteur

Le Tombeau du dieu artisan. Sur Platon, précédé d’Avances, par


Jacques Derrida, Paris, Minuit, 1995.
Le Concept de temps. Étude sur la détermination temporelle de l’être
chez Aristote, Bruxelles, Ousia, 1999.
Logique de la nature. Le fantôme, la technique et la mort, Paris,
Galilée, 2000.
Destin et liberté. La métaphysique du mal, Paris, Galilée, 2002.
Corps et âme. Descartes. Du pouvoir des représentations aux fictions du
Dieu trompeur, Paris, Galilée, 2004.
Superstition. L’anthropologie du religieux en terre de chrétienté, Paris,
Galilée, 2005.
Le Silence des prophètes. La falsification des Écritures et le destin de la
modernité, Paris, Galilée, 2006.
De l’imposture. Jean-Jacques Rousseau. Mensonge littéraire et fiction
politique, Paris, Galilée, 2007.
Aliénation. Antonin Artaud. Les généalogies hybrides, Paris, Galilée,
2008.
La Force des croyances. Les religions du Livre au seuil de la modernité,
Paris, Hermann, 2009.
Critique de la cruauté, ou les fondements politiques de la jouissance,
Paris, Belin, 2010.
Les Livres de Job. Sur les fondements théologico-politiques de la
souveraineté, Paris, Hermann, 2011.
L’Avenir de la métaphysique. Lectures de Derrida, Paris, Hermann,
2011.
La Société du spectral, Paris, Lignes, 2012.
Les Archives fantômes. Recherches anthropologiques sur les institutions
de la culture, Paris, Lignes, 2013.
La Mémoire du présent. Saint Augustin et l’économie temporelle de
l’image, Paris, Hermann, 2015.
L’Invention du corps de chair. Étude d’anthropologie religieuse du
premier christianisme, Paris, Cerf, 2016.
L’autonomie de l’œuvre d’art. Logique des surfaces et avant-gardes,
Genève, Les presses du Mamco, 2017.
Ouverture
Penser le fait littéraire

« Rumpō, ruptum, rumpere : briser avec force, rompre (sou-


vent avec une idée accessoire d’arrachement, d’éclatement :
r. inflatas vesiculas, Cic., Div. 2, 14, 33 ; r. pectora fremitu,
Lucr. 3, 297, d’où sē rumpere ou rumpī). Usité de tout
temps. Le simple n’est attesté qu’au sens transitif ; mais
il a dû s’employer au sens absolu, comme les composés
ērumpō « s’élancer hors (en brisant les obstacles), faire une
sortie, une trouée » ; irrumpō, prōrumpō. Rumpō s’emploie au
sens physique comme au sens moral : r. membrum comme
r. foedera, fidem, silentium, etc. Rumpere viam « forcer le
passage, se frayer une route », d’où rŭpta [via], qui est à
l’origine du fr. route […].
rŭptiō : effraction, rupture.
corrumpō : a dû signifier d’abord « faire crever ».
dēruptus : escarpé, à pic.
dīrumpō : mettre en pièce ; écarteler ; déchirer (sens phy-
sique et moral).
ērumpō : transitif « faire sortir en éclatant ou en brisant »
(rare) ; sē ērumpere « se précipiter hors de » ; usité surtout
au sens absolu ; dans la langue militaire, « faire une sortie,
forcer une ligne » ; ēruptiō ; ēruptō, -ās (Tert.).
interrumpō : couper en brisant : i. pontem, viam, aciem ; et
au figuré i. sermōnem ; inrumpō (ir-) : se précipiter dans,
foncer sur, forcer l’entrée de ; praerumpō : briser, rompre
par devant ; usité surtout au participe praeruptus, syno-
nyme de abruptus, abscissus ; prōrumpō : transitif et absolu
« [se] pousser avec violence en avant ; faire jaillir, jaillir » ;
subrumpō (sur-) : faire tomber en brisant (Arn.) ».
— Alfred Ernout et Antoine Meillet,
Dictionnaire étymologique de la langue latine.
6 Altérités de la littérature

Le discours critique est une pratique de la rupture. Une


pratique littéraire qui produit des ruptures, qui les engendre,
les décrit et les analyse. Cette pratique n’a pas pour fonction
de rompre avec l’histoire, de renier le passé ni de renverser les
traditions. Elle provoque plutôt un arrêt sur image, dans le
cours du temps, dans la continuité d’un discours ou dans la
linéarité d’un texte, mais toujours pour modifier l’échelle des
points de vue, transformer le plan des analyses et le niveau des
descriptions. Le discours critique est un changement d’échelle.
En cartographie, on parle d’une variation d’échelle pour indi-
quer une dualité dans l’ordre du discours, entre un point de
vue et une information. Varier l’échelle, c’est non seulement
changer d’optique, de la carte infinie à la carte 1 : 1 dans les
équations de Borges, mais c’est aussi sélectionner différents
niveaux d’information. Selon l’échelle, on n’apprend pas les
mêmes choses sur une route de campagne. À chaque niveau
s’opère une autre description de la route et chacune de ses
propriétés se découpe en un nouvel ensemble de propriétés,
dont le nombre est infini. Or, cette attribution des échelles au
discours critique est encore pertinente pour une autre raison.
Lorsqu’on change d’optique, d’une carte à l’autre, on modifie
les informations, on rectifie les descriptions, mais la réalité
des phénomènes observés, elle, ne change pas pour autant.
Ce point de vue du cartographe, j’aimerais l‘emprunter pour
penser les liens entre un fait littéraire et un discours critique.
Aussi, posons l’hypothèse qu’une œuvre littéraire contient
son discours critique comme une carte inclut ses variations
d’échelle. Un texte n’est pas refermé sur lui-même, enfermé par
ses propres structures ou coupé du monde, mais il entretient
avec le discours qui le nomme et l’analyse le même rapport
qu’une carte envers ses différentes échelles. Ce rapport permet
de changer de carte sans modifier le terrain cartographié, de
découper de nouvelles frontières sans altérer le pays, la ville,
les immeubles, les rues, le sol, le gravier sur la terre, ou de
décrire de nouvelles propriétés sans transformer la réalité de
l’objet. Mais en quoi consiste ce rapport et dans quelle mesure
Ouverture 7

rend-il intelligibles les liens entre littérature et critique, texte


et analyse, œuvre d’art et interprétation ?
L’hypothèse n’est pas nouvelle. On la trouve déjà chez
Mallarmé, chez Benjamin ou chez Blanchot, elle est peut-être
issue des Romantiques allemands. Elle consiste à dire qu’une
œuvre d’art contient sa propre critique comme un phénomène
contient ses conditions de possibilité. Et c’est là que la notion
de carte ouvre une hypothèse sur l’hypothèse. À la différence
d’un phénomène, les conditions de possibilité d’une œuvre d’art
ou d’un fait littéraire ne sont pas des catégories formelles, mais
des variations d’échelle. Elles ne sont pas contenues comme
un ensemble de structures qu’une œuvre exemplifie, selon la
thèse structuraliste, mais elles constituent un faisceau de virtua-
lités qui se déploient en propriétés artistiques ou littéraires,
selon une thèse que je nommerai monadologique. Chaque
élément d’un texte peut se définir comme un fait littéraire qui
contient lui-même ses conditions critiques d’énonciation, donc
comme un critère par lequel une propriété du langage peut
se découper en un nouvel ensemble de propriétés, à l’infini,
et devenir autant d’altérités de la littérature. C’est l’opération
critique des propriétés qui décide du niveau d’échelle par
quoi le texte s’invente, se compose et s’exprime, ou indique le
point de vue depuis lequel un texte se réfère aux éléments qui
les constituent. Une propriété est donc un critère intrinsèque
qui opère dans et par le texte lui-même, dans sa grammaire, sa
syntaxe, sa rhétorique, par l’inventio, la compositio et l’elocutio.
Ces critères ne sont pas séparés des propriétés, mais ils leur
sont inhérents, en ceci qu’ils donnent au texte les moyens
d’opérer divers points de vue sur lui-même, différents régimes
d’altérité, descriptifs, analytiques, autoréflexifs, sans qu’il perde
pour autant sa réalité ou son autonomie littéraire. Comme
une carte à échelles variables envers un terrain cartographié,
un texte contient des propriétés critiques, ou des critères, qui
implicitement modifient le niveau d’analyse et multiplient
les approches, en laissant le texte lui-même intact, inentamé,
comme vierge. C’est une nouvelle conception du discours
8 Altérités de la littérature

critique, mais aussi du fait littéraire. C’est une exigence, qui


marque en effet au début du xviie siècle une nouvelle naissance
de la critique, textuelle ou littéraire, la critique des arts, de la
culture et de la société, jusqu’au criticisme kantien du savoir.
De vérification des textes transmis par la tradition, de correc-
tion des répertoires, de choix des leçons autorisées, de rejet et
de censure aussi, la critique moderne est devenue un lieu de
jugement collectif, l’invention d’un kriterion, un établissement
de critères pour penser les conditions de possibilité politique
et artistique d’un fait littéraire, d’une œuvre d’art ou d’une
production culturelle.
Le modèle cartographique permet de repenser l’idée d’une
nouvelle critique, interne et immanente au texte, en évitant
certains a priori, essentialistes (les structures invariables),
psychologistes (les intentions de l’auteur) ou constructivistes
(les contextes sociohistoriques). Sans nier les structures, sans
rejeter les intentions ni négliger les contextes, cette approche
cartographique des propriétés littéraires permet surtout d’en
définir les opérations critiques et les changements d’échelle
comme des constitutions de cas. Or, il n’y a pas de cas comme
tel, comme il y a des faits, des événements, des affaires, qui
se donnent à penser. Quelque chose ne devient un cas qu’à
certaines conditions, critiques et discursives justement. Ces
conditions sont induites par un discours qui tranche dans le
champ du savoir et produit de nouveaux domaines d’explora-
tion. C’est l’ouverture de points de vue qui varient les échelles
d’analyse, qui déplacent une situation d’un plan à un autre,
ou plus précisément qui retranchent de leur contexte d’émer-
gence certains traits caractéristiques d’un événement pour les
soumettre à un autre contexte, les inscrire dans un autre cadre
d’expérience, voire dans un autre univers du discours 1. Ce geste
critique de retranchement, qui fait d’un événement un cas, on

1. Cf. Jean-Claude Passeron, Jaques Revel, « Penser par cas. Raisonner


à partir de singularités », in J.-Cl. Passeron et J. Revel (dir.), Penser par cas,
Paris, EHESS, 2005, p. 9-44.
Ouverture 9

peut le voir à l’œuvre non seulement dans ces cas que Freud a
développés, comme le cas Dora ou du petit Hans, mais aussi
dans l’affaire du parricide de Pierre Rivière, en 1835, devenue
un cas de médecine légale, une fois reconstitué et publié un
an plus tard par Esquirol dans les Annales d’hygiène publique
et de médecine légale, puis que Michel Foucault a présenté et
republié en 1973. Ce qui a fait de cette affaire un véritable
« cas », c’est « l’utilisation de concepts psychiatriques dans la
justice pénale 2 ».
Penser par cas revient à déplacer le contexte d’émergence ou
à reconfigurer les cadres descriptifs d’un discours. Une situa-
tion de justice pénale analysée du point de vue de la médecine
mentale transforme le parricide de Rivière en un véritable
cas psychiatrique. Or, cette capacité critique de décision, de
rupture de contexte et de changement d’échelle, révèle surtout
qu’un cas n’est pas un événement extraordinaire, exceptionnel
ou merveilleux, mais bien une situation dont les propriétés ou
les caractéristiques sont indéterminées. Et ce au double sens
du terme, quantitatif, puisqu’on peut toujours y découvrir de
nouvelles propriétés, et qualitatif, en ceci que chaque propriété
est elle-même la propriété d’une autre propriété, à l’infini. Le
« même » parricide de Rivière s’est transformé en cas psychia-
trique avec Esquirol, comme il est devenu avec Foucault le cas
d’un rapport de pouvoir, « une bataille de discours et à travers
des discours 3 ». Et c’est en quoi consiste la force d’interruption
du discours critique. C’est lui qui produit cette nouvelle confi-
guration sociale, politique ou esthétique de l’événement. C’est
lui qui agence cette nouvelle situation, en explicitant comment
ces propriétés, hétérogènes et indéterminées, interrompent
les cadres d’expérience, les contextes discursifs, les modalités
d’observation et les protocoles de vérification. En somme,
c’est ce discours critique qui engendre et révèle la capacité que

2. Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur


et mon frère…, Paris, Gallimard, 1973, p. 15.
3. Ibid., p. 16-17.
10 Altérités de la littérature

contient chaque événement à rompre avec son propre contexte,


pour changer d’échelle dans l’analyse et produire de nouveaux
contextes et d’autres niveaux d’expérience.
Et c’est là que j’aimerais situer la question du fait littéraire.
Je parlerai d’une capacité critique à produire des cas, ou d’un
pouvoir du texte, qui permet de rapporter la construction
des cas et la cartographie. Un cas littéraire est l’homologue
critique d’un niveau d’information fourni par l’échelle d’une
carte. Comme une carte, en effet, envers le terrain cartogra-
phié, un fait littéraire est un cas critique qui transforme un
état de chose en un autre sans changer l’état des choses, tel
un meurtre qui devient une affaire psychiatrique sans cesser
d’être un meurtre. Il en va de même pour l’écriture de soi
chez Rousseau, pour le deuil chez Hölderlin, le sublime chez
Baudelaire, la fiction chez Mallarmé, l’amour chez Marguerite
Duras, la date chez Paul Celan, la peau chez Charlotte Delbo,
le raccord de souvenir chez Chris Marker ou le personnage
possédé chez Jean Rouch. Autant de cas qui ont fait l’objet
d’études spécifiques, d’analyses textuelles, que je rassemble ici
pour penser le fait littéraire dans sa force critique. La plupart
de ces textes ont été prononcés lors de colloques. Ils ont tous
été remaniés et ordonnés selon des relations que la littérature
entretient à d’autres champs du savoir, d’autres disciplines,
d’autres pratiques, ou à ses différents niveaux d’altérité.
PARTIE I

POÉTIQUE ET CRITIQUE
I

Littérature de fiction 1
Mallarmé, la poétique du rythme
et le fait littéraire

« Mon nom, seul, se nomme promesse. »


— Verlaine, Sagesse.

1. Une science de la littérature en général

§ 1- À la suite de Blanchot, on peut se demander comment


la poétique est possible. Qu’appelle-t-on poétique ? Qu’en est-il
de la poétique ? Est-ce une discipline, un savoir, une science,
qui s’enseigne et se pratique, comme la linguistique, la sémio-
logie ou la psychanalyse ? On connaît en France l’immense
déploiement épistémologique de disciplines justement, d’éru-
dition, mais aussi le grand débat critique que la question
du « poétique » a suscité dès les années 1960. Et je n’ai pas
l’intention d’ouvrir à nouveau le dossier, mais je voudrais le
traverser pour y rencontrer deux approches, ou plus exactement
deux modèles discursifs, qui se croisent sans jamais s’opposer
ni se confondre, lorsqu’ils s’énoncent au nom du poétique.
Je nommerai le premier modèle le schème aristotélicien de
la littérature, celui dont parlent des auteurs comme Barthes,

1. Conférence inaugurale prononcée en février 2011 aux « Entretiens de


Poésie », Maison de l’Amérique latine. Invité par Michel Deguy.
14 Altérités de la littérature

Todorov ou Genette, et qui cherchent à définir, sur les traces


d’Aristote, les conditions de possibilité formelle du littéraire,
ou le processus d’engendrement du sens. Et je nommerai
le second modèle le schème mallarméen de la fiction, dont
parle Mallarmé lui-même, mais également Valéry, Apollinaire
ou Ponge, Blanchot ou Derrida, qui questionnent, eux, les
conditions d’inséparabilité littéraire entre le sens et le mot.
Dans son article « La poésie de Mallarmé est-elle confuse ? »,
Blanchot écrit :

Le premier caractère de la signification poétique, c’est qu’elle est liée,


sans changement possible, au langage qui la manifeste […]. Le sens
du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements,
de tous les accents du poème 2.

Dans leur plus grande divergence, deux savoirs se croisent


ici sur la question du poétique. Deux savoirs qui posent la
question des liens entre littérature et langage. Quel rapport
la littérature, l’œuvre ou la création littéraire, entretient-elle
avec le langage ordinaire, naturel, avec les formes syntaxiques
et sémantiques de la langue ? Est-ce une question de style,
un rapport de transposition, de déplacement ou de tropes, et
donc de rhétorique, selon une conception traditionnelle de
la littérature, ou de connotation, selon la poétique moderne ?
Il faut questionner ce rapport dans ses conditions, soit de
possibilité formelle, soit d’inséparabilité littéraire. Lisons
Tzvetan Todorov :

2. Maurice Blanchot, Faux pas, Paris, Gallimard, 1971, p. 127. D’une


certaine manière, qu’il faudrait préciser par l’étude attentive des textes,
l’approche d’Henri Meschonnic pourrait elle aussi se comprendre comme
une poétique de l’œuvre : « Ainsi la visée d’une telle poétique est l’œuvre,
dans ce que son langage a d’unique. C’est l’œuvre unité de vision syntag-
matique et l’œuvre unité de diction rythmique et prosodique –, système et
créativité, objet et sujet, forme-sens, forme-histoire », Pour la poétique, I,
Paris, Gallimard, 1970, p. 62.
Littérature de fiction 15

Par opposition à l’interprétation d’œuvres particulières, elle [la


poétique] ne cherche pas à nous donner le sens mais vise la connais-
sance des lois générales qui président à la naissance de chaque
œuvre. Mais par opposition à ces sciences que sont la psychologie,
la sociologie, etc., elle cherche ses lois à l’intérieur de la littérature
même. La poétique est donc une approche de la littérature à la fois
« abstraite » et « interne ». Ce n’est pas l’œuvre littéraire elle-même
qui est l’objet de la poétique : ce que celle-ci interroge, ce sont les
propriétés de ce discours particulier qu’est le discours littéraire.
Toute œuvre n’est alors considérée que comme la manifestation
d’une structure abstraite et générale, dont elle n’est qu’une des
réalisations possibles. C’est en cela que cette science ne s’occupe
non plus de la littérature réelle, mais de la littérature possible, en
d’autres mots : de cette propriété abstraite qui fait la singularité du
fait littéraire, la littérarité 3.

§ 2 – La poétique se définit comme une science de la littéra-


ture en général. Roland Barthes parle d’une « science littéraire 4 »,
une discipline qui ne porte pas son savoir sur les textes particu-
liers, ou dont l’objet n’est pas « l’œuvre littéraire » elle-même,
mais les « lois générales », les catégories formelles. C’est « le sens
vide », dit Barthes, qui supporte tous les sens possibles 5, ou
plus encore « l’ensemble des procédés qui définissent la litté-
rarité », à savoir : les constructions narratives, les faits de style,
les structures rythmiques et métriques, les formes thématiques
ou la logique des genres 6. Or, selon un principe aristotélicien,
ces lois sont toutes formelles, a priori et abstraites. Comme une

3. Tzvetan Todorov, Poétique, Paris, Seuil, 1968, p. 19-20. Dans la


même perspective, Jean Cohen cherche « un opérateur poétique général dont
toutes les figures ne seraient qu’autant de réalisations virtuelles particulières »,
Structures du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966, p. 50
4. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 61.
5. Op. cit., p. 56.
6. Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire des
sciences encyclopédiques du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 193-194.
16 Altérités de la littérature

« fonction 7 », elles ne concernent pas la singularité du discours,


la particularité du texte, mais elles « préside[nt] à la naissance
de chaque œuvre ». Et ce que dit Todorov est décisif, pour une
démarcation formelle entre les deux schèmes, aristotélicien et
mallarméen du poétique. Selon Todorov, l’œuvre littéraire
réelle, singulière, ce texte-ci, cet œuvre-là, n’a d’autre valeur ou
fonction que d’exemplifier une forme, « comme la manifestation
d’une structure abstraite et générale ». L’œuvre exemplifie une
structure et la structure constitue l’œuvre. Mais Todorov dit
plus encore. Ce qui intéresse la poétique, ce qui en fait une
science de la littérature en général, c’est moins « la littérature
réelle », que « la littérature possible ». Comme on peut le lire
dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage : « En
ce sens, l’objet de la poétique est même constitué davantage
par les œuvres virtuelles que par les œuvres réelles 8. » Mais en
quoi consiste : « la littérature possible », et que signifie une
« œuvre virtuelle 9 », dès lors que sa virtualité préside, décide
ou détermine ce « qui fait la singularité du fait littéraire » ?
Je distinguerai deux régimes de virtualité prototypiques.
Face au virtuel aristotélicien, qui oppose le possible au réel, la
structure à l’œuvre (les lois du langage à la création littéraire,
la forme au sens), donc qui fait de toute œuvre une exempli-
fication, l’instanciation d’une structure, et de toute structure
une condition formelle, je poserai le virtuel mallarméen, qui
déploie l’inséparabilité de la forme et du sens, et qui opère de
la langue à la langue, par la langue. Pour Todorov, la poétique,
c’est la littérarité abstraite, la littérature virtuelle, reconstituée
par le discours d’une abstraction inductive. Pour Mallarmé,

7. Roman Jakobson parlera d’une « fonction poétique », distincte de la


poésie comme telle. « Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable
des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes
et des objets », « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale,
traduction et préface par N. Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p. 218.
8. Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, p. 106.
9. Cf. Henri Meschonnic, Pour la poétique, i, op. cit., p. 46.
Littérature de fiction 17

la poétique est une opération du langage – « l’opération ou


la poétique 10 » –, l’œuvre comme telle, ou le fait littéraire
lui-même.

Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif,


comme le traite d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant,
retrouve chez le Poëte, par nécessité constitutive d’un art consacré
aux fictions, sa virtualité 11.

Le « dire » œuvre déjà, dès qu’il y a du rythme, du rêve et du


chant. Le « dire » produit une œuvre avant l’opposition entre la
lange ordinaire et la littérature, ou la rupture entre la prose et
la poésie. Et c’est en quoi consiste la « virtualité » du discours,
de la diction, du dire ou de la langue, selon Mallarmé. C’est
la virtualité de la langue, qui opère avant la distinction, déjà
mythique, historique et politique, de la langue naturelle et
de la langue littéraire, ou poétique. La virtualité de la langue
constitue le fait littéraire, qu’on retrouve chez le poète par cet
art de la fiction, cette littérature de fiction, où le sens et le mot
demeurent inséparables.

§ 3 – La poétique mallarméenne est l’opération des virtua-


lités de la langue. Il n’est plus question de porter un regard
critique sur ces virtualités, d’en analyser les formes générales,
pour les reconstituer en savoir objectif, et les exemplifier par
des œuvres, comme l’inaugure la Poétique d’Aristote, mais bien
d’en exercer la puissance ou la force. Ce sont ces virtualités
elles-mêmes qui opèrent, qui mettent en œuvre, comme un
instrument, ce qui lie dans la langue, avant toute opposition,
le sens et le mot. Et Mallarmé non seulement appelle cet
instrument, la fiction : « le langage lui est apparu l’instrument

10. Mallarmé, « La musique et les lettres », in Œuvres complètes, II, éd.


Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 2003, p. 75.
11. « Crise de vers », in Œuvres complètes, ii, op. cit., p. 213.
18 Altérités de la littérature

de la fiction 12 », mais de plus il évoque cette fiction littéraire


comme un moment de rupture ou de déchirure, une catas-
trophe historique, qu’il nomme « crise de vers ».

La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale.


Qui accorde à cette fonction une place ou la première, reconnaît,
là, le fait d’actualité : on assiste, comme finale d’un siècle, pas ainsi
que ce fut dans le dernier, à des bouleversements ; mais, hors de la
place publique, à une inquiétude du voile dans le temple avec des
plis significatifs et un peu sa déchirure 13.

« [D]ans une société sans stabilité, sans unité 14 », le voile


du temple se déchire, révélant ainsi le jeu fondamental de la
littérature, la fonction première de la langue, qu’on départage
entre la poésie et la prose, entre la poésie classique, le vers
métrique, et la poésie moderne, le vers libre. Ce voile cachait
jusqu’alors les vertus de la langue. Il protégeait le temple
gardien du droit, qui dictait les lois du discours. Or, ce mouve-
ment de déchirure du voile et d’effondrement du temple, ce
bouleversement et cette rupture du vers, où la langue révèle
ses virtualités et apparaît comme l’instrument de la fiction,
Mallarmé les rapporte à la mort de Victor Hugo :

Un lecteur français, ses habitudes interrompues à la mort de Victor


Hugo, ne peut que se déconcerter. Hugo, dans sa tâche mystérieuse,
rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers, et,
comme il était le vers personnellement, il confisqua chez qui pense,
discours ou narre, presque le droit à s’annoncer. Monument en ce
désert, avec le silence loin ; dans une crypte la divinité ainsi d’une
majestueuse idée inconsciente, à savoir que la forme appelée vers

12. « Notes sur le langage », in Œuvres complètes, i, éd. Bertrand Marchal,


Paris, Gallimard, 1998, p. 504.
13. « Crise de vers », op. cit., p. 204-205.
14. « Réponses à des enquêtes sur l’évolution littéraire », in Œuvres
complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Anbry, Paris, Gallimard, 1945, p. 866.
Littérature de fiction 19

est simplement elle-même la littérature ; que vers il y a sitôt que


s’accentue la diction, rythme dès que style. Le vers, je crois, avec
respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et plus
ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre.
Toute la langue, ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales,
s’évade, selon une libre disjonction aux mille éléments simples ; et,
je l’indiquerais, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d’une
orchestration, qui reste verbale 15.

Ce texte contient à lui seul les conditions du poétique. Sans


décrire ces conditions ni les nommer, il en invoque le seuil et
l’horizon. Il parle d’une « crypte ». Un lieu secret, un lieu caché,
comme le grimoire d’Igitur, le mystère du livre où se tient
caché le secret de la littérature, ou du vers, « une majestueuse
idée inconsciente », qui assimile la littérature et le vers : « la
forme appelée vers est simplement elle-même la littérature ».
Cette identité du vers, de la littérature et de la langue, qui
fonde la poétique mallarméenne, fut confisquée par Hugo,
« le géant qui l’identifiait à sa main tenace ». « Toute l’histoire
de la poésie 16 » se réduit à cette opposition de la poésie et de
la prose, d’une langue ornementale, métrique et versifiée, et
d’une langue commune, ordinaire ou naturelle. Et le temple
est là pour garder le bien-fondé des distinctions ou des oppo-
sitions. Derrière le voile du temple, il y a la crypte. Il y a ce
qui se cache à l’insu des frontières de la langue : « que vers il
y a sitôt que s’accentue la diction, rythme dès que style. » Ce
ne sont plus les règles métriques de versification qui font le
vers, le vrai vers, le vers libre, le vers fluide de Verlaine, mais
le rythme même de la langue, où s’accentue la diction : « Le
vers est partout dans la langue où il y a rythme 17. »

15. « Crise de vers », op. cit., p. 205.


16. « Réponses à des enquêtes sur l’évolution littéraire », op. cit., p. 866.
17. Ibid., p. 867.
20 Altérités de la littérature

§ 4 – Le rythme n’est pas une variété ornementale de la


langue ou de la prose. Il ne s’agit pas d’une décoration, d’un
art de l’ornementation, d’une technique de l’arrangement ou
de la pure et simple expression, mais bien d’une opération des
virtualités de la langue, ou d’un pouvoir de fiction. Le rythme
incarne ce mouvement d’accentuation entre un mot et un
sens, entre l’idéal du mot et sa chair vive. Le rythme constitue
la fiction en fait littéraire. Il est le mouvement par lequel la
langue devient fiction, apparaît ou se réfléchit dans sa fiction :
« le langage se réfléchissant 18. » Or, Mallarmé dit plus encore.
Dans toute l’histoire de la poésie, depuis qu’un dire comporte
du sens, et que dure la scission du poétique et du prosaïque,
on voit le vers attendre. « Le vers, je crois, avec respect attendit
que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et plus ferme
encore de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre ».
Le vers attendait la mort de Hugo pour se rompre. Mais que
signifie un « vers rompu 19 » ? Et qu’en est-il de cette rupture,
de son attente ou sa promesse, quant au rythme de la langue,
de la poésie ou la fiction ? Cette rupture, dit Mallarmé, crée
de l’espace, du mouvement, nous le verrons le jeu des blancs.

Car il faut qu’on sache que les essais des derniers venus ne tentent
pas à supprimer le grand vers ; ils tendent à mettre plus d’air dans
le poème, à créer une sorte de fluidité, de mobilité entre les vers de
grands jets, qui leur manquait un peu jusqu’ici 20.

Tout est déjà écrit dans la crypte de la langue. Air, mobilité


et fluidité, autant d’espacements rythmiques, autant de blancs
qu’exercent les virtualités de la langue ou la fiction. Or, que
le vers se rompe ne veut pas dire qu’il cesse, et encore moins
qu’il disparaisse, mais bien qu’il se bouleverse. Un boule-
versement, une catastrophe, qui fait ressurgir ce rythme que

18. « Notes sur le langage », op. cit., p. 505.


19. « La musique et les lettres », op. cit., p. 644.
20. « Réponses à des enquêtes sur l’évolution littéraire », op. cit., p. 868.
Littérature de fiction 21

l’histoire de la poésie a confisqué à la langue. Dans sa rupture,


le vers se replie en lui-même, se met en boule à la manière du
hérisson, comme le « fragment » de l’Athenaeum 21 ou la figure
du poème chez Derrida 22. Cette rupture relance le rythme. Si
le vers attend, c’est qu’il tend depuis toujours, comme promis
au devenir rythme de la langue, inséparabilité du mot et du
sens. Pour Mallarmé, tout cela est crypté dans l’histoire du
poétique, confisqué par l’opposition de la poésie et de la prose.
Je reviendrai plus bas sur la crypte, lorsqu’il s’agira de repenser
le lieu de ce que Mallarmé nomme « le défaut » des langues.
J’insisterai pour l’instant sur l’opposition du poétique et du
prosaïque, qui se bouleverse en modernité. Là où Mallarmé
construit le devenir-rythme de la langue, Roland Barthes voit
naître l’essence de la poétique moderne, cette science de la
littérature en général, littérature virtuelle ou œuvre possible :

Aux temps classiques, la prose et la poésie sont des grandeurs, leur


différence est mesurable […]. La poésie classique n’était sentie que
comme une variation ornementale de la Prose, le fruit d’un art
(c’est-à-dire d’une technique) […] : les poètes [modernes] instituent
désormais leur parole comme une Nature fermée, qui embrasserait
à la fois la fonction et la structure du langage. La Poésie n’est plus
alors une Prose décorée d’ornements ou amputée de libertés. Elle
est une qualité irréductible et sans hérédité. Elle n’est plus attribut,
elle est substance 23.

21. « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement
détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson »,
Athenaeum, fragment 206, in Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy,
L’absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris,
Seuil, 1978, p. 126.
22. Jacques Derrida, « Che cos’è la poesia ? », in Points de suspension,
Paris, Galilée, 1992, p. 305.
23. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 33-34.
22 Altérités de la littérature

2. Une science du mot pour lui-même

§ 1 – Barthes et Mallarmé semblent partager une certaine


idée de la modernité. Le modèle d’une science de la littérature
et le modèle d’une littérature de fiction s’accordent pour dire
qu’en modernité la poésie et la prose ne sont plus opposées,
sur le mode traditionnel et politique de l’ornementation. Selon
Barthes, la poésie « n’est plus un attribut, elle est substance ». Elle
n’est plus ce qui s’attribue à la langue ordinaire ou à la prose,
moyennant un art consacré à la décoration, mais elle devient
elle-même une langue à part entière, qui parle d’elle-même et
se réfère à elle-même. Pour Mallarmé aussi la poésie moderne,
c’est la prose et le vers la littérature. La poésie n’est plus un
moyen de faire de bons vers, mais ce qui donne à la langue le
pouvoir de retrouver sa virtualité. Et comme Mallarmé, qui
voyait dans la mort du géant, le vers se rompre, Barthes dira
de Hugo qu’il inscrit déjà « l’avenir de la poésie moderne », où
se détruit l’opposition de la poésie et de la prose :

Or la distorsion que Hugo a tenté de faire subir à l’alexandrin, qui est


le plus relationnel de tous les mètres, contient déjà tout l’avenir de la
poésie moderne, puisqu’il s’agit d’anéantir une intention de rapports
pour lui substituer une explosion de mots. La poésie moderne, en effet,
puisqu’il faut l’opposer à la poésie classique et à toute prose, détruit la
nature spontanément fonctionnelle du langage et n’en laisse subsister
que les assises lexicales. Elle ne garde des rapports que leur mouvement,
leur musique, non leur vérité […]. Dans le langage classique, ce sont
les rapports qui mènent le mot puis l’emportent aussitôt vers un sens
toujours projeté ; dans la poésie moderne, les rapports ne sont qu’une
extension du mot, c’est le Mot qui est « la demeure » 24.

Ce que Barthes dit du mot est signifiant, au-delà de la figure


exemplaire de Hugo. Penser le mot comme un lieu ou une

24. Ibid., p. 36-37.


Littérature de fiction 23

« demeure » me permet de rapporter Barthes à Mallarmé et de


les distinguer. Barthes parle de « rapports », d’équations réglées,
de métrique ou de versification. Dans la langue classique, ces
rapports « mènent le mot puis l’emportent aussitôt vers un
sens toujours projeté », tandis que dans la langue ou la poésie
moderne, ces rapports ne sont plus « qu’une extension du mot ».
Et plus loin, c’est presque Mallarmé qui parle :

Le mot a ici une forme générique, il est une catégorie. Chaque mot
poétique est ainsi un objet inattendu, une boîte de Pandore d’où
s’envolent toutes les virtualités du langage 25.

Or, les virtualités dont parle Barthes, que l’extension du


mot libère de la langue, ne sont pas identiques à cette virtualité
qu’évoque Mallarmé, « nécessité constitutive d’un art consacré
aux fictions ». Selon Barthes, la rupture des oppositions entre
poésie et prose révèle les virtualités de la langue comme autant de
formes abstraites et générales, des structures, des lois formelles,
des « sens vides », qui constituent une langue possible dans la
langue réelle. D’où cette science de la littérature, dont il dit,
dans Critique et vérité, qu’elle « décidera selon quelle logique
les sens sont engendrés 26 ».
Roland Barthes et la poétique moderne cherchent donc à
définir en toute objectivité des lois générales de transforma-
tion, des logiques formelles de déplacement, qui fonctionnent
comme des principes d’engendrement du texte 27. Or, d’une
distinction réelle entre la prose et la poésie, langue ordinaire
et langue versifiée, la question s’est déplacée vers une distinc-
tion formelle interne à toute langue, entre littérature réelle et
littérature possible, créations littéraires et lois générales, œuvres
et structures. On ne cherche plus à comprendre comment la

25. Ibid., p. 38.


26. Critique et vérité, op. cit., p. 63.
27. Cf. O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences
du langage, op. cit., p. 107.
24 Altérités de la littérature

prose orne la langue, moyennant une technique appropriée,


mais comment la littérature engendre du sens, en fonction de
ses propres structures. Les virtualités du langage, dont parle
Barthes, constituent des procédés d’engendrement du sens,
qu’il s’agisse de l’aspect verbal, syntaxique ou sémantique du
texte, donc de l’elocutio, de la dispositio ou de l’inventio, dans
la rhétorique classique. Selon ce modèle, la poétique porte
sur des structures, des types ou invariants, conçus comme des
formes abstraites de déplacement et contenues implicitement
dans la langue. Le mot ne renvoie plus ni ne s’emporte « vers
un sens toujours projeté », prévu ou préparé, mais il exemplifie
des structures, il instancie des propriétés.
Or, pour Mallarmé, la poétique ne porte pas sur des struc-
tures, mais sur des rythmes. Les virtualités de la langue ne
sont pas des formes générales et abstraites, des conditions de
possibilités formelles, qui engendrent du sens, mais des mouve-
ments d’espace et de temps, des agencements tropologiques de
rythmes, qui créent l’indivision du sens et du mot. Une fois
rompu, le vers assume à lui seul la fonction du fait littéraire.
C’est le rythme qui fait la langue, qui la temporalise et qui
l’espace. La poétique de Mallarmé est une poétique du mot,
non seulement de ce qui vibre ou fait rythme dans le mot, sa
musique, son chant, sa cadence, mais aussi ce qui refait le mot,
et en rémunère le défaut.

Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à


la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole :
niant, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré
l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous
cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire
d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé
baigne dans une neuve atmosphère 28.

28. « Crise de vers », op. cit., p. 213.


Littérature de fiction 25

En quoi consiste un mot refait ? Selon Mallarmé, ce mot


n’orne pas l’ordinaire de la langue, ni n’en exemplifie les
structures ni n’en déplace le sens. Cette réfection consiste à
rendre le mot « étranger à la langue et comme incantatoire ».
L’opération poétique du mot est une incantation, qui n’en
transforme pas le sens, par déplacement métaphorique, mais
qui rythme le mot en chant, en charme, en sort, voire qui
enchante le mot de sortilèges, comme le grimoire d’Igitur.
Lorsque le mot se rythme, ou s’accentue, le chant ne devient pas
chanson, ni son ni parole. Le chant, c’est le sort. Chanter, c’est
jeter un sort. Devenir chant pour le mot revient donc à jeter
un sort à la langue. C’est l’ensorceler, pour la rendre étrangère
à elle-même. La réfection du mot porte sur ce mouvement
incantatoire par lequel la langue devient pour elle-même une
langue étrangère. Il n’est plus question d’orner une langue
prosaïque, ni de déplacer un sens propre en un sens figuré, ni
même d’exemplifier des propriétés de la langue, mais bien de
la faire parler une autre langue, ou dans une autre langue. C’est
la force incantatoire des virtualités de la langue, de pouvoir
parler en d’autres langues – comme on disait si poétiquement
« parler en langues » –, non pas ici forcément en d’autres langues
dites naturelles ou nationales, mais une langue dont le propre
est devenu l’étranger.
Du propre au figuré, on est passé du propre à l’étranger,
pour une autre poétique, esthétique et rhétorique, mais aussi
politique de la langue. C’est une autre langue, qui parle dans
la langue, une fois le mot refait. C’est une langue étrangère
qui parle de l’étranger – au sujet et depuis l’étranger –, mais
toujours à propos de la langue, de ce qu’il y a de plus propre à
la langue, son rythme, lui-même « instrument de la fiction ». Il
faut ici marquer le paradoxe. C’est ce que la langue a de plus
propre, c’est son rythme, qui la rend étrangère à elle-même. Et
c’est en quoi consiste le sens du mot refait, « total, neuf », que le
mot retrouve comme une indivision incarnée. Il ne s’agit donc
plus de motiver le mot, ou de remotiver les signes, selon le vieux
rêve cratylien dont parle Barthes, dans « Proust et les noms » :
26 Altérités de la littérature

La fonction poétique au sens le plus large du terme, se définissait


ainsi par une conscience cratyléenne des signes, et l’écrivain serait le
récitant de ce grand mythe séculaire qui veut que le langage imite les
idées et que, contrairement aux précisions de la science linguistique,
les signes soient motivés 29.

Dans une poétique du rythme, la langue opère au-delà


du partage linguistique entre cratylisme de la motivation et
hermogénisme de l’arbitraire. Il ne s’agit pas de motiver la
langue, de retrouver dans la langue des « bribes de motivation,
directe ou indirecte », dira Genette, « onomatopées, mimolo-
gismes, harmonies imitatives, effets d’expressivité phonique ou
graphique, évocations par synesthésie, associations lexicales 30 ».
Rien de tout cela n’est nécessaire pour faire du sens le rythme
d’un mot refait. Le rythme lui-même suffit – à rendre la langue
étrangère à elle-même.

§ 2 – La poétique du rythme est une poétique du défaut


des langues : « Seulement, sachons n’existerait pas le vers : lui,
philosophiquement rémunère le défaut des langues, complè-
tement supérieur 31. » Ce défaut revient pour la langue à ne
jamais demeurer étrangère à elle-même. La langue ordinaire,
marchande et commerciale, qui informe et communique,
qui confisque le vers, écrit Mallarmé, veut toujours calculer,
compter et investir ce qu’elle a de plus propre. Elle veut compter
sur ce qui lui est propre. En ce sens, son défaut concerne ses
propriétés – historique, linguistique, politique, esthétique et
rhétorique. Refaire le mot revient donc à rémunérer ce défaut,
à redonner du rythme au mot et reconstituer son alternance
« en le sens et la sonorité ».

29. R. Barthes, « Proust et les noms », in Le degré zéro de l’écriture,


op. cit., p. 134.
30. Gérard Genette, « Langage poétique, poétique du langage », in
Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 146.
31. « Crise de vers », op. cit., p. 208.
Littérature de fiction 27

Je lis à nouveau le passage cité. La réfection du mot, « niant,


d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré
l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité ».
Mallarmé ne parle pas ici de rythme, mais de trempe, de
« retrempe alternée en le sens et la sonorité ». Comme un métal
que l’on trempe dans un liquide, une solution, pour lui donner
une autre forme, ou plus encore lui redonner une nouvelle
force – retremper, c’est renforcer, fortifier –, la retrempe du mot
lui donne son rythme. Cette retrempe est alternée, elle va d’un
mot à l’autre, d’un terme à l’autre terme, elle fait résonner un
terme dans l’autre, « et vous cause cette surprise de n’avoir ouï
jamais tel fragment ordinaire d’élocution ». J’insiste sur ce point.
Il ne s’agit pas d’un déplacement de sens, d’une substitution
des termes du propre au figuré, mais bien de mouvement, de
rythme, qui refait le mot, ou alternativement fait vibrer dans
le mot d’autres mots, pour rendre la langue étrangère à elle-
même – pour la surprendre dans son étrangeté. Alternance,
cadence et rythme, autant d’incantations pour une nouvelle
poétique de la langue. Mais qu’appelle-t-on rythme, dès lors
qu’il s’agit des conditions du poétique ? Qu’en est-il du rythme
lui-même, si la littérature n’est que vers, et si le vers n’est que
rythme ? Enfin, une poétique du rythme est-elle encore possible
au-delà d’une science de la littérature en général ?
Avant de revenir au rythme, j’avancerai encore à coups de
citation, ici Le Mystère dans les lettres :

Les mots, d’eux-mêmes, s’exaltent à maintes facettes reconnues la


plus rare ou valant pour l’esprit, centre de suspens vibratoire ; qui les
perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de
grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit
pas du discours : prompts tous, avant extinction, à une réciprocité
de feux distants ou présente de biais comme contingence 32.

32. « Le Mystère dans les lettres », in Œuvres complètes, II, op. cit., p. 233.
28 Altérités de la littérature

Le mot esprit désigne un « centre de suspens vibratoire »,


et non plus un centre d’intentions, de vouloir-dire ou de
représentations. L’esprit, c’est le lieu où ça vibre, mais c’est
aussi un lieu de perception. L’esprit perçoit, il sent, non plus
par intention, en visant quelque chose, pour dire, informer
ou communiquer quelque chose à quelqu’un, mais bien par
vibration. De la perception vibratoire de l’esprit à la réfec-
tion incantatoire du mot, tout est là pour penser l’idée d’une
poétique de la langue étrangère. Non seulement Mallarmé
rapporte la vibration de l’esprit au mouvement des mots, mais
il dit surtout de leur mobilité, « étant ce qui ne se dit pas du
discours ». Ce qui se meut du mot ne se dit pas, ce qui rythme
le mot ni ne fait signe ni ne fait sens. Et pourtant les mots
se meuvent, chantent, et l’esprit vibre. Tout se passe dans la
crypte, lieu des idées inaccessibles de la langue, à savoir « que
vers il y a sitôt que s’accentue la diction ; rythme dès que style ».
Tout cela est crypté dans la langue, mais ne se dit pas par la
langue. Rien n’est produit par un son ni signifié par un sens.
Le rythme seul fait vibrer l’esprit, « parce que toute âme, dit
Mallarmé, est un nœud rythmique 33 ».
La clé du rythme, ou de la poétique, se trouve dans ce
que Mallarmé dit des blancs laissés sur la page. Je cite, encore
Le Mystère dans les lettres :

Appuyer, selon la page, au blanc, qui l’inaugure son ingénuité, à soi,


oublieuse même du titre qui parlerait trop haut : et, quand s’aligna,
dans une brisure, la moindre, disséminée, le hasard vaincu mot
par mot, indéfectiblement le blanc revient, tout à l’heure gratuit,
certains maintenant, pour conclure que rien au-delà et authentiquer
le silence 34.

Ce sont les blancs qui rythment la langue. Mallarmé parle


à nouveau du hasard « vaincu mot par mot ». Et même si

33. « La musique et les lettres », ibid., p. 644.


34. « Le Mystère dans les lettres », ibid., p. 234.
Littérature de fiction 29

aucun coup de dés jamais n’abolira le hasard, on le verra dès


la préface du poème, les mots peuvent le vaincre d’un trait.
Une fois le vers rompu, le hasard est vaincu. Une fois libéré,
le vers abolit le hasard, en réduit l’arbitraire, non pour motiver
la langue, mais bien pour en rythmer les mots de blancs.
Maintenant, c’est le blanc qui « accentue la diction », qui dicte
le vers, qui aligne les pages. Le vers n’est pas la phrase, « le
dissimulant, selon mille tours 35 », tropes ou figures, jeu de la
transposition ou du déplacement. Le « vers rompu » a d’abord
rompu avec la phrase, qui ne fait rien des blancs, ou qui livre
ses blancs à la seule gratuité du hasard, à l’arbitraire du signe,
aux conventions et aux institutions de la littérature. Le vers
libre, c’est ce qui libère les blancs de la phrase, qui laisse les
blancs frapper la page, la marquer ou l’aligner. Appelons ce
mouvement silencieux, le retour du blanc : « le hasard vaincu
mot par mot, indéfectiblement le blanc revient ». Le vers, le
rythme, le poème, le mot refait « en le sens et la sonorité »,
représentent ce retour du blanc. C’est le retour du rythme,
qui permet à la langue d’abandonner l’histoire de la poésie,
pour retrouver sa virtualité.
Tout se joue dans la préface au Coup de dés :

Les « blancs » en effet, assument l’importance, frappent d’abord ;


la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement,
au point qu’un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au
milieu, le tiers environ du feuillet : je ne transgresse cette mesure,
seulement la disperse. Le papier intervient chaque fois qu’une image,
d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres et,
comme il ne s’agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores réguliers
ou vers – plutôt, de subdivisions prismatiques de l’Idée, l’instant
de paraître et que dure leur concours, dans quelques mises en scène
spirituelle exacte, c’est à des places variables, près ou loin du fil
conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s’impose le

35. « La musique et les lettres », ibid., p. 654.


30 Altérités de la littérature

texte. L’avantage, si j’ai le droit à le dire, littéraire, de cette distance


copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots
entre eux, semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le
scandant, l’intimant même selon une vision simultanée de la Page :
celle-ci prise pour unité comme l’est autre part le Vers ou ligne
parfaite. La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobi-
lité de l’écrit, autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale
dès le titre introduite et continuée. Tout se passe, par raccourci,
en hypothèse : on évite le récit. Ajoutez que cet emploi à nu de la
pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même,
résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition 36.

§ 3 – La préface au Coup de dés est une introduction à la


poétique du rythme, ou littérature de fiction. Mallarmé parle
de « blanc ». Mais il ajoute à la fin du texte cité, « tout se passe,
par raccourci, en hypothèse ». Il pose donc une hypothèse, ou
plus précisément il ouvre son poème comme hypothèse. Le
Coup de dés, une hypothèse sur les blancs, qu’est-ce que cela
veut dire ? C’est une hypothèse sur le poème lui-même, sur
l’œuvre intitulée un Coup de dés, une hypothèse de lecture,
qu’il nommait plus haut « un espacement de la lecture ». Mais
c’est aussi l’hypothèse du poème, une hypothèse selon laquelle
un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Enfin, c’est une
hypothèse sur la poétique, sur le rythme, le vers, la littérature
ou la fiction. Selon cette hypothèse, ce sont les blancs qui
font le vers. « Les « blancs » assument l’importance, frappent
d’abord ». Les blancs rythment le vers et trament le texte.
Mallarmé oppose les anciens et les modernes, une versi-
fication ordinaire, métrique, rigide ou préparée, et une autre
libre ou fluide. L’opération poétique du Coup de dés ne
consiste pas à transgresser la mesure classique du vers, mais à
la disperser : « je ne transgresse pas cette mesure, seulement la
disperse. » La dispersion, c’est le mot-clef, après l’incantation,

36. « Observation relative au poème Un Coup de Dés jamais n’abolira


le Hasard », in Œuvres complètes, i, p. 391.
Littérature de fiction 31

la réfection, la vibration. Les blancs dispersent la mesure.


Ils disséminent, dissipent, parsèment ou répartissent ce qui
mesure les « rapports », dont Barthes disait qu’ils « mènent le
mot puis l’emportent aussitôt vers un sens toujours projeté ».
Les blancs dispersent la mesure des rapports qui lient le mot
au sens. Cette dispersion joue donc le jeu incantatoire du
mot refait, ou fait le jeu opératoire de la fiction. Et Mallarmé
précise qu’il ne s’agit pas, « ainsi que toujours, de traits sonores
réguliers ou vers », mais bien « de subdivisions prismatiques de
l’Idée ». Disperser la mesure du mot, c’est subdiviser l’Idée en
prismes, en coupes, en faces, en spectres aussi, tantôt lumière
de cristal, tantôt mouvement de l’âme. Mais Mallarmé dit plus
encore. Il parle d’un « fil conducteur latent », dont les « places
variables » imposent le texte.
Ce qui reste latent dans ce fil conducteur s’articule aux
idées virtuelles de la langue. Le fil latent du texte disperse
les blancs sur la page et crée un « avantage littéraire », qui
« semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le
scandant, l’intimant ». Ce jeu rythmique des mots s’appelle ici
la « fiction », plus haut ce qui permet à la langue de retrouver
sa virtualité. « La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après
la mobilité de l’écrit ». La fiction opère « d’après la mobilité
de l’écrit », qui accélère et ralentit le temps, scande, coupe
ou découpe l’espace en séquences. La fiction, c’est le rythme
d’un espace-temps propre à l’écriture – de l’espacement de la
lecture et du texte qui s’écrit.
Selon l’hypothèse de Mallarmé, ce n’est pas la versification
qui fait le rythme, le mouvement ou la mobilité de l’écrit, mais
la fiction – qui opère dans la langue comme un instrument.
Aussi, parler d’une littérature de fiction, ce n’est rien dire de la
fiction, au sens classique du terme, qu’on l’appelle sémantique
ou pragmatique, qu’elle suspende la vérité du discours ou
qu’elle agence d’autres modalités de discours. Bien autrement,
la littérature de fiction doit se penser elle-même comme ce
qui lie indivisiblement la réfection du mot et la vibration de
l’esprit, la force incantatoire du mot refait et le mouvement
32 Altérités de la littérature

rythmé de l’âme. « Enfin la fiction, écrit Mallarmé, lui semble


être le procédé même de l’esprit humain 37 ». Et ce lien indivi-
sible n’a plus pour fonction de mettre en rapport le mot et le
sens, selon un art de la mesure, des tours ou des figures, mais
de rythmer le mot, « en le sens et la sonorité », selon un art de
la fiction. Ce lien indivisible, ce fil latent, c’est le rythme lui-
même qu’opère la fiction. Ce qui lie inséparablement le sens
et le son, l’idéal et la chair, dans le mot, se fait par le rythme
seul. L’indivision du mot, c’est son rythme ou sa poétique.
Blanchot dit de la « signification poétique […] qu’elle est liée
sans changement possible, au langage qui la manifeste », ou
que « le sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous
leurs mouvements, de tous les accents du poème ». Derrida
parle de « cette inséparation absolue » du sens idéal et du corps
de la lettre 38, et Michel Deguy, dans La poésie n’est pas seule,
dira du rythme lui-même, qu’il est « indivision du temps et
d’une forme ».
Je cite :

Plus qu’un phénomène, puisqu’il les intéresse tous, le rythme est une
condition sous laquelle il y a du phénoménal. Entendons qu’aucune
observation ni expérience dans aucun champ empirique ne s’exempte
d’avoir affaire à du rythmique, quelles qu’en soient la « matière » et
la formule. Si ce n’est pas une « abstraction » à laquelle nous conduit
une « induction » constatant partout la coextension, pour ne pas
dire la synonymie, du phénoménal et du rythmique, la tentation
serait grande de nous livrer à une emphase kantienne : d’en faire
une condition transcendantale d’aperception, et d’y entendre le
terme qui manque à une « esthétique transcendantale ». Indivision
du temps et d’une forme, unité synthétique a priori de temporalité
et de spaciosité, proto-syllabe de « durée et de simultanéité » (cette
fois pour saluer Bergson), de devenir et de répétition, de l’altérité
et de l’apérité […]. Rythme il y a parce qu’il n’y a pas de résolution

37. « Notes sur le langage », op. cit., p. 504.


38. Jacques Derrida, « Che cos’è la poesia ? », op. cit., p. 306.
Littérature de fiction 33

des contraires (sauf les subalternes), mais alternance, pulsations, et


hiérarchie de telles dyades sous le règne de l’être/non-être. Ainsi le
rythme est-il lié au paradoxe 39.

Le rythme, c’est l’« indivision du temps et d’une forme ».


C’est la condition du poétique, ou la condition phénoménale
des opérations poétiques de la langue. Outre cette fonction
conditionnelle, cette « unité synthétique a priori de tempo-
ralité et de spaciosité », qu’assume le rythme, qu’il produit
ou engendre, lorsqu’il refait le mot, « total, neuf », Deguy
lui attribue encore le pouvoir de faire le jeu des paradoxes.
« Rythme il y a parce qu’il n’y a pas de résolution des contraires,
mais alternance ». De même que les mots se sont refaits d’une
« retrempe alternée en le sens et la sonorité », de même le rythme
fait vibrer l’esprit par une alternance des contraires, de l’être au
non-être, de la présence à l’absence, de l’apparition à la dispa-
rition. Et s’il y a une « essence du rythme », dit encore Deguy,
c’est bien dans cette alternance des contraires qu’il faut la saisir,
sinon la définir. Une vibration, un phénomène de battement,
Deguy dit avec force le « pouls d’un phénomène », qu’il faut
saisir non dans son arrêt « tour à tour à l’une des deux faces
complémentaires 40 », mais dans son alternance de mot à mot.

§ 4 – Selon Mallarmé la poétique constitue le rythme de


la langue ou l’instrument de la fiction. Or, une science du
rythme en général est-elle possible, comme on parle d’une
science de la littérature en général ? Une science du rythme,
rythmologie, rythmographie, rythmoscènie, rythmomanie aussi,
rythmophobie, rythmophrènie, science des nœuds rythmiques
de l’âme ou vibration de l’esprit. Au sens large du terme, ou
d’une rhétorique générale, on appelle rythme ce « retour,

39. Michel Deguy, La poésie n’est pas seule. Court trait de poétique, Paris,
Seuil, 1987, p. 44-45 et 46.
40. Ibid., p. 45.
34 Altérités de la littérature

à intervalles sensiblement égaux, d’un repère constant 41 ». Le


rythme, ruthmos en grec, vient de réô, je coule, je m’écoule
comme je m’épuise, je glisse aussi, je tombe ou me répands
continûment, comme un fleuve, comme cette fluidité du vers
de Verlaine, dont parle Mallarmé. Il y a du rythme dès cette
indivision sensible d’une fluidité et d’une répétition, dès que
sensiblement plus rien ne sépare la vague et son retour, le fleuve
et son cours, le geste et son corps, le sens et son mot. Il y a
rythme, dès que les mots ressassent éternellement la langue.
« Indivision du temps et d’une forme », le rythme donne un
corps au temps, il est lui-même une poétique du temps. Le
rythme, ce n’est pas ce qui mesure lexicalement le temps, pour
ornementer la langue, mais bien ce qui espace sensiblement le
temps, pour rendre à la langue sa virtualité. Le rythme en soi
constitue le corps sensible du mot, du mot refait, étant ce qui
s’y lie indivisiblement « en le sens et la sonorité ».
Benveniste a pensé la notion de rythme d’un point de vue
critique 42, la détachant de toute soumission au sens, au signe et
aux structures formelles du langage. Le rythme n’est plus une
sous-catégorie de la forme, au service du sens, ni un support
du signe, mais il représente lui-même une « disposition », ou un
ensemble de « configurations particulières du mouvant 43 », « un
arrangement caractéristique des parties dans un tout 44 ». À lui
seul il constitue la « forme du mouvement 45 ». Dans Critique du
rythme, Henri Meschonnic part de cette hypothèse et la déve-
loppe dans plus de 700 pages, qu’il faudrait prendre le temps
d’analyser. Il affirme quelque chose de décisif : « le rythme est
une organisation du sens dans le discours ».

41. Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF,


1963, p. 933.
42. Emile Benveniste, « La notion de « rythme » dans son expression
linguistique », in Problèmes de linguistique générale, i, Paris, Gallimard,
1966, p. 327-335.
43. Ibid., p. 333.
44. Ibid., p. 330.
45. Ibid., p. 334.
Littérature de fiction 35

À partir de Benveniste, le rythme peut ne plus être une sous-catégorie


de la forme. C’est une organisation (disposition, configuration)
d’un ensemble. Si le rythme est dans le langage, dans un discours,
il est une organisation (disposition, configuration) du discours. Et
comme le discours n’est pas séparable de son sens, le rythme est
inséparable du sens de ce discours. Le rythme est organisation du
sens dans le discours. S’il est une organisation du sens, il n’est plus
un discours distinct, juxtaposé. Le sens se fait dans et par tous les
éléments du discours 46.

C’est ce qu’il faut penser désormais. Une poétique, une


science du rythme qui organise l’inséparabilité du sens et du
mot, du geste et du corps 47. Une poétique de l’intervalle, de
l’alternance, du temps sensible, ne serait rien de moins qu’une
« science du langage ». Non pas une linguistique, un savoir
des lois formelles de la langue, syntaxiques et sémantiques,
une discipline qui prend la langue comme un objet de savoir,
mais une pratique qui fait de la langue le sujet du savoir et du
mot le lieu d’un sujet parlant. Une pratique d’écriture comme
réfection du mot. Refaire le mot, lui « rendre sa mobilité 48 »
ou sa virtualité, relève d’un savoir pratique, d’une écriture
qu’exerce le langage sur ses propres alternances rythmiques,
son phénomène d’apparition et de disparition, de cadence, de

46. Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du


langage, Paris, Verdier, 1982, p. 70.
47. Évoquant le nom de Mallarmé, Meschonnic parle lui aussi d’une
poétique du rythme : « La parole poétique opère dans un espace propre à
chaque poète, à reconnaître, et n’est pas une parure jetée sur les mots ordi-
naires. Ce sont ces mêmes mots, changés par leur organisation, linéairement
et non linéairement, par les diverses figures qui lient ou opposent syntaxe et
rythme, par les figures rythmiques qui dégagent comme dit Tynianov dans
Le Problème du langage versifié « des significations latérales, potentielles » :
la position est indissociable du sens (et la fin du vers fait la rime, non la
rime la fin du vers) dans ce segment d’intonation que Mallarmé appelait
un “mot refait” », Pour la poétique, I, op. cit., p. 68-70.
48. Mallarmé, « Notes sur le langage », op. cit., p. 510.
36 Altérités de la littérature

séquence, d’accentuation et de chant. Un savoir de réfection,


une réécriture du mot, par le chant, la musique et la danse 49,
qui non seulement fait du langage une opération, un instrument
de la fiction, mais qui pose à nouveau la question du langage
des sciences ou des savoirs. « La science, écrit Mallarmé, ayant
dans le Langage trouvé une confirmation d’elle-même, doit
maintenant devenir une confirmation du Langage 50. »
Cette confirmation témoigne qu’il y a science du langage
et langage de la science, dans leur indivision, dès lors qu’il y a
fiction. On peut le dire sans détour. La fiction est une opération
savante, une pratique du savoir de la langue – danse, chant
et musique –, par laquelle la langue elle-même retrouve sa
virtualité, rejoue l’indivision rythmique du mot « en le sens et la
sonorité ». L’opération fictive de la langue ne consiste donc ni
à suspendre la vérité du discours, ni à produire d’autres moda-
lités de discours, mais bien à redonner à sa propre virtualité le
pouvoir de rythmer l’âme ou de faire vibrer l’esprit. Et si l’on
devait poursuivre l’hypothèse de Mallarmé sur la fiction, il
faudrait encore montrer que le rythme est toujours inconscient,
implicite et latent, « étant ce qui ne se dit pas du discours ». Il
faudrait montrer que le rythme, c’est le lieu secret des idées
virtuelles, nœud de l’âme où le vers attend sa rupture. La
force du rythme représente ce qui s’écrit de la langue dans la
langue, avant toute division de l’ordinaire et du littéraire, de
la prose et de la poésie.
Cette poétique du rythme opère sur la langue, lorsqu’elle
rend la langue étrangère à elle-même. On peut nommer
cette poétique, l’hypothèse sur l’hypothèse de Mallarmé. Si
la poétique, c’est le rythme de la langue, alors le rythme lui-
même, c’est ce qui fait que toute langue peut devenir étrangère
à elle-même. Par son propre rythme, la langue redevient une
langue étrangère, voire quelque chose d’étranger à la langue, et

49. Cf. Bertrand Marchal, La religion de Mallarmé. Poésie, mythologie


et religion, Paris, José Corti, 1988, p. 222 sq.
50. « Notes sur le langage », op. cit., p. 507.
Littérature de fiction 37

ainsi en « rémunère le défaut ». Un défaut d’étrangeté, d’altérité,


un défaut d’indivision du sens et des sonorités. Le rythme est
une alternance qui altère. Comme dans Igitur, le rythme, c’est
la « goutte de néant qui manque à la mer », ici, c’est la fiction
qui manque à la langue. Pour finir, les derniers vers du poème,
Igitur, lui le rythme personnellement, en citation :

Igitur secoue simplement les dés – mouvement, avant d’aller rejoindre


les cendres, atome de ses ancêtres : le mouvement qui est en lui est
absous. On comprend ce que signifie son ambiguïté.
Il ferme le livre – souffle la bougie, – de son souffle qui contenait
le hasard : et, croisant les bras, se couche sur les cendres de ses
ancêtres […].
Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, était le pauvre
personnage, couché, après avoir bu la goutte de néant qui manque
à la mer 51…

51. Igitur ou la folie d’Elbehnon, in Œuvres complètes, op. cit., p. 442-443.


II

Musicienne du silence 1
Les styles de Mallarmé

« Pour toi donc, Seigneur, je suis clair, quel que je sois, et


le fruit de la confession que je te fais, je l’ai dit. Je ne la
fais pas avec les mots de la chair et ses cris, mais avec les
paroles de l’âme (verbis animae) et la clameur de la pensée
(et clamore cogitationis), que connaît ton oreille (quem nouit
auris tua) […]. C’est pourquoi ma confession, mon Dieu,
en ta présence se fait à toi dans le silence et pas dans le
silence : car elle est silence de bruit, elle crie de sentiment
(tacet enim strepitu, clamat affectu). Je ne dis en effet rien
de vrai aux hommes que de moi toi d’abord tu ne l’aies
entendu (quod non a me tu prius audieris), ou même tu
n’entends de moi rien de pareil qu’à moi toi d’abord tu ne
l’aies dit (quod non mihi tu prius dixeris). »
— Augustin, Confessions, X, II, 2.

§1 – Mallarmé parle d’une musique du silence, ou plus


précisément d’une « musicienne du silence », au dernier vers
de Sainte, un poème dont j’aimerais ici proposer une lecture.
Il évoque un silence singulier, qui n’est pas le contraire de la
musique, sa négation ou son absence, mais qui joue le même
rôle que les blancs sur la feuille de papier. Mallarmé le dit
lui-même, en réponse au poète et théoricien du symbolisme

1. Conférence prononcée en décembre 2014, lors du colloque Stille als


Musik à la Hochschule für Musik de Bâle.
40 Altérités de la littérature

Charles Morice, qui lui demande en octobre 1892 d’écrire


quelques lignes sur « la philosophie dans la poésie ». Et le silence
apparaît justement comme un blanc :

L’armature intellectuelle du poème, écrit Mallarmé, se dissimule


et tient – a lieu – dans l’espace qui isole les strophes et parmi le
blanc du papier : significatif silence qu’il n’est pas moins beau de
composer, que le vers 2.

Comme les « blancs » qui structurent l’espace typographique


du texte sur une feuille de papier – dans la Préface au Coup de
dés –, le silence produit « l’armature intellectuelle du poème »,
ou l’espace poétique du vers. Dans un brouillon de cette
même lettre à Charles Morice, qu’on retrouve dans les célèbres
Notes en vue du « livre », Mallarmé parle de « l’armature d’un
concept », faisant du silence, qui isole les strophes, une notion
abstraite ou idéale, détachée de toutes références négatives au
bruit, au son, à la musique instrumentale.
Le silence est une fonction, qui joue un rôle déterminant
dans la composition du vers, ou dans ce que Mallarmé appelle
la « crise de vers ». J’aimerais partir de cette situation critique du
vers, ses bouleversements historiques et ses ruptures poétiques,
dont parle Mallarmé non seulement dans son étude Crise
de vers, écrite entre 1886 et 1892, mais aussi dans ce qu’on
a nommé la « crise de Tournon », entre 1866 et 1869, une
crise qui traverse la poétique de Mallarmé lui-même. C’est la
découverte d’une « poésie pure », qui détache le vers du mètre,
qui sépare le rythme de la rime, qui libère le style des lois
d’un genre, et qui aboutira surtout à Hérodiade, en 1866, et
ses différentes versions 3. Cette poétique nouvelle peint « non

2. Mallarmé, Œuvres complètes, ii, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard,


2003, p. 659.
3. Cf. Bertrand Marchal, « Le fantôme d’Hérodiade. Don du poème et
Sainte », in Mallarmé, colloque de la Sorbonne, édité par André Guyaux,
Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1998, p. 123-144, et Drigo
Musicienne du silence 41

la chose, dit Mallarmé dans une lettre à Cazalis, mais l’effet


qu’elle produit 4 ». Elle remet en question le statut du sujet qui
énonce le poème comme de l’objet auquel se réfère le poème.
C’est une « œuvre pure » qui « implique la disparition élocutoire
du poète, qui cède l’initiative au mot 5 », et qui transpose « un
fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu
de la parole 6 ». Or, cette crise, celle de Mallarmé lui-même,
coïncide avec le poème Sainte, écrit quelques mois auparavant,
et qui s’achève avec ce dernier vers, « musicienne du silence ».
Je cite le poème en entier :

À la fenêtre recélant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore,

Est la Sainte pâle, étalant


Le livre vieux qui se déplie
Du Magnificat ruisselant
Jadis selon vêpre et complie :

À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange

Agostinho, « De la page blanche à la musique. Mallarmé et l’écriture du


silence », in Écritures du silence, 5, 2009, p. 1-12.
4. « Pour moi, me voici résolument à l’œuvre. J’ai enfin commencé
mon Hérodiade. Avec terreur, car j’invente une langue qui doit néces-
sairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir
en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit.
Le vers ne doit donc pas, là, se composer de mots, mais d’intentions, et toutes
les paroles s’effacer devant la sensation », Lettre à Cazalis du 30 octobre 1864,
in Œuvres complètes, i. Édition présentée, établie et annotée par Bertrand
Marchal, Paris, Gallimard, 1998, p. 663.
5. « Crise de vers », in Œuvres complètes, ii, op. cit., p. 211.
6. Ibid., p. 213.
42 Altérités de la littérature

Formée avec son vol du soir


Pour la délicate phalange

Du doigt que, sans le vieux santal


Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence 7.

Il existe deux versions de ce poème. L’une date de 1893.


C’est le texte communiqué à Verlaine, qui figure dans Les Poètes
maudits, puis repris dans les Poésies de Mallarmé, en 1887, et
devenu la version définitive que je viens de citer. Mais il est
une autre version, plus ancienne, sans doute première, pour
certains vers différente, mais qui date justement de l’hiver
1865, et qui porte pour titre : Sainte Cécile jouant sur l’aile d’un
chérubin (Chanson et image anciennes) 8. Les circonstances de ce
poème sont racontées dans la correspondance de Mallarmé. Ce
poème fut rédigé pour l’anniversaire de Cécile Brunet, femme
d’un maître verrier – le « vitrage » d’ailleurs est évoqué dans le
poème –, et marraine de Geneviève, la fille de Mallarmé. Dans
une lettre à Aubanel, du 6 décembre 1865, Mallarmé le décrira
comme « un petit poème mélodique et fait surtout en vue de la
musique 9 ». Entre légende et réalité, rappelons que sainte Cécile,

7. « Sainte », in Œuvres complètes, i, op. cit., p. 26-27. Cf. Gardner


Davies, Mallarmé et la « couche suffisante d’intelligibilité », Paris, José Corti,
1988, p. 23-39, et Paul Bénichou, Selon Mallarmé, Paris, Gallimard, 1995,
p. 131-134.
8. « À la fenêtre recélant/ Le santal vieux qui de dédore/ De la viole
étincelant/ Jadis parmi flûte et mandore,/ – Est une Sainte, recelant/ Le livre
vieux qui se déplie/ Du Magnificat ruisselant/ Jadis à vêprée et complie,/ –
Sainte à vitrage d’ostensoir/ Pour clore la harpe par l’ange/ Offerte avec son
vol du soir/ A la délicate phalange/ – Du doigt que, sans le vieux santal/ Ni
le vieux livre, elle balance/ Sur le plumage instrumental,/ Musicienne du
silence ! », « Sainte Cécile jouant sur l’aile d’un chérubin (Chanson et image
anciennes) », in Œuvres complètes, I, op. cit., p. 127.
9. « Lettre à Théodore Aubanel du 6 décembre 1865 », ibid., p. 686.
Musicienne du silence 43

martyrisée en 232 pour avoir refusé l’adoration des divinités


romaines, est considérée comme la patronne des musiciens. On
dit d’elle, en effet, qu’elle « chantait dans son cœur la gloire de
Dieu ». Sainte Cécile, c’est déjà la « musicienne du silence », qui
rend la musique silencieuse tout en faisant de la musique avec
du silence, sans livre ni instrument, dit le poème de Mallarmé.
Sainte représente ainsi le poème de la crise, entre l’ancienne et
la nouvelle poétique. Elle est elle-même le poème de la crise
du vers, où l’on ne peut s’empêcher d’entendre vibrer une
sonorité, un silence résonner entre l’ancien vers poétique, qui
se rompt ou s’interrompt 10, et le vers du « vitrage d’ostensoir »,
où transparaît l’armature intellectuelle d’une nouvelle poétique,
baptisée ici musicienne du silence.
Sainte est composé d’une seule phrase, qui se divise en quatre
quatrains octosyllabiques. Un jeu d’oppositions symétriques
structure l’ordre des quatrains, sur les deux figures de la Sainte,
qui se transforme, s’idéalise, et qui, de patronne de la musique,
devient musicienne du silence. Le premier quatrain s’ouvre
par « À la fenêtre », le troisième par « À ce vitrage d’ostensoir ».
On passe donc de la fenêtre ouverte sur le monde au vitrage,
au reflet, au miroir, à cette réflexion du poème dans le poème.
Comme pour cet autre poème Les fenêtres, paru en mai 1866
dans le Parnasse contemporain, qui oppose alors les « fenêtres
qu’un beau rayon clair veut hâler », et le vitrage, miroir, ou
mysticité du poème : « Je me mire et me vois ange ! et je meurs
et j’aime/ – Que la vitre soit l’art, soit la mysticité – 11. » Or,
dans l’hémistiche « À ce vitrage », le pronom démonstratif dit
bien qu’il s’agit de la même fenêtre qu’au vers 1, mais trans-
formée, presque transfigurée en ostensoir, complément ici de
vitrage. L’ostensoir est cette pièce d’orfèvrerie, souvent ornée

10. Mallarmé parle ici de la mort de Victor Hugo : « Le vers, je crois,


avec respect attendit que le géant qui l’identifiait à sa main tenace et plus
ferme toujours de forgeron, vînt à manquer ; pour, lui, se rompre », « Crise
de vers », op. cit., p. 205.
11. « Les fenêtres », in Œuvres complètes i, op. cit., p. 9-10.
44 Altérités de la littérature

d’un soleil, qui contient l’hostie consacrée, mais surtout qui sert
à la montrer (ostendere), ou l’exposer à l’adoration des fidèles.
L’ostensoir représente ce double jeu, tout à la fois qui contient
et qui montre la mysticité du poème, le mystère dans les lettres,
la crypte ou le grimoire, entendons ce qui se joue de musicalité
dans le silence.

§2 – C’est en effet l’hypothèse. Sainte Cécile, devenue


musicienne du silence, tient tout entière dans la fonction de
l’ostensoir. Comme le poème Sainte, la sainte représente cette
nouvelle fonction poétique, cette crise du vers qui se dévoile
dans sa fin ou se révèle dans sa rupture 12. Le vitrage d’ostensoir
est une vitre qui a perdu sa transparence, abandonné sa référence
au monde, comme une fenêtre ouverte sur le visible, le dicible,
le descriptible, et qui se montre elle-même hâlée, brouillée et
voilée. Le vitrage d’ostensoir, c’est la vitre devenue art, le blanc
du papier poème et le silence musique. Mais c’est aussi la « crise
de Tournon », ce moment de bascule et de rupture dans la
poétique de Mallarmé, qui va quitter le cercle des Parnassiens,
et leur principe encore naturaliste, comme il le précisera dans
sa réponse à Jules Huret en 1891 :

Les Parnassiens, eux, prennent la chose entièrement et la montre :


par-là ils manquent de mystère ; ils retirent aux esprits cette joie
délicieuse de croire qu’ils créent. Nommer un objet, c’est supprimer
les trois quarts de la jouissance du poème qui est de faire deviner peu
à peu : le suggérer, voilà le rêve 13.

12. Mallarmé parle d’une « inquiétude du voile dans le temple avec des
plis significatifs et un peu sa déchirure », « Crise de vers », op. cit., p. 205.
13. « Entretien sur l’évolution littéraire. Enquête de Jules Huret », in
Œuvres complètes, II, op. cit., p. 700.
Musicienne du silence 45

La « suggestion 14 » ne consiste pas à nommer, à décrire


ou à montrer « les objets directement », mais bien à les « faire
deviner peu à peu ». Elle représente le principe de cette nouvelle
poétique du vers rompu. C’est elle qui manifeste le vitrage au
beau milieu de la fenêtre. Elle révèle la composition du vitrage
ou sa fonction d’ostensoir, son « armature intellectuelle », qui
contient et montre le mystère dans les lettres, ou la mysticité du
poème. Entre les mots et les choses, il ne s’agit plus de nommer
la réalité, de supposer qu’à chaque chose un mot correspond
– quot res tot verba, selon le vieux principe –, mais d’introduire
du silence dans le langage, comme Sainte Cécile produit de la
musique avec du silence.
Or, dans cette nouvelle poétique de la suggestion, où le
silence est « significatif » et les blancs « assument l’importance »,
le vitrage d’ostensoir représente une vitre, une surface, voire
une page sur laquelle s’élabore et se réfléchit l’écriture poétique.
Qu’un silence contienne et montre un mystère, Mallarmé le dit
lui-même de tout poème, parlant tantôt de « virtualité » poétique,
comme dans Crise de vers 15, tantôt d’opération poétique – « l’opé-
ration ou la poétique » –, dans La Musique et les Lettres 16. Le
poème permet au mot de retrouver sa virtualité, c’est-à-dire son
mystère, en même temps qu’il opère sur cette virtualité, pour
refaire le mot et le rendre étranger à la langue : « Le vers qui de
plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue
et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole 17. »

14. Mallarmé parle aussi d’allusion : « Je pense qu’il faut, au contraire,


qu’il n’y ait qu’allusion », ibid., p. 699. Voir encore « Crise de vers », op. cit.,
p. 210.
15. « Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif,
comme le traite d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve
chez le Poète, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa
virtualité », « Crise de vers », op. cit., p. 213.
16. « La Musique et les Lettres », in Œuvres complètes, ii, op. cit., p. 75.
17. « Crise de vers », op. cit., p. 213.
46 Altérités de la littérature

L’opération poétique principale du silence consiste à rendre


le mot étranger à la langue, voire à rendre la langue étrangère
à elle-même. Mais avant de revenir à Sainte, notons que ce
passage cité, dernier paragraphe de Crise de vers, constitue
aussi L’Avant-dire, que Mallarmé a écrit, en 1886, au Traité
du Verbe de René Ghil, qui veut théoriquement réformer le
vers en partant de la musique. Il veut surtout séparer le rythme
et le mètre, l’unité sémantique et l’unité syntaxique, selon
l’ancienne métrique, où la fin du vers coïncide toujours avec
la fin sémantico-syntaxique d’un accent. C’est ce qui fera dire
à René Ghil, près de 30 ans plus tard, que la théorie du vers
libre n’a toujours pas quitté le champ de la métrique :

Telle, et parce qu’elle ne comporte pas les valeurs vibratoires des


timbres, et, au principe rythmique, l’énergie émotive de l’idée, la
théorie du vers libre si nuancée soit-elle, n’appartient encore qu’à
l’ancien domaine métrique où le rythme dépend essentiellement du
nombre de temps accentués 18.

Admirateur et critique des théories radicales de René Ghil,


Mallarmé quant à lui ne veut pas quitter « le vieux dogme du
Vers 19 », mais il entend y introduire du silence, ou en rendre
le silence « significatif », encore une fois comme les blancs
du papier sur la page, qui espacent la lecture et agencent le
texte. Pour Mallarmé la question est très claire. C’est moins
la musique comme telle, dans sa réalité instrumentale et son
orchestration, son répertoire et sa composition, que son silence
abstrait, idéal, qui l’intéresse et qu’il veut investir à l’endroit de
sa nouvelle poétique. Dans Sainte, la nouvelle Cécile implique

18. René Ghil, Les Dates et les Œuvres. Symbolisme et Poésie scientifique.
Texte établi, présenté et annoté par Jean-Pierre Bobillot, ELLUG, Université
Stendhal, Grenoble, 2012, p. 178
19. « Lettre à René Ghil du 7 mars 1885 », in Correspondance, ii,
recueillie, classée et annotée par Henri Mondor et Lloyd James Austin,
Paris, Gallimard, 1965, p. 285.
Musicienne du silence 47

la disparition et du vieux livre religieux, ou le Magnificat, et de


la musique instrumentale, ou la viole et par métonymie « son
vieux santal ». Une double disparition, ou un double rejet, de
la musique et de la religion, qui termine avec « Jadis » les deux
vers des deux premiers quatrains :

À la fenêtre recélant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore,

Est la Sainte pâle, étalant


Le livre vieux qui se déplie
Du Magnificat ruisselant
Jadis selon vêpre et complie :

Devant la disparition du santal et du livre, de la viole


et du Magnificat, donc de la musique et de la religion, ces
deux derniers quatrains rapportent le vitrage d’ostensoir à
l’apparition d’un ange, qui frôle une harpe de son « plumage
instrumental ». Et verbe frôler ici fait le lien entre le vitrage,
l’église et le doigt de Cécile, ou sa phalange :

À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
Formée avec son vol du soir
Pour la délicate phalange

L’image de l’ange opère à elle seule la fonction du silence.


En frôlant le vitrage de ses plumes, dans son vol du soir – subs-
titut des vêpres et complies –, l’aile de l’ange donne au doigt
de Cécile le pouvoir de faire vibrer l’ostensoir, d’en révéler le
mystère ou d’y faire résonner le silence. Dans Le livre, instru-
ment spirituel, Mallarmé parle d’un doigt qui répand un « bris
de mystère » à la surface du papier :
48 Altérités de la littérature

Oui, sans le reploiement du papier et les dessous qu’il installe,


l’ombre éparse en noirs caractères, ne présenterait une raison de se
répandre comme un bris de mystère, à la surface, dans l’écartement
levé par le doigt 20.

Et c’est là, au dernier vers de Sainte, que le doigt de Cécile


introduit dans la surface idéale du vitrage une musique latente,
une musique du silence :

Du doigt que, sans le vieux santal


Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence.

Cette introduction du silence dans le vitrage, dans le poème


ou « l’œuvre pure », on l’a vu, s’articule avec la crise du vers,
la rupture du vers et du mètre, du rythme et de la rime. Ce
dernier point marque la nouvelle poétique de Mallarmé, ou
invente une nouvelle idée du style : c’est par la rupture du vers
que le silence s’introduit dans le poème. D’ailleurs, on peut le
lire dans Le Démon de l’analogie, écrit lui aussi à Tournon en
1864, où des ailes déjà glissaient sur la corde d’un instrument
de musique, tandis qu’un doigt en révélait le mystère :

Je sortis de mon appartement avec la sensation propre d’une aile


glissant sur les cordes d’un instrument, traînante et légère, que
remplaça une voix prononçant les mots sur un ton descendant :
« La Pénultième est morte », de façon que

La Pénultième

finit le vers et

20. « Le livre, instrument spirituel », in Œuvres complètes, ii, op. cit.,


p. 225.
Musicienne du silence 49

Est morte

se détacha de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de


signification. Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la
corde tendue de l’instrument de musique, qui était oublié et que le
glorieux Souvenir certainement venait de visiter de son aile ou d’une
palme et, le doigt sur l’artifice du mystère, je souris et implorais de
vœux intellectuels une spéculation différente. La phrase revient,
virtuelle, dégagée d’une chute antérieure de plume ou de rameau,
dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’arti-
cula seule, vivant de sa personnalité. J’allais (ne me contentant plus
d’une perception) la lisant en fin de vers, et, une fois, comme un
essai, l’adaptant à mon parler ; bientôt la prononçant avec un silence
après « Pénultième » dans lequel je trouvais une pénible jouissance :
« La Pénultième » puis la corde de l’instrument, si tendue en l’oubli
sur le son nul, cassait sans doute et j’ajoutais en manière d’oraison :
« Est morte » 21.

§ 3 – On n’a pas manqué de rapporter ce passage sur


le silence, et le « son nul » de la pénultième, au « blanc du
papier » dans la Préface à Un coup de dés, écrit 30 ans plus
tard 22. « Assumant l’importance », les blancs produisent un
« espacement de la lecture », comme le silence compose « l’arma-
ture intellectuelle du poème ». Dans Le Démon de l’analogie,
Mallarmé fait de la phrase « La Pénultième est morte » un
vers où le silence lui-même – le « son nul » – réfléchit ce qui
meurt de la pénultième. Dans un premier temps, Mallarmé
rapporte le silence du son nul de la pénultième à cette « corde
tendue de l’instrument de musique », évoquant déjà le doigt
de Sainte Cécile – ici « le doigt sur l’artifice du mystère » –,
devenue « musicienne du silence ». Or, dans un deuxième

21. « Le démon de l’analogie », in Œuvres complètes, II, op. cit., p. 86-87.


22. Cf. Jean-Pierre Bobillot, « Y a-t-il une théorie du vers chez Mallarmé ? »,
in Mallarmé et après ? Fortune d’une œuvre. Sous la direction de Daniel Bilous,
Éditions Noésis, Paris, 2006, p. 21-44.
50 Altérités de la littérature

temps, Mallarmé revient à nouveau sur la phrase elle-même,


qui se déploie comme un vers coupé par une césure médiane en
deux hémistiches, ou deux strophes, de cinq et deux syllabes.
Tout d’abord, il veut la lire, en l’adaptant à sa propre parole,
entendons non seulement la lire à haute voix, mais aussi la
rapporter à cette nouvelle poétique, qui livre le vers à lui-même,
à sa « personnalité », le réfléchit ou le rend autonome. « J’allais
la lisant en fin de vers, et, une fois, comme un essai, l’adaptant
à mon parler ». Mallarmé fait ici une expérience poétique de
lecture, pour mettre en scène, ou versifier autrement l’énoncé
de la phrase. Et c’est ensuite qu’il prononce le silence : « bientôt
la prononçant avec un silence après « Pénultième » dans lequel
je trouvais une pénible jouissance ».
On peut parler d’une fonction du silence. D’un côté, il
joue le rôle de la césure médiane entre les deux hémistiches,
entre « La Pénultième » et « Est morte ». Et en ce sens, il arpente
« l’espace qui isole les strophes ». Mais d’un autre côté, ce silence
opère poétiquement dans « le son nul » de « La Pénultième ».
Et c’est là que Mallarmé fait le lien entre le son nul dans « La
Pénultième » et le silence après « La Pénultième ». Le silence
qui suit ce premier hémistiche, en forme de césure, est un
silence qui dit déjà la mort de « La Pénultième ». Et Mallarmé
précise aussitôt :

pénultième est le terme du lexique qui signifie l’avant-dernière syllabe


des vocables, et son apparition, le reste mal abjuré d’un labeur de
linguistique par lequel quotidiennement sanglote de s’interrompre
ma noble faculté poétique 23.

La césure marquée par le silence ne passe plus entre les


deux hémistiches de la phrase, mais opère déjà à l’intérieur de
« La Pénultième », qui ainsi « finit le vers ». La césure est une
opération virtuelle, qui agit sur ce qui ne s’entend pas du son

23. « Le démon de l’analogie », op. cit., p. 87.


Musicienne du silence 51

« nul » lorsqu’on prononce le mot de « pénultième ». Mallarmé


dit qu’après « La Pénultième », « la corde de l’instrument, si
tendue en l’oubli sur le son nul, cassait sans doute ». Ce qui
vaut, dans l’ancienne poétique de l’avant-dernière syllabe,
pour deuxième hémistiche perd maintenant toute significa-
tion poétique. « Est morte », ne faisant plus partie du vers, « se
détacha de la suspension fatidique plus inutilement en le vide
de la signification ». Dès lors que le silence accordé au « son
nul » de « La Pénultième » a rompu la corde de l’instrument
de musique, dès lors donc que le silence – oublié, virtuel ou
latent – est nanti d’une fonction poétique, « La Pénultième »
finit le vers, l’achève en quelque sorte, et « Est morte » ne fait
plus que s’ajouter, dit Mallarmé, « en manière d’oraison ». En
somme, dans « La Pénultième est morte », « Est morte » ne fait
plus partie du vers, ne compte plus pour syllabe, mais énonce
l’oraison funèbre de la pénultième, « le deuil de l’inexplicable
Pénultième », dit encore Mallarmé 24, donc de l’avant-dernière
syllabe, dans cette ancienne poétique où coïncide toujours
le marquage des unités sémantiques et syntaxiques du vers.
Dans la nouvelle poétique, en revanche, le silence est passé de
la césure médiane entre les hémistiches du vers, métrique et
cadencé, au rythme que contient virtuellement le mot et que
le vers nouveau, rompu, refait totalement jusqu’à le rendre
étranger à la langue. Dès lors que le vers se rompt, se sépare du
mètre et de la rime, le vers devient lui-même rythme pur, ou
style : « que vers il y a sitôt que s’accentue la diction, rythme
dès que style », écrit encore Mallarmé dans Crise de vers 25.
Le vers, le rythme, le style résonnent comme des synonymes
poétiques, dès lors que le silence opère « l’armature intellectuelle
du poème ». Le silence est dans le mot ce qui virtuellement le
coupe, l’espace ou l’accentue, avant toute mesure métrique,
toute coïncidence entre le sens et la phrase, tout recoupement
du sémantique et du syntaxique. Il est déjà dans le mot ce

24. Ibid., p. 88.


25. « Crise de vers », op. cit., p. 205.
52 Altérités de la littérature

qui le rythme, comme ce « son nul » de « La Pénultième », qui


rompt la corde de l’instrument jusqu’à faire du mot même de
pénultième, réduit à sa pure vibration, à sa seule incantation,
un vers rompu qui contient son propre deuil. Comme le vitrage
d’ostensoir contient et montre le mystère charnel de l’hostie,
le silence du mot contient et montre la crypte incantatoire du
poème. Et si Sainte Cécile, musicienne du silence, est devenue
la patronne de cette nouvelle poétique du rythme, le poète,
lui, assume désormais la fonction de « traduire » ce silence en
mots étrangers à la langue, comme dans Mimique :

Le silence, seul luxe après les rimes, un orchestre ne faisant avec son
or, ses frôlements de pensée et de soir, qu’en détailler la signification
à l’égal d’une ode tue et que c’est au poète, suscité par un défi, de
traduire ! le silence aux après-midi de musique 26.

26. « Mimique », in Œuvres complètes, I, op. cit., p. 178.


III

Les voix fantômes du récit 1


Maurice Blanchot : théorie littéraire
et raison poétique

« Le genre poétique romantique est encore en devenir ; et


c’est son essence propre de ne pouvoir qu’éternellement
devenir, et jamais s’accomplir. Aucune théorie ne peut
l’épuiser, et seule une critique divinatoire pourrait se risquer
à caractériser son idéal. »
— Athenaeum, fragment 116.

