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Altérités de la littérature
Philosophie, ethnographie, cinéma
Depuis 1876
Du même auteur
peut le voir à l’œuvre non seulement dans ces cas que Freud a
développés, comme le cas Dora ou du petit Hans, mais aussi
dans l’affaire du parricide de Pierre Rivière, en 1835, devenue
un cas de médecine légale, une fois reconstitué et publié un
an plus tard par Esquirol dans les Annales d’hygiène publique
et de médecine légale, puis que Michel Foucault a présenté et
republié en 1973. Ce qui a fait de cette affaire un véritable
« cas », c’est « l’utilisation de concepts psychiatriques dans la
justice pénale 2 ».
Penser par cas revient à déplacer le contexte d’émergence ou
à reconfigurer les cadres descriptifs d’un discours. Une situa-
tion de justice pénale analysée du point de vue de la médecine
mentale transforme le parricide de Rivière en un véritable
cas psychiatrique. Or, cette capacité critique de décision, de
rupture de contexte et de changement d’échelle, révèle surtout
qu’un cas n’est pas un événement extraordinaire, exceptionnel
ou merveilleux, mais bien une situation dont les propriétés ou
les caractéristiques sont indéterminées. Et ce au double sens
du terme, quantitatif, puisqu’on peut toujours y découvrir de
nouvelles propriétés, et qualitatif, en ceci que chaque propriété
est elle-même la propriété d’une autre propriété, à l’infini. Le
« même » parricide de Rivière s’est transformé en cas psychia-
trique avec Esquirol, comme il est devenu avec Foucault le cas
d’un rapport de pouvoir, « une bataille de discours et à travers
des discours 3 ». Et c’est en quoi consiste la force d’interruption
du discours critique. C’est lui qui produit cette nouvelle confi-
guration sociale, politique ou esthétique de l’événement. C’est
lui qui agence cette nouvelle situation, en explicitant comment
ces propriétés, hétérogènes et indéterminées, interrompent
les cadres d’expérience, les contextes discursifs, les modalités
d’observation et les protocoles de vérification. En somme,
c’est ce discours critique qui engendre et révèle la capacité que
POÉTIQUE ET CRITIQUE
I
Littérature de fiction 1
Mallarmé, la poétique du rythme
et le fait littéraire
Car il faut qu’on sache que les essais des derniers venus ne tentent
pas à supprimer le grand vers ; ils tendent à mettre plus d’air dans
le poème, à créer une sorte de fluidité, de mobilité entre les vers de
grands jets, qui leur manquait un peu jusqu’ici 20.
21. « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement
détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson »,
Athenaeum, fragment 206, in Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy,
L’absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris,
Seuil, 1978, p. 126.
22. Jacques Derrida, « Che cos’è la poesia ? », in Points de suspension,
Paris, Galilée, 1992, p. 305.
23. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 33-34.
22 Altérités de la littérature
Le mot a ici une forme générique, il est une catégorie. Chaque mot
poétique est ainsi un objet inattendu, une boîte de Pandore d’où
s’envolent toutes les virtualités du langage 25.
32. « Le Mystère dans les lettres », in Œuvres complètes, II, op. cit., p. 233.
28 Altérités de la littérature
Plus qu’un phénomène, puisqu’il les intéresse tous, le rythme est une
condition sous laquelle il y a du phénoménal. Entendons qu’aucune
observation ni expérience dans aucun champ empirique ne s’exempte
d’avoir affaire à du rythmique, quelles qu’en soient la « matière » et
la formule. Si ce n’est pas une « abstraction » à laquelle nous conduit
une « induction » constatant partout la coextension, pour ne pas
dire la synonymie, du phénoménal et du rythmique, la tentation
serait grande de nous livrer à une emphase kantienne : d’en faire
une condition transcendantale d’aperception, et d’y entendre le
terme qui manque à une « esthétique transcendantale ». Indivision
du temps et d’une forme, unité synthétique a priori de temporalité
et de spaciosité, proto-syllabe de « durée et de simultanéité » (cette
fois pour saluer Bergson), de devenir et de répétition, de l’altérité
et de l’apérité […]. Rythme il y a parce qu’il n’y a pas de résolution
39. Michel Deguy, La poésie n’est pas seule. Court trait de poétique, Paris,
Seuil, 1987, p. 44-45 et 46.
40. Ibid., p. 45.
34 Altérités de la littérature
Musicienne du silence 1
Les styles de Mallarmé
À la fenêtre recélant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore,
À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
d’un soleil, qui contient l’hostie consacrée, mais surtout qui sert
à la montrer (ostendere), ou l’exposer à l’adoration des fidèles.
L’ostensoir représente ce double jeu, tout à la fois qui contient
et qui montre la mysticité du poème, le mystère dans les lettres,
la crypte ou le grimoire, entendons ce qui se joue de musicalité
dans le silence.
12. Mallarmé parle d’une « inquiétude du voile dans le temple avec des
plis significatifs et un peu sa déchirure », « Crise de vers », op. cit., p. 205.
13. « Entretien sur l’évolution littéraire. Enquête de Jules Huret », in
Œuvres complètes, II, op. cit., p. 700.
Musicienne du silence 45
18. René Ghil, Les Dates et les Œuvres. Symbolisme et Poésie scientifique.
Texte établi, présenté et annoté par Jean-Pierre Bobillot, ELLUG, Université
Stendhal, Grenoble, 2012, p. 178
19. « Lettre à René Ghil du 7 mars 1885 », in Correspondance, ii,
recueillie, classée et annotée par Henri Mondor et Lloyd James Austin,
Paris, Gallimard, 1965, p. 285.
Musicienne du silence 47
À la fenêtre recélant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore,
À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
Formée avec son vol du soir
Pour la délicate phalange
La Pénultième
finit le vers et
Est morte
Le silence, seul luxe après les rimes, un orchestre ne faisant avec son
or, ses frôlements de pensée et de soir, qu’en détailler la signification
à l’égal d’une ode tue et que c’est au poète, suscité par un défi, de
traduire ! le silence aux après-midi de musique 26.
