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DE "L'ÉLOGE DE LA CRÉOLITÉ" AU MANIFESTE POUR "UNE «LITTÉRATURE-MONDE» EN

FRANÇAIS" OXYMORES, NOUVEAUX ESSENTIALISMES, OUVERTURES ET ILLUSIONS


Author(s): Alessandro Corio
Source: Francofonia , Autunno 2010, No. 59, Les manifestes littéraires au tournant du
XXIe siècle (Autunno 2010), pp. 75-86
Published by: Casa Editrice Leo S. Olschki s.r.l.
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DE L'ÉLOGE DE LA CRÉOLITÉ AU MANIFESTE
POUR UNE « LITTÉRATURE-MONDE » EN FRANÇAIS
OXYMORES, NOUVEAUX ESSENTIALISMES,
OUVERTURES ET ILLUSIONS

Alessandro Corio

Manifester n'est pas donner des leçons, ni pré-


dire. Il y a un manifeste quand il y a de l'into-
lérable. Un manifeste ne peut plus tolérer. C'est
pourquoi il est intolérant. Le dogmatisme mou,
invisible, du signe, ne passe pas, lui, pour into-
lérant. Mais si tout en lui était tolérable, il n'y
aurait pas besoin de manifeste. Un manifeste est
l'expression d'une urgence. Quitte à passer pour
incongru. S'il n'y avait pas de risque, il n'y aurait
pas non plus de manifeste.
Henri Meschonnic, Manifeste pour un parti du
rythme

Les littératures postcoloniales, et en particulier les littératures


insulaires des Caraïbes, après la féconde et problématique saison
de la Négritude, ont pris une direction ouvertement anti-essentia-
liste, hostile à toute rhétorique à caractère affirmatif ou dogmatique
et à toute pensée systématique. C'est pour cela que l'apparition en
1989 du célèbre Éloge de la Créolité ,l signé par trois importants écri-
vains martiniquais - Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphael
Confiant - réalise un mouvement oxymorique, essayant de réunir
des affirmations identitaires et culturalistes, un normativisme esthé-
tique et littéraire parfois rigide et une ouverture à la pluralité et au
multilinguisme. Presque vingt ans après, le manifeste Pour une « lit -

1 J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, Éloge de la Créolité , Paris, Galli-


mard, 1989; dorénavant EC, avec l'indication des pages directement dans le texte.

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térature-monde» en français 2 - publié dans «Le Monde» du 16 mars


2007 et signé par 44 écrivains de langue française - trouve en partie
son inspiration dans les élaborations théoriques caraïbes et dans la
pensée de la «Relation» et de la «créolisation» d'Édouard Glissant.
Il reproduit à peu près le même oxymore: d'une part l'ouverture à
la pluralité et à la diversité des écritures, d'autre part l'indication,
souvent rigide et exclusiviste, de normes esthétiques et littéraires et
de concepts fort problématiques.
Les deux manifestes littéraires, dont nous proposons ici une
lecture comparée, peuvent être rapprochés aussi bien pour la réfé-
rence au même arrière-pays théorique et conceptuel - qui trouve
dans l'œuvre de Glissant son dénominateur commun - que pour
leur structure, que nous définissons «oxymorique». Cette structure
met en évidence certaines limites théoriques des deux textes, mais
se révèle en même temps une fonction de leur dispositif discursif
et de la rupture qu'ils déclarent vouloir réaliser dans l'espace litté-
raire défini comme francophone.
En quoi consiste donc cette structure oxymorique ? Elle est due,
à notre avis, au fait que si d'un côté ces textes prennent position
dans une bataille en faveur de la complexité, de la reconnaissance
des minorités et des littératures «mineures», du pluralisme et de la
diversité, à la fois sur le plan politico-culturel que sur le plan esthé-
tico-littéraire (d'ailleurs strictement liés dans les deux textes); d'un
autre côté, ils produisent une série de simplifications, de réductions
et de binarismes sur le plan conceptuel. Tout en reconnaissant qu'un
certain schématisme fait partie du mécanisme rhétorique du mani-
feste en tant que genre - grâce auquel l'aspect performatif l'empor-
te souvent sur l'aspect analytique, l'énoncé sur l'énonciation - nos
deux textes mettent en œuvre un arsenal conceptuel inapproprié à
la bataille même qu'ils déclarent vouloir combattre.
Lors de sa publication en 1989, Éloge de la Créolité obtint des
critiques enthousiastes et un succès immédiat. Gallimard propose-
ra d'ailleurs une nouvelle édition bilingue français-anglais, en 1993. 3
Beaucoup de critiques y reconnurent un nouveau positionnement,
radical et innovateur, de la conception de l'identité culturelle. Ils y