§ 1 – Les liens entre littérature et philosophie posent un


certain nombre de questions. On peut se demander si des
littératures, comme le roman réaliste ou le nouveau roman, ont
été influencées par des mouvements philosophiques divers, ou
à l’inverse comment certains discours philosophiques, comme
ceux de Nietzsche ou Heidegger, Derrida ou Nancy, ont été
marqués par des genres littéraires, la tragédie ou l’épopée, la
poésie lyrique ou le premier romantisme, voire encore influencé
par Mallarmé, Joyce, Celan ou Blanchot. Plus abstraitement,
on peut chercher à comprendre comment certains éléments
philosophiques se retrouvent dans la littérature, sous forme de
concepts ou de théories, de croyances collectives ou de valeurs

1. Conférence prononcée à l’Universidade de Brasília en septembre 2013,


lors du colloque La pensée intrusive : littérature, philosophie et infini organisé
par Piero Eyben.
54 Altérités de la littérature

morales, ou comment certaines formes littéraires déterminent


l’argumentation philosophique, par des effets de style, l’usage
de métaphores, l’investissement du langage lui-même.
Quelles que soient ces approches, il s’agit toujours d’un
projet de classification : l’établissement de répertoires, l’éla-
boration de disciplines, la constitution de thématiques, de
généalogies aussi, d’héritages et de traditions, ou simplement
la définition des influences. Ce travail de reconstitution et
d’interprétation est certes précieux, et même nécessaire, mais il
est surdéterminé par un a priori disciplinaire qui neutralise ou
qui efface ce qui se joue de « problématique » dans la question
principale, entre littérature et philosophie. Cette approche
présuppose en effet – et les auteurs que je viens d’évoquer
n’ont pas manqué de le rappeler – l’existence de discours, de
disciplines, de langues circonscrits et délimités, historiquement
déterminés, aux critères d’appartenance clairs et distincts,
ordonnés, réglés, institués. En somme, ce questionnement
dans sa globalité suppose l’existence admise et reconnue de
deux institutions, la littérature et la philosophie, et dont il
cherche à comprendre les liens d’influence, de genèse et de
provenance, de production, de réception et de publication.
Or, sans nier cette approche, que j’utilise abondamment et
sans cesse, j’entends aborder la question autrement. J’aimerais
partir d’un autre lieu que celui de l’institution, et surtout
constituer un autre point de vue pour poser la question et viser
d’autres buts. Au plus proche des textes de Blanchot, je partirai
de l’hypothèse d’un autre a priori, ou d’une autre « raison
poétique », qui précède et à la fois anticipe les liens possibles
entre littérature et philosophie. Le mot « lieu » d’ailleurs n’est
peut-être pas le bon. Il vaudrait mieux parler de « seuil », tel
que l’indiquent d’ailleurs les organisateurs du colloque. Un
seuil, comme on le dit d’un parvis, ou d’un pas-de-porte – et
comment ne pas évoquer ici « Pas » de Derrida consacré à
Blanchot, à la traduction, à la fiction, à la littérature dans ce
qu’elle entretient de complexe au discours philosophique lui-
même. Je partirai donc d’un seuil, pour reposer la question
Les voix fantômes du récit 55

des liens entre littérature et philosophie. Je parlerai depuis


l’espace que représente un seuil, depuis ce pas-de-porte, qui
non seulement permet d’entrer et de sortir, selon le lieu où
l’on se trouve, mais surtout qui établit lui-même les critères
de délimitation, des frontières ou des bords, et pose les condi-
tions de leur propre franchissement, de leur déviance ou leur
débordement.
Monter un pas-de-porte ou dresser un parvis revient à fixer
une limite, visible, sensible et matérielle, mais aussi à ouvrir un
espace complexe, à plusieurs dimensions, niveaux ou échelles,
qui s’élaborent sur divers plans. Une limite qui est elle-même
un espace, un seuil qui est lui-même un vestibule. Nous ne
sommes plus dans un espace géométrique, à deux dimensions,
entre un point, une ligne et une surface, ni même dans un
espace physique, à trois dimensions, avec une profondeur,
comme un corps qui se meut dans un lieu, mais bien dans
un « espace littéraire », dirait Blanchot, où les échelles sont
variables, les dimensions se multiplient à l’infini, entre une
limite et son lieu, entre un mot et sa phrase, entre la place
qu’occupe un terme au sein du discours et la fonction qu’il
remplit dans le récit, comme le « il » de la voix narrative. Mais
poursuivons cette métaphore du parvis, continuons un instant
à filer les métaphores du seuil au vestibule, ou à penser la limite
elle-même comme un lieu. Tel un pas-de-porte, un parvis
représente la marque d’une limite, d’un bord, d’un passage,
et constitue déjà l’ouverture d’une multiplicité d’espaces, réels
autant que symboliques. Comme les trois grandes cours qui
précèdent le sanctuaire du Temple de Jérusalem : le parvis des
gentils, le parvis d’Israël, le parvis des prêtres. Autant de lieux
limites, encore une fois de seuils où se délimitent les lieux du
savoir, se répartissent les fonctions sociales, et surtout s’insti-
tuent les pouvoirs : les pouvoirs de dire et les pouvoirs de faire.
D’ailleurs, que le parvis, parevis, soit un lieu, j’en veux encore
pour preuve sa dérivation latine de paradisus, ce lieu mythique
et idéal, ce lieu sans origine où tout a commencé.
56 Altérités de la littérature

Le parvis est un lieu frontière sans origine, où tout a déjà


commencé. Le parvis n’est ni dehors ni dedans, ni avant ni
après, mais c’est lui qui ouvre l’ordre des distinctions et pose
les critères de délimitation, comme le franchissement de tout
espace institué. C’est à partir de là que j’aimerais repenser la
question des liens entre littérature et philosophie. Le parvis,
c’est le point de vue d’où se forme la question. C’est le lieu
depuis lequel la littérature et la philosophie peuvent se penser
dans leurs relations d’altérité, sans les présupposer déjà insti-
tuées. En d’autres termes, la métaphore du parvis me permet
d’aborder la littérature et la philosophie eux-mêmes comme des
seuils, où l’entrecroisement des limites produit la multiplicité
des espaces et une variation d’échelles à l’infini. Derrida parle
de contamination, Nancy d’intrusion, ou plus précisément
d’une « loi générale de l’intrusion » :

Il semblerait plutôt que s’expose une loi générale de l’intrusion : il


n’y a jamais eu une seule intrusion : dès qu’il s’en produit une, elle
se multiplie, elle s’identifie dans ses différences internes renouvelées 2.

Ce que Blanchot nomme « la raison poétique », et que j’ins-


cris en ce lieu limite du littéraire et du philosophique, peut se
comprendre à la lumière de cette loi générale de l’intrusion :
« L’intrus, écrit Nancy, s’introduit de force, par surprise ou par
ruse, en tout cas sans droit ni sans avoir été d’abord admis 3 ».
C’est l’hypothèse majeure. Il n’y a de littérature ni de philoso-
phie, instituées, délimitées dans leur genre, leurs différences et
leur spécificité, qu’à partir de cette loi générale de l’intrusion.
Il n’y a pas d’identité avant l’intrusion de l’étranger, qui vient
toujours de force, par ruse ou par surprise, et surtout en forçant
le droit, sans respecter les règles d’admission, les conventions,
les coutumes, les habitudes et les mœurs. Il n’y a ni littérature
ni philosophie, aucun lien ni aucune influence, sans qu’un

2. Jean-Luc Nancy, L’intrus, Paris, Galilée, 2000, p. 32.


3. Ibid., p. 11.
Les voix fantômes du récit 57

rapport de force n’ait déjà débordé la limite qui les réduit à un


champ circonscrit. Or, sans pas-de-porte, il n’y a pas de porte
forcée, comme il n’y a pas d’étranger sans intrus, ni d’identité
sans « intrus dans l’étranger 4 ». De l’éthique à l’esthétique, du
juridique au politique, la logique de l’intrus nous donne les
moyens de définir un paradigme des frontières et de repenser
les liens entre la littérature et la philosophie.

§ 2 – Pour aborder la question en ces termes, je lirai certains


textes de Blanchot, mais aussi de Derrida et de Nancy, qui
tournent tous autour du même problème : en quoi une œuvre
peut-elle contenir sa propre critique ou théorie, un texte ses
propres règles de structure ou les conditions de son expérience
littéraire. C’est le moment romantique, en Allemagne, au
tournant du xixe siècle, où la littérature prend conscience
d’elle-même et acquiert une nouvelle fonction sociale. Blanchot
y revient dans « Athenaeum », repris dans l’Entretien infini, et
Lacoue-Labarthe et Nancy dans L’absolu littéraire. Notons
les liens d’analogie entre philosophie et littérature, d’un côté,
théorie critique et œuvre d’art ou texte, de l’autre. Un glisse-
ment analogique, un déplacement sémantique, qui permettent
d’inscrire entre les termes, les discours, les champs discipli-
naires, un processus dialectique opérant. Le spectre de Hegel
n’est pas loin, non seulement des cénacles romantiques, mais
aussi des textes de Blanchot, qui reprend le modèle dialectique
de la conscience, la révélation et l’accomplissement pour inter-
préter certains fragments de l’Athenaeum sur l’essence philo-
sophique de la poésie et l’essence poétique de la philosophie :

Ces commentaires peuvent se lire dans quelques-uns des six numéros


de l’Athenaeum, cette revue qui dura peu – deux années, de 1798
à 1800 –, mais assez longtemps pour que le romantisme pût s’y révéler
et même décider de son avenir comme force d’autorévélation. C’est

4. Ibid., p. 11.
58 Altérités de la littérature

là un autre caractère très frappant. La littérature (j’entends l’ensemble


des formes d’expression, c’est-à-dire aussi forces de dissolution)
prend tout à coup conscience d’elle-même, se manifeste et, dans
cette manifestation, n’a pas d’autre tâche ni d’autre trait que de se
déclarer. En somme, la littérature annonce qu’elle prend le pouvoir 5.

La littérature prend le pouvoir de revenir à son essence, ou


d’accéder, dit Derrida, « à l’élément littéraire, à ce qui dans la
littérature passe par un texte irréductiblement graphique 6 ».
Or, cette prise de conscience, qui brouille la linéarité des
champs disciplinaires, l’établissement des registres du savoir,
la loi des genres comme les critères hiérarchiques d’inter-
prétation, relève à mon sens d’une contradiction historique
précise, ou d’un double schème dialectique de type hégélien.
D’un côté, Blanchot reprend le mot de Hegel : « l’art est pour
nous chose passée », ce qui signifie « qu’à partir du jour où
l’absolu est devenu consciemment travail de l’histoire, l’art n’est
plus capable de satisfaire le besoin d’absolu 7 ». En perdant sa
fonction sociale et son pouvoir de dire ou encore « de porter
le besoin d’absolu 8 », l’art va se retourner sur lui-même et
déployer ses propres virtualités pour accomplir son essence :

Ce qu’il [l’art] veut affirmer, c’est l’art. Ce qu’il cherche, ce qu’il


essaie d’accomplir, c’est l’essence de l’art […]. Tendance que l’on
peut interpréter de bien des façons différentes, mais elle révèle avec
force un mouvement qui, à des degrés et selon des schèmes propres,
attire tous les arts vers eux-mêmes, les concentre dans le souci de
leur propre essence, les rend présents et essentiels 9.

5. « Athenaeum », in L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 520.


6. Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 87.
7. Maurice Blanchot, « L’avenir et la question de l’art », in L’espace
littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 286.
8. Maurice Blanchot, « La disparition de la littérature », in Le livre à
venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 285.
9. « L’avenir et la question de l’art », op. cit., p. 294.
Les voix fantômes du récit 59

N’ayant plus le pouvoir de rendre visible l’invisible, ou de


manifester l’infini dans le fini, tous les arts vont se séparer les
uns des autres en redéfinissant leur propre essence et spécifiant
ce qui leur est irréductiblement graphique ou textuel. Mais
d’un autre côté, ce mouvement de spécification relève d’un
processus dialectique historiquement déterminé. C’est la ques-
tion des seuils, qui se pose ici, où s’articulent le philosophique
et le littéraire. C’est la question qu’il faut désormais poser, à
Blanchot, à Derrida, à Nancy. Mais c’est aussi un problème
qu’il faut résoudre. Il faut comprendre comment, à partir de
Blanchot, Derrida et Nancy, la pratique littéraire elle-même
réduite à son essence, à ses éléments spécifiquement textuels,
a déjà résolu le problème que pose et les contradictions que
soulève sa situation historique déterminée. On peut ici se référer
à l’hypothèse d’Althusser sur le matérialisme dialectique, à
mon avis très proche des questions de seuils et de limites, qui
nous occupent. Cette hypothèse est simple, elle affirme qu’une
pratique constitue toujours la résolution d’un problème. Et en
ce sens à peine déplacé, de la pratique marxiste aux pratiques
littéraires et artistiques, on peut dire que toute pratique est
une réponse, qui contient déjà la résolution d’un problème
historique et l’énoncé théorique de sa formulation. Blanchot
le dit autrement, dans Le livre avenir :

Ce que l’on peut pressentir, c’est que l’étonnante question : « Où va


la littérature ? » attend sans doute sa réponse de l’histoire, réponse
qui lui est en quelque sorte déjà donnée, mais en même temps, par
une ruse où sont en jeu les ressources de notre ignorance, il apparaît
qu’en cette question la littérature, profitant de l’histoire qu’elle
devance, s’interroge elle-même et indique, non pas une réponse
certes mais le sens plus profond, plus essentiel, de la question propre
qu’elle détient 10.

10. « La disparition de la littérature », op. cit., p. 290-291.


60 Altérités de la littérature

Ce que Blanchot nomme ici la « réponse », c’est ce


qu’Althusser décrit comme la résolution d’un problème. On
répond à une question comme on résout un problème. Les
couples de concepts s’enchaînent au seuil de la philosophie
et de la littérature : la théorie et la pratique, la réponse et sa
question, la solution et son problème. Or, la réponse n’épuise
pas la question, mais ouvre la question à l’essence du question-
nement. Aussi revenons au texte de Blanchot, et insistons sur
la question qu’il pose : « Où va la littérature ? » Cette question
d’ailleurs occupe les premières lignes de l’article « La disparition
de la littérature », dans Le livre avenir :

Il arrive qu’on s’entende poser d’étranges questions, celle-ci par


exemple : « Quelles sont les tendances de la littérature actuelle ? »
ou encore : « Où va la littérature ? » Oui, question étonnante, mais
le plus étonnant, c’est que s’il y a une réponse, elle est facile : la
littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition 11.

Si la réponse à la question est facile à formuler, ce qui se dit


dans cette réponse est difficile à comprendre, car elle s’énonce
sur un double plan, autre nom pour le seuil, le pas-de-porte
ou le parvis. La réponse à la question : « Où va la littérature ? »
est claire, certes : « La littérature va vers elle-même, vers son
essence qui est la disparition ». Mais c’est là qu’il faut distinguer
les plans discursifs de la réponse. D’un côté, l’énoncé lui-
même, qui dit ce qu’il en est historiquement de la littérature,
dès lors qu’elle a perdu sa fonction sociale de porter l’absolu.
Elle retourne à elle-même, elle accomplit son essence, que
Blanchot identifie à sa disparition. En réalisant son essence, la
littérature disparaît. L’essence de la littérature, c’est la dispari-
tion de la littérature. Mais c’est aussi la réponse à la question,
la résolution pratique, textuelle ou graphique, du problème
qui se pose à la littérature, dès lors qu’il n’y a plus pour elle

11. Ibid., p. 285.


Les voix fantômes du récit 61

d’absolu qu’au passé, disait Hegel, repris par Blanchot. Mais


pour comprendre le sens de l’énoncé – l’essence de la littéra-
ture, c’est sa disparition –, il faut changer de plan discursif,
ou d’échelle. Il faut franchir un seuil inhérent à la littérature
elle-même. Pour dire les choses autrement, il faut passer de
l’énoncé à son énonciation. C’est la littérature elle-même qui
dit d’elle-même qu’elle n’est que disparition, ou plus encore
qui se dit elle-même en disparaissant. C’est ce que Blanchot
appelle l’absence d’œuvre, ou « l’œuvre de l’absence d’œuvre »,
que manifeste et réalise à lui seul le romantisme allemand :

Le romantisme finit mal, c’est vrai, mais c’est qu’il est essentiellement
ce qui commence, ce qui ne peut que mal finir, fin qui s’appelle
suicide, folie, déchéance, oubli. Et certes il est souvent sans œuvre,
mais c’est qu’il est l’œuvre de l’absence d’œuvre, poésie affirmée
dans la pureté de l’acte poétique, affirmation sans durée, liberté sans
réalisation de puissance qui s’exalte qu’en disparaissant, nullement
discrédités si elle ne laisse pas de traces, car c’est là son but : faire
briller la poésie, non pas comme nature, ni même comme œuvre,
mais comme pure conscience dans l’instant 12.

Ce moment de l’histoire, qui résout sa contradiction


« comme pure conscience dans l’instant », nous permet de
distinguer les deux plans de la réponse, et donc de relancer la
question des seuils, de la contamination ou de l’intrusion, entre
littérature et philosophie. D’un côté, la question de la littérature

12. « L’Athenaeum », op. cit., p. 517. Une absence qui ouvre elle-même la
nécessité de la lecture, ou la critique, congédiant l’auteur pour laisser l’œuvre
être ce qu’elle est : « la lecture ne fait rien, n’ajoute rien ; elle laisse être ce
qui est ; elle est liberté, non pas liberté qui donne l’être ou la saisit, mais
liberté qui accueille, consent, dit oui, ne peut que dire oui et, dans l’espace
ouvert par ce oui, laisse s’affirmer la décision bouleversante de l’œuvre,
l’affirmation qu’elle est – et rien de plus », « L’œuvre et la communication »,
in L’espace littéraire, op. cit., p. 257-258. Cf. Paul de Man, « La circularité
de l’interprétation dans l’œuvre critique de Maurice Blanchot », in Critique,
229 (Maurice Blanchot), 1966, spéc. p. 548-549.
62 Altérités de la littérature

attend sa réponse de l’histoire, de l’autre cette réponse est déjà


donnée dans la littérature, par la littérature et comme litté-
rature. La littérature, c’est déjà la réponse à la question – de
la littérature. Encore une fois, dès l’avènement de cette pure
conscience de soi, « dans l’instant », ou dans ce qui n’apparaît
qu’à l’instant de sa disparition, et « qui s’appelle suicide, folie,
déchéance, oubli », la littérature a déjà répondu à la question
et résolu le problème que pose son existence historique. Elle a
donc déjà résolu les contradictions qui anticipent l’histoire, ou
la devancent. Par l’avènement du romantisme, les deux plans
de la question littéraire se distinguent clairement en deux types
de mouvement, ou raison. Il y a une raison dialectique, qui
résout des problèmes dans l’histoire, qui dépasse des contra-
dictions, mais aussi qui établit des généalogies, qui distingue
les genres, qui délimite les champs disciplinaires et définit les
critères de validité d’un jugement ou d’une justification. Il y
a encore une raison poétique, qui contient déjà la solution
du problème dialectique, ou qui fait de l’œuvre elle-même, le
déploiement par lequel elle s’accomplit dans sa disparition :

Ce sont là des contradictions nécessaires. Seule importe l’œuvre,


l’affirmation qui est dans l’œuvre, le poème dans sa singularité
resserrée, le tableau dans son espace propre. Seule importe l’œuvre,
et finalement l’œuvre n’est là que pour conduire à la recherche de
l’œuvre ; l’œuvre est le mouvement qui nous porte vers le point
pur de l’inspiration d’où elle vient et où il semble qu’elle ne puisse
atteindre qu’en disparaissant 13.

§ 3 – L’œuvre n’est pas une chose, un objet, un produit. Elle


n’est pas seulement quelque chose, qui se lit et s’interprète, mais
elle relève surtout d’un mouvement, d’une opération, d’une
production ou poièsis, qui accomplit son essence. Arrêtons-
nous un instant sur ce mouvement, utilisons le principe

13. La disparition de la littérature, op. cit., p. 293.


Les voix fantômes du récit 63

d’interruption, dont parle Brecht, pour voir ce qui se joue de


littéraire dans ce mouvement. En somme de quel mouvement
s’agit-il ? Blanchot parle d’un mouvement intransitif d’attrac-
tion, qui attire l’œuvre vers elle-même, une tendance, une
recherche qui porte la littérature vers le lieu d’où elle vient,
ou vers sa propre essence. Or, cette attraction autotélique de
l’œuvre n’est possible que si l’œuvre disparaît. On l’a vu, cette
attraction, c’est sa disparition. Blanchot parle de « contradic-
tions nécessaires », internes à l’œuvre elle-même et qu’elle résout
dans le mouvement de sa disparition, ou encore à laquelle
elle répond par son désœuvrement. C’est la contradiction de
l’absolu, « devenu travail de l’histoire », entre l’infini et le fini.
Ne pouvant plus porter « le besoin d’absolu », l’œuvre devient
son propre absolu. La littérature ne porte plus l’absolu, mais la
littérature, c’est l’absolu, c’est la réponse absolue à la question
« où va littérature ? », « d’où vient la littérature ? », « qu’en est-il
de la littérature ? » C’est la résolution du problème historique
de la littérature en modernité : que la littérature contient sa
propre critique dans son mouvement intransitif d’attraction.
Blanchot la décrit dans « Qu’en est-il de la critique ? » :

La critique n’est plus le jugement extérieur qui met l’ouvrage littéraire


en valeur et se prononce, après coup, sur sa valeur. Elle est devenue
inséparable de son intimité, elle appartient au mouvement par lequel
celui-ci vient à lui-même, est sa propre recherche et l’expérience de
sa possibilité 14.

La contradiction de l’absolu constitue la naissance de la


critique ou la possibilité d’un absolu littéraire. La critique
moderne ne relève plus d’un jugement de valeur, d’une correc-
tion des textes, d’un choix des leçons, d’une vérification des
répertoires, comme on la voit se développer dans la querelle
des Anciens et des Modernes, à la fin du xviie siècle, où l’art

14. Maurice Blanchot, « Qu’en est-il de la critique ? », in Lautréamont


et Sade, Paris, Minuit, 1963, p. 13.
64 Altérités de la littérature

portait encore pour un temps le besoin de l’absolu. En crise


profonde, soumise aux contradictions de la modernité, la litté-
rature devient critique et la critique elle-même « appartient »
au mouvement par lequel la littérature vient à elle-même.
Elle se confond avec « sa propre recherche et l’expérience de
sa possibilité ». De l’hégélianisme dialectique, nous sommes
passés au criticisme kantien. Blanchot le confirme :

« Critique », au sens où nous l’entendons, serait déjà plus proche


(mais l’approximation est trompeuse) du sens kantien : de même
que la question critique de Kant est l’interrogation des conditions de
possibilité de l’expérience scientifique, de même la critique est liée
à la recherche de la possibilité de l’expérience littéraire, mais cette
recherche n’est pas une recherche seulement théorique, elle est le
sens par lequel l’expérience littéraire se constitue, et se constitue en
éprouvant, en contestant, par la création, sa possibilité 15.

Nous sommes au beau milieu du seuil, entre littérature et


philosophie. La critique représente le mouvement constitutif
des frontières inhérentes à la littérature. Blanchot est très précis,
en particulier sur la question du théorique. La critique est
une recherche, mais elle « n’est pas seulement une recherche
théorique ». À vrai dire, elle relève de l’expérience, je dirais de
l’expérience pratique, qui répond au problème que pose sa
propre existence. Blanchot parle de constitution. La critique
« est le sens par lequel l’expérience littéraire se constitue » en
éprouvant sa possibilité. Historiquement déterminée par l’avè-
nement du romantisme, la critique représente le mouvement
absolu de la littérature. C’est l’autoconstitution ou l’autopro-
duction, disent Lacoue-Labarthe et Nancy, de la littérature
comme absolu :

15. Ibid., p. 13.


Les voix fantômes du récit 65

L’absolu de la littérature, ce n’est pas tant la poésie (laquelle invente


aussi son concept moderne dans le fragment 116 de l’Athenaeum)
que la poïesie – selon un recours à l’étymologie que les romantiques
ne manquent pas de faire. La poïesie, c’est-à-dire la production. La
pensée du « genre littéraire » concerne donc moins la production
de la chose littéraire que la production, absolument parlant. La
poésie romantique entend pénétrer l’essence de la poésie, la chose
littéraire qui produit la vérité de la production en soi, et donc, on
le vérifiera sans cesse ici, de la production de soi, de l’autopoïesie.
Et s’il est vrai (Hegel l’établira bientôt, tout contre le romantisme)
que l’auto-production forme l’instance ultime et la clôture de
l’absolu spéculatif, il faut reconnaître dans la pensée romantique non
seulement l’absolu de la littérature, mais la littérature en tant que
l’absolu. Le romantisme, c’est l’inauguration de l’absolu littéraire 16.

Mais que nous apprend cet absolu sur les liens du littéraire
et du philosophique ? Que nous dit cet absolu de l’absolu,
sinon qu’il est le seuil, la clôture et le franchissement des fron-
tières ? C’est le moment par lequel la littérature se constitue
comme littérature, en faisant l’expérience de ses limites et de
ses propres possibilités. Cet absolu est donc un moment de
clôture, de rupture et de séparation, un repli sur soi dont le
mouvement produit le seuil où se divisent et se rapportent la
littérature et la philosophie. C’est l’image du hérisson, dont
parle le fragment de 106 de l’Athenaeum, mais aussi Blanchot
et Derrida, et que mentionnent Lacoue-Labarthe et Nancy :

L’absolu, par conséquent, de la littérature. Mais aussi son ab-solu, sa


mise à l’écart dans la parfaite clôture sur soi (sur sa propre organi-
cité), selon la célèbre image du hérisson qu’on trouve au fragment
de 106 de l’Athenaeum 17.

16. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire.


Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 21.
17. Ibid., p. 21.
66 Altérités de la littérature

Citons ce fragment, qui thématise la notion de fragment :


« Pareil à une petite œuvre d’art, le fragment doit être totale-
ment détaché du monde environnant, et clos sur lui-même
comme un hérisson 18. » Lacoue-Labarthe et Nancy parlent
d’une « pratique des fragments », d’une pratique littéraire,
qui consiste à projeter immédiatement ce que le fragment
produit d’inachèvement 19. Une pratique qui elle aussi résout
une contradiction historique précise, inhérente à la littérature
elle-même, entre l’infini et le fini, l’universel et particulier, le
tout et ses parties :

Chaque fragment vaut pour lui-même et pour ce dont il se détache.


La totalité, c’est le fragment lui-même dans son individualité achevée.
C’est donc identiquement la totalité plurielle des fragments, qui ne
compose pas un tout (sur un mode, disons, mathématique), mais
qui réplique le tout, le fragmentaire lui-même, en chaque fragment.
Que la totalité soit présente comme tel en chaque partie, et que le
tout soit non pas la somme mais la co-présence des parties en tant
que co-présence, finalement, du tout à lui-même (puisque le tout
c’est aussi bien le détachement, la clôture de la partie), telle est la
nécessité d’essence qui découle de l’individualité du fragment : le
tout détaché, c’est l’individu, et « chaque individu admet une infinité
de définitions réelles » (Ath. 82) 20.

Dans cette logique, ou cette « allégorie » dont parle


Benjamin, chaque fragment vaut non seulement pour lui-
même, mais aussi « pour ce dont il se détache ». Chaque partie
contient le tout dans son inachèvement, comme chaque œuvre,
dit Blanchot, revient à elle-même dans sa disparition. Les termes
s’enchaînent, s’enroulent et forment une boucle, comme le
hérisson : inachèvement, séparation, détachement, dispari-
tion. Autant de termes pour dire encore une fois l’absolu de

18. Texte cité et traduit, ibid., p. 126.


19. Ibid., p. 61.
20. Ibid., p. 64.
Les voix fantômes du récit 67

la littérature. Reprenant la métaphore du hérisson dans « Che


cos’è la poesia ? », Derrida parle d’une inséparation absolue :

Littéralement : tu voudrais retenir par cœur une forme absolument


unique, un événement dans l’intangible singularité ne sépare plus
l’idéalité, le sens idéal, comme on dit, du corps de la lettre. Le désir
de cette inséparation absolue, le non-absolu absolu, tu y respires
l’origine du poétique 21.

Selon Derrida, cette « inséparation absolue » du poétique


relève d’un bord qui permet « d’aborder un texte » avant toute
distinction et toute relation entre littérature et philosophie.
Comme un fragment dans son inachèvement absolu vaut
« pour ce dont il se détache », un texte, dans son inséparation
absolu, vaut pour tout ce qu’il déborde. Il contient en lui ses
propres lois, qui règlent les relations entre ses termes, et surtout
détient un accès implicite à ses lois, par ce que Derrida appelle
un « réseau différentiel » de traces qui renvoient les unes aux
autres à l’infini. C’est l’élément irréductiblement textuel de
l’absolu littéraire. Je cite un passage de « Survie », dans Parages,
en grande partie consacré à Blanchot :

Pour aborder un texte, il faudrait que celui-ci eût un bord. La


question du texte, celle qui s’élabore ou se transforme depuis une
douzaine d’années, n’a pas seulement touché au bord (scandaleu-
sement, comme « touché au vers », annonçait Mallarmé), à toutes
ces limites qui forment la bordure courante de ce qu’on appelait un
texte, de ce qu’on croyait pouvoir identifier sous ce mot, à savoir
la fin et l’entame présumée d’une œuvre, l’unité d’un corpus, le
titre, les marges, les signatures, le hors-cadre référentiel, etc. Ce
qui s’est passé, à supposer que cela se soit passé, ce serait une sorte
de débordement mettant à mal toutes ces limites coupantes, obli-
geant à étendre le concept accrédité, la notion dominante « texte »,

21. Jacques Derrida, « Che cos’è la poesia ? », in Points de suspension, Paris,


Galilée, 1992, p. 305-306.
68 Altérités de la littérature

de ce que j’appelle encore « texte » pour des raisons partiellement


stratégiques, et qui ne serait plus, dès lors, un corpus fini d’écriture,
un contenu cadré dans un livre ou dans ses marges mais un réseau
différentiel, un tissu de traces renvoyant indéfiniment à de l’autre,
référées à d’autres traces différentielles. Le texte alors déborde, mais
sans les noyer dans une homogénéité indifférenciée, les compliquant
au contraire, en divisant et démultipliant le trait, toutes les limites
qu’on lui assignait jusqu’ici, tout ce qu’on voulait distinguer pour
l’opposer à l’écriture (la parole, la vie, le monde, le réel, l’histoire,
que sais-je encore, tous les champs de référence, physique, psychique
– conscient ou inconscient –, politique, économique, etc.) 22.

§ 4 – Publié pour la première fois en 1979, en anglais,


ce texte mentionne ce qui s’est passé « depuis une douzaine
d’années ». En écho à la crise du vers qu’évoque Mallarmé,
Derrida parle de « bord » et de « limite ». Alors qu’en moder-
nité le vers est rompu, la prose et la poésie confondues par la
poésie en prose, ce sont maintenant les limites du littéraire
qui se rompent. Depuis les années 1960, avec le marxisme, la
psychanalyse, surtout le structuralisme et la nouvelle critique
littéraire, tout particulièrement avec Blanchot, c’est le bord
qui est touché et la limite rompue. C’est la question du bord
qui est posée comme l’essence même du littéraire. Le bord, la
limite ou la frontière, autant de termes qu’ont déterminés et
contrôlés l’histoire des discours disciplinaires, philosophiques
et littéraires. Autant de termes qui opposent hiérarchiquement
dans le texte son écriture et sa parole, comme une lettre morte
s’oppose à la parole qui vivifie. Autant de termes enfin qui n’ont
servi qu’à interdire au texte, lui barrer tout accès à son « élément
irréductiblement littéraire ». Et pour montrer comment le texte
malgré tout déborde ses limites, ses thèmes, son style, son genre,
sa rhétorique, comme un fragment contient son inachèvement
et l’œuvre son désœuvrement, par ce mouvement intransitif

22. Jacques Derrida, « Survivre », in Parages, Paris, Galilée, 1986,


p. 127-128.
Les voix fantômes du récit 69

d’autoréférentialité poétique, ou la figure du hérisson, Derrida


va lire Blanchot sur la question du récit, de la voix, ou de la
voix narrative, du « il » et du « neutre » dans L’Entretien infini.
Le fragment, l’œuvre et le texte représentent des lieux fron-
tières, des seuils où s’instituent et se désinstituent les champs
du littéraire et du philosophique. Dès lors que le fragment
s’inachève, l’œuvre se désœuvre et le texte déborde. Dès que
l’irréductibilité littéraire devient accessible, visible et lisible,
alors on peut parler de littérature, de philosophie, de tout ce qui
les lie et les oppose, les hiérarchise, les contredit ou parfois les
confond. En somme, dès que quelque chose se dérobe, quant
au texte, on peut dire qu’il y a du « littéraire », irréductible
à toute littérature comme à toute philosophie, mais qui en
permet le jeu des possibilités et les conditions d’existence, dit
Blanchot, ou qui « marque l’intrusion de l’autre », comme on
peut le lire dans « La voie narrative » :

« Le “il” narratif, qu’il soit absent ou présent, qu’il s’affirme ou


se dérobe, qu’il altère ou non les conventions de l’écriture – la
linéarité, la continuité, la lisibilité – marque ainsi l’intrusion de
l’autre – entendu au neutre – dans son étrangeté irréductible,
dans sa perversité retorse. L’autre parle. Mais quand l’autre parle,
personne ne parle, car l’autre, qu’il faut se garder d’honorer d’une
majuscule qui le fixerait dans un substantif de majesté, comme s’il
avait quelque présence substantielle, voire unique, n’est précisément
jamais seulement l’autre, il n’est plutôt ni l’un ni l’autre, et le neutre
qui le marque le retire des deux, comme de l’unité, établissant
toujours au-dehors du terme, de l’acte et du sujet où il prétend
s’offrir. La voie narrative (je ne dis pas narratrice) tient de là son
aphonie. Voix qui n’a pas de place dans l’œuvre, mais qui non plus
ne la surplombe pas, loin de tomber de quelque ciel sous la garantie
d’une Transcendance supérieure 23.

23. Maurice Blanchot, « La Voix narrative (le « il », le neutre), in


L’Entretien infini, op. cit., p. 564.
70 Altérités de la littérature

Ce texte parle du « il », du neutre, de cette altérité du « ni l’un


ni l’autre » qu’évoque la voix narrative de l’absence d’œuvre.
C’est la voix du désœuvrement qui parle dans le « il ». C’est
un effet d’inachèvement et de débordement, qui opère dans
cette voix intrusive de l’autre. Le « il » narratif, dit Blanchot,
« marque ainsi l’intrusion de l’autre […] dans son étrangeté
irréductible, dans sa perversité retorse ». Nous sommes recon-
duits à cette « loi générale de l’intrusion », dont parle Nancy.
L’autre, c’est l’intrus, « dans son étrangeté irréductible », qui
« s’introduit de force, par surprise ou par ruse, en tout cas sans
droit et sans avoir été d’abord admis ». Cette voix étrangère de
l’autre, sans majuscule, c’est le lieu de l’intrus, ou le lieu par
lequel l’intrus s’introduit de force. Blanchot parle d’un lieu
sans lieu, d’un lieu qui se dérobe, d’un plan qui se déplace,
comme une « fragmentation mobile ». Je cite une note dans
toute sa densité :

Le « il » ne prend pas simplement la place occupée traditionnellement


par un sujet, il modifie, fragmentation mobile, ce qu’on entend par
place : lieu fixe, unique ou déterminé par son emplacement. C’est
ici qu’il faut redire (confusément) : le « il », se dispersant à la façon
d’un manque dans la pluralité simultanée – la répétition – d’une
place mouvante et diversement inoccupée, désigne « sa » place à la fois
comme celle à laquelle il ferait toujours défaut et qui ainsi resterait
vide, mais aussi comme un surplus de place, une place toujours en
trop : hypertopie 24.

La loi générale de l’intrus définit une logique de l’hyper-


topie, dont Derrida dit dans sa lecture, qu’elle est une voix
qui a lieu sans lieu. « Atopie, hypertopie, lieu sans lieu, cette
voix narrative en appelle à cette syntaxe du sans, qui vient si
fréquemment, dans le texte de Blanchot, neutraliser (sans
poser, sans nier) un mot, un concept, un terme 25 ».

24. Ibid., p. 563, n. 1.


25. « Survivre », op. cit., p. 151.
Les voix fantômes du récit 71

La violence intrusive de l’altérité, du « il » ou de la voix


narrative, est liée à cette logique du lieu sans lieu. Dans le texte
de Blanchot, que je viens de citer, une phrase en représente la
clef. Sa syntaxe est dense et serrée. Elle dit du « il » qu’il évoque
l’élément essentiel de l’œuvre d’art, ou le mouvement par lequel
l’œuvre revient à elle-même en disparaissant. Ce « il » n’est pas
grammatical, au moins pour deux raisons. Tout d’abord, il ne
doit pas se confondre avec le « il impersonnel », qui prend « la
place occupée traditionnellement par le sujet ». Le « il », dont
parle Blanchot, n’est pas un sujet, n’a pas de place fixe dans le
discours, ni de fonction assignée dans la phrase. Ce n’est pas
un il-sujet, un il-fonction, le « il » d’un verbe qui joue le rôle
d’une troisième personne dans la conjugaison des places. Ce
« il », c’est l’opération même du désœuvrement.
Blanchot parle d’une « fragmentation mobile ». Le « il »
ne consiste pas à occuper une place, mais à la fragmenter, la
disperser, la modifier, la déplacer, et d’une certaine manière
à la produire, voire à l’inventer. En somme, ce « il » engendre
lui-même la place qu’il occupe, mais en s’y absentant, en y
manquant, en s’y retirant, comme l’œuvre, encore une fois,
accomplit son essence en disparaissant. C’est « en se dispersant à
la façon d’un manque », que le « il » désigne sa place « comme ce
surplus de place », ou que la voix intrusive de l’autre s’introduit
avec force dans le discours « comme son étrangeté irréductible ».
Cette voix produit elle-même son propre lieu, l’espace de son
expérience littéraire, le mouvement de son repli sur soi. Et
cette voix de la disparition, Blanchot la nomme spectrale :

La voie narrative qui est dedans seulement pour autant qu’elle


est dehors, à distance sans distance, ne peut pas s’incarner : elle
peut emprunter la voix d’un personnage judicieusement choisi ou
même créer la fonction hybride du médiateur (elle qui ruine toute
médiation), elle est toujours différente de ce qui la profère, elle est
la différence-indifférente qui altère la voix personnelle. Appelons-la
(par fantaisie) spectrale, fantomatique. Non pas qu’elle vienne
d’outre-tombe ni même parce qu’elle représenterait une fois pour
72 Altérités de la littérature

toutes quelque absence essentielle, mais parce qu’elle tend toujours


à s’absenter en celui qui la porte et aussi à l’effacer lui-même comme
centre 26.

La voix spectrale de l’intrus est produite par la figure de


l’oxymore paronymique, qui traverse les textes de Blanchot : la
distance sans distance, le dehors dedans, le dedans dehors, ou
encore le lieu sans lieu. Mais c’est aussi la pensée du seuil, qui
pose la limite même qu’il franchit, traverse les frontières qu’il
délimite, déplace la place qu’il occupe, comme la voix spectrale
« tend toujours à s’absenter en celui qui la porte ». La voix
fantôme du récit, voilà le seuil qui détermine les liens possibles
entre littérature et philosophie. Une voix qui s’énonce comme
cette intrusion de l’intrus, « qui altère la voix personnelle » du
sujet, introduisant de force un rapport d’étrangeté au cœur du
sujet, ou dans le cœur d’un sujet devenu en lui-même autre à
lui-même. Encore Jean-Luc Nancy :

L’intrus n’est pas un autre que moi-même et l’homme lui-même.


Pas un autre que le même qu’il n’en finit pas de s’altérer, à la fois et
aiguisé et épuisé, dénudé et suréquipé, intrus dans le monde aussi
bien qu’en soi-même, inquiétante poussée de l’étrange, conatus d’une
infinité excroissante 27.

26. « La voix narrative (le « il », le « neutre »), op. cit., p. 566-567.


27. L’intrus, op. cit., p. 45.
IV

Langage et politique 1
Discours performatif et montage
discursif, de Brecht à Benjamin

« Nous avons besoin d’un théâtre qui ne permette pas seule-


ment les sensations, les aperçus et les impulsions qu’autorise
à chaque fois le champ historique des relations humaines
sur lequel les diverses actions se déroulent, mais qui emploie
et engendre les idées et les sentiments qui jouent un rôle
dans la transformation du champ lui-même. »
— Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, 35.

§ 1 – En lisant certains textes de Brecht et de Benjamin,


j’aimerais questionner la place qu’occupent et le rôle que jouent
les pratiques du langage dans la production sociale des événe-
ments ? Cette question permet d’interroger une certaine actua-
lité de l’événement, ce qui fait « époque », ou ce qui domine
dans l’événement. Quand y a-t-il événement, en quel lieu, en
quel temps et à quelles conditions, mais aussi par qui et par
quoi, pour qui et pour quoi, un tel événement s’est-il produit
ici et maintenant ?
Pour Brecht comme pour Benjamin, ces conditions ne
sont jamais simplement normatives, liées aux circonstances,
aux contextes, aux conventions et aux institutions, mais elles

1. Conférence prononcée en septembre 2015 à l’Université fédérale de


Rio de Janeiro. Invité par João Camillo Penna et Alberto Pucheu.
74 Altérités de la littérature

relèvent d’abord et avant tout d’une certaine « idéologie ». Il


s’agit d’un discours, qui décide des rapports de force et détient
le monopole des relations entre événement et langage, mais tout
en niant, ou en détournant ses propres conditions d’existence.
Cette idéologie est identifiée à la presse, à la radio, aux médias,
donc à cet ensemble de pratiques, de discours et de dispositifs
techniques, qui produisent des événements de manière tout à
fait singulière, sinon sans précédent. Nous sommes à l’ère de la
reproduction technique, où l’actualité de l’événement est déjà
performativement interprétée par ses dispositifs de production.
C’est ce que souligne et analyse Benjamin, dans ses Essais sur
Brecht, et en particulier dans « L’auteur comme producteur »,
prononcé à Paris en 1934 à L’institut pour l’étude du fascisme.
Le pouvoir idéologique de la presse non seulement nivelle
les discours, les neutralise, les appauvrit, les affaiblit, les rend
uniformes et univoques, passant « par-dessus les différencia-
tions conventionnelles entre les genres, entre l’écrivain et le
poète, entre le chercheur et le vulgarisateur », mais il va surtout
brouiller ou nier « la séparation entre auteur et lecteur 2 ». Le
pouvoir de la presse, c’est d’enrailler ce qui oppose la produc-
tion et la consommation, en produisant non plus des objets
à consommer, mais des objets déjà consommés. Elle nous
montre des événements déjà vus, nous soumet des faits déjà
interprétés, elle annonce des situations déjà classées et fabrique
des documents déjà archivés, mais sans jamais dire ou énoncer
ce qu’elle fait ni montrer les moyens par lesquels elle fait ce
qu’elle fait. Ce pouvoir est donc performatif, en ce sens qu’il
fait de l’événement ce qu’il en dit, mais ce pouvoir relève
surtout de l’idéologie, en ceci qu’il nie le procédé performatif
de son propre discours.
Toute la difficulté, pour Benjamin, va consister à
comprendre comment le langage médiatique de la presse a

2. Walter Benjamin, « L’auteur comme producteur », in Essais sur Brecht,


édition et postface de R. Tiedemann, traduit de l’allemand par Ph. Ivernel,
Paris, La Fabrique éditions, 2003, p. 129.
Langage et politique 75

besoin de se nier lui-même pour dire les événements qu’il


produit. En d’autres termes, jusqu’à quel point l’efficacité
performative des médias peut-elle trouver ses conditions d’exis-
tence – le développement de ses moyens de productions et
son discours de légitimation – dans l’effacement des procédés
discursifs par lesquels se confondent production et interpréta-
tion des événements, ou disparaît « la séparation entre auteur et
lecteur ». Benjamin parle de l’auteur comme d’un producteur,
qui n’opère plus devant mais à l’intérieur des rapports de
production d’une époque, non plus en affirmant ses opinions,
ses convictions, mais en agissant au cœur même des dispositifs
techniques et performatifs du discours :

Au lieu de demander en effet : comment une œuvre se situe-t-elle


face aux rapports de production de l’époque ? Est-elle en accord
avec eux, est-elle réactionnaire, ou s’efforce-t-elle de les subvertir,
est-elle révolutionnaire ? – Au lieu de cette question, ou en tout cas
avant même, j’aimerais vous en proposer une autre. Donc, avant
de demander : comment une œuvre littéraire se pose-t-elle face aux
rapports de production de l’époque, je voudrais demander : comment
se pose-t-elle en eux ? Cette question-là vise très directement la fonc-
tion que l’œuvre assume à l’intérieur des rapports de production
littéraire d’une époque. Elle vise en d’autres termes directement la
technique littéraire des œuvres 3.

Benjamin énonce les conditions d’une politique de l’œuvre


d’art ou de la littérature. Il ne veut pas savoir comment un écri-
vain ou un artiste se positionne devant une situation sociale, ni
ne questionne son engagement personnel et son investissement
dans les luttes ou les combats politiques. Il ne s’agit pas de
penser l’œuvre dans ce qu’elle dit des rapports de production
actuels, dans ce qu’elle montre, décrit ou critique, mais bien
dans ce qu’elle fait de ces rapports. Double geste performatif

3. Ibid., p. 124-125.
76 Altérités de la littérature

d’une politique de l’auteur comme producteur, qui vient


combattre et transformer la confusion du discours médiatique
entre l’auteur et le lecteur. Lorsque Benjamin cherche à définir
« la fonction que l’œuvre assume à l’intérieur des rapports de
production littéraire d’une époque », il interroge à vrai dire les
conditions performatives d’une politique de la littérature. Et
selon mon hypothèse, ces conditions sont performatives en un
double sens. Tout d’abord en ceci qu’elles participent active-
ment à la formation des rapports sociaux de son temps, et à la
construction d’un espace commun, partagé, distribué et sans
cesse reconfiguré. Mais elles le sont encore, en cet autre sens
qu’elles opèrent directement sur les mécanismes par lesquels
se constituent les rapports sociaux dominants de l’époque.
Ces deux sens recoupent d’ailleurs les deux types d’acte de
discours performatif, dont parle Austin 4. D’un côté les actes
« perlocutoires », qui produisent certains effets en affirmant
quelque chose, sans que ces effets ne soient nécessairement
contenus dans ce qui est affirmé (comme lorsque quelqu’un
dit à quelqu’un d’autre : « Je t’avertis ! »). De l’autre, les actes
« illocutoires », qui font quelque chose en l’affirmant, donc qui
eux-mêmes se confondent avec les choses qu’ils produisent
(comme lorsque le président d’une assemblée déclare : « La
séance est ouverte ! »).
Mais comment comprendre cette double fonction perfor-
mative de l’œuvre à l’intérieur des rapports de production ?
Comment l’œuvre peut-elle assumer ce pouvoir de créer
certains effets au sein des rapports sociaux (les modifier, les
redistribuer, les mettre en scène ou les critiquer) et de produire
ces rapports eux-mêmes comme un effet de son propre discours
(opérer directement sur les procédés par lesquels ces rapports
sociaux se produisent comme des rapports de domination) ? La
seule chose qui soit sûre, c’est qu’une politique de la littérature
n’est possible qu’à ce prix. Il faut passer du registre expressif

4. John Austin, Quand dire, c’est faire, Huitième conférence, traduit de


l’anglais par G. Lane, Paris, Seuil, 1970, spéc. p. 113-114.
Langage et politique 77

de la description ou de la narration au registre performatif


de l’action ou de l’opération, mais il faut encore considérer
la double fonction performative du politique, que l’œuvre
assume à l’intérieur du processus discursif de domination :
participer à la construction des rapports sociaux de l’époque et
dévoiler ces rapports dans leur fonction de pouvoir dominant.
Cette double condition nous amène à l’actualité des rapports
de production entre les événements et le langage. Il s’agit du
pouvoir de la presse, ce discours médiatique dominant qui
efface « la séparation entre auteur et lecteur », mais aussi qui
nie cet effacement, le dissimule en produisant l’illusion d’une
présence, d’une évidence, faisant ainsi de tout événement un
objet déjà consommé, déjà vu, déjà interprété, ou médiatisé
par d’autres événements eux aussi déjà lus et interprétés. En
d’autres termes, faire l’expérience d’un événement revient
toujours à interpréter une interprétation, à consommer une
consommation. Ce discours médiatique produit des événe-
ments herméneutiquement saturés, esthétiquement épuisés,
sans qu’aucune place dans le discours ne soit prise, occupée ou
investie par un geste critique opérant : « Pour un tel processus,
écrit Benjamin, la presse est l’instance la plus décisive, et c’est
pourquoi toute réflexion sur l’auteur comme producteur doit
percer jusqu’à elle 5. »
Or, pour « percer jusqu’à elle », pour occuper le lieu et
investir le pouvoir que détient le discours médiatique de la
presse, il faut en déplacer les enjeux, de la « conviction » poli-
tique à la « production » politique, il faut surtout ne pas réduire
cette production à la simple contribution sociale. Bien autre-
ment, il faut passer à la révolution sociale :

Je parle ici de l’intelligentsia dite de gauche et je me limiterai en


l’occurrence à la gauche bourgeoise. En Allemagne, les mouvements
politico-littéraires déterminants de la dernière décennie sont issus de

5. « L’auteur comme producteur », op. cit., p. 129.


78 Altérités de la littérature

cette intelligentsia de gauche. Je prendrai deux d’entre eux, l’activisme


et la Nouvelle Objectivité, pour montrer par leur exemple que la
tendance politique, aussi révolutionnaire qu’elle puisse paraître,
fonctionne de manière contre-révolutionnaire tant que l’écrivain
éprouve sa solidarité avec le prolétariat uniquement dans l’ordre de
la conviction, mais non point en tant que producteur 6.

Contre l’activisme du bon sens, de la prise de conscience ou


de la bonne conscience, face aux situations de crise, Benjamin
veut repenser, avec Brecht et son théâtre épique, la fonction
de l’intellectuel. Benjamin parle d’un lieu, mais qu’il définit
aussitôt comme impossible : « Un lieu impossible. Et nous
revenons à la thèse du début : le lieu de l’intellectuel dans la
lutte des classes ne peut être fixé, ou mieux, choisi, que sur la
base de sa place dans le processus de production 7 ». Or, cette
place n’est pas un lieu statique à occuper, comme un employé
peut remplir une fonction. Cette place est une opération,
ou plus encore elle joue le rôle d’un opérateur performatif de
transformation, qui déplace la confusion médiatique de l’auteur
et du lecteur en une affirmation politique de l’auteur comme
producteur. Benjamin se réfère ici au concept de « changement
de fonction (Umfonktionierung) », que Brecht a forgé :

« Il a le premier soulevé, à destination de l’intellectuel, une exigence


à longue portée : de ne pas approvisionner l’appareil de production
sans le transformer simultanément selon les normes du possible,
dans le sens du socialisme 8. »

C’est toujours le même dédoublement performatif, qui


ouvre la question du politique, ou d’une politique du langage
et de la littérature : il faut contribuer à l’appareil pour le trans-
former, mais à certaines conditions, en considérant les normes

6. Ibid., p. 129.
7. Ibid., p. 131-132.
8. Ibid., p. 132.
Langage et politique 79

du possible et en suivant l’idée du socialisme. Cette question


nous permet de revenir au discours dominant de la presse,
comme instance décisive de l’appareil idéologique du pouvoir.

§ 2 – En quoi consiste cet opérateur performatif de trans-


formation, dès lors qu’il agit à l’intérieur des rapports de
production dominants ? Se référant au théâtre épique de Brecht,
Benjamin parle d’un « principe d’interruption ». Transformer
les rapports de production, c’est interrompre les actions, les
suspendre, les mettre entre parenthèses. C’est les rompre, les
couper ou les découper pour les recomposer, les assembler
autrement ou les monter. Benjamin évoque ici les procédés
du montage, développés par la photographie et par le cinéma,
mais aussi par la radio et par la presse :

Dans l’intérêt de cette confrontation, Brecht s’est replié sur les


éléments les plus originels du théâtre. Il s’est contenté en quelque
sorte d’un podium. Ainsi a-t-il réussi à changer le rapport fonc-
tionnel entre scène et public, texte et représentation, metteur en
scène et comédien. Le théâtre épique, a-t-il expliqué, n’a pas tant à
développer les actions qu’à présenter des états de choses. Il obtient
ces derniers, comme nous allons le voir tout de suite, en faisant inter-
rompre les actions. Je vous rappelle ici les songs, qui trouvent leurs
fonctions principales dans l’interruption de l’action. Ici, le théâtre
épique reprend donc – avec le principe d’interruption en effet –,
vous le remarquerez sans doute, un procédé qui nous est familier
depuis ces dernières années, par le film et la radio, par la presse et
la photographie. Je parle du procédé du montage : l’élément monté
interrompt l’enchaînement dans lequel il est monté 9.

La posture critique reste la même. Au lieu de lutter contre


les nouveaux moyens de production et les instruments de
publication, exploités à outrance par les médias, le théâtre

9. Ibid., p. 139-140. Je souligne.


80 Altérités de la littérature

épique de Brecht « cherche à s’en servir pour s’instruire, bref à


se confronter avec eux 10 ». Or, ce nouvel usage va doublement
servir au geste critique de Brecht. Il lui permet de repenser
l’engagement politique de l’œuvre, donc les rapports entre
la scène et le public, le texte et sa représentation, le metteur
en scène et le comédien, mais il lui donne encore les moyens
d’inscrire dans ce nouveau fonctionnement théâtral les rapports
de production dominants de l’époque. D’une certaine manière,
il les met en scène. Il va les montrer, mais aussi les monter sur
la scène. Contrairement au théâtre dramatique et bourgeois,
aristotélicien d’un côté, élisabéthain de l’autre, le théâtre
épique ne tend pas à montrer des actions, pour le jugement
des spectateurs, mais il interrompt des actions, pour « présenter
les états de choses ». Il ne veut pas solliciter l’opinion des spec-
tateurs sur l’œuvre ou les actions, mais engager la position des
spectateurs sur le processus de production de l’œuvre. C’est le
déplacement brechtien de l’identification tragique à la distan-
ciation épique, de l’action qui affecte, bouleverse, et confirme
la position du spectateur dans sa fonction sociale dominante, à
l’état de choses qui révèle, découvre ou renverse la distribution
des places entre l’acteur et le spectateur, la séparation des rôles
entre le comédien et le metteur en scène.

L’interruption de l’action, à partir de laquelle Brecht a qualifié son


théâtre d’épique, fait constamment obstacle à une illusion dans le
public. Une telle illusion est en effet inutilisable pour un théâtre qui se
propose de traiter les éléments du réel dans le sens d’un arrangement
expérimental. Mais c’est à la fin et non au début de cette expérience
que se trouvent les états de choses. États de choses qui sous telle ou
telle forme demeure toujours les nôtres. Ils ne seront pas rapprochés
du spectateur, mais éloignés de lui. Le spectateur les reconnaît alors
comme des états de choses réels non pas avec suffisance, comme sur
la scène du naturalisme, mais avec étonnement. Le théâtre épique ne

10. Ibid., p. 139.


Langage et politique 81

restitue donc pas ces états de choses, il les découvre. Leur découverte
va s’effectuer au moyen de l’interruption des déroulements, sauf
que cette interruption n’a pas ici un caractère d’excitant, mais bien
plutôt une fonction organisatrice. Elle immobilise l’action en cours
et oblige ainsi l’auditeur à prendre position vis-à-vis du processus,
l’acteur à prendre position vis-à-vis de son rôle 11.

Le théâtre épique lutte contre l’illusion du public. Il combat


l’illusion que désire le public, et dans laquelle il veut se voir,
se revoir ou se reconnaître toujours identique à lui-même.
Cette illusion est encore un effet des rapports de production
qui dominent l’actualité, ici les médias, la presse ou la radio.
Pour agir sur ces rapports de l’intérieur, et pour les transformer,
il faut les connaître et les décrire, mais aussi s’en servir et les
maîtriser. L’hypothèse de Benjamin est claire : les nouveaux
instruments de publication, qui dominent les rapports sociaux
actuels, sont déterminés par les procédés du montage, au sens
large du terme, mais toujours en référence à la photogra-
phie et au cinéma. Autrement dit, ces procédés permettent
le développement de la domination. Ce sont eux en effet qui
ont permis au discours médiatique de la presse d’effacer « la
séparation entre auteur et lecteur », entre la production des
événements et leur interprétation, la fabrication des faits et
leur diffusion, mais aussi d’en nier l’effacement ou de créer
l’illusion d’une présence, d’une évidence. Il est plus banal que
jamais d’affirmer aujourd’hui que les événements dont parle la
presse sont montés, assemblés, truqués, recomposés, diffusés,
anticipés. Mais il est sans doute moins trivial d’avancer que
l’enjeu n’est pas là, ou n’est déjà plus là. L’enjeu ne relève
pas de la presse comme telle, pensée dans son institution
médiatique, publique ou privée, mais porte sur le type de
rapports qui dominent et structurent médiatiquement les
relations qu’un langage peut entretenir aux événements, et un

11. Ibid., p. 140.


82 Altérités de la littérature

sujet à ses propres expériences. Ce type de rapports relève du


montage, autrement dit d’une technique de production et de
publication qui procède par rupture, découpe et assemblage,
qui peut s’élaborer de différentes manières et agir sur plusieurs
plans. Il peut créer l’illusion de l’événement, ou confondre sa
production et son interprétation, sa présence et sa reproduc-
tion, comme il peut interrompre les actions, pour révéler cette
confusion, son effacement ou sa dénégation.
Selon Brecht et Benjamin, la place que le discours critique
occupe dans le processus de production permet de découvrir ces
mécanismes, de les travailler, de les transcrire ou les traduire, et
surtout de les transformer. Le pouvoir de la presse ne consiste
pas seulement à truquer les événements, par différents types
d’images de synthèse, qui brouillent leur source et leur adresse,
leur origine et leur destination, mais bien à inscrire dans la
production même de l’événement, dans l’espace et dans le
temps de son apparition, tout un dispositif d’interprétations,
de codifications, souvent cryptées, qui structure l’ensemble des
relations possibles qu’un sujet peut entretenir à cet événement.
Nous ne sommes plus dans ces vieux rapports de production,
qui opposent l’actuel au virtuel, l’effectif au fictif, le réel au
possible, mais il s’agit désormais d’une réalité déjà constituée
par du virtuel, d’événements déjà interprétés par d’autres
événements, d’auteurs qui s’effacent comme lecteurs, et des
consommateurs qui ne sont plus confrontés à des objets, des
images, des désirs, mais qui consomment des consommations.
Nous sommes donc confrontés à de nouveaux rapports de
production, où les événements apparaissent dans leur virtualité,
mais sans jamais dire ou montrer cette virtualité, sans jamais
pouvoir l’énoncer comme ce lieu fantôme où les événements
se produisent dans leur interprétation. Cette situation trans-
forme la fonction référentielle du langage, ou les liens entre
discours et événement, mais aussi les relations que le sujet
entretient au langage. Dès lors que les événements présents
apparaissent comme ayant déjà été médiatisés par du discours,
donc par d’autres événements médiatiques, ce n’est plus le
Langage et politique 83

sujet qui perçoit l’événement, mais c’est bien autrement cette


médiatisation des événements qui « interpelle », dirait Althusser,
les individus en sujets. C’est l’idéologie technomédiatique
des nouveaux rapports de production : « C’est une seule et
même chose que l’existence de l’idéologie et l’interpellation
des individus en sujets 12. »
L’intellectuel doit donc occuper la place où se forme et
se joue l’idéologie du discours médiatique de la presse. Il
doit inscrire son regard critique et développer un langage
propre, là où se construit l’illusion du regard. Il doit agencer
une pratique innovante, là où les événements se produisent
dans leur virtualité et les sujets se voient interpellés non plus
par d’autres sujets, ou des objets communs, mais bien par la
médiatisation des événements – leur codification, leur diffusion,
leur consommation. À la manière de Brecht et de Benjamin,
il faut repenser le « principe d’interruption », qui dévoile les
nouveaux rapports de pouvoir entre langage et politique, ou
qui révèle aujourd’hui la virtualité des rapports de production
comme le lieu surdéterminé d’un rapport de consommation.
C’est ce que j’ai nommé le déplacement de la société du spec-
tacle – où les rapports sociaux entre personnes sont médiatisés
par des images – à la société du spectral, défini comme un
ensemble de rapports sociaux entre des sujets interpellés par
la production médiatique des événements 13. Les nouveaux
rapports de production, que représente le pouvoir du discours
médiatique, non seulement débordent les médias, la presse et
la radio, mais structurent surtout et déterminent les conditions
performatives de tout acte de langage, de tous rapports entre
le langage et l’événement, entre les mots et les choses, entre les
mots et les mots. Dans une société du spectral, ce n’est plus
le sujet qui utilise le langage pour parler, pour dire quelque
chose à quelqu’un, pour faire des choses avec des mots ou

12. Louis Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’Etat », in


Positions, Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 114.
13. Serge Margel, La société du spectral, Fécamp, Lignes, 2012.
84 Altérités de la littérature

pour faire parler le langage lui-même, mais c’est bien plutôt


la construction médiatique des choses et la reproduction des
événements qui « nous » parlent, depuis ce lieu anonyme du
pouvoir, ce fantôme de l’idéologie, ou de sa propre illusion. Et
quand je dis qu’elle « nous » parle, j’entends par là justement
le double horizon spectral du discours : il s’adresse à nous,
nous invoque, nous convoque, nous interpelle, mais en même
temps il fait de nous un objet, un contenu discursif entière-
ment construit, produit et interprété, par la médiatisation
des événements.
L’interpellation est un acte performatif, qui implique lui
aussi un contexte, un code, des conventions, un rituel surtout
comme lieu institué de l’idéologie. C’est toujours l’idéologie, ou
le discours fantôme du pouvoir, qui interpelle « les individus en
sujets ». En produisant des événements déjà consommés, donc
en virtualisant la production des événements en interprétation,
ou comme le dit Benjamin, en effaçant la distinction de l’auteur
et du lecteur, l’interpellation idéologique des médias spectralise
les individus en autant d’objets d’un discours sans sujet, sans
visage et sans nom. Et c’est là qu’il faut reposer la question du
« sujet », d’un sujet sans subjectivité, sans pouvoir d’autono-
misation spécifique, mais aussi repenser ce nouveau « principe
d’interruption » à la mesure des rapports de production d’une
société du spectral. Un principe qui agit de l’intérieur, ou
qui opère au cœur des mécanismes performatifs du discours,
faisant de tout individu un sujet interpellé par des fantômes,
des spectres, ou des événements interprétés par d’autres événe-
ments, à l’infini. Et pour agir sur ces mécanismes, on l’a vu,
pour les investir et pour les transformer, il faut repenser la
performativité du discours en fonction de ce principe d’inter-
ruption, ou de sa capacité à rompre avec son propre contexte
d’émergence. C’est la seule chance du discours, du langage,
du pouvoir des mots comme du sujet parlant. Il faut agencer
un nouveau procédé de montage discursif, qui ne postule plus
l’identité classique du sujet, autonome et souverain, ou la cohé-
rence normative du discours, entre intention, énonciation et
Langage et politique 85

action, définitivement brisée, mais qui affirme bien autrement


la force de rupture du sujet comme cet opérateur performatif
de transformation, qui permet un agencement politique du
langage et l’inscription d’une nouvelle procédure critique dans
le processus de production des événements.
Dans une société du spectral, où les sujets se fantomalisent,
les événements se virtualisent et le langage devient univoque,
la seule chance du discours critique, d’une politique de la
langue, de l’art et de la littérature, c’est de reconstituer indéfini-
ment des forces de rupture. Il faut repenser la rupture comme
principe – politique, esthétique, historique. Il faut repenser le
principe performatif de la rupture comme ce pouvoir critique
du discours, donc comme nouvelle condition de possibilité
d’une politique du langage, ou d’une langue comme arme
politique et artistique 14. Brecht et Benjamin, une fois de plus,
nous donnent les moyens de rendre intelligible ce qui se joue
de spectral, ou ce qui se joue de « nous » comme illusion,
dans l’actualité de nos sociétés contemporaines. Au bord du
désespoir, ils nous rappellent que l’on ne peut se contenter
de prendre part à la sphère collective de la société, mais qu’il
faut occuper une place critique et stratégique dans le processus
de production de cette sphère elle-même. Il faut construire
des langages, inventer des pratiques, développer des tactiques
ou des ruses, qui opèrent sur le lieu même où se produisent
les fantômes, sur ces nouveaux lieux virtuels de l’événement
où les individus se voient interpellés comme les sujets d’une
illusion, les objets d’une mise en scène, ou d’un théâtre de
spectres sans nom.

14. Que l’on pense aux photomontages de John Heartfield, qu’il définit
lui-même comme arme politique révolutionnaire (Écrits, in John Heartfield,
Photomontages politiques 1930-1938, Catalogue du Musée de Strasbourg,
2006, p. 129 sq.), et qu’évoque justement Benjamin comme un modèle de
révolution : « Beaucoup de ces teneurs révolutionnaires ont trouvé refuge dans
le photomontage. Il vous suffit de penser aux travaux de John Heartfield,
dont la technique a érigé la couverture de livre en instrument politique »,
« L’auteur comme producteur », op. cit., p. 133.
PARTIE II

LANGAGE ET AVANT-GARDES
I

Théâtre du langage 1
La violence politique des avant-gardes

« Avant même que l’art romantique soit dégagé de la figure


classique du baroque, la porte est ainsi ouverte sur une
recherche en direction de l’art abstrait et de l’art minimal.
L’avant-gardisme est ainsi en germe dans l’esthétique
kantienne du sublime. »
— Jean-François Lyotard, L’inhumain.

1. Théorie pratique et pratique théorique

§ 1 – Partons de l’hypothèse selon laquelle toute avant-garde


a déjà inscrit dans sa pratique un questionnement critique
sur l’avant-garde. Il n’y a pas d’avant-garde qui n’ait fait de
sa propre pratique le lieu de son autocritique. Sa pratique ne
consiste pas en une autocritique, mais sa pratique est la réso-
lution des problèmes que pose son autocritique. D’où cette
difficulté à définir l’avant-garde, dès lors que sa pratique et sa
critique, dirait Blanchot, se rejoignent dans le mouvement de
l’œuvre elle-même. Et cette autoréflexion critique de l’avant-
garde représente aussi l’invention d’une nouvelle pratique, qui
interroge et investit le mode de fonctionnement politique de

1. Conférence prononcée au Centro de Ensino Superior de Juiz de Fora


(Brésil) en septembre 2013. Invité par Luiz Fernando Medeiros de Carvalho.
90 Altérités de la littérature

l’art dans nos sociétés contemporaines. Par les moyens de l’art,


de la littérature et du théâtre, de la peinture et de la danse,
de la musique et du cinéma, il faut développer les conditions
politiques d’une nouvelle pratique de l’art, où l’art et la vie
sinon se confondent, du moins se croisent.
Le grand projet des avant-gardes historiques, que l’on situe
le plus souvent au début du xxe siècle, concerne ces nombreux
mouvements artistiques, comme le futurisme, le cubisme,
le dadaïsme, le surréalisme ou le constructivisme. Dans sa
métaphore militaire de troupe de choc, qui ouvre la voie,
l’horizon ou l’avenir au gros de l’armée, disons à l’arrière-garde,
l’avant-garde est une notion issue de la Révolution française.
Selon l’approche dominante, il y a toujours une dimension
révolutionnaire et politique dans l’avant-garde, quelque chose
qui renverse ou bouleverse un ordre, une convention, une
institution. Et c’est là qu’il faut distinguer, à mon sens, deux
paradigmes critiques, qui ouvrent ce que j’appellerai la pratique
théorique des avant-gardes. D’un côté, l’engagement politique
de l’artiste, au sens saint-simonien du terme, qui concerne ses
opinions, ses convictions, ses prises de position dans les débats
publics. C’est ce que Brecht et Benjamin nomment l’activisme
de la gauche bourgeoise, tiraillée entre une mauvaise conscience
devant la lutte des classes et une peur sans nom d’en perdre
la maîtrise ou la domination. Et d’un autre côté, l’opéra-
tion politique de l’œuvre elle-même, qui prend place dans le
processus de production sociale, donc qui inscrit sa propre
pratique dans l’appareil de production pour le transformer 2.
Mais en quoi consiste cette pratique avant-gardiste, tout à
la fois politique et théorique ? Comment la définir dans son

2. « Il [Brecht] a le premier soulevé, écrit Benjamin, à destination de


l’intellectuel, une exigence à longue portée : de ne pas approvisionner
l’appareil de production sans le transformer simultanément selon les normes
du possible, dans le sens du socialisme », « L’auteur comme producteur », in
Essais sur Brecht, édition et postface de R. Tiedemann, traduit de l’allemand
par Ph. Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 132.
Théâtre du langage 91

autonomie, dans son langage propre et son médium spécifique,


dès lors qu’elle transforme les moyens de production sociale
dans lesquelles elle se trouve en déployant l’autocritique de
ses propres fondements ?
Dans Pour Marx, Althusser développe un concept original
de « pratique », que je suivrai ici jusqu’à un certain point. Il
avance une thèse que l’on peut résumer en une phrase : une
pratique constitue toujours la résolution d’un problème. Et
en ce sens,

[tout] problème théorique consiste à énoncer théoriquement la


« solution », existant à l’état pratique, que la pratique marxiste a
donnée à une difficulté réelle rencontrée dans son développement,
dont elle a signalé l’existence et qu’elle a de son propre aveu réglée 3.

Althusser parle de la pratique marxiste, que je rappor-


terai aux pratiques avant-gardistes. On connaît l’importance,
mais aussi toute la complexité des rapports entre marxisme et
avant-garde, et je n’ai pas ici l’intention d’ouvrir à nouveau le
débat, en tout cas pas du point de vue de l’histoire. J’aimerais
plutôt avancer une hypothèse sur l’hypothèse d’Althusser. À
vrai dire, j’aimerais montrer en quoi ce concept de pratique,
comme résolution d’un problème, détermine le mode de
fonctionnement des pratiques avant-gardistes. Un fonction-
nement qui opère toujours sur un double plan : d’un côté,
une autocritique de ses propres fondements, ou des éléments
constituants de sa propre pratique, et de l’autre, une critique
radicale des rapports de production de l’époque, son idéologie
et son illusion. Althusser précise la question en ces termes :

Ce simple énoncé théorique d’une solution existant à l’état pratique


ne va pourtant pas de soi : il exige un travail théorique réel qui non
seulement élabore le concept spécifique, ou connaissance, de cette

3. Louis Althusser, Pour Marx, Paris, Maspero, 1980, p. 166.


92 Altérités de la littérature

résolution pratique – mais encore détruise réellement, par une critique


radicale (jusqu’en leur racine théorique) les confusions, illusions ou
approximations idéologiques qui peuvent exister. Ce simple « énoncé »
théorique implique donc, dans un seul mouvement, la production
d’une connaissance et la critique d’une illusion 4.

Reposons la question à la lumière de cette hypothèse sur


l’hypothèse d’Althusser. En quoi consiste la pratique théorique
des avant-gardes ? Autrement dit, dans quelle mesure peut-on
dire de cette pratique, non seulement qu’elle a déjà résolu
un problème, mais surtout qu’elle contient déjà elle-même,
dans son autocritique, l’énoncé théorique de cette résolution ?
L’avant-garde invente quelque chose de tout à fait singulier ou
de « nouveau », en ce sens que sa pratique n’a plus besoin d’un
modèle extérieur pour devenir l’objet d’une théorie – comme
c’est le cas et la norme dans l’épistémologie classique, dans la
science comme dans la critique, littéraire ou artistique. À la
différence de tout autre pratique discursive, de toute technique
et de discipline, la pratique avant-gardiste n’est pas divisée
entre les deux horizons du savoir : le savoir spécifique, liée à sa
propre pratique (littérature, peinture, musique, danse, théâtre,
cinéma) et le savoir générique ou le cadre épistémologique du
modèle, dans lequel s’inscrivent tous les savoirs disciplinaires,
leur champ, leur genre, leur technique, leur méthode. En
somme, selon cette hypothèse, les pratiques avant-gardistes
produisent d’elles-mêmes et contiennent en elles-mêmes les
modèles épistémologiques et les cadres d’expérience, à partir de
quoi elles constituent la résolution d’un problème spécifique.
Et de là sans doute la violence politique et artistique, qu’elles
n’ont cessé d’exercer sur la société, le monde académique, les
institutions du savoir, pour maintenir l’institution des valeurs
dominantes, rétablir les lieux communs et redonner le pouvoir
au gros des troupes de l’armée.

4. Ibid., p. 166.
Théâtre du langage 93

Mais revenons à l’hypothèse de base : une pratique est la


résolution d’un problème. Concernant les avant-gardes, cette
hypothèse ouvre un double champ d’analyse. Tout d’abord,
le champ du problème lui-même, sa définition, sa position,
son examen et sa résolution. Ensuite, la spécificité de cette
pratique, qui contient dans cette résolution le cadre épis-
témique de sa propre théorie. Dans l’abondante littérature
sur les avant-gardes, à ma connaissance on n’a jamais posé
l’hypothèse en ces termes. De la plus historisante et docu-
mentée, aux plus brillantes théories, comme celle de Peter
Bürger, on a toujours abordé les avant-gardes en fonction de
son échec 5, de sa fin 6 ou de sa nostalgie 7. Un échec considéré
soit de façon innovante, en redéfinissant des conditions d’un
néo-avant-gardisme, comme dans les années 1960 avec le
minimalisme ou l’art conceptuel 8, soit à la façon historiciste
des arrière-gardes montantes, qui font de l’échec la raison
d’une imposture 9, ou l’inévitable résultat d’un terrorisme

5. Cf. Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde. Traduit de l’allemand


par J.-P. Cometti, Paris, Éditions Questions théoriques, 2013, p. 27, n. 5.
6. Cf. Jean-Pierre Cometti, « Que signifie la fin des avant-gardes » ?, in
Réévaluer l’art moderne et les avant-gardes. Sous la dir de E. Buch, D. Riout
et Ph. Roussin, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences
Sociales, 2010, p. 217-230. Voir encore Olivier Quintyn, Valences de
l’avant-garde. Essai sur l’avant-garde, l’art contemporain et l’institution, Paris,
Éditions questions théoriques, 2015, spéc. p. 16-17.
7. Cf. Jean-Pierre Keller, La nostalgie des avant-gardes, La Tour d’Aigle,
Éditions de l’Aube, 1991, p. 21 sq.
8. Cf. Benjamin Buchloh, « Theorizing the Avant-Garde », in Art in
America, no 72, novembre 1984, de Paul Mann, The Theory-death of the
avant-garde, Bloomington, Indiana University Press, 1991 ; de Wolfgang
Asholt et Walter Fähnders, « Projekt avantgarde », in « Die ganze Welt ist eine
Manifestation » : die europaïsche Avantgarde und ihre Manifeste, éd. W. Asholt
et W. Fähnders, et de Hal Foster, « Qui a peur de la néo-avant-garde ? », in
Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, trad. de l’américain par
Y. Cantraine, F. Pierobon et D. Vander Gucht, Bruxelles, La lettre volée,
2005, p. 23-61.
9. Cf. Wiliam Marx, « Penser les arrière-gardes », in W. Marx (dir.), Les
arrière-gardes au xxe siècle, Paris, PUF, 2004, p. 5-19.
94 Altérités de la littérature

théorique. Mais que veut dire un « échec » du point de vue


de l’art ? Dans quelle mesure cet échec ne confirme-t-il pas
quelque chose d’essentiel dans l’événement de l’histoire 10 ?
Et quel type de discours peut prétendre nommer cet échec,
le montrer, le décrire et l’estimer ? En somme, l’affirmation
d’un échec dans le camp adverse, du rival, du menaçant, de
l’innovant, n’est-il pas toujours un discours de justification
devant le refus de penser la rupture traumatique ou la violence
politique que produit son événement ? Autrement dit, on
pourrait penser l’échec en inversant les perspectives. S’il y
a bel et bien de l’échec dans le projet des avant-gardes, s’il
est vrai qu’elles ont historiquement échoué, qu’elles ne sont
pas parvenues à développer une nouvelle articulation sociale
entre l’art et la vie, cet échec provient surtout d’un déni qui
rejette ou réprime ce qui se joue de politique dans la rupture
des avant-gardes, voire d’une impossibilité à concevoir ce qui
s’affirme de pratique théorique dans les problèmes qu’ont déjà
résolus ces avant-gardes elles-mêmes.

§ 2 – En 1956, Roland Barthe publie « À l’avant-garde de


quel théâtre ? » Je cite quelques lignes :

Il est probable que l’avant-garde n’a jamais été pour l’artiste qu’un
moyen de résoudre une contradiction historique précise : celle-là
même d’une bourgeoisie démasquée, qui ne pouvait plus prétendre
à son universalisme originel que sous la forme d’une protestation
violente retournée contre elle-même : violence d’abord esthétique,
dirigée contre le philistin, puis d’une façon de plus en plus engagée,
violence éthique, lorsque les conduites mêmes de la vie ont reçu
à charge de contester l’ordre bourgeois (chez les Surréalistes, par
exemple) ; mais violence politique, jamais 11.

10. Cf. Alain Badiou, L’hypothèse communiste, Fécamp, Lignes, 2009,


p. 11-12.
11. Roland Barthes, « À l’avant-garde de quel théâtre ? », in Écrits sur le
théâtre, textes réunis et présentés par J.-L. Rivière, Paris, Seuil, 2002, p. 202.
Théâtre du langage 95

La résolution des pratiques avant-gardistes concerne donc


« une contradiction historique précise », liée aux classes bour-
geoises dominantes, tout à la fois dépossédées de leur droit
de souveraineté et démasquées dans l’imposture d’une préten-
tion au pouvoir, et de sa justification. Mais Barthes précise
surtout que la résolution des avant-gardes s’exprime dans une
révolte de la bourgeoisie, « une protestation retournée contre
elle-même ». L’avant-garde est donc d’abord et avant tout un
problème bourgeois, que la bourgeoisie elle-même veut résoudre
par une certaine violence critique, ou autocritique. Il y a des
phases dans ce déploiement dialectique de la violence. Il y en
a trois. Les deux premières s’enchaînent organiquement, c’est
la violence esthétique (dirigée contre les philistins, le peuple
inculte qui prétend au savoir), puis éthique, liée aux conduites
de la vie sociale. La troisième, c’est la violence politique, que
la bourgeoisie selon Barthes n’aurait jamais inscrite dans son
autocritique. Et cette violence-là m’intéresse tout particuliè-
rement, puisqu’elle appelle dans sa rupture une autre force
autocritique, dont la pratique a déjà résolu les problèmes.
On a nommé ce développement dialectique de l’histoire,
le processus d’émancipation, le déploiement de l’autonomie,
ou encore le modernisme, dont on connaît là aussi les liens
complexes, ambigus et controversés qu’il entretient avec les
avant-gardes. Or, dans ce grand procès pour l’autonomie, il y
a avant-garde et avant-garde. Il y a l’avant-garde bourgeoise,
qui fait de sa pratique un moyen de défendre ses biens, ses
opinions, ses convictions, esthétiques puis éthiques, pour
rétablir les privilèges de la domination. Il y a surtout l’avant-
garde politique, qui fait de sa pratique la résolution d’une
autocritique, pour transformer les moyens de production
que maintient, détient et défend la classe bourgeoise. On
a développé plus d’un schéma pour expliquer l’évolution
historique d’un tel procès. Mais le plus souvent, on postule
les mêmes trois phases – comme Barthes, et Bürger après
lui. Dans un premier temps, au milieu du xviiie siècle, l’art
s’affranchit de la domination religieuse et politique, qu’il
96 Altérités de la littérature

s’agisse de l’Église ou de l’État, tout en maintenant l’héritage


formel des traditions (poésie, tableau, symphonie). L’art n’est
alors autonome que socialement. Dans un deuxième temps,
après Baudelaire, l’autonomie s’acquiert au niveau esthétique,
en libérant le langage artistique des contraintes formelles de
la tradition, avec Mallarmé, Cézanne, puis le cubisme et l’art
abstrait. Enfin, dernière étape, proprement avant-gardiste,
la pratique de l’art devient politique. Grâce à la constitution
d’un langage spécifique et autonome, l’art peut inscrire dans
sa propre pratique un mode de transformation sociale, qui
réarticule l’art et la vie, la politique et la société 12.
Aussi sommaire soit-il, ce schéma explicatif met le doigt
sur un point important. Il montre comment se constitue la
pratique théorique, Barthes dirait la « violence politique » des
avant-gardes. Il ne suffit pas d’attaquer l’adversaire, au moyen
d’une critique d’opinions, de convictions, ou d’une prise de
conscience, ni même de modifier les critères conventionnels de
son propre langage, mais il faut encore construire un nouveau
langage. Il faut élaborer un langage dont la pratique soit elle-
même la résolution d’une autocritique et la production d’une
autonomie discursive. En d’autres termes, il s’agit d’inventer
un langage qui soit capable de revenir sur ses propres éléments
constituants et de les investir, les analyser, d’en établir la gram-
maire, et de s’en servir pour résoudre les problèmes historiques
et politiques que pose la fonction de l’art dans la société. On
pourrait entendre cette affirmation comme un paradoxe : c’est
seulement lorsque le langage devient une fin en soi, s’érigeant
dans son autonomie, qu’il peut agir comme un moyen de trans-
formation sociale. Autrement dit, c’est en devenant autonome,

12. Je me réfère à quelques textes importants, en Allemagne, en France


ou aux États-Unis : comme ceux de Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde,
op. cit., spéc. p. 59-90, de Rainer Rochlitz, Subversion et subvention. Art
contemporain et argumentation critique, Paris, Gallimard, 1994, spéc.
p. 31-42, ou de Hal Foster, Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-
garde, op. cit., spéc. p. 34-39.
Théâtre du langage 97

qu’un langage peut agir politiquement sur la société, comme


le cinéma néoréaliste italien, selon Godard, a pu lutter contre
Hollywood en inventant son propre langage.
Dans un autre texte sur l’avant-garde et le théâtre, Barthes
parle de cette autonomie du langage :

Et ici encore, du théâtre traditionnel au théâtre d’avant-garde, ce


sont deux conceptions générales qui s’affrontent. Pour le théâtre
traditionnel, la parole est la pure expression d’un contenu, elle est
considérée comme la communication transparente d’un message
indépendant d’elle ; pour le théâtre d’avant-garde au contraire, la
parole est un objet opaque, détaché de son message, se suffisant pour
ainsi dire à lui-même, pourvu qu’il vienne provoquer le spectateur et
agir physiquement sur lui ; en somme, de moyen, le langage devient
fin. On peut dire que le théâtre d’avant-garde est essentiellement un
théâtre du langage, où la parole elle-même est donnée en spectacle 13.

Lorsque Barthes dit : « de moyen, le langage devient fin »,


on peut entendre le mot « fin » de deux manières différentes.
Soit la fin se distingue du moyen, comme le langage intransitif
s’oppose au langage de l’information, « moyen de transition,
subordonné et usuel », écrit Blanchot 14, outil de communica-
tion, qui exprime toujours des intentions, des opinions, des
convictions, des affects ou des états de conscience. Mais on
peut encore considérer le mot fin comme un moyen d’un autre
type. Il ne s’agit plus d’un moyen esthétique ou éthique, celui
d’une bourgeoisie révoltée, dépossédée et démasquée, qui se
défend, mais bien d’un moyen politique qui devient lui-même
un moyen de résoudre la contradiction historique du pouvoir
bourgeois dominant, en réinscrivant l’art dans la vie, la poésie
dans la langue, la danse dans le corps, la musique dans le son, le
chant dans la voix. Autrement dit, en redonnant à ces langages
le pouvoir de définir leurs propres conditions d’existence,

13. Roland Barthes, « Le théâtre français d’avant-garde », op. cit., p. 302


14. Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 247.
98 Altérités de la littérature

ou simplement en les rapportant à ce qui les constitue dans


leur spécificité. Ce moyen politique est donc un moyen au
second degré, un méta-moyen pourrait-on dire, qui ne suit
plus la logique oppositionnelle de la matière et de la forme,
de la puissance et de l’acte. Un moyen qui ne s’acquiert pour
le langage qu’à devenir sa propre fin. Nous ne sommes pas
dans un langage de l’art pour l’art, d’un art qui ne s’adresse
qu’à l’art – si tant est qu’un tel art ait un jour existé –, mais
bien dans un art qui fait de son propre langage, ses termes
et ses relations, sa grammaire et sa syntaxe, une pratique par
laquelle il peut rompre avec ses propres contextes d’émergence,
transformer ses conditions d’existence, sa production et sa
réception, son exposition et sa publication. C’est ce que je
nommerai l’opérateur performatif de transformation d’un langage
autonome, ou la pratique théorique d’un langage qui résout
le problème que posent ses propres conditions de possibilité.
Althusser d’ailleurs le rappelle avec force. Il n’y a pas de
résolution sans transformation, ni de pratique sans révolution :

Par pratique en général nous entendrons tout processus de transfor-


mation d’une matière première donnée déterminée, en un produit
déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé,
utilisant des moyens (de « production ») déterminés 15.

Dire d’une pratique qu’elle s’exerce comme la résolution


d’un problème, c’est la définir en fonction de trois autres
concepts : un opérateur de transformation, la fabrication
d’un nouveau produit déterminé et une force de travail mesu-
rable. Or, selon l’hypothèse avancée plus haut, les pratiques
avant-gardistes contiennent déjà l’énoncé théorique de ces
transformations. En opérant directement sur les éléments
qui la constituent, la pratique du langage « théorise » déjà
les conditions de cette transformation, ou les conditions de

15. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 167.


Théâtre du langage 99

production et de réception par lesquelles une matière première


(ici les éléments d’un langage, ses termes et ses relations) peut
se transformer en un produit déterminé (une œuvre d’art, ou
un objet spécifique qui devient lui-même une nouvelle pratique
sociale). Il s’agit donc d’une approche des avant-gardes qui
permet de repenser le statut de l’œuvre d’art, son statut non
seulement politique – dès lors qu’elle devient elle-même le lieu
d’une transformation sociale, « un théâtre du langage » –, mais
aussi ontologique, en ceci qu’elle fait de son existence et de
son langage autonome la condition pratique d’un opérateur
performatif de transformation. C’est la thèse des thèses sur
la pratique des avant-gardes. Une thèse qui affirme que la
« violence politique » des avant-gardes repose essentiellement
sur sa capacité critique et théorique à s’auto-déployer dans
son autonomie. C’est ce que les avant-gardes elles-mêmes
ont nommé les lois formelles et spécifiques du matériau, ou
du médium.

2. Le langage spécifique
et la question du médium

§ 1 – Nous sommes au cœur du projet mallarméen, d’un


langage qui déploie ses propres virtualités :

Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour,
en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement
se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets./ Au contraire
d’une fonction numéraire facile et représentative, comme le traite
d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le
Poète, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa
virtualité 16.

16. Mallarmé, « Crise de vers », in Œuvres complètes, ii, édition présentée,


établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 2003, p. 213.
100 Altérités de la littérature

Le langage doit retrouver sa virtualité, sa potentialité,


ce qui veut dire sa force et sa forme. D’un côté, la capacité à
produire des rapports, des relations, par allusion ou évocation,
comme la disparition du bouquet rend la fleur à sa musique.
De l’autre, la mise en forme des rapports, le jeu des blancs
entre les mots, la ligne invisible qui phrase les mots, le pli
du papier qui forme la page, comme dans Le coup de dés.
Travailler sur la matière du langage, son matériau ou son
médium, relève pour Mallarmé d’une véritable opération :
« l’opération ou la poétique 17 ». C’est opérer sur ses propres
virtualités, les investir et les déployer, aussi bien les évoquer
que les réaliser. Un double geste du langage, par lequel il se
transforme en retrouvant sa virtualité. Et cette opération,
cet opérateur performatif de transformation ou de rupture,
constitue ce que j’ai nommé plus haut le mode de fonctionne-
ment d’une pratique théorique, qui contient déjà la résolution
d’un problème, ici la notion de l’autonomie.
Pour acquérir cette autonomie, non seulement éthique
et esthétique, mais surtout politique, chaque pratique avant-
gardiste du langage, qu’elle soit littéraire ou picturale, choré-
graphique ou musicale, doit faire de sa « matière première »
un opérateur de transformation. À la différence des autres
pratiques sociales, qui transforment « une matière première
donnée déterminée, en un produit déterminé », les pratiques
avant-gardistes font de cette matière l’opérateur par lequel
se transforment leurs propres conditions d’existence, leurs
rapports de production, leur contexte d’énonciation, leur lieu
de réception, leurs protocoles d’exposition ou de publication
et leurs critères de justification. Autrement dit, ce sont les
matériaux eux-mêmes qui opèrent, ce sont les éléments du
langage devenu une fin en soi, qui transforment le langage,
qui créent des ruptures de contexte. Ce sont les matériaux qui
agissent eux-mêmes comme le sujet d’une pratique du langage.