4. Ibid., p. 11.
58 Altérités de la littérature
Le romantisme finit mal, c’est vrai, mais c’est qu’il est essentiellement
ce qui commence, ce qui ne peut que mal finir, fin qui s’appelle
suicide, folie, déchéance, oubli. Et certes il est souvent sans œuvre,
mais c’est qu’il est l’œuvre de l’absence d’œuvre, poésie affirmée
dans la pureté de l’acte poétique, affirmation sans durée, liberté sans
réalisation de puissance qui s’exalte qu’en disparaissant, nullement
discrédités si elle ne laisse pas de traces, car c’est là son but : faire
briller la poésie, non pas comme nature, ni même comme œuvre,
mais comme pure conscience dans l’instant 12.
12. « L’Athenaeum », op. cit., p. 517. Une absence qui ouvre elle-même la
nécessité de la lecture, ou la critique, congédiant l’auteur pour laisser l’œuvre
être ce qu’elle est : « la lecture ne fait rien, n’ajoute rien ; elle laisse être ce
qui est ; elle est liberté, non pas liberté qui donne l’être ou la saisit, mais
liberté qui accueille, consent, dit oui, ne peut que dire oui et, dans l’espace
ouvert par ce oui, laisse s’affirmer la décision bouleversante de l’œuvre,
l’affirmation qu’elle est – et rien de plus », « L’œuvre et la communication »,
in L’espace littéraire, op. cit., p. 257-258. Cf. Paul de Man, « La circularité
de l’interprétation dans l’œuvre critique de Maurice Blanchot », in Critique,
229 (Maurice Blanchot), 1966, spéc. p. 548-549.
62 Altérités de la littérature
Mais que nous apprend cet absolu sur les liens du littéraire
et du philosophique ? Que nous dit cet absolu de l’absolu,
sinon qu’il est le seuil, la clôture et le franchissement des fron-
tières ? C’est le moment par lequel la littérature se constitue
comme littérature, en faisant l’expérience de ses limites et de
ses propres possibilités. Cet absolu est donc un moment de
clôture, de rupture et de séparation, un repli sur soi dont le
mouvement produit le seuil où se divisent et se rapportent la
littérature et la philosophie. C’est l’image du hérisson, dont
parle le fragment de 106 de l’Athenaeum, mais aussi Blanchot
et Derrida, et que mentionnent Lacoue-Labarthe et Nancy :
Langage et politique 1
Discours performatif et montage
discursif, de Brecht à Benjamin
3. Ibid., p. 124-125.
76 Altérités de la littérature
6. Ibid., p. 129.
7. Ibid., p. 131-132.
8. Ibid., p. 132.
Langage et politique 79
restitue donc pas ces états de choses, il les découvre. Leur découverte
va s’effectuer au moyen de l’interruption des déroulements, sauf
que cette interruption n’a pas ici un caractère d’excitant, mais bien
plutôt une fonction organisatrice. Elle immobilise l’action en cours
et oblige ainsi l’auditeur à prendre position vis-à-vis du processus,
l’acteur à prendre position vis-à-vis de son rôle 11.
14. Que l’on pense aux photomontages de John Heartfield, qu’il définit
lui-même comme arme politique révolutionnaire (Écrits, in John Heartfield,
Photomontages politiques 1930-1938, Catalogue du Musée de Strasbourg,
2006, p. 129 sq.), et qu’évoque justement Benjamin comme un modèle de
révolution : « Beaucoup de ces teneurs révolutionnaires ont trouvé refuge dans
le photomontage. Il vous suffit de penser aux travaux de John Heartfield,
dont la technique a érigé la couverture de livre en instrument politique »,
« L’auteur comme producteur », op. cit., p. 133.
PARTIE II
LANGAGE ET AVANT-GARDES
I
Théâtre du langage 1
La violence politique des avant-gardes
4. Ibid., p. 166.
Théâtre du langage 93
Il est probable que l’avant-garde n’a jamais été pour l’artiste qu’un
moyen de résoudre une contradiction historique précise : celle-là
même d’une bourgeoisie démasquée, qui ne pouvait plus prétendre
à son universalisme originel que sous la forme d’une protestation
violente retournée contre elle-même : violence d’abord esthétique,
dirigée contre le philistin, puis d’une façon de plus en plus engagée,
violence éthique, lorsque les conduites mêmes de la vie ont reçu
à charge de contester l’ordre bourgeois (chez les Surréalistes, par
exemple) ; mais violence politique, jamais 11.
2. Le langage spécifique
et la question du médium
Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour,
en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement
se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets./ Au contraire
d’une fonction numéraire facile et représentative, comme le traite
d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le
Poète, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa
virtualité 16.
28. Ibid.
108 Altérités de la littérature
Manifestes littéraires 1
La rupture entre politique et société
2. Pour Breton, mais aussi pour Tzara, c’est par le langage qu’il faut
construire l’acte d’un nouveau rapport de société, comme il l’écrit dans
plus d’un texte : « Il n’est pas nécessaire de renoncer à la poésie pour agir
comme révolutionnaire sur le plan social, mais, être révolutionnaire est une
nécessité inhérente à la condition du poète », Tristan Tzara, Grains et issues,
éd. établie par H. Béhar, Paris, GF-Flammarion, 1981, p. 210. Cf. Claude
Filliolet, « Le manifeste comme acte de discours », Littérature, no 39 (« Les
manifestes »), 1980, spéc. p. 26.
3. Et la question va consister à savoir dans quelle mesure le manifeste
politique, comme Le manifeste du parti communiste de Marx et d’Engels,
peut s’ériger en modèle de tout manifeste. Une question que je laisse ici
ouverte. Cf. Alain Meyer, « Le manifeste politique : modèle pur ou pratique
impure ? », in Littérature, no 39, op cit., spéc. p. 30.
