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«Essais et Savoirs»
collection animée par
le directoire des PUV
Sous la direction de
Christophe PRADEAU et Tiphaine SAMOYAULT
Textes de
BM0697118
Introduction
Présentation de
«Philologie de la littérature mondiale»
d'Erich Auerbach
Aussi n'y a-t-il de tâches plus hautes ni plus urgentes que d'em-
pêcher que la fenêtre, ouverte à si grand peine, d'où le philologue
est en position d'embrasser 1'« histoire intérieure de l'humanité »,
ne se referme tout à fait. C'est qu'il existe pour Auerbach comme
un devoir de synthèse et s'y refuser ce serait accepter que se
perdent en l'homme «la richesse et la profondeur des courants
intellectuels des derniers millénaires ». La synthèse historique qu'il
appelle de ses vœux devra être, dans ses plus hautes réalisations, à
la fois une œuvre d'art et de science car s'il s'agit, bien sûr, de
s'appuyer sur la discipline philologique et les acquis des sciences
humaines; une telle entreprise, pour « atteindre [son] effet », doit se
présenter à son public comme une mise en intrigue, seule façon de
rendre sensible, de rendre intelligible de l'intérieur, avec le senti-
ment d'intimité que cela suppose, «l'impétueuse et aventureuse
marche de l'homme vers la conscience de sa condition et l'actua-
lisation de ses potentialités ». Au travail cartographique, à la recen-
sion encyclopédique, entreprises collectives dont, à la différence
d'Erwin Panofsky, il ne conteste pas l'utilité, Auerbach n'accorde
toutefois qu'une fonction d'accompagnement. "L'efficacité de la
synthèse historique, l'action qu'elle est susceptible d'exercer sur les
esprits, résultent en effet d'« une intuition personnelle» qu'aucun
travail de groupe ne pourra jamais approcher. S'il se montre moins
intransigeant que lui, Auerbach partage avec Panofsky, qu'il côtoie
une décennie durant sur les campus de la lvy League (comme en
témoigne incidemment «Philologie de la littérature mondiale»),
une même foi dans le primat de l'individu 7. Conformément au
protocole romantique, c'est à l'individu qu'il revient de relever le
défi de la synthèse, parce que seul un individu est en mesure de
donner à une telle entreprise l'unité rayonnante sans laquelle elle
ne saurait habiter les mémoires avec cette chaleur qui est le propre
de l' œuvre d'art authentique.
Du fait de la démesure du matériau, toute prétention à
l'exhaustivité apparaît dérisoire; il s'agit donc de trouver une
« prise» qui permette de prendre le tout en écharpe, en pratiquant
dans l'épaisseur historique du champ considéré une «coupe trans-
versale ». L'essentiel des réflexions méthodologiques qui ponctuent
les dernières années de la vie d'Auerbach s'articule autour de la
question de la bonne prise: comment choisir le bon point de départ
(Ansatzpunkt), celui qui rendra possible l'illumination de la mise
en forme? Comme l'a souligné Wolfgang Holdheim, qui lui a
consacré un article suggestif, la notion d'Ansatz est au cœur de
Présentation de «Philologie de la littérature mondiale» 19
Notes
1. Ces trois textes sont reliés entre eux par des formules, des citations qui
reviennent, modulées, déplacées, mises en perspective autrement. Ainsi
de cette phrase de saint Augustin, qui sert d'épigraphe à l'article de 1952
et qu'Auerbach cite à nouveau dans les dernières lignes de celui de 1957:
«Nonnulla pars inventionis est nosse quid quaeras.» «Philologie der
Weltliteratur» paraît tout d'abord dans Weltliteratur. Festgabe für Fritz
Strich, Francke, Berne, 1952, avant d'être repris dans E. Auerbach,
Gesammelte Aufsatze zur romanischen Philologie, Francke, Berne-
Munich, 1967, p. 301-310. «EpiIegomena zu Mimésis» a été publié dans
Romanische Forschungen, vol. 65 (112), 1953, p. 1-18. Traduction
française par R. Kahn: «Epilegomena pour Mimésis », Po&sie, nO 97,
2001, p. 113-122. «Über Absicht Und Methode» (<<Intention et
Méthode») fait fonction de préface au livre posthume d'Auerbach,
Literatursprache und Publikum in der lateinischen Spatantike und im
Mittelalter (Francke, Berne, 1958), dont R. Kahn a donné une traduction
française: Le Haut Langage. Langage littéraire et public dans l'Antiquité
latine tardive et au Moyen Âge, Belin, «L'Extrême contemporain », Paris,
2004.
2. «Philology and Weltliteratur», trad. E. et M. Said, Centennial Review
13, n° 1, 1969, p. 1-17. Sur la façon dont E. Said a contribué à configurer
la fortune américaine d'Auerbach voir H. Lindenberger, «On the
Reception of Mimesis », dans Seth Lerer (éd.), Literary History and the
Challenge of Ph ilology. The Legacy of Erich Auerbach, California,
Stanford University Press, Stanford, 1996, p. 207-208 et p. 294 [la note 45
propose un relevé des références de Said à «Philology and Weltiteratur »,
article qu'il cite et commente tout au long de son œuvre, depuis
Orientalism (1978) jusqu'à Culture and lmperialism (1993)]. Voir
également Kathleen Biddick, « Coming out of Exile: Dante on the Orient
(alism) Express », American historical Review, 105/4,2000, p. 1234-1249.
