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Rompant à la fois avec le refus idéologique qui fait de la psychanalyse

un instrument de classe, et avec cette soumission aveugle qui tient le

sujet captif, Psychanalyse et Langages Littéraires prend en compte un

donné de base  : le poids culturel de la littérature et de la psychanalyse

dans les sociétés occidentales et l’acuité de la relation critique nouée

depuis près d’un siècle entre le phénomène artistique et l’appareil

conceptuel freudien. A partir de cette complicité, que l’on peut déplorer

ou célébrer mais qui est incontournable, ce livre s’efforce, pour la

première fois à ce niveau et dans ce cadre, d’aider le lecteur à

approfondir les principales approches de cette relation existentielle,

proclamée ou sournoise, que le langage littéraire entretient avec le

Désir.
 

J. LE GALLIOT

Agrégé de l’Université

Maitre-Assistant

de Linguistique Française

à l’Université de Paris X

avec la participation

de

SIMONE LECOINTRE

Agrégée de l’Université

maître-assistant à l’Université

de Paris-X

et de

ROLAND LE HUENEN

PETER NESSELROTH

PAUL PERRON

Professeurs à l’Université

de Toronto

Psychanalyse et langages

littéraires

théorie et pratique
NATHAN

UNIVERSITÉ

INFORMATION

FORMATION
 

Sommaire

Couverture

Présentation

Page de titre

Introduction

PREMIÈRE PARTIE - LE SUBSTRAT CONCEPTUEL

Chapitre 1

1. - La topique freudienne

I. LES DEUX TOPIQUES FREUDIENNES

1. LA PREMIERE TOPIQUE :

INCONSCIENT/PRECONSCIENT/CONSCIENT

2. LA SECONDE TOPIQUE : LE ÇA, LE MOI ET LE

SURMOI

a) Le Ça.

b) Le Moi.

c) Le Surmoi.

II. LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA VIE

PSYCHIQUE
1. LE PRINCIPE DE CONSTANCE

2. LE PRINCIPE DE PLAISIR/DEPLAISIR

3. LE PRINCIPE DE REALITE

4. LA COMPULSION DE REPETITION

III. LE CHAMP PULSIONNEL

IV. LE DESIR ET LE FANTASME

V. LES MECANISMES FONDAMENTAUX

1. CONFLIT/CENSURE/DEFENSE/ REFOULEMENT

2. FIXATION ET INVESTISSEMENT

Chapitre 2

2. - Le développement de la personnalité

I. LES STADES

1. LE TRAUMATISME DE LA NAISSANCE

2. LE STADE ORAL

3. LE STADE SADIQUE-ANAL

4. LE STADE PHALLIQUE

II. LE TRIANGLE ŒDIPIEN ET LES COMPLEXES

1. LE COMPLEXE D’ŒDIPE

2. LE COMPLEXE DE CASTRATION
III. SCENE PRIMITIVE ET ROMAN FAMILIAL

IV. LE MOI ET L’AUTRE

V. L’ETERNEL RETOUR

3. - Les instruments de l’analyse

I. L’ACTE MANQUÉ

II. LE REVE ET LE TRAVAIL DU REVE

1. LA CONDENSATION

2. LE DEPLACEMENT

3. L’ELABORATION SECONDAIRE

III. LA CREATION IMAGINAIRE

DEUXIÈME PARTIE - DE L’AUTEUR A L’ŒUVRE

SECTION 1 - LA CRÉATION LITTÉRAIRE ET LA RELATION

AUTEUR/ŒUVRE/LECTEUR

1. - Le champ freudien

I. LA PSYCHANALYSE ET SON « APPLICATION »

II. FREUD ET L’ESTHETIQUE

III. POURQUOI LA LITTERATURE ?

1. L’AUTEUR ET SON PERSONNAGE

2. LES RAPPORTS DE L’ŒUVRE AU REEL

IV. LE CERCLE DES ANALOGIES


1. LE POINT DE VUE ET SES LIMITES

2. LA METHODE ET SES CONTRAINTES

SPECIFIQUES

3. LA CHAINE DES ANALOGIES

2. - La création littéraire et ses rapports avec l’inconscient

I. CREATION LITTERAIRE ET CRITIQUE

TRADITIONNELLE

II. CREATION ET PSYCHE

1. CREATION ET REPRESENTATION

2. LE « PRIVILEGE » DU CREATEUR

3. CREATION ET AUTODESTINATION

4. CREATION, IDENTIFICATION, SUBLIMATION

3. - Psychanalyse, linguistique et interprétation de l’œuvre

littéraire

I. LE SCHEMA DE LA COMMUNICATION

LINGUISTIQUE

II. LINGUISTIQUE ET « SCIENCE DE LA

LITTERATURE »

III. LA SUBVERSION DU CODE

IV. LA CIRCULATION DU DESIR

SECTION 2 - LECTURES DE L’ŒUVRE LITTÉRAIRE


SOUS-SECTION 1 - LES REPRÉSENTATIONS DE LA

PSYCHE

1. - L’inconscient et la mise en images

I. L’IMAGERIE « ORNEMENTALE »

II. IMAGE ET PSYCHANALYSE

III. LA DOUBLE ARTICULATION DU DISCOURS

IV. LA CHAINE SIGNIFIANTE ET L’INCONSCIENT

1. SYMBOLISME ONIRIQUE ET SYMBOLISME DU

LANGAGE

2. LE TRAVAIL DU REVE OU LA TENTATION DE

L’HOMOLOGIE

3. L’OSCILLATION METAPHORE/METONYMIE

ET L’INCONSCIENT

V. CONCLUSION : L’IMAGE ET LE SENS

2. - Le champ symbolique

I. LES DEUX ACCEPTIONS DU SYMBOLE

II. SYMBOLE ET METAPHORE

III. LES ZONES D’EMERGENCE DU SYMBOLE

IV. SYMBOLE ET INTERPRETATION

V. SYMBOLE, PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

VI. LE SYMBOLE ET L’IMAGINATION : FREUD OU


BACHELARD ?

VII. L’ACTIVITE SYMBOLIQUE DU CREATEUR

VIII. LA LECTURE SYMBOLIQUE DE L’ŒUVRE

LITTERAIRE

3. - Le domaine mythique

I. CONTOUR DU MYTHE

II. MYTHE ET PSYCHANALYSE

1. L’IMAGINAIRE MYTHIQUE

2. MYTHE ET REALISATION DU DESIR

III. MYTHE ET LITTERATURE

4. - Psychanalyse du roman

I. LE PERSONNAGE ROMANESQUE

II. LINGUISTIQUE, PSYCHANALYSE ET THEORIE

DU ROMAN

III. PSYCHANALYSE ET ROMAN

2. « ROMAN FAMILIAL » ET ROMAN LITTERAIRE

3. ROMAN ET DESIR

IV. BILAN GENERAL

5. - La scène et l’« autre scène »

I. THEATRE ET PSYCHANALYSE
1. LA LECTURE-INTERPRETATION DES TEXTES

2. LE FAIT THEATRAL

II. LES DEUX POLES DE L’ILLUSION

THEATRALE : LE COMIQUE ET LE TRAGIQUE

1. L’EFFET DE COMIQUE

2. L’EFFET DE TRAGIQUE

SOUS-SECTION 2 - PSYCHANALYSE DE LA LECTURE

I. LA PSYCHANALYSE ET LE PROBLEME DE LA

LECTURE

II. L’AFFECTIVITE DES FIGURES DU MESSAGE

III. LE LECTEUR ET SON APPAREIL PSYCHIQUE

SOUS-SECTION 3 - ÉCOLES ET PRATIQUES

1. - L’analyse thématique

I. PRESUPPOSES THEORIQUES

II. LA METHODE

III. LES PRATIQUES

IV. APPRECIATION CRITIQUE

2. - La psychocritique

I. PRESUPPOSES THEORIQUES
1. LA PSYCHOCRITIQUE ET L’INCONSCIENT

2. LA PSYCHOCRITIQUE ET LA CREATION

LITTERAIRE

II. LA METHODE

III. PRATIQUES

1. LA RECHERCHE DES RESEAUX

2. L’IDENTIFICATION DES FIGURES

MYTHIQUES

3. DES FIGURES MYTHIQUES AU MYTHE

PERSONNEL

IV. APPRECIATION CRITIQUE

SECTION 3 - LA PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE

1. - Le projet sartrien

I. PSYCHOLOGIE EMPIRIQUE ET PROJET D’ETRE

II. PSYCHANALYSE EMPIRIQUE ET PSYCHANALYSE

EXISTENTIELLE

III. ONTOLOGIE ET TEMPORALITE

1. METHODOLOGIE

2. IMPLICATIONS

IV. ONTOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE


2. - Psychanalyse existentielle et dialectique : Baudelaire et

Saint-Genet

I. BAUDELAIRE OU L’HISTOIRE D’UNE CONSCIENCE

II. SAINT-GENET, COMEDIEN ET MARTYR

1. LA DISSOLUTION DE L’ETRE.

2. LA CREATION SALVATRICE

3. LE SENS DE L’ENTREPRISE SARTRIENNE.

3. - La méthode régressive-progressive : l’idiot de la famille

I. FLAUBERT ET SARTRE

II. LA METHODE REGRESSIVE-PROGRESSIVE

III. DU STRUCTURAL A L’HISTORIQUE

IV. LE PROCES DESCRIPTIF

V. LA « SPIRALE » SARTRIENNE

1. LA CROYANCE COMME RESOLUTION PASSIVE

2. LES CIRCONSTANCES DE LA CHUTE

3. LE STIMULUS

4. NEVROSE ET NECROSE

6. LA NEVROSE COMME REGRESSION

7. LA MALADIE DE FLAUBERT COMME « MEURTRE

DU PERE »

VI. PSYCHANALYSE ET DIALECTIQUE


CONCLUSION-BILAN DE LA SECONDE PARTIE

I. LA PSYCHANALYSE DE L’AUTEUR

II. LA LECTURE-INTERPRETATION DE L’ŒUVRE

TROISIÈME PARTIE - LE TEXTE A LA LETTRE

SECTION 1 - LA PROBLÉMATIQUE LACANIENNE

1. - De la lettre au sujet

I. LE SENS DE LA LETTRE

II. LA CRITIQUE DU SIGNE

III. LE TRAVAIL DE LA SIGNIFIANCE

IV. LES EFFETS DU SIGNIFIANT

V. LE TEXTE A LA LETTRE

VI. LE SUJET DANS LA LETTRE

1. LA LETTRE DANS L’INCONSCIENT

2. LA THEORIE DU SUJET

VII. DU LITTERAL A LA LITTERATURE

VIII. LE TEXTE ET SA VERITE

2. - Le désir à la lettre

I. VERITE ET SAVOIR

II. LE DESIR A LA LETTRE


III. EFFETS DE LANGAGE, EFFETS DE VERITE

IV. LE DESIR ET LE TEXTE

SECTION 2 - ÉCRITURE ET TEXTUALITÉ

1. - La logique du texte

I. UNE THEORIE DU TEXTE

II. LA PRODUCTIVITE TEXTUELLE

2. - La signifiance et sa « science »

I. LA SEMANALYSE, « SCIENCE » DE LA

SIGNIFIANCE

II. LE SEMIOTIQUE ET LE SYMBOLIQUE

III. L’EFFRACTION DU SYMBOLIQUE, OU LE

TRAVAIL DU POETIQUE

3. - L’expérience poétique

I. LA LOGIQUE DU TEXTE

II. LA DIFFERENTIELLE SIGNIFIANTE

III. LES RISQUES DU SUJET

4. - Lire le texte

I. L’AUTRE SCENE

II. LA TRANSPOSITION
III. LA NEGATIVITE

IV. L’ECRITURE PARAGRAMMATIQUE

Annexes

ANNEXE I :

ANNEXE II

ANNEXE III

ANNEXE IV

BIBLIOGRAPHIE CONCERNANT

A. La psychanalyse lacanienne et l’écriture :

B. Ouvrages et articles complémentaires :

C. Aspects psychanalytiques d’une théorie de l’écriture et du texte :

Conclusion générale

Compléments bibliographiques

JEAN LE GALLIOT

Notes

Copyright d’origine

Achevé de numériser
 

Introduction

S’il faut en croire Didier Anzieu, «  l’interprétation psychanalytique des

œuvres d’art est à bout de souffle ». Le propos serait plus convaincant s’il ne

venait en préliminaire à un copieux volume intitulé Psychanalyse du génie

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créateur , ce qui tendrait à prouver a contrario qu’il n’est peut-être pas trop

tard et que tout n’est pas encore dit. Et même s’il en allait ainsi et que, «  à

s’intéresser au produit fini plutôt qu’à sa genèse, et à ne repérer dans

l’œuvre que le fantasme supposé y agir  », la démarche analytique s’était

condamnée elle-même au ressassement des évidences, encore faudrait-il

saisir les raisons de l’impasse et défricher de nouvelles approches. L’art et la

psychanalyse ont en effet trop partie liée pour que le problème de

l’interprétation analytique de l’objet culturel ne se pose et se repose

inlassablement, dans la remise en cause des « certitudes » et le surgissement

des questions nouvelles. Il est d’usage de rappeler que de nombreux

psychanalystes n’envisagent pas sans réticence l’extension du propos

analytique hors du champ de la cure. N’est-ce pas, de leur part, faire preuve

de quelque ingratitude  ? Car s’il arrive en effet à la critique esthétique

d’emprunter à la psychanalyse sa démarche et ses concepts, la psychanalyse

n’a-t-elle pas été confortée en ses origines par les matériaux que l’art lui

apportait et qui ont servi, autant que la cure directe et peut-être davantage,

au raffinement de la théorie et à l’approfondissement de ses premiers

postulats  ? L’exploration des ressources de l’imaginaire à laquelle s’est

toujours livré l’art n’est-elle pas en quelque sorte la préfiguration de cette

descente aux abysses de la psyché à quoi prétend procéder l’enquête

analytique  ? La psychanalyse, comme l’art, ne tend-elle pas à la saisie de

l’universel par la prospection du singulier  ? Et même si leurs démarches

apparaissent différentes et, pour certains, antinomiques  : «  La psychanalyse

démonte des mécanismes, car elle est analyse ; l’art est synthèse : il utilise

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les mécanismes pour créer  », art et psychanalyse ne sont-ils pas concernés

en commun par un double champ de réflexion théorique  : d’une part, la


saisie des éléments spécifiques qui caractérisent la psyché de l’artiste parmi

toutes les autres  ; d’autre part, l’étude de la finalité de l’activité artistique,

qui conditionne en définitive la signification même de l’objet d’art ?

Les réflexions qui précèdent suffiraient à justifier, s’il en était besoin,

l’ouvrage que nous présentons aujourd’hui. Cet ouvrage s’inscrit dans le

champ général de la relation de l’art à la psychanalyse, avec une réduction

du propos à cette catégorie particulière d’objets culturels que constituent les

œuvres littéraires. Le titre retenu  : Psychanalyse et langages littéraires

suggère que l’on a voulu éviter de traiter de la littérature comme institution,

et souhaité rappeler que la matière de la littérature était le langage, ce

langage obéissant à des lois dont les sciences humaines ont à connaître.

C’est pour cette raison qu’à plusieurs reprises, l’articulation de notre propos

à la linguistique apparaîtra tout à fait indispensable. Par ailleurs, si l’on a

supposé résolu le problème de la spécificité de l’œuvre littéraire dans

l’ensemble des formations culturelles d’une part, et dans l’ensemble des

textes d’autre part, c’est parce que l’on a estimé que ce préalable théorique

n’était pas utile à notre propos et que l’on pouvait profiter, sans le discuter,

du consensus général qui s’est installé à ce sujet dans notre pratique

culturelle.

La justification théorique d’un ouvrage n’entraîne pas ipso facto sa

justification pratique. Il nous paraît qu’en l’occurrence, cette justification est

défendable. Etant donné primo le poids culturel de la littérature et de la

psychanalyse dans nos sociétés, secundo l’importance de la place occupée

par la psychanalyse et par la lecture d’inspiration analytique dans le champ

actuel de la critique, tertio la difficulté non seulement de la pratique de cette

critique (c’est le problème de l’« amateur »), mais de son approche même, il

nous a semblé qu’il n’était pas scandaleux qu’un étudiant ou un enseignant

en sciences humaines s’attende à disposer d’un ouvrage qui fasse le point

sur les différents apports de la psychanalyse à la lecture des œuvres

littéraires, expose et critique les principales réalisations de ce type de

démarche et propose quelques essais inédits. Or, jusqu’à ce jour, cet

ouvrage, paradoxalement, n’existait pas. Certes, il est toujours possible de

lire Freud dans le texte, de s’immerger dans une bibliographie spécialisée et

de consulter au hasard quelques-uns des innombrables titres qui ont un

rapport avec la psychanalyse appliquée à la littérature. C’est de cette

manière que procède le spécialiste, le hasard en moins. Mais les autres ? La


dispersion, l’incompréhension, le scepticisme et, pour finir, le jugement

hâtif, soit de refus global, soit d’enthousiasme naïf, constituent les effets

prévisibles de cette aventure solitaire. Le présent ouvrage est un guide, rien

de plus mais rien de moins. C’est dire qu’il s’efforce de préserver la

nécessité «  pédagogique  » d’une présentation synthétique  —  à la fois

historique, conceptuelle et méthodologique  —  qui n’a nullement pour

ambition, on s’en doute, de remplacer une formation psychanalytique,- ni

même de fournir une méthode de lecture universelle, mais de faciliter à la

fois une meilleure intelligence des langages littéraires et un meilleur contact

avec les démarches critiques appliquées à ces langages quand elles sont

informées par la psychanalyse.

Dans les perspectives volontairement limitées que l’on vient de tracer,

Psychanalyse et langages littéraires s’articule selon une quadruple visée. La

psychanalyse appliquée à la littérature peut en effet concentrer son propos :

soit sur le créateur en tant que garant de sa création  : c’est la

psychanalyse de l’auteur ;

soit sur l’œuvre littéraire en tant que produit fini témoin d’une «  autre

scène » à découvrir : c’est la lecture-interprétation de/’œuvre ;

soit sur le texte littéraire en tant que procès langagier de productivité  :

c’est le travail du texte ;

soit sur le lecteur en tant que consommateur de texte jouissant de sa

consommation : c’est l’affect psychanalytique du plaisir du texte.

On retrouvera cette quadruple visée dans les parties II («  De l’auteur à

l’œuvre ») et III (« Le texte à la lettre ») du présent ouvrage.

Ces parties de fond sont précédées d’une première partie, intitulée «  Le

substrat conceptuel  », et dont la présence en cette place répond à

l’interrogation suivante : fallait-il courir le risque de proposer d’emblée à un

lecteur éventuellement non informé de la théorie psychanalytique, un

discours sur la jonction du psychanalytique et du littéraire, dans lequel

étaient constamment mis à contribution les concepts fondamentaux d’une

science dont ce lecteur aurait ignoré jusqu’aux rudiments  ? Cela n’a pas

paru possible. C’est pourquoi on a préféré rédiger une courte synthèse de la

théorie freudienne, en conservant de cette théorie ce qui est indispensable à

une approche analytique des langages littéraires, et en négligeant ce qui est

du ressort strict de la cure et de la thérapeutique. On espère que cette


sélection, forcément arbitraire, donnera au lecteur diligent le goût

d’approfondir ces questions dans les ouvrages spécialisés auxquels nous

avons emprunté à cette occasion.

On voudrait, pour clore cette introduction, avertir le lecteur que les

démarches critiques dont on le convie à entreprendre ici l’examen,

requièrent de sa part une attitude nouvelle devant la littérature et une

nouvelle appréhension des textes. Cette attitude et cette appréhension

s’inscrivent en réaction radicale contre la tendance encore trop répandue à

ne lire dans un texte que ce qu’il semble dire, position faussement objective

et réductrice, hypothéquée d’idéologie sous-jacente, dont un Northrop Frye,

par exemple, proposait naguère ingénument le programme  : «  Les axiomes

et les postulats de la critique ne doivent procéder que de l’art même dont

elle traite. Ce que doit faire le critique littéraire en tout premier lieu, c’est

lire la littérature, pour parcourir son propre champ de manière inductive, et

laisser ses principes critiques se façonner d’eux-mêmes, et seulement à

partir de sa connaissance de ce champ.  » (Anatomie de la critique.) A

prendre à la lettre ce catéchisme d’analyse immanente platement

structuraliste, on en viendrait à s’interdire toute ouverture du discours

critique aux dimensions de la société, de l’inconscient et, plus simplement,

du langage. Que ce discours, quand il est informé par la psychanalyse, se

révèle souvent dérangeant et perturbateur, on en demeure d’accord, mais

l’interprétation est à ce prix. Ce n’est pas sans conséquence pour soi-même

que l’on épouse la démarche analytique, fût-ce à propos d’une œuvre d’art,

car la théorie freudienne, si on la questionne, vous questionne à son tour.

Comme le rappelle Michel Pierssens, la critique, dans cette perspective, est

« comme une praxis qui implique le plus profond engagement, et ce qu’elle

propose prend la forme d’une aventure personnelle, toujours renouvelée et


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peut-être dangereuse   ». Et de citer le critique américain Frédéric Crews,

engagé lui aussi dans cette aventure, et qui en a assumé les risques  : «  La

vraie valeur de la psychanalyse littéraire réside en ce qu’elle nous donne

l’audace de rester seuls face aux livres, de reconnaître en eux notre propre

image, et en ce que, à partir de cette reconnaissance, nous pouvons


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commencer à comprendre le pouvoir qu’ils ont sur nous . »

Ce qui implique, on s’en doute, une autre manière de lire, qui n’est pas

sans rapport avec l’écoute flottante de l’analyste dans le processus de la cure


et que, pour cette raison, on se risquera à appeler « lecture flottante ». Cette

lecture implique un nouveau rapport du lecteur au livre, comparable en

quelque sorte au rapport de l’analyste au patient. Le discours du patient, on

le sait, se déroule sans but apparent, au gré des associations, sans souci de la

logique, n’obéissant qu’à la règle fondamentale de l’analyse  : tout dire. Au

travers de la lettre et du sens de ce discours manifeste, l’écoute flottante de

l’analyste repère le discours autre, le discours latent du désir, réprimé, sans

voix, mais insistant, assourdissant. Discours sans queue ni tête, mais où tout

a un sens, les silences comme les accents, les lapsus comme les redites. La

linéarité et la logique du langage social de la communication sont alors pour

l’analyste des traits secondaires par rapport à cette logique autre qu’il

entend peu à peu se mettre en place. Tache sur le mur, dessin dans le tapis,

l’autre langue se constitue à travers la première, au-dedans et en dehors

d’elle, dans ses pleins comme dans ses déliés. Aux enchaînements débridés

du rêve, aux associations énigmatiques du discours, l’attention de l’analyste

va substituer une autre cohérence, une autre logique sur lesquelles il va

pouvoir fonder son interprétation, sa traduction, sa lecture : la même langue,

mais autrement.

Alors comment lire  ? Lire comme l’analyste écoute, d’une «  lecture

flottante  ». Désapprendre à lire. Echapper au blocage imposé par le sens

manifeste et la linéarité de l’histoire ou de l’intrigue. Jouer avec l’œuvre, la

faire jouer sur et avec elle-même. Relire, lire dans tous les sens, aller à

contre-courant, s’attarder aux silences, se rendre sensible à certaines

reprises, redites, répétitions, aux absences aussi, considérer sans idée

préconçue tel détail aussi bien que tel ensemble, pour revenir peut-être au

mouvement le plus apparent, comme l’analyste revient parfois à la lettre du

discours, au jeu de mots le plus banal, trop aveuglant pour être envisagé de

prime abord. En un mot accepter l’hypothèse d’un autre texte, le même que

celui de la première lecture, mais autre cependant. C’est la seule façon pour

réussir à entendre cette autre parole, celle que vise l’interprétation. Il ne

s’agit pas de dépasser l’œuvre, ni de l’abandonner, mais d’enrichir sa portée

et sa signification, de s’y rendre davantage attentif en l’étant autrement.

L’oeuvre littéraire, discours voulu, composé, achevé selon certains critères

de forme et d’intérêt, ne pourra se comparer qu’à ce prix au discours du

patient, interminable, échevelé...


 

PREMIÈRE PARTIE

LE SUBSTRAT CONCEPTUEL
 
 
1.

5
La topique freudienne

I. LES DEUX TOPIQUES FREUDIENNES

D’une manière générale, une topique est une théorie des lieux qui assigne

aux objets de la science une localisation spatiale repérable. Rapportée à

l’organisation psychique de l’homme, la topique est une théorie qui

implique  : «  une différenciation de l’appareil psychique en un certain

nombre de systèmes doués de caractères et de fonctions différentes et

disposés dans un certain ordre les uns par rapport aux autres, ce qui permet

de les considérer métaphoriquement comme des lieux psychiques dont on

peut donner une représentation figurée spatialement  » (Vocab. p.  485). Ce

point de vue sur la vie psychique est en relation avec les théories

e
matérialistes du XIX siècle, qui rapportaient rigoureusement telle fonction,

tel comportement ou telle représentation à des supports neurologiques

nettement localisés et différenciés.

1. LA PREMIERE TOPIQUE :

INCONSCIENT/PRECONSCIENT/CONSCIENT

La première topique freudienne a été systématisée pour la première fois

en 1900 dans l’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung, ch. IV). Elle

pose l’existence d’une vie psychique inconsciente non unifiée, constituée de

plusieurs instances. Le terme essentiel de la topique est évidemment

l’inconscient. Ce terme est d’un maniement délicat et il peut être l’objet de

fréquentes équivoques. Si on l’utilise comme adjectif, on évoque

simplement « l’ensemble des contenus non présents dans le champ actuel de

la conscience, ceci dans un sens descriptif et non topique » (Vocab. p. 197).

Utilisation fréquente, on s’en doute, et qui n’implique nullement que l’on ait

pris position sur la théorie freudienne de la vie psychique. Mais si l’on

emploie le terme comme substantif, on pénètre alors sur un terrain


polémique, car on postule qu’il existe un Inconscient, ce qui ne va pas

encore de soi et suppose que l’on ait dépassé le stade des résistances naïves

à la psychanalyse ou des blocages idéologiques. Mais même en admettant

que l’Inconscient est une instance constitutive de la vie psychique, il

convient encore de ne pas imaginer cet Inconscient sous l’espèce d’une

puissance autonome, qui serait comme une véritable entité s’opposant à la

conscience, comme un double mystérieux du Moi conscient et responsable.

Dans le présent ouvrage, on se limitera à utiliser le terme Inconscient dans

son acception purement technique, en tant qu’il renvoie à un système

considéré comme le siège des pulsions innées et des désirs et souvenirs

refoulés, qui cherchent à faire retour dans la conscience et dans l’action.

L’instance intermédiaire entre le système inconscient et la conscience est

le système préconscient. Au sens purement descriptif du terme, les

contenus de ce système sont inconscients  ; mais ils se différencient

néanmoins des contenus de l’Inconscient dans la mesure où ils sont

accessibles à la conscience, disponibles (par exemple, les souvenirs non

actualisés que le sujet peut évoquer si l’occasion s’en présente).

Le passage de l’Inconscient au Préconscient est régi par la censure : cette

dernière s’efforce en effet d’interdire aux contenus inconscients l’accès à la

conscience. Un second effet de censure, mais plus sélectif que déformant

cette fois-ci, assurera le passage du Préconscient à la conscience.

Dans cette première topique, le rôle fondamental est joué par

l’Inconscient. Selon Freud, tout processus psychique prend sa source dans

l’Inconscient. Quand ce processus atteint le seuil du Préconscient, il peut

soit subir l’effet du refoulement, soit se diffuser de manière plus ou moins

travestie, sous la forme d’idées, de paroles, d’affects ou de comportements.

2. LA SECONDE TOPIQUE : LE ÇA, LE MOI ET LE SURMOI

C’est pour corriger la représentation trop ouvertement spatiale et

métaphorique des instances du psychisme que Freud propose une seconde

topique en 1923, dans Le moi et le Ça (Das Ich und das Es).Renonçant à

l’idée d’une localisation stricte, Freud définit la personnalité comme le

produit d’interrelations conflictuelles entre trois instances  : le Ça, le Moi et

le Surmoi.
a) Le Ça.

La forme neutre du terme évoque ce qu’il y a d’impersonnel et de non

dominé dans l’organisation psychique de l’homme. Le Ça constitue la

source énergétique, le réservoir pulsionnel premier, un chaos mouvant et

instable qui échappe à toute définition scientifique rigoureuse. Forme

originelle et infantile de l’appareil psychique, il est le siège des pulsions

innées et des désirs refoulés, et se situe à la lisière du psychique et du

somatique. On voit que les caractéristiques du Ça sont à peu près celles qui,

dans la première topique, servaient à définir l’Inconscient.

b) Le Moi.

Le Moi, instance défensive et protectrice de la personnalité, se situe au

point de confluence du Ça psychosomatique et de la réalité extérieure. Il est

à la fois riche d’énergies internes (les pulsions du Ça) et attentif aux

données extérieures. Aux deux extrémités de ses zones de contact, il doit

donc amortir, adapter, et effectuer en quelque sorte la liaison entre le Ça et

le monde extérieur.

Dans la conception freudienne, le Moi correspond à une transformation

totale du moi de la psychologie traditionnelle. Certes, la notion d’un moi

unitaire et stable, lucide et responsable, avait été mise en pièces bien avant
e
Freud, notamment lors des observations menées au XIX siècle sur les

maladies mentales. Mais les idées sur cette question demeuraient floues. Le

mérite de Freud est d’avoir montré que le Moi est une instance

particulièrement complexe dont les activités se situent aux trois niveaux  :

conscient, préconscient, inconscient. Conscient d’abord, puisque le Moi

supervise les adaptations du sujet à l’environnement, et ceci veut dire

beaucoup plus que la simple conscience de soi de la psychologie

traditionnelle. Mais inconscient aussi, et pour une large part, car c’est le Moi

qui prend en charge les mécanismes inconscients de défense et de

protection. Si bien que sa liaison avec le Ça est permanente et conflictuelle.

Pour résumer ce conflit, Freud écrit : « Wo Es war, soll Ich werden. » Phrase

ambiguë, qui a fait problème. La traduction française de l’édition Gallimard

indique : « Le Moi doit déloger le Ça », ce qui implique que le rôle du Moi

serait essentiellement de réprimer le Ça. En proposant de traduire la phrase

originale par : « Là où c’était, là dois-je advenir » (c’est-à-dire : là où le Ça


était, le Moi doit advenir), Jacques Lacan efface le côté répressif de la

fonction du Moi et insiste sur l’idée d’une récupération du Ça par le Moi. Le

Moi serait donc dans cette perspective, non le gendarme du Ça, mais une

véritable instance de prise en compte du Désir.

c) Le Surmoi.

Le Ça est premier, le Moi se constitue progressivement, le Surmoi

couronne l’édifice de la personnalité. On peut le définir comme une sorte

d’instance morale intériorisée dont le « rôle est assimilable à celui d’un juge

ou d’un censeur à l’égard du Moi. Freud voit dans la conscience morale,

l’auto-observation, la formation d’idéaux, des fonctions du Surmoi  », qui

«  se constitue par intériorisation des exigences et des conflits parentaux  »

(Vocab. p.  471). Le Surmoi représente donc en quelque sorte l’idéologie

familiale, avec ses contraintes, ses censures et ses interdits. Il procède à

l’origine d’une identification de l’enfant aux parents idéalisés et peut

s’alimenter ensuite à d’autres identifications. On ferait un contresens si l’on

croyait que le Surmoi correspond à la part la plus consciente et la plus

volontariste de la personnalité. Il n’en est rien. Mis en place au premier âge

de la vie, le Surmoi, s’il censure et refoule les pulsions du Ça, remplit cette

fonction de manière parfaitement inconsciente et non évolutive.

Sous-instance particulière du Surmoi, l’Idéal du Moi «  résulte de la

convergence du narcissisme (idéalisation du Moi) et des identifications aux

parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs. En tant qu’instance

différenciée, l’Idéal du Moi constitue un modèle auquel le sujet cherche à se

conformer  » (Vocab. p.  184). On sait que par référence au mythe de

Narcisse, on entend par narcissisme l’amour porté à l’image de soi-même.

II. LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE LA VIE

PSYCHIQUE

Ayant défini les instances constitutives de la personnalité, il importe

maintenant de caractériser les principes fondamentaux qui régissent la vie

mentale et en conditionnent l’économie. Ils sont selon Freud au nombre de

quatre  : le principe de constance, le principe de plaisir/déplaisir, le

principe de réalité et la compulsion de répétition.


1. LE PRINCIPE DE CONSTANCE

Ce principe «  désigne la tendance de l’appareil psychique à maintenir la

quantité d’excitation à un niveau aussi bas ou tout au moins aussi constant

que possible. Il rend compte à la fois des processus de décharge qui

s’accompagnent de satisfaction et des processus de défense contre un excès

d’excitation ». (D. Lagache, p. 18.)

2. LE PRINCIPE DE PLAISIR/DEPLAISIR

Le principe de plaisir découle du principe de constance. Si l’on pose que

tout comportement est déterminé par une excitation désagréable (la soif me

fait boire, la faim me fait manger, le désir sexuel m’incite à tenter de le

satisfaire, etc.), on admettra que ce comportement tend à la diminution de la

tension qui le motive, au contournement du déplaisir et, dans le cas le plus

favorable, à la production d’un plaisir. C’est le principe de plaisir qui

conditionne les processus inconscients et le fonctionnement du Ça. Il

permet au sujet d’échapper aux tensions par le recours à la rêverie, au rêve

ou à la création imaginaire.

3. LE PRINCIPE DE REALITE

Ce principe apparaît en contrepoint du précédent. Alors que le principe

de plaisir tend à la satisfaction immédiate et non contrôlée des pulsions (ce

qui invite à souligner que le concept de plaisir dans la théorie

psychanalytique n’est pas lié à la seule satisfaction des besoins vitaux, mais

qu’il concerne principalement les processus d’accomplissement des désirs

inconscients), le principe de réalité est un «  principe régulateur  » selon

lequel «  la recherche de la satisfaction ne s’effectue plus par les voies les

plus courtes, mais emprunte des détours et ajourne ses résultats en fonction

des conditions imposées par le monde extérieur  » (Vocab. p.  336). Ce

principe est donc le résultat d’une série d’adaptations aux conditions

imposées par la réalité extérieure, les contraintes socio-familiales, etc.

D’une manière générale, il est lié au développement des fonctions

conscientes de la personnalité : attention, jugement, mémoire. C’est donc le

principe de réalité qui conditionne le fonctionnement du Moi. Bien entendu,

ce principe ne supprime pas le principe de plaisir qui continue à régir le


champ du fantasme et du désir refoulé  : il en limite seulement l’application

en fonction de l’adaptation et de la protection du Moi.

4. LA COMPULSION DE REPETITION

La compulsion de répétition correspond à un processus inconscient par

lequel le refoulé cherche à faire retour dans le présent du sujet pour

renouveler certaines expériences, même si ces expériences se sont avérées

douloureuses ou traumatisantes. Le jeu de cette compulsion, qui agit en

quelque sorte au-delà du principe de plaisir, signifie que l’expérience ne sert

pas, que l’échec n’éclaire pas le sujet sur lui-même et que le désir est le plus

fort. La compulsion de répétition consacre la faillite du Moi et

l’impuissance du principe de réalité à régir l’ensemble du fonctionnement

de la vie psychique.

La dialectique du principe de plaisir et du principe de réalité se révèle

essentielle pour la compréhension des formations culturelles. Les

sublimations impliquées par les religions sont un renoncement au principe

de plaisir et un transfert au bénéfice d’une hypothétique gratification future.

La science correspond au pur exercice du principe de réalité. La pédagogie

est une sorte de dressage du Moi qui entraîne la régulation du principe de

plaisir par le biais de différents ajustements socioculturels. L’art et la

littérature offrent aux deux principes un terrain de conciliation  : certes,

l’artiste et l’écrivain, dans la mesure où ils explorent les voies de

l’imaginaire, semblent renoncer au principe de réalité ; mais par la création

de ce réel qu’est l’œuvre, ils ont tendance ensuite à inclure dans la réalité

même cette projection fantasmatique à laquelle correspondait d’abord

l’objet d’art.

III. LE CHAMP PULSIONNEL

Il est assez difficile de donner une définition de la pulsion dans la mesure

où la zone de déploiement des pulsions se situe à l’articulation du

biologique et du mental et échappe à l’observation scientifique. La théorie

psychanalytique entend par pulsion «  une poussée énergétique et motrice

qui fait tendre l’organisme vers un but  », poussée dont le processus

comporte trois moments  : «  la source, (qui) est un état d’excitation à


l’intérieur du corps, le but, (qui) est la suppression de cette excitation,

l’objet, (qui) est l’instrument au moyen duquel la satisfaction est obtenue  »

(D. Lagache, p. 26).

En liaison avec les deux topiques successives, la théorie freudienne des

pulsions a subi des transformations. Jusque vers 1920, c’est-à-dire lorsque la

première topique Inconscient/Préconscient/Conscient était encore en

vigueur, Freud range les pulsions en deux sous-ensembles :

—  Les pulsions sexuelles, dont les manifestations dynamiques

correspondent à ce qu’on appelle la libido, et qui se divisent à leur tour

en deux groupes  : les pulsions sexuelles qui prennent comme objet le

sujet lui-même (libido du moi ou narcissique) et les pulsions sexuelles

qui prennent comme objet un objet extérieur au sujet (libido d’objet).

—  Les pulsions du Moi, qui représentent l’ensemble des forces

concourant à la protection du Moi face aux pulsions sexuelles. Le

conflit entre les deux catégories de pulsion conduit à la névrose, le

triomphe des pulsions du Moi sur les pulsions sexuelles conditionne le

refoulement.

La mise au point de la seconde topique du Ça, du Moi et du Surmoi

conduit Freud à corriger cette première théorie des pulsions. L’un des agents

de ce remaniement est l’étude du phénomène narcissique, dans lequel

certaines tendances théoriquement rapportées aux pulsions du Moi sont en

réalité des pulsions sexuelles intéressant directement la libido. La logique de

cette observation conduit progressivement Freud à renoncer à un clivage net

entre les. pulsions du Moi et les pulsions sexuelles. Il préfère postuler que

« la libido est l’énergie générale des pulsions sexuelles investies sur le Moi,

sur autrui et sur les choses... Bien que pouvant entrer ultérieurement en

conflit, la libido du Moi et la libido « objectale » sont de même nature et de

même origine. Le progrès dialectique de la pensée de Freud ramenait ainsi

les pulsions à l’unité » (D. Lagache, p. 28).

Ce travail de réorganisation conceptuelle de l’origine des pulsions conduit

enfin Freud, dans une dernière étape, à distinguer entre les pulsions de vie et

les pulsions de mort.

Les pulsions de vie, que l’on désigne aussi sous le terme générique

d’Eros ont pour but de constituer des unités toujours plus grandes et de les

conserver. Elles correspondent aussi bien aux pulsions sexuelles (la


sexualité est la quête de l’Autre, le désir de fusion de deux individualités

dans une unité plus vaste qui les transcende) qu’aux pulsions

d’autoconservation liées à l’exercice des fonctions corporelles

indispensables à la conservation de la vie (la faim ou la soif par exemple).

A ces pulsions de vie s’opposent les pulsions de mort, désignées sous le

terme générique de Thanatos : elles «  tendent à la réduction complète des

tensions  » et représentent «  la tendance fondamentale de tout être vivant à

retourner à l’état anorganique  » (Vocab., p.  371-372), c’est-à-dire à un état

antérieur de repos absolu.

IV. LE DESIR ET LE FANTASME

Dans l’optique freudienne le désir, différent du besoin, est essentiellement

inconscient. Il est lié à des «  signes infantiles indestructibles  » (Vocab.,

p.  121). Son corrélatif est le fantasme. Un fantasme est un «  scénario

imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins

déformée, l’accomplissement d’un désir  » (Vocab., p.  152). Dans

l’ensemble des fantasmes, on distingue plusieurs sous-ensembles

différenciés :

— En premier lieu, les rêves diurnes, les rêveries, les fictions que le sujet

invente et se raconte à lui-même de manière parfaitement consciente ;

—  En second lieu, les rêveries préconscientes qui sont susceptibles

d’entrer dans le champ de la conscience ;

—  En troisième lieu, les fantasmes proprement inconscients qui servent

de point d’origine à la formation des rêves nocturnes.

Des passages peuvent d’ailleurs s’effectuer entre ces différents niveaux

fantasmatiques, mais ils ne remettent pas en cause la fonction première du

fantasme, qui est « la mise en scène du désir, mise en scène où l’interdit est

toujours présent dans la position même du désir » (Vocab., p. 156).

D’où il suit que le fantasme est le lieu d’élection où l’on cernera au plus

près le glissement entre les différentes instances du psychisme : refoulement

ou retour du refoulé.

V. LES MECANISMES FONDAMENTAUX


On regroupera sous cette rubrique quelques-uns des concepts qui sont

indispensables à l’intelligence de la théorie psychanalytique.

1. CONFLIT/CENSURE/DEFENSE/ REFOULEMENT

Le conflit est tout à fait indispensable à la constitution de la personnalité.

Il peut être manifeste ou latent, opposer les différentes instances de la vie

psychique, le désir et l’impératif moral, les pulsions entre elles, l’instinct de

vie et l’instinct de mort, etc. L’unité du concept de conflit réside dans le fait

que si l’un des deux termes de l’opposition est variable, l’autre terme

demeure constant : il s’agit toujours de la sexualité.

La censure est une « fonction qui tend à interdire aux désirs inconscients

et aux formations qui en dérivent l’accès au système

préconscient/conscient » (Vocab., p. 62). La censure est évidemment à relier

aux mécanismes de défense, c’est-à-dire à l’« ensemble des opérations dont

la finalité est de réduire ou de supprimer toute modification susceptible de

mettre en danger l’intégrité et la constance de l’individu psycho-

biologique  » (Vocab., p.  108). C’est le Moi qui est l’agent principal de ces

mécanismes de défense et de protection. Quant à la notion de censure, elle

préfigure celle du Surmoi, « cette instance d’auto-observation, le censeur du

moi, la conscience morale ».

Censure et défense sont enfin inséparables de la notion de refoulement,

«  opération par laquelle le sujet cherche à repousser ou à maintenir dans

l’inconscient certaines représentations (pensées, images, souvenirs) liées à

une pulsion » (Vocab., p. 392). Le refoulement « peut être considéré comme

un processus psychique universel en tant qu’il serait à l’origine de la

constitution de l’Inconscient comme domaine séparé du reste du

psychisme » (Vocab., p. 392)

2. FIXATION ET INVESTISSEMENT

Les deux notions ont des points communs : la fixation est le « fait que la

libido s’attache fortement à des personnes ou à des images, reproduit tel

mode de satisfaction, reste organisée selon la structure caractéristique d’un

de ses stades évolutifs » (Vocab., p. 160).

L’investissement est le «  fait qu’une certaine énergie psychique se trouve

attachée à une représentation ou un groupe de représentations, une partie du


corps, un objet, etc. » (Vocab., p. 211). L’origine de tous les investissements

se situe dans le Ça, «  pôle pulsionnel de la personnalité  », et les «  autres

instances tirent leur énergie de cette source première » (Vocab., p. 213).


 
 
2.

Le développement de la personnalité

L’un des intérêts majeurs de la théorie psychanalytique est de relier

étroitement le développement de la personnalité aux différents processus de

transformation biologique qui conditionnent eux-mêmes les grandes étapes

du devenir physique de l’être humain : la naissance, l’enfance, la puberté, la

ménopause... Cette liaison a été conceptuellement réalisée par le recours

aux notions de sexualité et de zones érogènes.

Le concept de sexualité, tout à fait central dans la réflexion de Freud, doit

être entendu au sens large, c’est-à-dire non confondu avec celui de

génitalité, qui n’en est que l’une des composantes. Si la sexualité en effet,

concerne naturellement, dans une acception purement biologique,

l’ensemble des traits qui différencient les deux sexes (organes génitaux et

caractères secondaires) et l’accomplissement de l’acte sexuel proprement

dit, elle subsume aussi l’ensemble des manifestations, affectives ou autres,

qui traduisent cet appétit de plaisir dont l’orgasme n’est qu’un aspect. C’est

pourquoi, dans cette acception plus large, on pourra parler, par exemple, de

la sexualité du nouveau-né.

En liaison avec le concept de sexualité intervient celui de zones érogènes.

Les zones érogènes sont des «  régions du corps dont la stimulation

conditionne la satisfaction libidinale  ; la zone érogène dominante change

avec l’âge et la croissance de l’organisme (stades pulsionnels)  ;

l’organisation des rapports de l’organisme avec lui-même, avec l’entourage

et avec les personnes change corrélativement (stades objectaux)  ». (D.

Lagache, p. 29.)

Pour mieux prendre conscience du développement de la personnalité, il

convient donc, en un premier temps, de résumer les stades successifs de ce

développement.

I. LES STADES
1. LE TRAUMATISME DE LA NAISSANCE

Encore que l’on se situe ici sur un terrain assez mouvant, il apparaît

probable que de nombreux rêves ou fictions portent le souvenir de cette

épreuve traumatisante que représente l’arrachement brutal au milieu intra-

utérin de la mère, et de la nécessité qui en résulte d’une adaptation difficile

à l’univers extérieur. Il n’est pas douteux que l’angoisse éprouvée si

fréquemment par l’enfant quand il quitte sa mère est le souvenir de la

première séparation.