17. Mallarmé, « La musique et les lettres », op. cit., p. 75.


Théâtre du langage 101

Parmi les nombreuses études consacrées aux avant-gardes, on


a le plus souvent réduit le matériau au moyen, en ce premier
sens du terme, qui l’oppose à la fin. Or, si l’on considère ce
matériau comme une fin en soi, comme l’objet sur lequel
porte le langage, ou le sujet de la résolution d’un problème,
alors il faut définir un autre type de moyen. Il faut quitter
le vieux couple paradigmatique de la matière et de la forme,
de la puissance et de l’acte, du possible et du réel. Il s’agit de
penser un moyen qui n’est plus opposé à une fin, externe,
transcendante, naturelle ou institutionnelle, mais qui devient
lui-même l’opération d’une pratique.
Mais comment un moyen peut-il être sa propre fin ?
Comment un matériau peut-il se concevoir comme une forme,
comment peut-il constituer à lui seul un objet spécifique, et
surtout comment peut-il se définir lui-même comme une
pratique à part entière – comme une pratique de la rupture ?
Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à ces questions, mais
ce dont je suis convaincu, en revanche, c’est que la force des
avant-gardes, la violence politique qu’elles engagent, tout
comme d’ailleurs la volonté d’en réduire l’événement à l’histoire
d’un échec, reposent pour l’essentiel dans ce questionnement
sur le matériau comme objet spécifique. Autrement dit, la
force avant-gardiste est inhérente au problème que pose et à
la fois que résout la pratique du matériau lui-même. Aussi,
j’aimerais examiner ce problème et comprendre comment
une pratique concrète et singulière peut en constituer la solu-
tion. Je prendrai l’exemple de l’abstraction, et je parlerai d’un
« différentiel d’abstraction ». On a souvent distingué – comme
le critique d’art américain Clement Greenberg – l’abstraction,
l’abstractivité et l’art abstrait proprement dit, celui des peintres
en particulier. Sur la base de ces distinctions, la théorie de
Greenberg consiste à dire que le cubisme analytique de Picasso
et de Braque est plus abstrait que l’art abstrait de Kandinsky
et de Mondrian. Et ce qui m’intéresse dans cette thèse auda-
cieuse, indépendamment de sa pertinence ou de sa vérité,
historique, artistique, esthétique, c’est qu’elle porte justement
102 Altérités de la littérature

sur la question du matériau ou du médium, en peinture spéci-


fiquement le support, le plan et la surface :

Mais pour le cubisme, dans sa reconstruction de la surface picturale,


écrit Greenberg, la tendance non figurative n’était qu’un à-côté, un
effet dérivé – et nullement l’objectif principal. Kandinsky n’a pas
su faire ces différences, ce qui la conduit à penser que l’abstraction
se résumait, dans le fond, à une question d’illustration, qu’elle était
donc, a fortiori, une fin. Et non pas le moyen de réaliser impérieu-
sement une vision – ce que doit être l’abstraction en tant que telle,
tout comme du reste l’illustration en tant que telle 18.

C’est l’investissement du médium ou les constituants spéci-


fiques du tableau qui définissent ce différentiel d’abstraction,
entre « la tendance non-figurative » et la « reconstruction de
la surface ». En somme, selon Greenberg, Kandinsky n’a pas
vu ce qui fait toute la force abstractive et l’innovation avant-
gardiste du cubisme, à savoir le rapport immanent entre les
deux plans du tableau, le plan pictural du support et le plan
visuel de la surface :

Pour lui [Kandinsky], le plan du tableau restait quelque chose de


donné […] : quelque chose dont la planéité n’était ni recréée ni
même réinvoquée (comme c’est le cas chez les maîtres anciens) par
les configurations qui s’y inscrivaient 19.

Le matériau est un médium complexe et dynamique, qui


ne peut se réduire à cette simple « matière première donnée
déterminée », sur laquelle agit toute pratique pour la trans-
former. Ce matériau relève déjà d’une pratique ou d’un rapport
de force interne au tableau, entre son support et sa surface,
sa picturalité et sa visualité. Et c’est ce rapport-là qu’il faut

18. Clément Greenberg, « Kandinsky », in Art et Culture. Essais critiques,


trad. de l’anglais par A. Hindry, Paris, Macula, 1988, p. 125.
19. Ibid., p. 126.
Théâtre du langage 103

nommer « abstrait », quittant ainsi tout critère de non-figura-


tion. Sans la moindre incohérence, on peut très bien trouver
une image ou une figure dans une peinture abstraite, comme
dans le cubisme justement :

La phase synthétique du cubisme, écrit Greenberg – dont l’unique


certitude est la surface – réintègre toutefois les images : elle les tire
d’une profondeur fictive et les aplatit contre la surface comme
autant de silhouettes, pour certifier ainsi que la surface du tableau
coïncide « réellement » avec l’étendue continue du champ visuel 20.

Mais que veut dire ici le mot « réellement » ? Dans quelle


mesure la surface du tableau peut-elle « réellement » coïncider
avec l’étendue du champ visuel ? À mon sens, il faut comprendre
cet adverbe comme une manière de qualifier la pratique même
de l’abstraction. C’est une manière de dire comment l’abstrac-
tion opère dans le tableau, en articulant un rapport matériel de
composition entre sa picturalité et sa visualité. « Réellement »
signifie donc que l’abstraction des rapports inhérents au tableau
produit elle-même la composition du tableau, et en ce sens
résout le problème historique d’une autonomie de l’œuvre
d’art posé par les idéaux du modernisme. Et c’est ce qui aurait
échappé à Kandinsky comme à Mondrian, selon Greenberg,
reproduisant à leur corps défendant la vieille idée platoni-
cienne – surtout pré-moderne – d’une surface comme un
théâtre d’illusions : « La surface se présente encore comme un
théâtre, une scène où les formes prennent place : elle n‘est pas
un morceau de texture unique et indivisible 21. »
Pour sortir le tableau de la théâtralité, la peinture de l’imi-
tation, le langage de la représentation, pour renverser le plato-
nisme esthétique et pour résoudre les contradictions internes
du modernisme, ou le réduire à son essence, il faut engager
une pratique qui fasse de son médium son propre langage.

20. Ibid., p. 191.


21. Ibid., p. 173.
104 Altérités de la littérature

Il faut élaborer une pratique qui puisse tirer de son propre


matériau une grammaire spécifique. C’est ce que Greenberg
appelle la fonction autocritique de l’art, propre aux pratiques
avant-gardistes :

Il apparut vite que le domaine propre et unique de chaque art coïnci-


dait avec tout ce que la nature de ce médium avait d’unique. Le rôle de
l’autocritique devint d’éliminer de chacun tous les effets qui auraient
pu éventuellement être empruntés au médium, ou par le médium,
d’un autre art. Ainsi chaque art redeviendrait « pur » et dans cette
« pureté » trouverait la garantie de sa qualité et de son indépendance.
« Pureté » signifiait « autodéfinition », et l’entreprise d’autocritique
en art devint une entreprise d’autodéfinition passionnée 22.

§ 2 – Les mots s’enchaînent : autonomie, autocritique,


autodéfinition. L’autocritique de l’art est « une entreprise
d’autodéfinition », que Greenberg rapporte directement à la
question du médium. L’autocritique relève d’une certaine
pratique ou d’un traitement du médium, une manière déter-
minée d’opérer sur le médium avec le médium, en « élimi-
nant » tous les effets qui auraient pu être empruntés à d’autres
médiums. L’autocritique est donc un acte de spécification, qui
permet à chaque pratique artistique de trouver « la garantie de
sa qualité et de son indépendance », et par là de se distinguer
des autres pratiques. C’est un mouvement, une tendance, une
concentration, voire une attraction, qui attire tous les arts vers
eux-mêmes, dirait Blanchot, contemporain de Greenberg. Ce
geste d’autodéfinition a permis aux pratiques avant-gardistes
de revenir à leurs structures internes, d’investir l’espace qui
les constitue, ou comme l’écrit encore Blanchot, de « s’accom-
plir dans une expérience propre 23 ». Et là Greenberg précise
un point décisif. Ce geste d’autodéfinition critique n’est pas

22. « La peinture moderniste », in Peinture. Cahiers théoriques, 8/9, 1974,


p. 34. Texte traduit de l’anglais par A.-M. Lavagne.
23. Le livre à venir, op. cit., p. 247.
Théâtre du langage 105

une question théorique : « Cette autocritique, entièrement


empirique et qui n’est pas du tout affaire de théorie, a pour
but de déterminer le sens irréductible de l’art et de chacun
des arts pris séparément 24. »
Cette affirmation nous permet de reposer la question du
« théorique », des liens entre pratique et théorie, mais aussi de
revenir à la thèse d’Althusser, selon laquelle une théorie est
toujours l’énoncé d’un problème déjà résolu dans la pratique.
L’autocritique ne relève pas du théorique, à proprement parler,
mais du pratique, ou de l’empirique, dit Greenberg. En d’autres
termes, l’autocritique de l’art est une opération pratique d’auto-
détermination de son essence. Et Blanchot lui aussi le dit à
sa manière :

Ce qu’il [l’art] veut affirmer, c’est l’art. Ce qu’il cherche, ce qu’il


essaie d’accomplir, c’est l’essence de l’art […]. Tendance que l’on
peut interpréter de bien des façons différentes, mais elle révèle avec
force un mouvement qui, à des degrés et selon des schèmes propres,
attire tous les arts vers eux-mêmes, et concentre dans le souci de leur
propre essence, les rend présents et essentiels 25.

On peut rapporter ce mouvement d’attraction de « tous


les arts vers eux-mêmes », ou cet accomplissement de leur
essence, et le mouvement de transformation que la pratique
d’un langage exerce sur son propre médium : un rapport
d’abstraction entre le support et la surface d’un tableau, selon
Greenberg, un espace de résonance entre la parole écrite et la
parole silencieuse dans l’œuvre littéraire, dit Blanchot, comme
dans « Qu’en est-il de la critique ? » :

24. « Après l’expressionisme abstrait », in Regards sur l’art américain des


années soixante. Anthologie critique. Traduction et introduction de Cl. Gintz,
Angers, Territoires, 1979, p. 18.
25. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 294.
106 Altérités de la littérature

La parole critique est cet espace de résonance dans lequel, un instant,


se transforme et se circonscrit en parole la réalité non parlante, indé-
finie, de l’œuvre. Et ainsi, du fait que modestement et obstinément
elle prétend n’être rien, la voici qui se donne, ne se distinguant pas
d’elle, pour la parole créatrice dont elle serait comme l’actualisation
nécessaire ou, pour parler métaphoriquement, l’épiphanie 26.

Pour Blanchot non plus, cette parole critique n’est pas


affaire de théorie. Elle n’est pas externe à l’œuvre, elle ne lui
survient pas du dehors, comme un modèle théorique qui
la cadre, la classifie, la catégorise, la situe dans un contexte,
l’inscrit dans une histoire, en définit la valeur ou le sens. Cette
critique est interne à l’œuvre, elle est inhérente à sa pratique,
à son mouvement dynamique de résolution, par lequel tout
art spécifique se détermine dans son essence, ou en vient à
lui-même :

La critique n’est plus le jugement extérieur qui met l’ouvrage littéraire


en valeur et se prononce, après coup, sur sa valeur. Elle est devenue
inséparable de son intimité, elle appartient au mouvement par lequel
celui-ci vient à lui-même, est sa propre recherche et l’expérience de
sa possibilité 27.

Or, si l’on ne peut séparer la critique de l’œuvre et son


intimité, c’est justement que cette critique relève d’une auto-
détermination inhérente à la pratique de l’art. C’est la condi-
tion de possibilité de l’expérience littéraire, qui se joue dans
ce moment de la parole critique. Elle s’y joue, certes, mais
surtout elle s’y résout, comme la solution d’un problème, qui
n’est pas seulement théorique, précise encore Blanchot dans
ce même texte :

26. Maurice Blanchot, « Qu’en est-il de la critique ? », in Lautréamont


et Sade, Paris, Minuit, 1963, p. 12.
27. Ibid., p. 13.
Théâtre du langage 107

« Critique », au sens où nous l’entendons, serait déjà plus proche


(mais l’approximation est trompeuse) du sens kantien : de même
que la question critique de Kant est l’interrogation des conditions de
possibilité de l’expérience scientifique, de même la critique est liée
à la recherche de la possibilité de l’expérience littéraire, mais cette
recherche n’est pas une recherche seulement théorique, elle est le
sens par lequel l’expérience littéraire se constitue, et se constitue en
éprouvant, en contestant, par la création, sa possibilité 28.

Ce que j’appelle ici, sur les traces d’Althusser, la résolution


pratique d’un problème, Blanchot la décrit comme la constitu-
tion d’une possibilité de l’expérience littéraire, et Greenberg,
comme l’autodéfinition de l’œuvre d’art. Mais dans un cas
comme dans l’autre, il s’agit toujours d’une pratique qui se
transforme de l’intérieur, ou qui transforme son matériau
en objet spécifique, qui déplace les rapports internes de son
médium en une grammaire propre. D’où l’importance à mon
sens de situer dans chaque pratique un opérateur performatif
de transformation. La singularité des avant-gardes, c’est d’avoir
développé ce mode d’opération des pratiques de l’art. Chaque
pratique artistique contient cet opérateur de transformation,
cette force de rupture qui lui permet d’investir son propre
médium de l’intérieur. Toute pratique possède cette capacité
autocritique et autoréférentielle, qui lui permet d’éprouver
ses propres conditions d’existence. Elle peut non seulement
définir ces conditions pratiques, leurs rapports de production
et de réception, de publication et d’exposition, mais aussi
rompre avec ces mêmes conditions, se détacher de leur propre
contexte d’émergence, d’énonciation, ou déplacer leurs lieux
de réception et reconsidérer leurs protocoles de justification.
C’est la violence politique extrême, dont parle Roland Barthes,
la terreur d’une pratique qui n’a que faire du théorique, du
moins de ce théorique qui prétend déterminer les conditions de

28. Ibid.
108 Altérités de la littérature

la pratique, sans voir que la pratique a déjà résolu le problème


historico-critique de sa propre énonciation.
Reposant la question de la pratique en termes d’autonomie,
les avant-gardes ont inscrit le statut du théorique à l’intérieur
de la pratique, dans ce mouvement réflexif par lequel toute
pratique fait l’épreuve de ses propres conditions d’existence.
La théorie n’est pas supprimée, mais déplacée. Sa fonction est
décentrée. Du pouvoir qu’elle avait de produire des connais-
sances, des cadres, des modèles, des concepts, des valeurs, des
hiérarchies aussi, pour y soumettre l’unité de l’expérience et
le sens de la pratique, elle se voit maintenant réduite à un
moment déterminé de la pratique, à une phrase concrète et
accomplie dans le processus de résolution d’un problème. Le
théorique représente ce moment où chaque pratique nomme,
détermine et spécifie conceptuellement son propre opérateur
performatif de transformation. C’est l’auto-nomination de la
rupture elle-même. Et en ce sens, c’est un moment violent
et révolutionnaire, voire traumatisant, en ce qu’il n’est plus
seulement esthétique ou éthique, mais d’abord et avant tout
politique. Il exprime ouvertement et publiquement les nouvelles
conditions sociales de l’art, les nouvelles articulations entre l’art
et la vie, entre pratiques artistiques et pratiques sociales, mais
aussi la distribution des rôles que peuvent jouer et des places
que doivent occuper les discours critiques dans les nouveaux
rapports de production de la société. En somme, ce moment
théorique redéfinit les frontières du politique, en révélant à
chaque pratique ses propres forces d’autodétermination et ses
capacités à rompre avec ses lieux d’assignation et ses cadres
d’expérience, que lui ont toujours imposés de l’extérieur les
prétentions théoriques du savoir et le discours dominant des
disciplines. Autant de raisons pour lier la violence politique des
avant-gardes à cette courte histoire d’un échec, ou l’aventure
d’un naufrage littéraire.
II

Manifestes littéraires 1
La rupture entre politique et société

« Celui qui veut bâtir la culture doit détruire la culture. »


— Manifeste situationniste, 5.

1. Les manifestes et la crise des institutions


de la modernité

§ 1 – Partons de trois manifestes, des plus connus et


commentés, des plus controversés aussi. Ils ont chacun leur
titre, un nom d’auteur, un signataire, et revendiquent un
engagement artistique et politique. Il s’agit du Manifeste
futuriste de Marinetti, de 1909, du Manifeste Dada de Tzara,
de 1918, et du premier Manifeste surréaliste de Breton, de
1924. Des manifestes de longueurs inégales, qui se multiplient
et se succèdent, s’enchaînent et se réfèrent les uns aux autres
sur un mode le plus souvent de la dispute, de la joute verbale,
parfois de la bagarre. On peut le dire pour chacun d’eux. Le
manifeste est un lieu de crise politique et sociale, mais qui
touche au langage lui-même. C’est un moment de crise qu’il

1. Texte entièrement remanié d’une étude parue dans la revue Lignes,


40 (Le Manifeste entre littérature, art et politique), février 2013. Textes
réunis par Serge Margel et Éva Yampolsky.
110 Altérités de la littérature

faut articuler au langage, aborder par la poésie, la littérature


et les arts 2. Nés d’une rupture entre politique et société au
tournant du xxe siècle, gestions du pouvoir et relations sociales,
ces manifestes ont engagé de nouveaux procédés d’énoncia-
tion, de nouvelles formes d’écriture et d’expérience, afin de
questionner cette crise, l’observer et l’investir, en transformer
le contexte pour le recomposer par ce type de littérature qui
les caractérise. La complexité textuelle du manifeste, son genre
littéraire comme son mode d’énonciation, constitue l’acte
autoréférentiel d’une crise, ou l’action énonciative qui institue
la crise sociale en fait littéraire et artistique.
Mais de quel contexte il s’agit ? Et de quelle crise le mani-
feste est-il le nom ou l’énonciation ? Ces manifestes artistiques
et littéraires sont de nouveaux manifestes, de nouveaux mani-
festes politiques 3. Ils représentent d’autres manières de vivre
et de penser la question du politique, ou constituent d’autres
façons de donner une représentation littéraire à la réalité.
Chacun d’eux repose différemment la question depuis ce lieu
de rupture entre politique et société. Un lieu qui scinde la
société entre l’autorité du pouvoir et la vie quotidienne, une
aliénation, dirait Rousseau, qui sépare l’homme de l’homme,
ou qui divise l’homme, selon Marx, entre la collectivité et
l’individualité. Une situation que la plupart des manifestes

2. Pour Breton, mais aussi pour Tzara, c’est par le langage qu’il faut
construire l’acte d’un nouveau rapport de société, comme il l’écrit dans
plus d’un texte : « Il n’est pas nécessaire de renoncer à la poésie pour agir
comme révolutionnaire sur le plan social, mais, être révolutionnaire est une
nécessité inhérente à la condition du poète », Tristan Tzara, Grains et issues,
éd. établie par H. Béhar, Paris, GF-Flammarion, 1981, p. 210. Cf. Claude
Filliolet, « Le manifeste comme acte de discours », Littérature, no 39 (« Les
manifestes »), 1980, spéc. p. 26.
3. Et la question va consister à savoir dans quelle mesure le manifeste
politique, comme Le manifeste du parti communiste de Marx et d’Engels,
peut s’ériger en modèle de tout manifeste. Une question que je laisse ici
ouverte. Cf. Alain Meyer, « Le manifeste politique : modèle pur ou pratique
impure ? », in Littérature, no 39, op cit., spéc. p. 30.
Manifestes littéraires 111

énoncent et instituent comme leur propre contexte d’émer-


gence, ou comme ce nouveau cadre d’expérience depuis lequel
se produisent des discours, des langages et des formes, des
actions et des désirs. Une des singularités du manifeste, comme
genre littéraire, ne consiste pas seulement en ce qu’il rompt
avec son propre contexte culturel, par sa critique des valeurs,
son examen des normes, des conventions et des institutions
de la culture, mais surtout en ceci qu’il fait de cette rupture
elle-même son nouveau contexte de production 4. On pourrait
dire qu’il performe cette rupture, qu’il en transforme la division
sociale, ou la déplace en nouveau contexte d’énonciation.
Cela fut démontré à plus d’un titre. L’histoire du manifeste a
toujours été la mise en scène d’un discours politique, d’un acte
d’autorité, d’une décision souveraine ou d’une déclaration de
guerre. C’est un discours de légitimation politique, comme on
peut le lire dans plusieurs Dictionnaires du xviie siècle. Celui
de Richelet, de 1679 :

Manifeste, s. m. Écrit où l’on découvre son destin, et où l’on se


justifie de quelque chose. Publier un manifeste.

Surtout celui de Furetière, en 1690 :

Manifeste, s. m. Est une déclaration que font les Princes par un écrit
public, des intentions qu’ils ont en commençant quelque guerre, ou
autres entreprises, et qui contient les raisons et moyens sur lesquels
ils fondent leurs droits et leurs prétentions. On le dit aussi de pareils
écrits que font pour la défense de leur bien, ou de leur innocence,
les grands Seigneurs qui sont accusés.

Ou encore dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,


de 1765 :

4. Cf. A.-M. Pelletier, « Le paradoxe institutionnel du manifeste »,


Littérature, no 39, op. cit., spéc. p. 20.
112 Altérités de la littérature

Un motif de politique a rendu nécessaire ces manifestes dans la


situation où sont à l’égard des autres les princes de l’Europe […].
Il est de la prudence du prince qui déclare la guerre à un autre, de
ne pas attirer au même temps sur les bras tous les alliés de celui qui
attaque : c’est un parti pour détourner cet inconvénient qu’on fait
aujourd’hui des manifestes, qui renferment quelquefois la raison
qui a déterminé le prince a commencé la guerre sans la déclarer 5.

Il faut justifier une action, rendre raison d’une décision. Il


faut élaborer un discours de légitimation qui justifie un droit de
souveraineté, l’autorité du prince ou d’un pouvoir dominant.
Mais comment se construit ce discours, et surtout comment
va-t-il se reconstituer, à ce point de rupture entre politique et
société ? À la fin du xixe siècle, depuis l’avènement définitif
des Républicains au pouvoir, on assiste à la construction d’un
nouvel espace public, qui lie, voire qui rallie les intellectuels
et la classe politique. Nous avons quitté ce paradigme lettré
de l’élite, d’avant la Révolution, qui, tournant autour de la
noblesse, glissait des libellés sous la table ou le manteau pour
faire entendre de nouvelles idées, provocatrices ou subver-
sives. Le pouvoir de la République est désormais un lieu qui
se conquiert, un espace où les idées se disputent, les corps
combattent et les désirs se mêlent, et où la société surtout se
divise entre le collectif et l’individuel. C’est désormais un lieu
où le politique se sépare de la société, se différencie, s’auto-
nomise, et où se rejoue indéfiniment le partage démocratique
d’un espace commun, d’une sphère publique et d’une action
collective. Or, cet espace n’est pas un lieu géographique,
géométrique, que l’on peut tracer, dont on peut délimiter les
frontières, mais politique justement, qu’il faut occuper, investir
et conquérir, tout autant qu’inventer, produire ou créer. Cet
« espace », à vrai dire, représente le lieu du pouvoir, mais d’un
nouveau pouvoir, qui provient d’une crise et qui divise de

5. Ces trois textes sont cités par Daniel Chouinard, « Sur la préhistoire
du manifeste littéraire (1500-1828) », Études françaises, 16, 3-4, 1980, p. 24.
Manifestes littéraires 113

l’intérieur ces trois pouvoirs de l’État, que sont l’exécutif, le


législatif et le judiciaire, produisant ainsi ce qu’on a nommé
depuis Alexis de Tocqueville le « quatrième pouvoir », celui de
la presse et des médias. Il s’agit donc d’un nouveau pouvoir,
qui agit sur la crise, mais aussi depuis la crise des pouvoirs de
l’État, en contrôlant l’opinion publique, son espace, sa division,
sa diffusion et son partage.
Le manifeste occupe désormais le même lieu que celui des
médias, de la presse, des journaux, des affiches, et plus tard de
la propagande – où se manipule l’opinion publique. Un lieu
qu’Edward Bernays – le célèbre neveu de Freud, qui inventa
dit-on le marketing – définira dès 1928 comme le gouverne-
ment invisible des sociétés démocratiques :

La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes


organisées des masses jouent un rôle important dans une société
démocratique. Ce qui manipule ce mécanisme social imperceptible
forme un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays 6.

Devant ce lieu public à conquérir, ce lieu fantôme à


inventer, à contrôler aussi et à manipuler, on ne peut plus
séparer les moyens de production des objets eux-mêmes et qui
annonce déjà une société du spectacle. Ceux que l’on nommera
après l’affaire Dreyfus, les « intellectuels », qu’ils soient artistes
ou littéraires, commencent à faire de la politique, comme la
classe politique s’intéresse de plus en plus aux intellectuels,
empruntant leurs discours, leurs idées, leurs idéologies et
leurs manières de penser 7. Ce gouvernement invisible, ce lieu
fantôme de l’opinion publique, ou ce « public fantôme », comme

6. E. Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion publique, trad.


de l’américain par O. Bonis, Paris, La Découverte, 2007, p. 31.
7. Cf. C. Charle, Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, Minuit,
1990, p. 97-99.
114 Altérités de la littérature

l’écrit le journaliste Walter Lippmann en 1925 8, sera désormais


dans les mains de ceux qui détiennent le monopole du contrôle
politique et médiatique des discours. De là sans doute le rôle
déterminant et croissant de cette figure de l’intellectuel, de
son statut social, de sa fonction ou de son engagement dans
le nouvel ordre politique de la société. De là surtout cette
lutte pour la reconnaissance, parfois cette compromission au
pouvoir publique, voire cette soumission aux médias. C’est de
là en tout cas que provient cette multiplicité elle aussi gran-
dissante des mouvements littéraires et artistiques, dès la fin
du xxe siècle, qui nécessitent désormais des manifestes pour se
justifier, s’expliquer, se démarquer aussi, affirmer des nouveaux
types de prise de parole et pour conquérir de nouveaux publics,
d’autres lecteurs ou spectateurs, découper un champ d’action
et construire un présent partagé 9.

§ 2 – Pas de manifeste donc sans un circuit médiatique


de l’information, sans un réseau de diffusion 10, sans le spectre
d’un présent commun ou le fantôme d’un public à venir.
Autrement dit, pas de manifeste sans ce contexte de rupture
sociale, qu’occupe et investit le pouvoir des médias. Ce qui
compte désormais, avant tout autre chose, c’est un certain
sens du « nouveau », une posture d’innovation et d’action, qui
se distingue du « transitoire » baudelairien, du passager, du
changement, de la vitesse et de la mode aussi, ou même encore
de cette vanité de « l’imprévu », dont parle Barbey d’Aurevilly.
Cette catégorie du « nouveau » représente un type d’action,
une posture énonciative qui agit par le langage et l’écriture,
par les gestes et les images. Une posture qui traverse tous les

8. W. Lippmann, Le Public fantôme, trad. de l’américain par L. Decréau,


Paris, Éditions Demopolis, 2008, spéc. p. 52-55.
9. Cf. C. Charle, « L’expansion et la crise de la production littéraire »,
in Actes de la recherche en sciences sociales, no 4, 1975, p. 44-65.
10. Cf. C. Abastado, « Introduction à l’analyse des manifestes », in
Littérature, no 39, op. cit., spéc. p. 8.
Manifestes littéraires 115

genres littéraires et toutes les pratiques artistiques, comme on


peut le lire dans ces manifestes écrits au début du xxe siècle.
Le « nouveau » est une action qui procède par l’invention de
nouvelles formes d’expérience, de nouveaux usages de la langue
et de la voix, du corps et des images. Le nouveau constitue
un cadre énonciatif du langage qui opère comme une action,
ou qui agit comme une réponse à cette situation de crise qui
divise la société.
La plupart des manifestes insistent sur les forces dynamiques
que représentent leur discours, leur action, leur événement
ou leur programme. Des forces qui habitent les formes du
langage, dira Valéry 11 – on parlera d’ailleurs de véritables
Formes-Forces 12 –, et actualisent des potentialités, réalisent
des possibles, pour de nouveaux agencements d’affects, de
pensées et de nouveaux rapports de société. Dans sa présen-
tation de « l’esprit nouveau », en 1912, Apollinaire parle non
seulement de « surprise », parfois même de « prophétie 13 », mais
il évoque surtout la pomme de Newton et l’expérimentation
scientifique, qui permettent de caractériser les « expériences
littéraires même hasardeuses ». Ce sont là des tentatives pour
trouver des solutions pratiques, pour produire des actions
effectives, des « moyens » efficaces 14, et inventer des formes ou

11. Comme dans les pensées de Monsieur Teste, c’est la force qui compte,
et domine la forme : « Je veux n’emprunter au monde (visible) que des forces –
non des formes, mais de quoi faire des formes », Paul Valéry, Monsieur Teste, in
Œuvres complètes, II, éd. établie par J. Hytier, Paris, Gallimard, 1960, p. 69.
12. C’est ce qu’affirme le peintre futuriste Umberto Boccioni, dans
la Préface au catalogue de la première exposition de sculpture futuriste, Paris,
Galerie La Boétie, 20 juin-16 juillet 1913. Cf. Noëmi Blumenkranz-Onimus,
« Quand les peintres manifestent », in L’année 1913. Les formes esthétiques de
l’œuvre d’art à la veille de la Première Guerre mondiale. Travaux et documents
inédits réunis sous la dir. de L. Brion-Guerry, Paris, Klincksieck, 1971, p. 359.
13. G. Apollinaire, « L’esprit nouveau et les poètes », in Œuvres complètes,
iii, éd. établie par M. Décaudin, Paris, Gallimard, 1966, p. 906 et 907. Il
s’agit d’une conférence prononcée le 26 novembre 1917 au Vieux Colombier.
14. « Une remarque d’ordre technique s’impose, écrit Tzara. Depuis
Dada, sous un style elliptique et volontairement obscur, bien des éléments
116 Altérités de la littérature

des langages, capables de « guérir », dirait Tzara, de répondre


aux divisions sociales ou de faire face aux ruptures entre poli-
tique et société 15. Multiplication des genres littéraires, des
mouvements artistiques, prolifération des revues, interventions
publiques, improvisations de « soirées » souvent provocantes,
ouvertures de clubs, de cabarets, de cirques, parfois se supplan-
tant aux salons bourgeois des érudits lettrés. Apollinaire parle
de poésie et de littérature, mais il mentionne aussi l’action,
l’investigation, et dans une certaine mesure l’avant-gardisme
des nouveaux manifestes :

Pour revenir au souci de vérité, de vraisemblance qui domine toutes


les recherches, toutes les tentatives, tous les essais de l’esprit nouveau,
il faut ajouter qu’il n’y a pas lieu de s’étonner si un certain nombre
et même beaucoup d’entre eux restaient momentanément stériles
et sombraient même dans le ridicule. L’esprit nouveau est plein de
dangers, pleins d’embûches. Tout cela ressortit pourtant à l’esprit
d’aujourd’hui et condamner en bloc ces tentatives, ces essais, serait
faire une erreur […]. L’esprit nouveau admet donc les expériences
littéraires même hasardeuses, et ces expériences sont parfois peu
lyriques. C’est pourquoi le lyrisme n’est qu’un domaine de l’esprit
nouveau dans la poésie d’aujourd’hui, qui se contente souvent de
recherches, d’investigations, sans se préoccuper de leur donner de

de poésie-moyen d’expression ont été superficiellement voilés et leur élimi-


nation n’était qu’apparente. La gratuité, comme l’arbitraire et l’absurde,
sont insaisissables sous la forme pure que Dada leur octroyait. Il s’agit donc,
aujourd’hui, d’objectiver le plus possible cette part de moyen d’expression,
pour mieux pouvoir dégager la poésie-activité de l’esprit », « Essai sur la
situation de la poésie », in Grains et issues, op. cit., p. 280-281.
15. « Un manifeste, écrit Tzara, est une communication faite au monde
entier, où il n’y a comme prétention que la découverte du moyen de guérir
instantanément la syphilis politique, astronomique, artistique, parlementaire,
agronomique et littéraire », « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour
amer », in Dada est tatou tout est Dada, édition établie par H. Béhar, Paris,
GF-Flammarion, 1996, p. 224. Cf. M. Burger, Les Manifestes : paroles de
combat. De Marx à Breton, Lonay (Suisse), Delachaux et Nieslé, 2002,
p. 20-22.
Manifestes littéraires 117

signification lyrique. Ce sont des matériaux qu’amasse le poète,


qu’amasse l’esprit nouveau, et ces matériaux formeront un fond de
vérité dont la simplicité, la modestie ne doit point rebuter, car les
conséquences, les résultats peuvent être de grandes, de bien grandes
choses. Plus tard, ceux qui étudieront l’histoire littéraire de notre
temps s’étonneront que […] des poètes aient pu […] s’adonner à des
recherches, à des notations qui les mettaient en butte aux railleries
de leurs contemporains, des journalistes et des snobs. Mais leurs
recherches seront utiles 16.

Ce texte a lui-même une dimension prophétique 17. Il voit


déjà ce qu’il adviendra « plus tard de cet esprit nouveau ». Il anti-
cipe des changements historiques qui n’ont pas été vécus mais
qui sont déjà là, qui ont déjà eu lieu. Il voit donc déjà, dans cet
esprit, se dessiner un certain nombre d’enjeux, de « résultats »,
de « conséquences », qui ne sont pas sans « danger 18 ». Mais ce
que ce texte voit surtout, c’est une séparation hasardeuse et
risquée entre une institution traditionnelle de la littérature, ou
poésie lyrique, et d’autres expériences littéraires, des recherches,
des investigations, qui n’ont plus besoin de comporter une
« signification lyrique », pour demeurer littéraires. Quelque
chose s’invente bel et bien dans cet esprit nouveau, quelque
chose de littéraire, d’artistique aussi, quelque chose de leur
institution se crée et s’innove, de nouvelles formes de langages
s’expérimentent. Apollinaire parle encore « des matériaux
qu’amasse le poète, qu’amasse l’esprit nouveau », et qui forment
« un fond de vérité », pour cette nouvelle institution de la litté-

16. « L’esprit nouveau et les poètes », op. cit., p. 904-905.


17. Prophétique ou « messianique », comme on l’aura dit souvent des
manifestes avant-gardistes révolutionnaires. Cf. V. Kaufmann, Poétique
des groupes littéraires (Avant-gardes 1920-1970), Paris, PUF, 1997, p. 7 sq.
18. Et c’est d’ailleurs ainsi que commence le manifeste futuriste de
Marinetti : « Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie
et de la témérité », Manifeste du futurisme, publié par le Figaro le 20 février
1909, repris in Marinetti et le Futurisme. Études, documents, iconographies
réunis et présentés par Giovanni Lista, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977.
118 Altérités de la littérature

rature 19. L’esprit nouveau, c’est l’esprit des avant-gardes, qui


anticipent l’histoire en travaillant avec d’autres « matériaux ».
C’est l’esprit qui façonne de nouvelles formes 20, comme les
collages cubistes qui utilisent des coupures de presse, invente
des procédés d’énonciation non répertoriés par les conventions
littéraires, ou comme les poèmes-conversation d’Apollinaire
lui-même 21, qui opèrent des actions imprévisibles, mais toujours
en s’expliquant, en se justifiant, en formulant toute une critique
qui s’énonce sur fond de vérité. Il est donc décisif de bien
comprendre comment s’articulent, au début du xxe siècle,
l’écriture du manifeste et la montée des mouvements littéraires,
qui eux aussi se redéfinissent, de métaphores militaires qu’ils
étaient le plus souvent à l’engagement politique et esthétique
qu’ils représentent désormais.
Dès les premiers textes de Marinetti, la plupart des mani-
festes littéraires, artistiques et politiques sont avant-gardistes,
c’est-à-dire qu’ils font tous de leur énonciation un acte poli-
tique. Autrement dit, l’expression littéraire et artistique du
manifeste, son médium ou son matériau devient lui-même
une action qui opère sur la rupture entre politique et société.
Ce qui pose au moins deux questions majeures. La première
concerne la situation des avant-gardes elles-mêmes, leur para-
doxe identitaire, l’ambivalence des positions esthétiques et
politiques qui les divisent, et leurs liens parfois serrés aux

19. Dès la seconde moitié du xixe siècle, une chaîne semble se construire
entre le manifeste, le nouveau, l’expérimental et le matériau, comme on
peut le lire dans Le Ventre de Paris de Zola, en 1873 : « Et il voyait là un
manifeste artistique, le positivisme de l’art, l’art moderne tout expérimental et
tout matérialiste », « Le Ventre de Paris », in Les Rougon-Macquart. Histoire
naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, t. I, éd. A. Lanoux et
H. Mitterand, Paris, Gallimard, 1960, p. 776.
20. Cf. I. Krzywkowski, « Manifestes, avant-gardes et expérimentation »,
in « Le Temps et l’Espace sont morts hier ». Les Années 1910-1920. Poésie et
poétique de la première avant-garde, éd. I. Krzywkowski, Paris, Éditions
L’Improviste, 2006, p. 45-61.
21. Apollinaire, « Simultanisme-libretisme », op. cit., p. 976.
Manifestes littéraires 119

arrière-gardes. La seconde porte sur la fin des avant-gardes


historiques, et des possibilités d’une écriture du manifeste
indépendamment de tout enjeu avant-gardiste, de toute anti-
cipation, quelle qu’elle soit. Mais devant ce questionnement,
l’essentiel à mes yeux va surtout consister à savoir ce qu’il en
est de l’avant-garde dans l’écriture du manifeste. De quels types
d’anticipation, de prospection ou de vision – de prophétie,
dirait Apollinaire – l’avant-garde est-elle le manifeste ? Dans
quelle mesure le manifeste avant-gardiste peut-il lui-même
anticiper la parole qu’il incarne, la réaliser dans et par son
acte d’énonciation 22 ? Quittant ces métaphores militaires, « les
littératures d’avant-garde », dont parle Baudelaire 23, restent
soumises à ces mouvements de contretemps entre l’anticipation
et la subversion, la prospection et le bouleversement, la vision
d’un avenir proche et l’abolition d’une actualité en crise. C’est
la mise en scène d’un processus d’insurrection, de négation,
un « art de faire les manifestes », écrit Marinetti 24. Un art de
la destruction, selon Tzara : « Nous déchirons, vent furieux, le
linge des nuages et des prières, et préparons le grand spectacle
du désastre, l’incendie, la décomposition […]. Que chaque
homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif, à accom-
plir. Balayer, nettoyer 25 ». Mais c’est aussi l’art du sabotage,
dont parle Breton : « La révolte absolue, la soumission totale,

22. Cf. Cl. Leroy, « La fabrique du lecteur dans les manifestes », Littérature,
n 39, op cit., p. 122.
o

23. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, xxiii, in Œuvres complètes, I, éd.
établie par Cl. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 690-691.
24. Marinetti, « Lettre à Henri Maassen », citée par G. Lista, in Futurisme.
Documents, Proclamations, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 18. Cf. A.
Tomiche, « Le genre du manifeste artistique : entre littérature et politique.
L’exemple des manifestes futuristes et vorticistes », in V. Ferré et D. Mortier
(dir.), Littérature, Histoire et politique au xxe siècle : hommage à Jean-Pierre
Morel, Paris, 2010, p. 65-81.
25. T. Tzara, « Manifeste Dada 1918 », in Dada est tatou tout est Dada,
op. cit., p. 207 et 211.
120 Altérités de la littérature

sabotage en bonne et due forme », où « tous les moyens sont


bons pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion 26 »

§ 3 – L’avant-garde a son histoire, avec ses phases, ses


coupures, ses enjeux et ses discours. Comme le manifeste,
l’avant-garde est liée à des questions politiques et artistiques.
Elle a toujours été conçue comme une manière d’aborder le
nouveau sur le mode énonciatif de l’action. Telles ces troupes
de « choc » militaires, issues de la Révolution française, qui
toujours offensives avancent vers l’ennemi, vers l’inconnu, se
confrontent à des risques, mettent leur corps en jeu, leur vie en
danger, pour frayer de nouvelles voies au gros de l’armée 27, les
avant-gardes artistiques, dès la première moitié du xixe siècle,
s’annoncent comme les précurseurs de la crise, des annon-
ciateurs offensifs de la rupture entre politique et société, des
prophètes d’un nouveau genre de littérature et d’expression
artistique. Dans le champ de l’art, l’avant-garde est devenue
une mission politique, comme on peut le lire chez Gabriel-
Désiré Laverdant, en 1845 :

L’art, expression de la société, exprime, par son essor le plus élevé, les
tendances sociales les plus avancées ; il est précurseur et révélateur. Or,
pour savoir s’il a rempli dignement son rôle d’initiateur, si l’artiste
est bien d’avant-garde, il est nécessaire de savoir où va l’Humanité 28.

26. A. Breton, Second manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, I,


éd. établie par M. Bonnet, Paris, Gallimard, 1988, p. 785.
27. Cf. R. Estibals, J.-C. Gaudy et G. Vergez, « L’avant-garde ». Étude
historique et sociologique des publications périodiques ayant pour titre
« L’avant-garde », Paris, Bibliothèque nationale, 1968, spéc. p. 73-77, et Jean-
Pierre Leduc-Adine, « Réalisme et avant-garde au xixe siècle », in Littérature
moderne, i, « Avant-garde et modernité », Paris-Genève, Champion-Slatkine,
1988, p. 3-13.
28. G.-D. Laverdant, De la mission de l’art et du rôle des artistes, Paris,
Aux bureaux de la Phalange, 1845, p. 4, texte cité par Adrian Marino,
« Essai d’une définition de l’avant-garde », Revue de l’Université de Bruxelles,
1975/1, p. 66.
Manifestes littéraires 121

De façon générale, je distinguerai deux grandes modalités


d’énonciation dans la modernité des avant-gardes, qu’il ne
faut ni opposer ni confondre. La première est prospective,
idéologique et discursive, elle agit au travers de pamphlets,
ces discours polémiques, argumentés et éclairés qui incitent
le lecteur et le public à juger lui-même d’une réalité sociale
en crise 29. La seconde est performative et autoréflexive, elle
relève de l’action, de l’expérimentation et elle agit justement
au travers de manifestes, ces discours d’opposition qui rallient
les lecteurs et le public aux forces collectives d’une transfor-
mation sociale 30.

Le 11 octobre 1908, écrit Marinetti […], je sentais tout d’un coup,


que les articles, les poésies et les polémiques ne suffisaient plus, il
fallait absolument changer de méthode, descendre dans la rue,
prendre d’assaut les théâtres et introduire le coup de poing dans la
lutte artistique 31.

Or, cette action ne s’est réduite à la seule posture de mani-


festants, d’agitateurs d’ordre public ou de provocateurs. Elle
exerce son geste de rupture, de transformation et d’innovation,
voire de révolution, en opérant directement sur les moyens
de production, ou sur les processus par lesquelles la société
produit des objets et institue des valeurs culturelles.

29. Cf. M. Angelot, La Parole pamphlétaire, typologie des discours modernes,


Paris, Payot, 1982, p. 31.
30. Cf. J. Demers et L. Mc Murray, L’Enjeu du manifeste/Le manifeste
en jeu, Longueuil, Éditions du Préambule, 1986, p. 45, et Wolfgang
Asholt, « “J’écris un manifeste parce que je n’ai rien à dire” (Ph. Soupault).
Intentionnalité et/ou autoréférentialité : les manifestes Dada », in Pamphlet,
utopie, manifeste xixe-xxe siècles, textes réunis par L. Dumasy et Ch. Massol,
Paris, L’Harmattan, 1997, p. 237-266.
31. Texte cité par G. Lista, F. T. Marinetti, L’anarchiste du futurisme.
Biographie, Paris, Séguier, 1995, p. 77.
122 Altérités de la littérature

Les mouvements littéraires engagent un nouveau rapport au


nouveau 32. Opérant directement sur les moyens de production,
qu’il s’agisse des « matériaux » bruts ou fabriqués, des objets
techniques, des machines, l’accélération des transports, la vitesse
de diffusion des messages, ou encore des médias eux-mêmes,
l’innovation n’est plus liée au transitoire ou au changement, on
l’a vu, mais elle dépend d’un processus d’expérimentation, qui
agit sur les rapports sociaux et leurs pouvoirs de transformation.
L’innovation sociale se confond avec cette force d’interruption
historique, que revendiquent et anticipent les avant-gardes, et
qui traverse les thèses sur l’histoire de Benjamin. Dans Théorie
de l’avant-garde, Peter Bürger avance une hypothèse forte sur
le sens de la rupture. Non seulement, il y a des avant-gardes
historiques, au début du xxe siècle, dont l’origine est absolue,
sans précédent ni postérité, qui veulent renverser les normes
instituées de l’art, pour réinscrire l’art dans la vie, lier esthétique
et société, mais de plus ces avant-gardes s’en prennent toujours
à la validité des critères artistiques :

« Le sens de la rupture que les mouvements d’avant-garde ont


provoqué dans l’historique de l’art ne réside pas en effet dans la
destruction de l’institution art, mais dans l’annulation de toute
possibilité d’imposer des normes esthétiques 33. »

C’est la légitimité des critères et des normes qui se


renversent, s’anéantissent. C’est la possibilité même d’énoncer
un discours de légitimation pour justifier l’institution d’une
pratique autonome, l’autorité d’une tradition, d’un langage,
d’une politique, qui s’abolit ou se détruit. Et cela surtout,

32. Cf. G. Joppolo, « La sensibilité futuriste : les paradigmes du manifeste


et du “tout nouveau” », in Le Futurisme et les avant-gardes, éd. K. Cardini et
S. Contarini, Nantes, CRINI et Université de Nantes, 2002, p. 181-196.
33. Peter Bürger, Theorie de l’avant-garde, traduit de l’allemand par J.-P.
Cometti, Paris, Éditions Questions Théoriques, 2013, p. 142. Traduction
légèrement modifiée.
Manifestes littéraires 123

selon Bürger, sans retour possible, donc sans la possibilité


d’instaurer d’autres normes, de nouveaux critères, fussent-ils
des plus critiques, ou de créer des formes qui ne soient déjà
autant d’institutions négatives, anéantissant ou annulant le
sens même de la rupture avant-gardiste. Toutes les néo-avant-
gardes, comme celles des années 1960, se réduisent de facto
à l’effacement, voire à la falsification des projets transgressifs
de l’avant-garde.
Il faudrait lire attentivement le texte de Bürger, et considérer
les nombreux débats qu’il a suscités, en Allemagne comme aux
États-Unis 34. La plupart de ses thèses ont été critiquées, parfois
avec autant de dogmatismes que les siennes. Pour ma part, je
garderai l’idée avant-gardiste d’une rupture qui opère et agit sur
le discours de légitimation d’une pratique littéraire ou d’une
production culturelle. En revanche, je ne suivrai pas l’hypothèse
d’une origine absolue des avant-gardes historiques, sans avant
ni après, ni d’une histoire sans paradoxes. Bien autrement,
j’aimerais analyser le questionnement critique qu’opèrent les
manifestes avant-gardistes à l’endroit de leur propre contexte
d’origine et du sens qu’ils donnent à l’événement de la rupture,
qu’elle soit destructrice, ou même « instauratrice », dirait de
Certeau. En somme, j’essayerai de comprendre comment les
manifestes ont permis aux avant-gardes de s’intégrer dans une
écriture de l’histoire et en même temps de s’en démarquer. Je
me demanderai comment les manifestes ont pu jouer le jeu
d’une fiction rétroactive, qui invente le contexte d’émergence
de leur propre énonciation.

34. Je pense surtout aux textes de Benjamin Buchloh, « Theorizing the


Avant-Garde », in Art in America, no 72, novembre 1984, de Paul Mann,
The Theory-death of the avant-garde, Bloomington, Indiana University Press,
1991 ; de Wolfgang Asholt et Walter Fähnders, « Projekt avantgarde », in
« Die ganze Welt ist eine Manifestation » : die europaïsche Avantgarde und ihre
Manifeste, éd. W. Asholt et W. Fähnders, et de Hal Foster, « Qui a peur de
la néo-avant-garde ? », in Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde,
trad. de l’américain par Y. Cantraine, F. Pierobon et D. Vander Gucht,
Bruxelles, La lettre volée, 2005, p. 23-61.
124 Altérités de la littérature

Tristan Tzara écrit que « Dada invente de nouveaux points


de vue 35 ». C’est justement de cette manière que j’entends lire
les manifestes, comme un espace d’écriture où s’inventent des
points de vue et des contextes d’énonciations. Le manifeste est
un lieu d’invention, qu’il ne faut pas comprendre en fonction
de ses « objectifs », de son programme, ses plans d’action, certes
toujours explicitement revendiqués, mais définir à partir des
« procédés » qu’il construit pour atteindre son but et rallier les
lecteurs, constituer un public, produire un collectif, élaborer
un présent commun. Un ensemble de procédés qui permettent
aux manifestes d’énoncer un discours autoréférentiel sans
quitter tout rapport à la réalité sociale, politique, esthétique,
sans rompre tout lien avec la « tradition » et les institutions de
la culture. Bien autrement, ces procédés représentent autant
d’énonciations par lesquelles le manifeste se rapporte aux
réalités sociales et investit les crises entre politique et société.

2. Les manifestes, un nouveau genre


d’énonciation

§ 1 – Le 23 juillet 1918, au Zunfthaus in der Meise à Zurich,


Tzara prononce le célèbre Manifeste Dada 1918. Publié en
décembre de la même année, dans la revue Dada 3, ce manifeste
s’inscrit dans le contexte des actions performatives développées
par le mouvement Dada de 1916 à 1922 36. Soirées à scandale,
spectacles provocateurs, clubs clandestins, expositions dans des
lieux inattendus, des milieux non-officiels, mais aussi tracts
ou affiches, autant d’événements manifestaires mis en scène,

35. « Vingt-trois manifestes du mouvement Dada », in Littérature, no 13,


1920, repris in Manifestes DADA surréalistes. Textes réunis et présentés par
Georges Sebbag, Paris, Jean-Michel Place, 2005, p. 21.
36. Cf. R. Goldberg, La Performance. Du futurisme à nos jours, trad.
de l’américain par Ch. M. Diebold et L. Echasseriaud, Paris, Thames &
Hudson, 2012, spéc. chap. 3 « Dada », p. 50-73.
Manifestes littéraires 125

qui investissent de nouveaux modes de diffusion, de circula-


tion, de transmission, pour d’autres destinataires – un public,
un lecteur, un spectateur. Historiens et critiques littéraires
n’ont pas manqué de situer ce manifeste dans son contexte
social. D’un côté, on évoque une dette envers les premiers
mouvements futuristes, un emprunt, une réaction 37, d’un
autre côté, on prétend qu’il ouvre la voie au surréalisme. On
parle même de manifestes « Dada-surréalistes », ou de groupes
qui se forment de 1919 à 1924, à travers la revue Littérature,
conciliant les manifestations Dada et la pratique de l’écriture
automatique 38. Bien que le Manifeste Dada 1918 soit le plus
célèbre, sans doute aussi le plus élaboré, lu et commenté, il y
a plus d’un manifeste Dada et plus d’un auteur, où se ques-
tionnent les liens du signataire et du destinataire, du « je » et
du « nous », du « nous » et du « eux ». Au mois de mai 1920,
la même revue Littérature publie « Vingt-trois manifestes du
mouvement Dada », qui tous ont été lus et prononcés, « criés »,
selon Tzara, au Grand Palais à Paris.
Tous ces textes s’énoncent comme des performances, des
actions orales et publiques, mais aussi comme des actes perfor-
matifs qui mettent en scène leur propre discours. On peut dire
que ces textes inventent des contextes, de réception, de diffu-
sion, d’énonciation donc, ou de nouveaux cadres d’expérience
pour l’action. Il y a toujours un public, qui participe à l’action,
qui la construit parfois, comme un acteur dans une pièce de
théâtre. Il y a de plus un orateur, ou un sujet d’énonciation
qui ne fait pas que lire un texte, mais qui joue un rôle, voire

37. Cf. G. Lista, « Futurisme et esprit d’avant-garde », in Ligeia, 109


(Futurisme, Dada, Communisme), 2011, p. 61-65.
38. Cf. M. Sanouillet, Dada à Paris, Paris, Flammarion, 1993,
p. 137-158. Là encore, il faudrait prendre le temps d’analyser le déplacement
avant-gardiste, ou le passage du surréalisme au dadaïsme, non seulement
en termes de « littérature », mais aussi en considérant les statuts de l’œuvre
d’art, de l’image et du visible. Sur ce point précis, je renvoie aux travaux de
Philippe Sers, en particulier, L’Avant-garde radicale. Le renouvellement des
valeurs dans l’art du xxe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2004, spéc. p. 85-90.
126 Altérités de la littérature

plusieurs rôles à la fois, et souvent en passant sans transition


d’un jeu d’acteur à un autre. Enfin, il y a la forme illocutoire du
discours, qui non seulement joue de la contradiction, se répète
et s’annule, se confronte aux limites d’une production de sens,
du langage et de sa réception, mais surtout qui produit la forme
d’un métadiscours, par lequel l’orateur énonce des propositions
sur le discours qu’il est en train de prononcer. Le public, le
locuteur et le métadiscours, trois formes génériques, toutes
constitutives du discours, dès lors qu’il s’énonce et s’adresse à
quelqu’un. Or, ces formes sont innovantes, ce sont des forces
que l’action elle-même – la lecture orale du texte – réalise et
met en scène, et qui constitue le genre littéraire du manifeste.
Mais revenons au Manifeste Dada 1918 de Tzara. Le texte
commence par un métadiscours :

Pour lancer un manifeste il faut vouloir A, B, C., foudroyer contre


1, 2, 3,
s’énerver et aiguiser les ailes pour conquérir et répandre de petits et
grands a, b, c, signer, crier, jurer, arranger la prose sous une forme
d’évidence absolue, irréfutable, prouver son non-plus-ultra et soutenir
que la nouveauté ressemble à la vie comme la dernière apparition
d’une cocotte prouve l’essentiel de Dieu 39.

D’un côté, un manifeste se doit toujours de dire ce qu’il


fait, ce qu’il fait faire, ce qu’il « faut vouloir », et contre qui il
faut agir. C’est l’énoncé d’un programme, d’un refus, d’une
révolte, voire d’une révolution comme pour les surréalistes.
C’est donc aussi l’agencement d’une stratégie, d’une attaque,
d’une conquête, l’occupation de nouveaux terrains, encore
une fois la force d’énonciation, sa distribution des places ou
des rôles, entre le « je », le « nous », le « eux », et sa diffusion, sa
circulation et sa publication. Mais d’un autre côté, un mani-
feste, selon Tzara, ne doit jamais faire ce qu’il dit : « J’écris un

39. « Manifeste Dada 1918 », op. cit., p. 203. Cf. Cl. Abastado, « Le
« Manifeste Dada 1918 » : un tourniquet », Littérature, no 39, op. cit., p. 39-46.
Manifestes littéraires 127

manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses et


je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi
contre les principes 40. »
En somme, pour écrire un manifeste, il faut dire ce que l’on
fait, mais sans faire ce que l’on dit. Et c’est justement ce jeu
énonciatif des contradictions que met en scène le métadiscours
du manifeste. Bien que Tzara parle parfois d’une « logique »,
qu’il veut abolir, cette contradiction ne relève plus de la logique
formelle. Elle concerne une logique de l’action, ou des capacités
que comporte toute action à rompre avec son propre contexte
de production et d’émergence. Selon mon hypothèse, cette
force de rupture, inhérente à toute action, constitue elle-même
le pouvoir de produire quelque chose et son contraire. C’est
un moment de suspension, d’interruption, où des actions
opposées coexistent. C’est une opération performative où les
hétérogènes coïncident, un moment d’innovation, un instant
fulgurant et éphémère qui interrompt l’action de l’intérieur
et la met en relation avec sa propre rupture, avec son lieu
d’émergence, son présent, son époque ou son temps. Ce jeu
des contradictions, Tzara l’évoque quelques lignes plus loin,
toujours dans un métadiscours :

J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées
ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l’action ;
pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne
suis ni pour ni contre et je n’explique pas car je hais le bon sens 41.

Tzara précise qu’il n’écrit pas seulement « un » manifeste,


un manifeste en général, qu’il ne réfléchit pas uniquement sur
le genre du manifeste, mais qu’il écrit « ce » manifeste, celui-là
même qu’on est en train de lire et qu’il est lui-même en train
de prononcer à Zurich, le 23 juillet 1918. Et ce manifeste-là,
je l’écris, dit Tzara, « pour montrer qu’on peut faire les actions

40. Ibid., p. 204.


41. Ibid.
128 Altérités de la littérature

opposées ensemble ». Le principe générique du manifeste vaut


toujours : pour écrire un manifeste, il faut dire ce que l’on fait,
sans faire ce que l’on dit. Mais lorsqu’on écrit un manifeste,
lorsque j’écris ce manifeste, un tel principe d’action s’annule
ou se déplace sous la forme d’une coexistence d’actions oppo-
sées, comme être par principe contre les principes, écrire des
manifestes contre les manifestes, agir contre l’action, vouloir
ne rien vouloir, dire qu’on ne dit rien, sinon « qu’on n’a rien
à dire 42 », et ce jusqu’à prétendre que « les vrais Dada sont
contre Dada 43 ». Or, Tzara précise que cette coexistence des
contraires se produit « dans une seule fraîche respiration », un
mouvement de vie qui se répète, un instant sans consistance
qui indéfiniment se renouvelle dans sa fraîcheur, et nous
permet de soutenir « que la nouveauté ressemble à la vie ». Un
mouvement qui fait dire encore à Tzara dans Dada manifeste
sur l’amour faible et l’amour amer, en 1920, que Dada lui-même
est la vie : « Dada est une quantité de vie en transformation 44. »

§ 2 – Revenons sur ce procédé de la coincidentia opposi-


torum. On peut l’entendre à nouveau comme un goût de la
provocation, un jeu avec l’absurde, l’exacerbation de l’aporie,
la recherche d’une pure et simple négation. Et c’est sans doute
tout cela, tout à la fois. Mais c’est encore autre chose, qui
concerne les liens du littéraire et du politique, de l’art et de
la vie. Faire coïncider les contraires, produire ensemble des
actions opposées, nier ce que l’on fait, jusqu’à nier cette néga-
tion elle-même, revient à penser l’art et la littérature comme
des formes d’actions, des forces, des jeux de formes, d’images
et de langages, des effets de rythmes qui produisent du sens,
qui engendrent des possibles, anticipent l’histoire, en agissant

42. « J’écris un manifeste parce que je n’ai rien à dire », écrit Philippe
Soupault dans « Vingt-trois manifestes du mouvement Dada », op. cit., p. 25.
43. Bulletin Dada, 6, février 1920, p. 3
44. « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer », in Dada est
tatou tout est Dada, op. cit., p. 232.
Manifestes littéraires 129

directement sur leur contexte d’émergence, de crise et de


rupture. En somme, c’est faire surgir de la crise une autre
réalité politique et sociale. Quelques mois avant la publication
du texte de Tzara, Richard Huelsenbeck prononce à Berlin le
premier manifeste Dada en allemand, le dadaistisches Manifest :

Le mot Dada symbolise le rapport le plus primitif avec la réalité


environnante ; avec Dada une nouvelle réalité prend possession de
ses droits. La vie apparaît comme un tintamarre simultané de bruits,
de couleurs et de rythmes de l’esprit que l’art dadaïste intègre sans
hésiter à tous les cris et toutes les fièvres sensationnelles, à l’auda-
cieuse mentalité du quotidien et à la totalité de la réalité brutale 45.

Double jeu du mot Dada. D’un côté, ce terme symbolise


un rapport à son contexte de vie, à son lieu de production et
sa « réalité environnante ». Huelsenbeck précise qu’il s’agit du
plus « primitif » des rapports, c’est-à-dire non seulement le
plus profond, le plus radical ou premier, mais aussi, au sens
du « primitivisme » de l’époque, contaminé ou affecté par les
institutions traditionnelles de la culture. D’un autre côté, cet
investissement du contexte permet à une autre réalité d’émerger
et de prendre « possession de ses droits ». Dans un seul et même
mouvement manifestaire, « dans une seule fraîche respiration »,
disait Tzara, Dada a fait surgir de sa réalité environnante une
autre réalité. Tirant sa force du contexte de crise dans lequel
il se trouve, qu’il investit, critique et dont il se détache, il en
fait émerger les possibles et par là anticipe l’histoire. Il fait
voir la vie quotidienne autrement. Il en fait l’expérience dans
sa transformation ou dans sa crise, son aliénation technique,
économique et marchande. C’est le quotidien qui devient
surprenant, le familier étrange, et non plus l’inverse, selon le
vieux rêve de l’exotisme bourgeois. Comme l’écrit d’ailleurs

45. « Manifeste dadaïste », in Almanach Dada, éd. Richard Huelsenbeck,


édition bilingue, trad. de l’allemand par S. Wolf, Paris, Champ Libre,
1980, p. 196.
130 Altérités de la littérature

Michel Leiris, au sujet des ready-mades de Duchamp, Fontaine


et Urinoir, tous ces « articles de commerce ou choses déjà
fabriquées », contemporains des premiers manifestes Dada :

Ici, l’objet choisi est simplement isolé, qualifié, extrait de l’ambiance,


projeté dans un monde nouveau ; le morceau de réel n’est pas pris
pour être confronté avec les parties manuelles de l’œuvre ou pour
devenir symbole, il est pris pour être pris et n’acquiert cette vertu,
cette efficacité singulière que du fait d’être retranché du reste 46.

Comme un ready-made, le manifeste Dada opère sur


son propre contexte, en le déplaçant, en s’y détachant, pour
produire une nouvelle réalité ou de nouveaux rapports entre
l’art et la vie, la politique et la société. Ce « morceau de réel »,
dont parle Leiris, ces artefacts, ces « matériaux », qu’évoquait
Apollinaire, n’acquièrent leur force ou leur « efficacité », qu’à
être sortis de leur contexte, ou « retranchés du reste ». Ce jeu
avec la réalité, tant quotidienne qu’industrielle, primitive et
technique, brutale, cruelle, ou saturée « de bruits, de couleurs
et de rythmes », ce jeu avec les nouveaux moyens de produc-
tion et de communication, de la presse, des médias et des
transports, en quelque sorte les isole ou les décontextualise.
Il les transforme en matériaux. Il en fait des médiums, ou
des objets « pris pour être pris », des « expériences littéraires
même hasardeuses », disait encore Apollinaire, que reprendra
Huelsenbeck dans son manifeste : « le dadaïsme conduit à de
nouvelles possibilités extraordinaires et à de nouvelles formes
d’expression dans tous les domaines de l’art 47 ».
Tous les points de vue que Dada introduit sur la réalité, le
monde ou la vie, sont des transformations de matériaux, ou de
morceaux de réalité, bruits, couleurs, rythmes, en expériences
littéraires, artistiques, en nouvelles formes d’expression. Et cette

46. M. Leiris, « Arts et métiers de Marcel Duchamp », in Brisées, Paris,


Gallimard, 1992, p. 131-132.
47. « Manifeste dadaïste », op. cit., p. 197.
Manifestes littéraires 131

transformation, cette action performative de décontextualisa-


tion, projette ces « objets » dans un monde nouveau tout en
produisant l’existence de ce nouveau monde. Ce mouvement
négatif du manifeste Dada permet la production performative
d’une nouvelle réalité. En une seule énonciation, le manifeste
affirme deux choses. D’un côté, il dépend de son temps – « les
artistes sont des produits de leur époque […] [et] saisissent
avec acharnement l’intellect de leur époque 48 ». De l’autre, il
prétend que cette affirmation ne vaut rien, puisque Dada, écrit
encore Huelsenbeck dans son « Introduction » à L’Almanach
Dada, « repose en lui-même et agit à partir de lui-même […].
Dada est l’action créatrice elle-même. Dada a fait naître de
sa tête l’arrêt et l’accélération de cette époque 49 ». Il y a donc
un modèle performatif de la coincidentia oppositorum, que
constitue l’énonciation du manifeste : être un produit de son
contexte et en même temps produire soi-même ce contexte,
provenir d’une certaine histoire et à la fois inventer son rapport
à l’histoire, ou créer un nouveau rapport entre l’ancien et le
nouveau, comme dans le point de vue Dada : « J’aime une
œuvre ancienne pour sa nouveauté », écrit Tzara 50.
Cette coïncidence des contraires, qui opère par double
négation, n’est pas sans lien avec la négation hégélienne et
sa relève des contradictions, dialectiques comme historiques,
mais elle ne s’y réduit pas. Elle opère d’abord et avant tout à
partir de matériaux, contextualisés et socialement déterminés,
produits industriels du quotidien, pratiques sociales ordinaires
(bruits, images, rythmes 51), et tente ainsi de mettre en scène
ou de faire jouer les contradictions socio-politiques inhérentes

48. Ibid., p. 194-195.


49. « Introduction », op. cit., p. 169.
50. « Manifeste Dada 1918 », op. cit., p. 207.
51. Comme l’écrit Luigo Russolo dans son manifeste futuriste de 1913 :
« Cette évolution de la musique est parallèle à la multiplication grandissante
des machines », L’Art des bruits. Manifeste futuriste, Éditions Allia, Paris,
2006, p. 12.
132 Altérités de la littérature

au matériau lui-même, entre sa production et sa diffusion,


sa valeur d’usage et sa valeur d’échange. Ce procédé litté-
raire suspend l’action et se réduit momentanément à sa pure
énonciation performative. Il produit un état d‘indistinction,
ou un « point d’indifférence » primitive entre les opposés, les
contraires, tout ce qui relève de l’hétérogène ou des frontières
instituées de la culture. Et ce, alors même que la question de
l’être et du non-être n’a plus de sens, surtout quand il s’agit
de se demander ce qu’est Dada :

La question « Qu’est-ce que Dada ?», écrit Huelsenbeck, est non-


dadaïste et scolaire, comme elle le serait devant une œuvre d’art ou
un phénomène de la vie. Dada ne s’explique pas, il faut le vivre.
Dada est immédiat et va de soi. Dada est le point d’indifférence
entre contenu et forme, femme et homme, matière et esprit parce
qu’il est la pointe du triangle magique qui s’élève au-dessus de la
polarité linéaire des affaires et des conceptions humaines 52.

§ 3 – Ce point d’indifférence représente le lieu où les


opposés coïncident et les actions contraires coexistent. C’est
le souffle, cette « seule fraîche respiration » ou cette « quan-
tité de vie en transformation », disait Tzara. C’est Dada, son
action manifestaire ou sa force énonciative. Mais c’est aussi
ce que recherche le surréalisme, comme on peut le lire dans
le Second manifeste :

Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la


vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le commu-
nicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus
contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité
surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point 53.

52. « Introduction », op. cit., p. 165-167.


53. Breton, « Second manifeste du surréalisme », op. cit., p. 781.
Manifestes littéraires 133

Un point de l’esprit, un « point sublime » comme dans


L’Amour fou, un « point faillible », dira encore Breton en 1942,
dans les Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou
non 54. C’est le point d’indifférence d’un oxymore, où ce qui
n’est pas perceptible se perçoit, ce qui n’est pas concevable se
conçoit, ce qui n’est pas encore vécu dans l’histoire s’anticipe
déjà. C’est un point où il n’y a plus de distinction pertinente,
mesurable et quantifiable, plus aucun moyen de déterminer
objectivement ce qui se joue « entre contenu et forme, femme
et homme, matière et esprit ». Les catégories, les genres, les
réalités se brouillent, les frontières du réel se donnent à voir
tout autrement, selon « de nouveaux points de vue ». Tout ce
qui relève d’une limite, d’un seuil ou d’un critère de distinction,
tout ce qui fait valeur de légitimité est remis en question, du
moins se voit soumis à l’investigation d’un regard critique,
politique et esthétique. Mais toujours dans le seul but de faire
surgir de nouvelles possibilités d’existence, d’autres formes
d’expérience, et donc de faire émerger une « nouvelle réalité »
historique.
Ce point d’indifférence nous plonge au cœur du manifeste,
de son action ou de sa protestation : « Le peintre nouveau,
écrit Tzara, crée un monde, dont les éléments sont aussi les
moyens, une œuvre sobre et définie, sans argument. L’artiste
nouveau proteste : il ne peint plus 55. » En somme, ce point
d’indifférence constitue le nouveau contexte de production et
d’émergence de l’action, ou de l’œuvre d’art comme action. Ce
point faillible permet l’action, donne au langage, aux bruits,
aux images et aux rythmes, le pouvoir d’occuper le lieu de
l’action, d’opérer directement sur la vie aliénée, divisée et
rompue, en inventant de nouveaux régimes de réalité, de

54. « Séduit, oui, écrit Breton, je peux l’être mais jamais jusqu’à me
dissimuler le point faillible de ce qu’un homme comme moi me donne pour
vrai », « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », in
Œuvres complètes, III, éd. établie par M. Bonnet, Paris, Gallimard, 1999, p. 5.
55. « Manifeste Dada 1918 », op. cit., p. 206.
134 Altérités de la littérature

nouvelles possibilités d’existence, de nouveaux horizons de sens


ou de plus grandes quantités de vie. Ce point d’indifférence,
Huelsenbeck le compare à la vie de la mouche éphémère,
Eintagsfliege, en allemand, cette mouche qui littéralement ne
vit qu’un seul jour :

Puisque Dada est l’expression la plus directe et la plus vivante de son


temps […], il se concentre sur un point et se répand sur la surface
infinie, il est comme l’éphémère et pourtant il a ses frères parmi les
colosses éternels du Nil. Celui qui vit pour le jour d’aujourd’hui,
vit toujours 56.

Le mouvement Dada engendre ce point-là où coïncident


le jour et le toujours, l’éphémère et l’éternel, la mouche et le
Sphinx. Plus encore, dit le texte. C’est à vivre ce jour comme
jour, à vivre « pour le jour d’aujourd’hui », qu’on vit toujours,
donc qu’un point d’indifférence « se répand sur la surface
infinie », traverse les frontières, les genres, les religions, les
professions, les arts et la littérature 57. Vivre pour le jour prend
ici tout son sens de manifeste. C’est comme écrire l’histoire
au futur antérieur, pour s’y inscrire à rebours ou après-coup.
Mais c’est aussi détruire cette histoire, c’est saboter tout ce
qui peut s’y instituer en valeurs culturelles, conventionnelles,
traditionnelles. C’est supprimer sans réaliser, disait Debord : « le
dadaïste a voulu supprimer l’art sans le réaliser 58 ». Une volonté
qui singularise le manifeste Dada : projeter dans l’histoire de
nouveaux contextes que l’histoire n’a pas encore conçus. Une
singularité du dadaïsme, dès lors qu’il s’énonce comme mani-

56. « Introduction », op. cit., p. 166. Le 5 février 1920, au Grand Palais,


le New-yorkais Walter Conrad Arenberg déclare que : « Les vraies œuvres
Dada ne doivent vivre que six heures », « Dada est américain », in Littérature,
no 15, 1920, p. 15.
57. R. Huelsenbeck, « Manifeste dadaïste », op. cit., p. 197.
58. G. Debord, La Société du spectacle, 191, in Œuvres, éd. établie
par J.-L. Rançon en coll. avec A. Debord, Paris, Gallimard, 2006, p. 848.
Manifestes littéraires 135

feste, ou qu’il annonce en ses premières lignes, ses premiers


mots, son premier souffle, qu’il ne fera pas ce qu’il dit, qu’il
ne réalisera pas ce qu’il supprime ou détruit – contrairement
au surréalisme, poursuit Debord, qui « a voulu réaliser l’art
sans le supprimer 59 ».

L’art à son époque de dissolution, en tant que mouvement négatif


qui poursuit le dépassement de l’art dans une société historique où
l’histoire n’est pas encore vécue, est à la fois un art du changement
et l’expression pure du changement impossible. Plus son existence
est grandiose, plus sa véritable réalisation est au-delà de lui. Cet art
est forcément d’avant-garde, et il n’est pas. Son avant-garde est sa
disparition 60.

59. Ibid.
60. Ibid., 190, op. cit., p. 847.
III

La langue scénique du corps 1


Artaud et le théâtre des spectres

« … quoi ? … langue ? … oui… bouche… lèvres… joues…


mâchoire… langue… pas une seconde de répit… bouche
en feu… flot de paroles… dans l’oreille… pratiquement
dans l’oreille… n’y comprenant rien… pas la moitié… pas
le quart… aucune idée… de ce qu’elle raconte… imaginez ! »
— Samuel Beckett, Pas moi.

§1–

Passer de corps en corps, ni mot ni parole, le geste, attitude, son,


cri, soupir,/ insufflation profonde qui inspire à l’homme l’oubli,/
l’oubli de quoi que ce soit qui pourrait être autour du simple
corps./ Le corps humain./ Mais qui a dit que c’était un être et qu’il
existât ?/ Il vit./ Cela ne lui suffit-il pas ?/ Je gagnerai le néant avant
toi, dieu/ disait le corps à l’esprit, parce que je vis./ Et qu’est-ce que
c’est qu’un corps ?/ Qu’appelle-t-on un corps ?/ On appelle corps
tout ce qui est fait sur le modèle de l’homme,/ qui est un corps./ Et
qui a jamais dit ou pu croire que ce corps était le fini, était fini ?/
A-t-il déjà cessé de vivre,/ d’avancer,/ jusqu’où ira-t-il/ non pas dans
l’éternité certes, mais dans le temps illimité ?/ Et cela qui l’a jamais

1. Conférence présentée à la bibliothèque départementale des Bouches


du Rhône de Marseille, en novembre 2011, pour un colloque sur Antonin
Artaud organisé par Denis Guenoun.
138 Altérités de la littérature

dit/ jusqu’où il irait ?/ Personne./ Jusqu’à présent encore personne.


Le corps humain n’est jamais achevé. C’est lui qui parle,/ lui qui
frappe,/ lui qui marche,/ lui qui vit./ Où est l’esprit,/ qui l’a jamais
vu/ sauf pour vous le faire croire,/ à vous les corps ?/ autour de lui,/
comme une bête,/ une maladie./
Ainsi donc le corps est un état illimité qui a besoin qu’on le préserve,/
qu’on préserve son infini./ Et le théâtre a été fait pour cela./ Pour
mettre le corps en état d’action/ active,/ efficace,/ effective,/ pour faire
rendre au corps son registre/ organique entier/ dans le dynamisme
et l’harmonie./ Pour ne pas faire oublier au corps/ qu’il est de la
dynamite en activité./ Mais cela qui le sait encore dans un monde
où le corps humain ne sert plus/ qu’à manger/ à dormir/ à chier et/
à forniquer ?/ Quand le corps humain s’est accompli dans le coït
il a tout dit,/ alors que le coït de la sexualité n’a été fait que pour
faire oublier au corps par/ l’éréthisme de l’orgasme qu’il est une
bombe,/ une torpille aimantée/ devant laquelle la bombe atomique
de Bikini n’a plus et n’est plus que la/ science et la consistance/ d’un
vieux pet rentré 2.

Le corps humain, qui a dit qu’il existât ? « Le corps humain »,


c’est aussi le titre de ce texte cité d’Artaud, un titre donné par
l’éditeur, issu lui-même du cahier 295, écrit sans doute à Ivry
et daté de mai 1947. Mais ici tout est problématique. Tout a
été questionné par Artaud lui-même, non seulement le titre,
le lieu, la date, mais aussi le statut de ces cahiers. À vrai dire,
il faut distinguer les cahiers des Cahiers. Il y a ces 406 petits
cahiers d’Artaud, écrits entre février 1945, alors interné à
Rodez, et mars 1948, libéré depuis presque deux ans, et qui vit
à Ivry. Tous conservés à la Bibliothèque Nationale de France,
ces cahiers sont remplis de poèmes, de fragments, de notes, de
dessins aussi, au crayon ou à l’encre, et contiennent surtout
d’importantes esquisses des derniers grands textes d’Artaud, qui
seront publiés, comme Suppôts et Supplications, Pour en finir

2. Antonin Artaud, « Le corps humain » (mai 1947), in Œuvres, éd.


E. Grossman, Gallimard, 2004, p. 1517-1518. Je souligne.
La langue scénique du corps 139

avec le jugement de Dieu, ou Van Gogh le suicidé de la société.


Il y a encore cette monumentale édition chez Gallimard des
Œuvres complètes d’Artaud, établie par Paule Thévenin, qui
contient 11 tomes intitulés Cahiers : 7 tomes pour les Cahiers
de Rodez (de février 1945 mars 1946), 4 pour les Cahiers du
retour à Paris (de mai 1946 à janvier 1947), et qui s’est achevé
par l’édition des Cahiers d’Ivry (de février 1947 à mars 1948) 3.
L’édition des Cahiers par Paule Thévenin reproduit un
texte linéaire, clair et lisible, en suivant un ordre chronolo-
gique rigoureux, alors que les cahiers manuscrits contiennent
des textes saturés, remplis d’autres textes, on l’a vu de dessins
ou de notes, et Artaud n’enchaîne pas ces cahiers les uns à la
suite des autres, mais il écrit le plus souvent dans plusieurs
cahiers en même temps. Il enchevêtre ainsi la continuité et
la simultanéité des textes, rendant par-là l’édition des Cahiers
problématique 4. Ces Cahiers sont-ils lisibles, sont-ils visibles ?
Ne sont-ils pas en même temps lisibles et visibles ? Question
troublante, certes, mais aussi question banale, que l’on peut
avancer devant tout texte édité, que l’on devrait poser à tout
texte, quel qu’il soit, dès lors qu’on peut l’éditer. Dès lors
qu’il se lit, qu’il se voit, qu’il s’entend, dès lors qu’il se prétend
lisible, un texte ne pose-t-il pas déjà ces conditions de lisibilité,
n’engage-t-il pas toujours ses propres conditions d’existence
littéraire comme un problème ? C’est une question qu’Artaud
n’a cessé d’avancer, de ses premiers poèmes « surréalistes » à
ses derniers cahiers. N’écrit-il pas lui-même dans le Préambule
à ses Œuvres complètes : « C’est pour les analphabètes que
j’écris 5. » Que veut dire écrire pour ceux qui ne connaissent

3. Antonin Artaud, Les Cahiers d’Ivry, 2 vol., éd. E. Évelyne Grossman,


Paris, Gallimard, 2011.
4. Cf. Delphine Lelièvre, « Scénographie d’un sujet », Europe, no 873-874,
2002, p. 219-231, et « Les Cahiers de Rodez et l’édition Gallimard. Une
lecture incompatible », La revue des lettres modernes (Antonin Artaud 3),
2009, p. 15-31. Voir encore Sylvain Tanquerel, « Antonin Artaud et la
magie scripturaire des cahiers », Sociétés, no 81, 2003/3, p. 7-20.
5. « Préambule », in Œuvres complètes, i, 1, Paris, Gallimard, 1984, p. 10.
140 Altérités de la littérature

pas l’alphabet, les lettres et la grammaire, pour tous ceux qui


savent ni lire ni écrire ? N’entendons pas du charabia, tout
simplement de l’incompréhensible, ni même seulement ce
qu’on appelle glossolalies. Non, l’analphabète lui aussi parle
une langue, pour Artaud, mais une langue analphabète, une
langue autre, une langue-corps, sans lettre ni grammaire, on
le verra une langue spectrale ou théâtrale, qui veut « en finir
avec la littérature 6 ».
Mais revenons à nos cahiers. Comment les lire, les déchif-
frer, les comprendre ? Et selon quels critères distinguer les
cahiers manuscrits des Cahiers édités ? Loin de moi la volonté de
critiquer l’immense travail certes critiquable de Paule Thévenin.
Loin de moi l’idée d’un retour aux sources, au vrai texte, à sa
véritable genèse. La langue analphabète, dont parle Artaud,
n’y est certainement pas. Aussi, plutôt que d’opposer deux
types de cahiers, le manuscrit et l’édité, disons la main et la
machine, le geste libre et le caractère imprimé, j’engagerai
un autre point de vue. À l’horizon d’une étude scrupuleuse
des Cahiers, je chercherai à développer une autre perspective.
Je partirai de l’hypothèse d’une langue analphabète, qui ne
s’appuie plus sur des lettres et sur des signes, mais qui invente
un nouvel alphabet, « très antique et mystérieux alphabet 7 ».

6. L’Ombilic des limbes, ibid., p. 49.


7. « Ce qui sortait de ma rate ou de mon foie avait la forme des lettres
d’un très antique et mystérieux alphabet mastiqué par une énorme bouche,
mais épouvantablement refoulée, orgueilleuse, illisible, jalouse de son invisi-
bilité ; et ces signes étaient balayés en tous sens dans l’espace pendant qu’il
me parut que j’y montais, mais pas tout seul. Aidé par une force insolite.
Mais beaucoup plus libre que lorsque sur la terre j’étais seul.
À un moment quelque chose comme un vent se leva et les espaces recu-
lèrent. Du côté où était ma rate un vide immense se creusa qui se peignit
en gris et rose comme la rive de la mer. Et au fond de ce vide apparut la
forme d’une racine échouée, une sorte de J qui aurait eu à son sommet trois
branches surmontées d’un E triste et brillant comme un œil. Des flammes
sortirent de l’oreille gauche de J et passant par derrière lui semblèrent pousser
toutes les choses à droite, du côté où était mon foie, mais très au-delà de
lui. Je n’en vis pas plus et tout s’évanouit ou ce fut moi qui m’évanouis
La langue scénique du corps 141

Artaud parle d’une langue refaite, recomposée et surtout réar-


ticulée aux forces vives du corps qui « n’est jamais achevé ».
Cet alphabet du corps ne se confond ni avec une langue du
corps, des sens, des sentiments, des émotions, ni avec un corps
de la langue, une langue de purs signifiants, présupposant
toujours la présence d’un corps organique, achevé, dominé,
fini, épuisé, ou l’existence d’une langue maternelle, naturelle
et déjà articulée, motivée, adressée. Cette langue analphabète,
magnifiée par Artaud, cette langue qui ne provient pas du
corps, d’un corps organisé, mais qui invente le corps, qui
produit l’inachèvement infini des corps, qui en déploie les
potentialités, par des gestes, des cris, des voix, impersonnelles
et anonymes, c’est la langue qui s’écrit et qui se lit aussi bien
dans les cahiers manuscrits que dans les Cahiers édités. C’est
la langue du théâtre, dont parle le texte cité en exergue, qui
met « le corps en état d’action/ active/ efficace/ effective ».
Artaud n’a cessé de parler cette langue, de la pratiquer, mais
aussi d’être parlé par cette langue, d’être lui-même ce qui se
dit de la langue par la langue, dès lors qu’elle est analphabète.

§ 2 – Une langue analphabète, qu’est-ce que cela signifie ?


Est-ce qu’elle veut dire quelque chose ? Est-ce encore une langue
qui s’adresse à quelqu’un, une langue faite de signes, de mots,
de phrases, pourvue d’une grammaire, d’une syntaxe, d’une
rhétorique ? Est-il possible d’en faire l’analyse, d’en décrire les
genres littéraires, et finalement peut-on dire de cette langue
qu’elle est une langue ? Artaud pourtant l’affirme sans cesse.
Comme un combat, une révolte, une « survie », il déclare
l’existence d’une autre langue, tout à la fois dans la langue,
qui se dit par la langue, et hors langue, comme on parle d’un

en revenant à la réalité ordinaire. En tout cas j’avais vu, paraît-il, l’Esprit


même du Ciguri. Et je crois que cela devait objectivement correspondre à
une représentation transcendantale peinte des réalités dernières et les plus
hautes », « Le rite du peyotl chez les Tarahumaras », in Œuvres complètes, ix,
Paris, Gallimard, 1971, p. 32-33.
142 Altérités de la littérature

« hors-jeu », dans les jeux athlétiques. Et je reviendrai plus


loin sur la question de l’athlète – L’athlétisme affectif, ce texte
d’Artaud sur les spectres, sur la langue des spectres, qui met la
langue hors jeu. De façon générale, on peut pointer trois grands
horizons, dans l’œuvre d’Artaud, pour discerner ce qui se joue
d’analphabète dans cette nouvelle composition de la langue.
Trois horizons qui traversent son œuvre, et qui se réaffirment
dans les années d’internement, à Rodez, en pleine écriture des
cahiers. Trois horizons : l’inconscient, le théâtre et la magie.
Je cite une lettre écrite à Henri Thomas, le 7 mars 1945 :
« J’écris toujours mais des notes psychologiques personnelles
qui tournent autour de quelques remarques que j’ai faites sur
les fonds de l’inconscient humain, ses refoulements et ses secrets
ignorés même du moi habituel 8. » Une autre lettre, à Gaston
Gallimard, datée du 31 janvier 1945 : « Je prépare un autre
livre sur le Théâtre aussi mais d’un point de vue plus large et
plus généreux que le Théâtre et son Double et qui intéressera, je
crois, un public plus étendu 9 ». Et enfin Le rite du peyolt chez
les Tarahumaras, écrit en 1943 et publié en 1947. Un texte
sur la magie et sur le rituel de possession vocale :

Et je constatai par-dessus tout deux choses : la première c’est que


l’Indien Tarahumara n’attache pas à son corps la valeur que nous
autres Européens lui attachons et qu’il en a une tout autre notion.
« Ce n’est pas moi du tout, semble-t-il dire, qui suis ce corps », et
quand il se retournait pour fixer à côté de lui quelque chose c’était
son corps même qu’il semblait scruter et surveiller. « Là où je suis
moi et ce que je suis, c’est Ciguri qui me le dit et me le dicte, et toi
tu mens et tu désobéis 10 ».

8. « Lettre à Henri Thomas », in Œuvres complètes, xi, Paris, Gallimard,


1974, p. 18.
9. « Lettre à Gaston Gallimard, ibid., p. 38.
10. « Le rite du peyolt chez les Tarahumaras », op. cit., p. 18. Cf. Laurent
Dubreuil, De l’attrait à la possession. Maupassant, Artaud, Blanchot, Paris,
Les Éditions Hermann, 2003, p. 121 sq.
La langue scénique du corps 143

L’inconscient, le théâtre, la magie ou la possession, pour


Artaud représentent une seule et même chose, ou constituent
une seule et même langue. La langue des spectres, « pour les
analphabètes ». C’est la langue des « cahiers », que j’écrirai
dorénavant avec une minuscule, mais entre guillemets. Une
langue déjà là, j’insiste, une langue qui opère et agit dès Le
Pèse-Nerf 11. Dans sa quatrième Lettre sur le langage, de 1933,
et qu’il adresse à Jean Paulhan, Artaud écrit :

Mais que l’on en revienne si peu que ce soit aux sources respira-
toires, plastiques, actives du langage, que l’on rattache les mots aux
mouvements physiques qui leur ont donné naissance, et que le côté
logique et discursif de la parole disparaisse sous son côté physique et
affectif, c’est-à-dire que les mots au lieu d’être pris uniquement pour
ce qu’ils veulent dire grammaticalement parlant soient entendus sous
leur angle sonore, soient perçus comme des mouvements, et que ces
mouvements eux-mêmes s’assimilent à d’autres mouvements directs
et simples comme nous en avons dans toutes les circonstances de la
vie et comme sur la scène les acteurs n’en ont pas assez, et voici que
le langage de la littérature se recompose, devient vivant 12.

Artaud parle d’une double dimension du langage. D’un


côté, sa dimension psychologique, « logique et discursive », son
vouloir dire, son intention ou sa signification. C’est le sujet
conscient et bourgeois, malade ou aliéné, qui exprime ses idées,

11. « Il ne me faudrait qu’un seul mot parfois, un simple petit mot


sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un
mot témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes
moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être,/ et
qui, pour tout le monde, ne serait rien./ Je suis témoin, je suis le témoin de
moi-même. Cette écorce de mots, ces imperceptibles transformations de ma
pensée à voix basse, de cette petite partie de ma pensée que je prétends qui
était déjà formulée, et qui avorte,/ je suis seul juge d’en mesurer la portée »,
Le Pèse-Nerfs, in Œuvres complètes, i, 1, op. cit., p. 88.
12. « Lettre sur le langage », in Œuvres complètes, iv, Paris, Gallimard,
1964, p. 143-144.
144 Altérités de la littérature

ses émotions, tous ces poisons qui polluent son corps. D’un
autre côté, sa force physique ou affective, qui s’entend sous
l’angle sonore. Un souffle, une respiration, « et voici que le
langage de la littérature se recompose, devient vivant ». Or, ce
texte rapporte le nouveau langage de la littérature non seule-
ment aux « circonstances de la vie », mais surtout à la « scène
des acteurs ». La vie, la scène, les liens entre la vie et la scène,
où le langage enfin « devient vivant », retrouve son antique et
mystérieux alphabet.
Mais insistons sur le concept de scène. Dans sa conférence
de 1931, La mise en scène et la métaphysique, Artaud parle
d’une langue de la scène, physique et concrète, une langue
proprement scénique ou théâtrale, mais indépendante de la
parole, qui « élimine le mot 13 », qui se détache ou se libère de
toute langue articulée :

Je dis que seul le langage concret, destiné au sens et indépendant de


la parole, doit satisfaire d’abord les sens, qu’il y a une poésie pour les
sens comme il y en a une pour le langage, et que ce langage physique
et concret auquel j’ai fait allusion n’est vraiment théâtral que dans la
mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé 14.

