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Où est la littérature mondiale?

«Essais et Savoirs»
collection animée par
le directoire des PUV

Dernier volume paru :


Juliette Ff0lich, Flaubert. Voix de masque, 2005.

© PUY, Saint-Denis, 2005


ISBN 2-84292-171-2
ESSAIS ET SAVOIRS

Sous la direction de
Christophe PRADEAU et Tiphaine SAMOYAULT

Où est la littérature mondiale?

Textes de

Pascale CASANOVA, Jérôme DAVID, Annie EPELBOIN,


Xavier GARNIER, Christophe PRADEAU, Lionel RUFFEL,
Tiphaine SAMOYAULT, Judith SCHLANGER

accompagnés d'un article d'Erich AUERBACH,


traduit par Diane MEUR

Presses Universitaires de Vincennes

BM0697118
Introduction

L'universel, c'est le local sans les murs.


Miguel Torga

A world in a nutshell- un monde dans une coquille de noix: la


formule de Joyce pourrait être celle de tant de livres qu'elle en
devient la métaphore vague de la littérature, ballottée par grosse
mer au milieu du monde et l'incluant pourtant dans son
embarcation. Ce n'est pas, pourtant, parce qu'elle propose des
mondes ni même parce qu'elle se donne parfois comme équivalent
du monde que la littérature est mondiale. La notion de littérature
mondiale, ainsi, n'est pas une détermination interne où l'adjectif
viendrait dire l'attachement variable de l'œuvre au monde ou les
usages du monde en littérature. Elle est plutôt un identifiant
externe visant à la caractériser dans ses mouvements, sa généralité,
sa puissance d'enveloppement. Pourtant, dès que l'on pose la
question: qu'est-ce que la littérature mondiale?, on est arrêté par
la bêtise de la tautologie ou par l'évidence trop simple encore du
paradoxe. Tautologie: la littérature est mondiale puisqu'elle existe
partout; pas une culture qui n'ait son poème fondateur ou son
conte pour enfant, son premier romancier ou son intellectuel
critique (qu'on l'appelle mage ou tribun, sage ou prédicateur). Ce
n'est évidemment pas ce qui nous intéresse ici, l'universalité de la
6 Où est la littérature mondiale?

littérature reconduisant à celle, insoluble, des ongmes ou à la


question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.
Paradoxe: la notion de littérature mondiale serait une contra-
diction dans les termes puisque l'objet ainsi qualifié serait le
propre, le singulier, l'inassimilable, irréductible à la généralisation
et à l'uniformisation planétaire. Lieu possible de la résistance à la
mondialisation, la littérature s'accommoderait mal de la standar-
disation ou du nivellement; elle serait au contraire le lieu où
s'exposent et d'où rayonnent la diversité, des langues, des sociétés,
des hommes, et la conscience heureuse ou malheureuse de cette
diversité.

Une catégorie historique: vertige fixé


L'idée de littérature mondiale serait-elle venue d'une culpabilité
à l'endroit de la pluralité et du divers, comme une rétroversion du
mythe de Babel? L'hypothèse est alléchante mais elle fait fi du
caractère historique de la notion. Si cette dernière a un sens qui
mérite d'être interrogé ce n'est pas parce que la littérature, par
nature ou par fiction, est mondiale, mais bien parce qu'elle est
« devenue» mondiale. On le sait, c'est en lisant un roman chinois
traduit en allemand que Goethe a cette idée, qu'il confie à
Eckermannle 31 janvier 1827, d'un avènement de la Weltliteratur,
(plusieurs textes du présent volume s'attardent sur ses propos). De
l'observatoire temporel, géographique et politique qui est le sien,
Goethe peut se permettre d'être accueillant: l'ouverture qu'il
promeut et la collectivité qu'il annonce sont en fait des processus
d'inclusion, conduits par un point de vue extrêmement situé. La
littérature européenne est l'aune à la mesure de laquelle seront lues,
jugées et reconnues les littératures lointaines ou naissantes. Les
distances de plus en plus grandes parcourues par les traductions et
l'accélération des échanges imposent une régulation solide et
réfléchie afin de ne pas rendre l'Europe trop vieille trop vite. Le
mouvement allant s'accentuant, la stabilité du point de vue se
trouve ébranlée et la Weltliteratur perd de son enracinement:
traduite en toutes les langues, elle peut enfin devenir ce qu'elle
désigne, une notion qui défait les ancrages et qui sert à faire en
sorte que le tout soit dans l'un. Il s'agit désormais de fixer un
vertige.
La dispersion, le déplacement incessant du point de vue, la
spirale tourbillonnante dans laquelle les rencontres et les
Introduction 7

confrontations ont lieu font de la littérature mondiale non plus une


ouverture du cadre mais un ensemble de mouvements. Puisque ni
la langue ni la nation ni l'histoire ne garantissent autonomie et
autorité, il faut penser les points de contacts - échanges et
transferts. Deux constats ont déterminé la réhabilitation de la
catégorie et promu la nécessité de la penser de nouveau. Le premier
est que plus la bibliothèque s'accroît et moins on la maîtrise, plus
il nous appartient de la ranger et de la comprendre comme totalité.
L'impossible saisie du divers implique les tentatives de
rassemblement. Le second est que la mémoire des écrivains et des
lecteurs est désormais un territoire babélique, où résonnent
ensemble des textes venus de près ou de loin, des langues multiples
(même si elle les retient en traduction), des territoires sans
voisinage réel. Les rencontres rendues fortuites par des itinéraires
individuels et par des entreprises collectives -la question n'est pas
alors pourquoi traduit-on quelque chose plutôt que rien, mais
pourquoi traduit-on telle ou telle chose plutôt que telle autre
dessinent les traces variables de cette carte littéraire agrandie. La
littérature mondiale apparaît alors comme une notion à double
entrée renvoyant à la mondialisation des échanges d'une part et
s'efforçant de les caractériser d'autre part. Un phénomène objectif
détermine alors la production et la définition d'une méthode.

Un impératif critique: le local et l'universel


C'est en mettant la notion de littérature mondiale en relation
avec d'autres expressions qu'on la rend intellectuellement légitime
et productive en méthode. Ainsi on la sort de sa généralité
excessive ou de la banalité du constat pour la fonder de façon
critique et montrer sa pertinence. Qu'est-ce que la notion de
littérature mondiale apporte à celles de littérature générale, de
littérature comparée et de littérature tout court, voire de littérature
universelle? Quelles différences introduit-elle? L'adjectif mérite
d'être commenté dans sa fonction grammaticale et sémantique.
Grammaticalement, il faut l'entendre comme un génitif et non
comme un datif puisque c'est de la littérature du monde entier qu'il
s'agit et non de la littérature pour le monde entier, qui reconduirait
alors aux phénomènes de mondialisation. Et si l'on cherche à
nommer la littérature qui serait reconnue comme telle par le
monde entier, l'expression de littérature universelle, posant
l'existence sans doute aisément récusable d'un patrimoine
8 Où est la littérature mondiale?

commun, assure cette fonction. Sémantiquement, il paraît


important de ne pas lui ôter son caractère concret, géographique,
même si l'étendue de l'espace qu'il suggère lui confère de la
généralité, une sorte d'abstraction. C'est ainsi qu'on doit
distinguer la notion de littérature mondiale de celle de littérature
générale, instituée comme discipline, mais qui s'occupe des
questions théoriques posées par et à la littérature considérée
comme une (elle rejoint ainsi l'idée même de littérature).
C'est pour des raisons de discipline et des questions de
méthode que la littérature mondiale, en ce qu'elle se distingue de la
littérature comparée, paraît déterminante. Elle permet de mettre en
évidence des mouvements, une circulation, des échanges à voies
multiples, des coïncidences de langues que le binarisme dans lequel
se tient trop souvent la littérature comparée ne permet pas. Elle n'a
ni la prétention de rebâtir la bibliothèque d'Alexandrie ni celle de
penser la totalité des liens. Elle envisage la configuration historique
décrite à l'instant qui invite à des perspectives plurielles et des
points de vue mobiles. Non seulement parce que les littératures
contemporaines inscrivent souvent des désancrages - de nombreux
écrivains insistent par exemple sur le rôle de la pratique de la
traduction dans la formation d'une langue littéraire; d'autres, qui
écrivent dans des langues transplantées (1'espagnol en Amérique du
Sud, le français ou l'anglais en Afrique, dans les Caraïbes, par
exemple), s'inscrivent dans un processus délibéré, parfois même
théorisé, de métissage -, mais aussi parce qu'une méthode
comparatiste à plusieurs entrées permet de faire apparaître des
phénomènes nouveaux. Toutes les littératures Il' ont pas le même
rapport à l'universel, comme l'a bien montré Pascale Casanova
dans La République mondiale des lettres, pour des raisons qui sont
à la fois historiques et linguistiques, et tous les écrivains n'adoptent
pas la même attitude, ne font pas les mêmes choix vis-à-vis des
langues, n'ouvrent pas le même dialogue avec la bibliothèque.
Proposer un moyen de penser ensemble des itinéraires singuliers et
des orientations générales est sans doute ce qui s'ouvre à la
discipline comparatiste comme enjeu principal, après l'euro-
péanisme des premiers temps et l'universalisme d'un Étiemble par
exemple. Comment envisager la littérature dans le cadre et hors du
cadre de la globalisation générale des échanges, en voilà la question
centrale, dont le traitement impliquera toujours une attention
précise aux textes (close reading) et une vision surplombante des
mouvements.
Introduction 9

Un parcours théorique: lire à vol d'oiseau


Si Goethe, on l'a dit, incarne commodément le moment où
s'invente la Weltliteratur, la productivité, la fortune théorique et
politique de la notion sont moins fonction de Goethe que de ses
héritiers, directs et indirects. Si l'idée de littérature mondiale
s'impose comme un enjeu en ce début de troisième millénaire,
nous le devons moins aux Conversations avec Eckermann qu'à
Marx et Engels et, indissociablement, ce qui ne va pas sans tension,
à l'humanisme d'Erich Auerbach ou d'Ernst Robert Curtius. Le
marxisme et la philologie romane ont fait de la Weltliteratur une
puissance active dans le monde des idées, avec ses relais
institutionnels, tant universitaires qu'éditoriaux. Ce faisant, ils en
ont prolongé le rayonnement au-delà des frontières de son lieu
d'invention, l'ouvrant au devenir mondial qu'elle implique.
Le présent ouvrage n'a pas l'ambition d'écrire une histoire de
l'idée de littérature mondiale mais de mettre au jour les enjeux de
ce double héritage, pour nous, aujourd'hui, dans le monde
«globalisé» qui est le nôtre. Annie Epelboin et Lionel Ruffel
envisagent la notion au regard de l'espoir révolutionnaire, des
métamorphoses et des survivances de l'internationalisme: des
vastes programmes de traduction de la Russie soviétique au post-
exotisme, au devenir radicalement étranger d'Antoine Volodine.
La philologie romane partage avec le marxisme la volonté
d'échapper aux catégories nationales au profit d'englobants plus
vastes: la littérature romane bien sûr, mais aussi, au-delà,
européenne voire mondiale, même si cet horizon ultime n'est
jamais envisagé que d'une façon programmatique. L'article
d'Auerbach, «Philologie der Weltliteratur », que l'on lira ci-après,
traduit en français par Diane Meur et présenté par Christophe
Pradeau, est exemplaire en ce sens. Auerbach y expose, dans un
texte qui a contribué à fonder les postcolonial studies, les enjeux de
ce défi que représente pour l'intelligibilité historique du fait
littéraire le passage en régime mondial de la littérature. Christophe
Pradeau, en conclusion de ce premier ensemble de réflexions,
examine ce qu'implique un tel changement de régime, en termes de
pratiques de lecture et d'écriture. Comment, en somme, «la
mémoire des œuvres» s'en est-elle trouvée modifiée?
Plusieurs travaux fondent, aujourd'hui, le questionnement.
Parmi eux, le livre d'Étiemble, Essais de littérature (vraiment)
générale, qui conserve, malgré ses faiblesses théoriques (soulignées
ici par Judith Schlanger), un certain pouvoir d'incitation,
10 Où est la littérature mondiale?

L'Orientalisme d'Edward Said, La République mondiale des


Lettres de Pascale Casanova, What is World Literature ? de David
Damrosch, L'Atlas de la littérature européenne de Franco Moretti,
ou, plus récemment, l'article, «Conjectures on World Literature »,
que ce dernier a fait paraître en 2000, dans la New Left Review,
manière de manifeste qui, prolongé, contredit, critiqué, amendé, a
ouvert un important espace de réflexions dont Jérôme David rend
compte dans ses «Propositions pour une macro-histoire de la
littérature mondiale ». Aussi différents soient-ils, tous ces ouvrages
ont en commun un même rapport, médiatisé, complexe, au double
héritage dont la première partie de notre livre s'efforce de
débrouiller l'écheveau, une même volonté d'inventer de nouvelles
façons de lire, capables de fixer le vertige, d'embrasser, au prix de
ruses méthodologiques, ce qui échappe à la prise: la formidable
diversité des œuvres que recouvre, dans l'espace et dans le temps,
l'idée de littérature mondiale. Dans «Philologie der Weltliteratur »,
Auerbach propose de partir de presque rien, confiant dans le
pouvoir de rayonnement du détail, dont Mimésis témoigne avec
l'évidence de l'accomplissement monumental. À l'opposé, Franco
Moretti plaide en faveur d'une «lecture distante» (distant reading),
qui suppose un détour provisoire par la seconde main, la lecture
d'histoires littéraires, de travaux de synthèse, détour sans lequel il
ne saurait y avoir, selon lui, de révolution du regard. Comment lire
à vol d'oiseau, pour reprendre une formule de Thomas de Quincey,
comment accommoder son œil pour découvrir, en changeant
d'échelle, une nouvelle forme de lisibilité, sans risquer que ne se
perde dans l'opération, écrasé par la perspective trop large, ce qui
fait la spécificité du fait littéraire? Un tel danger est le souci
premier de Xavier Garnier dont les propositions, nourries par la
lecture de Deleuze, tendent à refuser la logique académique du
corpus pour mieux retrouver, pour mieux épouser la dynamique de
l' œuvre: dans une telle perspective l'idée de littérature mondiale
est moins un objet à décrire qu'une source vive que l'on se doit de
capter pour libérer l' œuvre des réductionnismes qui la menacent,
une voie étroite entre le commentaire et l'analyse, pratique critique
que l'on peut qualifier de «mondiale ». Pour Judith Schlanger, qui
oppose la rationalité oblique, les «zébrures transversales» d'un
Dumézil ou d'un Caillois aux impasses méthodologiques
d'Étiemble, emmuré dans sa nostalgie d'une impossible exhausti-
vité, il s'agit de comparer moins des œuvres que des «scènes »,
autrement dit des scénarios, des aventures historiques. La
Introduction 11

démarche de Jérôme David est moins immédiatement program-


matique: il s'agit d'abord pour lui de mettre au jour et de préciser
les présupposés doctrinaux qui nourrissent la pensée de Damrosch,
de Moretti et de Casanova (de Pierre Bourdieu à Fernand Braudel
et Immanuel Wallerstein). Parce que La République mondiale des
Lettres fait fonction, aujourd'hui, en France, de foyer réflexif d'où
rayonne le questionnement propre à la notion de Weltliteratur,
nous avons choisi de refermer ce livre par un entretien entre
Tiphaine Samoyault et Pascale Casanova, l'occasion pour celle-ci
de revenir sur quelques-unes des critiques qui lui ont été faites et
de prolonger les plus importantes de ses propositions théoriques et
méthodologiques.
Le présent ouvrage a été composé dans la continuité du
colloque «La Notion de littérature mondiale », qui s'est tenu les 6
et 7 novembre 2003, à Villetaneuse et Saint-Denis, sous la respon-
sabilité de l'équipe de recherche «Littérature et histoires»
(Université Paris 8) et du «Centre d'études littéraires franco-
phones et comparées» (Université Paris 13). Nous tenons à
remercier chaleureusement ici Anne Larue, qui a co-organisé avec
nous ce colloque, ainsi que tous ceux qui y ont participé:
Guillaume Bridet, Muriel Détrie, Jacques Neefs, Crystel
Pinçonnat, Nathalie Schon, Anne Tomiche; sans oublier tous ceux
qui, comme Jacques Schlanger et Pierre Zoberman, ont animé les
débats avec tant de vigilance et de générosité depuis les rangs
supposés moins actifs de 1'« assistance ».

Christophe PRADEAU et Tiphaine SAMOYAULT


1. La notion de littérature mondiale:
entre politique et histoire
Christophe Pradeau

Présentation de
«Philologie de la littérature mondiale»
d'Erich Auerbach

«Philologie der Weltliteratur» (1952) demande à être lu en


relation avec les deux autres traités de méthode qui accompagnent
et prolongent la publication de Mimésis (1946): «Epilegomena zu
Mimésis» (1953) et «Über Absicht Und Method» (1958)1. Des
volets de ce triptyque, seul le premier n'avait pas encore bénéficié
d'une traduction française. C'est un signe parmi d'autres de
l'incuriosité du public français à l'égard d'un article dont la fortune
a été grande ailleurs. Traduit en anglais par Marie et Edward Said
en 1969, «Philology and Weltliteratur» - c'est le nom qui lui est
donné outre-Atlantique - doit, en effet, à la lecture qu'en a
proposée l'auteur d'Orientalism, d'avoir pris rang parmi les textes
fondateurs des postcolonial studies 2 • Si Auerbach fait partie des très
rares historiens de la littérature à jouir dans toutes les parties du
monde occidental d'un statut de «classique », si aucune scène
littéraire ne l'ignore, sa présence est, bien sûr, plus ou moins
discrète ou insistante; elle se colore différemment en fonction des
intrigues locales, des rencontres, des admirations. Ici son œuvre se
resserre, là elle se ramifie selon que Mimésis, l'ouvrage qui en
constitue l'Acropole, est considéré isolément ou comme le
carrefour d'où rayonne un cheminement d'articles. En Italie, tout
autant que l'auteur de Mimésis, Auerbach est celui des mémorables
Studi su Dante, très largement ignorés de la critique francophone,
tout au moins jusqu'à une date récente, puisque la situation
16 Où est la littérature mondiale?

éditoriale a considérablement évolué au cours de la dernière


décennie: Marc André Bernier et Robert Kahn, dans la revue
Po&sie puis dans la collection «L'Extrême contemporain» des
éditions Belin, Diane Meur pour les éditions Macula, ont accru,
dans des proportions considérables, la part de l' œuvre d'Auerbach
traduite en français, ménageant ainsi des perspectives inédites,
assurant une visibilité nouvelle à des textes susceptibles désormais
d'excéder le cercle restreint de l'attention savante, redéploiement
tardif d'une œuvre à la fois prestigieuse et méconnue, qui n'est pas
sans signification ni sans incidence sur l'état actuel du souci
littéraire en France 3 •
Mimésis ne peut être considéré, Auerbach lui-même y insiste,
détaché des circonstances qui ont présidé à sa rédaction et qui
engagent une partie de son sens; prétendre les ignorer, ce serait en
effet méconnaître la dimension irénique de l'ouvrage, profession
de foi envers une civilisation occidentale déchirée qu'il s'agit de
rassembler autour de ce qui fait la plus précieuse, la plus lumineuse
part de son héritage 4 • Publiée en 1946, cette synthèse historique
dont l'intrigue court de Homère à Virginia Woolf a été écrite,
rappelons-le, entre mai 1942 et avril 1945, à Istanbul - ville qui
incarne mieux qu'aucune autre, parce qu'elle fut l'un des foyers de
l'Occident, ce sentiment d'intime altérité que recueille et condense
l'idée d'Orient; Auerbach, destitué par l'administration nazie de sa
charge d'enseignement à l'Université de Marburg, y trouve refuge
en 1936, succédant à Leo Spitzer dans la chaire de «romanistique»
qu'il occupera jusqu'en 1947, date à laquelle il gagne les
États-Unis, où il enseigne jusqu'à sa mort - dix ans plus tard. Dans
Mimésis, Auerbach se montre remarquablement avare de
déclarations d'intention: l'ouvrage se construit en avançant; seules
la «Postface» et quelques très rares digressions, situées pour
l'essentiel dans le dernier chapitre, participent d'une dimension
réflexive qui prend la forme du regard jeté par dessus l'épaule 5. En
1952, dans «Philologie der Weltliteratur », le regard se fait
prospectif. Adossé à une tradition de critique historiste, celle de la
philologie romane qui envisage autant que les littératures
nationales l'englobant qui les tient ensemble, Auerbach examine
les conditions d'exercice d'une «philologie mondiale» puisque,
désormais, constate-t-il, c'est la terre qu'il faut considérer comme
«notre patrie philologique ».
Dans la correspondance qu'il entretient, dans les années 1930,
avec Walter Benjamin, Auerbach, acteur et spectateur d'un
Présentation de «Philologie de la littérature mondiale» 17

processus qu'il désapprouve, voit dans la modernisation brutale


que le mouvement kemaliste impose à la Turquie, au risque de la
couper d'un passé déjà devenu presque illisible pour la jeune géné-
ration, un symptôme de l'uniformisation accélérée de la planète
dont il est à craindre qu'elle n' abou tisse, «d'une manière dou-
10ureuse et sanglante », une fois les différences culturelles arasées,
à l'avènement de «l'Internationale de la trivialité» et de« l'espéran-
to de la culture» 6. Auerbach tire des années de guerre, ce «sémi-
naire pratique d'histoire mondiale» que les années 1950 continuent
sous une autre forme - litote à la fois tonique et douloureuse -, la
certitude de vivre «en un kairos de l'historiographie intelligente ».
En effet, si la diversité est une condition de la littérature mondiale
telle que la conçoit le romantisme allemand - comme une «fécon-
dation réciproque du divers» -, alors l'unification de la planète, si
elle rend possible, dans un premier temps, l'invention d'une notion
humaniste comme celle de Weltliteratur, constitue, à terme, une
menace mortelle pour un tel idéal. Pour Auerbach, il est à craindre
que l'ère dont Goethe annonçait l'avènement soit près de se
refermer: la Weltliteratur aura duré peu de temps mais dans
l'intervalle le gain aura été immense. La conscience que nous avons
de la diversité des passés-présents de la planète littéraire apparaît,
en effet, sans commune mesure avec celle que Goethe ou Hegel
pouvaient en avoir. En même temps que s'inventait une
co-présence littéraire, l'historisme romantique enrichissait l'huma-
nité de mondes neufs: ces littératures oubliées que la philologie a
su inventer en se donnant les moyens de les pénétrer et, plus im-
portant encore, de les mettre en valeur dans une histoire qui rende
à la fois justice à l'unité et à la diversité de l'aventure humaine. Si le
temps présent est un kairos, c'est donc parce qu'il offre un
promontoire sans précédent sur les passés de la planète, mais c'est
aussi parce que l'heure presse et que le moment est proche où le
regard se brouillera. La conjonction de l'accroissement exponentiel
des connaissances et du processus d'uniformisation planétaire
s'accompagne, en effet, comme mécaniquement, d'un recentrage
de l'attention lettrée sur les strates superficielles du passé: le recul
des humanités classiques, qui constituaient le socle de «la
civilisation humaniste et bourgeoise tardive», ouvre la voie à l'avè-
nement d'une culture anhistorique. Plus dommageable encore,
l'équilibre précaire qui fécondait mutuellement l'effort de synthèse
et le travail de spécialisation risque de se trouver bientôt rompu du
simple fait de la masse de matériaux accumulés.
18 Où est la littérature mondiale?

Aussi n'y a-t-il de tâches plus hautes ni plus urgentes que d'em-
pêcher que la fenêtre, ouverte à si grand peine, d'où le philologue
est en position d'embrasser 1'« histoire intérieure de l'humanité »,
ne se referme tout à fait. C'est qu'il existe pour Auerbach comme
un devoir de synthèse et s'y refuser ce serait accepter que se
perdent en l'homme «la richesse et la profondeur des courants
intellectuels des derniers millénaires ». La synthèse historique qu'il
appelle de ses vœux devra être, dans ses plus hautes réalisations, à
la fois une œuvre d'art et de science car s'il s'agit, bien sûr, de
s'appuyer sur la discipline philologique et les acquis des sciences
humaines; une telle entreprise, pour « atteindre [son] effet », doit se
présenter à son public comme une mise en intrigue, seule façon de
rendre sensible, de rendre intelligible de l'intérieur, avec le senti-
ment d'intimité que cela suppose, «l'impétueuse et aventureuse
marche de l'homme vers la conscience de sa condition et l'actua-
lisation de ses potentialités ». Au travail cartographique, à la recen-
sion encyclopédique, entreprises collectives dont, à la différence
d'Erwin Panofsky, il ne conteste pas l'utilité, Auerbach n'accorde
toutefois qu'une fonction d'accompagnement. "L'efficacité de la
synthèse historique, l'action qu'elle est susceptible d'exercer sur les
esprits, résultent en effet d'« une intuition personnelle» qu'aucun
travail de groupe ne pourra jamais approcher. S'il se montre moins
intransigeant que lui, Auerbach partage avec Panofsky, qu'il côtoie
une décennie durant sur les campus de la lvy League (comme en
témoigne incidemment «Philologie de la littérature mondiale»),
une même foi dans le primat de l'individu 7. Conformément au
protocole romantique, c'est à l'individu qu'il revient de relever le
défi de la synthèse, parce que seul un individu est en mesure de
donner à une telle entreprise l'unité rayonnante sans laquelle elle
ne saurait habiter les mémoires avec cette chaleur qui est le propre
de l' œuvre d'art authentique.
Du fait de la démesure du matériau, toute prétention à
l'exhaustivité apparaît dérisoire; il s'agit donc de trouver une
« prise» qui permette de prendre le tout en écharpe, en pratiquant
dans l'épaisseur historique du champ considéré une «coupe trans-
versale ». L'essentiel des réflexions méthodologiques qui ponctuent
les dernières années de la vie d'Auerbach s'articule autour de la
question de la bonne prise: comment choisir le bon point de départ
(Ansatzpunkt), celui qui rendra possible l'illumination de la mise
en forme? Comme l'a souligné Wolfgang Holdheim, qui lui a
consacré un article suggestif, la notion d'Ansatz est au cœur de
Présentation de «Philologie de la littérature mondiale» 19

l'œuvre d' Auerbach 8. Le mot désigne à la fois ce qui est au com-


mencement et le processus d'expansion qui s'y origine. La
métaphore du rayonnement, qui revient souvent sous la plume du
philologue, traduit au plus près l'étoilement de connotations qui
entoure le terme allemand: «Ce point de départ doit être un
ensemble de phénomènes nettement circonscrits, aisément saisis-
sables; et leur interprétation doit posséder un rayonnement qui le
rende capable d'ordonner et d'interpréter par contagion une aire
bien plus vaste que celle de départ.» LAnsatzpunkt se définit à la
fois par sa « concrétude» et par sa capacité de déploiement: c'est un
fil d'Ariane que l'on «déroule », un «rayonnement partant de
peu ». Si dans «Philologie de la littérature mondiale» Auerbach est
avare d'exemples personnels, sa veine se fait plus autobiographique
dans «Über Absicht und Method». Il fait remonter au
commencement des années 1930 la mise en œuvre consciente d'une
telle démarche, dont le premier exemple pleinement abouti serait
«La Cour et la Ville », article qui étudie le XVII" siècle français
envisagé du côté du public, de ses lignes de faille, des sous-
catégories qui l'animent, qui s'imposent à l'attention de tous ceux
qui lisent et écrivent, comme des protagonistes, à la fois abstraits et
redoutablement incarnés, de la République des Lettres 9. Le fil
d'Ariane est ici lexical - l'expression qui donne son titre à
l'article -, comme il le sera encore, cinq ans plus tard, dans Figura.
Le point de départ peut être un ensemble de traits st Ylistiques.
C'est le cas, pour une bonne part, de M imésis dont les longues
explications de texte, qui inaugurent chacun des vingt chapitres,
sont comme autant de portes d'entrée invitant à pénétrer dans
l'intimité d'une période donnée, mise en œuvre magistrale de
l'hypothèse fondatrice de Vico selon laquelle il est possible
d'embrasser l'unité d'une époque en considérant l'une quelconque
de ses parties. C'est ce même principe épistémologique qui
explique qu'Auerbach déconseille de prendre pour point de départ
d'une enquête lexicale le nom des catégories historiographiques,
presque toujours rétrospectivement imposées à une matière qui les
déborde. C'est parce qu'une expression comme « la cour et la ville»
est immergée dans 1'« histoire interne» du XVII" siècle qu'elle peut
si efficacement nous servir de guide à travers les labyrinthes du
classicisme français. Si le recours à l'explication de texte rapproche
Auerbach de Leo Spitzer, sa visée est tout autre: il s'agit moins
pour lui de caractériser la singularité d'un auteur que le monde
dont il participe, monde qui se révèle à nous grâce à la force
20 Où est la littérature mondiale?

d'expansion de l'Ansatz qui articule, pour reprendre une distinc-


tion proposée par Albert Thibaudet, 1'« attention à l'unique» et un
certain «sens social de la République des Lettres» 10. Si l'œuvre de
Leo Spitzer s'éparpille en une profusion d'articles mono-
graphiques, d'une virtuosité, d'une légèreté de touche admirables,
celle d'Auerbach opère une mise en récit qui fait éprouver quelque
chose comme l'épaisseur de l'histoire. Les explications de texte de
Mimésis s'enchaînent les unes aux autres, mises en mouvement par
l'intrigue qui donne à l'ouvrage son unité paradoxale, l'Ansatz qui
s'est révélé à Auerbach dans la conception antique des trois
niveaux de style.
Auerbach en fait le constat: «il n'existe pas encore d'essai de
philologie synthétique de la littérature mondiale ». Seul le monde
occidental a connu l'ébauche de telles entreprises. Si le lecteur ne
peut, bien sûr, manquer de penser à Mimésis, il n'y est jamais fait
explicitement allusion dans l'article de 1952. La synthèse
historique qui y est proposée en modèle est celle d'Ernst Robert
Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, publiée
en 1947, quelques mois seulement après la parution du livre
d'Auerbach. Si les deux hommes appartiennent à la même tradition
philologique, dont ils sont, avec Leo Spitzer, les plus illustres
représentants, s'ils ne peuvent se défendre d'une admiration mu-
tuelle, ils ne s'en opposent pas moins violemment l'un à l'autre:
Curtius a une vision continuiste de l'histoire, Auerbach a le sens
des ruptures, des fractures (la composition de Mimésis en
témoigne, qui évoque le cloisonnement d'un polyptyque). Ainsi
l'ouvrage de Curtius n'est-il donné en modèle que dans la mesure
où il participe des mêmes principes méthodologiques que Mimésis.
Pour le fond, Auerbach laisse à entendre qu'il n'est pas sans
réserves: si Curtius construit son ouvrage autour d'un Ansatz - la
tradition des topai rhétoriques -, la question reste ouverte de
savoir si le choix d'un tel point de départ est pleinement pertinent.
Le ton se durcit, deux ans plus tard, dans «Epilegomena pour
Mimésis». Après l'examen de divers reproches et suggestions de
son lectorat savant, Auerbach consacre plus de la moitié de l'article
à répondre aux critiques de Curtius, dont la recension très
polémique, publiée tardivement, en 1952, semble bien avoir
précipité la rédaction de ce droit de réponse 11. La controverse, qui
touche à des questions d'érudition, porte essentiellement sur
l'importance relative à accorder à la séparation des styles et sur le
bien fondé de la conception figurative du réalisme chrétien
Présentation de «Philologie de la littérature mondiale» 21

proposée par Auerbach. Curtius est évoqué encore dans «Über


Absicht Und Method» : Auerbach s'y avoue volontiers redevable
à «l'immense livre d'Ernst Robert Curtius », tout en précisant
n'être «presque jamais d'accord avec lui quant à l'évaluation de ce
qui est significatif» 12. On l'a vu plus haut, ce troisième volet du
triptyque ne prend pas, contrairement aux deux premiers, la forme
d'un texte isolé, mais d'une préface. Le texte introduit en effet au
dernier livre d'Auerbach, Literatursprache und Publikum in der
lateinischen Spatantike und im Mittelalter, livre posthume,
constitué de quatre articles qui se présentent comme autant de
«compléments de Mimésis», dont il s'agit de combler une lacune
manifeste, cette ellipse d'un demi-millénaire, qui, escamotant
l'Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, sépare le chapitre III
(<< L'arrestation de Pierre Valvomère») du chapitre V (<< Roland à la
tête de l'arrière-garde»), lacune que le chapitre IV (<< Sichaire et
Chramnesinde»), consacré à Grégoire de Tours, ne faisait guère
plus que souligner 13. C'est une façon encore pour Auerbach de
répondre à Curtius, en se situant dans l'espace que celui-ci a investi
dans La Littérature latine et le Moyen Âge latin: l'Europe unie de
la Christianitas, l'Europe d'avant l'éclatement en États-Nations,
qui apparaît, observée à distance, au milieu des ruines de la biblio-
thèque de Bonn, comme un monde d'avant la chute. Si Curtius,
depuis son exil intérieur des années de guerre, entreprend de se
tourner vers l'Europe latine, c'est avec l'ambition de contribuer à
« maintenir la civilisation occidentale» en manifestant, «au moyen
de méthodes nouvelles» (1'étude des topai), «l'unité de cette
tradition dans le temps et dans l'espace» 14. On voit bien ce que les
deux hommes ont en commun - une même foi dans la vertu
irénique de la synthèse historique -, et ce qui les sépare: alors que
Curtius s'est réfugié dans le passé, gagné par une mélancolie qui le
fait douter de ses admirations de critique jadis attentif aux formes
les plus novatrices de la littérature contemporaine 15, Auerbach
réaffirme sa volonté d'écrire l'histoire en marche, saisie dans le
mouvement de détermination croisée qui unit le passé et le présent.
Si, en raison de son caractère «prénational », la culture médiévale
nous apparaît riche d'enseignements au moment où le monde
s'uniformise, le regard d'Auerbach se veut libre de nostalgie. Il y
trouve moins un refuge que la force d'affronter l' a venir.
22 Où est la littérature mondiale?

Notes
1. Ces trois textes sont reliés entre eux par des formules, des citations qui
reviennent, modulées, déplacées, mises en perspective autrement. Ainsi
de cette phrase de saint Augustin, qui sert d'épigraphe à l'article de 1952
et qu'Auerbach cite à nouveau dans les dernières lignes de celui de 1957:
«Nonnulla pars inventionis est nosse quid quaeras.» «Philologie der
Weltliteratur» paraît tout d'abord dans Weltliteratur. Festgabe für Fritz
Strich, Francke, Berne, 1952, avant d'être repris dans E. Auerbach,
Gesammelte Aufsatze zur romanischen Philologie, Francke, Berne-
Munich, 1967, p. 301-310. «EpiIegomena zu Mimésis» a été publié dans
Romanische Forschungen, vol. 65 (112), 1953, p. 1-18. Traduction
française par R. Kahn: «Epilegomena pour Mimésis », Po&sie, nO 97,
2001, p. 113-122. «Über Absicht Und Methode» (<<Intention et
Méthode») fait fonction de préface au livre posthume d'Auerbach,
Literatursprache und Publikum in der lateinischen Spatantike und im
Mittelalter (Francke, Berne, 1958), dont R. Kahn a donné une traduction
française: Le Haut Langage. Langage littéraire et public dans l'Antiquité
latine tardive et au Moyen Âge, Belin, «L'Extrême contemporain », Paris,
2004.
2. «Philology and Weltliteratur», trad. E. et M. Said, Centennial Review
13, n° 1, 1969, p. 1-17. Sur la façon dont E. Said a contribué à configurer
la fortune américaine d'Auerbach voir H. Lindenberger, «On the
Reception of Mimesis », dans Seth Lerer (éd.), Literary History and the
Challenge of Ph ilology. The Legacy of Erich Auerbach, California,
Stanford University Press, Stanford, 1996, p. 207-208 et p. 294 [la note 45
propose un relevé des références de Said à «Philology and Weltiteratur »,
article qu'il cite et commente tout au long de son œuvre, depuis
Orientalism (1978) jusqu'à Culture and lmperialism (1993)]. Voir
également Kathleen Biddick, « Coming out of Exile: Dante on the Orient
(alism) Express », American historical Review, 105/4,2000, p. 1234-1249.
3. Les traductions de R. Kahn ont été signalées dans la note 1. D. Meur a
constitué, traduit et préfacé deux recueils d'articles: Le Culte des passions
(Essais sur le XVIl" siècle français) et les Écrits sur Dante (Macula, «Argo »,
Paris, 1998 et 1999). Elle a également donné une nouvelle traduction de
l'important essai qu'Auerbach a consacré à la lecture figurative de la
Bible: Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne, avec une préface de
la traductrice et une postface de Marc de Launay, Macula, «Argo », Paris,
2003 [1938]. Marc André Bernier en avait donné une première traduction
en 1993 (Belin, «L'Extrême contemporain », Paris).
4. Voir l'adresse au lecteur des dernières lignes de Mimésis: «Puisse mon
ouvrage rencontrer ses lecteurs, aussi bien mes amis de jadis qui vivent
encore que tous les autres auxquels il est destiné. Puisse-t-il contribuer à
réunir de nouveau ceux qui ont conservé sereinement dans leur cœur
l'amour de notre histoire occidentale.» (Mimésis. La représentation de la
réalité dans la littérature occidentale [Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit
in der abendlandischen Literatur], trad. Cornélius Heim, Gallimard,
«Te!», Paris, 1968 [Francke, Berne, 1946], p. 553.)
Présentation de «Philologie de la littérature mondiale» 23

5. Ibid., p. 543 et p. 548-553.


6. Lettre du 3 janvier 1937, traduite par R. Kahn in «Figures d'exil. Cinq
lettres d'Erich Auerbach à Walter Benjamin », Les Temps modernes,
nO 575, juin 1994, p. 60.
7. Voir William S. Hecksher, «Erwin Panofsky: un curriculum vitae », dans
E. Panofsky, Trois Essais sur le style, trad. B. Tude, Le Promeneur, Paris,
1996, p. 213.
8. W. Wolfgang Holdheim, «The Hermeneutic Significance of Auerbach's
Ansatz», New Literary History, vol. XVI, nO 3, Spring 1985, p. 627-631.
Sur la notion d'Ansatz voir également E. Said, Beginnings " Intention and
Method, Basic Books, New York, 1975.
9. Le Haut Langage, op. cit., p. 26-27. «La Cour et la Ville» a été recueilli
dans Le Culte des passions, op. cit., p. 115-179, de même que «De la
Passio aux passions» qui relève du même type d'enquête lexicale (ibid.,
p.51-81).
10. A. Thibaudet, «Attention à l'unique» [NRF, avril 1936J, dans Réflexions
sur la critique, Gallimard, Paris, 1939, p. 243-248.
11. E. R. Curtius, «Die Lehre von den drei Stilen in Altertum und
Mittelalter (zu Auerbachs Mimesis) », Romanische Forschungen, 64, 1952,
p. 57-70. Auerbach avait été plus prompt à réagir; il rend compte de la
publication du livre de Curtius dès 1948: «Ernst Robert Curtius:
Europaische Literatur und Lateinisches Mittelalter », recueilli dans
Gesammelte Aufsatze zur romanischen Philologie, op. cit., p. 330-338.
12. Le Haut Langage, op. cit., p. 32.
13. Ibid., p. 30.
14. E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad.
J. Bréjoux, PUF/Presses Pocket, «Agora », Paris, 1956 [1947J, p. 19.
15. Voir Deutsch-Franzosische Gesprache, 1920-1950. La correspondance de
E. R. Curtius avec André Gide, Charles Du Bos et Valery Larbaud, H. et
J. M. Dieckmann (éd.), Vittorio Klostermann, Francfort-sur-le-Main,
1980, p. 145. Dans une lettre adressée à Gide, datée du 21 septembre
1946, Curtius avoue la déception qui l'envahit en relisant de «vieux
auteurs qui autrefois l'enchantaient»: il s'agit de Balzac et de Proust,
auxquels Curtius a consacré, en 1923 et en 1925, les monographies
mémorables que l'on sait. Les années de guerre ont terni l'admiration du
critique: «je trouve dans les deux bien des choses mauvaises ». En 1946,
seuls les classiques gréco-latins semblent devoir échapper tout à fait au
noir du temps.
Erich Auerbach

Philologie de la littérature mondiale

Traduction de l'allemand par Diane Meur

«Nonnulla pars inventionis est nosse quid quaeras. »"


Augustin, Quaestiones,
dans Heptaemeron (Prooemium).

Il est temps de se demander quel sens peut encore avoir le terme


«littérature mondiale» (Weltliteratur), rapporté comme chez
Goethe au présent et à ce qu'il faut attendre de l'avenir. Notre
terre, qui est le monde de la littérature mondiale, rapetisse et perd
de sa diversité. La littérature mondiale, toutefois, ne se rapporte
pas simplement à la communauté humaine dans l'absolu, mais à
celle-ci en tant que fécondation réciproque du divers. La felix culpa
que représente l'éclatement de l'humanité en une multitude de
civilisations en est le présupposé. Et que se passe-t-il aujourd'hui,
que se prépare-t-il ? Pour mille raisons que chacun sait, la vie des
hommes, sur toute la planète, s'uniformise. D'abord parti
d'Europe, le processus de stratification s'étend, qui ensevelit toutes
les traditions particulières. Sans doute la volonté nationale est-elle
partout plus forte et véhémente que jamais, mais partout elle mène
aux mêmes modes d'existence, ceux de la modernité, et, pour un

«Trouver, c'est en grande partie savoir ce que l'on cherche.» (N.d. T.)