2. LE STADE ORAL

Au cours de ce premier stade libidinal (le premier semestre de la vie

environ), « le plaisir sexuel est lié de façon prédominante à l’excitation de la

cavité buccale et des lèvres qui accompagne l’alimentation  » (Vocab.,

p.  457). Durant ce stade, l’image de la mère qui procure la nourriture est

étroitement liée à celle de la mère qui prodigue les soins et les

manifestations d’amour. Il suit de là que les perturbations ou les déficits qui

peuvent intervenir à ce double niveau sont générateurs de conflits ultérieurs

et de régressions.

Une analyse plus approfondie du stade oral conduit à distinguer deux

moments successifs : le stade oral précoce à caractère passif (succion) et le

stade sadique-oral où l’agressivité de l’enfant se traduit par le plaisir de la

morsure, en relation avec la première poussée dentaire. Une phase

conflictuelle avec la mère est susceptible d’accompagner ce second moment

de l’évolution.

3. LE STADE SADIQUE-ANAL

Ce stade couvre la seconde et la troisième année de la vie. La décharge

principale de la tension est liée au processus de défécation, et le plaisir

procède de l’excitation de la zone érogène que constitue la muqueuse anale.

Le sadisme entre en rapport étroit avec l’analité dans la double mesure où

d’une part l’expulsion des matières fécales est ressentie comme une

destruction et d’autre part la maîtrise des sphincters est susceptible de

générer une série de conflits avec les adultes.

On peut distinguer deux phases dans le stade sadique-anal : au cours de la

première, le plaisir anal dépend de l’expulsion et le sadisme se rapporte à la


destruction de l’objet. Au cours de la deuxième phase, le plaisir résulte de la

rétention des matières, le sadisme est à relier au contrôle possessif. Freud a

bien mis en relief les valeurs symboliques du don et du refus qui s’attachent

à l’activité de défécation.

4. LE STADE PHALLIQUE

Ce stade, qui couvre la période de deux à cinq ans, se caractérise par la

prédominance d’une nouvelle zone érogène, le pénis pour le garçon, le

clitoris pour la fille. La décharge libidinale est donc liée ici à la

masturbation. La définition de ce stade coïncide chez Freud avec la

conviction du primat du phallus, d’où il suit que «  la libido est de nature

masculine, aussi bien chez la femme que chez l’homme  », et que la notion

de différenciation sexuelle n’est pas encore acquise : l’opposition ne se situe

pas en effet entre un organe mâle et un organe femelle, mais entre un organe

mâle et l’absence de cet organe.

C’est au cours du stade phallique que les tendances qui portent l’enfant

vers les adultes qui l’entourent vont prendre des tonalités affectives

particulières. Cette constatation nous conduit à évoquer maintenant les

grands complexes qui conditionnent la maturation de la personnalité.

II. LE TRIANGLE ŒDIPIEN ET LES COMPLEXES

Il est fait du terme «  complexe  » en psychanalyse un usage constant et

tout à fait essentiel. Il importe donc de le définir avec précision  : un

complexe est un ensemble de réactions affectives (représentations et

souvenirs) partiellement ou totalement inconscientes. L’élaboration d’un

complexe s’effectue à partir des relations interpersonnelles que le sujet est

conduit à nouer dans l’enfance, et elle est tout à fait normale. Ce qui est

pathologique, ce n’est donc pas le complexe en lui-même, mais sa

persistance au-delà d’un stade déterminé.

1. LE COMPLEXE D’ŒDIPE

Le complexe d’Œdipe est un «  ensemble organisé de désirs amoureux et

hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents. Sous sa forme dite

positive, le complexe se présente comme dans l’histoire d’Œdipe-Roi : désir


de la mort de ce rival qu’est le personnage du même sexe et désir sexuel

pour le personnage de sexe opposé. Sous sa forme négative, il se présente à

l’inverse : amour pour le parent du même sexe, et haine jalouse du parent du

sexe opposé. En fait, ces deux formes se retrouvent à des degrés divers dans

la forme dite complète du complexe d’Œdipe » (Vocab., p. 79).

Le complexe d’Œdipe correspond au stade phallique. Il intervient donc

généralement entre trois et cinq ans. Chez le garçon, la fixation libidinale à

la mère se situe parfaitement dans la logique de la vie affective et matérielle

antérieure, mais elle ne va pas sans frustration ni agressivité dans la mesure

où la possession totale de la mère est impossible (présence du père, des

frères et sœurs). Cette agressivité déclenche un sentiment de culpabilité,

générateur d’une angoisse qui peut s’exprimer aussi bien au travers de

processus inconscients (rêves, fantasmes), que par le biais de certains

comportements.

Chez la fille, l’élaboration du complexe d’Œdipe suppose que la fixation

libidinale au père ait été précédée d’une phase de détachement de la mère.

Ce détachement correspond à la prise de conscience de la différenciation

sexuelle, la fille reprochant inconsciemment à sa mère de l’avoir faite sans

pénis.

Naturellement, le schéma décrit ci-dessus ne se vérifie pas toujours avec

la même rigueur. La liquidation normale du complexe d’Œdipe consiste,

pour le garçon, à renoncer à sa mère comme objet de désir sexuel et à

s’identifier à son père. Etape décisive puisqu’il renonce à ce qu’il veut avoir

(sa mère) pour investir dans ce qu’il veut être (son père), mais qui n’est pas

toujours assumée aussi nettement. Si le père est absent ou effacé, la mère

possessive et autoritaire, ou au contraire victime de la violence du père,

l’identification au père est impossible ou compromise, et l’enfant demeure

fixé libidinalement à la mère, ce qui peut favoriser la prédisposition à

l’homosexualité : le sujet renoncera à la femme, soit par crainte de la faire

souffrir, soit par crainte d’être détruit par elle (angoisse de castration). Un

attachement trop tendre et exclusif du garçon pour son père dans la première

enfance peut être également à l’origine d’une homosexualité passive

(comportement où le sujet joue le rôle féminin dans le rapport homosexuel),

et, d’une façon générale, de cette homosexualité latente qui, à des degrés

divers, existe en tout individu.


Les causes de l’homosexualité féminine sont plus difficiles à cerner.

Parmi les principales, on relèvera la peur d’une sexualité dégradante, une

culpabilité œdipienne excessive, l’agressivité et le désir de châtrer les

hommes, l’affirmation féministe, etc.

Si le complexe d’Œdipe connaît sa période d’acmé entre trois et cinq ans,

il a des prolongements importants par la suite. Après la période de latence

sexuelle  —  qui est aussi l’âge de la conscience morale, la phase où le

Surmoi conduit le sujet à accepter volontairement les interdictions

parentales et les contraintes de la vie de groupe, dans le milieu scolaire et

dans la société  —  la poussée pulsionnelle de la puberté remet en quelque

sorte l’Œdipe à l’ordre du jour. C’est à ce moment capital que se pose le

problème du choix d’objet : l’adolescent choisira des objets d’amour de plus

en plus éloignés des modèles familiaux. Le terme «  normal  » de cette

adaptation progressive de la libido à l’objet sera la convergence du désir vers

un objet d’amour unique, couronnée par la réalisation génitale de cet amour.

Ce n’est qu’après cette expérience — et si elle est vécue sans trauma — que

l’on pourra parler de la liquidation totale du complexe d’Œdipe.

2. LE COMPLEXE DE CASTRATION

Ce complexe est en relation étroite avec l’Œdipe. Il est décrit par Freud

comme l’une des composantes de la théorie sexuelle infantile, qui, en

«  attribuant un pénis à tous les êtres humains, ne peut expliquer que par la

castration la différence anatomique des sexes  » (Vocab., p.  75). Pour Freud

en effet, «  il y a bien, (au stade phallique), un masculin, mais pas de

féminin ; l’alternative est : organe génital mâle ou châtré ».

Centré sur le fantasme de castration, le complexe du même nom se réalise

différemment selon les sexes  : il correspond, pour le garçon, à la crise

terminale de l’Œdipe, puisque le sujet redoute d’être châtré par son père,

comme châtiment du désir incestueux qu’il éprouve pour sa mère. Ce n’est

que s’il surmonte cette crise de la castration que le garçon pourra s’identifier

à son père et mettre un terme à sa fixation libidinale à la mère.

Pour la fille au contraire, le complexe de castration résulte du sentiment

de frustration dû à la découverte de la différenciation sexuelle  : «  La petite

fille se sent lésée par rapport au garçon et désire posséder comme lui un

pénis  ; puis cette envie du pénis prend dans le cours de l’Œdipe deux
formes dérivées  : envie d’acquérir un pénis au-dedans de soi

(principalement sous la forme du désir d’avoir un enfant), envie de jouir du

pénis dans le coït » (Vocab., p. 136).

La théorie psychanalytique est constamment conduite à souligner

l’universalité du complexe de castration, qui se rencontre, sous des

manifestations diverses, chez la majorité des sujets. Cette universalité laisse

à penser que le fantasme de castration est peut-être l’écho d’une angoisse

antérieure, générale et universelle, l’angoisse de la naissance et de la

séparation d’avec la mère, ou encore l’angoisse du retrait du sein (ou de son

substitut). Il est toutefois indispensable de corréler le fantasme de castration

au complexe d’Œdipe et de considérer que la menace de castration constitue

la phase finale de la prohibition de l’inceste.

III. SCENE PRIMITIVE ET ROMAN FAMILIAL

La scène primitive (ou originaire) est une « scène de rapport sexuel entre

les parents, observée ou supposée d’après certains indices et fantasmée par

l’enfant  »  ; le rapport sexuel des parents est «  compris par l’enfant comme

une agression du père dans une relation sadomasochiste  ; il provoque une

excitation sexuelle chez l’enfant en même temps qu’il fournit un support à

l’angoisse de castration » (Vocab., p. 432).

Le concept de scène primitive met en jeu la question délicate des rapports

du réel et du fantasmatique  : est-il nécessaire que l’enfant ait réellement

observé la scène originaire, ou bien cette scène est-elle si profondément

ancrée dans la psyché qu’elle peut fort bien, sous une forme mythique et

hors de toute actualisation, influencer la vie psychique de l’enfant  ? Le

débat reste ouvert.

Le roman familial, qui trouve son origine dans le complexe d’Œdipe, est

une construction fantasmatique, un véritable roman à usage interne dans

lequel l’enfant se complaît à modifier la nature des liens qui l’unissent à ses

parents. Il s’invente une autre famille plus prestigieuse, il s’imagine enfant

trouvé, bâtard, etc.

IV. LE MOI ET L’AUTRE


Dans ses rapports avec l’Autre et au cours des diverses étapes de son

édification, le Moi est nécessairement conduit à réaliser deux opérations

psychiques fondamentales : l’idéalisation et l’identification.

L’idéalisation est un «  processus psychique par lequel les qualités et la

valeur de l’objet sont portés à la perfection  » (Vocab., p.  186). Elle se

distingue de l’identification, «  processus psychologique par lequel le sujet

assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme,

totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci » (Vocab., p. 187).Le

concept d’identification est tout à fait central dans la théorie freudienne  ; il

s’agit beaucoup plus que d’un simple processus psychologique marginal,

mais d’une opération véritablement constitutive de la personnalité, qui joue

notamment un rôle capital lors de la liquidation du complexe d’Œdipe.

V. L’ETERNEL RETOUR

Freud a découvert tardivement l’idée, devenue capitale, d’un retour en

arrière de la libido à des stades antérieurs de son évolution. Cette idée

s’appuie sur le fait que le sujet ne peut jamais se délivrer complètement de

son passé infantile. Bien entendu, les formes de régression sont très

nombreuses, et le concept lui-même est à manier avec précaution, ainsi que

le mentionne C. Backès-Clément : « Il importe de savoir que régresser n’est

pas à prendre au sens réel  : il ne s’agit pas d’un retour physique aux stades

primitifs, ce qui supposerait une réversibilité du temps qui est au contraire

de la théorie psychanalytique ; il s’agit d’un retour de fiction, qui ne saurait

s’effectuer que dans et par le langage. Ce qui fait retour, c’est une forme de

plus en plus archaïque de demande : demande de soins maternels, demande

de fessées, demandes d’enfants, qui ne peuvent plus, par force, être

satisfaites à l’âge adulte.  » (Pour une critique marxiste de la psychanalyse,

Editions Sociales, p. 53.)


 
3.

Les instruments de l’analyse

Parmi les instruments utilisés par Freud pour vérifier ses intuitions et

appliquer la démarche analytique, on retiendra l’acte manqué, le rêve et la

création imaginaire.

I. L’ACTE MANQUÉ

Un acte manqué est un «  acte où le résultat visé n’est pas atteint mais se

trouve remplacé par un autre  » (Vocab., p.  5). Par un paradoxe aisément

explicable, l’acte manqué ne l’est qu’en apparence  : dans l’optique

analytique en effet, c’est un acte réussi, puisque le désir inconscient s’y

déploie, par la rencontre précaire du Moi et du Ça, qui fusionnent un

moment dans ce que l’on appelle une formation de compromis (ou forme

empruntée par le refoulé pour être admis à la conscience). Les principaux

actes manqués sont le lapsus (de langue ou de plume), l’erreur de lecture,

l’oubli, la perte d’un objet, l’erreur de conduite, etc. Révélateurs d’un

conflit inconscient, les actes manqués projettent un éclairage limité, mais

significatif, sur le fonctionnement des mécanismes de défense, de censure et

de refoulement.

II. LE REVE ET LE TRAVAIL DU REVE

L’un des apports fondamentaux de la psychanalyse a été de montrer d’une

part que l’activité psychique inconsciente procure un sens au rêve, d’autre

part que l’Inconscient ne se déploie dans le rêve qu’après avoir été l’objet

d’une transformation. Cette transformation est due en premier lieu à la

nature faiblement structurée et autistique des formations oniriques, et en

second lieu à la censure. Le postulat fondamental est ici que «  tout rêve se

révèle comme l’accomplissement d’un désir  » (La science des rêves,

p.  112), mais de manière évidemment très variable  : le rêve agréable,


transparent et interprétable, n’est pas censuré. Le rêve pénible, absurde et

apparemment ininterprétable, est l’expression d’un conflit entre le Surmoi et

le Ça, à la faveur duquel le désir fait irruption dans le rêve en dépit de la

censure. Le cauchemar correspond enfin à la censure la plus forte  :

l’angoisse que le sujet éprouve est comme l’autopunition d’un désir éprouvé

subconsciemment comme porteur du plus haut degré de culpabilité.

Il apparaît donc évident que le désir ne se manifeste presque jamais dans

le rêve de manière univoque. Une difficulté supplémentaire consiste dans

l’indispensable passage du rêve lui-même au récit que le rêveur en fait,

passage qui favorise une déformation du matériau primitif. On est donc

conduit à distinguer trois niveaux dans l’analyse d’un rêve :

— le contenu latent, ou structure subconsciente du rêve ;

— le contenu manifeste, ou représentation de cette structure ;

—  le contenu élaboré, ou articulation de cette représentation par le

langage.

C’est entre le niveau latent et le niveau manifeste que s’élabore le travail

du rêve, qui est l’«  ensemble des opérations qui transforment les matériaux

du rêve en un produit  : le rêve manifeste  » (Vocab., p.  505). Le travail du

rêve est composé de trois mécanismes principaux  : la condensation, le

déplacement et l’élaboration secondaire.

1. LA CONDENSATION

La condensation est un processus par lequel une représentation unique se

situe au point d’intersection de plusieurs représentations qu’elle rassemble

et subsume  : par exemple, le terme famillionnaire correspond à la

condensation de familier et de millionnaire. Ce processus correspond à la

double opération de substitution/combinaison familière aux linguistes sous

le nom de l’opposition paradigmatique/syntagmatique. Le mécanisme de

condensation n’est donc pas spécifique du travail du rêve puisqu’on le

retrouve à l’œuvre dans le mot d’esprit, le lapsus ou le langage poétique : il

en constitue néanmoins le mécanisme principal, et aboutit à faire du

contenu manifeste une sorte de traduction abrégée du contenu latent.

On s’est interrogé sur les motivations de ce travail, sans pouvoir apporter

une réponse décisive. Freud a suggéré de voir dans la condensation un effet


de la censure et un moyen d’y échapper, dans la mesure où elle rend plus

complexe et plus aléatoire le déchiffrement du contenu manifeste.

2. LE DEPLACEMENT

Le déplacement est un processus par lequel «  l’intérêt, l’intensité d’une

représentation est susceptible de se détacher d’elle pour passer à d’autres

représentations originellement peu intenses, reliées à la première par une

chaîne associative  » (Vocab., p.  117). Si ce processus caractérise toutes les

formations inconscientes, le travail du rêve en constitue le champ

privilégié  : c’est ainsi qu’il arrive souvent que les éléments les plus

significatifs du contenu latent soient représentés dans le contenu manifeste

par des éléments tout à fait secondaires et insignifiants.

La fonction du déplacement dans les formations inconscientes est une

fonction de défense, et sa relation avec la censure est évidente : en refoulant

les représentations préconscientes dans l’inconscient, la censure livre ces

représentations aux lois des processus primaires du système inconscient

selon lesquelles l’énergie psychique disponible s’écoule librement et peut se

déplacer sans entraves d’une représentation à l’autre. Dans le cas des

processus secondaires, qui caractérisent le système préconscient/conscient,

«  l’énergie est d’abord «  liée  » avant de s’écouler de façon contrôlée, et les

représentations sont investies d’une façon plus stable  » (Vocab., p.  341).

Cette distinction rend compte par exemple de l’opposition entre le rêve

nocturne et la rêverie diurne.

3. L’ELABORATION SECONDAIRE

L’élaboration secondaire est le «  remaniement du rêve destiné à le

présenter sous la forme d’un scénario relativement cohérent et

compréhensible  » (Vocab., p.  132), analogue à une rêverie diurne. Cette

phase du travail du rêve s’applique donc à des produits qui ont déjà subi les

processus de condensation et de déplacement évoqués plus haut. Comme les

autres phases du travail, l’élaboration secondaire est un effet de la censure.

On comprend mieux, grâce à ce qui précède, pourquoi Freud a pu écrire :

« L’interprétation des rêves est la voie royale pour connaître l’inconscient de

la vie psychique.  » Ainsi que Paul Ricœur le rappelle dans son livre De

l’interprétation, Essai sur Freud (Le Seuil, 1965, p.  161-162), le rêve a
valeur de modèle pour toutes les formations inconscientes, et cela pour toute

une série de raisons :

— parce que le rêve a un sens ;

— parce que le rêve est l’accomplissement déguisé d’un désir refoulé ;

— parce que le désir représenté par le rêve est nécessairement infantile, et

qu’il nous donne ainsi accès à un phénomène général qui est au cœur

de toute vie psychique : le phénomène de régression ;

—  parce que le rêve enfin permet «  d’élaborer, par d’innombrables

recoupements, ce qu’on pourrait appeler la langue du désir, c’est-à-dire

une architectonique de la fonction symbolique, dans ce qu’elle a de

typique, d’universel  ». Et l’on sait que cette langue du désir, c’est,

fondamentalement, la langue de la sexualité.

III. LA CREATION IMAGINAIRE

La caractéristique principale de l’acte manqué et du rêve est d’échapper à

tout contrôle de la volonté et de l’intelligence. Il n’en va pas de même avec

la création imaginaire (par exemple, l’œuvre d’art) qui, si elle puise

essentiellement son inspiration dans les désirs inconscients, n’en nécessite

pas moins une adaptation ultérieure à toute une série de contraintes,

formelles et sociales. L’ensemble du présent ouvrage ayant ces questions

pour objet, on comprendra qu’il ne soit pas opportun de les développer

davantage en cet endroit.

LECTURES COMPLEMENTAIRES

E. Berne, La psychanalyse à la portée de tous, (A Layman’s Guide to

Psychiatry and Psychoanalysis), traduit de l’américain par L. Dilé,

Fayard, 1971.

G. Blum, Les théories psychanalytiques sur la personnalité, PUF,

1955.

Freud Anna, Le moi et les mécanismes de défense, PUF, 1952.

S. Freud, Abrégé de psychanalyse, PUF, 1951.

Hesnard, L’œuvre de Freud et son importance pour le monde moderne,

Payot, 1960.
E. Jones, Théorie et pratique de la psychanalyse, (Papers on

Psychoanalysis), traduit de l’anglais par A. Stronck, Payot, 1969.

A. Jeanneau. Initiation à la psychanalyse, Beauchesne, 1965.


er
Nacht S., (sous la direction de) Traité de Psychanalyse, 1 fascicule

paru en 1965 aux PUF.

M. Robert, La révolution psychanalytique, 2 vol., Payot, 1964.

D. Saada, L’héritage de Freud, Aubier-Montaigne, 1966.

Waelder, Les fondements de la psychanalyse, Payot.


 

DEUXIÈME PARTIE

DE L’AUTEUR A L’ŒUVRE
 
SECTION 1

LA CRÉATION LITTÉRAIRE ET LA

RELATION AUTEUR/ŒUVRE/LECTEUR

1.

Le champ freudien

I. LA PSYCHANALYSE ET SON « APPLICATION »

L’extension de la démarche analytique à un propos qui ne soit pas

strictement thérapeutique a été souvent contestée. Autant on a pu accepter

que la psychanalyse se limite à être une pratique de guérison des névroses,

autant on a douté que le discours de l’analyste pût s’appliquer à un domaine

différent, dans le seul but non de guérir, mais de comprendre et

d’interpréter. D’un simple point de vue historique, ce reproche n’est pas

fondé  : le principe de l’élargissement du champ était acquis et revendiqué

dès le début du siècle par Freud lui-même et ses disciples. L’Association

Psychanalytique Internationale, fondée en 1908, affirme en effet dans ses

statuts que son propos consiste à « approfondir et faire progresser la science

psychanalytique instituée par Freud, considérée aussi bien intrinsèquement

6
que dans ses applications à la médecine et aux autres sciences humaines  ».

A prendre ce texte au pied de la lettre, on en vient à la conclusion que la

cure thérapeutique n’est que l’un des aspects possibles de la psychanalyse et

non forcément le plus important. Si la psychanalyse est un essai

d’explication de l’homme, rien de ce qui le touche ne lui échappe, pas plus

l’art ou la littérature que le reste.

La justification historique du propos ne résout pas le problème théorique

posé par la transposition d’un discours qui, à l’origine et par élection,

s’intéresse directement à la psyché de l’homme en tant que ce dernier est un

être vivant et réel  : ou bien il existe une théorie psychanalytique apte,


comme toute théorie crédible, à définir et constituer ses objets

spécifiques  —  aussi bien dans la littérature, la religion ou l’art que dans la

société ou dans l’individu  —  ou bien il n’en existe pas. Et dans cette

dernière hypothèse, ce à quoi l’on assisterait, c’est à une application

purement empirique d’une méthode et de concepts à des champs mal

délimités et mouvants. On ne fera qu’évoquer pour le moment ce problème

fondamental, qui risque de remettre en cause le propos même de cet

ouvrage, et qu’il serait prématuré de discuter avant d’avoir pu discerner le

déplacement et les retombées dans l’analyse littéraire de la théorie

psychanalytique stricto sensu.

II. FREUD ET L’ESTHETIQUE

L’art  —  et plus précisément la littérature  —  semble avoir exercé sur

Freud une véritable fascination. Quelles sont les raisons de cet intérêt

persistant ? Certes, on peut avancer que Freud était un lettré, dont la double

formation, scientifique et humaniste, se gratifiait de la conjonction

psychanalyse-esthétique. Il est intéressant de noter par exemple que son goût

affirmé pour la tragédie grecque et les auteurs allemands du Sturm und

Drang a pu servir d’adjuvant de plaisir d’une part à la définition de certains

grands complexes comme l’Œdipe, d’autre part à l’approfondissement de la

théorie du rêve, pour lequel la littérature romantique allemande montrait

une prédilection marquée.

Ce goût de bourgeois éclairé serait pourtant insuffisant à expliquer

l’application de la psychanalyse à l’esthétique. En fait, comme le rappelle


7
Sarah Kofman , l’opinion de Freud a varié sur la capacité de la

psychanalyse à interpréter le fait esthétique. Il écrit en 1913 dans l’Intérêt de

la Psychanalyse : «  Sur quelques problèmes qui se nouent à propos de l’art

et des artistes, la manière de voir psychanalytique donne des

éclaircissements satisfaisants  ; d’autres lui échappent complètement.  » Dix

ans plus tard, dans le Court Abrégé de Psychanalyse, on peut lire  : «  Les

recherches de la psychanalyse ont jeté un flot de lumière dans les domaines

de la mythologie, la science de la littérature et la psychologie des artistes...

L’estimation esthétique de l’œuvre d’art, de même que l’explication du don

artistique ne sont pas des tâches pour la psychanalyse. Mais il semble que la

psychanalyse est en position de dire le mot décisif pour toutes les questions
qui concernent la vie imaginaire des hommes. » Le rapprochement des deux

textes est significatif  : on voit tout ce qui sépare les simples

«  éclaircissements  » de 1913, et le «  flot de lumière  » comme le «  mot

décisif  » de 1923. C’est qu’entre-temps Freud a élucidé un point capital  :

l’homologie fonctionnelle entre le travail du rêve et l’élaboration de l’œuvre

d’art. Cette homologie constatée  —  homologie de travail à travail, travail

du rêve et travail du texte, et non de substance à substance, bien

entendu  —  autorise Freud à suggérer implicitement que l’extension du

discours psychanalytique à l’interprétation de l’œuvre d’art n’est pas la

transposition arbitraire de la démarche générale, mais l’une des variations

possibles d’une approche interprétative unique en ses fondements et en ses

principes.

Il n’en reste pas moins que les travaux de Freud qui sont en rapport avec

la création artistique indiquent clairement les limites de l’application de la

psychanalyse à la compréhension de l’œuvre d’art. Dans un Souvenir

d’enfance de Léonard de Vinci, Freud reconnaît d’une part ne pas vouloir

porter d’estimation esthétique sur l’objet d’art, d’autre part ne pas pouvoir

expliquer le phénomène du «  don  » artistique. En rappelant ces limitations

volontaires, Sarah Kofman (op. cit., p. 12-13) ajoute que si l’on s’en tient à

la prudence de Freud, «  la psychanalyse n’apporterait à l’art qu’une

contribution relevant de la psychologie du Ça et de ses effets sur le Moi.

Resteraient l’au-delà et l’en-deçà du Ça. L’au-delà, le travail de l’artiste,

serait tributaire d’une psychologie du Moi, de la science de l’esthétique.

L’en-deçà, le don, le génie, serait un en-deçà absolu, mystérieuse énigme,

échappant à toute science  ». On peut se demander en effet s’il faut

admettre  —  et même si Freud lui-même admettait  —  cette conception

idéologique et quasi théologique de l’artiste, et si cette position n’est pas

quelque peu contradictoire avec ce que Freud a écrit lui-même sur la

contribution de la psychanalyse à l’interprétation du phénomène artistique.

Il conviendrait alors de démasquer le processus d’autocensure auquel Freud

aurait, par compromission à l’idéologie dominante, soumis son propre

discours, ce qui inviterait « à lire dans (son) texte autre chose et plus que ce

qu’il dit dans sa littérarité » (Sarah Kofman, op. cit., p. 13).

III. POURQUOI LA LITTERATURE ?


Si le travail du rêve sert de modèle comme principe de compréhension du

processus qui conduit aussi bien au mythe, à l’œuvre d’art, à la religion ou

au texte littéraire, la question « Pourquoi la littérature ? » ne peut qu’appeler

en écho la fausse réponse «  Pourquoi pas  ?  ». La littérature ne constitue en

effet que l’une des extensions possibles dont on a parlé plus haut. Mais la

question qui se pose alors, et elle est fondamentale, est la suivante  :

pourquoi la littérature a-t-elle, plus que les autres formations psychiques,

servi de champ d’élection et de point de repère pour cautionner les

hypothèses de la réflexion analytique générale  ? Les réponses que l’on peut

apporter à cette question conduisent à la mise en cause de l’idéologie

freudienne de l’art. Elles sont à cerner dans une double perspective  : les

rapports de l’auteur et du personnage littéraire, les rapports de l’œuvre d’art

avec la réalité.

1. L’AUTEUR ET SON PERSONNAGE

Pour mieux éclairer le glissement par lequel Freud en est venu à passer du

plan du personnage littéraire à celui de son créateur  —  et peut-être à les


8
confondre — on citera, après Jean-Louis Baudry , un texte particulièrement

révélateur extrait de l’Interprétation des rêves (ch. IV, 4, 2), consacré à

l’examen du complexe d’Œdipe dans le personnage d’Hamlet  : «  L’horreur

qui devrait le pousser à la vengeance est remplacée par des remords, des

scrupules de conscience, qui lui représentent qu’il ne vaut strictement pas

mieux que le criminel qu’il doit punir. Je viens de traduire en termes

conscients ce qui demeure inconscient dans l’âme du héros ; si l’on dit après

cela qu’Hamlet était hystérique, ce ne sera qu’une des conséquences de mon

interprétation. L’aversion pour les actes sexuels, que trahissent les

conversations avec Ophélie, concorde avec ce symptôme, aversion qui devait

s’emparer de plus en plus de l’âme du poète dans les années suivantes,

jusqu’à ce qu’elle s’exprimât dans Timon d’Athènes. Le poète ne peut avoir

expliqué dans Hamlet que ses propres sentiments. Georges Brandes indique

dans son Shakespeare (1896) que ce drame fut écrit aussitôt après la mort

du père de Shakespeare (1601), donc en plein deuil, et nous pouvons

admettre qu’à ce moment, les impressions d’enfance qui se rapportaient à

son père étaient particulièrement vives. De même qu’Hamlet traite des

relations du fils avec ses parents, Macbeth, écrit vers la même époque, a
pour sujet l’absence d’enfant. De même que tous les symptômes

névropathiques, et le rêve lui-même peuvent être interprétés de plusieurs

façons, et doivent même l’être si on veut les comprendre, toute vraie

création poétique, jaillie des émotions de l’auteur, pourra avoir plus d’une

interprétation. J’ai essayé ici d’interpréter les tendances les plus profondes

de l’âme du poète. »

En relisant ce texte capital, on s’aperçoit que l’aversion pour les actes

sexuels concerne d’abord dans l’esprit de Freud le personnage d’Hamlet,

caractérisé comme «  hystérique  ». Puis, par un glissement sans transition,

cette aversion est reportée du personnage imaginaire au « poète » lui-même,

qui la manifeste également dans une autre pièce, Timon d’Athènes. Si bien

que l’on comprend après coup que la névrose dont il s’agit ici n’est pas celle

d’Hamlet, mais celle de Shakespeare, dont la vie, au demeurant, comporte

des éléments susceptibles de la confirmer. On devine combien ce glissement

du personnage à l’auteur est lourd de conséquences pour toute psychanalyse

appliquée  : à partir de cette «  démonstration  » freudienne, la critique

littéraire d’inspiration psychanalytique en viendra à se convaincre que

« l’analyse d’un personnage de fiction et la détermination de ses symptômes

névropathiques coïncide(nt) naturellement, sans qu’il soit besoin de la

justifier, avec l’analyse des symptômes de l’auteur  » (J.-L. Baudry, op. cit.,

p.  70). Ce postulat ne sera pratiquement plus discuté après Freud, et la

confusion entre le plan de l’auteur et celui du personnage sera la plupart du

temps volontaire et totale. Entendons que si cette confusion est volontaire,

c’est justement parce qu’elle n’est pas ressentie comme une confusion, mais

comme une évidence qu’on pourrait formuler ainsi : « Dis-moi qui tu crées,

et je te dirai qui tu es. » Si Hamlet est névrosé, c’est parce que Shakespeare

est hystérique.

2. LES RAPPORTS DE L’ŒUVRE AU REEL

Si la littérature intéresse le psychanalyste, c’est surtout parce que les

contenus latents des rêves les plus symptomatiques peuvent s’y déployer

hors de toute censure. On postule donc que l’on peut cerner, dans l’objet

littéraire, la vérité du fantasme. A partir de cette constatation, un nouveau

glissement risque de s’opérer  : que la vérité du fantasme en vienne à

accréditer la fiction elle-même. A partir du moment où Freud analyse les


rêves imaginés par un romancier exactement comme s’il s’agissait de rêves

réels, il ne peut qu’imparfaitement dominer ce glissement. C’est notamment

ce qui se produit dans le travail le plus significatif qu’il ait consacré à la

création littéraire  : Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen (1906). La

nouvelle de Jensen, Gradiva, racontait l’histoire d’un jeune archéologue

allemand, Norbert Hanold qui, fasciné par un bas-relief romain représentant

une jeune marcheuse, nomme cette jeune fille Gradiva (celle qui marche), et

se laisse aller à délirer à son sujet, jusqu’à se mettre en route pour Pompéi à

la quête de ce fantôme. Cette construction fantasmatique s’était en fait

opérée à partir d’une camarade d’enfance qui, en voyage elle aussi à

Pompéi, parvient à se faire reconnaître du jeune homme, et accepter à la

place du fantasme.

Dans le commentaire qu’il fait de ce texte, Freud s’interroge sur la

validité de l’entreprise qui consiste à traiter un produit de l’imagination

comme un objet réel. La nature du propos poursuivi (montrer l’analogie

entre le travail du rêve réel et le processus de la création littéraire) incite

naturellement Freud à légitimer l’entreprise. Mais la logique de cette

pétition de principe le conduit ensuite à accréditer l’idée que l’œuvre

littéraire est le reflet d’un réel, même quand elle paraît n’être point

vraisemblable. On débouche ici sur la théorie de la mimésis, de l’œuvre-

imitation. Car enfin, de deux choses l’une :

— ou bien l’œuvre littéraire n’est pas l’imitation d’un réel : quelle valeur

démonstrative auraient alors les formations inconscientes qui s’y

manifestent, et quel serait l’intérêt de leur mise au jour pour une

interprétation pertinente du texte ?

— ou bien l’œuvre littéraire est l’imitation d’un réel, et cette authenticité

doit alors aller jusqu’à englober les formations inconscientes qui s’y

manifestent. Si l’art ne représente pas la réalité, l’investigation

psychanalytique de l’objet littéraire s’épuise à cerner un fantôme, et le

discours interprétatif n’est que duperie. Du moins c’est ce qu’implique

la réflexion de Freud sur la création artistique. Et c’est cette conviction

qui lui permet d’affirmer, toujours dans le même ouvrage, que le

romancier en sait davantage sur l’homme que le savant car, dans «  la

représentation de la vie psychique, il a toujours précédé l’homme de

science  », dans la mesure où il a directement accès à la connaissance


du réel. Position lourde de conséquence, on s’en doute, hypothéquée

d’idéologie homocentriste, mais dont la postérité sera nombreuse  : la

plupart des critiques qui prendront la littérature comme objet

d’investigation analytique ne dessineront guère la ligne de partage entre

la vérité du fantasme et la véracité du texte. Or les deux concepts sont

très différents et ne s’impliquent nullement l’un l’autre  : la vérité du

fantasme, c’est sa réalité psychique, et il va de soi que l’œuvre littéraire

est l’une des manifestations privilégiées où cette réalité psychique

prend forme et sens. Mais la véracité du texte, sa vraisemblabilité,

renvoient à un autre concept, celui de représentation, qui a partie liée

lui-même avec le concept de référence. Or ces concepts, dans la théorie

littéraire, sont toujours plus ou moins hypothéqués d’idéologie  :

l’usage idéologique des notions de classe, de sujet, de société,

d’individu, etc., conduit à faire de l’objet littéraire la représentation

d’un réel sociologique et/ou psychologique. C’est aussi bien le réalisme

socialiste que la saisie humaniste de l’homme éternel, etc. Il va de soi

que la superposition d’un concept psychanalytique à une idéologie ne

modifie pas fondamentalement cette idéologie. Or il est certain que

l’investigation psychanalytique de l’œuvre littéraire se fonde elle aussi

sur le concept de représentation, même si la représentation dont il

s’agit est celle d’un fantasme. Et si l’on veut bien réfléchir au fait que le

fantasme lui-même n’est que la représentation d’un refoulé plus

profond, on voit que, dans l’optique freudienne, l’œuvre littéraire est le

produit d’une chaîne de représentations à partir d’une réalité

psychique inconnaissable directement et insignifiable, sinon par ses

décalages successifs. Ce que peut traduire le schéma suivant :

Il est aisé de déduire de ce schéma que le texte, dans sa spécificité

littérale, n’intéresse guère l’analyste : il n’est que l’écho d’une vérité à

découvrir, la symbolisation ultime et plusieurs fois décalée d’un

contenu inconscient pulsionnel. Et c’est ce réel psychosomatique qui


est seul pertinent pour l’élucidation du sens. Ce qui confère au texte

son individualité et son unicité formelles ne peut que demeurer

soustrait à l’analyse. On verra ultérieurement comment, dans une

approche globale et totalisante du texte littéraire, tout un courant de la


e
réflexion contemporaine a pu tenter de remédier à cette carence (cf. III

partie : « Le texte à la lettre »).

IV. LE CERCLE DES ANALOGIES

Il est temps de montrer maintenant comment la théorie freudienne de

l’art, pour hypothéquée qu’elle soit par une conception réaliste de l’objet

esthétique, constitue un tout cohérent qui permet d’aboutir à une

interprétation globale de la culture.

1. LE POINT DE VUE ET SES LIMITES

Il faut rappeler ici et une fois pour toutes que toute interprétation est

tributaire de ses premiers postulats. L’interprétation de la culture renvoie

donc à la topique freudienne (cf. supra, p.  10) qu’il faut accepter ou rejeter

telle quelle. Mais on se souviendra, si on l’accepte, que cette topique ne

prétend pas fournir une explication totale de l’humain. Dans son livre De

l’interprétation, Essai sur Freud (Seuil, Paris, 1965), Paul Ricœur rappelle

que la psychanalyse s’est interdit de proposer «  une problématique de

l’imaginaire  » (p.  158). Et il ajoute  : «  Tout ce qui est «  primaire  » en

analyse  —  processus primaire, refoulement primaire, narcissisme primaire

et plus tard masochisme primaire  —  l’est en un tout autre sens que

transcendantal  : il ne s’agit pas de ce qui justifie ou fonde, mais de ce qui

précède dans l’ordre de la distorsion, du déguisement [...] jamais ce premier

pour l’analyse n’est un premier pour la réflexion  ; le primaire n’est pas

fondement. C’est pourquoi il ne faut pas demander à la psychanalyse de

résoudre des questions d’origine radicale, ni dans l’ordre de la réalité, ni

dans l’ordre de la valeur » (p. 158).

Les conséquences apparaissent d’emblée quant à l’extension de

l’interprétation psychanalytique à la culture  : en appliquant le modèle

psychanalytique à l’objet culturel (littéraire), on ne prétendra nullement

imposer une explication totale de l’œuvre  : l’objet culturel qu’elle constitue


sera simplement traité comme la représentation plus ou moins décalée d’un

ailleurs qui est en même temps un premier, mais dans l’ordre de la

chronologie et non de la transcendance.

2. LA METHODE ET SES CONTRAINTES SPECIFIQUES

Si la perspective de l’interprétation est limitée par les prémices

contraignants de la topique freudienne, la méthode présente des différences

considérables avec la cure classique. Le critique qui prend pour cible une
9
œuvre littéraire dispose d’un matériau fixé, intangible, un produit fini , non

susceptible d’évolution, soustrait aux repentirs et aux redites. On est loin ici

des associations libres que le patient propose à l’analyste pendant la cure. Si

le critique recueille des informations d’ordre biographique à propos de

l’auteur, il faut souligner que la valeur de ces données est très relative. Elles

n’ont ni plus ni moins de signification — c’est-à-dire assez peu — que n’en

pourraient avoir des faits qui seraient éventuellement rapportés à l’analyste

par des tiers au cours de la cure de son patient. Comme le rappelle Janine
10
Chasseguet-Smirgel , «  l’interprétation (psychanalytique de l’œuvre

littéraire) tend à mettre l’auteur à toute force sur le divan et à utiliser la

méthode analytique classique dans une situation qui ne l’est pas » (p. 50).

3. LA CHAINE DES ANALOGIES

On a retenu de la première partie (cf. supra, p.  24) la place éminente

occupée par les mécanismes du rêve parmi les « instruments de l’analyse ».

C’est en effet l’étude du travail du rêve qui permet d’avancer le postulat que

tout rêve a un sens, et que ce sens à déchiffrer se dissimule dans le

refoulement du désir. La cohérence de l’interprétation freudienne de la

culture consiste en la généralisation à toutes les formations culturelles du

modèle onirique primaire. Cela aussi est un principe de base que l’on peut

accepter ou refuser. Mais si on l’accepte, il faut en accepter aussi les

conséquences. On sait notamment que le rêve, selon le terme même de

Freud, correspond à un « remplissement de voeu » (Wunscherfüllung). C’est

dire que dans l’optique freudienne, toutes les formations culturelles, qu’il

s’agisse des religions ou des mythes, des objets artistiques ou des œuvres

littéraires, seront des «  rem-plissements de vœu  », c’est-à-dire, en d’autres

termes, les expressions travesties du désir refoulé. L’œuvre littéraire, comme


tout objet culturel, s’inscrit donc nécessairement dans ce vaste cercle des

analogies perçues à partir du modèle onirique primaire. A ce titre, elle

participe étroitement de la première topique freudienne (cf. supra, p.  10)

puisqu’elle est l’ultime avatar d’un réel psychosomatique premier où se

déploie la pulsion. Mais elle participe aussi à la seconde topique (cf. supra,

p. 11) puisqu’elle met en jeu des rôles (le Moi, le Surmoi, le Ça) « qui sont

ceux d’une libido en situation de culture  » (P. Ricœur, op. cit., p.  160). Si

l’on veut bien admettre enfin, dans une perspective encore élargie, que

l’objet esthétique (y compris littéraire) se présente comme l’une des

réponses possibles d’Eros à la pulsion de Mort (cf. supra, p.  15), on voit

combien l’interprétation psychanalytique de la culture ne constitue pas un

simple raccord annexe à la théorie principale, mais qu’elle y remplit au

contraire une fonction tout à fait nécessaire et fondamentale.

Il n’en est pas moins vrai qu’une réserve demeure, qui ne doit pas,

naturellement, stériliser tout effort interprétatif, mais qui doit s’inscrire à

l’arrière-plan théorique de toute psychanalyse appliquée à l’esthétique.

Cette réserve, on ne saurait mieux la formuler que Paul Ricœur  : «  Jusqu’à

quel point la psychanalyse est-elle justifiée de soumettre au point de vue

unitaire d’une économique de la pulsion l’œuvre d’art qui est, comme on

dit, une création durable de nos jours, et le rêve qui est, comme on sait, un

produit fugitif et stérile de nos nuits  ? Si l’œuvre d’art dure et demeure,

n’est-ce pas qu’elle enrichit de significations nouvelles le patrimoine de

valeurs de la culture ? » (op. cit., p. 175).

LECTURES COMPLEMENTAIRES

A. LES TRAVAUX DE FREUD

On se limitera à commenter ci-après les textes de Freud relatifs à la

création artistique qui sont disponibles en traduction française, et on

adoptera l’ordre chronologique de leur publication originale.

1. Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, 1905 (Collection

« Les Essais », Gallimard).

Il ne faut pas chercher dans ce texte une interprétation globale de

l’œuvre d’art ou de la création littéraire, mais simplement l’analyse

approfondie d’un effet particulier de plaisir, celui que procure le Witz


(ou mot d’esprit), et qui aboutit à la décharge du rire. Dans cette

perspective, le mot d’esprit apparaît comme un compromis entre une

décharge pulsionnelle et un refoulement.

Pour rendre compte de cet effet de plaisir, Freud retient deux ordres de

facteurs :

— Des facteurs techniques, qui sont ceux du travail du rêve, axés sur la

condensation, le déplacement, la représentation par le contraire,

l’établissement de liens insolites entre des idées disparates, les

associations illogiques. etc.

—  Des facteurs tendanciels qui révèlent, à l’origine du mot d’esprit,

une pulsion érotique et agressive.

Au cours de son étude, Freud se trouve conduit à distinguer le plaisir

superficiel et purement technique véhiculé par l’usage normal du

discours, et le plaisir profond instinctuel que le mot d’esprit fait surgir

au premier plan à la favéur de la décharge libidinale.

2. Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen, 1906 (Collection «  Les

Essais », Gallimard).

On a déjà évoqué supra, p.  34 l’intérêt que présente ce texte puisque

Freud y expose sa théorie du refoulement et utilise la nouvelle de

Jensen comme contre-épreuve de sa première topique

conscient/préconscient/inconscient, en soulignant la relation qui existe

entre les deux termes techniques d’inconscient et de refoulement  :

«  Inconscient est le concept le plus général, refoulé le plus particulier.

Tout ce qui est refoulé est inconscient, mais nous ne pouvons pas

affirmer que tout ce qui est inconscient soit refoulé  » (cité par Anne

Clancier, in Psychanalyse et critique littéraire, Privat, 1972, p. 32).