Manifestes littéraires 111
Manifeste, s. m. Est une déclaration que font les Princes par un écrit
public, des intentions qu’ils ont en commençant quelque guerre, ou
autres entreprises, et qui contient les raisons et moyens sur lesquels
ils fondent leurs droits et leurs prétentions. On le dit aussi de pareils
écrits que font pour la défense de leur bien, ou de leur innocence,
les grands Seigneurs qui sont accusés.
5. Ces trois textes sont cités par Daniel Chouinard, « Sur la préhistoire
du manifeste littéraire (1500-1828) », Études françaises, 16, 3-4, 1980, p. 24.
Manifestes littéraires 113
11. Comme dans les pensées de Monsieur Teste, c’est la force qui compte,
et domine la forme : « Je veux n’emprunter au monde (visible) que des forces –
non des formes, mais de quoi faire des formes », Paul Valéry, Monsieur Teste, in
Œuvres complètes, II, éd. établie par J. Hytier, Paris, Gallimard, 1960, p. 69.
12. C’est ce qu’affirme le peintre futuriste Umberto Boccioni, dans
la Préface au catalogue de la première exposition de sculpture futuriste, Paris,
Galerie La Boétie, 20 juin-16 juillet 1913. Cf. Noëmi Blumenkranz-Onimus,
« Quand les peintres manifestent », in L’année 1913. Les formes esthétiques de
l’œuvre d’art à la veille de la Première Guerre mondiale. Travaux et documents
inédits réunis sous la dir. de L. Brion-Guerry, Paris, Klincksieck, 1971, p. 359.
13. G. Apollinaire, « L’esprit nouveau et les poètes », in Œuvres complètes,
iii, éd. établie par M. Décaudin, Paris, Gallimard, 1966, p. 906 et 907. Il
s’agit d’une conférence prononcée le 26 novembre 1917 au Vieux Colombier.
14. « Une remarque d’ordre technique s’impose, écrit Tzara. Depuis
Dada, sous un style elliptique et volontairement obscur, bien des éléments
116 Altérités de la littérature
19. Dès la seconde moitié du xixe siècle, une chaîne semble se construire
entre le manifeste, le nouveau, l’expérimental et le matériau, comme on
peut le lire dans Le Ventre de Paris de Zola, en 1873 : « Et il voyait là un
manifeste artistique, le positivisme de l’art, l’art moderne tout expérimental et
tout matérialiste », « Le Ventre de Paris », in Les Rougon-Macquart. Histoire
naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, t. I, éd. A. Lanoux et
H. Mitterand, Paris, Gallimard, 1960, p. 776.
20. Cf. I. Krzywkowski, « Manifestes, avant-gardes et expérimentation »,
in « Le Temps et l’Espace sont morts hier ». Les Années 1910-1920. Poésie et
poétique de la première avant-garde, éd. I. Krzywkowski, Paris, Éditions
L’Improviste, 2006, p. 45-61.
21. Apollinaire, « Simultanisme-libretisme », op. cit., p. 976.
Manifestes littéraires 119
22. Cf. Cl. Leroy, « La fabrique du lecteur dans les manifestes », Littérature,
n 39, op cit., p. 122.
o
23. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, xxiii, in Œuvres complètes, I, éd.
établie par Cl. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 690-691.
24. Marinetti, « Lettre à Henri Maassen », citée par G. Lista, in Futurisme.
Documents, Proclamations, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 18. Cf. A.
Tomiche, « Le genre du manifeste artistique : entre littérature et politique.
L’exemple des manifestes futuristes et vorticistes », in V. Ferré et D. Mortier
(dir.), Littérature, Histoire et politique au xxe siècle : hommage à Jean-Pierre
Morel, Paris, 2010, p. 65-81.
25. T. Tzara, « Manifeste Dada 1918 », in Dada est tatou tout est Dada,
op. cit., p. 207 et 211.
120 Altérités de la littérature
L’art, expression de la société, exprime, par son essor le plus élevé, les
tendances sociales les plus avancées ; il est précurseur et révélateur. Or,
pour savoir s’il a rempli dignement son rôle d’initiateur, si l’artiste
est bien d’avant-garde, il est nécessaire de savoir où va l’Humanité 28.
39. « Manifeste Dada 1918 », op. cit., p. 203. Cf. Cl. Abastado, « Le
« Manifeste Dada 1918 » : un tourniquet », Littérature, no 39, op. cit., p. 39-46.
Manifestes littéraires 127
J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées
ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l’action ;
pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne
suis ni pour ni contre et je n’explique pas car je hais le bon sens 41.
42. « J’écris un manifeste parce que je n’ai rien à dire », écrit Philippe
Soupault dans « Vingt-trois manifestes du mouvement Dada », op. cit., p. 25.
43. Bulletin Dada, 6, février 1920, p. 3
44. « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer », in Dada est
tatou tout est Dada, op. cit., p. 232.
Manifestes littéraires 129
54. « Séduit, oui, écrit Breton, je peux l’être mais jamais jusqu’à me
dissimuler le point faillible de ce qu’un homme comme moi me donne pour
vrai », « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », in
Œuvres complètes, III, éd. établie par M. Bonnet, Paris, Gallimard, 1999, p. 5.
55. « Manifeste Dada 1918 », op. cit., p. 206.
134 Altérités de la littérature
59. Ibid.
60. Ibid., 190, op. cit., p. 847.
III
§1–
Mais que l’on en revienne si peu que ce soit aux sources respira-
toires, plastiques, actives du langage, que l’on rattache les mots aux
mouvements physiques qui leur ont donné naissance, et que le côté
logique et discursif de la parole disparaisse sous son côté physique et
affectif, c’est-à-dire que les mots au lieu d’être pris uniquement pour
ce qu’ils veulent dire grammaticalement parlant soient entendus sous
leur angle sonore, soient perçus comme des mouvements, et que ces
mouvements eux-mêmes s’assimilent à d’autres mouvements directs
et simples comme nous en avons dans toutes les circonstances de la
vie et comme sur la scène les acteurs n’en ont pas assez, et voici que
le langage de la littérature se recompose, devient vivant 12.
ses émotions, tous ces poisons qui polluent son corps. D’un
autre côté, sa force physique ou affective, qui s’entend sous
l’angle sonore. Un souffle, une respiration, « et voici que le
langage de la littérature se recompose, devient vivant ». Or, ce
texte rapporte le nouveau langage de la littérature non seule-
ment aux « circonstances de la vie », mais surtout à la « scène
des acteurs ». La vie, la scène, les liens entre la vie et la scène,
où le langage enfin « devient vivant », retrouve son antique et
mystérieux alphabet.