BM0697118
26 Où est la littérature mondiale?

observateur impartial, il est clair que les fondements intérieurs de


l'existence nationale sont partout sur leur déclin. Habituées de
longue date à de fécondes interrelations, et de surcroît soutenues
par la conscience de leur crédit et de leur actualité, les civilisations
européennes, ou fondées par des Européens, conservent encore au
mieux leur autonomie respective, bien qu'ici aussi le processus
niveleur avance beaucoup plus vite qu'auparavant. Mais sur tout le
reste se répand la standardisation, qu'elle suive le modèle
euro-américain ou russo-bolchévique; et, si différents que soient
ces deux modèles, la différence devient minime si on les compare,
dans leurs formes présentes, aux substrats qu'ils recouvrent, la
tradition islamique, ou indienne, ou chinoise par exemple. Si
l'humanité parvient à survivre aux bouleversements qu'entraîne un
processus de concentration si brutal, si impétueux et si mal préparé
dans les consciences, il faudra s'habituer à l'idée que, sur une terre
organisée de façon homogène, seule une unique culture littéraire,
voire, dans des délais relativement courts, seules quelques rares
langues littéraires, bientôt une seule, peut-être, resteront en vie. Ce
qui serait tout à la fois la réalisation et la ruine de l'idée de
littérature mondiale.
Cette situation, si je l'apprécie correctement, est bien peu
goethéenne par son caractère forcé et par ce qu'elle doit aux
mouvements de masse. Goethe préférait se détourner de ce genre
d'idées; il lui en venait parfois qui allaient un peu dans ce sens; un
peu seulement, car il ne pouvait deviner avec quelle rapidité, avec
quelle radicalité inattendue ses pires hantises deviendraiel1t réalité.
Comme elle a été courte, l'époque qui fut la sienne, et dont les plus
âgés d'entre nous ont encore pu vivre la fin! C'est il y a cinq siècles
que les littératures nationales européennes ont pris la préséance sur
le latin, et la conscience de leur valeur; c'est il y a deux siècles à
peine qu'est apparu le perspectivisme historique qui a permis
l'élaboration d'une notion comme celle de littérature mondiale. À
la constitution du perspectivisme historique, et à l'activité de
recherche philologique qui en découlait, Goethe lui-même, mort
depuis cent vingt ans, a contribué de façon décisive par son activité
et ses instigations. Et déjà nous voyons naître un monde dans
lequel ce perspectivisme ne saurait plus signifier grand-chose
pratiquement.
L'époque de l'humanisme goethéen a été courte, mais elle a
accompli et lancé beaucoup de choses qui se poursuivent aujour-
d'hui encore, voire continuent de se répandre et de se ramifier. Ce
Philologie de la littérature mondiale 27

que Goethe, à la fin de sa vie, connaissait des littératures du monde


passées et présentes était considérable par rapport à ce qu'on en
savait au temps de sa naissance; c'est bien peu, comparé à nos pos-
sessions présentes. Ces possessions, nous les devons à l'impulsion
donnée par l'humanisme historique de cette époque; il ne s'agit pas
seulement ici de la découverte du matériau et de l'élaboration des
méthodes permettant de l'étudier, mais aussi de sa pénétration et de
sa mise en valeur dans une histoire intérieure de l'humanité, dans
l'élaboration d'une représentation de l'homme qui soit unique
dans sa multiplicité. Tel a été, depuis Vico et Herder, le véritable
dessein de la philologie; et c'est ce dessein qui lui a prêté son rôle
conducteur. Elle a entraîné à sa suite l'histoire des autres arts, celle
de la religion, du droit et l'histoire politique, et elle s'y est souvent
trouvée mêlée par des catégories et des finalités élaborées en com-
mun. Le bénéfice qui en a été retiré, en matière de recherche
comme de synthèse, n'a pas besoin d'être rappelé.
Une telle activité peut-elle raisonnablement se poursuivre dans
des circonstances et des perspectives totalement autres? Le fait
qu'elle se poursuive, et même continue de se développer, ne signifie
pas grand-chose en soi. Ce qui est devenu coutume et institution
court longtemps sur son erre; d'autant que ceux qui observent une
modification profonde des conditions générales de vie et en
reconnaissent l'importance ne sont pas forcément prêts à tirer les
conséquences pratiques de leur lucidité et, souvent, n'en sont
même pas capables. En revanche, le goût passionné qui, hier
comme aujourd'hui, pousse vers la philologie et l'histoire des idées
un petit nombre de jeunes gens se distinguant par leur talent et leur
originalité, laisse espérer que leur instinct ne les trompe pas et que
leur activité possède encore un sens et un avenir.
L'étude de la réalité du monde selon des méthodes scientifiques
remplit et gouverne notre vie; elle est, si l'on veut, notre mythe;
car nous n'en avons pas d'autre qui soit universellement valable.
Dans la réalité du monde, l'histoire est ce qui nous concerne le
plus, nous touche le plus, nous forme le plus à la conscience de ce
que nous sommes. Car elle est le seul sujet qui nous mette sous les
yeux l'ensemble des hommes. En parlant de l'histoire comme sujet,
je n'entends pas seulement le passé, mais plus généralement la
marche des événements, ce qui inclut le présent. L'histoire
intérieure des derniers millénaires, dont traite la philologie en tant
que discipline historique, est l'histoire de l'humanité parvenue à
l'expression de soi. Elle illustre l'impétueuse et aventureuse
28 Où est la littérature mondiale?

marche de l'homme vers la conscience de sa condition et


l'actualisation de ses potentialités; une marche dont le but (même
sous la forme très fragmentaire qu'il revêt aujourd'hui) a
longtemps été difficile à deviner, et qui semble pourtant, dans les
sinueux méandres de son cours, s'être déroulée selon une sorte de
plan. Y sont contenues toutes les tensions dont notre être est
capable; y est campé un spectacle dont la richesse et la profondeur
sollicitent toutes les forces du spectateur et en même temps le
rendent capable, par l'enrichissement qu'il y gagne, de trouver la
paix dans les limites de son donné. Perdre la vue de ce spectacle
- qui, pour apparaître, doit être joué et interprété -, ce serait subir
un appauvrissement que rien ne saurait compenser. Il est vrai que
la perte ne serait ressentie que par ceux qui ne l'auraient pas encore
subie entièrement; mais cela ne doit pas nous empêcher de tout
faire pour qu'elle n'ait pas lieu. Si les visions d'avenir que j'ai
exposées au début ont quelque bien-fondé, il est urgent de rassem-
bler le matériau et de le faire œuvrer à un projet unique. Car nous
sommes, nous, encore à même, en principe du moins, d'accomplir
cette tâche: non pas seulement parce que nous disposons de cet
abondant matériau, mais surtout parce que nous avons hérité du
perspectivisme requis. Ce perspectivisme, nous le possédons
encore parce que nous restons immergés dans l'expérience de la
diversité historique sans laquelle, je le crains, il pourrait vite perdre
sa vivante concrétude. Nous vivons donc, me semble-t-il, en un
kairos de l'historiographie intelligente; quant à savoir s'il
concernera encore de nombreuses générations, on peut en douter.
Déjà nous sommes menacés par l'appauvrissement qu'entraîne une
culture anhistorique; non seulement il existe, mais déjà il élève ses
prétentions à la domination. Ce que nous sommes, nous le sommes
devenus dans notre histoire, nous ne pouvons le rester et le faire
fructifier qu'en elle; montrer cela de façon à le rendre frappant et
inoubliable, telle est la tâche du philologue mondial de notre
temps. Dans L'Arrière-saison (Nachsommer), vers la fin du
chapitre «L'approche », Adalbert Stifter fait dire à l'un de ses
personnages: «Il serait éminemment souhaitable qu'un esprit, au
terme du règne humain, puisse résumer et embrasser tout l'art du
genre humain de son origine à son déclin 1.» Stifter, ici, ne pense
qu'aux beaux-arts. Et je crois qu'il est prématuré de parler
aujourd'hui de la fin de l'humain. Mais un seuil, un tournant, qui
d'ailleurs nous offre une vue d'ensemble inégalée, me semble
effectivement atteint.
Philologie de la littérature mondiale 29

Cette conception de la littérature mondiale et de sa philologie


semble moins active, moins pratique et moins politique que celle
de jadis. Il n'est plus question d'échange intellectuel, d'élévation
des mœurs ni de bonne entente entre les peuples. Ces buts, pour
une part, n'ont pas pu être atteints, pour l'autre part ont déjà été
dépassés par l'évolution des choses. D'éminentes individualités,
ainsi que de petits groupes très cultivés, ont goûté l'échange de
biens culturels qui était organisé sous le signe de ces buts; plus tard
il a été et reste encore pratiqué à grande échelle. Mais sur la
moralité et l'entente en général, ce genre de rapprochements a peu
d'incidence; la tempête des conflits d'intérêts et de la propagande
qui s'y rattache réduit instantanément en poussière leurs résultats.
L'échange est efficace une fois que l'évolution politique a déjà
opéré rapprochement et regroupement: alors il agit à l'intérieur du
groupe, accélère l'harmonisation ou l'accord, servant ainsi le
dessein commun. Mais de plus, comme je l'ai dit au commence-
ment, l'harmonisation des civilisations est déjà allée plus loin qu'il
ne paraîtrait convenir à un humaniste de type goethéen, sans qu'on
ait raisonnablement entrevu la possibilité de résoudre les
antagonismes subsistants autrement que par l'épreuve de force. La
conception de la littérature mondiale que nous défendons,
arrière-plan divers d'un destin commun, n'espère plus pouvoir
mettre en œuvre une chose qui certes se réalise, mais autrement
qu'on l'espérait; elle considère comme inéluctable la standar-
disation en cours de la civilisation planétaire. Chez les peuples qui
en sont au stade ultime d'une féconde diversité, elle entend préciser
et perpétuer la conscience du destin qui les a unifiés, de façon
qu'elle devienne leur bien mythique: pour qu'ils ne laissent pas se
perdre en eux la richesse et la profondeur des courants intellectuels
des derniers millénaires. Quel effet peut avoir un tel effort sur le
long terme, il n'est même pas possible de le supputer avec fruit;
notre tâche est de créer la possibilité de cet effet, et tout ce qu'on
peut dire, c'est qu'à l'âge de transition dans lequel nous vivons, il
peut être considérable; sans doute peut-il aussi contribuer à nous
faire mieux accepter ce qui nous arrive, et à nous empêcher de haïr
trop inintelligemment nos adversaires, même si nous avons à les
combattre. Sous ce rapport, notre conception de la littérature
mondiale et de sa philologie n'est pas moins humaine ni moins
humaniste que l'ancienne; de même que l'appréhension de l'his-
toire sur laquelle elle repose n'est certes pas celle de jadis, mais en
est issue et n'est pas pensable sans elle.
30 Où est la littérature mondiale?

Comme je l'ai dit, nous sommes en principe capables


d'accomplir la tâche d'une philologie de la littérature mondiale,
puisque nous disposons d'un matériau infini, qui ne cesse de
s'accroître, tout en possédant encore le perspectivisme historique
légué par l'historisme de l'époque goethéenne. Mais, autant la
situation d'ensemble invite à espérer, autant les difficultés sont
grandes au niveau particulier et pratique. Pour pénétrer le matériau
et lui donner forme, il faut qu'il reste au moins quelques hommes
qui, de par leur expérience et leurs recherches, dominent encore
l'ensemble de la littérature mondiale, ou tout au moins de vastes
pans de celle-ci. Mais la profusion du matériau, des méthodes et
des approches a rendu cela presque impossible. Notre matériau
couvre six millénaires, tous les continents, cinquante langues
littéraires peut-être. Bien des civilisations que nous connaissons
aujourd'hui n'avaient pas été découvertes il y a cent ans; sur
d'autres, on ne disposait alors que d'une petite partie des docu-
ments aujourd'hui accessibles. Même sur les époques étudiées
depuis des siècles, on a trouvé tant d'éléments nouveaux que leur
appréhension s'est sensiblement modifiée, laissant émerger de
toutes nouvelles problématiques. En outre, il n'est pas possible de
se pencher sur la seule littérature d'une époque; il faut examiner les
conditions dans lesquelles elle s'est développée; prendre en consi-
dération le contexte religieux, philosophique, politique, écono-
mique, pictural, voire musical, et, dans tous ces domaines, suivre
les résultats d'une recherche qui progresse en permanence. La
profusion du matériau induit une spécialisation de plus en plus
poussée; on élabore des méthodes spécialisées qui donnent
naissance, dans chaque domaine, voire pour chacune des nom-
breuses approches de ce domaine, à une sorte de langage secret. Et
ce n'est pas tout. De l'extérieur, des sciences et des courants non
philologiques, la philologie reçoit l'apport de concepts et de
méthodes: ceux de la sociologie, de la psychologie, de divers cou-
rants philosophiques et de la critique littéraire contemporaine. Il
s'agit d'assimiler tout cela, ne serait-ce que pour pouvoir, le cas
échéant, affirmer en conscience l'inadéquation de telle ou telle
méthode à des fins philologiques. Celui qui ne s'en tient pas rigou-
reusement à une étroite spécialité ni au monde conceptuel d'un
petit cercle de collègues vit dans un chaos d'exigences et d'impres-
sions dont il lui est presque impossible de venir à bout. Et
pourtant, il est de plus en plus insuffisant de se consacrer à une
seule spécialité; celui qui aujourd'hui veut être occitaniste et ne
Philologie de la littérature mondiale 31

domine que les secteurs concernés de la linguistique, de la paléo-


graphique et de l'histoire ne fera même pas un bon occitaniste.
D'autre part, certaines spécialités se sont à ce point ramifiées que
leur maîtrise est l' œuvre de toute une vie ainsi Dante, qui, il est
vrai, ne peut guère être considéré comme une spécialité, car
travailler sur lui implique de faire rayonner ses recherches en tous
sens; ou le roman courtois, avec ses trois grands axes que sont
l'amour courtois, la tradition celtique et le Graal: combien ont pu
s'approprier tout le matériau de cet unique domaine, dans toutes
ses ramifications et ses tendances? Comment, dans ces conditions,
penser à une philologie de la littérature mondiale qui reste à la fois
scientifique et synthétique?
Certains dominent encore la totalité du matériau, en ce qui
concerne l'Europe du moins; mais, pour ceux que je connais, ils
sont tous d'une génération qui a grandi avant les guerres. Ils seront
difficiles à remplacer; car entre-temps, la civilisation humaniste et
bourgeoise tardive, dont l'enseignement incluait le grec, le latin et
les études bibliques, s'est presque partout effondrée; et, d'après ce
que je puis conclure de mes expériences en Turquie, une évolution
parallèle touche les pays appartenant à d'autres civilisations
anciennes. Ce qui autrefois était supposé déjà connu à l'université
(ou, dans les pays anglo-saxons, dans les graduate studies), on ne
commence maintenant qu'à l'y acquérir, et, à ce stade tardif, on ne
l'acquiert souvent plus de façon satisfaisante. Au sein même des
universités ou des graduate schools, le centre de gravité s'est
déplacé: on y enseigne beaucoup plus de littérature moderne et de
critique contemporaine, et, parmi les époques plus éloignées, on
privilégie celles qui, comme le baroque, ont été récemment redé-
couvertes et correspondent elles-mêmes aux mots d'ordre litté-
raires modernes. Sans doute est-ce de la mentalité conjoncturelle
de notre temps que nous devons partir pour saisir l'ensemble de
l'histoire, si l'on veut qu'il prenne sens à nos yeux; mais l'esprit de
l'époque, un étudiant doué le possède de toute manière, et il ne
devrait pas avoir besoin de professeurs, me semble-t-il, pour
s'approprier Rilke, Gide ou Yeats. En revanche, il en a besoin pour
comprendre les formes linguistiques et les modes de vie de l'Anti-
quité, du Moyen Âge et de la Renaissance, comme pour se familia-
riser avec les méthodes et les instruments permettant de les étudier.
Les problématiques et les classifications de la critique littéraire
contemporaine sont toujours révélatrices de la volonté d'une
époque, et souvent ingénieuses et éclairantes. Mais seules
32 Où est la littérature mondiale?

quelques-unes s'appliquent directement au domaine historique et


philologique, surtout quand il s'agit de remplacer les concepts
traditionnels. La plupart sont trop abstraites et équivoques,
souvent aussi chargées d'une signification par trop privée. Elles
aggravent la tentation à laquelle beaucoup de débutants (et bien des
non-débutants aussi) ne cèdent déjà que trop: celle de domîner la
profusion du matériau en l'hypostasiant sous des classifications
abstraites, ce qui conduit à noyer le sujet, à débattre de faux pro-
blèmes et, finalement, à se livrer à un pur bavardage.
Mais ces phénomènes, si fâcheux qu'ils soient quelquefois, ne
me paraissent pas constituer un réel danger, du moins pour les gens
vraiment doués et connaissant leur affaire. Il en est déjà qui
réussissent à acquérir le bagage indispensable à l'activité
historico-philologique, tout en trouvant, face aux mouvements de
mode, la juste proportion d'ouverture et d'indépendance. À plus
d'un égard, ils bénéficient aussi d'un avantage sur leurs homo-
logues des précédentes décennies. Les événements des quarante
dernières années ont élargi nos vues, nous ont découvert des
horizons sur l'histoire mondiale, ont renouvelé et enrichi la façon
concrète de voir la structure des processus interhumains. Le sémi-
naire pratique d'histoire mondiale auquel nous avons participé, et
participons encore, nous a donné plus de clairvoyance et d'imagi-
nation dans notre appréhension des sujets historiques, si bien que
maintes productions même remarquables de la philologie
historique de l'époque bourgeoise tardive nous paraissent un peu
coupées de la réalité et étroites dans leur problématique. En ce
sens, les choses sont aujourd'hui plus faciles.
Mais comment résoudre le problème de la synthèse? Une vie ne
suffirait pas, semble-t-il, pour réunir les conditions préalables à
son élaboration. Un travail de groupe organisé, qui peut être très
utile par ailleurs, ne nous avance à rien ici. La synthèse historique
à laquelle nous pensons, quoiqu'il lui faille s'appuyer sur une
pénétration scientifique du matériau, résulte d'une intuition
personnelle, et ne peut donc être due qu'à un individu. Parfaite-
ment réussie, elle serait à la fois un travail scientifique et une œuvre
d'art. Déjà le choix du point de départ, dont nous reparlerons,
relève de l'intuition; la réalisation est une mise en forme, elle doit
être homogène et parlante pour atteindre son but. Bien sûr, dans
tous les domaines c'est l'intuition combinatoire qui s'avère
essentielle; mais dans la synthèse historique, il faut aussi que ses
plus hauts produits, pour atteindre leur effet, apparaissent
Philologie de la littérature mondiale 33

également au lecteur comme des œuvres d'art. L'objection tradi-


tionnelle selon laquelle l'art littéraire doit être libre pour se donner
des sujets qui le soient, donc ne doit pas être assujetti à la rigueur
scientifique, ne tient plus; car les sujets historiques tels qu'ils se
présentent aujourd'hui offrent assez de liberté à l'imagination dans
le choix, la problématique, la combinaison et la formulation. On
peut même dire que la rigueur scientifique est un bon garde-fou,
dans la mesure où, quand la tentation est si grande de s'écarter de
la réalité, soit en la ramenant à du banal et à du convenu, soit en la
déformant fantastiquement, elle préserve et garantit, dans le réel, le
vraisemblable; car le réel est la mesure du vraisemblable. Au
surplus, en appelant de nos vœux une historiographie intérieure
synthétique qui relève de l'art littéraire, nous nous inscrivons dans
la tradition européenne; l'historiographie antique était un genre
littéraire; et la critique philosophique et historique fondée par le
classicisme et le romantisme allemands s'est efforcée de trouver sa
propre expression artistique.
Nous voilà donc renvoyés à l'individu: comment ce dernier
peut-il parvenir à la synthèse? En tout cas ce ne sera pas, me
semble-t-il, par le biais de l'encyclopédisme. Un large horizon est
indispensable, aucun doute là-dessus, mais il doit être acquis de
bonne heure, indépendamment de tout dessein, simplement dirigé
par l'instinct de l'intérêt personnel. L'accumulation exhaustive de
matériaux, dans l'un des domaines habituellement traités en de
volumineux manuels (par exemple une littérature nationale, une
grande époque, un genre littéraire), ne peut plus guère mener -
l'expérience des dernières décennies le montre - à une activité de
mise en forme et de synthèse. Cela ne tient pas seulement à la
profusion du matériau, si difficile à maîtriser pour une seule
personne que, dans ces cas-là, le travail de groupe est souvent in-
diqué, mais aussi à sa structure elle-même. Les découpages chrono-
logiques, géographiques ou typologiques conventionnels, s'ils sont
indispensables dans la préparation de la matière, ne conviennent
pas ou plus dans l'imposition énergique d'une unité; les champs
qu'ils sont censés recouvrir ne concordent pas avec ceux de la
synthèse et de ses problématiques. J'en suis à me demander si les
monographies sur telle ou telle grande figure, dont nous possédons
d'ailleurs beaucoup d'exemples remarquables, sont encore une
amorce qui convient au genre de synthèse ici visé. Certes la figure
individuelle fournit d'elle-même l'unité de vie concrète qui, en tant
qu'axe du sujet, vaudra toujours mieux que toutes les unités
34 Où est la littérature mondiale?

factices; mais elle la fournit sans la rendre saisissable, sans la tirer


de l'enfermement anhistorique sur lequel débouche en fin de
compte l'individualité.
Parmi les synthèses historiques consacrées ces dernières années
à la littérature, la plus frappante est sans doute La Littérature
européenne et le Moyen Âge latin d'Ernst Robert Curtius. Ce livre,
il me semble, doit son succès à ce qu'il ne part pas, malgré son titre,
d'un thème englobant ou général, mais d'un unique phénomène,
bien défini, et qu'on pourrait presque qualifier d'étroit: la
survivance de la tradition des écoles de rhétorique. C'est pourquoi
le livre, malgré le colossal matériau qu'il mobilise, n'est pas, dans
ses meilleures parties, une accumulation de nombreuses choses,
mais un rayonnement partant de peu. Son sujet est très générale-
ment la survivance de l'Antiquité dans le Moyen Âge latin et, sous
ses formes médiévales, son influence sur la littérature européenne
moderne. Un dessein aussi général est, dans un premier temps,
paralysant; celui qui n'envisage encore que de présenter un sujet
aussi vaste se trouve confronté à une masse immense de matériaux
hétéroclites et presque impossibles à ordonner, dont le rassem-
blement selon des angles purement mécaniques (comme la
survivance de chaque auteur particulier, ou celle de toute la culture
antique, siècle après siècle, pendant le Moyen Âge), ne serait-ce
que pour des raisons quantitatives, empêcherait le dessein de
prendre forme. Il a fallu trouver comme point de départ un phéno-
mène à la fois nettement délimité, maîtrisable et central (la
tradition rhétorique et en particulier les topai) pour que le projet
soit mené à bien. Quant à savoir si, dans ce cas, le choix du point
de départ est en tous points satisfaisant, s'il est le plus approprié à
un tel dessein, là n'est pas la question; celui qui le trouve peu
proportionné au dessein poursuivi sera même d'autant plus porté
à admirer le travail qui a été fourni. Ce dernier est dû au principe
méthodologique: pour mener à bien un grand dessein synthétique,
il s'agit d'abord de trouver un point de départ, une prise, en
quelque sorte, qui permette d'attaquer le sujet. Ce point de départ
doit être un ensemble de phénomènes nettement circonscrits, aisé-
ment saisissables; et leur interprétation doit posséder un rayon-
nement qui la rende capable d'ordonner et d'interpréter par
contagion une aire bien plus vaste que celle de départ.
Cette méthode est connue de longue date; la stylistique, par
exemple, s'en sert depuis longtemps pour décrire, sur la base de
critères déterminés, la singularité d'un style. Pourtant, il me paraît
Philologie de la littérature mondiale 35

nécessaire de souligner très généralement son importance, dans la


mesure où elle est la seule qui nous permette à ce jour de présenter
synthétiquement et de façon parlante certains faits importants de
l'histoire intérieure. Cela vaut également pour un jeune chercheur,
voire un débutant; si l'on est bien conseillé, une capacité de survol
relativement modeste peut suffire dès lors que l'intuition a trouvé
un heureux point de départ. Lors de l'élaboration, le champ de
vision s'élargit suffisamment et naturellement, le choix des
éléments à insérer étant donné par le point de départ; l'élargis-
sement est si concret, et ses composants se tiennent les uns aux
autres avec une telle nécessité, qu'il sera difficile de laisser perdre
ce qui aura ainsi été acquis; et le travail accompli possède, par son
caractère de coupe transversale, unité et universalité.
Dans la pratique, bien sûr, il ne se présente pas toujours de
dessein ou de problème généraux auxquels il s'agirait ensuite de
trouver un point de départ concret. Il arrive qu'on mette le doigt
sur un phénomène particulier qui, dans un second temps, per-
mettra d'identifier et de formuler le problème général - ce qui
implique déjà, il est vrai, qu'on ait préalablement été réceptif à ce
problème. Mais il faut bien voir qu'un dessein général à caractère
synthétique ou un problème général ne suffit pas. Ce qu'il s'agit de
trouver, c'est un phénomène particulier, le mieux délimité, le plus
concret possible, le plus susceptible d'être décrit grâce aux instru-
ments de la technique philologique, qui donnera l'occasion de
«dérouler» en quelque sorte les problèmes, de donner forme au
dessein. Quelquefois, un seul phénomène ne sera pas assez, il en
faudra plusieurs; mais quand le premier est là, les autres se
trouvent plus aisément; d'autant qu'ils doivent être tels qu'au lieu
de s'additionner les uns aux autres ils convergent tous eu égard au
dessein choisi. Il s'agit donc d'une spécialisation, mais qui, loin
d'obéir aux découpages conventionnels du matériau, soit adéquate
au sujet, ce qui impose donc d'en trouver chaque fois une nouvelle.
Les points de départ peuvent être très différents; il serait
matériellement impossible d'en énumérer ici toutes les possibilités.
La singularité d'un bon point de départ réside, d'une part, dans sa
concrétude et sa force, d'autre part dans son rayonnement poten-
tiel. Ce peut être la signification d'un mot, une forme rhétorique,
une tournure syntaxique, l'interprétation d'une phrase, une série
de déclarations faites en un lieu donné et à une date donnée: mais
il doit rayonner de telle façon qu'à partir de lui, on puisse toucher
à l'histoire mondiale. Celui qui souhaiterait travailler sur la
36 Où est la littérature mondiale?

position de l'écrivain au XIXe siècle, soit dans un pays déterminé,


soit dans toute l'Europe, s'il cherche à rassembler la totalité du
matériau, produira peut-être un utile ouvrage de référence, dont on
lui saura gré; mais pour le travail de synthèse auquel nous pensons,
il fera mieux de partir de quelques déclarations sur le public, émises
par certains auteurs bien déterminés. De même pour les sujets
comme la postérité (la fortuna) de tel ou tel écrivain. Les sommes
que nous possédons sur la postérité de Dante dans les différents
pays sont assurément indispensables; mais peut-être serait-il plus
intéressant (comme me le suggérait Erwin Panofsky) de retracer la
façon dont ont été interprétés certains passages isolés de la
Comédie, depuis les premiers commentateurs jusqu'au XVIe siècle-
et ensuite à partir du Romantisme. Voilà qui serait de l'histoire
exacte des idées.
Pour bien faire, un point de départ doit être précis et concret;
catégories abstraites et concepts qualificatifs ne font pas l'affaire;
ni le baroque ou le romantisme, donc, ni rien de tel que dimension
dramatique, pensée du destin, intensité ou mythe; même «tempo-
ralité» ou «perspectivisme» sont dangereux. Ces termes-là
peuvent certes servir à l'exposition, si le contexte permet de com-
prendre ce que veut dire l'auteur; mais, en tant que points de
départ, ils sont trop équivoques pour désigner quelque chose de
précis et de tangible. Le point de départ ne doit pas être une
généralité qui, de l'extérieur, serait appliquée au sujet - il doit en
émaner, en être partie intégrante. Les choses elles-mêmes doivent
prendre la parole; si déj à le point de départ n'est pas concret et fer-
mement circonscrit, on n'y parviendra pas. Du reste, même avec le
meilleur des points de départ, c'est tout un art de rester factuel.
Partout guettent des concepts déjà forgés mais rarement per-
tinents, quelquefois tentateurs, parce qu'ils sonnent bien et sont à
la mode, et prêts à bondir dès que l'énergie du concret abandonne
l'auteur. C'est ce qui fait que parfois l'auteur lui-même, et en tout
cas bien des lecteurs, sont tentés de prendre pour la chose un
séduisant cliché - les lecteurs ne sont déjà que trop enclins à ces
substitutions; il faut tout faire pour leur fermer la possibilité
d'éluder le propos de l'auteur. Les phénomènes dont traite le
philologue synthétique portent en eux leur concrétude; celle-ci ne
doit pas se perdre lors de la synthèse, et toute la difficulté est là.
Certes ce qui importe ici, plus que le plaisir du détail pour lui-
même, c'est la perception du mouvement de l'ensemble; mais
celui·-ci ne peut être discerné que si ses composants sont appréhen-
dés dans leur nature propre.
Philologie de la littérature mondiale 37

À ma connaissance, il n'existe pas encore d'essai de philologie


synthétique de la littérature mondiale; tout au plus en trouve-t-on
quelques points de départ dans la sphère culturelle occidentale.
Mais plus la terre s'unifie, plus l'activité synthétique et pers-
pectiviste devra s'élargir. C'est une grande tâche que de rendre les
hommes conscients de leur propre histoire; et pourtant c'est peu
de chose, c'est presque un renoncement, si l'on songe que nous vi-
vons dans le monde, dans l'univers, et non pas seulement sur terre.
Mais ce qu'on osait faire autrefois, à savoir déterminer la place de
l'homme dans l'univers, semble aujourd'hui bien loin de nous.
Ce qui est sûr, c'est que notre patrie philologique est la terre; ce
ne peut plus être la nation. Sans doute, la chose la plus précieuse et
indispensable dont hérite le philologue est-elle la langue et la
culture de sa nation; mais elle ne prend effet que lorsqu'il s'en
sépare et la dépasse. Dans un contexte différent, il nous faut revenir
à cet acquis de la culture pré-nationale du Moyen Âge: l'idée que
l'esprit n'est pas national. Paupertas et terra aliena: c'est en ces
termes, ou en termes similaires, que pensent Bernard de Chartres,
Jean de Salisbury, Jean de Meung et beaucoup d'autres. Magnum
virtutis principium est, écrit Hugues de Saint-Victor (Didascalicon
III, 20), ut discat paulatim exercitatus animus visibilia haec et
transitoria primum commutare, ut postmodum possit etiam
derelinquere. Delicatus ille est adhuc cui patria dulcis est, fortis
autem cui omne solum patria est, perfectus vero cui mundus totus
exilium est 2 ... Hugues s'adressait à l'homme aspirant à se défaire
de son amour du monde. Mais c'est aussi une bonne marche à
suivre pour qui veut atteindre le juste amour du monde.

Notes
1. A. Stifter, L'Arrière-saison, trad. M. Keyser, Gallimard, Paris, 2000,
p. 350. (N.d. T)
2. Hugues de Saint-Victor, L'Art de lire. Didascalicon, trad. M. Lemoine, Le
Cerf, Paris, 1991, p. 154-155: «Le grand principe de la vertu, c'est que
l'âme apprenne par un exercice progressif à se passer des choses visibles
et transitoires, pour pouvoir ensuite s'en détacher complètement. C'est
encore un voluptueux, celui pour qui la patrie est douce. C'est déjà un
courageux, celui pour qui tout sol est une patrie. Mais il est parfait, celui
pour qui le monde entier est un exil.» (N.d. T)
Annie Epelboin

Littérature mondiale et Révolution

Lorsque Étiemble, cherchant à reVIsIter la notion de


Weltliteratur, mentionne l'existence, en URSS, de l'Institut Gorki
de la Littérature Mondiale 1, c'est pour le rejeter aussitôt dans le
flou, l'insignifiant. Que nous révèle, en fait, l'histoire de cette
institution et de sa double appellation? Le formidable élan de
signification que la notion de littérature mondiale connaît dans le
discours et l'action des écrivains russes liés à la Révolution vaut
qu'on l'éclaire à neuf. Les problèmes soulevés autour de cette
notion, les réponses apportées dans les discussions et les entre-
prises menées en Russie et à travers l'Europe dans le premier tiers
du vingtième siècle ouvrent, dans le champ d'analyse de cette
notion, des perspectives riches de sens. Cette histoire est à voir
comme un parcours métaphorique qui renseigne sur les espoirs,
aléas, quiproquos et, disons-le, malversations, que cette notion a
pu, et peut encore autoriser.
Soixante ans avant l'appel d'Étiemble, on a pu croire que la
Russie serait le lieu d'avènement de la Weltliteratur. Et elle l'a été,
d'une certaine manière, mais dans des configurations bien parti-
culières. Cet avènement était une tâche urgente, impérieuse, qui
était inhérente au projet révolutionnaire bien avant la prise du
pouvoir par les bolcheviks. Ce n'est pas un hasard si l'Institut de la
Littérature, créé en 1932, baptisé Gorki en hommage à l'écrivain
après son retour en grâce, a été appelé, à partir de 1938, Institut de
40 Où est la littérature mondiale?

la Littérature Mondiale. Gorki avait, dès 1905, œuvré à l'ouverture


des frontières de la littérature, et surtout à l'accès de tous au fonds
commun, au panthéon des grandes œuvres littéraires, auquel lui-
même s'était initié en autodidacte enthousiaste. Il n'était certes pas
le seul à valoriser cette ouverture. La Révolution russe, centrée
d'emblée sur l'idée marxiste de l'internationalisme prolétarien, est
inséparable de la question d'une littérature et d'une culture supra-
nationales. Les socialistes russes (et non russes) s'en préoccupent
bien avant que ne soit déclenchée la Révolution. Mais tentons
d'imaginer la suite: en 1918, dans la Russie dévastée par la guerre
civile et le chaos de la révolution, Gorki crée une maison d'édition.
Il crée, à Pétrograd, les Éditions de la Littérature Mondiale 2, avec
le financement du gouvernement soviétique, Pétrograd qui n'est
déjà plus la capitale mais cette ville affamée, terrifiée, que décrit
Berberova, où l'on brûle les livres pour se chauffer, la ville revenue
à l'âge de pierre qu'évoque Zamiatine dans La Caverne, où les
écrivains, les critiques sont réduits à la misère et totalement
délaissés par le nouveau régime. Cette entreprise dure jusqu'en
1924 puis disparaît, absorbée par le Gosizdat ou «Édition d'État »,
qui se met alors en place. En fait, cet activisme éditorial et
théorique autour de la littérature mondiale dure d'autant moins
que Gorki, peu amène envers la nouvelle politique, quitte la Russie
soviétique et retourne dès 1921 à son exil italien.
Pourtant, cette création est un événement considérable. Le
travail éditorial commence par la nomination d'un comité
d'experts, réunissant les noms d'écrivains d'importance et de
spécialistes déjà réputés et formés avant la Révolution. Parmi eux,
on trouve le poète symboliste A. Blok, chargé de la littérature
allemande, K. Tchoukovski et E. Zamiatine prennent en charge la
littérature anglo-américaine, N. Goumiliov la littérature
française 3. Le projet, qui reflète l'empressement euphorique du
moment, consiste tout d'abord à lancer de nouvelles traductions,
annotées et préfacées avec soin, afin de rendre accessibles à la
population qui ne parle pas les langues étrangères les meilleures
œuvres de la littérature universelle, réservées jusque-là aux lecteurs
avertis. Il s'agit de juxtaposer les corpus définis par les experts,
selon leurs critères de goût, puis de répartir les traductions entre
ceux que la tradition russe a déjà mis à l'épreuve: la traduction,
rappelons-le, est l'affaire des poètes, depuis le début du siècle, dans
une Russie où on lit et parle remarquablement les langues euro-
péennes, où l'on traduit les poètes dès lors qu'on est soi-même
Littérature mondiale et Révolution 41

poète. Mais le projet consiste également en une réflexion théo-


rique, conçue comme telle, sur la traduction.
Cette entreprise est aussi un moyen d'aider les écrivains à
survivre, en leur fournissant un travail puisqu'ils ne disposent plus
des rémunérations usuelles; elle rappelle les Comités d'aide orga-
nisés par Gorki à la même époque pour fournir un minimum de
nourriture et de vêternents aux écrivains. Mais surtout elle corres-
pond à la tâche qu'après Marx s'est fixée la révolution socialiste:
affranchir le prolétariat mondial en lui rendant ce qui lui revient de
droit; c'est-à-dire non seulement la propriété des moyens de
production, mais aussi la propriété d'un patrimoine culturel
universel dont il était spolié. Le travail manuel aliénant ne lui a pas
permis jusque-là d'avoir accès aux biens culturels que la bourgeoi-
sie a le loisir exclusif de goûter et de sélectionner, selon ses intérêts
propres. Il importe donc, pour œuvrer à l'émancipation sociale, de
traduire le meilleur de la culture universelle, de donner à tous
l'accès à ce corpus inaccessible, mais aussi de l'élargir, selon l'idée
internationaliste d'extension au monde du procès révolutionnaire.

Comment se définit le monde?


La réponse inclusive
Le discours révolutionnaire envisage le monde comme l'espace
d'ouverture maximale aux idées émancipatrices. On imagine donc
un immense réservoir de lecteurs, actuels et potentiels, qui, dans
l'immédiat, liront en russe, puisque c'est la Russie qui a inauguré la
Révolution socialiste 4 • Une attention particulière doit donc être
apportée aux préfaces et aux notes, destinées à un nouveau public,
plus large et non initié, ainsi qu'à la question de la traduction, sur
laquelle nous reviendrons.
Définir le monde paraît moins évident, en revanche, si l'on ne
considère plus les lecteurs mais les livres qu'il faut leur transmettre.
Quel est le corpus envisagé par les experts? D'emblée, pour Gorki
et son comité de rédaction, comme pour la majorité des intel-
lectuels socialistes, la réponse est inclusive: il faut faire entrer dans
le catalogue à venir des lectures offertes au peuple démuni le plus
grand nombre possible d' œuvres importantes. Des catalogues
prospectifs ont donc été établis, qui montrent qu'il s'agit d'abord
de traduire ceux qu'on aime et désire faire aimer. On y trouve,
pêle-mêle, Byron, Coleridge, Shakespeare, le Parnasse français ...
On note l'importance accordée à la littérature de l'Orient, ce qui
42 Où est la littérature mondiale?

résulte à la fois de l'état avancé des travaux des orientalistes russes


à cette époque et du souci d'ouverture politique vers l'Extrême
Orient et notamment la Chine. On voit que prédomine un éclec-
tisme basé sur la pratique antérieure et les choix personnels des
experts.
La vraie originalité du projet tient à la façon dont a été prise en
considération la fonction de la traduction. La concomitance entre
cette réflexion sur le fait de traduire et l'élaboration d'une «litté-
rature mondiale» frappe par sa pertinence. Le projet comporte,
pour un cercle plus restreint de lecteurs, l'organisation d'une
recherche théorique autour de la question de la traduction.
L. Goumiliov et K. Tchoukovski éditent ainsi en 1921 une bro-
chure intitulée De la traduction littéraire.
L'ambition et l'étendue projective de cette activité institu-
tionnelle sont immenses et sans précédent dans la culture
européenne, il s'agit là d'un événement autant que d'une sorte
d'avènement, toutefois les réalisations concrètes qui en résultent
sont d'importance plus restreinte. Seule une petite partie des pro-
grammes est menée à terme. Le manque de papier, les difficultés
personnelles et politiques rencontrées par les participants, la
pression idéologique montante mettent rapidement fin à l'entre-
prise. L'émigration de Gorki prive le groupe de son appui solide
dès l'automne 1921.

Lorsqu'est créé, pour fêter son retour en 1932, l'Institut


Littéraire Gorki, qui ne sera rebaptisé Institut de la Littérature
Mondiale qu'en 1938, la dimension proprement mondiale est,
sinon oubliée, du moins comprise dans un tout autre sens. On est
entré dans la phase du militantisme d'État et de l'impérialisme
politique centré sur la Russie. Ce n'est qu'en 1967 que sera repris,
au sein de cet Institut, le projet des Éditions de la Littérature
Mondiale, permettant que soient traduits entre 1967 et 1978 deux
cents volumes des œuvres de la littérature universelle. C'est une
ouverture nouvelle qui marquera toute une génération. Mais ces
traductions se font dans les conditions restrictives de la censure
qui, pour s'être assouplie avec le «Dégel », n'en reste pas moins
rigoureuse: cette revalorisation de la littérature étrangère offre aux
intellectuels et aux lecteurs de ces années de libéralisation une
respiration neuve. Mais le tabou demeure, concernant la
modernité: Kafka et Joyce n'ont toujours pas droit de cité et les
écrivains traduits sont ceux qui ont reçu un aval politique.
Littérature mondiale et Révolution 43

À travers ses aléas, et avant la restriction de l'ère stalinienne,


cette entreprise née de la Révolution accorde donc à l'idée de
littérature mondiale un caractère extensif, dans le temps et l'espace.
Elle la relie à la notion d'héritage des Classiques, rendue
doublement nécessaire par les circonstances. La réappropriation
active du patrimoine est un objectif prioritaire, d'une part au nom
de l'idéal largement partagé d'une démocratie par le livre, d'autre
part en réponse aux destructions massives des biens culturels
opérées par une part des bolcheviks et leurs adeptes fanatiques. Il
s'agit donc tout à la fois de l'extension, du partage et de la
sauvegarde d'un patrimoine culturel mondial, unifié au nom du
prolétariat, car revisité par Marx.