Freud opère dans ce texte un double glissement, du personnage fictif au

personnage réel, et du personnage réel à l’auteur. Selon Sarah Kofman

(L’enfance de l’art, Payot, 1970), Freud postule dans Délires et rêves...

que «  l’œuvre engendre son père, car les personnages doivent être

compris comme ses doubles, projection de ses fantasmes et de ses

idéaux. Mais ce rapport est ignoré de l’écrivain, comme il ignore qu’il

décrit «  en vérité  » les processus psychiques. Jensen a intitulé son

essai  : Fantaisie. Le titre d’Etude psychiatrique conviendrait

davantage. Mais plus qu’un savoir des processus psychiques, l’artiste

en aurait une intuition divinatrice- (p.  61). En effet, si l’artiste a une


connaissance supérieure à celle de la psychologie traditionnelle ou de

la psychiatrie, s’il peut donc servir en quelque sorte de garant à la

théorie psychanalytique, il ne fait que décrire les comportements, il ne

les interprète pas. Il ne fait donc pas œuvre de science. Il fait comme

s’il savait les mêmes choses. S’agit-il alors d’un savoir véritable, ou

d’un « jeu de savoir » ? Cette question pose le problème de la valeur de

vérité de ce savoir. Sarah Kofman rappelle que ce type de connaissance

«  est le privilège des poètes, des hommes primitifs, de certains

malades, des superstitieux. Dans aucun cas, elle ne se donne comme

telle, mais indirectement, projetée dans des œuvres d’art, dans des

mythes, dans des délires paranoïaques  ; elle se donne toujours

déformée et déplacée de l’intérieur vers l’extérieur JO (op. cit., p. 68).

3. La création littéraire et le rêve éveillé, 1908 (publié dans les Essais

de psychanalyse appliquée, Collection «  Les Essais  », Gallimard,

p.  69-81). Le titre allemand, Der Dichter und das Phantasieren, est

mal rendu dans la traduction française. Anne Clancier propose de lui

substituer Le poète et la rêverie, Sarah Kofman Le poète et

l’imagination).

Pour Paul Ricœur (De l’interprétation, p.  167), «  ce petit essai qui n’a

l’air de rien illustre parfaitement l’approche indirecte du phénomène

esthétique par le biais d’un habile apparentement de proche en

proche  ». Freud y souligne en effet le lien nécessaire que le jeu, le

fantasme et le rêve diurne entretiennent avec l’activité poétique. Le

poète est comme l’enfant qui joue puisqu’il se crée un monde

imaginaire qu’il prend au sérieux. Or, l’adulte remplace le jeu infantile

par la fantaisie qui consiste à se créer des substituts et à jouer avec,

dans une sorte de rêve. Donc, la poésie est un rêve éveillé.

La transition entre le poème et le rêve est fournie par le roman dit

populaire où Freud constate que l’on rencontre les mêmes thèmes que

dans les fantasmes d’adolescents (un héros invincible, «  sa majesté le

Moi  », une opposition simpliste entre les bons et les méchants, etc.).

Ainsi, «  dans un raccourci saisissant, Freud rapproche les deux

extrémités de la chaîne du fantastique, rêve et poésie  ; l’un et l’autre

sont les témoins d’un même destin, le destin de l’homme mécontent,

insatisfait  » (P. Ricœur, op. cit., p.  167). Il faut néanmoins se garder

d’assimiler purement et simplement le rêve et la poésie : d’abord parce


que l’analogie passe par le jeu, qui est une maîtrise de l’absence,

ensuite parce que le rêve éveillé, contrairement au rêve nocturne qui

traduit le fantasme inconscient, «  a le pouvoir d’intégrer l’un à l’autre

le présent de l’impression actuelle, le passé de l’enfance et le futur de

la réalisation du projet » (P. Ricœur, op. cit., p. 168).

Il reste à comprendre pourquoi le lecteur parvient à prendre plaisir à

des productions littéraires qui, sous de multiples formes, représentent

toujours plus ou moins les manifestations du «  moi  » d’un autre,

totalement égocentriste. Freud explique cet effet de plaisir de la

manière suivante : « L’écrivain modère le caractère égoïste de son rêve

éveillé par des changements et des masques  ; il nous séduit par un

bénéfice de plaisir purement formel, c’est-à-dire par un bénéfice de

plaisir esthétique qu’il nous offre dans la représentation de ses

fantasmes. On appelle prime de séduction ou plaisir préliminaire un

pareil bénéfice de plaisir qui nous est offert afin de permettre la

libération d’un plaisir supérieur, émanant de sources psychiques bien

plus profondes. Tout le plaisir esthétique produit en nous par le

créateur présente ce caractère de plaisir préliminaire, mais la véritable

jouissance de l’œuvre littéraire provient de ce que notre âme se trouve

soulagée par elle de certaines tensions.  » On a vu que dans la

production du mot d’esprit, le plaisir superficiel de jouer avec les mots

libérait un plaisir instinctuel profond lié à la décharge pulsionnelle. La

réflexion de Freud sur le plaisir esthétique a acquis avec les deux textes

toute sa cohérence.

4. Le thème des trois coffrets, 1913 (publié dans les Essais de

psychanalyse appliquée, Collection « Les Essais », Gallimard).

Parmi les écrits esthétiques de Freud, cet article occupe une place

fondamentale. Selon les termes de Jeffrey Mehlman, il annonce une

«  sortie de l’impasse  » où la critique psychanalytique risquait de

s’enfermer, vouée qu’elle semblait être « à faire du texte le reflet d’une

configuration symptomatique ou diagnostique selon l’idéologie de

l’analyste  » («  Entre psychanalyse et psychocritique  », Poétique 3,

p. 368).

Dans Le thème des trois coffrets, Freud analyse l’un des motifs du

drame de Shakespeare, le Marchand de Venise : on sait que le père de

la belle Portia met à l’obtention de la main de sa fille une curieuse


condition ; il contraint les prétendants à choisir entre trois coffrets, l’un

d’or, l’autre d’argent, le troisième de plomb. Celui qui choisira le

coffret de plomb sera élu, car ce coffret est celui qui contient le portrait

de la jeune fille. C’est le jeune Bassanio qui triomphe de l’épreuve,

mais il semble qu’il soit embarrassé pour expliquer ensuite le choix

étrange qu’il a fait du plomb sur les deux autres métaux plus nobles.

C’est cet embarras qui pose un problème à Freud et c’est à se sentiment

de malaise qu’il va s’attacher.

A partir de là, Freud amorce un changement de perspective critique par

rapport aux écrits précédents  : au lieu de se contenter de remonter du

manifeste du discours de Bassanio à un latent caractérisé, il pratique

une superposition de textes en examinant d’autres pièces de

Shakespeare où il croit déceler le même motif, et notamment le Roi

Lear. Elargissant ensuite le champ d’analyse, Freud envisage quelques-

unes des manifestations du même thème dans la littérature universelle :

le berger Pâris qui choisit la troisième déesse, Psyché et ses deux sœurs

aînées, Cendrillon élue par le prince de préférence à ses deux autres

sœurs. Il en vient alors à dégager les traits pertinents communs à tous

les objets du choix, traits qui étaient présents dans le plomb du

troisième coffret  : la pâleur, le mutisme. Or ces traits, dans la plupart

des rêves, sont des figurations de la mort. Freud en déduit que le coffret

de plomb, comme la troisième sœurs des contes, la troisième Parque ou

la troisième Grâce, sont la figuration de la Mort. C’est très souvent

l’effet fantasmatique du désir que de transformer la réalité en son

contraire. Et par une étrange fascination, c’est ici le symbole de la mort

qui se révèle le plus désirable. Par cette approche pluritextuelle, Freud

a reconstitué un mythe inconscient, épars dans toute la littérature, et

qui constitue l’une des obsessions majeures de la psyché  : le caractère

inéluctable de la mort. Mais on voit qu’en passant du latent au

manifeste, un retournement complet s’est opéré  : la soumission à la

Mort (latente) a cédé le pas au choix de la Beauté (manifeste).

5. Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse, 1915,

(publié dans les Essais de psychanalyse appliquée, Collection «  Les

Essais », Gallimard).

Freud décrit dans cet article trois types de comportements névrotiques

et confronte ensuite ses observations à quelques héros littéraires.


Parmi les autres écrits esthétiques de Freud qui ne concernent pas

directement la littérature, on citera :

1. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910, (Collection « Les

Essais », Gallimard).

On pourra se reporter à l’excellent commentaire de Paul Ricœur (De

l’interprétation, p.  171-175), à l’Enfance de l’Art, de Sarah Kofman

(p. 221-225) et au Freud d’O. Mannoni (p. 139-141).

2. Le Moïse de Michel-Ange, 1914, (publié dans les Essais de

psychanalyse appliquée, Collection « Les Essais », Gallimard).

On consultera Paul Ricœur (op. cit., p.  170-171), Sarah Kofman (op.

cit., pp. 20-22, 28-30, 127-129) et O. Mannoni (op. cit., pp. 124-125).

B. APRES FREUD

On se limitera ci-après à quelques titres français aisément disponibles

et susceptibles de prolonger la réflexion du lecteur sur les problèmes de

la psychanalyse appliquée à la littérature :

Baudry Jean-Louis, «  Freud et la création littéraire  », Tel Quel,

Printemps 1968, p. 63-85.

Dans cet article important, il est montré que la conception freudienne

de l’art, dominée par le concept de représentation, trahit

l’appartenance de Freud à une époque et à une classe. Cette soumission

à l’idéologie a provoqué l’impuissance de Freud et de ses disciples à

prendre en compte, dans sa spécificité, le phénomène de l’écriture.

Chasseguet-Smirgel Janine, Pour une psychanalyse de l’art et de la

créativité, Paris, Payot, 1971.

Après avoir examiné — et récusé — les résistances à l’application de la

psychanalyse hors du champ thérapeutique, l’auteur critique certaines

facilités de cette méthode dite biographique qui s’appuie sur un

système de repères puisés dans la vie de l’auteur pour interpréter ses

œuvres. L’analyste doit s’appliquer au contraire à pratiquer une sorte

d’analyse immanente de l’œuvre, sans oublier que cette œuvre n’est pas

seulement un contenu, mais une forme spécifique. Comme illustration

de cette démarche, J. Chasseguet-Smirgel propose une analyse du film

d’Alain Resnais et d’Alain Robbe-Grillet, L’année dernière à

Marienbad, et une analyse du roman de Patrick Modiano, Le place de

l’Etoile.
Clancier Anne, Psychanalyse et critique littéraire, Privat, 1973.

La première partie de l’ouvrage constitue un résumé utile de l’apport

freudien à l’esthétique (p.  29-39). L’auteur insiste sur la

complémentarité des textes de Freud puisque leur regroupement

aboutit à l’élaboration d’une véritable psychologie de l’auteur (en tant

qu’individu), de la création (et de ses rapports avec l’inconscient), de

la lecture (conçue comme décryptage du latent sous le manifeste), du

lecteur (et de son plaisir), des symboles que transmettent les œuvres, du

héros littéraire et des genres.

Dracoulidès Nicolas, «  La créativité de l’artiste psychanalysé  », in

Entretiens sur l’art et la psychanalyse, sous la direction de A. Berge,

A. Clancier, P. Ricœur et L.-H. Rubinstein, Mouton, 1968, p. 156-166.

Trois postulats sont soutenus dans cet article  : que la souffrance

psychique stimule la création artistique, que la création artistique

produit un effet cathartique, que la psychanalyse nuit à la créativité de

l’artiste.

Dracoulidès Nicolas, Psychanalyse de l’artiste et de son œuvre, Ed. du

Mont-Blanc, 1952.

Kofman Sarah, L’enfance de l’art, Paris, Payot, 1970.

Cet ouvrage stimulant propose une «  lecture symptomale  » du corpus

freudien qui tente de déchiffrer ce corpus comme un compromis, c’est-

à-dire en lui faisant dire plus qu’il n’en dit dans sa littérarité. Selon

l’auteur, Freud est prisonnier de l’idéologie traditionnelle de l’art, et

son attitude à l’égard de l’artiste répète celle de tout enfant à l’égard du

père  : «  A une période de fascination où l’œuvre d’art sert de modèle

de compréhension des phénomènes psychiques inconscients, succède le

moment du meurtre : celui où l’œuvre est traitée comme un symptôme.

Le «  sublime  » obéit aux mêmes lois que le pathologique. Derrière le

favori des dieux, Freud découvre alors l’enfant, voire le névrosé. »

Ricœur Paul, De l’interprétation, Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965.

Dans cette somme herméneutique, on retiendra plus particulièrement

pour le propos du présent chapitre le passage suivant  : Deuxième

Partie : « L’interprétation de la culture », p. 157-177.

Ricœur Paul, La psychanalyse et le mouvement de la culture

contemporaine in « Traité de psychanalyse », tome I, Ch. 6, PUF, 1965.


Revue Europe, numéro spécial sur «  Freud  », mars 1973, voir

particulièrement les articles de Roger Laporte : Freud et la question de

l’art et Bernard Mérigot : Freud et la critique littéraire.


 
2.

La création littéraire et ses rapports avec l’inconscient

Le chapitre précédent a montré comment les premiers textes de Freud sur

les processus de la création littéraire avaient avancé le postulat d’une

homologie fonctionnelle entre le travail du rêve et l’élaboration de l’œuvre

d’art. On a dit l’intérêt de cette proposition et ses présupposés idéologiques,

on en a aussi tracé les limites, celles-là mêmes que Freud avait suggérées, et

qui circonscrivaient l’homologie du rêve et de l’œuvre d’art à une simple

homologie de travail à travail, travail du rêve et travail de l’écriture. Mais

quel que soit l’intérêt de cette psychanalyse appliquée, il faut souligner

qu’elle concerne surtout le second moment de la création esthétique, c’est-à-

dire ce moment précis où l’écriture réalise matériellement

l’accomplissement fantasmatique du désir — ce que l’on pourrait, en termes

plus traditionnels, appeler la «  composition  » de l’œuvre. A s’en tenir en

effet aux textes mêmes de Freud sur la création artistique, on doit tirer la

conclusion que la démarche psychanalytique n’a volontairement pas de prise

sur deux éléments essentiels de la création littéraire  : d’une part, sur le

travail purement formel de l’écrivain, sur ce qu’il a de profondément

spécifique d’un auteur à l’autre, et souvent chez un même auteur, d’une

œuvre à l’autre — d’autre part sur ce que la critique traditionnelle appelle le

«  don  » ou le «  génie  ». Or la théorie psychanalytique, telle qu’elle s’est

progressivement raffinée à partir des postulats freudiens, ne se refuse plus

de remonter au-delà de ce moment scriptural. Elle tente de cerner les

prémices mêmes de l’acte créateur, et d’exposer les mécanismes qui rendent

cet acte opératoire. Avant d’évoquer certaines de ces tentatives, et pour

mieux en souligner l’originalité, on rappellera brièvement quelques-uns des

problèmes que le processus de la création littéraire posait à la critique

traditionnelle.
I. CREATION LITTERAIRE ET CRITIQUE

TRADITIONNELLE

En rappelant dans Critique et vérité que «  le vraisemblable critique en

1965  » impliquait de «  parler d’un livre avec objectivité, goût et clarté  »,

Roland Barthes marquait du même coup la répugnance de la critique

traditionnelle (universitaire) à accepter que l’œuvre d’art soit autre chose

que cette «  spécificité purement esthétique qu’il s’agit de défendre  » contre

«  ces ailleurs indignes que sont... les bas-fonds de la psyché  » (p.  37). Et

Barthes de dénoncer cette revendication naïve à l’«  œuvre pure  »

mystérieusement soustraite à toute «  mésalliance avec le désir  » comme à

toute interprétation largement symbolique ouvrant le champ à la pluralité

des significations.

Cette résistance à la psychanalyse se rencontre évidemment dès que l’on

aborde le problème de la création littéraire. La question centrale est ici celle

du «  moi  ». Mais de quel «  moi  » s’agit-il  ? En fait, et quelle que soit la

place où s’inscrit l’œuvre étudiée dans une typologie des formes

artistiques  —  de l’art subjectif et personnel à l’art objectif et

impersonnel — il s’agit toujours d’un « moi » conscient et lucide, sur lequel

l’écrivain garde prise entière, soit pour l’exprimer, directement ou non, soit

pour le censurer au profit d’un réel reconstitué à partir du passé ou construit

à partir du présent. A partir de ce postulat de la claire conscience de soi, la

critique traditionnelle propose une typologie des genres  : la poésie lyrique,

le roman autobiographique, le roman naturaliste, la poésie de l’Art pour

l’Art, etc., non sans signaler toutefois le caractère trop rigide ou

systématique de ces classifications dans la mesure où, par exemple,

l’absence de l’écrivain de son œuvre ou son impassibilité correspondent à

des perspectives quelque peu hypothétiques. On voit que ce sont

essentiellement les rapports de la vie de l’écrivain avec la création de

l’œuvre qui sont concernés, et non précisément le processus de la création

littéraire  : on analyse les effets de l’«  expression  » ou de la «  non-

expression  » du «  moi  » dans l’œuvre, non les processus inconscients ou

préconscients qui ont pu pousser le « moi » à s’exprimer ou à se censurer.

On ne prétendra pas ici que cet aspect de la critique soit totalement inutile

ou dépourvu d’intérêt  : en se limitant à étudier les retombées visibles du


sens dans la symbolique du langage, pris à la lettre, la critique traditionnelle

se ménage un vaste champ prospectif où elle se confronte à de nombreux

problèmes concernant le vœu avoué et proclamé de l’écrivain en face de sa

création. Et lorsqu’elle rencontre la phrase de Paul Valéry selon laquelle « la

véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de

l’état de rêve  » (Variété I, p.  56), elle peut légitimement conduire une

discussion serrée sur le travail poétique. Discussion qui ne prendra pas en

compte les arcanes de ce travail, mais s’intéressera en priorité à ce

mouvement créateur conscient et lucide qui, à partir de prémices occultés,

aboutit à la mise en forme de la substance du langage. Mais que la

discussion tourne autour de la nature de l’inspiration (spontanéité ou travail,

soumission à des règles ou désir d’affranchissement), ou de son résultat

tangible (promotion de types littéraires, création d’un «  style  » ou d’un

«  univers  »), on s’en tiendra toujours à ce postulat que c’est la conscience

immédiate et elle seule qui mène le jeu, tant à l’origine de la production

littéraire (point de vue de l’auteur) qu’à son aboutissement (point de vue du

destinataire), et il n’y a rien à déchiffrer ou à interpréter qui ne s’appuie sur

«  les certitudes du langage, les implications de la cohérence psychologique,

les impératifs de la structure de genre  » (R. Picard, Nouvelle critique ou

nouvelle imposture, J.-J. Pauvert, 1965, p.  69). Ouvert à de plus subtils

courants, Proust avait écrit pourtant  : «  Ne vient de nous-même que ce que

nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les

autres.  » Et il ajoutait  : «  J’étais arrivé à cette conclusion que nous ne

sommes nullement libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à

notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle

est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la

découvrir  » (A la recherche du Temps perdu, la Pléiade, tome III, p.  880).

C’est vers cette latence de l’œuvre que se tournera, non pas contre la

critique traditionnelle, mais autrement qu’elle et en un autre lieu, la

psychanalyse appliquée à la création littéraire.

II. CREATION ET PSYCHE

1. CREATION ET REPRESENTATION
La distinction entre l’artiste-créateur et les autres n’est pas d’origine ou

d’essence, elle réside dans la différence de traitement auquel est soumis le

matériau fantasmatique. Entendons que l’artiste ou le sujet «  ordinaire  »,

dès qu’ils ont quitté le stade narcissique primaire, sont soumis de la même

manière à des pulsions en quête d’objets. Une situation de trauma est donc

créée, dont le sujet cherchera à se libérer par la mise en place d’un

processus de représentation. Ce n’est pas, on s’en doute, le monde réel qui

sera représenté, mais la situation conflictuelle où se trouve le sujet qui, par

cette représentation, tente de retrouver l’unité du « Moi », perdue par le jeu

des pulsions. C’est vers son passé narcissique qu’il est enclin à se tourner

pour essayer de recréer cette synthèse personnelle constamment remise en

cause. La représentation s’accompagnera d’une production d’images et de

formes, dont le résultat le plus favorable sera la maîtrise des pulsions et la

neutralisation des tensions qui en étaient la conséquence.

2. LE « PRIVILEGE » DU CREATEUR

Ainsi, à partir d’une situation conflictuelle identique en son schéma

psychologique pour tous les sujets, un premier clivage va se dessiner entre

l’écrivain et les autres. La théorie psychanalytique postule que l’artiste est

cet être «  privilégié  » à qui sa nature particulièrement sensible et réceptive

ne permet pas immédiatement la résolution des conflits et des tensions nés

de l’exercice des pulsions. Privilège empoisonné, puisqu’il commence par

jeter le futur créateur dans un trauma supplémentaire, alors que le sujet

ordinaire, du fait de sa sensibilité moins vive, aura tendance à bloquer le

déploiement fantasmatique et à normaliser le processus de représentation.

Mais privilège quand même, au moins pour les autres, puisqu’à partir d’une

situation traumatique éminemment vécue comme un drame, l’artiste va

entreprendre un processus de représentation décalé qui aboutira à

Salammbô ou aux Chants de Maldoror. Dans un premier temps, en effet, la

représentation des images et des fantasmes liés aux pulsions est tout à fait

foisonnante et anarchique. Une régulation s’impose, sous peine de

dispersion et d’éclatement du « Moi ». D’où l’amorce du second stade, dans

lequel celui qui n’est pas encore un créateur mais se trouve en voie de le

devenir, va s’efforcer de dévier vers un lieu autre l’activité fantasmatique


initiale pour l’utiliser en définitive comme fonction sublimée de synthèse du

« Moi ».

3. CREATION ET AUTODESTINATION

Il va de soi que le processus général décrit ci-dessus ne correspond

nullement à une volonté consciente de l’artiste. Ce serait faire de cette

opération la manifestation volontaire d’un instinct de conservation qui

conduirait délibérément le créateur à une transposition de ses propres

fantasmes par techniques. expressives interposées, afin d’éviter au «  Moi  »

de se diluer et de se perdre dans la mouvance des représentations. Il

convient d’éviter, en ce domaine aussi, toute interprétation volontariste qui,

par une surestimation naïve des pouvoirs du créateur, en viendrait à oublier

que la possibilité de créer ou de ne point créer ne saurait résulter d’une libre

décision de l’esprit humain.

Pas plus que ne doit être mise au compte d’un dessein volontaire la

nécessité, vitale pour l’écrivain, de «  sortir de lui-même  » pour se tourner

vers un destinataire. A cette occasion, la critique littéraire traditionnelle

parle volontiers du «  but  » de l’œuvre, qu’elle situe en partie dans la

nécessité ressentie par l’auteur de s’adresser à un public. C’est l’« hypocrite

lecteur  », le «  semblable  », le «  frère  », ou la postérité, ou tout ce qu’on

voudra. Certes, on ne niera pas que la prise en considération du public

puisse jouer un certain rôle dans la création littéraire, mais certainement pas

à ce moment des origines où l’on se situe ici, et qui est le stade de la

prétransposition dans la symbolique du langage. Si cet élément intervient, ce

sera plus tardivement, au moment du travail scriptural proprement dit. Et

cette intervention se situera dans la perspective de plaire, qui représente

pour l’artiste la condition existentielle à l’oubli d’une certaine complaisance

narcissique.

Ce destinataire premier du texte, la théorie psychanalytique préfère le

situer, non dans une extériorité hypothétique et faussement référentielle,

mais dans le for le plus intérieur de l’écrivain lui-même, et par le biais

d’une nouvelle projection de l’imaginaire. L’élaboration du destinataire est

dans un premier temps le résultat d’un processus d’identification qui fera de

cette figure intérieure l’équivalent fantasmatique à la fois du père et du fils :

entendons que ce destinataire imaginaire d’une part participe des attributs et


des qualités que le sujet projette sur le père réel, d’autre part se trouve avoir

été créé par le sujet lui-même selon une filiation fantasmatique. Dans cette

perspective purement génétique  —  et non structurale, on s’en doute  —  le

texte futur sera l’enfant que l’écrivain dédiera à ce père sublimé. La

situation, en fait, ne restera pas aussi simplement «  triangulaire  »  : dans un

second temps, en effet, et à la suite d’une sorte de retour à un investissement

libidinal narcissique, l’écrivain s’identifiera au destinataire intérieur. Ce

serait ici le cas de parler de l’écrivain et de son double fantasmatique. Et ce

n’est qu’à partir de ce moment capital de l’ultime identification et de sa

réussite que pourra véritablement commencer, avec quelque chance

d’aboutir, le travail proprement matériel de la création littéraire, la mise en

forme. En effet, l’écrivain aura suffisamment rompu avec le monde extérieur

pour n’être plus aussi intensément soumis aux pulsions et aux relations

objectales que suscite ce monde, et pour créer ainsi une sorte d’univers

personnel déréférentialisé. Mais il aura aussi, par cette élimination

fantasmatique du père réel dont le destinataire imaginaire a pris la place,

conquis à ses propres yeux le droit de créer ses propres œuvres.

4. CREATION, IDENTIFICATION, SUBLIMATION

On a compris, grâce au développement qui précède, le rôle essentiel joué

par les processus d’identification dans la genèse de l’acte créateur. Rien

n’interdit d’ailleurs d’assouplir le schéma. C’est ainsi que l’on peut situer à

un stade intermédiaire entre le fantasme et l’acte créateur toute une série

d’identifications secondaires à d’autres artistes. C’est Victor Hugo s’écriant,

par exemple  : «  Je veux être Chateaubriand ou rien  !  » Dans ce cas,

l’écrivain substitue au père réel un maître à imiter, puis à dépasser. Il est

plus que probable en effet que toute œuvre pleinement assumée passe par le

meurtre symbolique du père réel et son remplacement par une figure

spirituelle dont l’œuvre personnelle (celle de Chateaubriand pour le jeune

Hugo) constitue un objet d’identification secondaire. Les mécanismes

d’identification ont pour fonction de permettre au futur créateur de se

libérer de la libido narcissique orale, et d’utiliser le pénis symbolique que

représente l’œuvre-modèle pour forger son œuvre propre. Il s’agit

spécifiquement de ce désir, reconnu depuis longtemps par les

psychanalystes, d’avoir un enfant du père. Dans cette perspective, la création


littéraire représente la sublimation de ce désir. L’écrivain est cet être qui a su

dépasser le stade oral de l’enfermement dans la mère (où se complaît le

narcissique) pour produire une œuvre dont il est à la fois la mère, le père et

le fils : la mère, puisqu’il a réalisé son désir d’avoir un enfant du père  ; le

père, puisqu’il est effectivement l’auteur de son œuvre  ; le fils, dans la

mesure où la création de cette œuvre lui a permis de naître une seconde fois.

Chacun, en ce domaine aussi, est fils de ses œuvres.

Ainsi, à partir de bases pulsionnelles libidinales, donc sexuelles, la

création littéraire correspond à une véritable entreprise de désexualisation.

L’écrivain «  idéal  », si l’on peut dire, serait celui qui, au cours de

l’intégration réussie des mécanismes pulsionnels primaires dans

l’édification du Moi, n’en est pas moins parvenu à nouer des liens positifs

avec son Surmoi et avec le réel, tout en préservant la charge libidinale

indispensable au fantasme initial. Il est superflu d’ajouter que de toute

façon, sans ce fantasme, il ne saurait exister d’œuvre d’art.

COMPLEMENTS, THEMES DE REFLEXION

ET LECTURES

1. Certains analystes ont mis en évidence le rapport de processus qui

existe entre la création artistique et l’activité délirante des psychotiques

(cf. notamment P. Racamier, in Revue française de psychanalyse, tome

XXIX, 1965, p.  71). La création serait alors comme le modèle

«  normal  » de l’activité délirante. Ce qui permet à l’artiste de

régulariser le flux et d’éviter le délire serait justement l’existence de ce

destinataire intérieur premier dont on a évoqué plus haut la structure et

la fonction.

2. L’exposé sur la création littéraire a quelque peu gommé la

composante érotique du processus créateur. Cette composante existe et

il convient de ne pas en sous-estimer l’importance. Ni d’oublier que

l’écrivain est aussi celui qui joue avec le fantasme, qui se complaît à

l’accueillir, y compris jusque dans l’angoisse qu’il recèle parfois, et qui

domine parfaitement sa création dans la mesure où il parvient à

érotiser cette angoisse. Dans cette perspective, l’écriture est

jouissance : «  Je jouis continûment, sans fin, sans terme, de l’écriture


comme d’une production perpétuelle, d’une dispersion

inconditionnelle, d’une énergie de séduction qu’aucune défense légale

du sujet que je jette sur la page ne peut plus arrêter » (Roland Barthes,

par Roland Barthes, Coll. « Ecrivains de toujours », Paris, Seuil, 1975,

p. 140).

3. La psychanalyse a fait du meurtre symbolique du père l’une des

étapes importantes du développement de la personnalité. On pourra

dans cette perspective réfléchir à cette affirmation de C. Stein dans la

Revue française de psychanalyse, tome XXIX, 1965, p.  74 «  Le

meurtre du père est le prototype mythique de l’œuvre. »

4. On a souligné (cf. supra, p. 47) le rôle fondamental que joue dans le

processus créateur l’édification par l’écrivain de ce destinataire

intérieur qui favorise la synthèse des tendances du Surmoi et de l’Idéal

du Moi. Il va de soi que la répartition des tendances du Moi et de

l’Idéal du Moi dans cette figure intériorisée varie d’un écrivain à

l’autre. On pourrait, en suivant Michel de M’Uzan et son important

article «  Aperçus sur le processus de la création littéraire  » (Revue

française de psychanalyse, tome XXIX, 1965, p.  43-77), tenter une

typologie des textes littéraires à partir de cette répartition, typologie

qui d’ailleurs, étant donné la matière, ne saurait être qu’approximative :

a) Si le destinataire intérieur se laisse envahir par sa tendance

narcissique, il en résulte une complaisance à soi et un refus du sens

critique qui aboutissent à des textes où les fantasmes sont directement

transposés, sans ordonnancement ni contrainte. C’est par exemple le

cas de certains textes d’Antonin Artaud, comme celui-ci :

C’est ainsi que l’on

tira de moi

papa et maman

et la friture de ji en

Cri

au sexe (centre)

du grand étranglement

d’où fut tiré ce croi

sement de la bière
(morte)

et de la matière

qui donna vie

à Jizo-cri

quand de la fiente de

moi mort

fut tiré

le sang

dont se dore

toute vie usurpée

dehors.

(«  Ci-git  », in Œuvres complètes, XII, p.  87, Gallimard, 1974.)

L’espace de la création littéraire  —  mais peut-on encore parler de

« littérature » au sens culturellement connoté de ce terme — s’offre ici

comme un champ clos de conflits internes où les structures psychiques

éclatées n’assurent plus l’intégrité du Moi. Si ce déséquilibre entre les

tendances narcissiques primaires et les pulsions objectales s’accentue

au profit des premières, l’organisation sémantico-syntaxique du

discours risque une perturbation totale. On se trouve alors en présence

de textes-limites dans lesquels un ordre primaire de signifiants se

substitue à la structure organisée du langage. Ainsi, dans ce fragment

du même Antonin Artaud :

... ratara ratara ratara

alara atara rara

olara olara kalara

otara ratara kana

kurbura kurbura kurbura

kurbata kurbata keyna...

(«  Lettres de Rodez  » in Œuvres complètes, IX, p.  188, Gallimard,

1972.) Dans un stade intermédiaire où les pulsions objectales

s’accompagnent encore d’un désir de communicabilité, le texte

conservera des fragments organisés qui, sous l’effet de la totale

subversion du Moi par le déferlement fantasmatique, cèderont la place


à des séquences où les lois du langage, complètement subverties, ne

pourront plus assurer le processus de représentation :

Pas d’esprit

sans état,

pas d’idées pures,

un être,

moi.

kha dou

khouda

khounde davagu

ounde

datro

khadou

khoundangu

khounde

datro.

 (« L’exécration du Père-Mère », in « Dossiers d’Artaud-le-Mômo », X,

in Œuvres complètes, XII, p. 192-193, Gallimard, 1974.)

b) Un exemple tout à fait différent des perturbations de la création

littéraire peut être cerné dans les conflits qui éclatent parfois entre le

Surmoi du destinataire intériorisé et l’Idéal du Moi. Michel de M’Uzan

rappelle à ce sujet que ce conflit, dans le cas le plus favorable, se résout

par un compromis  : «  L’assujettissement à une exigence de perfection

absolue propre à amener le Surmoi à composition, voire à le tromper

suffisamment pour qu’il relâche son emprise.  » En fait, la composante

narcissique impliquée dans le Surmoi continue à faire problème. C’est

pour tenter de la réduire encore que l’effort vers la perfection formelle

se fera toujours plus contraignant. «  L’œuvre à faire est devenue en

elle-même un absolu et le travail, pour l’écrivain, le châtiment d’une

justice immanente » (op. cit., p. 72).

Parmi les écrivains susceptibles d’illustrer ce conflit entre un Surmoi

réprimé et un Idéal du Moi jamais comblé, on inscrirait volontiers Paul

Valéry, qui écrivait dans Variété I, (Pléiade, p.  56)  : «  La véritable


condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état

de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement des

pensées, consentement de l’âme à des gênes exquises et le triomphe

perpétuel du sacrifice.  » Art poétique de l’effort et du travail, même si

ce travail s’érotise en jouissance, et que pourrait illustrer la séquence

suivante :

Quel repli de désirs, sa traîne ! Quel désordre

De trésors s’arrachant à mon avidité,

Et quelle sombre soif de la limpidité !

O ruse ! A la lueur de la douleur laissée,

Je me sentis connue encore plus que blessée...

Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;

Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :

Il colore une vierge à soi-même enlacée,

Jalouse... Mais de qui, jalouse et menacée ?

Et quel silence parle à mon fier possesseur ?

Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur

Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive.

 (La Jeune Parque, vers 38-49.)

Le travail exigeant de l’écriture ne fait que rendre plus vive et comme

palpable la tension entre cette composante du Surmoi qui entraîne le

Moi aux complaisances narcissiques (c’est la « secrète sœur », tapie au

cœur même de la chair), et le Je, témoin lucide et raisonnable,

emblématique ici d’un Idéal du Moi déçu et impuissant. Il faudrait

naturellement porter plus avant l’analyse, montrer par l’étude de tout le

poème, comment le conflit du Surmoi et de l’Idéal du Moi correspond

à la volonté inconsciente d’assurer le passage de l’univers introverti de

la fixation libidinale à la mère à l’univers extroverti du Moi enfin

assumé. Véritable naissance du Moi, que réalisera le travail scriptural :

car dans le texte de Valéry, c’est finalement le Poète qui réconciliera la

jeune fille et la Parque-Moire. Dans une perspective conflictuelle

identique, Gustave Flaubert représente un cas particulièrement

intéressant. Dans son livre Roman des origines et origines du roman

(Paris, Grasset, 1972), Marthe Robert considère l’obsession formaliste


comme l’indice d’un effort subconscient de déculpabilisation. D’une

façon générale, « l’extase narcissique du créateur, source d’une volupté

supérieure à tous les plaisirs que dispensent et les affections humaines

et l’exercice des pouvoirs temporels, a pour contrepartie une discipline

d’une extrême rigueur avec laquelle l’écrivain ne peut pas tricher, sauf

à retomber immédiatement de son ciel [...] L’écriture ne remplit son

rôle qu’à la condition d’être la valeur suprême de la vie, la loi à quoi

toutes les autres se subordonnent  » (op. cit., p.  352). Dans le cas

singulier de Flaubert, s’il soumet «  le contenu de ses rêveries à la

perfection de l’écriture  », c’est «  que les histoires qu’il s’arrange ne

sont pas innocentes, il s’en faut, elles partent toutes d’intentions

gravement criminelles, et leur beauté formelle a l’immense mérite de le

faire oublier, tout en offrant réparation au monde offensé  » (op. cit.,

p.  353). Bien entendu, c’est le contentieux avec la Mère qui est ici en

cause, et le mythe de la seconde naissance par l’arrachement à la

douceur du sein maternel se profile à nouveau. Mais cet arrachement

nécessaire à la véritable naissance du Moi a comme condition fatale le

meurtre symbolique de la Mère  : «  Se sachant meurtrier en pensée de

(celle) qui lui a enseigné l’usage et la valeur des mots, il ne peut se

supporter qu’en offrant à sa langue maternelle le sacrifice expiatoire

d’une vie entière convertie en écriture  » (op. cit., p.  353). Ainsi, la

création littéraire sera cette catharsis qui effacera par la beauté le crime

infantile. Mais cette beauté ne sera jamais parfaite, l’écrivain ne sera

jamais complètement lavé de son crime, le désir de perfection aura

toujours comme contrepartie expiatoire le sentiment de la culpabilité et

de l’échec. Le cas de Gustave Flaubert est exemplaire de ce

déchirement.

5. Surréalisme et psychanalyse

Révolte contre les idéologies répressives et les fausses valeurs,

sectateur de l’imagination comme moteur principal de la création

artistique, agent de la remise en cause de tous les rationalismes et de

toutes les poétiques, le courant surréaliste ne pouvait éviter de se sentir

questionné par la psychanalyse. Dans un article intitulé «  Poésie et

psychanalyse  » (Cahiers de l’Association internationale des Etudes

françaises, juin 1955, n°  7, p.  5-22), Yvon Belaval rappelle que les
surréalistes acceptent généralement les principaux concepts freudiens :

la spontanéité du désir, le sexualisme, la sublimation, le principe de

plaisir et le principe de réalité, l’opposition du latent et du manifeste,

etc. Dans l’œuvre de Freud, c’est évidemment le texte sur

l’interprétation des rêves (Die Traumdeutung) qui retient

particulièrement l’attention de Breton et de ses amis. Ils se passionnent

notamment pour la théorie des associations libres et pour les

différentes techniques d’interprétation des rêves. C’est la psychanalyse,

à n’en pas douter, qui inspire directement le procédé de l’écriture

automatique, et c’est elle qui confère intérêt et signification à ce type

de pratique scripturale. Les surréalistes, en outre, savent gré à la

psychanalyse de supprimer la nécessité d’avoir recours à une extériorité

transcendante pour rendre compte du « génie » créateur : il n’est que de

postuler la force irrépressible des instincts du soi, ce fonds commun de

pulsions primitives dont l’art est la sublimation, et laisser parler cette

force sans la réprimer par les préoccupations rhétoriques du bien dire.

La réflexion surréaliste sur l’image est également influencée par la

théorie freudienne. Pour Aragon, l’image est un «  stupéfiant  » dont

l’usage doit être « déréglé et passionnel ». Pour Reverdy, elle n’est plus

comparaison, mais rapprochement de deux réalités éloignées. Pour

Breton, elle est « intraduisible », parce qu’elle échappe aux contraintes

intellectuelles du Surmoi pour traduire directement les impulsions du

Ça. Comme le souligne Yvon Belaval, l’image surréaliste a

effectivement toujours pour fonction de faire prévaloir des valeurs

oniriques. Expression complexuelle formée par la condensation de

plusieurs éléments, l’image surréaliste est indécomposable en

symbolisant et en symbolisé, et elle se soustrait à toute traduction

juxtalinéaire  : «  Elle est, dans l’instant du plaisir, une donnée

existentielle aussi intraduisible qu’une qualité sensible ou la sensation

du désir. »

Si la psychanalyse a fortement marqué le surréalisme, ce dernier a-t-il

en retour contribué de quelque manière au raffinement de la théorie

psychanalytique  ? Yvon Belaval en doute. Si le surréalisme a été un

moment important de la sensibilité contemporaine, c’est surtout grâce

à la psychanalyse, mais il n’a pas pour sa part contribué au

renforcement des connaissances sur «  le fonctionnement réel de la


pensée ». De toute façon, le pari du surréalisme sur l’automatisme, qui

« livre les mots au désir », était vain. Comme le soulignait Eluard, « on

ne prend pas le récit d’un rêve pour un poème  », et un poème, fût-il

surréaliste, n’est pas un rêve. Entre un poème, le récit d’un rêve ou un

texte automatique, la distinction formelle subsistera toujours, puisque,

de l’aveu même de Breton, la préoccupation de l’arrangement

esthétique corrompt nécessairement la pureté du message surréaliste.

Pour J. Chasseguet-Smirgel, «  la mise en condition des surréalistes (à

l’égard de la psychanalyse) peut être, à certains égards, considérée

comme une résistance à l’irruption spontanée et inattendue des

processus primaires ». Et elle se demande « si ce qui est le plus valable

dans la production surréaliste n’est pas précisément la frange où

l’Inconscient s’est manifesté à l’insu de l’artiste, par-delà le contrôle et

la maîtrise qu’en fait il tentait de lui imprimer  » (Pour une

psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, Payot, 1971, p. 34).

6. Une étude approfondie sur la création littéraire ne pourrait éviter de

se poser la question du Nom de l’auteur. On pourra se reporter au livre

de Guy Rosolato, Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969, qui

aborde ce problème. Pour l’artiste cette question du Nom est

primordiale  : le nom, bien qu’il soit pris dans une lignée, constitue

aussi une origine dès qu’il est associé à la première œuvre, il est

l’indice et le gage de la seconde naissance du Moi. Autour des

problèmes soulevés par cette paternité, on découvre une série de

fantasmes qui soutiennent certains moments de l’expérience esthétique

et qui sont particulièrement intéressants parce que certains d’entre eux

étaient déjà apparus dans l’enfance en tant que fantasmes organisés et

conscients  : le fantasme du roman familial (cf. supra, p.  22 et infra,

p. 103), le fantasme du Double, image de l’opposition Moi/Surmoi etc.

Il serait intéressant d’étudier ici la fonction fantasmatique du

pseudonyme.

7. A prendre Freud au pied de la lettre, la création littéraire devrait être

exclusive de la névrose puisqu’elle correspond à la sublimation du

fantasme. Cette vue optimiste ne fait pas l’unanimité. Pour Serge

Doubrovsky par exemple (cf. La Place de la Madeleine, Paris, Mercure

de France, 1974, p. 148), l’art est tout entier passion névrotique.


8. Un survol rapide de l’évolution des formes esthétiques depuis un

siècle met en évidence que l’art semble s’affranchir de plus en plus des

servitudes de la représentation objectale  : roman sans intrigue,

peinture et sculpture non figuratives, écriture automatique, etc. Pour B.

Grunberger (in Revue française de psychanalyse, tome XXIX, 1964,

p.  782), on peut voir dans cet affranchissement progressif le résultat

d’une acceptation de plus en plus assumée par l’artiste de la

composante narcissique orale, c’est-à-dire la plus archaïque. Ce primat

de l’univers narcissique oral, qui pourrait être considéré comme

l’indice d’une régression, est en fait ressenti comme une libération  :

libération narcissique conçue comme une émancipation vis-à-vis du

monde objectal, et qui est probablement à relier à d’autres mouvements

d’émancipation (collectifs de libération des femmes, lutte pour la

reconnaissance et la légitimité du donné homosexuel, etc.). Cette

« narcissophilie » n’est d’ailleurs pas générale, et son aire de dispersion

géographique est édifiante  : elle se trouve en effet limitée aux pays

soumis à un système de démocratie dite «  libérale  ». La planification

socialiste ne saurait s’en accommoder, et ce n’est que par pure clause

de style que l’on postule parfois une «  liberté  » pour l’art dans les

régimes collectivistes. Dans ce type de sociétés, l’artiste ne peut

accéder à la reconnaissance officielle de son statut de créateur que par

une entière soumission à l’esthétique objectale de l’art engagé, de la

création collective et du réalisme, donc par l’arrachement à l’univers

narcissique oral qui, là comme ici, demeure pourtant la condition

existentielle de la capacité créatrice. Ce n’est évidemment pas un

hasard si les pays où l’on ignore l’art abstrait sont ceux où la

psychanalyse est l’objet soit d’un refus idéologique (Union Soviétique

et démocraties populaires), soit d’une méconnaissance à peu près totale

(Chine populaire). Sur les terres éclairées par les soleils marxistes, le

fragile Narcisse ne saurait avoir que mauvaise (in)conscience.

BIBLIOGRAPHIE

1. Bonaparte Marie, L’épilepsie et le sado-masochisme dans l’œuvre de

Dostoïevski, in Revue française de psychanalyse, tome XXVI, 1962,


n° 6.

2. Chasseguet-Smirgel J., Réflexions sur le concept de réparation et la

hiérarchie des actes créateurs, in Revue française de psychanalyse,

tome XXIX, 1965, n° 1, janv.-fév., p. 17 à 29.

3. Doubrovsky Serge, La Place de la Madeleine, Paris, Le Mercure de

France, 1974.

On consultera surtout, dans la perspective de cette sous-section, les

passages concernant l’autogenèse de l’œuvre d’art (p.  56), et l’œuvre

d’art comme œuvre de mort par le biais du meurtre symbolique de la

mère (p. 65-68, 104-107).

4. Gillibert Jean, «  La création littéraire  », in La Nef, n°  31, 1967,

p. 83-100. L’auteur rappelle que, selon Freud, la beauté étant l’arrêt des

pouvoirs de destruction, les processus de sublimation rendent

suffisamment compte de la force d’Eros quand elle lie entre elles des

unités toujours plus nombreuses, donnant ainsi à l’art et en particulier à

la littérature, le pouvoir compétitif d’une écriture et d’une parole qui

annule le pouvoir répétitif et mortuaire de la Nature (Eros et Thanatos).

A condition toutefois de ne pas faire de la littérature une sorte

d’«  antidestin  » dans un musée imaginaire  ! Ce serait traiter l’œuvre

littéraire comme le résultat d’une visée où la technique et la forme ont

eu finalement raison des conflits du créateur  : objet esthétique rendu

alors aux critères objectifs et réifiants des systèmes, et des

significations closes.

5. Luquet Pierre, «  Art et fantasmes  », in Revue française de

psychanalyse, tome XXVIII, 1964, p.  581-589 (n°  4, juillet-août,

numéro spécial).