2 La publication du manifeste (dorénavant PLM) a été suivie par celle de


l'ouvrage collectif, sous la direction de M. Le Bris et J. Rouaud, Pour une littéra -
ture-monde , Paris, Gallimard, 2007.
3 J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, Éloge de la Créolité , éd. bilingue
français-anglais, trad, de M. B. Taleb-Khyar, Paris, Gallimard, 1993.

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apprécièrent en plus son rapport avec la littérature, caractérisé par


une emphase sur les aspects de diversité, ouverture, fluidité et rela-
tion - conception apparemment consonante avec la critique de l'es-
sentialisme identitaire et de ses corollaires esthétiques et politiques,
mais aussi avec l'exigence post-coloniale d'une réécriture autonome
de sa propre identité. Mais un regard plus attentif permet de relever
une grande part d'ambiguïté dans le discours des créolistes.
Eloge de la Créolité , anticipé en 1982 par la publication de la
Charte^ culturelle créole par le groupe de recherche GEREC (Grou-
pe d'Études et de Recherche en Espace Créolophone) de l'Univer-
sité des Antilles-Guyane, se présente comme un texte programmati-
que aux tonalités fortement affirmatives et se donne comme objectif
de repositionner et de redéfinir culturellement X identité créole , tra-
çant les lignes générales d'un projet esthétique et littéraire. Il s'agit
donc du premier acte d'une stratégie discursive qui vise à indiquer
le chemin d'une future émancipation d'un espace culturel, identitai-
re, mais aussi littéraire, défini comme «créole». Le prologue montre
avec un impact rhétorique très fort la vocation affirmative, stratégi-
que et, pour certains aspects, commémorative qui sous-tend l'opé-
ration des créolistes:

Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles.


Cela sera pour nous une attitude intérieure, mieux: une vigilance , ou mieux
encore, une sorte d'enveloppe mentale au mitan de laquelle se bâtira no-
tre monde en pleine conscience du monde. Ces paroles que nous trans-
mettons ne relèvent pas de la théorie, ni des principes savants. Elles bran-
chent au témoignage . (EC, p. 22, nous soulignons)

L'allusion au témoignage se révèle particulièrement significati-


ve. Elle met en évidence le fait que l'intention du manifeste n'est
pas d'élaborer une théorie ou une analyse, à travers des concepts
abstraits ou des instruments herméneutiques raffinés, mais plutôt
de souligner et de témoigner une réalité , une présence et une vérité
sous-jacente et fondatrice, qui constitue l'essence et la racine de la
«verticalité» (EC, p. 22) à laquelle les trois écrivains se réfèrent.
Cette prise de position culturelle et esthétique aboutit à une
réécriture inquiétante d'une vision essentialiste et exclusiviste de la
communauté, cachée derrière l'apparence d'une identité fluide, to-
lérante et ouverte (une «identité-rhizome» pour employer le concept
d'Édouard Glissant).4 Elle est encore une fois orientée à la recher-

4 É. Glissant, "Poétique de la Relation , Paris, Gallimard, 1990, pp. 23 et ss.