3. Les traductions de R. Kahn ont été signalées dans la note 1. D. Meur a
constitué, traduit et préfacé deux recueils d'articles: Le Culte des passions
(Essais sur le XVIl" siècle français) et les Écrits sur Dante (Macula, «Argo »,
Paris, 1998 et 1999). Elle a également donné une nouvelle traduction de
l'important essai qu'Auerbach a consacré à la lecture figurative de la
Bible: Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne, avec une préface de
la traductrice et une postface de Marc de Launay, Macula, «Argo », Paris,
2003 [1938]. Marc André Bernier en avait donné une première traduction
en 1993 (Belin, «L'Extrême contemporain », Paris).
4. Voir l'adresse au lecteur des dernières lignes de Mimésis: «Puisse mon
ouvrage rencontrer ses lecteurs, aussi bien mes amis de jadis qui vivent
encore que tous les autres auxquels il est destiné. Puisse-t-il contribuer à
réunir de nouveau ceux qui ont conservé sereinement dans leur cœur
l'amour de notre histoire occidentale.» (Mimésis. La représentation de la
réalité dans la littérature occidentale [Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit
in der abendlandischen Literatur], trad. Cornélius Heim, Gallimard,
«Te!», Paris, 1968 [Francke, Berne, 1946], p. 553.)
Présentation de «Philologie de la littérature mondiale» 23
«Trouver, c'est en grande partie savoir ce que l'on cherche.» (N.d. T.)
BM0697118
26 Où est la littérature mondiale?
Notes
1. A. Stifter, L'Arrière-saison, trad. M. Keyser, Gallimard, Paris, 2000,
p. 350. (N.d. T)
2. Hugues de Saint-Victor, L'Art de lire. Didascalicon, trad. M. Lemoine, Le
Cerf, Paris, 1991, p. 154-155: «Le grand principe de la vertu, c'est que
l'âme apprenne par un exercice progressif à se passer des choses visibles
et transitoires, pour pouvoir ensuite s'en détacher complètement. C'est
encore un voluptueux, celui pour qui la patrie est douce. C'est déjà un
courageux, celui pour qui tout sol est une patrie. Mais il est parfait, celui
pour qui le monde entier est un exil.» (N.d. T)
Annie Epelboin
La réponse exclusive
C'est au nom de ce même prolétariat qu'avait été donnée, dès le
début du siècle, en Russie et en Europe, une tout autre réponse à la
question de la littérature mondiale. Elle nous ramène aux années
qui ont précédé la Révolution, années d'effervescence théorique et
politique autour du mouvement appelé en 1911 «Ligue pour la
Culture prolétarienne », et qui devint le Proletkult. Il s'agit, de
1917 à 1932, du mouvement culturelle plus vaste en Russie, dont
les liens complexes tissés avec les pays européens par le biais d'une
Internationale littéraire, ont été analysés avec une grande acuité par
Jean-Pierre Morel dans son livre Le Roman insupportable 5. Cette
nouvelle approche de la culture, qui s'élabore tout d'abord dans la
mouvance dissidente des théoriciens bolcheviks, va de pair avec
l'idée de créer une «intelligentsia prolétarienne », capable, peu à
peu, de se substituer à l'ancienne et de mener à bien la Révolution.
Le soutien de Gorki avait permis, là aussi, que, depuis son premier
exil italien et grâce à ses droits d'auteur, soit fondée en 1909
« L'école de Capri », sous la conduite de deux intellectuels mar-
xistes, Lounatcharski et Bogdanov. Ce dernier 6, esprit singulier, est
l'auteur d'une mise en application originale de la théorie marxiste,
exposée dans sa Tectologie ou science de l'organisation universelle,
fondée sur l'examen de la notion de praxis. Il met en avant l'ex-
périence privilégiée de «l'homme collectif» qu'est l'ouvrier dans
l'usine moderne, expérience de la fraternité autour de la machine et
de la solidarité active, qui fonde une nouvelle culture et des modes
d'expression particuliers. Ainsi, le prolétariat est le sujet d'une
culture qui lui est propre, qui s'étend aux dimensions du
mouvement ouvrier. La culture bourgeoise, jusque-là dominante,
44 Où est la littérature mondiale?
sera supplantée par cette nouvelle culture, qui est en train d'être
créée par les prolétaires et pour eux-mêmes. Plutôt qu'un effet de
la vieille dialectique dominant/dominé, il s'agit là d'un véritable
avènement: la culture prolétarienne, fondée sur une communauté
fraternelle, sur l'expérience de la camaraderie et de l'organisation
consensuelle, s'instaure sur des vertus humaines. Elle s'oppose à
l'individualisme et à l'autoritarisme de la culture bourgeoise. C'est
en élaborant d'abord cette nouvelle culture que le prolétariat peut
envisager, dans un deuxième temps, de prendre le pouvoir. L'idée
romantique du primat culturel réapparaît, nécessaire cette fois à la
conscience de classe dont la maturation permettra la Révolution.