Article important qui étudie la naissance et la fonction des fantasmes

dans l’élaboration de l’œuvre d’art et apporte une distinction utile entre

les fantasmes conscients et les fantasmes inconscients. La décharge

libidinale, le mode relationnel et la forme du Moi s’expriment non

seulement dans les fantasmes conscients (représentation, description,

thème, etc.), mais dans le mode d’écriture même. Si le « style » est de

l’homme même, selon le mot de Buffon, c’est que l’essentiel de la

décharge fantasmatique réside dans la forme et non dans le thème.

Remarque capitale, qui pourrait préparer les voies encore mal

défrichées de la psychanalyse des formes.


6. Luquet Pierre, « La fonction esthétique de la personnalité et son rôle

structurant  », in L’Art et la psychanalyse, sous la direction d’André

Berge, Anne Clancier, Paul Ricœur et L.-H. Rubinstein, Editions

Mouton, 1968, p. 133-146.

7. Luquet Pierre, «  Ouverture sur l’artiste et le psychanalyste  : la

fonction esthétique du moi », in Revue française de psychanalyse, tome

XXVII, 1963, n° 6, nov.-déc., p. 585 à 618.

8. Mendel Georges, «  La sublimation artistique  », in Revue française

de psychanalyse, tome XXVIII, 1964, p. 729-808.

Contribution intéressante à la notion de sublimation et à ses relations

avec l’esthétique. Sur la voie qui conduit de l’Inconscient à l’œuvre

d’art on trouve trois moments  : le fantasme, les processus

d’identification secondaire à d’autres artistes, l’acte créateur lui-même.

Au premier moment correspond l’érotisme oral, au second l’érotisme

anal, au troisième l’érotisme phallique. L’art correspond donc à la

sublimation de l’érotisme oral.

9. Mendel G., Le roman comme fiction et comme ensemble in Revue

française de psychanalyse, tome XXVII, 1963, n°  2, 3, mars-juin,

p. 301 à 320.

10. M’Uzan Michel de, «  Aperçus sur le processus de la création

littéraire  », in Revue française de psychanalyse, tome XXIX, 1965,

p. 43-77.

Article fondamental qui pose les bases d’une véritable psychanalyse de

la création littéraire, même si l’auteur présuppose que l’investigation

psychanalytique ne peut cerner l’essence même de la sublimation

artistique. Postulant que le processus créateur tient de son origine

même un caractère dramatique qu’il ne perd jamais tout à fait même

quand le texte n’en porte plus la trace, M. de M’Uzan étudie ensuite le

mode général de la représentation, le mode spécifique de cette

représentation dans l’élaboration de l’objet littéraire et les différents

processus d’identification (cf. supra, p. 47).

11. Nacht et Racamier, La théorie psychanalytique du délire, article

très complet, essentiel pour comprendre en profondeur les structures de

l’activité délirante et ses rapports avec le rêve, l’art et la protection (in

Guérir avec Freud, p. 80 à 188, Payot, 1971).

12. Pontalis J.-B., Après Freud, Paris, Gallimard, 1961.


Intéressante analyse de l’ambiguïté du «  dialogue  » instauré par la

création littéraire à propos de deux récits de Henry James, de la

«  maladie  » de Flaubert et de la «  psychanalyse sans fin  » de Michel

Leiris (p. 293 à la fin).

13. Rosolato Guy, Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969.

Pour les rapports de l’artiste avec le père dans l’enfance et la vocation

artistique (p.  178), la création, le Moi et l’Idéal du Moi (p.  180), le

Père mort et l’Art (p. 183).


 
3.

Psychanalyse, linguistique et interprétation de l’œuvre

littéraire

Au début de son livre De l’interprétation, Essai sur Freud, Paul Ricœur

rappelle opportunément «  qu’il est un domaine sur lequel se recoupent

aujourd’hui toutes les recherches philosophiques  », c’est «  celui du

langage » (p. 13). L’auteur développe un peu plus loin sa pensée à propos de

la psychanalyse : « En faisant du rêve non seulement le premier objet de son

investigation, mais un modèle... de toutes les expressions déguisées,

substituées, fictives du désir humain, Freud invite à chercher dans le rêve

lui-même l’articulation du désir et du langage ; et cela de multiples façons :

d’abord ce n’est pas le rêve rêvé qui peut être interprété, mais le texte du

récit du rêve ; c’est à ce texte que l’analyste veut substituer un autre texte qui

serait comme la parole primitive du désir  ; ainsi c’est d’un sens vers un

autre sens que se meut l’analyse  ; ce n’est point le désir comme tel qui se

trouve placé au centre de l’analyse, mais bien son langage » (p. 15).

Le texte littéraire, on s’en doute, occupe une place privilégiée parmi ces

«  expressions déguisées du désir humain  » dont parle Paul Ricœur. A son

propos se pose donc de manière cruciale, comme pour l’interprétation du

rêve, l’articulation du désir et du langage. On se limitera, dans le présent

chapitre, à discuter si le modèle linguistique, tel qu’il ressort des principales

théories contemporaines sur le langage, est susceptible de se concilier avec

le modèle psychanalytique, et s’il peut rendre compte du fonctionnement de

l’œuvre littéraire.

I. LE SCHEMA DE LA COMMUNICATION

LINGUISTIQUE

Toutes les théories linguistiques, du structuralisme saussurien à la

grammaire générative et transformationnelle, se fondent de manière plus ou


moins explicite sur un schéma de la communication à deux termes  : un

interlocuteur-émetteur et un interlocuteur-récepteur. La caractéristique

principale de ce schéma est que le second terme  —  le récepteur  —  peut à

son tour devenir émetteur lorsque la communication est réussie. De cette

réversibilité de la communication découle la conséquence que chaque

interlocuteur possède exactement les mêmes propriétés que l’autre. Ainsi les

deux points du schéma ont rigoureusement la même structure. Rien

n’empêche de rassembler ces deux points en un seul et de considérer que

cette dualité apparente correspond à la propriété d’un sujet unique, qui est le

sujet linguistique proprement dit :

Un tel schéma expose que le système du langage repose sur la pluralité

apparente des sujets dans une homogénéité radicale de structure.

II. LINGUISTIQUE ET « SCIENCE DE LA

LITTERATURE »

Le schéma de la communication linguistique peut-il rendre compte du

système de l’œuvre littéraire  ? La question s’est posée à plusieurs reprises

depuis une quinzaine d’années, et la réponse fournie, dans les premiers

temps du moins, a été le plus souvent positive. En 1966, dans Critique et

vérité, Roland Barthes se souciait d’instituer une «  science de la

littérature  ». Et il ajoutait, comme si cela allait de soi  : «  Son modèle sera

évidemment linguistique » (p. 57). Un peu plus tard, dans un numéro, qui a

fait date, de la revue Communications (n°  8, 1968), Roland Barthes et

Tvétan Todorov présentent le fonctionnement général de l’œuvre littéraire

sur le modèle de la communication linguistique.

On conçoit que l’homologie ait pu être tentante : si l’on considère l’œuvre

littéraire comme un discours, il va de soi qu’on va la doter des propriétés

d’un discours. Or tout discours suppose un émetteur et un destinataire dont

les traces sont repérables. C’est ainsi qu’il existe un donateur du récit et un

destinataire du récit (cf. Communications n°  8). Et quel que soit le type de
discours littéraire examiné (un récit purement historique où le je de l’auteur

s’efface, ou un récit où la relation je/tu intervient de manière explicite et

formellement repérable), la théorie littéraire évoquée plus haut postule que

le texte littéraire peut s’expliquer par référence au schéma de la

communication linguistique. Et la démonstration purement empirique en est

administrée par le nombre de travaux qui, à partir du modèle linguistique, se

livrent à l’autopsie de l’œuvre littéraire.

III. LA SUBVERSION DU CODE

On a vu que l’émetteur et le récepteur sont, dans le schéma de la

communication linguistique, identiques et superposables. Peut-il en aller de

même dans la «  communication  » littéraire, en dépit de la présence,

repérable ou non, d’un auteur et d’un destinataire  ? Certainement pas. Il

semble bien au contraire que le modèle linguistique soit intrinsèquement

contradictoire avec ce que la théorie psychanalytique permet de pressentir

du mode de fonctionnement de l’œuvre littéraire.

Si l’on considère que le destinataire de l’œuvre littéraire est d’abord cette

figure intérieure fantasmatique dont on a dessiné plus haut les contours, il

va de soi que le schéma linguistique n’est pas opératoire. De quel secours

pourrait être le repérage strictement formel des points d’énonciation dans un

texte alors que le destinataire dont il est question ici ne peut recevoir, de par

sa structure même, qu’une expression décalée et transférentielle ?

Même en limitant le concept de destinataire à une perspective plus

traditionnelle (le public, le lecteur, l’autre, etc.), on peut encore douter que

le schéma de la communication linguistique soit recevable. Supposons

réalisés et repérés dans le texte les deux points d’énonciation,

auteur/destinataire, posés comme constitutifs de toute œuvre littéraire. Une

première évidence s’impose  : la pratique littéraire (production/lecture)

s’effectue en l’absence de toute relation immédiate. On discerne alors tout

ce qui sépare la communication ordinaire et les conséquences qui en

découlent quant à l’application du code de la langue dans l’œuvre littéraire :

brouillage des indices, interférences temporelles, jeux et masques de

l’énonciation, transgression des instances de la langue et de la normativité


11
sémantique .
IV. LA CIRCULATION DU DESIR

C’est le moment de revenir à la théorie psychanalytique dont on ne s’est

éloigné qu’en apparence. Au schéma de la communication linguistique plate

et univoque, la psychanalyse substitue un modèle plus raffiné qui postule

que tout acte de langage implique un sujet qui n’est pas seulement parlant,

mais désirant. En d’autres termes, le sujet parlant s’implique sous la forme

d’un désir. Ce qui est vrai de la communication ordinaire  —  où l’énoncé

produit est immédiatement reçu et «  consommé  »  —  est a fortiori vrai du

discours littéraire. Mais dans ce dernier cas, le réseau triangulaire de la

relation auteur/texte/lecteur est infiniment plus complexe.

Condamné à sortir de soi pour éviter l’aliénation d’une élaboration

purement narcissique de l’œuvre — autarcie qui aboutirait à une inéluctable

dilution du Moi  —  l’écrivain est effectivement conduit à se donner un

«  repère  » extérieur, qui est le destinataire de la théorie littéraire informée

par le linguistique. Mais ce repère ne pourra fonctionner comme

destinataire  —  c’est-à-dire comme receveur effectif de l’œuvre  —  que s’il

est pensé par l’auteur comme parfaitement insuperposable à lui-même,

contrairement à ce qui se produit dans la communication linguistique. Cette

condition a pour effet que la relation établie par l’auteur avec le destinataire

n’est pas de l’ordre de la communication, mais de l’ordre de la contrainte et

de l’assujettissement. Et cette relation est effectivement réversible, mais pas

au sens où l’entend la théorie linguistique  : si l’auteur pose le destinataire

comme objet à assujettissement, il reçoit en retour, de ce destinataire

imaginé, une réponse qui l’assujettit à son tour. Echange complexe, qui

porte la double trace du désir, et qui se situe bien au-delà de ce dialogue naïf

auquel certaines théories sémiotiques prétendaient réduire la

« communication » littéraire.

Si l’on considère maintenant non plus ce destinataire imaginé par l’auteur

mais le destinataire réel, c’est-à-dire le lecteur effectif de l’œuvre, on

pressent aisément combien la lecture du discours littéraire — discours dont

la nature est de n’être pas absorbé mais de durer  —  diffère de la réception

ordinaire du langage. Pour le lecteur en effet, l’œuvre littéraire est un réel à

affronter. La spécificité de ce réel est d’être profondément subjectif,

puisqu’il porte la trace de l’auteur et de son désir. Il suit de là qu’en un

premier temps du moins, la confrontation avec ce réel subjectif ne peut être


que contraignante. Mais dans la mesure où le lecteur peut exercer sa

subjectivité à son tour par le simple jeu de la pratique de lecture, et glisser

son propre désir dans le texte de l’autre, la contrainte initiale est finalement

ressentie comme l’exercice d’une liberté. Ainsi, toute pratique littéraire

renvoie à une double instance spécifique irréductible au texte lui-même  :

l’instance de désir. Roland Barthes l’a dit, et fort bien  : «  Ainsi tourne la

parole autour du livre  : lire, écrire  : d’un désir à l’autre va toute la

littérature » (Critique et vérité, p. 79).


 
SECTION 2

LECTURES DE L’ŒUVRE LITTÉRAIRE


SOUS-SECTION 1

LES REPRÉSENTATIONS DE LA PSYCHE

1.

L’inconscient et la mise en images

I. L’IMAGERIE « ORNEMENTALE »

La théorie littéraire traditionnelle accorde principalement à l’image (et à

sa triple manifestation d’usage  : la comparaison, la métaphore et la

métonymie), un intérêt d’ordre esthétique. Dans le sillage des rhétoriques

classiques et néo-classiques, elle tend à faire de l’image l’ornement du

discours. Attitude extérieure et superficielle qui ne retrouve que très

accessoirement les problèmes du sens, et qui n’est d’ailleurs tenable que si

l’on assimile le texte littéraire à un objet de pure représentation dans lequel

il serait possible de séparer rigoureusement le fond et la forme. Sans porter

de jugement sur la crédibilité de la critique formelle, on se bornera à

souligner que l’on se situera ici dans une perspective génétique, et non

esthétique ou structurale.

II. IMAGE ET PSYCHANALYSE

La psychanalyse insiste sur le fait que la psyché fonctionne

essentiellement par création et appropriation d’images, et non par

production et compréhension de concepts. Tout se passe comme si, de

l’organisation psychique profonde, l’inconscient ne recevait et ne formait

que des images. La dévalorisation à laquelle la philosophie occidentale, et

notamment française, soumet l’image par rapport au concept est

probablement l’une des raisons de la résistance rencontrée par la

psychanalyse dans les milieux intellectuels français, scientifiques et

littéraires, et de l’incapacité réelle ou feinte de la critique à saisir la fonction

de l’imaginaire dans l’esthétique. Tout un courant de la réflexion

contemporaine, qui trouve son aboutissement dans les travaux de Gaston


12 13
Bachelard et de Gilbert Durand , s’est efforcé de montrer le rôle capital
joué par l’image en tant que «  dynamisme organisateur  » soustrait à

l’arbitraire du signe, et antérieur à la pensée rationnelle dont il constitue à la

fois la condition et l’origine. C’est dans ce climat de revalorisation de

l’imaginaire qu’il convient d’apprécier l’image dans la théorie

psychanalytique.

L’analogie constatée entre le rêve et l’œuvre d’art (cf. supra, p.  37) rend

compte de l’importance de l’image dans les essais de psychanalyse

appliquée. Qu’elle intervienne dans le rêve, dans la construction mythique

ou symbolique ou dans le texte littéraire, l’image relève d’un processus

moins spontané que le surgissement du fantasme et moins élaboré que la

production du symbole (cf. infra, p. 73). Elle correspond de toute manière à

la projection d’un état antérieur préconscient dans le flux de conscience.

Ainsi, la psychanalyse incline à voir, dans toute image, une projection de

l’inconscient.

On pressent l’intérêt de cette position pour une approche de la littérature :

si l’on pose que les images sont une révélation de et sur l’inconscient,

l’étude du fonctionnement de l’imaginaire permettra une approche des

textes qui ne sera ni le répertoire des effets de réel (le monde des

phénomènes, relevant d’une philosophie de la référence, ou d’une vision du

monde), ni la définition d’un sujet transcendantal (la psychologie de

l’auteur), mais une troisième voie encore étroite qui tentera d’approcher ce

point capital que la critique contemporaine ne fait encore qu’entrevoir  :

l’articulation du désir et du langage. C’est donc par le détour du langage que

l’on doit préalablement passer.

III. LA DOUBLE ARTICULATION DU DISCOURS

Parmi les principales figures du discours, la rhétorique classique plaçait la

métaphore et la métonymie. La linguistique moderne a redéfini ces figures

selon une perspective qui tend à faire du processus de métaphorisation, non

un écart par rapport à une pratique langagière considérée comme

«  normale  », mais un élément d’institution du langage proprement

existentiel.

Toute chaîne discursive peut être envisagée selon deux perspectives : celle

de la contiguïté des unités (qui renvoie au concept de métonymie), celle de la

similarité de sens de ces unités (qui renvoie au concept de métaphore). Si je


dis à un ami : « Viens boire un verre » au lieu de « Viens boire (le contenu)

d’un verre  », je procède à la suppression de certaines unités linguistiques.

Cette opération conduit à la contraction de la chaîne syntagmatique. La

métonymie correspond précisément à cette rupture dans la contiguïté des

termes du discours, et le sens de l’énoncé ne peut résulter que du

rétablissement implicite des termes supprimés. Si maintenant je dis,

conduisant ma voiture, «  j’ai crevé le plafond  », je ne pratique aucune

suppression de termes mais je procède à la substitution, terme à terme,

d’une unité linguistique à une autre. Intervient ici le processus de la

métaphore qui implique, sous-jacente à la chaîne signifiante, une «  autre  »

chaîne dont elle est le produit de substitution. En l’occurrence  : «  J’ai

dépassé la vitesse maximum. »

Pour transposer ce développement en termes plus proprement

linguistiques, on dira que :

a) la métaphore pose une relation d’équivalence entre deux substances

grâce à l’existence d’un composant sémantique commun qui permet

d’étendre l’équivalence partielle à la totalité des substances :

A partir de ce schéma général, deux réalisations sont possibles en

discours :

1. L’une des substances seulement est évoquée, l’autre ressort du contexte.

C’est la métaphore in absentia qui apparaît par exemple dans la séquence

suivante :

Rossignol de muraille, étincelle emmurée, y1 y 2

Ce bec, ce doux déclic prisonnier de la chaux (R. Brock) y 3 y 4 où les

quatre métaphores renvoient à un « commutateur électrique »

(x)
14
non nommé dans le texte .
2. Les deux substances sont nommées : c’est la métaphore in praesentia :

On voit d’un carrefour livide et monotone,

Partir vers l’infini les arbres pèlerins. (E. Verhaeren, Les Vieux Soirs.)

x y

b) la métonymie consiste à «  désigner un objet ou une propriété qui se

trouvent dans un rapport existentiel avec la référence habituelle de ce même

mot  : Je ne décide point entre Genève et Rome  » (Dictionnaire

encyclopédique des sciences du langage, par O. Ducrot et T. Todorov, Seuil,

1972, p. 354).

IV. LA CHAINE SIGNIFIANTE ET L’INCONSCIENT

1. SYMBOLISME ONIRIQUE ET SYMBOLISME DU LANGAGE

Sauf à verser dans des simplifications caricaturales, toute tentative de

mise en rapport de la parole et de l’inconscient se heurte à des problèmes


15
infiniment complexes. Dans un article important , Emile Benveniste

rappelait naguère opportunément que si la linguistique et la psychanalyse

utilisent toutes deux la théorie du symbole, elles ne peuvent le faire dans la

même perspective. En effet, le symbolisme du langage se réalise

nécessairement dans une langue,. ce qui revient à dire qu’il est appris,

«  coextensif à l’acquisition que l’homme fait du monde et de l’intelligence,

avec lesquels il finit par s’unifier  » (p.  85), alors que le symbolisme de

l’inconscient, remarquable par son universalité, utilise un «  vocabulaire

commun à tous les peuples, sans acception de langue, du fait, évidemment,

que (les symboles) ne sont ni appris ni reconnus comme tels de ceux qui les

produisent  » (p.  85). Ainsi tout paraît bien militer contre tout essai de

corrélation systématique entre la logique onirique et la logique des langues

naturelles.

L’argumentation de Benveniste, qui répond parfaitement aux impératifs

du structuralisme, est probablement exacte si l’on considère la langue

exclusivement dans sa fonction primaire, c’est-à-dire comme l’instrument


d’une communication univoque, appuyé sur un système de relations

inséparables du monde référentiel et de l’expérience que le sujet en a

acquise. Elle n’est plus vraie si l’on veut bien admettre que la langue n’est

pas seulement ce système formalisable que le concept de l’arbitraire de

signe permet de ne rapporter qu’à lui-même, mais qu’elle est aussi  —  et

surtout — le lieu du non-formalisable, le lieu des impairs et des anomalies,

le lieu enfin où un sujet spécifique manifeste son désir. Sujet qu’il faudra

bien entendre d’une autre manière que ne le font généralement les théories

du langage : pour ces théories en effet et par définition, le sujet linguistique,

simple support du formalisable, ne peut être pensé comme le support du

fantasme !

2. LE TRAVAIL DU REVE OU LA TENTATION DE L’HOMOLOGIE

C’est sans doute parce que le langage se déploie parfois autrement que

dans cette fonction d’intercommunication univoque dont on parlait plus haut

que l’on a pu tenter de l’articuler au désir. Mais par des voies de biais, des

détours. Lorsque Roman Jakobson établit de manière définitive que

«  l’interprétation de toute unité linguistique met en œuvre à chaque instant

deux mécanismes intellectuels indépendants  : comparaison avec les unités

semblables (= qui pourraient donc lui être substituées, qui appartiennent au

même paradigme), mise en rapport avec les unités coexistantes (= qui

appartiennent au même syntagme)  » (O. Ducrot et T. Todorov, op. cit.,

p.  145, à propos des Essais de linguistique générale, éd. de Minuit, 1963,

p. 43-67), il n’est pas encore question d’inconscient bien entendu. Quand le

même Jakobson élargit son propos et souligne que cette dualité est dotée

d’une généralité maximale et qu’elle peut être étendue à toute une série

d’opérations parmi lesquelles on peut ranger les processus métaphoriques et

métonymiques, il n’en est pas question encore. Mais à partir de cette

extension peut s’ébaucher une fructueuse réflexion interdisciplinaire. Car

par exemple, en un autre lieu, et avec une toute autre perspective que la

description du langage ou de la littérature, tel psychanalyste se trouve

confronté à tel rêve que lui raconte un de ses patients. Celui-ci, par
16
exemple  :
« La place déserte d’une petite ville ; c’est insolite, je cherche quelque

chose. Apparaît, pieds nus, Liliane — que je ne connais pas — qui me

dit : il y a longtemps que je n’ai vu un sable aussi fin. Nous sommes en

forêt et les arbres paraissent curieusement colorés. Je pense qu’il y a

beaucoup d’animaux dans cette forêt, et, comme je m’apprête à le dire,

une licorne croise notre chemin ; nous marchons tous les trois vers une

clairière que l’on devine en contrebas » (p. 97).

Quand à la suite d’un travail patient, l’analyste aura cerné dans le texte de

ce rêve trois souvenirs d’enfance : la place d’une petite ville de province au

centre de laquelle se trouvait la « fontaine à la licorne », une promenade en

montagne et une plage de la côte atlantique et qu’il aura ensuite rapporté le

rêve tout entier au désir de boire, il restera frappé par un double mécanisme

qui a opéré ici dans le texte de ce rêve  : d’une part, un phénomène de

condensation (Verdichtung) a substitué le signifiant place au signifiant

plage, de la même manière que le processus métaphorique substitue une

unité linguistique à une autre  ; d’autre part, un phénomène de déplacement

(Verschiebung), par la suppression d’un terme, a utilisé le signifiant licorne

à la place de fontaine à la licorne  : procédé qui, on s’en souvient, était à

l’œuvre dans le processus métonymique.

Ainsi le texte du rêve, loin d’être un discours cohérent et organisé soumis

à des critères précis de lieu et de temps, est tissé de représentations

hétérogènes qui dessinent les contours du désir. Ces représentations sont le

siège d’opérations complexes de substitutions et de déplacements  : Liliane

deviendra Anne et Lili, le segment li renverra à licorne et à li(t), la place

deviendra plage, la (li)corne figurera le phallus que l’on porte à la fontaine

pour étancher la soif refoulée d’un corps interdit, celui de la jeune femme du

rêve, etc. C’est dire que l’interprétation du rêve devra postuler l’existence de

deux chaînes  : une chaîne manifeste qui réunit les éléments du texte et du

rêve, une chaîne inconsciente dont ces éléments constituent des maillons à

réunir. Les représentations déplacées et condensées de la chaîne manifeste

correspondent à l’irruption dans cette chaîne de la chaîne inconsciente.

3. L’OSCILLATION METAPHORE/METONYMIE ET L’INCONSCIENT


Ainsi l’interprétation du travail du rêve a permis d’identifier deux

mécanismes fondamentaux, analogues en leur fonctionnement aux

processus de la métaphore et de la métonymie, ces derniers intervenant eux-

mêmes sur les deux axes substitution/combinaison à partir desquels se

déploie toute activité de langage. Ce n’est pas extrapoler que d’en déduire

que les processus primaires du psychisme et les lois du langage sont entre

eux dans un certain rapport d’homologie. On se limitera à préciser ce

rapport aux deux points particuliers de la chaîne signifiante qui font l’objet

du présent chapitre : la métaphore et la métonymie.

a) Métaphore et refoulement du désir

D’une manière générale, on l’a vu, toute métaphore aboutit à un effet de

sens résultant d’une opération de substitution. La spécificité de cette

substitution est de ne point opérer sur des termes synonymes, mais sur des

unités dont la mise en rapport représente une subversion de la combinatoire

sémantique. C’est sur l’origine de la substitution que se prononce la théorie

psychanalytique  : on postulera que toute chaîne signifiante manifeste est

doublée d’une chaîne latente, imprévisible en ses manifestations

linguistiques et relevant de l’inconscient du sujet désirant. Le terme

métaphorisé exhibe des fragments de cette chaîne dans la syntagmatique du

discours. Ce surgissement crée l’effet de surprise où l’on situera l’essentiel

du plaisir esthétique, et qui est à relier, dans l’optique freudienne, à la

décharge libidinale correspondant au principe de plaisir, par opposition au

principe de réalité. La jubilation esthétique est le produit d’une

différenciation signifiante par laquelle la relation instaurée entre la chaîne

du discours et la chaîne inconsciente se soustrait aux catégories de la

représentation sensorielle et conceptuelle. En lisant « les mélodieux angélus

tintent au loin  », je n’éprouve aucune surprise. Mais s’il est question de

«  bleus angélus  » (Mallarmé), s’ouvre alors un espace symbolique dans

lequel l’énoncé linguistique perd partiellement sa référence. Par perte

partielle, on entend que l’usage littéraire du langage métaphorique, par

contraste avec les processus mis en œuvre dans le discours schizophrénique

ou dans l’écriture dite «  automatique  » maintient la présence d’un signifié

commun aux termes mis en rapport (cf. supra, p.  62). Ce maintien ne

présuppose pas d’ailleurs que la conscience de l’écrivain ait prémédité la

métaphore. Existe-t-il des métaphores purement conscientes, justement


parmi celles que l’on appelle les métaphores poétiques, ou faut-il toujours

postuler l’intervention incontrôlée du fanstame et du désir  ? C’est un

problème que l’on ne peut résoudre d’un mot. Jean-Baptiste Crevier notait

déjà en 1755 dans sa Rhétorique française : «  On fait des métaphores sans

le vouloir et sans le savoir. »

A quelle motivation inconsciente répond la substitution métaphorique ? Il

semble bien que cette irruption ne fait que souligner la mise en avant de ce

que la conscience refoule et que la pulsion exhibe tout à coup. La métaphore

désigne et masque à la fois le désir, c’est dire qu’elle en souligne en

définitive le caractère prégnant et obsessionnel. On lira plus loin, à l’annexe

«  Pratiques  » de ce chapitre des exemples concrets du processus de

refoulement fantasmatique de la métaphore linguistique à propos de textes

de Claude Simon et de Paul-Marie Lapointe.

b) Métonymie et désir du manque

Les rapports de l’inconscient avec le processus métonymique posent des

problèmes plus complexes. Dans la mesure où la métonymie consiste en un

déplacement de signifiants qui aboutit à la suppression de certains segments

de la chaîne discursive, on peut supposer que l’inconscient se manifeste par

la censure à laquelle il soumet le segment qui tombe. Encore faut-il préciser

que le signifiant déplacé ne renvoie pas à un objet qui comblerait le désir,

mais qu’il désigne et masque en même temps le manque que le désir creuse

à l’intérieur de la chaîne signifiante. Il en allait ainsi dans le «  rêve à la

licorne  ». «  Lorsque nous parlons de fonction métonymique de la licorne,

c’est précisément dans la mesure où ce signifiant renvoie, non pas à un objet

qui comblerait la soif en question, mais bien au contraire dans la mesure où

il est lui-même, en tant que métonymie et porteur du symbole phallique,

celui qui désigne, recouvre et masque la béance du sujet, ou, si l’on préfère,

sa «  castration originelle  ». Ainsi la métonymie, telle la cicatrice, par son

inépuisable possibilité de déplacement est-elle proprement faite pour

marquer et masquer la faille où naît et se précipite perpétuellement le désir,

sur le roc de la pulsion de mort  » (J. Laplanche et S. Leclaire, op. cit.,

p. 108).

c) L’« autre chaîne »
En évoquant plus haut le procès métaphorique, on a postulé que toute

chaîne signifiante était doublée d’une chaîne latente qui figurait en quelque

sorte le langage de l’inconscient. Il convient de préciser que cette chaîne

latente ne peut être ni comparée ni à plus forte raison assimilée à une chaîne

syntagmatique structurée. On comprend aisément pourquoi : au niveau de la

chaîne signifiante manifeste, la distinction saussurienne du signifiant et du

signifié est opératoire  ; le discours se structure effectivement en segments

matériels (les signifiants) dotés d’un sens (les signifiés). Au niveau de la

«  chaîne  » inconsciente, la distinction signifiant/signifié cesse d’être

opératoire dans la mesure où les matériaux véhiculés ici sont des images et

non des signes linguistiques. C’est dire que le langage de l’inconscient n’est

pas de l’ordre du verbal, mais de l’imaginaire. Or précisément, la

métaphore correspond à la verbalisation, sous l’effet des pulsions sous-

jacentes, du matériau-image de la chaîne inconsciente. Elle est le nœud

linguistique de l’ancrage du fantasme.

V. CONCLUSION : L’IMAGE ET LE SENS

L’exposé qui précède, si incomplet soit-il, pour une compréhension totale

des mécanismes de l’imagerie textuelle, a du moins permis de discerner le

caractère inadéquat du discours critique traditionnel quand il réduit la

métaphore ou la métonymie à l’un de ces instruments rhétoriques par

lesquels l’écrivain, dans un processus d’esthétisation volontaire, exploite et

organise à son souverain gré les données du langage. Insuffisant demeure

encore ce discours s’il ajoute que l’écrivain dépasse ainsi ses propres limites

et parvient à dire l’indicible en subvertissant l’organisation logico-

sémantique attendue. Car c’est prendre encore une fois l’effet pour la cause.

Si la métaphore et la métonymie occupent dans le système de subsistance de

l’œuvre littéraire une place privilégiée, ce n’est pas dans une perspective

ornementale et purement décorative  : s’il y a un processus esthétique dans

l’imagerie textuelle, ce processus relève d’un mode de production qui a pour

fonction première de suspendre et maintenir le sens. Entendons que tout

discours littéraire ne peut se démasquer tel que s’il oscille constamment

entre les deux pôles par lesquels l’inconscient du sujet affleure dans le

travail de l’écriture  : la suspension du sens, par cette rupture brutale que la

métaphore ouvre dans la chaîne signifiante  ; le maintien du sens par cette


liaison entre les éléments de la chaîne à quoi procède la métonymie. Et il est

vrai qu’il arrive à la figure de discours de dire parfois l’indicible, mais pas

ainsi que l’entendait la critique traditionnelle. Elle dit en effet le désir qui ne

s’avoue pas, la pulsion qui se refoule, le fantasme qui s’ignore. On sait que

le lot du langage est de se heurter à de l’impossible, et que ni la vérité ni la

sexualité ne peuvent se dire toutes  : le privilège de l’image textuelle est de

pouvoir en dire une partie.

PRATIQUES

Le traitement psychanalytique de la métaphore dans les textes

littéraires peut revêtir des formes très diverses. Nous en présentons ci-
17
dessous deux exemples inédits , sans prétendre naturellement qu’ils

peuvent servir de modèles. En ce domaine, tout texte appelle un

commentaire particulier, et tout lecteur a son mot à dire.

1. L’expression métaphorique du complexe de castration dans La

bataille de Pharsale, de Claude Simon.

Texte (p.  57)  : «  ... pilon rouge entrant et sortant immobilisé soudain

dans la posture encore à demi enfoncé peut-être n’osant plus respirer

chiens collés la sueur refroidissant sur leurs corps nus des oreilles

ennemies vous écoutent mariée troussée relevant sa longue jupe

blanche découvrant ses fesses callipyge chair d’un blanc bleuté aux

ombres vert d’eau sa bite rouge congestionnée de rouquin enfoncée en

Dans le silence du couloir cela fit un bruit... »

L’emploi du terme pilon pour désigner le sexe mâle, s’il n’est pas

absolument inattendu, n’en est pas moins déconcertant, car la

résonance dominatrice et écrasante qu’il est censé connoter n’apparaît

guère dans la suite du texte. On propose de voir dans cet usage du mot

pilon une manifestation du complexe de castration, articulé par ailleurs

dans l’énoncé en italiques  : des oreilles ennemies vous écoutent. On

sait que l’oreille a une connotation sexuelle constante : orifice corporel

et de surcroît zone érogène, elle symbolise le sexe féminin. Or dans ce

fragment, l’«  oreille  » est métonymiquement décrite comme hostile et

menaçante  ; par contiguïté, elle est désignée comme responsable de

l’arrêt subit de l’acte de pénétration. Cette irruption de l’oreille dans le


discours confirme le choix involontaire  —  au niveau du texte

manifeste  —  du terme pilon, au lieu d’un vocable aux connotations

plus triomphantes pour représenter le phallus, mot qui tout en

produisant l’effet de surprise requis ne manquerait pas de générer le

plaisir esthétique d’une métaphore bien en place. Car pilon n’est pas

piston par exemple, dont la caractéristique est de se déplacer dans un

autre corps cylindrique par un mouvement de va-et-vient. Ce

mouvement analogue à celui de la copulation n’est pas rendu par la

métaphore simonienne où le pilon fonctionne comme substitut du sexe

mâle  : le pilon est un instrument qui pénètre mais dont l’action est

interrompue brusquement dès qu’il bute sur une certaine paroi, qu’il

touche au fond. La métaphore du pilon oriente donc le discours selon

une isotopie de l’«  obstacle  », confirmée par l’énoncé  : immobilisé

soudain. La paralysie ainsi évoquée est exprimée à nouveau par

l’allusion à la mariée où se manifeste l’intensité d’un désir non

assouvi. Effectivement, le texte bifurque juste avant la consommation

de l’acte sexuel (jet séminal) grâce à l’emploi du terme congestionnée

qui projette une signification d’« étranglement » (circulation coupée) et

rejoint l’isotopie de l’obstacle lancée par le pilon. La lecture de ce

fragment, depuis la métaphore initiale, se trouve donc doublement

bloquée  : d’une part, par la suspension de sens produit par la

métaphore comme figure de discours, d’autre part, par l’effet de

surprise inscrit dans le terme pilon comme substitut du phallus.

Correspondant au fait qu’au niveau de la représentation textuelle,

l’éjaculation n’a pas lieu, ce blocage du sens traduit une manifestation

d’impuissance, évident symptôme ici du complexe de castration.

Une autre séquence de La bataille de Pharsale est significative dans la

même perspective  : «  oreille que je frappai frappai frappai je ne

souffrais pas ce fut simplement plus tard que je sentis quelque chose de

cassé sans doute à l’intérieur  » (p.  177)  : un geste semblable à celui

impulsé par le pilon provoque dans le discours la formulation du non-

fonctionnement et de la castration dans la cassure.

L’angoisse de la mutilation ressurgit dans un autre fragment :

«  La peau du corps est très blanche, laiteuse, parsemée de taches de

son sur les épaules. Le corps dans son ensemble forme une masse

bosselée, rocailleuse. La tête est séparée du tronc par une ligne nette,
un peu au-dessus des épaules, à partir de laquelle la peau, ainsi que

celle du visage, est d’une couleur brique, comme si la tête était faite

d’une autre matière que celle du corps, comme celle d’un guillotiné,

que l’on aurait recollée, le passage du couperet nettement visible

dessinant autour du cou entre la peau blanche et la peau brique la ligne

de séparation. Outre sa teinte sanguine, la peau du visage, ainsi que

celle des mains, est plus rugueuse que celle, très lisse, du corps. Au

bout du membre raidi et tendu, la peau du fourreau, d’un léger bistre,

découvre à demi le gland, l’entourant d’une couronne hors de laquelle

saille la pointe, en forme d’ogive, d’une teinte rose et percée au centre

de son orifice, comme un œil aveugle » (p. 244-245).

L’écriture proclame cette fois le complexe de castration au moyen de

plusieurs procédés  ; mais ce qui fait vraiment ressortir l’effet de

«  coupure  » (suspension du sens/castration), c’est qu’un peu plus loin

dans le texte, l’acte sexuel est à nouveau interrompu de peur d’être

«  entendu  » (p.  247). Si le complexe de castration est ainsi détectable,

c’est qu’il s’est produit un véritable refoulement de l’angoisse de la

18
perte du pénis à la vue de l’organe féminin , et que cette peur affleure

maintenant dans le tissu textuel, trahie par le choix des images

associées à la copulation. Les énoncés qui manifestent effectivement le

complexe de castration atteignent leur paroxysme dans une métaphore

filée dont l’effet de surprise, tout en effectuant son apport esthétique,

traduit l’activité de l’Inconscient. Ainsi, bien que la mutilation sexuelle

ne soit pas explicite au niveau du récit, la contiguïté de divers procédés

d’énonciation la maintient tout au long de ce fragment par un

processus scriptural surprenant qui se déroule de la façon suivante  :

d’abord par la description la tête est séparée du tronc par une ligne

nette qui aboutit à une comparaison inattendue, comme celle d’un

guillotiné, suivie du dévoilement métaphorique le passage du couperet

nettement visible. Cette allusion à la lame mutilante est confirmée par

l’adjectif sanguine et soutenue dans la séquence au bout du membre

raidi et tendu, la peau du fourreau, qui évoque l’image du cou posé sur

le billot, attendant la chute de l’instrument de décapitation représenté

par le concept d’épée implicite dans fourreau. Finalement, la castrature

articulée par la métaphore se trouve affirmée par l’allusion à l’orifice,


relié dans le texte par contiguïté et comparaison à l’inscription de l’œil

aveugle. On sait que, pour Freud, le fantasme de castration peut se

retrouver sous divers symboles, et que, notamment, l’objet mutilé peut

19
être déplacé du pénis à l’œil (voir l’aveuglement d’Œdipe) . Dans le

texte simonien, c’est ce processus de déplacement qui est à l’œuvre, et

l’état de pétrification résultant du «  regard  » est mis en relief par la

description d’un bouclier romain reproduisant l’image de la Méduse

(p.  194). Cette représentation pourrait servir d’enseigne à tout le texte

de la Bataille de Pharsale, roman qui serait alors comme

l’actualisation du complexe de castration. Et il est effectivement

possible de cerner les diverses manifestations de cette angoisse refoulée

qui surgit dans le discours simonien par le biais des images les plus

variées.

Les indices de mutilation dont ce texte est prodigue peuvent être

classés en deux catégories  : les signes d’impuissance, représentant le

concept de castration, et les signes d’objets et de situations représentant

l’action de la castrature. Ainsi, dans la constellation de la castration, on

détecte d’abord les termes dérisoires tels cette espèce de tuyau (p.  19,

22, 44, 195), une épée de carton (p.  19, 195), fragile organe pendant

vulnérable (p.  61-62)  ; puis les séquences évoquant la paralysie,

20
l’impuissance sexuelle  : faisant le pont (p.  121, 213, 245) , chacun

des vaincus jetant javelots pilums et épées (p. 39), glaive étincelant [...]

arme mal assurée déséquilibrée tombant sans fin (p.  61). Enfin, les

procédés métonymiques qui assurent la mise en rapport dans une

même séquence des images évoquant le membre viril et des

expressions articulant la défaite ou la mutilation, ponctuent le texte

simonien des signes révélateurs de l’angoisse. Ainsi  : dard dans la

bouche mort dans l’âme (p.  22), foudroyante montée foudroyante

ascension verticale (p.  41), le pinceau dégouline [...] le trait épais et

sanglant [...] le pinceau s’écrase (p. 58 et 86).

Quant à l’inscription de l’acte même de castrature dans le discours

simonien, les notions d’aveuglement, de pétrification par le regard et de

coupure émaillée apparaissent particulièrement récurrentes.

L’aveuglement proprement dit, exhibé dans la reproduction de la

Méduse, se trouve confirmé par les allusions à Orion (p. 140-162, 164,


165), à la guillotine, coupure et décapitation (p.  215, 245, 247). Et

l’opération castratrice s’affiche dans les signifiés d’étranglement  : bite

congestionnée (p.  57, 62), dans le signifiant oreille (p.  24, 57, 58, 75,

176). Quant à la « pétrification » produite par la peur d’être vu (p. 224,

247, 268), cause-instrument d’immobilité (cf. le terme « médusé » : le

regard de la Méduse foudroie), elle se projette dans les occurrences

sueur, figée, glaçant, marbre, refroidir (p. 224, 226, 253, 255).

Ainsi, en dénouant l’entrelacs du tissu textuel simonien, on a pu isoler

certains fils de ce discours, qui, d’évidence, correspondent aux traces

scripturales d’une formation inconsciente qui nous a paru relever d’un

complexe centré sur le fantasme de castration. Ce fantasme,

omniprésent dans le texte, s’est manifesté malgré la métamorphose que

le sujet de l’énonciation subit dans le roman  : le «  il/absence  », qui

caractérise l’écriture de la troisième et dernière partie, accentue la

marque de l’effraction inconsciente en exhibant, même à travers la

transformation du discours en récit, le surgissement d’une angoisse qui

ne parvient pas à se dérober, comme le voudrait pourtant

l’«  objectivité  » que se doit d’afficher tout narrateur-témoin du

déroulement d’un récit.

2. Pulsion de vie et pulsion de mort dans le poème de Paul-Marie


21
Lapointe, Psaume pour une révolte de terre  :

Ce texte poétique, contestataire par son titre, affirme la solidarité du

poète avec les opprimés et véhicule donc une réalité sociale.

Dénonçant les conditions d’existence où l’individu, coupé de la société

humaine, est voué à l’angoisse de la solitude et au sentiment de sa

vulnérabilité, le Psaume tente d’acquérir une portée universelle, bien

qu’il s’avoue fondamentalement comme le constat d’une certaine

condition humaine dérisoire, plutôt que comme une incitation positive

à la révolte :

périssent les hommes et les jours au jour le jour

la poussière couvre l’été

saisons champêtres

repas nécessaires

inoubliables morts
(mes villes aux pauvres pauvres dans l’aisselle des coffres mes

agités

futiles

travailleurs)

les muscles et la force sont pour le cœur

et la colère

sont pour le cœur et le beffroi de la sueur

pour la colère des villes renfrognées

pour le pain des villes

et le pain pour le terreau

le terreau pour les pierres et la pluie

la pluie pour les pierres

et les pierres mêmes s’effritent

et la colère et les muscles et le cœur

petit homme

irremplaçable petit homme

avec ta faim

et la terreur qui te suit et te poursuit

ô psalmodie ô psaumes (p. 208)

Tout projet révolutionnaire, tout projet de société et, à l’opposé, toute

renonciation à une dynamique de changement et tout abandon à la

régression sociopolitique peuvent être déchiffrés en termes de dualisme

pulsionnel. Facteur économique révélateur d’une poussée qui est une

véritable exigence de travail imposé à l’appareil psychique, la pulsion

(ou son absence) n’est pas seulement la motivation concrète qui incite

le sujet à l’action politique ou révolutionnaire (ou au repli sur soi) : elle

est le principe moteur central qui conditionne l’ensemble de son

activité.

Rien n’empêche alors de corréler l’analyse d’un texte comme le

Psaume pour une révolte de terre à cette théorie des pulsions qui, selon
22
le mot de Freud, « est pour ainsi dire notre mythologie  ». Mythologie

où s’affrontent « ces êtres mythiques et grandioses » qui ont nom Eros

et Thanatos, pulsion de Vie et pulsion de Mort.

La tonalité générale  —  un lamento  —  et, au plan du contenu, le sème

global de « résignation » que projette le discours, sont des indices de la


pulsion de mort, qui surgit par ailleurs dans le tissu textuel à la faveur

de plusieurs images qui, mises en rapport selon une visée isotopique,

articulent une signification latente différente de celle de la prise de

conscience d’un joug social qu’il faudrait briser. Ainsi les lexèmes

terre, périssent, poussière, coffre, terreau et pierre renvoient aux sèmes

de «  mort  » et de «  décomposition  », et traduisent le vertige

subconscient de la tentation du retour à un état antérieur, dans la quasi-

extinction du désir. Mais par ailleurs, comme autant de situations

conflictuelles, des séquences comme saisons champêtres, repas

nécessaires, muscle, force, cœur, pain et faim connotent la poussée

d’Eros, le désir de la conservation des unités vitales existantes et la

manifestation du principe de plaisir. La présence des sèmes «  vie  » et

«  mort  » dans une même séquence discursive, tout en révélant une

opposition simulant la lutte des classes, révèle la trace de l’instinct de

mort empiétant sur la dynamique des instincts de vie. Paradoxalement,

la fin vers laquelle tendent les pulsions conservatrices est la

désintégration, laquelle implique à son tour un renouvellement de

l’espèce et sa continuité  : «  Si nous admettons comme fait

expérimental ne souffrant aucune exception, que tout ce qui vit

retourne à l’état inorganique, meurt pour des raisons internes, nous

pouvons dire  : la fin vers laquelle tend toute vie est la mort  ; et

23
inversement  : le non-vivant est antérieur au vivant .  » Le

cheminement vital, mais inexorable, par lequel l’animé tend à retourner

à l’inanimé, se manifeste chez l’être humain par ces détours que sont le

désir et la procréation, qui allongent le parcours, et sont effectivement

repérables dans ce texte. Ainsi l’énoncé irremplaçable petit homme

évoque, dans une perspective inconsciente, la continuité du genre

humain. L’effet de «  conservation  » simulant la lutte vaine contre

l’aboutissement au néant se trouve dessiné dans le discours par

l’inscription des termes agités, futiles travailleurs, beffroi, sueur et

colère.