Mais insistons sur le concept de scène. Dans sa conférence
de 1931, La mise en scène et la métaphysique, Artaud parle
d’une langue de la scène, physique et concrète, une langue
proprement scénique ou théâtrale, mais indépendante de la
parole, qui « élimine le mot 13 », qui se détache ou se libère de
toute langue articulée :
13. « Sur le théâtre balinais », in Œuvres complètes, iv, op. cit., p. 65.
14. « La mise en scène et la métaphysique », op. cit., p. 45. Cf. Jean-
Michel Rey, La naissance de la poésie. Antonin Artaud, Paris, Éditions
Métaillé, 1991, p. 89.
La langue scénique du corps 145
Mais, à côté de ce sens logique, les mots seront pris dans un sens
incantatoire, vraiment magique, – pour leur forme, leurs émanations
sensibles, et non plus seulement pour leur sens 21.
Il est très remarquable que la première des petites pièces qui composent
ce spectacle et qui nous fait assister aux remontrances d’un père à sa
La langue scénique du corps 151
fille insurgée contre les traditions, débute par une entrée de fantômes,
ou, si l’on veut, que les personnages, hommes et femmes, qui vont
servir au développement d’un sujet dramatique mais familier, nous
apparaissent d’abord dans leur état spectral de personnages 30.
Je dois donc dire que depuis trente ans que j’écris je n’ai pas encore
tout à fait trouvé, non pas encore mon verbe ou ma langue, mais
l’instrument que je n’ai cessé de forger.
Me sentant analphabète illettré, cet instrument ne s’appuiera pas sur
les lettres ou sur les signes de l’alphabet, on y est encore trop près
d’une convention figurée, et oculaire et auditive 36.
36. Ibid., in Œuvres complètes, xiv, 2, op. cit., p. 29-30. « […] j’en viendrai
à ce que je ne cesse de regretter de ne pas être :/ un homme différemment
conformé,/ capable de trouver le verbe rétensif, réservé, recoudé, abstensif,/
affirmatif,/ dont toutes mes œuvres ne sont qu’une recherche avortée »,
Cahiers du Retour à Paris (26 mai-Juillet 1946), in Œuvres complètes, xxii,
Paris, Gallimard, p. 335.
La langue scénique du corps 155
38. « Je cherche un impossible écrit/ qui n’est que dans mes moelles
inscrit/ et même pas/ mais qui dira le vide ou le plein/ mieux que moi »,
Cahiers du retour à Paris (Août-Septembre 1946), op. cit., p. 79.
PARTIE III
LITTÉRATURE
ET ANTHROPOLOGIE
I
1. Texte entièrement remanié paru dans Retour d’y voir, 6-7-8, 2013,
p. 640-673.
160 Altérités de la littérature
23. Cf. Jean Jamin, « Les objets ethnographiques sont-ils des choses
perdues », in J. Hainard et R. Kaehr (dir.), Temps perdu, temps retrouvé. Voir
les choses du passé au présent, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 1985, spéc.
p. 60. « Un musée, écrit Jacques Hainard, est un dictionnaire dont les objets
sont des lexèmes, et notre travail est de construire un discours […] avec
tout cela, et puis, si l’on a un peu de talent, on aura peut-être du style », « La
nouvelle cuisine muséographique », in Arquivos do Centro Cultural Calouste
Gulbenkian, vol. xlv, Lisbonne/Paris, 2003, p. 64.
24. L’objet, écrit A. Bensa, est « un artefact relationnel au sein d’une
situation singulière », « Les individus, les musées et l’histoire », in La fin de
l’exotisme, op. cit., p. 292.
La scène des frontières 175
33. Cf. Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains,
Paris, Flammarion, 1994, p. 10.
180 Altérités de la littérature
34. Hal Foster parlera lui aussi « d’un noyau traumatique au cœur
de l’expérience historique », pour dire qu’un « événement ne s’enregistre
qu’à travers un autre qui le recode », et surtout pour justifier comment les
avant-gardes historiques et les néo-avant-gardes entretiennent un rapport
complexe entre « futurs anticipés » et « passés reconstruits », « Qui a peur de
la néo-avant-garde ? », in Le retour du réel, op. cit., p. 57-58.
35. Il faudrait encore ici considérer la question des cultures amérin-
diennes, leurs propres revendications, leurs analyses politiques du débat,
et les problèmes économiques qu’elle soulève envers l’histoire singulière de
chaque peuple, ou minorité.
36. « La controverse soulevée par l’exposition Secrets, écrivent Brigitte
Derlon et Monique Jeudy-Ballini, porte sur le contrôle intellectuel des objets
muséographiques. Elle a au fond pour enjeu la question de savoir qui, des
responsables des musées ou des porte-parole des communautés, dispose
du droit de décider de l’usage qui est fait des pièces de collections au sein
de l’institution muséale elle-même », « Le culte muséal de l’objet sacré »,
in Gradhiva, no 30 (Archives et anthropologie), 2002, p. 204. Sur cette
question, on pourra lire encore leur ouvrage plus récent, La Passion de l’art
primitif. Enquête sur les collectionneurs, Paris, Gallimard, 2008.
37. Benoît de l’Estoile, Le goût des Autres. De l’Exposition coloniale aux
Arts premiers, Paris, Flammarion, 2010, p. 453.
La scène des frontières 181
Ainsi, écrit Benoît de l’Estoile, les objets conservés dans les musées des
Autres, qu’ils soient d’art, d’ethnographie ou d’histoire, deviennent
de façon croissante des enjeux dans les processus contemporains
d’affirmation d’une identité par référence à un passé. Autrement dit,
les objets des Autres détenus chez nous sont désormais revendiqués
par ces Autres en tant que symboles d’un Nous 40.