On conçoit aisément que la proclamation d'une telle indé-
pendance et d'un tel pouvoir de la sphère culturelle ait été vérita-
blement honnie par Lénine, qui finit par mettre à l'écart son ancien
compagnon de combat après avoir rejeté ses thèses avec virulence.
L'idée que le prolétariat soit le creuset d'une culture intrinsèque,
«spontanée» et non pas «dirigée» par les «révolutionnaires
professionnels» auxquels Lénine assigne la tâche de mener à bien
la Révolution, n'est pas recevable. Il luttera sans merci contre «la
spontanéité» culturelle et politique du prolétariat.
Pour autant, ces idées sont largement reprises dans l'avant-
garde artistique après 1917. Elles servent de base théorique aux
différents courants devenus concurrents du Proletkult, du LEF
(Front gauche de l'art) au constructivisme dans ses formes produc-
tivistes. Ces idées constituent tout d'abord le programme du
Proletkult, largement diffusé dans les soviets locaux et· soutenu
malgré tout par le nouvel État qui, appelant à une nouvelle culture,
lui fournit le papier nécessaire aux brochures et revues. Toutefois,
la littérature ainsi engendrée, sans être inintéressante, reste peu
convaincante, malhabile ou tonitruante. Le bruit et le rythme de la
machine inspirent bien le poète-prolétaire Gastiev et sa « Poésie du
coup de marteau ouvrier ». Mais la «spontanéité» laisse souvent
percer l'imitation et le vers de mirliton. Le principe affirmé est
donc le rejet de la culture ancienne et l'élaboration autonome,
spontanée, issue de l'expérience directe de l'usine, de nouveaux
processus créateurs. Il se base sur un double postulat essentialiste,
celui du déterminisme social et celui d'une conception de la culture
comme production autonome par rapport au pouvoir, voire
étanche. La culture prolétarienne, mondiale par principe, se définit
cornme telle par l'exclusion à la fois implicite et explicite de ce qui
est non-prolétarien. Elle le fera savoir avec une véhémence croissante.
Littérature mondiale et Révolution 45
Le monopole du monde
Le critère social de la littérature prolétarienne est à double
versant: il privilégie les écrivains et poètes issus du monde ouvrier
ou lui appartenant. Il invoque également, à l'appui de cette
libération du monde, une esthétique de la rupture, affranchie des
entraves et des conventions du passé. C'est ce rejet ouvert des
carcans formels et thématiques de la culture bourgeoise qui
l'apparente partiellement au groupe littéraire rival qu'est le LEF ou
l'avant-garde de gauche. Maïakovski et les futuristes ont appelé
très tôt, eux aussi, à «jeter par-dessus bord» les grands écrivains
classiques. Eux aussi se réclament de la révolution mondiale,
fustigent le bourgeois. Les deux groupes apparaissant comme
opposés, le premier véritablement ouvrier, le deuxième issu de
l'intelligentsia, d'un sursaut de révolte de la poésie héritière du
symbolisme russe. Par une convergence d'aspect paradoxal, ils
prétendent incarner, l'un comme l'autre, le nouvel état de la
littérature, qui sera mondiale et révolutionnaire, ou ne sera pas.
C'est cette référence commune au prolétariat, dont ils prétendent
incarner, l'un le substrat social, l'autre la nouvelle esthétique, qui
les mène à lutter pour l'hégémonie. Trotski, dans Littérature et
Révolution, se place en retrait de cette polémique: à ses yeux, elle
n'a pas lieu d'être car la lutte des classes n'est qu'une phase transi-
toire, au terme de laquelle triomphera une «culture humaine »,
universelle, marquant l'avènement d'une société sans classes.
Les deux groupes qui cherchent à se partager la scène culturelle
russe durant les années 1920 se disputent donc le monopole du
monde. De fait, ils rivalisent aussi bien dans leur dénonciation de
l'art bourgeois ou de ses représentants que dans l'art de l'exclusion,
menée au nom du prolétariat. Le champ de la littérature est l'objet
d'une dichotomie qui devient agressive entre « amis» et « ennemis»
de la Révolution, en Russie comme dans les autres pays. Les
«compagnons de route» 7, qui sont en fait les meilleurs écrivains,
jusque-là soutenus par Trotski, tolérés dans la mesure de leur
neutralité, font, en 1929, l'objet d'une chasse aux sorcières. La
dimension «fraternelle» de la culture prolétarienne a totalement
disparu de la scène du monde.
On voit le glissement sémantique qui s'opère autour de cette
notion. La force d'émancipation que s'était octroyée la littérature,
centrée sur les plus démunis de par le monde, se mue en force
d'oppression étatique. De fait, le Proletkult se transforme, au fil
des années, en instance de pouvoir. Pour se légitimer et fonder sa
46 Où est la littérature mondiale?
Notes
1. Étiemble, Essais de littérature (vraiment générale), «Faut-il réviser la
notion de Weltliteratur? », Gallimard, Paris, 1975.
2. En russe: Izdatel'stvo «Vsemirnaja Literatura », alors que l'Institut est
appelé: «Institut Mirovoj Letertury».