Finalement, l’inexorabilité de la Mort et sa victoire sur la pulsion de

Vie se manifestent dans les images de temps cyclique : les jours au jour

le jour, inoubliables morts et celles de destruction  : les pierres même

s’effritent, en concurrence (rivalité/simultanéité) avec Eros (et la


terreur qui te fuit et te poursuit) dont la défaite est inéluctable  : la

satisfaction du désir permet en effet à l’instinct de Mort de réoccuper le

terrain provisoirement perdu. (N’appelle-t-on pas «  petite mort  » la

perte de conscience momentanée qui fait suite à l’orgasme ?) Qui plus

est, l’affirmation germinale évoquée par révolte de terre se trouve

circonscrite et contrecarrée par la monotonie et la vacuité de pratiques

rituelles que connotent les signifiés de psalmodie et de psaumes.

On peut conclure de ce qui précède qu’il ne serait guère pertinent de

réduire ce poème à un constat et un témoignage à propos des

conditions de vie d’une certaine collectivité. On préférera y voir la

métaphorisation du conflit d’Eros et de Thanatos, qui dessine dans le

discours poétique deux isotopies concurrentes. C’est par un procès

d’effraction inconsciente que dans cet appel ambigu à la «  révolte de

terre  », la Mort a paradoxalement le dernier mot. Effectivement, en se

désignant lui-même  : ô psalmodie ô psaumes, le texte proclame

l’absence qui caractérise toute autoreprésentation, laquelle, par un

processus circulaire de retournement sur soi, annule tout mouvement

d’ouverture et d’élan vers de nouvelles expériences, c’est-à-dire en

définitive, vers le Désir et la Vie.


 
2.

Le champ symbolique

Toute interprétation de l’œuvre littéraire informée par la psychanalyse ne

peut manquer d’être confrontée au problème du symbole. Une lecture

psychanalytique n’est-elle pas essentiellement une lecture symbolique

puisqu’elle renvoie à un en-deçà du sens, non immédiatement préhensible ?

Il importe de cerner avec précision le concept de symbole, et de définir ce

que l’on entend par une analyse d’ordre symbolique.

I. LES DEUX ACCEPTIONS DU SYMBOLE

Il y a deux façons principales d’entendre le mot symbole  : de manière

élargie ou de manière restrictive. Selon l’optique large, la fonction

symbolique est cette fonction très générale selon laquelle l’esprit humain

construit tous ses univers de perception et de discours. Appartient alors à

l’ordre du symbolique tout ce qui est du ressort de la représentation, tout ce

qui confère un sens au réel. Dans cette acception, le langage relève du

symbolique, au même titre que la religion, l’art ou la science.

Quel qu’en soit l’intérêt épistémologique, cette acception large ne sera

pas retenue ici, dans la mesure où elle ne saurait privilégier un mode

particulier de lecture parmi d’autres. On préférera retenir cette définition

restrictive qui voit dans le symbole un signe qui veut exprimer autre chose

que ce qu’il exprime. En d’autres termes, le symbole est un signe à double

sens qui, indépendamment de la relation ordinaire du signifiant au signifié

(fonction de signification) et de la relation du signe au référent (fonction de

désignation), ajoute un autre sens au sens manifeste. Et c’est cet autre sens

construit à partir d’un sens premier littéral qui fera l’objet du travail

d’interprétation, susceptible de provoquer un effet, un autre mode de lecture

ou d’écoute.

II. SYMBOLE ET METAPHORE

La définition du symbole telle qu’on vient de la lire est encore trop

générale pour qu’on ne risque pas de la confondre avec celle de la

métaphore. Or toute analyse textuelle se doit de distinguer rigoureusement


les deux figures. Une lecture informée par la psychanalyse échappe encore

moins à cette obligation dans la mesure où les mécanismes inconscients mis

en jeu par la métaphore et le symbole ne sont pas strictement identiques.

La métaphore pose une relation d’équivalence entre deux substances  : x

est y. Dans Booz endormi, la lune est «  cette faucille d’or  ». A partir de ce

schéma général, peuvent se nouer plusieurs relations : du concret à l’abstrait

(les ailes de la gloire), de l’abstrait au concret (la pudeur du lys), du concret

au concret (la tête d’épingle)  ; de l’abstrait à l’abstrait (le courage de la

vertu). Si le repérage linguistique des métaphores ne soulève pas de

problème, leur interprétation psychanalytique n’est pas évidente  : c’est par

pure hypothèse que l’on explique par référence au complexe de castration le

choix de la métaphore du pilon pour figurer le sexe masculin dans la

Bataille de Pharsale (cf. supra, p. 68).

L’identification du symbole dans un texte est relativement moins aisée  :

car un symbole ne pose pas explicitement une relation d’équivalence entre

deux substances, il ne fait qu’impliquer cette relation, et de manière parfois

si allusive et si indirecte qu’il risque fort de passer inaperçu du lecteur. Dans

le conte de Maupassant intitulé le Parapluie, ce n’est que par une lecture

patiente que l’on découvrira que l’objet «  parapluie  » implique la référence

au phallus. Le «  parapluie  » est ici symbole du phallus, et non métaphore,

car la relation d’équivalence parapluie = phallus n’est jamais posée

explicitement, comme elle pouvait l’être entre pilon et membre viril dans le

texte de Claude Simon.

Il peut se produire enfin qu’un même terme puisse fonctionner à la fois

comme métaphore et comme symbole. Dans Au sujet d’Adonis (Pléiade,

tome I, p.  484), Paul Valéry écrit  : «  J’imagine ce poète un esprit plein de

ressources et de ruses, faussement endormi au centre imaginaire de son

œuvre encore incréée, pour mieux attendre cet instant de sa propre

puissance qui est sa proie. Là... une mystérieuse Arachné, muse chasseresse,

guette.  » Le terme «  Arachné  » est d’abord métaphore, car il pose

explicitement l’équivalence entre l’inspiration, dévoreuse de feu intérieur, et

l’araignée, insecte insatiable et vorace. Mais il fonctionne encore comme

symbole dans la mesure où il implique la référence à une puissance

mystérieuse et vaguement suicidaire qui, dans une certaine conception de la

création poétique, absorbe progressivement le Moi dans une attraction de

mort. Mais quel est le facteur qui a conduit à cette interprétation symbolique
de l’araignée  ? C’est essentiellement le fait que Valéry a utilisé le terme

«  araignée  » à plusieurs reprises, et toujours dans des contextes qui

suggéraient le renvoi à cette notion d’attraction maléfique et d’absorption du

Moi. La métaphore vaut pour elle-même et elle épuise d’emblée et d’un seul

coup ce pouvoir de suspension du sens par la transgression de la normativité

sémantique évoquée plus haut (cf. supra, p. 65). Le symbole ne vaut que par

sa réitération. C’est cet emploi répété qui lui permet de dire autre chose que

ce qu’il dit et de confirmer ce dire. C’est cette répétition aussi qui constitue

l’indice et le gage d’une émergence de l’inconscient. Du moins dans les

symboles personnels ou personnalisés comme l’« araignée » de Valéry ou le

«  parapluie  » de Maupassant  : car de même qu’il existe des métaphores

usées qui ne transgressent plus rien (le pied de la table par exemple), il

existe des symboles appartenant au fonds archaïque des religions et des

mythes, et qui sont devenus de pures conventions culturelles. Ce n’est pas de

ceux-là qu’une interprétation psychanalytique de l’œuvre littéraire aura

d’abord à rendre compte.

III. LES ZONES D’EMERGENCE DU SYMBOLE

Le symbole ainsi défini, il convient de déterminer les modalités

principales de la fonction symbolique. A la suite de Paul Ricœur (De

l’interprétation, essai sur Freud, Paris, Le Seuil, 1965), on en distinguera

trois :

—  les symboles de la phénoménologie de la religion  : «  liés aux rites et

aux mythes, (ils) constituent le langage du sacré  », mais ils «  ne

s’inscrivent pas à côté du langage : c’est dans l’univers du discours que

ces réalités prennent la dimension symbolique. Lors même que ce sont

des éléments de l’univers qui portent le symbole  —  Ciel, Terre, Eau,

Vie, etc.  —  c’est la parole qui dit l’expressivité cosmique par la grâce

du double sens des mots terre, ciel, eau, vie, etc. L’expressivité du

monde vient au langage par le symbole comme double sens » (op. cit.,

p. 23-24).

—  Les symboles de l’onirique, essentiels à la théorie psychanalytique

puisque «  c’est le rêve qui, toute question d’école mise à part, atteste

que sans cesse nous voulons dire autre chose que ce que nous disons »

(op. cit., p.  25), même si, comme il arrive souvent, l’inconscient
individuel recoupe et reproduit l’inconscient collectif, ce qui inviterait

à poser le problème de la relation du symbole et du mythe.

—  Les symboles de l’imagination poétique, qui, dans notre perspective,

se révèlent particulièrement importants. C’est leur déchiffrement en

effet qui pourra contribuer à rendre fructueux un mode singulier de la

lecture des textes. Bien entendu, l’imagination poétique ne sera pas

seulement concernée parce que la théorie littéraire nomme «  poésie  »,

mais elle se déploiera à tous les niveaux de l’usage dit « littéraire » du

langage.

IV. SYMBOLE ET INTERPRETATION

On pressent dès maintenant et par ce qui précède, l’intérêt que peut

représenter le concept de symbole pour une lecture psychanalytique de

l’œuvre littéraire. Car d’une part le symbole est inséparable du langage, il

n’y a pas de symbole sans langage, d’où, de toute façon, la nécessité de lire ;

mais d’autre part le sens du symbole se situe dans un en-deçà du langage,

dans un pré-langage qui est comme le discours encore informulé du désir.

Ce fait empêche de considérer le sens second du symbole comme un simple

substitut analogique du sens littéral  : entre le latent et le manifeste, la voie

n’est pas si uniment tracée.

Et c’est à ce problème de l’interprétation que l’on va se trouver confronté.

Dès qu’il s’agit de symboles en effet, deux écoles sont en présence qui

correspondent à deux idéologies opposées  : la sémiologie et la théorie

interprétative. Ce clivage n’est pas étranger à notre propos, il est l’une des

composantes du débat instauré hic et nunc sur la légitimité d’une

psychanalyse des oeuvres.

La sémiologie se limite volontairement à l’analyse des signes. Le symbole

ne sera donc pas perçu comme la manifestation d’un contenu latent, mais

comme un simple signe dont le sens devra être saisi dans un réseau

différentiel, un système d’oppositions. Le symbole n’est plus porteur d’un

sens caché ou secret  : il est l’un des éléments d’un système signifiant qui

porte en lui-même sa cohérence et son unité structurale, sans qu’on ait à le

renvoyer à une transcendance quelconque de l’ego, du sujet ou du désir.

La sémiologie ainsi conçue ne se sent pas concernée par la théorie

psychanalytique, et cette dernière, à son tour, ne peut se satisfaire d’une


approche structurale immanente qui lui est parfaitement étrangère. En

revanche, elle se conciliera fort bien avec le second mode d’analyse du

symbole, le travail de l’interprétation. Ce dernier ne s’intéresse au symbole

que par ce qu’il traduit d’une dynamique expressive qui prend sa source

dans un ailleurs  —  pour nous, dans les arcanes de la psyché  —  et

transgresse les catégories habituelles de la conscience cognitive et réflexive.

V. SYMBOLE, PSYCHANALYSE ET LITTERATURE

La recherche des éléments symboliques dans une œuvre littéraire peut

s’appuyer sur une interprétation psychanalytique élargie ou une

interprétation restrictive.

Dans une perspective restrictive, on prendra comme critère d’appréciation

psychanalytique du symbole la définition freudienne classique selon laquelle

le symbole est motivé par le « principe de plaisir », qui fait lui-même l’objet

de fixations libidinales aux différents stades oral, anal et phallique du

développement de la personnalité (cf. supra, p.  19). Cette vue restrictive

implique que le champ d’application de l’analyse symbolique soit surtout

limité à la zone du refoulement. Le symbole textuel renvoie alors à un objet

ou à une partie du corps sur lesquels la pensée consciente a fait peser une

censure (exemple de l’« oreille », connotant le sexe féminin dans le texte de

Claude Simon, cf. supra, p. 69).

Dans une perspective plus large, l’analyse symbolique cherche à éviter

l’obsession du refoulement et de la censure, et déploie le champ symbolique

dans des zones qui ne sont pas exclusivement soumises au principe de

plaisir. C’est à ce genre d’élargissement par rapport à la théorie freudienne

que se sont livrés notamment Adler et Jung, le premier suggérant, dans

Connaissance de l’homme (p.  33) l’intervention d’un principe de puissance

qui, en compensation des sentiments primitifs d’infériorité infantile, serait

la source d’une large activité symbolique, le second expliquant, dans

Métamorphoses et symboles de la libido (p.  25-45) comment la libido se

transforme sous l’effet de facteurs héréditaires et d’archétypes collectifs.

L’analyse symbolique qui s’appuiera sur cet élargissement de la théorie

freudienne  —  sans se placer sous l’obédience adlérienne ou jungienne

stricto sensu  —  sera conduite à considérer des éléments symboliques plus


nombreux et diversifiés, qu’elle tentera toujours, naturellement, de corréler

au fantasme. On pourra lire infra, p. 80 un exemple de ce type de lecture.

VI. LE SYMBOLE ET L’IMAGINATION : FREUD OU BACHELARD ?

La double perspective analytique dont il vient d’être question dissimule

un clivage sur l’essence même de l’imagination. Dans la première optique,

strictement freudienne, l’imagination est le lieu d’un conflit entre une

pulsion et son refoulement social, le symbole se présentant alors comme

l’un des résultats possibles de ce conflit. Dans la seconde optique,


24
l’imagination apparaît plutôt, selon le mot de Gilbert Durand , «  comme

résultant d’un accord entre les désirs et les objets de l’environnement social

et naturel  ». Si l’on n’y prend garde, cette dernière conception peut

progressivement conduire à vider le symbole de sa signification latente, et à

le situer hors du champ des pulsions de la psyché. On s’aventure alors du

côté de Gaston Bachelard et de la philosophie de l’imagination. Certes,

Bachelard ne nie pas l’existence de l’inconscient, ni le rôle qu’il est conduit

à jouer dans la vie psychique, mais il se refuse, par prudence théorique et

méthodologique, à en entreprendre la prospection. Il se limitera donc à

répertorier ces «  complexes de culture  » qui correspondent aux différentes

manifestations de l’imagination à ce niveau précis où s’articulent nature et

culture, c’est-à-dire, en définitive, au point de jonction entre l’imaginaire et

le rationnel. On pressent que cette démarche permettra à Bachelard de créer

une symbolique beaucoup plus souple et étendue que la symbolique

freudienne. La symbolique bachelardienne est fondée sur la proclamation du

25
primat total de l’imagination. Comme l’écrit Hélène Tuzet ,

«  l’imagination, dès la Psychanalyse du Feu et de plus en plus, a été pour

(Bachelard) la fonction fondamentale du psychisme, antérieure à la pensée,

à l’émotion, à la volonté. Elle est jaillissement premier  ; elle amorce

l’observation du réel  ; elle détermine la contemplation  » (p.  204). On

conçoit dès lors que pour Bachelard, le symbole ne soit pas, en tant

qu’image, traité comme un symptôme révélateur d’une formation

inconsciente ou préconsciente, mais comme l’expression maîtrisée de

l’imagination créatrice. On conçoit aussi que cette nouvelle ontologie de la

rêverie et du symbole qui fait d’un imaginaire dynamique et prospectif le

foyer irradiant de toute activité esthétique, risque de produire un discours


critique quelque peu allusif ou approximatif, sous une allure inspirée. Jean
26
Ricardou rappelait naguère quelques insuffisances de la lecture

bachelardienne, assimilée, peut-être un peu sévèrement, à un «  bluff

exégétique  ». Notre intention n’est pas de prendre ici parti pour ou contre

Bachelard, mais de rappeler simplement que, par rapport au propos de ce

livre, l’auteur de l’Air et les Songes s’inscrit de manière marginale. C’est

s’abuser en effet que d’assimiler Bachelard à un sectateur de la psychanalyse

littéraire alors que d’une part il se déclare lui-même philosophe et non

critique littéraire, et que d’autre part, dès la Poétique de l’espace, le divorce

avec la psychanalyse est proclamé sans retour. Entre Freud et Bachelard, il a

donc fallu choisir, et, dans le cadre de cet ouvrage, nous avons choisi.

VII. L’ACTIVITE SYMBOLIQUE DU CREATEUR

Si, comme on l’a vu dans la Section I de la Seconde partie, l’objet d’art

est le produit d’un itinéraire qui va de l’identification à la sublimation, on

peut s’interroger sur la fonction de la symbolisation dans ce trajet. Quelles

que soient les divergences mineures d’interprétation, on s’accorde à

reconnaître à l’activité symbolique une place tout à fait primordiale, suivant

d’ailleurs en cela la leçon de Freud, pour qui cette activité constitue l’un des

moteurs essentiels du fonctionnement subconscient de la psyché (rêve, mot

d’esprit, acte manqué, etc.). Il apparaît clair en effet que si « le symbole est
27
le signe figuré d’un désir ou d’un conflit de désirs  », et si l’art, — comme

le rêve  —  est une formation de compromis entre le désir et la défense,

l’opération symbolique doit nécessairement insuffler toute activité créatrice.

Même en réduisant, selon l’itinéraire freudien, la fonction du symbole à la

traduction d’un inventaire très limité d’obsessions permanentes et

universelles (le corps, la sexualité, la famille, la naissance et la mort), on est

frappé par le nombre des symboles qui renvoient à ces obsessions. C’est

cette disproportion entre la limitation du champ symbolique et la

prolifération des signes qui permet à Didier Anzieu de caractériser le

symbolisme comme «  une sorte de langue fondamentale universelle  » qui

«  pré-existe à l’individu  », lequel «  y a affaire comme à un ordre antérieur


28
qui le dépasse  ». Ainsi, l’artiste, comme tout sujet humain, « s’insère dans
29
un ordre pré-établi de nature symbolique   », dont sa création portera la

trace perpétuellement réitérative. Trace dont le créateur lui-même n’est


évidemment pas conscient. On ne peut en effet parler de symbole à propos

d’une image que si l’un des termes de la comparaison est refoulé. C’est dire,

puisque le refoulement est à l’œuvre, que l’activité symbolique échappe à la

volonté consciente de l’artiste, tout en remplissant dans la création un rôle

essentiellement dynamique. Au cours de l’une des séquences narratives de

Jacques le Fataliste, Diderot en vient à se livrer à une série de variations

stylistiques sur l’oreille d’une jeune paysanne qui subit avec réticence le
30
rapport conjugal par crainte de la grossesse . Dans l’économie

fantasmatique du texte, le terme « oreille » fournit une figuration consciente

qui correspond à la représentation inconsciente du sexe féminin, et

renferme, dans sa structure propre, les caractéristiques principales de l’objet

qu’il évoque. D’où il suit que le terme «  oreille  »  —  on retrouve bien là ce

rôle à la fois dynamique et économique dont on parlait plus

haut  —  concentre sur lui des investissements libidinaux qui devraient en

principe se décharger sur l’objet de référence — le sexe — et non sur l’objet

de substitution. Fonction capitale dans la relation triangulaire auteur/

œuvre/lecteur, puisqu’elle permet de décaler les pulsions les plus primitives

de la libido vers des zones de transfert beaucoup plus générales, universelles

et neutres, acceptables en outre par un public beaucoup plus étendu. Par ces

plaisantes variations sur l’oreille, Diderot a très exactement répondu au

schéma général brossé par Jean Guillaumin à propos de la fonction

symbolique  : «  Fixer, harmoniser et finalement pacifier les mouvements

confus des pulsions partielles liées aux fantasmes refusés par la répression

individuelle ou collective  », «  attirer sur les symboles... les investissements

d’autrui  », «  fonder ainsi sur un terme désormais constitué en extériorité


31
une relation de communion esthétique  ».

VIII. LA LECTURE SYMBOLIQUE DE L’ŒUVRE LITTERAIRE

Quel que soit l’intérêt du déchiffrage de la symbolique d’un texte, on ne

peut dissimuler que ce mode de lecture ne rencontre pas une approbation

unanime de la part des créateurs ou des critiques. Dans Le livre à venir par

exemple, Maurice Blanchot estime que «  la lecture symbolique est

probablement la pire façon de lire un texte littéraire ». Citant cette opinion,

Didier Anzieu la justifie par le fait que cette pratique de déchiffrement

«  oublie l’essentielle force concrète du mot  » au profit de ce à quoi il


renvoie malgré lui et malgré l’écrivain. Et même si ce dernier concède que

ce mot-là est bien un symbole, «  en lui quelque chose résiste, proteste et

secrètement affirme  : ce n’est pas une manière symbolique de dire, c’était

seulement réel  » (Maurice Blanchot). Manière émouvante mais vaine de

protester contre l’inéluctable  : que l’écrivain, pas plus qu’un autre, n’est le

maître de son inconscient, et qu’il n’a pas de prise directe sur la symbolique

de son art. C’est le rôle de l’interprétation, parfois aveugle elle aussi et

probablement mortelle, et c’est son risque majeur, que de suppléer coûte que

coûte à cette incapacité existentielle.

PRATIQUES

32
Lecture symbolique de la Chevelure, de Charles Baudelaire

1 O toison, moutonnant jusque sur l’encolure !

2 0 boucles ! 0 parfum chargé de nonchaloir !

3 Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure

4 Des souvenirs dormant dans cette chevelure,

5 Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

6 La langoureuse Asie et la brûlante Afrique

7 Tout un monde lointain, absent, presque défunt,

8 Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !

9 Comme d’autres esprits voguent sur la musique,

10 Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

11 J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,

12 Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;

13 Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !

14 Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve

15 De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts.

16 Un port retentissant où mon âme peut boire

17 A grands flots le parfum, le son et la couleur ;

18 Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,

19 Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire

20 D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.


21 Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse

22 Dans ce noir océan où l’autre est enfermé :

23 Et mon esprit subtil que le roulis caresse

24 Saura vous retrouver, ô féconde paresse,

25 Infinis bercements du loisir embaumé !

26 Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues

27 Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;

28 Sur les bords duvetés de vos mèches tordues

29 Je m’enivre ardemment des senteurs confondues

30 De l’huile de coco, du musc et du goudron.

31 Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde

32 Sèmera le rubis, la perle et le saphir,

33 Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !

34 N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde

35 Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

Un signe de la langue ordinaire, tel le mot chevelure du titre, devient

symbolique par l’acquisition d’un sens supplémentaire qui lui est imposé

33
par une surdétermination contextuelle . Autrement dit, au signifié que

procurent les définitions des dictionnaires de la langue, s’ajoute celui que le

poème fait ressortir en développant, par réitération, une certaine ligne

d’associations verbales. Il est dans la nature du symbole d’être plurivoque,

de nous livrer un sens latent aussi bien qu’un sens manifeste. « L’ambiguïté

du symbole, écrit Ricœur, n’est pas alors un défaut d’univocité, mais la

possibilité de porter et d’engendrer des interprétations adverses et

cohérentes chacune en elle-même.  » (De l’interprétation, Essai sur Freud,

p. 478.)

Le poème assure que la chevelure contient le passé et l’avenir, que l’idéal

qu’elle représente et renferme est à la fois la nostalgie du paradis perdu et le

rêve de l’utopie. «  (Les) symboles authentiques sont véritablement

régressifs-progressifs  ; par la réminiscence, l’anticipation, par l’archaïsme,

la prophétie... c’est le symbole qui par sa surdétermination, réalise l’idée

concrète entre la progression des figures de l’esprit et la régression vers les

signifiants clés de l’inconscient » (P. Ricœur, op. cit., p. 478-479). L’énoncé

est organisé, au niveau sémantique, selon les oppositions (contenant)

surface/(contenu) profondeur, en ce que A.-J. Greimas appelle un discours


34
bi-isotopique , les deux isotopies étant le code lexical de la chevelure et

celui du voyage maritime. Le rapport contenant/contenu est explicité au vers

22  : dans ce noir océan qui contient l’autre. Le lecteur sait, dès la première

strophe, que la chevelure est une synecdoque pour la femme, par le fait que

l’invocation (0 toison) s’adresse, dans la tradition littéraire, à la muse ou, au

moins, à une maîtresse. Les deux procédés rhétoriques qui engendrent le

texte, la métonymie (le contenant pour le contenu) et la synecdoque (la

partie pour le tout) correspondent au processus primaire que la psychanalyse

35
appelle le déplacement . Ces procédés permettent au thème fétichiste du

poème de s’inscrire dans une forme qui lui est propre et forcent le lecteur à

replacer ce qui avait été déplacé, à restituer le signifié latent. Le poème fait

allusion, deux fois, au sens enfoui sous l’apparence : au vers 4 Les souvenirs

dormant dans cette chevelure et aux vers 7 et 8 Tout un monde lointain,

absent, presque défunt/ Vit dans tes profondeurs... Ce monde est ressuscité,

textuellement, par l’actualisation des sèmes virtuels, mais oubliés, de

certaines métaphores usées, presque défuntes. Ainsi le premier vers, O

toison moutonnant jusque sur l’encolure  ! pose la charnière qui permettra

l’articulation des deux codes, car si moutonner sur une chevelure signifie

être semblable à une toison de mouton, le même verbe s’emploie

couramment pour les surfaces d’eau  ; chez Fromentin, par exemple, On a


36
devant soi, plate, grise, fuyante, et moutonnante, la mer du Nord . Les

dictionnaires de symboles et les études sur l’imaginaire confirment

d’ailleurs que l’association de l’eau à la chevelure est stéréotypée. Dès

qu’elle ondule, la chevelure entraîne l’image aquatique, et vice versa. Il y a

donc une réciprocité dans cet isomorphisme dont le verbe onduler forme la

charnière. Processus qui la relie au passé, l’océan étant le berceau de

l’humanité. En poésie, de même, l’onde de la chevelure est liée à ce temps

irrévocable qu’est le passé. Un type semblable d’emploi figuré affaibli fait

resurgir le sens littéral, mais dormant, des métaphores aquatiques aux vers 9

et 10  : Comme d’autres esprits voguent sur la musique/Le mien, ô mon

amour, nage sur ton parfum, aux vers 21 et 22 : Je plongerai ma tête... aux

vers 16 et 17  :... où mon âme peut boire/A grands flots..., ainsi qu’au vers

11, où il s’agit d’énergie  :... l’arbre et l’homme, pleins de sève. C’est aussi

le cas dans la strophe finale où le procédé produit un effet d’ironie, qui est

dû au double sens du mot gourde (vers 34), le poète indiquant par-là qu’il
n’est pas dupe de la vraie nature de celle qui symbolise l’Idéal. Cependant,

dans les strophes 2 à 5, le sens littéral (manifeste) et le sens figuré (latent

actualisé) se confondent grâce à la fusion syntaxique des deux systèmes

lexicaux. Conformément au thème, le semblable devient l’identique, la

chevelure se métamorphosant en océan, par l’exhortation au vers 13 : Fortes

tresses, soyez la houle qui m’enlève, et par l’échange d’épithètes (vers 14  :

mer d’ébène, vers 26 : cheveux bleus) ; les deux codes, qu’ils soient séparés

ou combinés, fonctionnent comme système sémiotique, c’est-à-dire qu’ils ne

décrivent pas un voyage réel ou imaginaire, mais qu’ils créent un décor


37
stéréotypé de l’érotisme édénique . Dans la première strophe par exemple,

l’épithète obscure ne fait que renforcer positivement le sème sexuel du

substantif alcôve (une alcôve éclairée serait oxymorique), de même qu’à la

langoureuse Asie et la brûlante Afrique, on ne pourrait substituer la

langoureuse Australie et la brûlante Europe sans abolir le sème de volupté

de la séquence originelle. Le temps futur des verbes a une fonction

sémiotique semblable  : dans J’irai (v. 11), je plongerai (v. 21) et mon

esprit.../Saura vous retrouver (v. 24), il s’oppose au temps présent des

Spleen dont le système représente le réel et l’actuel, tout comme le là-bas du

vers 11 signifie pas ici, et comme les lieux qui suivent le pronom relatif où,

dans les vers 11, 16 et 18, évoquent un paysage positif qui est l’inverse des

paysages négatifs de la dépression nerveuse. Le ciel pur où frémit l’éternelle

chaleur (v. 20) et l’azur du ciel immense et rond sont l’antonyme du ciel bas
38
et lourd qui pèse comme un couvercle du dernier Spleen .

Le sens symbolique du titre la Chevelure étant imposé par la

surdétermination du contexte, le poème même, par le jeu des doubles sens,

devient un transcodage en termes concrets de la théorie des

Correspondances, un exemplum. Il représente la forêt de symboles, le

discours qui, par son engendrement, révèle l’unité profonde et la

synesthésie.

Le décodage du système verbal de la Chevelure contraint le lecteur à

(re)produire un sens, mais sa compréhension est contrôlée par l’alternance

sémantique du littéral/figuré tout au long de la chaîne syntagmatique. Cette

opposition entre les deux sens est analogue aux deux principes

psychiques  —  de réalité et de plaisir  —  qui gouvernent le sujet lisant. Le

figuré, qu’il entretienne un rapport métaphorique ou métonymique avec le


littéral, est l’équivalent linguistique des processus primaires de

l’inconscient, i.e. la condensation et le déplacement. Cette ressemblance

entre les deux types de procédés avait déjà été soulignée, dès 1956, par

Emile Benveniste  : «  L’inconscient use d’une véritable «  rhétorique  » qui,

comme le style, a ses «  figures  » et le vieux catalogue des tropes fournirait

un inventaire approprié aux deux registres de l’expression. La nature du

contenu fera apparaître toutes les variétés de la métaphore, car c’est d’une

conversion métaphorique que les symboles de l’inconscient tirent leur sens

et leur difficulté à la fois... Bref, à mesure qu’on établira un inventaire des

images symboliques dans le mythe, le rêve, etc., on verra probablement plus

clair dans les structures dynamiques du style et dans leurs composantes

39
affectives . »

Le plaisir que provoque le texte vient de l’organisation stylistique de ses

signifiants qui réveille les signifiés linguistiques et oniriques, c’est-à-dire

conscients et inconscients, chez le lecteur.


 
3.

Le domaine mythique

I. CONTOUR DU MYTHE

Dans son acception la plus générale, le mythe est un récit des temps

fabuleux et héroïques. Il ne se distingue alors de la légende que par sa

signification symbolique. Le mythe offre le plus souvent une explication des

phénomènes naturels ou évoque des épisodes supposés de la vie des

ancêtres. Il permet à l’homme de se situer dans le temps, par rapport au

passé et au futur, et il le rassure en proclamant son appartenance à une

réalité continue, même si chaque mythe représente la production d’une

société définie, avec ses structures particulières, dont il garantit en retour la

légitimité.

La mythologie (ou étude des mythes) classe les mythes en cinq sous-

ensembles :

a) les mythes théogoniques qui relatent l’origine et l’histoire des dieux ;

b) les mythes cosmogoniques qui se réfèrent à la création du monde ;

c) les mythes étiologiques qui expliquent l’origine des êtres et des choses

et se présentent souvent sous forme de fables ;

d) les mythes eschatologiques qui évoquent le futur et la fin du monde ;

e) les mythes moraux qui concernent la lutte du bien et du mal.

L’importance du mythe dans les sociétés archaïques a été soulignée

depuis longtemps. La plupart des mythologies correspondent à des récits de

valeur symbolique dont la fonction consiste à représenter un abstrait posé

comme vérité absolue sous un dehors concret suffisamment familier pour

emporter l’adhésion. Le mythe fonctionne de la même manière chez les

philosophes qui ont adopté ce type de démarche démonstrative (cf. les

mythes de la Caverne ou du Banquet chez Platon, par exemple).

Chaque foyer géographique de culture et d’idéologie correspond à une

aire spécifique de répartition des mythes. C’est aux légendes et aux mythes

de la Grèce archaïque que la culture occidentale emprunte le plus largement.

On aurait pu penser que la diffusion des religions, le progrès des sciences ou

l’éclosion des diverses idéologies socio-politiques eussent relégué les


mythes au rang de curiosités historiques. Il n’en est rien. C’est que les

thèmes que recouvrent ces mythes sont des thèmes universels, non limités à

une époque historique donnée, et facilement transposables. La démarche

mythique se révèle bien une démarche propre de l’esprit humain, et elle

correspond à une expression authentique de la psyché, singulièrement

identique à elle-même au travers des époques et des cultures.

II. MYTHE ET PSYCHANALYSE

C’est en 1900 que, dans la Science des Rêves, Freud propose une

interprétation tout à fait nouvelle du mythe d’Œdipe, généralisant à un

complexe universel, le complexe d’Œdipe, le thème du fils parricide et

incestueux contenu dans la légende grecque (cf. supra, p. 20). Ainsi, l’étude

des mythes devient l’objet de la même démarche analytique qui s’applique

au rêve et à l’œuvre d’art, dans une cohérence théorique et méthodologique

parfaite  : rêve, œuvre d’art et mythe sont en effet postulés produits de

l’imaginaire. L’impulsion était donnée et, en moins de quinze années, trois

études fondamentales dues à F. Riklin, K. Abraham et O. Rank

40
consolidaient les rapports de la mythologie et de la psychanalyse .

1. L’IMAGINAIRE MYTHIQUE

L’imaginaire mythique occupe une place intermédiaire entre l’imaginaire

spontané du rêve et l’imaginaire intentionnel qui conduit à l’élaboration de

l’objet esthétique. Il correspond à l’élaboration en système, sous l’influence

des réglementations sociales, des éléments qui sont à l’œuvre dans le

substrat affectif de la psyché individuelle, et dont les préoccupations

tournent autour des obsessions majeures du sexe, de l’amour et de la mort.

2. MYTHE ET REALISATION DU DESIR

La théorie psychanalytique classique pose comme un principe général que

tout désir inconscient se transforme en satisfaction imaginaire. Ce principe

s’applique aussi bien au mythe qu’au rêve et, dans un premier temps, la

psychanalyse en est venue à une identification presque totale des deux

phénomènes, ainsi qu’il ressort de ces citations de K. Abraham : « Le mythe

est un fragment dépassé de la vie psychique infantile de la collectivité. Il

contient (sous une forme voilée) les désirs de l’enfance de la collectivité...


Ainsi le mythe est le vestige de la vie psychique infantile d’un peuple et le

rêve est le mythe de l’individu  » («  Rêve et mythe  », in Œuvres complètes,

p. 189 et 214).

Au cours de l’évolution de la théorie psychanalytique, on n’a pas toujours

accepté sans réticences ni discussion cette théorie de l’identification du rêve

au mythe d’une part, de l’enfance d’un individu à celle d’une collectivité de

l’autre. Dans Mythologie et psychanalyse, (Ottawa, Lemeac, 1969), Henri-

Paul Jacques doute «  qu’une collectivité d’individus puisse, en tant que

collectivité, être mue par un réseau d’impulsions instinctuelles inconscientes

identiques ou même semblables à celles qu’on observe chez les individus

pris un à un... Il nous semble plus exact... de substituer à la notion

d’inconscient collectif celle de collectivité d’inconscients, et de supposer

qu’un individu a inventé à un moment donné et dans un milieu précis tel

mythe particulier dans lequel il a projeté et satisfait des désirs personnels,

que ce produit imaginaire, devenu par la suite anonyme, a été repris et

remanié par d’autres individus du même milieu, filtré pour ainsi dire dans

d’autres inconscients, et finalement accueilli par un ensemble social plus

large comme une propriété communautaire » (p. 29-30).

Cette distinction opérée, il demeure que le mythe, comme le rêve, est le

lieu d’application des mécanismes de l’expression du désir, mais que cette

expression peut subir un certain nombre de déguisements. L’élaboration

mythique n’est donc plus sans rappeler l’élaboration onirique ou travail du

rêve (cf. supra, p. 24) :

a) La censure opère une modification plus ou moins importante entre le

désir originel et sa manifestation mythique. Otto Rank rappelait à ce

sujet que le mythe d’Œdipe constitue une exception, tant son contenu

manifeste apparaît univoque (« Rêve et mythe », La Science des Rêves,

p. 413-414).

b) L’élaboration secondaire peut, après coup, transformer encore plus le

contenu latent et le désir qui l’a suscité, par un dessein de

réorganisation cohérente. Le mythe devient récit et obéit à des lois

structurales impératives.

III. MYTHE ET LITTERATURE


On conçoit qu’à partir des considérations qui précèdent, il soit possible

de découvrir un substrat mythique sous un nombre important d’œuvres

littéraires. Ce phénomène s’explique aisément par le degré de généralité et

d’universalité des modèles mythiques. Tout mythe est constitué d’un

ensemble limité de motifs qui, en l’occurence, sont des éléments non

littéraires définissant quelques situations ou attitudes fondamentales. Au

cours de l’élaboration secondaire, les motifs qui composent le mythe

dessinent la trame d’un récit, et le thème particulier qui cristallise et

individualise le motif mythique est potentiellement un objet littéraire dans la

mesure où il pourra générer un nombre infini de transpositions du modèle

initial. Ces divers processus peuvent conduire à deux sous-ensembles de

réalisations, les héros et les situations :

a) Le héros est une création qui a suffisamment de caractéristiques

personnelles et individuelles pour rendre la situation contingente et

secondaire, quelles que soient les circonstances où il se trouve. Il en va

ainsi de Prométhée, d’Hercule ou d’Orphée, et de leurs avatars

multiples au niveau des œuvres littéraires.

b) La situation mythique est indépendante des caractéristiques

individuelles du héros, qui ne sont pas prises en compte pour la définir.

Il en va ainsi pour Antigone, Médée ou Œdipe. Ce n’est pas ici le héros

qui crée la situation, mais la situation qui crée le héros.

Que le mythe et la littérature aient partie liée n’apparaît pas contestable.

Encore faut-il se garder de toute systématisation hâtive. Comme le rappelle

ironiquement le critique américain Norman N. Holland  : «  Virtually any

hero  —  Faust or Don Juan, the picaro, the rogue-artist, the various lords of

misrule  —  can be felt as gods dying with or without rebirth. Virtually any

heroine can find her place in the Jungian pantheon of Virgin, Mother and

Crone. Even genres become the hardened crusts of myths. Comedy and

tragedy (as the death or triumph of a hero) are where the theory started.

Elegy, too, is obvious enough, as is epic : all self-respecting epics must have

their journey to the underworld or, in mythic terms, a death-and-rebirth.

Even pastoral has its link through the bonus pastor, the good shepherd, to

41
Christ, dying and reborn   ». (The Dynamics of literary response, New

York, Norton and Co., 1975, p. 244.)


En fait, il existe, en schématisant un peu, deux manières principales de

penser la triple relation du mythe, de la littérature et de la psyché :

a) selon la première interprétation, on dira que si les modèles mythiques

se retrouvent de façon quasi universelle dans toutes les formes de

culture  —  y compris et surtout dans les œuvres littéraires  —  c’est

parce que ces modèles procèdent d’un inconscient collectif constitué

par l’ensemble des images archaïques appartenant à un fonds commun

de l’humanité  —  que l’on retrouve effectivement dans toutes les

mythologies. Pour expliciter ce processus, on peut dire que les pulsions

inconscientes primitives, au contact de l’environnement naturel et

social, ont déterminé des archétypes qui, entre autres réalisations

culturelles, donnent naissance à ces systèmes organiques que sont les

mythes, dont certains se composeront en récits, lesquels à leur tour, par

transpositions et différenciations successives, aboutiront à la création

des œuvres littéraires. Cette explication génétique peut s’illustrer par le

schéma suivant :

Dans ce schéma, le niveau essentiel est le niveau archétypal car c’est celui

qui représente le point de jonction entre l’imaginaire et le conceptuel et

permet aux formations inconscientes de se répercuter dans l’univers du

discours.

b) selon la seconde interprétation, on ne posera pas que la littérature est le

produit dérivé du mythe, mais seulement que mythe et littérature sont


issus, par des processus parallèles et homologiques, d’un fonds

psychologique commun. Par exemple, le désir particulier d’un fils

envers son père peut aussi bien produire une situation de tragédie que

le mythe chrétien du dieu sacrifié, ingéré et ressuscité.

Pour mieux comparer les deux interprétations, on peut les représenter par

deux schémas simplifiés :

Sans nous attarder sur cette double perspective, on signalera seulement

que la première interprétation a donné lieu, notamment dans le domaine de

l’anthropologie structurale, à d’abondants commentaires. Catherine


42
Clément rappelle que «  Claude Lévi-Strauss, dans les Mythologiques,

consacre de longs passages à la transformation qui va du mythe au roman, et

du roman au roman-feuilleton à épisodes, scandé sur le suspense sur lequel

doit s’arrêter le romancier pour gagner son pain quotidien, répétitif et

inventif  ». Et elle ajoute  : «  Et pourtant, pour Lévi-Strauss, c’est une forme

dégénérée. «  Etat dernier de la dégradation du genre romanesque, le

feuilleton rejoint les formes les plus basses du mythe, qui sont elles-mêmes

une première ébauche de la création romanesque, dans sa prime fraîcheur et

son originalité  » (L’origine des matières de tables, p.  106). C’est même le

destin de la structure qui s’accomplit dans cette histoire à répétitions  : de

close, bien formée qu’elle est en son origine, elle devient indifférenciée, sans

différences marquées, répétitive, ressassante. Comme l’analyse, parfois. Et si

on remontait le cours du destin  ? On trouverait alors la racine des histoires

dans le roman, et, au-delà, dans le mythe » (op. cit., p. 18).


PRATIQUES

Quand l’analyse littéraire entend compter le facteur mythique parmi

ses paramètres, elle a le choix entre trois approches principales :

1. Ou bien, sans poser le problème des articulations respectives du

mythe et de la littérature avec le désir, elle s’efforce de découvrir les

archétypes mythiques de l’œuvre littéraire. On pourra notamment

consulter dans cette perspective :

Crochet Monique, Les mythes dans l’œuvre d’Albert Camus, Paris,

Editions universitaires, 1973.

Davies Margaret, «  Le thème de la voyance dans Après le déluge,

Métropolitain et Barbase  », Archives des Lettres Modernes, Arthur

Rimbaud, n° 1, 1972, p. 19-41.

Durand Gilbert, Le décor mythique de la Chartreuse de Parme, Paris,

José Corti, 1961.

Marguliew Henri, «  Un décor mythique  : Carthage, dans Salammbô  »,

Circé n°  3, Cahiers du Centre de Recherche de l’Imaginaire, Paris,

1971.

2. Ou bien, dans une perspective plus ouvertement génétique, elle

analyse l’œuvre littéraire comme l’avatar d’un archétype mythique

renvoyant lui-même à un inconscient individuel ou collectif ou à une

collectivité d’inconscients individuels. Parmi les ouvrages qui illustrent

cette approche, on retiendra notamment :

Aigrisse Gilberte, Psychanalyse de Paul Valéry, Paris, Editions

universitaires, 1964 (cf. surtout p.  195-218, l’étude de la Jeune

Parque).

Baudouin Charles, Le triomphe du héros, Paris, 1952, (cf. notamment

l’analyse de l’épopée La chute d’un Ange, de Lamartine).

3. Ou bien, sans poser le problème de l’éventuelle filiation du mythe à

la littérature, elle se limite à étudier dans l’œuvre littéraire les éléments

manifestes d’un mythe, qu’elle renvoie à un contenu latent. Pour

illustrer cette approche, nous proposons l’étude du mythe de

l’androgyne dans le roman de Jean Bany, Moi ma sœur (Le Seuil,


43
1975) .

• Le mythe de l’androgyne dans Moi ma sœur, de Jean Bany.


Dans Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud rappelle que la

conception populaire de l’instinct sexuel est reflétée dans la fable

poétique bien connue : les êtres humains, à l’origine, ont été coupés en

deux  —  homme et femme  —  et ces deux moitiés s’efforcent


44
perpétuellement de s’unir à nouveau par l’amour .