41. Cf. Carole Sandrel, Venus Hottentote. Sarah Bartman, Paris, Perrin,
2010.
42. Texte cité par Benoît de l’Estoile, Le goût des Autres, op. cit., p. 467.
184 Altérités de la littérature
3. De l’observation à la reconstitution
de l’histoire
63. <http://french.ruvr.ru/2012_09_03/bataille-de-borodino/>.
La scène des frontières 195
69. Voir les Entretiens parus dans la revue Séquences, no 34, en octobre 1963
à Montréal, et repris dans Pierre Perrault, « Le cycle de l’Île aux Coudres »,
in Caméramages, Québec, L’Hexagone, 1983, p. 9-15.
200 Altérités de la littérature
Le traumatisme de Babel 1
Les fictions ethnographiques
d’Édouard Glissant
1. Littérature et anthropologie :
de l’oralité à l’écriture
Qu’est-ce que le langage ? Ce cri que j’ai élu ? Non pas seulement
le cri, mais l’absence qui au cri palpite […]. Et c’est à cette absence,
ce silence et ce rentrement que je noue dans la gorge mon langage,
et qui ainsi débute par un manque 22.
La folie du double 1
Rousseau juge de Jean-Jacques,
ou l’autofiction du politique
Pour moi qu’ils me voient s’ils peuvent, tant mieux, mais cela leur
est impossible ; ils ne verront jamais à ma place que le J. J. qu’ils se
sont fait et qu’ils ont fait selon leur cœur, pour le haïr à leur aise.
J’aurais donc tort de m’affecter de la façon dont ils me voient : je
n’y dois prendre aucun intérêt véritable car ce n’est pas moi qu’ils
voient ainsi 15.
9. Ibid.
10. Ibid., p. 663.
La mort tragique du héros 245
Le sublime artificiel 1
Lacoue-Labarthe et la lecture
baudelairienne de Wagner
Blanchot ne dit pas que l’art est chose du passé, qu’il a passé
ou qu’il n’est plus présent. Il dit que l’art aujourd’hui n’est
proche de l’absolu qu’au passé. Il faut lier l’art au passé pour
penser l’art comme absolu. À partir de là, on peut reprendre le
dossier de l’absolu littéraire, de Nancy et Lacoue-Labarthe, qui
montrent comment, ne pouvant plus porter l’absolu, la littéra-
ture est devenue elle-même l’absolu. Je voudrais ici ouvrir un
autre dossier, où se croise l’idée de l’absolu, mais sur un fond de
perte et de retour. Je parlerai d’un certain wagnérisme, repensé
par Baudelaire en termes « d’extase religieuse », d’enthousiasme,
de grandeur, de sublime, mais d’un sublime qu’il faut nommer
artificiel. Comme l’a montré Lacoue-Labarthe, le wagnérisme
permet à Baudelaire de revenir à lui-même, de se réapproprier
son Je d’auteur, d’écrivain, d’homme de lettres, qui écrit une
fameuse Lettre à Wagner, dont je cite ici quelques passages
décisifs :
La première fois que je suis allé aux Italiens pour entendre vos
ouvrages, j’étais assez mal disposé, et même, je l’avouerai, plein de
mauvais préjugés ; mais je suis excusable ; j’ai été si souvent dupe ; j’ai
entendu tant de musique de charlatans à grandes prétentions. Par vous
j’ai été vaincu tout de suite. Ce que j’ai éprouvé est indescriptible,
et si vous daignez ne pas rire, j’essaierai de vous le traduire. D’abord
il m’a semblé que je connaissais cette musique, et plus tard en y
réfléchissant, j’ai compris d’où venait ce mirage ; il me semblait que
cette musique était la mienne, et que je la reconnaissais comme tout
homme reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer […]. Ensuite
le caractère qui m’a principalement frappé, ç’a été la grandeur. Cela
représente le grand, et cela pousse au grand. J’ai retrouvé partout
dans vos ouvrages la solennité des grands bruits, les grands aspects
de la Nature, et la solennité des grandes passions de l’homme. On
se sent tout de suite enlevé et subjugué. L’un des morceaux les plus
étranges et qui m’ont apporté une sensation musicale nouvelle est
celui qui est destiné à peindre une extase religieuse. L’effet produit
par l’introduction des invités et par la fête nuptiale est immense.
J’ai senti toute la majesté d’une vie plus large que la nôtre. Autre
chose encore : j’ai éprouvé souvent le sentiment d’une nature assez
bizarre, c’est l’orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser
pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui ressemble à
celle de monter dans l’air ou de rouler sur la mer. Et la musique en
même temps respirait quelquefois l’orgueil de la vie 6.
C’est dans cette dépravation du sens de l’infini que gît, selon moi,
la raison de tous les excès coupables, depuis l’ivresse solitaire et
concentrée du littérateur, qui, obligé de chercher dans l’opium
un soulagement à une douleur physique, et ayant ainsi découvert
une source de jouissances morbides, en a fait peu à peu son unique
hygiène et comme le soleil de sa vie spirituelle, jusqu’à l’ivrognerie
la plus répugnante des faubourgs, qui, le cerveau plein de flamme
et de gloire, se roule ridiculement dans les ordures de la route 35.
37. Ibid.
266 Altérités de la littérature
Lire LE MÉRIDIEN 1
Paul Celan et la mémoire des dates
§1–
Sous cette figure il fait l’objet d’un entretien qui a lieu dans une
chambre, et non à la Conciergerie, un entretien qui, nous le sentons
bien, pourrait être sans fin si rien ne venait l’interrompre.
Quelque chose vient l’interrompre 2.
Lui, écrit Celan : le vrai, le Lenz de Büchner, la figure qui est dans
Büchner, la personne que nous avons pu percevoir à la première
page du récit, le Lenz qui « le 20 janvier allait dans la montagne »,
celui-là – et non pas l’artiste, non pas celui qui est préoccupé de
questions touchant l’art ; lui, en tant qu’un Je 20.