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che et à la définition d'une origine, d'une mythologie fondatrice,


d'une filiation généalogique et d'une authenticité et pureté de la
«réalité», de la «vérité» et de l'«identité créole». Elle se révèle, en
plus, susceptible, comme toutes les définitions rigides et exclusives
de la communauté, de conduire vers des issues politiques potentiel-
lement agressives et totalitaires.
Il s'agit donc, pour utiliser l'expression efficace de Michel Gi-
raud, d'une «rupture en trompe-l'œil»5 laquelle, derrière une rhéto-
rique qui puise à même les concepts théoriques de Glissant - «créo-
lisation», «Relation», «Tout-monde» etc., en les simplifiant et en les
transformant en des morceaux rigides d'une construction idéologi-
que - affirme l'existence d'une réalité-vérité dissimulée sous l'épais
tissu de l'aliénation et de l'extériorité (qu'elle soit représentée par
l'Afrique ou par la France) et donc d'une «vision intérieure» qu'il
faut récupérer, coûte que coûte. La métaphore de la fouille archéo-
logique apparaît comme un symptôme révélateur de ce penchant,
où la «réalité créole» se montre comme une couche sous-jacente et
originaire, qui existe depuis longtemps masquée par les couches de
l'aliénation historique opérée par le colonialisme: «Un peu comme
en fouilles archéologiques: l'espace étant quadrillé, avancer à peti-
tes touches de pinceau-brosse afin de rien altérer ou perdre de ce
nous-mêmes enfoui sous la francisation» (EC, p. 22).
Cette vision finit par réactiver la structure fondée sur des oppo-
sitions binaires et des essences monolithiques et ancestrales - celles
que Derrida appelait les «mythologies blanches»6 - que les intel-
lectuels et les écrivains postcoloniaux annoncent vouloir combattre.
Le manifeste entier est parcouru par le retour obsessif de termes
tels que «authenticité», «dévoilement», «réalité», «vérité intérieure»,
«être», «tradition», qui structurent une pensée essentialiste opposée
à ce que ses rédacteurs déclarent vouloir poursuivre: «Il fallait nous
laver les yeux : retourner la vision que nous avions de notre réalité
pour en surprendre le vrai . Un regard neuf qui enlèverait notre na-
turel du secondaire ou de la périphérie afin de le replacer au centre
de nous-mêmes» (EC, pp. 23-24, nous soulignons).
De plus, la définition de la créolité comme «agrégat interactionnel
ou transactionnel », comme forme de métissage culturel, présuppose
l'hypostase de ses composantes culturelles «primaires» («Européens,

5 M. Giraud, La créolité: une rupture en trompe-l'œil , «Cahiers d'études afri-


caines», n. 37, 1997, pp. 795-811.
6 J. Derrida, Marges: de la philosophie , Paris, Minuit, 1972.

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Africains, Asiatiques etc.») de telle façon que toutes ces cultures qui
ne sont pas créoles apparaissent comme des blocs culturels statiques
et uniformes, exclus de tout processus dynamique de transformation
historique et détachés du continuum socio-culturel.
Cette vision essentialiste et discontinuiste du concept de «cultu-
re» a été radicalement déconstruite par une bonne partie de la pen-
sée critique de la deuxième moitié du XXe siècle, du post-structu-
ralisme aux théories postcoloniales, jusqu'à l'anthropologie critique.
Ces courants de la pensée contemporaine ont montré le caractère
inventif, processuel, performatif, nomade et politiquement straté-
gique des constructions identitaires, niant tout rapport essentiel et
fondateur entre culture, langue et territoire et adoptant une appro-
che constructiviste par rapport à celle que Jean-Loup Amselle ap-
pelle la «raison ethnologique».7
Beaucoup d'écrivains des Caraïbes, aussi, ont été très critiques à
l'égard du manifeste: Édouard Glissant,8 Maryse Condé9 et le prix
Nobel Derek Walcott, qui, dans un essai où il exprime un jugement
très positif sur le roman de Patrick Chamoiseau Texaco , souligne de
façon âpre et directe les limites rhétoriques du manifeste, en le défi-
nissant comme la manifestation d'une «francophonie caricaturale»:
ce libelle relevait de la tradition même qu'il entendait rejeter: celle de la
publication de manifestes. [...] Le manifeste semble s'être pris à son pro-
pre piège, entre le marteau de la foi et l'enclume de la syntaxe. [...] L'es-
thétique de la polémique, dont se nourrit le manifeste, n'est pas chose
inaccessible au créole, mais il n'en reste pas moins qu'elle est d'essence
académique, voire classique, à l'opposé des gestes - invisibles mais ima-
ginés - de Yoralité sinueuse, incantatoire, qui est le propre du créole. Le
manifeste prêche l'oralité, mais avec les accents solennels de la tribune, et