La sexualité exprime donc un désir de retrouver un état antérieur,

primordial, où les deux sexes se trouvaient réunis en un seul être. L’état

bisexuel serait donc un absolu, un paradis perdu, l’amour hétérosexuel

n’étant qu’une approximation vouée à l’échec. L’être bisexuel se suffit

à lui-même, et toute existence dérive de lui seul, comme d’une source

unique, puisqu’il n’a pas besoin de partenaire pour engendrer. Il est

d’ailleurs intéressant de noter que le mot sexe dérive de secare qui

signifie couper, séparer. Le terme bisexualité réalise donc dans le

langage ce qu’il est convenu d’appeler la coincidentia oppositorum,

c’est-à-dire la conjonction, l’union des contraires, ou ce que Mircea


45
Eliade appelle « le renversement total des valeurs  ».

L’androgyne (l’expression correspond aussi à une alliance de termes

opposés) représente cette coincidentia oppositorum qui force l’homme

à contredire son expérience immédiate, normalement constituée par

des couples de contraires. En effet, en abolissant et en transcendant les

oppositions qui forment ses catégories mentales (comme par exemple

le haut/le bas, le jour/la nuit, le céleste/le terrestre, le masculin/le

féminin) l’homme retourne en quelque sorte à une totalité originaire, à

un état primordial où tout antagonisme est inexistant. D’après Eliade,

les mythes de la coincidentia oppositorum trahissent «  la nostalgie

d’un paradis perdu, la nostalgie d’un état paradoxal dans lequel les

contraires existent et composent les aspects d’une mystérieuse unité  »

(op. cit., p. 152).

Cette nostalgie provient du fait que l’homme, hanté par le désir de

l’infini, se heurte dans sa condition mortelle à de douloureuses

finitudes. L’une des plus marquantes a lieu lorsque l’enfant découvre la

différence entre les sexes  : il doit se situer et s’accepter  —  garçon ou

fille  —  et se rendre compte qu’il sera considéré exclusivement par le

monde extérieur soit comme l’un soit comme l’autre, même s’il garde

des vestiges de l’autre sexe en lui.


D’un point de vue scientifique, Freud souligne l’existence d’une

bisexualité biologique ou constitutionnelle dans chaque être humain,

c’est-à-dire la coexistence d’éléments ou de dispositions mâles et

femelles. Au stade embryonnaire, les deux sexes sont identiques, et

chacun est doté de composantes nécessaires pour devenir

indifféremment un garçon ou une fille. De même, un certain degré

d’hermaphrodisme génital existe normalement lorsque l’être a

pleinement assumé sa sexualité spécifique. Aussi doit-il exister un lien

(que Freud n’a jamais pu établir avec certitude) entre la bisexualité

physiologique et la bisexualité psychique, qui serait la coexistence chez

un même sujet de dispositions et de traits masculins et féminins,


46
influant sur la vie sexuelle comme sur toute la personnalité . La

bisexualité, dans toutes les acceptions du terme, renverrait donc non

seulement à un mythe étiologique (cf. supra, p.  84), mais bien à une

réalité physique et psychologique constitutive de notre être. Il resterait

à voir  —  ce qui dépasserait notre propos — comment chaque individu

ressent cet état ambivalent, et comment il s’y prend pour tenter de

résoudre, sans toujours y parvenir, cette dichotomie essentielle qu’il

sent exister en lui. On conçoit en tout cas comment l’état androgyne

peut devenir l’objet d’un désir inconscient, puisqu’il rétablirait

l’harmonie entre les deux composantes de la sexualité de chaque être

au lieu de contraindre au refoulement l’une de ses parties constituantes.

Dans le roman de Jean Bany, Moi ma sœur, on peut voir s’effectuer

chez le personnage principal, une transformation sexuelle manifestant

un désir d’atteindre l’état androgyne, à la suite du traumatisme causé

par la mort de sa sœur.

Le titre Moi ma sœur annonce immédiatement, par son manque de

conjoncjonction, une fusion, un lien inaltérable. Il annonce aussi la

coincidentia oppositorum, une union de contraires : frère et sœur. Cette

opposition est seulement moins catégorique que l’opposition

homme/femme puisqu’il s’agit de deux êtres ayant le même sang, issus

de la même source. L’union entre frère et sœur serait donc plus étroite,

plus permanente que l’union entre l’homme et la femme, fragile et

toujours incomplète. Si l’état androgyne est pris comme idéal, il est


certain que l’amour incestueux s’en rapproche plus que l’amour

hétérosexuel codifié par les normes sociales.

Au héros de Bany, le lien d’amour entre lui et sa sœur semble plus pur,

plus parfait que les relations qu’il a eues avec d’autres femmes. En

outre, ils sont jumeaux, unis par conséquent par le lien le plus fort qui

puisse exister entre deux êtres. Et elle meurt dans un bain de lait,

symbole à la fois de la pureté de leur amour et du liquide utérin où ils

ont baigné ensemble. D’ailleurs, les eaux, masse indifférenciée,

représentent l’infinité des possibles. Le narrateur idéalise ses rapports

avec sa sœur comme un amour unique, absolu  : Il n’y avait qu’une

chambre, il n’y avait qu’un lit. Celui de notre seul amour possible

(p. 18). Avec elle, il sent qu’il pénètre dans un autre monde, et c’est ce

qu’il fait en un sens puisqu’il transcende les contraintes de la réalité

sociale : Nous sommes d’un seul coup dans un autre monde. Un monde

vide. [...] Nous sommes amants pour toujours. Et frère et sœur

pourtant. Et frère et sœur surtout. Une façon d’être et d’avoir été qui

ne saurait changer (p. 18).

La dévalorisation des autres femmes accompagne cette idéalisation de

la soeur  : il perçoit l’amour hétérosexuel «  normal  » comme sale et

laid : Les femmes ? J’ai aimé une femme. Maintenant, elle couche avec

un charcutier. Elle est grosse. Elle porte un médaillon de Lourdes entre

ses gros seins [...] Elle n’est pas si laide que ça, pas si grosse. Je l’ai

aimée. Je la vois laide (p.  10). Et à propos d’une autre liaison  : Ça a

duré le temps d’être triste et malheureux (p. 11). Quant aux amants de

sa sœur, ce sont des hommes aux manières de bêtes (p. 11).

Par rapport à la fusion idéale, les relations amoureuses entre l’homme

et la femme sont des tentatives dérisoires qui ne peuvent être que

pitoyables. Avec sa sœur, le narrateur sent une unification concrète

dans laquelle les frontières de chaque être s’estompent  : Son odeur est

mienne. Sa nonchalance, ses soupirs, ses morsures douces, nos

caresses, nos mots, nos cris, tout est moi (p.  19). Et déjà la finitude

sexuelle progressivement s’abolit  : N’étions-nous pas frère et sœur

jumeaux ? N’étions-nous pas nés le même jour ? La même fragilité. La

même voix. Presque la même voix. Des mains longues aussi, les

siennes un peu plus fines. Sans cheveux, elle était comme un homme

gracile... Et moi, dans mon grand amour, dans ma folie, comme une
femme (p.  40). On ne peut s’empêcher ici de citer Lou Andréas

Salomé, écrivant à propos de la fusion idéale par l’amour  : «  Ce n’est

que par un double effet de changement de nature entre le masculin et le

féminin que deux êtres ne sont plus qu’un et qu’ils n’ont plus pour but
47
d’être dressés l’un contre l’autre . »

Le héros de Bany semble donc avoir dépassé la finitude sexuelle dans

les limites de l’humain, jusqu’au moment où il vient se heurter contre

le caractère inexorable de la finitude de la mort. Il apprend alors que la

fusion avec un autre être  —  fûf-ce la sœur jumelle  —  ne peut jamais

être absolue puisque la mort vient brutalement détruire l’état idéal

dans lequel il croyait se trouver  : Moi, j’aurais voulu mourir, mourir

aussi. En même temps, à la même seconde. On ne peut pas (p.  9).

Intellectuellement, il se rend compte de la finalité de cette séparation,

mais il ne peut y faire face. Freud écrit que lorsqu’un être humain perd

l’objet de son amour, la réalité lui démontrant que l’objet n’existe plus,

il devrait logiquement retirer la libido qui a été investie en lui. Mais

l’opposition à cette demande peut être si intense que le sujet se


48
détourne de la réalité et reste désespérément fixé l’objet perdu . C’est

précisément ce mécanisme qui a lieu dans le roman de Jean Bany : tout

de suite après la mort de sa sœur, le narrateur transporte le cadavre

partout avec lui, refusant de s’en séparer définitivement : Je sais que je

ne pouvais la laisser là. L’abandonner. C’était ma morte. C’était mon

devoir (p. 41). Il entreprend alors un voyage avec elle pour retrouver le

passé, pour pénétrer dans un au-delà où la réalité de la mort disparaît :

Notre voyage, c’est un voyage vers l’eau infinie. Pure (p. 17).

Mais peu à peu un autre processus psychologique s’effectue : celui que

Freud appelle l’identification à l’objet perdu. Se rendant compte en

effet de l’impossibilité de sa démarche le héros de Moi ma sœur optera

pour une solution plus catégorique où la finitude de la mort ne pourra

plus intervenir  : il deviendra l’être aimé, il deviendra sa sœur : C’était

vraiment de la folie, mon histoire. Un voyage de somnambule. Un

voyage impossible. Trop difficile. Il y avait mieux à faire. Ma sœur,

c’était moi. Moi, c’était ma sœur. Je recommencais tout à zéro (p. 57).

Réfléchissant aux conditions du processus d’identification, Freud

affirme que pour que ce phénomène puisse se produire, une fixation


très forte à l’objet aimé doit avoir existé, le choix d’objet ayant dû être
49
effectué sur une base narcissique . Dans le roman de Bany, les deux

conditions prérequises sont certainement remplies  : la fixation est

évidente, et le fait d’aimer sa sœur, qui est en fait comme un double de

lui-même, est sans aucun doute le résultat d’un choix narcissique.

L’identification prend donc place d’une façon on ne peut plus

manifeste : Ma sœur est morte. Je suis elle. Je suis une femme (p. 76).

Alors, tout au long du roman, nous assistons à la métamorphose  : Je

suis de plus en plus femme, au fil des heures, des kilomètres. Mon sexe

se rétracte, disparaît. Mes seins se cambrent, ma poitrine enfle (p. 71).

Le narrateur met la perruque de sa sœur, ses bas, ses jarretelles, il se

maquille, imite sa façon de marcher et finit même par parler au

féminin. Nous sommes deux en un, nous dit-il (p.  130). Ce que nous

voyons s’accomplir, c’est une transformation sexuelle qui est une

tentative d’approcher l’idéal androgyne, transcendant non seulement la

finitude sexuelle mais la finitude de la mort. Il/elle va maintenant

entreprendre un voyage vers l’Amérique, terre de leurs rêves d’enfant  :

Moi j’allais en Amérique et j’y allais seule. Un pèlerinage hors du

temps. Une découverte. Un voyage organisé pour moi, Jeanne Vallon,

femme et homme à la fois (p. 105). L’être androgyne, être parfait, n’a-t-

il pas symboliquement accès à un au-delà idéal  ? Il faudrait ici

souligner le fait que la bisexualité, selon la théorie psychanalytique,

intervient généralement dans des cas d’homosexualité pathologique, et

que l’homosexualité elle-même est souvent la résultante d’un

narcissisme hypertrophié, l’homosexuel recherchant son double

comme objet.

Dans le roman de Bany, l’amour en apparence hétérosexuel du héros

envers sa sœur correspond en fait à une homosexualité narcissique qui

se résume aux propositions suivantes  : j’aime ma sœur parce qu’elle

me ressemble  ; en devenant aile, je l’aime en m’aimant moi-même, et

en définitive, j’aime un homme. En devenant bisexuel par la médiation

de l’identification à ma sœur, je peux donc en même temps m’aimer

moi-même (narcissisme) et aimer un homme (homosexualité). Le fait

d’être auto-sexuel implique d’être homosexuel puisque l’on choisit un

objet d’amour du même sexe que soi, mais il implique aussi d’être
bisexuel. En se présupposant androgyne, on tend à la totalité sexuelle

puisque l’on ne recherche plus d’objét d’amour en dehors de soi. La

transcendance de l’incomplétude sexuelle rend donc possible en même

temps la transcendance de la mort puisque celle-ci ne pourra plus venir

diviser les êtres qui s’aiment.

Arrivé(e) en Amérique, pays des souvenirs d’enfance, le narrateur

essaie de saisir cet au-delà, cet absolu, qui ne pouvait exister que

comme idéal. Toute la construction fantasmatique s’écroule alors, et il

doit finalement affronter les limites de l’humain. Il ne peut en définitive

ni faire revivre sa sœur en lui, ni mourir à travers elle  : Il ne faut pas

rêver la mort pour mourir. Il faut mourir. On ne meurt pas d’un rêve

d’enfance ou d’amour (p. 153).

Tel est ce texte, qu’une analyse trop rapide n’a pu que trahir en risquant

de faire croire que la théorie psychanalytique y est plaquée sur du vécu,

alors qu’il ne s’agit nullement de la mise en scène pure et simple de

concepts freudiens, et que le discours romanesque occulte

soigneusement ses sources théoriques. Bien au-delà des thèmes

provocants de l’inceste et du travesti, sont posées les questions

fondamentales dont la principale est la suivante : ne peut-on ne jamais

aimer qu’un autre être que soi-même  ? Car il n’est plus ici question

d’exister selon le désir de l’Autre, mais selon son propre désir retourné

sur lui-même.

Mais il faut aller plus avant  : ce récit, qui déroute l’analyste par son

apparente transparence, dit à sa manière que les corps ne peuvent se

conjoindre et que, s’ils ne se conjoignent pas, c’est parce qu’il ne peut

exister de véritable rapport sexuel. Et c’est le langage — le langage du

roman  —  qui témoigne de cet impossible. Si l’être humain n’était pas

cet être sexué et désirant enfermé dans sa solitude  —  s’il était

justement cet androgyne dont les deux composantes, comme deux

miroirs jumeaux, seraient idéalement transparentes l’une à l’autre, il

n’aurait pas besoin du langage, et la littérature serait sans objet. Plus

l’homme parle  —  plus ça vocifère  —  plus il proclame la barrière

implacablement dressée devant son désir et devant sa jouissance. La

littérature tout entière  —  là où ça vocifère le plus  !  —  est la retombée

sublimée de ce déficit irrémédiable. Le texte de Jean Bany dit là-dessus

l’essentiel. Tout le reste n’en est que le commentaire.


 
4.

Psychanalyse du roman

I. LE PERSONNAGE ROMANESQUE

Dans les prémices de son étude «  Pour un statut sémiologique du

personnage  » (Littérature 6, mai 1972, p.  86-110), Philippe Hamon estime

que « le problème du personnage est nettement survalorisé grâce à la vogue

d’une critique psychanalytique plus ou moins empiriquement menée  »

(p.  86). Et il ajoute que les raisons de cette survalorisation tiennent aussi à

l’attitude des romanciers eux-mêmes, toujours prêts à multiplier ces

«  déclarations de paternité, glorieuses ou douloureuses, toujours

narcissiques », engluées dans une idéologie humaniste et romantique que les

analystes, d’ailleurs, ne sont pas loin de partager dans la plupart des cas.

Tout en acceptant sur le fond l’opinion de Philippe Hamon, on ajoutera

que la survalorisation du personnage romanesque n’est pas la seule

conséquence de la critique psychanalytique, mais qu’elle en a précédé

l’apparition. C’est en effet une tradition critique particulièrement longue

qui, en France du moins, a habitué le lecteur à considérer le personnage

comme l’incarnation même de l’auteur et la synthèse de tous ses moi. Dans

leur essai L’Univers du roman (Paris, P.U.F., 1969), P. Bourneuf et R.

Ouellet rappellent que la tradition psychologique occidentale oscille entre

deux pôles : « l’étude directe de la vie intérieure considérée en elle-même et

l’observation des faits organiques pour atteindre à la connaissance du

psychisme » (p. 157). Après avoir évoqué Descartes, La Mettrie et Helvétius

pour en arriver au débat contemporain qui opposa Merleau-Ponty et Sartre

sur la question de décider si la connaissance d’autrui est ou non supérieure à

la connaissance de soi, les auteurs en viennent à conclure qu’«  à la

psychologie «  en première personne  » fondée sur l’introspection et celle

«  en troisième personne  » fondée sur l’observation du comportement des

êtres sans référence aux «  états intérieurs  », à la subjectivité, succède une

psychologie «  en seconde personne  » qui constitue une synthèse des deux

autres et considère autrui comme objet et sujet à la fois » (p. 160-161).


On pressent les conséquences, quant à cette survalorisation du

personnage dont parlait Philippe Hamon, de cet engouement dont l’enquête

psychologique est en Occident l’objet. Qu’elle se contente de suggérer la vie

intérieure ou qu’elle ait la prétention d’en déterminer les structures

profondes, l’enquête psychologique aura finalement tendance à faire du

personnage romanesque un véritable porte-parole. Fonction qui pourra

d’ailleurs s’exercer selon deux voies opposées  : soit comme émanation

directe de l’auteur dont il assume totalement la personnalité, soit comme

entité autonome libérée de son «  créateur  » et témoignant éventuellement

contre lui. Il n’est que de se reporter au débat qui, entre les deux dernières

guerres, agita le monde intellectuel parisien, de Thibaudet à Sartre, de

50
François Mauriac à Roger Caillois , pour concevoir comment, à partir de

ce substrat de réflexion théorique, de nouvelles pratiques d’investigation

comme la sociologie ou la psychanalyse n’ont pu que renforcer en profitant

de l’acquis, cet intérêt porté au personnage romanesque, devenu, par un

glissement inéluctable, le révélateur privilégié soit des formations

socioculturelles pour la sociologie, soit des formations inconscientes,

individuelles ou collectives, pour la psychanalyse appliquée. La théorie

psychanalytique justifie ce glissement non seulement par les arguments

concernant la validité générale de la discipline, mais par un argument

particulier à l’essence du romanesque  : l’homologie pressentie entre le

rapport auteur-personnage d’une part, la relation analyste-analysé de l’autre.

Comme l’écrit le psychiatre Jean Delay : « Entre le romancier et son double

s’opère précisément un transfert, positif ou négatif, qui l’aide à prendre

conscience de son propre fonds. Ici intervient une relation

d’interpsychologie qui, pour être fictive, n’en est pas moins efficace et peut

remplacer, à certains égards avantageusement, celle du patient avec son

médecin » (Aspects de la psychiatrie moderne, P.U.F., 1956, p. 104, cité par

Bourneuf et Ouellet, op. cit., p. 166).

Quant à cet argument de la critique littéraire traditionnelle selon lequel le

personnage de roman, étant une créature de pure fiction, ne peut être conçu

comme doté d’un inconscient, on peut aisément rétorquer qu’à prendre les

choses au pied de la lettre, ce personnage n’a pas de « conscient » non plus.

Dans ces conditions, il est tout aussi légitime (ou aussi peu) d’attribuer des

motivations inconscientes à sa conduite réalisée que de s’en tenir aux


motivations conscientes, comme le fait la critique traditionnelle. L’une ou

l’autre de ces démarches sont aussi peu (ou tout aussi) acceptables. Et s’en

tenir à l’étude du texte en se refusant les facilités de la psychobiographie

n’implique nullement que l’on adopte une démarche et non l’autre. Car les

deux démarches sont impliquées également, et de la même manière.

II. LINGUISTIQUE, PSYCHANALYSE ET THEORIE DU ROMAN

On s’interrogera ici brièvement sur la comptabilité éventuelle, à propos

du roman, entre une démarche inspirée par la linguistique et un discours

critique informé par la psychanalyse.

En simplifiant un peu, on peut dire que la linguistique contemporaine,

quand elle a été appliquée à l’étude du texte romanesque, a produit, parmi

de nombreux essais qui ressortissent du bricolage scientiste, deux catégories

principales de travaux reliés à deux courants de réflexion  : la théorie

littéraire axée sur le modèle de la communication linguistique, illustrée

principalement par Roland Barthes, Claude Brémond, Gérard Genette et

51
Tvétan Todorov et l’analyse actantielle issue du projet de sémantique
52
structurale défendu par A.-J. Greimas .

a) La première théorie, déjà évoquée (supra, p.  57), s’appuie sur le

principe que tout texte romanesque, comme tout discours littéraire,

suppose un point d’énonciation, un émetteur et un destinataire. Il porte

par conséquent des traces repérables de ce point d’énonciation et de ce

destinataire. Cela revient à dire que le texte romanesque ne peut être

reçu comme tel que s’il est inscrit dans le schéma général de la

communication. Bien entendu, ce postulat s’applique également au

texte dit «  historique  », c’est-à-dire à ce type de discours où le

narrateur ne se repère pas par des marques formelles mais s’efface au

53
contraire dans l’objectivité d’un récit à la troisième personne . Dans

le cas de ce discours historique, on postulera qu’il y a un narrateur

effacé à restituer.

On pressent la raison qui pousse les tenants de cette théorie à postuler la

présence d’un narrateur même quand le texte ne présente aucune marque

effective d’énonciation. Cette raison, qui est d’ordre idéologique, s’étaie sur

la conviction que la littérature ne vaut qu’en tant que s’y trouve impliquée
une certaine instance subjective. C’est d’ailleurs l’argument qui permet de

comprendre pourquoi la relation à l’objet littéraire peut être pensée en terme

de plaisir. En l’absence de cette instance subjective, pas de plaisir du texte,

et pas de littérature.

On pourrait penser, à la lumière de ce qui précède, que la théorie littéraire

dont il vient d’être question est susceptible de s’accomoder de la démarche

psychanalytique. Pourquoi la structure communicationnelle du je et du tu,

posée par la théorie comme condition sine qua non à l’institution du texte

littéraire en tant que tel, ne serait-elle pas un moyen de cerner justement

cette instance subjective sans laquelle on ne parvient pas à conceptualiser le

plaisir littéraire ? En réalité, la psychanalyse ne pourrait intervenir que si la

théorie littéraire appuyée sur la linguistique révisait ses premières

prétentions à la scientificité. Il ne s’agit pas ici en effet de structurer un

contenu thématique mais de répertorier les marques formelles de

l’énonciation, et notamment celles du narrateur, donateur du récit. Et si ces

marques sont repérables, c’est dans un objet littéraire conçu comme un texte

clos. Comment extrapoler à partir de cette clôture  ? Comment surtout

évoquer, à partir de ce repérage, l’inconscient du narrateur ? Certes, on peut

toujours, par un discours purement homologique, postuler que le sujet de

l’énonciation représente l’auteur, et parler alors de l’inconscient de

l’écrivain. On peut aussi postuler, dans le cas où le sujet de l’énonciation est

occulté, que le sujet de l’énoncé représente up personnage, et rechercher

alors, dans un projet naïf de réalisme littéraire, les manifestations de

l’inconscient d’un personnage imaginaire, comme s’il s’agissait d’un

personnage réel. On voudra bien admettre que l’on sort en ce cas d’une

théorie littéraire fondée sur la linguistique pour entrer dans une toute autre

démarche analytique. En fait, on constate une fois de plus (cf. supra, p.  58)

l’incapacité foncière du modèle linguistique à rendre compte du texte

littéraire autrement que comme un répertoire pur et simple de catégories

langagières. Il ne saurait être question notamment, par cette approche qui

demeure tributaire de l’idéologie structuraliste, de renvoyer à l’instance

spécifique de tout texte romanesque : l’instance de désir.

b) Le projet de la sémantique structurale consiste à déterminer les

structures élémentaires de la signification à l’intérieur d’univers clos.

On conçoit donc que cette discipline ait pu s’intéresser aux


articulations signifiantes qui structurent le texte du récit ou du roman.

Si, comme le rappelle A.-J. Greimas dans sa Sémantique structurale, la

proposition simple est « un spectacle que se donne à lui-même l’homo

loquens » dans laquelle les fonctions syntaxiques ne sont que des rôles

joués par les mots (fonction «  sujet  », fonction «  objet  », etc.), il est

tentant d’extrapoler cette constatation à l’ensemble des univers

sémantiques, collectifs ou individuels. Le texte du roman ou du récit

sera alors conçu comme un univers sémantique particulier à l’intérieur

duquel il s’agira de répartir les rôles entre un certain nombre d’actants.

Cet univers romanesque, comme tout micro-univers sémantique, ne

pourra être défini «  comme univers, c’est-à-dire comme un tout de

signification, que dans la mesure où il (pourra) surgir à tout moment

devant nous comme un spectacle, comme une structure actantielle  »

(op. cit., p.  173). Par structure actantielle, entendons ici la série des

articulations dichotomiques qui, dans le texte du roman ou du récit,

opposent par exemple le sujet à l’objet, le destinateur au destinataire,

54
l’opposant à l’adjuvant . On voit que cette analyse correspond à la

formulation plus rigoureuse au plan terminologique de l’approche

traditionnelle qui définissait l’action d’un roman comme une

succession de relations conflictuelles ou concomitantes entre des forces

opposées ou convergentes. Comme l’écrivait Etienne Souriau  : «  Une

situation dramatique, c’est la figure structurale dessinée dans un

moment donné de l’action par un même système de forces » (Deux cent

mille situations dramatiques, p.  55). Ainsi l’actant peut-il se définir

comme une sorte de fonction-support, (la force thématique impulsive

qui inspire un désir, ou au contraire la force antagoniste qui s’y oppose,

ou encore la force d’attraction qui représente l’objet désiré, ou le

bénéficiaire de l’action entreprise, etc.), obtenue par la réduction

structurale de ses manifestations perçues dans le texte, et dont les

personnages romanesques sont en quelque sorte les arguments.

Quelle est la compatibilité du modèle psychanalytique et du projet de

sémantique structurale de l’univers romanesque  ? On pourrait penser

d’abord que la relation est évidente et nécessaire entre un modèle actantiel

dont le propos fondamental articule la quête d’un sujet-désirant et l’objet de

cette quête, et d’autre part un modèle psychanalytique qui, à partir d’un


fantasme exhibant le désir, postule et définit une relation d’objet. Et il est de

fait que dans tout modèle actantiel, le concept de désir joue un rôle

prééminent. Au cours de toute entreprise de structuration d’un univers

romanesque, il s’agirait donc de cerner le sujet désirant dont les

investissements sémantiques manifestés dans le texte et obtenus par

réductions progressives, représenteraient l’univers symbolique latent. Cette

opposition du latent et du manifeste recouperait alors à peu près la

dichotomie inconscient vs conscient. On a envie d’ajouter  : et le tour serait

joué.

La corrélation que l’on vient d’évoquer n’est en effet acceptable qu’au

prix d’une compromission qui l’est beaucoup moins. Il va de soi que le

linguiste conséquent avec ses présupposés ne pourra s’en satisfaire. En

réalité, la dichotomie conscient vs inconscient ne concerne pas le

sémanticien structuraliste qui n’opère jamais sur des «  niveaux de

conscience  » mais sur des corpus réalisés et clos. Le modèle

psychanalytique, on l’a vu, (cf. supra, p.  11), articule la structure de la

personnalité en plusieurs strates, le Moi, le Surmoi, l’Idéal du Moi... On

devine à quelle insoluble difficulté serait confronté le sémanticien s’il lui

fallait décider à quel niveau de conscience, de préconscience ou

d’inconscience il doit situer l’analyse, et en fonction de quelle strate il doit

structurer l’univers sémantique manifeste. Considérer les univers

sémantiques manifestés comme les retombées langagières d’un univers

symbolique latent est une hypothèse générale qui relève du postulat selon

lequel l’inconscient est la condition du langage. Les tenants de la

sémantique structurale ne sont évidemment pas naïfs au point de sacrifier au

mythe d’un langage unilinéaire qui ne se déroulerait que sur un seul plan : il

leur est simplement difficile, dans le but de préserver la cohérence et la

rigueur de la théorie, de tenir compte de l’hypothèse ci-dessus, comme

d’utiliser de manière trop inductive pour la construction des modèles

actantiels les modèles mythologiques utilisés par la psychanalyse, comme le

complexe d’Œdipe, le complexe de castration ou le fantasme du retour au

sein maternel. Deux des collaborateurs du présent ouvrage ont étudié voici

quelques années, à partir des présupposés de la sémantique structurale, la

structuration du mythe personnel de Jean-Jacques Rousseau dans les


55
Rêveries du Promeneur solitaire . L’entreprise constituait une sorte de
gageure dans la mesure où ce texte, difficile à définir en tant que récit,

cherche moins à exprimer dans un logos cohérent qu’à manifester une

pensée sauvage où les données de la subconscience se diffusent à travers la

prolifération des images. Quoi qu’il en soit, les auteurs sont parvenus, à

établir le modèle suivant, à partir de l’hypothèse que le mythe personnel de

Rousseau dans les Rêveries était le mythe de la persécution :

Ce modèle oppose un objet (de persécution)  : Rousseau, à un sujet

(persécutant)  : la société des hommes, dans une fonction d’assujetissement

et de contrainte (perspective immanente). Dans un renversement de la visée,

le même objet Rousseau est opposé à un destinateur (Dieu) dont la fonction

est de projeter l’objet dans un univers de la transcendance où il pressent le

sens de la persécution des hommes, qu’il assumera désormais pour prix de

sa félicité future. Le modèle présente en outre un actant-adjuvant, la

destinée, caractérisée par son ambivalence puisqu’elle apparaît en même

temps comme la manifestation concrète du destinateur-divin et le symbole

aveugle, à la fois ressort et résultat, de la persécution de Rousseau par les

hommes.

Le caractère le plus remarquable de ce modèle était certainement son

imperfection  ! Il exhibait en effet une incomplétude fâcheuse  : l’actant-

adjuvant «  destinée  » n’avait pas trouvé son homologue, et l’épuisement du

corpus relevant du mythe personnel de la persécution rendait vain tout

espoir d’instituer un actant-opposant qui aurait pu fermer le modèle sur lui-


même. Le résultat obtenu révélait les inadéquations de la démarche suivie

comme support d’un principe d’explication totale de l’œuvre littéraire. On

ne pouvait d’ailleurs le reprocher aux auteurs, dont le propos avoué

consistait à réduire le figuratif au pratique, à formaliser le contenu

sémantique des actants et non à poursuivre à travers le travail scriptural

l’itinéraire d’un processus créateur ou les fantasmes d’une imagination

effervescente. Mais à s’en tenir aux réalisations linguistiques manifestes

d’un mythe posé comme système clos, on ne pouvait qu’aboutir à une

représentation actantielle insuffisante et schématisée. On pouvait certes

formuler une hypothèse  : que la rêverie, élément singulier des mythes

rousseauistes, puisse se définir par des qualifications homologues à celles de

la destinée, et remplir par conséquent la fonction oppositive. Mais même en

supposant que l’on puisse montrer par la méthode structurale que la rêverie

est la compensation à l’épreuve, l’accès à la vraie vie un moment

compromise et enfin sauvée, on s’en tiendrait encore à une lecture


e
superficielle de l’œuvre. En un temps — le XVIII siècle — où l’on pouvait

croire encore au pouvoir du récit, Jean-Jacques Rousseau entend livrer une

explication totale de lui-même. Mais cette explication  —  on le sait

aujourd’hui  —  reste partielle et inadéquate, comme la lecture que nous en

avions faite, car tout récit se fonde exclusivement sur une structuration des

processus de l’imaginaire, et la «  vérité  » du moi ne peut retomber telle

quelle dans l’écriture. A quoi bon tenter alors de la cerner à ce niveau  ?

C’est par le recours à une lecture pluridimensionnelle qui ouvre vers les

origines du fantasme, que l’on aurait probablement pu montrer la fonction

de la rêverie dans le texte latent de Rousseau qui est celui où parle son désir.

Car en rapprochant du contexte (où dominent généralement l’élément

liquide et le bercement  : le lac, la promenade en barque, l’île au milieu de

l’eau) les occurrences où la rêverie est décrite comme ce «  bonheur

suffisant, parfait et plein  », ce «  commerce avec les intelligences célestes  »,

ce «  sentiment de contentement et de paix  », cette « jouissance », on aurait

pu montrer que la rêverie n’était que la traduction du mythe d’un certain

paradis perdu, celui qui correspond à l’univers intra-utérin de la mère,

auquel la naissance arrache l’enfant, et dont il garde au long des jours, la

nostalgie inconsciente. Si l’on se souvient que la venue au monde de

Rousseau coûta la vie à sa mère, on pressent quelle résonance particulière a


pu prendre pour lui cette fixation libidinale à la mère défunte. Ce n’est donc

pas le mythe de la persécution qui est intéressant dans les Rêveries  : ce

mythe secondaire n’est que l’une des conséquences du trauma infantile de la

naissance coupable. Le mythe essentiel des Rêveries est le pur produit d’un

fantasme, celui du retour au sein maternel. L’itinéraire du vieil enfant

herboriste est en définitive l’itinéraire d’une régression.

Ainsi la sémantique structurale — comme toute théorie linguistique — ne

peut s’ouvrir aux approfondissements de l’interprétation analytique qu’au

prix du reniement de ses premiers postulats. Ce problème, capital pour les

sciences humaines, se résume, dans le cas particulier qui nous occupe, en

une constatation, qui est une tautologie, et en une question, qui est pour le

moment sans réponse  : dans tout texte romanesque, comme dans tout texte

littéraire, il existe un investissement du désir. Cet investissement procède-t-il

ou non de la fonction sémantique elle-même  ? Tant que cette question

restera sans réponse, on peut craindre que la sémantique structurale des

univers romanesques ne soit contrainte d’utiliser un concept fondamental

comme celui de désir, de manière parfaitement naïve et empirique. On est

ici au cœur de l’opposition produit/production  : une science des effets de

sens comme la sémantique structurale se situe au niveau de l’analyse du

produit. C’est probablement dans la définition d’une théorie des conditions

de production que l’application de la psychanalyse à la littérature aurait

quelque chance de se révéler opérationnelle.

III. PSYCHANALYSE ET ROMAN

Du fait de l’importance que le genre romanesque a progressivement

acquise dans la culture occidentale depuis près de trois siècles, il était

prévisible que l’enquête psychanalytique s’intéressât au roman plus qu’à

toute autre forme d’expression littéraire. Par l’absence de contraintes du

genre, par l’étendue de son champ prospectif, par ses relations obligées à

l’ordre du référentiel, le roman présente un domaine plus accessible au

discours analytique que le théâtre ou la poésie. Dans la mesure aussi où le

romanesque correspond, dans la tradition culturelle judéo-chrétienne, à


56
l’ultime avatar du mythique et de l’épique , il offre à l’imaginaire collectif

un espace de représentation particulièrement ouvert. Dans la mesure enfin

où (se) raconter une histoire est une constante universelle de l’activité


psycho-culturelle de l’homme, le texte romanesque offre un champ

particulièrement fertile pour cerner au plus près l’articulation du langage et

du désir.

La psychanalyse appliquée au roman postule que toute forme romanesque

réalisée dans l’âge adulte correspond à la transposition de cette fiction de

l’enfance décrite par Freud sous le nom de «  roman familial des


57
névrosés   », dont on a exposé supra, p.  22 les motivations et le

fonctionnement. Rappelons que tout individu, au cours des stades

constitutifs de sa personnalité, s’est trouvé dans la nécessité d’élaborer une

fiction mentale, un roman non écrit à usage interne, qu’il a ensuite refoulé

dès que l’évolution de la psyché a frappé cette fiction d’incrédibilité, et qu’il

a tendance à remettre au jour soit au cours de la cure, soit à l’occasion de

cette sublimation du fantasme à quoi correspond l’œuvre littéraire. On se

souvient de l’essentiel de cette fiction originelle  : ébranlé par la conscience

qu’il prend que ses parents ne sont plus ces puissances tutélaires auquel il

s’était voué d’abord, l’enfant s’invente une histoire dans laquelle la

connaissance qu’il a acquise de la différenciation sexuelle lui permet de se

penser comme bâtard. Il conserve le lien qui l’unit à sa mère, relègue son

père naturel hors du triangle familial et se donne un père de substitution

idéal. Cette substitution lui permet de s’attribuer à lui-même les qualités de

ce père mythique et, grâce à cette identification fantasmatique, de convoiter

sa propre mère. Situation éminemment ambiguë puisque la mère n’est

convoitée que parce qu’elle a été désacralisée, alors que le vrai père, objet de

haine, conserve son statut d’exception. Installé dans cette situation où

l’amour et la haine sont indissociablement mêlés, l’enfant-bâtard imagine

alors toute une série de prolongements au drame originel, dans une infinie

liberté de création, ayant dérobé à son père le pouvoir d’inventer la vie, mais

payant en retour, par le remords et la peur de la castration, le tribut de ce vol

qui est en fait le tribut d’un crime puisqu’il est celui du meurtre du père, ce

meurtre fût-il symbolique.

58
2. « ROMAN FAMILIAL » ET ROMAN LITTERAIRE

a) Le fantasme romancé

On posera en principe que le texte romanesque, comme tout objet de

création esthétique, reproduit un fantasme où se lit le désir. La spécificité de


cette reproduction réside dans le fait «  qu’au lieu de reproduire un

phantasme brut selon les règles établies par un code artistique précis, (le

roman) imite un phantasme d’emblée romancé, une ébauche de récit qui

n’est pas seulement le réservoir inépuisable de ses futures histoires, mais

l’unique convention dont il accepte la contrainte  » (M. Robert, op. cit.

p. 63). Ainsi, la contrainte de contenu est compensée par une absolue liberté

de forme. La critique littéraire a depuis longtemps souligné l’indéfinition du

genre romanesque et l’anarchie de son développement, sans discerner que

cette liberté formelle était la compensation de la réitération obligée de la

fiction originelle, c’est-à-dire de la programmation du fantasme familial.

b) L’illusion romanesque

C’est par cette soumission à la reproduction du fantasme originel que l’on

explique aussi pourquoi le texte romanesque se donne d’emblée, par sa

forme même, non comme représentation du réel, mais comme le réel même,

dont il s’acharne à mimer l’allure et les contours, même dans le cas, bien

entendu, où il ne se proclame pas explicitement référentiel. Il ne faut pas

chercher ailleurs la raison de cette illusion romanesque, sinon dans le fait

que toute fiction romanesque est reçue comme l’écho et le prolongement de

la fiction originelle. Fiction qui, bien que construite en un premier temps sur

une projection purement fabulatrice de l’imaginaire, ne peut ensuite ignorer

le réel, ni refuser de se l’approprier et de le dominer. Comme l’écrit M.

Robert  : «  La réalité a ici deux visages, l’un blessant qu’il s’agit d’annuler,

l’autre prometteur de puissance, qu’il importe au plus haut point de

considérer  ; aussi l’enfant ne réussit-il son petit ouvrage d’éducation

sentimentale et sociale que si, tenant compte de cette duplicité, il en fait un

adroit compromis entre les tendances antagonistes qui dominent alors sa

pensée. Forcé d’installer l’expérience au beau milieu de la chimère, [...] il

lui incombe de soumettre la fantaisie au calcul, [...], ou, pour reprendre les

termes freudiens consacrés, le «  principe de plaisir  » au «  principe de

réalité  »  —  ce qui certes ne rend pas la fable plus vraie, mais renforce ses

prétentions à l’être, et même accroît vraiment sa crédibilité  » (op. cit.,

p.  66). Ce jeu paradoxal entre le vrai et le faux, entre le même et l’autre,

institue la spécificité du roman littéraire  : à partir d’une construction

imaginaire, le roman n’en a pas moins en effet le projet plus ou moins

revendiqué d’agir sur le réel et de l’infléchir, au moins à titre d’illustration


ou de propédeutique à une réflexion sur l’existence. Mais avant tout, comme

dans le fantasme originel du roman familial, il s’agit, à partir du même, de

recréer une vie autre, une vie rêvée.

c) Thème et modulations

Il n’est crédible de faire du roman littéraire la transposition du roman

familial que si l’on établit, à partir de ce postulat initial, une série de

distinctions ultérieures. Sinon, l’on ne comprendrait guère comment des

textes aussi différents que la Sylvie de Nerval ou les Illusions perdues de

Balzac  —  pour opposer un roman onirique à un roman

réaliste  —  pourraient procéder d’un même fantasme originel. La critique

littéraire, par rapport au paramètre de l’illusion romanesque, classe

généralement les romans en deux sous-ensembles :

—  D’une part, les textes qui, en distanciant le réel, surexposent le

caractère illusoire de la fiction et sont à eux-mêmes, en quelque sorte,

leur propre référence (romans fantastiques, romans oniriques, contes) ;

— D’autre part, les textes qui feignent d’ignorer qu’ils se fondent sur une

fiction et se référentialisent directement au monde de la réalité (romans

naturalistes, réalistes etc.).

Si l’on fait du roman littéraire l’écho du roman familial originel, on

rattachera les deux sous-ensembles romanesques à deux stades différents de

l’élaboration du roman familial. On sait en effet que la fiction originelle

comporte deux moments principaux. Dans un premier stade, l’enfant, après

avoir rejeté ses parents naturels, s’imagine une origine mystérieuse, quelque

fabuleuse naissance. C’est l’enfant trouvé des contes merveilleux. Dans un

second stade, l’enfant se résigne à «  récupérer  » sa mère naturelle  : il

accepte une partie de la réalité et devient l’enfant bâtard.

On voit l’homologie qui se dessine entre les degrés de maturation du

fantasme et la typologie romanesque. Comme le rappelle M. Robert,

«  l’écrivain qui imite les conflits humains avec leurs nuances

psychologiques et leur chronologie, les faits avec leurs conséquences et leur

inextricable enchevêtrement, les personnes avec leurs caractères et leurs

variations, n’a pas le même âge psychique que le romancier dont

l’imagination engendre d’emblée monts et merveilles, sans leur donner la

moindre touche de naturel  » (op. cit., p.  73). Dans cette perspective, on
rattachera le roman onirique ou fantastique au stade pré-œdipien du roman

familial, et le roman réaliste et naturaliste à son stade post-œdipien. La

distinction entre l’enfant trouvé aux rêves chimériques du premier stade et le

bâtard lucide et résigné du second stade situe la ligne de partage entre les

deux modes principaux de l’illusion romanesque et les modulations du jeu

entre le même et l’autre.

Il reste à éviter le contresens qui consisterait à croire que cette distinction

entre le roman de l’enfant trouvé et le roman du bâtard correspond à deux

étapes historiques : il n’en est évidemment rien. Chaque époque connaît des
e
représentants de chaque tendance  : au XVIII siècle, Marivaux à côté de

e
Swift, au XX , Alain Fournier à côté de Roger Martin du Gard. Il peut aussi

arriver qu’un même romancier puise en son fonds fantasmatique originel

tantôt au stade pré-œdipien, tantôt au stade post-œdipien  : c’est Flaubert

écrivant la Tentation de Saint-Antoine et Madame Bovary.

d) Typologie des univers romanesques

A partir du schéma de base explicité plus haut, il est possible de proposer

une typologie sommaire des univers romanesques :

1. Les contes de fées et autres contes merveilleux représentent la phase

primitive du roman familial. Le héros en est cet enfant trouvé qui

n’obtiendra le bonheur qu’après une série d’épreuves et de contresens.

La non prise en compte du donné sexuel inhérent à cette phase pré-

œdipienne le prive de maturité intellectuelle mais le préserve aussi des

troubles de la libido.

2. Les formes fictionnelles issues du courant romantique sont à rapporter

à un degré d’élaboration encore primaire du roman familial. De la

même manière que l’enfant s’invente d’abord un destin fabuleux à

partir d’une naissance mystérieuse, le héros romantique «  récrit sa vie

au ciel faute de pouvoir la supporter sur la terre ; comme naguère, il se

console de son lot médiocre en se construisant de toutes pièces une

royauté purement spirituelle  ; comme naguère enfin, il croit ce qu’il

veut et prouve la nullité du monde par la souveraineté de son

imagination  » (M. Robert, op. cit., p.  108). C’est, dans le mépris du

réel, le triomphe du subjectivisme et de l’individualisme. Nodier le

proclame : « Je me suis conservé enfant par dédain d’être homme. »


3. Le roman de l’expérience vécue correspond à un degré d’élaboration

plus avancé du roman familial  : la phase œdipienne est franchie, le

monde comme il est s’impose à l’enfant-bâtard. Marthe Robert rappelle

que deux textes romanesques majeurs sont emblématiques de cette

prise de conscience de l’enfant trouvé  : La Vie et les Aventures

surprenantes de Robinson Crusoé, de Daniel de Foe, et le Don

Quichotte, de Cervantès. Le premier roman correspond à cette phase

de la fiction originelle où l’enfant rejette l’ordre familial tutélaire. Puis,

par un passionnant retournement du schéma du roman familial, le

héros régresse du stade œdipien où le situait le meurtre symbolique du

père au stade pré-œdipien où le confine sa solitude dans l’île-mère, et

la désexualisation qui en est le fruit. A partir de son naufrage,

Robinson, nouvel enfant trouvé, est replongé dans l’état de pureté

originelle. L’arrivée de Vendredi lui permettra de prendre sa revanche

sur le père naturel rejeté en assumant auprès du jeune sauvage une

fonction paternelle quasi mystique. L’Enfant trouvé redeviendra le


59
Maître .

Quant au Don Quichotte, il est la parfaite illustration de la régression

infantile qui fait d’un chevalier quinquagénaire un enfant constamment

frustré et désirant. C’est le roman du désir infantile qui, à ce titre, transpose

d’abord la phase pré-œdipienne du roman originel. Exactement comme

l’enfant du roman familial qui ne distingue pas entre la vie et la fabulation,

le héros de Cervantès ne connaît point de limites aux métamorphoses qu’il

fait subir au monde qui l’entoure. Mais l’«  âge de fer  » sera le plus fort, et
60
l’Enfant trouvé sera tué par l’excès même de son désir .