Littérature mondiale et Révolution 49
Enjeux spéculatifs
Commençons par inverser le sens habituel de la théorie et de la
critique littéraires en établissant une fiction théorique qui précède
l'observation des œuvres. Cette fiction résulte des questions
suivantes: comment penser ce que les mots «internationalisme» et
«internationale» pourraient signifier aujourd'hui alors qu'on est
en apparence sorti de la phase de modernité à laquelle ils étaient
par nature attachés? Comment évoquer les thèmes universalistes
qu'ils supposent lorsque ces mêmes thèmes sont attaqués de toutes
parts et qu'on nous annonce un devenir parcellaire du monde et de
la littérature? Peut-on déceler une revendication littéraire qui
montre quelque attachement aux thèmes universalistes dans le
champ contemporain? Bref, si ces thèmes sont liés aux mythes du
progrès et de la modernité et qu'on déclare la mort de ces mythes,
leur ont-ils survécu d'une quelconque manière?
La dimension universaliste, on le sait, a connu un renouvel-
lement profond avec la modernité, notamment sous les traits de la
Weltliteratur. Dans ce débat initié par Goethe et poursuivi par
Marx et Engels, c'est la notion de littérature mondiale qui est
convoquée, et non celle de littérature internationale. Annie
L'international, un paradigme esthétique contemporain 53
La dimension esthético-politique
En dernier ressort, lorsqu'on a vidé de sa substance l'Inter-
nationale et l'internationalisme littéraires propres au vingtième
siècle, demeure, inaltérable, la revendication d'une conjonction de
l'esthétique et de la politique. Que ce soit dans les Internationales
socialistes, surréalistes, situationnistes, dans toutes les avant-gardes
qui ont revendiqué la dimension internationale de leur projet,
56 Où est la littérature mondiale?
prend alors une allure fantomatique (le mot est récurrent dans le
texte) et particulièrement l'intrus, excessivement étrange, à qui elle
se lie en dépit de son étrangeté. Son expression est très réduite,
mais peu à peu elle commence à entendre son époux défunt parler
en lui, et, plus que son époux, leurs propres dialogues. Le temps
qui traverse l'intrus est exactement un temps spectral qui
accompagne le deuil de Lauren. Elle vit alors avec le fantôme
jusqu'à ce qu'il lui ait en un sens permis de lier le futur au passé et
au présent entremêlés: «Le lit était vide. Elle savait depuis le début
qu'il était vide mais elle s'y faisait seulement maintenant. Elle
regarda le drap et la couverture rejetés de son côté à elle du lit, qui
était le seul côté utilisé. Elle entra dans la chambre et alla à la
fenêtre. Elle l'ouvrit. Elle ouvrit vigoureusement la fenêtre. Elle ne
savait pas pourquoi. Puis elle le sut. Elle voulait sentir la saveur
forte de la mer sur son visage et le flux du temps dans son corps,
pour qu'ils lui disent qui elle était. (clausule)>>
Que les personnages soient respectivement cinéaste et danseur
est loin d'être indifférent. Je suis tenté d'y voir un rapport à l'art
moderne et à la nécessaire assimilation que doit en faire la littéra-
ture contemporaine. Je constaterai simplement qu'un des plus
grands auteurs américains, pour qui, on le sait, l'histoire compte, a
écrit un livre sur la spectralité, pour y déterminer un rapport au
temps.
C'est aussi le cas de l'œuvre entière d'Alain Fleischer et parti-
culièrement de son roman Les Angles morts 18 - qui désigne des plis
temporels, lieux de coexistence et de passage des époques évo-
quées. Trois anciens amis hongrois (la Hongrie étant l'espace
autobiographique fantomatique de l'auteur), dispersés à travers le
monde, se retrouvent pour fêter le trentième anniversaire de leur
baccalauréat. Il manque lors de ces retrouvailles un quatrième ami
que sa fille représente. Ils se retrouvent dans de vastes plaines
hongroises, sortes de hors-lieux et surtout de hors-temps, où les
époques résistent à leur disparition, leur double disparition
puisqu'on se trouve aussi sur les lieux du désastre de la seconde
guerre mondiale. Le narrateur initie la jeune fille aux plaisirs
charnels, retrouvant en elle celle avec qui il a vécu un amour
malheureux. Comme chez DeLillo, la coexistence des temps
trouve dans l'acte sexuel une métaphore efficace. Dans les angles
morts, c'est l'histoire de la Mitteleuropa qui apparaît, celle aussi de
ce peuple juif condamné à l'exil, dont Alain Fleischer descend. On
se trouve alors dans un espace temporel moins intermédiaire qu'en
62 Où est la littérature mondiale?
Notes
1. J. Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993.
2. Théorisée par A. Badiou dans son Abrégé de métapolitique, Éditions du
Seuil, «L'ordre philosophique », Paris, 1998. On en trouve les prémisses
dans le fameux article de G. Deleuze intitulé «À propos des nouveaux
philosophes et d'un problème plus général », repris dans Deux régimes de
fous, textes et entretiens 1975-1995, Éditions de Minuit, «Paradoxe »,
Paris, 2003.
3. J. Rancière, La Mésentente, Galilée, Paris, 1995.
4. J. Rancière, L'Inoubliable, dans Arrêt sur histoire, éditions du Centre
Pompidou, «Supplémentaires », Paris, 1996, p. 47-48.
5. J'emprunte le terme à F. Hartog, Régimes d'historicité, présentéisme et
expériences du temps, Éditions du Seuil, «La librairie du XXI" siècle »,
Paris, 2003.