Il ne s’agit pas de faire parler les sens ou de laisser le langage


du corps s’exprimer. Bien autrement, ce langage concret de
la scène « n’est vraiment théâtral que dans la mesure où les
pensées qu’il exprime échappent au langage articulé ». Il y va
d’un détachement, cruel et radical, qu’aucun langage du corps
ne peut produire. Cette langue de la scène est une force de
rupture, une déchirure, dit Artaud, une blessure qui reconfi-
gure la langue du dedans, redonnant au mot, comme chez
Mallarmé, son pouvoir d’incantation.

13. « Sur le théâtre balinais », in Œuvres complètes, iv, op. cit., p. 65.
14. « La mise en scène et la métaphysique », op. cit., p. 45. Cf. Jean-
Michel Rey, La naissance de la poésie. Antonin Artaud, Paris, Éditions
Métaillé, 1991, p. 89.
La langue scénique du corps 145

Faire la métaphysique du langage articulé, écrit Artaud, c’est faire


servir le langage à exprimer ce qu’il n’exprime pas d’habitude : c’est
s’en servir d’une façon nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée,
c’est lui rendre ses possibilités d’ébranlement physique, c’est le diviser
et le répartir activement dans l’espace, c’est prendre les intonations
d’une manière concrète absolue et leur restituer le pouvoir qu’elles
auraient de déchirer et de manifester réellement quelque chose, c’est
se retourner contre le langage et ses sources bassement utilitaires,
on pourrait dire alimentaires, contre ses origines de bête traquée,
c’est enfin considérer le langage sous la forme de l’Incantation 15.

Le détachement scénique, dont parle Artaud, libère la langue


de la parole ou du mot, et produit ou recompose une nouvelle
langue. La scène déchire la langue du dedans, elle la blesse ou
l’ébranle. Artaud parle d’une pratique de la langue, d’un usage
ou d’un emploi 16. Il faut se servir du langage « d’une façon
nouvelle, exceptionnelle et inaccoutumée », mais toujours avec
violence et cruauté. Il faut rendre à la langue « ses possibilités
d’ébranlement physique », la « diviser dans l’espace », restituer
aux intonations « le pouvoir qu’elles auraient de déchirer
réellement quelque chose ». Autant de pratiques de la langue,
d’exercices scéniques, autant de détachements linguistiques et
littéraires, pour « enfin considérer le langage sous la forme de
l’Incantation ». Le détachement, le déchirement, la rupture,
la mise en scène d’un langage en rupture de parole, autant de
forces pour faire chanter la langue, comme chez Mallarmé,
qui redonnent à la langue le pouvoir du chant, sa « dyna-
mite », ou qui donnent la parole aux spectres. C’est l’idée d’une
langue proprement théâtrale de la scène, qu’il faudra plus loin

15. Ibid., p. 56.


16. « Les mots que nous employons on me les a passés et je les emploie,
mais pas pour me faire comprendre, pas pour achever de m’en vider,/ alors
pourquoi ?/ C’est que justement je ne les emploie pas,/ en réalité je ne fais
pas autre chose que de me taire et de cogner », Suppôts et Supplications, in
Œuvres complètes, xiv, 2, Paris, Gallimard, 1978, p. 26.
146 Altérités de la littérature

rapporter au langage des « cahiers ». Le cahier représente un


lieu séparé, retranché, enfermé, presque déjà à lui seul un lieu
d’internement. Le cahier, en latin quaterno, plus tard altéré en
quaderno, la caserne. La caserne des « cahiers » d’Artaud, une
langue analphabète.

§ 3 – Le langage proprement théâtral, dont parle Artaud,


« le langage type du théâtre », est une pratique, un emploi ou
un usage. C’est une certaine façon de pratiquer la langue, une
manière de faire de la langue le lieu d’une nouvelle compo-
sition théâtrale. En somme, c’est une nouvelle construction
des genres, entre narration et mise en scène, une nouvelle
répartition des places, entre la salle et la scène, une nouvelle
distinction des rôles aussi, entre l’acteur et le metteur en scène :
« Et c’est dans l’utilisation et le maniement de ce langage que
se fondra la vieille dualité entre l’auteur et le metteur en scène,
remplacée par une sorte de Créateur unique, à qui incombera
la responsabilité double du spectacle et de l’action 17. »
Ce qui intéresse Artaud et qu’il cherche à mettre en scène,
c’est le pouvoir du mot, non plus du mot message, qui commu-
nique, mais du mot magique, mot enchanté, mot fétiche, ou
« mot réalisé ». Un mot qui ne dit pas ce qui est, mais un mot
qui réalise ce qui n’est pas, qui produit ce qui n’existe pas. C’est
le discours métaphysique d’Artaud, ou Les nouvelles révélations
de l’être : « Ce qui est, je le vois avec certitude. Ce qui n’est
pas, je le ferai, si je le dois 18. » La force des mots ne semble
plus résider dans ce pouvoir de dire, d’affirmer quelque chose,
d’exprimer ce qui existe, réellement ou mentalement, disons
dans la nature ou dans l’esprit, mais de réaliser ce qui n’est
pas, ce qui n’a jamais été et jamais n’existera – tous ces corps
qu’on n’a jamais laissé exister. Comme « dans les rêves », dit

17. « Le théâtre de la cruauté (Premier Manifeste) », in Œuvres complètes,


iv, op. cit., p. 112.
18. Les nouvelles révélations de l’être, in Œuvres complètes, vii, Paris,
Gallimard, 1967, p. 149.
La langue scénique du corps 147

Artaud 19, dans ce langage chiffré que représente le hiéroglyphe,


ce mystérieux alphabet. Cette langue chiffrée, ce cryptogramme,
peut se comprendre au sens métaphysique, de rendre actuel
quelque chose de possible, comme au sens théâtral, où l’entend
Artaud dans La mise en scène et la métaphysique, qui consiste
à repenser les mots « sous la forme de l’Incantation ». Or, ces
mots chiffrés représentent un lieu d’inscription hiéroglyphique,
où se mettent en scène des mouvements, des gestes, des voix
et des affects :

il est évident que l’on peut s’inspirer des caractères hiéroglyphiques,


non seulement pour noter ces signes d’une manière lisible et qui
permette de les reproduire à volonté, mais pour composer sur la
scène des symboles précis et lisibles directement 20.

Le mot chiffré est un lieu d’inscription qui consigne des


affects, reproductibles à l’infini. Ces affects sont des propriétés
détachées et séparées, des gestes, des cris, des voix imper-
sonnelles, qui ne relèvent pas d’une signification, mais d’un
pouvoir de possession, ou de magie, dit Artaud :

Mais, à côté de ce sens logique, les mots seront pris dans un sens
incantatoire, vraiment magique, – pour leur forme, leurs émanations
sensibles, et non plus seulement pour leur sens 21.

Artaud ne parle pas d’une magie des mots, mais seulement


de « mots magiques ». Un mot se dit « magique » au double
sens du terme, par son état d’être possédé et son pouvoir de

19. « Il ne s’agit pas de supprimer la parle articulée, mais de donner aux


mots à peu près l’importance qu’ils ont dans les rêves », « Le théâtre de la
cruauté (Premier Manifeste) », ibid., p. 112.
20. Ibid., p. 112. « […] et l’on peut dire que l’esprit des plus antiques
hiéroglyphes présida à la création de ce langage théâtral pur », « Le théâtre
de la cruauté (Second Manifeste) », ibid., p. 149.
21. « Le théâtre de la cruauté (Second Manifeste) », ibid., p. 149.
148 Altérités de la littérature

possession. Un mot représente toujours un état de possession,


de gestes, de voix, de visage, d’ombre et de souffle. Artaud
parle encore d’une « émanation de certaines forces 22 », ou
simplement d’« influences 23 », qui affectent le corps, pris dans
un flux de forces invisibles et secrètes, liées à d’autres corps,
morts ou à venir, peut-être même à des corps qui n’ont jamais
existé. Le souffle exprime l’émanation du mot magique. Une
langue du souffle, qu’on retrouvera chez Beckett, qui met en
scène un souffle, comme dans Souffle 24, mais surtout qui fait
du souffle lui-même une mise en scène 25. Et pour Artaud, le
souffle est lui aussi un mot magique, un mot réalisé, sonore,
vocal, mais sans lettre ou comme analphabète. Par le mot
souffle, Artaud distingue et rapporte l’athlétisme physique,
celui du lutteur, qui souffle et s’essouffle à force d’exploiter
les ressources musculaires de son corps, et l’athlétisme affectif,
celui de l’acteur, qui souffle à force de faire entendre, voir ou
sentir, par son corps tous ces affects détachés, qui n’appar-
tiennent à personne, et qui par-là fait vivre des spectres. En
ce qui concerne « la question du souffle, là où chez l’acteur le
corps est appuyé par le souffle, chez le lutteur, chez l’athlète
physique c’est le souffle qui s’appuie sur le corps 26 ».
Chez l’acteur, le souffle ne provient pas du corps, de ses
muscles, ses poumons, ses organes, mais c’est le corps lui-
même qui émerge du souffle, comme dans « ces grincements

22. Ibid., p. 151.


23. « Un envoûtement est une influence ténébreuse magique portée
par des corps, lancée par des corps, transmise et transférée par des séries
inépuisables de corps, non pas psychiques mais organiques, pondérables,
parfaitement délimités et dessinés », Histoire vécue d’Artaud-Mômo, in Œuvres
complètes, xxvi, Paris, Gallimard, 1994, p. 175.
24. Samuel Beckett, Souffle, in Comédies et actes divers, Paris, Minuit,
1972, p. 135.
25. « … c’est avec mon souffle que je pense », Samuel Beckett, Nouvelles
et Textes pour rien, Paris, Minuit, 1958, p. 164.
26. « L’athlétisme affectif », in Œuvres complètes, iv, ibid., p. 155.
La langue scénique du corps 149

d’automates, ces danses de mannequins animés 27 », qui donnent


corps au souffle, un rythme, un geste, une voix et un visage.
« Il est certain qu’à chaque sentiment, à chaque mouvement
de l’esprit, à chaque rebondissement de l’affectivité humaine
correspond un souffle qui lui appartient 28. » La langue anal-
phabète des mots magiques n’est que souffle, ou ne consiste
qu’en du souffle. Un mot magique qui souffle, non qui souffle
à s’essouffler devant l’effort d’un corps organique, mais qui
souffle à évoquer le corps d’un spectre, encore une fois un
geste, une voix, un rythme.

Pour se servir de son affectivité comme le lutteur utilise sa muscu-


lature, il faut voir l’être humain comme un Double, comme le Kha
des Embaumés l’Égypte, comme un spectre perpétuel où rayonnent
les forces de l’affectivité.
Spectre plastique et jamais achevé dont l’acteur vrai singe les formes,
auquel il impose les formes et l’image de sa sensibilité.
C’est sur ce double que le théâtre influe, cette effigie spectrale qu’il
modèle, et comme tous les spectres, ce double a le souvenir long.
La mémoire du cœur est durable et certes c’est avec son cœur que
l’acteur pense, mais ici le cœur est prépondérant 29.

§ 4 – S’il faut voir l’être humain comme un double, c’est


que l’homme est son double. Il se dédouble non pas au sens
d’une projection de l’esprit, d’une hallucination ou d’un
fantasme, mais du langage proprement théâtral de la scène.
Or, un double est-ce que ça existe vraiment ? Sans substance,
sans essence, sans consistance ou sans corps, un double pour
Artaud n’est qu’une mise en scène. Il ne fait que mettre en
scène ce qui n’existe pas : « comme le Kha des Embaumés de
l’Égypte, comme ce spectre perpétuel où rayonnent les forces
de l’affectivité ». Un « spectre perpétuel », quel mot magique !

27. « Sir le théâtre balinais », ibid., p. 65.


28. « L’athlétisme affectif », op. cit., p. 155.
29. Ibid., p. 156.
150 Altérités de la littérature

Comment ce qui n’existe pas peut-il être perpétuel ? À vrai


dire la question n’est pas là, mais porte sur la mise en scène,
ou la langue des spectres. Dans le théâtre concret d’Artaud,
ce sont les spectres qui parlent, c’est-à-dire des propriétés sans
objet, des attributs sans sujet, des affects sans corps propre. Ce
sont tous ces corps sans organes, qui soufflent, qui crient, qui
dansent – ces accidents d’un être qui n’existe pas, ou qui n’existe
qu’à se mettre en scène. Pour Artaud, le spectre constitue
la pure mais concrète plasticité d’une mise en scène jamais
achevée. Comme le corps, dans le texte des Cahiers cité plus
haut, le spectre n’est jamais achevé. « Spectre plastique et jamais
achevé », qui représente et constitue une langue typiquement
scénique. La langue des spectres n’exprime pas quelque chose à
quelqu’un, elle ne montre rien ni ne cache rien, en elle-même
elle ne veut rien dire. Sans intention ni adresse, cette langue
ouvre la mise en scène d’un lieu hors langue, depuis lequel
je suis vu par des fantômes, appelé, interpellé, convoqué par
des spectres.
Cette langue où je suis possédé par des spectres constitue
« le langage type du théâtre ». Être possédé par des spectres,
cela veut dire être mû par des gestes, crié par des voix, produit
par du souffle, mais surtout par des gestes, des voix, du souffle
qui ne m’appartiennent pas – des propriétés qui ne relèvent
pas à moi, des affects qui ne sont à personne, qui viennent de
nulle part. D’ailleurs, n’est-ce pas le propre de la possession,
vocale ou gestuelle, de n’appartenir à personne ? Je ne peux
qu’être possédé par les gestes d’un autre, par une autre voix,
nommé par le nom d’un autre, je ne peux que donner corps,
redonner ou rendre à un corps ce qui n’a pas de corps propre.
Dans la langue scénique du théâtre, lorsque je danse, lorsque
je chante, aussi lorsque je souffle, je fais toujours danser des
spectres. Je les fais chanter. J’en suis le souffle, comme dans ce
théâtre balinais dont Artaud décrit le spectacle en ces termes :

Il est très remarquable que la première des petites pièces qui composent
ce spectacle et qui nous fait assister aux remontrances d’un père à sa
La langue scénique du corps 151

fille insurgée contre les traditions, débute par une entrée de fantômes,
ou, si l’on veut, que les personnages, hommes et femmes, qui vont
servir au développement d’un sujet dramatique mais familier, nous
apparaissent d’abord dans leur état spectral de personnages 30.

Tous les personnages sont des fantômes, les acteurs des


spectres, qui « nous apparaissent d’abord dans leur état spec-
tral de personnages ». Artaud dira plus loin qu’ils « semblent
des hiéroglyphes animés 31 », ou encore qu’ils forment des
« schémas ». « Le drame n’évolue pas entre des sentiments,
mais entre des états d’esprit eux-mêmes ossifiés et réduits à
des gestes – des schémas 32. » La langue scénique du théâtre
n’est pas faite de mots, qui signifient quelque chose pour
quelqu’un, mais de schémas ou de figures, qui densifient et
ossifient « les forces de l’affectivité ». La langue du théâtre ou
langue des spectres peut se penser comme une mise en scène
de figures, de postures, d’allures, des purs modes d’être affectif
autonomes, sans objet ni sujet. Le génie de cette nouvelle langue
tient tout entier dans la force spectrale des schèmes, que sont les
gestes et les cris, mais aussi les costumes, les masques ou encore
la lumière. À la différence du mot signifiant, du mot message,
le schème, gestuel ou vocal, joue sur le double registre de la
scène. Tout geste, avant d’être un signe qui produit du sens,
est un schème qui densifie une force, entre le double horizon
spectral de la scène.
Un geste est un schème en ceci qu’il est mis en scène, ou
agencé comme un dispositif qui implique une certaine posture,
une figure, qui s’enchaîne dans un flux d’autres gestes. Il se
rapporte à des voix, à des souffles, à des masques. Mais un
geste est encore un schème en cet autre sens qu’il forme une
scène à lui seul, une langue à part entière, aussi bref soit-il,
léger, aéré, volatile. C’est le geste qui met en scène. C’est le

30. « Sur le théâtre balinais », op. cit., p. 64.


31. Ibid., p. 65.
32. Ibid., p. 64.
152 Altérités de la littérature

geste employé comme le schème d’un spectre, qui devient au


théâtre le véritable metteur en scène. Encore une fois, comme
dans le théâtre balinais :

C’est un théâtre qui élimine l’auteur au profit de ce que dans


notre jargon occidental du théâtre, nous appellerions le metteur en
scène ; mais celui-ci devient une sorte d’ordonnateur magique, un
maître de cérémonies sacrées. Et la matière sur laquelle il travaille,
les thèmes qu’il fait palpiter ne sont pas de lui mais des dieux. Ils
viennent, semble-t-il, des jonctions primitives de la Nature qu’un
Esprit double a favorisées 33.

Le schème spectral du geste, c’est ce nouveau metteur en


scène, ordonnateur magique innommable, sans nom propre,
ni nom d’auteur, qui fait surgir « les jonctions primitives de
la Nature », entre l’homme et l’animal, l’humain et le divin,
l’humain et l’inhumain. Un geste qui met en scène sa propre
spectralité, son état d’être détaché, séparé, cruel et sans corps
propre. C’est l’invention d’une autre langue, d’une nouvelle
réalité de la langue, ou d’un nouveau régime de référentialité,
sans modèle ni origine. Et si ce geste-là n’a pas besoin de s’ins-
crire dans l’enchaînement d’autres gestes pour se manifester,
pour apparaître ou se représenter, c’est qu’à la différence du
mot message, ce geste ne provient d’aucun sujet, ne dépend
d’aucune intention, d’aucun motif, ne s’élabore sur aucun
système d’encodage préétabli, ni ne provient d’aucune langue
naturelle articulée. Le lieu d’émergence du geste, son lieu
d’existence aussi, de vie et de mort, c’est la scène, dit Artaud,
cette « Parole d’avant les mots ». « Dans ce théâtre toute création
vient de la scène, trouve sa traduction et ses origines mêmes
dans une impulsion psychique secrète qui est la Parole d’avant
les mots 34. » Cette parole d’avant les mots et sans mot, sinon
des mots magiques, incantatoires, est une parole qui ne respecte

33. Ibid., p. 72.


34. Ibid.
La langue scénique du corps 153

plus les règnes frontières de l’humain, de l’animal, du divin, ni


les genres différenciés du féminin et du masculin, ni même les
réalités opposées du vivant et du mort. Pour Artaud, il s’agit
d’une parole de survivant, ou plus encore, comme il l’écrit
dans Suppôts et Supplications, de cet « inaccessible infini des
survies 35 », de ce qui n’a jamais vécu et qui n’est jamais mort.
Une parole qui surgit depuis le lieu d’une survie.

§ 5 – Pour recomposer « le langage de la littérature », il faut


rendre au théâtre son « langage type », qu’est la scène, parole
d’avant les mots, parole de cruauté, parole de survivant, autant
de gestes, de noms, de cris, de voix et de souffles, de masques,
de fards, de costumes et de lumière, autant de forces densifiées,
qui font parler, vivre ou survivre des spectres. Considérée
comme ce nouveau langage concret, la scène déborde le champ
générique du théâtre. Elle représente ce lieu d’émergence
d’une langue-corps spécifiquement théâtrale, et constitue cette
force de surgissement spectral d’un schème affectif du corps.
Par cette langue, chaque geste devient lui-même une scène.
Chacun des grains d’une voix, vibration gestuelle, faisceau
de lumière, râle de souffle, représente la totalité infinie d’une
scène. Chacune de ces figures fait entrer le corps en relation
avec d’autres corps, d’autres visages, d’autres noms, invisibles,
disparus, ou à venir, avec des vies vieilles de mille ans, ou des
corps qui n’ont jamais existé autrement qu’en cet inaccessible
infini des survies.
La scène du théâtre déborde le théâtre. C’est une langue
spectrale d’où émerge le théâtre, mais qu’aucun théâtre ne peut
réduire, dont rien ne peut épuiser les forces, les ressources, ni
mesurer les pouvoirs. Skènè, en grec, signifie non seulement
la scène théâtrale, au sens où on l’entend encore aujourd’hui,
mais c’est aussi l’abri, la réserve, la demeure, ou la mise à
demeure. Ce mot peut également signifier le « corps », comme

35. Suppôts et Supplications, in Œuvres complètes, xiv, 1, Paris, Gallimard,


1978, p. 30.
154 Altérités de la littérature

chez Démocrite, Hippocrate ou Platon. Le corps est une scène,


comme la scène est un corps – une enveloppe, un abri ou la
demeure de l’âme. Il ne fait pas de doute, pour Artaud, que ce
langage scénique relève du corps, non pas d’un corps propre,
subjectif, psychologique ou organique, mais d’un corps spec-
tral, impersonnel et anonyme. De là cette idée d’une langue
sans mot ni lettre, une langue « pour les analphabètes ». Une
langue désirée, maintes fois recherchée, mais qu’Artaud à peine
sorti de Rodez, à peine libéré, dit n’avoir toujours pas trouvé :

Je dois donc dire que depuis trente ans que j’écris je n’ai pas encore
tout à fait trouvé, non pas encore mon verbe ou ma langue, mais
l’instrument que je n’ai cessé de forger.
Me sentant analphabète illettré, cet instrument ne s’appuiera pas sur
les lettres ou sur les signes de l’alphabet, on y est encore trop près
d’une convention figurée, et oculaire et auditive 36.

Cet instrument d’illettré, qu’il faut forger, recomposer,


réfectionner et inventer, n’est-ce pas cela même qu’Artaud tenta
d’élaborer dans ses « cahiers », par ses « cahiers », en minuscules
et entre guillemets ? La langue des « cahiers » ne doit-elle pas
se penser, elle aussi se pratiquer comme cette « Parole d’avant
les mots » ? Le langage de la scène, ou la langue scénique des
spectres, peut devenir un concept clé pour lire et pour penser
ce qui se joue d’analphabète dans les « cahiers » d’Artaud. Une
écriture qui invente un nouvel alphabet, où chaque lettre,
chaque trait est en lui-même déjà un hiéroglyphe, un crypto-
gramme. Une écriture où chaque mot, déjà magique, densifie
un pouvoir secret, réalise une puissance invisible, chaque

36. Ibid., in Œuvres complètes, xiv, 2, op. cit., p. 29-30. « […] j’en viendrai
à ce que je ne cesse de regretter de ne pas être :/ un homme différemment
conformé,/ capable de trouver le verbe rétensif, réservé, recoudé, abstensif,/
affirmatif,/ dont toutes mes œuvres ne sont qu’une recherche avortée »,
Cahiers du Retour à Paris (26 mai-Juillet 1946), in Œuvres complètes, xxii,
Paris, Gallimard, p. 335.
La langue scénique du corps 155

phrase décompose et recompose la linéarité du temps, et rend


présent des affects survivants, inexistants ou vieux de mille
ans. C’est peut-être par là qu’il faut commencer, pour lire ces
« cahiers ». Il faut en découvrir la genèse, non par une simple
analyse génétique du papier, du texte, des couches d’écriture
et de rature, des dérapages entre l’écrit et le dessin, où le dessin
s’écrit autant que l’écrit se dessine. Il faut sans doute le faire,
ce travail d’analyse, mais pas avant d’avoir pensé le langage
des « cahiers » comme une scène, ou comme la scène d’un
théâtre des spectres.
Ce n’est peut-être plus Artaud qui parle dans ces « cahiers »,
qui écrit et qui dessine. À qui revient cette « Parole d’avant les
mots », qui la prononce, qui la porte, l’assume ou la signe ?
A-t-elle encore un auteur, un garant qui en répond, un sujet
qui en assume la souveraineté, et peut-on dire qu’elle s’adresse
à quelqu’un ? Autant de questions que posent ces « cahiers »,
considérés comme une scène. Autant de questions qui font « que
les mots dépassent le texte, que le texte sort de l’écrit 37 », et des
« cahiers » une scène qui les déborde. Les mots tantôt enchaînent
les « cahiers » les uns aux autres, tantôt en agencent plusieurs
simultanément, comme on l’a vu plus haut. Ils sortent de la
page, quittant la seule feuille de papier, s’écrivant au-dehors,
ou du dehors, sur d’autres feuilles, hors cahiers, sur la table
elle-même, sur le sol et sur les murs. Ils condensent, densifient,
ossifient ces frappes ou ces coups de marteau que donne Artaud
sans cesse sur un morceau de bois pour rythmer le souffle
de son écriture. Comme le corps, comme le spectre, comme
la langue scénique des spectres, chacun de ces « cahiers » est

37. « La poésie : un avortement : […]/ Que les mots dépassent le texte,


que le texte sorte de l’écrit, et fasse oublier la langue ouverte, le verbe reçu, la
syntaxe parlée, c’est le moins que j’aie recherché et peut-être d’écrit en écrit
le lecteur trouvera que j’y arrive », Cahiers du retour à Paris (Août-Septembre
1946), in Œuvres complètes, xxiii, Paris, Gallimard, p. 46. Cf. Catherine
Bouthors-Paillart, Antonin Artaud. L’énonciation ou l’épreuve de la cruauté,
Genève, Droz, 1997, p. 209-215.
156 Altérités de la littérature

« inachevé » – « C’est lui-même qui parle/, lui qui frappe/, lui


qui marche/, lui qui vit ». Comme cet « impossible écrit », dont
parle Artaud dans les Cahiers du retour à Paris 38, ces « cahiers »
sont inachevés dans le temps, mais aussi dans l’espace. Ils
font de la page un théâtre, elle-même une mise en scène où
se densifient des mots, des voix, des gestes, des traits, et du
mot lui-même une langue à part entière, qui s’écrit toujours
et seulement « pour les analphabètes ».

38. « Je cherche un impossible écrit/ qui n’est que dans mes moelles
inscrit/ et même pas/ mais qui dira le vide ou le plein/ mieux que moi »,
Cahiers du retour à Paris (Août-Septembre 1946), op. cit., p. 79.
PARTIE III

LITTÉRATURE
ET ANTHROPOLOGIE
I

La scène des frontières 1


L’ethnographie, l’art et la littérature
devant la restitution des objets

« La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle


porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle
transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs
privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau
de l’Histoire. Elle introduit dans l’être un rythme propre,
apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage,
une nouvelle humanité. La décolonisation est véritable-
ment création d’hommes nouveaux. Mais cette création
ne reçoit sa légitimité d’aucune puissance surnaturelle : la
« chose » colonisée devient homme dans le processus même
par lequel il se libère. »
— Frantz Fanon, Les Damnés de la terre.

1. L’objet, un document performatif

§ 1 – Pour aborder les liens entre littérature et ethnographie,


je partirai d’une situation bien connue, maintes fois discutée,
débattue et critiquée. Depuis les années 1980, l’anthropologie
sociale et culturelle a subi un grand bouleversement. On
parle d’un tournant de l’anthropologie, qu’il soit politique,

1. Texte entièrement remanié paru dans Retour d’y voir, 6-7-8, 2013,
p. 640-673.
160 Altérités de la littérature

épistémologique ou méthodologique, évoquant surtout la


crise du « grand partage » des cultures, dominants-dominés,
oppresseurs-opprimés, Occident-Tiers-monde. Une crise des
frontières géopolitiques et socio-économiques, qui interroge
les liens entre savoir et pouvoir, mais qui surtout force les
lieux du savoir, les disciplines et les institutions, scientifiques
comme artistiques, à développer un réexamen critique de leur
propre histoire. Une crise, en somme, qui affecte l’ensemble des
productions culturelles et des institutions de la modernité, et
dans laquelle se croisent enquêtes ethnographiques et pratiques
artistiques, anthropologie et littérature. Des croisements, des
partages, des divergences, que j’aimerais ici étudier, articulant
certains cas précis à des scènes sociales d’envergure. Trois grands
événements singularisent ces années 1980. La décomposition
des Empires coloniaux est sur le point de s’achever – c’est le
renversement d’une occidentalisation du monde. La dispari-
tion des régimes socialistes d’Europe centrale culmine avec la
chute du mur de Berlin en 1989 – c’est la fin des idéaux d’une
transformation sociale. Enfin, la mondialisation économique
rejoint la médiatisation technoscientifique des biens culturels –
c’est le début d’une société mondiale du spectacle, qui prend
la place d’une nouvelle occidentalisation et joue le rôle d’une
gouvernance du monde.
Autant d’événements qu’il faut penser dans leur pouvoir
de décentrements, qu’ils soient géopolitiques et socioculturels,
comme le passage de la décolonisation à la mondialisation,
ou épistémologique, comme l’étude des frontières, nouveau
terrain d’observation, nouveau lieu d’analyse 2. On parle d’une
anthropologie des frontières, pensées comme des seuils mouvants,
qui décomposent et recomposent des situations sociales, des
ruptures parfois abyssales, qui renversent des horizons de sens
et produisent des séries indéterminées d’accidents. Mais qu’en

2. Cf. Michel Agier, « Penser le sujet, observer la frontière. Le décen-


trement de l’anthropologie », L’Homme, no 203-204 (Anthropologie début
de siècle), 2012, p. 51-76.
La scène des frontières 161

est-il de la diversité et de l’altérité des cultures dans ce boule-


versement des repères, des frontières, des lignes de partage et
des rapports de force ? Dans ce renversement des institutions
culturelles de la modernité, que signifie encore regarder l’autre,
le découvrir, l’observer, le représenter comme un objet de
savoir ou « l’objectiviser » ? Que veut dire se présenter devant
l’autre, être contemporain ou partager un temps commun ?
Comment délimiter les seuils et marquer les frontières qui
départagent un « ici » d’un « là-bas », le « proche » du « loin-
tain », le « chez soi » d’un « ailleurs 3 » ? Plus encore. Que veut
dire regarder, observer, dès lors que l’autre a perdu sa ligne
de démarcation qui lui donnait, et nous donnait les moyens
d’assurer ce partage des frontières, la distribution des rôles et
le lieu des savoirs ? Les anthropologues n’ont-ils construit que
des fictions ethnocentriques sur les figures de l’autre, avec la
double complicité, et des administrateurs missionnaires et des
informateurs indigènes ?
Devant cette situation de crise, qui dure et qui s’enlise,
l’anthropologie va questionner son histoire, son objet et son
discours, ses méthodes d’enquête et ses outils d’analyse, la
variation d’échelle des matériaux investis 4, mais aussi le statut
de son « terrain 5 », dont les colonies avaient jusqu’alors garanti
l’autorité de la discipline. Un questionnement qui s’élabore
sur un double plan. D’un côté, l’anthropologie engage un
examen critique du concept opératoire de « terrain », mais d’un

3. Georges Marcus parlera d’une ethnographie multi-située, « Ethnography


in/of the World System : The Emergence of Multi-Sited Ethnography »,
Annual Review of Anthropology, no 24, p. 95-117. Cf. Michel Naepels, « “Un
perpétuel principe d’inquiétude” », L’Homme, no 203-204, op. cit., p. 7-18.
4. Cf. Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », in J.
Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Hautes
Études/Gallimard/Seuil, 1996, p. 15-36.
5. Cf. Antonio Guerreiro, « L’enquête de terrain à l’heure de la mondia-
lisation : repères méthodologiques de Malinowski à l’anthropologie partici-
pative », in Retour sur le terrain. Nouveaux regards, nouvelles pratiques. Textes
réunis par A. Guerreiro, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 31-66.
162 Altérités de la littérature

autre côté elle mène surtout cette critique « sur le terrain ».


Elle ne doit pas simplement observer ce qui se passe dans
son terrain, mais elle doit observer sa propre observation
du terrain. Autant de gestes à la fois réflexifs et concrets,
autant de postures critiques qui ramènent l’anthropologue
au contexte socioculturel dans lequel il est immergé et qui
rend son discours légitime. Autant de gestes qui déplacent
la question des frontières, qu’elles portent sur la construction
des espaces géopolitiques des cultures ou qu’elles concernent
l’établissement des protocoles d’énonciation des discours. La
culture d’immersion et le discours de légitimation de l’anthro-
pologue se révèlent dans cette phase réflexive de l’enquête et
se caractérisent le plus souvent par l’analyse des mises en scène
de son observation. Il y va d’un processus de textualisation, par
lequel les phénomènes observés peuvent se traduire et s’inscrire
dans le registre du savoir. Un processus concret, qui recoupe
l’ensemble des circonstances de l’enquête, les systèmes de
notation, les appareils d’enregistrement, les négociations avec
l’informateur, les techniques d’immersion, les recherches de
la bonne distance critique 6, etc.
On a longtemps parlé d’un « tournant littéraire de l’anthro-
pologie 7 », créant des situations ambiguës, réduisant l’observa-

6. Cf. Mondher Kilani, « Décrire ou évoquer ? Sur le mode de repré-


sentation en anthropologie », in L’invention de l’autre. Essais sur le discours
anthropologie, Lausanne, Payot, 1994, p. 27-39, et Alain-Michel Boyer,
« Portraits de l‘écrivain en ethnographe », in Alain-Michel Boyer (dir.),
Littérature et ethnographie, Nantes, Cécile Defaut, 2011, p. 385-408.
7. Je pense surtout à des auteurs américains comme James Clifford,
Clifford Geertz et George Marcus, en particulier à l’ouvrage J. Clifford et
G. Marcus (dir.), Writing culture. The poetics and politics of ethnography,
Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California, 1986. Une approche
poursuivie dans J. Allison, J. Hockey et A. Dawson (dir.), After Writing
Culture. Epistemology and Praxis in Contemporary Anthropology, New
York, Routledge, 1997. J. Clifford revient sur l’idée d’une anthropologie
pensée comme littérature, dans « Après coup », Journal des anthropologues,
no 126-127, 2011, p. 363-368. On pourra lire encore, dans le même
numéro, l’article d’Emir Mahieddin, « Vingt ans après Writing Culture :
La scène des frontières 163

tion de l’ethnologue à la posture d’une expérience subjective,


littéraire, poétique, esthétique ou artistique. Double méprise
d’un relativisme culturel. D’un côté, l’assimilation de l’ethno-
graphe et de l’artiste, ou du littéraire, et de l’autre le présupposé
d’un critère de distinction par l’objectif et le subjectif, le savoir
et l’expérience. L’ethnologue est comparé à la figure de l’artiste,
et son discours sur la culture des autres n’informe pas plus sur
la réalité que l’évocation d’une œuvre d’art ou le récit d’une
expérience subjective. Mais loin de moi l’idée de creuser cette
veine. Bien au contraire, je voudrais, sans l’éviter, en recon-
sidérer les enjeux socioculturels sur un autre plan. Au lieu de
me demander si l’anthropologue est un fabricant de réalité,
un producteur de fictions, comme on le suppose naïvement
de l’écrivain ou de l’artiste, j’aimerais plutôt questionner le
rôle d’acteur que jouent différemment et l’anthropologue et
l’artiste. Or, comment définir ces jeux d’acteurs sociaux, et en
quoi consiste le lieu ou le terrain qu’ils occupent et à la fois
qu’ils partagent 8 ? On peut penser ce lieu comme une scène
ouverte et complexe, qui distribue des rôles, qui répartit des

retour sur un « Âge d’or » de la critique en anthropologie », p. 369-383.


Cf. Sherry Simon et Gilles Bibeau, « Ethnographie et fiction – fiction de
l’ethnographie », Anthropologie et Sociétés, 28/3, 2004, p. 7-13, et Jean-Paul
Colleyn, « L’ethnographie, essais d’écriture », Critique, 680-681 (Frontières
de l’anthropologie), 2004, p. 139-149.
8. Marc Augé parlera d’une « matière première » que partagent l’ethno-
logue et le littéraire. « Mais, en deçà de tout ce qui touche aux problèmes de
traduction des mots, des concepts ou des situations, le matériau que recueille
l’ethnologue constitue en lui-même une « matière première » commune à
l’anthropologie et à la littérature. Les anthropologies locales traitent du
corps, de ses humeurs, des influences qu’il exerce et de celles qu’il subit, de
la différence des sexes, de la mémoire et de l’oubli, des rapports entre les
vivants et les morts, de la naissance, de l’hérédité et de la filiation, des règles
de transmissions ou de dation du nom…, bref, de tout ce dont s’occupe la
littérature romanesque ou poétique », La vie en double. Ethnologie, voyage,
écriture, Paris, Payot, 2011, p. 217-218. Cf. Daniel Fabre et Jean Jamin,
« Quelques considérations sur les rapports entre anthropologie et littérature »,
L’Homme, no 203-204, op. cit., p. 579-612.
164 Altérités de la littérature

paroles, qui reconfigure des contextes d’énonciation, qui agence


des échelles variables d’investigation 9. On peut aussi parler
d’un régime d’ethno-scénographie, qui observe les pratiques
(de documentation, de mise en écriture, de production de
savoirs…) et interroge les discours (linguistique, technique,
artistique, médiatique…), par lesquels des types d’acteurs
construisent, exercent et jouent certains rôles, depuis leur
propre contexte socioculturel d’immersion.
Cette scène, c’est le lieu d’une anthropologie des frontières.
C’est un lieu d’observation, un dispositif d’action, qui travaille
sur la construction et la déconstruction des frontières, l’éta-
blissement et la rupture des seuils. C’est un lieu qui investit
le pouvoir des limites, de la culture à la nature, de l’humain
à l’inhumain, entre l’homme et la femme, les morts et les
vivants, la mémoire et l’oubli. Une scène anthropologique des
frontières que partagent, selon des voies différentes, l’ethno-
logie, les arts et la littérature. Or, ce paradigme de la scène est
aujourd’hui incontournable, peut-être même indiscutable. On
l’a vu surgir après Mauss, dans les années 1920, avec Michel
Leiris, Georges Bataille et la revue Documents, puis avec le
Collège de Sociologie à la fin des années 1930. On le voit
redéfini avec Joseph Kosuth, sous la figure de « l’artiste comme
anthropologue », en 1974 10, puis par James Clifford, en 1981,
avec son « ethnographie surréaliste 11 », enfin avec Hal Foster

9. Jacques Rancière dira de la « scène » qu’elle est le lieu à partir duquel


on voit les choses se distribuer. Voir entre autres La méthode de l’égalité.
Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris, Bayard, 2012,
spéc. p. 107, 122, 124 et 151.
10. Joseph Kosuth, « The Artist as Anthropologist », The Fox, 1, 1975,
repris dans Art after Philosophy and After, Collected Writings, 1966-1990,
Cambridge (Mass.)/Londres, The MIT Press, 1996, p. 107-128. « L’artiste
comme anthropologue », trad. fr. dans Textes, Anvers, ICC, 1976.
11. James Clifford, « Du surréalisme ethnographique », in Malaise
dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au xxe siècle, trad. de
l’américain par M.-A. Sichère, Paris, École nationale supérieure des Beaux-
Arts, 1996, p. 121-152.
La scène des frontières 165

et le « portrait de l’artiste en ethnographe », en 1996 12. Artiste,


anthropologue, critique d’art, trois discours qui se croisent
autour d’une nouvelle scène des frontières et d’un nouveau
paradigme du savoir, trois pratiques qui questionnent le statut
des productions et des institutions culturelles de la modernité
dans nos mondes contemporains.
Devant cette situation actuelle, qui rapporte les pratiques du
savoir au nouvel équilibre du monde, on peut se poser au moins
deux questions différentes. La première, que je ne suivrai pas,
consiste à se demander justement en quoi l’anthropologue est
un artiste et l’artiste un anthropologue. Utilisent-ils les mêmes
outils d’analyse, construisent-ils les mêmes objets d’études,
visent-ils les mêmes buts, etc. ? En somme, qui emprunte
quoi à qui, comment et pour quoi faire ? La seconde, que
je défends ici, porte sur ces régimes d’ethno-scénographie,
où chaque acteur regarde et analyse à sa manière les « objets
contemporains » comme des scènes depuis lesquelles on observe
et s’observe, tout en s’observant observer. Il faut construire de
nouvelles scènes d’observation ou de nouveaux observatoires de
la vie quotidienne. Il faut agencer de nouvelles scénographies
discursives, de nouvelles performativités, afin d’observer que
toute observation est déjà médiatisée par de l’observation,
fractionnée par des frontières multiples, mondialisée par du
contemporain – non plus seulement par des images signi-
fiantes, comme dirait Debord, mais par des images qui nous
indiquent, nous désignent, nous marquent et nous tracent,
nous contrôlent et nous dirigent, nous assignent à des réseaux,
en somme par des images qui nous observent – les observer.
Ce nouveau paradigme ethno-scénographique des discours,
j’aimerais l’aborder à partir d’une réflexion sur le rôle que joue
l’« objet » dans la crise des institutions de la modernité. Quel
est le statut de l’objet dans nos mondes contemporains ? En

12. Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe », in Le retour du


réel. Situation actuelle de l’avant-garde, trad. Y. Cantraine, Fr. Pierobon et
D. Vander Gucht, Bruxelles, La Lettre volée, 2005, p. 213-247.
166 Altérités de la littérature

quoi joue-t-il le rôle d’une scène ou d’un lieu d’observation ?


Et surtout quelle est sa fonction dans le contexte d’une globa-
lisation médiatisée par des dispositifs technoscientifiques de
captation ? Quel est son rôle dans un monde ordonné par
un ensemble de traces qui se réfèrent les unes aux autres, des
traces indexicales ou des indices qui opèrent en réseaux, et
qui agissent par les seules propriétés du réseau 13 ? Autrement
dit, qu’appelle-t-on encore objet dans un monde où les forces
de production opèrent au travers d’images ou de traces indi-
ciaires, qui se détachent, se séparent, ou qui rompent avec
leur propre contexte d’émergence ? Dans cette nouvelle situa-
tion, la présence de l’objet a changé, son essence comme son
existence se sont transformées. Il ne suffit plus de recourir
au modèle benjaminien de la reproduction technique, d’une
aura perdue, d’une singularité déchue, d’une valeur d’usage
aliénée par l’échange, le marché et le commerce, détournée par
l’industrie capitaliste. On ne peut plus se contenter d’évoquer
l’idée naïve et tenace, christique ou romantique, d’une présence
pure, « présence réelle » et irreproductible, unique et séparée
de tout système économique, de toute technique, à l’abri des
discours et du savoir.
Ce modèle ne suffit plus en effet pour penser ce qui se joue
du contemporain des cultures dans la scène des objets. Afin
de comprendre cette nouvelle situation et ce nouvel ordre du
monde, il faut quitter le modèle dialectique oppositionnel,
non seulement entre présence et représentation, mais aussi
entre production et reproduction, diffusion et consommation,
valeur d’usage et valeur d’échange, originarité et secondarité,
pour un modèle scénographique d’observation et de captation,
d’enregistrement et de traces, de documents et d’archives.
Autrement dit, l’objet est devenu lui-même un document
d’observation, une image indiciaire, une trace en réseau, une
scène depuis laquelle s’observe la co-temporalité des cultures.

13. Cf. Louise Merzeau, « Du signe à la trace : l’information sur mesure »,


Hermès, no 53 (Traçabilité et réseaux), 2009, p. 23-29.
La scène des frontières 167

L’objet est devenu lui-même un terrain à partir duquel plusieurs


voix s’expriment en même temps, s’y réfèrent, les décrivent,
les comparent, et d’une certaine manière entrent en relation,
échangent des messages, déploient des actions réciproques.
L’objet est non seulement un artefact, quelque chose de factice,
c’est-à-dire de fabriqué par la main ou la machine, mécanique,
chimique, informatique, mais il relève surtout d’une activité
ou actualité, qui opère par différents discours performatifs
d’observation – autant d’interprétants (traces, signes, images,
sons, indices…) qui font de l’objet lui-même un nouvel obser-
vatoire des frontières, ou du contemporain.

§ 2 – Cette question de l’objet, comme lieu d’observa-


tion, croise un autre questionnement d’anthropologues, de
sociologues et de critiques d’art, sur l’artification de l’objet, ou
sur les processus par lesquels un objet devient œuvre d’art 14.
Entendons par là l’ensemble des opérations, des gestes et des
discours qui permettent à quelque chose de fonctionner symbo-
liquement pour un certain public comme un objet artistique.
Or, la question que je pose ici est moins pragmatique, au sens
strict du terme. Non seulement, elle vient juste avant le passage
de l’objet à l’œuvre d’art, mais elle prend surtout ce passage
à rebours. En somme, il s’agit de questionner d’autres gestes,
se demandant comment ou selon quels processus, quelque
chose de matériel ou d’immatériel peut devenir un objet, ou
acquérir le statut de valeur culturelle. Et cet ensemble de gestes
s’inscrit dans un contexte d’immersion sociohistorique, qu’il
soit ethnographique ou artistique 15. La question ne consiste

14. Cf. Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (dir.), De l’artification.


Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, École des hautes études en sciences
sociales, 2012.
15. Et en ce sens, les contextes seraient eux-mêmes des processus :
« Ainsi, écrit Alban Bensa, les contextes auxquels l’ethnologue et ses carnets
sont immanquablement renvoyés doivent-ils être appréhendés comme
des processus. À travers eux, la culture se fait phénomène historisé »,
168 Altérités de la littérature

donc plus à savoir où, quand et comment un objet acquiert


collectivement et publiquement la valeur d’œuvre d’art, mais
de comprendre dans quelle mesure certains dispositifs de mise
en scène, artistiques, ethnographiques, muséographiques, ou
certaines opérations ethno-scénographiques, ont transformé
la production et la réception des objets en institutions cultu-
relles, tantôt en œuvres d’art, tantôt en documents d’archive.
À mon avis, toute la question est là, dans cette opération
de mise en scène, ce geste de déplacement ou ce transfert des
contextes socioculturels. On parle d’une capacité scénique à
produire de nouveaux contextes d’énonciation, de nouveaux
dispositifs d’institution culturelle et de nouveaux discours de
légitimation, de nouvelles frontières qui inventent des tradi-
tions, d’autres rapports au passé, à la mémoire ou à l’histoire.
Prenons pour point d’ancrage la posture d’un artiste comme
Duchamp, ou la figure d’un ethnographe comme Leiris, mieux
encore considérons la lecture que Leiris a faite des ready-
mades de Duchamp, comme dans « Art et métier de Marcel
Duchamp », publié en 1946 dans la revue Fontaine :

Ici, l’objet choisi est simplement isolé, qualifié, extrait de l’ambiance,


projeté dans un monde nouveau ; le morceau de réel n’est pas pris
pour être confronté avec les parties manuelles de l’œuvre ou pour
devenir symbole, il est pris pour être pris et n’acquiert cette vertu,
cette efficacité singulière que du fait d’être retranché du reste 16.

Leiris parle d’un geste ou d’une action. Les ready-mades de


Duchamp, « articles de commerce ou choses déjà fabriquées 17 »,
sont isolés, qualifiés, retranchés de leur propre contexte et
projetés dans un nouveau monde, ou dans un autre contexte.

« L’anthropologie à l’épreuve de l’histoire », in La fin de l’exotisme. Essais


d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006, p. 47.
16. Michel Leiris, « Arts et métiers de Marcel Duchamp », in Brisées,
Paris, Gallimard, 1992, p. 131-132.
17. Ibid., p. 131.
La scène des frontières 169

Sans le dire explicitement, Leiris parle d’un geste perfor-


matif, qui produit une situation par les actes mêmes qui la
signifient. Isoler l’objet, c’est déjà le projeter dans un monde
nouveau. Le séparer de son contexte de production, de sa
fonction, de son usage, c’est lui donner un autre contexte,
lui inventer une autre fonction, un autre usage – une autre
scène où s’agencent de nouvelles frontières. Il ne s’agit donc
plus de penser le passage d’une valeur d’usage de l’objet à sa
valeur d’échange, de sa production à sa reproduction, de sa
fonction première à son aliénation marchande. Il y va bien
autrement d’un déplacement d’usage, entre la production de
l’objet et sa présentation, sa mise en scène ou son spectacle,
prototype performatif des institutions de la culture. Et ce que
Leiris voit dans le geste de Duchamp, dans cette captation
de l’objet, « pris pour être pris », il le voyait déjà dix ans plus
tôt dans la transformation de l’ancien musée d’ethnographie
du Trocadéro, cabinet de curiosités, au Musée de l’Homme,
nouvelles archives de l’humanité, qui s’installe en 1938 au
Palais de Chaillot. C’est la question de l’objet document, ou
document d’archive, qui se pose ici, ouvrant cette nouvelle
économie politique de l’usage des objets, de sa collecte à sa
présentation, de sa captation à sa mise en scène :

On peut se demander s’il n’y a pas contradiction dans les termes,


tant ce mot « homme » apparaît surprenant accolé au morne terme
de « musée », puisque par ce dernier mot est communément désigné
le lieu froid où se trouvent déposés des objets que l’homme est fier
d’avoir produits, mais qui n’existent plus que pour eux-mêmes et
séparés de lui […]. Comment procéder pour que les documents, dont
la valeur est liée au fait qu’ils sont choses cueillies sur le vif, puissent
garder quelque fraîcheur une fois consignés dans des livres ou mis
en cage dans des vitrines ? Toute une technique de la présentation
devra intervenir comme suite à la technique de collecte, si l’on tient
à ce que les documents ne deviennent pas de simples matériaux pour
une érudition pesante […]. Il se peut que d’aucuns regrettent, de
l’ancien musée d’Ethnographie, un certain air familier, sans roideur
170 Altérités de la littérature

didactique […] ; le nouveau musée de l’Homme n’en marque pas


moins un grand pas en avant dans la constitution de ces archives
universelles qui ne doivent pas cesser d’être le but de tous ceux qui
ont fait de l’étude de l’homme, tant physique que psychique ou social,
le point d’application de leur aspiration vers plus de rationnel 18.

Ce texte permet de repenser la fonction du contexte dans


la production et dans la réception de l’objet. À mon sens, il
affirme déjà de l’objet ce que Judith Butler dira de la perfor-
mativité du discours :

Comprendre la performativité comme une action renouvelable


sans origine ni fin claire suggère que le discours n’est en définitive
contraint ni par un locuteur déterminé ni par son contexte d’origine.
Le discours n’est pas seulement défini par le contexte social, il est
aussi marqué par sa capacité à rompre avec ce contexte 19.

Ce déplacement de contexte, Leiris le voyait déjà à l’œuvre


chez Duchamp, par cette projection de l’objet « dans un monde
nouveau ». Le texte sur le Musée de l’Homme, qu’on vient de
lire, parle lui aussi d’un déplacement de contexte, d’un isole-
ment de l’objet, « séparé » de l’homme qui la produit. Les objets
« n’existent plus que pour eux-mêmes ». Or, ce déplacement
de l’objet ne relève pas d’un simple changement de lieu, un
terrain, un village, une tribu africaine, à la vitrine d’un musée
d’ethnographie parisien. Ce déplacement représente à lui seul
un véritable dispositif de production, un processus qui agit sur
des seuils ou des frontières, une force performative qui opère sur
les conditions économico-politiques des institutions culturelles
des objets, qui non seulement les déterminent mais encore les

18. Michel Leiris, « Du musée d’Ethnographie au musée de l’Homme »,


Nouvelle Revue française, no 299, 1938, p. 344-345.
19. Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du
performatif, trad. Ch. Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2004, p. 64.
La scène des frontières 171

désignent ou les indiquent. Et c’est là qu’il faut repenser les


liens entre les figures de l’ethnographe et de l’artiste 20.
Ce déplacement est lui-même un mode de production, et
Leiris dans ce texte au ton prophétique le voit bien, lorsqu’il
insiste sur la nécessité d’articuler, pour tout objet, « technique
de collecte » et « technique de la présentation ». Afin que ce
nouveau musée joue le rôle et acquiert le statut d’archives de
l’humanité, afin que tout objet devienne un document qui
garde une mémoire vive, toute la « fraîcheur » d’une humanité
disparaissante, il devra développer une technique particulière
– une véritable économie politique de la présentation. On
ne peut plus collecter les objets, les isoler de leur contexte
de production, les séparer de leur fonction, les priver de leur
usage premier, sans les inscrire aussitôt dans un dispositif de
présentation. Et même si Leiris parle encore de deux temps, la
collecte avant, la présentation après, ce qui compte et permet
de penser cette rupture potentielle des contextes, cette capacité
d’autonomie des objets, c’est ce lien nécessaire de la collecte à
la présentation. Un lien de production, économique et poli-
tique, qui fait de tout objet lui-même un processus d’institution
de la culture, et surtout une scène où s’observe la répartition
des frontières culturelles. En somme, dirait Leiris, un objet
ne devient une valeur culturelle à la seule condition que sa

20. Une problématique qui croise la question de Benjamin sur la tech-


nique littéraire des œuvres : « Au lieu de demander en effet : comment une
œuvre se situe-t-elle face aux rapports de production de l’époque ? Est-elle
en accord avec eux, est-elle réactionnaire, ou s’efforce-t-elle de les subvertir,
est-elle révolutionnaire ? – Au lieu de cette question, ou en tout cas avant
même, j’aimerais vous en poser une autre. Donc, avant de demander :
comment une œuvre littéraire se pose-t-elle face aux rapports de production
de l’époque, je voudrais demander : comment se pose-t-elle en eux ? Cette
question-là vise très directement la fonction que l’œuvre assume à l’intérieur
des rapports de productions littéraires d’une époque. Elle vise en d’autres
termes directement la technique littéraire des œuvres », « L’auteur comme
producteur », in Essais sur Brecht, édition et postface de R. Tiedemann, trad.
Ph. Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 124-125.
172 Altérités de la littérature

collecte s’inscrive dans une scénographie de la présentation.


Sans faire de cette présentation une technique inhérente à la
collecte, tout objet restera lettre morte, « matériaux pour une
érudition pesante ».
Avant d’en venir à la question de l’ethnographe et de
l’artiste, il faut insister sur cette capacité performative de l’objet
à rompre avec son propre contexte. Je reviendrai plus loin sur
la notion de « capacité », de force, de pouvoir ou de virtualité,
toujours pensée comme capacité d’action, agency disent les
Anglo-Saxons. Une capacité d’action, qui non seulement va
de pair avec ce qu’on appelle la performativité, et sa fonction
déictique, mais qui s’énonce surtout comme un concept opéra-
toire dans le champ des sciences humaines, après cet examen
critique des productions culturelles au milieu des années 1980.
Une critique radicale des institutions de la modernité, qui
questionne la soumission contraignante des pratiques, des
discours et des objets aux seuls registres du sujet d’énoncia-
tion, des intentions productives et du contexte d’origine, en
somme à toutes ces formes souveraines de légitimation. En
d’autres termes, cette capacité de décontextualisation, inhé-
rente à tout discours comme à tout objet, ne va pas sans une
certaine violence, un renversement des frontières culturelles,
une rupture des seuils de compréhension, un événement trau-
matique, qui impliquent toujours une forme de réparation,
de réappropriation ou de recontextualisation, une « projection
dans un monde nouveau ». Cette capacité ne deviendra jamais
effective sans le pouvoir performatif de nouveaux discours de
légitimation. C’est ce que dit encore Butler :

« La resignification du discours requiert que l’on ouvre de nouveaux


contextes, que l’on parle sur des modes qui n’ont jamais encore été
légitimés, et que l’on produise par conséquent des formes nouvelles
et futures de légitimation 21. »

21. Judith Butler, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 65.


La scène des frontières 173

2. Présentation de l’objet et discours


de légitimation

§ 1 – Dans ce scénario, nos deux personnages, l’artiste


et l’ethnographe, partagent une même idée de l’objet, ou
avancent l’un et l’autre la même hypothèse de travail – une
hypothèse sur l’objet, l’objet trouvé, recherché, convoité,
isolé, collecté, l’objet fabriqué ou construit, l’objet produit
ou reconstitué, par la main ou la machine, qu’il soit matériel,
comme un masque Dogon, ou immatériel, comme un son,
une parole, voire une croyance, par exemple que les masques
Dogon peuvent avoir telle ou telle influence. Cette hypothèse
est simple, elle postule que tout objet est un miroir de sa
culture, un indice ou une marque qui renvoie aux conditions
socioculturelles de sa fabrication. Plus précisément, elle affirme
que le processus de production des objets contient et indique
les conditions historiques, économiques et politiques de son
institution culturelle.
On peut schématiser trois grandes conceptions de l’objet,
qui s’élaborent au moins du xviiie siècle à nos jours. Tout
d’abord, cette vieille idée, en pleine histoire coloniale, et qui
traverse encore les murs du musée d’ethnographie du Trocadéro,
selon laquelle les objets représentent autant d’indices des stades
de développement d’une culture. C’est ce que Lévi-Strauss
nomme le « faux évolutionnisme », qui veut « supprimer la
diversité des cultures », en les considérant « comme des stades
ou des étapes d’un développement unique, qui, partant d’un
même point, doit les faire converger vers un même but 22 ».
Or, au xxe siècle, une autre conception s’élabore entre les deux
guerres, avec la constitution d’une ethnologie scientifique, la
montée des avant-gardes et les premières critiques du colonia-
lisme. L’objet n’est plus l’indicateur de développement d’une

22. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Gonthier, 1961, p. 23-24.


174 Altérités de la littérature

société, mais un faisceau de significations culturelles 23. C’est


de cette manière qu’on a présenté les objets dans le nouveau
Musée de l’Homme, dont parle Leiris. Enfin, on l’a vu, dès les
années 1980, en pleine crise postmoderne, où l’histoire de la
décolonisation croise une mondialisation médiatisée, le statut
de l’objet à nouveau se transforme. L’objet n’est plus consi-
déré comme un porteur de sens, un indicateur de différences
culturelles, témoin d’une culture passée ou disparue, mais il
devient lui-même une scène en situation, qui répond à des
problèmes de société, qui distribue des actions collectives et des
relations d’altérité 24. En somme, l’objet n’est plus un laboratoire
où s’étudie, s’analyse et se décrit la complexité différentielle
des cultures, mais il représente un observatoire, depuis lequel
se définissent des seuils de compréhension et s’examine les
processus de production, qui l’instituent en valeur culturelle.
Tout à la fois miroir et point de mire, reflet et horizon,
artefact et action, l’objet est un lieu où s’observe et se trace
sa propre histoire, sa genèse, son parcours, ses déplacements,
de sa collecte à sa présentation. Et le mot d’ordre désormais,
c’est la restitution. Un acte en forme de discours, qui peut
prendre plusieurs formes, ethnographiques, artistiques, voire
muséographiques. Lorsqu’il procède à l’examen critique des
textes d’Evans Pritchard, Clifford Geertz montre comment le
discours anthropologique doit restituer ses propres situations
d’enquête, ses pratiques du savoir et les contextes d’énonciation

23. Cf. Jean Jamin, « Les objets ethnographiques sont-ils des choses
perdues », in J. Hainard et R. Kaehr (dir.), Temps perdu, temps retrouvé. Voir
les choses du passé au présent, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 1985, spéc.
p. 60. « Un musée, écrit Jacques Hainard, est un dictionnaire dont les objets
sont des lexèmes, et notre travail est de construire un discours […] avec
tout cela, et puis, si l’on a un peu de talent, on aura peut-être du style », « La
nouvelle cuisine muséographique », in Arquivos do Centro Cultural Calouste
Gulbenkian, vol. xlv, Lisbonne/Paris, 2003, p. 64.
24. L’objet, écrit A. Bensa, est « un artefact relationnel au sein d’une
situation singulière », « Les individus, les musées et l’histoire », in La fin de
l’exotisme, op. cit., p. 292.
La scène des frontières 175

de ses informateurs 25. Il doit reconstituer l’ordre des procé-


dures servant à la constitution, à l’analyse et à l’ensemble des
circonstances qui ont permis l’élaboration de l’enquête 26. En
d’autres termes, l’anthropologue ne peut plus se contenter de
construire des outils d’analyse, des méthodes d’approche et
des modes d’interprétation, pour déchiffrer les significations
culturelles de l’objet, mais il doit rendre compte, au lecteur,
au public, à l’enquêté lui-même, ou à d’autres enquêteurs,
du processus par lequel ses constructions théoriques et ses
procédures d’interprétation de l’objet l’instituent en valeur
culturelle 27. Il doit reconstituer la logique d’un déplacement des
frontières, c’est-à-dire restituer l’ensemble des gestes, des actes
et des discours qui ont fait de l’objet étudié un objet culturel,
ou qui ont institué quelque chose en document de la culture.
C’est le nouveau défi d’une anthropologie performative, qui
parle de l’objet, dirait Marshall Sahlins, comme d’un « état de
choses » créé par les actes mêmes qui le signifient 28.
Pour l’anthropologue, cette restitution performative du
savoir s’effectue par un travail réflexif sur la construction de son
propre discours, sa mise en récit des données de l’enquête, notes
de travail, usages des dispositifs techniques d’enregistrements
audiovisuels, négociations avec l’informateur, prises en compte
des cadres de l’expérience et des protocoles d’improvisation.
Autant de mécanismes concrets d’une « mise en scène » du
savoir, qu’il faut penser en termes de restitution. Une action
ou un acte performatif de réappropriation, de réécriture, qui
vaut comme nouveau discours de légitimation des objets. On

25. Clifford Geertz, Ici et Là-bas. L’anthropologue comme auteur, trad.


D. Lemoine, Paris, Métailié, 1996, p. 55-76.
26. Cf. Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales.
Plaidoyer pour “l’entretien ethnographique” », Politix, no 35 (Entrées en
politique), p. 226-257.
27. Cf. Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste
pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, spéc. p. 295-304.
28. Marshall Sahlins, Des îles dans l’histoire, trad. sous la dir. de J. Revel,
Paris, Gallimard/Seuil, 1989, p. 35.
176 Altérités de la littérature

peut parler d’une analogie de processus, un double dépla-


cement corrélatif des frontières, entre la décolonisation des
cultures et la restitution des savoirs, entre la perte des terrains
traditionnels de l’enquête et la reconstitution textuelle des
données empiriques, le réexamen critique de l’histoire de la
discipline et la nécessité d’élaborer de nouveaux discours de
légitimation – pour « la création d’hommes nouveaux », disait
Frantz Fanon dans le texte cité en exergue. C’est la condition
postmoderne des objets, et ses variations négatives franco-
germano-américaines, avec l’incrédulité envers les métarécits,
selon Lyotard, la réification marchande de la vie quotidienne,
selon Habermas, ou la perte de toute perception vécue de
l’histoire, selon Jameson. Une nouvelle situation mondiale,
qui conduit le discours anthropologique, comme les pratiques
artistiques, à reconsidérer leur rapport à l’objet, ou à inscrire
ce rapport dans le processus même de production de l’objet.
Observer des objets revient à observer des observations, analyser
des processus d’analyse, examiner des protocoles d’examen 29.
Cette observation fait partie du processus de production de
l’objet, de sa fabrication à sa collecte, de sa captation à sa
présentation, de ses déplacements contextuels à sa restitution
culturelle.
C’est l’hypothèse que partagent l’artiste et l’ethnographe.
L’objet n’est plus un laboratoire, mais un observatoire. Il
n’est plus cet espace clos et figé, ce lieu où se déchiffrent des
signes, des modèles se testent, des effets se confirment, le
butin s’accumule, mais il constitue ce lieu dynamique, cette
scène où s’agencent des frontières mouvantes, où s’opèrent et
s’indiquent des pratiques, se performent des usages, se jouent
des tours, s’expérimentent des ruses, au sens de Michel de

29. Autant de gestes ou d’approches, qui renvoient aux travaux déjà


classiques de Harold Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, trad. sous la
dir. de M. Barthélémy et L. Quéré, Paris, PUF, 2007. Cf. Jean-Paul Thibaud,
« Visions pratiques en milieu urbain », Regards en action. Ethnométhodologie
des espaces publics, Grenoble, À la croisée, 2002, p. 21-42.
La scène des frontières 177

Certeau – des façons de dire, de faire, de voir, ou de reconsi-


dérer sa propre histoire. L’objet est devenu cet observatoire,
où s’observe son histoire. Il incarne cette force de réception,
ce changement de plan d’analyse, ce déplacement des valeurs
culturelles. Tout objet est donc un « document d’expérience »,
un document qui ne se réduit jamais aux seules intentions de
son producteur ni aux fonctions documentaires des usagers 30.
Aucun objet ne s’est jamais réduit à sa fonction, qu’elle soit
intentionnelle ou pragmatique, qu’elle dépende des fins ou des
moyens. L’objet est un lieu d’observation, qui lui-même est
observé, de la même manière que celui qui l’observe, l’artiste
ou l’ethnographe, est toujours pris dans cette posture réflexive
de s’observer en train d’observer un objet, une pratique, une
relation, un événement 31. Mais que signifie ce réflexif, cette
observation au second degré, cette méta-observation, dès lors
qu’il se dit de l’objet lui-même, de l’objet choisi, isolé, séparé
« pris pour être pris » ?
Afin de penser l’objet comme un observatoire, ethnogra-
phique ou artistique, mais au second degré, il faut partir de
l’idée que l’objet n’est pas fait d’intentions et de fonctions, mais
de regards et d’investigations, d’interactions, de négociations,
de questions et de réponses, de relations entre le même et
l’autre, de réseaux d’échanges, de rapports de force, de conflits
de pouvoir, d’amour et de haine… Et c’est justement tout cela

30. « Ainsi apparenté à l’œuvre, le document artistique se sépare de


l’intention qui a présidé à sa production autant que de la fonction documen-
taire que lui ont assignée ses usagers », Jean-François Chevrier, « Documents
de culture, documents d’expérience », in Communications, no 79 (Des faits
et des gestes), 2006, p. 74.
31. « Encore une fois, écrit Stéphane Breton, si l’observation fait partie
de la scène, si le regard est contemporain de l’objet, cela signifie que celui
qui voit est vu, que ses regards sont retournés. L’observateur n’est pas à
l’abri de ceux qu’il observe : il est lui-même un objet d’observation ». Cf.
O. Remaud, J.-Fr. Schaub et I. Thireau (dir.), « Le regard », in Faire des
sciences sociales. Comparer, Paris, Éditions de l’École des hautes études en
sciences sociales, 2012, p. 252.
178 Altérités de la littérature

qui s’observe dans l’objet, qui s’indique et se marque par l’objet


lui-même. Aussi, l’hypothèse principale reviendrait à poser que
cette observation de l’objet restitue toujours quelque chose à
l’objet, un savoir, une histoire, une guerre, une destruction,
un traumatisme, qui vaut comme survie pour l’objet. Cette
observation au second degré, on peut la définir comme une
restitution des objets eux-mêmes, dans le cas ethno-muséo-
graphique par exemple, où les cultures décolonisées réclament
le « retour des objets », leur réappropriation, leur rapatriement
dans leur « lieu d’origine », donc exigent l’établissement d’une
autre scène pour la définition de nouveaux seuils d’intelligibilité
et la répartition de nouvelles frontières du culturel. C’est encore
le cas dans différentes pratiques artistiques de reconstitution,
de reprise, de remake ou de re-enactment, comme on peut le
voir là encore dès les années 1980. Il faut donc questionner
à notre tour ces diverses formes de restitution, leur régime
spécifiquement ethnographique, muséographique ou artistique,
qui tous s’inscrivent dans cette situation postcoloniale d’une
mondialisation médiatisée, et qui interrogent de manière
critique un certain rapport au passé, pour de nouvelles écri-
tures de l’histoire.

§ 2 – Notre histoire contemporaine se joue dans cette force


de restitution. Il ne s’agit pas d’un retour du don, selon la
logique cyclique et circulaire que Mauss a décrit, mais d’une
« réhabilitation de l’événement traumatique 32 ». L’enjeu relève
d’une économie politique de l’objet, et s’articule sur deux
plans différents. D’un côté, la performativité du discours, et

32. « Il s’ensuit, écrit Louis Crocq, qu’en matière de psychopathologie


traumatique, il faut se garder de prêter foi aux tentations de prédisposition,
voire de prédestination, et qu’il convient de réhabiliter l’événement, son
pouvoir destructeur, bouleversant et désorganisant », Les traumatismes
psychiques de guerre, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 273. Cf. Catherine Malabou,
Les nouveaux blessés. De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contem-
porains, Paris, Bayard, 2007, spéc. p. 251-260.
La scène des frontières 179

de l’autre la réécriture de l’histoire. On l’a vu plus haut, avec


Duchamp, Leiris et Butler, lorsque l’objet est choisi, collecté,
isolé, déplacé, lorsqu’il est « pris pour être pris », il révèle une
force d’action performative. Tout objet comporte une capacité
de rompre avec son contexte de production ou d’origine, qui
donne à l’objet ce « pouvoir » d’ouvrir des séries d’événements
et d’investir d’autres contextes d’émergence, d’apparition, de
réception, de fonctionnement et de légitimation culturels.
Encore une fois, le destin d’un objet ne se réduit jamais à un
contexte de production, un lieu géographique, une situation
sociale, qu’elle soit individuelle ou collective. Le déplacement
de l’objet, qui « l’extrait de l’ambiance », disait Leiris, suppose
qu’il ne dépende dans son existence, économique, politique et
sociale, d’aucune source ni d’aucune finalité, ni d’une archè
ni d’un telos. Tout objet est bel et bien produit par quelqu’un
pour quelque chose, ou pour quelqu’un, pour faire quelque
chose ou dire quelque chose à quelqu’un, mais sa capacité
d’action s’exerce comme une force de rupture, qui lui permet
de ne jamais s’y réduire totalement.
Une certaine coïncidence se produit entre la capacité de
l’objet à rompre avec son propre contexte de production et
l’obligation de restituer des objets aux « communautés d’ori-
gine », ruinées, blessées, traumatisées, qui revendiquent un
droit sur ces objets. Ce qui rend un objet contemporain d’un
autre objet, c’est que toutes les cultures, tous les peuples, tous
les hommes aujourd’hui partagent un même temps, un même
présent de l’histoire. En d’autres termes, ce qui permet à tout
objet d’indiquer une co-temporalité des cultures, c’est qu’ils
ne sont plus séparés dans le temps parce qu’éloignés dans
l’espace 33. Mais le contemporain, c’est surtout cette forme
traumatique de reconstruction d’un présent commun, c’est
la fabrication d’une actualité partagée, la concentration des
frontières de l’espace et du temps, qui permet de réhabiliter

33. Cf. Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains,
Paris, Flammarion, 1994, p. 10.
180 Altérités de la littérature

des événements et de reconstituer des identités, de réinventer


des traditions et de faire survivre des mémoires. En somme,
la contemporanéité des objets repose sur un lien d’historicité
culturelle ambigu, entre une capacité de déplacement contex-
tuel et une force de réappropriation institutionnelle. Un lien
d’historicité traumatique 34, qui vaut comme lieu d’observation,
ou comme observatoire du contemporain. Depuis plus de vingt
ans, la question postcoloniale – et tout à la fois post-trauma-
tique – d’un rapatriement des objets a soulevé plus d’un débat,
en France comme dans les pays anglo-saxons 35. Une question
qui interroge les discours, ethnographiques, psychiatriques,
anthropologiques, ou les pratiques artistiques, mais aussi le
statut épistémologique du terrain de l’enquête et la fonction
institutionnelle des musées 36 comme « lieu de production
et de diffusion du discours de vérité sur les collections qu’il
conserve », écrit Benoît de l’Estoile 37.

34. Hal Foster parlera lui aussi « d’un noyau traumatique au cœur
de l’expérience historique », pour dire qu’un « événement ne s’enregistre
qu’à travers un autre qui le recode », et surtout pour justifier comment les
avant-gardes historiques et les néo-avant-gardes entretiennent un rapport
complexe entre « futurs anticipés » et « passés reconstruits », « Qui a peur de
la néo-avant-garde ? », in Le retour du réel, op. cit., p. 57-58.
35. Il faudrait encore ici considérer la question des cultures amérin-
diennes, leurs propres revendications, leurs analyses politiques du débat,
et les problèmes économiques qu’elle soulève envers l’histoire singulière de
chaque peuple, ou minorité.
36. « La controverse soulevée par l’exposition Secrets, écrivent Brigitte
Derlon et Monique Jeudy-Ballini, porte sur le contrôle intellectuel des objets
muséographiques. Elle a au fond pour enjeu la question de savoir qui, des
responsables des musées ou des porte-parole des communautés, dispose
du droit de décider de l’usage qui est fait des pièces de collections au sein
de l’institution muséale elle-même », « Le culte muséal de l’objet sacré »,
in Gradhiva, no 30 (Archives et anthropologie), 2002, p. 204. Sur cette
question, on pourra lire encore leur ouvrage plus récent, La Passion de l’art
primitif. Enquête sur les collectionneurs, Paris, Gallimard, 2008.
37. Benoît de l’Estoile, Le goût des Autres. De l’Exposition coloniale aux
Arts premiers, Paris, Flammarion, 2010, p. 453.
La scène des frontières 181

Depuis plusieurs décennies, en effet, cette question hante


le discours des anthropologues, comme les musées d’ethno-
graphie. Michael Ames, qui dirigea pendant plus de vingt
ans le musée d’Anthropologie de l’université de Colombie
britannique à Vancouver, expose les enjeux du débat :

« Dans un tel contexte, où les premières nations veulent faire entendre


leur voix, nous sommes mis au défi de réviser notre propre discours,
et en conséquence de relire l’histoire […]. Dès lors que l’Autre
retrouve sa voix, comment les institutions que sont les musées lui
répondent-elles 38 ? »

Le contemporain, c’est l’actualité d’un partage des voix, la


production simultanée des biens culturels, certes, mais c’est
aussi la volonté de faire entendre ces voix, blessées, traumati-
sées, rompues et soumises à toutes sortes de violences. C’est
la revendication d’un droit de regard sur l’usage public de ces
biens, voire une demande de rapatriement des collections 39.

Ainsi, écrit Benoît de l’Estoile, les objets conservés dans les musées des
Autres, qu’ils soient d’art, d’ethnographie ou d’histoire, deviennent
de façon croissante des enjeux dans les processus contemporains
d’affirmation d’une identité par référence à un passé. Autrement dit,
les objets des Autres détenus chez nous sont désormais revendiqués
par ces Autres en tant que symboles d’un Nous 40.

38. Marjorie M. Halpin et Michael Ames, « Musées et premières nations


au Canada », Ethnologie française, no 29, 1999, p. 423.
39. Cf. Laurier Turgeon et Élise Dubuc, « Musées d’ethnologie. Nouveaux
défis, nouveaux terrains », Ethnologies, no 24, 2002/2, p. 5-18.
40. Benoît de l’Estoile, Le goût des Autres, op. cit., p. 449. Une affir-
mation d’identité qui croise un des plus grands défis des musées d’ethno-
graphie aujourd’hui : « Rendre intelligibles, écrit Nélia Dias, les modalités
de substitution des artefacts à la société et par là l’omniprésence des objets,
en tant qu’agents, dans la « culture du musée » constitue peut-être l’un des
défis particulièrement réservés aux musées d’ethnographie de nos jours »,
182 Altérités de la littérature

Tous les objets conservés, collectés et présentés ou exposés,


qu’ils soient artistiques ou ethnographiques, deviennent « des
enjeux dans les processus contemporains d’affirmation d’une
identité par référence à un passé ». L’objet n’est pas un simple
indicateur de significations culturelles, mais il représente un
défi politique, où la possibilité même du contemporain est mise
en jeu, observée, analysée, et la question d’une co-temporalité
économico-politico-traumatique des cultures est posée dans
son historicité. L’objet constitue la scène, l’espace et le temps
où l’identification d’une culture croise et partage le présent
d’une autre culture. Plus encore, l’objet devient lui-même
le lieu où s’observent « les processus contemporains » d’une
réécriture historique des identités, de leurs frontières entre le
même et l’autre, de leur culture et leur passé.
En dépit de nombreuses négociations, d’ethnographes,
d’anthropologues et d’archéologues, on a développé aux États-
Unis le principe rétroactif d’inaliénabilité de l’objet. Ce n’est
plus le musée qui détient les droits d’usage d’un tel principe,
garanti par la production et la diffusion d’un discours de vérité
sur les objets conservés. Mais ce sont les cultures autochtones
elles-mêmes, une fois décolonisées, leurs voix retrouvées, leurs
terres réappropriées, les frontières recomposées, et leur trauma
déclaré, qui sont dépositaires autonomes d’un droit sur l’objet.
On fait d’ailleurs usage du futur antérieur, pour affirmer d’un
objet qu’il aura été inaliénable par un groupe autochtone au
moment même où cet objet lui fut retiré.
Une situation qu’on retrouve, par exemple, dans le cas
de Saartje Baartman, plus connue sous le nom de la Vénus
hottentote. Née en 1789, domestique en Afrique du Sud, puis
envoyée à Paris en 1814, où elle fut très vite exhibée dans un
cirque, et même étudiée au Musée d’histoire naturelle par
Cuvier, elle meurt un an plus tard et son squelette est exposé
au Musée de l’Homme jusqu’en 1974. Or, lorsque Nelson

« Une place au Louvre », in M.-O. Gonseth, J. Hainard, R. Kaehr (dir.),


Le Musée cannibale, Musée d’ethnographie de Neuchâtel, 2002, p. 27-28.
La scène des frontières 183

Mandela fut élu président de l’Afrique du Sud, en 1999, il


réclama au gouvernement français le rapatriement des restes
de Saartje Baartman. Après avoir usé du droit d’inaliénabilité
des collections nationales, la France a fait voter une loi ad hoc,
en 2002, et ses restes furent restitués aux représentants de la
communauté Khoisan, derniers descendants des Hottentots 41.
Ce phénomène de restitution, on le trouve énoncé dans un
article de loi promulgué, dès 1988, par le Nagpra (Native
American Graves Protection and Repatriation Act / Acte de
protection et de rapatriement des tombes autochtones américaines).

Un objet qui continue à avoir une importance centrale, d’ordre


historique, traditionnel, ou culturel pour le groupe ou la culture
autochtones américains eux-mêmes, plutôt qu’une propriété possédée
par un autochtone américain [en particulier], et qui, par conséquent,
ne peut être aliénée, appropriée, ou cédée par aucun individu, sans
regard pour le fait que l’individu soit ou non membre d’une tribu
indienne ou d’une organisation indigène hawaïenne ; un tel objet
sera considéré comme ayant été inaliénable par ce groupe autochtone
américain au moment où l’objet a été séparé du groupe 42.

Que nous dit de l’objet ce principe d’inaliénabilité ? Que


nous apprend-il des liens entre l’objet lui-même, son contexte
socioculturel de production et ses protocoles discursifs de
réception, ou des liens entre l’objet, sa culture et son histoire ? Il
nous dit surtout que cette inaliénabilité détermine le processus
de construction des identités culturelles, ou de « reconstitu-
tion » des identités. Dans le texte de loi, que je viens de citer,
ce principe s’énonce de façon rétroactive. Aucun objet n’est
en lui-même inaliénable, par principe et par définition. La
production d’aucun objet ne le rend de facto propriété inalié-
nable d’une culture, bien ou valeur pour une communauté.

41. Cf. Carole Sandrel, Venus Hottentote. Sarah Bartman, Paris, Perrin,
2010.
42. Texte cité par Benoît de l’Estoile, Le goût des Autres, op. cit., p. 467.
184 Altérités de la littérature

Mais il le devient « au moment où il a été séparé du groupe ».


On pourrait croire lire ici Leiris, ou voir le geste de Duchamp,
entendre le discours de Butler. Dès l’instant où l’objet est séparé
du groupe, « extrait de l’ambiance », dès lors qu’il rompt avec
son contexte de production, il « sera considéré comme ayant
été inaliénable ». Il y a donc un lien direct, que représente et
constitue l’objet, entre sa séparation du groupe, sa mise hors
contexte, sa collecte, par le pouvoir de l’occupant, le geste
colonisateur de domination, et sa considération rétroactive
d’inaliénabilité par le groupe lui-même – nouveau protocole
de réception de l’objet. Et c’est là qu’il faut rejouer l’hypothèse
du performatif entre la séparation et la restitution de l’objet.
Ce qui fait qu’un objet ne peut être cédé, approprié, collecté,
par aucun autre indigène ou groupe que le groupe autochtone
qui l’a produit, fabriqué, inventé, ne provient pas ni ne dépend
de cette production elle-même. En d’autres termes, ce n’est
ni l’auteur ni le contexte de production, ni l’intention ni la
fonction, ni l’origine ni la finalité de sa fabrication, qui donne
au groupe un droit de propriété inaliénable sur l’objet, et donc
le droit d’exiger sa restitution, son rapatriement ou son retour.
Encore une fois, cette attribution est rétroactive et performa-
tive, disons retro-performative. C’est le processus discursif de
reconstitution, ou la réhabilitation de l’événement traumatique,
qui détermine le principe d’inaliénabilité de l’objet. C’est le
discours reconnaissant l’objet dans sa décontextualisation, dans
son démantèlement social, dans son isolement, sa captation,
sa colonisation, sa violence traumatique, qui produit l’inalié-
nabilité de l’objet. C’est ce discours performatif qui institue
l’objet comme une valeur culturelle inaliénable. Reconnaissant
cette séparation, le discours qui l’énonce rend aussitôt l’objet
inaliénable. Mais il produit une inaliénabilité d’après-coup
ou par rétroaction. C’est seulement maintenant qu’il aura été
inaliénable. C’est en s’énonçant, dès l’instant qu’il reconnaît
un partage ou une contemporanéité des voix, des paroles, des
sujets, des droits donc, qu’un tel discours peut faire en sorte
que l’objet devienne lui-même le processus de construction
La scène des frontières 185

d’une identité collective, ou le processus par lequel peut se


reconstituer l’identité culturelle d’un groupe, se réécrire son
histoire, se redessiner ses frontières, se réinventer ses propres
traditions et se redéfinir ses discours de légitimation.
Nous sommes ici plongés dans les formes diverses d’un
re-enactment artistique. Il s’agit toujours d’une réhabilitation,
d’une reconstruction, voire d’une reconstitution, ou d’une
invention, dont le critère de légitimité dépend directement de
« l’importance » culturelle – historique et traditionnelle, dit le
texte de loi –, que possède l’objet pour l’identité du groupe.
C’est le pouvoir de reconstitution identitaire que représente
l’objet, au moment de sa demande de restitution, qui le rend
légitimement inaliénable 43. Et ce pouvoir est un discours
spécifiquement performatif. C’est la capacité d’action (agency)
ou la force rétroactive d’un discours qui produit, par l’objet et
pour l’objet, de nouveaux contextes sociaux. C’est ce pouvoir
lui-même qui institue de nouvelles valeurs culturelles et de
nouvelles formes de légitimation. L’objet acquiert d’autres
fonctions économico-politiques et culturelles. Il joue le rôle
d’un processus de reconstitution identitaire. Il devient lui-
même la scène où se déroule la reconstruction historique d’une
culture, de sa destruction à sa réparation, de sa dépossession à
sa restitution, d’une cessation de ses biens à leur restitution.
En deux mots, il incarne une nouvelle écriture de l’histoire du
colonialisme. Devenu après-coup l’inaliénabilité d’une culture,
l’objet constitue le lieu même d’une co-temporalité, l’espace
du contemporain, du partage des voix, qui nous met au défi,
écrivait Michael Ames, « de réviser notre propre discours et en
conséquence de relire l’histoire ». Il s’agit donc d’une nouvelle

43. « En effet, écrit Benoît de l’Estoile, si le critère est l’importance


culturelle que possède un objet au moment de la demande de restitution,
conformément à la définition de l’objet de patrimoine culturel retenu par
le Nagpra, des objets de musée peuvent devenir essentiels pour la définition
de l’identité d’un groupe et, par conséquent, faire l’objet d’une demande
de restitution », ibid., p. 494.
186 Altérités de la littérature

fonction, qui donne à l’objet un pouvoir d’observation, ou


qui fait de l’objet un lieu d’observation, un véritable obser-
vatoire du contemporain, et qui ouvre par là le champ d’une
anthropologie culturelle des frontières.

3. De l’observation à la reconstitution
de l’histoire

§ 1 – La contemporanéité du présent des cultures relève


d’un processus de survie ou de réhabilitation traumatique
des événements 44. Autrement dit, c’est parce que le présent
est aliéné, traumatisé, en rupture avec son propre passé, privé
d’intelligibilité, dans l’impossibilité, dirait Levinas, de se déta-
cher de l’instant présent de l’existence 45, qu’il doit rendre ce
passé rétroactivement inaliénable. Mais c’est aussi la condition
d’une contemporanéité du présent, ou des présents, d’un
présent commun et partagé, collectivement reconstitué comme
un état de survie, artefactuellement institué comme l’horizon
où se croisent une nouvelle conception de l’objet et une autre
écriture de l’histoire. Et c’est là qu’il faut revenir au texte d’Hal
Foster, et relancer l’hypothèse d’un lien paradigmatique entre
l’artiste et l’ethnographe, et en même temps reconsidérer les
rapports ambigus, devenus intenables, entre présence et perfor-
mance. Un objet comporte non seulement une forme, décidée
par ses producteurs, une fonction, liée à sa finalité, mais aussi
des usages constitués par tous les gestes qui l’investissent, le

44. Du moins au sens « paradoxal » où le trauma n’est pas simplement


l’effet d’une destruction, mais aussi, comme l’écrit Cathy Caruth l’énigme
de la survie : « C’est seulement en reconnaissant l’expérience traumatique
comme une relation paradoxale entre la capacité de destruction et la force
de survie que l’on pourra reconnaître ce qui reste d’incompréhensible au
cœur de l’expérience catastrophique », Unclaimed experience. Trauma,
Narrative, and History, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University
Press, 1996, p. 58.
45. Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 55.
La scène des frontières 187

manipulent et le transforment 46. Un objet représente encore


un lieu, et je dirais surtout une scène où s’observe du contem-
porain, c’est-à-dire un processus de production par lequel le
présent peut se réapproprier son passé et un temps commun
peut se réaliser entre les différents présents des cultures. Un
processus de reconstruction identitaire et de recomposition des
frontières, qu’Hal Foster lie lui aussi à l’émergence du discours
postcolonial. Et c’est « ainsi que l’art est passé dans le champ
élargi de la culture que l’anthropologie est censée couvrir 47 ».
Ce qui ouvre de nouveaux lieux pour l’art, mais aussi permet
de reposer la question du lieu, autrement qu’en termes colo-
nialistes de terrain d’enquête, ou de laboratoire épistémique.

Ces développements ont également provoqué une série de déplace-


ments dans les lieux de l’art – de la surface du médium vers l’espace
du musée, des cadres institutionnels vers les réseaux discursifs – au
point que de nombreux artistes et critiques parlent d’états tels que
le désir ou la maladie, le sida ou les sans-abri, comme autant de
lieux pour l’art. Cette figure du site a amené l’analogie du topos
[…]. À part cela, la topographie dans l’art récent s’est orientée vers
le sociologique et l’anthropologique à tel point que la topographie

46. Pour des études sociologiques de cas, et différentes définitions de


l’objet, je renvoie, entre autres, aux travaux de Laurent Thévenot, « Essai
sur les objets usuels », in Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire,
textes réunis par Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot,
Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1993, p. 85-111, « Le
régime de familiarité. Des choses en personne », Genèses, no 17 (Les objets et
les choses), 1994, p. 72-101, ainsi qu’à deux ouvrages collectifs : Christian
Bromberger et Denis Chevalier (dir.), Carrières d’objets. Innovations et
relances, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1999, et Isabelle
Garabuau-Moussaoui et Dominique Desjeux (dir.), Objet banal, objet
social. Les objets quotidiens comme révélateurs des relations sociales, Paris,
L’Harmattan, 2000. Voir encore, de façon générale, Thierry Bonnot, La
vie des objets. D’ustensiles banals à objets de collection, Paris, Éditions de la
Maison des sciences de l’homme, 2002.
47. Hal Foster, « Portrait de l’artiste en ethnographe », op. cit., p. 232.
188 Altérités de la littérature

ethnographique d’une institution ou d’une communauté est devenue


aujourd’hui une forme majeure d’art site-specific 48.