4. Les univers romanesques homologiques de la phase post-œdipienne

sont plus nombreux et plus différenciés. A partir du moment où, dans

le triangle œdipien, l’enfant s’est posé comme bâtard, il accepte du

même coup la nécessité de se confronter au monde extérieur, de s’y

adapter ou de peser sur lui, bref, d’y jouer un rôle. Il en va de même

pour le héros de roman, le bâtard de Balzac, de Flaubert ou de

Stendhal, et chaque texte, à ce niveau, pose un cas particulier. Le

roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir, offre un exemple intéressant

dans la mesure où l’on peut considérer la tragique histoire de Julien


Sorel comme une tentative avortée pour construire un roman familial

inversé. Le héros en effet, prêt à renier sa famille naturelle dont la

médiocrité lui semble peu gratifiante, essaie de construire un destin

héroïque en vivant successivement deux «  romans familiaux  » dans

deux familles différentes, et selon des modalités contraires : dans l’une,

il devient l’amant d’une femme plus âgée que lui, et qui est mère  ; cet

amour à coloration incestueuse réalise l’un des premiers vœux de

l’enfant dans la fiction originelle, la relation sexuelle avec la mère.

Dans la seconde famille, Julien suit les étapes normales d’une

cristallisation amoureuse extravertie, mais l’échec de son projet

matrimonial le conduit à porter le drame dans son premier roman

familial en tentant d’assassiner Madame de Rénal. La ruine successive

de ces deux romans entraîne le retour du héros dans la réalité, puis sa

mort.

Le fait que chaque roman, à l’intérieur de cette dernière sous-classe,

représente un cas particulier, illustre les limites et les difficultés de

l’application de la théorie du roman familial aux univers romanesques. En

effet, à partir de la même motivation initiale  —  la résurgence du fantasme

originel en sa phase la plus élaborée  —  chaque romancier assume de façon

spécifique l’adaptation de la pulsion initiale à l’organisation de son propre

univers. Il convient d’attirer ici l’attention sur le danger de toute

généralisation hâtive comme de tout classement trop rigide. C’est ainsi que

les deux phases du roman familial peuvent parfaitement entrer en conflit

dans un même univers romanesque. M. Robert rappelle opportunément que

e
le roman du XIX siècle, par exemple, «  est le théâtre d’une lutte

d’influence entre deux mythes de toute-puissance également captivants, l’un

qui passe par l’imitation de toutes les conquêtes réelles possibles ou

seulement imaginables  —  conquête des femmes, du pouvoir, de

l’argent  —  l’autre qui revient obstinément au bonheur du paradis perdu et

aux tentations de l’utopie  » (op. cit., p.  232). Cette mouvance rend

évidemment aléatoire un classement trop rigide opposant par exemple le

bâtard-œdipien au sens strict dont l’univers est limité au triangle clos du

désir : moi/toi et l’autre (les romans psychologiques, comme la Princesse de

Clèves, Adolphe ou Dominique), le bâtard populaire, «  qui exploite

abondamment les mystères de la naissance  » et «  venge tous les mal nés  »


(romans d’inspiration populaire, feuilletons d’Eugène Sue ou d’Alexandre

Dumas), le créateur des grandes familles imaginaires, enfin, qui brode

d’infinies, variations sur la structure œdipienne de base dans des fresques à

prétentions socio-historiques (la Comédie humaine, les Rougon-Macquart,

la Recherche du Temps perdu, les Hommes de bonne volonté, les Thibault

etc.). A certaines époques enfin, et notamment à l’époque contemporaine, le

roman répond mal, au moins dans les formes du «  nouveau roman  », au

schéma de l’opposition entre l’enfant trouvé et le bâtard. Est-ce à dire que le

roman familial ne fournit plus au romancier ce fonds fantasmatique sur

lequel il fait retour pour déployer le jeu de la fiction ? Rien n’est moins sûr,

mais le processus même de ce retour est masqué. Il est certain que la

déconstruction délibérée des univers romanesques qui caractérise un certain

type de romans, la surdétermination du travail de l’écriture, l’exhibition

souvent provocatrice des secrets de fabrication et le raffinement formel, ont

tendance à faire du texte romanesque, plus que le roman d’une chimère ou

celui d’une expérience, le roman d’une écriture. Il n’est pas douteux que

l’on se situe néanmoins dans une phase obsessionnelle et ouvertement

narcissique de la production romanesque dans laquelle le travail scriptural

figure précisément le point d’ancrage du fantasme. Qu’Œdipe ait encore ici

son mot à dire, cela est trop évident pour être discuté. La question qui se

pose néanmoins est si l’on peut encore ici parler de « roman », et si la forme

littéraire qui porte traditionnellement cette étiquette ne correspond pas à la

retombée dans l’esthétique d’une idéologie que tout un courant de la

création contemporaine remet justement en cause. Lorsque Le Clézio

déclare : « La poésie, les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités

qui ne trompent plus personne, ou presque. Des poèmes, des récits, pour

61
quoi faire  ? L’écriture, il ne reste plus que l’écriture...   », il refuse bien

entendu les catégories idéologiques de la production littéraire traditionnelle.

Mais ne rejette-t-il pas aussi, implicitement du moins, tout discours

interprétatif fondé sur ces distinctions mêmes et qui, consciemment ou non,

est tout aussi imprégné d’idéologie que les formes qu’il analyse ?

3. ROMAN ET DESIR

a) L’instance de désir
Que le roman corresponde à l’une ou l’autre phase du roman familial

originel, il est le foyer d’irradiation d’un désir. A partir du moment où il y a

implication d’un sujet, et même si ce sujet se masque, il y a désir. De la

même manière que le roman familial forme le cadre où se déploie la toute-

puissance du désir infantile, le roman littéraire renvoie à une instance

irréductible au texte lui-même et qui est l’instance de désir. Encore

convient-il de cerner les modalités de ce désir, et dire pourquoi le roman,

plus que toute autre forme littéraire, en figure le lieu d’élection.

b) Le triangle du désir

Le roman authentique manifeste la dimension existentielle du désir, et

pose implicitement que le sujet est un sujet-désirant. Comment se dessine

cette problématique du sujet désirant  ? Dans le cas le plus simple, le sujet

désire un objet. Cette relation objectale unidimensionnelle, qui pourrait être

figurée par une ligne droite, sous-tend les fictions les plus élémentaires, et le

62
désir qui s’y manifeste pourrait être appelé le «  désir selon soi   ». En

réalité, cette figure élémentaire masque une structure plus élaborée qui

substitue à la ligne droite une figure triangulaire symbolisant le « désir selon

l’autre ». Entendons qu’entre le sujet désirant et l’objet désiré s’interpose un

médiateur qui est le véritable lieu où le désir puise sa motivation profonde.

Prenons le cas de Don Quichotte  : «  La ligne droite est présente dans le

désir de don Quichotte, mais elle n’est pas l’essentiel. Au-dessus de cette

ligne, il y a le médiateur (Amadis des Gaules) qui rayonne à la fois vers le

sujet et vers l’objet. L’objet change avec chaque aventure mais le triangle

demeure. Le plat à barbe ou les marionnettes de maître Pierre remplacent


63
les moulins à vent ; Amadis, en revanche, est toujours là . »

c) Médiation et distance

Il est aisé de montrer que la plupart des romans offrent cette structure

triangulaire qui réunit un sujet, un objet et un troisième terme pouvant être

aussi bien le modèle que le rival. Mais qu’il soit modèle ou rival, c’est par

cet autre que le sujet désire, son désir est bien le désir selon l’autre. Ainsi

Emma Bovary désire-t-elle «  à travers les héroïnes romantiques dont elle a

l’imagination remplie  » (R. Girard, op. cit., p.  14). Entre le sujet et le

médiateur, la distance peut évidemment varier  : ou bien elle est maximale,


le médiateur du désir est situé dans un univers quasi inaccessible. C’est le

cas d’Amadis pour don Quichotte ou de la parisianité intellectuelle pour

Emma Bovary. Ou bien la distance est minimale, l’univers du médiateur

tend à se confondre avec celui du sujet  : ainsi dans le Rouge et le Noir, le

sujet-désirant, Julien Sorel, déploie son désir jusque dans l’univers de

Mathilde qu’il va progressivement s’approprier. Cette distinction permet de

faire varier le degré de conscience que le sujet désirant a de son propre

désir. Le sujet en position de distance maximale (ou médiation externe)

proclame tout haut, parce qu’il le connaît, l’objet de son désir, et c’est la

raison pour laquelle il est toujours un peu ridicule. C’est don Quichotte ou

Emma Bovary. En position de distance minimale (ou médiation interne), le

sujet perd la claire conscience de son objet. A la limite, comme le souligne

Michel Deguy, « l’objet est l’inessentiel dans le désir » (« Destin du désir et

roman », in Critique n° 176, janvier 1962, p. 20).

d) Destin du désir et destin du roman

Quoi qu’il en soit, ce que le roman révèle, c’est la « nature imitative » du

désir, même quand il se camoufle sous la prétention à la singularité. Et aussi

le fait que l’objet est toujours soumis à un processus de transfiguration. On

retrouve ici une analogie avec le roman familial  : le désir de

l’enfant  —  enfant-trouvé ou bâtard  —  est toujours un désir triangulaire.

Entendons que c’est bien l’existence d’un médiateur, en l’occurrence un

modèle, qui lui permet d’élaborer la fiction originelle. Mais la médiation

impliquée par le roman familial est d’ordre externe plus qu’interne car la

distance demeure grande entre le modèle qui inspire la fiction et le sujet. Au

moins en la phase pré-œdipienne du fantasme. Car en ses formes plus

élaborées, lorsque le sujet post-œdipien assume son insertion dans le

monde, la circulation du désir s’effectue selon un schéma de médiation

beaucoup moins transparent. Ainsi en va-t-il dans les formes littéraires du

roman. Formes dont l’évolution historique, dans cette perspective, n’est pas

séparable du destin du désir. Michel Deguy rappelle que « le développement

des temps modernes est le règne de l’aggravation de la médiation interne...,

dont le déploiement soumet de plus en plus implacablement une humanité

où s’effacent peu à peu les différences » (op. cit., p. 21). Ainsi discerne-t-on

une «  unité du roman qui est le Destin du Désir  » (p.  23). Aux étapes

charnières de cette évolution, Cervantès, dont l’œuvre est le lieu du conflit


entre le désir selon soi et le désir selon l’autre ; puis Stendhal, dans l’œuvre

duquel «  le héros du Désir devient l’ascète du Désir qui dissimule pour

s’emparer  », Proust ensuite, dans l’univers duquel le désir tend à se

caricaturer lui-même dans le déploiement du snobisme ; Dostoïevsky enfin,

chez lequel le désir tend à sa chute et à sa mort. Mais quel que soit le

cheminement du désir dans le texte du roman, il aura du moins, pour le

romancier, joué le rôle de catharsis. « Au terme de son œuvre, le romancier

«  romanesque  » se délivre du Désir. L’œuvre est le chemin de cette

délivrance, c’est-à-dire la trace d’une chute qui se mue soudain en salut  »

(M. Deguy, op. cit., p. 25).

IV. BILAN GENERAL

L’ensemble des développements qui précèdent a pu convaincre que le

roman, par rapport aux autres genres littéraires, entretient avec la

psychanalyse des relations étroites et privilégiées. L’une des principales

raisons en est qu’un même lieu de rencontre autorise ce rapprochement, et

ce point de jonction est la famille. Tout roman n’est certes pas analytique,

mais tout roman est familial. Depuis les plus anciens récits mythiques

jusqu’aux romans contemporains en passant par les contes merveilleux et

les suites courtoises, c’est toujours la famille qui est mise en scène  : la

famille archaïque, la famille royale, la famille aristocratique, la famille

bourgeoise et prolétaire. Or tout discours d’analysant, dans la cure,

emprunte nécessairement au terreau familial. Et ce discours, au travers de

son rabâchage, de ses travestissements et de ses repentirs, élabore une fiction

qui appartient nécessairement, rêve et réel juxtaposés ou confondus, à

l’ordre du romanesque. C’est un véritable roman que le patient ébauche et

reprend sans cesse, et que l’analyste écrit.

Mais cette analogie, pour suggestive qu’elle soit, serait insuffisante à

expliquer cette complicité profonde de la psychanalyse et du roman. Car à

s’y limiter, on serait une fois de plus sollicité d’y voir l’une de ces tentatives

analogiques consistant à traduire le littéral de la littérature en termes de la

théorie dont on s’inspire. Il faut aller plus loin et rechercher dans l’essence

même du romanesque une prédestination à s’offrir à l’enquête analytique.

Bernard Pingaud définit le romanesque comme «  cette qualité particulière

que revêt toute histoire écrite et qui fait qu’elle ressemble davantage à nos
64
rêves qu’à la réalité  ». A partir de cette définition, il voit le roman comme

«  un jeu subtil entre le même et l’autre  ». Entendons qu’il «  faut qu’il soit

assez autre pour rendre supportable la plate représentation du même » mais

qu’«  il faut également qu’il soit assez même pour rendre l’autre crédible  »

(op. cit., p.  21). Un survol même rapide des avatars du romanesque depuis

quatre siècles convainc de la réalité et de la persistance de ce double jeu

entre le même et l’autre, double jeu qui a provoqué un interminable débat


e
sur la vérité et la moralité du roman, dont le XVIII siècle offre un exemple

65
particulièrement éclairant . Or, quel que soit l’effort du romancier pour

authentifier le même, toujours l’autre se glisse au cœur de la fiction. C’est

ici que l’on commence à pressentir que la complicité qui rapproche le

romanesque et le psychanalytique n’est pas l’invention gratuite d’une

certaine démarche critique. Car, comme le rappelle Bernard Pingaud, «  ce

qui rend la fiction à la fois suspecte et séduisante, c’est précisément son

indécision. Une indécision rigoureuse  : mots et gestes racontés nous

introduisent dans un registre où les concepts de vrai et de faux deviennent

inapplicables. L’être du fictif ne relève ni de l’un ni de l’autre. Or, chacun

sait que c’est en renonçant à appliquer ce critère au discours de ses patients

que Freud a fait franchir un pas décisif à la théorie psychanalytique. Le

matériel sur lequel travaille l’analyste est un mélange indissociable de réalité

ou de fabulation ou, comme dit Freud, de fantaisie » (op. cit., p. 23). Ainsi,

la psychanalyse trouve son objet spécifique dans la réalité psychique du

fantasme, ainsi le roman situe sa justification d’objet de consommation

culturelle dans la réalité supposée de la fiction. Déconstruire le fantasme, à

quoi se livre l’analyste, ou analyser le roman à quoi se voue le critique

littéraire, c’est blanc bonnet ou bonnet blanc. Et que l’on y réfléchisse bien :

le fantasme n’est donné comme réalité psychique qu’à partir d’un

événement-support sur l’origine et la nature duquel l’analyse ne se prononce

pas. En d’autres termes, le discours de l’analysant, qui se déploie sur une

réalité psychique coupée de sa base réelle, est, selon le mot de Pingaud, « un

discours par essence romanesque. A contrario, le romanesque se trouve

aussi justifié comme lecture formante/déformante du réel, et la poursuite de

l’autre  —  sur quoi repose tout le charme suspect du roman  —  fondée

comme l’unique moyen de viser un même qui nous échappe par définition.

Le roman trouve dans l’analyse la justification que le romancier ne cesse


d’exercer sur un réel insaisissable — travail qui, pour cette raison même, est

toujours à recommencer  » (op. cit., p.  24). On ne saurait mieux dire pour

cerner, à partir du désir, le secret commun de la réalité psychique et de la

fiction : le fantasme.

PRATIQUES : PSYCHANALYSES DU ROMAN

Le discours plus ou moins analogique qui, à partir de présupposés

psychanalytiques, aboutit à une interprétation de l’œuvre romanesque,

offre à l’examen de nombreuses modulations. Il y a place en ce

domaine à des démarches très différentes qui pourront paraître parfois

antinomiques les unes des autres. D’où l’impossibilité de proposer une

procédure d’analyse unique. On trouvera ci-après trois commentaires

qui porteront respectivement sur quatre romans de Robbe-Grillet, sur le

roman «  analytique  » de Bernard Pingaud, La Voix de son Maître, et

sur le roman de Marie Cardinal, Les mots pour le dire.

1. ROBBE-GRILLET ET LE « NOUVEAU ROMAN »

Dans son essai «  Le discours de l’obsessionnel dans les romans de

Robbe-Grillet  » (Les Temps Modernes, n°  233, octobre 1965, p.  608-

637), Didier Anzieu annonce d’emblée son propos, qui est sans

équivoque  : «  Traiter l’ensemble des romans de Robbe-Grillet comme

un récit manifeste, s’interroger sur le contenu latent et, ayant cru le

trouver, définir l’articulation spécifique entre le noyau dramatique

latent et la structure manifeste du texte  : telle est notre visée. Le

résultat auquel nous pensons être parvenu est que cette articulation

spécifique est exemplaire de la névrose obsessionnelle  » (op. cit.,

p.  608). Se défendant d’avoir voulu faire une psychanalyse de

l’individu Robbe-Grillet, Didier Anzieu revendique néanmoins sa

qualité de psychanalyste, en reconnaissant qu’il a «  écouté  » la lecture

des romans de Robbe-Grillet «  comme le long, comme le confus,

comme le plat monologue d’un patient qui se répète

interminablement » (op. cit., p. 608).

a) La théorie de l’objet  : D. Anzieu commence par rappeler que la

critique littéraire a échafaudé à propos de Robbe-Grillet une «  théorie


de l’objet  » selon laquelle le «  nouveau roman  » se caractérise par la

disparition de l’intrigue et la description quasi exhaustive d’objets

totalement désinvestis de désir humain. Cette interprétation du

«  nouveau roman  », rationalisante, est en fait contestable. Pour D.

Anzieu, les objets de l’univers romanesque, comme les événements qui

en tissent la trame, si insignifiants soient-ils en apparence, sont

emblématiques d’un drame dont la spécificité est de ne pouvoir être dit.

Ce roman sans intrigue et sans personnages, au sens traditionnel de ces

termes, exhibe en fait «  le vécu de la relation à distance avec l’objet,

relation typique de la névrose obsessionnelle. Le monde réel de

l’obsessionnel est tout entier infiltré de son fantasme ; le fantasme n’est

plus dans son esprit, qui redevient ainsi innocent  ; il est dans les

choses, et les choses le cachent, car chacun pense que la réalité

extérieure existe en elle-même  » (op. cit., p.  611). Ainsi les héros de

Robbe-Grillet correspondent au «  déploiement du monde tel que veut

nous le faire voir un héros ou un narrateur obsessionnel » (id.), ce qui a

pour effet de « mettre le lecteur dans une position nouvelle par rapport

au roman » : il n’est plus question en effet d’identification du lecteur au

personnage, facteur quasi obligé du plaisir de la fiction, mais d’une

véritable interlocution entre le lecteur et le narrateur, ce dernier

s’efforçant d’introduire le lecteur dans le jeu de sa névrose. La réussite

de ce projet quasi sadique sera totale si le lecteur, complètement

découragé, abandonne sa lecture en estimant que décidément dans ce

roman il ne se passe rien et qu’il n’y a rien à comprendre !

b) Le discours intérieur de l’obsessionnel : dans une seconde partie où

sont analysés quatre des principaux romans de Robbe-Grillet  : les

Gommes, le Voyeur, la Jalousie et Dans le labyrinthe, D. Anzieu

montre que chaque texte est le lieu d’une obsession. Par exemple, dans

le Voyeur, en faisant croire que son héros est un sadique, le narrateur se

dévoile à l’analyste comme un obsessionnel qui se défend contre son

fantasme, c’est-à-dire ici un désir de viol (p.  618)  ; dans la Jalousie,

«  le mari illustre bien l’isolement de l’obsessionnel. Même quand

d’autres sont là, il est seul. L’angoisse de l’obsédé le saisit quand il est

confronté au désir de la femme pour lui. Mais cette angoisse n’apparaît

qu’indirectement, à travers la projection et l’isolement  » (op. cit.,

p. 620-621). De ces analyses convergentes, D. Anzieu conclut que « les


romans de Robbe-Grillet reproduisent le discours intérieur de

l’obsessionnel  » (p.  624). Comme tout discours analogue reconnu tel

par le clinicien, ce discours comprend des défenses et des fantasmes.

En l’occurrence, le style correspond aux défenses, l’intrigue transpose

le fantasme. «  Le style a pour fonction de détourner l’attention du

lecteur de l’intrigue, de même que les défenses ont pour but de

détourner le fantasme de la conscience » (op. cit., p. 625).

• Les mécanismes de défense :

Au niveau des mécanismes de défense, plusieurs éléments de la

technique romanesque jouent un rôle essentiel  : la construction du

roman, véritable système clos qui quadrille le fantasme  ; les

phénomènes de transposition qui déploient en un lieu autre les

pensées, actions et affects  ; la description minutieuse des objets  ; le

dédoublement des personnages et leur impersonnalité, rendue surtout

sensible par la manière dont le narrateur décrit séparément l’attitude

du héros et le milieu où il évolue  : «  En fait, le monde extérieur est

décrit avec les yeux du héros, c’est-à-dire tel que celui-ci le vit. Mais le

narrateur n’en dit rien. Le monde extérieur est donc présenté à la

première personne, c’est le monde vécu par un sujet humain. Mais le

sujet humain est décrit à la troisième personne  : il est objet pour le

narrateur. Là réside un nouveau dédoublement, et un nouvel isolement.

L’obsessionnel n’habite pas ce qu’il fait ou ce qu’il ressent  : il se

regarde le faire ou le ressentir » (op. cit., p. 629).

• Le fantasme :

Les quatre héros des romans analysés ont en commun un double trait :

d’une part, ils sont « de père inconnu ou absent », d’autre part, ils sont

incapables d’éprouver pour la femme un amour authentique. On verra

dans ce double trait les indices de la structure œdipienne propre à

l’obsessionnel  : un amour exigeant et secret de l’enfant pour sa mère,

soigneusement dissimulé par crainte du châtiment paternel imaginé

sous la forme de la castration. Drame intime et toujours répétitif, qui

condamne le sujet à n’aimer la femme que de manière décalée et

furtive. L’interdit de l’inceste est doublement mortel pour l’obsédé,

puisqu’en le privant de la fusion amoureuse avec la mère, il le

condamne à mort, et parce qu’il déclenche une intention meurtrière

envers celui qui promulgue l’interdit » (op. cit., p. 637). C’est contre ce
«  danger mortel  » que l’obsessionnel opposera les défenses dont les

éléments énumérés plus haut représentent la transposition au niveau du

travail de la composition du roman et du travail de l’écriture.

2. UN «  ROMAN ANALYTIQUE  » CONTEMPORAIN  : LA

VOIX DE SON MAITRE, DE BERNARD PINGAUD

Le texte de Bernard Pingaud, La Voix de son Maître, (Paris, Gallimard,

1973), se révèle très intéressant pour notre propos puisqu’il se présente,

du propre aveu de l’auteur, «  comme un roman qui se situe d’emblée

dans le registre du fantasme, mais sans jamais le dire  : on est dans le

fantasme, donc on ne le voit pas  » (Revue française de psychanalyse,

tome XXXVIII, n°  1, janvier 1974, p.  5). D’où son nom de «  roman

analytique ». On évitera trois contresens qui consisteraient à croire :

• En premier lieu, que le roman analytique prend l’analyse comme

sujet, ainsi que le roman classique le fait de l’amour, de l’ambition ou

du ressentiment ;

• En second lieu, qu’il remplace, pour interpréter les relations entre les

personnages, la psychologie classique par la psychanalyse ;

• En troisième lieu, qu’il tente de simuler le discours de la cure, avec

ses approximations, ses repentirs et ses redites.

Il suit de là qu’en première approche du moins, rien ne distingue un

roman analytique d’un roman qui ne l’est pas. Un tel roman comporte

en effet une histoire, une chronologie, des personnages. Dans la Voix de

son Maître, la trame est simple : dans une ville de province, un garçon,

Blaise, assiste à la représentation, sous la forme d’un spectacle de

mime, de ses rapports avec son propre père. Une série de scènes dans

les coulisses du théâtre, dans un café, dans la rue, dans une chambre,

constituent le développement de la vision initiale. Le garçon tente de

briser le cercle où le maintient prisonnier sa relation avec son père en

amorçant une relation érotique avec Solange, une jeune fille qu’il

rencontre par hasard, mais le corps de la jeune fille ne pourra délivrer

Blaise qui, à l’aube d’un jour nouveau, se retrouvera au même point

que la veille.

Comment, dans ces conditions, détectera-t-on la singularité du roman

analytique ? Ecoutons l’auteur : « Simplement, le lecteur — et l’auteur

lui-même  —  s’aperçoivent peu à peu, à un certain ton du discours, à


certaines figures qui apparaissent dans le récit, que la scène sur

laquelle ces choses se passent n’est pas celle de la réalité objective, ni

non plus celle de la fantaisie pure, mais une autre scène, à la fois

évidente et reculée  ; et que le véritable metteur en scène n’est pas le

narrateur apparent, mais derrière lui, en lui, ailleurs en tout cas,

l’inconscient. Le roman analytique se fait à travers l’écrivain et d’une

certaine façon malgré lui (même s’il s’y prête) comme le discours

analytique passe à travers l’analysant » (op. cit., p. 6).

Ces réflexions conduisent à poser trois ordres de contraintes

spécifiques du roman analytique :

a) Au niveau de l’auteur  : ce dernier n’écrit pas ce type de roman

parce qu’il en a décidé ainsi, il le voit s’imposer à lui, probablement

comme relais ou compensation d’une cure véritable, abandonnée ou

compromise ;

b) Au niveau du lecteur : la contrainte s’exerce ici sous la forme d’un

effet d’affect plus ou moins violent, même si le lecteur n’a aucune

connaissance psychanalytique particulière. Ce fait tendrait à prouver

que la psychanalyse a maintenant un tel ancrage culturel dans nos

sociétés que l’inconscient du lecteur se sent concerné par une forme

romanesque directement inspirée par elle ;

c) Au niveau du roman lui-même  : sujet, personnages, objets,

composition, « voix » narrative...

• Le sujet emprunte au fonds archaïque du «  roman familial  », c’est-à-

dire qu’il mettra en scène le triangle père/mère/enfant, avec

intervention d’un quatrième personnage pour briser le cercle ;

• Les personnages ne sont pas nettement individualisés et différenciés.

Ils correspondent à une fonction et se réduisent à des signifiants. Le

père est successivement comédien au théâtre, client dans un café,

musicien dans la rue etc. Le fils change de nom d’une séquence à

l’autre et se trouve en même temps sur la scène et parmi les spectateurs

etc. Cette interchangeabilité ne correspond nullement à un propos

d’esthétique romanesque comme il en irait peut-être dans un roman de

Robert Pinget ou de Claude Simon, mais à une contrainte du caractère

«  analytique  » de la narration  : dans le discours de la cure, aussi, les

acteurs sont souvent réduits à des figures substituables ;


• Les objets évoqués acquièrent d’emblée une dimension symbolique

qui les situe au niveau du fantasme : le violon du père, sous l’archet, se

mue en corps de la mère, ce dernier pouvant aussi s’incarner dans le

piano, etc.

• Les séquences narratives sont le plus souvent reliées aux étapes

psychanalytiques du développement de la personnalité, notamment à la

scène primitive (cf. supra, p.  22). Non de manière artificielle ou

délibérée, mais nécessaire. C’est ce que Bernard Pingaud appelle la

«  pression primaire  » sur l’élaboration «  secondaire  » du récit. Et il

propose l’exemple de la scène érotique entre Blaise et la jeune fille

dans la chambre : « Je n’avais pas prévu que cette chambre serait celle

du père  —  et très précisément la chambre où mon père a vécu à

Besançon dans les années qui ont précédé sa mort. Elle a surgi, si j’ose

dire, à l’écriture, comme une photographie surgit au développement, et

d’un coup, toute la scène a changé de tonalité, devenant à la fois

œdipienne et funèbre » (op. cit., p. 10).

• La « voix » enfin, est celle d’un narrateur invisible qui, accompagnant

constamment le fils, évoque ses faits et gestes selon une distance

quelque peu ironique et propose de son comportement des

interprétations hypothétiques et souvent contradictoires. «  Ne peut-on

pas dire, demande Bernard Pingaud, qu’il est derrière lui comme

l’analyste derrière son patient  ? Auquel cas, celui qui parle dans le

roman analytique serait l’auteur lui-même, installé dans le fauteuil de

l’analyste. Il peut le faire parce qu’il écrit. L’écriture réaliserait ainsi le

vœu secret de la cure » (op. cit., p. 7).

3. LE ROMAN D’UNE ANALYSE : LES MOTS POUR LE DIRE,

66
DE MARIE CARDINAL

Le roman de Marie Cardinal (que l’on ne peut résumer faute de place)

occupe dans la production littéraire de ces dernières années une place

tout à fait singulière. On voudrait d’abord ne pas avoir à décider s’il

s’agit d’un témoignage authentique ou d’une transposition littéraire : la

question n’a guère de sens pour qui porte un jugement sur cet objet de

consommation culturelle qu’est le livre. Ce qu’il convient de souligner

ici c’est qu’à partir d’une situation banale dans nos sociétés — la cure
psychanalytique  —  il se trouve qu’un texte littéraire soutient

implicitement un postulat qui est loin d’aller de soi  : à savoir que le

langage peut dire la vérité, et qu’il peut la dire toute. Dans cette

perspective, le titre devrait être  : Les mots pour LA dire, et pour LA

dire TOUTE. Le texte de Marie Cardinal est en effet une tentative quasi

unique pour transgresser cette loi du langage  —  la Loi  —  selon

laquelle le langage, en disant, dit la barrière, c’est-à-dire l’impossibilité

de la vérité. Tentative qui, à n’en pas douter, suppose une croyance

quasi théologique, et quelque peu naïve, dans les pouvoirs du dire et de


67
l’écriture. Norbert Bensaïd rappelle que, dans la Nausée, Sartre

écrivait «  Je voulais que les moments de ma vie se suivent et

s’ordonnent comme ceux d’une vie qu’on raconte. Autant vouloir

attraper le temps par la queue.  » Et Bensaïd ajoute  : «  La fin d’une

analyse donne un sens à la vie. Romanesque. Elaboré. Mais son vrai

sens ? Même Sartre, dès les premières pages de son Flaubert, sait bien,

et l’on sait avec lui, qu’il est condamné à n’en rendre jamais compte

complètement. On saurait tout d’un homme, qu’on ne saura jamais

comment tout cela, la scène primitive, la douceur du sable et du soleil

et les conditions sociales, a fait, de cette personne qui porte un nom,

quelque chose qui fonctionne de telle ou telle manière. Intelligible et

explicable.  » La narratrice des Mots pour le dire est sûre d’avoir

compris et de s’être comprise. Cela est bien, puisque cette certitude est

la clé de sa guérison. On ne peut s’empêcher de penser néanmoins que

l’ambiguïté demeure, et que la vérité d’une vie ne se réduit pas aux

mots qui la disent. Ou alors il faut postuler  —  mais en ce cas ce n’est

plus Œdipe qui parle  —  qu’à l’angoissante question du Que suis-je  ?,

le langage puisse apporter une réponse autrement que par effraction et

entre les lignes.


 
5.

La scène et l’« autre scène »

I. THEATRE ET PSYCHANALYSE

Il existe deux façons principales de mettre en rapport la psychanalyse et

le théâtre  : par la lecture-interprétation des textes et par la prise en compte

de la spécificité du fait théâtral comme spectacle parmi l’ensemble des

productions artistiques.

1. LA LECTURE-INTERPRETATION DES TEXTES

La première manière ne se démarque guère des démarches que l’on a

rencontrées jusqu’ici  : elle relève de l’analyse de contenu. Interpréter le

mythe d’Œdipe dans un roman ou dans une tragédie, c’est bonnet blanc et

blanc bonnet. Quand par exemple Charles Kligerman analyse la pièce de

68
Luigi Pirandello, Six personnages en quête d’auteur , il fait exactement ce

qu’il ferait si l’œuvre était un roman  : il commence par répertorier les

thèmes principaux (l’autoritarisme du père, sa jalousie pathologique, son

homosexualité latente, la relation incestueuse du père et de la fille, le conflit

de la mère et du fils, le meurtre fraternel et le suicide). Puis il recherche

dans l’existence du dramaturge les éléments biographiques susceptibles

d’expliquer ces thèmes. Enfin, s’appuyant sur le fait que dans cette pièce

«  les passions sont pleines de sentiments très primitifs » et correspondent à

«  une sorte de rage élémentaire qui porte toutes les marques de

l’ambivalence enfantine  » (p.  251), il rapporte l’évolution des situations

dramatiques à un itinéraire de régressions successives, jusqu’aux stades les

plus primitifs : « On recule de l’inceste père-fille adulte au triangle œdipien

antérieur, puis il y a régression vers la rivalité fraternelle primitive

accompagnée de désir fantasmatique de meurtre, suivi d’un suicide motivé

par la honte et la culpabilité  » (p.  252-253). La conclusion est que, dans

cette pièce, Pirandello est «  parvenu à la cristallisation des conflits

psychiques à partir de son enfance jusqu’à l’élaboration des années de la

maturité » (p. 253).
Quel que soit l’intérêt d’une analyse de cet ordre, on voit que n’intervient

guère la considération de la spécificité de la pièce en tant que représentation

susceptible de produire un certain affect. Dans ce cas d’espèce notamment,

on ne prend en compte que de manière tout à fait incidente l’élément « pièce

dans la pièce  », qui est certes évoqué, mais considéré comme un simple

élément de défense dont l’auteur se servirait à la fois pour exhiber les désirs

les plus refoulés de son inconscient, et pour les répudier, dans la mesure où

il feint en même temps de se désolidariser des personnages qui les

éprouvent. Personnages qui, pour cette raison, sont «  en quête d’auteur  »,

comme l’auteur lui-même, à l’image de la plupart d’entre nous

probablement, est «  en quête d’identité  ». Il est évident que dans cette

démarche analytique, on a volontairement laissé de côté comme non

pertinente à l’élucidation du contenu, le problème des rapports entre

l’auteur et les personnages et, d’une façon générale, les questions relevant

des relations de l’art, de la réalité et de l’imaginaire, c’est-à-dire, en

définitive, l’« illusion comique ».

2. LE FAIT THEATRAL

Dans son essai Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène (Paris, Le Seuil,

1969), O. Mannoni indique qu’«  en abordant le théâtre par son côté

imaginaire, on est amené à mettre en avant la notion d’illusion et, donc, la

notion d’identification qui lui est plus ou moins clairement liée  » (p.  161).

C’est rappeler que si les notions d’illusion et d’identification s’appliquent

naturellement à toutes les productions esthétiques, elles revêtent, dans le

phénomène théâtral, une acuité tout à fait singulière. La scène en effet, en se

donnant ouvertement et par définition comme un lieu «  autre  », réclame

directement l’accès à l’imaginaire, quels que soient par ailleurs les efforts

diamétralement opposés d’un Pirandello ou d’un Brecht, soit pour souligner

l’artifice en dénudant les mécanismes de la théâtralité, soit pour distancier

au maximum l’action et les personnages afin d’interdire au spectateur toute

possibilité d’identification.

Ainsi, l’illusion comique se situe au cœur même du phénomène théâtral,

comme sa condition existentielle. Et même si l’acteur et le metteur en scène

s’ingénient à masquer cette illusion, personne n’est dupe. Intriguée par ce

phénomène et se fondant sur le fait que le rêve constitue la voie royale


d’accès à l’Inconscient, la théorie psychanalytique est tentée de voir dans

l’illusion comique le produit d’une interaction entre trois termes  : la scène,

le Moi réel et un Moi autre, cette dernière instance procédant des formations

inconscientes et prenant d’emblée possession du spectateur dès que le

rideau se lève, à la manière de ce Moi du rêve qui règne en maître incontesté

durant le sommeil. Ainsi que le rappelle Freud dans l’Interprétation des

Rêves, il existe en effet un savoir implicite qui fait que l’on sait que l’on

rêve, et qui a pour conséquence que l’on n’est jamais surpris au réveil de

retrouver la réalité. De même au théâtre le spectateur possède-t-il un savoir

implicite de même nature, qui fait que l’on sait, sans le savoir, que tout n’est

qu’illusion. Mais le savoir de cette illusion occupe cette frange

préconsciente où le relègue le Moi illusionné, et il ne se manifeste que si la

pièce est mauvaise, l’acteur détestable, ou si le mort se relève trop tôt pour

saluer. Alors le Moi réel chasse l’autre et reprend ses pouvoirs, ce qui, de

toute façon, se produit à la fin du spectacle. Il ne s’agit donc nullement de

croire ou de ne pas croire à ce qui se passe sur la scène : si le spectateur est

effectivement le lieu d’un processus psychique qui prend son origine dans

les formations inconscientes, la question ne se pose pas en terme de

crédibilité  —  c’est le faux problème du réalisme  —  mais en terme

d’investissements. La scène se présente en effet comme un espace

ouvertement symbolique où l’inconscient du spectateur, libéré des

contraintes du Moi et du Surmoi que suscite le principe de réalité, peut

investir en toute liberté et s’identifier aux personnages. Comme le souligne

O. Mannoni, le théâtre serait alors «  tout entier comme la grande négation,

le symbole de négation, qui rend possible le retour du refoulé sous sa forme

niée  » (op. cit., p.  166). Peu importent dans ces conditions telle ou telle

expérience de vérisme ou de réalisme au théâtre, ou tel effort de

distanciation ou de stylisation, car cela ne modifie pas substantiellement la

relation triangulaire de la scène, du Moi réel et du Moi spectateur. On

comprend dès lors que le théâtre moderne, quand il supprime tout décor et

tout accessoire, et d’abord, symboliquement, la rampe et le rideau, n’en soit

pas moins demeuré théâtre, ni plus ni moins que le théâtre traditionnel : car

ce n’est pas dans ces gadgets matériels que se situe l’essentiel de la relation

entre l’ordre du réel et l’ordre de l’imaginaire. Relation qui, à la limite, finit

par nier paradoxalement l’opposition entre les deux ordres  : il ne s’agit


69
nullement en effet d’un processus dialectique qui, de l’opposition entre les

deux termes, dégagerait un troisième terme conciliable avec les deux

premiers, et qui définirait l’illusion théâtrale. Cette illusion, pas plus que ne

le fait le travail du rêve, ne se pose le problème de la distinction du réel et de

l’imaginaire. On retrouve ici un phénomène analogue, en sa nature et en ses

effets, à celui que l’on a caractérisé à propos du roman (cf. supra, p. 111)  :

la fiction romanesque n’est ni vraie, ni fausse, elle est autre, et elle met en

œuvre des mécanismes psychiques pour lesquels le dilemme n’a pas de sens.

Le Moi concerné par la lecture du roman est le même que le Moi

spectateur  : né de la démission provisoire de ce Moi conscient et structuré

qui conditionne les rapports du sujet et du réel, il est «  le Moi du

Narcissisme, le lieu des reflets et des identifications » (O. Mannoni, op. cit.,

p.  171). D’où il suit que le théâtre est une oscillation permanente entre le

symbole et l’imaginaire, le champ des échanges et des courants

métaphoriques, l’espace où tend le désir mais pour sa déception finale, le

lieu où le fantasme se déploie dans l’inaccessible, et d’où le Moi «  réel  »

revient plus seul et plus nu qu’avant, dans le souvenir nostalgique de cette

« autre scène » vers laquelle la vraie scène avait basculé.

II. LES DEUX POLES DE L’ILLUSION THEATRALE : LE COMIQUE

ET LE TRAGIQUE

La prise en compte, dans ses rapports avec la psychanalyse, de la

dichotomie comique/tragique ne relève pas d’une concession à ce concept

de la séparation des genres qui est à l’œuvre, on le sait, dans les idéologies
70
d’Occident . Si on la retient ici, c’est parce que tragique et comique

correspondent à deux modes de production d’effets différenciés, à partir

d’un fonds commun où se déploie l’activité fantasmatique du Moi

spectateur. Ce fonds est commun parce que tout spectacle, quel qu’il soit,

présuppose les mêmes conditions initiales  : mise hors jeu du système

moteur et du Moi, isolement, matérialisé ou non, du lieu de la scène et du

lieu du monde réel, prise en compte d’une fantaisie qui fournit matière à

projections et identifications. Il n’empêche qu’à partir de ces facteurs

communs, l’illusion théâtrale oscille entre deux pôles dont il importe

maintenant de discriminer les effets.


1. L’EFFET DE COMIQUE

D’une manière générale, l’effet de comique est un effet de plaisir. Ce

plaisir est dû à un ensemble de techniques qui sont elles-mêmes des

transformations d’énoncés (comique de mot : le calembour par exemple) ou

de situations (l’arroseur arrosé ou la tarte à la crème). Ces transformations

produisent un sens nouveau, d’où procède le plaisir. On se trouve en

présence ici d’un véritable travail puisque le résultat du processus est une

formation psychique pourvue d’un certain effet.

Ce que l’on vient de dire de l’effet de comique ne concerne pas

seulement, on s’en doute, le comique au théâtre. Il s’agit en réalité d’un

processus beaucoup plus général, décrit notamment par Freud dans Le mot

d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), et dont le comique au

théâtre n’est qu’un effet parmi d’autres. Ce n’est donc pas la spécificité du

comique théâtral que l’on prétend cerner ici  —  spécificité qui n’existe

pas  —  mais la nature générale d’un mode de production qui aboutit aussi

bien au mot d’esprit, au trait d’humour ou à l’amant dans le placard quand

le mari revient trop tôt. Il existe par ailleurs un argument supplémentaire en

faveur de ce rassemblement d’effets  : que le texte de Freud sur le Mot

d’esprit... définit une véritable théorie du rire, théorie suffisamment

générale pour qu’elle puisse s’appliquer à toutes les manifestations évoquées

plus. haut. On fera donc du comique et de son corollaire le rire, les éléments

communs à toutes ces conduites, parmi lesquelles l’effet de théâtre n’est

qu’un cas particulier.

71
Pour mieux saisir l’essentiel du phénomène comique , on prendra un

exemple très simple. J’observe un homme qui marche calmement dans la

rue. Survient en courant un mitron porteur de gâteaux qui accroche le

promeneur et renverse sa charge. J’éclate de rire. Le comique ici résulte

d’abord d’une observation distanciée du réel, avec rupture brutale du

schéma attendu (à savoir que la rencontre du promeneur et du mitron ne

donne lieu à aucun incident) et participation émotionnelle de l’observateur

impliquant un début d’identification à la victime. D’où provient alors le rire,

défini par Freud comme une « décharge d’énergie ? » Pour l’essentiel d’une

différence de tension psychique entre la situation 1 (mon observation avant

la bousculade) et la situation 2 (celle qui résulte du choc). Durant la phase

préliminaire d’observation en effet, l’observateur avait accumulé


inconsciemment un certain potentiel d’énergie psychique destiné à

programmer les effets dans sa propre conscience du parcours du promeneur

et à en prévoir les suites normales. La bousculade inattendue rompt cette

prévision, provoque l’intervention de nouveaux affects et libère l’énergie

précédemment accumulée, et qui n’a plus sa raison d’être. Cette libération

se traduit par une décharge en saccades qui est le rire. Ce travail est

également à l’œuvre dans le mot d’esprit qui correspond à la rupture du

schéma linguistique attendu et provoque la décharge du rire (ou du sourire)

72
chez le lecteur ou l’auditeur .

Quelle est, sur la production de l’effet de comique, l’incidence du fait que

la bousculade du promeneur et du mitron se produise sur la scène et non

dans la rue  ? En première analyse, cette incidence est faible, et les

caractéristiques de l’effet apparaissent identiques dans les deux cas :

—  l’effet est un événement psychique qui a son siège dans l’esprit du

spectateur et non dans la réalité du discours et de la situation  : tel trait

d’esprit ou tel effet fera rire mon voisin et me laissera de glace, et

inversement ;

— l’effet suppose à la fois une distance et une participation de la part du

spectateur ;

— l’effet ne se conçoit pas sans rire libérateur ;

—  l’effet requiert, pour se déployer pleinement, la présence d’un tiers

complice : je n’aime pas rire tout seul.

La différence ne se situe donc pas dans les traits intrinsèques de l’effet

mais dans la nature de l’instance psychique impliquée dans le processus. La

bousculade dans la rue a pour témoin le Moi de la vie réelle, la distance est

minimale, la participation affective est maximale mais projections et

identifications sont à peine esquissées. Au théâtre au contraire, le Moi

spectateur est ce Moi second, analogue au Moi du rêve et du jeu. La

distance est maximale, la participation affective consciente minimale mais

projections et identifications se déploient tout à fait librement, sur fond

général d’insensibilité et d’incohérence. Deux des traits majeurs du comique

en effet sont d’une part qu’il ne sollicite guère les sentiments altruistes et

généreux (le rire est sans pitié), d’autre part qu’il se démarque constamment

de la logique réelle, qu’il se complaît dans l’absurde et le non-sens.