6. J.-P. Morel, Le Roman insupportable, L'internationale littéraire et la
France, Gallimard, «Bibliothèque des idées », Paris, 1985.
7. J. Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 142.
8. J. Rancière, «La communauté esthétique », dans P. Ouellet (dir),
Politique de la parole, singularité et communauté, Le Trait d'union, «Le
soi et l'autre», Montréal, 2002, p. 145.
9. A. Tabucchi, «La patrie de la langue et l'exil de l'écrivain », Autodafé,
n° 1, Automne 2000, Denoël, Paris.
10. P. Casanova, «Worldfiction », in Revue de littérature générale, nO 2,
«Digest », P.O.L., Paris, nO 2.
11. A. Volodine, «Écrire en français une littérature étrangère », in Chaoïd,
n° 6, «International », www.chaoid.com. article non paginé.
12. A. Volodine, «Écrire en français une littérature étrangère », art. cit.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. L'expression est de G. Deleuze et se retrouve dans plusieurs de ses livres,
notamment Critique et clinique, Éditions de Minuit, «Paradoxe », Paris,
1993.
64 Où est la littérature mondiale?
17. D. DeLillo, Body art [The Body Artist], traduit de l'anglais (États-Unis)
par Marianne Véron, Actes Sud, Arles, 2001.
18. A. Fleischer, Les Angles morts, Éditions du Seuil, «Fiction & Cie », Paris,
2003.
19. Enrique Vila-Matas, Le Mal de Montano, traduit de l'espagnol par André
Gabastou, Christian Bourgeois, Paris, 2003.
Christophe Pradeau
sont de toutes les époques: l'Europe du XVIIIe siècle n'en finit pas
de s'enthousiasmer à la lecture des Mille et Une Nuits et Confucius
appartient au répertoire de figures de la philosophie des Lumières.
Ce qu'annonce la notion de Weltliteratur, c'est tout autre chose:
l'invention d'une co-présence transnationale. Aussi bien, parce
qu'elle suppose des échanges démultipliés et rapides, l'avènement
d'une littérature mondiale aura pour préalable nécessaire l'amélio-
ration des moyens de locomotion. Comnle le remarque Ernst
Robert Curtius, Goethe voit dans les projets de percement du
canal de Panama, dont il étudie les plans, et dans les facilités de
communication dont dispose l'Europe des années 1820, «le
symbole physique d'une littérature universelle en gestation 7 ».
C'est au siècle du chemin de fer et du navire à vapeur, au siècle du
télégraphe et du Tour du monde en quatre-vingts jours qu'il revient
de rêver pour la première fois à un régime planétaire de la
littérature. C'est en ces termes que Michelet fait l'éloge de son
siècle dans le prologue de La Bible de l'humanité: «Âge heureux
que le nôtre! Par le fil électrique, il accorde l'âme de la terre, unie
dans son présent 8. »
La dimension temporelle d'une notion à première vue toute
spatiale a été souvent soulignée, en particulier par Pascale
Casanova qui propose de voir dans «la République mondiale des
lettres» une géographie polycentrée -le rayonnement des capitales
littéraires décrivant autour d'elles un feuilletage complexe de pro-
vincialismes - et pourtant ordonnée en fonction d'un « méridien de
Greenwich littéraire» qui passerait par Paris 9. La distance qui
sépare les provinces du centre - les évocations balzaciennes
d'Alençon ou de Saumur y insistent à l'envi s'évalue en décennies
autant qu'en lieues ou en kilomètres. De la même façon que le
kilomètre zéro est enchâssé dans le parvis de N otre-Dame, c'est à
Paris qu'il revient de donner la mesure du présent. Pendant près de
deux siècles, une littérature pléthorique - de Baudelaire à
Karlheinz Stierle en passant par Gertrude Stein ou encore, bien sûr,
par Walter Benjamin - ne cesse de dire et redire cet étrange senti-
ment, de plénitude mais aussi bien de griserie, que l'on éprouve à
être admis dans l'intimité du présent. Une petite scène de genre,
crayonnée par Jules Romains au détour d'un des volumes des
Hommes de bonne volonté, peut faire office de vignette paradig-
matique. Pierre ]allez, assis à la terrasse d'un café, à Montparnasse,
observe négligemment les groupes qui gesticulent autour de lui,
brouhaha cosmopolite de discussions littéraires et artistiques, à la
68 Où est la littérature mondiale?
Borges pour saisir cette figure fuyante que nous ne faisons guère
que deviner derrière une épaisseur de temps qui en déforme si bien
les traits que nous en sommes réduits à les imaginer en comblant
les lacunes, en aboutant les morceaux épars, souvent irréduc-
tiblement inconciliables, dont nous ferons en sorte pourtant qu'ils
tiennent ensemble, aussi longtemps du moins que l'esprit critique
n'en aura pas dissous le liant. Le scepticisme de l'écrivain argentin
lui interdit de céder à l'euphorie progressiste du décloisonnement.