7 J.-L. Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l'identité en Afrique et


ailleurs , Paris, Payot, 1990.
8 «La créolisation, qui est un des modes de l'emmêlement - et non pas seule-
ment une résultante linguistique - n'a d'exemplaire que ses processus et certaine-
ment pas les "contenus" à partir desquels ils fonctionneraient. C'est ce qui fait no-
tre départ d'avec le concept de "créolité". [...] Nous ne proposons pas de l'être,
ni des modèles d'humanité. Ce qui nous porte n'est pas la seule définition de nos
identités, mais aussi leur relation à tout le possible: les mutations mutuelles que ce
jeu de relations génère. Les créolisations introduisent à la Relation, mais ce n'est
pas pour universaliser; la "créolité", dans son principe, régresserait vers des négri-
tudes, des francités, des latinités, toutes généralisantes - plus ou moins innocem-
ment», dans É. Glissant, op. cit., p. 103.
9 M. Condé, Order, Disorder, Freedom and the West Indian Writer , «Yale French
Studies», vol. 2, n. 83, 1993, Post/Colonial Conditions : Exiles, Migrations, and No-
madism , pp. 121-135.

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non ceux du marché aux légumes, qu'il voudrait justement nous transmet-
tre. Rien n'est plus français que cette rhétorique si sûre d'elle, qui anime
tout le manifeste.10

Cette logique réifiante, fondée sur la discontinuité culturelle et


qui fait recours en continuation, marquant ainsi une frontière et un
territoire symboliques, à la distinction entre «Nous» et «Eux», à l'af-
firmation de l'intériorité et à l'exclusion de l'Autre, conçu comme
extériorité, se montre, si on la considère attentivement, comme le
mécanisme qui gouverne la construction idéologico-discursive de la
Créolité. Comme l'affirme Celia Britton, «the mixed nature of the
society has thus become essentialized into a unitary category - cre-
ole - which is, moreover, claimed to be the ontological foundation
of all Caribbean existence [...] but that is precisely what gives it a
unique, essentialist identity, different from any other society».11 Ain-
si, même le canon littéraire établi par les créolistes se fonde ouver-
tement sur une opposition binaire intériorité/extériorité et sur une
perspective évolutive, linéaire et téléologique - Francité (doudouis-
me) > Africanité (négritude) > Antillanité > Créolité - bâtie sur une
série d'exclusions, plus ou moins conscientes.12
Nous appuyant sur l'analyse de Jean-Loup Amselle, nous pou-
vons affirmer que l'objectif des stratégies discursives déployées dans
Y Éloge est celui de créer une identité culturelle, à travers le pouvoir
performatif, que ces écrivains s'attribuent, de «prendre la parole»
afin de mobiliser des groupes et des acteurs sociaux, en les désignant
dans leur différence par rapport à d'autres groupes. Les affirma-
tions identitaires, en expliquant les marques objectives qui fondent
la proximité sociale des individus comme les fruits d'une tradition
et en lui donnant ainsi une signification univoque, ont la fonction
de transformer la communauté en un corps unique , lui attribuant ce
que Jean-Luc Nancy appelle une «immanence absolue»: 13

10 D. Walcott, «Lettre à Chamoiseau», Café Martinique , Monaco, Éditions


du Rocher, 2004, p. 127.
11 C. Britton, The Sense of Community in French Caribbean Fiction , Liver-
pool, Liverpool University Press, 2008 («Contemporary French and Francophone
Cultures»), p. 105.
12 R Chamoiseau, R. Confiant, Lettres créoles. Tracées antillaises et créoles de
la littérature : Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane 1635-1975 , Paris, Gallimard,
1999.
13 J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée , Paris, Christian Bourgois Éditeur,
1986, p. 22.