Ces nouveaux « lieux » d’investigation artistique, tels que


désir, maladie, sida, sans-abri, ces situations de frontières, ces
lieux de revendication, d’exclusion et de rupture, mais aussi
de blessure ou de trauma, relèvent d’un double déplacement.
D’un côté, il s’agit d’une transformation de « la topographie
ethnographique d’une communauté », déjà instituée et investie
par le savoir, ou le discours des anthropologues. Mais d’un autre
côté, il y va d’un « déplacement dans les lieux de l’art » lui-même
– « de la surface du médium vers l’espace du musée, des cadres
institutionnels vers les réseaux discursifs 49 ». Et c’est ce déplace-
ment topographique qui m’intéresse. Un déplacement artistique
des topographies inventées et instituées par les discours savants
de l’anthropologie. Un déplacement qui lui aussi se conçoit
comme un véritable processus de restitution, de réhabilitation
ou de reconstitution. Ce geste d’investigation ne veut plus se
contenter d’une simple reconnaissance des droits fondamen-
taux (des minorités, des exclus, des blessés, des aliénés), mais
il tend à institutionnaliser ces droits, à rétablir traumatique-
ment le partage des voix, la contemporanéité des présents, la
réécriture commune de l’histoire. C’est un art d’appropriation,
qui réexamine les jeux d’échelle d’un territoire et recompose
le lieu topographique entre le local et le global, les minorités
de moins en moins silencieuses et le nouvel ordre du monde,
et qui transforme surtout des lieux organisés (communautés
gays, associations des sans-abri…) en problèmes culturels, ou

48. Ibid., p. 232-233.


49. « Par rapport à mon propre travail, écrit l’artiste John Lindell, le
désir homosexuel est un lieu et le milieu gay dans son ensemble est un lieu.
J’essaye d’assouplir la notion de lieu physique : un lieu peut être un groupe
de gens, une communauté », « Roundtable On Site-Specificity », Documents,
no 4/5, 1994, p. 18. Texte cité par Hal Foster, « Portrait de l’artiste en
ethnographe », op. cit., p. 232, n. 1.
La scène des frontières 189

plus encore qui révèle et investit le processus de reconstruction


historique par lequel certains problèmes sociaux, individuels
ou collectifs, s’instituent en valeurs culturelles.
Hal Foster retrace deux types distincts de déplacement
topographique, deux formes d’art d’appropriation, revendica-
tives et critiques. L’une qui prend le parti du « spectacle média-
tique », pour le retourner contre lui-même, l’autre qui opère « à
l’intérieur du musée pour le recadrer et pour en reconfigurer
l’audience 50 ». Mais dans un cas comme dans l’autre, Foster se
réfère aux théories anthropologiques de Johannes Fabian sur
l’ethnocentrisme occidental 51, la rigidité des frontières et sur
les vieilles oppositions « du nous-ici-et-maintenant et du eux-
là-bas-et-jadis 52 ». Une opposition a priori qui postule que la
distance dans l’espace révèle un écart dans le temps, comme
autant de stades ou d’étapes dans le cours d’un développe-
ment unique de civilisation. En somme, ce postulat refuse
la contemporanéité des cultures, ou s’enfonce dans ce « déni
de co-temporalité » entre l’énonciateur et l’auditeur 53. Dans
American Invention (1985-1992), une œuvre exposée en 1993
au musée Guggenheim à New York, l’artiste Lothar Baumgarten
a inscrit sur les murs en spirale les noms des sociétés indigènes
d’Amérique du Nord et du Sud, que les explorateurs, les colons,
mais aussi les ethnographes, leur ont imposés depuis des siècles.

Pourtant, écrit Foster, plutôt que des trophées ethnographiques, ces


noms reviennent, presque comme des signes déformés du refoulé,
pour déjouer les topographies de l’Occident : […], comme pour

50. « Portrait de l’artiste en ethnographe », op. cit., p. 239.


51. Johannes Fabien, Le temps et les autres. Comment l’anthropologie
construit son objet, trad. E. Henry-Bossonney et B. Müller, Toulouse,
Anacharsis, 2006.
52. « Portrait de l’artiste en ethnographe », op. cit., p. 237.
53. Johannes Fabien, Le temps et les autres, op. cit., p. 151.
190 Altérités de la littérature

exiger un nouveau monde affranchi des récits du moderne et du


primitif, des hiérarchies du Nord et du Sud 54.

Parmi les artistes auxquels se réfère Hal Foster, on peut


encore s’arrêter sur l’œuvre de Fred Wilson, Mining the Museum
(1992), qui rejoue le rôle d’un ethnographe de la Maryland
Historical Society. L’intérêt de cette pièce tourne autour du
terme « mining », un verbe, un geste, un acte, qui signifie en
anglais tout à la fois « explorer » et « miner » une terre. Wilson
commence par étudier la collection de la Maryland Society.
Parmi les nombreuses collections historiques, il découvre des
objets afro-américains, comme des fers d’esclave qu’on a souvent
refusé de montrer au public. Puis il décide, dans Metalwork
1793-1880, d’installer sous vitrine ces deux types d’objet,
d’exposer en même temps et au même endroit, donc de faire
coexister des pièces d’orfèvrerie, qui ont acquis depuis longtemps
une valeur historique, un droit, une légitimité culturelle, et ces
fers d’esclave maudits, qui font en quelque sorte « exploser », ou
qui ruinent le champ historique de la représentation. Wilson
rend donc ici contemporains des incompatibilités historiques.
Il joue, écrit Foster

avec la muséologie, d’abord pour dévoiler, puis pour recadrer les


codages institutionnels de l’art et des artefacts. Comment les objets
sont traduits en témoignages historiques, investis d’une valeur
culturelle et d’un pouvoir cathartique sur le public 55.

Loin d’être dupe des dérives que représentent ces formes


d’art d’appropriation, tantôt moralisantes tantôt cyniques, voire
parfois touristiques, Foster souligne qu’une « logique rédemp-
trice » souvent gouverne et dirige les pratiques site-specific 56.

54. « Portrait de l’artiste en ethnographe », op. cit., p. 237.


55. Ibid., p. 239.
56. Ibid., p. 241, n. 1.
La scène des frontières 191

Néanmoins, le rôle quasi anthropologique offert à l’artiste peut


contribuer autant au renforcement de l’autorité ethnographique
qu’à sa remise en question, autant à l’évitement qu’à l’extension de
la critique institutionnelle 57.

L’intérêt de ces pratiques consiste à révéler l’ambiguïté


historique qui opère entre un objet et son lieu de production.
Ces « non-lieux », dont parle Foster 58, ou encore Marc Augé,
ces lieux qu’on ne peut plus symboliser par relation d’altérité 59,
ces lieux retranchés, cachés, interdits, ces corps blessés, ces
minorités exclues, ces morceaux de l’histoire refoulés, peuvent
retrouver un lieu spécifique ou propre, et ainsi contribuer à
cette reconstitution identitaire d’une communauté, à cette
réhabilitation traumatique de l’événement. Or, ces pratiques
permettent encore de repenser ce qui se joue d’historico-poli-
tique dans la restitution des savoirs et la recomposition iden-
titaire des collectivités. Foster montre très bien comment la
plupart de ces pratiques ont été parfois victimes de leur lucidité,
souvent complices des autorités impliquées. Mais pour nous
l’enjeu n’est pas là. Ce qui compte, c’est bien cette nouvelle
conception de l’objet comme site, scène ou lieu spécifique de
reconstitution. L’objet est conçu comme un lieu de réinvention,
plus encore comme un lieu où se déroule, s’indique et s’observe
un processus culturel de reconstruction, de restitution et de
réhabilitation des événements. Il faut réparer l’histoire, ses
blessures, ses traumas, ses violences. Il faut écrire une nouvelle
histoire, réexaminer cette vieille idée, théologique s’il en est,
d’une souveraineté de l’histoire, selon laquelle ce qui a eu lieu

57. Ibid., p. 241.


58. « En ce cas, la pratique site-specific peut être mise en ouvre pour que
de tels non-lieux paraissent à nouveau spécifiques, pour les rétablir en tant
que lieux enracinés, en lieu et place d’espaces abstraits, en termes historiques
et/ou culturels », ibid., p. 241.
59. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmo-
dernité, Paris, Seuil, 1992, p. 100.
192 Altérités de la littérature

ne peut plus ne pas avoir lieu. D’où l’importance de mettre


en scène la performativité rétroactive de l’objet, qui déjoue les
liens entre présence et performance, qui renverse même ce que
Thierry de Duve nommait « la co-présence de l’œuvre et de
son spectateur 60 ». Il faut penser une autre présence de l’objet,
pour une histoire contrefactuelle des cultures. Il faut penser
un mode rétro-performatif de présence, par lequel l’objet
lui-même rejoue et récrit l’histoire d’un autre peuple, invente
les traditions d’une autre collectivité, redéfinit la possibilité
d’un nouveau regard porté sur l’altérité, sur les frontières et la
distance qui nous séparent les uns des autres, mais aussi nous
permettent d’être contemporains les uns aux autres.

§ 2 – On peut s’interroger sur la fabrication des objets,


comme on peut se questionner sur leur présentation ou leur
exposition. De jour en jour cette situation s’affirme : plus un
objet se conçoit comme une forme d’action, plus sa production,
son exposition, sa réception, son public deviennent probléma-
tiques. L’objet n’indique plus une étape dans l’évolution d’une
culture, ni un simple faisceau de significations culturelles, mais
il constitue lui-même une action spécifique, un processus de
recomposition, une opération sociopolitique d’institution de la
culture, où sa production s’expose, sa collecte se présente, ses

60. Thierry de Duve, « La Performance hic et nunc », in Performance :


text(e)s & documents, Montréal, Parachute, 1980, p. 22. « Qu’on pense
à l’event, au happening ou à la performance, écrit Catherine Perret, il est
aujourd’hui manifeste que les idéaux dont ces formes de l’avant-garde des
années 1960 et 1970 se sont nourris ont été engloutis dans le tout-repro-
ductible de la société marchande », « Performer/pratiquer », in L’Avant-garde
américaine et l’Europe, t. ii, Impact, Théâtre/Public, no 191, 2008, p. 85. Et
désormais, l’action ou l’œuvre d’art est comme désactivée, neutralisée. La
simple « conscience d’avoir affaire à une ouvre d’art, écrit Rainer Rochlitz,
désactive inévitablement l’incidence politique qu’elle peut avoir », L’art au
banc d’essai. Esthétique et critique, Paris, Gallimard, 1998, p. 20. Cf. Nathalie
Heinich, Art, transgression et permissivité. Le triple jeu de l’art contemporain,
Paris, Minuit, 1998.
La scène des frontières 193

collections se publient – où la culture en question s’observe et


s’archive 61. Comme un effet d’après coup, certains diraient un
« bénéfice secondaire » du post-colonialisme, l’objet contient,
incarne et à la fois performe le processus de restitution par lequel
il aura été inaliénable pour une culture donnée. Un processus
qu’il ne faut réduire ni à une simple reproduction, au sens
technologique du terme, ni à une reprise ou une répétition, qui
l’une et l’autre postulent toujours un événement authentique
ayant eu lieu dans le passé resurgissant dans le présent. Dès
lors que l’objet est pris dans le contexte d’une contemporanéité
du monde, l’action qu’il représente se définit comme une
rétroaction. L’objet constitue une performativité rétroactive
de sa propre culture d’émergence. Et cette forme d’action, au
futur antérieur, ne consiste pas à rejouer un événement, qui a
eu lieu, à le reprendre pour lui rendre justice, pour le laisser vif
et intact, lui rendre sa fraîcheur, lui redonner son mystère, ni
même pour le garder en mémoire. Mais il s’agit d’inventer après-
coup une tradition par contre-factualité 62. Il s’agit d’inventer
une histoire qui aurait dû se produire si l’objet avait alors été
inaliénable pour cette culture, ou s’il avait été reconnu comme
un élément déterminant et constitutif de son identité.

61. « Lorsque l’œuvre se confond avec l’expérience « hic et nunc » de


son accomplissement, écrivent Nathalie Boulouch et Elvan Zabunyan,
dans une « co-présence, en espace-temps, du performer et de son public »
(Thierry de Duve), surgit la question de sa mémoire. Celle-ci repose sur
un faisceau d’éléments qui, chacun, élabore une partie des restes et traces
qui se constituent en archives et deviennent les vecteurs potentiels de la
diffusion de ces pratiques. Ainsi des objets utilisés pendant l’action, des
enregistrements visuels et/ou sonores, des témoignages de spectateurs
parmi lesquels se trouvent les critiques d’art. Les revues, enfin, ont joué un
rôle essentiel comme de véritables scènes alternatives à la production « en
direct » des performances », « Introduction » de J. Bégoc, N. Boulouch et E.
Zabunyan (dir.), La Performance entre archives et pratiques contemporaines,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 13.
62. Cf. Niall Ferguson, Virtual History. Alternatives and Counterfactuals,
Londres, Picador, 1997.
194 Altérités de la littérature

L’événement traumatique de l’histoire tient entre ce double


horizon de la restitution : d’un côté, l’objet n’a pas été considéré
dans son inaliénabilité culturelle, de l’autre, cette rupture de
l’objet est réhabilitée dans le présent contemporain des cultures.
Il s’agit d’un mouvement complexe de survie culturelle, qui
ne consiste pas à rétablir la vérité du passé, ni à sauvegarder
l’authenticité des événements, mais bien à inventer une tradi-
tion, dirait Eric Hobsbawn. Et sur ce point d’invention, tant
de choses se partagent, tant de voix se querellent, qu’il ne faut
pas confondre. Du côté de la reconstitution historique, avec
son théâtre, sa scène et ses acteurs, on a pu voir ces dernières
années – ce fut le 2 septembre 2012 – la commémoration de
la célèbre bataille de Borodino. Ouvrant un site, presque par
hasard, on peut lire :

Les festivités consacrées au bicentenaire de la bataille de La Moskova/


Borodino ont démarré en Russie. L’événement le plus important a
été la reconstitution de cette bataille célèbre à 120 km à l’ouest de
la capitale. Des officiels russes et français, des hommes de culture,
des descendants des héros de la guerre de 1812 sont venus rendre
hommage aux morts de cette bataille.
On pouvait y voir le Président de Russie Vladimir Poutine, l’ex-
Président de France Giscard d’Estaing et les ambassadeurs des pays
européens. Les historiens ne sont pas unanimes quant à l’impor-
tance de cette bataille. D’une part le commandant de l’armée russe
Mikhaïl Koutouzov a donné l’ordre de se replier et d’abandonner
Moscou. Mais en même temps, pour la première fois la puissance
de la Grande-Armée a été sapée. Et pourtant, pour les Français
c’est une victoire, dit l’historien et participant à la reconstitution
Andrey Bogdanov : « La victoire de cette bataille a été rendue par les
Russes aux Français. La nuit, les troupes ont reçu l’ordre de battre
en retraite. Donc, les Français ont raison de dire qu’ils ont gagné la
bataille de la Moscowa 63. »

63. <http://french.ruvr.ru/2012_09_03/bataille-de-borodino/>.
La scène des frontières 195

Nous sommes ici devant un cas typique de « traditions


inventées ». Il s’agit de rétablir un lien avec le passé rompu,
oublié, refoulé, non seulement de repenser une continuité
entre un événement passé historiquement attesté, une bataille,
un vainqueur, des vaincus, et l’actualité d’un présent socio-
politique, les relations gouvernementales et les rapports de
souveraineté entre la France et la Russie. Il faut réinventer
des vainqueurs, redéfinir des vaincus, réaffirmer surtout la
légitimité des pouvoirs et réparer les dommages (des morts, des
blessures, des traumas…) produits par l’événement. Mais ce
qu’il faut surtout, c’est qu’une telle reconstruction historique
du passé ouvre la possibilité d’une nouvelle contemporanéité
du présent, entre peuples, entre cultures, entre nations. Eric
Hobsbawn parle de fiction :

Les « traditions inventées » désignent un ensemble de pratiques de


natures rituelles symboliques qui sont normalement gouvernées par
des règles ouvertement ou tacitement acceptées et cherchent à incul-
quer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition,
ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé. En
fait, là où c’est possible, elles tentent normalement à établir une
continuité avec un passé historique approprié […]. Cependant, même
en présence d’une telle référence à un passé historique la particularité
des traditions « inventées » tient au fait que leur continuité avec ce
passé est largement fictive 64.

Le terme de « fiction » à mon sens est ici ambigu. Au lieu


d’opposer traditions inventées et traditions authentiques,
qu’Hobsbawn nomme « coutumes », ou encore passé réel et
passé fictif, il vaudrait mieux parler des différents régimes
d’invention historique, c’est-à-dire des diverses manières de
restaurer un lien rompu avec le passé, de réparer une identité

64. Eric Hobsbawn, « Inventer des traditions », in Eric Hobsbawn et


Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, trad. Ch. Vivier, Paris,
Amsterdam, 2012, p. 28.
196 Altérités de la littérature

collective décomposée, ou de réhabiliter un événement qui


a valeur de traumatisme culturel. On a évoqué l’idée d’une
réification symbolique de la « culture », extériorisée comme
une chose, devant laquelle on engage une posture politique
ou revendique un idéal nationaliste 65. Ces pratiques inventées,
ces gestes rejoués, ces discours reconstitués ne consistent plus
à marquer des appartenances à un groupe, ou des identités
collectives, mais à symboliser une « culture » :

Il paraît pourtant clair, écrit Alain Babadzan, que les traditions


inventées ne peuvent être considérées comme « encore traditionnelles »
lorsque ces éléments subsistent : c’est au contraire parce qu’ils subsistent
de cette manière-là – réifiés en symboles de la « culture » ou de l’identité
nationale – que les traditions inventées peuvent être caractérisées
comme modernes, quand bien même elles feraient recours à des
éléments décontextualisés du passé […]. Dans les sociétés postco-
loniales comme dans l’Europe de la fin du xixe siècle, l’invention
des traditions a servi à imposer la croyance en la continuité du tissu
social issu de la modernisation, et à fournir en particulier à des classes
moyennes sans légitimité traditionnelle une forme d’identification
collective à la nation et à son historicité imaginaire 66.

Tout repose sur ce paradoxe épistémique des traditions


inventées, sur le terme de rupture ou sur le traumatisme iden-
titaire et culturel que représente une rupture de l’histoire. Et

65. « Je veux continuer à faire la différence qualitative, écrit Roger


Keesing, entre la conscience toujours vivante des différences culturelles et
linguistiques, où ses propres pratiques servent de marqueurs d’identité et
de commentaires sur ses voisins, et ces modes de réification et d’hypostase
où une tradition culturelle tout entière est extériorisée comme une chose
vis-à-vis de laquelle on prend une position politique, de valorisation ou de
rejet », « Kastom Re-Examined », in Anthropological Forum, 6, 1993, p. 592.
Texte cité et traduit par Alain Babadzan, « L’invention des traditions et le
nationalisme », Journal de la Société des Océanistes, no 109, 1999/2, p. 29, n. 33.
66. Alain Babadzan, « L’invention des traditions et le nationalisme »,
op. cit., p. 30-31.
La scène des frontières 197

la situation postcoloniale, comme celle de l’Europe à la fin du


xixe siècle en prise au processus de modernisation industrielle,
peut se repenser à la lumière de ce nouveau paradigme. La resti-
tution des savoirs, la reconstruction historique, le rapatriement
des objets, la réhabilitation des événements traumatiques, repré-
sentent autant d’inventions culturelles, autant de réifications
stratégiques, économico-politiques des valeurs instituées de la
culture. Et le combat postcolonial des nouveaux Titans est là, se
rejouant devant nos yeux comme le débat d’une crise des institu-
tions de la modernité, de souveraineté et de légitimité. Qui aura
désormais le monopole symbolique de produire de nouveaux
discours de légitimation, pour justifier la répartition des fron-
tières, les représentations collectives et l’identité recomposée
d’un groupe ? En somme, qui détiendra le pouvoir politique
de recomposer son passé rompu, c’est-à-dire le droit légitime
de rendre rétroactivement inaliénable ce qui aura constitué
l’identité culturelle d’une communauté ou d’un peuple ?
Afin de penser notre présent, notre actualité contemporaine
mondialisée, il est devenu nécessaire de définir le processus de
production rétroactive des représentations, des traditions ou des
cultures inventées, et de les repenser comme autant de discours
de légitimation, qui justifient un rapport traumatique aux
ruptures de l’histoire, par modernisation, colonisation, indus-
trialisation, mondialisation… Il s’agit d’un processus performatif
qui se retrouve, s’indique, se marque et s’observe dans les objets
reconstruits ou recomposés, qu’ils soient historiques, muséo-
graphiques, ethnographiques ou artistiques. Ce paradigme de
la rétroaction performative, comme processus de production
culturelle postmoderne, se voit exemplifié, complexifié aussi
et singularisé dans certaines pratiques artistiques du re-enact-
ment. Je pense surtout à la performance de Jeremy Deller,
The Battle of Orgreave de 2001, filmée par Mike Figgis 67,

67. Production du film est assurée par Artangel & Channel 4, sa


réalisation par Mike Figgis, en 2002, et les photographies par Martin
Jenkinson.
198 Altérités de la littérature

et souvent commentée 68. Il s’agit pour Deller de reconstituer


un conflit violent qui a eu lieu en Angleterre en 1984, après la
fermeture de vingt mines de charbon, sous le régime de Margaret
Thatcher, opposant la police et l’armée aux mineurs révoltés, et
surtout qui rejoue la scène, dans la mesure du possible, avec les
sujets mêmes qui ont participé à l’affrontement. Cet événement
est important à plus d’un titre. Tout d’abord il marque la défaite
du monde ouvrier devant les forces de l’ordre et l’autorité de
l’État, qui réaffirme par là même sa propre souveraineté. Puis
il révèle une crise majeure de l’État, qui s’exprime surtout par
le fait que Thatcher qualifie ce conflit de « guerre civile ». Et
enfin, il met en scène la falsification de l’histoire, entre autres
par la complicité des médias, affirmant que les mineurs sont
passés à l’offensive les premiers. Une falsification qui justifie
bien entendu le recours à la violence, et l’intervention des
forces armées. L’intérêt de cette pièce tient non seulement à
ce rétablissement de la justice ou de la vérité, mais aussi à une
manière de reconstituer une nouvelle scène d’intelligibilité des
événements, de rejouer aujourd’hui ce qui n’a pas eu lieu dans
le passé. Non pas fabriquer de toutes pièces un événement
fictif, mais bien redécouper les chaînes temporelles autrement,
et redonner la possibilité à un événement qui n’a pas eu lieu
historiquement – la reconnaissance d’un droit de contestation
populaire – de se produire aujourd’hui collectivement, et de
façon visible, audible, crédible. On pourrait dire de cet événe-
ment contrefactuel, ce que le Nagpra disait de l’objet autoch-
tone. Un texte de loi, que je redonne à lire ici, volontairement
modifié : « Un tel événement sera considéré comme ayant été
inaliénable par cette classe populaire anglaise au moment où
l’événement a été falsifié. »

68. On pourra lire l’analyse descriptive de Christophe Kihm, « Une poli-


tique de la reprise : Jeremy Deller », in Mutitudes, no 5, 2007, p. 245-250,
et plus généralement, du même, « Refaire l’événement », in Fresh Théorie,
iii, Paris, Léo Scheer, 2007, p. 181-195.
La scène des frontières 199

§ 3 – Par cette reconstruction historique, la performance


de Deller condense une pratique artistique et une enquête
ethnographique. Elle engage aussi une collecte de documents,
l’établissement d’un fonds d’archives, une étude sociologique
rigoureuse des classes populaires, une analyse du folklore,
surtout de la musique, une recherche des individus qui ont
participé à l’événement, et tout un travail de négociations avec
différents informateurs, intermédiaires et partenaires. Mais ce
qu’une telle reconstitution met en scène surtout, ce sont les
conditions rétroactives de l’événement, son actualité contrefac-
tuelle d’après-coup. Une mise en scène qui permet une autre
découpe temporelle, d’autres contextes d’intelligibilité et donc
une autre lecture des événements. En somme, par cette action
performative de re-enactment, c’est aujourd’hui que la culture
de la classe ouvrière peut considérer cet événement contes-
tataire comme lui étant un droit inaliénable, ou plus exac-
tement comme lui ayant été inaliénable « au moment même
où » le gouvernement le lui avait refusé, retiré ou interdit.
On pourrait ici parler d’un retro-enactment, comme nouveau
paradigme performatif de l’action. Un nouveau modèle, une
autre scène à partir de laquelle on peut redéfinir les enjeux
socioculturels des pratiques artistiques de la reconstitution,
ou d’appropriation, toujours liées aux ruptures historiques
et traumatiques du passé, toujours articulées aux falsifica-
tions des discours dominants. Mais à partir de là, on peut
encore reconsidérer, entre autres situations majeures, le film
de Pierre Perrault, Pour la suite du monde, réalisé en 1963, où
se captent et s’archivent le double témoignage des habitants
de l’Île-aux-Coudres, au nord du Canada : d’un côté la langue
orale et l’accent, fort, rude, sans exemple, de l’autre la pêche
légendaire aux marsouins, ou Béluga, pratique marinière et
communautaire gouvernée par la lune et les marées 69. Deux

69. Voir les Entretiens parus dans la revue Séquences, no 34, en octobre 1963
à Montréal, et repris dans Pierre Perrault, « Le cycle de l’Île aux Coudres »,
in Caméramages, Québec, L’Hexagone, 1983, p. 9-15.
200 Altérités de la littérature

témoignages qui confrontent le présent des habitants de l’île


à leur propre passé en voie de disparition, qui le rejouent, le
mettent en scène, comme ce qui aura été pour eux la condition
d’un avenir possible, ou « pour la suite du monde »…
Sur ce modèle rétro-performatif de l’action, on peut
dresser l’inventaire ou la longue liste des pratiques artistiques,
ethnographiques, muséographiques, qui tentent toutes de
reconstituer spécifiquement des séries temporelles d’événe-
ments ou de rétablir une continuité souvent complexe avec
un passé réapproprié. Sur ce modèle de scène, on peut enfin
repenser la question de l’objet, son processus de production,
son agencement de traces indiciaires, entre un lieu d’émer-
gence unique et singulier, une capacité à rompre avec son
propre contexte et ses nouvelles conditions de réceptivité. On
peut repenser l’objet lui-même comme la reconstruction d’une
rupture, ou comme la reconstitution des effets socioculturels,
traumatiques et politiques, issus d’un passé rompu. On peut
le concevoir comme le lieu d’une séparation entre le passé et
le présent, qui fige, fixe ou pétrifie le présent d’une culture,
qui l’empêche d’être présent à d’autres cultures, qui interdit
à cette culture le droit de vivre au présent, ou dans un monde
contemporain. Cette relecture opère ou performe, elle produit
quelque chose qui ouvre un double horizon d’historicité.
D’un côté, une scission envers le passé, introduite par la
modernité, qu’il s’agisse d’un rapport aux traditions, d’une
fabrication des objets ou d’une identité collective. Dans tous
les cas, cette scission produit l’effet traumatique d’un boule-
versement ou d’un renversement, sinon d’une destruction,
qui engendre le plus souvent un nouveau passé, qui invente
de nouvelles traditions et engage une autre écriture de l’his-
toire, ou l’écriture d’une autre histoire. D’un autre côté,
cette rupture produit une survie, ou la possibilité, elle aussi
traumatique, d’élaborer un rapport de contemporanéité entre
les présents des cultures, et de repenser d’autres aménagements
des frontières. De là cette idée, selon laquelle l’événement
traumatique représente lui-même une catastrophe et une
La scène des frontières 201

survie, devenant simultanément un moment de rupture et


sa réhabilitation historique.
Ce phénomène permet d’observer l’objet dans son
processus de production. L’objet « choisi », « isolé », « séparé »
de son contexte, en rupture historique avec son propre passé,
mais désormais reconstruit, reconstitué, rapatrié ou réappro-
prié, « nous » permet d’observer le processus traumatique
par lequel il se voit attribuer rétroactivement l’inaliénabi-
lité culturelle, qui en constitue l’identité. L’objet n’est plus
réifié en symbole de la « culture », ni ne représente plus un
indicateur de significations culturelles, mais il devient lui-
même la « mise en scène » du culturel, le lieu où se monte et
s’observe les valeurs culturelles d’un peuple, d’une société,
d’une nation, ou les institutions de la culture. L’objet est un
lieu concret d’observation de la vie quotidienne dans nos
mondes contemporains, un lieu où s’examinent les diffé-
rentes procédures socio-politiques, par lesquelles s’opère
rétroactivement son inaliénabilité culturelle et s’invente un
passé, s’écrit une histoire, se vit et se partage un présent. C’est
à partir de l’objet, de sa fabrication à sa présentation, qu’il
faut redéfinir les liens ou les frontières, les limites aussi entre
pratiques artistiques et enquêtes ethnographiques. Un objet-
observatoire des mondes contemporains, qui nous permet
de repenser aujourd’hui ce qu’il en est des institutions de la
modernité, de notre histoire, de ses discours et de ses légiti-
mations, ce qu’il advient de nos passés, de nos présents, de
nos élaborations communes du temps, pour la suite du monde.
II

Le traumatisme de Babel 1
Les fictions ethnographiques
d’Édouard Glissant

« […] gestes – invisibles, mais imaginés – de l’oralité


sinueuse, incantatoire, qui est le propre du créole. »
— Derek Walcott.

1. Littérature et anthropologie :
de l’oralité à l’écriture

§ 1 – La poétique d’Édouard Glissant est une nouvelle tour


de Babel, un nouveau tour du monde par la reconstruction
diversifiée d’un mélange des langues :

Par-delà les luttes aiguës contre les dominations et pour la libération


de l’imaginaire, s’ouvre un champ démultiplié, où le vertige nous
saisit. Mais ce n’est pas le vertige qui précède l’apocalypse et la chute

1. Conférence prononcée en anglais à Rice University (French


Department) en janvier 2013. Invité par Philip Wood. Ce texte fut repris
lors d’un débat organisé par Michel Deguy aux Entretiens de Po&sie à la
Maison de la Poésie à Paris, en novembre 2013, avec Romuald Fonkoua
et François Noudelman.
204 Altérités de la littérature

de Babel. C’est le tremblement initiateur, face à ce possible. Il est


donné, dans toutes les langues, de bâtir la Tour 2.

Cette poétique est aussi un projet de fiction, qui recoupe la


dimension anthropologique de l’identité et le pouvoir littéraire
de la langue. Une fiction à la mesure de Babel, tout à la fois
local et global, inscrit dans une terre, la Martinique, et dispersée
sur toute la terre, tout le monde, ou le « Tout-Monde ». Ce
projet traverse l’œuvre de Glissant, de Soleil de la conscience,
de 1956, à L’imaginaire des langues, de 2010, en passant par Le
discours antillais, de 1981, la Poétique de la Relation, de 1990
et le Traité du Tout-Monde, de 1997. Mais comment inscrire
cette fiction ethnographique dans le champ de la littérature,
ou plus encore comment l’articuler entre les deux grands
domaines étudiés par ce qu’on appelle l’ethnocritique ? D’un
côté l’élaboration d’un modèle de lecture, qui va de l’utilisa-
tion par certains anthropologues des textes littéraires, comme
sources ethnographiques (tels que Propp ou Bakhtine pour les
contes populaires), à l’usage que font les critiques littéraires
des méthodes de l’anthropologie, comme autant de disposi-
tifs possibles d’analyse textuelle (comme Barthes ou Vernant
pour Lévi-Strauss). D’un autre côté, une attention accordée à
l’écriture des anthropologues, une sorte d’ethnolittérature qui
porte sur le processus de textualisation par lequel les phéno-
mènes observés peuvent se traduire et s’inscrire dans le registre
du savoir, comme les relations de voyage en terre exotique,
carnet d’enquête, appareil d’enregistrement, second livre de
l’ethnographe (comme Tristes tropiques de Lévi-Strauss) 3.
Entre la construction d’un modèle de lecture et l’élabora-
tion d’une écriture de l’histoire, le travail de Glissant ouvre

2. Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990,


p. 123.
3. Voir le numéro spécial de la revue Recherches & Travaux, 82 (Littérature
et anthropologie), 2013. Textes recueillis par Silvia Disegni et Michela Lo
Feudo.
Le traumatisme de Babel 205

une troisième voie et met en scène la fragilité du partage entre


littérature et ethnographie. Non seulement ce projet interroge
les conditions sociohistoriques d’un nouvel espace du discours
– le discours antillais justement –, mais de plus il remet en
question la possibilité même de s’inscrire dans une histoire de
la Martinique, de son rattachement à une généalogie directe,
de réaffirmer un héritage, ou le pouvoir d’une tradition, d’une
filiation. La poétique de Glissant est certes une poétique de la
relation, d’une babélisation de la langue, mais c’est aussi une
poétique de la rupture, du traumatisme historique, politique et
esthétique, ou comme l’écrit Glissant lui-même, et j’y reviens,
de « l’irruption dans la modernité ».
Il faut bâtir la Tour sur un fond de rupture, sur une terre
rompue et corrompue, exsangue et déracinée. Glissant veut
construire une terre sans territoire et sans histoire. Il n’est plus
à la recherche d’une terre promise, mais il veut inventer une
terre qu’aucun discours ne pourra intégrer dans une écriture
de l’histoire, ni en redéployer le sens dans un contexte social et
historique déterminé. C’est le contexte de vie et d’expérience
qui fait défaut, qui est rompu, c’est le lieu d’inscription et
d’émergence du discours qui est traumatisé. Il ne s’agit plus,
pour le discours, de rompre avec son propre contexte, comme
l’imposent toujours les cultures dominantes, pour innover,
se renouveler, se transformer, pour produire de nouveaux
discours de légitimation. Il ne s’agit plus d’affirmer, comme
Judith Butler, par exemple, que « le discours n’est pas seule-
ment défini par le contexte social, il est aussi marqué par sa
capacité à rompre avec ce contexte 4 ». Selon Glissant, il faut
ouvrir un autre possible, que cette capacité de rupture, et
surtout penser la rupture en fonction de la littérature. Devant
l’alternative épistémologique, propre aux sciences humaines,
entre le contexte d’émergence du discours et la capacité du

4. Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du


performatif, trad. de l’anglais par Ch. Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam,
2004, p. 64.
206 Altérités de la littérature

discours à rompre avec son propre contexte, Glissant évoque


encore une autre situation discursive. Ce nouvel espace du
discours, qu’il faut bâtir en tour de Babel, ni n’est produit par
un contexte sociohistorique donné, daté et archivé, traduit ou
commenté, ni ne rompt avec ce contexte, s’en détache ou s’en
démarque, pour instaurer et délimiter de nouveaux contextes
d’expérience ou d’autres univers de sens.
Il s’agit d’un autre régime de rupture, qui non seulement
provient d’une rupture, mais aussi qui en parle, qui en fait
son objet, son analyse, voire, comme dit Glissant, son « auto-
analyse ». D’un côté, cette rupture s’inscrit dans le langage, et
de l’autre le langage devient une force de rupture. Mais de quoi
cette rupture est-elle le nom, de quels signes, de quels indices ?
Et comment qualifier cette rupture, en décrire les propriétés,
pour en faire un concept opérant, une notion capable de
repenser les conditions d’un nouvel espace du discours – une
nouvelle Babel ? Sur un fond de « tremblement », Glissant parle
d’une mémoire des esclaves. Une mémoire rompue, sans histoire,
sans origine ni destin, sans sujet témoin ni travail du deuil. Il
évoque une mémoire traumatique – c’est le mot, ou « la Traite
comme choc traumatique » –, dont l’inscription historique a
toujours fait défaut, et que Glissant entend justement ériger
en paradigme de la rupture. Comment écrire l’histoire d’une
mémoire sans histoire, et surtout comment faire de cette
mémoire la condition d’une nouvelle Tour de Babel ? Avant
de lire attentivement certains textes, j’insisterai encore sur
l’importance d’une démarcation. D’un côté, Glissant veut
reconstruire un savoir ethnographique et littéraire des Antilles
françaises, en se détachant du modèle césairien de la Négritude,
donc d’une filiation ou d’une généalogie directement liée aux
cultures africaines 5. D’un autre côté, il entend se détourner
des modèles de l’ethnographie africaniste – longtemps sous

5. Édouard Glissant, Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard,


1997, p. 54.
Le traumatisme de Babel 207

influence des classifications morphologiques de Léo Frobénius,


comme on peut le voir dans la revue Tropiques.

Nous haïssons l’ethnographie : chaque fois que, s’achevant ailleurs,


elles ne fertilisaient pas le vœu dramatique de la relation. La méfiance
que nous lui vouons ne vient pas du déplaisir d’être regardés, mais
de l’obscur ressentiment de ne pas voir à notre tour. Et non point
pour ce qu’elle nous sevre du contentement d’équivaloir, mais pour
ce qu’elle offusque et saccage (du moins tel qu’ainsi pratiquée) la
richesse de tous rapports, de ce rapport : le monde enfin, vivant,
souffert, partagé 6.

On entend dans ce texte les nuances critiques de l’argu-


mentation. Glissant ne veut pas rejeter toute l’ethnographie,
mais il renie une certaine manière d’observer l’autre, qui ne lui
permet plus de se reconnaître ni de se retrouver dans la rupture
qui le constitue. En référence implicite à Leiris, Glissant parle
d’une ethnologie de soi-même :

Pourra-t-on observer, puisque maintenant ces problèmes intéressent


les sciences de l’homme, observer sur le vif le travail de l’être se susci-
tant à lui-même, et naissant de sa propre volonté (argile qui s’alloue,
sans démiurge, son souffle) ? Cette question que mon existence me
pose, autant dire dans la mesure où j’y réponds déjà, qu’elle me pose
comme être : ainsi suis-je l’ethnologue de moi-même 7.

Cette autoréflexion ethnologique peut se comprendre au


moins de deux manières différentes, ou selon deux modalités
autofictives de reconstruction sociale. D’un côté, comme une
critique adressée aux présupposés colonialistes de l’ethnologie,
qui réduit toujours l’autre au même, et réinscrit le peuple

6. Édouard Glissant, L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1969, p. 135.


Cf. Romuald Fonkoua, « Naissance d’une anthropologie antillaise au siècle
de l’assimilation », in Cahiers d’études africaines, xxxv-4, 1995, p. 797-818.
7. Édouard Glissant, Soleil de la conscience, Paris, Seuil, 1956, p. 15.
208 Altérités de la littérature

observé dans l’histoire d’une culture dominante. Mais d’un


autre côté, cette ethnologie de soi-même permet de construire
un lieu d’observation, pour s’observer dans son état de rupture,
de coupure historique ou de mémoire traumatique. S’observer
soi-même, comme un ethnologue observe une culture autre,
revient à se voir et à se retrouver dans cet état traumatique,
ou dans ce traumatisme d’une mémoire rompue, sans récit
ni témoin.
Mais reposons la question. Comment faire l’histoire d’une
mémoire sans histoire, comment écrire et observer, comment
nommer et se nommer depuis ce « choc traumatique », qui vaut
pour ce que Glissant appelle « une non-histoire » ?

Les Antilles sont le lieu d’une histoire faite de ruptures et dont


le commencement est un arrachement brutal, la Traite. Notre
conscience historique ne pouvait pas « sédimenter », si on peut ainsi
dire, de manière progressive et continue, comme chez les peuples
qui ont engendré une philosophie souvent totalitaire de l’histoire,
les peuples européens, mais s’agrégeait sous les auspices du choc,
de la contraction, de la négation douloureuse et de l’explosion. Ce
discontinu dans le continu, et l’impossibilité pour la conscience
collective d’en faire le tour, caractérise ce que j’appelle une non-
histoire. Le facteur négatif de cette non-histoire est donc le raturage
de la mémoire collective 8.

L’histoire des Antilles est sans histoire, ou sans contexte


sociohistorique déterminé, en ce sens qu’elle émerge d’un
trauma, d’un « arrachement brutal », la Traite, qui ruine ou
« rature » la possibilité de construire une mémoire collec-
tive. L’événement traumatique empêche la sédimentation
historique, l’inscription des événements dans une écriture de
l’histoire et le rattachement des généalogies, le recoupement
des filiations et les airs de famille. Contrairement aux « peuples

8. Le discours antillais, op. cit., p. 223-224.


Le traumatisme de Babel 209

européens », qui ont connu eux aussi des traumatismes de


guerre, des massacres, des génocides, les Antilles ne peuvent pas
articuler leur traumatisme à une quelconque force de réparation
ou de reconstitution, de restitution ou de rédemption, donc
à une économie de survivance historique. Ne pouvant rien
sédimenter, elles ne peuvent que s’agréger « sous les auspices
du choc, de la contraction, de la négation douloureuse et de
l’explosion ».

§ 2 – La question que pose Glissant revient à se demander


comment bâtir une nouvelle Tour de Babel en régime trau-
matique : la rupture, le choc, la contraction, la négation.
En d’autres termes, comment revenir au trauma pour sortir
du trauma, pour le quitter, inventer l’espace d’un nouveau
discours, une poétique du divers, un pluralisme des langues,
et pour en faire émerger les conditions d’une survie. Glissant
parle d’une « économie de survie », qui opère par résistance et
par ruse 9. Les études sur le trauma ont justement souligné les
« énigmes de la survie », qui en font tout le paradoxe :

C’est seulement, écrit Cathy Caruth, en reconnaissant l’expérience


traumatique comme une relation paradoxale entre la capacité de
destruction et la force de survie que l’on pourra reconnaître ce qui
reste d’incompréhensible au cœur de l’expérience catastrophique 10.

Considérer la survie comme ce moment indéfini de contrac-


tion et de négation, revient à reconnaître ce qu’il y a d’incom-
préhensible dans le trauma, d’irréparable et d’irréversiblement
destructeur, pour l’histoire, la mémoire, l’identité et la vie.
Mais c’est aussi se donner les moyens de réhabiliter l’événe-
ment traumatique, comme écrit le psychiatre Louis Crocq : « Il
s’ensuit qu’en matière de psychopathologie traumatique, il faut

9. Le discours antillais, op. cit., p. 114.


10. Cathy Caruth, Unclaimed experience. Trauma, Narrative, and History,
Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1996, p. 58.
210 Altérités de la littérature

se garder de prêter foi aux tentations de prédisposition, voire


de prédestination, et qu’il convient de réhabiliter l’événement,
son pouvoir destructeur, bouleversant et désorganisant 11 ».
Une réhabilitation de l’événement qui produit une « réorga-
nisation du passé », voire l’invention d’un passé qui n’existe
pas 12. Devant la rupture traumatique d’une mémoire sans
mémoire, d’une histoire sans histoire, devant cet oxymore de
l‘histoire, il ne suffit plus de réécrire l’histoire, de la corriger,
la rendre plus juste, plus objective ou plus « vraie », mais il
faut inventer un passé, le créer, le fictionner. C’est le projet
poétique de Glissant.
Mais que veut dire créer un passé qui n’existe pas, inventer
des traditions fictives, écrire une histoire sans trace, sans témoi-
gnage ni mémoire ? Il faut interroger les liens entre trauma et
fiction, rupture et invention, et surtout se demander comment
Glissant y inscrit sa poétique des langues. Depuis les thèses
d’Eric Hobsbawn, on a beaucoup étudié les « traditions inven-
tées », c’est-à-dire ces discours, souvent nationalistes, qui face à
l’irruption de la modernité (démocratisation, industrialisation,
mondialisation, médiatisation) ne parviennent plus à utiliser
leurs vieux modèles pour s’adapter aux changements, donc
pour se renouveler en toute continuité historique, réifiant ainsi
ou hypostasiant leur culture par diverses fictions symboliques,
liturgies, parures, discours :

Les « traditions inventées », écrit Hobsbawn, désignent un ensemble


de pratiques de natures rituelles symboliques qui sont normalement
gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et
cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement
par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité
avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement

11. Louis Crocq, Les traumatismes psychiques de guerre, Paris, Odile


Jacob, 1999, p. 273.
12. Cf. Catherine Malabou, Les nouveaux blessés. De Freud à la neurologie,
penser les traumatismes contemporains, Paris, Bayard, 2007, spéc. p. 251-260.
Le traumatisme de Babel 211

à établir une continuité avec un passé historique approprié […].


Cependant, même en présence d’une telle référence à un passé
historique la particularité des traditions « inventées » tient au fait
que leur continuité avec ce passé est largement fictive 13.

Or, Glissant parle d’une autre idée de la fiction, donc d’une


autre manière d’inventer un passé ou de créer une mémoire.
Il s’agit d’une fiction ethnographique, qui croise les questions
de l’identité et du littéraire, de la culture et de la langue 14, et
surtout qui postule que l’invention d’un nouveau passé ne
peut se réaliser qu’au travers des langues, ou d’une poétique
du divers des langues.
Réhabiliter l’événement traumatique revient à considérer la
discontinuité et la rupture identitaire, individuelle et collective,
produites par l’événement, mais aussi à investir cette force de
rupture et ce pouvoir de destruction, pour en faire ce nouvel
espace du discours – le discours antillais. Pour Glissant, il en
va de même des littératures européennes et des États-nations
de l’Occident. Leur complexité et leur continuité historiques
peuvent toujours assurer de nouveaux équilibres entre des
chocs traumatiques et des « développements réparateurs 15 ».
Tandis que les littératures nationales, antillaises, martiniquaises,
caribéennes, fondées sur la rupture, réduites à leur trauma-
tisme, procèdent d’une tout autre manière pour produire une
« économie de survie ».

C’est que ces littératures n’ont pas le temps d’évoluer harmonieuse-


ment, du lyrisme collectif d’Homère aux dissections rêches de Beckett,

13. Eric Hobsbawn, « Inventer des traditions », in Eric Hobsbawn et


Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, trad. de l’anglais par Ch.
Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, p. 28.
14. Cf. Alexis Nouss, « La créolité : avatar identitaire ou avatar littéraire ? »,
in Alain Montandon (dir.), Littérature et anthropologie, Société française de
littérature générale et comparée, Université de Paris, 2006, p. 235-262.
15. Édouard Glissant, Mémoires des esclaves, Paris, Gallimard, 2007,
p. 30-31.
212 Altérités de la littérature

il leur faut tout assumer tout d’un coup, le combat, le militantisme,


l’enracinement, la lucidité, la méfiance envers soi, l’absolu d’amour,
la forme du paysage, le nu des villes, les dépassements et les entête-
ments. C’est ce que j’appelle notre irruption dans la modernité 16.

Glissant parle d’une irruption sans réserve, sans transition,


sans préparation ni concertation. Il n’y a pas de différence,
pour ces littératures, entre la rupture traumatique de la Traite
et l’irruption dans la modernité. Pour elles, la Traite, c’est la
modernité, c’est leur histoire, et l’esclavage représente leur passé
comme leur avenir. Mais c’est aussi leur survie, le combat,
le militantisme, la lucidité. Glissant poursuit sa pensée, en
avançant une hypothèse décisive. Il parle d’un nouvel événe-
ment, d’un autre passage qui traverse cette irruption dans la
modernité, et surtout qui permet de s’y inscrire autrement :

Mais un autre passage a lieu aujourd’hui, contre lequel nous ne


pouvons rien. C’est le passage de l’écrit à l’oral. Je ne serai pas loin
de croire que l’écrit est la trace du Même, là où l’oral serait le geste
organisé du Divers. Il y a aujourd’hui comme une revanche de tant
de sociétés orales qui, du fait même de leur oralité, c’est-à-dire de
leur non-inscription dans le champ de la transcendance, ont subi
sans pouvoir se défendre l’assaut du Même 17.

L’hypothèse est forte, troublante aussi et même paradoxale.


Le passage de l’écrit à l’oral se produit « au moment où nous
Martiniquais, précise Glissant dans une note, effectuons le
passage souvent aliéné de l’oralité à l’écriture 18 ». On l’entend
bien, le passage de l’écrit à l’oral ne doit pas se penser comme
la simple inversion du passage de l’oralité à l’écriture, ou
l’inscription d’un peuple analphabète dans l’écriture de l’his-
toire. Il faut ici penser différents régimes d’oralité. Il y a tout

16. Le discours antillais, op. cit., p. 330.


17. Ibid., p. 330-331.
18. Ibid., p. 330, n. 1.
Le traumatisme de Babel 213

d’abord cette oralité qui s’oppose à l’écriture, c’est l’oralité des


langues dites sans alphabet, qui donne à l’écriture un pouvoir
d’institution de la littérature, et par là de distinguer les peuples
avec et sans écriture, donc avec et sans histoire. Mais il y a
encore une autre forme d’oralité, qui constitue pour Glissant
comme « une revanche de tant de sociétés orales », soumises à
l’oppression du Même, l’aliénation, la contraction. Une oralité
qui ne subit plus « la mesure de l’archive » et la réinscription
dans l’histoire de l’Occident, donc qui ne souffre plus d’une
dépossession identitaire. Il faut ici parler d’une oralisation
de l’écriture, non seulement comme une nouvelle manière
d’écrire l’histoire, mais surtout comme le seul lieu de survie de
la littérature, la seule instance encore possible d’une institution
des littératures du monde.
Cet autre passage du temps, où l’écrit s’oralise, c’est aussi
pour Glissant ce qui distingue les poétiques de Césaire et de
Brathwaite, deux conceptions de l’oralité, par la Négritude
franco-ethnographique ou par le rythme cassé de la voix :

Là où j’ai l’impression que Brathwaite reprend trente ans plus tard le


discours d’Aimé Césaire, en réalité il lui confère une assise nouvelle :
la concrétisation et la variété du vécu. Brathwaite rejoint non pas
tant la poétique de Césaire que les rythmes cassés de Nicolás Guillén
ou de Léon Gontran Damas. L’écrit s’oralise 19.

Au moment même où la Martinique effectue son passage


historique de l’oralité à l’écriture, l’écrit s’oralise. N’entendons
pas cette oralisation comme un contraire, une inversion ou
un retour, mais bien comme une revanche, dit Glissant, qui
permet à la « littérature » de récupérer un « réel ». Réhabiliter
l’événement traumatique de la Traite par l’oralisation de l’écri-
ture, c’est le pouvoir d’une poétique du divers, ou la nouvelle
Tour de Babel. Un enjeu d’envergure, qui ne concerne plus

19. Ibid., p. 347.


214 Altérités de la littérature

seulement une littérature nationale, martiniquaise, ni même


internationale, mais qui détermine la survie d’une institution
de la littérature, ou d’une écriture littéraire :

Car la seule manière selon moi de garder fonction à l’écriture (s’il y


a lieu de le faire), c’est-à-dire de la dégager d’une pratique ésotérique
ou d’une banalisation informatique, serait de l’irriguer aux sources
de l’oral. Si l’écriture ne se préserve désormais des tentations trans-
cendantales, par exemple en s’inspirant des pratiques orales et en les
théorisant s’il le faut, je pense qu’elle disparaîtra comme nécessité
culturelle des sociétés à venir 20.

2. De l’opacité des langues


à l’oralisation de l’écriture

§ 1 – Sans ce passage à l’oralité, l’écriture est menacée de


disparaître. Sans recourir à cette oralité de la langue, à son
rythme et à sa voix qui crie encore de douleur, mais qui ne
s’entend pas – marque traumatique de la Traite –, l’écriture n’a
plus d’avenir, ou plus d’autre avenir que les archives du pouvoir,
de la domination, plus encore de l’information. En somme,
sans oralité plus d’écriture, plus de littérature ni de possibilité
pour aucun peuple, aucune communauté, aucune nation,
d’instituer du littéraire. C’est l’oralité qui institue l’écriture en
littérature. Glissant est explicite. Ce passage à l’oralité s’effectue
non pas, comme dans la poétique de Césaire, en revenant au
pays natal de la Négritude, aux sources africaines, au contexte
historique de l’histoire, ni ne se réfère à cette oralité d’avant
l’écriture, mais cherche à faire émerger une oralité de l’écriture,
qui vaut comme réhabilitation de l’événement traumatique.
L’écriture contient une oralité, dont l’émergence en fait une
littérature. Et c’est en quoi consiste le double horizon local et

20. Ibid., p. 331.


Le traumatisme de Babel 215

global d’une poétique du divers, ou d’une nouvelle logique du


Tout-Monde. Par un jeu de déplacement, Glissant transforme
l’économie de survie des Plantations et sa littérature orale en
« acte de survie », pour l’écriture et la littérature du monde. La
réhabilitation de l’événement traumatique devient l’affaire du
monde, l’avenir possible d’un autre monde. On s’en souvient :
« C’est le tremblement initiateur, face à ce possible. Il est donné,
dans toutes les langues, de bâtir la Tour. »
Mais en quoi consiste cette oralité de l’écriture, dès lors
que l’oral ne s’oppose plus à l’écrit, ni le précède ni le suit ?
En somme, qu’appelle-t-on oralité ? S’agit-il de rythme, de
voix, de cri, de geste, de danse ? Peut-on réduire cette oralité
à l’ordre signifiant de la langue, dès lors que la parole, la voix
et le cri furent interdits aux esclaves des Plantations ? Glissant
parle d’un langage du silence, d’un cri sans voix, d’une langue
des mains fantômes, des mains coupées, « peuplades de mains
sous la peau 21 » :

Qu’est-ce que le langage ? Ce cri que j’ai élu ? Non pas seulement
le cri, mais l’absence qui au cri palpite […]. Et c’est à cette absence,
ce silence et ce rentrement que je noue dans la gorge mon langage,
et qui ainsi débute par un manque 22.

Un manque, une absence, un silence, qui palpitent dans


ce cri sans voix, « dans cet univers muet de la Plantation 23 ».
Glissant parle encore d’une « pratique du détour », on l’a vu
plus haut de la « ruse », « une forme de littérature qui, s’efforçant

21. Édouard Glissant, Un Champ d’îles, in Les Indes. Un Champ d’îles.


La Terre inquiète, Paris, Seuil, 1965, p. 9. Cf. Romuald Fonkoua, Essai
sur une mesure du monde au XXe siècle. Édouard Glissant, Paris, Honoré
Champion, 2002, p. 244-245.
22. L’Intention poétique, op. cit., p. 43-44.
23. Ibid., p. 43-44.
216 Altérités de la littérature

d’exprimer ce qui est interdit de désigner, trouve, contre cette


censure organique, des moyens à chaque fois hasardés 24 ».
Ces moyens ou ces ruses, tous ces détours de survie consti-
tuent non seulement la force de l’oralité, qui opère dans l’écri-
ture comme une palpitation, mais aussi la source et la ressource
des langues. « La seule manière de garder fonction à l’écriture »,
c’est de faire resurgir cette oralité dans l’écriture, en laissant
l’événement traumatique reconstituer son histoire, réorganiser
son passé ou l’inventer. L’oralité de l’écriture est une force de la
langue, qui ne consiste pas à dire quelque chose, à faire signe,
ou à transmettre une information, communiquer un message,
mais à mettre les langues en relations les unes avec les autres.
L’oralité, c’est le mélange des langues, c’est l’avenir des langues
ou encore la langue des autres. L’hypothèse est forte. L’oralité
de l’écriture, où se confrontent l’oral et l’écrit, constitue ce
nouvel espace du discours, ce terrain ou ce laboratoire dans
lequel se déploie une multiplicité de langues. Glissant parle
toujours de Plantations :

C’est dans la Plantation que, comme dans un laboratoire, nous


voyons le plus évidemment à l’œuvre les forces confrontées de l’oral
et de l’écrit, une des problématiques les plus enracinées dans notre
paysage contemporain. C’est là que le multilinguisme, ses dimensions
menacées de notre univers, pour une des premières fois constatables,
se fait et se défait de manière tout organique 25.

De même qu’il y a plus d’un régime d’oralité, de même il


y a divers types de multilinguisme. On peut parler plusieurs
langues, on peut faire coexister un grand nombre de langues,
politiquement ou socialement, mais on peut encore, pour
Glissant, penser la présence des autres langues dans la pratique
de sa propre langue. « Le multilinguisme ne pose pas la coexis-
tence des langues ni la connaissance de plusieurs langues mais la

24. Poétique de la Relation, op. cit., p. 83.


25. Ibid., p. 89.
Le traumatisme de Babel 217

présence des langues du monde dans la pratique de la sienne 26. »


Glissant ne pense pas l’oralité comme un état, voire une étape
dans le développement des cultures, selon un vieux schéma
évolutionniste, mais comme une force, une opération, une
puissance pratique, qui convoque chacune des langues et opère
dans toutes les langues. À nouveau, c’est la poétique du divers
des langues. Mais Glissant dit plus encore. En faisant resurgir
l’oralité dans l’écriture, on réhabilite l’événement traumatique
de la Traite, lui donnant ainsi les « moyens » de revenir ou
de survivre comme la présence même des langues dans toutes
langues. Ce projet de fiction ethnographique permet ainsi de
« réorganiser le passé », ou de créer un passé qui n’existe pas,
et d’inventer les conditions d’une historicité :

C’est dans les prolongements de la Plantation, dans ce qu’elle a


enfanté au moment même où elle disparaissait comme entité fonc-
tionnelle, que s’est imposée pour nous la recherche d’historicité, cette
conjonction de la passion de se définir et de l’obsession du temps,
qui est aussi une des ambitions des littératures contemporaines. C’est
dans ces mêmes prolongements que s’est forgé et le plus ardemment
la parole baroque, inspirée de toutes les paroles possibles, et qui nous
hèle si fortement 27.

La question du temps est décisive, puisqu’elle ouvre


l’horizon d’historicité du discours – encore une fois d’un
discours antillais. La « recherche d’historicité », dit Glissant,
est née « dans ce qu’elle [la Plantation] a enfanté au moment
même où elle disparaissait ». On ne parle pas de mémoire,
ni de témoignage ni d’archive, mais à nouveau d’oubli et de
silence, d’absence et de manque. La « présence » des langues
dans la langue, de l’oralité dans l’écriture, est plus fantoma-
tique que jamais. Ce qui constitue cette présence n’est rien

26. Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris,


Gallimard, 1996, p. 41.
27. Poétique de la Relation, op. cit., p. 89.
218 Altérités de la littérature

d’autre qu’une disparition. On l’entend bien dans la phrase de


Glissant. Au moment même où elle disparaît, où elle s’oublie
et son trauma se refoule, la Plantation produit une multiplicité
de langues – « la parole baroque, inspirée de toutes les paroles
possibles ». Or, cette parole baroque ne s’entend pas, elle ne se
dit pas comme un reste d’oralité dans l’écriture et la littérature.
Cette parole n’est qu’un effet de l’oubli, une apparition de la
disparition – des Plantations. C’est une langue fantôme, ou
le fantôme des langues qui survit sans mémoire ni témoin,
mais qui produit quelque chose, qui engendre déjà les restes
de ce qui est à venir, ou qui enfante cette langue des langues,
cette langue des autres qu’est le créole. Non pas la créolité
– l’identité historique, linguistique d’une langue donnée –,
mais la « créolisation » des langues, « un mouvement perpétuel
d’interpénétration culturelle et linguistique 28 ». En somme,
ce projet de fiction ethnographique relève d’un processus
fantomal de créolisation des langues : « la multiplicité des
langues africaines d’une part et européenne d’autre part, la
nostalgie enfin du reliquat caraïbe 29. »

§ 2 – Le projet poétique de Glissant revient à penser « la


production littéraire comme acte de survie 30 ». Il y a toujours
un reste de Plantation dans toute littérature, comme un fantôme
qui lui survit, surtout qui lui permet de survivre et d’inventer
un avenir. La littérature, comme l’écriture et comme toute
langue, tout peuple et toute communauté, est toujours menacée
de disparaître, de s’éteindre et de s’épuiser dans la « banalisa-
tion informatique », la communication et la transmission des
messages. La survie de la littérature consiste à faire revivre
ces fantômes, à leur donner une terre, un corps, des mains,
des yeux, des gestes, une parole aussi et un discours. Il faut

28. Édouard Glissant, L’imaginaire des langues, Paris, Gallimard, 2010,


p. 31.
29. Poétique de la Relation, op. cit., p. 83.
30. Ibid., p. 82.
Le traumatisme de Babel 219

reconstituer un nouvel espace du discours – antillais –, en


donnant corps aux fantômes de la Plantation – ou en réhabi-
litant l’événement traumatique de la Traite, ce qui revient au
même. Glissant pense ici la Plantation dans son exemplarité.
Il ne parle pas de modèle, ni même d’exception, mais il veut
penser le cas exemplaire d’une situation qui traverse les langues,
les cultures et la diversité du monde. Or, de quoi la Plantation
est-elle l’exemplarité ? Du choc des cultures, du mélange des
langues, du métissage culturel, du déni de l’histoire, du trauma-
tisme génocidaire ? De tous ces événements à la fois, certes, et
de tant d’autres choses qui restent à venir, encore à découvrir,
à nommer, à définir, et à vivre, mais surtout d’une situation
fantomatique de survie.
Dans sa reconstruction idéale, dans son mythe ou sa fable,
qu’énonce et récite Glissant, la Plantation est non seulement
une histoire faite de ruptures, mais c’est surtout l’histoire
d’une rupture, l’écriture d’un événement traumatique, sans
avant ni après, sans passé ni avenir. Et si l’on peut dire de la
Plantation qu’elle n’est plus qu’un fantôme, c’est bien en ce
sens qu’elle a toujours commencé à disparaître, ou qu’elle n’a
fait que disparaître. Et la lucidité de Glissant a été de penser,
d’étudier, d’analyser, d’observer aussi dans la langue et de
théoriser par la langue, les effets de cette disparition. Glissant
parle souvent d’observation. Comment observer ces effets,
comment décrire ce qui se produit – dans la langue – d’une
telle disparition ? On se souvient que pour lui, la recherche
d’une historicité du discours s’est imposée « dans ce que la
Plantation a enfanté au moment même où elle disparaissait ».
Observer la Plantation dans sa disparition revient à la considérer
dans sa rupture, ou comme rupture, mais aussi à penser cette
disparition comme un moment de production d’une diversité
des langues, voire comme un moment où apparaissent les effets
de cette disparition.
Ces effets, tout fantomatiques qu’ils soient, représentent
pour l’esclave ou le marron, « des moyens à chaque fois
hasardés ». Des moyens, des outils, des ruses ou « une pratique
220 Altérités de la littérature

du détour », autant de résistances qui permettent le retour


d’un trauma refoulé, et qui surtout inventent un mélange,
une créolisation des langues – la voix fantôme du cri des
Plantations. Le créole est une langue, parmi d’autres langues,
mais la créolisation est une action. C’est la présence active des
langues qui opèrent dans la pratique de chaque langue. En
somme, c’est ce qui permet à chaque langue de développer une
pratique du détour, une technique de survie devant son isole-
ment, son appauvrissement, voire sa menace de disparition :

Véhiculaire ou non, la langue qui ne se hasarde pas au trouble du


contact des cultures, qui ne s’engage pas à l’ardente réflexibilité
d’une relation paritaire aux autres langues, me paraît, peut-être à
long terme, condamnée à l’appauvrissement réel 31.

C’est le mot « trouble », qui m’intéresse ici, « trouble au


contact des cultures ». Le mélange des langues trouble la langue,
l’opacifie, dit Glissant. Il y a d’ailleurs un lien direct, dans
la poétique de Glissant, entre l’opacité et l’oralité. Un lien
que produit la créolisation des langues. L’oralité n’est pas le
contraire de l’écriture, mais son devenir, peut-être même son
avenir. « L’écrit s’oralise », on l’a vu, mais cette oralisation, ce
retour traumatique d’un cri sans voix, où se mélangent les
langues, opacifie l’écriture.

Le texte littéraire est par fonction, et contradictoirement, produc-


teur d’opacité.
Parce que l’écrivain, entrant dans ses écritures entassées, renonce à
un absolu, son intention poétique, tout d’évidence et de sublimité.
L’écriture est relative par rapport à cet absolu, c’est-à-dire qu’elle
l’opacifie en effet, l’accomplissant dans la langue. Le texte va de la
transparence rêvée à l’opacité produite dans les mots 32.

31. Ibid., p. 126.


32. Ibid., p. 129.
Le traumatisme de Babel 221

L’opacité du texte littéraire représente un « acte de survie »,


mais aussi un lieu de survie pour les langues. L’opacité n’est
pas l’obscurité, ni même la confusion. L’opacité de la langue,
de l’écriture ou du texte littéraire, est pensée comme un mode
d’expression spécifique, ou comme un mode de référentialité.
Opacifié, le mot ne renvoie plus à la réalité du monde, au
contexte historique, aux intentions de l’auteur, autant de points
de référence bien assignés, consignés, institués dans la langue
dominante, qui oppose l’oralité à l’écriture. Opacifié, le mot
renvoie désormais à l’oralité de sa propre écriture. Il n’est plus
là pour faire entendre à quelqu’un quelque chose du monde,
mais bien pour faire revenir ou resurgir quelque chose qui n’a
jamais existé dans le monde, qui n’a jamais eu de passé, qui
n’a jamais pu s’inscrire dans l’écriture de l’histoire, faire partie
d’un contexte, exprimer l’intention d’un sujet, transmettre un
message, dire quelque chose à quelqu’un. L’opacité, c’est la
dernière chose de la langue, un dernier reste qui s’entend du
fantôme des Plantations, « ventre du monde ».
C’est l’horizon du projet poétique de Glissant. Double
horizon à vrai dire. D’un côté, l’opacité représente l’expres-
sion d’une oralité dans l’écriture, par laquelle la constitution
d’un nouvel espace du discours devient possible, une histoire,
un passé, un avenir. C’est le projet d’un discours antillais.
Mais d’un autre côté, cette opacité représente encore la survie
d’un mélange des langues, d’un divers ou d’un imaginaire
des langues. Du local au global, des Plantations sans monde
au Tout-Monde des Plantations, d’une pratique du détour,
comme idiome d’une langue privée d’histoire, à la Tour de
Babel pour une nouvelle histoire des langues, le projet de
Glissant est une poétique de la survie. Survie par la langue, par
la littérature, par l’écriture et son oralité : « C’est le tremble-
ment initiateur, face à ce possible. Il est donné, dans toutes les
langues, de bâtir la Tour. »
PARTIE IV

LA FICTION ET SES DOUBLES


I

La folie du double 1
Rousseau juge de Jean-Jacques,
ou l’autofiction du politique

« Rien n’est si dissemblable à moi-même que moi-même. »


— Le Persifleur.

§ 1 – Entre les Confessions, les Dialogues et les Rêveries d’un


promeneur solitaire, Rousseau ouvre un nouvel horizon d’écri-
ture, où la fiction s’articule à l’autobiographie. Parler de soi,
écrire sa vie, impliquent un espace fictionnel qui contourne les
règles ordinaires du langage, s’adressant toujours à quelqu’un
pour lui dire quelque chose. Rousseau invente cet espace
comme un lieu où pourra s’entendre sa voix, sa parole se
dire, et son âme se voir dans toute sa vérité. Et qui mieux que
Rousseau a questionné le statut ambigu de la vérité, problé-
matisé toute l’équivocité d’un discours de vérité ? Qui mieux
que lui, en effet, avant Nietzsche, Artaud ou Foucault, a révélé
au grand jour et dénoncé les opérations rhétoriques qui lient
mensonge et vérité ? À quelles conditions un discours de vérité
est-il possible ? Dans quelle mesure peut-on dire la vérité, dès
lors que tout discours par principe est toujours déterminé,

1. Conférence prononcée en anglais sous le titre The Madness of the


Double. Rousseau, Judge of Jean-Jacques à University of Notre Dame, en
février 2012, à l’occasion du tricentenaire de Rousseau.
226 Altérités de la littérature

interprété, voire falsifié, déjà pris dans le piège d’une dénéga-


tion, le récit d’une tromperie ou d’un mensonge ? Et n’est-ce
pas de là que serait née la nécessité d’une fiction, pour dire la
vérité ? Non seulement la vérité ne s’oppose pas à la fiction,
mais il n’y a pas de discours vrai sans un espace de fiction. Pas
de vérité, sans un dispositif fictionnel qui permet d’inventer
dans le langage un espace où le langage se confronte à ses
propres conditions de vérité – un espace de « désœuvrement »,
dira Rousseau dans les Rêveries.
Rousseau construit cet espace d’un texte à l’autre, entre les
Confessions, les Dialogues et les Rêveries, mais il rejoue chacun
de ses textes comme la mise en scène fictive d’un désœuvre-
ment. Une fiction se mime et traverse ces textes, ouvre un texte
dans l’autre, les enchevêtrent ou les enchaînent en boucle.
Les Rêveries parlent des Dialogues, mais aussi des Confessions,
qui annoncent déjà les Rêveries et leur désœuvrement. Mais
ouvrons les Dialogues, ce texte charnière et très controversé.
C’est un texte difficile à saisir, qui résiste à l’analyse, aux genres
littéraires, à la critique et aux règles de l’autobiographie clas-
sique, et même à ce qu’on appelle aujourd’hui l’autofiction.
Le régime dialogique des Dialogues est plus monologique que
jamais 2. Dans ce texte un partage des voix divise la parole de
l’intérieur, la « coupe » – c’est le mot de Rousseau –, ou coupe
la vie du sujet en deux individus, un homme et un auteur.
Selon l’hypothèse que j’aimerais démontrer, cette coupure ou
ce trauma, dont parle Rousseau et dont il souffre, sans répa-
ration, restauration ou rétablissement possibles, constitue le

2. Dans son Introduction aux Dialogues, Michel Foucault parlera


d’anti-Confessions : « Ce sont des anti-Confessions. Et venues, comme de
leur monologue arrêté, d’un reflux de langage qui éclate d’avoir rencontré
un obscur barrage », « Introduction », in Dits et écrits, i, Paris, Gallimard,
2001, p. 200. Cf. F. Gros, Foucault et la folie, Paris, PUF, 1997, p. 100-101,
M. Drouet « Le jeu du dialogue dans les Dialogues », in Rousseau juge de Jean-
Jacques. Études sur les Dialogues, éd. P. Knee et G. Allard, Paris, Champion,
2003, p. 73-86 et M. Rueff, « Rousseau juge de Foucault ? », in Annales
Jean-Jacques Rousseau, l, 2012, p. 217-266.
La folie du double 227

lieu fictionnel de l’autobiographie où se miment les conditions


politiques d’un rapport à l’autre, au-delà de toute attente et
réciprocité. Cette coupure, c’est le lieu d’une autofiction du
politique, pensée comme un désœuvrement. Les Dialogues
non seulement parlent de ce lieu, et le décrivent comme le lieu
d’une altérité spécifique, comme un lieu de salut, de survie,
mais la forme même des Dialogues – leur genre, leur narration,
leur syntaxe – s’élabore comme un lieu de fiction.
Achevant l’écriture des Confessions, de 1767 à 1770,
Rousseau se faisait appeler Jean-Jacques Renou. Un pseu-
donyme ou un masque qu’il abandonne en rédigeant les
Dialogues 3. Et lorsqu’il signe à nouveau ses textes de son nom,
son être se divise, se coupe en deux individus. La figure unifiée
de Jean-Jacques Rousseau, son identité propre, disparaît des
Dialogues, se rompt ou se fantomalise. Trois nouveaux noms
ou figures apparaissent désormais. « Rousseau » tout d’abord,
qui sous les traits de l’honnête homme se réduit à son seul
nom d’auteur, à la seule chose donc que le public connaît du
Rousseau vivant. Ensuite « Le Français », figure anonyme du
public, prototype d’un complot d’imposteurs, qui a dérobé à
Rousseau son nom propre, qui le falsifie, l’accuse de tous les
crimes, l’identifiant à leur seule compréhension, ou mécom-
préhension de ses œuvres. Enfin, ce personnage fantomatique
ou spectral de « Jean-Jacques », une figure tierce dépossédée de
toute identité sociale, privée de nom propre patronymique.
Une figure traversante, récurrente, dominante, qui repré-
sente à elle seule ce lieu de rupture, qui scinde l’individu de
l’intérieur. Il y a le Jean-Jacques de Rousseau, qui représente
l’auteur des livres, et le Jean-Jacques du Français, qui n’est rien
d’autre que l’auteur des crimes. Le Rousseau des Dialogues le
dit d’ailleurs lui-même :

3. Cf. J.-Fr. Perrin, « S’écrire en tierce personne : Rousseau juge de


Jean-Jacques », in Annales Jean-Jacques Rousseau, xlix, 2010, p. 13-45.
228 Altérités de la littérature

Je vous l’ai dit sans mystère et je vous le répéterai sans détour. La


force de vos preuves ne me laisse pas douter un moment des crimes
qu’elles attestent, et là-dessus je pense exactement comme vous :
mais vous unissez des choses que je sépare. L’Auteur des Livres et
celui des crimes vous paraît la même personne ; je me crois fondé à
en faire deux. Voilà, Monsieur le mot de l’énigme 4.

D’emblée la voix se divise, créant un nouvel espace de


fiction. C’est l’espace fictionnel que mettent en scène les
Dialogues, entre les deux figures d’un personnage dépossédé,
privé de son nom propre. Et ce dédoublement de la personne,
entre celui qui a écrit le Contrat social et l’Émile et celui qu’on a
maltraité, maudit, accusé de toutes les infamies, cette coupure
entre l’auteur des livres et l’auteur des crimes relève d’une
aliénation. C’est la genèse d’une altérité, que Rousseau évoque
dans les Dialogues comme le destin d’un événement biogra-
phique et qu’il décrit comme la fiction d’un traumatisme
psychique. Ce moment d’aliénation ou de rupture est bel et
bien réel, on peut le dater, le situer, le vérifier. Il coïncide avec
ce moment de la publication, l’avènement d’un public donc et
d’un nom d’auteur, mais aussi avec cette première apparition
d’un complot – en particulier la querelle avec Hume –, la
dépossession ou la perte du nom propre. En somme, c’est le
traumatisme d’une confusion des noms :

Il faut avouer que la destinée de cet homme a des singularités bien


frappantes : sa vie est coupée en deux parties qui semblent appartenir
à deux individus différents, dont l’époque qui les sépare, c’est-à-
dire le temps où il a publié des livres marque la mort de l’un et la
naissance de l’autre 5.

4. Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, i, in Œuvres complètes, i, éd.


B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, 1959, p. 674.
5. Ibid., p. 676. Je souligne.
La folie du double 229

Les deux parties de l’individu se séparent à ce point du


temps entre la mort de l’un et la naissance de l’autre. Elle se
divise à cet instant où l’un devient l’autre, se confond avec
l’autre, comme le Français veut unir des choses que Rousseau
entend séparer. Or, dans les Dialogues, il s’agit d’un nouveau
régime d’altérité, directement lié au dispositif fictionnel de
l’autobiographie. Dès les premières lignes des Confessions,
Rousseau évoque la figure de l’autre comme cette marque
de singularité, ce trait de différence ou de l’unique, de l’in-
comparable, qui s’inscrit dans cette chaîne légendaire des
exemplarités :

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécu-


tion n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un
homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait
comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme
aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis
autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel
elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu 6.

Dans ce texte, l’altérité relève d’une différence absolue,


qui fonde la légitimité d’un discours de vérité. En tant que je
suis autre absolument, sans réciprocité possible, mon altérité
garantit la valeur de vérité de mon discours. En revanche, dans
les Dialogues, l’altérité représente une genèse, un devenir autre,
une transformation où l’un meurt en l’autre, ouvrant par là
un nouveau régime discursif de vérité. Pour parler de soi, faire
son portrait ou se dépeindre en toute vérité, il ne s’agit plus,
comme l’affirmaient encore ou l’espéraient les Confessions, de
singulariser un discours, d’en retrancher la vérité, la mettre à
l’abri de l’échange, ou la soustraire au public, qui ne veut rien
entendre. Il ne suffit plus de s’avancer sans masque, nu dans

6. Les Confessions, i, op. cit., p. 5. Je souligne.


230 Altérités de la littérature

son altérité, pour dire la vérité, ou, comme l’écrit Rousseau


dans les Rêveries, « pour compter sur le retour du public 7 », son
accord, sa reconnaissance ou son amour. La singularité d’une
pensée, l’aveu du cœur et le silence de la voix ne suffiront
plus devant le fantôme anonyme du public qui me juge, qui
me voit et me parle, mais toujours pour me nuire. L’espace
fictionnel du discours se creuse des Confessions aux Dialogues.
Pour dire la vérité, pour me dire dans ma vérité, je ne peux
plus me contenter de m’affirmer dans mon altérité, mais je
dois produire cette altérité, l’inventer en prenant la place de
l’autre. C’est « l’objet » même des Dialogues :

Un silence fier et dédaigneux est en pareil cas plus à sa place, et


eût été bien plus de mon goût ; mais il n’aurait pas rempli mon
objet, et pour le remplir il fallait nécessairement que je dise de quel
œil, si j’étais un autre, je verrais un homme tel que je suis. J’ai tâché
de m’acquitter équitablement et impartialement d’un si difficile
devoir, sans insulter à l’incroyable aveuglement du public, sans me
vanter fièrement des vertus qu’il me refuse, sans m’accuser non plus
des vices que je n’ai pas et dont il lui plaît de me charger, mais en
expliquant simplement ce que j’aurais déduit d’une constitution
semblable à la mienne étudiée avec soin dans un autre homme 8.

§ 2 – Comment lire cette phrase, qui fait « l’objet » des


Dialogues, tout à la fois le dessein et la question majeure qui
traverse le livre tout entier ? Comment comprendre : « il fallait
nécessairement que je dise de quel œil, si j’étais un autre, je
verrais un homme tel que je suis » ? Comment saisir ce qui
se dit dans un tel énoncé, dès lors que les Dialogues n’ont
été écrits qu’en vue d’en « remplir l’objet » ? Plus encore, cet
énoncé, dans toute l’ambiguïté de sa grammaire, sa syntaxe, sa
rhétorique, n’a-t-il pas déjà tracé une ligne de force, un fil rouge
invisible ou un espace fictionnel, qui conduit des Confessions

7. Les Rêveries du promeneur solitaire, Première promenade, op. cit., p. 998.


8. Dialogues. Sujet et forme de cet écrit, op. cit., p. 665. Je souligne.
La folie du double 231

aux Rêveries, et qui surtout permet de relire les Confessions


par les Rêveries, l’autobiographie par le désœuvrement, et
de comprendre la vérité par la fiction ? Cet énoncé parle des
Confessions. Par allusion, il évoque cette recherche désespérée
d’une justice, cette attente du public, ce vœu de trouver sur
la terre au moins un homme, un seul, capable de le voir tel
qu’il est en lui-même, au-delà de tout mensonge, tromperie
et artifice. Ce projet de justification, d’explication et d’excuse,
ce désir de confession, de se « montrer tout entier au public »,
jamais ne remplira l’objet des Dialogues. Se justifier devant
l’autre, ou se confesser, pour attendre de l’autre qu’il me voie
dans ma vérité, qu’il me reconnaisse dans mon altérité, ou qu’il
reconnaisse mon altérité comme une valeur de vérité, encore
une fois ne suffit plus, confronté au mensonge du public, au
complot immortel de l’imposture, pour dire la vérité d’un
« homme tel que je suis ».
Le nouvel objet des Dialogues implique un autre langage,
une autre manière de dire, de s’adresser, de se référer à quelque
chose. Le langage des Dialogues ne s’adresse plus à quelqu’un.
Le sujet qui parle ici ne cherche pas à dire quelque chose à
quelqu’un d’autre, pour le convaincre, pour lui arracher une
réponse, et attendre sa reconnaissance. Bien au contraire. La
force dialogique discours invente un nouveau régime d’altérité,
d’adresse, d’échange et de destinataire, une nouvelle politique
de la littérature, en somme, que je nommerai l’autofiction du
politique. Non seulement, l’autre, dans les Dialogues, n’est
plus réduit à la figure du différent – différent de moi ou moi-
même dans ma différence –, mais sa réalité elle-même s’invente
comme une fiction. Le langage des Dialogues se dit d’un sujet
traversé par la fiction interne d’une altérité. Ce n’est plus le
même qui parle à l’autre, mais il s’agit d’un sujet qui ne peut
parler qu’à la place de l’autre : « il fallait nécessairement que je
dise de quel œil, si j’étais un autre, je verrais un homme tel que
je suis. » Et Rousseau lui-même, un peu plus loin, commente
son propre énoncé. Tout porte sur la question de l’œil, l’œil de
l’autre, et plus encore sur le discours qui l’énonce, le nomme, le
232 Altérités de la littérature

montre du doigt. Il faut nommer cet œil, et surtout en situer


le point de vue, pointer la scène ou l’espace depuis lequel cet
œil – de l’autre – verra un homme tel que je suis. Un œil de
l’autre, qui représente cet espace fictionnel de l’autobiographie
et qui invente une altérité spécifique.
Pour dire cet œil, commente Rousseau, il faut expliquer
« simplement ce que j’aurais déduit d’une constitution semblable
à la mienne étudiée avec soin dans un autre homme ». Trois
couches discursives s’articulent pour dire cet œil : une explica-
tion, une déduction, une étude. Comme un ethnologue, qui
se prend lui-même pour son propre terrain, j’étudie « dans un
autre homme » une « constitution semblable à la mienne », puis
j’en déduis quelque chose que j’explique. L’espace fictionnel
du discours, qui dit l’œil de l’autre, se joue dans ce moment
de déduction. L’enjeu d’une telle hypothèse – ou l’objet des
Dialogues – ne consiste pas à s’étudier soi-même dans un autre
homme, à se projeter dans l’autre, à s’imaginer à la place de
l’autre. Il ne s’agit pas d’un discours paranoïaque, qui se prend
pour l’autre, mais bien d’un discours qui fait l’hypothèse de
l’autre, ou plus précisément qui déduit de cette hypothèse les
conditions d’altérité qui me permettent de voir un homme tel
que je suis. C’est un dispositif qui se met en scène comme un
nouvel espace de fiction. L’autre n’existe pas avant la fiction
d’un discours qui le pose en hypothèse. La fiction devient ce
qui se déduit de l’hypothèse, et en ce sens elle se réduit aux
Dialogues « eux-mêmes », s’énonçant comme le lieu fictif d’un
œil de l’autre.
Si je pouvais me voir depuis l’œil de l’autre, non seulement
je me verrais tel que je suis, mais surtout je n’aurais plus besoin
du regard de l’autre pour me voir dans mon altérité. Je n’aurais
plus à attendre du public qu’il me voie, qu’il me juge, qu’il
m’aime ou me condamne, pour savoir qui je suis – ni pour me
convaincre que je suis. Cet œil, ce n’est pas l’œil d’un autre
hypothétique, mais l’œil hypothétique d’un autre, l’œil d’un
autre fictif qui me dispose en une nouvelle altérité. Ce qui
intéresse Rousseau tient davantage dans l’œil de l’autre, que
La folie du double 233

dans la différence singulière, ou l’individualité de l’autre. C’est


le point de vue d’un tel œil, qui fait de l’énoncé une nouvelle
hypothèse sur l’altérité. Il ne s’agit donc pas de comprendre
ce que je serais si j’étais un autre, ni même de savoir comment
je me verrais, mais bien de dire en quoi consiste le point de
vue de cet œil. Il faut élaborer un discours, inventer un autre
langage, pour dire en quoi consiste cet espace hypothétique,
ce lieu depuis lequel je pourrais me voir tel que je suis. Il faut
inventer un nouveau langage dans le langage, dans ce langage
naturel des signes, du sens et de la référence, des intentions,
du mensonge et de la vérité. Il faut produire dans le langage
la fiction d’un autre langage, qui s’invente par l’énoncé de ses
propres conditions de vérité. C’est le langage des Dialogues,
aussitôt traversé par une pluralité de voix qui parlent toutes
et toujours à la place de l’autre.
On peut dire que le langage des Dialogues représente le
moment traumatique d’une rupture, une coupure qui divise
le sujet en deux individus, mais constitue surtout l’espace
fictionnel d’un point de vue, qui dispose le sujet à la place de
l’autre. C’est un nouveau langage, une nouvelle politique du
langage, qui nomme le sujet en même temps qu’il l’invente
comme le lieu traumatique d’une fiction. D’où l’impor-
tance, pour comprendre le langage et l’objet des Dialogues,
de rapporter ces deux énoncés : « il fallait nécessairement que
je dise de quel œil, si j’étais un autre, je verrais un homme tel
que je suis », et « Il faut avouer que la destinée de cet homme
a des singularités bien frappantes : sa vie est coupée en deux
parties qui semblent appartenir à deux individus différents ».
Dire de quel œil il s’agit, c’est affirmer que tout discours ne peut
s’énoncer qu’en fonction d’un sujet divisé, coupé, traumatisé.
Cet œil, c’est le lieu de la rupture. Alors que le langage des
Confessions suppose l’idéal d’un sujet qui parle en son nom,
au nom de son altérité, au nom d’une vérité falsifiée par le
jugement de l’autre, le langage des Dialogues, lui, s’énonce
depuis le lieu d’une rupture, d’un sujet traumatisé, divisé, et
disposé à la place de l’autre. C’est un sujet clivé qui se voit
234 Altérités de la littérature

vu par le regard de l’autre 9. Or, cette place du sujet divisé


est un dispositif de substitution ou de fiction qui s’invente
par le langage même qui l’énonce. Elle représente l’objet des
Dialogues, mais un objet fictif, dont aucun discours ne peut
dire la vérité.

§ 3 – Selon la première Rêverie, l’objet des Dialogues n’a pas


été rempli. Plus de trois cents pages pour dire « l’œil de l’autre »,
sans pouvoir l’énoncer ni l’identifier. Dans les Dialogues, disent
les Rêveries, « je me suis trompé ». Non pas trompé sur « l’objet »,
sur la nécessité de dire cet œil, son lieu et son altérité, mais
bien sur mon espoir, mon attente d’une autre génération, de
voir un jour venir une autre histoire, une mémoire où enfin
je serais vu tel que je suis :

Mais je comptais encore sur l’avenir, et j’espérais qu’une génération


meilleure, examinant mieux et les jugements portés par celle-ci sur
mon compte et sa conduite avec moi, démêlerait aisément l’artifice
de ceux qui la dirigent et me verrait enfin tel que je suis. C’est cet
espoir qui m’a fait écrire mes Dialogues, et qui m’a suggéré mille
folles tentatives pour les faire passer à la postérité. Cet espoir,
quoiqu’éloigné, tenait mon âme dans la même agitation que quand
je cherchais encore dans le siècle un cœur juste, et mes espérances

9. Toute la question du « sujet » dans les Dialogues se trouve tiraillée entre


ces deux horizons de réflexivité, se voir vu et s’entendre parler : « Je voulais
m’y prendre autrement pour étudier à part moi un homme si cruellement,
si légèrement, si universellement jugé. Sans m’arrêter à de vains discours
qui peuvent tromper, ou à des signes passagers plus incertains encore, mais
si commodes à la légèreté et à la malignité, je résolus de l’étudier par ses
inclinaisons, ses mœurs, ses goûts, ses penchants, ses habitudes, de suivre
les détails de sa vie, le cours de son humeur, la pente de ses affections, de
le voir agir en l’entendant parler, de le pénétrer s’il était possible en dedans
de lui-même, en un mot, de l’observer moins par des signes équivoques et
rapides que par sa constante manière d’être », Dialogues, ii, op. cit., p. 783-784.
Je souligne. Cf. J. Berchtold, « Le double musellement de Jean-Jacques,
ou l’aporie des Dialogues », in Annales Jean-Jacques Rousseau, xlix, 2010,
p. 143-155, spéc. p. 146.
La folie du double 235

que j’avais beau jeter au loin me rendaient également le jouet des


hommes d’aujourd’hui. J’ai dit dans mes Dialogues sur quoi je fondais
cette attente. Je me trompais 10.

L’erreur fatale, c’est de n’avoir vu l’immortalité démoniaque


des corps collectifs. Et l’erreur des Dialogues fut de n’avoir pu
discerner dans l’œil de l’autre, dans cette rupture traumatique,
où je me vois toujours à la place de l’autre, l’éternel retour
maléfique du public. Un retour qui procède par effacement,
reniement, dénégation ou refoulement. Dans les Rêveries, en
effet, le retour du public représente la métaphore de l’effa-
cement. À partir de là, on peut lire les Rêveries comme un
regard porté sur l’échec des Dialogues, des Confessions aussi,
dont Rousseau dit que les Rêveries en sont « comme un appen-
dice 11 ». Les Rêveries d’un promeneur solitaire comme appendice
de l’échec d’un retour du public seraient l’objet du dernier
livre de Rousseau.
Le « retour du public » relève d’une logique de l’efface-
ment. Dans les Dialogues, on l’a vu, il s’agit d’effacer cette
rupture traumatique, qui divise le sujet en deux individus,
donc d’effacer cette différence entre l’homme et l’auteur par
un geste de falsification qui identifie l’auteur des livres et
l’auteur des crimes. Or, dans les Rêveries, il y va d’un efface-
ment plus radical encore. Il ne s’agit plus seulement de nier
ou d’annuler la parole du sujet vivant, de falsifier la pensée
propre de Rousseau, mais d’effacer sa mémoire elle-même, ou
de brouiller les traces que peut laisser « ma mémoire après ma
mort ». Et devant ce désir d’anéantir ma propre survivance, il
faut penser différemment l’œil de l’autre. Il faut quitter ce désir
de reconnaissance et abandonner toute attente du futur. Il faut
penser cet œil sur un autre plan d’altérité et de temporalité,
que ceux du public et de l’histoire, et surtout l’inscrire dans
ce que j’appellerai une force de désœuvrement :

10. Rêveries. Première promenade, op. cit., p. 998.


11. Ibid., p. 1 000.
236 Altérités de la littérature

J’écrivais mes premières Confessions et mes Dialogues dans un souci


continuel sur les moyens de les dérober aux mains rapaces de mes
persécuteurs pour les transmettre s’il était possible à d’autres géné-
rations. La même inquiétude ne me tourmente plus pour cet écrit
[les Rêveries, S.M.], je sais qu’elle serait inutile, et le désir d’être
mieux connu des hommes s’étant éteint dans mon cœur n’y laisse
qu’une indifférence profonde sur le sort et de mes vrais écrits et
des monuments de mon innocence qui déjà peut-être ont été tous
pour jamais anéantis 12.