La réponse exclusive
C'est au nom de ce même prolétariat qu'avait été donnée, dès le
début du siècle, en Russie et en Europe, une tout autre réponse à la
question de la littérature mondiale. Elle nous ramène aux années
qui ont précédé la Révolution, années d'effervescence théorique et
politique autour du mouvement appelé en 1911 «Ligue pour la
Culture prolétarienne », et qui devint le Proletkult. Il s'agit, de
1917 à 1932, du mouvement culturelle plus vaste en Russie, dont
les liens complexes tissés avec les pays européens par le biais d'une
Internationale littéraire, ont été analysés avec une grande acuité par
Jean-Pierre Morel dans son livre Le Roman insupportable 5. Cette
nouvelle approche de la culture, qui s'élabore tout d'abord dans la
mouvance dissidente des théoriciens bolcheviks, va de pair avec
l'idée de créer une «intelligentsia prolétarienne », capable, peu à
peu, de se substituer à l'ancienne et de mener à bien la Révolution.
Le soutien de Gorki avait permis, là aussi, que, depuis son premier
exil italien et grâce à ses droits d'auteur, soit fondée en 1909
« L'école de Capri », sous la conduite de deux intellectuels mar-
xistes, Lounatcharski et Bogdanov. Ce dernier 6, esprit singulier, est
l'auteur d'une mise en application originale de la théorie marxiste,
exposée dans sa Tectologie ou science de l'organisation universelle,
fondée sur l'examen de la notion de praxis. Il met en avant l'ex-
périence privilégiée de «l'homme collectif» qu'est l'ouvrier dans
l'usine moderne, expérience de la fraternité autour de la machine et
de la solidarité active, qui fonde une nouvelle culture et des modes
d'expression particuliers. Ainsi, le prolétariat est le sujet d'une
culture qui lui est propre, qui s'étend aux dimensions du
mouvement ouvrier. La culture bourgeoise, jusque-là dominante,
44 Où est la littérature mondiale?

sera supplantée par cette nouvelle culture, qui est en train d'être
créée par les prolétaires et pour eux-mêmes. Plutôt qu'un effet de
la vieille dialectique dominant/dominé, il s'agit là d'un véritable
avènement: la culture prolétarienne, fondée sur une communauté
fraternelle, sur l'expérience de la camaraderie et de l'organisation
consensuelle, s'instaure sur des vertus humaines. Elle s'oppose à
l'individualisme et à l'autoritarisme de la culture bourgeoise. C'est
en élaborant d'abord cette nouvelle culture que le prolétariat peut
envisager, dans un deuxième temps, de prendre le pouvoir. L'idée
romantique du primat culturel réapparaît, nécessaire cette fois à la
conscience de classe dont la maturation permettra la Révolution.
On conçoit aisément que la proclamation d'une telle indé-
pendance et d'un tel pouvoir de la sphère culturelle ait été vérita-
blement honnie par Lénine, qui finit par mettre à l'écart son ancien
compagnon de combat après avoir rejeté ses thèses avec virulence.
L'idée que le prolétariat soit le creuset d'une culture intrinsèque,
«spontanée» et non pas «dirigée» par les «révolutionnaires
professionnels» auxquels Lénine assigne la tâche de mener à bien
la Révolution, n'est pas recevable. Il luttera sans merci contre «la
spontanéité» culturelle et politique du prolétariat.
Pour autant, ces idées sont largement reprises dans l'avant-
garde artistique après 1917. Elles servent de base théorique aux
différents courants devenus concurrents du Proletkult, du LEF
(Front gauche de l'art) au constructivisme dans ses formes produc-
tivistes. Ces idées constituent tout d'abord le programme du
Proletkult, largement diffusé dans les soviets locaux et· soutenu
malgré tout par le nouvel État qui, appelant à une nouvelle culture,
lui fournit le papier nécessaire aux brochures et revues. Toutefois,
la littérature ainsi engendrée, sans être inintéressante, reste peu
convaincante, malhabile ou tonitruante. Le bruit et le rythme de la
machine inspirent bien le poète-prolétaire Gastiev et sa « Poésie du
coup de marteau ouvrier ». Mais la «spontanéité» laisse souvent
percer l'imitation et le vers de mirliton. Le principe affirmé est
donc le rejet de la culture ancienne et l'élaboration autonome,
spontanée, issue de l'expérience directe de l'usine, de nouveaux
processus créateurs. Il se base sur un double postulat essentialiste,
celui du déterminisme social et celui d'une conception de la culture
comme production autonome par rapport au pouvoir, voire
étanche. La culture prolétarienne, mondiale par principe, se définit
cornme telle par l'exclusion à la fois implicite et explicite de ce qui
est non-prolétarien. Elle le fera savoir avec une véhémence croissante.
Littérature mondiale et Révolution 45

Le monopole du monde
Le critère social de la littérature prolétarienne est à double
versant: il privilégie les écrivains et poètes issus du monde ouvrier
ou lui appartenant. Il invoque également, à l'appui de cette
libération du monde, une esthétique de la rupture, affranchie des
entraves et des conventions du passé. C'est ce rejet ouvert des
carcans formels et thématiques de la culture bourgeoise qui
l'apparente partiellement au groupe littéraire rival qu'est le LEF ou
l'avant-garde de gauche. Maïakovski et les futuristes ont appelé
très tôt, eux aussi, à «jeter par-dessus bord» les grands écrivains
classiques. Eux aussi se réclament de la révolution mondiale,
fustigent le bourgeois. Les deux groupes apparaissant comme
opposés, le premier véritablement ouvrier, le deuxième issu de
l'intelligentsia, d'un sursaut de révolte de la poésie héritière du
symbolisme russe. Par une convergence d'aspect paradoxal, ils
prétendent incarner, l'un comme l'autre, le nouvel état de la
littérature, qui sera mondiale et révolutionnaire, ou ne sera pas.
C'est cette référence commune au prolétariat, dont ils prétendent
incarner, l'un le substrat social, l'autre la nouvelle esthétique, qui
les mène à lutter pour l'hégémonie. Trotski, dans Littérature et
Révolution, se place en retrait de cette polémique: à ses yeux, elle
n'a pas lieu d'être car la lutte des classes n'est qu'une phase transi-
toire, au terme de laquelle triomphera une «culture humaine »,
universelle, marquant l'avènement d'une société sans classes.
Les deux groupes qui cherchent à se partager la scène culturelle
russe durant les années 1920 se disputent donc le monopole du
monde. De fait, ils rivalisent aussi bien dans leur dénonciation de
l'art bourgeois ou de ses représentants que dans l'art de l'exclusion,
menée au nom du prolétariat. Le champ de la littérature est l'objet
d'une dichotomie qui devient agressive entre « amis» et « ennemis»
de la Révolution, en Russie comme dans les autres pays. Les
«compagnons de route» 7, qui sont en fait les meilleurs écrivains,
jusque-là soutenus par Trotski, tolérés dans la mesure de leur
neutralité, font, en 1929, l'objet d'une chasse aux sorcières. La
dimension «fraternelle» de la culture prolétarienne a totalement
disparu de la scène du monde.
On voit le glissement sémantique qui s'opère autour de cette
notion. La force d'émancipation que s'était octroyée la littérature,
centrée sur les plus démunis de par le monde, se mue en force
d'oppression étatique. De fait, le Proletkult se transforme, au fil
des années, en instance de pouvoir. Pour se légitimer et fonder sa
46 Où est la littérature mondiale?

vertu prolétarienne, il en vient à se référer aux oukazes du parti,


celui-ci étant devenu l'unique expression audible du prolétariat. Sa
qualité première d'autonomie n'est plus envisageable. Avec la
relève des générations et les épurations, on y voit affluer les
médiocres, épris de domination, usant d'une rhétorique spécieuse
et maniant des concepts vidés de leur sens. Ils s'acharnent sur la
part d'« étranger» propre à tout écrivain. Sur ceux dont on ne peut
apprécier l'appartenance de classe ou la clarté du message, tel Ossip
Mandelstam, qui les traite en retour de «fonctionnaires de la
littérature ». Ils en deviennent vite les mercenaires d'une littérature
de soumission. L'année 1929 est celle de l'exclusion littéraire
généralisée, véhémente, où chaque écrivain de valeur est dénoncé
comme «étranger à la révolution », «étranger à la littérature dont
nous avons besoin ». Le leitmotiv du «nous» sous-entend toujours
le prolétariat. En fait, entre le critère social (littérature mondiale
parce que prolétarienne) et le critère esthético-politique (littérature
mondiale parce que révolutionnaire et novatrice) s'est insensible-
ment glissé le critère idéologique: la littérature est mondiale parce
que révolutionnaire au sens où elle sert les intérêts de la révolution,
assure son extension, lutte contre ce qui peut lui nuire. Or le seul
garant des intérêts de la Révolution est désormais le parti commu-
niste. Après la suppression de toute forme de dissidence, de toute
«spontanéité », après l'évincement des trotskistes et prétendus tels,
le parti règne en maître absolu. Il règle finalement le conflit de la
littérature et en fait un monopole d'État: il supprime par décret
l'existence des groupes puis crée, en 1932, l'Union des Écrivains,
sous la présidence de Gorki. La littérature, en passant sous le
contrôle direct de l'État, devient une arme au service d'une
puissance mondiale.

La littérature et le militantisme international


C'est ainsi que peut être entendue la réapparition-intronisation
de Gorki: la distance boudeuse qu'il avait affichée au lendemain de
la Révolution à l'égard de ses anciens compagnons bolcheviks, le
choix de l'exil jusqu'en 1928 ne laissaient pas augurer le retour
triomphal que lui permit ou que lui fabriqua Staline. Il est pris au
piège doré de l'homme de lettres mégalomane. Il redevient le
protecteur des écrivains, mais, cette fois, à une échelle grandiose,
celle du pays puissant qu'il vient de redécouvrir. Il est flatté et
acclamé, officialisé dans la fonction de patriarche mondial des
Lettres par sa désignation à la tête de l'Union des Écrivains.
Littérature mondiale et Révolution 47

Qu'est-il advenu en réalité de son enthousiasme pour la litté-


rature mondiale? L'Institut de la Littérature, créé en son honneur
la même année, ne comporte, en guise de visée littéraire, aucune
mention de la dimension du monde. Il vise à l'étude et à l'édition
du trio des écrivains russes officiellement consacrés, devenus le
mythe culturel fondateur de la nouvelle société. Ce nouveau
panthéon littéraire n'est plus mondial mais national, comme au
demeurant l'est devenue la Révolution. Les trois grandes figures
tutélaires, figées dans le bronze et les chromos sont Pouchkine,
dont on fête bruyamment, en 1937, le centenaire de la mort,
Maïakovski, réifié en pompeux monument, transmué en poète
officiel de la Révolution, Gorki, enfin, objet d'un véritable culte. Il
use dorénavant de sa notoriété internationale pour servir la
politique étrangère de l'État, qui passe par la manipulation des
intellectuels.
Ce n'est qu'après sa mort, en 1938, qu'est rétablie la mention
«littérature mondiale» dans l'appellation de cet Institut. Qu'est
devenue cette notion dans l'intervalle? Dès 1932, l'Union des Écri-
vains opère par le biais des délégations étrangères qu'elle convoque
et trie sur le volet. Grâce aux congrès organisés en Europe sous
couvert de lutte contre le fascisme, dont celui de Paris en 1935,
cette union permet qu'une main-mise soit tentée sur le monde au
nom de la littérature. C'est le dernier avatar que connaît la notion
de littérature mondiale à travers le long parcours de son institu-
tionnalisation. Elle devient le moyen d'un militantisme d'État,
détourné, mais virulent, qui jouera des dernières ambiguïtés que
couvre cette notion. Elle autorise, sous couvert d'inter-
nationalisme, l'illusion partagée d'une confrérie d'écrivains à qui le
souci du monde aurait été octroyé en privilège, par-delà le cloison-
nement des États. Elle permet à ces écrivains de croire à une
réception universelle de leur œuvre, assurée en fait par leur
adoption officielle en Union soviétique et l'aide financière du parti
communiste.
On sait ce qu'a été cette manipulation orchestrée de la scène du
monde, la gestion durable des meetings, parades, congrès et
festivités organisés par les filiales de l'Union des Écrivains. Les
voyages en URSS, les réceptions officielles, les cadeaux multiples
octroyés par l'État soviétique, en devises ou en nature, sous forme
de séjours balnéaires, de cures, d'objets divers, donneront à l'inter-
nationalisme littéraire une teinte de luxe qu'il ne connaissait pas.
Mais surtout, les écrivains et hommes de lettres, déclarés «amis de
48 Où est la littérature mondiale?

l'URSS », en y étant acclamés ou simplement publiés, ont eu,


pendant des décennies, l'avantage exclusif de prétendre à un public
immense, qui, à défaut d'être le monde entier, pouvait en donner
l'idée, puisqu'il en constituait une moitié. Leur illusion était
partagée. Elle fondait une part du respect qu'on leur témoignait
dans leur propre pays. Elle donna à des générations de lecteurs
soviétiques une image déformée et tronquée de la littérature. Peu
importe ici que l'aveuglement de ces écrivains ait été ou non
volontaire. Même si de grandes figures comme Dos Passos,
Neruda, Sartre ou Aragon ont su garder ou retrouver la force de
leur talent, ils ont été aussi les propagandistes de l'uniformisation
mondiale de la littérature. Ils ont laissé s'instaurer en leur nom ou
par leur silence la norme de conformité idéologique et surtout
esthétique qu'a été le «réalisme socialiste », dont les dégâts opérés
en Russie et même sur la littérature mondiale se passent de
commentaires. Gide, en revanche, a su très tôt, avec son Retour de
l'URSS, s'arracher à la force de la séduction et en dénoncer
l'exercice. Il a tout à la fois rétabli les contours du monde réel et
ceux de sa personnalité propre, fondant son écriture. Il désigne, par
son retrait volontaire, le piège de l'illusion totalisante.
Comme toute utopie, la notion de littérature mondiale est un
remarquable moteur pour la pensée. Mais pour avoir voulu
appliquer ce concept au réel, dans l'élan de leur enthousiasme et
l'urgence du moment, les révolutionnaires russes ont fait les frais
de leur imprudence. Ils ont permis qu'en soit déployée l'étendue
contrastée des implications sémantiques, celle de tOutes les
équivoques. Et c'est ainsi que la littérature en tant que telle a aboli
son propre projet. Par la suppression de la part de révolution et
d'innovation qui lui est inhérente, elle a été désignée au suicide. Par
sa mise en pratique, la notion de littérature mondiale s'est
retournée contre la littérature même. Exprimer le monde, vouloir
que par elle le monde s'exprime, dans sa totalité, cette ambition de
la littérature peut faire d'elle l'outil de sa propre déchéance et, par
là-même, de la déchéance de l'humain.

Notes
1. Étiemble, Essais de littérature (vraiment générale), «Faut-il réviser la
notion de Weltliteratur? », Gallimard, Paris, 1975.
2. En russe: Izdatel'stvo «Vsemirnaja Literatura », alors que l'Institut est
appelé: «Institut Mirovoj Letertury».
Littérature mondiale et Révolution 49

3. K. Tchoukovski (1889-1969), poète et homme de lettres, dont les poèmes


pour enfants sont dans toutes les mémoires, connu aussi pour l'aide
courageuse qu'il a apportée aux écrivains. Il a continué à être l'un des
meilleurs théoriciens de la traduction.
A. Blok (1880-1921), le plus célèbre des poètes symbolistes, est mort
désespéré par la Révolution qu'il avait pourtant accueillie dans le poème
«Les douze».
E. Zamiatine (1884-1937), auteur de récits éclatants, dont Nous autres, a
fini, en 1931, par supplier Staline de le laisser émigrer en France.
N. Goumilov (1886-1821) fonde avec Mandelstam l'« Acméïsme ». Il est
fusillé en 1921.
4. Cependant, le sentiment de la continuité avec le reste du monde est
largement partagé: ainsi, l'espéranto trouve de très nombreux adeptes
durant les années 1920.
5. J-P. Morel, Le Roman insupportable, Gallimard, Paris, 1985.
6. A. Bogdanov (1873-1928), philosophe disciple de Mach et biologiste,
auteur notamment d'Empiriomonisme (1905), qui provoqua une
réfutation impérieuse de Lénine (le volumineux Matérialisme et empirio-
criticisme). Il meurt en s'appliquant à lui-même l'expérience initiale de
son projet de transfusion sanguine universelle, par laquelle il envisageait
la rénovation du monde.
On se reportera, à propos de ces bolcheviks dissidents, aux articles de
J Scherrer, en particulier «Culture prolétarienne et religion socialiste
entre deux révolutions: les bolcheviks de gauche », Europa, 1979, II -2.
7. Catégorie inventée par Trotski dans un article de la Pravda de 1922,
repris dans Littérature et révolution, Moscou, 1923, Julliard, Paris, 1964
(préface de Maurice Nadeau). Il y désigne comme «compagnons de route
littéraire de la révolution» aussi bien des poètes (S. Essenine, N. Kliouev)
que des prosateurs (B. Pilniak, V. Ivanov, etc.). A Biely et A. Akhmatova
sont désignés comme «émigrés de l'intérieur ».
Lionel Ruffel

L'international, un paradigme esthétique


contemporain

Il s'agit d'interroger ici la possibilité ou la réalité d'une


revendication contemporaine de l'international en littérature. Faire
le choix de ce terme, c'est immédiatement parier qu'il constitue un
paradigme esthétique et politique aussi inédit que reconnaissable.
L'international n'est pas le «cosmopolite », quoiqu'il le croise par
moments, notamment dans sa dernière revendication forte, portée
par le Parlement International des Écrivains. Il n'est pas non plus
le «mondial », quoique là encore on observe des relations, placées
cette fois-ci sous le mode de la tension. Je ne prétends pas pourtant
que ces diverses notions soient par nature différentes ou opposées.
Mais leur emploi, comme le notait Roland Barthes, après Saussure,
révèle un problème de valeur: «Certaines notions, formellement
identiques et que le vocabulaire neutre ne désignerait pas deux fois,
sont scindées par la valeur et chaque versant rejoint un nom
différent: par exemple, "cosmopolitisme" est le nom négatif de
l"'internationalisme" (déjà chez Marx).» J'envisagerai donc la
relation des trois termes sous l'angle de la valeur, que détermine le
référent historique auquel chacun de ces termes se rapporte. Le
cosmopolitisme renvoie ainsi à une diachronie longue qui s'ancre
dans l'espace grec et ne permet pas toujours d'envisager la
modernité dans ses aspects problématiques. Il autorise aussi à se
tenir en retrait des termes formés sur le substantif «monde »,
devenus aujourd'hui complexes. La notion d'« international»
52 Où est la littérature mondiale?

renvoie à deux référents assez proches: «l'internationalisme» et


« l'Internationale », deux mots et deux réalités porteurs des mouve-
ments esthétiques et politiques de la modernité. «L'international»
propose cependant une variation différentielle, qui suppose
permanence et renouvellement. On peut faire l'hypothèse qu'il
s'agit d'une question posée au contemporain et que cette question
porte sur la mémoire, l'héritage et la transmission de ce que les
termes «Internationale» et «Internationalisme» ont pu signifier,
en eux-mêmes, mais aussi lorsqu'ils sont intégrés au vaste champ
de la modernité. Cette différenciation orthographique signifie un
désajustement temporel et il semble qu'aujourd'hui, ce rapport à
l'espace soit avant tout un rapport au temps et plus précisément à
l'histoire. Après une partie théorique sur les enjeux d'une
revendication contemporaine de l'international dans le champ
littéraire, j'en observerai les manifestations dans une œuvre en
particulier, celle du Français Antoine Volodine, puis dans un
corpus «international» (Don DeLillo, Enrique Vila-Matas, Alain
Fleischer) en tentant d'observer quelques récurrences qui
pourraient aller dans le sens de la postulation initiale.

Enjeux spéculatifs
Commençons par inverser le sens habituel de la théorie et de la
critique littéraires en établissant une fiction théorique qui précède
l'observation des œuvres. Cette fiction résulte des questions
suivantes: comment penser ce que les mots «internationalisme» et
«internationale» pourraient signifier aujourd'hui alors qu'on est
en apparence sorti de la phase de modernité à laquelle ils étaient
par nature attachés? Comment évoquer les thèmes universalistes
qu'ils supposent lorsque ces mêmes thèmes sont attaqués de toutes
parts et qu'on nous annonce un devenir parcellaire du monde et de
la littérature? Peut-on déceler une revendication littéraire qui
montre quelque attachement aux thèmes universalistes dans le
champ contemporain? Bref, si ces thèmes sont liés aux mythes du
progrès et de la modernité et qu'on déclare la mort de ces mythes,
leur ont-ils survécu d'une quelconque manière?
La dimension universaliste, on le sait, a connu un renouvel-
lement profond avec la modernité, notamment sous les traits de la
Weltliteratur. Dans ce débat initié par Goethe et poursuivi par
Marx et Engels, c'est la notion de littérature mondiale qui est
convoquée, et non celle de littérature internationale. Annie
L'international, un paradigme esthétique contemporain 53

Epelboin montre ici même que l'internationalisme peut être défini


comme une nouvelle ère de la littérature mondiale, marquée par
des critères de conformité idéologique et esthétique. C'est pour-
quoi il peut paraître étonnant que la notion de littérature inter-
nationale soit aujourd'hui liée au procès révolutionnaire dans son
ensemble. Il faut remarquer qu'au cours du xx" siècle cette
homologie a été renforcée par la séduction que l'Internationale
littéraire et l'internationalisme des avant-gardes ont exercées alors
que l'adjectif mondial a été, ces dernières années, rapproché de la
pensée libérale. Mais l'ensemble de ces notions (Internationale,
internationalisme et, au-delà, tous les grands thèmes de la
modernité) est entré en crise dès le début des années 1980. Cette
crise, pour une part, s'est appelée postmodernité. Ce terme, on le
sait, n'a pas une graphie arrêtée: certains l'écrivent avec un tiret en
insistant sur la rupture et les thèmes de la fin et du retour qui en
sont des corollaires; d'autres au contraire voient dans la post-
modernité une modernité tardive, une permanence dans le
renouvellement.
Dans les deux cas, chacun s'accorde à reconnaître que la phase
triomphante de la modernité est derrière nous et qu'il y eut peut-
être dans ces années-là une mort, celle d'une époque, et un deuil à
faire. Or, face à la mort, deux attitudes se font jour. La première,
très majoritaire dans les années quatre-vingt-dix (pour diverses
raisons: le spectacle de la chute des statues à Moscou, La Fin de
l'histoire de Fukuyama notamment), relève de ce que Jacques
Derrida, dans Spectres de Marx, a nommé la «conjuration» 1. Elle
s'appuie sur une logique du résultat 2 dont on peut donner un
exemple: la revendication internationale à l'origine de l'inter-
nationale littéraire serait liée à l'internationale ouvrière qui ne
serait pas sans rapport avec les purges staliniennes. Aussi, la reven-
dication internationale serait liée aux purges staliniennes. Jacques
Rancière, dans La Mésentente 3, a rapproché cette «logique du
résultat» du révisionnisme et même des techniques négationnistes.
Le révisionnisme (autre nom de la conjuration) se laisse avant tout
penser comme un rapport au temps et à l'histoire qui ne veut «plus
rien savoir de ces deux temps si habiles à conjuguer leur double
absence. Il ne veut connaître que le temps sans tromperie: le
présent et sa conjoncture tel qu'il se compte interminablement,
simplement pour s'assurer qu'il est tissé de réel et de lui seul»-t.
De la sorte, si l'on a de l'internationalisme une conception
spatiale, sa conjuration, comme celle de tous les thèmes propres à
54 Où est la littérature mondiale?

la modernité, relève d'un rapport à l'histoire. Conjugué à la fin de


l'histoire et au triomphe du modèle libéral, la «mondialisation»
(ou «globalisation»), qui cornplique très profondément l'appré-
hension de la notion de littérature mondiale en introduisant une
dimension eschatologique, est une révision de l'histoire par la
détermination d'un espace qu'on nomme monde. On le verra plus
loin, la notion de mondialisation est caractérisée par une forme de
présentéisme 5 tandis que la revendication internationale est une
conscience de l'historicité. On pourrait même se demander si le
cosmopolitisme qui évoque une sorte d'âge d'or lointain ne
conjure pas lui aussi le passé récent et donc les grands thèmes de la
modernité auxquels appartient l'internationalisme.
Mais face à la mort et au deuil, on observe une deuxième
attitude: l'héritage avec transmission. «L'international» serait à
l'égard de l'Internationale et de l'internationalisme une telle
attitude. Ni i majuscule, ni suffixe -isme qui tous les deux caracté-
risaient la phase triomphante de la modernité, l'international serait
le désajustement de ce que les mots Internationale et internationa-
lisme ont pu signifier. Il serait, selon la définition proposée par
Jacques Derrida, le spectre de ces deux notions, une permanence,
une présence du passé ou un passé présent appelé à devenir futur.
La spectralité serait à l'égard du deuil l'inverse de la conjuration.
Qu'il y ait eu mort, il ne sert à rien de le nier. Mais d'une mort, il
demeure des héritiers. Les héritiers, nous l'avons vu, nient,
conjurent l'époque, ou vivent avec ses fantômes, sont hantés par
elle. La spectralité ne serait pas le retour: il ne semble pas qu'on
puisse évoquer à propos de l'international le retour de l'Inter-
nationale ou de l'internationalisme. Mais plutôt son spectre: une
superposition, l'imposition d'un calque déformé, l'impression
tenace qu'on observe une revendication, à la temporalité complexe.
Dans notre cas, une pensée de l'universalisme qui n'en liquide pas
l'héritage et juge nécessaire de le porter d'une manière ou d'une
autre dans le futur. De la sorte, l'international qui passe pour une
postulation géographique relève avant tout d'une posture
historique. Il lutte contre le révisionnisme et la négation d'un
certain passé et s'oppose à la simplicité idéologique du «pré-
sentéisme ». Avant d'en voir les spécificités, constatons qu'il fait
partie de ces concepts spectraux (comme le renouvellement, la
dimension historique, la pensée politique) qui assurent l'héritage et
la transmission des principes de la modernité sans en reproduire les
enjeux qui ont évidemment évolué.
L'international, un paradigme esthétique contemporain 55

possibles représentations de l'international


Récapitulons les enjeux théoriques: l'international est un
concept spectral, une approche historique de la spatialité littéraire
dont le référent principal est la modernité. Il fait partie de ces
concepts qui en pensent l'héritage. Mais il faut aller plus loin et
tenter d'observer des représentations plus précises rendant visible
cette dimension internationale de la littérature.
Ce travail est plus délicat car l'international contemporain ne
relève pas d'un long processus historique rassemblant des auteurs
autour d'une idéologie ou d'un projet précis, tel qu'a pu l'analyser
Jean-Pierre Morel dans Le Roman insupportable 6. L'international
semble au contraire relever d'une forme de dessaisissement, d'une
perte essentielle qui lui permettrait de se connecter en quelque
sorte à l'universel. En ce sens, la revendication internationale n'est
pas sans rapport avec cette Nouvelle Internationale que Jacques
Derrida appelle de ses vœux: «La Nouvelle Internationale [ ... ],
c'est un lien intempestif et sans statut, sans titre et sans nom, à
peine public même s'il n'est pas clandestin, sans contrat, "out of
joint", sans coordination, sans parti, sans patrie, sans communauté
nationale (Internationale avant, à travers, au-delà de toute
détermination nationale), sans co-citoyenneté, sans appartenance
commune à une classe. [ ... ] une contre-conjuration, dans la
critique (théorie et pratique) de l'état du droit international, des
concepts d'État et de nation, etc. : pour renouveler cette critique [la
critique marxiste] et surtout pour la radicaliser 7. »
Je reviendrai plus longuement, en analysant le cas concret de
Volodine, sur la dépossession, le dessaisissement, l'absence de
toute détermination nécessaire à la revendication internationale.
Avant cela, constatons qu'il existe un reste à cette opération de
dessaisissement: la dimension eshético-politique du projet litté-
raire, la critique d'un certain «usage du monde », deux éléments
qu'il faut analyser en partie séparément.

La dimension esthético-politique
En dernier ressort, lorsqu'on a vidé de sa substance l'Inter-
nationale et l'internationalisme littéraires propres au vingtième
siècle, demeure, inaltérable, la revendication d'une conjonction de
l'esthétique et de la politique. Que ce soit dans les Internationales
socialistes, surréalistes, situationnistes, dans toutes les avant-gardes
qui ont revendiqué la dimension internationale de leur projet,
56 Où est la littérature mondiale?

jamais l'art ne s'est pensé en dehors de sa relation essentielle au


politique et essentiellement à la Révolution. Dans la phase qui
nous occupe, quel est l'enjeu? C'est une fois encore de lutter
contre la logique du résultat. Celle qui, parce que l'esprit de la
Révolution a échoué, condamnerait la liaison de l'esthétique et de
la politique. On sait bien qu'il ne s'agit pas là d'un épiphénomène
et que l'idéologie dominante aujourd'hui rejette massivement la
présence d'une quelconque dimension politique dans les projets
esthétiques. Maintenir la dimension politique de la littérature est la
première exigence du paradigme international. Or, ce qui est
affirmé grâce à cela, c'est un des enjeux essentiels de la modernité
dont l'international porte l'héritage: la conjonction de l'esthétique,
de la philosophie, de historique et de la politique, cette conjonction
qui «aurait scellé un pacte fatal entre les pratiques de l'art, les
illusions de l'Absolu philosophique et les promesses de la com-
munauté politique 8 ». Si la période moderne se traduit par la
conjonction, alors le deuxième temps de la postmodernité, le temps
idéologique, désarticule les anciennes liaisons (les conjure) puis en
propose de nouvelles qui ont pour caractéristique paradoxale de
condamner le principe de conjonction. En premier lieu, l'inter-
national est une résistance aux grands phénomènes de disjonction
caractérisés par la double action de la conjuration et de la logique
du résultat. Elle porte avant tout sur la réaffirmation essentielle du
lien entre esthétique et politique. Ce qui est porté « spectralement»
dans l'avenir, c'est cette liaison, sans que soient obligatoires les
déterminations (marxistes ou révolutionnaires) qui y furent liées.
L'international est donc essentiellement et avant tout une forme de
résistance contemporaine.

Les usages du monde


Résister, mais à quoi? L'international affirme un usage du
monde et un usage de l'histoire (les deux sont liés, on va encore le
remarquer) qui résistent à d'autres usages. Il hérite de 1'« ennemi
historique» de l'internationalisme, plus vigoureux qu'on ne le
pense parfois à l'époque contemporaine: il s'agit de l'enracinement
et du provincialisme. On connaît bien cette dimension car c'est elle
qui depuis toujours s'oppose aux aspirations internationales:
l'humus, le sol, la patrie et de plus en plus fréquemment l'idée
d'une patrie linguistique. Il ne faut pas minorer ce réinvestissement
de l'enracinement car il évoque un rapport à l'histoire, aux
institutions, et au monde. À l'histoire tout d'abord: rappelons que
L'international, un paradigme esthétique conternporain 57

si nous avons évoqué le présentéisme, ce néologisme est fondé sur


un autre, le passéisme. Le passéisme n'est rien d'autre qu'une
nouvelle immobilisation de l'histoire au profit d'un passé éternel
qui est mythifié. Mais de même que le présentéisme, ce qui évoque
l'éternité n'est pas sans rapport avec la révision, la négation, et
surtout la conjuration du temps historique. Quant au problème
institutionnel, l'enracinement est aujourd'hui porté par les
institutions politiques qui en inventent de nouvelles formes. Dans
un bel article, Antonio Tabucchi évoque ce qu'il en est de
l'invention toute récente de la Lusophonie créant de toutes pièces
un mythe de la langue 9.
Car contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'enracinement
est l'allié objectif d'un nouvel usage du monde, apparu avec les
thèmes de la fin: la mondialisation. Le local et le global sont les
nouvelles coordonnées de la spatialité qui sont aussi deux pensées
du temps historique. Je ne reviens pas sur la négation du temps
historique portée par l'eschatologie postmoderne. En revanche, ces
coordonnées sont aussi celles d'un nouvel «usage du monde» en
littérature. Pascale Casanova, dans un article aussi amusant
qu'instructif, intitulé «World fiction », a dressé une typologie de ce
qu'on pourrait appeler une esthétique de la mondialisation, de ces
«produit[s] littéraire[s] conçu[s] pour toucher un public
dénationalisé ». La «mondialité» y est conçue comme un assem-
blage hétéroclite et improbable où tout est départicularisé et
mélangé, internationalisé et dissous pour n'exclure aucun public
potentiel, pour que tous les lecteurs du monde puissent s'identifier
au moins à une parcelle du texte. Un Allemand de Rome, des
moines «aux nationalités imprécises»; New-York ou Trieste,
Singapour et les Philippines ... Dans le langage des agents litté-
raires: description d'un «monde bigarré, violent et chaleureux» 10.
Bref, une littérature conçue pour répondre aux besoins de la mon-
dialisation éditoriale crée une image du monde et une conception
de l'histoire entièrement nouvelles.
La revendication internationale en littérature résiste à ces deux
usages littéraires du monde qui, loin d'être opposés, sont complé-
mentaires. Si l'on résume les caractéristiques de l'international,
disons qu'il réaffirme avec force le lien essentiel entre esthétique et
politique et qu'il résiste aux autres usages du monde qui sont
autant de déformations de l'histoire.
58 Où est la littérature mondiale?

Deux voies (entre autres) pour le paradigme international


Devenir absolument étranger: le cas de Volodine
On est encore loin de se figurer ce que pourrait être concrète-
ment une littérature internationale contemporaine. Dans la mesure
où il n'existe plus vraiment ou pas encore de programme autour
duquel se rassembler, le paradigme international ne peut être qu'en
creux, dans le «sans» (ce qui n'équivaut pas au «rien », loin s'en
faut), et exige un travail singulier qui érode toutes les déter-
minations ne répondant qu'à l'identification à soi d'un groupe,
d'un État, d'une nation, d'une communauté, d'une religion, d'une
langue ou de tout autre pouvoir institué. Il y aurait ainsi, mais ce
n'est qu'une des possibilités de l'international, une forme d'uni-
versel de la dépossession qui s'attaquerait en premier lieu au
référent national. Comment faire pour lutter contre ces détermi-
nations? Par exemple en devenant absolument étranger à soi-
même. Je m'inspire pour cette proposition de l'œuvre exemplaire
en ce sens d'Antoine Volodine qui dit dans un texte essentiel
vouloir « Écrire en français une littérature étrangère» 11. Rappelons
qu'Antoine Volodine, né en 1950, est l'auteur de treize romans qui
façonnent ce que l'auteur a baptisé le «post-exotisme », tout à la
fois univers de ses fictions et expression littéraire qui le porte. Que
signifie «écrire en français une littérature étrangère» ? En premier
lieu, dans une perspective marxiste renouvelée, c'est proposer une
parole d'où est absente toute pensée nationale, fût-elle simplement
philologique. Cette proposition implique deux éléments contigus.
D'une part, une pensée de la langue qui ne la rattache pas à un
territoire: «Pour simplifier, on peut dire que dès l'origine mes
romans ont été étrangers à la réalité littéraire française. Ils forment
un objet littéraire publié en langue française, mais pensé en une
langue extérieure au français, indistincte quant à sa nationalité.
Une langue non rattachée à une aire géographique déterminée, et
clairement" étrangère", puisqu'elle ne véhicule pas la culture et les
traditions du monde français ou francophone [ ... ]12.»
Il faut aller plus loin et faire de la langue le creuset d'une
dimension universelle. «Pour moi, dit Volodine, écrire en français
une littérature étrangère n'est pas seulement s'écarter de la culture
francophone, c'est aussi éviter que les points de référence de la
fiction renvoient à un pays précis, géographiquement situé sur une
carte. Je cherche à explorer et à représenter une culture non pas
relativement, mais ABSOLUMENT étrangère 13.» Son travail consiste
L'international, un paradigme esthétique contemporain 59

essentiellement à exhiber les dérives référentielles à l' œuvre, et il


peut être comparé en ce sens à ce que Deleuze et Guattari ont
appelé la «déterritorialisation ». Tout lecteur de Volodine connaît
en effet ces noms «Dondog Balbaïan, Jessie Loo, Volup Golpiez»
qui interdisent par l'association du prénom et du nom une
quelconque localisation géographique. Il s'agit précisément de
s'extraire du référent national comme possibilité de centrage sur
une réalité reconnaissable: «De façon délibérée, [dit-il], je rends
impossible une image nationale de mes narrateurs. Ils deviennent
ce que je veux qu'ils soient: des voix et rien d'autre. Des voix
décalées, hors de tout territoire et de toute ethnie, des voix inter-
nationalistes d'hommes et de femmes en combat contre les réalités
désagréables du monde 14.» Tous les éléments qui établissent un
contrat de vraisemblance sont livrés à ce traitement: les lieux, le
temps, les sources et les documents. Tous connaissent ce travail de
dérive que, dans ce texte théorique, Volodine relie à un autre
élément qui nous intéresse particulièrement: «Je veux déplacer et
désincarner tout cela pour que disparaisse toute possibilité de lien
national entre le narrateur et la fiction. Je veux enchaîner tout cela
à une mémoire qui soit commune à tous les individus quelle que
soit leur origine, et, en gros, à tout être humain connaissant
l'histoire de l'humanité au xx c siècle. [ ... ] Au-delà des individus,
bien entendu, et quelle que soit leur expérience réelle des événe-
ments, il y a l'expérience historique, sur plusieurs générations 15.»
On retrouve alors ce que nous avions précédemment posé: la
conscience d'une spatialité littéraire est avant tout une pensée de
l'histoire. C'est parce que l'œuvre de Volodine est une chronique
fantasmée du vingtième siècle que le paradigme international lui est
aussi essentiel. S'extraire d'une culture nationale précise et écrire la
mémoire collective du vingtième siècle sont presque synonymes.
«Écrire en français une littérature étrangère », c'est donc bel et bien
promouvoir une nouvelle politique de l'écriture. C'est, dans son
cas, transformer l'esprit du marxisme. En bref, demeurer politique,
configurer des possibilités de mondes qui ne relèvent pas de
l'identification ou de l'adéquation, se faire traverser par le monde
et le porter dans l'avenir, maintenir la conjonction, «inventer un
peuple qui manque» 16 (ce qui n'existe pas encore est par définition
universel), porter en soi l'histoire de l'humanité sans réel particu-
larisme ni ancrage, voilà ce que pourrait être le paradigme
international. C'est en tout cas la solution préconisée par Volodine.
60 Où est la littérature mondiale?

La spectralité comme paradigme esthétique international


Ce n'est évidemment pas la seule, et je souhaite pour finir en
proposer une autre, à titre d'hypothèse. L'international, rappelons-
le, ne s'oppose pas forcément au national mais doit répondre aux
deux conditions suivantes: le maintien d'une dimension esthético-
politique et la résistance à certains usages du monde. De la sorte,
rien n'empêche qu'on le repère dans certaines littératures dont
l'ancrage national est évident. Cela dit, et on retrouve la dimension
méthodologique, on peut, à titre expérimental, observer quelques
récurrences dans les littératures en provenance d'aires géo-
graphiques et culturelles différentes pour les soumettre à l'épreuve
de «l'international» (et non du mondial). On ne compte plus par
exemple dans les œuvres du temps présent les revenants, les
spectres, en compagnie desquels on vit, avec lesquels on négocie,
qui fournissent même une poétique. Cette observation, dans le
cadre d'une étude qui fait de la spectralité une modalité
d'appréhension de l'histoire sans conjuration, qui fait de la spectra-
lité la forme par laquelle les concepts de la modernité trouvent la
possibilité d'un avenir, fût-il désajusté, ne manque pas d'étonner.
On pourrait alors se risquer à l'hypothèse suivante: dans le temps
présent, le seul élément à défendre politiquement et esthétique-
ment serait le rapport à l'histoire, à la mémoire, à la transmission.
Entre hypermémoire (dans les commémorations officielles) et
oubli volontaire, il y aurait une autre voie qui proposerait un
rapport à la modernité sans complexe. La récurrence des fantômes
en serait la trace. En l'absence de réel contenu esthético-politique
international, son mode opératoire, la spectralité, pourrait devenir,
au moins pour un temps, ce paradigme international. Évidemment,
il s'agit d'images, de figures, de postures, parfois même d'allé-
gories, mais on ne peut en sous-estimer la force de vérité. Pour
étayer cette hypothèse, je prendrai quelques exemples, fort
différents, mais que la spectralité rassemble.
Body Art de Don DeLillo 17 (2001) se situe dans ce groupe de
romans de la spectralité qui sont avant tout des romans sur le
temps, le deuil, la mémoire et l'histoire. Un cinéaste culte des
années soixante-dix se suicide. Il vivait alors entre New-York et la
Nouvelle Angleterre avec son épouse, plus jeune que lui de trente
ans et performeuse de body art. Lauren demeure seule dans leur
maison de campagne et développe une attention particulière aux
sons, à la vision, à son corps. Elle entend des bruits à l'étage de leur
maison et comprend peu à peu qu'il y a chez elle un intrus. Tout
L'international, un paradigme esthétique contemporain 61

prend alors une allure fantomatique (le mot est récurrent dans le
texte) et particulièrement l'intrus, excessivement étrange, à qui elle
se lie en dépit de son étrangeté. Son expression est très réduite,
mais peu à peu elle commence à entendre son époux défunt parler
en lui, et, plus que son époux, leurs propres dialogues. Le temps
qui traverse l'intrus est exactement un temps spectral qui
accompagne le deuil de Lauren. Elle vit alors avec le fantôme
jusqu'à ce qu'il lui ait en un sens permis de lier le futur au passé et
au présent entremêlés: «Le lit était vide. Elle savait depuis le début
qu'il était vide mais elle s'y faisait seulement maintenant. Elle
regarda le drap et la couverture rejetés de son côté à elle du lit, qui
était le seul côté utilisé. Elle entra dans la chambre et alla à la
fenêtre. Elle l'ouvrit. Elle ouvrit vigoureusement la fenêtre. Elle ne
savait pas pourquoi. Puis elle le sut. Elle voulait sentir la saveur
forte de la mer sur son visage et le flux du temps dans son corps,
pour qu'ils lui disent qui elle était. (clausule)>>
Que les personnages soient respectivement cinéaste et danseur
est loin d'être indifférent. Je suis tenté d'y voir un rapport à l'art
moderne et à la nécessaire assimilation que doit en faire la littéra-
ture contemporaine. Je constaterai simplement qu'un des plus
grands auteurs américains, pour qui, on le sait, l'histoire compte, a
écrit un livre sur la spectralité, pour y déterminer un rapport au
temps.
C'est aussi le cas de l'œuvre entière d'Alain Fleischer et parti-
culièrement de son roman Les Angles morts 18 - qui désigne des plis
temporels, lieux de coexistence et de passage des époques évo-
quées. Trois anciens amis hongrois (la Hongrie étant l'espace
autobiographique fantomatique de l'auteur), dispersés à travers le
monde, se retrouvent pour fêter le trentième anniversaire de leur
baccalauréat. Il manque lors de ces retrouvailles un quatrième ami
que sa fille représente. Ils se retrouvent dans de vastes plaines
hongroises, sortes de hors-lieux et surtout de hors-temps, où les
époques résistent à leur disparition, leur double disparition
puisqu'on se trouve aussi sur les lieux du désastre de la seconde
guerre mondiale. Le narrateur initie la jeune fille aux plaisirs
charnels, retrouvant en elle celle avec qui il a vécu un amour
malheureux. Comme chez DeLillo, la coexistence des temps
trouve dans l'acte sexuel une métaphore efficace. Dans les angles
morts, c'est l'histoire de la Mitteleuropa qui apparaît, celle aussi de
ce peuple juif condamné à l'exil, dont Alain Fleischer descend. On
se trouve alors dans un espace temporel moins intermédiaire qu'en
62 Où est la littérature mondiale?

superposition, où la spectralité est la règle. Les objets et les êtres


disparus du champ de vision seraient peut-être présents dans les
angles morts du temps. L'apparition du récit est d'autant plus
spectrale que les nœuds narratifs, ces objets du temps perdus, sont
en fait imprimés sur la rétine des personnages. L'écriture est chez
Fleischer projection des fantômes.
Le cas de Enrique Vila-Matas est probablement plus complexe
à interpréter bien que les figures du double et du fantôme soient
des constantes de son univers. Plus complexe car elles pourraient
signifier exactement l'inverse de ce que je tente de pointer. Dans
son précédent roman, Bartleby et Cie, Montano, le personnage
principal, mène une enquête sur tous ceux qui ont choisi de ne pas
écrire. Dans ce roman de Vila-Matas, Le Mal de Montana 19, on
retrouve le personnage principal et l'on découvre que son père,
devenu narrateur (avant que ne soit révélé que cette filiation est un
simple artifice fictionnel), diagnostique comme le «mal de
Montano» ce qui n'est rien d'autre que le mal de la littérature. Les
fantômes sont omniprésents dans cette œuvre, et ce sont essentiel-
lement les fantômes que la littérature et les œuvres d'art pro-
duisent, ces personnages à la présence étrange qu'on appelle
parfois «les êtres de papier », avec lesquels il faut bien vivre dans
une réalité multipliée. On pourrait croire à une telle emprise de la
littérature sur la vie que non seulement elle l'empêche mais qu'elle
empêche aussi toute littérature future. Ce serait mal comprendre le
projet de l'auteur, hanté par la modernité littéraire dans un délire
productif qui en autorise le renouvellement. Il y a dans l'écriture et
la narrativité des romans de Vila-Matas toute la virtuosité du
roman sud-américain, toute la force théorico-pratique du
Nouveau Roman, mais prises dans un temps sans rupture. Sa
poétique n'est pas œcuménique, elle hérite de l'aventure de la
modernité pour essentiellement la transmettre. Les fantômes en
sont le signe. Les personnages de Vila-Matas les rencontrent et
vivent physiquement avec eux. Ils en deviennent les doubles dans
un mélange curieux d'expérimentation et de tradition qui exprime
la dimension politique de son projet esthétique. Le Mal de
Montana dit comment survivre grâce à (mais aussi contre) la
littérature, comment en faire un objet de résistance. Contrairement
à ce qui pourrait apparaître à la première lecture, c'est bien le
pouvoir des mots et de leur agencement qui est affirmé, en premier
lieu parce qu'il provoque une coexistence des temps et des
époques. Voilà ce que semblent dire les fantômes de Vila-Matas.
L'international, un paradigme esthétique contemporain 63

On pourrait donc poser, à titre d'hypothèse et pour conclure,


que la spectralité est une incarnation contemporaine du paradigme
international. Son existence n'est plus théorique mais possible car
elle appartient à un ensemble de notions rassemblées sous le nom
de modernité, que la période actuelle, contrairement à ce que l'on
dit parfois, ne tente pas dans sa globalité de conjurer. Au contraire,
il semble que ce qui était affirmé dans l'internationale littéraire et
l'internationalisme - en premier lieu la conjonction esthético-
politique et la résistance à certains usages du monde - ait non
seulement une actualité, mais surtout un avenir.