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Et cela, non pas tant à la fin d'être la voix de ceux qui n'ont pas de voix,
que de parachever la voix collective qui tonne sans écoute dans notre être,
d'en participer lucidement et de l'écouter jusqu'à l'inévitable cristallisa-
tion d'une conscience commune. [...] Nous faisons corps avec notre mon-
de. Nous voulons, en vraie créolité, y nommer chaque chose et dire qu'elle
est belle. Voir la grandeur humaine des djobeurs. Saisir l'épaisseur de la vie
du Morne Pichevin. Comprendre le marché aux légumes. Élucider le fonc-
tionnement des conteurs. Réadmettre sans jugement nos «dor lis», nos «zom-
bis», nos «chouval-tw a-pat», « soukliyan ». Prendre langue avec nos bourgs,
nos villes. Explorer nos origines amérindiennes, indiennes, chinoises et le-
vantines, trouver leurs palpitations dans les battements de nos cœurs. En-
trer dans nos pitts, dans nos jeux de «grendé», dans toutes ces affaires de
vieux nègres à priori vulgaires. C'est par ce systématisme que se renforce-
ra la liberté de notre regard (EC, p. 40).

De cette façon, on définit les canons de l'authenticité culturel-


le du groupe - de la «tribu» - créant en même temps une nouvelle
légitimité politique, établissant une filiation (laquelle se révèle tou-
jours comme la manipulation de la complexité de la généalogie his-
torique effective), qui définit la conformité à une origine construi-
te - un mythe de fondation - et trace la ligne de partition entre la
communauté et ce qui ne lui appartient pas. Comme l'affirme Mi-
chel Giraud:

On assiste aujourd'hui aux Antilles françaises à un renforcement et à une


autonomisation du discours identitaire, en ce que - en forçant un peu le
trait - il tend à absorber le tout de la revendication «anticoloniale», ne lais-
sant exister d'expression politique nationaliste que l'affirmation culturel-
le. [...] On comprend que [...] une fraction importante de l'intelligentsia
antillaise tente de conquérir - faute d'une souveraineté politique que les
dures nécessités de la dépendance économique et sociale paraissent inter-
dire - une souveraineté culturelle qui, à l'ombre de cette dépendance, lui
confère un certain pouvoir sur la société locale (et, peut-être, même au-
delà de celle-ci).
C'est cet enjeu de contrôle du champ politique par la médiation du
contrôle du champ intellectuel qui constitue, selon nous, la motivation pro-
fonde de ce qui nous apparaît comme une adhérence continuée des princi-
paux tenants de la créolité, en dépit de leurs dénégations, à la probléma-
tique fautive de l'origine en matière d'identité culturelle.14

Cette politique culturelle produit, donc, une vision fondamenta-


lement téléologique du présent historique, représenté comme la cor-

14 M. Giraud, op. cit., pp. 798 et 800.

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ruption d'une sorte de pureté originelle qui va progressivement se


perdre. Les signataires du manifeste de la Créolité produisent ain-
si, selon plusieurs critiques, une image largement idéalisée, nostal-
gique, folklorique et passéiste d'un mode de vie créole traditionnel,
qu'il faut défendre, coûte que coûte, de l'assimilation et de la décul-
turation, vues comme les produits de la modernité. Richard Burton
affirme, à ce propos, que: «Créolité is in practice often retrospec-
tive, even regressive, in character, falling back, in a last desperate
recourse against decreolization, into the real or imagined plenitude
of an tan lontan (olden times)».15 Tous ces aspects du manifeste, si
on les considère attentivement, rapprochent la vision des créolistes
aux formes d'essentialisme et d'idéalisation d'un «Ailleurs» afro-
centrique, qui caractérisaient certaines propositions de la Négritude
et qu'eux-mêmes se proposent ouvertement de dépasser. Tout cela
se traduit, sur le plan rhétorique et conceptuel, en une production
massive de binarismes («Histoire/histoires; plaine/mornes; centre/
périphérie; quartiers/en-ville; ordre/désordre; écriture/oralité; écri-
vain/conteur; français/créole etc.») en opposition à un modèle fran-
co-occidental, qui résulte ainsi, même si implicitement, réaffirmé et
dominant. La métropole se montre ainsi, encore une fois, comme le
seul centre de reconnaissance et de légitimation de l'identité et de
la valeur de l'Autre et de son discours.
Mais ce qui porte la contradiction au niveau discursif, il faut
bien le souligner, présente parfois une efficacité spécifique au ni-
veau stratégique et politique, et il nous semble que c'est dans ce
réseau de rapports de force que se joue la dynamique réelle du po-
sitionnement identitaire. La stratégie de cette politique identitaire
consiste à tracer une frontière, faisant exister un domaine culturel
qui définit une communauté, et, en même temps, à chercher à s'in-
sérer dans un mouvement et dans un tissu de relations globales,
qui ne permettent pas de s'isoler ou de s'enfermer, sur le plan po-
litico-culturel comme sur le plan linguistique et littéraire. Comme
le soutient aussi Gabrielle Said, l'ensemble des discours et des dé-
bats sur la créolité et la réception même du manifeste par la criti-
que, qu'elle soit d'acceptation ou de rejet, participe de la construc-
tion du sens et révèle le mécanisme rhétorique qui le fonde: «Cet
aspect joue bien entendu sur la réception, car c'est essentiellement
en terme d'adhésion que se détermine la lecture. L'énonciation - ou