Les Rêveries continuent les Confessions, poursuivant les


Dialogues mais par d’autres moyens. Il ne s’agit plus de résister
aux logiques de l’effacement, mais de se résigner à construire une
posture de désœuvrement. C’est le seul geste encore possible
pour parler divisé, coupé, traumatisé, pour s’énoncer depuis ce
lieu de la rupture, et pour « dire de quel œil, si j’étais un autre,
je verrais un homme tel que je suis ». Une force de désœuvre-
ment, où le sujet du discours parle depuis le lieu de sa mort :

Mais dans ce désœuvrement du corps mon âme est encore active,


elle produit encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et
morale semble encore s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre
et temporel. Mon corps n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un
obstacle, et je m’en dégage d’avance autant que je puis 13.

Cette force me libère, ne laissant à l’ennemi plus de prise


sur moi-même. Elle me permet surtout d’inventer une place,
de produire un lieu au-delà de toute identité et de toute alté-
rité. Ce désœuvrement représente pour moi « la mort de tout
intérêt terrestre et temporel ». Il constitue de mon vivant le
lieu de ma mort et de ma survivance. Un lieu fantôme, où je
suis « enfermé vif dans un cercueil », disait Rousseau dans les

12. Ibid., p. 1001.


13. Ibid., p. 1 000.
La folie du double 237

Dialogues 14. Et j’entends y rester, m’y désœuvrer, disent les


Rêveries. J’entends faire de ce désœuvrement, l’œil de l’autre
depuis lequel je verrais un homme tel que je suis. Aussi ce
n’est plus moi qui me désœuvre, pour un quelconque objet,
un but, un espoir, une attente d’œuvre, un retour toujours déjà
falsifié par le public, mais je ne suis que ce qui se voit depuis
l’œil d’un autre lui-même désoeuvré. Je suis celui qui se voit
vu depuis le lieu de l’autre dépossédé de son pouvoir d’altérité.
La force du désœuvrement, c’est le désœuvrement de l’autre,
la ruine de toute logique d’effacement, ou son épuisement.
Parler depuis le lieu de sa propre mort, c’est parler depuis ce
lieu de rupture où personne ne pourra prendre ma place, ni
parler ni mourir à ma place :

Pour moi qu’ils me voient s’ils peuvent, tant mieux, mais cela leur
est impossible ; ils ne verront jamais à ma place que le J. J. qu’ils se
sont fait et qu’ils ont fait selon leur cœur, pour le haïr à leur aise.
J’aurais donc tort de m’affecter de la façon dont ils me voient : je
n’y dois prendre aucun intérêt véritable car ce n’est pas moi qu’ils
voient ainsi 15.

Par ce désœuvrement, je fais de la place de l’autre ce lieu


fictif où personne ne pourra prendre ma place. Ainsi, j’invente
l’espace fictionnel d’un discours sur moi-même, une autofiction
politique qui produit une autre répartition des places, une
autre conjugaison des sujets et une nouvelle forme d’altérité.
Par cette fiction, je produis surtout la mise en scène d’une
mort, ou d’un lieu depuis lequel je peux me voir déjà mort.
Des Confessions aux Dialogues, jusqu’aux Rêveries, s’ouvre un
espace du discours, un espace fictionnel tout à la fois poli-
tique et littéraire, pour une nouvelle idée de la littérature.
Un espace de désœuvrement, qui ne destine plus le sujet du
discours à l’adresse de l’autre, mais qui rapporte la place que

14. Dialogues, ii, op. cit., p. 827.


15. Rêveries. Sixième promenade, op. cit., p. 1059. Je souligne.
238 Altérités de la littérature

le sujet occupe dans le discours au lieu même de sa mort. Un


dernier lieu, possible et impossible, vivable et invivable, devant
l’éternel retour du public. Un lieu où nul ne pourra mourir à
ma place, ni prendre ma place pour me voir déjà mort – pour
dire à ma place « de quel œil, si j’étais un autre, je verrais un
homme tel que je suis ».
II

La mort tragique du héros 1


Hölderlin et la question du deuil

« Mon propos sera double. En effet, tantôt l’Un augmente


jusqu’au point d’être seul existant à partir du Multiple ; et
tantôt de nouveau se divise, et ainsi de suite de l’Un sort le
Multiple. Par deux fois, des mortels il y a donc naissance
et deux fois destruction : tantôt la réunion de toutes
choses crée et par ailleurs détruit, et tantôt sous l’effet de
la séparation ce qui s’était formé se dissipe et s’envole. »
— Empédocle, Fragment XVII.

§ 1 – Dans son long cheminement sur le discours tragique,


Hölderlin a lu Empédocle. À sa manière, il a traduit cette
pensée de l’Un et du Multiple, de l’union et de la destruction,
sous les traits d’une scission historique, d’une rupture politique
qui divise la Nature et la Culture. Il a traduit cette pensée de
la contradiction, de l’alternance des opposés, sous la forme
d’un deuil, d’une perte tragique d’absolu, ou d’unité avec la
Nature divine et infinie. Tiraillé entre un désir extrême d’unité
et la nécessité d’en faire le deuil, Empédocle, le héros tragique
d’Hölderlin, se met à mort. C’est le destin de l’absolu. Mais
comment légitimer ce suicide, quelle argumentation et quelles

1. Conférence prononcée en janvier 2012 au National Autonomous


University of Mexico, dans le cadre de l’Interational Association for
Presocratic Studies.
240 Altérités de la littérature

raisons peut-on invoquer, quelles formes esthétiques et poli-


tiques faut-il inventer pour justifier la mise à mort volontaire
du héros ? Et surtout comment comprendre ce suicide comme
le moment tragique d’un deuil absolu, sinon de l’absolu ?
Cette question tragique traverse les deux textes d’Hölderlin,
La mort d’Empédocle, en ses trois versions, commencées à
Francfort dès 1798, et le Fondement d’Empédocle, élaboré
à Hombourg en 1799. Plusieurs textes donc, qui mêlent
tragédie et récit, poésie et philosophie, mythologie antique
et dogmes bibliques, mais aussi le politique et le religieux.
Hölderlin reprend les grands thèmes développés dans l’Hypé-
rion (entre 1794 et 1798), l’adoration de la Nature divine,
infinie, et la fuite hors de la vie mondaine, sociale et finie.
« […] nous unir à la Nature, à un Tout unique et infini, voilà
le but de tous nos efforts », écrit Hölderlin dans un essai de
préface pour l’Hypérion 2. Or, dans les textes sur Empédocle,
ce désir d’union mêlé d’une volonté de fuite ou de séparation
se transforme par la mort tragique du héros, figure exemplaire
de l’absolu, qui se jette dans les flammes de l’Etna. Mais qu’en
est-il de cette mort tragique, de cette dramaturgie d’une mise
à mort, dès lors qu’elle consiste à faire le deuil d’un désir
d’absolu ?
Dans le Plan de Francfort pour La mort d’Empédocle,
Hölderlin décrit son héros par une haine de la civilisation,
de la culture ou de l’art, qui le conduit à la mort :

Empédocle, que sa sensibilité et sa philosophie ont depuis longtemps


disposé à la haine de la civilisation, au mépris de toute occupation
bien définie, de tout intérêt porté à des objets divers, ennemi mortel
de toute existence bornée, et par suite insatisfait, instable, souffrant,
même dans des conditions de vie réellement belles, simplement parce
que ce sont des conditions particulières et qu’elles ne sauraient le

2. Hölderlin, Sämtliche Werke. Grosse Stuttgarter Ausgabe, Stuttgart, Fr.


Beissner, 1946, p. 546. Texte cité par Beda Allemann, Hölderlin et Heidegger,
trad. de l’allemand par Fr. Fédier, Paris, PUF, 1987, p. 22.
La mort tragique du héros 241

combler qu’éprouvées dans le grand accord avec tout ce qui vit,


simplement parce qu’il ne peut, d’un cœur présent à tout, vivre et
aimer en elles avec la profonde ferveur d’un dieu et libre et épanoui
comme un dieu, simplement parce qu’il est lié à la loi de succession
dès que son cœur et sa pensée embrassent le donné […]. C’est alors
que mûrit sa décision, qui depuis longtemps se faisait déjà jour en lui,
de s’unir par la mort volontaire à la Nature infinie […]. Empédocle
se prépare à la mort. Les motifs contingents de sa décision s’effacent
complètement pour lui maintenant, et il la considère comme une
nécessité découlant de son être le plus profond 3.

Considérons le sens de cette décision tragique, qui struc-


ture l’axe du texte, mais aussi qui fait le lien entre La mort
d’Empédocle et le Fondement d’Empédocle. On peut souligner
deux choses. Tout d’abord, cette décision mûrit « depuis
longtemps », elle ne relève pas d’un acte précipité, aveugle
et sauvage, mais bien d’une longue délibération critique sur
les raisons et les enjeux d’un tel acte. Ensuite, cette décision
délibérée représente pour Empédocle la considération d’un
destin, d’une nécessité fatale : « il la considère comme une
nécessité découlant de son être le plus profond. » Le destin de
cette décision tragique devient la trame narrative du Fondement
d’Empédocle. Alors que dans La mort d’Empédocle, le héros
choisit de quitter la Culture, le fini, le contingent, pour s’unir
à la Nature, donc à l’infini, à l’absolu ou au nécessaire, en
revanche, dans le Fondement d’Empédocle, le destin tragique
du héros représente une possible réconciliation des extrêmes,
entre la Nature et la Culture, l’infini et le fini, l’absolu et le
particulier, ou encore l’aorgique et l’ordonné : « Mais si ces
extrêmes sont ceux du conflit entre l’art et la nature, il devra
opérer sous leurs yeux cette réconciliation entre la nature et

3. Hölderlin, La mort d’Empédocle (Plan de Francfort), trad. R. Rovini,


in Œuvres, éd. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 1967, p. 583-585.
242 Altérités de la littérature

l’art justement sur le plan où la nature est le plus inaccessible


à l’art 4. »
La réconciliation représente une nouvelle économie des
extrêmes, une autre manière de penser ce qui divise de l’inté-
rieur cette première rupture ou contradiction entre la Nature
et la Culture. Cette réconciliation, posée ici par Hölderlin,
traverse les idéaux esthétiques, philosophiques et politiques du
Romantisme allemand, qu’on retrouve encore chez Benjamin,
Kracauer ou Adorno, et même chez Habermas. Mais qu’en
est-il de cette réconciliation, dans le texte d’Hölderlin, comme
nouvelle considération de la mort d’Empédocle, nouveau
destin du héros tragique ?

[…] le moment où l’organique, devenu alors aorgique, semble se


retrouver lui-même, retourner à lui-même en se fixant à l’indi-
vidualité de l’aorgique, et où l’objet, l’aorgique, semble se trouver
lui-même en trouvant à l’instant où il revêt une individualité l’orga-
nique à la pointe extrême de l’aorgique, si bien qu’à ce moment, EN
CETTE NAISSANCE DE L’HOSTILITÉ SUPRÊME, SEMBLE
SE RÉALISER LA RÉCONCILIATION SUPRÊME 5.

§ 2 – Il faut distinguer deux types de mort tragique du


héros, donc deux sens de l’absolu. Dans La mort d’Empédocle, le
héros veut « s’unir par la mort volontaire à la Nature infinie ».
Ce que cherche à produire le suicide du héros, c’est un retour
à l’absolu, à l’infini, à l’unité, au tout ou à l’indifférencié. Or,
dans le Fondement d’Empédocle, la mort devient elle-même
une réconciliation, elle est en elle-même une « présentation
sensible de l’absolu 6 ». La décision tragique d’une mise à
mort du héros produit cet instant de réconciliation entre les
extrêmes, « dont il est issu », et qui le divise de l’intérieur. Cette

4. Fondement d’Empédocle, op. cit., p. 667.


5. Ibid., p. 660.
6. Cf. Ph. Lacoue-Labarthe, Métaphrasis suivi de Le Théâtre de Hölderlin,
Paris, PUF, 1998, p. 48.
La mort tragique du héros 243

réconciliation n’est donc pas un simple retour à l’absolu, mais


« quelque chose de plus », dit Hölderlin, comme une fusion qui
s’incarne dans un sujet unique, en la personne d’Empédocle :

Ainsi Empédocle est fils de son ciel, de son époque, de sa patrie,


fils des puissants antagonismes entre la nature et l’art, sous lesquels
le monde apparut à ses yeux. Il est l’homme en qui s’opère une
fusion si profonde de ces oppositions, qu’elles deviennent UN en sa
personne […]. Empédocle, répétons-le, est donc fils de son époque
et son caractère nous renvoie à celle-ci, de même qu’il en est, lui, le
produit. Son destin s’incarne en sa personne, synthèse momentanée
appelée à se détruire pour devenir quelque chose de plus 7.

Dans son individualité propre, dans son destin héroïque,


Empédocle représente cette « synthèse momentanée » des
extrêmes. Hölderlin est encore plus précis : « Son destin
s’incarne dans sa personne, synthèse momentanée appelée à
se détruire pour devenir quelque chose de plus ». Le destin
d’Empédocle représente la décision tragique, ou la récon-
ciliation entre l’art et la nature. C’est une individualisation
hyperbolique des extrêmes. Cet instant synthétique d’indi-
vidualisation, cette idéalisation subjective, pour Hölderlin,
relève de l’époque, de l’histoire, du politique ou du peuple.
C’est le moment historique d’une division, qui s’incarne dans
la subjectivité d’Empédocle comme mort tragique :

Plus le destin, l’opposition entre l’art et la nature, étaient puissants,


plus ils étaient appelés à s’individualiser, à acquérir un point fixe, un
soutien. Une pareille époque mobilise tous les individus, exigeant
d’eux une solution, jusqu’au moment où elle découvre celui qui
répond de façon évidente et accomplie à son besoin inconnu, à
sa tendance secrète et à partir duquel la solution trouvée doit se
transmettre alors, et alors seulement, à l’universel 8.

7. Fondement d’Empédocle, op. cit., p. 661-662.


8. Ibid., p. 664.
244 Altérités de la littérature

La réconciliation des opposés se réalise par cette synthèse


momentanée, qui unit l’histoire collective d’un peuple et
la personne subjective d’Empédocle. Du héros tragique au
médiateur christique, la décision d’Empédocle s’est trans-
formée en une figure messianique, qui fait de l’histoire le lieu
d’une réconciliation, avant Hegel, Marx ou Benjamin : « C’est
ainsi que l’époque s’individualise en Empédocle. Et plus elle
s’individualise en lui, plus le problème paraît résolu en lui de
manière éclatante, réelle et visible, et plus sa perte est fatale 9».
Plus l’histoire s’individualise en Empédocle, se subjectivise
en une personne singulière, plus la division semble résolue, la
contradiction relevée, les opposés réconciliés, l’absolu présent,
mais « plus la perte est fatale », dit Hölderlin, et plus le deuil
est absolu. Cette synthèse de l’histoire et du sujet, en même
temps réconcilie l’art et la nature et voue fatalement le sujet à
sa mort volontaire. Son destin, c’est de choisir, c’est de vouloir
ou désirer la mort, non plus pour s’unir à la Nature, mais pour
transformer l’histoire, ou pour faire de l’histoire, l’histoire
d’une réconciliation, l’histoire de l’absolu. Et cette histoire
représente ce « quelque chose de plus », dont parle Hölderlin,
lorsque la synthèse des opposés se détruit elle-même. Quelque
chose de plus, qui fait du destin d’Empédocle, un destin de
victime : « Ainsi, Empédocle devait-il être une victime de son
époque (ein Opfer seiner Zeit) 10 ».
Le destin victimaire d’Empédocle constitue le mouve-
ment historique d’une réconciliation, qui ouvre le deuil d’un
désir d’absolu. Ce destin relève aussi d’un déplacement litté-
raire, esthétique et politique, entre La mort d’Empédocle et le
Fondement d’Empédocle, pour une autre légitimation du suicide
du héros tragique. Une mise à mort volontaire, qui n’a plus
pour enjeu un retour à l’unité indifférenciée, originaire ou
primordiale, mais bien l’ouverture d’une histoire infinie. Il
faut sacrifier son désir d’intériorité, faire le deuil d’un désir

9. Ibid.
10. Ibid., p. 663.
La mort tragique du héros 245

d’unité avec le divin, pour déployer un nouvel infini, un autre


absolu, historique et politique. C’est une nouvelle époque,
pour de nouveaux conflits, qui lient du dedans l’esthétique au
politique, ou qui donnent à l’esthétique le pouvoir politique
d’une réconciliation par l’histoire.
III

Le sublime artificiel 1
Lacoue-Labarthe et la lecture
baudelairienne de Wagner

« Tout ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque


les idées de douleur et de danger, c’est-à-dire tout ce qui est
d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets
terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source
du sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte
émotion que l’esprit soit capable de ressentir. »
— Burke, Recherche philosophique
sur l’origine de nos idées du sublime et du beau.

« Il ne faut donc pas nommer sublime l’objet, mais la dispo-


sition de l’esprit suscitée par une certaine représentation,
qui occupe la faculté de juger réfléchissante. »
— Kant, Critique de la faculté de juger.

§ 1 – Au sujet du wagnérisme, on peut se poser plusieurs


questions. Est-ce un genre de musique, un type d’opéra, une
esthétique, une politique ? Et qu’en est-il de cette « esthéti-
sation du politique », dont parle Philippe Lacoue-Labarthe
dans Musica ficta, sanctionnant la rupture de Nietzsche avec

1. Conférence prononcée en novembre 2013 au Musée d’art moderne et


contemporain de Genève (Mamco), à l’occasion d’un colloque sur Philippe
Lacoue-Labarthe et Wagner.
248 Altérités de la littérature

Wagner, « le mimomane », le comédien de la plèbe, « bétail


électoral, marguillier de paroisse, imbécile 2 » ?

On a peine aujourd’hui, écrit Lacoue-Labarthe, à se faire une idée du


choc que provoqua Wagner, qu’on l’adulât ou qu’on le honnît. Ce fut,
dans toute l’Europe, un événement ; et si le wagnérisme – une sorte
de phénomène de masse dans la bourgeoisie cultivée – se répandit
avec cette vigueur et cette rapidité, ce n’est pas dû au seul talent du
propagandiste du Maître ou du zèle de quelques fanatiques : c’est
qu’il était apparu soudain que ce que le siècle cherchait désespérément
à produire depuis les commencements du romantisme – une œuvre
du « grand art » qui fût à la dimension qu’on imputait aux œuvres
de l’art grec, voire encore à celle du grand art chrétien –, voilà, cela
s’était produit, le secret de ce que Hegel avait appelé la « religion de
l’art » était retrouvé. Et de fait, c’est comme une nouvelle religion
qui s’établissait 3.

Lacoue-Labarthe énonce un programme philosophique,


esthétique et politique, que j’aimerais traverser pour pointer
une question précise : à quelle esthétisation du politique répond
le wagnérisme, « phénomène de masse dans la bourgeoisie
cultivée » ? Ce phénomène se définit comme un retour du
« grand art », de l’art grec, de l’art chrétien, d’un art politique
qui engendre une communauté et devient une « religion de
l’art ». Or, du wagnérisme, on ne devrait parler qu’en termes
de fantômes ou de spectres 4. C’est toujours quelque chose
qui revient, un événement qui fait retour, un revenant qui
ne surgit qu’à provenir d’une perte, d’une mort ou d’une fin.
Évoquant la « religion de l’art », aussitôt Hegel prononce cette

2. Friedrich Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, in Œuvres philosophiques


complètes, viii, trad. J.-Cl. Hémery, Paris, Gallimard, 1974, p. 350.
3. Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta. Figures de Wagner, Éditions
Christian Bourgois, Paris, 1991, p. 17-18.
4. Sur le spectre de Wagner, on lira l’ouvrage de Danielle Cohen-Levinas,
L’opéra et son double, Paris, Vrin, 2013, spéc. p. 52 sq.
Le sublime artificiel 249

parole monumentale : « l’art est pour nous choses passées. »


L’art est mort, ce qui veut dire pour Hegel, mais aussi pour le
premier romantisme allemand, Nietzsche et Heidegger, que
l’art ne peut plus « présenter l’absolu », ou représenter l’infini
dans le fini, l’invisible dans le visible. Dans Le livre à venir,
Blanchot le rappelle avec force :

L’art n’est plus capable de porter le besoin d’absolu. Ce qui compte


absolument, c’est désormais l’accomplissement du monde, le sérieux
de l’action et la tâche de la liberté réelle. L’art n’est proche de
l’absolu qu’au passé 5.

Blanchot ne dit pas que l’art est chose du passé, qu’il a passé
ou qu’il n’est plus présent. Il dit que l’art aujourd’hui n’est
proche de l’absolu qu’au passé. Il faut lier l’art au passé pour
penser l’art comme absolu. À partir de là, on peut reprendre le
dossier de l’absolu littéraire, de Nancy et Lacoue-Labarthe, qui
montrent comment, ne pouvant plus porter l’absolu, la littéra-
ture est devenue elle-même l’absolu. Je voudrais ici ouvrir un
autre dossier, où se croise l’idée de l’absolu, mais sur un fond de
perte et de retour. Je parlerai d’un certain wagnérisme, repensé
par Baudelaire en termes « d’extase religieuse », d’enthousiasme,
de grandeur, de sublime, mais d’un sublime qu’il faut nommer
artificiel. Comme l’a montré Lacoue-Labarthe, le wagnérisme
permet à Baudelaire de revenir à lui-même, de se réapproprier
son Je d’auteur, d’écrivain, d’homme de lettres, qui écrit une
fameuse Lettre à Wagner, dont je cite ici quelques passages
décisifs :

La première fois que je suis allé aux Italiens pour entendre vos
ouvrages, j’étais assez mal disposé, et même, je l’avouerai, plein de
mauvais préjugés ; mais je suis excusable ; j’ai été si souvent dupe ; j’ai
entendu tant de musique de charlatans à grandes prétentions. Par vous

5. Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 285.


250 Altérités de la littérature

j’ai été vaincu tout de suite. Ce que j’ai éprouvé est indescriptible,
et si vous daignez ne pas rire, j’essaierai de vous le traduire. D’abord
il m’a semblé que je connaissais cette musique, et plus tard en y
réfléchissant, j’ai compris d’où venait ce mirage ; il me semblait que
cette musique était la mienne, et que je la reconnaissais comme tout
homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer […]. Ensuite
le caractère qui m’a principalement frappé, ç’a été la grandeur. Cela
représente le grand, et cela pousse au grand. J’ai retrouvé partout
dans vos ouvrages la solennité des grands bruits, les grands aspects
de la Nature, et la solennité des grandes passions de l’homme. On
se sent tout de suite enlevé et subjugué. L’un des morceaux les plus
étranges et qui m’ont apporté une sensation musicale nouvelle est
celui qui est destiné à peindre une extase religieuse. L’effet produit
par l’introduction des invités et par la fête nuptiale est immense.
J’ai senti toute la majesté d’une vie plus large que la nôtre. Autre
chose encore : j’ai éprouvé souvent le sentiment d’une nature assez
bizarre, c’est l’orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser
pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui ressemble à
celle de monter dans l’air ou de rouler sur la mer. Et la musique en
même temps respirait quelquefois l’orgueil de la vie 6.

Baudelaire parle d’une expérience, d’une extase même.


« Ç’a été un événement dans mon cerveau », écrit-il à Poulet-
Malassis, quelque temps après avoir assisté au concert que
Wagner a donné à Paris en février 1860. Une année plus tard,
Baudelaire publie dans la Revue européenne « Richard Wagner
et Tannhaüser à Paris ». Un texte d’une trentaine de pages,
qui reprend les thèmes extatiques de la Lettre à Wagner, mais
surtout qui commente et analyse la Lettre sur la musique de
Wagner lui-même, servant de préface à Quatre poèmes d’opéras

6. Charles Baudelaire, « Lettre à Wagner » du vendredi 17 février 1860,


in Œuvres complètes, ii, texte établi, présenté et annoté par Cl. Pichois, Paris,
Gallimard, 1976, p. 1452-1453.
Le sublime artificiel 251

traduit en prose française 7. D’une certaine manière, commentant


la Lettre de Wagner, Baudelaire commente sa propre Lettre à
Wagner, où l’on peut lire encore ces quelques lignes :

J’avais commencé à écrire quelques méditations sur les morceaux


de Tannhaüser et de Lohrengrin que nous avons entendu ; mais j’ai
reconnu l’impossibilité de tout dire. Ainsi je pourrais continuer
cette lettre interminablement 8.

C’est l’absolu wagnérien de Baudelaire. La musique de


Wagner est si grande, sa jouissance infinie à ce point qu’on
ne peut qu’en inachever l’écriture :

Mais, doit-on comprendre, écrit Lacoue-Labarthe, la musique de


Wagner est telle, et la jouissance qu’elle a su provoquer si grande,
que la tâche d’en écrire se révèle interminable et, autant dire, impos-
sible. L’aveu est net : la musique déborde infiniment les possibilités
de l’écriture 9.

L’inachèvement de la Lettre à Wagner coïncide avec la


grandeur extatique d’une jouissance, qu’éprouve Baudelaire
à l’écoute de Wagner. Une coïncidence – Baudelaire parle de
« traduction » – mise en scène dans sa lecture de la Lettre de
Wagner. À vrai dire, entre ces deux Lettres, ou ces deux régimes
de destination, s’opère un jeu de traduction, une traduction
de traduction. Baudelaire veut traduire à Wagner ce qu’il a
ressenti en écoutant sa musique : « ce que j’ai éprouvé est
indescriptible, et si vous daignez ne pas rire, j’essaierai de vous
le traduire ». Cette jouissance musicale est indescriptible, en ce
sens qu’elle est déjà une traduction, comme l’écrit Baudelaire
dans son commentaire : « Il possède l’art de traduire, par des

7. Richard Wagner, Quatre poèmes d’opéra, précédés d’une Lettre sur la


musique (1860), réédité par Mercure de France, Paris, 1941.
8. « Lettre à Wagner », op. cit., p. 1453.
9. Musica ficta, op. cit., p. 33.
252 Altérités de la littérature

gradations subtiles, tout ce qu’il y a d’excessif, d’immense,


d’ambitieux, dans l’homme spirituel et naturel 10. » Baudelaire
traduit en mot ce que Wagner a traduit en musique : l’excès,
l’immense, le sublime en somme, ou le grand. On connaît cet
amour baudelairien : « mon amour incorrigible du grand 11 ».
On se souvient aussi de la célèbre distinction kantienne, dans
L’Analytique du sublime, entre le grand et la grandeur :

Nous nommons sublime ce qui est absolument grand. Être grand


et être une grandeur, ce sont là des concepts tout à fait différents
(magnitudo et quantitas). De même dire simplement (simpliciter) que
quelque chose est grand est tout autre chose que de dire que cela
est absolument grand (absolute, non comparative magnum). Dans ce
dernier cas il s’agit de ce qui est grand au-delà de toute comparaison 12.

Le sublime est au-delà de toute comparaison, c’est-à-dire


de tout concept qui peut déterminer un rapport, mesurer
proportion, une relation entre des termes. Il est au-delà de toute
traduction possible entre des langues. Le sublime dépasse tout
ce qui peut rendre intelligible et transmissible un rapport de
grandeur. Dans « La vérité sublime », Lacoue-Labarthe souligne
le paradoxe du langage au cœur de L’Analytique du sublime 13,
dont il cite un passage clef qui nous ramène à Baudelaire, et
sa lecture de Wagner. Kant parle des Idées esthétiques :

J’entends cette représentation de l’imagination, qui donne beaucoup


à penser, sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire de concept,
puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut
complètement exprimer et rendre intelligible. – On voit aisément

10. Baudelaire, « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », op. cit., p. 785.


11. Baudelaire, « Salons de 1859 », op. cit., p. 646.
12. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 25, trad.
A. Philonenko, Paris, Vrin, 1982, p. 87-88.
13. Lacoue-Labarthe, « La vérité sublime », in Du sublime, Paris, Belin,
1988, p. 123-188, spéc. p. 125.
Le sublime artificiel 253

qu’une telle Idée est la contrepartie (le pendant) d’une Idée de la


raison, qui tout à l’inverse est un concept, auquel aucune intuition
(représentation de l’imagination) ne peut être adéquate 14.

Le sublime kantien se définit comme une intuition sans


concept. Mais à la différence de l’intuition sensible, pour
cette intuition-là (la représentation de l’imagination), être
sans concept ne veut pas dire être aveugle, comme dans la
Critique de la raison pure. En présentant le grand incommen-
surable, cette intuition n’est pas sujette aux illusions, mais elle
se représente elle-même réflexivement dans « la disparition
de ses bornes », dans sa séparation du sensible, ou dans la
pure fonction intelligible des Idées de la raison 15. D’où cette
impossibilité qu’un langage puisse en exprimer le sens, ou en
rendre sensible l’Idée. Et c’est là que le sublime baudelairien
s’oppose radicalement au sublime kantien. C’est là surtout que
l’extase wagnérienne opère sa signification et son esthétisation
du politique. Selon Baudelaire, Wagner a développé une véri-
table langue pour transcrire le sublime kantien, pour traduire
l’intraduisible, pour rendre sensible l’absolument grand, pour
mesurer et partager ce qui est au-delà de toute comparaison.
Et ce langage, c’est la musique, mais une musique qui vaut
pour cette langue universelle, dont parle Wagner lui-même
dans sa Lettre sur la musique :

Si, quant à la littérature, la diversité des langues européennes fait


obstacle à cette universalité, la musique est une langue également
intelligible à tous les hommes, et elle devait être la puissance conci-
liatrice, la langue souveraine, qui, résolvant les idées en sentiment,
offrait un organe universel de ce que l’intuition de l’artiste a de
plus intime : organe d’une portée sans limite, surtout si l’expression

14. Kant, Critique de la faculté de juger, § 49, op. cit., p. 143-144.


15. Ibid., p. 110.
254 Altérités de la littérature

plastique de la représentation théâtrale lui donnait cette clarté que la


peinture a pu seule jusqu’ici réclamer comme son privilège exclusif 16.

§ 2 – Ce texte de Wagner annonce un nouveau programme,


pour la musique tout d’abord, bien entendu, mais aussi pour
l’esthétique en général, pour la littérature, pour la philosophie,
pour la politique, et surtout pour les liens entre esthétique
et politique. « Programme », c’est d’ailleurs le mot qu’utilise
Lacoue-Labarthe, reprenant les concepts du premier roman-
tisme allemand, l’idéalisme d’une subjectivité transcendantale
et l’engagement d’une nouvelle mythologie. Dans sa toute-
puissance ou dans sa souveraineté, la langue universelle de
la musique est non seulement capable de traverser toutes
les langues, d’« embrasser tous les arts particuliers et les faire
coopérer à la réalisation supérieure de son objet 17 », mais aussi
de réconcilier l’humanité divisée, aliénée, séparée d’elle-même.
La musique, sinon de Wagner du moins selon Wagner, est
un pouvoir d’action universelle, qui opère entre l’antique
tour de Babel et la future société des Nations, ouvrant déjà la
préhistoire des sociétés du spectacle :

comme une forme-puissance ou comme une forme-force, écrit


Lacoue-Labarthe, la musique est douée du pouvoir d’agir et d’opérer
[…]. Or cette opération n’a qu’une visée, celle d’accomplir, confor-
mément au programme romantique, la détermination subjective de
l’art et de l’œuvre. Mais à la différence de ce qui se passe dans le
romantisme spéculatif, la « synthèse » ne se fait pas selon l’idée mais
selon le sentiment. Et par conséquent, sous l’angle de la création
elle-même, selon l’« intuition » de l’artiste – du sujet de l’œuvre 18.

Sur le modèle politique de la tragédie grecque, Wagner


reprend du romantisme l’idéal d’un premier principe qui

16. Wagner, « Lettre sur la musique », ibid., p. 27-28,


17. Ibid., p. 38-39.
18. Musica ficta, op. cit., p. 44.
Le sublime artificiel 255

organise, ou réorganise l’unité des arts, que la rationalité


moderne a brisée, séparée – c’est la dispersion des arts, dont
parle Baudelaire, ou la perte de l’absolu, qu’évoque Heidegger.
Lacoue-Labarthe souligne ici « le paradoxe de l’art » wagnérien.
L’organe universel de la musique, d’un côté se fonde sur « ce que
l’intuition de l’artiste a de plus intime », c’est-à-dire sa propre
subjectivité, mais d’un autre côté, ce même organe, ou organon,
fonde lui-même ce qu’il y a de plus objectif dans la réunion
des arts, une nouvelle mythologie, comme « poème primitif et
anonyme du peuple », écrit Wagner dans sa Lettre un peu plus
loin 19. En d’autres termes, plus l’art devient subjectif, plus il est
politique, inaugurant ainsi cette esthétisation du politique par
les arts, ou par l’établissement d’un nouveau théâtre du peuple,
que l’on peut situer entre la mimomanie plébienne de Nietzsche
et la société du spectacle de Debord. Mais Lacoue-Labarthe dit
plus encore, ouvrant par là une lecture critique de Baudelaire
lisant Wagner, et surtout une nouvelle considération théâtrale
du sublime kantien. À la différence du romantisme spécu-
latif, pour le romantisme ou le lyrisme wagnérien – comme
le nomme Baudelaire –, la « synthèse » ne s’opère pas « selon
l’idée mais selon le sentiment ». Or, le sentiment est une notion
ambiguë, qu’on a souvent rapporté à un certain rousseauisme
– peut-être même un rousseauisme wagnérien. Cette notion
ne semble plus obéir à la vieille opposition platonicienne de
l’âme et du corps, de l’intelligible et du sensible. Ce n’est ni
un concept intelligible, comme une catégorie, ni une intuition
sensible, comme une perception, mais elle se définit en termes
d’intimité, de présence, comme un langage du cœur. Wagner
parle des « mobiles purement humains qui gouvernent le cœur
[…]. Une puissance qui captive par un charme et gouverne à
son gré le sentiment 20 ». Et Baudelaire le rappelle, évoquant
le lieu caché ou le secret du cœur. « Cette musique-là exprime

19. « Lettre sur la musique », ibid., p. 55.


20. Ibid., p. 46.
256 Altérités de la littérature

avec la voix la plus suave et la plus stridente tout ce qu’il y a


de plus caché dans le cœur de l’homme 21. »
Un langage secret, caché, qui gouverne le cœur, un langage
esthétique et politique, qui secrètement réunit les arts, récon-
cilie l’humanité tout entière, voilà en quoi consiste cet état
indescriptible que Baudelaire dans sa Lettre à Wagner décrit
comme une « extase religieuse », la « fête nuptiale » d’un peuple
divisé, aliéné, dépossédé. Ce sentiment extatique est un nouvel
ordre pour mesurer la grandeur. Dans sa lecture de Wagner,
Baudelaire parle à nouveau d’une extase. Je cite le passage en
entier :

Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces


impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs
ont connues, par le rêve, dans le sommeil. Je me sentis délivré des
liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir l’extraordinaire
volupté qui circule dans les lieux hauts (notons en passant que je ne
connaissais pas le programme cité tout à l’heure). Ensuite je me
peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à
une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude
avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité
sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une
clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissante avec une telle
rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient
pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur.
Alors je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un
milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance, et
planant au-dessus et bien loin du monde naturel 22.

Extase religieuse, expérience mystique, épreuve de l’absolu,


comme dans cette « littérature de vision », ces « récits de l’au-
delà », d’un « ailleurs », d’un « avant », d’un « après », qui
traversent les siècles, on peut ici augmenter la liste des thèmes ou

21. « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », op. cit., p. 807.


22. Ibid., p. 784-785.
Le sublime artificiel 257

des topoi. Baudelaire reprend l’idée d’une traduction des expé-


riences mystiques. Comment parler de l’immensité, comment
mesurer ce qui est au-delà de toute grandeur ? L’hypothèse
baudelairienne consiste à dire que le sentiment représente lui-
même cette grandeur excessive, ou constitue cette immensité.
Le sentiment, c’est l’incomparablement grand ou la mesure de
l’excès. En somme, par le sentiment, c’est l’excès lui-même, en
personne ou comme tel, qui se révèle dans son secret le plus
profond. Mais revenons au texte de Baudelaire, que je viens
de citer. Je soulignerai deux choses, qui me semblent décisives
pour comprendre le sublime wagnério-baudelairien, relu par
Lacoue-Labarthe. La première concerne la délivrance du corps,
du sensible, et la seconde la réminiscence d’une volupté infinie.
Le texte commence d’ailleurs par l’évocation d’un souvenir :
« Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une
de ces impressions heureuses que presque tous les hommes
imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil. » Un
souvenir personnel et collectif, que partagent tous les hommes
par le rêve. Baudelaire parle du souvenir d’un sentiment, non
pas d’une sensation, encore moins d’une conception. C’est le
réflexif – la subjectivité de l’épreuve – qui fait la différence entre
sentiment et sensation. Baudelaire n’écrit pas « j’ai senti… »,
mais bien : « je me sentis délivré des liens de la pesanteur. » Or,
il ne suffit pas de souligner le réflexif, il faut encore marquer
la dimension performative du sentiment de délivrance. Je ne
sens pas, je ne vois pas ni ne conçois une délivrance, comme
on peut percevoir, sentir, ou concevoir quelque chose, mais
mon sentiment est déjà lui-même une délivrance.
Mon sentiment délivre, ou me délivre – des liens de la
pesanteur, du poids, de la masse, en somme de ce qui a toujours
été conçu comme l’attribut principal du corps. L’âme est
pensante, le corps pesant, et par le sentiment je m’en délivre,
libérant ainsi mon âme elle-même, la laissant se réfléchir,
revenir d’elle-même à elle-même, ou se retrouver elle-même en
elle-même, dans ce qu’il y a de plus caché au fond d’elle-même.
Mais ce qui compte, dans cette délivrance, ce qui vaut pour
258 Altérités de la littérature

sublime et surtout produit l’extase, engendre l’excès, provient


d’un souvenir ou d’une réminiscence. Dans sa Lettre à Wagner,
Baudelaire parle d’une reconnaissance subjective, ou de sa
propre subjectivité : « il me semblait que cette musique était
la mienne et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît
les choses qu’il est destiné à aimer. » Une anamnèse, dont
Lacoue-Labarthe dit qu’elle « est un processus de réappropria-
tion subjective 23 ». Or, dans le texte cité, Baudelaire précise
cette appropriation. Il ne s’agit plus de se reconnaître, dans la
musique de Wagner, ou de reconnaître cette musique comme
la sienne, comme si c’était moi qui l’eusse écrite, mais de me
remémorer une certaine jouissance sublime : « je me sentis
délivré des liens de la pesanteur, et je retrouvai par le souvenir
l’extraordinaire volupté qui circulait dans les lieux hauts ». Il
y a dans cette phrase toute une architectonique de l’extase,
un véritable processus de subjectivation par la transcendance
– sortir hors de soi pour retourner à soi –, qui se construit
entre « volupté et connaissance ». « L’extraordinaire volupté »,
la jouissance surnaturelle ou métaphysique, c’est justement
ce que retrouve Baudelaire, lorsqu’il se sentit délivré – de la
pesanteur.
Ce n’est pas le « sujet » qui se retrouve dans l’extase, un
« destin » qui se réapproprie, mais une jouissance, une volupté,
lyrique à proprement parler, qui permet à l’âme délivrée de
rejoindre, de circuler et naviguer dans ces lieux hauts du
sublime. Et ces « lieux » de réminiscence wagnérienne croisent la
tragédie antique et le lyrisme moderne. Baudelaire d’ailleurs le
souligne : « par le choix de ses sujets et sa méthode dramatique,
Wagner se rapproche de l’Antiquité, par l’énergie passionnée
de son expression il est actuellement le représentant le plus
vrai de la nature moderne 24. »

23. Musica ficta, op. cit., p. 62.


24. « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », op. cit., p. 806.
Le sublime artificiel 259

Revenons à la volupté lyrique, « énergie passionnée de


l’expression », qui n’est pas un simple plaisir esthétique, ni
même une question de goût, fût-il des plus indiscutables. La
volupté lyrique est un effet de réminiscence – on la retrouve par
le souvenir – et un état surnaturel. Dans un texte sur Théodore
de Banville, Baudelaire dit de la lyre qu’elle « exprime en effet cet
état presque surnaturel, cette intensité de vie ou l’âme chante,
où elle est contrainte de chanter, comme l’arbre, l’oiseau et la
mer 25 ». Par cette volupté lyrique, l’âme est plongée dans la
réminiscence surnaturelle, autant dire dans une forme plato-
nicienne du sentiment, du cœur, du secret. Une jouissance qui
vaut ici pour intensité de vie, où l’âme délivrée non seulement
se met à chanter, mais surtout se voit « contrainte de chanter ».

§ 3 – Mais que veut dire ici chanter ? Qu’appelle-t-on


chanter dans l’esthétique du sublime ? Et comment faut-il
comprendre que l’âme, une fois délivrée de son corps, ou livrée
à elle-même, est contrainte de chanter ? Baudelaire parle d’une
« manière lyrique de sentir », une « expérience lyrique », dit
Lacoue-Labarthe, une manière pour l’âme de se retrouver, se
réapproprier, ou plus précisément de revenir à soi en sortant de
soi. Cette expérience subjective de l’âme en proie au sublime,
à l’intime et au secret, implique une forme de mouvement :
« Je conçus pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un
milieu lumineux. » Elle suppose aussi un espace, ce sont les
« lieux hauts » de la volupté, et même un temps, ce « merveilleux
instant », où l’âme « s’élance en l’air ». Le mouvement, l’espace
et le temps, tout est là en vue de spécifier l’expérience lyrique
de l’âme, ou cette manière proprement lyrique, pour l’âme,
de se chanter elle-même. Sous la contrainte de l’excès, l’âme
se chante elle-même. Ce mode lyrique de l’âme comporte
des formes précises, que Baudelaire désigne par l’hyperbole
et l’apostrophe :

25. « Théodore de Banville », op. cit., p. 164.


260 Altérités de la littérature

Tout d’abord constatons que l’hyperbole et l’apostrophe sont des


formes de langage qui lui sont non seulement des plus agréables,
mais aussi des plus nécessaires, puisque ces formes dérivent natu-
rellement d’un état exagéré de la vitalité. Ensuite, nous observons
que tout mode lyrique de notre âme nous contraint à considérer les
choses non pas sous leur aspect particulier, exceptionnel, mais dans
les traits principaux, généraux, universels 26.

C’est la langue universelle du sentiment, du cœur et du


chant. Plus la subjectivité de l’âme se libère, se détache et se
réfléchit elle-même, donc plus elle s’excède et plus elle devient
universelle, plus elle redevient nature, ou retourne à la nature,
« comme l’arbre, l’oiseau et la mer ». En somme, lorsqu’elle se
chante elle-même dans sa délivrance, légère, lumineuse, vapo-
reuse et dilatée, l’âme fait chanter la nature, comme Orphée
la forêt tout entière. Double jeu à vrai dire, entre l’âme et la
nature, entre l’âme, l’art et la nature. L’âme fait chanter la
nature, tandis que la nature dicte à l’âme les règles de l’art.
Comme dans la figure kantienne du génie : « le génie est la
disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature
donne les règles à l’art 27. » Et Baudelaire aussi parle de génie,
mais du génie wagnérien :

Par cette passion il ajoute à chaque chose je ne sais quoi de surhu-


main ; par cette passion il comprend tout et fait tout comprendre.
Tout ce qu’impliquent les mots : volonté, désir, concentration, intensité
nerveuse, explosion, se sent et se fait deviner dans ses œuvres. Je ne
crois pas me faire illusion ni tromper personne en affirmant que
je vois là les principales caractéristiques du phénomène que nous
appelons génie 28.

26. Ibid., p. 164-165.


27. Critique de la faculté de juger, op. cit., § 46, p. 138.
28. « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », op. cit., p. 807
Le sublime artificiel 261

Expérience lyrique, énergie passionnée, excès de vitalité,


autant d’expressions pour dire le génie dans le contexte d’une
pensée du sublime, où l’homme devient « surhomme », où
l’homme se surpassant, s’excédant lui-même, accomplit son
destin ou réalise le destin de l’humanité. Et comme le dit encore
Lacoue-Labarthe, nous ne sommes plus ici dans le sublime de
l‘imitation mais de la création :

C’est-à-dire le sublime tel qu’il permet, s’agissant du « grand art »,


de s’affranchir du dogme prétendument aristotélicien de l’imitatio
ou, plutôt, tel qu’il permet, moyennant il est vrai aussi une surin-
terprétation subjectiviste, de retrouver une vérité de la mimétologie
aristotélicienne : à savoir que si l’art accomplit ou mène à terme la
nature, c’est pour autant qu’il procède de la même force poïétique
ou de la même énergie 29.

Cette « surinterprétation subjectiviste » permet de repenser


le sublime baudelairien, entre la mimétologie aristotélicienne,
ou la représentation de l’irreprésentable par l’autoréflexion
des Idées, et la mimomanie wagnérienne, ou la théâtralisation
du sentiment par l’auto-affection de l’âme, sa jouissance, sa
volupté. Baudelaire ne cesse de parler en termes de volupté,
il n’arrête pas de dire qu’il cherche une jouissance infinie.
C’est une obsession, une compulsion : « Ma volupté avait été
si forte et si terrible, que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir
retourner sans cesse 30. » Comme dans cette contrainte lyrique
de l’âme, vouée à chanter, la volupté wagnérienne est sublime à
ce point qu’on ne peut s’empêcher « d’y vouloir retourner sans
cesse ». C’est un désir et un destin tout à la fois, qui vaut pour
« intensité nerveuse », ou « explosion ». Le sublime baudelairien,
une explosion, une bombe. J’ai cité plus haut cette confidence
à Poulet-Malassis : « ç’a été un événement dans mon cerveau. »
Quelque chose a explosé dans mon cerveau, quelque chose

29. Musica ficta, op. cit., p. 73.


30. « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », op. cit., p. 785.
262 Altérités de la littérature

du système nerveux, par excès d’intensité, de désir et de vita-


lité, a fait littéralement voler mon âme en éclats. Comme on
dit aujourd’hui « s’éclater », Baudelaire parle de l’expérience
lyrique du sublime, ou du génie, en termes de « nervosité » –
et il faudrait ici prendre le temps de lire les commentaires de
Benjamin dans « Les thèmes baudelairiens ». L’appropriation
subjective ne s’opère plus par l’indétermination des Idées, au
sens kantien d’un libre jeu des facultés, mais bien par l’intensité
nerveuse du cerveau, au sens wagnérien d’une langue universelle
du sentiment – devenu lui-même mesure de l’excès.
L’universel est conçu comme un rapport d’intensité, qui
se traduit en termes de concentration, entre la densification et
la dilatation. Et c’est là que Baudelaire compare l’expérience
lyrique du sublime wagnérien et ce qu’il nomme « les vertigi-
neuses conceptions de l’opium ». Je rappelle un texte cité plus,
sur la traduction : « Il (Wagner) possède l’art de traduire, par
des gradations subtiles, tout ce qu’il y a d’excessif, d’immense,
d’ambitieux, dans l’homme spirituel et naturel ». Et le texte se
poursuit ainsi : « Il semble parfois, en écoutant cette musique
ardente et despotique, qu’on retrouve peintes sur le fond des
ténèbres, déchiré par la rêverie, les vertigineuses conceptions de
l’opium 31. » Après l’appropriation subjective, Lacoue-Labarthe
parle maintenant, devant les excès de l’opium, d’une « épreuve
de dépossession ou de dépropriation […]. C’est l’arrachement
à soi, l’exposition à l’horreur et la douleur originelle 32 ». Mais
il s’agit de la même expérience lyrique de l’âme, délivrée des
liens de la pesanteur. L’originalité du lyrisme baudelairien
tient non pas à cette dimension douloureuse, « consubstan-
tielle au sublime », au moins depuis Burke, comme le souligne
Lacoue-Labarthe 33, mais à cette affection du système nerveux.
Baudelaire le rappelle : « nous étions semblables aux chevaliers
Tannhaüser lui-même, qui saturé de délices énervantes, aspire

31. Ibid., p. 785.


32. Musica ficta, op. cit., p. 78.
33. Ibid., p. 79.
Le sublime artificiel 263

à la douleur ! cri sublime 34. » La lucidité de Baudelaire consiste


à voir dans ce cri sublime et douloureux de la nervosité une
nouvelle conception de l’infini et une nouvelle représentation
de l’absolu. C’est ce qu’il nomme « l’Idéal artificiel » et que
j’appellerai pour ma part le sublime artificiel. Un sublime sur
un fond de perte, d’écueil et de rupture. L’art ne pouvant plus
« porter le besoin d’absolu », représenter l’infini, l’idéal devient
artifice et le sublime artificiel, comme dans ces « vertigineuses
conceptions de l’opium », que nous permet de retrouver, dans
une jouissance infinie, l’expérience lyrique de Wagner.
Paradis artificiels, Idéal artificiel, ce sont les mots de
Baudelaire pour désigner l’opium et le haschisch, ou pour
penser ces lieux hauts de la drogue. Mais le « sublime artificiel »,
qu’est-ce que cela veut dire ? Et comment comprendre ce trans-
fert affectif de l’expérience lyrique de Wagner aux « jouissances
morbides » de la drogue ? Pour aller vite et pour finir, je dirais
que ce transfert ne doit pas se définir en fonction des effets
produits sur le cerveau (douleur, vertige, extase), mais plutôt
à partir des modalités d’acquisition de la jouissance sublime.
L’expérience lyrique et la jouissance morbide s’acquièrent
l’une et l’autre sur un fond de perte. C’est l’hypothèse du
sublime artificiel de Baudelaire. On peut citer un texte des
Paradis artificiels :

C’est dans cette dépravation du sens de l’infini que gît, selon moi,
la raison de tous les excès coupables, depuis l’ivresse solitaire et
concentrée du littérateur, qui, obligé de chercher dans l’opium
un soulagement à une douleur physique, et ayant ainsi découvert
une source de jouissances morbides, en a fait peu à peu son unique
hygiène et comme le soleil de sa vie spirituelle, jusqu’à l’ivrognerie
la plus répugnante des faubourgs, qui, le cerveau plein de flamme
et de gloire, se roule ridiculement dans les ordures de la route 35.

34. « Richard Wagner et Tannhaüser à Paris », op. cit., p. 795.


35. Les Paradis artificiels, in Œuvres complètes, i, texte établi, présenté
et annoté par Cl. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 403.
264 Altérités de la littérature

Ce que j’ai nommé plus haut, après Heidegger et Blanchot,


la perte de l’absolu, lorsque l’art ne peut plus porter ni repré-
senter cet absolu, lorsque tout est devenu travail de l’histoire,
dialectique de la raison, Baudelaire le nomme « dépravation du
sens de l’infini ». Et cette dépravation représente les nouvelles
raisons de l’excès, devenu « coupable », nouvelles formes de
volupté ou « jouissances morbides ». Aujourd’hui le sens de
l’infini ne peut plus se penser, s’éprouver, se jouir que sur
un fond de perte, ou de rupture radicale. Son excès demeure
cependant et sa jouissance se produit, mais elle se réduit aux
seules fonctions nerveuses, et aux seules intensités d’un « cerveau
plein de flamme et de gloire ». Insistons sur la notion, ou sur
l’hypothèse d’un sublime artificiel. Ce sublime n’est plus de
raison, ni ne concerne plus l’indétermination des Idées, il ne
porte plus sur « ce qui est grand au-delà de toute comparaison ».
Il ne dispose plus l’esprit à se représenter lui-même au-delà
de tout contenu sensible. Le sublime artificiel, qui fait retour
avec Wagner comme un fantôme, ou que retrouve la musique
de Wagner, comme l’opium, comme le haschisch, ce vertige
monstrueux, produit une intensité affective qui ne dure qu’un
instant. C’est l’instant d’un « cri sublime », qui doit sans cesse
se répéter, se reproduire comme une machine, comme une
solution physique, pharmaceutique, qui doit indéfiniment
se recomposer, et qui me pousse ou me contraint à désirer y
retourner : « je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner
sans cesse. » C’est une nouvelle condition du sujet dépossédé
de lui-même, une nouvelle forme de subjectivation désappro-
priante, dirait Lacoue-Labarthe.
Le sublime wagnérien est artificiel en ce sens qu’il se fonde
sur ce mauvais infini dont parle Hegel, cet infini quantitatif
de répétition. On ne peut plus que désirer répéter cet infini,
désirer retrouver cet état, ou se retrouver dans cet état inter-
mittent, « aussi imprévu que le fantôme », écrit Baudelaire 36.

36. Ibid., p. 402.


Le sublime artificiel 265

Ce sublime s’adresse à cette maladie nerveuse, dont parle si


souvent Baudelaire. Comme un signe ou un symptôme, il
surgit « des nerfs malades ». Et si le « goût de l’infini » reste le
même, encore un mot de Baudelaire, un titre aussi, cet infini
comme l’art n’est plus que « chose passée ». Cet infini ne peut
plus se goûter, on ne peut plus en jouir qu’au passé, ou comme
un retour fantomal qui surgit sur un fond de perte, et que
Baudelaire décrit comme une « fuite » :

c’est pourquoi, ne considérant que la volupté immédiate, il a


[l’homme], sans s’inquiéter de violer les lois de sa constitution,
cherché dans la science physique, dans la pharmaceutique, dans les
plus grossières liqueurs, dans les parfums les plus subtils, sous tous
les climats et dans tous les temps, les moyens de fuir, ne fût-ce que
pour quelques heures, son habitacle de fange 37.

C’est la fuite qui motive le désir de répétition, de compul-


sion, qui mobilise l’esprit d’intensité. C’est la fuite devant la
perte, devant ce que la perte d’infini libère de finitude et de
mortalité, qui produit cette jouissance morbide du sublime.
Et cette fuite, c’est la nouvelle « extase religieuse » dont parle la
Lettre de Baudelaire à Wagner, la « fête nuptiale » d’un peuple
réconcilié par cet Idéal artificiel du sublime. Mais il ne s’agit
pas de réduire cette nouvelle esthétique du sublime à une
simple logique du stupéfiant. Il s’agirait plutôt de repenser la
question du sublime, non seulement à l’ère de la reproduction
technique, des arts mécanisés et des ruptures modernes entre
art et société, mais aussi à l’ère des répétitions compulsives de
l’affect, donc en fonction de cette perte et de son immanence,
devenus elles-mêmes nos nouveaux infinis. Cette jouissance
morbide de la perte, qui ne dure qu’un instant, c’est la jouis-
sance du « transitoire », dirait encore Baudelaire, de ce qui ne
fait que passer, de ce qui se dit toujours au passé, et qui ouvre

37. Ibid.
266 Altérités de la littérature

un nouvel horizon du sublime. Cette jouissance de la fin 38,


nous demande à penser un autre horizon du sublime. Il s’agit
d’inventer ce sublime artificiel, afin d’articuler un nouveau sens
du collectif, de la communauté, comme le feront d’ailleurs
les avant-gardes historiques et leurs pratiques de la rupture,
élaborant un autre rapport de production entre art et société,
un autre lien d’historicité entre art et politique, entre l’art et
la vie, entre l’œuvre d’art, son spectateur et son public. Une
invention sur un fond de finitude absolue, de perte radicale
et de retours infinis, pour une nouvelle politique du sublime.

38. Jean-François Lyotard dirait « que ce qui arrive cesse d’arriver »,


« Le sublime et l’avant-garde », in L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris,
Galilée, 1988, p. 110.
IV

Lire LE MÉRIDIEN 1
Paul Celan et la mémoire des dates

« Dans l’allocution de Brême : Les poèmes sont toujours en


route, sont en relation avec quelque chose, tendus vers quelque
chose. Vers quoi ? Vers quelque chose qui se tient ouvert et
pourrait être habité, vers un Toi auquel on pourrait parler
peut-être, vers une réalité proche d’une parole. C’est dans ce
même petit discours que, avec une extrême simplicité et
sobriété, Celan fait allusion à ce qui a pu signifier pour
lui – et par lui pour nous – la possibilité qui ne lui a pas
été retirée d’écrire des poèmes dans cette langue à travers
laquelle la mort vint sur lui, sur ses proches, sur les millions
de Juifs et de non-Juifs, événement sans réponse. »
— Maurice Blanchot, Le dernier à parler.

§1–

L’art, c’est, vous vous en souvenez, une espèce de marionnette, un


être à cinq pieds iambiques et – trait que la mythologie, convoquée
par une allusion à Pygmalion et sa créature, atteste également – sans
enfants.

1. Conférence prononcée à l’Universidade de Brasília en septembre 2014,


lors du colloque Cada vez, o impossível. Derrida (10 anos depois), organisé
par Piero Eyben.
268 Altérités de la littérature

Sous cette figure il fait l’objet d’un entretien qui a lieu dans une
chambre, et non à la Conciergerie, un entretien qui, nous le sentons
bien, pourrait être sans fin si rien ne venait l’interrompre.
Quelque chose vient l’interrompre 2.

Ce sont les premières lignes du discours de Paul Celan,


Le Méridien, prononcé le 22 octobre 1960 à Darmstadt, à
l’occasion de la remise du prix Georg Büchner. En les citant,
j’ouvre un double horizon de lecture du Méridien : le premier
porte sur ce qui se dit de la poésie dans Le Méridien, entre
la mémoire des dates et la question du dialogue, le second
concerne la rencontre entre Celan et Heidegger, le 25 juillet
1967, au sujet du dialogue lui-même. Chacune de ces lectures
a fait l’objet d’études savantes, d’analyses érudites, et d’une
précieuse documentation. Dans des registres très différents,
parfois controversés, je pense surtout aux études de Peter
Szondi, de Philippe Lacoue-Labarthe, de Jean Bollack, d’Henri
Meschonnic, de Werner Hamacher, ou encore de Derrida
dans Schibboleth pour Paul Celan 3.
Dès les premières pages de son livre, Derrida parle d’un
« souci » de lecture, d’une prudence devant le texte de Celan.
Comme un observateur attentif, Derrida veut non seulement
écouter ce que Celan dit de la date, mais il entend surtout
regarder comment Celan se livre lui-même à la datation :

Mon premier souci ne sera pas de parler de la date en général, plutôt


d’écouter ce qu’en dit Paul Celan. Mieux, de le regarder se livrer
à l’inscription d’invisibles dates, illisibles peut-être : anniversaires,
anneaux, constellations et répétitions d’événements singuliers,
uniques, irrépétables : « unwiederholbar », c’est son mot.

2. Paul Celan, « Le Méridien. Discours prononcé à l’occasion de la


remise du prix Georg Büchner à Darmstadt, le 22 octobre 1960 », in Le
Méridien & autres proses, édition bilingue, traduit de l’allemand et annoté
par Jean Launay, Paris, Seuil, 2002, p. 59.
3. Jacques Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986.
Lire Le Méridien 269

Comment dater ce qui ne se répète pas si la datation fait aussi appel


à quelque forme de retour, si elle rappelle dans la lisibilité d’une
répétition ? mais comment dater autre chose que cela même qui
jamais ne se répète 4 ?

Ce souci de lecture porte sur le texte de Celan, qui


veut le voir à l’œuvre, mais concerne aussi cette attention
(Aufmerksamkeit), dont parle Celan en citant Benjamin, qui
lui-même cite le célèbre mot de Malebranche : « L’attention
est la prière naturelle de l’âme. » Une attention poétique, qui
ouvre le poème au dialogue, fût-ce au dialogue interrompu,
désespéré :

L’attention que le poème tâche de porter à tout ce qui vient à sa


rencontre, son sens plus aigu du détail, du contour, de la structure,
de la couleur, mais aussi des « frémissements », des « allusions », tout
cela, je crois, n’est pas une acquisition progressive de l’œil rivalisant
(ou allant de pair) avec les performances chaque jour plus parfaites
de la machine, c’est bien plutôt, rassemblant la mémoire de toutes
nos dates, une concentration.
« L’attention » – permettez-moi ici, à l’exemple de Walter Benjamin
dans son essai sur Kafka, de citer ce mot de Malebranche –,
« L’attention est la prière naturelle de l’âme » 5.

L’attention représente la tâche du poème. Et le verbe


allemand widmen est très fort : « L’attention que le poème
tâche de porter à tout ce qui vient à sa rencontre (allem ihm
Begegnenden zu widmen versucht). » Widmen veut dire consacrer,
se consacrer, se dévouer, se donner entièrement, voire parfois
dédicacer. Être attentif, pour le poème, c’est se consacrer à ce
qui lui arrive. L’attention représente la vocation du poème,
sa prière, sa voix ou son souffle – et la question du souffle

4. Schibboleth, op. cit., p. 13.


5. « Le Méridien », op. cit., p. 77.
270 Altérités de la littérature

traverse Le Méridien, mais aussi toute la poésie de Celan 6. En


somme, l’attention du poème, c’est son dialogue, comme on
peut le lire encore dans une lettre que Celan adresse à René
Char le 22 mars 1962 :

Voyez-vous, j’ai toujours essayé de vous comprendre, de vous répondre,


de serrer votre parole comme on serre une main ; et c’était, bien
entendu, ma main qui serrait la vôtre, là où elle était sûre de ne pas
manquer la rencontre. Pour ce qui, dans votre œuvre, ne s’ouvrait
pas – ou pas encore – à ma compréhension, j’ai répondu par le respect
et par l’attente : on ne peut jamais prétendre à saisir entièrement – :
ce serait l’irrespect devant l’Inconnu qui habite – ou vient habiter
– le poète ; ce serait oublier que la poésie, cela se respire : oublier
que la poésie vous aspire. (Mais ce souffle, ce rythme – d’où nous
vivent-ils ?) La pensée – muette – et c’est encore la parole, organise
cette respiration ; critique, elle s’agglomère dans les intervalles : elle
discerne, elle ne juge pas ; elle se décide ; elle choisit : elle garde sa
sympathie – elle obéit à la sympathie 7.

Comprendre, répondre, attendre, être attentif, c’est une


question de souffle, de rythme, de souffle coupé ou de dialogue
interrompu. Celan parle d’un tournant du souffle : « Poésie : cela
peut signifier un tournant du souffle. Qui sait si peut-être la
poésie ne fait tout ce chemin – celui de l’art y compris – que

6. Dans une ébauche du Méridien, on peut lire une véritable poétique


du souffle : « “Ce qui est dans les poumons est dans la langue”, disait ma
mère. Cela concerne le souffle (Atem). On devrait enfin apprendre à lire ce
souffle dans le poème, et à le lire avec cette capacité de souffle (Atemeinheit) ;
dans la ponctuation le sens est souvent articulié de façon plus vraie que
dans la rime ; la figure du poème : c’est la présence de l’unique, celui qui
respire », Paul Celan, Der Meridian. Endfassung-Entwürfe-Materialen, éd.
Bernhard Böschenstein et Heino Schmull, Frankfurt am Main, Suhrkamp,
1999, p. 108.
7. Lettre citée par Andréa Lauterwein, Paul Celan, Paris, Belin, 2005,
p. 13.
Lire Le Méridien 271

pour parvenir à un tel tournant du souffle 8 ? » Tournant du


souffle, Atemwende, c’est le titre du recueil de poèmes, publié
en 1967, mais c’est aussi un moment de rupture, dans la parole,
d’interruption dans l’entretien, de désespoir dans le dialogue.
Ce souffle coupé, qui s’arrête ou qui s’inverse 9, concerne surtout
ce qui se date du poème et que date le poème lui-même. Celan
le décrit comme « la tentative qui est ici la plus marquante de
garder la mémoire de telles dates 10 ».
Érigeons l’attention poétique en protocole de lecture. Et
Derrida insiste. Ce qui compte, dans la lecture du Méridien,
c’est de ne pas opposer le discours théorique sur le phénomène
de la date à « une mise en œuvre poétique de la datation 11 ». Il
ne faut pas séparer le discours poétique sur la date et l’œuvre
poétique de la datation. Il ne faut pas trancher entre la pensée et
la poésie de la date. Toute l’attention est là, dans la datation, la
concentration, « rassemblant la mémoire de toutes nos dates ».
Dans Schibboleth, Derrida avance une hypothèse générale sur
la date. D’un côté, on ne date que l’unique, le non-répétable,
l’irremplaçable, ce qui n’a lieu qu’une seule fois. Mais d’un
autre côté, c’est à dater l’irremplaçable, à marquer le singulier,
que l’unique pourra se répéter dans sa singularité absolue. Une
hypothèse qui fait de la date un spectre ou un fantôme : « Une
date est un spectre. Mais cette revenance du retour impossible
se marque dans la date, elle se scelle ou spécifie dans l’anneau
anniversaire assuré par le code. Par exemple par le calendrier 12. »

8. « Le Méridien », op. cit., p. 73.


9. Cf. W. Hamacher, « La seconde de l’inversion. Mouvement d’une
figure à travers les poèmes de Paul Celan », in Contre-jour. Études sur Paul
Celan. Colloque de Cerisy édité par Martine Broda, Paris, Seuil, 1986,
p. 185-221, spéc. p. 194.
10. « Le Méridien », op. cit., p. 73.
11. Schibboleth, op. cit., p. 16. Concernant les propres poèmes de Celan,
Peter Szondi remarque que la datation se trouve dans le manuscrit mais
pas dans la publication, « Eden », in Poésie et poétique de la modernité, éd.
M. Bollack, Presses Universitaires de Lille, 1982, p. 202.
12. Schibboleth, op. cit., p. 37.
272 Altérités de la littérature

§ 2 – À partir de là, revenons au Méridien, au poème, à


son dialogue et sa mémoire des dates. Chaque date marque un
événement unique, l’apparition d’un dialogue et son interrup-
tion, l’avènement d’une parole et son souffle coupé. Chaque
date devient la mémoire de l’événement, et le poème garde la
mémoire de cette date. Or, trois dates principales occupent
Le Méridien, trois dates, trois rencontres, trois dialogues, où
chaque fois, « quelque chose vient l’interrompre ». Il y a tout
d’abord la date du « Discours » lui-même, le 22 octobre 1960 à
Darmstadt, « à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner ».
Et ce discours s’ouvre déjà par l’évocation d’un souvenir. Ce
sont les premiers mots, que je cite à nouveau : « L’art, c’est,
vous vous en souvenez, une espèce de marionnette. » Celan
évoque l’art comme souvenir, non pas simplement comme une
chose passée, dirait Hegel, mais une chose du passé qui revient
en mémoire, ici, maintenant, le 22 octobre 1960, à l’occasion
du prix Büchner. Georg Büchner, qui disait lui-même dans
La mort de Danton, acte ii, scène 5 : « Des marionnettes dont
les fils sont tirés par des forces inconnues, voilà ce que nous
sommes ; rien, rien par nous-même 13. »
Quelque chose de l’art comme marionnette revient en
mémoire par l’évocation du texte de Büchner. Celan parle de
la mémoire – des dates – comme d’un chemin que la poésie
parcourt, en même temps qu’elle nous devance :

L’art, dès lors, serait un chemin que la poésie parcourt – rien de


moins, rien de plus. / Je sais qu’il est d’autres chemins, et plus
courts. Mais la poésie, elle aussi, plus d’une fois, nous devance.
Brûle nos étapes 14.

13. Georg Büchner, « La mort de Danton », in Œuvres complètes. Inédits


et lettres, éd. Bernard Lortholary, Paris, Seuil, 1988, p. 133.
14. Derrida cite ici Le Méridien dans la traduction d’André du Bouchet,
Schibboleth, op. cit., p. 17
Lire Le Méridien 273

Celan évoque « plusieurs apparitions de l’art ». Il parle de « la


poésie de quelqu’un […] qui est tourné vers ce qui apparaît,
qui interroge cela qui apparaît et lui adresse la parole 15 ». C’est
la question du dialogue, du poème comme dialogue mais déses-
péré (verzweifeltes Gespräch) 16, manqué, coupé, interrompu.
Or, qu’en est-il de ce dialogue, pensé à l’horizon de sa rupture
ou de son désespoir ? Qu’en est-il de ce dialogue, dès lors qu’il
marque dans son interruption ce qui revient en mémoire et en
même temps ouvre la voie ou le chemin de la poésie ?

C’est seulement dans l’espace de ce dialogue, écrit Celan, que se


constitue cela même à quoi la parole s’adresse et qui se rassemble
autour du Je qui lui parle et le nomme. Mais dans ce présent, ce à
quoi la parole s’adresse et qui d’être nommé est devenu pour ainsi
dire un Tu, apporte aussi son être autre. Là encore, dans l’ici et
maintenant du poème – le poème par lui-même n’a jamais que
ce présent-là, unique, ponctuel –, encore dans cette immédiateté
et proximité le poème laisse parler aussi ce que l’Autre a de plus
proprement sien : son temps 17.

Le dialogue constitue lui-même sa propre adresse, das


Angesprochene, traduit par « cela même à quoi la parole
s’adresse ». Ce qui est adressé est lui-même déterminé par
l’espace interne du dialogue. Ce à quoi la parole s’adresse
n’existe pas sans le dialogue, mais cela émerge du dialogue,
dès lors qu’un dialogue « lui parle et le nomme ». L’adressé est
toujours performé. Il n’existe que par les actes du langage qui
le nomme, le désigne et le signifie. Or, ce qui compte dans
cette constitution performative de l’adresse, c’est la distribution
des noms et des personnes, ou la conjugaison des pronoms
personnels, le Je et le Tu. Se rassemblant « autour du Je » qui
lui adresse la parole, cet adressé, une fois nommé, « est devenu

15. « Le Méridien », op. cit., p. 77.


16. Ibid., p. 77.
17. Ibid., p. 77-78.
274 Altérités de la littérature

pour ainsi dire un Tu ». Un Je et un Tu se posent en dialogue


par la constitution d’une adresse, d’une parole adressée ou
encore d’une attention poétique. Mais qu’en est-il de ce « Je »,
qui s’adresse à un « Tu » ? Est-ce un Je transcendantal, de type
kantien, est-ce un Je empirique, psychologique, bio ou autobio-
graphique ? Ou est-ce encore un Je sui generis, spécifiquement
poétique ? Un Je en tout cas inscrit dans le présent, l’ici et le
maintenant du poème, qui « laisse parler », dit Celan, « ce que
l’Autre a de plus proprement sien : son temps ».
On pourrait reprendre ce titre, « Le temps et l’autre », de
Levinas, qui dira justement dans un article consacré à Celan,
que « le poème va vers l’autre. Il espère le rejoindre délivré et
vacant 18 ». Or, pour Celan, aller vers l’autre ne revient pas à
laisser l’autre parler, ou le laisser dans son irréductible alté-
rité, mais c’est laisser parler ce « temps » qui fait le propre de
l’Autre, ou qui constitue ce qu’il a de plus propre (Eigenste).
Et ce temps singulier, spécifique de l’altérité, ou qui spécifie
l’autre dans son altérité, relève justement de la date. C’est la
date d’une rencontre avec l’autre, que Celan poétiquement
inscrit en trois temps. Il commence par citer plusieurs dates :
1909, celle d’un ouvrage consacré à Jakob Michael Lenz par
un chargé de cours à Moscou, M. N. Rosanov ; puis la nuit
du 23 au 24 mai 1792, date elle-même citée par cet ouvrage,
de la mort de Lenz à Moscou. Puis Celan mentionne la date
qui apparaît cette fois à la première page du Lenz de Büchner,
le Lenz qui « le 20 janvier allait dans la montagne ».
Plus d’une date autour du Lenz de Büchner. D’un côté, c’est
la « nouvelle » de Büchner, publiée en 1839 dans le Telegraph für
Deutschland, et qui retrace un épisode de la vie tumultueuse et
tragique du poète de Sturm und Drang, Jakob Michael Reinhold
Lenz, « son séjour chez le pasteur Oberlin à Waldersbach, dans

18. Emmanuel Levinas, « De l’être à l’autre », La Revue de Belles-Lettres,


2-3 (Paul Celan), 1972, p. 194.
Lire Le Méridien 275

les Vosges, du 20 janvier au 8 février 1778 19 ». D’un autre côté,


c’est le Lenz qui « le 20 janvier allait dans la montagne », phrase
qui ouvre d’ailleurs le texte de Büchner. Mais qui est ce Lenz ?
Ou plus exactement, de quel « Je » ce Lenz est-il le nom ? Et
qui est celui « qui allait dans la montagne » à cette date ?

Lui, écrit Celan : le vrai, le Lenz de Büchner, la figure qui est dans
Büchner, la personne que nous avons pu percevoir à la première
page du récit, le Lenz qui « le 20 janvier allait dans la montagne »,
celui-là – et non pas l’artiste, non pas celui qui est préoccupé de
questions touchant l’art ; lui, en tant qu’un Je 20.

Celan oppose le Lenz en tant qu’artiste et le Lenz en


tant que Je, ou « lui, en tant qu’un Je (er als ein Ich) », dit la
traduction. C’est le Je poétique du dialogue, autour duquel
se rassemble (versammelt sich) « cela même à quoi la parole
s’adresse ». Mais insistons. Ce Je, ce vrai Lenz, qui s’écrit ou
qui se dit « depuis ce 20 janvier » – dont Celan d’ailleurs jamais
ne mentionne l’année, renvoyant ainsi implicitement à la
conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 sur la « Solution
finale » –, n’est pas l’artiste, ou celui qui s’est préoccupé de
l’art, le penseur, l’auteur des Notes sur le théâtre, parues en 1774
à Leipzig, après avoir suivi les cours de Kant à Königsberg.
Celui qui allait dans la montagne, le 20 janvier, c’est bel et
bien celui qui ouvre le texte de Büchner et sur lequel écrit
Celan, ce 22 octobre 1960 à l’occasion de la remise du prix
Georg Büchner, et dont il cite un passage : « … Le sentiment,
disait-il, que ce qui a été créé là est vivant, se tient au-dessus
des deux autres [le beau et le laid], et c’est l’unique critère en
matière d’art 21… » Et Celan commente :

19. Jean-Pierre Lefebvre, « Présentation » de « Lenz », in Georg Büchner,


Œuvres complètes, op. cit., p. 167.
20. « Le Méridien », op. cit., p. 71.
21. Texte cité dans « Le Méridien », op. cit., p. 65.
276 Altérités de la littérature

c’est la conception esthétique de Büchner qui s’exprime ici, et à partir


d’ici, quittant le fragment de Büchner appelé Lenz, on remonte à
Reinhold Lenz, l’auteur des Notes sur le théâtre, au-delà de celui-ci,
du Lenz historique donc, plus avant encore dans le passé, au mot
de Mercier, « Élargissez l’art », un mot qui a tant fait pour l’histoire
littéraire, le passage, donc, ouvre des perspectives, c’est tout le
naturalisme 22.

C’est à nouveau le repliement des dates et des noms, des


noms cryptés ou cachés dans les noms. Dans « Deux poèmes
de Paul Celan », Philippe Lacoue-Labarthe parle du repli des
dates comme du retrait des noms : derrière le Lenz de Büchner,
il y a Büchner lui-même, derrière Büchner il y a le Lenz histo-
rique, et derrière ce « vrai Lenz », il y a l’abbé Mercier, et son
mot d’ordre du naturalisme : « Élargissez l’ar 23. » Celan aurait
pris connaissance du Mercier de Lenz – que ne mentionne
d’ailleurs ni le Lenz de Büchner ni même les Notes sur le théâtre
du Lenz historique – après la lecture de cette monographie de
M. N. Rosanov, parue en 1909, en traduction allemande. Non
seulement Rosanov parle de la mort de Lenz, « dans la nuit du
23 au 24 mai 1792 […] dans une des rues de Moscou », mais
évoque surtout le nom de Mercier et le contexte de cet « élar-
gissement de l’art ». « Mercier appelle à la libération de l’art,
écrit Rosanov […]. L’art doit rejoindre la vie et tenir compte
de ses tâches réelles, quotidiennes 24. » C’est une exigence où
repose « le secret même de l’art », écrit Lacoue-Labarthe, un
art, un naturalisme de l’art qui « veut que s’efface sa différence

22. « Le Méridien », op. cit., p. 65.


23. Philippe Lacoue-Labarthe, « La mémoire des dates », in La poésie
comme expérience, Paris, Christian Bourgois, 2004 p. 69. Cf. Pablo Oyarzun
Robles, Entre Celan y Heidegger, Ediciones Metales Pesados, Santiago de
Chile, 2013, p. 66-71.
24. M. N. Rosanov, Jakob M. R. Lenz, der Dichter der Strurm-und
Drangperiode. Sein Leben und seine Werke, Leipzig, 1909. Texte traduit et
cité dans Le Méridien, op. cit., p. 104, n. 39
Lire Le Méridien 277

avec les choses et les êtres de la nature 25 ». L’art, selon Mercier-


Lenz-Büchner, tend à tout envahir, tout contaminer, « tout
médiatiser ». Tout devient discours, automates, marionnettes.
Et l’on revient aux premières lignes du Méridien : « L’art, c’est,
vous vous en souvenez, une espèce de marionnette. » Comme le
souligne encore Lacoue-Labarthe, Celan « sait pertinemment »
ce qu’il en est de l’art, de la mimesis, de la représentation, mais
aussi de la rupture envers les arts, dans ce mouvement secret
d’indifférence. De là son insistance à marquer les dates, comme
autant d’instances de rupture, pour distinguer l’indifférencié,
ou inscrire une différence qui vaut pour date et qui fait date,
entre le Je du Lenz « artiste », et le Lenz « en tant qu’un Je ».

§ 3 – Celan parle d’un « secret de la rencontre (Geheimnis


der Begegnung) » toujours lié à la rencontre d’un secret. C’est
le poème qui rencontre le secret de sa date, découvrant qu’il
s’écrit toujours depuis telles dates et pour telles dates : « Mais
ne nous écrivons-nous pas tous depuis de telles dates ? Et pour
quelles dates nous écrivons-nous 26 ? » Ces deux phrases, ces deux
questions, depuis quelles dates et pour quelles dates, ont fait
l’objet de variantes, comme on peut le voir dans le manuscrit
du Méridien. Pour la première, on lit : « Depuis de telles dates
et instants nous nous écrivons, s’écrit le poème. / Cela ne
se laisse pas lire à partir des calendriers, ni des horloges, les
badauds et les grands chevaux de l’histoire ne remarquent rien
de cela 27. » Pour la seconde : « C’est depuis de telles dates qu’il
[le poème] s’écrit – qu’il s’écrit en direction des horizons qui
à partir de là deviennent visibles 28. » Le secret de la rencontre
tient dans ce double horizon de la datation : depuis laquelle
et pour laquelle le poème s’écrit.

25. « Deux poèmes de Paul Celan », op. cit., p. 69.


26. « Le Méridien », op. cit., p. 74.
27. Note 53, au « Le Méridien », op. cit., p. 107-108.
28. Note 54, au « Le Méridien », ibid., p. 108.
278 Altérités de la littérature

Le secret de la rencontre repose dans sa propre datation,


« qui déjà parle d’elle-même », écrit Derrida 29. D’un côté, elle
parle du lieu d’où elle vient, de ce qu’elle garde en mémoire, et
qu’aucun calendrier ne peut indiquer ou mesurer, de l’autre, elle
indique cela même à qui elle s’adresse, cet Autre vers qui elle
veut aller, comme Lenz allait dans la montagne le 20 janvier 30.
En somme, le secret représente la rencontre de l’autre qui n’a
lieu qu’une seule fois, à telle heure, à tel endroit. L’unique
rencontre avec l’unique, en solitaire, comme le poème : « Le
poème est seul, écrit Celan […]. Mais par cela même, ne
voit-on pas que le poème, déjà ici, se tient dans la rencontre
– dans le secret de la rencontre 31 ? » Pour le poème, se tenir dans
le secret revient à tenir secret le secret de la rencontre, ou à
garder secret que cette rencontre est une « rencontre manquée

29. Schibboleth, op. cit., p. 22. Et cette « databilité », Heidegger, mais aussi
Derrida, la divise entre la date calendaire et la date non calendaire. Heidegger
rapporte la première occurrence à « cette structure auto-référentielle du
maintenant » comme dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie
(§ 19) (trad. franç. par J.-Fr. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 315), et la
seconde au maintenant poétique, qui lui n’a pas besoin de date, mais d’un
don : « car le « maintenant » appelé et appelant est lui-même dans un sens
plus originaire un « Datum » – cela veut dire : une donnée, un don, donné
par Appel (Berufung) », Hölderlins Hymne « Der Ister », Gesamtausgabe,
Bd. 53, Frankfurt am Main, Klostermann, 1984, p. 8. Cf. Jean Greisch,
« Zeitgehöft et Anwesen. La dia-chronie du poème », in Contre-jour. Études
sur Paul Celan, op. cit., p. 167-183. J. Greisch cite et traduit ce texte p. 180,
n. 15. Cf. Derrida, Schibboleth, op. cit., p. 120-121, et Béliers. Le dialogue
ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, 2003, p. 58-59.
30. Ce sont les deux sens de la rencontre, que thématise Derrida :
« Rencontre – dans le mot français se rencontrent deux valeurs sans lesquelles
une date jamais n’aurait lieu : la rencontre comme l’aléa, la chance, le hasard,
la conjoncture qui vient sceller un ou plus d‘un événement une fois, à telle
heure, tel jour, tel mois, telle année, en telle région ; et puis la rencontre
de l’autre, cette singularité inéluctable depuis laquelle et à destination de
laquelle parle un poème. Dans son altérité et dans sa solitude (qui est aussi
celle du poème « seul », « solitaire »), elle peut habiter la conjoncture d’une
même date. C’est ce qui arrive », Schibboleth, op. cit., p. 23.
31. « Le Méridien », op. cit., p. 76.
Lire Le Méridien 279

(eine Versaumte Begegnung) ». C’est d’ailleurs en quoi consiste,


pour Celan, le 20 janvier, « mon 20 janvier », celui de ma
rencontre avec Lenz, non l’artiste, mais « lui, en tant qu’un
Je ». C’est aussi la célèbre rencontre, manquée elle aussi, avec
Adorno en Engadine, à Sils-Maria, lieu hanté par la présence
de Nietzsche. Une rencontre qui devait inspirer le texte en
prose de Celan, Dialogue dans la montagne, de 1959, où le Juif
errant est comparé à Lenz, allant dans la montagne :

car le Juif, tu sais bien, que possède-t-il qui soit vraiment à lui, qu’il
n’ait emprunté, reçu en prêt et non restitué ? –, ainsi donc il allait,
s’en venait, s’en venait sur la route, la belle, l’incomparable route,
allait, comme Lenz, à travers la montagne, lui qu’on faisait habiter
en bas, c’était sa place, dans les terrains bas, lui, le Juif, s’en venait
et s’en venait 32.

Cette rencontre, Celan la reprendra dans Le Méridien,


devenant lui-même comme le Lenz errant dans la montagne :

j’ai écrit il y a quelques années un petit quatrain. Le voici :


« Voix venues du chemin aux orties : / Viens à nous sur les mains. /
Qui est seule avec la lampe / N’a que sa main pour y lire. »
Et l’an dernier, en souvenir d’une rencontre manquée en Engadine,
j’ai mis sur le papier une petite histoire dans laquelle je faisais aller
un homme « comme Lenz » à travers la montagne.
Dans l’un et l’autre cas, je m’étais écrit depuis un « 20 janvier »,
mon « 20 janvier ».
Je me suis… moi-même rencontré 33.

Comme Lenz, je me suis moi-même rencontré. Dans cette


phrase, « comme Lenz » veut dire « comme lui, en tant qu’un

32. « Dialogue dans la montagne », in Le Méridien, op. cit., p. 33. Cf.


Stéphane Mosès, « Quand le langage se fait voix. Paul Celan : Entretien dans
la montagne », in Contre-jour. Études sur Paul Celan, op. cit., p. 117-149.
33. « Le Méridien », op. cit., p. 81.
280 Altérités de la littérature

Je », c’est-à-dire comme un autre. Cela signifie également que


je me suis rencontré moi-même dans une rencontre manquée.
Comme Lenz, je me suis manqué en tant qu’autre. C’est toute
l’ambiguïté du « comme », qui se joue ici, entre le wie et le als
allemands, entre la comparaison et la comparution 34. Être
« comme Lenz », c’est être comme l’autre en tant qu’autre.
Cette comparaison fait comparaître, comme au tribunal,
voire interroge, disait Celan du poème, « cela qui apparaît et
lui adresse la parole ; cela devient un dialogue – souvent un
dialogue désespéré ». Mais qu’est-ce qui apparaît de Lenz, du
vrai Lenz historique, dans cette comparution ? Qu’est-ce qui
apparaît de son 20 janvier, depuis lequel s’est écrit le Dialogue
dans la montagne, le secret d’une rencontre manquée, et que
tout poème garde inscrit en lui ? C’est à nouveau la mémoire
des dates :

« Peut-être peut-on dire que tout poème garde inscrit en lui son
“20 janvier” ? Peut-être ce qui est nouveau dans les poèmes qu’on
écrit aujourd’hui est-ce justement ceci : la tentative qui est ici la plus
marquante de garder la mémoire de telles dates 35 ? »

Et dans le manuscrit du Méridien, Celan précise cette idée


par un retour sur l’attente du poème :

34. Comme le souligne Derrida : « Je me suis rencontré – moi-même


comme l’autre, un 20 janvier comme l’autre, et comme Lenz, comme Lenz
lui-même, « wie Lenz » : les guillemets autour de l’expression mettent en
valeur, dans le texte, l’insolite de la figure. C’est aussi, ce comme, le signal
d’une sorte de comparution dans la même comparaison. Cet homme que j’ai
décrit, écrit, signé, était tout comme Lenz, presque comme Lenz lui-même,
en tant que Lenz. Le wie a presque la valeur d’un als. Mais en même temps,
c’est moi puisque dans cette figure de l’autre, comme l’autre, je me suis
rencontré à cette date. Le comme et la cosignature de la date, la figure ou
l’image même, chaque fois, de l’autre, « l’une et l’autre fois », une fois comme
l’autre fois (das eine wie das andere Mal). Tel serait le tour anniversaire de
la date », Schibboleth, op. cit., p. 27.
35. « Le Méridien », op. cit., p. 73.
Lire Le Méridien 281

La plus marquante, cela signifie : imprimant la marque de toute


l’attention due – que nous croyons devoir – à ce qui, arrivé à nous
du dehors et du dedans, nous laisse encore dans l’attente de son
apparition sous telle ou telle figure 36.

La mémoire des dates porte une attention poétique à ce qui


arrive, mais surtout à ce qui, en arrivant, nous laisse encore
dans l’attente de son apparition. Ce qui est arrivé est bel et bien
arrivé, ici et maintenant, dans cette montagne, le 20 janvier
1778. Néanmoins, ce qui est arrivé reste toujours à venir. Et
Celan précise : ce qui est arrivé « nous est arrivé du dehors et
du dedans (von aussen und innen) ». En nous-même, nous nous
sommes rencontrés nous-mêmes comme autre, comme Lenz.
Il faut donc rapporter le « comme » du « comme Lenz », tantôt
à l’autre, tantôt à l’autre fois. Je me suis rencontré comme autre
en tant qu’autre, mais je me suis rencontré comme l’autre fois,
« une fois comme l’autre fois (da seine wie das andere Mal) ».
Et c’est en quoi consiste la mémoire des dates : se rencontrer
soi-même une fois comme l’autre en tant qu’autre 37.
À chaque fois une seule fois, je me rencontre en tant
qu’autre. Or, à cette date et depuis cette date, je ne me
rencontre pas moi-même en tant qu’autre, comme je rencontre
l’autre en tant qu’autre. Ce que je rencontre de moi, dans cette
attente, ce n’est pas l’altérité de l’autre, son altérité comme telle,
mais c’est l’événement de son apparition, de sa venue, de sa
présence. Je me rencontre moi-même dans l’attente de l’autre,

36. Note 52, au « Le Méridien », ibid., p. 107.


37. « Cela s’appelle justement la rencontre, écrit Derrida, la rencontre
de l’autre, « le secret de la rencontre » – et précisément ici la découverte du
Méridien. Il y eut le 20 janvier, celui de Lenz qui « le 20 janvier allait dans
la montagne ». Et puis à la même date, un autre 20 janvier, Celan rencontre,
il rencontre l’autre et il se rencontre à l’intersection de cette date avec elle-
même, avec elle-même comme autre, comme la date de l’autre. Et pourtant
cela n’a lieu qu’une fois, et toujours de nouveau, chaque fois une seule fois,
le chaque-fois-une-seule-fois faisant loi générique, loi du genre, de ce qui
toujours tient tête au genre », Schibboleth, op. cit., p. 25-26.
282 Altérités de la littérature

dans l’attente d’une rencontre avec l’autre, d’un dialogue avec


l’autre, mais toujours sur le mode d’une rencontre manquée,
d’un dialogue désespéré ou d’une présence différée. Et c’est
depuis ce lieu d’interruption, depuis cette date d’une rencontre
manquée, que je peux parler – et le poème s’écrire – au nom
de l’autre, peut-être du « tout Autre », dit Celan :

Mais le poème, il parle ! Il garde la mémoire de ses dates, mais


enfin – il parle. Certes, toujours et seulement en son nom propre,
le plus propre.
Mais je pense – et cette pensée ne peut plus guère à présent vous
surprendre –, je pense que c’est depuis toujours une espérance du
poème, qu’en parlant justement de cette façon qui lui est propre,
il parle aussi au nom de l’Étranger – non, je ne peux plus utiliser
ce mot désormais, qu’en parlant ainsi en son nom propre, il parle
au nom d’un Autre, – qui sait, peut-être au nom d’un tout Autre 38.