Notes
1. J. Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993.
2. Théorisée par A. Badiou dans son Abrégé de métapolitique, Éditions du
Seuil, «L'ordre philosophique », Paris, 1998. On en trouve les prémisses
dans le fameux article de G. Deleuze intitulé «À propos des nouveaux
philosophes et d'un problème plus général », repris dans Deux régimes de
fous, textes et entretiens 1975-1995, Éditions de Minuit, «Paradoxe »,
Paris, 2003.
3. J. Rancière, La Mésentente, Galilée, Paris, 1995.
4. J. Rancière, L'Inoubliable, dans Arrêt sur histoire, éditions du Centre
Pompidou, «Supplémentaires », Paris, 1996, p. 47-48.
5. J'emprunte le terme à F. Hartog, Régimes d'historicité, présentéisme et
expériences du temps, Éditions du Seuil, «La librairie du XXI" siècle »,
Paris, 2003.
6. J.-P. Morel, Le Roman insupportable, L'internationale littéraire et la
France, Gallimard, «Bibliothèque des idées », Paris, 1985.
7. J. Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 142.
8. J. Rancière, «La communauté esthétique », dans P. Ouellet (dir),
Politique de la parole, singularité et communauté, Le Trait d'union, «Le
soi et l'autre», Montréal, 2002, p. 145.
9. A. Tabucchi, «La patrie de la langue et l'exil de l'écrivain », Autodafé,
n° 1, Automne 2000, Denoël, Paris.
10. P. Casanova, «Worldfiction », in Revue de littérature générale, nO 2,
«Digest », P.O.L., Paris, nO 2.
11. A. Volodine, «Écrire en français une littérature étrangère », in Chaoïd,
n° 6, «International », www.chaoid.com. article non paginé.
12. A. Volodine, «Écrire en français une littérature étrangère », art. cit.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. L'expression est de G. Deleuze et se retrouve dans plusieurs de ses livres,
notamment Critique et clinique, Éditions de Minuit, «Paradoxe », Paris,
1993.
64 Où est la littérature mondiale?

17. D. DeLillo, Body art [The Body Artist], traduit de l'anglais (États-Unis)
par Marianne Véron, Actes Sud, Arles, 2001.
18. A. Fleischer, Les Angles morts, Éditions du Seuil, «Fiction & Cie », Paris,
2003.
19. Enrique Vila-Matas, Le Mal de Montano, traduit de l'espagnol par André
Gabastou, Christian Bourgeois, Paris, 2003.
Christophe Pradeau

Un drakkar sur le lac Léman

À en croire Thomas de Quincey, quiconque prétendra se faire


l'historien de la littérature mondiale ne sera jamais qu'une espèce
d'artiste de foire. En refusant de faire le deuil d'une impossible
exhaustivité, l'imprudent se condamne, tout occupé qu'il est à
masquer ou à justifier ses ignorances, à faire figure d'« équilibriste»
ou de «contorsionniste» 1. La troisième des Lettres à un jeune
homme dont l'éducation a été négligée, publiée en 1823, vise au
premier chef Friedrich Schlegel, dont l' Histoire de la littérature
ancienne et moderne a paru quelque dix ans plus tôt. Selon Thomas
de Quincey la méthode du critique de l'Athenaum participerait
d'une «lecture à vol d'oiseau» 2. Si l'expression est belle, elle n'en
dénonce pas moins une forme d'imposture. L'ironie de De
Quincey est d'autant plus mordante qu'il semble bien qu'il partage
à quelque degré ce qu'il appelle «la folie» de Friedrich Schlegel.
L'auteur des Lettres à un jeune homme évoque, en effet, la peine
qu'il ressentait, «dans [sJa jeunesse », au moment d'entrer «dans
une grande bibliothèque, disons de cent mille volumes », sentiment
de détresse qui traduit la conscience aiguë d'une disproportion
entre l'homme et le monde 3 • Et Thomas de Quincey de se livrer à
ce genre de calcul décourageant qu'Étiemble, un siècle plus tard, ne
nous épargnera pas davantage: combien de volumes peut-on pré-
tendre lire dans l'espace d'une vie? Cinq mille? Huit mille?
Qu'est-ce au regard des livres qu'il faudrait avoir lus pour
66 Où est la littérature mondiale?

prétendre écrire l'histoire de la littérature mondiale? Pour


Étiemble, comme plus tard pour Franco Moretti, qui reprennent à
leur compte, sur de nouvelles bases, le projet romantique de
Friedrich Schlegel, il s'agira de ruser avec l'impossible, d'inventer
de nouvelles façons de lire: l'idée s'impose de macrolectures
(distant reading) qui seraient aux «lectures à vol d'oiseau»
dénigrées par De Quincey ce que le plan géométral est aux vues
cavalières chères aux géographes de la Renaissance 4 •
Si les frères Schlegel sans oublier, bien sûr, Mme de Staël -
doivent être associés à la genèse de la notion de Weltliteratur, telle
qu'elle s'invente, au tournant des XIX" et XX" siècles, dans un
contexte allemand ou, plus largement, germanophile, c'est à
Goethe que la postérité en attribue la paternité. Le point de vue de
Goethe n'est pas celui de Friedrich Schlegel point de vue de
lecteur professionnel, d'historien de la littérature; Goethe
considère la Weltliteratur du point de vue de l'auteur: moins
comme un objet de connaissance que comme un espace de
création. L'expression de littérature mondiale, telle qu'on
l'emploie aujourd'hui, désigne à la fois une réalité concrète,
l'ensemble des littératures nationales, et un processus d'intégration
plus ou moins hypothétique: le passage de la littérature en régime
mondial. C'est en ce second sens que Goethe entend le mot de
Weltliteratur. Quand il en expose l'idée à Eckermann, le
31 janvier 1827, sa voix est enflée par l'élan d'un volontarisme: « Le
mot de Littérature nationale ne signifie pas grand-chose aujour-
d'hui; nous allons vers une époque de Littérature universelle
(Weltliteratur), et chacun doit s'employer à hâter l'avènement de
cette époques.» Il faut donc comprendre la Weltliteratur comme
une catégorie historique et y voir l'avènement d'une ère nouvelle:
au temps des littératures nationales succède celui de la littérature
universelle. Le passage d'un âge à l'autre suppose la mise en place
d'une véritable dynamique décloisonnante dont le travail de
traduction les travaux d'Antoine Berman l'ont bien montré est
le ressort privilégié mais non exclusif (les activités translatives sont
fort nombreuses qui vont du commentaire à la continuation en
passant par l'adaptation, la réécriture ou les diverses formes de
l'appropriation 6). On pourra parler de littérature mondiale quand
les littératures nationales, sans cesser d'exister en tant que telles,
seront si étroitement liées les unes aux autres que les écrivains de
toutes les parties du monde auront le sentiment de partager
l'espace commun d'une même sociabilité. Les échanges culturels
Un drakkar sur le lac Léman 67

sont de toutes les époques: l'Europe du XVIIIe siècle n'en finit pas
de s'enthousiasmer à la lecture des Mille et Une Nuits et Confucius
appartient au répertoire de figures de la philosophie des Lumières.
Ce qu'annonce la notion de Weltliteratur, c'est tout autre chose:
l'invention d'une co-présence transnationale. Aussi bien, parce
qu'elle suppose des échanges démultipliés et rapides, l'avènement
d'une littérature mondiale aura pour préalable nécessaire l'amélio-
ration des moyens de locomotion. Comnle le remarque Ernst
Robert Curtius, Goethe voit dans les projets de percement du
canal de Panama, dont il étudie les plans, et dans les facilités de
communication dont dispose l'Europe des années 1820, «le
symbole physique d'une littérature universelle en gestation 7 ».
C'est au siècle du chemin de fer et du navire à vapeur, au siècle du
télégraphe et du Tour du monde en quatre-vingts jours qu'il revient
de rêver pour la première fois à un régime planétaire de la
littérature. C'est en ces termes que Michelet fait l'éloge de son
siècle dans le prologue de La Bible de l'humanité: «Âge heureux
que le nôtre! Par le fil électrique, il accorde l'âme de la terre, unie
dans son présent 8. »
La dimension temporelle d'une notion à première vue toute
spatiale a été souvent soulignée, en particulier par Pascale
Casanova qui propose de voir dans «la République mondiale des
lettres» une géographie polycentrée -le rayonnement des capitales
littéraires décrivant autour d'elles un feuilletage complexe de pro-
vincialismes - et pourtant ordonnée en fonction d'un « méridien de
Greenwich littéraire» qui passerait par Paris 9. La distance qui
sépare les provinces du centre - les évocations balzaciennes
d'Alençon ou de Saumur y insistent à l'envi s'évalue en décennies
autant qu'en lieues ou en kilomètres. De la même façon que le
kilomètre zéro est enchâssé dans le parvis de N otre-Dame, c'est à
Paris qu'il revient de donner la mesure du présent. Pendant près de
deux siècles, une littérature pléthorique - de Baudelaire à
Karlheinz Stierle en passant par Gertrude Stein ou encore, bien sûr,
par Walter Benjamin - ne cesse de dire et redire cet étrange senti-
ment, de plénitude mais aussi bien de griserie, que l'on éprouve à
être admis dans l'intimité du présent. Une petite scène de genre,
crayonnée par Jules Romains au détour d'un des volumes des
Hommes de bonne volonté, peut faire office de vignette paradig-
matique. Pierre ]allez, assis à la terrasse d'un café, à Montparnasse,
observe négligemment les groupes qui gesticulent autour de lui,
brouhaha cosmopolite de discussions littéraires et artistiques, à la
68 Où est la littérature mondiale?

fois confuses et convergentes, et constate à part lui, in fine: «Ce


qu'il y a de moins provincial au monde, et de moins en retard sur
l'instant. Car l'instant se décroche ici. L'horloge du méridien zéro
est ici. La principale occupation de beaucoup de ces gens est de
régler leur montre 10.»
En regard de cette dramaturgie de la co-présence, on pourrait
poser, en manière de pendant, l'une de ces histoires fascinantes que
racontent si bien Nicolas Bouvier ou Fernand Braudel: l'histoire
du hennin, par exemple, cette coiffure féminine dont l'étrange
forme conique évoque pour nous «l'automne du Moyen Âge », qui
chemina pendant plus de mille ans avant de trouver à se
transplanter de la Chine des Tang dans la France de Charles VI.
Comme la lumière de certaines étoiles nous parvient après que
celle-ci a cessé de briller, la mode qu'introduit en Occident la cour
chypriote des Lusignan porte le souvenir d'une société disparue
depuis plus d'un millénaire 11. L'avènement des navigations
hauturières, à la fin du XV siècle, relègue l'épopée du hennin dans
C

une époque révolue; elles accélèrent soudain le cours du temps en


faisant tomber les cloisons qui maintenaient les civilisations à
l'écart les unes des autres, prisonnières - ou, si l'on préfère, à l'abri
- de chronotopes différents. L'euphorie du décloisonnement, qui
préside à l'invention de la notion de Weltliteratur, est partagée par
le dix-neuvième siècle tout entier: ses avatars sont innombrables,
de l'invention de nouveaux modes de locomotion aux entreprises
colonialistes, et figurent en bonne place dans l'imagerie du
progressisme. Ernest Renan, dans l'éloge académique qu'il
prononce le 23 avril 1885, en réponse au discours de réception de
Ferdinand de Lesseps, maître d' œuvre du canal de Suez et
promoteur malheureux du canal de Panama, érige le décloison-
nement en critère différentiel de la modernité: «On a dit, non sans
quelque raison, que, si l'astronomie physique disposait de moyens
assez puissants, on pourrait juger du degré plus ou moins avancé
de la civilisation des mondes habités, à ce critérium que leurs
isthmes seraient coupés ou ne le seraient pas. Une planète n'est, en
effet, mûre pour le progrès que quand toutes ses parties habitées
sont arrivées à d'intimes rapports qui les constituent en organismes
vivants; si bien qu'aucune partie ne peut jouir, agir, sans que les
autres sentent et réagissent. Nous assistons à cette heure solennelle
pour la Terre. Autrefois, la Chine, le Japon, l'Inde, l'Amérique
pouvaient traverser les révolutions les plus graves, sans que
l'Europe en fût même informée. L'Atlantique, pendant des siècles,
Un drakkar sur le lac Léman 69

divisa la terre habitable en deux moitiés aussi étrangères l'une à


l'autre que le sont deux globes différents. Aujourd'hui les bourses
de Paris et de Londres sont émues de ce qui se passe à Pékin, au
Congo, au Kordofan, en Californie; il n'y a presque plus de parties
mortes dans le corps de l'humanité 12.»
Comme les échanges économiques fournissaient à Goethe,
dans les années 1820, un vocabulaire et un paradigme sans lesquels
il lui aurait été impossible de formaliser la notion de Weltliteratur,
l'institution boursière offre à Renan, à l'autre extrémité du siècle,
l'image d'une humanité planétaire parvenue enfin à l'âge adulte. La
mise en place progressive d'une économie de marché à l'échelle
mondiale fait de la planète un «organisme vivant », une totalité
humaine unifiée, sensible et consciente d'elle-même. Désormais,
rien ne se produit de notable à l'échelle locale sans influer sur le
corps économique tout entier; de la même façon qu'une blessure
au pied, la douleur qu'elle provoque s'impose aussitôt à notre
conscience, les troubles régionaux, au lieu de s'enkyster, de tourner
en cercle clos, provoquent des ondes de choc qui modifient la tota-
lité des équilibres établis. En même temps qu'il devient sensible, le
monde habité devient visible: libéré de la myopie des provin-
cialismes, il s'impose à l'esprit avec cette lisibilité que décrit la
notion aristotélicienne d'unité d'intrigue. En perçant des isthmes,
en reliant les fleuves et les mers par des canaux, en creusant des
«couloirs de communication 13 », l'homme, en composant le
paysage, accède à une forme nouvelle de conscience de soi. C'est
plus ou moins la leçon des Affinités électives ou du Curé de village:
descriptions de microcosmes que l'ingéniosité polytechnicienne
spiritualise en corrigeant le hasard aveugle des révolutions
géologiques 14.
Renan rappelle brièvement, pour justifier le choix de
l'Académie française, que l'élection de Ferdinand de Lesseps n'a
pas toujours été reçue en bonne part par l'opinion publique. On
n'a pas manqué d'ironiser sur la minceur d'une œuvre de littéra-
teur qui se signalerait surtout par son insignifiance. C'est que l'on
méconnaît la dimension sociale d'une institution qui ne s'est jamais
cantonnée dans une vision étroite du fait littéraire. Renan se fait le
défenseur de l'Académie en invitant à y voir moins l'actrice d'une
histoire de la littérature que d'une histoire de l'esprit: «Nous
avons pris le maître par excellence en fait de difficulté vaincue [ ... ],
le virtuose qui a pratiqué avec un tact consommé le grand art perdu
de la vie.» Et Renan de conclure: «Si Christophe Colomb existait
70 Où est la littérature mondiale?

chez nous de nos jours, nous le ferions membre de l'Académie 15. »


Les figures héroïques du décloisonnement sont des protagonistes
de plein droit de l'épopée de l'esprit et contribuent, par leur vie
d'hommes d'action, à façonner ce que sera la littérature du futur.
Je voudrais questionner ce scénario optimiste, que je rangerais
volontiers parmi les mythes fondateurs de la modernité, en
confrontant deux figures d'écrivain: Averroès et Borges. Entendez
que je considérerai moins leur œuvre que leur situation dans l'his-
toire culturelle. Je propose de voir dans le commentateur
d'Aristote une figure paradigmatique de la littérature cloisonnée
d'avant la Weltliteratur. Quant à Borges, il fait partie de la dizaine
d'écrivains qui viennent à l'esprit lorsque l'on évoque l'existence
de quelque chose comme un régime mondial de la littérature. Il me
faut auparavant compléter mon dispositif: c'est à Renan que j'em-
prunterai le «couloir de communication» qui assurera le passage
du philosophe andalou à l'écrivain argentin. Renan est l'auteur
d'un Averroès et l'averroïsme pleinement inscrit dans la dyna-
mique des grandes découvertes philologiques qui, dans le sillage du
romantisme allemand, «enrichissent », comme l'écrit Judith
Schlanger, «l'espace mental du XIX" siècle d'univers neufs, de gains
de connaissances, de problématiques fécondes» 16, annexant au
monde occidental un archipel de mondes arrachés à l'oubli ou à
l'indétermination: en même temps que l'on redécouvre les monu-
ments fondateurs des littératures nationales européennes, quelque
chose comme le passé profond de l'Occident, on déchiffre les
hiéroglyphes et l'écriture cunéiforme et l'on traduit les épopées
sanskrites ou les grands classiques de la littérature chinoise. Le
passé se démultiplie et ne cesse de s'étendre selon une perspective
télescopique qui recule au fur et à mesure l'origine des temps. En
même temps que la Terre - pour reprendre l'expression de
Michelet se trouve désormais «unie dans son présent », elle se
trouve, par la grâce du «fil historique et [de] la concordance des
temps », dotée de ce que le grand historien romantique appelle «un
passé fraternel» 17. Aussi bien Ernest Renan et Ferdinand de
Lesseps remplissent-ils, le premier dans l'ordre intellectuel, le
second dans l'ordre physique, la même fonction décloisonnante : le
philologue perce les isthmes de l'esprit à la façon dont l'entre-
preneur perce les isthmes continentaux. Si le second œuvre à
l'établissement de cette co-présence que Goethe appelait de ses
vœux, le premier contribue à établir de plain-pied des passés entre
lesquels l'esprit n'avait su jeter jusqu'alors que de fragiles
ponts-volants.
Un drakkar sur le lac Léman 71

Si Averroès retient l'attention de Renan, c'est, bien évidem-


ment, parce que son œuvre et les lectures qui en ont été faites
manifestent l'obsession fondatrice de l'auteur de la Vie de Jésus, le
conflit entre la foi et la raison, la nécessité déchirante de la
sécularisation; mais Averroès s'impose également à lui par sa
situation historique, au carrefour des civilisations et des siècles,
situation qui en fait une figure exemplaire d'agent de liaison.
L'Andalousie des commencements du deuxième millénaire, où se
mêlent chrétiens, juifs et musulmans, apparaît, telle du moins que
le scénario de Renan nous invite à la considérer, comme
l'incarnation même de l'idée de décloisonnement: «Toutes les
barrières qui séparent les hommes étaient tombées; tous
travaillaient d'un même accord à l' œuvre de la civilisation
commune 18.» Sous l'impulsion du calife Hakem II, Cordoue
succède à Alexandrie: «L'Andalousie, disent les historiens
musulmans, devint sous son règne un grand marché où les produc-
tions littéraires des différents climats étaient immédiatement
apportées. Les livres composés en Syrie ou en Perse étaient souvent
connus en Espagne avant de l'être en Orient 19.» Tout se passe
comme si le monde littéraire islamique, dans sa diversité culturelle
et linguistique, prenait conscience de lui-même en venant
s'enrouler dans ce lieu saturé, intensément dense, que devient
Cordoue sous l'impulsion volontariste d'un calife qui veut rester
dans la mémoire des hommes comme un nouveau Ptolémé Sôter.
Averroès représente le crépuscule de ce moment privilégié de
l'histoire: quand il meurt, dans les dernières années du xrr siècle,
la réaction islamique, nous raconte Renan, est tout près d'éteindre
pour plusieurs siècles la tradition rationaliste arabe. On dresse des
bûchers sur les places publiques où brûlent les milliers de livres
rassemblés à si grands frais. Quelques années après sa mort,
Averroès se trouve comme effacé de l'histoire culturelle
musulmane. Sa pensée resurgit ailleurs, dans des traductions latines
ou hébraïques: elle nourrit, en Égypte, l' œuvre de Maimonide et
vient irriguer, à Paris ou à Padoue, la pensée scolastique.
Si Averroès fait le lien entre les trois grandes religions
monothéistes, la postérité voit surtout en lui le passeur à qui la
pensée médiévale occidentale doit la révélation de pans entiers de
la tradition aristotélicienne. En effet, c'est comme commentateur
d'Aristote qu'il a trouvé place dans la mémoire lettrée. Commen-
tateur et non traducteur, comme le voudrait une légende tenace que
Renan dénonce. Averroès ne sait pas le grec - personne ne le sait
72 Où est la littérature mondiale?

vraiment dans l'Andalousie du xw siècle -: il travaille sur une


traduction arabe. Renan insiste sur le feuilleté des langues,
témoignage d'un âge héroïque de la transmission, épopée embar-
rassée de lenteurs que l'épaisseur de temps traversé rend confuse et
peu sûre: dans la Sorbonne du XIIIe siècle, on lit Averroès dans
«une traduction latine d'une traduction hébraïque d'un
commentaire fait sur une traduction arabe d'une traduction
syriaque d'un texte grec» 20. S'il passe en Occident pour celui qui
a sauvé l'héritage aristotélicien - gloire qu'il partage avec
Avicenne -, c'est en raison d'une erreur de perspective qui
témoigne d'une profonde ignorance réciproque et manifeste avec
éclat les marches d'indétermination qui séparent les mondes. Pour
Renan, opinion sur laquelle il reviendra quelque peu sur la fin de
sa vie, Averroès doit être considéré comme «le Boèce de la
philosophie arabe, un de ces derniers venus compensant par le
caractère encyclopédique de leurs œuvres ce qui leur manque en
originalité» et qui ont la bonne fortune de voir «leur nom
s'attacher aux débris de la culture qu'ils ont résumée» 21.
Son commentaire de la Poétique, constate Renan, accuse
«l'ignorance la plus complète de la littérature grecque ». Il serait
malvenu de lui en tenir rigueur: Averroès, qui connaît par ailleurs
à merveille la poésie arabe, partage cette ignorance avec tous ses
contemporains. Si les Arabes héritent de la philosophie et de la
science grecques, la poésie d'Homère ou de Pindare leur demeure
rigoureusement étrangère: les espaces à traverser sont trop vastes
pour qu'ils prennent pied dans un monde formel trop éloigné de
celui qui les enveloppe. (De la même façon, observe Renan, que « la
Bible paraît aux Chinois un livre d'une souveraine immoralité» 22.)
Averroès commentera donc la Poétique sans rien savoir ou presque
de la poésie grecque. Aussi trébuche-t-il à chaque mot: comment
définir ce qu'est une tragédie sans avoir assisté de sa vie à une
représentation théâtrale le monde arabe ignorant la notion même
de mode dramatique? Renan en convient: «[ ... ] les bévues d'Ibn-
Roschd Ci. e. Averroès], en fait de littérature grecque, sont vraiment
de nature à faire sourire. S'imaginant, par exemple, que la tragédie
n'est autre chose que l'art de louer, et la comédie l'art de blâmer, il
prétend trouver des tragédies et des comédies dans les
panégyriques et les satires des Arabes, et même dans le Coran 23 ! »
Si, pendant des siècles, de l'Égypte pharaonique à Napoléon, en
passant par Alexandre et Louis XIV, tancé à ce propos par Leibniz,
on a caressé le rêve de percer l'isthme de Suez, plus encore que les
Un drakkar sur le lac Léman 73

difficultés matérielles rencontrées, une considération théorique


semblait invincible: l'inégalité supposée des deux mers. Le contre-
sens d'Averroès manifeste, dans le domaine de l'esprit, quelque
chose du même ordre. Le dénivelé est trop important pour que le
sens circule sans dommage d'Aristote à Averroès. Ce serait préci-
sément l'apport de la philologie que de corriger cette différence de
niveau en reconstituant les contextes, toutes ces fragiles
architectures de nuances que le temps a ruinées. C'est précisément
ce que Proust attend d'une édition critique, comme il l'écrit, en
philologue amateur, dans l'introduction de la Bible d'Amiens:
«pourvoir le lecteur comme d'une mémoire improvisée» 24.
Borges a consacré l'une de ses nouvelles à l'auteur du Grand
Commentaire. L'idée lui en serait venue en lisant Renan, comme il
l'indique dans la courte méditation génétique qui conclut son texte
et comme le suggérait déjà, au seuil du récit, l'épigraphe empruntée
à Averroès et l'averroïsme: «S'imaginant que la tragédie n'était
autre chose que l'art de louer. .. » Voici comment Borges
s'explique, depuis l'explicit de sa nouvelle, sur les ambitions qui
furent les siennes lorsqu'il entreprit de l'écrire: «J'ai voulu
raconter l'histoire d'un échec. J'ai pensé, d'abord, à cet archevêque
de Canterbury qui se proposa de démontrer qu'il existe un Dieu
[ ... ]. Je réfléchis ensuite qu'apparaîtrait plus poétique le cas d'un
homme qui se proposerait un but qui ne serait pas caché aux autres
mais à lui seul. Jerne souvins d'Averroès qui, prisonnier de la
culture de l'Islam, ne put jamais savoir la signification des mots
tragédie et comédie. [ ... ] Je racontai son aventure; à mesure que
j'avançais, j'éprouvais ce que dut ressentir ce dieu mentionné par
Burton qui voulut créer un taureau et créa un buffle. Je compris
que mon œuvre se moquait de moi. Je compris qu'Averroès
s'efforçant de s'imaginer ce qu'est un drame, sans soupçonner ce
qu'est un théâtre, n'était pas plus absurde que moi, m'efforçant
d'imaginer Averroès, sans autre document que quelques miettes de
Renan, de Lane et d'Asin Palacios. Je compris, à la dernière page,
que mon récit était un symbole de l'homme que je fus pendant que
je l'écrivais et que, pour rédiger ce conte, je devais devenir cet
homme et que, pour devenir cet homme, je devais écrire ce conte,
et ainsi de suite à l'infini. ("Averroès" disparaît à l'instant où je
cesse de croire en lui) 25.»
Le titre de la nouvelle «La Quête d'Averroès» - est
équivoque: il désigne à la fois les vains efforts du philosophe
andalou pour pénétrer le sens de la Poétique d'Aristote et ceux de
74 Où est la littérature mondiale?

Borges pour saisir cette figure fuyante que nous ne faisons guère
que deviner derrière une épaisseur de temps qui en déforme si bien
les traits que nous en sommes réduits à les imaginer en comblant
les lacunes, en aboutant les morceaux épars, souvent irréduc-
tiblement inconciliables, dont nous ferons en sorte pourtant qu'ils
tiennent ensemble, aussi longtemps du moins que l'esprit critique
n'en aura pas dissous le liant. Le scepticisme de l'écrivain argentin
lui interdit de céder à l'euphorie progressiste du décloisonnement.
Les «couloirs de communication» chers à Renan deviennent chez
Borges les tours et détours d'un labyrinthe, ce réseau inextricable
que grave dans l'air du temps l'ongle noir des Parques. Borges
avoue une véritable prédilection pour les histoires éminemment
ironiques qui font apparaître la planète comme un cloisonnement
de mondes multiples s'ignorant mutuellement. C'est l'argument
même de «La Quête d'Averroès ». Le philosophe, délaissant un
instant ses travaux, ces pages de la Poétique qui lui semblent une
forteresse inexpugnable, décide de se rendre à l'invitation d'un ami,
le coraniste Farach, et de passer la soirée à écouter les récits d'un
voyageur récemment revenu de Chine: Aboulkassim AI-Ashari.
Borges suggère très efficacement les filtres culturels qui rendent
intelligible aux auditeurs, quitte à les égarer, le monde inconcevable
qui leur est donné à imaginer. Des détails les choquent, qu'ils
dénoncent comme un mensonge éhonté, parce qu'ils ne se
rattachent à rien de connu. Aussi, soucieux de ne pas décevoir
l'attente de ses hôtes, le voyageur en vient-il à inventer des
anecdotes, conçues à partir du fonds de topai de la littérature arabe,
qui participent, mieux que ne pourrait le faire la réalité, d'une
certaine idée de l'Extrême-Orient. Parmi les histoires qu'Averroès
entend ce jour-là, il en est une qui aurait pu lui révéler le sens
véritable des mots de tragédie et de comédie; contournant les
difficultés de nomination, Aboulkassim s'efforce en vain de rendre
compte d'un spectacle auquel il fut convié certain soir dans la ville
de Canton: «- Ils étaient en prison, mais personne ne voyait les
cellules; ils étaient à cheval, mais personne ne voyait leurs
montures; ils combattaient, mais leurs épées étaient en roseau; ils
mouraient, mais ils se relevaient ensuite. - Les actes des fous, dit
Farach, dépassent les prévisions du sage. - Ils n'étaient pas fous,
dut préciser Aboulkassim. Ils étaient en train, me dit un marchand,
de représenter une histoire. »
S'il nous semble qu'Aboulkassim fait preuve d'une certaine
ingéniosité dans ses tentatives pour rendre compte des principes de
Un drakkar sur le lac Léman 75

l'art dramatique - «Imaginons, dit-il, que quelqu'un figure une


histoire au lieu de la raconter» -, il échoue néanmoins à susciter la
curiosité de son auditoire. L'incompréhension, comme toujours,
prend la forme paresseuse du dédain: il n'est pas besoin pour
raconter une histoire, lui est-il objecté, de quinze ou vingt
personnes mais d'une seule car «un seul narrateur peut raconter
n'importe quoi, quelle qu'en soit la complexité ». De retour dans sa
bibliothèque, à l'heure où «les muezzins appel [lent] à la prière de
la première aube », Averroès se remet au travail et trace - « quelque
chose lui avait révélé le sens des deux mots obscurs» - ce
contresens fameux que l'épigraphe de la nouvelle nous donnait
déjà à lire, en substance.
Borges a établi son œuvre dans le space between, cet entre-deux
incertain qui unit et sépare à la fois 26: son territoire est moins
Buenos Aires que le liant, ce lien entre les mondes que l'histoire
d'Averroès représente à la manière d'un apologue. Sa culture est
cosmopolite: d'ascendance à la fois espagnole et britannique, il
grandit à Palermo, un quartier périphérique de Buenos Aires, dans
une bibliothèque composée pour l'essentiel d'ouvrages anglais,
avant d'acquérir une culture française, mais aussi, à un degré
moindre, allemande et italienne, au lycée Calvin de Genève, ville
où il se voit contraint de séjourner pendant toute la durée de la
Première Guerre mondiale. S'il fréquente un temps les milieux
ultraÏstes espagnols, il choisit finalement de regagner l'Argentine,
c'est-à-dire de jouer son rôle sur une scène littéraire périphérique,
ou, si l'on veut, semi-périphérique, avec tous les dangers de
provincialisme que cela implique. Une partie de l' œuvre de Borges
doit être lue comme une défense et illustration de la littérature
argentine (et, au-delà, sud-américaine): il en est ainsi, par exemple,
de son ouvrage sur Evaristo Carriego ou de ses textes sur la poésie
gauchesque, le tango ou la milonga. Il y a chez Borges une forme
d'ostentation dans la façon qu'il a d'afficher un pittoresque
portègne, pittoresque dont la fonction est tout autant politique que
poétique: il s'agit de revendiquer le droit pour Buenos Aires de
prendre rang parmi les métropoles littéraires à côté de villes
comme Londres ou Paris, de faire ressentir l'appel au large de la
pampa, de donner une aura romanesque ou épique à cet espace sans
mesure. Le dispositif de clausule de Fictions semble aller dans ce
sens: l'antépénultième nouvelle, «La Fin », met en scène Martin
Fierro, le héros éponyme de la grande épopée populaire argentine
et «prototype légendaire du gaucho », tandis que la dernière
76 Où est la littérature mondiale?

nouvelle, «Le Sud », fait s'affronter les deux mythologies que


Borges contribue à édifier: le monde portègne et le monde
gauches que, Buenos Aires et la pampa. Reste à évoquer
l'avant-dernière nouvelle qui déséquilibre subtilement cette
apparente revendication identitaire: «La Secte du Phénix»
esquisse en trois pages ironiquement énigmatiques l'histoire d'une
organisation secrète dont les origines se perdent dans la nuit des
temps; ses ramifications relieraient entre elles toutes les époques et
tous les lieux, ce qui se comprend aisément puisqu'on est invité, à
demi-mot, à voir dans cette secte mystérieuse une représentation
allégorique de la génération, de cette longue chaîne de vie que la
copulation perpétue à travers les âges. Toute la tension qui porte
l' œuvre de Borges est contenue dans ce dispositif qui glisse comme
un coin entre deux nouvelles provincialistes un récit qui s'étend à
«tous les pays du globe », espèce d'épure de roman policier ou de
Quête du Graal à l'échelle de la planète.
De fait, l'univers de Borges nous apparaît moins enraciné dans
une mémoire nationale que dans une mémoire universelle. S'il est
reconnu aujourd'hui comme l'un des écrivains mémorables du
XX" siècle, Borges le doit moins, en effet, à son entreprise de consti-
tution d'un patrimoine littéraire national qu'à la façon inimitable
qui est la sienne d'investir le liant, cet espace transnational qui fait
le lien entre les mondes. L'adjectif universel ne doit pas s'entendre,
bien sûr, comme un synonyme de mondial: Borges n'a pas plus
que quiconque embrassé du regard la littérature mondiale (une
mémoire aussi merveilleuse que celle de Funes n'y suffirait pas). Sa
culture est relative, circonscrite, comme toutes les cultures, dans
un cercle relativement étroit, configurée par un nombre limité
d'expériences de lecture fondatrices, déterminée par ce mélange de
hasard et de nécessité qui préside à la formation de tout sujet.
Toute culture, c'est une évidence, se déploie à partir d'un substrat
local: nous sommes tous enracinés, même les plus cosmopolites
d'entre nous, si ce n'est dans un pays, du moins dans une enfance.
Aussi bien, la culture de Borges, pour être polycentrée, est-elle
colorée par des prédilections qui vont à un petit nombre
d'écrivains, britanniques pour la plupart. C'est une culture
d'Occidental - les littératures européennes font l'ordinaire de ses
lectures - mais un Occidental hanté par les curiosités de
l'orientalisme: les Mille et Une Nuits tiennent le premier rang
parmi ses livres de chevet, tout comme, aussi bien, le Colloque des
Oiseaux du mystique persan Ibrahim Attar. Les centaines
Un drakkar sur le lac Léman 77

d'articles, de notes, de comptes rendus qu'il a écrits dans la


première moitié de sa vie témoignent de la diversité de ses
curiosités mais aussi, en négatif, de ses partis pris, de ses injustices
et ignorances. Sa bibliothèque est éclectique, elle témoigne d'un
trajet personnel, à sauts et à gambades, dans la littérature
universelle. Nul souci chez lui de totalisation, de dénombrement.
Au contraire d'un Sc hie gel, d'un Étiemble, et autres figures
héroïques de l'inventaire, Borges s'accommode très bien des vides,
des blancs, des lacunes. Il jouit et dispose, en artiste créateur, de la
diversité du monde, jouant avec virtuosité de ses ignorances et de
celles de ses lecteurs, tirant parti de la fascination qu'exerce l'idée
de terra incognita. L'article qui referme le recueil Autres
Inquisitions, consacré à la notion de classique, exprime en toute
sérénité une acceptation pleine et entière du caractère relatif et
transitoire de nos connaissances, hiérarchies et catégories, eu égard
à la diversité vertigineuse des œuvres que renferme l'idée de
littérature mondiale: «Est classique le livre qu'une nation, ou un
groupe de nations, ou la durée, ont décidé de lire comme si, dans
ses pages, tout était délibéré, fatal, profond comme le cosmos et
susceptible d'interprétations sans fin. Il va de soi que ces décisions
varient. Pour les Allemands et les Autrichiens, Faust est une œuvre
géniale; pour d'autres, c'est une des formes les plus mémorables de
l'ennui [ ... ]. Des ouvrages comme le Livre de Job, La Divine
Comédie, Macbeth (et pour moi quelques-unes des sagas
nordiques) laissent présager une longue éternité mais nous ne
savons rien de l'avenir, si ce n'est qu'il différera du présent. [ ... ] ma
méconnaissance des lettres malaises ou hongroises est totale, mais
je suis sûr que si le temps de les étudier m'était donné, j'y trouve-
rais tous les ingrédients que réclame l'esprit 27 .»
Si les perceurs d'isthmes du XIX siècle, dont Borges est un
C

lecteur assidu, nous ont légué un monde décloisonné, nous restons


impuissants à en prendre la mesure, faute de temps, faute d'une
mémoire suffisamment vaste pour l'accueillir. La connaissance que
nous en avons est irrémédiablement partielle. Nous sommes frôlés
de toutes parts par des mondes que nous n'avons ni la curiosité ni
la force de crocheter. Les littératures malaise ou hongroise
demeureront à Borges aussi étrangères qu'à Averroès la tragédie
grecque. Seulement, désormais, précisément, ces mondes nous sont
offerts, ils sont disponibles: certains de plain-pied, quand ils ont
bénéficié d'un travail de translation, d'autres au prix d'un appren-
tissage plus ou moins long ou pénible. Nous avons l'habitude de
78 Où est la littérature mondiale?

composer avec une pluralité d'univers, avec une pluralité d'hori-


zons, de temporalités, de passés, d'héritages, pluralité qui nous
constitue, nous traverse. La situation d'Averroès était radicalement
différente: la Poétique d'Aristote devait lui rester fermée parce que
l'état général des connaissances dans le monde méditerranéen du
XII" siècle ne lui permettait pas d'en pénétrer le sens. Si l'on peut
parler aujourd'hui d'un régime mondial de la littérature, c'est dans
le sens où toute œuvre est virtuellement susceptible de trouver un
public hors du cercle culturel dans lequel elle a été conçue (avec les
inégalités statistiques que l'on sait, selon que cette œuvre appar-
tient à une «grande» ou à une «petite» littérature, à une région
« centrale» ou «périphérique»). Aussi bien est-il impossible de
considérer comme égale, même si le scepticisme de Borges y invite,
la myopie d'Averroès et celle de l'écrivain argentin. La démarche
elle-même, qui consiste à se couler dans une mémoire autre,
témoigne d'une conscience nouvelle de l'altérité, d'une intério-
risation de la pluralité des mondes rendue possible par ce lent
travail d'appropriation des passés et des présents multiples de la
planète, qui commence avec les Grandes Découvertes de la
Renaissance.
Les dernières années de la vie de Borges sont marquées par un
certain nombre de décisions symboliques qui tendent à assurer à
ses ouvrages un statut d'exterritorialité. L'écrivain de Buenos Aires
invite notamment à voir dans l'édition de ses Œuvres complètes
dans la « Bibliothèque de la Pléiade» la version autorisée de ce livre
de livres qu'il a composé au long de six décennies 28. L'idée que
cette édition soit une traduction française le séduit non seulement
parce qu'il voit dans la France le pays de la littérature, le pays à qui
l'on doit, a-t-il prétendu, l'invention de Borges, mais plus
profondément sans doute parce que son œuvre se trouve dès lors
participer pleinement des aventures de la translation, elle qui se
trouve ainsi traversée, de part en part, par la dimension trans-
nationale du fait littéraire. Son œuvre sera libre désormais de jouer
pleinement son rôle dans l'espace des métamorphoses, ce jeu
ouvert de la translation auquel Borges a consacré de si nombreux
textes, invitant à y voir la vie véritable de la littérature. La préface
qu'il rédige pour l'édition de la «Bibliothèque de la Pléiade» est
écrite à Genève, la ville de son adolescence, où il passe les dernières
années de sa vie et décide de se faire inhumer, interdisant que son
corps soit rapatrié en Argentine, pour des motifs inséparablement
politiques et littéraires. Il repose au cimetière de Plain-Palais, à
Un drakkar sur le lac Léman 79

quelques pas de Calvin. L'emplacernent de sa tombe est marqué par


une stèle qui témoigne de la prédilection de Borges pour un canton
reculé de la littérature mondiale, ces sagas nordiques dont il devint
une manière de spécialiste - il fut titulaire des années durant d'une
chaire de littérature norroise -: le côté face du monolithe repré-
sente des guerriers affrontés tandis qu'au revers a été gravé un
drakkar 29. Parmi les histoires de mondes cloisonnés qu'affec-
tionnait Borges, il en est une qui revient dans son œuvre avec une
particulière insistance: la découverte du Nouveau Monde par les
Vikings, découverte aussitôt recouverte par l'oubli, comme seront
oubliées pendant des siècles ces sagas qui, selon lui, préfigurent de
façon si troublante certaines formes du réalisme moderne 3ü • Borges
a choisi de reposer au bord d'un lac, au plus épais de l'Europe, dans
ce cercle de montagnes qui entourent le lac de Genève, loin des
grandes routes maritimes, des navigations hauturières qui décloi-
sonnent le monde. Mais, dans le même temps, il a tenu à se placer
sous la protection équivoque d'un peuple voyageur. Sa tombe est
celle d'un chef viking. Elle se dresse, insolite, dans le cimetière
calviniste de Plain-Palais, comme un aérolithe tombé de nulle part,
de la mémoire même de Borges, édifice éclectique, fait d'un
équilibre précaire, éminemment personnel, de cloisonnements et
de décloisonnements. Tout se passe comme si Borges avait voulu
ajouter un apocryphe à la longue liste des «épitaphes de vikings
[ ... ] disséminées à travers le monde 3 ! », du Groenland aux
comptoirs de la Mer Noire. Cette stèle apocryphe nous sollicite
comme un hiéroglyphe qui voudrait signifier quelque chose du lien
entre les mondes dont est faite l'idée de littérature mondiale. Si les
Vikings ont été les véritables découvreurs du continent américain,
cette aventure oubliée, laissée sans suite, la mémoire universelle ne
l'a guère retenue qu'à titre de curiosité, comme l'une de ces
impasses du temps qui gardent trace de possibles avortés,
d'intrigues inabouties. Si les Vikings ont contribué à façonner le
monde, c'est bien plutôt en se coulant dans l'édifice de la civili-
sation européenne, en se glissant le long des fleuves et rivières, de
la Bretagne à la Sicile et jusqu'aux portes de Constantinople. De la
même façon, si Borges s'impose à nous comme une figure de la
littérature mondiale, c'est en raison de la place qu'il occupe dans
une multitude d'intrigues locales, intrigues qu'il a contribué à
reconfigurer en apportant avec lui, ce qui est capital, le souvenir
des espaces traversés. En même 'temps qu'il repose à Genève,
Borges voyage vers cette Amérique qui est sienne, lui qui descend
80 Où est la littérature mondiale?

d'une lignée illustre de Conquistadores et de Libertadores, mais


c'est à bord de l'un de ces drakkars transatlantiques que l'eau du
Léthé a effacés, façon ironique d'affirmer une présence universelle
et d'en affirmer la vanité au regard de l'infini qui rend toutes
choses égales; façon de représenter, aussi bien, la topologie
complexe des mémoires lettrées, de ces mémoires qui actualisent,
par la lecture, par l'écriture, les passés-présents d'une littérature
virtuellement décloisonnée, de cette littérature en régime mondial
dont Goethe annonçait l'avènement.