15 R. Burton, Ki Moun Nou Ye? The Idea of Difference in Contemporary French


West Indian Thought , «New West Indian Guide», n. 67, 1993, p. 23.

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plus généralement le langage - étant mise à service de l'énoncé, le


lecteur s'y soumet ou non, contractualise ou non. Le critère de vé-
rité n'y est pas opérant, ce qui compte est le positionnement, le re-
gard ou encore la vision sollicitée».16
Quant au deuxième document dont on s'occupe ici, le manifes-
te Pour une «littérature-monde» en français , on peut y remarquer
la tonalité affirmative et triomphaliste d'une bataille qui s'annon-
ce comme déjà gagnée: «Soyons clairs: l'émergence d'une littératu-
re-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur
le monde, transnationale, signe l'acte de décès de la francophonie.
Personne ne parle le francophone, ni écrit en francophone. La fran-
cophonie est de la lumière d'étoile morte» (PLM, p. 3). Cette affir-
mation péremptoire ne laisse aucune marge de doute sur l'intention
radicale de détruire de façon définitive une catégorie idéologique,
institutionnelle et littéraire qui, à partir de la période des indépen-
dances, a essayé de recomposer une communauté idéelle qui, der-
rière les masques du multiculturalisme, des différences et de la coo-
pération, a réaffirmé une version postcoloniale de l'ethnocentrisme
universaliste français.
Nous renvoyons, pour une analyse détaillée des contenus et des
stratégies rhétoriques de ce manifeste, à un article de Véronique
Porra, intitulé «Pour une littérature-monde en français». Les limites
d'un discours utopiqueP On se contente de présenter ici, en raccour-
ci, certaines limites qui nous paraissent particulièrement évidentes
et problématiques, au cœur desquelles se manifeste le double-bind
ou la structure oxymorique - d'ouverture déclarée à la multiplicité
et à une dimension mondiale de la littérature, à la créolisation et au
devenir-archipélique du monde et à une littérature finalement «sou-
cieuse de le dire» et au même temps d'extrême réduction concep-
tuelle et de fermeture esthétique et idéologique - qui nous intéresse.
Comme le soutient aussi Camille de Toledo, dans son ouvrage polé-
mique Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde :
Les manifestes sont des objets de volonté et de pouvoir. Ils s'affirment par
autorité, s'imposent par ruse et substituent à la pluralité des expériences
esthétiques, des grilles de lecture suffisamment proches du réel pour s'en

16 G. Saïd, Créolité, identité, altérité. Étude critique de I' «Éloge de la Créolité »,


«Interculturel ¡Francophonies», n. 8, novembre-décembre 2005, p. 16.
17 V. Porra, «Pour une littérature-monde en français». Les limites d'un discours
utopiquey «Intercambio», 2e série, n. 1, 2008, pp. 33-54. Disponible sur Internet:
<http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/5794.pdf>, consulté le 7/10/2010.