« En parlant de cette façon », c’est-à-dire en parlant de et


depuis la date d’une rencontre manquée, le poème peut parler
au nom de l’autre, d’un autre ou du tout Autre. Or, dans les
dernières lignes du « Discours », Celan découvre un méridien,
un horizon, un lien ou un dialogue désespéré qui lie le poème
à la rencontre. Et Celan revient sur Lenz, qui en chemin dans
la montagne cherchait le lieu de sa provenance :

Je cherche aussi, puisque je suis revenu à mon point de départ, le


lieu de ma propre provenance.
Je cherche tout cela d’un doigt sans doute très imprécis parce qu’il
tremble un peu, je cherche sur la carte – une carte d’écolier, je le
dis tout de suite.
Impossible de trouver aucun de ces lieux, ils n’y sont pas, mais je
sais où ils devraient, surtout maintenant, pouvoir se trouver et…
je trouve quelque chose !

38. « Le Méridien », op. cit., p. 74.


Lire Le Méridien 283

Mesdames et Messieurs, je trouve quelque chose qui me console aussi


un peu d’avoir fait en votre présence tout ce chemin impossible, ce
chemin de l’impossible.
Je trouve le lien qui, comme le poème, mène à la rencontre.
Je trouve quelque chose – comme la parole – d’immatériel, mais
de terrestre, quelque chose de rond, qui revient sur soi en passant
par les deux pôles et faisant même sur son trajet, qu’on s’en amuse,
une croix sur les tropes des tropiques – : je trouve… un méridien 39.

§ 4 – Cet enchevêtrement des datations, qui garde en


mémoire la rencontre de l’autre, me permet d’aborder cette
rencontre des plus énigmatiques entre Celan et Heidegger, le
24 juillet 1967, dans la forêt du philosophe. Mais que peut
bien nous dire d’une telle rencontre cette réflexion sur la
mémoire des dates ? Qu’est-il advenu à cette parole adressée,
dans ce dialogue entre le poète juif et le philosophe allemand,
comme les nomme Lacoue-Labarthe, ou entre poésie et pensée,
Dichtung und Denken ? On peut encore se demander ce que
Celan a « rencontré de lui-même » dans cette rencontre avec
Heidegger. Qu’en est-il de sa rencontre avec lui-même, dans
son dialogue avec Heidegger ? Et s’est-il vraiment rencontré
lui-même, comme dans cette « rencontre manquée » avec
Adorno à Sils-Maria, ou comme Lenz qui « le 20 janvier allait
dans la montagne » ? Qu’en est-il de ce 20 janvier, de « mon
20 janvier », le 25 juillet 1967 ? Que s’est-il joué du 20 janvier
de Celan en juillet 1967, ou pour le dire plus directement
que s’est-il rejoué du 20 janvier de la « Solution finale » entre
Celan et Heidegger ?
Celan a vraiment rencontré Heidegger. Il a vu le philosophe,
il est venu chez lui, ils ont parlé, dialogué, marché dans la forêt,
échangé leur amour réciproque des plantes, de la nature, de la
phusis. On a dit néanmoins, dans la critique savante, que cette
rencontre fut elle aussi manquée. Ils se sont vus, mais ils ont

39. « Le Méridien », op. cit., p. 83-84.


284 Altérités de la littérature

passé l’un à côté de l’autre, sans faire attention l’un à l’autre,


sans considérer l’altérité de l’autre. Il y a donc différentes
formes de rencontre manquée, qui concernent « le secret de la
rencontre », cette unique fois de l’événement depuis lequel le
poème parle (au nom) de la rencontre. Et là Derrida évoque
l’effacement de la date, devant une autre date :

Mais pour parler d’elle, on doit aussi l’effacer, la rendre lisible, audible,
intelligible au-delà de la pure singularité dont elle parle. Or l’au-delà
de la singularité absolue, la chance pour l’exclamation du poème,
ce n’est pas le simple effacement de la date dans une généralité,
c’est son effacement devant une autre date, celle à laquelle il parle,
la date d’un autre ou d’une autre qui s’allie étrangement, dans le
secret d’une rencontre, un secret de rencontre, avec la même date 40.

Effacer la date ne veut pas dire la supprimer ou l’oublier,


mais « la rendre lisible au-delà de la pure singularité dont elle
parle ». C’est un déplacement de datation, un transfert des
singularités de la date. On passe d’une singularité dont parle la
date, à cette autre singularité à laquelle parle la date. Un passage
de la provenance à la destination, qui, effaçant quelque chose de
la date, la relie à une autre date, « dans le secret d’une rencontre
[…] avec la même date », dit encore Derrida. Le secret de la
rencontre, c’est le transfert des dates, toujours à la même date.
Mais à partir de là, reposons la question d’une rencontre entre
Celan et Heidegger, en juillet 1967. Lacoue-Labarthe cite un
passage du Méridien sur « la sortie » de l’humain, qu’il rapporte
à la transcendance du Dasein heideggerien, dans l’expérience
du néant : « Il s’agit là d’une sortie hors de l’humain, de se
transporter dans un domaine qui tourne vers l’humain sa face
étrange 41 ». C’est l’hypothèse forte de Lacoue-Labarthe : dans
Le Méridien, Celan est en dialogue avec Heidegger :

40. Schibboleth, op. cit., p. 23.


41. Le Méridien, op. cit., p. 67.
Lire Le Méridien 285

Ce serait peu de dire que Celan avait lu Heidegger. Au-delà même


d’une « reconnaissance », serait-elle sans réserve, de la pensée de
Heidegger, on peut avancer, je crois, que la poésie de Celan est tout
entièrement un dialogue avec la pensée de Heidegger, c’est-à-dire
pour l’essentiel avec ce qui de cette pensée était dialogue avec la
poésie de Hölderlin. Sans la lecture du commentaire heideggerien
de Hölderlin, Tübingen, janvier aurait été impossible : un tel poème
n’aurait tout simplement jamais pu voir le jour. Et il resterait à
coup sûr incompréhensible si l’on n’y décelait pas une réponse à ce
commentaire 42.

L’hypothèse d’un dialogue avec Heidegger ne deviendra


pertinente qu’à pouvoir définir ce qu’on entend par dialogue, et
surtout inscrire « ce » dialogue dans l’événement de la rencontre
manquée d’un 20 janvier. Et de même qu’il y a différentes
formes de rencontre manquée, avec Adorno ou avec Heidegger,
de même il y a au moins deux manières d’aborder la rencontre
entre Celan et Heidegger. Il y a tout d’abord une rencontre
purement « littéraire » ou « textuelle », et un intérêt indiscuta-
blement partagé pour la poésie, peut-être même pour « l’essence
de la poésie ». Celan a beaucoup lu Heidegger, comme le
révèle plus d’un ouvrage annoté, plusieurs remarques dans son
carnet, mais aussi trois ébauches de lettres, sans doute jamais
envoyées. Des lettres qui témoignent d’un désir de voisinage
et de dialogue : « Depuis la mer / ce signe de grande estime
/ d’un petit et éloigné / voisinage / résonant d’un souhait ».
Ou encore : « À Monsieur Martin Heidegger / le souverain
penseur [dem Denk-Herrn] / sur le chemin passant par la baie
des anges 43. » Dans son recueil de poèmes, publié en 1955, De
seuil en seuil, en particulier à la fin de Quelle que soit la pierre
que tu soulèves, Celan évoquait le voisinage des mots allemands
Denken et Danken, commenté par Heidegger dans Qu’appelle-
t-on penser ? Un voisinage qui ouvrira d’ailleurs l’allocution de

42. Philippe Lacoue-Labarthe, « La mémoire des dates », op. cit., p. 50.


43. Lettres citées par A. Lauterwein, Paul Celan, op. cit., p. 179.
286 Altérités de la littérature

Brême : « Denken et Danken sont dans notre langue des mots


d’une seule et même origine 44. »
La critique a multiplié les références, les renvois, les lettres,
les dédicaces aussi, avec en effet, à l’horizon, un désir de
dialogue, un souhait de voisinage. Un désir que semble partager
Heidegger lui-même. Paul Celan est invité le 24 juillet 1967
à Freiburg, pour une lecture-conférence, et Gehart Baumann
propose à Heidegger d’assister à l’événement. Heidegger répond
en lui proposant en retour d’inviter Celan dans la Forêt-Noire :

Je souhaite depuis longtemps rencontrer Paul Celan, écrit Heidegger.


Il est celui qui se tient le plus à l’avant et qui est à la fois le plus
discrètement à distance. Je connais tout de lui, j’ai aussi pris connais-
sance de la grave crise de laquelle il s’est sorti tout seul, autant qu’un
être humain puisse le faire […]. Il serait bienfaisant de montrer la
Forêt-Noire à Paul Celan 45.

Et c’est l’autre horizon de la rencontre, qui elle a lieu dans


la forêt, dans le chalet de Heidegger à Todtnauberg, ce qui
veut dire littéralement « le mont du pré de la mort ». Les deux
hommes se rencontrent, passent la nuit dans la hutte, et le
lendemain, Celan écrit ces mots dans le livre des hôtes : « Dans
le livre des hôtes du chalet, le regard sur l’étoile du puit, avec,
/ dans le cœur, l’espoir d’un mot à venir/ le 25 juillet Paul
Celan ». Puis de retour à Francfort, le 1er août 1967, il écrit
son célèbre poème Todtnauberg :

Arnica, délice-des-yeux, la
gorgée à la fontaine avec le
dé en étoile dessus,

44. « Allocution prononcée lors de la réception du prix de littérature de


la Ville libre hanséatique de Brême », Le Méridien, op. cit., p. 55.
45. Lettre citée par A. Lauterwein, Paul Celan, op. cit., p. 185-186.
Lire Le Méridien 287

dans la
Hutte,

Elle, dans le livre


– de qui a-t-il recueilli le nom
avant le mien ? –
le mot écrit
elle, écrite dans ce livre,

la ligne d’un
espoir, aujourd’hui,
en un mot
d’un pensant
à venir
au cœur,

humus forestier, non aplani,


des orchis et des orchis, isolés,

des choses crues, plus tard, en route,


distinctement,

celui qui nous conduit, l’homme


qui les entend aussi,

à moitié
parcourus, les sentiers
de gourdins dans la haute fagne,

des choses humides,


beaucoup 46.

46. « Todtnauberg », in Contrainte de lumière, traduit par B. Badiou et


J.-Cl. Rambach, Paris, Belin, 1989, p. 53.
288 Altérités de la littérature

Or, le lendemain, Celan envoie une lettre à sa femme,


lui décrivant la scène, et à nouveau évoque l’importance du
dialogue :

Chère Gisèle,
je viens de rentrer, me trouve rue d’Ulm et m’empresse de t’envoyer
un mot.
J’espère que vous allez bien tous à Moisville.
La lecture de Fribourg a été un succès exceptionnel : 1 200 personnes
qui m’ont écouté le souffle retenu pendant une heure, puis, m’ayant
longuement applaudi, m’ont écouté encore pendant un petit quart
d’heure.
Heidegger était venu vers moi – Le lendemain de ma lecture, j’ai
été, avec M. Neumann, l’ami d’Elmar, dans le cabanon (Hütte)
de Heidegger dans la Forêt-Noire. Puis ce fut, dans la voiture, un
dialogue grave, avec des paroles claires de ma part. M. Neumann,
qui en fut le témoin, m’a dit ensuite que pour lui cette conversation
avait eu un aspect épochal. J’espère que Heidegger prendra sa plume
et qu’il écrira quelques pages faisant écho, avertissant aussi, alors
que le nazisme remonte 47.

D’ailleurs, dans une première ébauche de Todtnauberg,


mais supprimée dans la version définitive, le dialogue apparaît
à nouveau :

Depuis que nous sommes un dialogue,


qui nous
prend à la gorge,
qui me prend à la gorge,
qui m’a

47. « Lettre du 2 août 1967 », Paul Celan / Gisèle Celan-Lestrange,


Correspondance, éditée et commentée par B. Badiou avec le concours d’E.
Celan, Paris, Seuil, p. 550.
Lire Le Méridien 289

poussé en dehors de moi, trois fois,


quatre fois 48.

« Depuis que nous sommes un dialogue » est une citation


d’un hymne de Hölderlin, Fête de la paix, qui lui aussi commé-
more une date, un moment historique ou épochal, la paix de
Bonaparte avec l’Angleterre :

L’homme a expérimenté beaucoup.


Des Célestes nommé beaucoup,
Depuis que nous sommes un dialogue
Et que nous pouvons ouïr les uns des autres (IV, 343) 49.

Et ce poème est surtout commenté par Heidegger, en 1936,


dans Hölderlin et l’essence de la poésie :

De ces vers faisons ressortir tout d’abord ce qui réfère au contexte


de notre discussion : « Depuis que nous sommes un dialogue… »
Nous – les humains – nous sommes un dialogue. L’être de l’homme
a son fondement dans le langage ; mais celui-ci ne prend une réalité-
historiale authentique que dans le dialogue. Le dialogue, pourtant,
n’est pas seulement une façon dont le langage s’accomplit, mais
c’est comme dialogue uniquement que le langage est essentiel 50.

Hölderlin, Heidegger et Celan ne disent pas « depuis que


nous sommes en dialogue », mais « depuis que nous sommes un
dialogue », d’où la question du langage, et surtout de l’essence
du langage comme dialogue. Ce qui veut dire pour Celan, on
s’en souvient : cet espace où « se constitue cela même à quoi

48. Texte cité par A. Lauterwein, Paul Celan, op. cit., p. 192.
49. Texte cité par Heidegger dans « Hölderlin et l’essence de la poésie »,
in Approche de Hölderlin, traduit de l’allemand par Henry Corbin, Michel
Deguy, François Fédier et Jean Launay, Paris, Gallimard, 1973, p. 48.
50. « Hölderlin et l’essence de la poésie », in Approche de Hölderlin,
op. cit., p. 49.
290 Altérités de la littérature

la parole s’adresse et se rassemble autour du Je qui lui parle


et le nomme ». Un dialogue par lequel « le poème laisse parler
aussi ce que l’Autre a de plus proprement sien : son temps ».
Pour Heidegger, ce dialogue concerne aussi la question du
temps et de l’histoire :

Un dialogue, nous le sommes depuis le temps où il « y a le temps ».


Depuis que le temps est amené à exister et à persister, depuis lors
nous sommes dans l’Histoire. Être-un-dialogue et être dans l’His-
toire, ces deux choses sont d’ancienneté égale, elles forment un
tout solidaire, elles sont une seule et même chose 51.

Selon Heidegger, « nous sommes un dialogue » depuis


que le temps, déchiré entre le présent, le passé et l’avenir,
nous plonge dans l’histoire, ou historialise le langage comme
dialogue et le poème comme parole. Selon Celan, « nous
sommes un dialogue » en ce sens qu’en restituant à l’Autre
son propre temps, sa parole et son nom, le poème devient
l’espace du dialogue, son ici et son maintenant – ou sa date.
La différence entre ces deux horizons du dialogue porte
moins sur les liens entre le langage et le dialogue, ou le temps
et l’autre, autant de termes qu’il faudrait scrupuleusement
analyser dans l’un et l’autre texte –, mais sur l’événement de
la rupture, ou de l’interruption du dialogue. Pour Heidegger,
c’est la déchirure du temps, qui fait de nous un dialogue.
Pour Celan en revanche, c’est la rupture de la rencontre ou
son échec, qui ouvre l’espace du dialogue, de ce « dialogue
désespéré », « où je me suis… moi-même rencontré ».

§ 5 – On l’a souvent répété, cette rencontre avec Heidegger


fut manquée, cet « espoir d’un mot à venir », qu’inscrit Celan
dans le livre des hôtes, n’a jamais été comblé. L’espérance du
poème n’a pas parlé « au nom de l’Étranger », « au nom d’un

51. Ibid., p. 50.


Lire Le Méridien 291

Autre ». Comme une lettre, l’attente est restée en souffrance.


Heidegger n’a pas répondu à Celan, si peu ou si mal, avec
si peu d’attention poétique à l’endroit de Todtnauberg, que
Celan lui avait envoyé, et dont je rappelle quelques vers :
« dans le livre / – de qui a-t-il reccueilli le nom / avant le
mien ? – / elle, écrite dans ce livre, / la ligne d’un / espoir,
aujourd’hui, / en un mot / d’un pensant / à venir / au cœur ».
Heidegger a pourtant répondu à Celan, dans une lettre du
30 janvier 1968 :

La parole du poète qui dit « Todtnauberg », qui nomme le lieu et le


paysage où une pensée a tenté le pas qui la ramène dans presque-
rien – la parole du poète qui est en même temps encouragement
et avertissement et qui conserve le souvenir d’une journée en
Forêt-Noire aux tonalités diverses. […] Depuis, nous nous sommes
adressés en silence beaucoup de choses. Je pense que quelque chose
sera un jour délié par le dialogue dans ce qui n’a pas été dit 52.

Comment penser ce silence, dont Celan dira plus tard qu’il


met à mal « le fait de la poésie et de la pensée 53 » ? Comment
interpréter ce silence à l’horizon des attentes de Celan ? Ce
silence est-il une réponse à ce mot espéré, à cette parole
attendue ? En quoi cette « parole du poète […] qui conserve
le souvenir d’une journée en Forêt-Noire », autrement dit
qui garde la mémoire de sa date, le 25 juillet 1967, peut-elle
venir hanter ce silence, l’habiter de toutes ces choses que
« nous nous sommes adressées » ? Selon Jean Bollack, Celan
a voulu rencontrer Heidegger pour régler un compte avec

52. Lettre citée par A. Lauterwein, op. cit., p. 195.


53. Dans le dernier appartement parisien de Celan, on a retrouvé une
lettre adressée à Heidegger, datant probablement de l’hiver 1969-1970 :
« Heidegger // … que par votre comportement vous affaiblissez de façon
décisive le fait de la poésie et, – j’ai l’audace de le penser – dans leur commune
et grave prétention à la responsabilité, le fait de la pensée », lettre citée par
A. Lauterwein, op. cit., p. 197.
292 Altérités de la littérature

le philosophe antisémite et nazi. Selon Lacoue-Labarthe,


Celan attendait qu’Heidegger lui demande pardon. Mais
il reviendra sur cette position, en évoquant justement la
question du silence :

C’est là qu’est la faute irréparable de Heidegger : non dans les


proclamations de 1933-1934 (on peut tout à fait les comprendre,
sans du reste pour autant les approuver), mais dans le silence sur
l’extermination. Le premier, il aurait dû dire quelque chose. Et j’ai
eu tort de penser un instant qu’il suffisait de demander pardon.
Cela est strictement impardonnable. Tel est ce qu’il fallait dire. La
pensée en tout cas est toujours en risque de ne pouvoir se remettre
d’un tel silence 54.

Le silence ou la dénégation 55, c’est le lieu de l’impardon-


nable et le risque absolu de la pensée. Mais ne faisons pas
comme si nous savions ce que veut dire un tel silence, ni
davantage le silence en général. Il s’agit d’un silence équi-
voque, à la mesure des ambiguïtés du dialogue. « Je pense
que quelque chose sera un jour délié par le dialogue dans ce
qui n’a pas été dit ». Mais qui pourra délier ce dialogue ? Et
comment s’articule ici le silence et le dialogue ? Qu’est-ce qui
pourra se montrer ou se dire, se découvrir et se dialoguer de
ce qui s’est adressé en silence ? Certainement pas un aveu,
un règlement de compte devant l’intolérable, ni non plus un
pardon, des excuses devant l’impardonnable 56. Tout semble
tourner autour de ces « choses crues, plus tard, en route »,
dont parle Todtnauberg. Tout semble converger sur ce qui

54. Lacoue-Labarthe, « La mémoire des dates », op. cit., p. 167-168.


Cf. Pablo Oyarzun Robles, Entre Celan y Heidegger, op. cit., p. 22, n. 18.
55. Cf. Jean Bollack, « Le mont de la mort : le sens d’une rencontre
entre Celan et Heidegger », in La Grèce de personne. Les mots sous les mythes,
Paris, Seuil, 1997, p. 370.
56. Et concernant l’impardonnable, il faudrait relire les textes de Derrida
sur le pardon, le parjure et l’aveu.
Lire Le Méridien 293

s’est dit dans la voiture, le soir du 25 juillet 1967, dans « un


dialogue grave, avec des paroles claires de ma part », et dont
le témoin Neumann – « celui qui conduit, l’homme » – dira
qu’il fut épochal ? Un dialogue au sujet du passé, à propos
d’une dénégation devant ce qui est arrivé, et surtout qui
revient ou qui remonte, dit Celan, toujours dans la même
lettre : « J’espère que Heidegger prendra sa plume et qu’il
écrira quelques pages faisant écho, avertissant aussi, alors
que le nazisme remonte. »
Et c’est peut-être cela qui s’est joué d’épochal dans ce
dialogue grave, un silence sur le retour du nazisme. Mais un
silence équivoque, qui confronte la parole énoncée à la spec-
tralité de l’événement, à la singularité absolue d’un 20 janvier
qui revient hanter l’actualité du présent. Celan n’aurait pas
attendu que Heidegger demande pardon, pour le passé ou les
horreurs de l’histoire, ni qu’il avoue la faute impardonnable,
mais qu’il se confronte, avec sa plume, sa parole, sa pensée,
à ce qui le constitue comme penseur, comme philosophe,
au retour du nazisme, au spectre de sa date. Il ne s’agit plus
du Dialogue dans la montagne, où « je m’étais écrit depuis un
20 janvier », comme le Lenz de Büchner, qui partait en soli-
taire, mais du Dialogue dans la voiture, où je m’écris désormais
depuis ce silence du 25 juillet devant le retour spectral du
nazisme. En dialogue désespéré avec Heidegger, Celan s’écrit
depuis le spectre qui garde en mémoire la date d’un silence.
Ce qui a eu lieu une fois ne peut plus revenir comme tel,
mais peut toujours revenir comme spectre. Et c’est en quoi
consiste la date : elle impose sa marque, son chiffre, son ici
et son maintenant à l’impossible retour de l’unique. Elle
rend possible l’impossible répétition du singulier. Celan
disait que la date impose sa marque à ce qui nous est arrivé
« du dehors et du dedans », et qui « nous laisse encore dans
l’attente de son apparition sous telle ou telle figure ». La date
est spectrale, disait Derrida, en ce sens qu’elle marque d’un
chiffre non seulement la singularité absolue de l’événement,
« le chaque-fois-une-seule-fois », mais aussi le retour de ce qui
294 Altérités de la littérature

ne peut pas revenir comme ce même événement 57. La date, le


spectre, la date comme spectre, c’est le retour de l’impossible.
C’est l’impossible qui revient comme spectre. Et en ce sens,
comme la mort chez Heidegger, la date, c’est la possibilité
de l’impossible. Todtnauberg, c’est trop beau pour dire la
possibilité de la mort, pour dire que l’impossible peut revenir
hanter comme un spectre ce 25 juillet 1967. C’est du moins
l’hypothèse. Ce qui s’est dit entre Celan et Heidegger, ce qui
traverse d’épochal ce dialogue dans la voiture, concerne un
certain silence sur l’impossible, sur le retour de l’impossible
comme spectre. Ce silence n’est pas le contraire d’une parole,
mais il contient comme un drame de l’histoire la possibilité
d’un impossible. Il faudrait prendre le temps de penser le
statut ontologique que représente une telle possibilité, et se
demander en quoi un tel silence sur le nazisme et sa solution
finale peut rendre possible le retour du nazisme.
Le silence sur l’impossible retour du nazisme rend cet
impossible possible. En d’autres termes, le « 25 juillet 1967 »,
en dialogue dans la voiture, inscrit la date de ce silence et fait
vivre ce silence comme spectre. Ce Dialogue dans la voiture à
venir, ce « mot » en souffrance qui attend sa parole, pourrait
commencer comme le poème de Hölderlin : « Depuis que
nous sommes un silence ». Depuis cette date et pour cette
date, où le mot est gardé en silence, nous nous écrivons
nous-mêmes, aurait pu dire Celan. Une part importante de la
rencontre manquée avec Adorno peut se réduire à son affirma-
tion, qui horrifia Celan : « Pas de poésie après Auschwitz 58. »
Dans le dialogue désespéré avec Heidegger, toute la question

57. Schibboleth, op. cit., p. 37.


58. Contrairement à la musique, après Auschwitz, la poésie selon Adorno
aurait perdu tout son « lyrisme » et son pouvoir critique. Dans une ébauche
de Renverse du souffle, de 1967, Celan souligne son profond désaccord :
« Pas de poème après Auschwitz ? (Adorno) Quelle est la conception du
poème qu’on insinue ici ? L’outrecuidance de celui qui a le front de faire état
d’Auschwitz depuis la perspective du rossignol ou de la grive musicienne »,
texte cité par A. Lauterwein, op. cit., p. 160.
Lire Le Méridien 295

va consister à écrire depuis ce silence ininterrompu de la


« Solution finale », depuis ce lieu spectral, « cet espace du
dialogue » paradoxal et fantomal, où ce qui ne se dit pas fait
revenir ce qui ne peut se dire, et rend possible l’impossible
comme spectre. C’est dans ce dialogue, où les mots gardent le
silence, que « le poème s’écrit ». À la mesure d’une renverse du
souffle, le silence de Heidegger s’énonce comme une réponse
au mot d’Adorno. Le poème s’écrit depuis ce silence, depuis
cette rupture de la langue, cette absence de réponse qui porte
et apporte la mort :

Accessible, proche et non perdu demeura au milieu de toutes les


pertes seulement ceci : la langue.
Elle, la langue, demeura non perdue, oui, malgré tout. Mais elle
devait à présent traverser ses propres absences de réponse, traverser
un terrible mutisme, traverser les mille ténèbres de paroles porteuses
de mort. Elle les traversa et ne céda aucun mot à ce qui arriva ; mais
cela même qui arrivait, elle traversa. Le traversa et put revenir au
jour, « enrichie » de tout cela 59.

59. « Allocution prononcée lors de la réception du prix de littérature de


la Ville libre hanséatique de Brême », in Le Méridien, op. cit., p. 56.
V

Amour du discours fragmenté 1


Marguerite Duras et LE RAVISSEMENT
DE LOL V. STEIN

« Personne ne témoigne pour le témoin. »


— Paul Celan, Gloire de cendres.

1. La scène, le récit et la substitution


des témoignages

§ 1 – L’amour fou, la perversion du désir ou le traumatisme


de la perte représentent autant de thèmes qui traversent Le
Ravissement de Lol V. Stein 2. Dans ce roman, tout ce qui se
dit de l’amour se récrit par fragmentation, tout se reconstruit
au fil du texte et de sa narration. Il n’y aura eu d’amour qu’au
futur antérieur. Des premières aux dernières lignes du texte, la
narration se fragmente, se divise, se dissocie 3. Elle se dédouble

1. Ce texte n’a fait l’objet d’aucune conférence.


2. Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard,
1964.
3. Concernant son écriture, Marguerite Duras parlera elle-même
d’une « fragmentation de l’écrit », comme dans Les Yeux Verts, Paris, Petite
bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1980, p. 12. Cf. Y. Moreau, L’écriture
de M. Duras, Cahiers du Cerf XX, 3, 1987, spéc. p. 98 et Ch. Magne-Ville,
« La fragmentation dans l’écriture autobiographique de Marguerite Duras.
298 Altérités de la littérature

entre le temps des événements, qui s’enchaînent d’une première


scène d’amour à sa reconstruction fictive, et le temps propre de
la narration, qui récrit ou décrit cette reconstruction comme
une nouvelle scène d’amour – elle aura eu lieu « chaque jour
pour toujours ».
Le roman lui-même est structuré par cette double narration
fragmentée. Composé de dix-huit chapitres, ou fragments,
chacun se repliant sur lui-même, ce roman se divise en deux
parties. Dans la première, des fragments 1 à 7, la narration
est anonyme, on y raconte l’amitié de jeunesse entre Lol V.
Stein et Tatiana Karl, la maladie ou la folie de Lol V. Stein,
la scène du bal au casino de T. Beach à S. Tahla, où Lol voit
son fiancé Michael Richardson danser toute la nuit avec Anne-
Marie Stretter. C’est l’épisode du ravissement, la rupture des
fiançailles, puis la rencontre avec Jean Bedford, leur mariage,
leurs enfants, le départ à U. Bridge, puis le retour à S. Tahla.
Se sont aussi les retrouvailles de Lol et de Tatiana, avec son mari
Pierre Beugner, puis son amant Jacques Hold, qui deviendra
très vite aussi l’amant de Lol, et surtout qui se révélera, dès
la seconde partie du texte, au fragment 8, le narrateur même
du récit. Cette seconde partie consiste en une relecture de la
première partie, une recomposition du triangle amoureux,
d’une scène initiale, qui a eu lieu dans le passé entre Lol V.
Stein, Michael Richardson et Anne-Marie Stretter, à cette autre
scène, fictive et à venir, à inventer, à fabriquer, entre Lol V.
Stein, Jacques Hold et Tatiana Karl. C’est le retour de Lol et
Jacques Hold au casino de T. Beach, regardant à nouveau la
piste de danse, où Jacques Hold, désemparé, se souvient lui-
même de l’événement à la place de Lol V. Stein.
Mais insistons sur le déplacement narratif des voix. Dès
le fragment 8, la voix change, elle se nomme et se décrit.
Non seulement elle devient la voix d’un personnage du récit,

L’exemple de L’Amant et de L’Amant de la Chine du Nord », in Logiques de la


fragmentation. Recherches sur la création contemporaine. Sous la responsabilité
de J.-P. Mourey, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1996, p. 83-96.
Amour du discours fragmenté 299

Jacques Hold, l’amant de Tatiana Karl, devenu l’amant de


Lol V. Stein, mais elle produit surtout un nouveau régime de
temporalité, qui permet la reconstitution d’une scène d’amour 4.
Des fragments 1 à 7, le récit s’énonce au passé simple, et la
narration anonyme décrit des événements qui se sont déroulés
dix-neuf ans plus tôt, de la scène du bal au casino de T. Beach
à la nouvelle vie de Lol V. Stein. Or, dès le fragment 8 le
régime de temporalité change, à vrai dire il se dédouble. Il se
transforme du passé simple au présent, faisant ainsi coïncider
l’énonciation et l’énoncé ou le récit, mais il produit encore
une narration au futur antérieur, qui permet une relecture du
récit. Lol « fabriquera les circonstances nécessaires » à l’existence
d’un autre passé, qui reste à venir 5. Une action rétrospective de
type analeptique, une reconstruction narrative ou l’invention
fictive d’un passé qui n’aura jamais existé autrement ni ailleurs
que dans cette antériorité d’un futur qui se narre.
Dès la première occurrence autoréférentielle, le narrateur
l’énonce ainsi : « Voici, tout au long, mêlé, à la fois, ce faux-
semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j’invente sur la
nuit du casino de T. Beach. À partir de quoi je raconterai
mon histoire de Lol V. Stein 6. » Tatiana Karl, c’est la figure
du témoin, « témoin d’une folle passion que Lol lui portait [à
Michael Richardson] 7 ». Elle le dit d’ailleurs elle-même : « Je

4. Cf. Madeleine Borgomano commente Le Ravissement de Lol V. Stein


de Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1997, p. 62-70, et Lucien Victor,
« Entre littérature et stylistique : quelques notes sur Le Ravissement de Lol
V. Stein », in B. Blanckeman (dir.), Lectures de Duras. Le Ravissement de
Lol V. Stein ; Le Vice-Consul ; India Song, Presses universitaires de Rennes,
2005, p. 181 sq.
5. « Ces jours-ci vont être pour ces gens, plus précisément qu’un avenir
plus lointain, ceux qu’elle en fera, elle, Lol. Elle fabriquera les circons-
tances nécessaires, puis elle ouvrira les portes qu’il faudra : ils passeront »,
Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 82. Cf. Jean Pierrot, Marguerite
Duras, Paris, José Corti, 1986, p. 209.
6. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 12.
7. Ibid., p. 12.
300 Altérités de la littérature

suis ton seul témoin, je peux le dire : non. Tu leur souriais.


Tu ne souffrais pas 8. » Tatiana Karl était présente au casino.
Elle était là au moment du drame ou du ravissement. Elle a
vu la scène des regards amoureux entre Michael Richardson et
Anne-Marie Stretter. Elle a vu Lol V. Stein regarder ce regard
amoureux 9, mais elle a vu surtout qu’elle n’en a pas souffert 10.
Or, ce témoignage doit encore se reconstituer par le récit d’un
narrateur qui joue lui-même un double rôle testimonial, entre
voir et être vu, entre l’amant de Tatiana Karl et l’amant de Lol
V. Stein. Ce témoignage témoigne lui-même d’une réécriture
de la scène. Dans la première partie du texte, des fragments 1
à 7, le narrateur reproduit le témoignage de Tatiana Karl sur
la nuit du casino de T. Beach, qui se rejoue au fragment 12,
dans la scène voyeuriste où Jacques Hold, qui retrouve Tatiana
Karl à l’Hôtel des Bois, perçoit depuis la fenêtre Lol V. Stein
dans un champ de seigle, qui les observe. C’est la reconstitu-
tion d’une scène d’amour, où voir et être vu se confondent,
où voir revient toujours à se voir vu par le regard de l’autre 11,

8. Ibid., p. 116.
9. « Avait-elle regardé Michael Richardson en passant ? L’avait-elle
balayé de ce non-regard qu’elle promenait sur le bal ? C’était impossible
de savoir quand, par conséquent, commence mon histoire de Lol V. Stein
[…]. Lorsque Michael Richardson se tourna vers Lol et qu’il l’invita pour
la dernière fois de leur vie, Tatiana Karl l’avait trouvé pâli et sous le coup
d’une préoccupation subite si envahissante qu’elle sut qu’il avait bien regardé,
lui aussi, la femme qui venait d’entrer. – Lol sans aucun doute s’aperçut
de ce changement. Elle se trouva transportée devant lui, parut-il, sans le
craindre ni l’avoir jamais craint, sans surprise, la nature de ce changement
paraissait lui être familière : elle portait sur la personne même de Michael
Richardson, elle avait trait à celui que Lol avait connu jusque-là. – Il était
devenu différent. Tout le monde pouvait le voir. Voir qu’il n’était plus
celui qu’on croyait. Lol le regardait, le regardait changer », ibid., p. 15-16.
10. « La nuit avançant, il paraissait que les chances qu’aurait eues Lol
de souffrir s’étaient encore raréfiées, que la souffrance n’avait pas trouvé en
elle où se glisser, qu’elle avait oublié la vieille algèbre des peines d’amour »,
ibid., p. 19.
11. Comme dans plus d’un texte de Duras, mais surtout dans Le Navire
Night : « Sans fin se décrivent. L’un l’autre. À l’un, l’autre. Disant la couleur
Amour du discours fragmenté 301

depuis le lieu de sa propre perte, de sa disparition ou de son


« impossible narration », dirait Blanchot 12 – le texte dit, depuis
un « manque », un « trou », un « vide 13 ».

des yeux. Le grain de la peau. La douceur du sein qui tient dans la main. La
douceur de cette main. En ce moment même où elle en parle, elle la regarde.
Je me regarde avec tes yeux », Paris, Mercure de France, 1979, p. 26-27. Cf.
Danielle Bajomée, « Amour spéculaire et inceste dans l’œuvre de Marguerite
Duras », in D. Coste et M. Zéraffa, Seyssel (dir.), Le récit amoureux, Paris,
Champ Vallon, 1984, p. 236-237.
12. Blanchot parle d’une voix, qui ne peut se dire, mais qui s’énonce
ici presque en une seule phrase : « C’est cette voix – la voix narrative – que,
peut-être inconsidérément, peut-être avec raison, j’entends dans le récit de
Marguerite Duras [Le Ravissement de Lol V. Stein]. La nuit à jamais sans
aurore – cette salle de bal où est survenu l’événement indescriptible que l’on
ne peut se rappeler et qu’on ne peut oublier, mais que l’oubli retient – le
désir nocturne de se retourner pour voir ce qui n’appartient ni au visible
ni à l’invisible, c’est-à-dire de se tenir, un instant, par le regard, au plus
près de l’étrangeté, là où le mouvement de se montrer – se cacher a perdu
sa force rectrice – puis le besoin (l’éternel vœu humain) de faire assumer
par un autre, de vivre à nouveau dans un autre, un tiers, le rapport duel,
fasciné, indifférent, irréductible à toute médiation, rapport neutre, même
s’il implique le vide infini du désir – enfin l’imminente certitude que ce qui
a eu lieu une seule fois, toujours recommencera, toujours se trahira et se
refusera : telles sont bien, il me semble les « coordonnées » de l’espace narratif,
ce cercle où, entrant, nous entrons incessamment dans le dehors. Mais, ici,
qui raconte ? Non pas le rapporteur, celui qui prend formellement – du reste
un peu honteusement – la parole, et à la vérité l’usurpe, au point de nous
apparaître comme un intrus, mais celle qui ne peut raconter parce qu’elle
porte – c’est sa sagesse, c’est sa folie – le tourment de l’impossible narration,
se cachant (d’un savoir fermé, antérieur à la scission raison-déraison) la
mesure de ce dehors où, accédant, nous risquons de tomber sous l’attrait
d’une parole tout à fait extérieure : pure extravagance », « La Voix narrative
(le « il », le neutre) », in L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 566,
n. 1. Je souligne.
13. En termes lacaniens, le sujet qui se voit vu par son objet d’amour,
par cet objet qui cause son désir, est un sujet qui « se barre » ou qui dispa-
raît, Jacques Lacan, Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 232. Cf. Camille Dumouilié, Cet obscur
objet du désir. Essai sur les amours fantastiques, Paris, L’Harmattan, 1995,
p. 74 et Sardine Léopold, L’Écriture du regard dans la représentation de la
302 Altérités de la littérature

La stratégie narrative du récit tend à reconstituer la place du


témoin – de la scène du bal, ou scène d’amour. Et reconstituer,
ici, ne veut pas dire simplement se remémorer l’événement, le
raconter à nouveau ou le décrire, ni même le revivre, ou réha-
biliter son moment traumatique, pour apaiser une souffrance,
surmonter une douleur, sortir du gouffre. Cette reconstitution
est une réécriture, une fiction performative qui invente un
nouveau contexte discursif du témoignage par les actes mêmes
qui l’énoncent. C’est un récit qui « fabriquera les circonstances
nécessaires » à son énonciation. Ce n’est plus la scène du bal
qui doit se revivre, comme telle, mais c’est la situation du
témoignage qui doit se rejouer, comme fiction. Et c’est en
quoi consiste la scène d’amour de Lol V. Stein. Une scène
représentée par la place qu’occupe dans le récit le discours
de Jacques Hold. Une fois nommée, son identité révélée, le
narrateur parle au présent, à son tour il témoigne, non pas de ce
qu’il voit, ou pas seulement, mais bien de la place qu’il occupe
et du rôle que joue son discours dans l’enchaînement narratif
du texte. Et cette place n’est pas simple, univoque, comme
on dit de quelqu’un qu’il remplace quelqu’un d’autre, qu’un
amour se substitue à d’autres amours. Nous ne sommes pas
dans une logique de la substitution identitaire, ou des objets
d’échanges – qui ne dit rien de la passion d’amour. Aux yeux
de Lol V. Stein, Jacques Hold ne vient pas remplacer Michael
Richardson, l’homme de T. Beach, qui du début à la fin hante
la scène comme un fantôme :

Je suis devenu maladroit [dit Jacques Hold]. Au moment où mes


mains se posent sur Lol le souvenir d’un mort inconnu me revient : il
va servir l’éternel Richardson, l’homme de T. Beach, on se mélangera
à lui, pêle-mêle tout ça ne va faire qu’un, qu’on ne va plus reconnaître
qui de qui, ni avant, ni après, ni pendant, on va se perdre de vue,

passion amoureuse et du désir. Étude comparative d’œuvres choisies de Madame


de Lafayette, Rousseau, Stendhal et Duras, Bern, Peter Lang, 2009, p. 87.
Amour du discours fragmenté 303

de nom, on va mourir ainsi d’avoir oublié morceau par morceau,


temps par temps, nom par nom, la mort […].
Ce n’est pas que je ressemble à Michael Richardson ?
Non, ce n’est pas cela, dit Lol. Vous ne lui ressemblez pas. Non –
elle traîne sur les mots – je ne sais pas ce que c’est 14.

La place qu’occupe Jacques Hold est équivoque et frag-


mentée, puisqu’elle consiste à reconstituer par son propre
discours le point de vue du ravissement de Lol au casino
de T. Beach – ou à produire la scène fictive de sa vision des
amants 15. Cette place est un opérateur de fiction, qui produit
du témoignage par les actes mêmes d’une réécriture. Mais de
quoi témoigne ce témoignage, de quel événement s’agit-il et
qui parle dans cette réécriture testimoniale ? Jacques Hold ne
va pas seulement se substituer au regard de Lol, lui prêter son
regard, lui laisser sa place, mais il doit surtout se voir vu par
Lol dans son désir pour Lol. Il doit se voir vu désirant celle qui
le regarde. Cette scène de vision, à la fois réflexive et rétroac-
tive, s’élabore en deux temps. Tout d’abord au fragment 10,
première scène d’amour entre Lol V. Stein et Jacques Hold,
où Lol lui révèle qu’elle a vu Tatiana Karl nue à la fenêtre de
l’Hôtel. Et Jacques Hold est là, comme dédoublé mais aussi
dérobé. Il assiste à la scène, raconte la vision de Lol et décrit
sa présence dans ce récit de vision :

Votre chambre s’est éclairée et j’ai vu Tatiana qui passait dans la


lumière. Elle était nue sous ses cheveux noirs.
Elle ne bouge pas, les yeux sur le jardin, elle attend. Elle vient de
dire que Tatiana est nue sous ses cheveux noirs. Cette phrase est

14. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 131-132 et 134.


15. Cf. Michael Sheringham, « Connaissance et répétition dans Le
Ravissement de Lol V. Stein », in Lectures de Duras, op. cit., p. 84-85. Voir
encore, in Florence de Chalonge (dir.), Le Personnage, Paris et Caen, Lettres
modernes Minard, coll. « La revue des lettres modernes », série « Marguerite
Duras », n° 4 (« Le personnage : miroitement du sujet »), 2011, p. 25-39.
304 Altérités de la littérature

encore la dernière qui a été prononcée. J’entends : « nue sous ses


cheveux noirs, nue, nue, cheveux noirs ». Les deux derniers mots
surtout sonnent avec une égale et étrange intensité. Il est vrai que
Tatiana était ainsi que Lol vient de la décrire, nue sous ses cheveux
noirs. Elle était ainsi dans la chambre fermée, pour son amant.
L’intensité de la phrase augmente tout à coup, l’air a claqué autour
d’elle, la phrase éclate, elle crève le sens. Je l’entends avec une force
assourdissante et je ne la comprends pas, je ne comprends même
plus qu’elle ne veut rien dire.
Lol est toujours loin de moi, clouée au sol, toujours tournée vers le
jardin, dans un cillement.
La nudité de Tatiana déjà nue grandit dans une surexposition
qui la prive toujours davantage du moindre sens possible. Le vide
est statue. Le socle est là : la phrase. Le vide est Tatiana nue sous
ses cheveux noirs, le fait. Il se transforme, se prodigue, le fait ne
contient plus le fait, Tatiana sort d’elle-même, se répand par les
fenêtres ouvertes, sur la ville, les routes, boue, liquide, marée de
nudité. La voici, Tatiana Karl nue sous ses cheveux, soudain, entre
Lol V. Stein et moi. La phrase vient de mourir, je n’entends plus
rien, c’est le silence, elle est morte au pied de Lol, Tatiana est à sa
place. Comme un aveugle, je touche, je ne reconnais rien que j’aie
déjà touché. Lol attend que je reconnaisse non un raccordement à
son regard mais que je n’aie plus peur de Tatiana. Je n’ai plus peur.
Nous sommes deux, en ce moment, à voir Tatiana nue sous ses
cheveux noirs. Je dis en aveugle :
Admirable putain, Tatiana 16.

§ 2 – Tatiana Karl représente la figure du témoin. C’est


elle et elle seule qui a vu la scène du bal, qui était là, qui fut
présente à ce moment de ravissement où Lol se mourait devant
le regard amoureux des amants. Dans le texte que je viens de
citer, Tatiana est observée. Lol regarde Tatiana en tant que
Tatiana peut témoigner de son propre ravissement. Tout se

16. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 134-136.


Amour du discours fragmenté 305

déroule comme si Lol pouvait elle-même témoigner à la place


du témoin, en reprenant et inversant le poème de Celan, cité
en exergue – « Personne ne témoigne pour le témoin ». Lol
veut témoigner du témoignage de Tatiana, non pas pour le
confirmer, le valider, en assurer la vérité – tant de mensonges
traversent ouvertement le texte, du début à la fin –, ni même
pour l’infirmer, le contredire, mais bien pour reconstituer un
passé qui n’a jamais existé en tant que tel, fabriquer une scène
d’amour qui aura eu lieu après coup. La narration de Jacques
Hold doit jouer ce rôle transitionnel par quoi Lol peut prendre
la place de Tatiana, pour inventer son propre passé ou pour
s’inventer elle-même dans un passé recomposé au futur anté-
rieur – cet instant d’amour qui aura eu lieu chaque fois pour
la première fois. Lol a « vu Tatiana qui passait dans la lumière.
Elle était nue sous ses cheveux noirs ». Le texte tourne autour de
cette nudité, qui se répète comme une syncope. « Cette phrase
est encore la dernière qui a été prononcée. J’entends : nue sous
ses cheveux noirs, nue, nue, cheveux noirs. » Cette phrase ne
décrit pas le corps de Tatiana, son attitude, sa posture, ses
affects, ni ne l’identifie, comme l’amie de jeunesse de Lol, la
femme de Pierre Beugner, l’amante de Jacques Hold. Selon un
procédé récurrent dans les textes de Duras, cette phrase ne fait
que réduire son personnage à des propriétés, on pourrait dire
des propriétés sans objet, des prédicats sans sujet, plus haut
dans le texte, « une souffrance sans sujet 17 », ici, « nue, nue,
cheveux noirs 18 ». Et ces propriétés forcent le nom de Tatiana
à jouer le rôle d’une place dans le discours, ou dans la phrase,
mais une place « vide », dit le texte, et qu’il faut sacrifier.
Dans le récit que Jacques Hold porte sur le regard de Lol,
Tatiana occupe le sens vide de la phrase. « La nudité de Tatiana

17. Ibid., p. 23.


18. Évelyne Grossman dira de l’affect qu’il « est ce qui fait le mieux
toucher, chez Duras, le caractère transindividuel de la subjectivité », « Ne
souffre pas … », in Europe, 921-922 (Marguerite Duras), éd. E. Grossman
et E. Touati, 2006, p. 63.
306 Altérités de la littérature

déjà nue grandit dans une surexposition qui la prive toujours


davantage du moindre sens possible. Le vide est statue. Le
socle est là : la phrase, le vide est Tatiana nue sous ses cheveux
noirs, le fait. » La nudité de Tatiana, c’est le regard de Lol,
qui l’aggrave, la vide et la prive de tout sens possible 19. Non
seulement le corps de Tatiana se dénude à mesure que se
perd le sens de la phrase, mais cette mise à nu vaut surtout
pour une mise à mort. On ne sait plus d’ailleurs qui meurt,
ici, de Tatiana ou de la phrase, mais on voit que dans cette
mort Tatiana est à sa place : « La voici, Tatiana Karl nue sous
ses cheveux, soudain, entre Lol V. Stein et moi. La phrase
vient de mourir, je n’entends plus rien, c’est le silence, elle est
morte au pied de Lol, Tatiana est à sa place. » À vrai dire, dans
ce jeu triangulaire des places, c’est le témoignage de Tatiana
qui meurt sous le regard de Lol, et que décrit le discours de
Jacques Hold. Il faut remettre Tatiana à sa place, ce qui veut
dire justement témoigner à la place du témoin, depuis sa place,
en lui prenant sa place. Mais quelle est cette place, qui semble
ici se situer entre un regard et un discours 20, entre Lol V. Stein
et Jacques Hold, et comment l’occuper, s’y substituer, pour
reconstituer le futur antérieur d’une scène d’amour ? Cette
place, vide et manquante, constitue le lieu où se fabriqueront
« les circonstances nécessaires », comme nouveau contexte

19. D’ailleurs, la première description de la salle du bal, de la piste de


danse, c’est le vide, qui vient toujours structurer le récit, ouvrir la scène, ici
la venue d’Anne-Marie Stretter : « L’orchestre cessa de jouer. Une danse se
terminant. – La piste s’était vidée lentement. Elle fut vide », Le Ravissement
de Lol V. Stein, op. cit., p. 13. Le vide aura déjà caractérisé le préau du
collège, où dansaient Lol V. Stein et Tatiana Karl, dans leur jeunesse :
« Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau vide », ibid., p. 9.
Cf. Sylvie Bourgeois, « Le bal du Ravissement de Lol V. Stein : une réécriture
subversive de deux grandes scènes de bal stéréotypées », in Les lectures de
Marguerite Duras, textes rassemblés par A. Saemmer et S. Patrice, Presses
Universitaires de Lyon, 2005, spéc. p. 36-37.
20. Cf. Thanh-Vân Ton-That, Marguerite Duras. Le Ravissement de
Lol V. Stein. Un roman de la folie amoureuse, Nantes, Éditions du Temps,
2005, p. 22.
Amour du discours fragmenté 307

d’énonciation du discours de Jacques Hold. Un discours qui


s’énonce tout d’abord dans un regard aveugle mais partagé :
« Nous sommes deux, en ce moment, à voir Tatiana nue sous
ses cheveux noirs. Je dis en aveugle : – Admirable putain,
Tatiana. » Un discours qui va s’énoncer dès le fragment suivant
depuis ce lieu vide et silencieux où Jacques Hold lui-même se
voit vu par Lol V. Stein :

Lorsque je suis allé à la fenêtre de la chambre de l’Hôtel des Bois où


j’attendais Tatiana Karl, le mardi, à l’heure dite, c’était la fin du jour,
et que j’ai cru voir à mi-distance entre le pied de la colline et l’hôtel
une forme grise, une femme, dont la blondeur cendrée à travers les
tiges du seigle ne pouvait pas me tromper, j’ai éprouvé, cependant
que je m’attendais à tout, une émotion très violente dont je n’ai pas
su tout de suite la vraie nature, entre le doute et l’épouvante, l’horreur
et la joie, la tentation de crier gare, de secourir, de repousser pour
toujours ou de me prendre pour toujours, pour toute Lol V. Stein,
d’amour. J’ai étouffé un cri, j’ai souhaité l’aide de Dieu, je suis sorti
en courant, je suis revenu sur mes pas, j’ai tourné en rond dans la
chambre, trop seul à aimer ou à ne plus aimer, souffrant, souffrant
de l’insuffisance déplorable de mon être à connaître cet événement.
Puis l’émotion s’est apaisée un peu, elle s’est ramassée sur elle-même,
j’ai pu la contenir. Ce moment a coïncidé avec celui où j’ai découvert
qu’elle aussi devait me voir.
Je mens. Je n’ai pas bougé de la fenêtre, confirmé jusqu’aux larmes 21.

Ce fragment 11, que je viens de citer en entier, est le plus


court du roman. Il en constitue l’hyperbole, si l’on peut dire
– l’hyperbole d’une souffrance qui n’a pas eu lieu. Dans la
première partie du livre, et à plusieurs reprises le narrateur
évoque cette souffrance que Lol n’a pas éprouvée devant la
scène du bal : « Cette vision et cette certitude ne parurent pas
s’accompagner chez Lol de souffrance 22. » Et Lol en payera

21. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 139-140.


22. Ibid., p. 17.
308 Altérités de la littérature

de sa vie : « Elle payait maintenant, tôt ou tard cela devait


arriver, l’étrange omission de sa douleur durant le bal 23. »
Or, au fragment 11, c’est Jacques Hold qui souffre, ou qui
se dit « souffrant de l’insuffisance déplorable de mon être à
connaître cet événement ». Cet « événement » est une scène,
c’est la fabrication d’une scène d’amour où se joue un trans-
fert de témoignages. À l’Hôtel des Bois, Jacques Hold attend
Tatiana, observés l’un et l’autre par Lol depuis le champ de
seigle. Cette scène ressemble à la scène du bal, où Lol a vu son
amant Michael Richardson danser toute la nuit avec Anne-
Marie Stretter. Mais le changement de scène, du bal au bois,
ne porte plus sur le déplacement des personnages par différents
jeux de rôle, mais bien sur le transfert des témoignages par la
substitution fictive d’une souffrance.
Dans la scène du champ de seigle, Jacques Hold décrit ce
qui lui arrive. Lorsqu’il s’est approché de la fenêtre, il a vu et
reconnu Lol dans le champ. Le texte ne dit pas encore que
Lol les observe, mais seulement qu’elle était là. Une double
temporalité construit le récit du narrateur. Tout d’abord une
« émotion » qui le fige et le divise tout à la fois. Une émotion
ambivalente, qui le dépossède de son être, à ce point peut-être
aussi de ravissement, en tout cas de souffrance, que son discours
perd les moyens d’en énoncer la vérité. Dans un premier temps,
le narrateur ne parvient pas à savoir de quelle nature est cette
émotion. Il divague « entre le doute et l’épouvante, l’horreur et
la joie […] de repousser pour toujours ou de me prendre pour
toujours, pour toute Lol V. Stein, d’amour ». C’est d’avoir vu
Lol dans le champ de seigle qui divise Jacques Hold dans son
être, entre un amour impossible et un amour absolu, et fait
divaguer son discours : « je suis sorti en courant, je suis revenu
sur mes pas, j’ai tourné en rond dans la chambre. » Mais le
coup de théâtre, le changement de scène et le déplacement des
temporalités vont surgir à la fin du fragment, lorsque Jacques

23. Ibid., p. 25.


Amour du discours fragmenté 309

Hold découvre que Lol aussi devait le voir. « Puis l’émotion


s’est apaisée un peu, elle s’est ramassée sur elle-même, j’ai pu
la contenir. Ce moment a coïncidé avec celui où j’ai découvert
qu’elle aussi devait me voir. – Je mens. Je n’ai pas bougé de
la fenêtre, confirmé jusqu’aux larmes. »
Au moment même où son émotion s’apaise, il voit qu’elle
le voit. À cet instant, il se voit vu. Le temps de l’apaisement
« coïncide » avec le temps du regard. Lorsqu’il contient sa
souffrance, la retient, la ramasse, il se voit vu par Lol, il voit
ce qui lui arrive, et surtout son récit devient un discours de
vérité, qui dit ce qu’il voit, ce qui se produit ou arrive. La scène
est portée ou préparée par le jeu des acteurs. Sous les yeux de
Lol, Tatiana vient à l’hôtel et Jacques Hold va la « posséder »,
comme le décrira le fragment suivant. C’est la possession du
témoin par l’amour que Jacques Hold éprouve pour Lol V.
Stein. Mais c’est aussi la passation du témoignage, ou son
transfert, par ce jeu réflexif des regards, des positions dans
l’espace et de la place dans le discours.

Tout à coup la blondeur n’a plus été pareille, elle a bougé puis elle
s’est immobilisée. J’ai cru qu’elle devait s’être aperçue que j’avais
découvert sa présence.
Nous nous sommes donc regardés, je l’ai cru. Combien de temps ?
J’ai tourné la tête, à bout de forces, vers la droite du champ de seigle
où elle n’était pas. De ce côté-là Tatiana, en tailleur noir, arrivait 24.

Dans le regard du narrateur, Tatiana arrive là où Lol n’est


pas. Et la suite du récit porte sur la temporalité des regards, qui
permet la possession du corps de Tatiana, par Jacques Hold,
et la dépossession de son propre témoignage, par Lol V. Stein.

24. Ibid., p. 141.


310 Altérités de la littérature

2. La reconstitution d’une scène d’amour :


récrire à chaque fois la première fois

§ 1 – Le transfert des regards permet la reconstitution


d’un premier instant. C’est au moment même où Jacques
Hold se voit vu par Lol dans son amour, dans son désir et sa
souffrance, que Lol peut reconstituer ce premier instant du
bal – entre l’impossible et l’absolu de l’amour. Du fragment
13 au fragment 16, ce transfert réflexif des regards ouvre un
nouvel enchaînement temporel des événements, qui conduira
Jacques Hold et Lol V. Stein à revenir au casino de T. Beach
– c’est le retour dans la salle du bal. Le narrateur détaille cet
instant et sa reconstruction, non seulement au fragment 16,
lorsque Lol revoit la piste de danse, mais déjà au fragment 4,
où Lol se promène à S. Tahla « pour mieux penser au bal 25 ».
Et le narrateur décrit :

Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d’amour.


C’est en raison de cette connaissance que je suis arrivé à croire ceci :
dans les multiples aspects du bal de T. Beach, c’est la fin qui retient
Lol. C’est l’instant précis de sa fin, quand l’aurore arrive avec une
brutalité inouïe qui la sépare du couple que formaient Michael
Richardson et Anne-Marie Stretter, pour toujours, toujours. Lol
progresse chaque jour dans la reconstruction de cet instant 26.

Le narrateur est très précis, à plus d’un titre. Tout d’abord, il


décrit cet instant, mais ne l’inscrit pas dans le premier moment
d’un regard, où Lol a vu son amant Michael Richardson
regarder Anne-Marie Stretter. Cet instant que Lol progressive-
ment reconstitue, fabrique « chaque jour », c’est l’instant précis
de la fin du bal. C’est le moment qui « la sépare du couple »,
« pour toujours, toujours ». Un moment de fin, de séparation
et de rupture – mais qui rompt avec quoi, au juste ? Avec le

25. Ibid., p. 51.


26. Ibid., p. 52.
Amour du discours fragmenté 311

couple lui-même, l’amour que Lol porte à Michael Richardson,


la souffrance qu’elle n’a pas éprouvée… Sans doute avec tout
cela, tout à la fois, mais il s’agit surtout d’un autre moment
de rupture ou de bascule – un moment de ravissement où Lol
se voit à sa place, poursuit le texte : « Elle se voit, et c’est là
sa pensée véritable, à la même place, dans cette fin, toujours,
au centre d’une triangulation dont l’aurore et eux deux sont
les termes éternels 27. » À cet instant précis de la fin du bal, de
la fin du jour, de la fin du monde, Lol se voit à sa place. Et
c’est un tel instant qu’elle va de jour en jour progressivement
reconstituer 28. C’est ce dernier instant qu’elle veut fabriquer,
reproduire « chaque jour » « pour toujours », ou répéter comme
ce qui aura eu lieu tous les jours pour la première fois. Ce
dernier instant se fragmente et se réécrit indéfiniment. En
somme, Lol veut rejouer la scène depuis laquelle elle se voit à
sa place, dans le triangle amoureux d’une souffrance, impos-
sible et absolue, qui se répète chaque fois une fois pour toutes
et pour la première fois. Or, poursuit le texte, on ne peut
jamais narrer cette place, la décrire, la désigner, s’y référer.
S’il fallait nommer cet instant, tiraillé entre le premier et le
dernier, l’unique et l’infini, « ç’aurait été un mot-absence, un
mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous
les autres mots auraient été enterrés 29 ». Cet instant n’est pas

27. Ibid.
28. Cf. Mireille Calle-Gruber, « Le bal mort de T. Beach », in Europe,
921-922 (Marguerite Duras), op. cit., spéc. p. 91.
29. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 54. Ce « mot-absence », dit
Blanchot, cette voix narrative, c’est « le vide dans l’œuvre… une voix neutre
qui dit l’œuvre à partir de ce lieu sans lieu où l’œuvre se tait », « La Voix
narrative », op. cit., p. 565. Citant ce même passage du texte de Duras, en
référence à Jean-Luc Nancy, Mireille Calle-Gruber parlera de « l’amour fou
ou la syncope du sujet », « L’amour fou, femme fatale. Marguerite Duras.
Une réécriture sublime des archétypes les mieux établis en littérature », in
Roger-Michel Allemand (dir.), Nouveau Roman et archétype, Paris, Minard,
1992, p. 35. On lira encore, du même auteur, « La peine de la littérature »,
in B. Alazet, Ch. Blot-Labarrère, A. Z. Labarrère (dir.), Marguerite Duras,
Les Cahiers de l’Herne, Paris, 2006, p. 132.
312 Altérités de la littérature

nommable, aucun discours ne peut le dire, le montrer, le situer


dans le temps, et Lol n’en aura aucun souvenir à proprement
parler : « Lol ne va pas loin dans l’inconnu sur lequel s’ouvre
cet instant. Elle ne dispose d’aucun souvenir même imaginaire,
elle n’a aucune idée sur cet inconnu 30. »
Mais de quoi cet instant est-il l’événement, de quelle
mémoire parle-t-on et de quelle temporalité s’agit-il ? Ces
questions ne concernent pas Lol elle-même, sa situation dans
le récit et la place qu’elle occupe dans la scène d’amour au
bal du casino de T. Beach, mais elles portent sur le discours
de Jacques Hold. C’est lui-même, une fois nommé et désigné
dans son identité fragmentée, dévoilé dans sa propre narration,
dans son jeu d’opérateur de fiction, ou sa fabrication par Lol,
qui va « se souvenir de son souvenir », se souvenir à sa place
et de sa place, comme il le décrira au fragment 16, de retour
à T. Beach. J’en veux pour preuve cette phrase citée, « dans
les mille aspects du bal de T. Beach, c’est la fin qui retient
Lol ». Le narrateur ne dit pas « que », mais « qui » retient Lol.
La fin, ici, c’est le sujet et non l’objet de la phrase. Cette fin
du bal n’est pas un événement que Lol retient, et garde en sa
mémoire, comme un souvenir, une émotion, un affect, une
souffrance. Mais c’est la fin elle-même qui la retient, c’est-à-dire
qui la met ou la tient à sa place, « à la même place, toujours,
au centre d’une triangulation ». On l’a d’ailleurs rappelé plus
d’une fois, en anglais le nom propre Hold évoque le verbe
to hold, tenir, contenir, détenir 31. Le narrateur se réfère à
lui-même, dans cette « fin qui retient Lol » à sa place. Et en
ce sens, le discours de Jacques Hold représente à lui seul la
reconstitution de cet instant de la fin du bal. Son discours est
lui-même une réécriture fragmentée de l’événement. C’est lui
le « mot-absence », « le mot-trou », cette fiction qui nomme
l’innommable, cette fabrication de l’impossible événement,

30. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 53.


31. Voir, entre autres, Madeleine Borgomano commente Le Ravissement
de Lol V. Stein, op. cit., p. 53.
Amour du discours fragmenté 313

de « l’impossible narration », ou « tout cet avenir-ci dans lequel


Lol V. Stein maintenant se tient 32 ».
La reconstruction de la fin du bal se réalise au moment
même où Jacques Hold se voit vu par Lol dans sa souffrance
d’amour – « souffrant de l’insuffisance déplorable de mon être
à connaître cet événement ». Il s’agit d’un type de transfert,
que je nommerai testimonial. Un transfert télépathique des
présences, une transportation de la mémoire, où Jacques Hold
se voit vu par Lol dans sa dépossession de soi, se souvenant à
sa place de sa place, jusqu’à devenir lui-même le sujet ou le
témoin de la fin du bal. C’est l’objet du fragment 16. Lol V.
Stein et Jacques Hold retournent au casino de T. Beach. Dans
le train qui mène les amants de S. Tahla à T. Beach, Jacques
Hold se sent plus près de Lol que jamais, comme une fusion
mystique de type augustinien, substitution des corps, transport
des esprits, « plus près d’elle-même qu’elle-même 33 », et Lol
confirme aussitôt que sa mémoire du lieu et de la scène du
bal dépend de cette proximité : « Je ne peux plus me passer
de vous dans mon souvenir de T. Beach 34. » Un souvenir qui
commence par la venue soudaine de Tatiana, passant « par la
tête » de Jacques Hold 35. C’est la scène du champ de seigle,
qui revient, qui se rejoue à nouveau avec la mort de Tatiana,
sacrifiée, vidée de son sang sous le regard de Lol :

Tatiana est là, comme une autre, Tatiana par exemple, enlisée en
nous, celle d’hier et celle de demain, quelle qu’elle soit. Son corps
chaud et bâillonné je m’y enfonce, heure creuse pour Lol, heure
éblouissante de son oubli, je me greffe, je pompe le sang de Tatiana.
Tatiana est là, pour que j’y oublie Lol V. Stein. Sous moi, elle devient
lentement exsangue 36.

32. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 55.


33. Ibid., p. 192.
34. Ibid., p. 193.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 193-194.
314 Altérités de la littérature

Encore une fois, c’est la question des places qui se joue


dans cette scène imaginaire de sacrifice. « Tatiana est là, pour
que j’y oublie Lol V. Stein ». Jacques Hold ne dit pas « pour
que j’oublie Lol V. Stein », mais « pour que j’y oublie Lol V.
Stein ». Tatiana devient le lieu, la place, tout à la fois le dispositif
scénique et l’opérateur discursif depuis lesquels Jacques Hold
oublie Lol V. Stein. Elle ne vient pas remplacer Lol, comme
un amour peut se substituer à d’autres amours, mais sa mort,
son sacrifice, la possession de son corps, sa mise à nu ou son
devenir exsangue, permettent à Jacques Hold d’oublier Lol.
En somme, dans cette reconstitution triangulaire de la scène,
lorsque Jacques Hold oublie Lol en Tatiana, ce n’est pas Tatiana
qui prend la place de Lol, ni même d’ailleurs Jacques Hold celle
de Michael Richardson, mais c’est la voix de Jacques Hold qui
se substitue au regard de Tatiana, donc qui devient à son tour le
témoin de la scène, qui incarne le lieu et le moment où se joue,
se déroule et se répète cette temporalité de l’amour, ou comme
le dira le texte un peu plus loin : « Voici venue l’heure de mon
accès à la mémoire de Lol V. Stein 37. » Comme un vampire,
c’est en vidant de son sang le corps possédé de Tatiana – « le
vide est Tatiana », on s’en souvient –, que Jacques Hold accède
à la mémoire de Lol, comme se transporter en esprit dans ce
moment précis de la fin du bal. Par ce vide, il peut se souvenir
de son propre souvenir, se souvenir à sa place de sa place, et
devenir lui-même le lieu d’un ravissement de la mémoire, où cet
instant d’amour se répète chaque jour pour toujours 38. Il faut
oublier Lol en Tatiana pour se souvenir à sa place du dernier
instant du bal – à chaque instant le reconstituer, le réécrire et

37. Ibid., p. 202.


38. En se référant à Maurice Blanchot, Marguerite Duras parlera
d’une « mémoire de l’oubli », ou des « voix d’une espèce de mémoire, ce
que Blanchot appelle la mémoire de l’oubli des voix qui ont oublié et qui se
souviennent », Marguerite Duras tourne un film, éd. N. L. Bernheim, Paris,
Albatros, 1975, p. 122. Cf. Madeleine Borgomano, Marguerite Duras. De
la forme au sens, Paris, L’Harmattan, 2010, spéc. p. 16 sq.
Amour du discours fragmenté 315

l’inventer à l’infini. Les amants arrivent devant le casino, ils


cherchent la salle du bal. Un homme, sans doute le gardien,
ouvre le rideau :

Lol regardait. Derrière elle j’essayais d’accorder de si près mon regard


au sien que j’ai commencé à me souvenir, à chaque seconde davan-
tage, de son souvenir. Je me suis souvenu d’événements contigus à
ceux qui l’avaient vue, de similitudes profilantes évanouies aussitôt
qu’entrevues dans la nuit noire de la salle 39.

§ 2 – Le rideau est levé par le gardien, mais la scène est


ouverte par le regard de Lol. C’est son regard qui reconstitue la
scène du dernier instant du bal. Plus exactement, c’est au travers
de son regard, en s’y transportant littéralement, sensiblement,
en l’empruntant comme on emprunte un chemin, comme un
esprit parfois emprunte un corps, que Jacques Hold peut accéder
à sa mémoire du dernier instant. Il évoque ici et à nouveau
cette proximité « plus près d’elle-même qu’elle-même ». Il s’agit
d’une proximité des regards telle, dit-il, « que j’ai commencé à
me souvenir, à chaque seconde davantage, de son souvenir ».
Mais que veut dire « se souvenir de son souvenir », que signifie
« se souvenir à sa place » ? Est-ce une projection, une illusion,
un fantasme, une empathie ? Est-ce possible, tout simplement ?
Le déroulement du récit tout entier, depuis la scène où Jacques
Hold se voit vu par Lol en souffrance d’amour, considère ce
déplacement de la mémoire comme la reconstitution fictive
du dernier instant du bal. C’est Lol qui se souvient de cet
instant, c’est le ravissement de Lol V. Stein qui se rejoue à
l’infini, reproduisant cette rupture, qui « la sépare du couple
que formaient Michael Richardson et Anne-Marie Stretter ».
Regardant à nouveau la salle, c’est elle-même qui rejoue, ou
qui se voit jouer le rôle du regard amoureux. Mais un regard
désormais reconstitué, réécrit, « inventé » et « fabriqué » par la

39. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 209.


316 Altérités de la littérature

souffrance d’un tiers, qui se souvient à sa place de sa place.


C’est un nouveau triangle d’amour qui se construit dans cette
scène. Un triangle, où le tiers, le témoin présent qui atteste
l’événement, ici le personnage de Tatiana, doit disparaître, se
sacrifier, se vider de son sang par cet opérateur de fiction, ou
se remplacer par le transfert des regards entre Jacques Hold
et Lol V. Stein.
En effet, lorsque Jacques Hold s’adresse au gardien de la salle
du bal, il lui dit qu’ils sont venus au casino lorsqu’ils étaient
jeunes, comme s’il avait été lui-même à la place de Tatiana,
pour témoigner de la scène :

Nous cherchons la salle de bal.


L’homme est aimable, il dit qu’à cette heure-ci, bien entendu, le
casino est fermé. Ce soir à sept heures et demie. J’explique, je dis
qu’un coup d’œil nous suffirait parce que nous sommes venus ici
quand nous étions jeunes, pour revoir, juste un coup d’œil c’est ce
que nous voudrions 40.

La scène où Jacques Hold se voit vu par Lol en souffrance


d’amour pour Lol, en train de posséder le corps de Tatiana,
transforme la disposition des places dans le triangle amoureux.
Au travers d’un seul et même regard, Tatiana est dépossédée de
son corps par Jacques Hold, donc de sa présence comme témoin
dans la scène du bal, et Lol peut emprunter ou s’approprier
ce regard que Jacques Hold porte sur lui-même, pour en faire
le lieu fictif, la fabrique ou le dispositif scénique par lequel il
se souvient de son propre souvenir. Ce regard reproduit ainsi
cette place qui lui manque pour rester à sa place. Dans cette
scène reconstituée, la position tierce et testimoniale de Tatiana
a disparu, remplacée par une fiction ou sacrifiée par le transfert
des regards, où se voir vu par Lol permet à Jacques Hold de se
souvenir à sa place. En somme, il y a dans cette nouvelle scène,

40. Ibid., p. 208.


Amour du discours fragmenté 317

comme un schème de l’amour, un amour impossible et absolu


tout à la fois. On peut ici parler du cas Lol V. Stein. Pour Lol, en
effet, se voir vu par elle souffrir d’amour pour elle, c’est déjà se
souvenir à sa place de sa place. C’est déjà reconstituer le dernier
instant du bal comme cette scène d’amour qui se répète chaque
jour, ou chaque fois pour la première fois. C’est d’ailleurs ce
que Marguerite Duras disait elle-même de Lol V. Stein :

C’est ça, Lol V. Stein, c’est quelqu’un qui chaque jour se souvient
de tout pour la première fois, et ce tout se répète chaque jour, elle
s’en souvient chaque jour pour la première fois comme s’il y avait
entre les jours de Lol V. Stein des gouffres insondables d’oubli 41.

Lol V. Stein, c’est le cas d’une scène d’amour où tout se


répète chaque jour pour la première fois. C’est une scène d’écri-
ture où l’amour, le regard amoureux, le récit amoureux, sont
toujours liés, comme empruntés à la mémoire de l’autre – à ce
souvenir qui se souvient à sa place de cet instant répété chaque
jour pour la première fois. Or, ce souvenir d’emprunt est une
mémoire paradoxale, qui se confond elle-même avec cette scène
d’amour, impossible et absolue. Il aura fallu revenir sur les lieux
du ravissement, passer au travers du corps de Jacques Hold, de
Tatiana Karl, transférer les regards, substituer les témoignages,
transporter les mémoires, pour faire surgir, dans les corps, les
regards, les mémoires, pour faire témoigner dans le souvenir
du souvenir – de Lol V. Stein – un tout autre souvenir, un
souvenir d’avant la folie de Lol V. Stein :

Rien ne se passe en elle qu’une reconnaissance formelle, toujours


très pure, très calme, un peu amusée peut-être. Sa main est dans la
mienne. Le souvenir proprement dit est antérieur à ce souvenir, à lui-
même. Elle a d’abord été raisonnable avant d’être folle à T. Beach 42.

41. Marguerite Duras, Michelle Porte, Les lieux de Marguerite Duras,


Paris, Minuit, 1977, p. 99.
42. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 206.
318 Altérités de la littérature

Un autre souvenir surgit, dans cette reconstitution fictive de


la mémoire de Lol V. Stein. Un souvenir antérieur, un souvenir
au futur antérieur, qui précède la folie de Lol, ou qui aura eu
lieu avant sa maladie et dont parlent déjà les premières pages
du texte. Cette reconstitution est une réécriture du ravissement
de Lol V. Stein, qui fait resurgir « les origines de cette maladie »,
déjà là avant la scène du bal. Ce sont les premiers mots de
Tatiana Karl sur Lol V. Stein, son premier témoignage :

Tatiana ne croit pas au rôle prépondérant de ce fameux bal de


T. Beach dans la maladie de Lol V. Stein.
Tatiana Karl, elle, fait remonter plus avant, plus avant même que
leur amitié, les origines de cette maladie. Elles étaient là, en Lol V.
Stein, couvées, mais retenues d’éclore par la grande affection qui
l’avait toujours entourée dans sa famille et puis au collège ensuite.
Au collège, dit-elle, et elle n’était pas la seule à le penser, il manquait
déjà quelque chose à Lol pour être – elle dit : là 43.

Maladie d’amour, maladie de la mort, Lol fut malade bien


avant ce fameux bal de T. Beach. Elle est atteinte d’une maladie
de la mémoire, non d’amnésie à proprement parler, mais de la
mémoire des lieux, du lieu, de la place justement, d’être quelque
part à sa place ou d’être là : « il manquait déjà quelque chose
à Lol pour être – elle dit : là 44 ». Elle n’est jamais vraiment là,
jamais tout à fait présente, présente à elle-même, s’oubliant
toujours elle-même 45, ou perdant toujours déjà la mémoire de
sa place, « comme s’il y avait entre les jours de Lol V. Stein des
gouffres insondables d’oubli ». D’où l’enchaînement narratif

43. Ibid., p. 10-11.


44. Une énonciation qui confirme, comme le souligne Bernard Alazet,
« que l’identité de Lol et le récit de son histoire ne font qu’un », « Elle dit »,
in Lectures de Duras, op. cit., p. 96.
45. « Ce que je n’ai pas dit, écrit Duras, c’est que toutes les femmes de
mes livres, quel que soit leur âge, découlent de Lol V. Stein. C’est-à-dire
d’un certain oubli d’elles-mêmes », La Vie matérielle. Marguerite Duras parle
à Jérôme Beaujour, Paris, POL, 1987, p. 32.
Amour du discours fragmenté 319

du texte, sa réécriture fragmentaire, du ravissement à sa recons-


titution, de l’événement à sa fabrication, comme invention
d’une place manquante, d’un sujet, dirait Lacan, qui manque
toujours à sa place. Le Ravissement de Lol V. Stein constitue
l’épreuve d’un manque, de place, de présence, de mémoire, et
sa reconstruction en scène d’amour, qui donne une place au
manque, qui ouvre l’horizon d’un transfert des mémoires, des
regards et des corps. Une scène d’amour antérieure au souvenir
proprement dit, un récit amoureux au futur antérieur, déjà là,
aux « origines de cette maladie », où je peux toujours posséder
le corps de l’autre, pour être là, emprunter son regard pour
me voir à ma place et lui dérober son propre souvenir de ma
présence 46. Une scène d’amour déjà là mais en même temps
toujours à reproduire, une scène d’écriture à reconstituer, à
inventer comme ce qui se répète chaque jour pour la première
fois. La scène d’un discours amoureux fragmenté toujours tout
autre et toujours la même, tout à la fois :

Nous voici donc à T. Beach, Lol V. Stein et moi. Nous mangeons.


D’autres déroulements auraient pu se produire, d’autres révolutions,
entre d’autres gens à notre place, avec d’autres noms, des autres
durées auraient pu avoir lieu, plus longues ou plus courtes, d’autres
histoires d’oubli, de chute verticale dans l’oubli, d’accès foudroyant
à d’autres mémoires, d’autres nuits longues, d’amour sans fin, que
sais-je ? Ça ne m’intéresse pas, c’est Lol qui a raison 47.

46. « N’est-ce pas assez, écrit Lacan, pour que nous reconnaissions ce
qui est arrivé à Lol, et qui révèle ce qu’il en est de l’amour ; soit de cette
image, image de soi dont l’autre vous revêt et qui vous habille, et qui vous
laisse quand vous en êtes dérobée, quoi être sous ? », « Hommage fait à
Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », in Autres écrits, Paris,
Seuil, 2001, p. 193.
47. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 214.
PARTIE V

POÉTIQUE DES IMAGES


I

Dans la peau d’un autre 1


Charlotte Delbo, l’invention
de la photographie et la mémoire
des spectres

§1–

Dans cet effort d’appréhension que fait la sensibilité réduite à l’état


du souvenir, la mémoire – privée de repères sensibles, dématérialisée
– apparaît pourtant comme un moyen dérisoire. Dans un monde
d’objets sans volume et sans poids – (non, on ne peut retrouver
le temps perdu sur des murs nus) – où les souvenirs sont devenus
abstraits, je me suis rendu compte que je ne retrouverais que des
spectres 2.

Dans ce texte, Charlotte Delbo parle de spectres, dans


La mémoire et les jours, elle parle en revanche de peau. La
peau, pellis, en latin, la pellicule, fine comme un film, trans-
parente et opaque comme un voile. La peau n’est pas une
simple couche externe, comme une surface qui vient couvrir

1. Conférence prononcée à l’université de Lausanne en novembre 2010


dans le cadre d’un séminaire sur la question de la peau. Invité par Arno
Renken.
2. Charlotte Delbo, Spectres, mes compagnons, Paris, Berg international,
1995, p. 16.
324 Altérités de la littérature

ou recouvrir le corps, comme une limite entre un dedans et


un dehors, entre l’intérieur et l’extérieur d’un corps, neutre,
anonyme, selon l’idée courante, qui pense la peau par cette
métaphore du revêtement ou de l’habit. Bien autrement, la
peau, c’est du corps qui « pelle », qui se consume et en même
temps se constitue en fines couches superposées, « foliacées en
pellicules infinitésimales », dit Nadar, à propos de Balzac, de
la photographie et des spectres, mais aussi du corps et de la
peau. La peau n’est pas un revêtement qui enveloppe le corps,
mais c’est une pellicule qui se détache du corps. La peau n’est
pas une toile, mais un spectre, la peau n’est pas une frontière,
une limite, qui gère ce qui entre dans le corps et ce qui en sort,
comme un garde-fou, gardien d’orifices, de pores ou de trous.
Pellicules ou pelures, la peau, bien au contraire, bien en deçà,
bien au-delà des frontières psychiques et sociales du corps,
représente la force active d’une métamorphose, la dynamique
des flux, des lignes qui se creusent, des fentes qui s’abîment,
des bords qui se replient sur eux-mêmes.
Et dire de la peau, qu’elle est du corps qui pèle, du corps
pelant, c’est affirmer du corps qu’il se transforme, sans cesse
qu’il se métamorphose, qu’il « devient autre », comme dit
Artaud, sans devenir « un » autre. C’est dire surtout qu’en
pelant, qu’en s’altérant indéfiniment de feuille en feuille,
d’une couche à l’autre, d’un bord sur l’autre, le corps détache
de lui-même ce qui le rend visible, tangible, audible. Foliacée
en pellicules infinies, infiniment petites ou fines, la peau du
corps qui pèle, qui se détache ou se sépare de lui-même, comme
une feuille qui tombe ou qui s’envole, constitue l’apparition du
corps. La peau est une feuille, ni plus ni moins, où se marque
et s’inscrit, où s’écrit l’apparition d’un corps, mais d’un corps
qui disparaît. Loin de moi l’idée d’une peau comme surface
d’impression, lieu passif d’inscription, ou de marquage – pour
l’imposition régulatrice d’un sujet, personnel ou collectif. Rien
ne s’inscrit sur la peau, mais la peau constitue elle-même un
mode d’inscription, d’écriture, ou plus exactement un mode
d’apparition graphique. En somme, la peau, c’est le mode
Dans la peau d’un autre 325

d’inscription selon lequel apparaît la disparition des corps.


D’où l’hypothèse du spectre, de la peau-spectre. Mais c’est
aussi l’hypothèse de Balzac, selon Nadar, dans Quand j’étais
photographe, dont je cite un passage. Nadar fait l’éloge du
daguerréotype :

Mais tant de prodiges nouveaux n’ont-ils pas à s’effacer devant le


plus surprenant, le plus troublant de tous : celui qui semble donner
enfin à l’homme le pouvoir de créer, lui aussi, à son tour, en maté-
rialisant le spectre impalpable qui s’évanouit aussitôt aperçu (je soul.
SM) sans laisser une ombre au cristal du miroir, un frisson à l’eau du
bassin ? L’homme ne put-il croire qu’il créait en effet lorsqu’il saisit,
appréhenda, figea l’intangible, gardant la vision fugace, l’éclair, par
lui gravés aujourd’hui sur l’airain le plus dur ? […].
Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé
de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en
pellicules infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit
ce corps.
L’homme à jamais ne pouvant créer, – c’est-à-dire d’une apparition,
de l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une
chose, – chaque opération Daguerrienne venait donc surprendre,
détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps
objecté.
De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte
évidente d’un de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence
constitutive.
Y avait-il perte absolue, définitive, ou cette déperdition partielle se
séparait-elle consécutivement dans le mystère d’un renaissement
plus ou moins instantané de la matière spectrale 3 ?

Je souligne les liens entre le corps, la pellicule et le spectre.


Un lien que « révèle » le daguerréotype, au sens le plus éminem-
ment photographique du terme. Une invention, un procédé,

3. Nadar, Quand j’étais photographe (1900), in Dessins et écrits, Paris,


Arthur Hubschmid Éditeur, 1979, p. 976 et 978.
326 Altérités de la littérature

« matérialisant le spectre impalpable qui s’évanouit aussitôt


aperçu ». Et ce que Nadar fait dire à Balzac me semble décisif.
Si le spectre est impalpable, intangible en lui-même, ou de
lui-même invisible, c’est qu’il est inconsistant ou évanescent.
Dès qu’il est aperçu, il s’évanouit, dès qu’il apparaît il dispa-
raît. Il ne se voit qu’en disparaissant. Et c’est justement ce
que « révèle » la photographie, non pas l’apparition des corps,
mais leur disparition. Au plus exactement, elle « révèle » que
« chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de
spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pelli-
cules infinitésimales ». Le corps est comme la mise en scène
d’une disparition, l’agencement spectral d’un détachement de
pellicules, de peaux, de couches, qui s’enchaînent à l’infini.
Et c’est en quoi consiste la peau – la forme spectrale d’une
disparition.
Nous sommes bien éloignés d’un certain discours philo-
sophique ou psychanalytique. Dans leurs différences, d’objet
et de méthode, de source et d’horizon, qu’ont-ils en partage,
ces discours théoriques, lorsqu’ils parlent de la peau ? Deux
choses majeures, à mon sens, sinon que je réfute du moins dont
je m’écarte. D’un côté, la constitution d’une subjectivité, de
l’autre l’imposition d’une limite. La peau a une fonction, elle
sert à quelque chose, elle joue un rôle précis, déterminant dans
la constitution du corps propre. C’est elle qui permet de faire
la part, ou de différencier le propre et l’étranger, le même et
l’autre, le proche et le lointain, le dedans et le dehors, l’intérieur
et l’extérieur. C’est elle qui permet de régler, de contrôler, mais
aussi de surveiller un certain comportement, et de construire
l’environnement, un milieu, un monde commun cohérent, où
se développe l’économie psychique d’une subjectivité. Didier
Anzieu parle d’un « Moi-peau, qui remplit la fonction de
maintenance du psychisme 4 ». La peau est une limite du corps,

4. Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995, p. 121.


Dans la peau d’un autre 327

une barrière, comme un gardien ou un garde-frontières qui


maintient, surveille et contrôle l’équilibre psychique du moi.

De cette origine épidermique et proprioceptive, le Moi hérite la


double possibilité d’établir des barrières (qui deviennent des méca-
nismes de défense psychique) et de filtrer les échanges (avec le Ça,
le surmoi et le monde extérieur) 5.

Et si l’on peut parler d’un « Moi-peau », pour Anzieu, c’est


justement que le moi s’étaye « sur les différentes fonctions de la
peau », c’est-à-dire comporte la même fonction de protection
et de contrôle que la peau. Trois fonctions à vrai dire :

La peau, première fonction, c’est le sac qui contient et retient à


l’intérieur le bon et le plein que l’allaitement, les soins, le bain de
paroles y ont accumulés. La peau, seconde fonction, c’est l’interface
qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur,
c’est la barrière qui protège de la pénétration par les avidités et les
agressions en provenance des autres, êtres ou objets. La peau enfin,
troisième fonction, en même temps que la bouche et au moins autant
qu’elle, est un lieu et un moyen primaire de communication avec
autrui, d’établissement de relations signifiantes 6.

Une enveloppe, une barrière, un filtre, tout ce qui constitue


la peau, ou le Moi-peau pour la psychanalyse – un grand
système de contrôle, un mirador. Mais il en va de même, pour
un certain discours philosophique, ici phénoménologique. Dans
son article sur Husserl et Levinas, Rudolf Bernet parle lui aussi
de frontières et de limites, lorsqu’il s’agit de définir la peau,
pour distinguer le propre de l’étranger. Une distinction, qui

implique l’idée d’une limite, d’une frontière qui sépare ce qui


m’appartient – puisque proche et restreint – et ce qui est trop loin

5. Ibid., p. 62.
6. Ibid., p. 61-62.
328 Altérités de la littérature

et vaste pour que je puisse le saisir et me l’approprier, et donc qui


me reste étranger […].
Parler d’une frontière présuppose un corps qui a un intérieur et un
extérieur […]. La frontière de ce corps est ma peau, mon corps est,
selon un mot peu respectueux d’un penseur contemporain, « un
sac de peau » (Lacan). Même une peau épaisse et tendue possède
de larges et grands trous qui peuvent adéquatement s’appeler des
« ouvertures ». Il y a des ouvertures naturelles et artificielles, ou
encore des ouvertures forcées appelées « blessures ». D’une certaine
manière, les ouvertures naturelles peuvent toujours être forcées et
blessées. L’ouverture naturelle permet un passage et un échange entre
l’intérieur et l’extérieur du corps, qui, cependant, ne peut pas empê-
cher la violence d’une intrusion ou d’une expulsion traumatique 7.