Les «couloirs de communication» chers à Renan deviennent chez
Borges les tours et détours d'un labyrinthe, ce réseau inextricable
que grave dans l'air du temps l'ongle noir des Parques. Borges
avoue une véritable prédilection pour les histoires éminemment
ironiques qui font apparaître la planète comme un cloisonnement
de mondes multiples s'ignorant mutuellement. C'est l'argument
même de «La Quête d'Averroès ». Le philosophe, délaissant un
instant ses travaux, ces pages de la Poétique qui lui semblent une
forteresse inexpugnable, décide de se rendre à l'invitation d'un ami,
le coraniste Farach, et de passer la soirée à écouter les récits d'un
voyageur récemment revenu de Chine: Aboulkassim AI-Ashari.
Borges suggère très efficacement les filtres culturels qui rendent
intelligible aux auditeurs, quitte à les égarer, le monde inconcevable
qui leur est donné à imaginer. Des détails les choquent, qu'ils
dénoncent comme un mensonge éhonté, parce qu'ils ne se
rattachent à rien de connu. Aussi, soucieux de ne pas décevoir
l'attente de ses hôtes, le voyageur en vient-il à inventer des
anecdotes, conçues à partir du fonds de topai de la littérature arabe,
qui participent, mieux que ne pourrait le faire la réalité, d'une
certaine idée de l'Extrême-Orient. Parmi les histoires qu'Averroès
entend ce jour-là, il en est une qui aurait pu lui révéler le sens
véritable des mots de tragédie et de comédie; contournant les
difficultés de nomination, Aboulkassim s'efforce en vain de rendre
compte d'un spectacle auquel il fut convié certain soir dans la ville
de Canton: «- Ils étaient en prison, mais personne ne voyait les
cellules; ils étaient à cheval, mais personne ne voyait leurs
montures; ils combattaient, mais leurs épées étaient en roseau; ils
mouraient, mais ils se relevaient ensuite. - Les actes des fous, dit
Farach, dépassent les prévisions du sage. - Ils n'étaient pas fous,
dut préciser Aboulkassim. Ils étaient en train, me dit un marchand,
de représenter une histoire. »
S'il nous semble qu'Aboulkassim fait preuve d'une certaine
ingéniosité dans ses tentatives pour rendre compte des principes de
Un drakkar sur le lac Léman 75
Notes
1. Th. de Quincey, Lettres à un jeune homme dont l'éducation a été
négligée, trad. S. Marot, José Corti, Paris, 1991, p. 70.
2. Ibid., p. 69.
3. Ibid., p. 59.
4. Étiemble, Essais de littérature (vraiment) générale, Gallimard, Paris,
1975, p. 29 sq.; trad. de R. Micheli: F. Moretti, «Hypothèses sur la
littérature mondiale », Lausanne, Études de lettres, 200112, p. 9-24.
5. Conversations de Goethe avec Eckermann, trad. de J. Chuzeville,
nouvelle éd. revue et présentée par Cl. Roëls, Gallimard, Paris, 1988,
p.206.
6. A. Berman, Pour une critique des traductions: John Donne, Gallimard,
Paris, 1995, p. 17 sq. Berman a étudié la genèse de la notion de
Weltliteratur dans «Goethe: traduction et littérature mondiale »,
L'Épreuve de l'étranger, Gallimard, «Te!», Paris, 1984, p. 87-110.
7. E. R. Curtius, «Éléments de l'univers de Goethe », Essais sur la
littérature européenne, trad. Cl. David, Bernard Grasset, Paris, 1954,
p.74.
8. J. Michelet, La Bible de l'humanité, Éd. Complexe, Paris, 1998, p. 9.
9. P. Casanova, La République mondiale des lettres, Éditions du Seuil, Paris,
1999, p. 127.
10. J. Romains, Comparutions, dans Les Hommes de bonne volonté, éd.
o. Rony, t. IV, Flammarion, «Bouquins », Paris, 1988, p. 489.
11. F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de
Philippe II, t. l, UGE-Armand Colin, «Le Livre de Poche références »,
Paris, 1990,p. 183-184.
12. E. Renan, «Réponse au discours de réception de M. de Lesseps (23 avril
1885) », Œuvres complètes, t. l, éd. H. Psi chari, Calmann-Lévy, Paris,
1947, p. 802-803.
13. Ibid., p. 814.
14. L'homme, écrit Renan, se fait le «maître de la planète qu'il habite» en
«redress[ant], en vue de ses besoins, les combinaisons souvent malheu-
reuses que les révolutions du globe, dans leur parfaite insouciance des
intérêts de l'humanité, n'ont pu manquer de produire. Les événements
Un drakkar sur le lac Léman 81
Notes
1. G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, Paris,
1958.
2. W. Benjamin, Œuvres 1, trad. de l'allemand par M. de Gandillac,
R. Rochlitz et P. Rusch, Gallimard, «Folio », Paris, 2000, p. 274-275.
3. Je maintiens l'expression «critique immanente» malgré la remise en
question récemment effectuée par Gérard Genette au nom de la
nécessaire transcendance du signe (<< Peut-on parler d'une critique imma-
nente? », Poétique nO 126, avril 2001). On aura compris que je défends
l'idée que la littérature n'est pas une affaire de signes.
Conditions d'une « critique mondiale» 113
«Mondial»: un mot-valise?