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emparer. Publiés au moment opportun comme celui des voyageurs, ils fon-
dent une histoire officielle: ici, le lent déclin du roman français épuisé par
les idéologues des années 70 et le sursaut magnifique de quelques dissi-
dents rejoints par les cultures du monde.18

Quels sont les éléments principaux de cet appauvrissement théo-


rique et esthétique? Premièrement, le manifeste nous donne une vi-
sion extrêmement simplifiée du rapport entre la littérature et le réel
et se contente de reproposer une version caricaturale du binôme op-
positif «mimèsis/ sèmiosis», protagoniste du débat théorique des an-
nées 60-70. À la longue saison de l'auto-référentialité et de ce que
Michel le Bris appelle l'«Empire du Signe»,19 au triomphe de la lin-
guistique et de la sémiotique, du structuralisme et de la déconstruc-
tion, à l'effacement de la référence etc., succéderait aujourd'hui le
retour triomphal du monde, de l'histoire et du sujet: «Le monde
revient. Et c'est la meilleure des nouvelles. N'aura-t-il pas été long-
temps le grand absent de la littérature française? Le monde, le sujet,
le sens, l'histoire, le "réfèrent": pendant des décennies, ils auront été
mis "entre parenthèses" par les maîtres-penseurs, inventeurs d'une
littérature sans autre objet qu'elle-même» (PLM, p. 1).
Nous savons très bien que la longue et riche saison de la théorie
littéraire ne peut absolument être réduite à une abolition totalitaire
du réfèrent ou à un «discours de prise du pouvoir». D nous suffi-
rait de relire le chapitre intitulé «Le monde» de l'ouvrage Le Démon
de la théorie d'Antoine Compagnon,20 pour nous rendre compte de
la complexité du débat sur le rapport entre la littérature et le réel,
depuis Aristote jusqu'à nos jours. De plus, la théorie littéraire, le
post-structuralisme et la déconstruction ont eu une influence décisi-
ve sur la théorie post-coloniale, en nous montrant la «violence épis-
témique» et la domination de ce qu'Edward Said nommait la «pen-
sée unique»21 de l'Occident, qui trouve son expression aussi dans

18 C. De Toledo, Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde y


Paris, PUF, 2008, p. 18.
19 «Au-delà, c'est à un renversement de l'Empire du Signe qu'invite l'idée même
de littérature-monde. La réduction de la littérature à de purs jeux formels sans plus
de relation avec le monde n'était pas innocente, ou le fruit d'un hasard, mais re-
levait d'une stratégie - de prise de pouvoir», dans Pour une littérature monde cit.,
p. 46.
20 A. Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun , Paris,
Seuil, 1998 («Points-Essais»), pp. 111-162.
21 E. Said, Culture et Impérialismey Paris, Fayard/Le Monde Diplomatique,
2000.

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DE L 'ÉLOGE DE LA CRÉOUTÉ AU MANIFESTE POUR UNE «LITTÉRATURE-MONDE»

les conceptions universalistes de l'Histoire, du Sujet, de la Réalité.


C'est aussi grâce à ce travail théorique et à la production littérai-
re postcoloniale que la reproduction de ces concepts, encore une
fois à partir d'un centre qui ne se déclare pas comme tel, ne peut
qu'éveiller en nous de la suspicion.
Ce manifeste exprime sûrement l'exigence, qui est d'ailleurs par-
tagée aujourd'hui à plusieurs latitudes, d'un dépassement définitif
de certains aspects du postmodernisme qui, surtout au cours des
années 80-90, a insisté sur l'impossibilité de la représentation du
réel, sur l'omniprésence de l'ironie, du pastiche et de la citation, sur
une littérature toujours «au deuxième dégrée» etc. Cette même exi-
gence, qui s'avère concomitante à la production et à la circulation
massive des littératures postcoloniales, a récemment trouvé expres-
sion, en Italie, avec le manifeste sur le New Italian Epic , proposé
par un collectif d'écrivains de Bologne, les Wu Ming. Dans ce cas,
au contraire, l'épuisement de ceux qu'ils appellent des «postmoder-
nismi da quattro soldi»22 ne se résout pas dans la proclamation du
retour du «réel» ou du «monde» dans la fiction, mais dans une ré-
flexion approfondie sur le potentiel de la littérature contemporai-
ne et de ses genres, comme le polar ou le roman historique, dans
un monde qui est de plus en plus structuré à travers des histoires.
C'est sur ce terrain de bataille, d'après ces auteurs, qu'il faut lutter
avec les meilleures armes de l'écriture.
Mais nous craignons que la version simplifiée de l'espace littérai-
re mondial, telle qu'elle émerge du manifeste des écrivains-monde,
n'implique aussi une réduction et un appauvrissement dangereux
des concepts glissantiens de «Tout-monde» et de «créolisation», qui
seraient transformés en une version apaisée d'une sorte de nouveau
cosmopolitisme littéraire. Malgré les intentions des auteurs et des
signataires, à notre avis le manifeste ne tient pas suffisamment en
compte les aspects conflictuels, les relations de pouvoir et de domi-
nation, les inégalités et les frontières du présent, qui prennent des
formes nouvelles à l'intérieur même de l'espace littéraire mondial.23
De plus, se référant en continuation aux prix littéraires de l'autom-
ne français et aux structures de légitimation et d'édition hexagona-
les, les auteurs de la littérature-monde montrent à quel point ils sont