Il faudrait s’attarder longuement sur ce qui se dit des


« ouvertures » du corps, des « larges et grands trous » que possède
la peau, par nature ou par violence, mais aussi « d’une intrusion
ou d’une expulsion traumatique ». Les réflexions de Bernet
croisent celles d’Anzieu. L’interprétation des frontières et le
rôle de la peau dépendent directement d’une compréhension
de la subjectivité. Je cite encore deux passages, qui résument
l’essentiel du propos.

La peau de mon corps est donc une surface tordue, où le dedans est
un dehors, comme dans la bande de Moebius, une surface qui à la
fois me protège et m’expose. Étant donné cette nature paradoxale de
ma peau, ma rencontre avec l’autre se prête à deux interprétations
philosophiques différentes. La première insistera sur le fait que ma
rencontre avec l’autre relève d’un enchevêtrement originaire. La
seconde insistera sur la nécessité de renoncer à toute préoccupation
concernant la Gestalt des corps dans ma rencontre avec la « face » de
l’autre. La première interprétation peut être trouvée dans les textes
de Husserl et de Merleau-Ponty et la seconde dans ceux de Levinas.

7. Rudolf Bernet, « Deux interprétations de la vulnérabilité de la peau


(Husserl et Levinas) », Revue philosophique de Louvain, 92, 1995, p. 439.
Dans la peau d’un autre 329

Et plus loin :

Il devrait être clair à présent que la différence entre les deux inter-
prétations de la vulnérabilité de la peau, en dernière instance, ne
concerne rien d’autre que la compréhension de la subjectivité. Selon
la seconde interprétation le sujet ou le soi provient de la passivité
absolue de l’être-affecté par un appel de l’autre, qui est dans une
situation particulière et qui a un besoin concret. La réponse à cette
proximité traumatique de la face de l’autre qui implore et commande,
doit prendre la forme d’une substitution, l’offre de soi-même ou le
sacrifice de soi. La première interprétation, par contre, voit le sujet
comme une subjectivité transcendantale qui partage avec l’autre la
lumière d’un logos qui permet à l’altérité de l’autre d’apparaître et
de s’exprimer. Elle soutient que le sujet a accès à un logos qui permet
de comprendre ce que signifie pour l’autre le fait de demeurer (de
la même manière ou différemment) dans son monde domestique 8.

Les textes d’Anzieu et de Bernet, du psychanalyste et du


phénoménologue, sont des textes riches, complexes, que je
traverse ici de façon cavalière, pour filer droit vers cette ques-
tion des limites, vers cette économie psychique des frontières,
que représentent, symbolisent et assument ouvertement les
fonctions de la peau. Pour la clinique d’Anzieu, comme pour
l’éthique de Bernet, l’identité du moi ou de l’ego a besoin de
limites pour se construire, dans sa subjectivité, dans son pouvoir
de contrôle, de représentation et d’expression du monde.

Si je devais résumer la situation des pays occidentaux, écrit Anzieu, et


peut-être de l’humanité entière en ce xxe siècle finissant, je porterais
l’accent sur la nécessité de mettre des limites […].
Actuellement, plus de la moitié de la clientèle psychanalytique est
constituée par ce qu’on appelle des états limites et/ou des person-
nalités narcissiques […]. En fait ces malades souffrent d’un manque

8. Ibid., p. 441 et 451.


330 Altérités de la littérature

de limite : incertitude sur les frontières entre le Moi psychique et


le Moi corporel, entre le Moi réalité et le Moi idéal, entre ce qui
dépend de Soi et ce qui dépend d’autrui, de brusques fluctuations
de ces frontières, accompagnées de chutes dans la dépression, indif-
férenciation des zones érogènes, confusion des expériences agréables
et douloureuses 9…

Prenant le parti de la première interprétation de la peau,


celle de Husserl et de Merleau-Ponty, celle d’une subjecti-
vité originaire constitutive de toute altérité, contre celle de
Levinas, qui postule l’hétéronomie d’une altérité radicale,
Bernet s’inquiète lui aussi devant le risque d’une absence de
limite :

Du côté éthique de la question, la préoccupation pour une médiation


possible dans ma relation à l’autre devient la préoccupation pour une
mesure ou une limite dans la demande de l’autre et dans ma réponse.
La face de l’autre doit-elle toujours me commander, sur un mode
traumatique, de sacrifier ma vie pour lui ? A-t-elle le droit de me
demander autant ? Dieu – dont la face de l’autre porte la trace – me
commande-t-il de renoncer à mon existence coupable par égard
pour lui et pour Lui ? Par ailleurs, pourquoi le don que je dois faire
à l’autre doit-il être le sacrifice de ma vie ? Pourquoi ne pas utiliser
un substitut (symbolique) de moi-même au lieu de me substituer à
l’autre ? Pourquoi mes inclinations seraient-elles non éthiques et le
plaisir de vivre coupable ? Dois-je être sans abri et exilé moi-même
pour secourir le réfugié ? N’y a-t-il donc aucune limite dans ce qu’on
peut me demander de donner, une limite que je pourrais certes
transgresser dans un excès de générosité mais sans y être obligé ?
Est-ce que rien de ce que je donne n’est jamais suffisant, tant que
je ne me suis pas donné moi-même entièrement 10 ?

9. Le Moi-peau, op. cit., p. 28-29.


10. « Deux interprétations de la vulnérabilité de la peau (Husserl et
Levinas) », op. cit., p. 455.
Dans la peau d’un autre 331

§ 2 – Pour sauver sa peau, il faut poser un sujet fort, de


type kantien, et développer l’activité régulatrice d’un sujet
mirador, tour de contrôle et garde-frontière. La peau représente
le pouvoir psychique de contrôler du dedans les métamorphoses
du corps, ses flux, ses détachements, ses apparitions. Mais pour
sauver sa peau, on peut aussi la considérer d’une tout autre
manière, ou sur un autre plan. C’est à mon sens la force du
texte de Charlotte Delbo, qui ouvre La mémoire et les jours.
Ce texte parle de la peau, de la mémoire, d’une « peau de la
mémoire », mais il pose encore la question de l’identité, du
sujet, du même et de l’autre, du « devenir autre ». Il s’agit d’un
témoignage, d’une expérience limite et traumatique liée aux
camps, mais sans sujet mirador. Une expérience limite en ce
sens où la fonction mirador du sujet ne marche plus, ne contrôle
plus ni ne parvient plus à réguler les flux du corps. C’est une
autre peau, dont parle Delbo, une peau de la mémoire qui
n’agit plus sur les limites entre le dedans et le dehors, qui ne
contrôle plus les frontières du même et de l’autre, du propre
et de l’étranger. « La peau de la mémoire s’est durcie, elle ne
laisse rien filtrer de ce qu’elle retient, et elle échappe à mon
contrôle. Je ne la sens plus 11. » Delbo est un peu balzacienne,
lorsqu’elle parle de peau comme d’une couche qui se détache
du corps.
Peau usée, vieille peau, peau qui pue, peau nouvelle, belle
peau propre, il y a des peaux, pour Delbo. Il n’y a que des peaux
qui se renouvellent, comme chez Balzac, selon Nadar, il n’y a
que des séries de spectres, « en couches superposées à l’infini ».
Or, dans l’expérience limite d’un trauma, non seulement la
peau semble perdre sa fonction régulatrice, sa maintenance du
psychisme, son contrôle des limites, brisant toute idée d’un
Moi-peau, mais de plus cette expérience « révèle », comme en
photographie, la séparation radicale entre les couches, la pure
coupure des couches, l’absolu détachement des feuilles, leur

11. Charlotte Delbo, La mémoire et les jours, Paris, Berg international,


1995, p. 12.
332 Altérités de la littérature

irréductible discontinuité, qui apparaissent ici comme autant


de nouveaux spectres, nouvelles vies ou nouvelles existences,
nouvelles histoires de survivants ou de fantômes. « Sans cette
coupure, je n’aurais pas pu revivre. » C’est la coupure des
couches, c’est ce qui coupe et découpe, délimite et circons-
crit les bords infranchissables entre les coupes, « foliacées en
pellicules infinies », c’est la « coupe » des couches, comme on
parle d’une coupe de cheveux, qui constitue l’essentiel des
fonctions de la peau. La peau, c’est la coupe d’un corps qui pèle
des spectres, et non plus le mirador d’un corps qui contrôle des
limites. Non plus un « Moi-peau », pour maintenir l’équilibre
psychique, garantir la mesure d’une relation éthique, mais bien
une « peau de la mémoire », « une peau étanche », qui m’« isole
de mon moi actuel ».

Dans cette mémoire profonde, les sensations sont intactes. C’est


une grande chance, sans doute, que ne pas me reconnaître dans ce
moi qui était à Auschwitz. En revenir était si peu probable, qu’il
me semble n’y être pas allée. Au contraire de ceux dont la vie s’est
arrêtée au seuil du retour, qui depuis vivent en survie, moi j’ai le
sentiment que celle qui était au camp, ce n’est pas moi, ce n’est pas
la personne qui est là, en face de vous. Non, c’est trop incroyable.
Et tout ce qui est arrivé à cette autre, celle d’Auschwitz, ne me
touche pas moi, maintenant ne me concerne pas, tant sont séparées
la mémoire profonde et la mémoire ordinaire. Je vis dans un être
double. Le double d’Auschwitz ne me gêne pas, ne se mêle pas de
ma vie. Comme si ce n’était pas moi du tout. Sans cette coupure,
je n’aurais pas pu revivre 12.

Il y a des peaux, il y a des spectres, il y a des moi, il y a des


vies aussi, mais il n’y a pas de sujet transcendantal qui régule
ces vies, il n’y a pas de synthèse possible, ni de lien entre ces
moi, qu’il soit logique, analogique ou génétique. Aucune

12. Ibid., p. 13.


Dans la peau d’un autre 333

reconnaissance d’un moi à l’autre, d’un moi pour l’autre. Pour


Charlotte Delbo, ce qui constitue le moi comme « un » moi, ce
qui permet de dire « c’est moi », ou « ça, c’est moi », ne relève
pas d’une synthèse régulatrice a priori, ou d’une économie
psychique, de protection, de surveillance, de contrôle, mais
provient uniquement et seulement d’une coupure. C’est la
coupure des couches, ce qui la découpe en d’autres couches,
ou la dédouble, la multiplie, qui produit l’identité du moi, la
mémoire de soi, la survie des corps. Chaque couche, chaque
pellicule de peau n’a pas besoin d’un agent protecteur pour
survivre, mais elle contient déjà dans sa coupe infinitésimale,
ce qui la « sépare », la tient à l’écart, ce qui la met à l’abri, à
cette distance infinie d’une autre couche, d’une autre peau,
d’une autre vie. C’est l’infinitésimalité des coupures de la
peau qui produit l’incommensurabilité des distances entre
les peaux. Or, pour Delbo cette survie ou cette résurrection
ne relève ni de l’organique ni du psychique, mais bien d’un
récit traumatique, d’un témoignage, d’une écriture qui inscrit
ou « grave » dans la mémoire, dans la peau de la mémoire, les
différents registres de coupure, de distance et de séparation.
C’est l’écriture testimoniale qui prend ici la place d’un sujet
transcendantal, devenu inopérant, inefficace, impertinent
même. Une écriture testimoniale, ou spectrale, qui fait parler
ses spectres, ses fantômes, ses revenants, qui les fait jouer là où
échoue la fonction régulatrice d’un sujet. Il ne s’agit donc pas
d’une autre théorie, d’une autre conception ou d’une autre
« compréhension de la subjectivité », mais d’une mise en scène
des failles, des défaillances, des dysfonctionnements de tout
sujet mirador et de tout contrôle identitaire des subjectivités.
Une défaillance qui révèle un autre corps dans le corps, une
autre peau dans la peau. Une déviance qui fait apparaître la
spectralité de la peau, ou qui manifeste comment le détache-
ment des peaux en fines pellicules relève d’un geste d’écriture,
d’un témoignage, d’un récit ou d’une mémoire. La mémoire
et les jours de Charlotte Delbo se poursuit comme un récit
de peau, le témoignage d’une coupure entre les peaux ou
334 Altérités de la littérature

l’écriture d’une double vie. C’est la vie dans un être double,


dont la scission n’est qu’un récit et la doublure qu’une fiction.
Une vie qui n’existe qu’à pouvoir s’inscrire dans la peau d’un
autre – une peau étrangère pour y survivre comme un spectre,
y demeurer comme un fantôme. Mais c’est aussi la suite du
texte, que je lis pour finir :

Elle dit : « On ne meurt pas de chagrin. » De sa voix lisse, incolore,


lisse comme son visage qui s’est usé uniment, incolore comme ses
yeux où l’on retrouve parfois un reflet de leur bleu ancien.
« Non ce n’est pas vrai. On ne meurt pas de chagrin. » Plus bas,
elle dit encore : « On vit. » On vit, oui. C’est pire. Elle vit dans son
chagrin, avec son chagrin, ce double d’elle-même inaltérable. Elle
porte son chagrin depuis qu’elle a porté sa sœur, morte dans la nuit.
La nuit de toutes les nuits, d’où ceux qui sont revenus ne sont pas
sortis. Elle a tenu sa sœur mourante dans ses bras, l’a serrée contre
elle pour la retenir, l’empêcher de glisser hors de la vie. Elle a soufflé
doucement sur le visage de sa sœur pour réchauffer les lèvres qui
bleuissaient, pour leur communiquer son souffle, et quand le cœur
de sa sœur s’est arrêté, elle s’est prise de colère contre le sien, qui
continuait à battre. Qui bat encore aujourd’hui, après tant d’années,
qu’elle a vécues à côté de la vie. Et quand elle dit : On ne meurt pas
de chagrin, elle s’excusait d’être en vie. Si peu en vie 13.

13. Ibid., p. 15. Je souligne.


II

De l’œil du cyclone
au vertige du temps
Les raccords de souvenir
1
dans SANS SOLEIL de Chris Marker

« Depuis le début du siècle, à travers les poèmes-conver-


sations d’Apollinaire, les journaux collés de Picasso et
de Braque, les calques de Max Ernst, jusqu’au mobile
de Calder et au tic-toc-choc de McLaren en passant par
d’autres moins prévus, se déroule un complot […] qui
consiste à relever les choses les plus humbles du dédain
où les abandonnait l’art des époques égoïstes, humaniste
et mégalomane […]. La rédemption s’étend à la création
tout entière, on convie au même repas l’or et le plomb (avec
une préférence pour le plomb). »
— Chris Marker, Giraudoux par lui-même.

§ 1 – Sans Soleil de Chris Marker est un film réalisé en


1982, composé de différents types d’images, comme des frag-
ments d’archives ou des documentaires, en noir et blanc et en
couleur, mais aussi d’autres films comme Vertigo d’Hitchcock.
Sans Soleil commence par une citation de Racine, sur les liens
de l’espace et du temps, l’ici et l’ailleurs, le même et l’autre :
« L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande

1. Conférence prononcée en novembre 2015 à la Haute école d’art et


de design de Genève.
336 Altérités de la littérature

proximité des temps » (seconde préface à Bajazet) 2. Du début


à la fin du film, qui dure 100 minutes, on entend la voix
d’une femme, inconnue ou anonyme, qui lit et commente
les lettres d’un ami cameraman, qu’on ne voit pas, qui n’est
jamais nommé, mais qui parcourt le monde en portant son
regard sur les « deux pôles extrêmes de la survie », le Japon et
l’Afrique, représentée ici par la Guinée Bissau et le Cap-Vert
– ces deux pays les plus pauvres du monde et surtout les plus
oubliés de l’histoire :

Il m’écrivait : « Le Sahel n’est pas seulement ce qu’on en montre


quand il est trop tard. C’est une terre où la sécheresse s’engouffre
comme l’eau dans un bateau qui fait eau. Les bêtes ressuscitées le
temps d’un carnaval à Bissau, on les retrouvera pétrifiées dès qu’un
nouvel assaut aura changé une savane en désert. C’est l’état de
survie que les pays riches ont oublié, à une seule exception – vous
aviez deviné, le Japon… Mon perpétuel va-et-vient n’est pas une
recherche des contrastes, c’est un voyage aux deux pôles extrêmes
de la survie 3 ».

Il y a deux voix qui parlent dans Sans Soleil, composé de


IV Actes, celle de la femme qui cite son ami cameraman, et
le cameraman lui-même. Le générique de fin identifie les
personnes. « Les lettres de Sandor Krasna sont lues par Florence
Delay dans la version française ». Sandor Krasna est certai-
nement un personnage fictif, tandis que Florence Delay est
écrivaine, scénariste, actrice, qui a incarné la Jeanne de Robert
Bresson en 1962. En utilisant le discours indirect à l’imparfait
pour évoquer les lettres de son ami, la voix féminine produit
un écart de temps, qui donne un cadre aux images, filmées,
trouvées, recueillies, parfois empruntées, fabriquées ou fiction-
nées. Ces fragments d’images sont des instants suspendus, que

2. Chris Marker, « Sans Soleil », in Trafic, 6, 1993, p. 79-97, texte cité


p. 79.
3. Ibid., p. 80.
De l’œil du cyclone au vertige du temps 337

la voix décrit comme des souvenirs : « Il aimait la fragilité de


ces instants suspendus, ces souvenirs qui n’avaient servi à rien
qu’à laisser, justement, des souvenirs 4 ».
On a dit de Sans Soleil qu’il est « l’unique documentaire
de science-fiction », ou le plus grand film « d’ethnographie
expérimentale ». C’est un film sur la mémoire ou le souvenir,
comme La Jetée, sans doute comme la plupart des films de
Chris Marker. C’est un film non seulement sur l’écriture
de la mémoire, mais aussi sur le rôle que joue, dans cette
mémoire, les liens entre le texte et l’image, l’écriture et l’archive,
le discours et le document. Ces liens ne sont pas simples. Le
texte n’explique pas l’image ni l’image n’illustre le texte 5. Selon
mon hypothèse, ce lien relève du montage, ou d’un type de
montage que Marker nomme dans Sans Soleil « le raccord de
souvenirs 6 ». Sous réserve d’inventaire, Chris Marker n’a pas
écrit de texte « théorique » sur le montage, comme Vertov
ou Eisenstein, Péléchian ou Godard. Il évoque sans doute le
montage horizontal ou vertical, peut-être même le montage
dialectique, voire le montage latéral (au sens où l’entend Bazin
dans sa lecture de Lettre de Sibérie), mais jamais il n’en formule
le concept – ce qui rend à mon sens particulièrement intéres-
sant sa pratique du montage, et d’autant plus que le texte y
est intrinsèquement articulé. Mais en quoi consiste ce raccord
de souvenirs, dans Sans Soleil ? Tout au long du film, Marker
met en relation des fragments d’images, ou les raccorde, non
comme une recherche des contrastes, un assemblage d’éléments
disparates, ou l’agencement dialectique des contraires, on l’a
vu, mais comme « un voyage aux deux pôles extrêmes de la

4. Ibid., p. 79.
5. L’image est privilégiée comme « matière première du film » dans
laquelle « l’orientation est donnée par […] le montage, le texte achevant
d’organiser le sens ainsi conféré au document », André Bazin, « Lettre de
Sibérie » in Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945-
1958), Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p. 258-259.
6. Cf. Barbara Lemaître, « Sans Soleil, le travail de l’imaginaire », Théorème,
6 (Recherches sur Chris Marker), 2006, p. 61-73, spéc. p. 65-68.
338 Altérités de la littérature

survie ». Marker opère ici comme Benjamin dans le Livre des


Passages. En raccordant des souvenirs, il ne veut rien dire,
mais juste montrer, donner à voir des images, ou à revoir des
prises de vue :

La méthode de travail, écrit Benjamin : le montage littéraire (die


literarische Montage). Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. Je ne
vais rien dérober de précieux ni ne veux m’approprier des formules
spirituelles. Mais les guenilles, le rebut : je ne veux pas en faire
l’inventaire, mais leur permettre d’obtenir justice de la seule façon
possible : en les utilisant 7.

Monter des images, raccorder des souvenirs, c’est utiliser


des souvenirs pour se souvenir des souvenirs. C’est montrer
des images déjà prises, déjà tournées ou déjà vues, pour réparer
les blessures du temps, les oublis de l’histoire, ou pour en
réécrire la mémoire. On montre des images comme on récrit la
mémoire, on fabrique une mémoire réflexive qui se dédouble,
un souvenir de souvenirs, dont le raccord – ou le montage –
ouvre dans le temps une mémoire de substitut spécifiquement
cinématographique :

Perdu au bout du monde, sur mon île de Sal, en compagnie de


mes chiens tout farauds, je me souviens de ce mois de janvier à
Tokyo, ou plutôt je me souviens des images que j’ai filmées au
mois de janvier à Tokyo. Elles se sont substituées maintenant à
ma mémoire, elles sont ma mémoire. Je me demande comment
se souviennent les gens qui ne filment pas, qui ne photographient
pas, qui ne magnétoscopent pas, comment faisait l’humanité pour
se souvenir… Je sais, elle écrivait la Bible. La nouvelle Bible, ce sera

7. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des Passages,


trad. J. Lacoste, d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann,
Paris, Le Cerf, 2009, p. 476.
De l’œil du cyclone au vertige du temps 339

l’éternelle bande magnétique d’un Temps qui devra sans cesse se


relire pour seulement savoir qu’il a existé 8.

Marker pointe ici deux modalités de souvenirs. Le souvenir


de ce mois de janvier à Tokyo, c’est le souvenir psychologique
d’un événement passé, réel ou fictif. Et le souvenir des images
filmées au mois de janvier à Tokyo, c’est un souvenir cinéma-
tographique des images filmées. C’est un souvenir au second
degré, qui se substitue au premier souvenir et sur lequel va
porter la question du raccord. Et là encore, Marker est benjami-
nien. C’est le dispositif technique qui fait mémoire, ou qui se
substitue à la mémoire comme nouvelles conditions d’existence
du temps et de l’histoire de l’humanité. C’est la nouvelle Bible :
ou « l’éternelle bande magnétique d’un Temps qui devra sans
cesse se relire pour seulement savoir qu’il a existé ». Relire la
bande magnétique, la repasser ou la faire à nouveau défiler,
c’est aussi remonter le temps, comme le dit Marker du souvenir
lui-même, dans Les Coréennes : « étendant rétrospectivement
le souvenir, comme un film qu’on remonte ». Relire le temps,
remonter le film, raccorder les souvenirs, ce sont les mots de
Marker, ce sont aussi des pratiques du montage, dont l’unique
fonction consiste en une réécriture de la mémoire :

Il m’écrivait : « J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du


souvenir, qui n’est pas l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient
pas, on récrit la mémoire comme on récrit l’histoire. Comment se
souvenir de la soif 9 ? »

Et de l’écriture à la réécriture, la reprise n’est pas un simple


réduplicatif, le redoublement répétitif d’un même geste, mais
elle joue le rôle d’une réparation – encore l’exergue de Racine –,
comme ces rites dont parle Marker, qui devaient réparer l’accroc
dans le tissu du temps :

8. « Sans Soleil », op. cit., p. 94-95.


9. Ibid., p. 80.
340 Altérités de la littérature

II m’écrivait que dans la banlieue de Tokyo, il y a un temple consacré


aux chats : « Je voudrais savoir vous dire la simplicité, l’absence
d’affectation de ce couple qui était venu déposer au cimetière des
chats une latte de bois couverte de caractères. Ainsi leur chatte Tora
serait protégée. Non, elle n’était pas morte, seulement enfuie, mais
au jour de sa mort personne ne saurait comment prier pour elle,
comment intercéder pour que la Mort l’appelle par son vrai nom. II
fallait donc qu’ils viennent là tous les deux, sous la pluie, accomplir
le rite qui allait réparer, à l’endroit de l’accroc, le tissu du temps 10 ».

Marker ne veut pas commémorer le passé par la réécriture


cinématographique de la mémoire, mais il cherche à conjurer
la blessure du temps, la mort, l’arrêt, l’interruption. Réparer
le temps, récrire la mémoire, raccorder les souvenirs, autant
de gestes pour redonner un corps à la blessure qui s’aggrave
avec le temps, ou redonner un nom à l’horreur, qui elle aussi
devient plus grande avec le temps. Dans une citation de cita-
tions, Marker énonce quelques lignes du poète Samura Koichi :

Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures ? Il vaudrait
mieux dire que le temps vient à bout de tout, sauf des blessures. Avec
le temps, la plaie de la séparation perd ses bords réels. Avec le temps,
le corps désiré ne sera bientôt plus, et si le corps désirant a déjà cessé
d’être pour l’autre, ce qui demeure, c’est une plaie sans corps 11.

Les termes que cite Marker sont très physiques, orga-


niques, matériels. Ils évoquent les bords réels d’une plaie,
qui se perdent, comme il parlait plus haut d’un accroc dans
le tissu du temps. Et ce ne sont point de simples métaphores
pour dire le passage du temps. Il s’agit de décrire ce raccord de
souvenirs comme une reprise, par laquelle l’humanité pourra
redonner un corps à ses blessures, reconstituer un bord à ses
plaies, rendre un visage à l’horreur (comme le dit Brando

10. Ibid.
11. Ibid., p. 84.
De l’œil du cyclone au vertige du temps 341

dans Apocalypse Now, que cite Sans Soleil). Il pourra réparer


ces trous du temps et relire sans cesse sa bande magnétique
« pour seulement savoir qu’il a existé ». Cette reprise m’intéresse
tout particulièrement, pour comprendre en quoi consiste un
raccord de souvenirs. Je dirai qu’elle relève, ici, dans le film,
d’un montage à échelle variable, qui opère entre des types
d’images, ou plus exactement entre des textes, des sons et des
images. À la fin du film, à la dernière ligne du générique, on
lit d’ailleurs cette précision de Chris Marker sur lui-même, qui
ne s’en attribue pas la réalisation, mais bien « la composition
et le montage ».

§ 2 – Mais comment comprendre le montage comme un


raccord de souvenirs et comment définir ce raccord comme
une reprise ? Sommes-nous dans la logique du ready-made,
du remake, du réemploi…, ou d’un usage des matériaux, des
images, des documents, des archives, par transformation des
discours et déplacement de contexte ? Selon moi, Marker joue
sur les trois sens de la reprise : répéter, réparer, relancer. On
évoque la reprise au théâtre, pour indiquer la répétition d’une
pièce souvent écrite. En grammaire, on la décrit comme une
inversion syntaxique, lorsque l’ordre des constituants de la
phrase est renversé, entre le sujet et ses attributs, comme, par
exemple ce syntagme, « Disparue, la tête », dans Les Justes de
Camus. Enfin, en couture, on parle du reprisage d’un bas ou
d’une chaussette, pour raccommoder les mailles défaites d’un
tissu ou pour stopper un trou, réparer un accroc. J’insisterai tout
particulièrement sur la reprise comme inversion syntaxique, qui
me semble formellement très proche du raccord de souvenirs.
Dans le registre syntaxique, ou dans l’agencement successif
des mots en discours, l’inversion consiste à relancer la phrase
à n’importe quel moment de son énoncé, en partant d’un
mot, d’un syntagme ou d’un élément de ponctuation déjà
présent dans ce qui précède, qu’on souligne et qu’on reprend.
L’inversion est donc un procédé de reprise qui consiste à capter
l’attention en déplaçant les éléments d’une chaîne, d’une phrase
342 Altérités de la littérature

ou d’une séquence, sans casser la chaîne, décomposer la phrase


ni détruire la séquence. C’est un mode d’interruption et de
répétition qui permet d’inscrire dans chacun des éléments
constituants d’une séquence la possibilité de reprendre cette
séquence à tout moment, pour l’élaboration d’un nouveau sens.
Selon mon hypothèse, le montage par raccord de souve-
nirs, dans Sans Soleil, peut se penser en termes de reprise par
inversion. Ce montage implique les trois moments du procédé
syntaxique : fixer un fragment d’image dans une séquence,
changer l’ordre des plans dans la séquence, relancer la séquence
selon le nouvel enchaînement des plans. Or, cette reprise dans
le film est d’abord assumée par le texte, ou plutôt par la voix
qui l’énonce. Comme une machine à remonter le temps, cette
voix ne donne pas à voir des images – comme peut le faire un
commentaire, une interprétation, une information –, mais elle
permet de les revoir. Elle nous fait voir en quoi toute image
est déjà le souvenir d’une autre image, et tout souvenir la
reprise d’un enchaînement d’images déjà vues, déjà filmées. Ce
mécanisme de reprise et d’inversion, cette machine à remonter
le temps ou à relire sa bande magnétique, qu’est le texte ou
la voix, ne revient pas dans le passé, ni ne crée simplement
une relation dialectique entre l’autrefois et le maintenant (au
sens de « l’image dialectique » de Benjamin) 12, mais inscrit un

12. « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent
éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre
le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres
termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du
présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de
l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n’est pas quelque
chose qui se déroule, mais une image saccadée. Seules des images dialectiques
sont des images authentiques (c’est-à-dire non archaïques) ; et l’endroit où
on les rencontre est le langage », Benjamin, Le Livres des Passages, op. cit.,
p. 478-479. Cf. Daniel Fairfax, « Le montage comme résonance : Chris
Marker et l’image dialectique », <revueperiode.net/le-montage-comme-
resonance-chris-marker-et-limage-dialectique/#footnote_0_1252>. Texte
originalement paru sous le titre « Montage as Resonance : Chris Marker and
the Dialectical Image », Senses of cinema, no 64, septembre 2012.
De l’œil du cyclone au vertige du temps 343

rapport temporel spécifique entre une image prise et une image


projetée. L’écart irréductible entre ces deux régimes iconiques
d’images, captation et projection, fixation et déroulement,
représente pour Marker non seulement le travail du cinéma
(« comment l’humanité faisait pour se souvenir », avant le
cinéma ?), mais aussi les lieux de la mémoire, ou d’une réécri-
ture de la mémoire. Je cite un passage au début du IIIe Acte,
qui raccorde des souvenirs ou des mémoires, l’une saturée,
bouchée comme les oreilles, l’autre impossible, comme une
folie réalisée. Ce passage suit la victoire des Guinéens et des
Cap-verdiens contre l’occupant portugais, et ouvre la scène sur
Vertigo, le seul film, selon Marker, qui ait su dire la mémoire
impossible, la mémoire folle :

Je vous écris tout ça d’un autre monde, un monde d’apparences.


D’une certaine façon, les deux mondes communiquent. La mémoire
est pour l’un ce que l’Histoire est pour l’autre. Une impossibilité.
Les légendes naissent du besoin de déchiffrer l’indéchiffrable. Les
mémoires doivent se contenter de leur délire, de leur dérive. Un
instant arrêté grillerait comme l’image d’un film bloquée devant la
fournaise du projecteur. La folie protège, comme la fièvre. J’envie
Hayao et sa Zone. Il joue avec les signes de sa mémoire, il les épingle
et les décore comme des insectes qui se seraient envolés du Temps
et qu’il pourrait contempler d’un point situé à l’extérieur du Temps
– la seule éternité qui nous reste. Je regarde ses machines, je pense à
un monde où chaque mémoire pourrait créer sa propre légende 13.

C’est dans ce IIIe Acte d’ailleurs que Marker parle d’un


« raccord de souvenirs ». Cet Acte débute en Guinée Bissau,
où se confrontent les images de la guérilla et de l’après révo-
lution, et se poursuit à San Francisco, où s’entremêlent et se
redoublent des souvenirs, d’un côté des photogrammes de
Vertigo et de l’autre des séquences sur les lieux du tournage

13. « Sans Soleil », op. cit., p. 90-91.


344 Altérités de la littérature

de Vertigo, filmées pour Sans Soleil. Le montage des plans par


raccord de souvenirs opère à plusieurs niveaux d’échelle des
images : la spatialité, ou l’ici et l’ailleurs (la Guinée-Bissau et
San Francisco), la temporalité, ou le présent, le passé et le futur
(la guérilla et la révolution, le souvenir des souvenirs de Vertigo
dans Sans Soleil), et l’altérité, ou moi et l’autre (c’est l’égalité
des regards que recherche le film aux deux extrémités de la
survie). Le raccord de souvenirs met en contact des régimes
d’images différents, pour l’espace (géographique), pour le
temps (historique) et pour l’altérité (culturelle), rejouant ainsi
à tout moment l’exergue de Racine : « L’éloignement des pays
répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. » La
fonction du raccord ne consiste donc pas à produire du continu
dans le discontinu, comme on l’a dit parfois du « faux raccord »,
comme Deleuze, ni à engendrer un choc entre des images
contrastées, ni même un air de famille entre ces hétérogènes
(montage dialectique, montage symbolique, selon les termes
de Rancière). Encore une fois, il ne s’agit pas de rechercher
des contrastes, d’aiguiser les contraires, mais de voyager aux
deux pôles de la survie – c’est-à-dire de l’oubli. Un voyage
qui se traduit par la réduction du temps à l’espace, comme
dans la scène du séquoia, qui reprend la séquence de Vertigo :

Le petit hôtel victorien où Madeleine disparaissait avait disparu


lui-même [encore une reprise (SM)]. Le béton l’avait remplacé, à
l’angle d’Eddie and Gough. En revanche, la coupe de séquoia était
toujours à Muir Woods. Madeleine y montrait la courte distance
entre deux de ces lignes concentriques qui mesurent l’âge de l’arbre
et disait « Ma vie a tenu dans ce petit espace ». Il se souvenait d’un
autre film où ce passage était cité : le séquoia était celui du Jardin
des Plantes, à Paris, et la main désignait un point hors de l’arbre – à
l’extérieur du Temps 14.

14. Ibid., p. 91.


De l’œil du cyclone au vertige du temps 345

Citant Madeleine dans Vertigo devant le séquoia, qui réduit


le temps à l’espace, qui fait de la durée de sa vie une distance
à parcourir, « ma vie a tenu dans ce petit espace », aussitôt se
raccorde le souvenir d’un autre film, dans lequel ce passage
aussi était cité. C’est la scène du Jardin des Plantes dans La
Jetée, où se rencontrent pour la première fois l’homme du
souterrain, qui vient du futur, et la femme qu’il perçoit dans
ses rêves. Cette scène est un souvenir :

Plus tard, ils sont dans un jardin. Il se souvient qu’il existait des
jardins. Elle l’interroge sur son collier, le collier du combattant qu’il
portait au début de cette guerre qui éclatera un jour. Il invente une
explication. Ils marchent. Ils s’arrêtent devant une coupe de séquoia
couverte de dates historiques. Elle prononce un nom étranger qu’il
ne comprend pas. Comme en rêve, il lui montre un point hors de
l’arbre. Il s’entend dire : « Je viens de là… » 15.

Lorsque la voix de Sans Soleil dit : « il se souvient d’un autre


film où ce passage était cité », elle produit un raccord entre ce
souvenir et cette citation de La Jetée, qui est déjà elle-même
un souvenir : « un point hors de l’arbre. Il s’entend dire : “Je
viens de là…”. » Or, le sens du « souvenir », dans ce raccord, ne
relève pas du passé à proprement parler. On peut se souvenir
du présent, comme du futur, dès lors que le temps se projette
en espace et la durée se représente en une distance à parcourir.
Mais il y a deux manières distinctes de raccorder les souve-
nirs, de remonter le temps, ou deux modalités de réduction
du temps à l’espace. Ces deux manières impliquent chacune
un mécanisme de reprise spécifique. La première relève d’un
montage entre deux plans-séquence, et la reprise s’exécute de

15. Deux films de Chris Marker : La Jetée / Sans soleil. 2003, DVD
Argos Film, Arte France développement, avec livret français-anglais. Cf.
Frédéric Majour, « On ne vit que deux fois » (Vertigo, Alfred Hitchcock,
1957) et La Jetée, Chris Marker (1962) », Vertigo, 46 (Chris Marker),
automne 2013, p. 25-31.
346 Altérités de la littérature

façon linéaire, horizontale ou verticale. La seconde opère un


montage à l’intérieur du plan-séquence lui-même, et la reprise
est circulaire, comme une spirale ou un cyclone (donc plus
difficile à définir). Pour la première modalité, le montage
entre les plans peut se réaliser soit de façon contiguë, un plan
qui suit immédiatement un autre plan, soit par un montage à
distance (dirait Péléchian), ou les plans raccordés sont séparés
par d’autres plans, comme par effets de résonance visuelle ou
sonore (encore les mots de Péléchian). Pour le montage contigu,
prenons entre autres exemples la scène sur la cérémonie des
poupées, presque à la fin du Ier Acte. Cette scène s’ouvre par
une comparaison entre l’Afrique et le Japon, encore les deux
extrêmes de la survie :

L’animisme est une notion familière en Afrique, on l’applique


plus rarement au Japon. Comment appeler alors cette croyance
diffuse selon laquelle n’importe quel fragment de la création a son
répondant invisible ? Quand on construit une usine ou un gratte-
ciel on commence par apaiser le dieu propriétaire du terrain avec
une cérémonie 16.

Ici, c’est la cérémonie qui rapporte le fragment à son


image invisible. Dans cette scène, en effet, on passe d’un
plan sur une cérémonie consacrée aux poupées cassées au
Japon, qu’on accumule dans un temple et qu’on brûle en
public, à un plan sur des petites filles guinéennes qui jouent,
elles, avec une poupée Barbie. La poupée japonaise a tous les
attributs d’une « Japonaise », visage, coiffe et kimono, tandis
que la poupée « guinéenne » est blanche, aux cheveux blonds.
Deux histoires se rencontrent, sinon dialoguent du moins se
confrontent, par un raccord de souvenirs consécutifs. Deux
histoires qu’incarnent ces poupées, dont le raccord inverse le
déroulement et produit une relecture du temps sur les oubliés

16. « Sans Soleil », op. cit., p. 84.


De l’œil du cyclone au vertige du temps 347

de l’histoire. Pour les Japonais, les poupées qu’on dépose


dans le temple représentent l’histoire des kamikazes, pour les
Guinéens, les poupées blanches dénudées racontent l’histoire
du colonialisme, comme ces bouteilles vides, oubliées, qu’on
jette par les fenêtres :

Il y a une cérémonie pour les pinceaux, pour les bouliers, et même


pour les épingles rouillées. Il y en a une, le 25 septembre, pour le
repos de l’âme des poupées cassées. Les poupées sont accumulées
dans le temple de Kiyomizu consacré à Kannon, la déesse de la
compassion, notre Kwan-Yin, et on les brûle en public.
J’ai regardé les participants. Je pense que ceux qui voyaient partir
les kamikazes n’avaient pas d’autres visages 17.

Dans ce montage, le raccord de souvenirs produit en effet


une réécriture de l’histoire, dont l’oubli joue le rôle d’une image
invisible, refoulée, déniée ou interdite. Or, dans le montage à
distance, entre des plans séparés par l’intervalle d’autres plans,
le raccord de souvenirs opère de façon différente. Il fixe aussi
des « instants suspendus » dans une séquence, mais en modifiant
cette fois l’ordre successif entre différentes séquences. La reprise
des séquences ne produit pas une autre histoire, fondée sur
l’image invisible d’un oubli, mais engendre une histoire dont
l’oubli n’est que l’envers du souvenir, comme dans le passage
cité plus haut sur le souvenir de la soif.

Il m’écrivait : « J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du


souvenir, qui n’est pas l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient
pas, on récrit la mémoire comme on récrit l’histoire. Comment se
souvenir de la soif 18 ? »

Nous sommes au début du film, après 3 minutes exacte-


ment, et l’on perçoit un raccord de souvenirs à distance entre

17. Ibid., p. 84.


18. Ibid., p. 80.
348 Altérités de la littérature

deux arrêts sur image. Le visage d’une jeune femme africaine


sur un bateau (pendant 3 secondes), et le visage d’un vieil
homme japonais dans un bistrot de Namidabashi. Cette scène
qui dure 1 minute 20 suit immédiatement une autre cérémonie,
japonaise elle aussi, mais consacrée cette fois aux chats morts,
sur la tombe desquels on vient accomplir le rite « qui allait
réparer, à l’endroit de l’accroc, le tissu du temps ». Puis vient le
texte sur le souvenir de la soif, et la scène s’ouvre entre les deux
arrêts sur image, comme une réponse à la question « comment
se souvenir de la soif ? » La distance qui sépare les deux images
fixes, ou deux « instants suspendus », deux « souvenirs », jeune
femme africaine dans un bateau, vieil homme japonais dans un
bistrot, devient elle-même le raccord ou le montage par lequel
se produit « l’égalité des regards ». Cette distance est tracée et en
même temps parcourue par trois courtes séquences intercalées,
l’une où l’on voit des clodos qui se saoulent à la bière et au lait
fermenté, une autre dans un cimetière où l’on voit des familles
verser des bouteilles de saké sur des tombes, et enfin une scène
dans le bistrot de Namidabashi, où le caméraman dit avoir
payé la tournée. Le raccord de souvenirs crée, ici, une égalité
des regards, qui passe par une chaîne de mots, de concepts
et d’images : eau, soif, ivresse, bière, saké, offrande aussi et
tournée 19 – comme en écho, comme un effet de résonance,
visuelle, textuelle et sonore.

§ 3 – Ces deux types de montage entre des plans successifs,


contigus ou séparés, permettent à Chris Marker d’étayer ce
qu’il appelle une réécriture de la mémoire sur deux formes
distinctes d’oubli : d’un côté, l’oubli comme image invisible
du souvenir, c’est le déni de l’histoire, le refoulement, les
oreilles bouchées, les bouteilles vides jetées par la fenêtre, et
d’un autre côté, l’oubli comme envers du souvenir, ou comme
image potentielle, virtuelle, c’est l’histoire cachée, enfouie,

19. Cf. Barbara Lemaître, « Sans Soleil, le travail de l’imaginaire »,


op. cit., p. 67.
De l’œil du cyclone au vertige du temps 349

recouverte par des mots et des choses, mais toujours là prête


à bondir, à resurgir dans l’égalité des regards. En somme, le
raccord de souvenirs entre deux plans contigus produit une
image invisible, ou montre ce qui de l’image ne se voit pas
dans l’image, tandis que le raccord de souvenirs entre deux
plans séparés produit une image potentielle, qui montre dans
l’image ce qui ne se voit pas de l’image. Mais le raccord de
souvenirs peut encore opérer à l’intérieur du plan, se monter
dans un plan-séquence en se raccordant à « autre chose » qu’un
autre plan du film. Par exemple, dans cette scène du bar de
Shinjuku, au milieu du Ier Acte, où l’on entend la musique de
La Jetée sur les mots du narrateur :

Le petit bar de Shinjuku lui rappelait cette flûte indienne dont le


son n’est perceptible qu’à celui qui en joue. II aurait pu s’écrier,
comme dans Godard – ou dans Shakespeare – « mais d’où vient
cette musique 20 ? ».

Comme dans la scène du séquoia, ce raccord ne produit pas


un enchaînement de plans, contigus ou séparés, immédiatement
consécutifs ou qui résonnent à distance, mais il introduit dans
le plan un plan-séquence, qui provient d’autres films, comme
La Jetée, et surtout comme Vertigo. Ce raccord de souvenirs
engendre donc une insertion d’images à échelle variable. La
scène du Jardin des Plantes de La Jetée est introduite dans la
séquence sur Vertigo. Par cette reprise ou redoublement de
citations, le passage cité de La Jetée, inséré dans la séquence
reconstituée de Vertigo, raccorde l’espace et le temps. C’est la
reprise du passage cité, on l’a vu, qui produit le raccord de
souvenirs. Dans Sans Soleil, on entend : « la main désignait un
point hors de l’arbre – à l’extérieur du Temps », qui renvoie
au passage de La Jetée : « Comme en rêve, il lui montre un
point hors de l’arbre. Il s’entend dire. “Je viens de là…”. »

20. « Sans Soleil », op. cit., p. 82.


350 Altérités de la littérature

Le plan-séquence de la main, dans Sans Soleil, qui montre


ce point hors de l’arbre en reprenant la citation de La Jetée,
associe l’extériorité du temps et le lieu d’où provient la voix
qui l’énonce. Ce qui est à l’extérieur du temps devient ainsi le
lieu depuis lequel s’énonce le texte de Sans Soleil. Et le texte
le dit lui-même, en ouverture à la séquence sur Vertigo. Un
texte déjà cité : « Je vous écris tout ça d’un autre monde, un
monde d’apparences. D’une certaine façon, les deux mondes
communiquent. »
Marker parle d’un autre monde – il parle au sujet d’un
autre monde et depuis un autre monde, qu’il nomme plus loin,
mais dans la même séquence sur Vertigo, « une autre dimension
du temps ». Un autre monde, un autre temps devenu le lieu
d’un énoncé, voire le lieu d’où s’énonce le texte du mysté-
rieux caméraman de Sans Soleil. Or, ces mondes ou ces temps
communiquent, dit Marker. Cet autre temps est extérieur au
temps. Il n’est ni raccordé au passé par un souvenir, ni rapporté
au futur par anticipation. Ce temps relève d’un autre ordre du
monde, où les temps ne s’enchaînent plus mais cohabitent,
c’est-à-dire où l’espace et le temps coïncident. Juste après la
séquence sur Vertigo, Marker nomme ce temps la « mémoire
totale », où tout est déchiffré, où tout a déjà été remémoré, et
où l’homme a « perdu l’oubli ». Il ne s’agit plus du futur anti-
cipé depuis le présent par projection, mais d’un futur qu’on
introduit dans le présent comme par injection (pour reprendre
l’image de la seringue dans La Jetée). C’est exactement ce qu’a
fait Hitchcock, selon Marker, en plongeant James Stewart-
Scottie dans la folie d’une mémoire impossible et totale, qui le
pousse à inventer un double à Kim Novak-Madeleine, vivant
dans une autre dimension du temps. Marker parle de la tour,
où Madeleine va se suicider :

De cette fausse tour – la seule chose qu’Hitchcock ait rajoutée -, il


imaginait Scottie sombrant dans la folie « de l’amour même », dans
l’impossibilité de vivre avec la mémoire autrement qu’en la faus-
sant, inventant un double à Madeleine dans une autre dimension
De l’œil du cyclone au vertige du temps 351

du Temps, une Zone [en hommage, cette fois, à Tarkovski, cité


plus haut (SM)] qui ne serait qu’à lui, et d’où il pourrait déchiffrer
l’indéchiffrable histoire qui avait commencé à Golden Gate quand
il avait retiré Madeleine de la baie de San Francisco, quand il l’avait
sauvée de la mort avant de l’y rejeter – ou bien était-ce l’inverse 21 ?

La séquence qui suit immédiatement cette description de la


mémoire impossible ou folle – cherchant à déchiffrer l’indéchif-
frable histoire d’amour – se raccorde à la projection d’un film
imaginaire – qui se nommera plus loin justement Sans Soleil.
On y voit s’intercaler des images de la baie de San Francisco,
où Madeleine s’était jetée à la mer, des images volcaniques, des
vols d’oiseaux et un enfant sur la plage. Cette séquence parle à
nouveau d’un autre monde, non d’une autre planète, mais de
ce futur très éloigné où la mémoire est devenue totale, c’est-à-
dire où le temps est entièrement réduit à l’espace, comme la
vie de Madeleine, qui peut se lire d’un bout à l’autre dans la
distance qui sépare les lignes concentriques du séquoia. Dans
ce film imaginaire, dans ce monde du futur, faire un pas en
avant, dit Marker, c’est avoir un an de plus :

À San Francisco j’ai fait le pèlerinage d’un film vu dix-neuf fois.


En Islande, j’ai posé la première pièce d’un film imaginaire. Cet
été-là, j’avais rencontré trois enfants sur une route, et un volcan était
sorti de la mer. Encore un coup de l’Ensemblier… Les astronautes
américains venaient s’entraîner avant la Lune dans ce coin de Terre
qui lui ressemble, j’y voyais tout de suite un décor de science-fiction,
le paysage d’une autre planète – ou plutôt non, qu’il soit celui de la
nôtre pour quelqu’un qui vient d’ailleurs, de très loin. Je l’imagine
avançant dans ces terres volcaniques qui collent aux semelles, avec
une lourdeur de scaphandrier. Tout d’un coup il trébuche, et le pas
suivant, c’est un an plus tard, il marche sur un petit sentier proche
de la frontière hollandaise, le long d’une réserve d’oiseaux de mer.

21. Ibid., p. 91.


352 Altérités de la littérature

Voilà un point de départ. Maintenant pourquoi cette coupe dans


le temps, ce raccord de souvenirs ? Justement, lui ne peut pas le
comprendre. Il ne vient pas d’une autre planète, il vient de notre
futur. 4001, l’époque où le cerveau humain est parvenu au stade
du plein-emploi. Tout fonctionne à la perfection, de ce que nous
autres laissons dormir, y compris la mémoire. Conséquence logique :
une mémoire totale est une mémoire anesthésiée. Après beaucoup
d’histoires d’hommes qui avaient perdu la mémoire, voici celle
d’un homme qui a perdu l’oubli… – et qui, par une bizarrerie de
sa nature, au lieu d’en tirer orgueil et de mépriser cette humanité du
passé et ses ténèbres, s’est pris pour elle d’abord de curiosité, ensuite
de compassion. Dans le monde d’où il vient, appeler un souvenir,
s’émouvoir devant un portrait, trembler à l’écoute d’une musique ne
peuvent être que les signes d’une longue et douloureuse préhistoire 22.

Mais revenons à la séquence sur Vertigo, pour mettre un


terme à cette lecture. Le raccord de souvenirs opère ici à l’inté-
rieur des plans eux-mêmes, et ne produit ni une image invisible
ni une image potentielle, mais introduit du futur dans l’image.
On l’a vu, ce raccord, qui opère entre un film et un autre,
insert dans un seul et même plan de Sans Soleil différentes
dimensions temporelles. Il monte une séquence où les temps
cohabitent, comme les lignes concentriques coexistent sur
la coupe du séquoia, produisant l’image d’un temps réduit
à l’espace. Aussi je nommerai cette image « contrefactuelle »,
comme on le dit d’un monde parallèle qui cohabite avec le
monde réel, sans ne jamais s’y confondre. Ce qui me permet
de citer un passage au début du Ier Acte sur la cohabitation
des temps :

II m’écrivait d’Afrique. II opposait le temps africain au temps


européen, mais aussi au temps asiatique. II disait qu’au xixe siècle

22. Ibid., p. 92.


De l’œil du cyclone au vertige du temps 353

l’humanité avait réglé ses comptes avec l’espace, et que l’enjeu du


xxe était la cohabitation des temps 23.

La cohabitation des temps, c’est la spatialisation du temps,


comme dans Vertigo, où Marker revisite le film, fait le pèle-
rinage de tous les lieux du tournage comme on parcourt les
lieux d’une mémoire. Il revient sur les lieux, reprend des prises
de vue du tournage. Comme un cyclone, il fait tourner les
images dans l’image. Par cette « reprise de vue 24 », le vertige de
l’espace, celui de Scottie, se révèle comme le vertige du temps,
une spirale qui dans l’œil du cyclone mène à l’extérieur du
temps : « le vertige dont il est question ici ne concerne pas la
chute dans l’espace. Il est la métaphore, évidente, saisissable et
spectaculaire, d’un autre vertige, plus difficile à représenter, le
vertige du Temps 25. » La scène sur Vertigo, dans Sans Soleil, dure
environ 3 minutes, et peut se diviser en trois séquences, repre-
nant des moments précis du film d’Hitchcock. La première,
de 1 minute 30, tourne autour d’une filature, Scottie qui suit
Madeleine dans les rues de San Francisco. La deuxième, de
45 secondes, montre la scène du séquoia, et la dernière, qui
dure aussi 45 secondes, porte sur la fausse tour qu’Hitchcock
« avait fait rajouter (par truquage optique) 26 » pour le vertige
de Scottie et le suicide de Madeleine.
Ces trois séquences sont composées et montées de la même
manière. Marker alterne de façon régulière des photogrammes
de Vertigo et des plans qu’il a tourné lui-même : chez le fleu-
riste, dans les rues de San Francisco, dans le cimetière, dans le
musée, devant le petit hôtel victorien, devant le séquoia, puis
au pied de la Mission Dolorès où sera « construite » la tour. À
mon sens, tout se joue dans la première séquence, qu’on peut

23. Ibid., p. 79.


24. Cf. François Niney, « L’éloignement des voix sépare en quelque
sorte la trop grande proximité des plans », Théorèmes, 6, op. cit., p. 100-110.
25. Chris Marker, « Notes sur Vertigo », Positif, 400, juin 1994, p. 79.
26. Ibid., p. 84.
354 Altérités de la littérature

elle-même diviser en quatre sous séquences, et qui recons-


titue la métamorphose du temps en espace, comme vertige
ou spirale du temps. La première sous séquence ne dure que
5 secondes, c’est l’ouverture sur la mémoire impossible, où
l’on voit tourner sur soi, suspendue à un câble, un crâne en
fil de fer coloré : « II m’écrivait qu’un seul film avait su dire la
mémoire impossible, la mémoire folle. Un film d’Hitchcock :
Vertigo 27. » Après quoi, durant 15 secondes, on passe de la
spirale du générique de Vertigo, comme vertige de l’espace, à
l’image d’un œil, œil du cyclone, comme vertige du temps :
« Dans la spirale du générique, il voyait le Temps qui couvre
un champ de plus en plus large à mesure qu’il s’éloigne, un
cyclone dont l’instant présent contient, immobile, l’œil 28… »
Puis, durant 20 secondes, se déroule la scène chez le fleu-
riste, où Scottie épie Madeleine à peine cachée dernière la vitre.
On voit un plan-séquence de Madeleine dans la boutique,
suivi de deux photogrammes de Vertigo, Madeleine regardant
les fleurs :

II avait fait le pèlerinage, à San Francisco, de tous les lieux de tour-


nage. Le fleuriste Podesta Baldocchi, où James Stewart épie Kim
Novak. Lui le chasseur, elle la proie – ou bien était-ce l’inverse ?
Le carrelage n’avait pas changé. II avait parcouru en voiture toutes
les collines de San Francisco où James Stewart-Scottie suit Kim
Novak-Madeleine. Il semble être question de filature, d’énigme, de
meurtre – mais en vérité il est question de pouvoir et de liberté, de
mélancolie et d’éblouissement, si soigneusement codés à l’intérieur
de la Spirale qu’on peut s’y tromper, et ne pas découvrir tout de suite
que ce vertige de l’espace signifie en réalité le vertige du Temps 29.

Enfin, la dernière sous séquence, qui dure, elle, 50 secondes,


est composé de onze plans : un photogramme sur une rue de

27. « Sans Soleil », op. cit., p. 91.


28. Ibid.
29. Ibid.
De l’œil du cyclone au vertige du temps 355

San Francisco depuis la voiture de Scottie, un photogramme sur


le visage de Scottie au volant, puis une prise de vue de Marker
sur les rues de San Francisco (de 25 secondes). À partir de là
s’enchaînent très rapidement trois plans de photogrammes (de
3 secondes chacun) dans le cimetière, où Madeleine se recueille
sur une tombe, suivis de deux prises de vue pour Sans Soleil
du même cimetière (aussi de 3 secondes chacune). Et enfin
quatre photogrammes dans le musée : on voit Madeleine de
dos, assise, regardant le tableau d’une jeune femme morte, puis
on perçoit le visage de Scottie qui regarde Madeleine, on voit
ensuite le tableau lui-même, très précisément le visage de la
jeune femme et la spirale dans ses cheveux, et enfin, nouvelle
reprise, on revient en gros plan sur le chignon de Madeleine,
où se retrouve la même spirale :

Il avait suivi toutes les pistes, jusqu’au cimetière de la Mission


Dolores où Madeleine venait prier sur la tombe d’une femme morte
depuis longtemps, et qu’elle n’aurait pas dû connaître. II avait suivi
Madeleine – comme Scottie l’avait fait – au musée de la Légion
d’Honneur, devant le portrait d’une femme morte qu’elle n’aurait
pas dû connaître. Et sur le portrait, comme dans la chevelure de
Madeleine, la spirale du Temps 30.

De la spirale du générique de Vertigo, on passe à la spirale du


temps, pour l’image d’un autre vertige que cherche à montrer
ce film imaginaire qu’est Sans Soleil. Comme dans les lignes
concentriques du séquoia, la reprise introduit l’espace dans le
temps. Revenir sur le lieu du tournage de Vertigo, relancer les
filatures, chasser les chasseurs d’images, raccorder les instants
du film à de nouveaux plans-séquences d’autres films, nouveaux
fragments de souvenirs, représentent autant de gestes qui
articulent le temps des prises de vue et le temps des images

30. Ibid.
356 Altérités de la littérature

projetées. Ce retour, en somme, permet de repenser la coha-


bitation des temps en termes de vertige.
Le raccord de souvenirs est un montage qui opère à plusieurs
niveaux, non seulement entre des images, produisant des images
invisibles ou des images potentielles, mais aussi à l’intérieur
d’une image, en faisant de cette image le lieu d’un autre temps,
d’un contretemps, d’une contrefactualité du temps, où le
temps devient vertige. Ce dernier montage ne raccorde plus
des plans séparés pour produire une image du temps (continu
ou discontinu), mais il raccorde des temps dans le plan pour
produire l’image du vertige (comme dans l’œil du cyclone).
En raccordant ces images fixes de Vertigo, ces photogrammes
ou ces « instants suspendus, ces souvenirs », à de nouvelles
séquences sur les lieux du tournage du film, Chris Marker
transforme ces instants en spirale, ces souvenirs en cyclone et
le temps en vertige. Le raccord de souvenirs entre Vertigo et
Sans Soleil fait de l’instant immobile de l’image la spirale d’un
vertige du temps. Comme Scottie, qui invente un double à
Madeleine dans une autre dimension du temps, ce raccord de
souvenirs, d’un film à l’autre, d’un film dans l’autre, fait de
ces instants suspendus le déroulement d’un film imaginaire :

Bien sûr, dit le caméraman, je ne le ferai jamais, ce film. Pourtant


j’en collectionne les décors, j’en invente les détours, j’y dispose mes
créatures favorites, et même je lui donne un titre, celui des mélodies
de Moussorgski justement : Sans Soleil 31.

31. Ibid., p. 92.


III

Personnage et possession 1
Jean Rouch et le film anthropophagique

« Autour d’un possédé qui donne l’impulsion première, et


devient une sorte de meneur de jeu, une comédie vient à
s’organiser avec la complicité de tous. »
— Michel Leiris.

§ 1 – Jean Rouch est ethnologue et cinéaste. Entre 1949


et 2003, il a réalisé plus de 20 films, de courts et longs métrages,
qu’on appelle souvent documentaires, comme Les Maîtres fous,
de 1954, Moi, un noir, de 1958, ou Chronique d’un été réalisé
avec Edgar Morin en 1961. Il est africaniste, spécialiste des
peuples Dogon, des rituels de possession et des pratiques de
la transe, qu’il a filmé, documenté, en les nommant pratique
du « ciné-transe », une variante anthropophagique du « cinéma
direct », ou enregistrement synchrone des images et du son.
Sans entrer dans les débats qui opposent français et américains
sur le statut ontologique du « cinéma direct 2 », je partirai des
positions très claires de Jean Rouch lui-même dans un texte
important sur la construction du personnage entre possession

1. Conférence prononcée en septembre 2015 à l’Université fédérale de


Juiz de Fora, Brésil.
2. Cf. Gilles Marsollais, L’aventure du cinéma direct, Paris, Seghers,
1974, et Séverine Graff, Le cinéma-vérité. Films et controverses, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2014.
358 Altérités de la littérature

et cinéma : « Essai sur les avatars de la personne du possédé, du


magicien, du sorcier, du cinéaste et de l’ethnographe », paru en
1971. Il se réfère aux deux pionniers du cinéma direct, dans
les années 1920, l’américain Robert Flaherty, et son célèbre
Nanouk l’esquimau, et le soviétique Dziga Vertov, et L’homme
à la caméra. Le premier invente la « caméra participante »,
qui repose sur l’interaction entre l’équipe de tournage, réduit
au minimum, et la situation concrète des sujets filmés, sans
scénario préconçu ni écrit à l’avance. Le second développe
l’idée d’un « cinéma-vérité » (kino pravda), qui condamne
toute fiction narrative et veut réduire l’écart entre l’œil de la
caméra et la réalité filmée. Dans un texte de 1973, « La caméra
et les hommes », Rouch s’interroge sur la construction d’un
personnage possédé, en rapprochant les transformations de
la personne du cameraman et les phénomènes de possession :

Pour moi, donc, la seule manière de filmer est de marcher avec la


caméra, de la conduire là où elle est le plus efficace, et d’improviser
pour elle un autre type de ballet où la caméra devient aussi vivante
que les hommes qu’elle filme. C’est là la première synthèse entre
les théories vertoviennes du “ciné-œil” et l’expérience de la “caméra
participante” de Flaherty. Cette improvisation dynamique – que je
compare souvent à l’improvisation du torero devant le toro – ici,
comme là, rien n’est donné d’avance, et la suavité d’une faëna, n’est
pas autre chose que l’harmonie d’un travelling marché en parfaite
adéquation avec les mouvements des hommes filmés. […] Alors, au
lieu d’utiliser le zoom, le caméraman réalisateur pénètre réellement
dans son sujet, précède ou suit le danseur, le prêtre ou l’artisan, il
n’est plus lui-même mais un “œil mécanique” accompagné d’une
“oreille électronique”. C’est cet état bizarre de transformation de la
personne du cinéaste que j’ai appelé, par analogie avec les phéno-
mènes de possession, la “ciné-transe” 3.

3. Jean Rouch, « La caméra et les hommes », in Claudine de France (dir.),


Pour une anthropologie visuelle, Paris, Cahiers de l’Homme, 1979, p. 63.
Personnage et possession 359

Pour Jean Rouch, le cinéma direct représente d’abord et


avant tout une prothèse, une extension du corps, de la peau,
de l’œil ou de l’oreille, et je dirais même du ventre. C’est un
cinéma prothétique et non plus mimétique, qui produit un
phénomène de transe, que Rouch nomme justement « ciné-
transe », et que je rapporterai à l’idée d’anthropophagie :

Mais, paradoxalement, c’est grâce à cet attirail, grâce à ce comporte-


ment nouveau (qui n’a rien de commun avec le comportement de la
même personne quand elle ne filme pas) que le cinéaste peut « coller »
au rituel, s’y intégrer, le suivre pas à pas : chorégraphie étrange qui,
si elle est inspirée, rend le cameraman et son adjoint preneur de
son, non pas invisibles mais participants à la cérémonie en cours.
Ainsi pour les Songhay-Zarma, très habitués au cinéma, ma personne
s’altère sous leurs yeux comme s’altère la personne des danseurs de
possession, jusqu’à la « ciné-transe » de l’un filmant la transe réelle
de l’autre. Cela pour moi est si vrai, que je sais, et par le contrôle
de mon viseur de caméra et par les réactions des spectateurs, si la
séquence filmée et réussie ou ratée, si j’ai pu me débarrasser du poids
des théories ethnologiques et cinématographiques pour retrouver
la barbarie de l’invention.
On peut aller plus loin encore : cette chasse d’images n’était pas
comparable à la chasse aux « doubles » du sorcier, et, ce que je
conserve avec des soins extraordinaires (obscurité, sécheresse, basse
température), c’est un « paquet de reflets », un « paquet de doubles ».
Si la caméra peut être assimilée à la peau sanglante du génie posses-
seur, l’expédition des films vers des laboratoires lointains peut être
assimilée, par compte, à la dévoration du double par le sorcier 4.

Deux notions s’enchaînent comme le déroulement d’un


rituel. Tout d’abord, dans la caméra directe, ou l’enchaînement

4. Jean Rouch, « Essai sur les avatars de la personne du possédé, du


magicien, du sorcier, du cinéaste et de l’ethnographe », in Jean Rouch.
Cinéma et anthropologie. Textes réunis par Jean-Paul Colleyn, Paris, Cahiers
du cinéma/INA essais, 2009, p. 152-153.
360 Altérités de la littérature

synchrone des images et des sons, le cameraman et le preneur


de son ne sont pas invisibles, mais « participants à la cérémonie
en cours ». La participation cérémonielle est une altération de
la personne, une construction qui transforme l’identité, un
phénomène de possession qui fait entrer en transe le cameraman
et le preneur de son. Un phénomène spécifiquement cinéma-
tographique, qui devient un critère de réussite des séquences
filmées, de mise à distance des savoirs théoriques et d’un retour
aux pouvoirs de l’invention. Et c’est là qu’il faut préciser une
seconde notion. Rouch compare cette possession cinémato-
graphique de la transe à « la chasse aux “doubles” du sorcier ».
Or, cette analogie implique elle aussi deux points distincts qu’il
faut souligner. D’un côté, la notion de double, de l’autre la
question du ventre, de la dévoration ou de l’anthropophagie.
Que veut dire manger son double ? Dans quelle mesure « expé-
dier des films dans des laboratoires lointains » peut renvoyer à
la dévoration du double par le sorcier ? Et en quoi consiste la
spécificité cinématographique de l’anthropophagie ?

Chaque homme à un « double » bia qui vit dans un monde parallèle,


écrit Rouch, un doublet du monde, domaine des génies, maître des
forces de la nature, domaine permanent de l’imaginaire (rêve ou
rêverie ou réflection), domaine temporaire des magiciens et des
sorciers. Ce reflet du monde ne semble pas dépasser les limites du
monde terrestre, en particulier, il ne déborde pas sur le monde de
l’au-delà géré par Dieu.
Entre le monde réel et son doublet, des corrélations sont possibles,
soit par l’incarnation de génies au cours de danse de possession,
soit par l’incursion chamanistique des magiciens dans le reflet du
monde, soit par la matérialisation du sorcier au moment de sa chasse
aux autres doubles 5.

5. Ibid., p. 149.
Personnage et possession 361

Le double, qu’il faut incorporer ou manger, est une entité


spécifique comportant plusieurs propriétés. Tout d’abord,
chaque individu possède un double, ou son double, une ombre,
un reflet, une image, et en ce sens chaque double est individué
ou indexé à un individu particulier. Ensuite, chaque double vit
dans un monde parallèle, et non dans l’au-delà. Il ne dépasse
pas les limites du monde terrestre mais il vit sur la terre, dans
le monde des hommes et dans leur société. Enfin, le double
est une force, une puissance, ou plus exactement un génie qui
maîtrise les forces de la nature. La maîtrise est sans doute ici le
mot-clef, qui donne aux sorciers, comme au cameraman, son
pouvoir de possession. Cette maîtrise permet de construire un
ensemble de relations, de connexions ou de communications
entre le monde réel et son double. Pour le sorcier, le magicien
ou le cameraman, maîtriser les forces de la nature permet
donc de créer un passage possible entre ces mondes parallèles,
ou de mettre en relation directe, sensible et intelligible, un
individu et son double. Or, un des modes de relations que le
sorcier peut produire relève de l’incorporation, de l’ingestion
ou de la dévoration. Le sorcier peut manger le double, puis le
rendre ou le vomir, comme l’homme à la caméra peut manger
puis montrer des images ou des reflets, par le tournage et le
montage, qui mettent l’individu ou la société tout entière en
communication avec leurs doubles :

cette image « volée » revient quelques mois plus tard et, sur l’écran,
reprend un instant sa vie (reflets doués d’un étrange pouvoir puisqu’il
suffit à un « cheval de génie » de se voir possédé sur l’écran pour
entrer immédiatement en transe…) 6.

§ 2 – Ce retour de l’image représente un passage entre


réalité et fiction, qui fait de l’incorporation du double une

6. Ibid., p. 153.
362 Altérités de la littérature

transformation identitaire. Pour Rouch, c’est le pouvoir


d’une autorité dominante et coloniale. Deleuze le souligne
clairement :

Si l’alternative réel-fictif est si complètement dépassée, c’est parce


que la caméra, au lieu de tailler un présent, fictif ou réel, rattache
constamment le personnage à l’avant et à l’après qui constituent
une image-temps directe. Il faut que le personnage soit d’abord réel
pour qu’il affirme la fiction comme une puissance et non comme
un modèle : il faut qu’il se mette à fabuler pour s’affirmer d’autant
plus comme réel, et non comme fictif. Le personnage ne cesse de
devenir un autre, et n’est plus séparable de ce devenir qui se confond
avec un peuple […]. Pour Rouch, il s’agit de sortir de la civilisation
dominante, et d’atteindre aux prémices d’une autre identité 7.

Pour transformer la société, l’identité d’un peuple soumis


ou d’une communauté, il faut manger son double. C’est le
pouvoir des sociétés, mais aussi de l’œil du cameraman et de
l’oreille du preneur de son, ces nouveaux sorciers anthropo-
phages, mangeurs d’images, mangeurs de sons :

Le pouvoir du sorcier, écrit Rouch, comme celui du magicien, se


transmet héréditairement, mais par la voie du lait : un enfant dont
la nourrice est tyarkaw sera tayrkaw. Les mythes songhay soulignent
ce caractère irrémédiable : une femme sainte, responsable d’une
communauté de femmes ayant fait vœu de chasteté, cède à un visiteur
qui passe la nuit avec elle. Le lendemain matin, elle le métamorphose
en mouton mais ses compagnes demandent à manger ce mystérieux
mouton. La femme en mange aussi. Or elle est enceinte de celui
qu’elle a ainsi mangé. De cette union d’une femme et d’un homme
qu’elle a dévoré naît un enfant, une fille « mangeuse de doubles »,
une sorcière tyarkaw, d’où descendent, par la voix du lait, tous les
sorciers et sorcières actuels.

7. Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 198-199.


Personnage et possession 363

Depuis lors, dans chaque village, il y a une proportion plus ou moins


grande de sorcier tyarkaw. Bien sûr, tout le monde les connaît mais
personne n’en parle et, s’ils font le mal, c’est parce qu’ils sont obligés
de le faire. En fait, ce sont des criminels irresponsables […]. Comme
le magicien, le sorcier à l’art de diriger son « double » bia et c’est ce
« double » qui est, en fait, l’agent réel de la sorcellerie. C’est lui qui
part à la chasse des autres « doubles 8 ».

Rouch évoque ici le mythe du mangeur de double. Une


femme sainte passe la nuit avec un homme, qu’elle transforme
en mouton, puis le mange. Elle tombe enceinte de cet homme-
mouton, non par un acte sexuel mais par dévoration. De cette
union avec celui qu’elle a mangé naît une « fille mangeuse de
doubles », une sorcière tyarkaw. Je souligne l’importance de
cette filiation particulière, qui suit d’autres lois héréditaires
et produit d’autres généalogies que la reproduction par le
sperme et par le sang. Comme entre le monde réel et le monde
des doubles, il y a un passage entre l’homme, le mouton et
le double, une transformation par l’animal qui permet de
reconstituer un récit des origines de la sorcellerie, mais encore
d’attester la présence réelle des mangeurs de double dans la
société. Il faut donc distinguer deux types de double. D’un
côté le double de chaque individu, son âme, son ombre, son
image, qui reste en principe inaccessible à l’individu lui-même,
et de l’autre le double du sorcier, qui mange le double des
individus devenus ses victimes.
À partir de là, on peut parler d’une anthropophagie du
deuxième type. Il ne s’agit pas de manger l’autre, littéralement,
comme dans un rituel cannibale, ni d’en manger symbolique-
ment le double, mais c’est le double lui-même qui mange le
double. Cette anthropophagie du deuxième type est une affaire
de double, elle se règle entre des doubles :

8. « Essai sur les avatars de la personne du possédé, du magicien, du


sorcier, du cinéaste et de l’ethnographe », op. cit., p. 146-147.
364 Altérités de la littérature

Souvent, la nuit, écrit Rouch, près de certains villages, on aperçoit,


dans la brousse, des feux se déplaçant rapidement, s’arrêtant et
repartant par bonds successifs. Ces lumières suspectes (dont l’expli-
cation n’est pas claire) sont interprétées comme des sorciers tyarkaw
en maraude. En effet, ceux-ci auraient le pouvoir de se propulser
dans l’air grâce à la réaction de feux leur sortant des aisselles et de
l’anus. Les quelques enquêtes qui ont pu être menées font apparaître
que ces manifestations du sorcier sont le fait de son « double » bia.
C’est ce « double » en déplacement que l’on aperçoit sous la forme
de ces feux mouvants.
Le corps du sorcier est, au moment même, chez lui, au village « dans
un état de profonde rêverie ».
Ce « double » fulgurant peut se métamorphoser en calebasse, en
bébé criard, en âne à deux têtes… formes qu’il prend pour effrayer
ses futures victimes : en volant, le « double » tyarkaw a aperçu un
voyageur attardé ; il prend ces formes successives que le voyageur
croisera sur son chemin et, malheur à lui s’il ramasse la calebasse, s’il
touche le bébé, s’il frappe l’âne à deux têtes !… : une peur panique
lui fait perdre la raison, c’est-à-dire le contrôle de son propre
« double », et le sorcier tyarkaw (ou plus exactement son « double »)
profite de cette perte de contrôle pour s’emparer du « double » bia
de sa victime et le « manger 9 ».

En quoi consiste ce combat étrange de « double » contre


« double » pour « manger le double » ? Quelle est la réalité onto-
logique d’un double mangé par un double ? Qu’advient-il du
double, dès lors qu’il vit dans le monde réel et dans la société
des hommes ? Et qu’en est-il de la société elle-même, dès lors
qu’elle contient tous ces corps morts dévorés par le double du
sorcier ? Les Maîtres fous de Jean Rouch porte sur cette identi-
fication collective, cette incorporation ou cette transformation
sociale du double. Il pose la question d’une anthropophagie du
double, pour « sortir de la civilisation dominante » et « atteindre

9. Ibid., p. 147.
Personnage et possession 365

aux prémices d’une autre identité ». Réalisé en 1955, ce film


prototype d’un cinéma-vérité montre les pratiques rituelles
de transe et de possession de la secte des Haoukas, connue au
moins depuis 1927 au Niger et qui s’est répandue au Ghana
dix ans plus tard. Ce film en couleur réalisé en 16 mm, qui
dure 36 minutes, enregistre le plus « objectivement » possible
les phénomènes de possession auxquels se livrent des émigrés
nigérians vivants dans la banlieue d’Accra. Au début du film
comme à la fin, on voit ces individus dans leur vie réelle,
qui s’apprêtent à partir, de la ville à la brousse, puis revenir
de la brousse à la ville, rejouant sur un mode thérapeutique
ou cathartique le passage d’une civilisation traditionnelle à
une civilisation moderne, mécanisée, industrielle et surtout
coloniale.
En utilisant le procédé de Flaherty d’une « caméra parti-
cipante », Rouch enregistre les événements sans perturber ou
modifier le comportement des personnages en transe, mais
sans pour autant disparaître de la scène, ni se retrancher de
la cérémonie. Ce film capte en direct des dédoublements
de double. C’est un film anthropophagique en ce sens qu’il
enregistre des doubles qui mangent des doubles. Il montre
en effet une personne qui se dédouble, un double sort de son
corps, prend l’identité d’un génie ou d’un dieu légendaire, et
agit à sa place. Dans ces crises de possession individuelle et
collective, l’identification cathartique fonctionne par dédou-
blement, ou plus exactement par un combat anthropophagique
de « double » contre « double » pour un « double », identifié
ici aux représentants du pouvoir colonial. Une fois sorti du
corps, le double s’identifie et dévore le double d’une personne
de l’ancienne hiérarchie des colonies britanniques, qui exerce
un pouvoir de domination sur les cultures locales des émigrés.
Le double devient tantôt gouverneur général, tantôt amiral,
tantôt l’épouse d’un chef militaire, et parfois même se trans-
forme en locomotive, symbole de la modernité technocratique,
des moyens de transport industriel et des nouveaux systèmes
de communication. Ces identifications anthropophagiques
366 Altérités de la littérature

relèvent d’une mise en scène théâtrale, ou d’une performance


excessive, violente et même parfois cruelle, dont Jean Genet
d’ailleurs s’est inspiré pour écrire sa pièce Les Nègres.

§ 3 – Les Noirs deviennent des Blancs, l’homme de la


brousse un citadin, le dominé le dominant, le colonisé le
colon, et la culture traditionnelle se transforme soudainement
mais pour un temps en société moderne. Une fois la céré-
monie achevée, le lendemain, les émigrés nigériens épuisés
retournent en ville, regagnent leur vie quotidienne, leurs
conditions d’ouvrier, retrouvent leur vrai nom et semblent
avoir même oublié ce qui s’est passé la veille. Mais où se joue la
« vérité » dans ce film ? Est-ce un document, est-ce une fiction ?
Est-ce un film documentaire qui enregistre une fiction, une
mise en scène préparée pour le film de Jean Rouch ? À vrai
dire, Les Maîtres fous est une commande. Alors qu’il étudiait les
rituels de possession et tournait la Bataille sur le grand fleuve,
entre 1946 et 1951, Rouch entre en contact avec les Haoukas.
Les grands prêtres voient son film lors d’une projection à Accra
et lui demandent de filmer leur cérémonie annuelle qui aura
lieu deux mois plus tard. Désormais, la caméra, la prise de son
et l’œil mangeur d’images de Rouch lui-même feront partie
intégrante de la cérémonie. Je rappelle le texte cité plus haut :

Mais, paradoxalement, c’est grâce à cet attirail, grâce à ce comporte-


ment nouveau (qui n’a rien de commun avec le comportement de la
même personne quand elle ne filme pas) que le cinéaste peut « coller »
au rituel, s’y intégrer, le suivre pas à pas : chorégraphie étrange qui,
si elle est inspirée, rend le cameraman et son adjoint preneur de
son, non pas invisibles mais participants à la cérémonie en cours.

Que veut dire participer à la cérémonie en cours ? Dans


quelle mesure la caméra fait-elle partie de la chorégraphie d’un
rituel de possession ? Quelle fonction rituelle et quel pouvoir
de possession la caméra peut-elle jouer dans cette chasse aux
doubles ? Et peut-on dire que la caméra accomplit elle-même,
Personnage et possession 367

comme mangeuse d’images, les conditions anthropophagiques


du « combat du « double » contre « double » pour le « double » »,
autrement dit les conditions thérapeutiques d’une incorpora-
tion des cultures populaires dans une culture dominante ? Les
prêtres haoukas commandent donc le film à Rouch, et par voie
de possession Rouch se dédouble lui-même en chorégraphe.
En effet, le caméraman devient chorégraphe, il se dédouble en
génie de la scène, qui dispose et enregistre, au tournage puis
au montage, des plans-séquences de possession où l’on voit
des doubles manger des doubles. Dans plusieurs entretiens,
Rouch évoque les circonstances et les détails du tournage,
qui n’a duré qu’une journée. Sans toujours comprendre ce
qui arrive, les gestes, les paroles, qualifiées de glossolalies, les
scènes souvent violentes et sanguinaires, Rouch les filme dans
leur enchaînement chronologique, avec leurs ruptures et leurs
contraintes imposées par sa caméra. Chaque bobine ne dure
que 25 secondes, et toutes les trois minutes il doit remonter sa
caméra. Rouch tantôt filme, chasse, mange les images, tantôt
remonte, recharge et réfléchit sur ces images.
Dans cette « chorégraphie étrange », les rôles s’échangent.
D’un côté, Rouch participe à la cérémonie, en filmant des
crises de possession, mais d’autre côté les possédés eux-mêmes
entrent en crise comme un acteur de cinéma entre sur l’écran.
Ils savent combien de temps dure une bobine et voient les
gestes du caméraman, qu’ils investissent dans le rituel. Rouch
ne choisit pas la personne qu’il veut filmer, mais c’est elle qui
surgit à l’improviste devant l’objectif : « tout d’un coup, elle
rentrait dans le champ par la droite ou par la gauche et je la
suivais 10. » Or, pour accentuer le phénomène de possession,
et pour marquer l’hétérogénéité anthropophagique du dédou-
blement, Rouch recourt au procédé du montage parallèle par
choc et collision, selon l’idéologie cinématographique de Vertov

10. Entretien avec Laurent Devanne au Café de l’Observatoire, à Paris.


Texte cité dans Maxime Scheinfeigel, Jean Rouch, Paris, CNRS Éditions,
2008, p. 139.
368 Altérités de la littérature

et Eisenstein. Il monte son film en produisant des ruptures


diégétiques, ou en introduisant dans la narration documentaire
des images hétérogènes, des contrastes qui créent un choc entre
les images : comme la relève de la garde devant le palais du
gouvernement, la sortie de la messe, ou la reine d’Angleterre
dans son carrosse. Ce montage d’images fonctionne comme le
dédoublement des transes des Haoukas, et produit un passage
possible entre les mondes parallèles, entre la réalité et la fiction,
ou inscrit la présence de doubles mangeurs de doubles dans
les pratiques de la vie quotidienne. Ce montage permet de
confronter des champs incompatibles, d’exacerber des rela-
tions intolérables par la comparaison du rituel social. D’un
côté, entrer en transe, baver, se contorsionner, à l’image d’un
épileptique ou d’un hystérique, tuer un animal et boire son
sang, de l’autre, aller à l’église, prier, communier, chevaucher
un défilé militaire ou accueillir une reine.
Du tournage au montage, Les Maîtres fous constitue une
chorégraphie des mondes parallèles. Il devient lui-même la mise
en scène d’un dédoublement, individuel et collectif. C’est un
film anthropophagique qui capte, enregistre, mais aussi qui
produit l’apparition du double et sa dévoration. Cette capacité
représente un des sens majeurs, pour Jean Rouch, du cinéma-
vérité, qui donne sans doute pour la première fois un pouvoir
anthropophagique à l’image, l’image en mouvement, l’image
mobile ou projetée. Un cinéma-vérité qui permet de repenser la
fonction ethnographique du cinéma, mais aussi de reconsidérer
le pouvoir des images filmées, documentées, archivées, voire
la nouvelle hégémonie des images, dans l’anthropophagie des
cultures, entre dominants et dominés, tradition et modernité.
Table des matières

Ouverture. Penser le fait littéraire .................................................. 5

I. Poétique et critique
I. Littérature de fiction. Mallarmé, la poétique
du rythme et le fait littéraire ..................................................... 13
1. Une science de la littérature en général ..................................... 13
2. Une science du mot pour lui-même ........................................... 22
II. Musicienne du silence. Les styles de Mallarmé ............... 39
III. Les voix fantômes du récit. Maurice Blanchot :
théorie littéraire et raison poétique ....................................... 53
IV. Langage et politique. Discours performatif
et montage discursif, de Brecht à Benjamin ..................... 73

II. Langage et avant-gardes


I. Théâtre du langage. La violence politique
des avant-gardes .............................................................................. 89
1. Théorie pratique et pratique théorique ..................................... 89
2. Le langage spécifique et la question du médium ..................... 99
II. Manifestes littéraires. La rupture
entre politique et société .......................................................... 109
1. Les manifestes et la crise des institutions
de la modernité ................................................................................. 109
2. Les manifestes, un nouveau genre d’énonciation .................. 124
III. La langue scénique du corps.
Artaud et le théâtre des spectres ........................................... 137

III. Littérature et anthropologie


I. La scène des frontières. L’ethnographie,
l’art et la littérature devant la restitution des objets ... 159
370 Altérités de la littérature

1. L’objet, un document performatif ........................................... 159


2. Présentation de l’objet et discours de légitimation ............... 173
3. De l’observation à la reconstitution de l’histoire .................. 186
II. Le traumatisme de Babel. Les fictions
ethnographiques d’Édouard Glissant ................................ 203
1. Littérature et anthropologie : de l’oralité à l’écriture .......... 203
2. De l’opacité des langues à l’oralisation de l’écriture ............ 214

IV. La fiction et ses doubles


I. La folie du double. Rousseau juge de Jean-Jacques,
ou l’autofiction du politique ................................................. 225
II. La mort tragique du héros.
Hölderlin et la question du deuil ........................................ 239
III. Le sublime artificiel. Lacoue-Labarthe et la lecture
baudelairienne de Wagner ...................................................... 247
IV. Lire Le Méridien. Paul Celan
et la mémoire des dates ............................................................ 267
V. Amour du discours fragmenté. Marguerite
Duras et Le Ravissement de Lol V. Stein ........................... 297
1. La scène, le récit et la substitution des témoignages ............. 297
2. La reconstitution d’une scène d’amour :
récrire à chaque fois la première fois ............................................ 310

V. Poétique des images


I. Dans la peau d’un autre. Charlotte Delbo, l’invention
de la photographie et la mémoire des spectres ............. 323
II. De l’œil du cyclone au vertige du temps. Les raccords
de souvenir dans Sans Soleil de Chris Marker ............... 335
III. Personnage et possession.
Jean Rouch et le film anthropophagique ........................ 357
Dans la collection « Le Bel Aujourd'hui »

Abensour Miguel, Emmanuel Levinas. L’ intrigue de l’ humain.


Entretiens avec Danielle Cohen-Levinas, avant-propos de Danielle
Cohen-Levinas, 2012.
Antelme Robert, Vengeance ?, 2010.
Arbib Dan, La lucidité de l'éthique, 2014.
Arendt Hannah, Terreur et idéologie, traduit par Marc de Launay,
préfacé et annoté par Pierre Bouretz, 2009.
Baas Bernard, La voix déliée, 2010.
Bennington Geoffrey, Géographie et autres lectures, 2011.
Benoist Jocelyn, Logique du phénomène, 2016.
Bensussan Gérard, Marx le sortant, 2007.
– Dans la forme du monde. Sur Rosenzweig, 2009.
Bensussan Gérard et Cohen-Levinas Danielle, L’ impatience des
langues, 2010.
Bident Christophe, Le geste théâtral de Barthes, 2012.
Blumenberg Hans, L’ imitation de la nature et autres essais esthétiques,
traduit par Marc de Launay et Isabelle Kalinowski, 2010.
Bouretz Pierre, Les Lumières du messianisme, 2009.
Brezis David, Levinas et le tournant sacrificiel, 2012.
Cabestan Philippe, Qui suis-je ?, 2015.
Cahen Didier, À livre ouvert, 2013.
Capelle-Dumont Philippe, Études heideggériennes, 2016.
Charles Daniel, Le temps de la voix, préfacé par Eero Tarasti, 2011.
Contou Matthieu, Avant la faute. Jocelyn Benoist et la « déthéologisation
extrême du réel », 2017.
Courtine Jean-François, Levinas, la trame logique de l’ être, 2012.
Courtine-Denamy Sylvie, L'Exil dans l'exil, 2014.
Crépon Marc, Vivre avec. La pensée de la mort et la mémoire des
guerres, 2008.
– Élections. De la démophobie, 2012.
Dastur Françoise, Déconstruction et phénoménologie, 2016.
Deguy Michel, L’envergure des comparses. Écologie et poétique, 2017.
– Écologiques, 2012.
– La fin dans le Monde, 2009.
Derrida Jacques, La solidarité des vivants et le pardon. Conférence et
entretiens, précédés de « Derrida au Brésil » par Evando Nascimento,
2016.
De Launay Marc, Lectures philosophiques de la Bible, 2008.
Di Cesare Donatella, Grammaire des temps messianiques, traduit par
Guy Deniau, 2011.
Ducros Paul, Sensibilité et imagination. L’esthétique de Hugo von
Hofmannsthal, 2017.
Edelman Bernard, Quand les juristes inventent le réel, 2007.
Escoubas Éliane, Questions heideggériennes. Stimmung, logos,
traduction, poésie, 2010.
Gauvry Charlotte, Heidegger et Wittgenstein. Contexte, monde
ambiant, arrière-plan, 2017.
Gisel Pierre, Qu’est-ce qu’une tradition ? Ce dont elle répond, son
usage, sa pertinence, 2017.
Goldblum Sonia, Dialogue amoureux et dialogue religieux. Rosenzweig
au prisme de sa correspondance, 2014.
Goldschmit Marc, L’ écriture du messianique. La philosophie secrète
de Walter Benjamin, 2010.
Gourdain Sylvaine, L’Ethos de l’im-possible, dans le sillage de
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Granel Gérard, L’ époque dénouée, textes réunis, annotés et préfacés
par Élisabeth Rigal, 2012.
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Emmanuel Levinas en contrastes, 2015.
Hatem Jad, Qui est la vérité ?, 2012.
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Taminiaux Jacques, Chroniques d'anthropologie politique. Poèsis et
praxis des Anciens aux Modernes, 2014.
Tengelyi László, L’Expérience de la singularité, 2014.
Thomas François, Le paradigme du comédien, 2013.
Van Kerckhoven Guy, De la rencontre. La face détournée, 2012.
Vauday Patrick, L’ invention du visible, 2008.
374 Altérités de la littérature

Villevieille Laurent, Heidegger et l'indétermination d’ Être et Temps,


2014.
Vishnu Spaak Claude, Matière et mouvement. Essai de cosmologie
phénoménologique, 2017.
Weber Samuel, Inquiétantes singularités, 2014.
Weinstein Marc, Mandelstam : jouer-combattre, 2011.
– L'Évolution totalitaire de l'Occident. Sacralité politique I, 2015.
Wismann Heinz, Les avatars du vide. Démocrite et les fondements de
l’ atomisme, 2010.

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