Notes
1. Th. de Quincey, Lettres à un jeune homme dont l'éducation a été
négligée, trad. S. Marot, José Corti, Paris, 1991, p. 70.
2. Ibid., p. 69.
3. Ibid., p. 59.
4. Étiemble, Essais de littérature (vraiment) générale, Gallimard, Paris,
1975, p. 29 sq.; trad. de R. Micheli: F. Moretti, «Hypothèses sur la
littérature mondiale », Lausanne, Études de lettres, 200112, p. 9-24.
5. Conversations de Goethe avec Eckermann, trad. de J. Chuzeville,
nouvelle éd. revue et présentée par Cl. Roëls, Gallimard, Paris, 1988,
p.206.
6. A. Berman, Pour une critique des traductions: John Donne, Gallimard,
Paris, 1995, p. 17 sq. Berman a étudié la genèse de la notion de
Weltliteratur dans «Goethe: traduction et littérature mondiale »,
L'Épreuve de l'étranger, Gallimard, «Te!», Paris, 1984, p. 87-110.
7. E. R. Curtius, «Éléments de l'univers de Goethe », Essais sur la
littérature européenne, trad. Cl. David, Bernard Grasset, Paris, 1954,
p.74.
8. J. Michelet, La Bible de l'humanité, Éd. Complexe, Paris, 1998, p. 9.
9. P. Casanova, La République mondiale des lettres, Éditions du Seuil, Paris,
1999, p. 127.
10. J. Romains, Comparutions, dans Les Hommes de bonne volonté, éd.
o. Rony, t. IV, Flammarion, «Bouquins », Paris, 1988, p. 489.
11. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de
Philippe II, t. l, UGE-Armand Colin, «Le Livre de Poche références »,
Paris, 1990,p. 183-184.
12. E. Renan, «Réponse au discours de réception de M. de Lesseps (23 avril
1885) », Œuvres complètes, t. l, éd. H. Psi chari, Calmann-Lévy, Paris,
1947, p. 802-803.
13. Ibid., p. 814.
14. L'homme, écrit Renan, se fait le «maître de la planète qu'il habite» en
«redress[ant], en vue de ses besoins, les combinaisons souvent malheu-
reuses que les révolutions du globe, dans leur parfaite insouciance des
intérêts de l'humanité, n'ont pu manquer de produire. Les événements
Un drakkar sur le lac Léman 81

les plus importants de l'histoire se sont passés avant l'histoire» (ibid.,


p. 802). Sur la valorisation balzacienne du canal, de la circulation des
fluides, telle qu'elle apparaît notamment dans le Curé de Village, je
renvoie aux travaux de ]. N eefs (<< Figure dans le paysage: Le Curé de
village », Littérature, n° 61, 1986, p. 34-48) et de L. Dallenbach (La
Canne de Balzac, José Corti, Paris, 1996, p. 103-136). Ce dernier a
montré comment la prétention unitaire de Balzac trouvait à s'exprimer
dans la thématique de la canalisation, qui joue dans certains textes le rôle
d'une métaphore totalisante.
15. E. Renan, loc. dt., p. 802.
16. ]. Schlanger, La Vocation, Éditions du Seuil, «La Couleur de la vie »,
Paris, 1997, p. 177.
17. ]. Michelet, op. dt., p. 9.
18. E. Renan, Averroès et l'averroïsme, Œuvres complètes, t. II, op. dt., p. 25.
19. Ibid., p. 24.
20. Ibid., p. 58.
21. Ibid., p. 23.
22. Ibid., p. 55.
23. Ibid., p. 55-56.
24. M. Proust, «Préface», La Bible d'Amiens, UGE, <<10/18», Paris, 1986,
p.l0.
25. ]. L. Borges, «La Quête d'Averroès », trad. R. Caillois, L'Aleph, dans
Œuvres complètes, t. 1, ]. P. Bernès, Gallimard, «Bibliothèque de la
Pléiade », Paris, 1993, p. 622-623.
26. Voir S. Budick et W. Iser (éd.), The Translatability of Cultures.
Figurations of the Spa ce Between, Stanford University Press, Stanford,
1996. La remarquable contribution de K. Stierle à cet ouvrage collectif a
été traduite par C. Mouchard et M. Rueff: «La Renaissance et la
Translatio Studii», Po&sie, n° 104,2003, p. 147-159.
27. ]. L. Borges, «Sur les classiques », trad. J. P. Bernès, Autres inquisitions,
dans Œuvres complètes, t. l, op. dt., p. 818.
28. «Ce livre est fait de livres» Q. L. Borges, «Préface », Œuvres complètes,
t. 1, op. cit., p. X).
29. On trouvera une reproduction du côté face de la stèle dans J. P. Bernès,
Album Jorge Luis Borges, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade », Paris,
1999, p. 204.
30. Voir notamment l'Essai sur les anciennes littératures germaniques, écrit
en collaboration avec Marîa Esther Vazquez, trad. M. Maxence,
Christian Bourgois, Paris, 1966, p. 169: «Pour l'histoire universelle, tout
se passe comme si les guerres et les livres scandinaves n'avaient pas existé.
Tout demeure dans l'isolement. Rien ne laisse de traces, comme si ces
choses n'arrivaient que dans un rêve, ou dans ces boules de verre que
scrutent les voyants. Au XII" siècle, les Islandais découvrent le roman,
l'art de Cervantès et de Flaubert; cette invention est aussi secrète, aussi
stérile pour le reste de l'univers que leur découverte de l'Amérique. »
31. Ibid., p. 131-132.
II. Du bon usage de la littérature mondiale
Judith Schlanger

Les scènes littéraires

Je partirai de la question suivante: comment faut-il entendre la


notion de littérature mondiale pour que cette notion soit pensable
et aide à penser? À quelles conditions méthodologiques
raisonnables peut-elle fournir une perspective de réflexion et de
connaissance? Étiemble, avec ses Essais de littérature (vraiment)
générale, me paraît un bon point de départ pour démêler des
notions et des questions avec lesquelles lui-même est en difficulté.
On peut noter d'abord qu'il parle indifféremment, comme on
l'a longtemps fait, de littérature générale ou comparée ou univer-
selle ou mondiale. Pour nous, depuis que les écrits des formalistes
russes sont entrés dans notre horizon, littérature générale et
littérature mondiale ne sont plus deux termes équivalents, et les
deux notions sont devenues très différentes dans ce qu'elles disent
et dans ce qu'elles impliquent. Bien qu'on ait évidemment employé
le terme de littérature générale avant les formalistes russes, ils en
ont construit la notion. En plaçant au centre de la théorie littéraire
la «littérarité », ou ce qui fait qu'un texte donné est ou n'est pas de
la littérature, ils ont situé leur interrogation à un niveau général et
donc abstrait. Du même coup les œuvres particulières concrètes
qui illustrent ce niveau général abstrait peuvent être choisies, et
d'ailleurs ont été choisies, dans un cadre très étroit: les exemples
proviennent de la haute littérature occidentale moderne, et souvent
86 Où est la littérature mondiale?

même d'une seule littérature. Or il est tout à fait légitime de traiter


de littérature générale à partir de la seule littérature russe, par
exemple, car la catégorie du général est une abstraction qui n'a pas
à exprimer la complexité des situations concrètes. En particulier, et
c'est un point très important, cette catégorie peut ignorer le
problème de la multiplicité des langues.
Ce qui n'est pas du tout le cas pour une perspective à propre-
ment parler «mondiale ». Pour emprunter à l'histoire des sciences
la distinction entre un point de vue «internaliste» et «exter-
naliste»: parler de littérature mondiale, et non de littérature
générale, c'est porter un regard externaliste sur la littérature. La
littérature générale (ou la littérature en général) n'est pas la
littérature mondiale (qui est la littérature partout). Le général fait
couple avec le particulier, mais le mondial fait couple avec le local.
La notion de littérature mondiale est une catégorie concrète qui
veut englober, en droit, l'ensemble des littératures réelles qui
existent ou qui ont existé. Elle se place dans le concret des langues
multiples et des nombreuses scènes nationales et locales. La
question qui se pose alors sera: de quelle pluralité concrète
s'agit-il, et quelle approche permettra de la penser?
Pour Étiemble, il s'agit d'abord d'une tâche à remplir, et cet
objectif intellectuel est aussi, à ses yeux, un objectif éthique et
idéologique. Car Étiemble n'appelle pas seulement à modifier la
vision du patrimoine littéraire en élargissant le champ, en intégrant
des zones lointaines, anciennes ou nouvelles, qui jusqu'ici n'ont
pas été prises en considération; il appelle aussi à reconfigurer la
carte en relativisant l'importance des littératures des grandes
langues indo-européennes. Son exhortation est double: ouvrir et
augmenter le corpus, mais aussi rendre visibles et valoriser les
productions littéraires marginalisées par le discours - politique, et
donc aussi littéraire de l'Occident. Comme la terre est couverte
de textes, d' œuvres et de points de vue littéraires légitimes, il
appelle à un tableau international du patrimoine littéraire global
dans toute sa richesse, un tableau où chacun, n'importe où, puisse
se reconnaître, au lieu qu'à présent des pans entiers restent ignorés
du discours littéraire et donc niés par lui. En intégrant
l'information la plus complète possible, on redessinera les statuts
du proche et du lointain, du central et du périphérique. En incluant
de plein droit dans le tableau littéraire les productions de tous les
continents, on relativisera le familier, on décentrera ce qui est
spatialement et culturellement proche au profit du lointain, de
Les scènes littéraires 87

l'étrange, de l'autre, ce qui donnera enfin la parole aux points de


vue des littératures non européennes.
Ici, le devoir professionnel proposé par Étiemble se double
clairement d'un devoir progressiste. Son propos est ancré dans les
valeurs libérales du moment où il parle, les valeurs de la
décolonisation et du tiers-mondisme. Son projet trouve ainsi sa
place dans la série des grandes vagues successives de réflexion sur
la dimension mondiale de la littérature, chaque fois chargées de
motivations idéologiques et de valeurs extra-littéraires. Une
première fois, avec Goethe et les Schlegel, la notion de
Weltliteratur veut échapper aux nœuds politiques de l'Europe
contemporaine grâce à l'immense élargissement de la donne
culturelle qu'apportent la philologie et les trésors extra-européens
qu'elle révèle; et dans une optique idéologique différente, cette
notion appuie des revendications nationales en valorisant les
créations populaires des passés européens. Une seconde fois, à la
fin du XIX" siècle, puis entre les deux guerres, c'est un espoir de
réparation, et peut-être de réconciliation, qui accompagne l'idée de
la littérature comparée, et plus tard celle de la littérature euro-
péenne. La troisième vague, dans laquelle se situe Étiemble, celle de
la décolonisation, nous porte encore. Toutefois, à présent, c'est une
quatrième vague, née de la notion économico-politique de globa-
lisation ou de mondialisation, qui donne au terme de littérature
mondiale une première apparence, une première vraisemblance de
sens. Il n'y a rien de nouveau, ni de négatif, à ce que les grandes
perspectives de réflexion sur la littérature aient des motivations
extrinsèques, liées dans chaque cas à des intérêts d'époque.
Si la pensée d'Étiemble est embarrassée, c'est, me semble-t-il,
moins par ses valeurs et par le pathos polémique avec lequel il les
exprime, que par une réflexion insuffisante sur le type de savoir
possible de la planète littéraire. «L'ensemble des littératures
nationales, dit-il, forme la littérature, sans adjectif.» Cette
littérature sans adjectif, cette littérature déprovincialisée, comment
sera-t-elle connaissable? Le livre d'Étiemble dessine, comme
malgré lui, la conscience malheureuse de la polyexpertise. Ce livre
est une incitation à enrichir le corpus, à gonfler l'inventaire, à
nourrir le répertoire, en ajoutant, en repérant encore tel et tel
secteur très important omis par le point de vue étroitement
européen et occidental de la littérature comparée. Le plaidoyer est
véhément: il y a beaucoup plus de richesses, il y a des choses très
importantes qu'une conception bornée et provinciale ignore; on
88 Où est la littérature mondiale?

n'a pas le droit de prétendre parler de la littérature dans son


ensemble sans intégrer des pans entiers de phénomènes majeurs ...
Ajouter, accumuler, rassembler. Il appelle à un tableau complet des
richesses, dans une perspective qui rassemble, embrasse, totalise.
Pour ouvrir l'envergure, Étiemble fait du repérage (<< voyez, il y
a aussi ... »). Cela le place dans une situation d'inventaire assez
confuse, parce qu'il plaide pour trois niveaux de connaissance à la
fois, sans distinguer nettement entre eux:
a) au minimum, avoir une connaissance indicative et
signalétique de l'existence des richesses littéraires, en avoir
conscience, en avoir l'idée; et par exemple ne pas ignorer qu'il
existe une poésie coréenne, des épopées tibétaines ou géorgiennes,
etc.
b) mais aussi, constituer sa bibliothèque personnelle à travers
ses cheminements propres, ses affinités et ses préférences. Avoir
donc de plusieurs zones une connaissance d'amateur et de
consommateur culturel éclairé (s'être intéressé à la poésie
japonaise, lue et fréquentée en traduction, en nourrissant ce goût
par les livres écrits sur la question; éventuellement apprendre la
langue). Cela par intérêt et par plaisir, dans différents domaines, en
fonction de ses goûts et curiosités.
c) quant à la connaissance de l'expertise, la connaissance
professionnelle du spécialiste, elle place le désir de savoir devant
une aporie. Le grand essor philologique du XIX" siècle, avec son
idéal de sérieux scientifique, nous a habitués à lier la connaissance
de la langue et celle de la littérature. Mais si la compétence littéraire
doit s'appuyer sur une compétence philologique, comment serait-
il possible d'englober tous les champs à la fois? Que serait une
polycompétence, linguistique et autre, qui inclurait au niveau de
l'expertise toute la diversité littéraire dans un esprit? Et comment
une exigence aussi extrême pourrait-elle se traduire pratiquement
dans une formation universitaire, un cours d'études, un métier, des
travaux?
C'est dans ce champ fiévreux que se débat Étiemble. Son
premier souci (proche de celui de Queneau) est un souci d'inven-
taire, de repérage et de bilan. Aussi s'intéresse-t-il aux entreprises
contemporaines qui cherchent à cartographier la planète littéraire.
Elles sont de deux sortes. Les unes sont des entreprises de
recensement: elles veulent établir un tableau encyclopédique de la
littérature, un état complet de la situation, sous forme par exemple
de rubriques bio-bibliographiques; les autres sont des entreprises
Les scènes littéraires 89

éclectiques qui dégagent, en 100 titres ou en 2 000 titres, une liste


représentative du meilleur. Dans les deux cas, les critiques
d'Étiemble portent sur la pondération, sur les distorsions
introduites par le point de vue local, sur les disproportions qui
favorisent le proche aux dépens des chefs-d' œuvre lointains, sur les
lacunes dues à l'étroitesse provinciale des choix qui exclut des
mondes sans le savoir.
Ce qui fait obstacle, à ses yeux, c'est que le point de vue qui
commande une entreprise intellectuelle (et éditoriale) de cet ordre
soit forcément local. «Nul n'a désormais le droit de se mêler de
Weltliteratur, ou mieux de littérature, s'il n'a fait effort pour
échapper au déterminisme de sa naissance.» Mais un point de vue
délocalisé, désincarné, peut-il être une condition préalable? Est-il
même possible? Serait-il même intéressant? Avoir «échappé au
déterminisme de sa naissance» ne peut constituer ni une demande
préliminaire, ni une prescription éthique. Chacun de nous, né et
formé quelque part, n'est-il pas nécessairement provincial au
départ? Qu'on cherche à étendre l'information, à élargir les
connaissances, à découvrir les merveilles d'ailleurs, le point de vue
n'en restera pas moins ancré en fonction d'une expérience littéraire
formatrice. On ne peut ni annuler ni condamner cette donne, car la
naissance du point de vue propre, la naissance du sujet pensant, se
rattache justement à cette topographie personnelle.
Cependant, Étiemble se réfère d'entrée de jeu à ce qu'il
considère comme une grande réussite: celle de Dumézil. Dumézil
est pour lui le modèle par excellence d'une connaissance
universelle dont les termes se retrouvent dans des zones diffé-
rentes. Il s'agit d'une prise transversale qui est concrète en chaque
point (Dumézil analyse plusieurs sociétés particulières, locales), et
qui est aussi universelle, au sens où est universel un dispositif, celui
des trois fonctions, qui se retrouve dans plusieurs centres indépen-
dants et y fonctionne de la même manière. Étiemble admire
Dumézil mais il pourrait aussi mentionner Caillois et dans une
certaine mesure Queneau (ainsi que Leroi-Gourhan, voire
Lévi-Strauss): autrement dit, il se réfère à un courant français du
milieu du siècle qui cherche à penser l'universel non pas à travers
des catégories englobantes ou totalisantes, mais à l'aide de zébrures
transversales. Non pas en embrassant, mais en traversant,
c'est-à-dire en circulant entre les domaines, entre des zones
déconnectées ou même disparates, pour les mettre en rapport
d'une manière imprévue, en écharpe, en biais, en oblique. Il s'agit
90 Où est la littérature mondiale?

à la fois d'une esthétique de la diagonale et d'une rationalité très


particulière, qui veut établir entre la diversité et l'unité un rapport
d'un type neuf. C'est l'exemple de Dumézil qu'Étiemble veut
appliquer à son problème: pour étudier la littérature mondiale,
conclut-il, formons des généralistes; formons des étudiants et des
chercheurs qui connaîtront plusieurs langues disparates, prises par
exemple dans trois aires géolinguistiques différentes. Comme si, à
partir de la superposition de trois domaines choisis au hasard, des
compétences linguistiques à distribution écartelée devaient
produire, par elles-mêmes, des Dumézil littéraires d'une portée
universelle, et «une théorie enfin générale de la littérature» ...
Je laisse Étiemble recouvrir au plus vite cette étonnante utopie
de ruades pamphlétaires, auxquelles il se plaît et qui le laissent plus
à l'aise. La tempête, la chaleur, la revendication, l'indignation,
comme souvent, voilent l'impasse. Je voudrais pourtant m'arrêter
un court instant à l'impasse méthodologique de ce livre: pourquoi
Étiemble, avec un tel désir de gagner la dimension mondiale de la
littérature, n'arrive-t-il pas à projeter sur cet idéal une forme de
travail possible? Pourquoi n'arrive-t-il à aucune représentation
vraisemblable du type d'approche, de réflexion et de savoir qui
permettrait d'avancer?
En imaginant une future discipline littéraire qui puisse devenir
enfin complète, c'est-à-dire mondiale, Étiemble se heurte à
l'exigence impossible de la polyexpertise. La planète littéraire est
trop riche pour être contenue dans un seul esprit. Mais il ne
critique pas son idéal romantique d'inclusion. Tout en se référant à
Dumézil, il accepte tel quelle rêve du savant de la Renaissance ou
du savant romantique, qui totalise en lui l'ensemble des œuvres
littéraires de la planète et les embrasse toutes. Étiemble a ce calcul
merveilleusement adolescent: vous avez au maximum 50 ans de
lecture, soit 18262 jours pour lire autant de chefs-d' œuvre. «Par
rapport au nombre de très beaux livres qui existent, qu'est-ce que
18262 titres? Une misère.» Ainsi parle l'impuissance faustienne,
plus propice aux élans et aux polémiques qu'aux programmes de
travail. En romantique, Étiemble croit que l'universalité doit être
subsumée dans une conscience. En positiviste, il croit que la
recherche consiste à accumuler les données. L'urgent et l'essentiel,
pour lui, est d'établir l'inventaire. La tâche majeure est de
cartographier l'ensemble des productions littéraires de la planète,
présentes et passées, dans le souci de ne rien oublier d'important
nulle part. Une fois l'objet complètement repéré et circonscrit, on
Les scènes littéraires 91

pourra comparer, dégager, approfondir (il faut d'abord connaître


toutes les épopées, dit-il, pour pouvoir bien parler d'une épopée).
C'est parce que l'objet de la discipline littéraire lui paraît clair au
point d'être invisible qu'il s'interroge tant sur les moyens:
comment construire une discipline où chacun pourra parler
sérieusement de tout? Comment s'assurer un corps renouvelé de
grands lettrés passionnés et curieux? Comment former des
générations d'étudiants qui aient l'esprit ouvert et des compétences
exotiques multiples? Les impasses logiques et pratiques auxquelles
il aboutit (à propos de l'éclectisme, à propos de la multiexpertise
linguistique) ne le renvoient jamais à s'interroger sur la conception,
le questionnement, la problématique littéraires.
Peut-être confond-il deux choses: tout ce qu'il y a, et comment
en parler. Le caractère mondial de la littérature, comme phéno-
mène, comme champ - et l'étude de la littérature mondiale, ou
encore la «littérature mondiale» comme discipline et comme
profession. Une discipline peut avoir un objet immense, complexe
et englobant, sans que ses praticiens soient obligés d'entrée de jeu
d'avoir couvert tout le terrain, de tout savoir à son sujet, de mimer
en eux-mêmes son immensité. Si c'était un préalable, quand
commencerait-on à réfléchir?
Il est permis de penser que la littérature peut être considérée à
son échelle mondiale, ou sous son régime mondial, sans qu'il soit
nécessaire d'en avoir d'abord établi le bilan complet, ni de la
posséder tout entière et d'être devenu soi-même un expert sur tout.
Ce ne sont pas des conditions méthodologiques préalables, ce ne
sont même pas des objectifs raisonnables. Après tout, et dans tous
les domaines, on avance en fonction des questions qu'on pose; et
le questionnement, la problématique, intermédiaire entre l'objet
brut et ce qu'on peut en dire, entre le fait de son existence et son
traitement intellectuel, ne suppose pas l'omniscience: au contraire,
le questionnement successif est ce qui construit ou constitue le
savoir. Est-il donc possible ici aussi, à partir d'une connaissance
moyenne et limitée, de poser des questions intéressantes? Est-il
possible, sans avoir couvert le terrain, de tracer pour ainsi dire
quelques nervures de sens?
Je pense qu'il est possible d'éviter les apories d'Étiemble, et en
particulier d'éviter aussi bien l'éclectisme que la nécessité impos-
sible de tout connaître et de tout englober. Cela suppose qu'on
cesse de se demander, avec Étiemble, quelles sont les qualités
spéciales requises de la personne qui s'occupera professionnellement
92 Où est la littérature mondiale?

de l'ensemble de la planète littéraire, et quelles exigences et quelles


obligations pèsent sur elle. Et qu'on commence à se poser des
questions qui ne reflètent pas directement les caractères du
phénomène à étudier, mais qui permettent d'avancer.

Si l'on considère la situation d'une manière synchronique, dans


sa seule actualité, on peut sans doute parler d'une uniformisation
planétaire du littéraire. Dans l'ensemble des pays non occidentaux
on semble écrire actuellement le même type de fiction: un récit de
facture moderne bien rodée, qui raconte une expérience locale
particulière, soit individuelle, soit collective. Autrement dit, il
s'agit de romans régionalistes, au même titre que les romans
berrichons ou lorrains d'autrefois. En ce sens le roman moderne
régionaliste est le Big Mac de la littérature, le produit d'un monde
globalisé, la conséquence littéraire évidente de l'occidentalisation.
Il se définit d'ailleurs en fonction de l'idée occidentale moderne de
la littérature. À la question: pourquoi écrire?, la réponse que je
désignerai rapidement comme «flaubertienne », celle qui unit la
génialité de l'écrivain à la sacralité de la Littérature, paraît dominer
aujourd'hui la conscience de création de la fiction.
En revanche, dans une perspective diachronique pour laquelle
la masse mondiale de la littérature englobe l'ensemble du passé, ce
n'est pas la conception occidentale moderne de la littérature qui
peut rendre compte de cette masse. Si on considère la production
littéraire de la planète dans son ensemble, depuis le début de l'écrit,
et sans oublier ce qu'on recueille d'oral aujourd'hui, ainsi que ce
qui n'est pas la haute littérature, on a affaire à un tout autre tableau,
avec d'autres reliefs et proportions. Et avec d'autres motivations.
L'intention d'être un artiste n'a reçu que très récemment son
isolement triomphant. Le pouvoir, la cour, et bien entendu la
religion, ont longtemps été un moteur aussi important que l'est
devenu le marché. Beaucoup d' œuvres admirables à nos yeux n'ont
pas été produites pour être belles, ni même pour être des œuvres
(c'était un des thèmes de Caillois).
Castoriadis faisait remarquer que, dans le monde développé, les
pays ne se différencient pas aujourd'hui par leur présent mais par
les restes de leur passé propre. Je reprendrai cette idée et en
l'élargissant, pour observer qu'on peut mieux comprendre le
présent littéraire si on le regarde, dans chaque cas, comme
l'aboutissement d'une histoire propre. Soit l'image d'un terrain
volcanique ou lunaire dont les multiples poussées, chacune
Les scènes littéraires 93

spécifique, sont devenues autant de cratères à la surface: l'actualité


littéraire n'est pas seulement plurielle parce qu'elle parle et se joue
dans plusieurs centres, mais aussi, plus profondément, parce que
ces centres ou ces scènes se trouvent chacun à l'issue d'une histoire
ou d'une aventure différente qui les diversifie.
La littérature ne se présente pas alors comme l'accumulation et
le dépôt des œuvres littéraires, comme un corpus énorme et inerte,
comme un musée. Elle apparaît plutôt comme une activité
extrêmement volontaire qui se joue dans de multiples scènes
locales, en fonction des situations concrètes, à travers des milieux
chargés de désirs, de contentieux, de conscience d'obstacles et
d'objectifs. Et ce sont ces situations de parole (situations histo-
riques, politiques, sociologiques, idéologiques, idéales ou
traditionnelles) qui peuvent devenir un objet d'étude propre. Bien
mieux que les productions littéraires, bien mieux que les œuvres,
les auteurs ou les genres, ce sont les scènes littéraires, considérées
dans leurs scénarios et dans leur histoire, qui peuvent devenir les
unités de sens.
Que voit-on de la planète littéraire si on délaisse la philologie
pour l'histoire? Si on compare non pas les textes, les livres ou les
œuvres, mais les aventures, les scénarios historiques, les intrigues
passées dont le poids pèse sur les situations de parole. Car ce sont
ces différents types de situations de parole qui rendent aujourd'hui
les multiples scènes à la fois différentes et comparables.
Les scènes littéraires sont nombreuses et spécifiques, mais elles
ne sont pas légion et elles ne sont pas confuses; elles se prêtent au
regroupement typologique et à l'analyse descriptive comparée.
Comme la littérature a connu et connaît un grand nombre
d'aventures, certaines d'entre elles se ressemblent dans leur type et
leur filière et se laissent interroger à certains égards ensemble; on
peut dégager des aspects (scénarios, épisodes, ressorts ... ) com-
muns à quelques cas et pas à d'autres. Un autre comparatisme
devient alors possible, un comparatisme toujours incomplet mais
largement ouvert, qui ne rapproche pas les œuvres littéraires, mais
qui met en relation les aventures locales, les scénarios locaux, les
situations locales.
D'une manière générale, la création littéraire naît en relation à
une scène (nationale, communautaire, culturelle, symbolique,
idéale); ce cadre de référence et d'activité peut avoir une présence
concrète forte et dense ou être au contraire extrêmement
évanescent (la scène absente ou perdue pèse lourd); il est d'ailleurs
94 Où est la littérature mondiale?

le plus souvent traversé d'éléments «trans-nationaux»: idéaux,


modèles ou normes; mais cet ancrage local, qu'on s'en réclame,
qu'on le rejette, qu'on le vise, qu'on l'ait fui, est ce qui rend la
création littéraire plurielle.
Il y a dans toute scène culturelle un aspect extrêmement
volontariste. Je l'exagérerai ici pour mieux le rendre sensible, en
disant que dans tous les cas la scène littéraire veut exister et veut
être soi d'une manière forte et si possible durable; elle veut se poser
comme une scène légitime en se justifiant par rapport à d'autres
scènes littéraires, celles de son passé propre, celles avec lesquelles
elle rompt et dont elle se dégage, celles qui l'entourent et qui lui
paraissent fascinantes ou dangereuses, supérieures ou inférieures, à
émuler et à évincer; elle veut prendre la parole et l'initiative de la
parole, en particulier en décidant de la langue à laquelle elle
s'identifie; elle veut des productions qui nourrissent sa conscience
de soi et sa surface comme institution; elle veut constituer et
transmettre une mémoire formatrice pour gagner l'avenir.
Une perspective centrée sur les scènes culturelles placerait, par
exemple, la question du bilinguisme au cœur de la question
linguistique de la mondialité littéraire. Au passé et au présent, le
bilinguisme est si répandu qu'il est normal et qu'il est peut-être
même une norme, par rapport à laquelle c'est l'assise unique du
monolinguisme qui devient problématique du point de vue de la
création littéraire. Les cas de figure et les variables de cette
question dans l'espace et le temps, que je ne veux même pas
commencer à énumérer ici, ouvrent sur bien d'autres questions
connexes: ambivalence des relations entre grandes et petites scènes
(et avantages de visibilité interne qu'offre la petite scène);
conscience de soi propre aux scènes culturelles à passé lettré,
conscience de soi propre aux scènes culturelles à passé ethno-
logique ou traditionnel; rapports complexes au passé propre, selon
que les revendications de rupture et de renaissance réagissent ou
non à une conscience de décadence, selon aussi qu'elles se
réclament d'un corpus propre d'origine (écrit ou oral) ou de mo-
dèles empruntés, etc. Ce type de questions, dont l'importance et
l'actualité sont évidentes, en abordant l'ordre littéraire non par ses
textes mais par ses ressorts, renvoient aux scènes où la création
littéraire, un peu partout, se joue.

Il y a dans la création littéraire un ancrage nécessairement local,


et c'est ce que j'ai tenu à souligner. Local signifie irréductiblement
Les scènes littéraires 95

pluriel, mais sans qu'il y ait nécessairement confusion: c'est une


tâche possible que de circuler, regrouper, comparer, comprendre
les situations et les scènes dans lesquelles naissent les œuvres. Et
c'est une tâche d'analyse qui ne passe pas par cette exigence
d'expertise linguistique et philologique indéfinie qui paralysait la
pensée d'Étiemble.
Cependant nous savons bien que même dans les cas extrêmes
où la conception de l' œuvre est circonscrite par sa scène au point
d'être définie par elle, après coup notre appréciation esthétique
peut s'emparer de l'œuvre au-delà de son ancrage. Une fois que
l' œuvre est là, il peut arriver qu'elle devienne visible et qu'elle se
mette à exister pour des lecteurs et appréciateurs non prévus au
départ. Avec l'occidentalisation, une forme désormais très
recherchée du succès littéraire consiste justement, pour l' œuvre, à
échapper à sa scène pour être intégrée au corpus de la littérature en
général.
Face aux très nombreux romans régionalistes que je
mentionnais plus haut, la mondialisation conduit-elle à créer
délibérément une fiction délocalisée, produite en vue d'être un
best-seller international vendable partout? Nous regardons ce
phénomène récent sans enthousiasme, et en même temps sans
inquiétude, car s'il est voyant dans la sociologie de l'édition et de
l'actualité littéraire internationale, à nos yeux il ne concerne pas la
mémoire mondiale de la littérature, et c'est cette mémoire qui est
l'enjeu véritable de la littérature. Tout se passe comme si l'on
supposait qu'un écrit produit dans une optique essentiellement
commerciale (la plus large possible, donc «globale»), et non pas
dans une optique esthétique et poétique, n'avait aucune chance
d'entrer dans la mémoire de la littérature. Et cela pas vraiment à
cause du caractère impur de son éventuel succès commercial, mais
plus radicalement à cause de l'impureté de sa motivation, qui est
extérieure à la littérature.
Je ne sais pas si cette assurance est fondée. Assurément
l'intention proprement poétique et esthétique a changé de statut.
Alors qu'autrefois ou ailleurs cette intention était profondément
mêlée à d'autres déterminations, dans l'entreprise moderne de la
haute littérature elle est passée au premier plan et possède
désormais un pouvoir d'auto-légitimation qu'on a pu nommer
aussi auto-suffisance ou même autonomie. Mais de même que la
pureté et l'élévation des intentions poetiques ne garantit pas
l' œuvre, pourquoi des motivations simplement commerciales
96 Où est la littérature mondiale?

assureraient-t-elles en droit le caractère non littéraire du résultat?


N'arrive-t-il pas aussi que le caractère littéraire d'un livre soit
attribué après coup et de l'extérieur, comme c'est le cas pour les
grands textes religieux, les grands poèmes rituels, auxquels nous
trouvons une beauté qui n'était pas leur objectif?
En tout cas, l'existence même d'une fiction produite
expressément pour le marché mondial renvoie à cette tout autre
mesure de la réussite littéraire qu'est la mémoire des livres. J'ai
rappelé avec insistance que les conditions de production de la
littérature étaient locales, que la naissance des œuvres était locale.
Mais la mémoire littéraire, elle, se pose en droit comme universelle,
ou plutôt c'est ce qu'elle voudrait être. Dans la littérature c'est
essentiellement la lecture qui veut pouvoir disposer de l'ensemble
de la planète littéraire et y circuler librement. C'est la lecture qui a
vocation à être internationale, à franchir les frontières, les
barrières, les obstacles régionaux comme aussi les horizons
d'époque. Ce n'est pas seulement que la notion occidentale du
littéraire, certes particulière et récente, a gagné actuellement
l'ensemble de la création de la fiction (le cas de la poésie est diffé-
rent); c'est aussi et surtout que cette conception aspire à l'universel
et vise l'universel de la mémoire et de la lecture. L'idée de la
littérature fait désormais d'une telle universalité son horizon
normatif. On voit bien que cette universalité souhaitée, qui est
mentale (bien que son support matériel soit indispensable ... ), se
distingue clairement de l'omniprésence planétaire, pour une
saison, d'un best-seller bien promu.
Bien qu'il n'y ait pas de système mondial de la littérature,
puisqu'il n'est pas question de totaliser le corpus, néanmoins par la
lecture il y a bien un régime mondial de la littérature. C'est ici
qu'on pourrait évoquer, sinon le modèle même de Dumézil, du
moins la rationalité du transversal à laquelle il se rattache; comme
Caillois d'ailleurs, qui, lui, prenait explicitement l'univers en
écharpe pour y rencontrer des connections intéressantes, im-
prévues et fécondes.
La lecture littéraire rêve d'être universelle, et donc, sinon de
tout lire, du moins de lire librement et de pouvoir explorer partout.
Ce qui fait obstacle à cette aspiration, c'est justement le concret du
monde, ce terreau mondial, mondain, ces circonstances locales
complexes dans lesquelles est ancrée partout la création littéraire.
C'est le babel des langues dans lequel se débat l'indispensable
traduction, une tâche aux mille têtes dont le rôle réel pour la
Les scènes littéraires 97

mémoire littéraire dépasse de très loin son statut. C'est le babel de


l'éducation et de la formation, ce centre opaque de la lecture
cultivée. L'humanisme demande qu'une telle lecture puisse
continuer dans ses valeurs et dans ses rêves, qu'il y ait d'autres
lectrices et lecteurs autour de nous et après nous, et de préférence
de plus en plus. Mais savons-nous reproduire les lecteurs,
engendrer la curiosité, donner le goût et les moyens d'explorer,
transmettre le désir de lire qui pousse plus loin et ailleurs? C'est
tout le babel politique du globe, qui atteint souvent si
douloureusement l'actualité littéraire. La lecture n'est pas limitée,
comme le pensait Étiemble, par le fait que nous disposons de trop
peu d'années, mais par le fait que le monde n'est jamais au service
de la littérature. Que la littérature soit pourtant irréductiblement
mondiale, c'est ce qui empêche la lecture littéraire d'être
universelle.
Xavier Garnier

Conditions d'une «critique mondiale»

L'activité critique est étroitement dépendante de la façon dont


on calibre la littérature sur laquelle elle opère. On peut limiter ses
lectures critiques à un corpus régional, national, voire continental,
par commodité linguistique ou pour des raisons de compétences
culturelles; on peut au contraire faire éclater le corpus et circuler
sans complexes, au hasard des rencontres, dans une bibliothèque
mondiale totale. Un tel choix a des répercussions profondes sur la
façon dont le parcours critique va s'effectuer.
La première conséquence d'une telle prise de liberté est la mise
entre parenthèses des conditionnements culturels de l' œuvre. La
critique mondiale ne saurait être érudite. On ne peut connaître
sérieusement le monde entier: le commentaire érudit des œuvres
restera toujours une affaire de spécialistes. Pour autant, l'impos-
sibilité de maîtriser tous les soubassements culturels d'une œuvre
n'interdit pas l'activité critique, à condition d'envisager la critique
clairement en la dissociant du commentaire.
Le projet de «décontextualiser» l'étude des œuvres est le plus
souvent associé à des approches théoriques de la littérature: les
analyses textuelles sont indifférentes aux données culturelles mais
elles relèvent plus d'une activité théorique que critique. Ici encore
il importe de distinguer ce que serait une «critique mondiale» de
l'analyse, qui relève de l'approche théorique des textes littéraires.
Entre le commentaire culturel des œuvres littéraires et les théories
100 Où est la littérature mondiale?

littéraires à validité transculturelle, il s'agit de faire une place à une


« critique mondiale» qui ne soit ni commentaire ni analyse.