22 Wu Ming, New Italian Epic. Letteratura, sguardo obliquo, ritorno al futuro ,


Torino, Einaudi, 2009, p. 63; cfr. aussi J.-B. Marongiu, Roman italien: le renouveau
par le genre , «Le Magazine littéraire», octobre 2008.
23 Cfr. P. Casanova, La République mondiale des lettres , Paris, Seuil, 1999.

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ALESSANDRO CORIO

encore fortement conditionnés par le Centre, restant attachés à une


vision binaire du système-monde, qui a été depuis longtemps dépas-
sé par la réalité même de la production littéraire postcoloniale.
Pour conclure, la vision du voyage que les «étonnants voya-
geurs» nous transmettent ne prend pas de distances suffisantes du
paradigme ethnocentriste de représentation de l'altérité culturelle
qu'Edward Said nommait, il y a déjà trente ans, «Orientalisme».24
La «poussière des routes, [le] frisson du dehors, [le] regard croisé
d'inconnus» (PLM, p. 2) que le manifeste déclare être l'objet de la
littérature-monde, risquent fortement d'être résorbés par les clichés
d'un marché mondial de la littérature qui s'affirme sous le signe de
l'exotisme postcolonial, de ce que Graham Huggan, dans son livre
The Postcolonial Exotic , appelle «marketing the margins».25
Si d'un côté, donc, le manifeste Pour une littérature-monde mon-
tre une indéniable force de provocation et une volonté de sub-
version d'un ordre symbolique ethnocentriste, fonctionnant un peu
comme un «cheval de Troie», nous pensons pouvoir affirmer d'un
autre côté que les instruments critiques, théoriques et esthétiques
que propose le manifeste ne se montrent pas vraiment à la hauteur
de la complexité des défis qu'il voudrait affronter.

Résumé. - Les littératures postcoloniales, et en particulier les littéra-


tures insulaires des Caraïbes, après la féconde et problématique saison de
la Négritude, ont pris une direction ouvertement anti-essentialiste, hostile
à toute rhétorique à caractère affirmatif ou dogmatique et à toute pensée
systématique. C'est pour cela que l'apparition en 1989 du célèbre Éloge
de la Créolitéy signé par trois importants écrivains martiniquais, réalise un
mouvement oxymorique, essayant de réunir des affirmations identitaires et
culturalistes, un normativisme esthétique et littéraire parfois rigide et une
ouverture à la pluralité et au multilinguisme. Presque vingt ans après, le
manifeste Pour une « littérature-monde » en français , signé en 2007 par 44
écrivains et inspiré en partie des élaborations théoriques caraïbes et de la
pensée de la Relation et de la créolisation d'Édouard Glissant, reproduit
le même oxymore: d'une part l'ouverture à la pluralité et à la diversité des
écritures, d'autre part l'indication, souvent rigide et «exclusiviste», de nor-
mes esthétiques et littéraires et de concepts fort problématiques. Ouvertu-
re, illusion ou combat d'arrière-garde?

24 E. Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978.


25 G. Huggan, The Postcolonial Exotic : Marketing the Margins , New York,
Routledge, 2001.

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