29. Schibboleth, op. cit., p. 22. Et cette « databilité », Heidegger, mais aussi
Derrida, la divise entre la date calendaire et la date non calendaire. Heidegger
rapporte la première occurrence à « cette structure auto-référentielle du
maintenant » comme dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie
(§ 19) (trad. franç. par J.-Fr. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 315), et la
seconde au maintenant poétique, qui lui n’a pas besoin de date, mais d’un
don : « car le « maintenant » appelé et appelant est lui-même dans un sens
plus originaire un « Datum » – cela veut dire : une donnée, un don, donné
par Appel (Berufung) », Hölderlins Hymne « Der Ister », Gesamtausgabe,
Bd. 53, Frankfurt am Main, Klostermann, 1984, p. 8. Cf. Jean Greisch,
« Zeitgehöft et Anwesen. La dia-chronie du poème », in Contre-jour. Études
sur Paul Celan, op. cit., p. 167-183. J. Greisch cite et traduit ce texte p. 180,
n. 15. Cf. Derrida, Schibboleth, op. cit., p. 120-121, et Béliers. Le dialogue
ininterrompu : entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, 2003, p. 58-59.
30. Ce sont les deux sens de la rencontre, que thématise Derrida :
« Rencontre – dans le mot français se rencontrent deux valeurs sans lesquelles
une date jamais n’aurait lieu : la rencontre comme l’aléa, la chance, le hasard,
la conjoncture qui vient sceller un ou plus d‘un événement une fois, à telle
heure, tel jour, tel mois, telle année, en telle région ; et puis la rencontre
de l’autre, cette singularité inéluctable depuis laquelle et à destination de
laquelle parle un poème. Dans son altérité et dans sa solitude (qui est aussi
celle du poème « seul », « solitaire »), elle peut habiter la conjoncture d’une
même date. C’est ce qui arrive », Schibboleth, op. cit., p. 23.
31. « Le Méridien », op. cit., p. 76.
Lire Le Méridien 279
car le Juif, tu sais bien, que possède-t-il qui soit vraiment à lui, qu’il
n’ait emprunté, reçu en prêt et non restitué ? –, ainsi donc il allait,
s’en venait, s’en venait sur la route, la belle, l’incomparable route,
allait, comme Lenz, à travers la montagne, lui qu’on faisait habiter
en bas, c’était sa place, dans les terrains bas, lui, le Juif, s’en venait
et s’en venait 32.
« Peut-être peut-on dire que tout poème garde inscrit en lui son
“20 janvier” ? Peut-être ce qui est nouveau dans les poèmes qu’on
écrit aujourd’hui est-ce justement ceci : la tentative qui est ici la plus
marquante de garder la mémoire de telles dates 35 ? »
Mais pour parler d’elle, on doit aussi l’effacer, la rendre lisible, audible,
intelligible au-delà de la pure singularité dont elle parle. Or l’au-delà
de la singularité absolue, la chance pour l’exclamation du poème,
ce n’est pas le simple effacement de la date dans une généralité,
c’est son effacement devant une autre date, celle à laquelle il parle,
la date d’un autre ou d’une autre qui s’allie étrangement, dans le
secret d’une rencontre, un secret de rencontre, avec la même date 40.
Arnica, délice-des-yeux, la
gorgée à la fontaine avec le
dé en étoile dessus,
dans la
Hutte,
la ligne d’un
espoir, aujourd’hui,
en un mot
d’un pensant
à venir
au cœur,
à moitié
parcourus, les sentiers
de gourdins dans la haute fagne,
Chère Gisèle,
je viens de rentrer, me trouve rue d’Ulm et m’empresse de t’envoyer
un mot.
J’espère que vous allez bien tous à Moisville.
La lecture de Fribourg a été un succès exceptionnel : 1 200 personnes
qui m’ont écouté le souffle retenu pendant une heure, puis, m’ayant
longuement applaudi, m’ont écouté encore pendant un petit quart
d’heure.
Heidegger était venu vers moi – Le lendemain de ma lecture, j’ai
été, avec M. Neumann, l’ami d’Elmar, dans le cabanon (Hütte)
de Heidegger dans la Forêt-Noire. Puis ce fut, dans la voiture, un
dialogue grave, avec des paroles claires de ma part. M. Neumann,
qui en fut le témoin, m’a dit ensuite que pour lui cette conversation
avait eu un aspect épochal. J’espère que Heidegger prendra sa plume
et qu’il écrira quelques pages faisant écho, avertissant aussi, alors
que le nazisme remonte 47.
48. Texte cité par A. Lauterwein, Paul Celan, op. cit., p. 192.
49. Texte cité par Heidegger dans « Hölderlin et l’essence de la poésie »,
in Approche de Hölderlin, traduit de l’allemand par Henry Corbin, Michel
Deguy, François Fédier et Jean Launay, Paris, Gallimard, 1973, p. 48.
50. « Hölderlin et l’essence de la poésie », in Approche de Hölderlin,
op. cit., p. 49.
290 Altérités de la littérature
8. Ibid., p. 116.
9. « Avait-elle regardé Michael Richardson en passant ? L’avait-elle
balayé de ce non-regard qu’elle promenait sur le bal ? C’était impossible
de savoir quand, par conséquent, commence mon histoire de Lol V. Stein
[…]. Lorsque Michael Richardson se tourna vers Lol et qu’il l’invita pour
la dernière fois de leur vie, Tatiana Karl l’avait trouvé pâli et sous le coup
d’une préoccupation subite si envahissante qu’elle sut qu’il avait bien regardé,
lui aussi, la femme qui venait d’entrer. – Lol sans aucun doute s’aperçut
de ce changement. Elle se trouva transportée devant lui, parut-il, sans le
craindre ni l’avoir jamais craint, sans surprise, la nature de ce changement
paraissait lui être familière : elle portait sur la personne même de Michael
Richardson, elle avait trait à celui que Lol avait connu jusque-là. – Il était
devenu différent. Tout le monde pouvait le voir. Voir qu’il n’était plus
celui qu’on croyait. Lol le regardait, le regardait changer », ibid., p. 15-16.