L'ouvrage de Damrosch a cette qualité de retracer clairement la
genèse de la notion de littérature mondiale, et d'en détailler les
enjeux actuels. En cela, c'est une synthèse bienvenue, dotée en
outre d'une bibliographie très complète des travaux sur la
question. L'auteur propose également une définition renouvelée de
la littérature mondiale, qui l'amène à parcourir d'un même élan un
corpus d' œuvres très éloignées du point de vue géographique,
historique ou générique. L'inscription de ces textes dans un hori-
zon aussi élargi s'accompagne d'une lecture rapprochée, et le
régime de la preuve repose de façon traditionnelle sur le principe
de la citation de passages exemplaires sur une attention aux
détails du texte proche de la microlecture. Sur ce point, comme
nous le verrons, l'entreprise de Damrosch se distingue fortement
de celles de Casanova et de Moretti.
La « mondialité» de la littérature, pour Damrosch, est un mode
de lecture ajusté à une forme spécifique de circulation des textes.
La littérature mondiale est d'abord caractérisée par sa tension entre
un «contexte d'origine» (national) et un «contexte de lecture»
(étranger) 5. La littérature mondiale, ensuite, franchit ce fossé
culturel de façon avantageuse: par définition, elle gagne à être
traduite (<< World literature is writing that gains in translation 6» ).
La littérature mondiale, enfin, est une pratique de lecture (<< a mode
of reading 7»); et le lecteur peut se confronter, en raison même de
ce supplément esthétique, aux formes d'altérité charriées par les
œuvres «mondiales».
Cette valorisation de la traduction et de la lecture d' œuvres
traduites s'éloigne du fétichisme philologique d~ la «langue
d'origine», qu'on voit si souvent brandi par les détracteurs de
toute approche en termes de littérature mondiale (s'il fallait lire
toutes les langues pour lire tous les textes, qui pourrait en effet y
prétendre ?). Il ne faut donc pas négliger la fonction polémique de
la triple définition de Damrosch 8. Mais cette critique des pré-
supposés des études littéraires traditionnelles ne s'appuie pas, dans
l'argumentation de Damrosch, sur des constats exempts de
difficultés. Chaque point, à vrai dire, soulève selon moi autant de
problèmes qu'il en résout.
Pour commencer, l'assimilation des contextes d'origine et de
lecture aux territoires nationaux (Inde, Brésil, ou France, par
exemple 9) n'est pas recevable. Non seulement l'un des «systèmes
culturels» 10 en question peut s'avérer être une sorte de mosaïque
118 Où est la littérature mondiale?
dont les différentes pièces mordent sur les pays limitrophes (cas de
l'Inde), mais la distinction de deux cultures nationales (Brésil,
France) passe parfois sous silence une domination culturelle qui
rend cette distinction problématique, et même douteuse 11.
Damrosch semble par ailleurs soutenir qu'il y a autant de «littéra-
tures mondiales» que de réceptions nationales des œuvres
étrangères qui gagnent à être traduites: «La littérature mondiale en
tant que telle a une composition très différente selon les cultures
[indienne, brésilienne, etc.] » (<< world literature itself is constituted
very differently in different cultures 12 »). Cette indexation natio-
nale implique en toute rigueur ceci: les études portant sur la
littérature mondiale ne sont envisageables qu'à l'échelon local, et la
littérature mondiale est d'abord un objet de la littérature com-
parée; et c'est dans un second temps seulement qu'on peut songer
à considérer les littératures mondiales de chaque pays comme des
variations d'un même phénomène, éventuellement appréhendé de
façon spécifique. Mais quel est ce phénomène, et comment
Damrosch le reconnaît-il à l'œuvre dans des contextes très différents?
Ici, les plus grandes difficultés surgissent. La littérature
mondiale, on l'a vu, est un mode de circulation, mais la trame
nationale privilégiée par Damrosch masque, dans le cas précis de la
littérature, la porosité culturelle des frontières, les tropismes
symboliques des hégémonies, à quoi on peut encore ajouter
l'émergence récente d'une circulation d'emblée transnationale de
certains textes (celle-là même qui rend possible des parutions
simultanées dans une multitude de langues). La littérature mon-
diale, sous la plume de Damrosch, est aussi un mode de lecture.
Cela signifie que la « mondialité » de la littérature s'établit dans une
relation entre un texte à grande «variabilité» et un contexte de
lecture spécifique. La littérature mondiale n'étant pas un corpus
pré-déterminé 13, sa constitution incombe au lecteur. La «mon-
dialité» des œuvres est donc, pour Damrosch, de l'ordre du lisible;
elle engage une subjectivité lis ante qu'il lui importe peu de situer
historiquement, ou socialement. La «variabilité» des œuvres n'est
ainsi rien d'autre que le corollaire d'un tel primat de la lecture, et il
n'est pas exagéré de dire que la littérature mondiale est alors si
«ouverte» (au sens d'Eco) qu'elle se trouve définie par une
opération vague sur un objet indéterminé. Comme mode de circu-
lation, elle variait en fonction des territoires nationaux; comme
mode de lecture, les corrélations (tous azimuts 14) de textes qu'elle
autorise varient de façon arbitraire, c'est-à-dire en fonction de
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 119
~a ...... "
'-'a,JJ ... littéraires .... JI.'JJlJl''''' .. a, ...... '' et semi-périphérie
La République mondiale des lettres de Pascale Casanova est un
ouvrage pionnier en langue française. Paru en 1999, son corpus de
travail est d'une richesse et d'une diversité très rares dans les études
Pour une macrohistoire de la littérature mondiale 121
une conséquence d'un autre ordre qui m'intéresse ici: cette polari-
sation fige en effet l'historicité de la littérature mondiale, et elle
pèse sur l'usage que Casanova fait d'un autre modèle analytique,
historique cette fois, associé à la somme de Fernand Braudel,
Civilisation matérielle, économie et capitalisme.