L'idée que de nombreux auteurs écrivent «contre» leur culture


est largement répandue. Le paradoxe est qu'un tel constat ne
semble pouvoir être fait qu'à l'aide d'une critique qui tienne
compte du jeu de données culturelles dans lequel l'écrivain s'inscrit
au départ. Plus encore que les approches «mono-culturelles» des
textes littéraires, les approches interculturelles circonscrivent la
littérature par la culture. D'un point de vue interculturel, si un
auteur ou un texte échappent aux déterminations d'une aire
culturelle, c'est pour choisir une autre terre d'accueil, un autre
horizon culturel. Alors commence le travail comparatiste inter-
culturel proprement dit: la littérature est considérée comme le
médiateur par excellence pour le contact des cultures.
La notion d'influence, si importante depuis l'origine de la
littérature comparée, mériterait à cet égard une analyse appro-
fondie. Selon l'approche culturaliste, une œuvre littéraire porte
nécessairement avec elle un monde culturel, de façon explicite ou
implicite; si cette œuvre est lue par un écrivain d'une autre aire
culturelle, alors, nécessairement, naît un foyer de contamination.
En ce sens la littérature est perçue comme un vecteur d'inter-
culturalité. Les rapports entre écrivains seraient des rapports de
fécondation grâce auxquels les cultures réussiraient à s'inter-
pénétrer. Alors se posent au critique «culturaliste» des questions
nouvelles portant sur les raisons de la réussite de tel ou tel contact
et sur l'échec de tel autre. Pourquoi certaines lectures dégagent-
elles une influence alors que d'autres ne le font pas? Le travail
consiste alors à chercher des points de compatibilité ou de complé-
mentarité entre les systèmes culturels tels qu'ils sont enveloppés
dans les œuvres littéraires.
Le travail singulier de tel ou tel écrivain se limiterait à un travail
de profilage des données culturelles lié à sa personnalité, à son
style, à la nature singulière de sa créativité. Ce type d'approche
critique ne se donne pas les moyens d'imaginer l'activité littéraire
autrement qu'à l'intérieur de la sphère culturelle; que celle-ci soit
composée d'une ou de plusieurs cultures ne change pas
grand-chose au bout du compte. Le risque du commentaire inter-
culturel, qui est aussi celui de toute une tradition philologique, est
de se consacrer à l'identification de traits culturels et de ne pas voir
la dynamique qui les met en mouvement et les entraîne hors de
tout territoire culturel.
Conditions d'une «critique mondiale» 101

S'il est indéniable qu'une œuvre littéraire enveloppe nécessaire-


ment un ou plusieurs univers culturels, le travail critique ne
consiste pas nécessairement à s'attacher à cet aspect. Le risque est
de ne plus faire de claire différence entre l' œuvre littéraire et le
produit culturel. Le parti pris d'une critique mondiale est que la
littérature se fait moins à l'aide de fonds culturels qu'au moyen de
poussées de déculturation. Ce sont en tout cas ces poussées que
l'on peut chercher à retrouver dans la lecture des œuvres. Un tel
parti pris engage un regard très différent. Il y a dans toute œuvre
littéraire une dimension qui s'adresse à des «incultes» qui n'ont
d'autre souci que d'en faire usage. On lit mal un roman ou une
poésie lorsqu'on cherche à se cultiver. L'ouvrage de Gilbert
Simondon sur «le mode d'existence des objets techniques» ouvre
des pistes valables pour la littérature 1. Un livre a beaucoup à voir
avec une invention technique et sa propagation ne suit pas simple-
ment les autoroutes de la promotion culturelle mais aussi les pistes
plus discrètes tracées par ceux qui en font usage, comme on se sert
de la poudre pour dynamiter une montagne et non pour connaître
la culture chinoise.
La question essentielle que la critique mondiale doit poser aux
œuvres, n'est pas d'où viens-tu? mais où vas-tu? L'enracinement
de l' œuvre dans un territoire culturel est une donnée qui nous
maintient en amont de celle-ci. Une œuvre ne peut être considérée
comme littéraire que si elle produit des effets. C'est peut-être la
tâche de la critique mondiale de mettre en évidence ces effets. Dans
son article sur Les Affinités électives de Gœthe, Walter Benjamin
fait la distinction entre le commentaire et la critique en ces termes:
«Dans une œuvre d'art, la critique cherche la teneur de vérité, le
commentaire le contenu concret. Ce qui détermine le rapport entre
les deux est cette loi fondamentale de toute œuvre littéraire: plus la
teneur de vérité d'une œuvre est significative, plus son lien au
contenu concret est discret et intime 2.» Ce que Benjamin appelle
la teneur de vérité, et qui fait l'objet de la critique, est une
dimension de l' œuvre solidaire mais distincte du contenu concret.
Tout le problème est de faire apparaître ce que l'œuvre «délivre ».

Les préoccupations théoriques sont constamment à l'horizon


de l'activité critique, mais les théories de la littérature servent le
plus souvent de référent négatif. Il me semble que l'activité critique
se pratique avec des préoccupations théoriques fortes mais contre
les théories elles-mêmes. Le principal problème des théories est de
102 Où est la littérature mondiale?

constituer des objets: la fiction, le récit, la lecture, le personnage,


etc., sont des objets théoriques qui valent pour eux-mêmes une fois
qu'ils ont été construits. On a pu constater, pendant les années où
le «démon de la théorie» a sévi en France, à quel point l'approche
théorique entraînait avec elle la constitution d'écoles. Chaque
école, ou chaque chapelle, avait construit son objet d'une certaine
façon, et luttait pour affirmer la validité de sa construction. Les
constructions théoriques les plus impressionnantes ne sont pas
toujours d'un fort rendement critique. Le cas le plus remarquable,
justement parce que cet auteur est par ailleurs capable de lectures
critiques exceptionnelles, est le S / Z de Barthes.
Le travail critique consiste à montrer comment une œuvre
précise a réussi une percée concrète hors de la sphère théorique,
c'est-à-dire hors des domaines de la connaissance. L'apport des
sciences humaines dans le travail théorique sur la littérature a été
ambivalent. Il a permis une désacralisation qui était évidemment
nécessaire et salutaire. Rendre compte du fait littéraire à l'aune des
savoirs sur la langue, sur la société, sur l'homme, nous a permis de
mieux connaître les mécanismes de la création, mais précisément
dans le même temps s'est posée la question de plus en plus
lancinante de l'existence de la littérature. Suivant le champ cognitif
adopté, l' œuvre littéraire est considérée comme une production
linguistique, une production sociale, une production psycho-
logique, etc. Et s'il s'agit de chercher les effets de cette production,
on en cherchera les effets linguistiques, les effets sociaux ou les
effets psychologiques.
Le problème de la critique est de retrouver les effets littéraires
des œuvres alors même que l'espace littéraire est, semble-t-il, de
plus en plus difficile à cerner. Toute la difficulté vient du fait que ce
sont les œuvres elles-mêmes qui créent l'espace littéraire alors que
l'approche théorique consiste à observer comment elles s'ins-
crivent dans un espace préalable théoriquement défini. Du point de
vue critique, la nature de cet espace ne relève pas de la sphère
cognitive. En dehors de tous les effets sociaux, psychologiques,
etc., que peuvent produire les œuvres, la critique littéraire a pour
tâche d'identifier l'effet littéraire, c'est-à-dire la façon dont elles
parviennent à créer un espace littéraire. La difficulté est que la
littérature n'est pas une donnée positive, elle est un effet, dont la
critique littéraire a pour tâche de prolonger l'écho. Si la critique ne
parvient plus à s'imposer face au commentaire, d'une part, et à la
théorie de l'autre, alors la littérature court le risque de disparaître.
Conditions d'une «critique mondiale» 103

Le commentaire ne peut fleurir qu'à partir d'un consensus sur


l'existence du fait littéraire: les commentaires érudits sur des
œuvres, les grandes synthèses d'histoire littéraire ne trouvent un
public que dans la mesure où l'on ne remet pas en question l'exis-
tence de la littérature. Le commentaire n'a alors pas besoin d'être
justifié, il découle naturellement de l'évidence de la littérature.
Mais précisément l'activité théorique sape les bases du com-
mentaire en remettant en question cette évidence de la littérature.
La question théorique par excellence est célèbre: Qu'est-ce que la
littérature? Tout le problème est que la littérature ne saurait être
fondée théoriquement, dès lors qu'on la considère comme un effet.
Elle n'a pas d'autre fondement que les œuvres elles-mêmes et il
n'existe pas de littérature virtuelle.
La notion de «critique mondiale» est donc en quelque sorte
militante dans le contexte actuel où une suspicion de plus en plus
forte pèse sur l'existence même de la littérature. La critique a pour
mission de prouver que la littérature existe. Ce n'est pas le travail des
écrivains à qui revient la tâche essentielle de la créer, c'est-à-dire de
la faire exister. Mais la littérature peut très bien exister sans être
aperçue. Entendons-nous bien, l'activité critique (je parle de la
critique universitaire et non de la critique journalistique qui relève
d'autres impératifs) n'a pas pour mission de dire ce qui est littéraire
et ce qui ne l'est pas. Elle ne peut s'occuper d'un texte que pour en
montrer la portée littéraire; une lecture critique qui s'intéresse à un
texte auquel elle ne reconnaît aucune portée littéraire relèverait
d'un comportement suicidaire, à la fois pour la critique et pour la
littérature. Rien n'est plus étranger à l'activité critique que le
jugement. Le travail critique est un engagement auprès de l' œuvre,
d'une certaine façon il soude son destin à celui de l' œuvre.
Le critique est donc nécessairement avec l'œuvre sur laquelle il
travaille. Il n'occupe aucune position de surplomb. En ce sens il a
besoin d'une certaine dose de naïveté pour accepter les postulats
qui sont au point de départ de l' œuvre. Là où le lecteur qui ne veut
pas être dupe mettra toute sa perspicacité à décoder les postures
adoptées par tel ou tel écrivain pour comprendre comment celui-ci
tente de jouer avec tel contexte social ou culturel, le critique
accepte ces coordonnées énonciatives pour suivre le texte et voir
où il l'emmène. L'attitude de défiance par rapport à ce que nous
propose le texte risque de nous empêcher de voir ce qui s'y joue.
Le pari est que si le texte a une dimension littéraire, ce qui s'y joue
n'est jamais ce à quoi l'on pouvait s'attendre.
104 Où est la littérature mondiale?

Pour toutes ces raisons l'intuition est une qualité cntIque


fondamentale. L'intuition est ce qui va permettre au critique de
sentir obscurément que dans tel texte il se passe quelque chose qui
entraîne un peu plus loin sa réflexion sur la littérature. L'activité
critique ne procède pas par reconnaissance mais par poussées
exploratoires. Chaque nouvelle page du texte étudié est un
territoire qui risque de donner un nouveau sens à son voyage. Il y
a quelque chose qui ressemble au tâtonnement de l'aveugle. Il
s'agit d'arpenter les textes au plus près des circonvolutions du récit
et de suivre sa pente. Tout l'art consiste à se glisser dans les circuits
proposés par le texte. Cela demande de la vigilance car beaucoup
de textes sont semés de chausse-trappes, d'embûches et de
chicanes. Ce parcours est le seul rnoyen de faire apparaître l'espace
littéraire que le texte crée.
Ce que cherche à éviter à tout prix ce type de critique
immanente 3, c'est l'interprétation. L'interprétation des textes ne
peut se faire qu'à la faveur d'une lecture surplombante. Le lecteur
qui interprète a une vision qui dépasse l'horizon du texte puisqu'en
même temps qu'il parle du texte il rend compte de ce à quoi il
renvoie. Interpréter, c'est supposer que l' œuvre est le signe d'autre
chose, qu'elle parle d'autre chose. C'est encore interpréter, que se
représenter la littérature comme autoréférente, c'est-à-dire comme
parlant d'elle-même. Le point commun entre les positions
apparemment inverses qui consistent à voir la littérature comme
renvoyant à autre chose et la littérature comme renvoyant à
elle-même est de penser que la littérature «renvoie à» quelque
chose. Or, en tant qu'effet, elle ne peut renvoyer à rien.
Il est toujours possible d'interpréter un texte, et l'on peut
ramener beaucoup de belles choses dans son filet interprétatif, mais
ce que le texte crée restera dans l'ombre. Lorsqu'on interprète, on
montre ce que le texte déguise, ce qu'il déplace, comment il met en
forme, mais la réalité interprétée est forcément ailleurs, au-delà du
texte. Mon propos n'est pas de dire que les textes renvoient à la
littérature, mais qu'ils la créent, ce qui signifie que la littérature
n'existerait pas sans eux. L'activité critique n'est pas une
interprétation mais une expérimentation. Il s'agit de faire
l'expérience de la littérature en traversant les textes.

On aura sans doute reconnu dans ces propos sur le sens de


l'activité critique l'empreinte du philosophe Gilles Deleuze. Ses
ouvrages sur Proust et sur Kafka, qui sont des ouvrages de philo-
Conditions d'une «critique mondiale» 105

sophie, sont aussi d'exemplaires travaux critiques qui continuent à


faire référence dans les milieux littéraires. On pourrait en dire
autant de ses deux ouvrages sur le cinéma. Les ouvrages de Sartre
sur Genet ou de Foucault sur Roussel sont à la fois des œuvres
philosophiques et des textes critiques. Si, pour reprendre les termes
de Benjamin, la lecture critique consiste à dégager la «teneur de
vérité» d'un texte, on comprend les liens étroits qui unissent
critique et philosophie.
Une façon commode de voir les choses consisterait à dire que le
commentaire relève d'une approche «littéraire» des textes (rappe-
lons que le commentaire littéraire n'a de sens que si l'on considère
que la littérature est un fait acquis), que la théorie relève d'une
approche scientifique et la critique d'une approche philosophique.
Bakhtine nous met sur la voie de ce type d'approche lorsqu'il nous
dit que sous la vision du monde propre à chaque personnage il y a
une Idée. Derrière sa conception du dialogisme il y a une vision de
la littérature comme lieu où des idées sont au travail sous
l'enveloppe des discours. D'une certaine façon les écrivains portent
moins avec eux des mondes que des pensées du monde le plus
souvent vertigineuses.
Ce que la philosophie nous donne les moyens de mieux
apercevoir, c'est précisément la nature de ce mystérieux espace
littéraire que l' œuvre crée et qui est de l'ordre de la pensée. La
critique philosophique envisage la littérature comme un lieu de
pensée. On comprend mieux pourquoi la littérature ne peut jamais
être considérée comme acquise: elle est la pensée qui à l'intérieur
de l' œuvre est en train de se faire. La tâche critique consiste alors à
formuler en termes philosophiques cette pensée. C'est sans doute
cette cohérence philosophique de l'œuvre que Benjamin appelle sa
teneur de vérité. N'en déplaise aux théoriciens du postmoder-
nisme, il n'y a pas de pensée qui ne porte avec elle sa vérité ou, plus
précisément, qui ne fasse de la vérité un objet de création. C'est
justement parce qu'elle ne cesse de fabriquer de la vérité que la
littérature a une telle puissance de subversion. On comprend mal
l'impact que pourrait avoir une littérature vouée à la destruction de
toute vérité: elle resterait à l'état de mots jetés sur le papier.
C'est sur le plan de cette création de pensée que des œuvres
peuvent se rencontrer, autour d'une problématique que la lecture
critique fait apparaître. Jean Starobinski n'a cessé de creuser le
problème de l'être et du paraître à travers des œuvres venues
d'horizons divers. En ce sens le comparatisme est étroitement lié à
106 Où est la littérature mondiale?

l'activité critique. Les œuvres sont rapprochées en fonction de la


façon dont elles vont configurer leur réponse à un problème
philosophique. Ce sont moins les différences culturelles entre les
œuvres qui intéressent le critique que la tension qui peut exister
entre deux résolutions différentes d'un problème philosophique.
Il y aurait finalement au moins deux motivations possibles
assez différentes pour mener une comparaison entre des œuvres.
La première serait de faire apparaître des différences culturelles
dans le souci de mieux connaître la spécificité de telle ou telle
culture. C'est, me semble-t-il, la vocation des études intercul-
turelles, si florissantes aujourd'hui. Il est question de se servir de la
littérature pour en apprendre plus sur les hommes. Les études
littéraires ont alors une vocation anthropologique.
La seconde serait de faire avancer la formulation d'un problème
philosophique en montrant comment un certain nombre d'écri-
vains ont pu proposer des résolutions différentes dans leurs
œuvres respectives. Le travail comparatiste ne saurait donc faire
l'économie de lectures critiques minutieuses. Le rapprochement
entre différentes œuvres ne peut-être fait qu'après-coup si l'on
veut éviter les contresens. Car ce n'est pas au niveau des thèmes
mais des mouvements de pensée que se fait le rapprochernent. Les
démarches monographiques et comparatistes ne sont pas contra-
dictoires. L'important est que des liens se tissent entre les mono-
graphies, que leur juxtaposition fasse avancer un problème. C'est
le travail critique qui établit la connexion entre deux espaces littéraires.
La notion d'influence devient alors secondaire dans cette
perspective. Elle relève de l'histoire littéraire qui n'est, on l'aura
compris, pas mon propos. Plutôt que d'influence, il faut parler ici
d'interconnexion entre des écrivains sous la plume du critique.
C'est le critique qui réalise ce que Genette a appelé l'utopie
littéraire 4. On me reprochera peut-être d'accorder une place trop
importante à l'activité critique, mais rien ne saurait être plus
néfaste à la pratique quotidienne de la critique que de ne pas placer
au plus haut ses ambitions. C'est sans doute parce que la critique
est une activité aussi importante que la création littéraire
elle-même, parce que leurs destins sont liés, que les écrivains sont
si souvent d'excellents critiques. Les influences dont ils se ré-
clament nous mettent sur la voie des problèmes que leur littérature
explore, les analyses critiques qu'ils font des écrivains qu'ils aiment
sont toujours d'excellentes introductions à leurs propres œuvres.
Lorsqu'un écrivain se réclame d'un autre écrivain, c'est toujours
une démarche critique qui est à l' œuvre.
Conditions d'une «critique mondiale» 107

Au bout du compte, l'enjeu est d'essayer de faire apparaître le


devenir de la littérature. Dire de la littérature qu'elle n'a aucune
existence positive, qu'elle ne peut être que l'horizon créatif des
œuvres elles-mêmes, qu'elle est un pur effet, c'est ne lui accorder
d'autre existence que dans l'ordre du devenir. Voilà pourquoi les
histoires littéraires ne semblent exister que pour être immédia-
tement critiquées et remises en question au nom de la littérature.
On sait à quel point les histoires de la littérature contribuent à
instituer la littérature en fait positif, qui se retrouvera partie
prenante d'autres processus historiques.

En reprenant à leur compte, dans leur ouvrage sur Kafka, la


traduction controversée que Marthe Robert fait de kleine Literatur
par «littérature mineure », Deleuze et Guattari cherchent à tirer
profit de la présence dans cette traduction du concept de minorité.
Pour eux la minorité n'est pas un état, mais une affaire de devenir:
on n'est jamais une minorité, on est engagé dans un devenir
minoritaire, c'est-à-dire qu'on tend à sortir du champ de visibilité
de la majorité. D'une certaine façon, parler de littérature mineure
revient à parler de littérature du devenir. Il est remarquable qu'on
ne puisse utiliser le pluriel à propos de la littérature mineure alors
que le pluriel est sans cesse employé lorsqu'il s'agit des littératures
majeures. Le mot clé du sous-titre de Deleuze et Guattari est
peut-être une qui doit être pris comme adjectif numéral plutôt que
comme article indéfini. Il y aurait contresens à penser que l'on
puisse parler de littératures mineures au pluriel sous prétexte qu'il
existe plusieurs minorités.
Le pluriel qui s'accorde avec les littératures majeures vient de la
pluralité des champs littéraires. Il existe des champs littéraires
régionaux, des champs nationaux, des champs internationaux qui
ont des rapports de juxtaposition, d'interpénétration, voire d'inté-
gration. Ce qu'on appelle aujourd'hui la «littérature mondiale»
s'appuie sur un champ spécifique dont un ouvrage comme celui de
Pascale Casanova tente de montrer les caractéristiques 5. La meil-
leure définition de ce que Deleuze et Guattari appellent la littéra-
ture majeure est peut-être de dire que c'est la littérature telle
qu'elle est perçue par rapport à un champ littéraire. Elle s'inscrit
dès lors dans des rapports de pouvoirs. Une littérature dont on
peut décrire l'état entretient toujours quelques rapports avec la
littérature d'État. Dès lors qu'on met un pluriel au mot littérature,
on se pose des questions d'états, on se lance dans des diagnostics et
des bilans: quel est l'état de la littérature russe? quel est l'état de la
littérature africaine ?, etc.
108 Où est la littérature mondiale?

Il ne faut donc pas comprendre l'adjectif «mineure» comme


une spécification introduisant une catégorie supplémentaire dans
le domaine pluriel des littératures, mais comme la proposition d'un
nouveau point de vue sur la littérature. Voilà pourquoi il me
semble possible de parler d'une critique mineure. Il s'agit de trans-
férer à l'activité critique ce que Deleuze et Guattari recomman-
daient aux écrivains, et de faire un usage mineur d'une littérature
majeure 6. Les trois critères de la littérature mineure: une littérature
déterritorialisée, une littérature collective, une littérature politique,
deviennent alors les conditions d'une lecture critique.
La question de la déterritorialisation concerne les rapports que
la littérature entretient avec la culture. La critique mineure ne
considérera pas la culture comme un socle ou comme un territoire.
Il n'y a pas de socle culturel stable, il n'y a que des traits culturels
que l'on pourra retrouver dans les œuvres en situation déter-
ritorialisée. La critique mineure s'intéressera aux transformations
que la littérature fait subir aux faits culturels. Il ne s'agira pas de
comprendre comment la culture conditionne l'écriture littéraire,
mais plutôt comment l'écriture littéraire parvient à déstabiliser la
culture. Dire de la littérature qu'elle n'a de chance d'être créée que
depuis le dehors de la culture, c'est remettre en question la notion
très discutable de socle culturel. S'il est indéniable que la littérature
travaille avec des traits culturels, nous ne sommes pas obligés d'en
conclure qu'elle s'écrit depuis un socle culturel. Autrement dit, la
«critique mineure» ne s'intéressera pas à la façon dont les
processus de construction identitaire peuvent faire usage de la litté-
rature. Rien de plus étranger à la «critique mineure» que la
question des littératures nationales ou ethniques.
Le deuxième critère de la critique rnineure serait sa dimension
collective. Il faut comprendre l'adjectif collectif dans son rapport à
la foule et à l'anonymat. Ce que la critique mineure fera ressortir,
c'est ce qui, dans le texte étudié, est le plus anonyme. Les «agence-
ments collectifs d'énonciation» dont parlent Deleuze et Guattari 7
sont anonymes en ce sens qu'ils ne peuvent être ramenés à une
addition des différentes instances d'énonciation impliquées, mais
génèrent des énoncés qui ne sauraient être assignés à aucune des
personnes présentes dans le groupe. La notion d'« agencement
collectif d'énonciation» est un outil formidable pour remettre en
question l'évidence linguistique d'une nécessaire solidarité entre
l'énoncé et l'énonciation. Il existe des énoncés qui ne viennent pas
d'une énonciation mais d'un «agencement », ces énoncés ont toute
Conditions d'une «critique mondiale» 109

chance d'être littéraires. Derrière l'idée d'agencement, il y a toute


l'instabilité (Simondon parlerait de «métastabilité») du devenir.
Deleuze prend l'exemple des habitués d'un café pour expliquer ce
qu'est un agencement collectif d' énonciation. Un wagon de métro
coincé pendant plusieurs heures entre deux stations permet un
agencement: un mode singulier d'expression va progressivement
émerger qui fera bouger toute la langue. De la même façon un
quartier, un village, un groupe de villages, un pays et, pourquoi
pas, un continent. Les «agencements collectifs d'énonciation» sont
de toutes tailles, s'interpénètrent en permanence dans tous les sens,
et n'ont aucun sens de la hiérarchie.
Le porte-parole d'un groupe est un énonciateur très intéressant
de ce point de vue puisque sa personne doit être sacrifiée au profit
de cet agencement collectif d'énonciation. En ce sens un
porte-parole est nécessairement anonyme. Cela ne signifie certai-
nement pas que le bon porte-parole doit être impersonnel, bien au
contraire. La personnalité de son discours est d'autant plus forte
qu'elle est en phase avec le collectif. Dire d'un porte-parole qu'il
doit être anonyme, c'est lui ôter la prétention de parler au nom
d'un groupe; la parole collective du groupe doit le traverser: de là
son discours tire toute sa personnalité. Dans les périodes
pré-révolutionnaires, les plus vibrants porte-parole sont souvent
des individus dont la police s'efforce de retrouver l'identité après
les avoir vus à l' œuvre, non qu'ils se réfugient dans la clandestinité
(on voit mal comment un porte-parole pourrait être clandestin),
mais parce que leur discours a fait corps avec l'anonymat.
La critique mineure a pour vocation de montrer la puissance
d'anonymat de la littérature. Il est possible de considérer les
écrivains comme des porte-parole à condition de tenir compte de
l'anonymat du porte-parole. Le pseudonyme ou le nom de plume
que se donnent de nombreux écrivains porte la trace de cet ano-
nymat consubstantiel à l'activité littéraire. La critique devra néces-
sairement se faire elle aussi apersonnelle. Elle acquiert d'autant
plus de personnalité que la personne du critique se fait oublier. Il
ne s'agit pas de prétendre à une critique «objective », qui passerait
par un retrait du critique, mais au contraire d'une lecture tellement
engagée dans le texte qu'elle a pour ambition de faire corps avec
lui. Je n'imagine pas un travail critique qui ne soit une rencontre
avec un écrivain, c'est-à-dire avec une parole collective dans la
perspective d'une littérature mineure. À son tour, et grâce au texte
littéraire, le critique a la possibilité de trouver une énonciation
110 Où est la littérature mondiale?

collective. Il n'est pas maître du parcours qu'il propose à l'intérieur


du texte étudié, il s'efforce de suivre des lignes que le texte lui
impose. Ces lignes tirent leur force de ce qu'elles sont le fruit d'une
énonciation collective, c'est-à-dire émise par un porte-parole
auquel il ne sert pas à grand chose d'apporter la contradiction, à
moins de soupçonner qu'il ne s'agisse d'un manipulateur, ce qui
relève de tout autre chose et nous fait sortir de la littérature.
Tout ceci ne signifie pas que la littérature ne doive s'occuper
que d'affaires publiques et que la sphère privée soit totalement
exclue du domaine littéraire. Une telle affirmation serait totale-
ment indéfendable. Si l'intime, le personnel, le privé, ne comportait
une dimension collective, personne ne s'intéresserait à l'auto-
biographie. C'est le plus souvent au cœur même de l'intime que se
fait sentir le plus souvent la pression du collectif. C'est peut-être
lorsque je vais le plus loin dans les recoins de ma propre intimité
que je trouve le plus grand anonymat. La démarche de Virginia
Woolf me semble aller dans ce sens. La dimension collective de la
littérature apparaît évidente dès lors qu'on envisage le sujet comme
un lieu qui ne saurait avoir de fond. L'écriture de l'intime tire sa
force de là. L'autobiographie de celui qui aurait l'impression
d'avoir tout compris sur lui-même et d'avoir fait le tour de sa
personne serait proprement insupportable. L'entreprise autobio-
graphique est au contraire le plus souvent liée au sentiment que le
moi est un lieu tellement mouvant que le contact intime entre
l'écriture et ce moi débouchera sur de grands enjeux collectifs.
Le lien entre le caractère collectif de la littérature minèure et sa
dimension politique apparaît dès lors clairement. La question
politique revêt une importance particulière du point de vue d'une
«critique mineure ». Avec l'essoufflement de la critique marxiste,
tout se passe comme si l'approche sociologique de la littérature
était désormais devenue le dernier refuge d'un travail militant sur
la littérature: dénoncer les positions de pouvoir dans le monde des
lettres, démasquer les discours dominants et les soutiens institu-
tionnels qui leur permettent de coloniser la littérature, combattre
pour la légitimation d'une parole dominée. La critique post-
coloniale, par exemple, qui est extrêmement sensible aux enjeux
politiques de la littérature, attache une grande importance à
l'analyse sociologique des champs littéraires.
Cependant, il me semble important de faire une distinction
entre une critique politique et une approche militante de la litté-
rature. Il est difficile de concevoir un acte militant qui ne réponde
Conditions d'une «critique mondiale» 111

à un engagement personnel fort. Une approche militante de la


littérature consistera à mener un combat à l'intérieur du champ
littéraire pour faire avancer certaines positions. Il y a dans l'arène
littéraire des combats à mener. Les études littéraires sont un des
leviers d'un combat politique plus vaste. S'il n'est pas question de
remettre en cause ici l'importance du combat militant, je voudrais
insister sur le fait qu'il est une autre façon d'intervenir sur le terrain
politique, au cœur même de la littérature, par le biais de l'activité
critique.
Dire que, pour la littérature mineure, «tout est politique », ne
signifie pas que les textes littéraires doivent nécessairement tenir
un discours politique mais c'est assigner pour la littérature un
espace de nature politique. L'espace littéraire en devenir est poli-
tique à la mesure de son anhistoricité. De la même façon que
l'Histoire enregistre les retombées factuelles des élans politiques
révolutionnaires, l'histoire littéraire enregistre les retombées
textuelles des dynamiques politiques de l'élan littéraire. Parce que
la littérature engage des «agencements collectifs d'énonciation »,
parce qu'elle ouvre l'expression à des entités collectives
apersonnelles, elle est au cœur de toutes les dynamiques politiques.
Il y a énormément d'affinités entre une personnalité politique et un
personnage de roman, l'un et l'autre parviennent à se maintenir à
flot par leur charisme. Pour qu'un récit soit capable de nous tenir
en haleine, il faut lui imaginer une dimension charismatique.
Au même titre que l'espace littéraire, l'espace politique est un
effet, il a besoin d'être produit et n'est jamais un fait acquis. l'ai
dans l'idée que la constitution de l'espace littéraire est un élément
déterminant de la constitution de l'espace politique. Si dans la
littérature mineure «tout est politique », on peut aussi considérer
que dans la politique «tout est littéraire ». Les questions politiques
ne se réduisent pas aux intrigues de palais, aux manœuvres d'appa-
reils ni aux manipulations du pouvoir, tout comme les questions
littéraires ne se réduisent pas aux combats à l'intérieur du champ
littéraire. Si les politologues et les littéraires qui ne veulent pas être
naïfs ne prêtent plus attention qu'à ces manipulations, ils risquent
de diluer leur propre objet: la politique et la littérature deviennent
le point aveugle de leurs analyses.
Le point commun entre la littérature et la politique est que ni
l'une ni l'autre ne sont une affaire de sujets mais de courants. Les
politiciens cyniques mais habiles l'ont compris qui cherchent des
vagues sur lesquelles surfer; de la même façon celui qui veut faire
112 Où est la littérature mondiale?

carrière dans les lettres cherchera des courants porteurs, dont il


espère profiter un moment. Ces courants politiques, ces courants
littéraires ne sont rien s'ils ne sont que le regroupement de
quelques individus, aussi brillants soient-ils. La politique comme la
littérature ne sont pas l'affaire de groupes de pression mais
d'énergies créatrices qui exercent une poussée sur les états de
choses. Il faut donc renverser les coordonnées: ce ne sont pas les
appareils qui transmettent leur force à la politique, mais la
politique qui communique sa force aux appareils; ce ne sont pas les
champs littéraires qui portent la littérature à bout de bras, mais la
littérature qui insuffle son énergie aux champs.
Faire un usage mondial des littératures nationales, régionales ou
ethniques: tel est l'objectif de la critique mondiale. L'idée d'une
littérature mondiale est l'occasion de se débarrasser de la dictature
des corpus qui enferme l'activité critique dans des domaines de
compétence et en fait une affaire de spécialistes. Le décrochement
radical de la critique mondiale consiste à considérer que la
littérature n'est pas un objet de connaissance mais qu'elle a une
valeur d'usage. À cette condition la littérature retrouvera tout
naturellement sa dimension politique et plus aucun écrivain ne
ressentira le besoin de se déclarer «engagé ». Parce que la littérature
est l'expression même de l'énergie qu'un texte cherche à libérer,
parce que la libération de cette énergie passe par des inventions
aussi techniques que le marteau ou la roue, la littérature a une
vocation mondiale.
De quelle nature est cette énergie politique ou littéraire? C'est
la difficile tâche de la critique mineure d'essayer de le préciser.
L'arpentage critique des textes littéraires est à mon avis la meilleure
façon de tenter de cerner de façon précise les mécanismes
complexes de la création.

Notes
1. G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, Paris,
1958.
2. W. Benjamin, Œuvres 1, trad. de l'allemand par M. de Gandillac,
R. Rochlitz et P. Rusch, Gallimard, «Folio », Paris, 2000, p. 274-275.
3. Je maintiens l'expression «critique immanente» malgré la remise en
question récemment effectuée par Gérard Genette au nom de la
nécessaire transcendance du signe (<< Peut-on parler d'une critique imma-
nente? », Poétique nO 126, avril 2001). On aura compris que je défends
l'idée que la littérature n'est pas une affaire de signes.
Conditions d'une « critique mondiale» 113

4. G. Genette, «L'utopie littéraire", Figures !, Éditions du Seuil, «Points",


Paris, 1976, p. 123-132.
5. P. Casanova, La République mondiale des lettres, Éditions du Seuil, Paris,
1999.
6. La formule de Deleuze et Guattari concerne l'usage que les écrivains
mineurs font de la langue: «Faire un usage mineur d'une langue
n1ajeure. »
7. Sur la notion d'« agencement collectif d'énonciation », lire Kafka. Pour
une littérature mineure, Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 31-33.
Jérôme David

Propositions pour une macrohistoire


de la littérature mondiale

Depuis toujours peut-être, c'est-à-dire moins de deux siècles,


l'évocation de la «littérature mondiale» s'accompagne d'un
frisson. Frisson de l'humaniste des Lumières qui, au détour d'un
roman chinois traduit en allemand, se reconnaît tout à coup dans
des stylisations de l'être humain qu'il pensait très éloignées de la
sienne; frisson du révolutionnaire qui perçoit dans cette mondia-
lisation de la culture le ferment d'une conscience prolétarienne
universelle; frisson inquiet de l'intellectuel critique face à ces deux
formes d' occidentalocentrisme universalisant; frisson du littéraire,
enfin, devant le vertige de lecture que laisse deviner, juste avant
l'évanouissement (et la perte de connaissance que représentent les
routines disciplinaires), une intuition de ce que serait le corpus
textuel de la littérature mondiale. Les propositions théoriques
récentes que j'aimerais discuter ici font toutefois naître un frisson
tout à fait différent, celui de l'historien de la littérature confronté à
un problème dont l'élucidation lui promet un déplacement majeur
du point de vue, et peut-être un nouveau paradigme.
Ce nouvel enthousiasme ne nous épargne pas de nous inter-
roger, comme le propose l'intitulé du volume, sur la notion de
«littérature mondiale ». Cela suppose en particulier qu'on s'arrête
sur chacun des mots employés: qu'est-ce que la littérature mon-
diale? qu'est-ce que la littérature mondiale? En quoi l'idée de litté-
rature mondiale est--elle une notion, plutôt qu'un terme fourre-tout
ou un concept?
116 Où est la littérature mondiale?

Commençons par ce dernier point. L'idée de littérature


mondiale, on le sait grâce aux entretiens transcrits par Eckermann,
a été proposée par Goethe en janvier 1827. Il s'agissait d'une
réflexion née de ses lectures du moment, soit un poème serbe et un
roman chinois. Le terme fut repris presque vingt ans plus tard (dix
ans après la publication en allemand des entretiens d'Eckermann)
par Marx et Engels, dans leur Manifeste du parti communiste. Dans
les deux cas, la littérature mondiale était perçue comme une réalité
augurant un universalisme prometteur (celui des nonnes classiques
pour Goethe, celui de la future révolution prolétarienne pour
Marx et Engels); elle donnait l'idée de ce qu'elle pouvait devenir.
Aujourd'hui, la littérature mondiale est davantage une
catégorie de classement et de lecture des œuvres littéraires; l'idée
s'est généralisée jusqu'à inclure des œuvres antérieures à cette
première formulation historique. En d'autres termes, c'est
désormais un domaine - ouvert par une perspective critique -
plutôt qu'une réalité évidente apparue au XIX" siècle. Et qui se
serait imposée d'elle-même: la pérennité de la littérature comparée
(basée sur la confrontation d' œuvres issues d'espaces nationaux,
culturels ou linguistiques différents) témoigne encore aujourd'hui
de la possibilité d'assigner toute œuvre littéraire à un contexte
d'une moindre extension que la stricte échelle mondiale. La
littérature mondiale n'est donc pas une évidence factuelle, et le
postulat de son existence doit être justifié.
La littérature mondiale est ainsi devenue une notion. Mais est-
elle un concept? En d'autres termes, cette dénomination recouvre-
t-elle actuellement un repérage rigoureux de l'objet visé (dans un
rapport précisément situé à la littérature comparée, aux post-
colonial studies, aux translation studies, à l'histoire littéraire qui
tente de renaître aujourd'hui, voire à la narratologie) ? Ma réponse
est négative, et j'aimerais l'appuyer en discutant successivement le
livre de David Damrosch, What is World Literature ? 1, le livre de
Pascale Casanova, La République mondiale des lettres 2 et ce qu'on
peut appeler le «dossier Moretti », composé principalement de son
article «Conjectures on World Literature 3 » et des réactions qu'il a
suscitées 4. Ma discussion va porter plus précisément sur ces trois
caractérisations de la littérature mondiale, ou mieux, sur les formes
d'historicité auxquelles elles associent l'évolution de la littérature
mondiale.
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 117

«Mondial»: un mot-valise?
L'ouvrage de Damrosch a cette qualité de retracer clairement la
genèse de la notion de littérature mondiale, et d'en détailler les
enjeux actuels. En cela, c'est une synthèse bienvenue, dotée en
outre d'une bibliographie très complète des travaux sur la
question. L'auteur propose également une définition renouvelée de
la littérature mondiale, qui l'amène à parcourir d'un même élan un
corpus d' œuvres très éloignées du point de vue géographique,
historique ou générique. L'inscription de ces textes dans un hori-
zon aussi élargi s'accompagne d'une lecture rapprochée, et le
régime de la preuve repose de façon traditionnelle sur le principe
de la citation de passages exemplaires sur une attention aux
détails du texte proche de la microlecture. Sur ce point, comme
nous le verrons, l'entreprise de Damrosch se distingue fortement
de celles de Casanova et de Moretti.
La « mondialité» de la littérature, pour Damrosch, est un mode
de lecture ajusté à une forme spécifique de circulation des textes.
La littérature mondiale est d'abord caractérisée par sa tension entre
un «contexte d'origine» (national) et un «contexte de lecture»
(étranger) 5. La littérature mondiale, ensuite, franchit ce fossé
culturel de façon avantageuse: par définition, elle gagne à être
traduite (<< World literature is writing that gains in translation 6» ).
La littérature mondiale, enfin, est une pratique de lecture (<< a mode
of reading 7»); et le lecteur peut se confronter, en raison même de
ce supplément esthétique, aux formes d'altérité charriées par les
œuvres «mondiales».
Cette valorisation de la traduction et de la lecture d' œuvres
traduites s'éloigne du fétichisme philologique d~ la «langue
d'origine», qu'on voit si souvent brandi par les détracteurs de
toute approche en termes de littérature mondiale (s'il fallait lire
toutes les langues pour lire tous les textes, qui pourrait en effet y
prétendre ?). Il ne faut donc pas négliger la fonction polémique de
la triple définition de Damrosch 8. Mais cette critique des pré-
supposés des études littéraires traditionnelles ne s'appuie pas, dans
l'argumentation de Damrosch, sur des constats exempts de
difficultés. Chaque point, à vrai dire, soulève selon moi autant de
problèmes qu'il en résout.
Pour commencer, l'assimilation des contextes d'origine et de
lecture aux territoires nationaux (Inde, Brésil, ou France, par
exemple 9) n'est pas recevable. Non seulement l'un des «systèmes
culturels» 10 en question peut s'avérer être une sorte de mosaïque
118 Où est la littérature mondiale?

dont les différentes pièces mordent sur les pays limitrophes (cas de
l'Inde), mais la distinction de deux cultures nationales (Brésil,
France) passe parfois sous silence une domination culturelle qui
rend cette distinction problématique, et même douteuse 11.
Damrosch semble par ailleurs soutenir qu'il y a autant de «littéra-
tures mondiales» que de réceptions nationales des œuvres
étrangères qui gagnent à être traduites: «La littérature mondiale en
tant que telle a une composition très différente selon les cultures
[indienne, brésilienne, etc.] » (<< world literature itself is constituted
very differently in different cultures 12 »). Cette indexation natio-
nale implique en toute rigueur ceci: les études portant sur la
littérature mondiale ne sont envisageables qu'à l'échelon local, et la
littérature mondiale est d'abord un objet de la littérature com-
parée; et c'est dans un second temps seulement qu'on peut songer
à considérer les littératures mondiales de chaque pays comme des
variations d'un même phénomène, éventuellement appréhendé de
façon spécifique. Mais quel est ce phénomène, et comment
Damrosch le reconnaît-il à l'œuvre dans des contextes très différents?
Ici, les plus grandes difficultés surgissent. La littérature
mondiale, on l'a vu, est un mode de circulation, mais la trame
nationale privilégiée par Damrosch masque, dans le cas précis de la
littérature, la porosité culturelle des frontières, les tropismes
symboliques des hégémonies, à quoi on peut encore ajouter
l'émergence récente d'une circulation d'emblée transnationale de
certains textes (celle-là même qui rend possible des parutions
simultanées dans une multitude de langues). La littérature mon-
diale, sous la plume de Damrosch, est aussi un mode de lecture.
Cela signifie que la « mondialité » de la littérature s'établit dans une
relation entre un texte à grande «variabilité» et un contexte de
lecture spécifique. La littérature mondiale n'étant pas un corpus
pré-déterminé 13, sa constitution incombe au lecteur. La «mon-
dialité» des œuvres est donc, pour Damrosch, de l'ordre du lisible;
elle engage une subjectivité lis ante qu'il lui importe peu de situer
historiquement, ou socialement. La «variabilité» des œuvres n'est
ainsi rien d'autre que le corollaire d'un tel primat de la lecture, et il
n'est pas exagéré de dire que la littérature mondiale est alors si
«ouverte» (au sens d'Eco) qu'elle se trouve définie par une
opération vague sur un objet indéterminé. Comme mode de circu-
lation, elle variait en fonction des territoires nationaux; comme
mode de lecture, les corrélations (tous azimuts 14) de textes qu'elle
autorise varient de façon arbitraire, c'est-à-dire en fonction de
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 119

subjectivités supposées singulières ou de certaines préoccupations


circonstancielles 15 - bref, selon des critères qui excluent toute mise
en série argumentée des textes.
L'historicité de la littérature, mondiale ou non, n'a en somme,
selon Damrosch, aucune incidence sur la constitution de ses
variations. Sa temporalité, pour lui, est fixée par une gamme infinie
de gestes de lecture (réceptions collectives d'œuvres traduites aux
échelles nationales, enseignements variés sollicitant la «littérature
mondiale », voire personnalités des lecteurs curieux d'altérité
culturelle). La signification des variations historiques de la litté-
rature mondiale n'intervient donc, le cas échéant, qu'après coup,
pour poser le décor flottant de «ce qui est différent de nous ».
L'adjectif «mondial», dans l'ouvrage de Damrosch, est selon
moi une variante involontaire de l'adjectif vreu (en anglais «grue »)
jadis forgé par le philosophe analytique Nelson Goodman. Ce
dernier en précisait ainsi l'usage: un objet x est vreu s'il est vert
avant t, ou alors bleu après t 16. Par là, il voulait attirer l'attention
sur le hiatus possible entre la forme valide d'un raisonnement et la
caractérisation problématique de ses composantes, entre la rigueur
logique et la pertinence philosophique. En d'autres termes,
l'adjectif «vreu» est susceptible d'embrayer une induction rigou-
reuse, sans qu'on sache très bien à partir de quoi on raisonne.
De la même manière, un texte est «mondial », pour Damrosch,
s'il est monotone (ou monolingue) avant d'être traduit, et
dialogique après traduction. Ce raisonnement est-il pour autant
valide? On reconnaît les règles d'induction, pour ainsi dire, de la
critique postcoloniale: tensions inscrites dans les textes entre
systèmes culturels, expérience de lecture problématique ouvrant
sur une altérité irréductible, décentrement de soi. Mais Damrosch
emploie ce cadre d'analyse en lui soustrayant cette règle cruciale de
caractérisation des corpus postcoloniaux: la contextualisation
sociohistorique attentive aux effets d'hégémonie. La littérature
mondiale recouvre donc, si l'on suit Damrosch, n'importe quel
texte passé au crible d'une lecture postcoloniale décontextualisée;
ou si l'on préfère, la «mondialité» de la littérature relève d'une
esthétique anhistorique. C'est assez pour que l' histoire de la littéra-
ture ne soit pas concernée.
Le caractère «mondial» de la littérature peut aussi désigner,
tout simplement, l'extension planétaire d'un phénomène littéraire.
C'est apparemment l'acception la plus triviale de l'adjectif qui
prévaut alors. Mais le regard géographique peut être problématisé,
120 Où est la littérature mondiale?

et replacé dans une perspective historique: «le monde» devient


une catégorie de perception variable, englobant des territoires de
nature et d'étendue très différentes d'une époque à l'autre, et sans
commune mesure avec notre globe actuel, quadrillé dans ses
moindres replis. La «mondialité» de la littérature devient géo-
historique.
L'émergence d'un «monde» recouvrant l'ensemble de la
planète est récente (fin du xv c siècle au plus tôt). Elle a signifié,
historiquement, que l'un des «mondes» (économiques, sociaux,
culturels, symboliques, etc.) qui coexistaient alors sur la surface de
la terre a réussi à s'imposer jusqu'à menacer l'existence des autres.
Cette unification correspond à la naissance du capitalisme ainsi
qu'à l'expansion des échanges marchands au profit de l'Europe et,
plus largement aujourd'hui, des zones occidentales.
Casanova et Moretti associent la naissance de la littérature
mondiale à ce seuil historique d'extension planétaire des échanges
culturels. Cette évidence indiscutée a les conséquences suivantes.
Elle borne d'abord le champ chronologique de l'enquête (xve-
XXI" siècles), par un geste théorique couplant «mondial» et
«planétaire ». Ces limites temporelles ont pour effet critique de
resituer l'universalisme de Goethe dans une configuration
historique précise, dont il serait en quelque sorte l'hypostase; mais
que faire désormais des romans chinois antérieurs au xv c siècle qui
suggérèrent à l'écrivain l'idée même de littérature mondiale? J'y
reviendrai. Il y a une autre conséquence à ce bouclage chrono-
logique. Si, comme Casanova et Moretti, on considère que
l'expansion capitaliste rend possible l'avènement de la littérature
mondiale, cette genèse doit peser sur sa délimitation et sur son
fonctionnement. Aussi modélisent-ils tous deux la logique de la
littérature mondiale sous la forme d'un marché, narratif ou formel
pour Moretti, symbolique pour Casanova. Nous sommes loin de
Damrosch. Mais il y a loin aussi de Casanova à Moretti, et leurs
divergences font naître chez l'une et l'autre des problèmes
différents que j'aimerais tenter maintenant de formuler
précisément.