10. « La nuit avançant, il paraissait que les chances qu’aurait eues Lol
de souffrir s’étaient encore raréfiées, que la souffrance n’avait pas trouvé en
elle où se glisser, qu’elle avait oublié la vieille algèbre des peines d’amour »,
ibid., p. 19.
11. Comme dans plus d’un texte de Duras, mais surtout dans Le Navire
Night : « Sans fin se décrivent. L’un l’autre. À l’un, l’autre. Disant la couleur
Amour du discours fragmenté 301
des yeux. Le grain de la peau. La douceur du sein qui tient dans la main. La
douceur de cette main. En ce moment même où elle en parle, elle la regarde.
Je me regarde avec tes yeux », Paris, Mercure de France, 1979, p. 26-27. Cf.
Danielle Bajomée, « Amour spéculaire et inceste dans l’œuvre de Marguerite
Duras », in D. Coste et M. Zéraffa, Seyssel (dir.), Le récit amoureux, Paris,
Champ Vallon, 1984, p. 236-237.
12. Blanchot parle d’une voix, qui ne peut se dire, mais qui s’énonce
ici presque en une seule phrase : « C’est cette voix – la voix narrative – que,
peut-être inconsidérément, peut-être avec raison, j’entends dans le récit de
Marguerite Duras [Le Ravissement de Lol V. Stein]. La nuit à jamais sans
aurore – cette salle de bal où est survenu l’événement indescriptible que l’on
ne peut se rappeler et qu’on ne peut oublier, mais que l’oubli retient – le
désir nocturne de se retourner pour voir ce qui n’appartient ni au visible
ni à l’invisible, c’est-à-dire de se tenir, un instant, par le regard, au plus
près de l’étrangeté, là où le mouvement de se montrer – se cacher a perdu
sa force rectrice – puis le besoin (l’éternel vœu humain) de faire assumer
par un autre, de vivre à nouveau dans un autre, un tiers, le rapport duel,
fasciné, indifférent, irréductible à toute médiation, rapport neutre, même
s’il implique le vide infini du désir – enfin l’imminente certitude que ce qui
a eu lieu une seule fois, toujours recommencera, toujours se trahira et se
refusera : telles sont bien, il me semble les « coordonnées » de l’espace narratif,
ce cercle où, entrant, nous entrons incessamment dans le dehors. Mais, ici,
qui raconte ? Non pas le rapporteur, celui qui prend formellement – du reste
un peu honteusement – la parole, et à la vérité l’usurpe, au point de nous
apparaître comme un intrus, mais celle qui ne peut raconter parce qu’elle
porte – c’est sa sagesse, c’est sa folie – le tourment de l’impossible narration,
se cachant (d’un savoir fermé, antérieur à la scission raison-déraison) la
mesure de ce dehors où, accédant, nous risquons de tomber sous l’attrait
d’une parole tout à fait extérieure : pure extravagance », « La Voix narrative
(le « il », le neutre) », in L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 566,
n. 1. Je souligne.
13. En termes lacaniens, le sujet qui se voit vu par son objet d’amour,
par cet objet qui cause son désir, est un sujet qui « se barre » ou qui dispa-
raît, Jacques Lacan, Le Séminaire XI. Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 232. Cf. Camille Dumouilié, Cet obscur
objet du désir. Essai sur les amours fantastiques, Paris, L’Harmattan, 1995,
p. 74 et Sardine Léopold, L’Écriture du regard dans la représentation de la
302 Altérités de la littérature
Tout à coup la blondeur n’a plus été pareille, elle a bougé puis elle
s’est immobilisée. J’ai cru qu’elle devait s’être aperçue que j’avais
découvert sa présence.
Nous nous sommes donc regardés, je l’ai cru. Combien de temps ?
J’ai tourné la tête, à bout de forces, vers la droite du champ de seigle
où elle n’était pas. De ce côté-là Tatiana, en tailleur noir, arrivait 24.
27. Ibid.
28. Cf. Mireille Calle-Gruber, « Le bal mort de T. Beach », in Europe,
921-922 (Marguerite Duras), op. cit., spéc. p. 91.
29. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 54. Ce « mot-absence », dit
Blanchot, cette voix narrative, c’est « le vide dans l’œuvre… une voix neutre
qui dit l’œuvre à partir de ce lieu sans lieu où l’œuvre se tait », « La Voix
narrative », op. cit., p. 565. Citant ce même passage du texte de Duras, en
référence à Jean-Luc Nancy, Mireille Calle-Gruber parlera de « l’amour fou
ou la syncope du sujet », « L’amour fou, femme fatale. Marguerite Duras.
Une réécriture sublime des archétypes les mieux établis en littérature », in
Roger-Michel Allemand (dir.), Nouveau Roman et archétype, Paris, Minard,
1992, p. 35. On lira encore, du même auteur, « La peine de la littérature »,
in B. Alazet, Ch. Blot-Labarrère, A. Z. Labarrère (dir.), Marguerite Duras,
Les Cahiers de l’Herne, Paris, 2006, p. 132.
312 Altérités de la littérature
Tatiana est là, comme une autre, Tatiana par exemple, enlisée en
nous, celle d’hier et celle de demain, quelle qu’elle soit. Son corps
chaud et bâillonné je m’y enfonce, heure creuse pour Lol, heure
éblouissante de son oubli, je me greffe, je pompe le sang de Tatiana.
Tatiana est là, pour que j’y oublie Lol V. Stein. Sous moi, elle devient
lentement exsangue 36.
C’est ça, Lol V. Stein, c’est quelqu’un qui chaque jour se souvient
de tout pour la première fois, et ce tout se répète chaque jour, elle
s’en souvient chaque jour pour la première fois comme s’il y avait
entre les jours de Lol V. Stein des gouffres insondables d’oubli 41.