Braudel est d'abord convoqué dans La République mondiale
des lettres pour légitimer une conversion du regard impliquant le
«temps long» des phénomènes et leur échelle mondiale 36. Il est
ensuite sollicité comme un argument d'autorité en faveur de la
promotion de Paris au rang de capitale artistique mondiale dès la
fin du XIX siècle 37 • Son modèle historiographique est enfin reven-
C
les croyances littéraires. C'est ce que fait Casanova, et elle lit par
exemple le De vulgari eloquentia de Dante plutôt que La Divine
comédie; l'Éloge de la Créolité plutôt que les romans de Chamoiseau.
À cette distance du texte, l'étude de la littérature mondiale
s'épuise dans l'analyse des croyances artistiques réglant l'ensemble
des échanges de l'espace littéraire mondial, à partir du centre d'où
elles émanent. Et ce marché symbolique transparaît dans les textes,
sous la forme d'intentions déclarées d'écriture plus ou moins
conformes aux valeurs littéraires dominantes. Ce degré de
généralité de la croyance rend inutile la prise en compte des détails
du texte si prisés par la micro-lecture. Cette indifférence, que lui
reproche un Prendergast encore très attaché à «l'analyse litté-
raireS! », me semble au contraire devoir être pointée comme la
possibilité d'un déplacement fertile du point de vue sur les textes.
Et si le modèle retenu par Casanova ne répond pas complètement
aux ambitions proclamées de neutralité descriptive, parce qu'il
engage clandestinement une définition impensée de la littérature, il
faut lui concéder que la grande distance aux textes qu'elle privilégie
est sans doute la condition nécessaire - à défaut d'être suffisante-
d'une conceptualisation rigoureuse de la littérature mondiale.
Notes
1. D. Damrosch, What is World Literature?, Princeton University Press,
Princeton, 2003.
2. P. Casanova, La République mondiale des lettres, Éditions du Seuil, Paris,
1999.
3. F. Moretti, «Conjectures on World Literature», New Left Review, nO 1,
2000, p. 55-67. Traduction française de Raphaël Micheli dans la revue
Études de lettres (Lausanne), nO 2, 2001, p. 9-24.
4. Dans la New Left Review: C. Prendergast, «Negotiating World
Literature», n° 8, 2001, p. 100-121 (cet article revient également, sans
ménagement, sur le livre de Casanova); F. Orsini, « India in the Mirror of
World Fiction », n° 13, 2002, p. 75-88; E. Kristal, «"Considering
coldly ... " A Response to Franco Moretti», n° 15,2002, p. 61-74;]. Arac,
«Anglo-Globalism», n° 16,2002, p. 35-45; voir aussi E. Apter, «Global
Translatio: The "Invention" of Comparative Literature, Istanbul, 1933 »,
CriticalInquiry, n° 29, 2003, p. 253-281.
5. D. Damrosch, op. cit., p. 281-288.
6. Ibid., p. 289.
7. Ibid., p. 297-300.
8. Ibid., p. 290-297.
9. Ibid., p. 27-28.
10. Ibid., p. 26.
11. A. Candido a admirablement montré les effets littéraires de l'hégémonie
européenne au Brésil au tournant du xx' siècle, notamment à travers le
cas du transfert tardif des formules naturalistes (voir «Littérature et
sous-développement» (1970), dans L'Endroit et l'Envers: essais de
littérature et de sociologie, Unesco/Métailié, Paris, 1995).
136 Où est la littérature mondiale?
53. F. Moretti, «More Conjectures », New Lej't Review, n° 20, 2003, p. 73-
81.
54. C'est le parti pris de M. Cohen, lorsqu'elle exhume admirablement le
roman sentimental français du XIX siècle, dans The Sentimental
C
Entretien sur
La République mondiale des lettres
Notes
1. Voir en particulier La Relation esthétique, Éditions du Seuil, Paris, 1997.
2. Cf Vérité et Méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique
philosophique, Éditions du Seuil, Paris, 1976 (trad. par E. Sacre).
3. Beckett l'Abstracteur. Anatomie d'une révolution littéraire, Éditions du
Seuil, Paris, 1997.
There is a warld elsewhere.
William Shakespeare, Carialanus.
Ont collaboré à ce volume:
Erich AUERBACH
«Philologie de la littérature mondiale»
texte inédit en français traduit de l'allemand par Diane Meur 25
Annie EPELBOIN
Littérature mondiale et Révolution 39
Lionel RUFFEL
L'international, un paradigme esthétique contemporain 51
Christophe PRADEAU
Un drakkar sur le lac Léman 65
Jérôme DAVID
Propositions pour une macrohistoire
de la littérature mondiale 115
Distribution: SODIS
128, av. du Mal de Lattre-de-Tassigny 77403 Lagny-sur-Marne
Tél. 0160078200 Fax 0164303227