~a ...... "
'-'a,JJ ... littéraires .... JI.'JJlJl''''' .. a, ...... '' et semi-périphérie
La République mondiale des lettres de Pascale Casanova est un
ouvrage pionnier en langue française. Paru en 1999, son corpus de
travail est d'une richesse et d'une diversité très rares dans les études
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 121

littéraires francophones. L'éventail des auteurs discutés couvre


plusieurs siècles et un grand nombre de territoires nationaux dont
la France, l'Angleterre et l'Allemagne, mais aussi l'Inde, l'Irlande
ou le Pérou.
La «mondialité» de la littérature, pour Casanova, n'est pas un
état qui caractériserait un corpus d' œuvres. Il s'agit avant tout d'un
processus par lequel un universalisme littéraire, d'abord fabriqué à
l'échelon national, a réussi à s'imposer progressivement dans
d'autres régions culturelle ment dominées. Il n'y a même, à
proprement parler, jamais eu de «littérature mondiale », mais un
«espace littéraire mondial» où circulent, de façon inégale, des
croyances en telle ou telle définition de la littérature (le purisme
formel contre l'engagement politique, par exemple). Dans ce
territoire culturel organisé autour de «capitales» rayonnantes
(Paris, New York, Berlin, etc.), Casanova distingue un bon et un
mauvais internationalismes. Le bon internationalisme crée une
communauté imaginée d'auteurs, partageant cette croyance en
1'« autonomie» de la littérature; le mauvais découle des structures
transnationales d'édition visant «le marché de masse» et
privilégiant le profit sur la création 17.
Une telle norme tacite de la valeur littéraire conduit ainsi
Casanova à dénigrer David Lodge 18, après avoir qualifié Paul
Auster d'écrivain «important» 19. Je ne livre pas les noms pour le
simple plaisir de déclencher une polémique ad personam. Ce qui
me frappe ici, c'est que cette distinction et cette hiérarchie
semblent si évidentes à Casanova qu'elle ne se sent pas tenue de les
justifier. Cette grille de classement des écrivains n'est pourtant pas
spontanée dans La République mondiale des lettres. Elle est un
effet du modèle théorique qui sous-tend l'ouvrage, plutôt que des
goûts personnels de son auteur. Or le tropisme qui préside à ces
jugements de valeur est analogue à celui qu'on trouve dans la
sociologie de Pierre Bourdieu.
La pertinence de ce rapprochement est amplement démontrée
par les rares mentions des travaux du sociologue dans La Répu-
blique mondiale des lettres. Ces références parcimonieuses sont
d'autant plus cruciales qu'elles affleurent à l'appui des thèses les
plus générales de Casanova: si les notions de marché littéraire et de
capital spécifique sont introduites par le biais d'une lecture
préliminaire de Paul Valéry, leur formulation théorique s'autorise
de l'article de Bourdieu consacré au «marché des biens sym-
boliques »20; la justification, théorique là encore, de la possibilité
122 Où est la littérature mondiale?

d'une norme comme le «méridien de Greenwich », qui est censé


structurer l'ensemble de l'espace littéraire mondial et rendre
possible sa description, convoque un autre ouvrage de Bourdieu,
Homo Academicus 21 - et le fait que Casanova mobilise, à ce
moment précis de l'argumentation, une enquête sociologique sans
rapport avec la littérature est un indice supplémentaire de la
prégnance de ce modèle dans son propos; la distinction entre
«champ de production restreint» et «champ de production à
grande diffusion» 22 renvoie également aux travaux de Bourdieu, et
cette polarisation, qui donne naissance aux deux internationalismes
distingués par Casanova, s'avère normative dans la mesure où elle
est systématiquement couplée, dans le modèle même, à des
oppositions qui débordent la stricte description historique
(avant-garde/marché de masse; autonome/engagé, moral,
utilitaire; reconnaissance artistique/succès éditorial; formel
contenu; sérieux/divertissement; etc.). Cette valorisation d'une
certaine conception de la littérature, inscrite dans les catégories
mêmes de l'analyse, explique enfin que 1'« autonomie» de la
littérature devienne plus et autre chose qu'une valeur quelconque,
c'est--à-dire historiquement variable elle cesse d'être un objet
historique pour devenir un présupposé théorique (voire un moyen
de libération offert aux écrivains démunis): on comprend que la
seconde moitié du XIX" siècle français puisse figurer, pour
Casanova comme Bourdieu 23, l'état normal d'un champ littéraire,
étant donné que la pratique romanesque dominante à l'époque
répond entièrement aux sollicitations théoriques du modèle
(autonomie revendiquée de la littérature, réflexivité de l'écriture,
impersonnalité de l'énonciation romanesque, etc.).
Casanova extrapole ainsi le modèle de Bourdieu. Elle engage
dans son enquête les mêmes interrogations, et surtout, les mêmes
présupposés quant à la nature de la «bonne» littérature (une
pratique sérieuse et réflexive), et quant à son évolution (une
concurrence réglée entre promoteurs de conceptions littéraires
antagonistes - soit, à l'échelle mondiale, entre des «nations» 24).
Mais l'extrapolation proposée dans La République mondiale des
lettres fait dériver le modèle vers un corpus jusque-là inexploré par
Bourdieu et ses collaborateurs, et s'avère de ce fait inédite par son
ampleur à la fois géographique (parce qu'elle déborde les frontières
nationales jusque-là respectées par Bourdieu, Christophe Charle,
Rémy Ponton ou Anne-Marie Thiesse), et historique (puisqu'elle
plonge en amont de la période étudiée par Alain Viala dans
Pour une macro histoire de la littérature mondiale 123

Naissance de l'écrivain, et qu'elle se risque dans un contemporain


plus proche de nous que la première moitié du XX siècle analysée
C

par Gisèle Sapiro). Cette synthèse audacieuse a sa contrepartie:


l'usage rigoureux du modèle de Bourdieu impose des exigences
empiriques énormes, que le livre de Casanova ne remplit pas. Tout
champ est déterminé, au niveau théorique, par des intérêts
communs aux gens impliqués (une conception de la littérature),
par des institutions (Académie ou Prix) qui consacrent et pro-
meuvent des valeurs spécifiques communes à tout ou partie de ces
gens «concernés », et par une concurrence entre ces institutions en
vue d'imposer la légitimité des valeurs qu'elles défendent 25.
Substituer le terme d'« espace littéraire mondial» à celui de
«champ littéraire mondial» ne suffit pas à masquer les conditions
d'application du modèle implicite - or La République mondiale
des lettres n'offre aucun aperçu quelque peu systématisé de ces
trois traits définitoires de l'objet. Si, comme l'affirme Casanova, la
littérature mondiale doit être doublement contextualisée (dans
chacun des champs nationaux, et dans le champ international qui
les pondère) 26, cela ne signifie pas qu'il faut engager deux fois plus
d'efforts empiriques que ceux qui ont été investis à propos du
champ littéraire français de la seconde moitié du XIX" siècle, mais le
même immense effort au carré (pour l'extrapolation géo-
graphique), voire au cube (pour l'extrapolation historique).
On arguera peut-être qu'une telle indexation empirique
pourrait être épargnée à un modèle qui a par ailleurs fait ses
preuves. Ce raisonnement un peu court n'a même pas besoin d'être
réfuté ici. Le manque d'arguments fondés empiriquement est en
effet le plus aigu dans les passages qui, précisément, s'éloignent du
modèle de Bourdieu. Ainsi, les preuves empiriques à l'appui de la
thèse centrale de l'ouvrage selon laquelle Paris serait la capitale
littéraire mondiale depuis le XIX siècle au moins sont très ténues
C

par rapport au poids de cette affirmation dans l'argumentation


générale. Prendre acte de la rivalité actuelle entre Paris et Londres
ou New York, et des débats qu'un tel enjeu de classement suscite à
coups de «constats factuels» abusifs 27, n'épargne pas pour autant
de poser quelques hypothèses de bon sens susceptibles d'élucider
les termes mêmes de la controverse. Or Casanova ne fournit pas de
liste précise des critères entrant dans la détermination des capitales
littéraires 28. Et l'ouvrage ne porte aucune trace d'un questionnaire
rigoureux dont on pourrait imaginer quelques rubriques formulées
ainsi: quelle est la densité institutionnelle des capitales littéraires
124 Où est la littérature mondiale?

concurrentes, et peut-on les départager en fonction du nombre de


maisons d'édition, de revues, de manifestations littéraires (salons,
lectures, etc.), de ressources académiques? Les capitales
connaissent-elles un taux particulièrement élevé d'immigration
culturelle (ce que laissent penser certaines remarques 29) ?
Comment quantifier (et interpréter) les mentions d'une ville dans
les œuvres étrangères? Faute d'un cadre fixant le calibrage empi-
rique des assertions, il est presque impossible de discuter les
postulats de Casanova sur des cas précis 30.
Le modèle de Bourdieu impose une autre contrainte à
Casanova: la description bipolaire des relations de domination. La
formulation paradigmatique de ce «ou bien... ou bien ... »
quadrillé par le modèle théorique est un article de Bourdieu publié
en 1985 sur la littérature belge (que Casanova cite d'ailleurs 31). Le
sociologue y soutient que les écrivains belges francophones n'ont
jamais eu le choix qu'entre l'assimilation à la tradition française et
le repli régionaliste - bref, qu'ils n'ont aucun autre destin artistique
que la dilution dans les normes universelles dominantes ou dans
leur envers dominé. Casanova reprend ce constat en évoquant le
«nécessaire et terrible dilemme» des «écrivains démunis»: «soit
affirmer leur différence et se "condamner" à la voie difficile et
incertaine des écrivains nationaux (régionaux, populaires, etc.)
écrivant dans de "petites" langues littéraires et pas ou peu reconnus
dans l'univers littéraire international, soit "trahir" leur
appartenance et s'assimiler à l'un des grands centres littéraires en
reniant leur "différence"» 32.
Il ne s'agit pas ici de pointer le déterminisme supposé du
modèle sociologique. Dans les travaux de Bourdieu, un lecteur
bienveillant distinguera le traitement macrosociologique du champ
littéraire, qui répond effectivement, du fait de son échelle, à une
causalité massive, et l'étude microsociologique des itinéraires indi-
viduels, où se déploie une forme d'indétermination historique
rendant possible, à la condition d'une réflexivité de la part de
l'écrivain, certaines évolutions d'ensemble (dans le cas des révo-
lutions artistiques réussies). Dans le texte cité de Casanova, une
lecture attentive soulignera «la voie difficile et incertaine» offerte
aux dominés, pour rappeler qu'elle est déclarée possible; et qu'en
dépit d'une distribution inégale des «possibilités formelles et
esthétiques de la langue [littéraire]» 33, la «lucidité» propre aux
écrivains démunis leur donne parfois la chance d'« inventer leur
liberté d'artistes» 34 et de devenir des «révolutionnaires» 35. C'est
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 125

une conséquence d'un autre ordre qui m'intéresse ici: cette polari-
sation fige en effet l'historicité de la littérature mondiale, et elle
pèse sur l'usage que Casanova fait d'un autre modèle analytique,
historique cette fois, associé à la somme de Fernand Braudel,
Civilisation matérielle, économie et capitalisme.
Braudel est d'abord convoqué dans La République mondiale
des lettres pour légitimer une conversion du regard impliquant le
«temps long» des phénomènes et leur échelle mondiale 36. Il est
ensuite sollicité comme un argument d'autorité en faveur de la
promotion de Paris au rang de capitale artistique mondiale dès la
fin du XIX siècle 37 • Son modèle historiographique est enfin reven-
C

diqué comme matrice de la caractérisation de 1'« espace littéraire


mondial»: «centralisé », mais «inégal» 38. Ce dernier point semble
rejoindre les hypothèses de Bourdieu. Et la genèse de la littérature
mondiale peut mêler, dans l'esprit de Casanova, la profondeur
historique de Braudel et la finesse sociologique de Bourdieu:
«L'histoire (comme l' économie) de la littérature, telle qu'on
l'entendra ici, est [ ... ] l'histoire des rivalités qui ont la littérature
pour enjeu et qui ont fait - à coup de dénis, de manifestes, de coups
de force, de révolutions spécifiques, de détournements, de
mouvements littéraires -la littérature mondiale 39 .»
Mais Braudel, au contraire de Bourdieu, ne structure pas ses
domaines d'objet sur un mode bipolaire. Le troisième tome de
Civilisation matérielle, économie et capitalisme, paru en 1979 (c'est
ce volume que Casanova cite plusieurs fois), porte la marque des
travaux de lmmanuel Wallerstein. L'historien français a d'emblée
salué la parution de A Modern World-System (1974): «Ce livre me
doit beaucoup, mais il m'a apporté énormément.» 40 Braudel a
surtout été convaincu par le modèle de la domination économique
proposé par Wallerstein. L'innovation majeure tient ici à l'ins-
tillation d'un troisième pôle entre les dominants et les dominés.
Rompant avec la bipolarisation de l'école de la dépendance (qui ne
parvenait pas à expliquer l'émergence des «dragons asiatiques », et
donc la possibilité de destins nationaux improbables), Wallerstein
conçoit tout système-monde comme le produit d'une interaction
entre un centre, une périphérie et une semi··périphérie. Braudel,
prenant acte de cette structuration, parle pour sa part de zone
centrale, de zone médiane et de zone marginale 41 •
Cette nuance est essentielle, selon moi. La notion de
semi-périphérie rend d'une part le modèle de Braudel incompatible
avec celui de Bourdieu sur le point crucial des rouages de la
126 Où est la littérature mondiale?

domination. Elle amène en outre à reconsidérer les ressorts de


l'historicité propre à la littérature mondiale. La semi-périphérie,
comme zone de tensions très aiguës, offre en effet un potentiel de
résistance et d'innovation considérable. Le simple fait que l'idée de
littérature mondiale ait germé en Allemagne au XIX" siècle,
c'est-à-dire dans la semi-périphérie de l'époque, devrait suffire à
nous rendre ce point évident. L'analyse des potentialités histo-
riques propres à ces espaces intermédiaires peut contribuer à situer
certaines formes de «réflexivité» que le modèle de Bourdieu, à
défaut de pouvoir en rendre compte de façon endogène, postule
simplement chez les «grands» écrivains (Flaubert, Baudelaire,
Ponge, Virginia Woolf, etc.) ou alors explique à l'horizon d'une
psychanalyse étouffée 42. L'hypothèse de la semi-périphérie, en
variant le questionnaire de l'historien de la littérature, incite
surtout à relancer l'enquête - et à interroger l'agencement du texte
et du contexte retenu par Casanova.

Une discussion avec Jérôme Meizoz m'a convaincu de prendre


au sérieux le terme de «centraux excentriques» proposé par
Casanova et d'y chercher la formulation éventuelle de cette
semi-périphérie littéraire que je lui reproche d'oublier. Ce terme se
trouve en note à la page 121, et désigne l'ensemble des «contrées
[ ... ] dominées non pas politiquement mais littérairement, à travers
la langue et la culture, comme la Belgique, la Suisse romande, la
Suisse alémanique, l'Autriche, etc. ». Plus encore, Casanova associe
ces espaces à de «grandes révolutions littéraires: ils ont déjà
accumulé des biens littéraires au moment des revendications natio-
nalistes, et ils sont les héritiers, à travers la langue et les cultures
traditionnelles, des patrimoines littéraires mondiaux les plus
importants; de ce fait ils ont assez de ressources spécifiques pour
opérer des bouleversements reconnus dans les centres, tout en
récusant l'ordre littéraire établi et les règles hiérarchiques du
jeu 43 ». Tout cela fleure bon la semi-périphérie, et le «miracle irlan-
dais» proposé en modèle de cette «rupture avec la littérature cen-
traie» devrait nous éclairer sur les contours des «centraux
excentriques ».
Le chapitre consacré au «paradigme irlandais 44» est crucial
dans l'argumentation de Casanova, notamment parce qu'il
«accomplit, en quelque sorte à l'état "pur" et dans sa presque tota-
lité, la gamme universelle des issues littéraires à la domination 45 »,
ce qui étayerait le modèle dont j'ai précisément tenté de pointer
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 127

l'insuffisance empirique. Ce chapitre revient sur l'histoire littéraire


irlandaise durant les années 1890-1930, et retrace la genèse de la
constitution progressive d'un champ littéraire national. Cette
autonomisation de la littérature irlandaise s'effectue dans le cadre
d'un espace tout d'abord «démuni [ ... ] de toute ressource
littéraire », et Casanova suit les phases d'« accumulation littéraire»
successives qui vont mener à «l'une des premières grandes subver-
sions réussies de l'ordre littéraire»46. On peut donc s'attendre à
trouver dans ce chapitre la mise en relief des facteurs qui contri-
buent à transformer une périphérie littéraire en semi-périphérie,
puisque ce cas est exemplaire, et à y voir discutées les raisons pour
lesquelles les œuvres issues de cette semi-périphérie-ci ont eu un
tel impact au centre - au contraire, semble-t-il, de la littérature
belge ou suisse romande.
Le récit que livre Casanova est très convaincant. Il expose les
préoccupations artistiques des écrivains irlandais, d'une manière
qui rend compte, à une échelle collective, des raisons de leurs choix
littéraires individuels. Les œuvres de Yeats, Hyde ou O'Conaire,
Synge, O'Casey, Shaw, Joyce ou Beckett s'avèrent ainsi inter-
dépendantes, dans la mesure où les bifurcations de chacune
peuvent être rapportées pour l'essentiel aux polarisations
engendrées par les précédentes. On a donc affaire à un champ
littéraire national toujours plus structuré. Mais le processus
d'accumulation littéraire n'est pas déductible d'un tel état de fait.
Un espace littéraire peut en effet demeurer périphérique, comme
c'est le cas de la Suisse romande, et n'en être pas moins descriptible
de façon endogène, alors même qu'il évolue globalement sous
l'effet d'évolutions exogènes (pour le cas romand: en France et en
Suisse alémanique). Il faut donc introduire un facteur supplémen-
taire pour justifier l'hypothèse d'une quelconque accumulation
littéraire.
Casanova, je l'ai dit, privilégie l'analyse des croyances
littéraires. Son étude du cas irlandais consiste ainsi à repérer les
revendications artistiques antagonistes et leur évolution. Elle
dégage entre autres un «néo-romantisme », un «réalisme, d'abord
paysan, puis lié à l'urbanité et à la modernité littéraire et poli-
tique », un «irrationalisme folkloriste et spiritualiste », ou une
«entreprise romanesque iconoclaste» 47, et les rapporte à une
gamme de convictions extra-littéraires mêlant judicieusement le
communisme, le herderianisme, le catholicisme ou le protestantisme.
Dans une telle optique, ce qui correspond à l'autonomisation du
128 Où est la littérature mondiale?

champ littéraire irlandais, c'est tout simplement la revendication


progressive de l'autonomie de l'écrivain par rapport à sa langue
maternelle (ou seconde, dans le cas des diglossies imposées) et à
l'histoire politique de son pays d'origine. Voilà pourquoi «Beckett
représente une sorte d'achèvement de la constitution de l'espace
littéraire irlandais et de son parcours d'émancipation. Toute
l'histoire de cet univers littéraire national est à la fois présente et
déniée dans son itinéraire: on ne peut en effet la découvrir dans son
œuvre qu'à condition de reconstituer le travail qu'il accomplit
pour s'arracher à cet enracinement national, linguistique, politique
et esthétique 48.» Autrement dit, un espace littéraire devient
semi-périphérique lorsque ses écrivains commencent à défendre
une autonomie de la littérature, et il «s'émancipe» lorsque cette
revendication se confond avec leur programme artistique. Le
centre n'est donc pas une entité géographique repérable histori-
quement, ce qui explique dans le même temps qu'il puisse osciller
indifféremment entre Londres et Paris, selon qu'il s'agit de Shaw,
de Joyce ou de Beckett. Le centre correspond à la tache aveugle du
modèle de Bourdieu et à cette norme littéraire extrapolée à partir
du cas de Flaubert ou de Baudelaire. L' oxymore «centraux excen-
triques» ne désigne en somme rien d'autre que ce court-circuit
entre les hypothèses et la conclusion, et l'impossibilité de décrire
historiquement ce qui est en jeu ici. Ce chapitre de Casanova ne
contient donc pas le modèle de la légitimation progressive d'une
littérature périphérique à l'échelle mondiale, mais le récit factuel
réussi d'une adéquation historique entre les aspirations de certains
écrivains irlandais et les normes d'un champ littéraire français
encore imprégné des valeurs artistiques post-flaubertiennes.
Un tel angle d'analyse explique que les textes littéraires soient
moins utiles à la démonstration que les lettres de Shaw ou de
Beckett, les textes critiques de Joyce ou encore les entretiens de
Seamus Heaney49. Sur ce point encore, Casanova reconduit en effet
la distance au texte propre au modèle de Bourdieu. Et comme la
sociologie de la littérature de Bourdieu est avant tout une
sociologie des auteurs 50, les textes ne sont pertinents que dans la
mesure où ils fournissent des indices sur les prises de position des
écrivains. Il ne s'agit pas du régime philologique de la preuve
encore privilégié par Damrosch (et Casanova ne pratique pas la
micro-lecture). On comprend qu'il soit dès lors plus judicieux de
se pencher sur les préfaces, les journaux intimes ou les corres-
pondances - bref, sur ce qui semble exprimer le plus directement
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 129

les croyances littéraires. C'est ce que fait Casanova, et elle lit par
exemple le De vulgari eloquentia de Dante plutôt que La Divine
comédie; l'Éloge de la Créolité plutôt que les romans de Chamoiseau.
À cette distance du texte, l'étude de la littérature mondiale
s'épuise dans l'analyse des croyances artistiques réglant l'ensemble
des échanges de l'espace littéraire mondial, à partir du centre d'où
elles émanent. Et ce marché symbolique transparaît dans les textes,
sous la forme d'intentions déclarées d'écriture plus ou moins
conformes aux valeurs littéraires dominantes. Ce degré de
généralité de la croyance rend inutile la prise en compte des détails
du texte si prisés par la micro-lecture. Cette indifférence, que lui
reproche un Prendergast encore très attaché à «l'analyse litté-
raireS! », me semble au contraire devoir être pointée comme la
possibilité d'un déplacement fertile du point de vue sur les textes.
Et si le modèle retenu par Casanova ne répond pas complètement
aux ambitions proclamées de neutralité descriptive, parce qu'il
engage clandestinement une définition impensée de la littérature, il
faut lui concéder que la grande distance aux textes qu'elle privilégie
est sans doute la condition nécessaire - à défaut d'être suffisante-
d'une conceptualisation rigoureuse de la littérature mondiale.

Distance aux textes, circulation des formes


et semi-périphérie (littéraire)
La rupture avec la micro-lecture (close reading) est au cœur du
projet de Franco Moretti. Le programme de recherches esquissé
dans son article (<< Hypothèses sur la littérature mondiale») est
plus éloigné encore de Damrosch que ne l'était Casanova. Moretti
ne parle même plus de lire les préfaces ou les correspondances des
écrivains. Il suggère, dans un premier temps, de lire le plus grand
nombre possible d'histoires littéraires nationales pour se faire une
idée des mouvements de fond qui structurent la littérature
mondiale. Il propose ensuite, mais dans un second temps
seulement, de revenir aux textes. Riche d'un aperçu (même vague
et lacunaire) de la dynamique d'ensemble, l'historien de la littéra-
ture sélectionne alors les œuvres qui lui paraissent exemplifier le
plus adéquatement les tensions propres à cette zone de circulation
mondiale; il les analyse enfin de façon à rendre lisibles les
conséquences formelles de leur inscription dans un tel espace.
Si Moretti rompt avec la micro-lecture, c'est donc pour
déboucher sur un nouveau formalisme, et sur un retour aux textes
130 Où est la littérature mondiale?

que Casanova n'envisage pas. La référence à Wallerstein, dont le


modèle inspire la configuration de la littérature mondiale retenue
dans l'article, n'est en somme qu'un détour dont Moretti semble
attendre qu'il ouvre de nouveaux horizons aux études littéraires.
Pour organiser le corpus de la littérature mondiale sur d'autres
bases qu'une lecture exhaustive et méticuleuse, Moretti propose de
regrouper les textes par genres. L'objet propre de l'historien de la
littérature mondiale devient alors la diffusion des genres fabriqués
dans le centre et exportés dans la semi-périphérie et la périphérie.
Une étude de cas doit être convoquée ici à l'appui des «hypo-
thèses» programmatiques contenues dans l'article. Elle forme la
troisième partie de l'Atlas du roman européen s2 et porte sur la
diffusion du genre romanesque à l'échelle européenne, au
XIX e siècle principalement. Contre Curtius, qui fit l'histoire de la
littérature européenne, et contre la littérature comparée (à
dominante nationale) qui serait en droit, depuis un peu plus d'un
an, de postuler autant de traditions littéraires distinctes que d'États
membres (soit 25), les enquêtes de Moretti font émerger trois
Europe pour le XI Xc siècle: une «superpuissance narrative»
(Angleterre, France, Danemark), une semi-périphérie (Italie,
Espagne, Hollande) qui voit déferler la vague du roman moderne
avec quelques décennies de décalage, et une périphérie (Pologne,
Hongrie, Roumanie) qui la subit encore plus tardivement.
L'article consacré à la littérature mondiale prolonge ces conclu-
sions dans deux directions: il étend à l'échelle mondiale l'espace de
diffusion du genre romanesque; et il présuppose ce que l'étude
européenne conjecturait seulement à partir des résultats obtenus, à
savoir que cet espace a la structure tripartite d'un système-monde
(centre, semi-périphérie, périphérie). Ces deux prolongements
soulèvent de nouvelles interrogations.
D'abord, Moretti ne propose aucune définition rigoureuse de la
notion de genre, alors même qu'elle est l'unité d'analyse de son
programme de recherche. Au roman, Moretti a ajouté récemment
le pétrarquisme, l'imagination mélodramatique et le sonnet S3 •
Cette «encyclopédie chinoise» mériterait d'être clarifiée. Faut-il
définir le genre de façon théorique, ou décrire les genres avérés
historiquement, même s'ils ont depuis lors été oubliés dans les
archives 54? L'enjeu est de taille: pour garantir la comparaison de
chacune des enquêtes à mener sur des genres distincts et une
accumulation des résultats qui mènera peut-être à des constats un
tant soit peu généraux, il est nécessaire de définir une matrice
théorique minimale.
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 131

Moretti semble pencher pour le genre défini théoriquement: le


genre, selon lui, résout de façon formelle une contradiction vécue
socialement par les écrivains et les lecteurs (le roman sentimental,
dans cette perspective, convertit la fidélité conjugale en intérêt
général, et soulage la douloureuse tension vécue par nombre de
lectrices entre l'émergence de l'espace public (masculin) - et des
libertés qui en découlent et leur propre confinement à l'espace
privé). Bref, le genre répond littérairement à une question sociale
(problem-solving analysis). Et il disparaît lorsque la pertinence du
genre se résorbe sous le coup des transformations économiques et
politiques. Cette conception, issue en partie des travaux de Fredric
Jameson, convient peut-être aux évolutions génériques observables
au centre du système littéraire mondial. Mais on peut douter que la
raison des renouvellements littéraires périphériques (voire
semi-périphériques) se trouve entièrement dans une expérience du
contexte social périphérique: les classes cultivées des périphéries
souffrent en effet souvent d'hérodianisme 55, si bien que la
contradiction que vivent les auteurs (et les lecteurs) périphériques
naît moins d'une situation sociale effective (telle que l'objectiverait
un marxisme conséquent) que d'une situation sociale vécue sur un
mode semi-imaginaire; la nature de ce compromis opéré par
l'écrivain (et apprécié des lecteurs) entre un genre imposé par le
centre et certaines traditions locales, que formule Moretti dans
«Hypothèses sur la littérature mondiale », répond alors à une
expérience vécue trop mêlée et trop ambivalente pour qu'on puisse
en suivre les répercussions formelles dans le cadre d'une concep-
tion marxiste des phénomènes culturels. Aussi est-il regrettable
que la définition du genre choisie par Moretti repose sur une
catégorisation des situations sociales qui tend à amalgamer une
grande diversité d'expériences symboliques hétéroclites. En
d'autres termes, on peut se demander si les questions qu'expriment
formellement les écrivains, et dans lesquelles se reconnaissent les
lecteurs, sont entièrement «sociales », au sens où l'on pourrait les
inférer d'une contextualisation économique et politique.
Cette différenciation des logiques d'évolution littéraire, selon
qu'elles se déploient au centre, à la semi-périphérie ou à la
périphérie, constitue sans doute l'acquis majeur d'un transfert du
modèle de Wallerstein dans les études littéraires. Il est donc crucial
de les spécifier. On pourrait faire l'hypothèse que la semi-
périphérie littéraire se distingue de la périphérie par des ressources
(traditions culturelles locales, degré d'éducation des populations
132 Où est la littérature mondiale?

lettrées, connaissance des littératures étrangères, donc «intra-


duction », mais aussi adéquation de l'expérience vécue et de la
situation sociale, avec ce que cela ouvre en termes de mobilisation
de l'imaginaire et d'action collective, etc.) plus importantes, et
même suffisantes pour se réapproprier les formes en provenance du
centre; la périphérie, par contre, subirait l'hégémonie du centre
jusqu'à la reconduire par un mimétisme irrépressible.
Un malentendu dissipé entre MorettÏ et moi mérite d'être
mentionné ici, parce qu'il aidera peut-être à mieux faire
comprendre nos positions respectives. Dans une version antérieure
de cet article, je reprochais à Moretti de ne pas conserver la notion
de semi-périphérie dans son geste de généralisation théorique, et
de reconduire ainsi une dichotomie marxisante (dominants-
dominés) que ses travaux empiriques incitent précisément à
assouplir, sinon à écarter. Moretti m'a invité à relire son article
«More Conjectures» dont la troisième partie répond à Kristal sur
un point qui engage la notion de semi-périphérie. À y regarder de
plus près, cependant, il m'est apparu que la réponse de Moretti ne
m'avait pas satisfait, parce qu'elle s'inscrit dans les présupposés de
la question de Kristal et porte sur l'adéquation ou non de la
semi-périphérie littéraire et de la semi-périphérie économique,
ainsi que sur la possibilité de mouvements au sein de la tripartition
proposée par Wallerstein. Dans ce cadre, Moretti ne pouvait pas
répondre à une question que je me posais de façon confuse, et qui,
désormais formulée grâce à cet échange de courrier électronique,
me semble redoutable: peut-on transférer l'hypothèse de la
semi-périphérie au strict plan littéraire, et ensuite seulement
s'interroger sur sa place dans le système économique mondial?
Peut-on, en d'autres termes (bien caricaturaux), découpler la
«superstructure» symbolique de 1'« infrastructure» matérielle et
imaginer une philosophie de l'histoire littéraire, non pas
« idéaliste », mais, sur ce point précis, postmarxiste? Moretti
l'envisage entre les lignes, dans «More Conjectures », et évoque la
schématisation d'un «diagramme du pouvoir symbolique» à
l'échelle mondiale 56 - pour aussitôt suggérer la difficulté de sa
réalisation. Mais peut-être le postmarxisme doit-il s'armer ici d'un
précepte on ne peut plus marxiste: «pessimisme de l'intelligence,
optimisme de la volonté» ?
Pour une macro histoire de la littérature mondiale 133

Routes littéraires et plaques tectoniques culturelles


À ce stade, nous sommes en mesure d'envisager les contours
très généraux d'un concept rigoureux de la littérature mondiale. La
distance aux textes semble être la condition épistémologique d'une
intelligibilité des phénomènes littéraires à grande échelle. Le
contexte intellectuel, voire institutionnel, des études littéraires est
sans doute l'un des motifs de cette rupture avec la micro-lecture.
La lassitude éprouvée à reconduire les procédés de la nouvelle
critique, le désir d'un renouveau de l'histoire littéraire qui serait
nourri d'un rapport critique aux propositions des Cultural Studies
et des Postcolonial Studies et collerait à la mondialisation
dominante des objets de recherche, ainsi qu'une certaine aspiration
diffuse à renouer le dialogue avec les sciences humaines semblent
avoir préparé les esprits à cette petite révolution. Il reste cependant
à préciser la teneur de ce nouveau formalisme ouvert par une
histoire mondiale de la littérature. Le pari consiste à miser sur les
retombées formelles à venir, et à présenter ce décentrement radical
comme un simple détour pour les études littéraires. L'un des
problèmes les plus épineux à résoudre tient d'ores et déjà à la
question de la traduction, et plus généralement, à l'articulation
souple des formes littéraires et de leur «langue d'origine ». Le
détour par le modèle du système-monde vise à égarer en chemin le
fétichisme philologique pour arriver à un formalisme propre à
quadriller, dans les textes mêmes, un domaine d'objet spécifique.
La solution générique choisie par Moretti, de même que la
sollicitation des taux d'intraduction envisagée par Casanova, sont
encore trop imprécises pour surmonter une telle difficulté.
Cette distance nécessaire aux textes littéraires rejoint la distance
aux sources historiques défendue par Randall Collins dans
Ma crohistory. Essays in Sociology of the Long Run 57 • Prenant acte
du savoir savant accumulé sur des phénomènes historiquement
récurrents, tels que les révolutions sociales ou l'émergence des
États, Collins propose de synthétiser les acquis partiels des
historiens pour dégager des généralisations nouvelles. Cette
assomption d'une connaissance de seconde main, pour ainsi dire,
est le point de départ de la macrohistoire. Et l'un des instruments
théoriques les plus aboutis de cette macrohistoire naissante est
selon Collins la notion d'économie-monde. Baptisons donc
«macrohistoire de la littérature mondiale» la ligne de fuite des
tentatives que j'ai discutées jusqu'ici.
134 Où est la littérature mondiale?

Prenons acte, en outre, du fait que le transfert des modèles


sociologique ou historiographique dans le champ de la littérature
mondiale s'est accompagné d'un balisage relativement rigoureux
du «monde» où elle évolue. Il est même très stimulant d'imaginer
la littérature mondiale sous les traits d'une vectorisation des
échanges littéraires variant en fonction des zones centrale,
semi-périphérique ou périphérique où ils se déploient. Cette tri-
partition de l'espace mondial de la littérature suggère des modalités
diverses d'évolution, et des historicités non seulement décalées,
c'est-à-dire étagées avec plus ou moins de retard sur un même axe
normatif de développement, mais différentes dans leurs logiques
mêmes. Ce serait aussi une manière de repenser l'effet en retour des
innovations de la semi-périphérie, voire de la périphérie, sur le
centre.
La littérature mondiale désignerait alors les itinéraires suivis
par certains agencements formels stabilisés - mais toujours exposés
au démembrement, à la reconfiguration et à l'emprunt sauvage. À
condition de préciser la nature de ces agencements, on pourrait
retracer une route du roman, de l'octosyllabe ou encore du haïku,
analogue à celle de la soie, de l'opium ou du thé.
L'usage conséquent du modèle de l'économie-monde impose
également de ne pas cantonner l'investigation à l'avènement du
capitalisme. Ce qui s'ouvre alors à l'histoire de la littérature, c'est
l'évidence culturelle des civilisations antiques de la Chine, de
l'Inde ou de la Grèce: des «mondes symboliques », mais
non-planétaires. Et plus tardivement, l'expansion, à l'échelle du
globe, de systèmes non-étatiques, comme les religions mono-
théistes. Autant de territoires symboliques différenciés où domine
une diffusion parfois non-marchande des formes littéraires, qui
s'interpénètrent à la manière de plaques tectoniques culturelles.
Avant la mondialisation actuelle, un très long processus de
désenclavement d'Empires et de dissémination désignerait
certaines conventions d'écriture. La littérature mondiale
désignerait alors l'ensemble de ces parcours de formes, à l'échelle
des mondes qu'elles sillonnent et qui s'imbriquent avec d'innom-
brables frictions.
La macrohistoire de la littérature mondiale n'incite pas seule-
ment à rompre avec les habitudes intellectuelles des études
littéraires. Elle impose aussi une redéfinition de l'organisation du
travail qui y prévaut actuellement. Si les propositions récentes
concernant la littérature mondiale sont avant tout programmatiques,
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 135

c'est parce que la tâche qu'elles appellent est gigantesque.


Quelques chercheurs réunis dans un colloque n'y suffiront pas. Il
est donc nécessaire de réfléchir aux modalités d'un véritable travail
collectif, articulé autour d'hypothèses simples mais rigoureuses, et
tirant parti des nouvelles possibilités électroniques de mise en
réseau des compétences. Jonathan Arac a beau jeu de comparer les
aspirations de Moretti à celles d'« un professeur allemand du bon
vieux temps », souhaitant diriger une équipe de spécialistes dont il
superviserait la synthèse des travaux58 • J'y vois pour ma part un
autre héritage, dont la revendication rapproche les études
littéraires du versant le plus fertile des sciences humaines - à savoir
l'effervescence intellectuelle caractéristique, au choix, de l'école des
Annales du temps de Fernand Braudel, du centre Fernand Braudel
longtemps dirigé par Immanuel Wallerstein (Binghamton
University, New York), ou du Centre de sociologie européenne
animé jusqu'à une date récente par Pierre Bourdieu.