46. « N’est-ce pas assez, écrit Lacan, pour que nous reconnaissions ce
qui est arrivé à Lol, et qui révèle ce qu’il en est de l’amour ; soit de cette
image, image de soi dont l’autre vous revêt et qui vous habille, et qui vous
laisse quand vous en êtes dérobée, quoi être sous ? », « Hommage fait à
Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », in Autres écrits, Paris,
Seuil, 2001, p. 193.
47. Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 214.
PARTIE V
§1–
5. Ibid., p. 62.
6. Ibid., p. 61-62.
328 Altérités de la littérature
La peau de mon corps est donc une surface tordue, où le dedans est
un dehors, comme dans la bande de Moebius, une surface qui à la
fois me protège et m’expose. Étant donné cette nature paradoxale de
ma peau, ma rencontre avec l’autre se prête à deux interprétations
philosophiques différentes. La première insistera sur le fait que ma
rencontre avec l’autre relève d’un enchevêtrement originaire. La
seconde insistera sur la nécessité de renoncer à toute préoccupation
concernant la Gestalt des corps dans ma rencontre avec la « face » de
l’autre. La première interprétation peut être trouvée dans les textes
de Husserl et de Merleau-Ponty et la seconde dans ceux de Levinas.
Et plus loin :
Il devrait être clair à présent que la différence entre les deux inter-
prétations de la vulnérabilité de la peau, en dernière instance, ne
concerne rien d’autre que la compréhension de la subjectivité. Selon
la seconde interprétation le sujet ou le soi provient de la passivité
absolue de l’être-affecté par un appel de l’autre, qui est dans une
situation particulière et qui a un besoin concret. La réponse à cette
proximité traumatique de la face de l’autre qui implore et commande,
doit prendre la forme d’une substitution, l’offre de soi-même ou le
sacrifice de soi. La première interprétation, par contre, voit le sujet
comme une subjectivité transcendantale qui partage avec l’autre la
lumière d’un logos qui permet à l’altérité de l’autre d’apparaître et
de s’exprimer. Elle soutient que le sujet a accès à un logos qui permet
de comprendre ce que signifie pour l’autre le fait de demeurer (de
la même manière ou différemment) dans son monde domestique 8.
De l’œil du cyclone
au vertige du temps
Les raccords de souvenir
1
dans SANS SOLEIL de Chris Marker
4. Ibid., p. 79.
5. L’image est privilégiée comme « matière première du film » dans
laquelle « l’orientation est donnée par […] le montage, le texte achevant
d’organiser le sens ainsi conféré au document », André Bazin, « Lettre de
Sibérie » in Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945-
1958), Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1998, p. 258-259.
6. Cf. Barbara Lemaître, « Sans Soleil, le travail de l’imaginaire », Théorème,
6 (Recherches sur Chris Marker), 2006, p. 61-73, spéc. p. 65-68.
338 Altérités de la littérature
Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures ? Il vaudrait
mieux dire que le temps vient à bout de tout, sauf des blessures. Avec
le temps, la plaie de la séparation perd ses bords réels. Avec le temps,
le corps désiré ne sera bientôt plus, et si le corps désirant a déjà cessé
d’être pour l’autre, ce qui demeure, c’est une plaie sans corps 11.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 84.
De l’œil du cyclone au vertige du temps 341
12. « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent
éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre
le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres
termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du
présent avec le passé est purement temporelle, continue, la relation de
l’Autrefois avec le Maintenant présent est dialectique : ce n’est pas quelque
chose qui se déroule, mais une image saccadée. Seules des images dialectiques
sont des images authentiques (c’est-à-dire non archaïques) ; et l’endroit où
on les rencontre est le langage », Benjamin, Le Livres des Passages, op. cit.,
p. 478-479. Cf. Daniel Fairfax, « Le montage comme résonance : Chris
Marker et l’image dialectique », <revueperiode.net/le-montage-comme-
resonance-chris-marker-et-limage-dialectique/#footnote_0_1252>. Texte
originalement paru sous le titre « Montage as Resonance : Chris Marker and
the Dialectical Image », Senses of cinema, no 64, septembre 2012.
De l’œil du cyclone au vertige du temps 343
Plus tard, ils sont dans un jardin. Il se souvient qu’il existait des
jardins. Elle l’interroge sur son collier, le collier du combattant qu’il
portait au début de cette guerre qui éclatera un jour. Il invente une
explication. Ils marchent. Ils s’arrêtent devant une coupe de séquoia
couverte de dates historiques. Elle prononce un nom étranger qu’il
ne comprend pas. Comme en rêve, il lui montre un point hors de
l’arbre. Il s’entend dire : « Je viens de là… » 15.
15. Deux films de Chris Marker : La Jetée / Sans soleil. 2003, DVD
Argos Film, Arte France développement, avec livret français-anglais. Cf.
Frédéric Majour, « On ne vit que deux fois » (Vertigo, Alfred Hitchcock,
1957) et La Jetée, Chris Marker (1962) », Vertigo, 46 (Chris Marker),
automne 2013, p. 25-31.
346 Altérités de la littérature
30. Ibid.
356 Altérités de la littérature
Personnage et possession 1
Jean Rouch et le film anthropophagique
5. Ibid., p. 149.
Personnage et possession 361
cette image « volée » revient quelques mois plus tard et, sur l’écran,
reprend un instant sa vie (reflets doués d’un étrange pouvoir puisqu’il
suffit à un « cheval de génie » de se voir possédé sur l’écran pour
entrer immédiatement en transe…) 6.
6. Ibid., p. 153.
362 Altérités de la littérature
9. Ibid., p. 147.
Personnage et possession 365
I. Poétique et critique
I. Littérature de fiction. Mallarmé, la poétique
du rythme et le fait littéraire ..................................................... 13
1. Une science de la littérature en général ..................................... 13
2. Une science du mot pour lui-même ........................................... 22
II. Musicienne du silence. Les styles de Mallarmé ............... 39
III. Les voix fantômes du récit. Maurice Blanchot :
théorie littéraire et raison poétique ....................................... 53
IV. Langage et politique. Discours performatif
et montage discursif, de Brecht à Benjamin ..................... 73