Notes
1. D. Damrosch, What is World Literature?, Princeton University Press,
Princeton, 2003.
2. P. Casanova, La République mondiale des lettres, Éditions du Seuil, Paris,
1999.
3. F. Moretti, «Conjectures on World Literature», New Left Review, nO 1,
2000, p. 55-67. Traduction française de Raphaël Micheli dans la revue
Études de lettres (Lausanne), nO 2, 2001, p. 9-24.
4. Dans la New Left Review: C. Prendergast, «Negotiating World
Literature», n° 8, 2001, p. 100-121 (cet article revient également, sans
ménagement, sur le livre de Casanova); F. Orsini, « India in the Mirror of
World Fiction », n° 13, 2002, p. 75-88; E. Kristal, «"Considering
coldly ... " A Response to Franco Moretti», n° 15,2002, p. 61-74;]. Arac,
«Anglo-Globalism», n° 16,2002, p. 35-45; voir aussi E. Apter, «Global
Translatio: The "Invention" of Comparative Literature, Istanbul, 1933 »,
CriticalInquiry, n° 29, 2003, p. 253-281.
5. D. Damrosch, op. cit., p. 281-288.
6. Ibid., p. 289.
7. Ibid., p. 297-300.
8. Ibid., p. 290-297.
9. Ibid., p. 27-28.
10. Ibid., p. 26.
11. A. Candido a admirablement montré les effets littéraires de l'hégémonie
européenne au Brésil au tournant du xx' siècle, notamment à travers le
cas du transfert tardif des formules naturalistes (voir «Littérature et
sous-développement» (1970), dans L'Endroit et l'Envers: essais de
littérature et de sociologie, Unesco/Métailié, Paris, 1995).
136 Où est la littérature mondiale?

12. D. Damrosch, op. cit., p. 26.


13. Ibid., p. 15.
14. Comme cette comparaison du Dit du Genji et de À la recherche du temps
perdu qui semble si prometteuse à Damrosch (ibid., p. 299).
15. La contrainte didactique de donner un enseignement sur le drame ou l'art
du récit, par exemple (ibid., p. 299-300).
16. J'adopte ici la formulation temporelle de la disjonction suggérée quelque
part par Goodman (Faits, fictions, prédictions, Éditions de Minuit, Paris,
1984 [1954], p. 11 0; l'énoncé classique du problème se trouve aux
pages 87-88 de la traduction française).
17. P. Casanova, op. cit., p. 232-237.
18. Ibid., p. 236.
19. Ibid., p. 229.
20. Ibid., p. 28.
21. Ibid., p. 127.
22. Ibid., p. 233.
23. Ibid., p. 124.
24. Cet a priori national de Casanova est discuté par Prendergast (loc. cit.,
p. 111-112). j'ajouterai qu'il se mâtine parfois, dans La République
mondiale des lettres, de catégorisations plus larges des contextes
(Amérique latine, Scandinavie, p. 138-143) ou plus serrées (d'où les
monographies succinctes de la seconde partie). Aux critiques de
Prendergast, il faudrait donc ajouter des remarques sur les modalités de
passage entre ces différents niveaux d'analyse. Il en sera question plus
loin.
25. Voir notamment «Quelques propriétés des champs », dans Questions de
sociologie, Éditions de Minuit, Paris, 2002 [1984], p. 113-120.
26. P. Casanova, op. cit., p. 65.
27. Ibid., p. 228.
28. Le taux d'« intraduction » (de traduction des littératures étrangères dans
une langue donnée) semble être l'un des critères majeurs dans la
détermination des capitales littéraires (ibid., p. 230-232). La récolte et
l'interprétation des statistiques relatives aux taux et aux structures des
littératures traduites sont sans doute l'un des enjeux majeurs d'une
histoire de la littérature mondiale, entendue comme une histoire de la
circulation des phénomènes littéraires à grande échelle. Mais faute d'une
corrélation théoriquement argumentée entre le taux d'« intraduction» et
la domination symbolique d'une capitale, ces indices chiffrés ont le sens
qu'on veut bien leur prêter. En l'occurrence, un taux d'« intraduction» de
3,3 % témoigne pour Casanova de la fermeture intellectuelle (nuisible à
la création) de la production anglo-saxonne, un taux de 33 % (au
Portugal) est le reflet d'une production nationale insuffisante et de la
nécessité d'importer des littératures étrangères pour un public local
lettré, tandis qu'un taux compris entre 14 et 18 % (cas de la France, bien
sûr, et de l'Allemagne) caractérise un fort «pouvoir littéraire» s'il est
accompagné d'un taux d'exportation important.
29. Ibid., p. 51-59.
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 137

30. Les cnuques, du côté des commentateurs anglophones, n'ont pas


manqué d'égratigner le parisianisme des hypothèses ou des constats
(comment trancher?) de Casanova (Prendergast, lac. cit., p. 106, note, et
p. 117-118; Damrosch, op. dt., p. 27, note), mais sans jamais proposer
une manière plus rigoureuse de démontrer la prédominance d'une
capitale littéraire.
31. «Existe-t-il une littérature belge? Limites d'un champ et frontières
politiques », Études de lettres, n° 4, 1985, p. 3-6. Cité par Casanova p. 258
de son ouvrage.
32. P. Casanova, op. cit., p. 247.
33. Ibid., p. 33.
34. Ibid., p. 67.
35. Ibid., p. 439-444.
36. Ibid., p. 15.
37. Ibid., p. 23.
38. Ibid., p. 25.
39. Ibid., p. 25.
40. F. Braudel, «L'expansion européenne et la longue durée », conférence de
1975 restée inédite jusqu'à sa publication posthume dans Les Ambitions
de l'histoire, Éditions de Fallois, Paris, 1997, p. 373-385 (citation p. 378).
41. Ibid., p. 382.
42. La lecture paradigmatique de L'Éducation sentimentale, qui résume
l'ensemble des présupposés de Bourdieu lorsqu'il travaille à l'échelle
d'une œuvre, et non plus à celle des déterminations collectives d'un
champ littéraire, présente ainsi la réflexivité de Flaubert sous les traits
d'une «sublimation» d'un «rapport à l'héritage» caractéristique du
personnage de Fabrice - «rapport à l'héritage [qui] s'enracine toujours
dans le rapport au père et à la mère, figures surdéterminées en qui les
composantes psychiques (telles que les décrit la psychanalyse)
s'entrelacent avec les composantes sociales (telles que les analyse la
sociologie) ». (Les Règles de l'art. Genèse et stntcture du champ littéraire,
Éditions du Seuil, Paris, 1992, p. 29). C'est dire que la réflexivité des
écrivains ne doit pas grand-chose à un état quelconque du champ
littéraire.
43. P. Casanova, op. cit., p. 121.
44. Ibid., p. 411-437.
45. Ibid., p. 433.
46. Ibid., p. 413-416.
47. Ibid., p. 424-425.
48. Ibid., p. 431.
49. Ibid., respectivement p. 425, 432, 427 et 431.
50. Pour reprendre une expression de J.- L. Fabiani (dans son article «Les
règles du champ », dans B. Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre
Bourdieu. Dettes et critiques, La Découverte, Paris, 1999, p. 84).
51. C. Prendergast, lac. cit., p. 118-120.
52. F. MOl'ctti, Atlas du roman européen (1800-1900J, Éditions du Seuil,
Paris, 2000 [1997].
138 Où est la littérature mondiale?

53. F. Moretti, «More Conjectures », New Lej't Review, n° 20, 2003, p. 73-
81.
54. C'est le parti pris de M. Cohen, lorsqu'elle exhume admirablement le
roman sentimental français du XIX siècle, dans The Sentimental
C

Education of the Novel (Princeton University Press, Princeton, 1999). Le


catalogue de ces genres reconnus comme tels dans le passé, mais oubliés
aujourd'hui, peut toutefois s'avérer vertigineux (voir F. Nies, hrsg und
komment., Genres mineurs: Texte zur Theorie und Geschichte
nichtkanonischen Literaturen (vom 16. Jahrhundert bis zum
Gegenwart), Fink, München, 1978).
55. «Comme disent volontiers, par auto-persiflage, les intellectuels
sud-américains en comparant à l'attitude d'Hérode, prince oriental qui
vivait imaginairement à Rome, leur propension à vivre débats et modes
par référence aux courants intellectuels européens» G.-Cl. Passeron, Le
Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en
littérature (en collab. avec Cl. Grignon), Gallimard/Éditions du Seuil,
Paris, 1989, p. 18, note).
56. F. Moretti, «More Conjectures », loc. cit., p. 80.
57. R. Collins, Macrohistory. Essays in Sociology of the Long Run, Stanford
University Press, Stanford, 1999.
58. J. Arac, «Anglo-Globalism », loc. cit., p. 44-45.
Pascale Casanova et Tiphaine Samoyault

Entretien sur
La République mondiale des lettres

Les pages qui précèdent en témoignent, la publication, en 1999,


de La République mondiale des lettres a transformé en profondeur
l'idée de littérature mondiale et la réflexion sur les méthodes
d'investigation de ce champ. Traduit depuis en plusieurs langues
(anglais, portugais, espagnol, japonais ... ), ce livre a ouvert une
discussion ample et parfois vive, à la mesure du courage de ses
propositions, sur la structure à la fois spatiale et temporelle de
l'univers littéraire.N ous ne voulions pas clore ce premier volume
de mise au point sur l'état de la question de la littérature mondiale
en France sans revenir, avec Pascale Casanova, sur certaines
affirmations de son livre et sur l'histoire qu'il dessine, en tenant
compte aussi de l'évolution de sa réflexion.
Tiphaine Samoyault: Comment définissez-vous l'espace
littéraire mondial? Est-ce une notion historique (susceptible
d'évolution historique) ou bien est-elle exclusivement politique?
En quoi distinguez-vous cet espace de l'idée de littérature
mondiale? Seriez-vous d'accord avec l'expression de Franco
Moretti selon laquelle il est «un mais inégal» ?
Pascale Casanova: - Je voudrais faire d'emblée une distinction
entre la notion de «littérature mondiale» et celle d'« espace
littéraire international» que j'ai pour ma part essayé de développer.
140 Où est la littérature mondiale?

Je n'ai évidemment pas le projet - qui serait absurde et fou -


d'embrasser et de décrire dans sa totalité LA littérature mondiale,
comme s'il était question de constituer un nouveau corpus ou
d'élargir les problématiques de la littérature comparée. Je propose
simplement de prendre, sur les textes et sur leur histoire, un point
de vue différent de celui qu'adopte traditionnellement le compa-
ratisme. Il ne s'agit pas du tout de déclarer périmés ou illégitimes
les autres points de vue, ou les méthodes d'analyse qui ont cours
aujourd'hui dans l'université, mais de dire qu'il y a une dimension
capitale de la «fabrique» des textes qui a été oubliée, ou qui, en
tout cas, a été passée sous silence dans les zones les plus autonomes
de l'espace littéraire. Et cette dimension est précisément la
structure mondiale que j'ai tenté de décrire, c'est-à-dire un espace
hiérarchique, inégal, contraignant, violent (même s'il s'agit de
violence douce) et qui, de façon invisible (et d'autant plus invisible
qu'il est contraire aux présupposés ordinaires de la croyance
littéraire), imprime sa marque à tous les textes du monde. Mais cet
espace est difficile à observer puisqu'on ne peut pas le mettre à
distance comme on le ferait d'un phénomène lointain et facilement
objectivable. Il est, en effet, comme la «forme symbolique» chez
Cassirer, ce au sein de quoi, en tant que «littéraires» (que nous
soyons enseignants, écrivains, critiques, lecteurs, éditeurs, etc.)
nous pensons, lisons, débattons, écrivons, cela même qui nous
fournit les catégories pour le penser, ce qui imprime sa marque, sa
contrainte, ses enjeux, ses hiérarchies et ses croyances dans
chacune de nos têtes et qui vient ainsi renforcer les choses
matérielles qui le constituent.
C'est ce que j'ai essayé d'expliquer en évoquant le fameux
«Motif dans le tapis» de Henry James: on sait que l'Américain a
génialement réussi à transformer le problème de l'interprétation
d'un texte littéraire en un magnifique suspense narratif. Surtout, il
a mis au centre de son propos et de son interrogation sur la nature
et les finalités de l'interprétation en littérature la métaphore du
tapis persan. Le tapis présente, si on le regarde de trop près ou au
contraire sans y prêter attention, un enchevêtrement inextricable et
incohérent de dessins et de couleurs arbitrairement distribués;
mais, si on trouve la bonne distance, il présente brusquement à
l'observateur attentif une «superbe complexité» comme dit James,
un ensemble de motifs géométriques ordonnés qui ne se
comprennent que dans le rapport qu'ils entretiennent les uns avec
les autres et, surtout, qui ne deviennent perceptibles que si on les
Entretien sur La République mondiale des lettres 141

aperçoit dans leur globalité, c'est-à-dire dans leur dépendance


réciproque. Ce n'est donc qu'à condition d'observer le tapis
comme une configuration (pour reprendre le terme foucaldien)
ordonnée de figures et de couleurs, qu'on peut en comprendre les
régularités, les variations, les relations, en un mot, qu'on peut en
éprouver la cohérence. Je me retrouve parfaitement dans cette
métaphore du tapis persan qui suppose simplement de prendre un
autre point de vue, c'est-à-dire de changer le point à partir duquel
on observe d'ordinaire le tapis ou, disons, la littérature dans son
ensemble. Cela ne veut pas dire qu'on ne s'intéressera qu'à la
cohérence globale du tapis, mais que, à partir de la connaissance de
l'ensemble des motifs et de leur distribution dans le tapis, on
pourra mieux comprendre, et jusque dans le moindre de leur détail,
chaque dessin, chaque couleur, autant dire chaque texte et chaque
auteur particulier, à partir de la place qu'il occupe dans cette
immense structure. Pour le dire autrement, mon projet est de
restituer la cohérence de la structure globale à l'intérieur de
laquelle les textes apparaissent, et qu'on ne peut apercevoir qu'en
acceptant de faire le détour par ce qui apparaît comme le plus
éloigné des textes: cet immense territoire invisible que j'ai appelé
la République mondiale des Lettres. Mais je ne propose de faire ce
détour que pour mieux revenir aux textes une fois munie de ce
nouvel outil de compréhension et d'interprétation.
Ce n'est donc pas une notion politique. Au contraire: j'essaie
de montrer que l'espace littéraire se construit contre la politique,
qu'il se constitue pendant quatre siècles dans une lutte des
écrivains pour inventer et imposer la loi spécifique de la littérature,
c' est-à -dire l'autonomie. L'histoire de l'espace littéraire mondial
est celle d'un arrachement, d'une émancipation progressive à
l'égard des contraintes et des impositions des instances politiques
et nationales. Cela dit, ce processus d'autonomisation progressive
suppose en même temps, d'une part la dépendance originelle de la
littérature à l'égard des instances nationales, et d'autre part, le fait
que tous les espaces ne sont pas dotés du même degré d'autonomie,
c'est-à-dire qu'ils ne sont pas tous indépendants au même degré
des instances et des «devoirs» nationaux.
C'est pourquoi il ne s'agit pas de «politiser» la théorie
littéraire, comme ont pu le faire par exernple les études post-
coloniales, en forgeant des instruments qui ne me paraissent ni
assez spécifiques ni assez précis pour rendre compte de la
spécificité du fait littéraire. D'une façon générale, il me semble que
142 Où est la littérature mondiale?

le post-colonialisme a le mérite d'avoir fortement réaffirmé le lien


entre la littérature et l'histoire (au sens politique) et surtout d'avoir
internationalisé ses problématiques. Mais, en revanche, il rabat les
textes sur la seule histoire politique et coloniale, sans aucune
médiation, par une sorte de court-circuit caractéristique de toutes
les analyses externes des textes littéraires. Je cherche, pour ma part,
à réintroduire, grâce à l'idée d'« espace », le lien entre les «deux
continents» COInme le dit Barthes, la littérature et «le monde », à
rétablir en d'autres termes la relation entre les deux histoires
(l'histoire littéraire et l'histoire politique, sociale, etc.), sans rien
« réduire» de la spécificité littéraire.
Je crois que Franco Moretti et moi ne parlons pas tout à fait de
la même chose. Lui parle de «système », et il s'intéresse aux genres
littéraires et en particulier au roman. Il pense, du moins c'est ce
qu'il m'a semblé comprendre, que la seule façon d'envisager la
question d'une world literature, c'est de faire l'histoire mondiale
d'un genre comme le roman et de suivre son évolution (sa
« fortune », comme disent les comparatistes) et ses transformations
selon les pays, les langues et les traditions nationales, culturelles et
linguistiques. Et, fidèle en cela à la vision et aux catégories de
pensée traditionnelles des comparatistes, il cherche à rapporter la
littérature à la seule littérature et à l'histoire littéraire considérée
comme l'histoire des formes et des genres (et leur diffusion dans les
différentes aires culturelles et linguistiques). Il restaure ou
renforce, en d'autres termes, la coupure radicale entre l'histoire des
textes et l'histoire du monde.
Tiphaine Samoyault: - Vous décrivez au quatrième chapitre de
La République mondiale des lettres le fonctionnement de la
«fabrique de l'universel» en évoquant les instances consacrantes,
garantes et créatrices de la valeur. Pensez-vous que la
«mondialisation» du problèrne pourrait empêcher, actuellement,
le processus? Y a-t-il selon vous accord ou bien désaccord entre le
mondial et l'universel?
Pascale Casanova: - La question de la valeur littéraire est l'une
des plus passionnantes aujourd'hui et autour d'elle s'organisent,
tacitement ou explicitement, beaucoup de prises de position
théoriques et critiques. D'un côté, Gérard Genette revendique
dans ses derniers livres un relativisme absolu en affirmant
l'impossibilité de fonder objectivement le jugement de valeur et en
posant la subjectivité irréductible du jugement de goût. Ce faisant
Entretien sur La République mondiale des lettres 143

- et s'appuyant conventionnellement sur le principe du jugement


esthétique chez Kant -, il vient renforcer, en réalité, les préjugés les
plus communs selon lesquels rien n'existe dans le domaine
esthétique que le goût subjectif (des goûts et des couleurs ... etc.).
Du même coup, sans accord objectif des subjectivités, il n'y aurait
ni hiérarchie ni valeur fondées. De l'autre côté on trouve
l'herméneutique gadamerienne qui décrète une sorte de valeur
littéraire absolue, éternelle, anhistorique des «classiques» de la
littérature universelle, sans aucune référence à l'historicité des
textes et des jugements prononcés sur eux.
En fait, il me semble qu'on devrait poser la question de la valeur
de façon tout à fait différente. Plutôt que de continuer à croire que
le jugement de goût ou de valeur existe à l'état de principe abstrait,
et au lieu de poursuivre le vieux débat sur l'impossibilité apparente
de le fonder, pour finir par se réfugier sur des positions de
relativisme absolu ou, à l'inverse, de sacralisation déshistoricisée
des textes valorisés par la tradition, il faut, je crois, réfléchir aux
conditions réelles de la production et de l'énoncé des jugements de
ce type. Le jugement de goût n'existe pas (ou pas seulement)
comme simple expression subjective ou intersubjective: il y a des
conditions sociales de production et d'expression du jugement de
goût qui permettent (ou non) qu'il devienne légitime, c'est-à-dire
qu'il soit doté d'une force telle qu'il ait (ou non) des effets objectifs
et mesurables. L'évaluation exerce des effets en fonction du degré
de légitimité de celui qui énonce ce jugement. C'est pourquoi la
valeur littéraire est, en réalité, à la fois et inséparablement objective
et subjective. On peut donc montrer qu'il y a une histoire de la
(des) valeur(s) littéraire(s) sans faire de cette valeur un fait relatif et
contingent et qu'il y a des mécanismes historiques qui concourent
à créer la valeur des valeurs, c'est-à-dire l'universel. Mais il s'agit
d'un universel historicisé (ce qui le rend encore plus miraculeux).
Et c'est là que l'espace littéraire mondial est un outil essentiel.
C'est en effet à travers les mécanismes infiniment subtils et
complexes de formation et de légitimation des consécrations
nationales et internationales qui rivalisent dans la République des
lettres qu'on peut montrer comment, historiquement et sociale-
ment, la valeur s'impose, selon quels mécanismes de consécration,
à travers quelles instances, quelles institutions, quels prix
littéraires, quels médiateurs. En d'autres termes, la valeur littéraire
est inscrite à la fois dans les choses et dans les têtes, les unes venant
constamment renforcer les autres. Elle est créée dans l'espace
144 Où est la littérature mondiale?

littéraire, ce qui contribue, en retour, à créer ou à renforcer celui-


ci par une sorte de création continuée.
Travailler à l'échelle et avec les instruments de l'espace littéraire
mondial, c'est travailler sans cesse sur ces questions-là: comment
se fabrique cette valeur des valeurs? par quels mécanismes? quels
médiateurs? quelles luttes? Quel rôle Paris joue-t-il dans cette
immense fabrique?, etc. En d'autres termes, nous n'avons pas,
comme semble le croire Gérard Genette, la liberté de dire «j'aime»
ou «je n'aime pas» Proust, Flaubert ou Joyce. Il y a des
mécanismes sociaux qui permettent de rendre légitimes (c' est-à-
dire d'inscrire objectivement, sous la forme d'anthologies scolaires
par exemple) des jugements subjectifs, et de leur donner une
puissance et un crédit tels que nous ne sommes pas libres de
contester ces jugements qui sont incorporés très solidement dans
nos croyances, nos hiérarchies tacites, ce qu'on appelle
précisément nos «valeurs ». Il est très rare que quelqu'un se
permette de dire publiquement «je n'aime pas Proust». C'est une
sorte de blasphème spécifique, ou alors c'est une «incorrection»
(comme on le dit en grammaire), une sorte d'inconvenance
spécifique, qui produit en général l' exclusion de l'univers.
Plus l'instance de consécration qui énonce des jugements de
valeur est légitime (c'est-à-dire autonome, reconnue comme
indépendante dans l'énoncé de ses jugements), plus le jugement
prononcé sera accepté comme légitime et sera donc imposé comme
fondé au reste des protagonistes de l'espace. Cette légitimité
dépend du prestige, du crédit, de la reconnaissance de celui qui la
décrète (ou du collectif, s'il s'agit du jury du prix Nobel, par
exemple). S'il est vrai que Paris a été désigné, au cours du
XIX" siècle, comme la capitale internationale de la littérature, c'est-
à-dire un lieu dénationalisé, constitué contre les divisions poli-
tiques et linguistiques, c'est précisément parce qu'il est devenu le
lieu par excellence de l'autonomie littéraire, la contrée où se
décrètent les jugement les plus autonomes, c'est-à-dire les plus
littéraires, c'est-à-dire les plus transnationaux.
Cela dit, il n'y a évidemment pas de jugement absolu et
absolument légitime; il n'y a que des luttes pour le monopole de la
légitimité littéraire, comme le dit Pierre Bourdieu. Et c'est
pourquoi l'irmnense univers de la «fabrique de l'universel» que j'ai
tenté de décrire repose sur la lutte des jugements de goûts. Certains
d'entre eux acquièrent suffisamment de légitimité pour permettre
la mise en œuvre du processus de consécration d'une œuvre qui,
Entretien sur La République mondiale des lettres 145

lui, a des effets matériels, mesurables et objectifs. J'ai travaillé


récemment sur Henrik Ibsen et sur l'histoire de sa consécration
internationale pour essayer de comprendre concrètement les voies
de la fabrique internationale de la valeur. Ibsen est un cas
intéressant puisque, ayant été reconnu et consacré assez vite
comme un dramaturge immensément novateur, il a bouleversé
toute la pratique théâtrale européenne de la fin du XIX siècle. En
C

fait, sa «valeur» littéraire et théâtrale a été créée par la lutte de


quelques médiateurs parmi lesquels Antoine, Lugné-Poe, Bernard
Shaw et James Joyce, c'est-à-dire par une sorte de «club des
découvreurs internationaux ».
Aujourd'hui, paradoxalement, la mondialisation comme
phénomène commercial et éditorial - soit l'augmentation ou la
maximisation des profits à court terme des grands éditeurs
mondiaux - met en danger toutes les possibilités créées et inventées
par les écrivains pour produire une véritable internationalisation
de la littérature, c'est-à-dire pour perpétuer l'existence de valeurs
autonomes, et ce d'autant plus qu'elle parvient souvent à mimer les
acquis et les formes de l'autonomie. Le cas de Umberto Eco est
assez explicite à cet égard, qui mime l'autonomie littéraire alors
qu'il produit des best-sellers internationaux formatés aux normes
du marché international. La globalization menace très fortement
cette sorte d'« écologie », comme le dit l'historien d'art Ernst
Gombrich, nécessaire à la perpétuation des pratiques, des
croyances, des luttes pour faire exister les formes et les textes les
plus improbables, les plus éloignés des lois du marché, les plus
novateurs. Il suffit qu'une partie de ce «milieu» au sens de
l'écologie, cet ensemble si fragile face à la puissance du marché,
s'effondre ou se soumette, et c'est la possibilité même d'une
littérature autonome qui est menacée de disparaître. On voit bien
aujourd'hui comment, sous couvert de mondialisation, toute cette
longue et lente construction élaborée pendant quatre siècles est très
brutalement menacée de disparition.
Tiphaine Samoyault: Pensez-vous que parler d'« espace
littéraire mondial» implique que les écrivains aient le sentiment
d'un espace commun?
Pascale Casanova: C'est une question difficile parce que cet
espace n'apparaît pas en tant que tel aux écrivains, ou plutôt il
n'apparaît qu'aux plus lucides d'entre eux, c'est-à-dire aux plus
éloignés des centres, aux plus «excentrés », à ceux pour qui,
146 Où est la littérature mondiale?

précisément, la catégorie d'universel est l'une des plus difficiles à


conquérir. En fait je crois qu'il y a une sorte d'ambiguïté qui tient
à l'amphibologie du terme «international» lui-même et je n'ai sans
doute pas assez explicité cet aspect. Dans mon travail,
« international» a trois significations qui dépendent du contexte. Il
peut être un quasi synonyme de «mondial» (et je préfère
l'employer pour distinguer les phénomènes autonomes des
courants «mondialisés»): il désigne l'ensemble des espaces
littéraire nationaux ou l'espace littéraire mondial dans sa globalité.
Il peut désigner aussi, et dans ce cas je lui ajoute un tiret, les
relations entre les espaces nationaux (inter-national) et permet
d'insister sur le fait que la «nation» comme entité solitaire et
autarcique n'existe pas, qu'elle est en réalité le produit de relations
et de rivalités inter-nationales. «International» peut être, enfin, un
équivalent de «transnational» ou même de «autonome », et dans
ce cas il désigne les zones les plus autonomes de l'espace littéraire,
celles où l'on professe et revendique une «dénationalisation» des
phénomènes littéraires, où l'on construit la croyance dans l'unité
du monument universel de la littérature contre les divisions
politiques et linguistiques. Paris, par exemple, est, dans certains de
ses secteurs, le prototype de ces territoires transnationaux ou, en
quelque sorte, exterritorialisés, où l'on travaille à dissoudre les
divisions et les différences nationales.
Ezra Pound (comme Gertrude Stein qui est, de ce point de vue,
exactement dans la même position), en tant qu'écrivain américain
dominé par le modèle parisien et affronté à la nécessité de
construire un espace littéraire américain, a travaillé et réfléchi toute
sa vie sur toutes ces questions. Il a par exemple proposé la
distinction entre les «internationalistes» (ou anti-nationalistes) et
les «dénationalistes» (ou opposants à l'idée même d'appartenance
nationale): étant confronté, du fait de sa dépendance spécifique, à
l'inéluctable question de l'appartenance nationale et au dilemme
d'avoir soit à illustrer sa nation soit à lui tourner le dos, il a cherché
des solutions du côté de la loi autonome de l'univers littéraire.
Pour en revenir donc à votre question, je pense que s'il y a,
même à l'état embryonnaire, le sentiment d'un espace commun
chez les écrivains, ce ne peut être qu'au cœur de ce territoire
indépendant: la région transnationale, ou «dénationale », pour
reprendre le terme de Pound, de l'espace littéraire mondial. Mais
cette région est si fragile et si menacée que tous les protagonistes de
l'univers, écrivains, critiques, éditeurs, libraires, devraient
Entretien sur La République mondiale des lettres 147

s'employer à la préserver. C'est en ce sens que le livre pourrait être


politique, mais il s'agit d'une politique spécifique, des moyens
d'une politique spécifiquement littéraire.
Tiphaine Samoyault: - Y a-t-il selon vous une réponse
spécifique de la littérature à ce que vous appelez la tragédie de la
domination, à la tragédie du dominé? Quel rôle joue la traduction
à la fois pour cette réponse et dans la définition d'un espace
littéraire mondial?
Pascale Casanova: - La traduction est l'un des moteurs
essentiels de constitution et d'unification de l'espace littéraire
mondial. Comme elle est le principal «véhicule» de la circulation
de la littérature, elle est souvent décrite comme simple translation,
transport horizontal, neutre et neutralisé des textes. En réalité, il
me semble qu'on ne peut pas parler de LA traduction comme s'il
s'agissait d'un phénomène unique et générique, mais de la diversité
des opérations de traduction dont le sens (la signification) dépend
précisément du sens (de la direction) dans lequel elles se font. Du
fait de l'inégalité de la structure, les échanges linguistico-littéraires
qui s'y produisent sont eux aussi dissymétriques et il faudrait, je
crois, introduire des différences entre ces «transports» de textes
selon qu'il s'agit d'extraductions ou d'intraductions et selon la
position respective qu'occupent la langue cible et la langue source
dans l'espace des langues littéraires. Dans les régions dominées, la
traduction est l'une des réponses les plus efficaces à la tragédie de
l'éloignement: elle peut être soit un accélérateur temporel soit une
possibilité d'accéder à l'universel.
Tiphaine Samoyault: - Depuis la publication du livre, comment
voyez-vous s'inscrire et s'infléchir, dans différents champs
(critique littéraire, discours politique, sociologie), la notion de
littérature mondiale et celle de République mondiale telle que vous
l'avez définie?
Pascale Casanova: - C'est surtout aux États-Unis (et aussi en
Angleterre à travers la New Left Review) que s'amorce un débat
passionnant pour moi autour de la notion de world literature. La
question se pose désormais parmi les comparatistes de savoir si la
global literature pourrait remplacer la comparative literature. Et
puis, du fait que la discussion théorique et critique est, là-bas,
beaucoup plus vive et plus vivante qu'ici parce qu'elle oppose de
façon plus explicite et plus radicale les tenants de la lecture interne
148 Où est la littérature mondiale?

des textes à ceux de l'interprétation externe, les crItIques, les


comparatistes sont à l'affût de toutes les nouvelles armes
spécifiques dont il pourrait être fait usage dans leurs débats. Il est
vrai aussi qu'ils ont d'emblée une vision plus «politisée », en tout
cas plus matérialiste des phénomènes littéraires. La critique (tant
britannique qu'américaine) est aussi plus sensible à la question de
la domination spécifique depuis la «révolution» post-coloniale
opérée par Said, mais aussi Jameson, Eagleton et beaucoup
d'autres.
L'étude de la renaissance littéraire irlandaise par exemple s'est
beaucoup développée depuis quelques années, en Irlande même et
aux États-Unis, sous l'influence du post-colonialisme, et la
réflexion tant historique que littéraire sur la création littéraire en
Irlande entre 1890 et 1930 s'est considérablement renouvelée.
L'espace irlandais est presque devenu une sorte de laboratoire pour
l'expérimentation ou la mise à l'épreuve des outils et des théories
post-coloniales. En fait, je pense que ces études restent prison-
nières des catégories de pensée externalistes et qu'elles pratiquent
ce que j'ai appelé tout à l'heure des courts-circuits systématiques,
en rapportant directement et sans aucune médiation les créations et
innovations littéraires aux faits et aux événements politiques. Je me
suis moi-même beaucoup intéressée à cette discussion et au cas
particulier de l'espace irlandais: j'y ai consacré un chapitre de mon
livre, que j'ai intitulé le «paradigme irlandais ». Il me semble en
effet que c'est une sorte de «modèle réduit» des formes et des
effets de la domination à la fois politique et littéraire. L'Irlande a
été colonisée pendant huit siècles et elle a trouvé en quelque
quarante ans les moyens de son émancipation littéraire et artis-
tique. Et j'espère pouvoir entamer une véritable discussion
« scientifique» avec les chercheurs irlandais sur ces questions en
confrontant nos différentes approches et hypothèses qui sont aussi
le produit de nos traditions critiques nationales. Pour moi, l'instru-
ment principal, c'est la notion d'autonomie relative, notion
élaborée par Pierre Bourdieu et que j'ai transposée, en tentant d'en
tirer toutes les conséquences à l'échelle de l'espace international.
C'est un outil extraordinaire (et extraordinairement puissant) pour
résoudre les contradictions engendrées par la division, supposée
insurmontable, entre l'interprétation interne et la lecture externe
des textes littéraires, entre leur indubitable singularité et leur
nécessaire historicité.
Entretien sur La République mondiale des lettres 149

Tiphaine Samoyault: - Comment poursuivez-vous la


réflexion? Voyez-vous se dessiner de nouvelles configurations?
Changez-vous la perspective afin d'apercevoir d'autres
phénomènes?
Pascale Casanova: Je voudrais élargir ma réflexion dans deux
directions. D'une part, développer le travail sur les textes eux-
mêmes et aller au bout de ce qui m'était impossible à l'échelle du
livre où je ne pouvais donner que des plans larges ou des pano-
ramas, autrement dit, je voudrais m'attarder sur un texte
particulier, une construction narrative ou poétique. Et cela, non
seulement parce que c'est ce qui m'intéresse au premier chef, mais
aussi pour montrer que l'analyse en termes d'espace relationnel et
de positions n'est pas une description abstraite de mécanismes
étrangers à la constitution de la littérature même, mais qu'il s'agit
d'un outil et d'une méthode qui ont pour but de renouveler
l'analyse et l'interprétation de certaines œuvres, ou en tout cas,
comme je le disais au début de cet entretien, de prendre en compte
des variables et des faits structurels peu pris en compte jusqu'à
aujourd'hui.
Le livre sur Beckett était déjà une tentative de cet ordre puisque
je voulais montrer que, même à propos d'un auteur réputé aussi
an-historique, et d'une œuvre aussi peu dépendante, apparem-
ment, des conditions historiques, on pouvait développer une
analyse historique qui, menée rigoureusement, et tenant compte de
la structure de domination de l'espace littéraire, pouvait conduire
à mettre en cause les présupposés de la doxa critique. J'ai proposé
dans ce livre une interprétation du Dépeupleur (à partir du système
philosophique de Geulincx) et, surtout, de l'un des derniers textes
de Beckett, Cap au Pire, qui représente, je crois, l'un des sommets
de sa recherche «abstractive» et formelle. Autrement dit, je me suis
attachée à comprendre les conditions historiques qui peuvent
expliquer comment et pourquoi certaines œuvres ne dépendent pas
des conditions historiques.
C'est aussi en ce sens que je travaille depuis longtemps sur
l' œuvre de Kafka. En tentant de poursuivre la tâche inaugurée par
Marthe Robert, il m'a paru possible d'emprunter des voies encore
inexplorées dans l'interprétation des textes et dans la compréhen-
sion de l'itinéraire de Kafka, en m'intéressant notamment aux
conséquences de sa position dominée dans la Prague du début du
XX" siècle. D'autre part, je m'attelle à un travail sur la traduction. Il
me semble rétrospectivement que je n'avais pas assez mis celle-ci
150 Où est la littérature mondiale?

au centre des mécanismes de «fabrication» et de circulation des


textes dans la République des lettres. Et je voudrais, à la fois, faire
une brève histoire du lien entre les théories (même inconscientes
ou tacites) de la traduction et la position occupée dans l'espace par
les traducteurs - et les réflexions comparatistes de Leopardi dans
l'Italie du début du XIX" siècle sur l'inégalité des traductions me
servent de support historique -, tenter de définir le rôle des
différentes opérations de traduction dans l'économie spécifique de
la littérature, et définir les fonctions des traductions selon la
position respective de la langue source et de la langue cible. Pour
moi, il ne s'agit pas de changements de perspective mais
d'approfondissement de mon premier travail qui n'était rien
d'autre, en réalité, qu'une sorte de programme de travail.

Notes
1. Voir en particulier La Relation esthétique, Éditions du Seuil, Paris, 1997.
2. Cf Vérité et Méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique
philosophique, Éditions du Seuil, Paris, 1976 (trad. par E. Sacre).
3. Beckett l'Abstracteur. Anatomie d'une révolution littéraire, Éditions du
Seuil, Paris, 1997.
There is a warld elsewhere.
William Shakespeare, Carialanus.
Ont collaboré à ce volume:

Pascale CASANOVA est chargée de séminaire à l'EHESS, chercheuse


au CRAL/CNRS et critique littéraire à France Culture. Elle a
publié Beckett l'abstracteur (1997) et La République mondiale des
lettres (1999), tous deux aux Éditions du Seuil.
Jérôme DAVID est assistant à l'Université de Lausanne. Il termine
une thèse consacrée à l'histoire comparée de la littérature et des
sciences sociales au XIX" siècle. Il a par ailleurs publié plusieurs
articles sur la littérature francophone contemporaine.
Annie EPELBOIN est maître de conférences de littérature russe à
l'Université Paris 8. Spécialiste cl' Andreï Platonov, qu'elle a traduit
et préfacé, elle est l'auteur de nombreux articles sur la littérature
russe du XX" siècle, où elle s'intéresse aux relations entre création
littéraire et pouvoir politique.
Xavier GARNIER est professeur à l'Université Paris 13 où il
enseigne la littérature africaine dans une perspective comparatiste.
Il a publié: La Magie dans le roman africain (PUF, 1999); L'Éclat
de la figure. Étude sur l'antipersonnage de roman (Peter Lang,
2001); Le Récit superficiel. L'art de la surface dans la narration
littéraire moderne (Peter Lang, 2004).
Diane MEUR est traductrice littéraire et écrivain. D'Erich
Auerbach, elle a traduit et préfacé, chez Macula, Le Culte des
passions. Essais sur le XVIIe siècle français (1998), les Écrits sur Dante
(1999) et Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne (2003).

Christophe PRADEAU est maître de conférences à l'Université


Paris 13. Il a publié un livre sur Jean Giono (Ellipses, 1998), des
articles sur les cycles romanesques des XIXe et xxe siècles et sur la
critique littéraire de l'entre-deux-guerres, ainsi qu'un roman, La
Souterraine (Verdier, 2005).
Lionel RUFFEL enseigne à l'Université de Toulouse-le-Mirail, où il
a soutenu en 2003 une thèse sur l' œuvre d'Antoine Volodine et les
relations entre esthétique et politique dans la littérature contem-
poraine. Il est l'auteur d'un essai, Le Dénouement (Verdier, 2005)
et d'une dizaine d'articles en France et à l'étranger. Il est également
le co-fondateur de la revue littéraire internet Chaoid.
Tiphaine SAMOYAULT est professeur de littérature comparée à
l'U niversité Paris 8 et écrivain. Parmi ses livres: Excès du roman
(1999), Littérature et mémoire du présent (2001), La Montre cassée
(2004).

Judith SCHLANGER a enseigné à l'Université Hébraïque de


Jérusalem. Parmi ses livres: Les Métaphores de l'organisme (1971),
L'Invention intellectuelle (1983), La Mémoire des œuvres (1992),
La Vocation (1997).
TABLE DES MATIÈRES

Christophe PRADEAU et Tiphaine SAMOYAULT


Introduction 5

1. La notion de littérature mondiale:


entre politique et histoire
Christophe PRADEAU
Présentation de «Philologie de la littérature mondiale»
d'Erich Auerbach 15

Erich AUERBACH
«Philologie de la littérature mondiale»
texte inédit en français traduit de l'allemand par Diane Meur 25

Annie EPELBOIN
Littérature mondiale et Révolution 39

Lionel RUFFEL
L'international, un paradigme esthétique contemporain 51

Christophe PRADEAU
Un drakkar sur le lac Léman 65

Il. Du bon usage de la littérature mondiale


Judith SCHLANGER
Les scènes littéraires 85
Xavier GARNIER
Conditions d'une «critique mondiale» 99

Jérôme DAVID
Propositions pour une macrohistoire
de la littérature mondiale 115

Pascale CASANOVA et Tiphaine SAMOYAULT


Entretien sur La République mondiale des lettres 139
Déjà parus dans la collection «Essais et Savoirs»:
Flaubert. Voix de masque
Juliette Fmlich, 2005.
Poussin pour mémoire. Bonnefoy, du Bouchet, Char, Jaccottet, Simon
Martine Créac'h, 2004.
Tableaux d'auteurs. Après l'Ut pictura poesis
Bernard Vouilloux, 2004.
Crise de prose
Sous la direction de Jean-Nicolas Illouz et Jacques Neefs, 2002.
L'Amour-fïction. Discours amoureux et poétique du roman à l'époque moderne
Alain Vaillant, 2002.
Éloge de la paraphrase
Bertrand Daunay, 2002.
Avec Yves Bonnefoy. De la poésie
Sous la direction de François Lallier, 2001.
Et le génie des langues?
Sous la direction de Henri Meschonnic, 2000.
Francis Ponge. De la connaissance en poésie
Sydney Lévy, 1999.
Voyages des textes de théâtre. Italie-France-Italie (XVI"-XXe siècles)
Sous la direction de Françoise Decroisette, 1998.
Bien coupé mal cousu
Jacques Dürrenmatt, 1998.
Des hommes, des femmes et des choses
Juliette Fmlich, 1997.
H umour- Terraqué. Entretiens-Lectures
Guillevic/Jacques Lardoux, 1997.
Tynianov ou la poétique de la relativité
Marc Weinstein, 1996.
De l'art de plaire en petits morceaux
Françoise Jaouën, 1996.
Le Communisme à contre-modernité
Pierre Clermont, 1993.
L'Œuvre de l'œuvre
Sous la direction de R. Debray Genette et]. Neefs, 1993.
Le Monde végétal (XIIe-XVIIe siècles)
Sous la direction de A.]. Grieco, o. Redon,
L. Tongiorgi Tomasi, 1993.
Figuration de l'inhumain
Luc Vancheri, 1993.
L'Imaginaire-Melville. A French Point of View
Sous la direction de Viola Sachs, 1992.
Théâtre en Toscane. La comédie (XVIe, XVIIe et XVIII" siècles)
Sous la direction de Michel Plaisance, 1991.
Maquette de couverture: Fabien LAGNY

Ouvrage composé sur micro-ordinateur


par Valérie GUILLOU
pour l'atelier des
Presses Universitaires de Vincennes

Presses Universitaires de Vincennes (PUV)


Université Paris VIII
2, rue de la Liberté
93526 Saint-Denis Cedex 02
http://www.puv-univ-paris8.org

Distribution: SODIS
128, av. du Mal de Lattre-de-Tassigny 77403 Lagny-sur-Marne
Tél. 0160078200 Fax 0164303227

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