Analogue au jeu, le comique en adopte la liberté et utilise au maximum la


réversibilité des valeurs et des rôles (c’est l’arroseur arrosé, le voleur volé,

etc.). Au point qu’on a pu se demander si l’effet de comique, analysé quant à

son contenu, ne correspondait pas en fait à un renversement constamment

73
répétitif des situations angoissantes . Bien entendu, un tel renversement

n’est pas spécifique de l’effet comique puisqu’il intervient en permanence

dans les processus psychiques, au point de constituer l’un des mécanismes

de défense les plus efficaces. C’est un mécanisme de ce type notamment qui

permet à l’adulte de surmonter certaines situations de trauma, et à l’enfant

d’oublier, par le recours au jeu et à l’imagination, sa condition

d’impuissance et de dépendance. Après avoir rappelé qu’«  en chacun de

nous la personnalité inconsciente demeure infantile  » et que, par voie de

conséquence, des mécanismes identiques peuvent s’exercer à la fois dans le

jeu enfantin et dans le jeu théâtral, Charles Mauron s’interroge sur

l’existence de ce «  fonds banal (et très limité) de types et de canevas

comiques  ». Et il ajoute  : «  Dans ces données préalables, presque obligées

puisque les auteurs les plus géniaux n’en créent pas de nouvelles, ne faut-il

pas voir des renversements triomphaux de situations archétypes

angoissantes  ?... La mythologie du rire pourrait être encore celle des

légendes, mais enfantinement élaborées dans un sens triomphal, par l’effet

des mécanismes de défense. Inversées par compensation maniaque, les

angoisses infantiles deviendraient jeux pour les enfants, et canevas de

comédie pour les adultes  » (op. cit., p.  31-32). Une telle analyse rejoint

l’idée banale selon laquelle le rire est la meilleure défense contre l’angoisse

et qu’il vaut mieux, comme Figaro, se hâter de rire de tout pour éviter d’en

pleurer. Ce qui revient à dire, en termes analytiques, que les pulsions du

Moi, et notamment les pulsions de vie et de mort, jouent dans le comique

un rôle fondamental. Triomphe éphémère de la pulsion de vie, le comique,

dans cette perspective, constitue, avec son corollaire le rire, la meilleure des

réassurances contre la Mort.

2. L’EFFET DE TRAGIQUE

En tant que théorie prescriptive d’un genre littéraire  —  la tragédie  —  le

tragique, entendu alors comme catégorie poétique, a fait l’objet d’un

commentaire abondant dans la littérature critique. Mais cette littérature, qui

se fonde sur une approche purement empirique du concept de


genre  —  qu’est-ce au juste qu’un genre, et quelle est la nature exacte de la

relation que noue tel genre considéré avec l’ensemble des productions

esthétiques  ?  —  n’a guère fourni à ce jour de définition pertinente de la

tragédie en tant qu’elle serait un mode de production spécifique, pourvu de

formes structurellement identifiables de transformation et de reproduction.

Le discours sur le tragique est par ailleurs hypothéqué par l’assimilation que

pratique en permanence la culture occidentale entre le tragique comme

expression littéraire et le tragique comme vécu  —  avatar de la confusion

plus générale entre la littérature et la vie. Il est prévisible que dans cette

optique, les effets de l’idéologie soient particulièrement accusés : le concept

de tragique se définit fondamentalement en effet comme la relation

dramatisée d’un sujet (le héros tragique) avec une entité globale de nature

foncièrement mythique  : la Fatalité, la Mort, la Destinée, la Nature, la

Divinité, etc. Or, cette relation est pensée la plupart du temps en termes

idéologiques dans la mesure où elle débouche presque obligatoirement sur la

question du sens de... (sens de la vie, de la mort, de la lutte, de l’histoire, de

l’homme, etc.). On conçoit que, dans cette perspective, l’idéologie tragique

se soit particulièrement gratifiée de la conjonction élective de la littérature et

de la philosophie.

Face à l’approximation du discours littéraire ou philosophique et à sa

collusion avec l’idéologie, la psychanalyse fournit-elle de l’effet de tragique

une interprétation originale ? On répétera ici ce que l’on a déjà eu l’occasion

de mentionner (cf. supra, p.  108)  : que la théorie psychanalytique ne remet

pas en question les catégories littéraires, philosophiques, historiques, etc.,

mais qu’elle se déploie à l’intérieur de ces catégories, en les utilisant au

besoin comme si elles avaient fait l’objet d’une théorie spécifique, ce qui est

rarement le cas. S’agissant en l’occurrence de l’effet de tragique, elle fera

comme si le genre tragique avait fait l’objet d’une analyse pertinente de la

part du discours critique littéraire, et comme s’il existait une théorie

scientifique de la tragédie comme mode de production artistique. Puisque

cette théorie n’existe pas, le discours psychanalytique ne peut qu’être

hypothéqué par ce déficit  : entendons que même dans l’hypothèse où la

psychanalyse fournirait de l’effet de tragique une interprétation pertinente,

on ne devrait pas oublier que la connaissance du mode de relation spécifique

de cet effet de tragique avec la structure formelle, que depuis plusieurs


siècles on appelle par convention tragédie, n’a pas fait le moindre progrès

depuis la Poétique d’Aristote.

Nonobstant cette réserve théorique de fond, la théorie psychanalytique

définit l’effet de tragique selon deux paramètres principaux  : du point de

vue du sujet en situation tragique d’une part, du point de vue du spectateur

confronté à la représentation de cette situation d’autre part.

a) Le mode de production de l’effet de tragique

Selon ce premier point de vue, il est nécessaire de poser une structure

d’ensemble dont les éléments principaux sont une situation caractérisée par

un manque à combler (la demande d’amour, la quête de l’Autre), un ou

plusieurs sujets concernés par ce manque (le couple Othello-Desdémone, le

trio Roxane-Bajazet-Atalide, le quatuor Andromaque-Pyrrhus-Oreste-

Hermione, etc.), une série d’affects pouvant donner lieu à des articulations

dichotomiques (l’angoisse suivie par exemple d’une proclamation héroïque

destinée à la surmonter), une action enfin qui correspond à un essai de

résolution de l’épreuve qui a généré les affects. Cette structure d’ensemble

est sous-tendue par un conflit sans solution entre les deux principes qui

conditionnent l’économie psychique : le principe de plaisir et le principe de

réalité. Le sujet tragique commence par désinvestir le réel en refusant les

adaptations aux contraintes de la réalité extérieure, de la société ou de

l’histoire. Il s’abandonne alors au principe de plaisir, dans le projet de

combler le manque de l’Autre. La spécificité de la situation tragique étant

l’inaccessibilité de cet Autre, le sujet a tendance à surinvestir dans le Moi ce

qu’il ne peut plus investir ni dans l’Autre ni dans le réel. Il en résulte une

situation de trauma qui trouve généralement sa résolution dans le meurtre,

la folie ou le suicide  : c’est Othello poignardant Desdémone, Oreste à

l’écoute des serpents, ou Roxane qui boit le poison.

Commentant les éléments de cette structure de production de l’effet

tragique, Michel Tort y voit un schéma homologique de la situation de deuil

telle que Freud l’a décrite dans Deuil et mélancolie : un sujet en situation de

manque, un objet devenu inaccessible, des affects de douleur et d’angoisse

et un travail qui correspond à un essai de résolution des contradictions par

passage à une position de type maniaque. Dans cette perspective, la

structure du deuil serait donc « une spécification qui peut servir de modèle à
une structure beaucoup plus générale englobant tout ce que l’on repère

74
idéologiquement sous le nom de tragique  ».

b) Le mode de réception de l’effet de tragique

On a défini plus haut l’effet de comique comme un effet de plaisir. Le

plaisir n’est pas absent non plus de l’effet de tragique et on ne saurait s’en

étonner. Ainsi que le rappelle André Green, après Freud, toute « œuvre d’art
75
offre à celui qui l’éprouve une prime de séduction   ». Par prime de

séduction, Freud entend « ce plaisir préliminaire... qui nous est offert afin de

permettre la libération d’une jouissance supérieure émanant de sources


76
psychiques bien plus profondes   », c’est-à-dire une «  décharge partielle et
77
désexualisée par inhibition de but et déplacement du plaisir sexuel  ».

Donc, l’effet de tragique est aussi l’effet d’un plaisir décalé, transféré de

la libido vers les instances du Moi et du Surmoi. Mais cette constatation

demeure trop générale car elle intéresse toutes les productions artistiques.

La spécificité de l’effet de tragique est qu’il implique ensuite une

identification au héros et une réaction de terreur. Jouissance, pitié et terreur

constituent les trois termes obligés du déploiement de l’effet tragique.

On peut se demander pourquoi un tel effet «  prend  » toujours sur le

spectateur. Dans l’l’Interprétation des rêves, Freud indique que «  si Œdipe-

Roi bouleverse le public moderne tout autant que les premiers spectateurs de

la pièce de Sophocle, l’explication ne peut être que celle-ci  : ses effets ne

résultent pas du contraste entre la volonté humaine et le destin mais doivent

être rapportés à la nature particulière du matériau sur lequel s’appuie ce

contraste  ». Dans la droite lignée de Freud, André Green explique que «  le

héros tragique est le lieu d’une rencontre entre le pouvoir de l’aède, qui

donne vie au fantasme, et le désir du spectateur qui voit son fantasme


77
incarné et représenté   ». Mais c’est encore trop peu dire et il faut sonder

plus avant dans les arcanes de la psyché comme dans les enfances du

mythe  : si l’effet de tragique est doté d’un tel pouvoir, c’est parce que la

structure formelle où il s’actualise  —  la tragédie  —  correspond à la

représentation d’un mythe constitutif des instances de la personnalité  : le

mythe du complexe d’Œdipe. La tragédie transpose en effet le rapport de

l’enfant à ses procréateurs au niveau des rapports du héros et des dieux. Elle

rejoint alors le cauchemar originel du fils rebelle et du parricide, et elle


module ses variations répétitives sur le thème existentiel de la culpabilité

œdipienne. Si bien que lorsque le spectateur s’identifie au héros tragique,

c’est encore à ses géniteurs qu’il se trouve inconsciemment confronté. Et

c’est par eux qu’en définitive il sera châtié, comme le héros, sur la scène, est

vaincu par la toute-puissance des dieux. D’où la troisième phase de l’effet

de tragique : la terreur, devant l’autorité du Père, proclamée et triomphante.

Lorsque Phèdre se poignarde, c’est l’enfant, dans le spectateur, qui hurle

avec elle son angoisse d’être castré.

COMPLEMENTS, THEMES DE REFLEXION

ET LECTURES

1. Freud a consacré peu de place, au moins explicitement, aux

problèmes spécifiques du théâtre. Dans un article non traduit en

français datant de 1906 (Standard Edition, VII, p. 305), il se demande

comment le spectateur peut paradoxalement prendre du plaisir à voir

représenter sur la scène des personnages psychopathiques. Sa réponse

est qu’en ce cas le spectateur assiste à la manifestation de pulsions qu’il

serait, en temps ordinaire, conduit à refouler si elles avaient leur siège

en lui-même. Prenant conscience de ces pulsions par le biais du jeu

théâtral, il n’a plus alors besoin de les censurer en lui, d’où une

économie d’effort qui suscitera le plaisir. Bien entendu, dans un cas de

ce type, les mécanismes de défense seront également à l’œuvre  : la

défense consistera à s’identifier au héros. Double bénéfice pour le

spectateur et double économie  : il aura pris conscience de pulsions

inavouées ou inavouables et il pourra croire, par le biais de

l’identification, qu’il ne s’agit pas des siennes.

2. Le phénomène de l’illusion théâtrale a souvent intrigué les créateurs

eux-mêmes. Dans cette perspective, il serait intéressant d’étudier

comment les dramaturges ont représenté sur la scène celui qui est la

dupe de l’illusion. Un exemple classique est celui de Corneille qui,

dans une pièce appelée justement l’Illusion comique, met en scène un

certain Pridamant qui, tourmenté par l’absence de son fils Clindor dont

il est sans nouvelles, consulte un magicien qui lui fait apercevoir de

loin la vie de son fils. Coup de théâtre : Clindor était devenu comédien
et c’est à une pièce de théâtre qu’en croyant voir sa vie réelle

Pridamant a assisté ! Dans cette conception naïve de la confusion entre

le théâtre et la réalité, on est loin, bien entendu, des subtiles variations

d’un Pirandello sur les rapports de l’imaginaire et du réel.

3. Dans ses Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, et à partir de la

seconde topique freudienne, O. Mannoni se demande quelles sont les

instances de la personnalité qui sont précisément impliquées par le

phénomène de l’illusion comique. Corrélant sa réflexion à l’évolution

du théâtre contemporain qui a progressivement remplacé le héros par le

personnage, il note : « Depuis que le héros n’est plus nécessaire, que le

personnage suffit, l’Idéal du Moi ne nous paraît plus essentiel à

mentionner. La notion de personnage d’ailleurs est d’origine théâtrale,

beaucoup des premiers romans sans héros, donc à personnages, sont

des romans comiques, et quand Balzac s’est vu lui-même surtout

comme inventeur de personnages, il a appelé son œuvre la Comédie

humaine. Il est difficile de dire pourquoi de nos jours ça ne va plus tout

seul quand il s’agit de l’identification à un héros. Il y a là un

changement historique, une modification de la personnalité typique de

l’époque, de la personnalité «  de base  », et cette modification, il

semble qu’elle se soit produite dans les rapports du Moi à l’idéal. Il

faudrait faire la psychologie de l’honneur. Il fut un temps où tout Paris

pour Rodrigue avait les yeux de Chimène. Rodrigue restait séparé, à la

façon de l’idéal.  » De nos jours, «  ou bien on se prend pour Rodrigue

(gare au ridicule  !), ou bien on le choisit comme rôle et on le joue, ce

qui n’est pas supportable non plus et révèle trop clairement un

penchant mégalomaniaque pour les rodomontades  » (p.  171). D’où il

suit que l’imaginaire est exclusivement le lieu du « Moi narcissique ».

4. On doit à Charles Mauron, dans sa Psychocritique du genre comique

(Paris, José Corti, 1964), la seule tentative sérieuse pour interpréter le

genre comique et son évolution à la lumière de la théorie freudienne du

mot d’esprit. Tentative un peu systématique, mais dont il paraît

opportun de retracer les grandes lignes :

● Pour cerner la naissance de la grande comédie en France, Mauron

s’appuie sur la distinction freudienne entre l’esprit tendancieux

(agressif, indécent, voire scatologique) et l’esprit inoffensif (subtil, basé

sur le quiproquo et le déguisement, la complication de l’insinuation, le


dosage du sens et du non-sens). A ces deux types d’esprit

correspondent naturellement deux sortes de plaisir et deux sortes de

productions comiques institutionnalisées : la farce est issue du premier,

la comédie d’intrigue, de quiproquos et de reconnaissances est issue du

second. La grande comédie naîtra de la synthèse harmonieuse des deux

esprits et des deux genres  : l’Ecole des femmes de Molière représente

en France la première grande comédie réussie.

● Dans un second temps, Charles Mauron analyse le phénomène qui

constitue, à son avis, la véritable profondeur de l’art comique. Cette

profondeur est à rechercher « dans l’inconsciente fantaisie de triomphe

recouvrant un mythe angoissant  » (p.  57). Ce mythe angoissant est

évidemment le mythe fantasmatique du complexe d’Œdipe, que l’on a

vu à l’œuvre dans la tragédie de façon sérieuse, mais qui se trouve,

dans la comédie, inversé et retourné en triomphe : en terme lapidaires,

«  le blondin berne le barbon  », le fils triomphe du père, la jeunesse et

l’amour ridiculisent le patriarcat. Tout Molière et tout Plaute

s’expliquent de cette manière. A l’appui de sa thèse, Mauron étudie

une série de schémas qui, à quelques variantes de détail près,

reproduisent le même conflit sous-jacent et triangulaire  : le père

(autoritaire et phallocrate), la mère (effacée ou « terrible »), le fils ou la

fille, d’abord persécutés mais à la fin triomphants. Bien entendu, le

genre comique joue avec le feu originel dans la mesure où il frôle

constamment le tragique et risque de s’y dévoyer  : si l’intention

parricide n’est pas suffisamment refoulée, la culpabilité œdipienne se

fait jour, et la conscience morale du spectateur censure le rire. C’est ce

qui se passe notamment dans le Dom Juan de Molière, et qui ne fait

qu’affleurer dans l’Avare ou le Malade imaginaire.

● Dans un troisième temps enfin, Charles Mauron relie le mode de

fonctionnement de la comédie aux principes de plaisir et de réalité.

«  Sous couvert d’une intrigue dont le mélange de sens et de non-sens

est attribué aux circonstances, (ce qui supprime ou diminue la

culpabilité), le principe de plaisir, incarné par les amoureux, affirme

son droit de berner le principe de réalité... que le barbon représente  »

(p. 76).
LECTURES

On a vu qu’à l’exception d’un article de 1906 non traduit en français

(Standard Edition, VII, p.  305), Freud n’avait pas écrit sur le théâtre.

Ce manque d’intérêt semble avoir été partagé depuis. De fait, les

travaux portant sur l’interprétation analytique du phénomène théâtral

en tant que rapport spécifique du symbolique, du réel et de l’imaginaire

sont pratiquement inexistants. On a utilisé ici l’un des rares exemples

de ce type  : l’article d’O. Mannoni, «  L’illusion comique  », recueilli

dans ses Clefs pour l’Imaginaire et l’Autre Scène (Paris, Le Seuil,

1969, p.  161-183). Il existe un article en anglais traitant, du point de

vue analytique, de quelques-uns des paradoxes impliqués, pour un

acteur, par le fait de jouer un rôle (Fenichel, Otto, «  On acting  », in

Psychoanalytic Quarterly, 15, 1946, p.  144-160), mais la réflexion ne

va pas beaucoup plus avant que celle de Diderot dans son Paradoxe sur

le comédien.

La plupart des études portent donc seulement sur la lecture-

interprétation des œuvres théâtrales. Leur nombre limité dans le

domaine français nous a incité à proposer quelques titres en anglais :

Barthes Roland, Sur Racine, Paris, Le Seuil, 1963.

Grimaud Michel, «  Petite psychanalyse du Cid  » in Sub-Stance,

Printemps 1974, p. 77-84.

«  Amour et haine d’un fils pour son père. Ambivalence. Application

dramatique  : clivage, dédoublement du père en deux aspects opposés.

D’une part agression projetée sur le mauvais père ; d’autre part, amour

projeté sur celui qui est le «  vrai  » père. Mais en même temps,

identification avec le père ressenti comme agresseur et par là, à la fois,

satisfaction de l’hostilité œdipienne et déguisement défensif de celle-ci.

En s’identifiant au Comte, puis en rejetant cette identification,

Rodrigue punit chez l’autre et chez lui-même le désir, répudié, de

meurtre.

Ainsi par un mécanisme de défense classique, le conflit œdipien est

résolu. Mais la solution du conflit intra-familial par clivage et

projection a transformé ce conflit en un problème inter-familial et, vu

le rang et le « sang » des familles, en affaire d’Etat » (p. 77).


Holland Norman, Psychoanalysis and Shakespeare, McGraw-Hill,

1964.

(Le critique passe en revue toutes les lectures psychanalytiques de

Shakespeare et de son œuvre et discute au passage quelques-uns des

grands courants de la critique contemporaine.)

Dracoulidès Nicolas, Tracé psychanalytique sur le Hamlet de


os
Shakespeare, Psyché, n 114-115, avril-mai 1957, p. 129 à 155.

Jones Ernest, Hamlet et Œdipe, Paris, Gallimard, 1967.

Mauron Charles, Psychocritique du genre comique, Paris, José Corti,

1964.

Mauron Charles, Phèdre — La situation dramatique, Paris, José Corti,

1968.

Mauron Charles, L’inconscient dans l’œuvre et la vie de Jean Racine,

Paris, José Corti, 1969.

Miles John-Edward, «  Athalie  : a study in the eternal Triangle  », in

SubStance, Printemps 1974, p. 85-99.

(Etudiant la structure des conflits personnels dans Athalie, J.E. Miles

montre qu’elle correspond à l’enchevêtrement extrêmement complexe

de cinq relations triangulaires : le triangle de l’immanence : Dieu — le

Temple  —  l’héritier de David, le triangle de l’amour innocent  :

Joad  —  Josabeth-Eliacin, le triangle des étrangers impies  : Achab-

Jezabel (Athalie) — Joas, le triangle du Profane : Baal — la Cour — le

roi Joas et le triangle du Sublime : Dieu — la Nouvelle-Jérusalem — le

Christ. On voit donc que la pièce n’est pas seulement un conflit entre

deux pôles (Athalie et Joad), mais la représentation d’un drame

cosmique qui est celui de l’homme confronté aux problèmes de son

hérédité et de son environnement.) Nelson Benjamin, «  Avant-Garde

Dramatists  : from Ibsen to Ionesco  », in Psychoanalytic Review, 55,

1968, p. 505-512.

(Pour l’auteur, le mouvement de l’avant-garde au théâtre comprend

trois moments principaux  : le proto-freudisme, illustré par Ibsen et

Strindberg, qui met en scène, dans le cadre stéréotypé de la famille

bourgeoise, les conflits du Ça, du Moi et du Surmoi  —  le freudisme,

illustré par Tenessee Williams, Arthur Miller et Albee, pour lesquels

les concepts freudiens sont devenus si familiers que le théâtre peut


devenir une véritable session d’analyse de groupe, comme dans Who’s

Afraid of Virginia Woolf  ?  —  le post-freudisme, illustré par Beckett,

Ionesco et Genet, et qui correspond à un déplacement de la théorie

freudienne  : le problème n’est plus de montrer les perversions de la

libido et les conflits entre les instances du psychisme mais de

représenter les avatars d’un Moi totalement dilué qui tend à la pure

conscience végétative).

Tolpin Marian, «  Eugène lonesco’s The Chairs and the Theater of the

Absurd », in American Imago, 25, 1968, p. 119-139.


 
SOUS-SECTION 2

PSYCHANALYSE DE LA LECTURE

I. LA PSYCHANALYSE ET LE PROBLEME DE LA LECTURE

L’application des concepts de la psychanalyse à l’étude de la littérature (et

des systèmes esthétiques en général) s’est, jusqu’à récemment, limitée à

l’analyse de la production des textes ou à l’interprétation du sens latent des

œuvres constituées. Les spécialistes ont curieusement négligé la seule

psyché présente et active dans la «  consommation  » littéraire  : celle du

lecteur. Cette négligence se justifie le plus souvent par l’affirmation que les

réactions des lecteurs sont subjectives et qu’elles varient trop pour autoriser

des généralisations. C’est ce que Wimsatt appelait jadis l’erreur affective de

78
certains critiques littéraires anglo-saxons . Dans la mesure où l’analyse se

limite à la réception consciente du lecteur, avec ses. variantes personnelles,

ce reproche est évidemment fondé, et il existe maintenant, chez quelques

critiques américains, des tentatives pour surmonter cette objection. Norman

Holland, par exemple, prétend avoir découvert que, malgré la subjectivité

des réactions, tous les lecteurs suivent une loi inexorable en lisant un texte

littéraire : ils recréent leur propre identité par des mécanismes de défense et

79
de transformations de fantasmes . Mais cette loi ne nous apprend rien que

nous ne sachions déjà, intuitivement, concernant l’effet de la fiction

narrative, et elle ne rend certainement pas compte de l’effet de l’organisation

formelle. Mieux connues en France sont les tentatives de Michael Riffaterre

pour expliquer les réactions des lecteurs aux procédés stylistiques qui sont

encodés dans le texte et qui ont pour fonction d’attirer l’attention du lecteur

sur la forme du message même. Ainsi, l’opposition d’un pattern et d’un

contraste le long de la chaîne verbale produit l’opposition psychologique de

80
prévisibilité et d’imprévisibilité . Si cette méthode est efficace dans le

repérage des procédés actifs, elle reste (intentionnellement) descriptive et

n’essaie pas d’interpréter le sens de ces oppositions. L’oxymoron, par

exemple, est certainement une figure que l’on remarque, même lorsqu’il est

usé (cf. «  un silence éloquent  » ou «  cette obscure clarté...  »). Cependant,

une fois identifié en tant qu’élément stylistique-ment pertinent dans une


séquence donnée et perceptible au niveau de la conscience, ne faut-il pas

s’interroger sur le sens de cette fusion de signifiés incompatibles  ? Les

formes elles-mêmes ont un contenu latent. Elles sont, comme on tentera de

le montrer, des manifestations de fonctionnements psychiques inconscients,

identiques chez l’auteur et chez le lecteur, mais différents du point de vue

des processus d’encodage et de décodage.

Les recherches qui ont été faites sur le rapport entre les figures de

rhétorique et l’inconscient sont minimes. A peine quelques allusions chez

les surréalistes et chez Benveniste, Jakobson et Lacan. Il faudrait donc voir

ce qui va suivre simplement comme une prise de position théorique et une

amorce de recherches dans un domaine presque inexploré, mais qui semble

pourtant indispensable pour la compréhension du plaisir du texte.

II. L’AFFECTIVITE DES FIGURES DU MESSAGE

Comme on l’a vu plus haut dans le chapitre sur le « champ symbolique »

(cf. supra, p.  73), l’interprétation des métaphores et des symboles est la

technique fondamentale par laquelle la psychanalyse révèle le contenu latent

de l’œuvre littéraire. Nous reprendrons ici ces tropes (les figures qui

entraînent des modifications du sens) mais dans une optique différente. Car

l’interprétation elle-même n’est qu’un effet de la forme. Elle est une

conséquence de l’encodage rhétorique, surtout dans les messages où la

fonction poétique est dominante. Dans les textes à dominante référentielle,

qui valorisent la monosémie, le sens est clair pour tous ceux qui connaissent

le code, parce que les mots, dans la mesure du possible, ont leur sens

propre. Dans les textes littéraires, par contre, se produit une alternance, le

long de la chaîne verbale, du littéral et du figuré. Le lecteur se voit à tout

moment obligé de passer de l’un à l’autre sans perdre le fil de la signifiance

globale du message. C’est du passage de l’un des sens à l’autre que provient

l’affectivité. Les rapports de similarité et de contiguïté que la métaphore, la

métonymie et la synecdoque expriment et révèlent, dépendent (on a

tendance à l’oublier) du contexte non-métaphorique et non-métonymique

dans lequel elles se trouvent. Par exemple, dans cette phrase de Proust du

Temps retrouvé (Pléiade, tome III, p.  903)  : «  ... un livre est un grand

cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms

effacés  », le lecteur ne peut pas prendre cimetière dans son sens littéral
parce que ce serait un non-sens, livre et cimetière n’étant pas synonymes.

Néanmoins, la séquence se comprend aisément car le lecteur fournit

automatiquement les sèmes que les deux mots ont en commun, et qui sont

d’ailleurs actualisés par la continuation de la métaphore. En adoptant la

terminologie de Max Black, on appellera le mot figuré le foyer (dans le sens

81
pictural), et le cadre le ou les mots employés dans leur sens propre . Le

cadre et le foyer d’une proposition métaphorique exercent une influence

réciproque qui modifie le sens de chacun des termes. L’activité du lecteur

consiste à réconcilier les différences, à remplir les blancs sémantiques. C’est

donc dans l’espace entre le cadre et le foyer, dans le non-dit, que sa psyché

va se manifester. Lorsque les sèmes communs sont nombreux, la métaphore

se comprend facilement et le décodage s’effectue au niveau conscient. La

valeur affective est en proportion inverse au nombre de sèmes partagés. A la

limite, il est possible de réduire à près de zéro le quotient sémique et de

produire des tropes dont la valeur réside dans le degré d’arbitraire. André

Breton, qui a fait de ce procédé toute une esthétique, écrit par exemple dans

Fata Morgana (Poésie/Gallimard, p. 44) : « La vie serait la goutte de poison

du non-sens introduite dans le chant de l’alouette au-dessus des

coquelicots. »

Il est clair que l’effort de décodage requis par cette séquence est beaucoup

plus grand que celui qu’exige la phrase classique de type proustien. On peut

comparer le rapport texte/lecteur à deux bords tangents  : lorsque

l’alternance littéral/figuré se comprend aisément, la surface des deux bords

est plane, et le lecteur, en tant que sujet culturel et conscient, n’est pas mis

en question  ; lorsque la figure est difficile à déchiffrer, les deux bords sont

découpés comme les morceaux d’un puzzle qu’il faut emboîter les uns dans

les autres. C’est dans des cas similaires que les habitudes du lecteur, ancrées

dans la culture, sont bouleversées et que son inconscient refoulé se

manifeste.

III. LE LECTEUR ET SON APPAREIL PSYCHIQUE

Le rapport sens littéral/sens figuré dans une proposition métaphorique ou

métonymique est l’analogue rhétorique (c’est-à-dire qu’elle représente une

relation semblable plutôt qu’une identité de contenu) de l’opposition

psychanalytique principe de plaisir/principe de réalité. Cette opposition


n’est en fait que l’une des manifestations d’un dualisme plus radical qui a sa

source dans le clivage de l’énergie psychique en énergie libre et énergie liée,

en pulsion de vie et pulsion de mort. Freud lui-même a longuement parlé de

ces « couples d’oppositions », et il n’est pas inutile de retracer leurs avatars

dans la psyché humaine. Le principe de plaisir domine à l’origine mais se

trouve progressivement subordonné, sous la pression de la vie familiale et

sociale, au principe de réalité. Toutefois, le plaisir survit dans maintes

activités de la vie du sujet dans la culture  : l’imaginaire, le religieux, le


82
ludique, l’esthétique et surtout l’onirique . A ces deux principes

correspondent les deux processus mentaux que Freud appelle primaires et

secondaires. Ces derniers sont caractérisés par la pensée linéaire de cause à

effet, la catégorisation, la temporalité, etc., tandis que les processus

primaires sont ceux que le principe de réalité refoule  : la pensée intuitive,

l’association libre, les réactions automatiques, etc. Ils sont typiques du

fonctionnement mental des enfants et régissent la rhétorique du rêve. Freud

en a décrit quatre dans L’Interprétation des rêves et dans Du Rêve  : 1) le

déplacement (la force, l’intérêt ou l’intensité d’une idée se détache de celle-

ci pour se fixer sur d’autres idées)  ; 2) la condensation (une seule idée

représente plusieurs chaînes associatives et devient leur point de

convergence)  ; 3) l’association (des idées incompatibles se trouvent

associées)  ; 4) les considérations de figurabilité (les pensées oniriques

subissent des transformations et des sélections pour qu’elles puissent être

représentées par des images  —  surtout des images visuelles). Dans une

certaine perspective, tous ces processus sont des transpositions d’une idée à

une autre, qui acquiert alors un sens double  ; ce sont donc des
83
symbolisations .

Au niveau des figures de discours, la synecdoque et la métonymie se

définissent de la même manière que le déplacement, la métaphore que la

84
condensation, l’oxymoron que l’association d’idées incompatibles . Quant

à la figurabilité, elle semble correspondre à la perceptibilité formelle que

l’encodage rhétorique produit. Cette dernière catégorie est évidemment

beaucoup trop vaste et il reste à la psychanalyse à trouver autant de

processus qu’il existe de procédés rhétoriques...

La lecture renverse la direction des processus. Le traitement sémantique

force le lecteur à replacer le signifié déplacé (à comprendre église


catholique pour le signifiant Rome dans certains contextes), à diluer la

condensation, à actualiser les sèmes que le cadre et le foyer d’une

métaphore ont en commun ou à transformer celle-ci en comparaison

explicite (ce qui explique pourquoi le discours interprétatif est très

fréquemment plus long que le discours interprété), à rationaliser les

incompatibilités en en faisant des unités identifiables par l’étiquette

oxymoron, ou en remplissant les espaces des enchaînements elliptiques

discontinus.

Le lecteur rétablit ce qui est absent, censuré et interdit. En soulignant que

dans la lecture, l’émetteur du message est le texte écrit, nous pouvons

adopter cette formule de Lacan  : «  ... le langage humain constituerait donc

une communication où l’émetteur reçoit du récepteur son propre message


85
sous une forme inversée ... »

Plus le texte est difficile a décoder, plus il attire l’attention sur sa forme,

plus il facilite le retour du refoulé. C’est dire que la participation re-présente

l’inconscient du lecteur et permet la restauration du principe de plaisir, non

plus cette fois-ci dans le rêve, mais dans la lecture. Comme toute activité
86
culturelle, la lecture est sublimation . Elle surmonte, toutefois, le clivage

ordinaire parce qu’elle est jeu et travail à la fois, donc fusion. Le lecteur

s’incorpore le texte littéraire et, de ce fait, transforme la littérarité en

sexualité, et la sexualité en littérarité.

● Les « couples opposés » freudiens et leurs manifestations rhétoriques.

1. Energie libre/énergie liée (Nature/Culture)

Instinct de vie/instinct de mort (Eros et Thanatos)

2. Inconscient/Préconscient/Conscient —  —  —  —  — Ça/Moi — Surm

oi
Le décodage renverse la direction

PRATIQUE : PSYCHANALYSE DE LA

LECTURE

Application au texte d’Arthur Rimbaud : Le Bateau ivre

1. Comme je descendais des Fleuves impassibles,

2. Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

3. Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles

4. Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

5. J’étais insoucieux de tous les équipages,

6. Porteurs de blés flamands ou de cotons anglais.

7. Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages

8. Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

9. Dans les clapotements furieux des marées,

10. Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,

11. Je courus ! Et les Péninsules démarrées

12. N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

13. La tempête a béni mes éveils maritimes.

14. Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots

15. Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,

16. Dix nuits, sans regarder l’œil niais des falots !


17. Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,

18. L’eau verte pénétra ma coque de sapin

19. Et des taches de vin bleus et des vomissures

20. Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

21. Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

22. De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,

23. Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

24. Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

25. Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

26. Et rythmes lents sous les rutilements du jour,

27. Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,

28. Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

29. Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes

30. Et les ressacs et les courants : je sais le soir,

31. L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,

32. Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

33. J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,

34. Illuminant de longs figements violets,

35. Pareils à des acteurs de drames très antiques

36. Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

37. J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

38. Baiser montant aux yeux des mers avec lenteur,

39. La circulation des sèves inouïes,

40. Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

41. J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries

42. Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,

43. Sans songer que les pieds lumineux des Maries

44. Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

45. J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides

46. Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux

47. D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides

48. Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

49. J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses

50. Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !

51. Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,

52. Et les lointains vers les gouffres cataractant !


53. Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braise !

54. Echouages hideux au fond des golfes bruns

55. Où les serpents géants dévorés des punaises

56. Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

57. J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades

58. Du flot bleu, ces poissons d’or, poissons chantants.

59. Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades

60. Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

61. Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

62. La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

63. Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes

64. Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux...

65. Presque île, ballotant sur mes bords mes querelles

66. Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.

67. Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles

68. Des noyés descendaient dormir, à reculons !...

69. Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,

70. Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,

71. Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses

72. N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

73. Libre, fumant, monté de brumes violettes,

74. Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

75. Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

76. Des lichens de soleil et des morves d’azur,

77. Qui courais, taché de lunules électriques

78. Planche folle, escorté des hippocampes noirs,

79. Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques

80. Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

81. Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues

82. Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,

83. Fileur éternel des immobilités bleues,

84. Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

85. J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles

86. Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur ;

87. — Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,

88. Million d’oiseaux d’or, ô future vigueur ? — 


89. Mais, vrai. j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.

90. Toute lune est atroce et tout soleil amer :

91. L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.

92. 0 que ma quille éclate ! 0 que j’aille à la mer !

93. Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache

94. Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

95. Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche

96. Un bateau frêle comme un papillon de mai.

97. Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,

98. Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,

99. Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,

100. Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Pour illustrer la théorie exposée dans le développement précédent, le

Bateau ivre a l’avantage de présenter deux parties claires (le

commencement et la fin) et une partie obscure entre les deux. Les cinq

premières strophes, ainsi que les trois dernières, se comprennent

facilement et ne mettent pas la culture du lecteur en question, tandis

que les strophes 6 à 22 (vers 21-88) exigent de sa part une rigueur

capable de déchiffrer le désordre syntaxique et de résoudre les

incompatibilités sémantiques.

Les trois divisions du poème correspondent à sa progression

thématique  : 1) le bateau descend vers la mer, 2) il est en dérive sur

l’océan, 3) il désire retrouver le calme continental. Mais le bateau est

aussi symbole puisque, dès le titre, il est humanisé. Un des sèmes qui

compose la matrice lexicale de «  ivre  » est «  transporté hors de soi  »

(le Robert) et c’est ce sème-là qui définit les deux sens de bateau, celui

de véhicule et celui de personne humaine, et fonde la polysémie du

texte. Cette interprétation est confirmée aux vers 1 et 2, où la narration

s’amorce par un je qui ne peut avoir pour référence que le bateau, et un

moi qui est celui du lecteur tout autant que celui du poète.

Le poème est donc une allégorie, une métaphore filée le long du

discours entier, un texte qui se lit simultanément à deux niveaux.

L’aventure du bateau est l’histoire du Moi, et le code de la navigation

maritime peut se traduire dans le code de la psychanalyse. Le « Poème

de la Mer  » (vers 21-22) où le bateau se baigne est aussi le texte de


l’Inconscient dans lequel descend le sujet lisant. Moi et je sont les

pronoms qui reviennent le plus fréquemment, surtout en début de

strophe ou de vers (25 vers sur 100 commencent par l’un ou l’autre).

Le sens allégorique a sa propre cohérence et se lit en filigrane, de

Comme je descendais (v. 1) jusqu’à la renonciation finale (v. 97-100).

La plongée dans l’Inconscient commence par le massacre des guides,

c’est-à-dire des « parents » (v. 2-4), l’insouciance des autres (v. 5-6) et

l’affranchissement du sujet (v. 8). A la troisième strophe, le sens

s’obscurcit, ce qui correspond à la mise en veilleuse de tous les

contrôles extérieurs, à l’annonce d’un désordre (sémantique et

syntaxique) comparable au chaos primitif, le tohubohu biblique (v. 12),

et qui signifie, en termes psychologiques, le «  dérèglement de tous les

sens », dans tous les sens du mot sens. Mais la libération totale du sujet

requiert même l’abolition des contraintes intérieures, d’où le mépris

des points de repère de la culture, du conscient (v. 16  : sans regretter

l’œil niais des falots), aussi bien que de la conscience, du Surmoi (v.

18-20 : l’eau verte.../Me lava, dispersant gouvernail et grappin).

Les vers 21-22 (Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème/De la

mer...) révèlent le double sens de l’histoire du bateau et du Je, une

révélation qui ne risque pas de passer inaperçue puisqu’elle se trouve

dans un enjambernent et que les deux mots clés ont une majuscule. A

partir de ces deux vers, le texte devient progressivement plus difficile à


87
lire, comme l’inconscient, dont il imite la rhétorique , et résiste

parfois, comme on va le voir, à tout effort pour produire un sens. Ce

n’est qu’au vers 84 que la syntaxe se normalise et que le sens se clarifie

à nouveau, c’est-à-dire au moment où le sujet éprouve la nostalgie de sa

culture (Je regrette l’Europe aux anciens parapets). L’aventure se

termine par un échec parce que, malgré l’ivresse, le Moi n’a pas réussi

à perdre son identité, à rentrer dans la collectivité (v. 92  : O que ma

quille éclate ! 0 que j’aille à la mer !). Le principe de plaisir se heurte

au désir de l’annihilation du sujet et se transforme en ce que la


88
psychanalyse appelle le principe de Nirvana .

Si on lit l’histoire du bateau comme un allégorie de la descente du Moi

dans l’Inconscient et de son retour à la surface consciente (une lecture

rendue possible par la surdétermination symbolique du titre), la


progression narrative est alors relativement facile à suivre. Mais la

partie centrale, « océanique  », (v. 21-83), demeure néanmoins obscure

du fait qu’elle transpose la rhétorique de l’inconscient dans l’énoncé

poétique. Elle modifie la rhétorique traditionnelle, ornementale, à

laquelle le lecteur est habitué par sa culture, pour en faire son contenu,

son réfèrent, ce qui exige de la part du lecteur un décodage qui renverse

ce processus, et restaure le sens caché dans la forme.

Ainsi de l’oxymoron, procédé somme toute assez conventionnel,

facilement identifiable lorsqu’il ne s’agit que de juxtapositions de

termes opposés (v. 22-23)  : flottaison blême/Et ravie, ou v. 47  : Des

arcs-en-ciel tendus comme des brides, ou de locutions figées dans la

langue ordinaire, comme nuit blanche et bleu vert, qui ont un signifié

spécifique. C’est toutefois en opérant des substitutions sur ce type

d’alliance de mots, que le texte brouille leur sens, par exemple au vers

22 (azurs verts), au vers 37 (la nuit verte) et au vers 58, où les poissons

volants deviennent des poissons chantants. Par contre, poissons d’or du

même vers semble être une transposition de l’anglais gold-fish, qui

signifie «  poissons rouges  ». La substitution peut d’ailleurs s’effectuer

sur les deux constituants de l’oxymoron, une paresse féconde se

traduisant en torpeurs enivrantes (v. 91) ou l’association synesthésique

noirs parfums (v. 56) en yeux blonds (v. 66), Le bateau ivre lui-même

finit par se dévaloriser en planche folle (v. 78). La substitution enfin

peut ne concerner qu’un phonème  : ainsi les rousseurs amères de

l’amour (v. 28) semblent être une transformation de douceurs amères

de l’amour.

A la difficulté de déchiffrer ces oxymorons modifiés s’ajoute le

problème de la syntaxe ambiguë. Il faut faire un effort pour découvrir

que le participe présent dévorant (v. 23) renvoie à je, deux vers plus

haut ; que... délires/Et rythmes lents sous les rutilements du jour (v. 25-

26) doit qualifier les rousseurs amères de l’amour (v. 28)  ; que le

complément d’objet direct d’illuminant (v. 34) est les flots (v. 36) ; que

Baiser montant aux yeux des mers avec lenteur (v. 38) est une

apposition anté-posée de La circulation des sèves inouies (v. 39) et non

pas de neiges éblouies (v. 37) qui est au pluriel. Il faut attendre la fin de

la strophe pour découvrir le verbe cataractant du vers 52 ou Choient au

vers 56, pour suppléer le manque dans les constructions elliptiques (au
vers 47 [Mêlant] Des arcs-en-ciel et j’ai vu au commencernent du vers

53), et pour voir que le Qui du vers 75 n’a pas le même antécédent que

celui du vers 74.

Au niveau sémantique, il se produit des phénomènes analogues  : on

peut voir au besoin assez aisément dans Mêlant aux fleurs des yeux de

panthères à peaux/D’hommes... un hypallage du plus prévisible... yeux

d’hommes à peaux de panthères. On peut discerner aussi que Quand

les juillets faisaient crouler à coups de triques/Les cieux ultramarins

aux ardents entonnoirs (v. 79-80) est une expansion descriptive de la

phrase noyau orage d’été ; mais comment trouver un sens aux vers 25-

28, dont la seule motivation paraît être phonique (l’accumulation des

[u] et des [⊃]) ?

Cette explication du Bateau ivre s’est effectuée en deux mouvements.

Premièrement, on a suggéré une lecture psychanalytique du texte, une

interprétation de son contenu, c’est-à-dire un traitement au niveau des

processus secondaires (conscients) de la lecture. Dans un deuxième

temps, on a tenté une description du fonctionnement formel de la partie

obscure du texte et une élucidation de la difficulté de compréhension.

C’est à partir de cette seconde démarche qu’on peut parler d’une

psychanalyse de la lecture, car la rhétorique verbale, éclipsant le

contenu, met en relief à la surface du texte les processus primaires par

lesquels le lecteur retrouve l’image (renversée) de son Inconscient.


 
SOUS-SECTION 3

ÉCOLES ET PRATIQUES

1.

L’analyse thématique

I. PRESUPPOSES THEORIQUES

L’analyse thématique, défendue et illustrée principalement par Jean-Paul

89
Weber , se proclame une « doctrine scientifique pourvue d’un ensemble de

méthodes rigoureuses  » (W 1966, p.  13). Elle «  affirme que l’acte de la

création littéraire peut être cerné et formulé avec précision et rigueur. A la

triple condition de poser la réalité de l’inconscient, d’accepter l’importance

de l’enfance  —  débarrassée des mythes sexuels et archétypaux  —  dans la

formation des tendances adultes, enfin d’admettre la possibilité, pour un

symbole conçu comme un analogon indéterminé, de représenter une réalité

ancienne, à l’insu du sujet, l’analyse thématique affirme que la totalité de

l’acte créateur peut être comprise comme modulation, à l’infini, d’un thème

unique  ; entendons par thème une expérience unique, ou une série

d’expériences analogues formant unité et laissant, dès l’enfance, une

empreinte ineffaçable sur l’inconscient et la mémoire de l’artiste  ; et par

modulation, tout symbole, tout « analogon du thème » (W 1966, p. 18-19).

Dans cet exposé liminaire, c’est évidemment le concept de thème qui est

fondamental, et il importe d’en bien discerner le sens. Quatre ordres de

notions serviront cette entreprise :

a) un événement ou une situation infantiles peuvent se manifester dans

l’œuvre littéraire soit explicitement, soit de manière symbolique, le

symbole n’étant ici que le substrat analogique du thème ;

b) le thème n’est pas sans rappeler alors ce que la psychanalyse

freudienne appelle le complexe (à la réserve près qu’il n’est pas

forcément inconscient), dans la mesure où, comme le complexe, il a

son origine dans l’enfance du sujet et inspire, à son insu, ses

comportements ultérieurs et ses œuvres. Mais il se distingue du


complexe en ce sens qu’il est moins général, moins universel, plus

spécifique d’un individu déterminé, et susceptible de recevoir une

structuration plus souple  : «  Alors que tous les garçons ont dû

traverser, dans nos civilisations, la barrière œdipienne, bien rares sont

ceux qui, comme Vigny, présentent une fixation à l’univers de

l’horloge  —  aperçue comme un être vivant, secret, redoutable  —  ou

comme Mallarmé, à celui de l’oiseau capturé, ou mis à mort  » (W

1960, p. 14) ;

c) s’il existe des thèmes personnels, révélateurs d’un univers mental

singulier, il existe aussi des thèmes transpersonnels, commun à

plusieurs sujets, mais non assimilables toutefois aux complexes

psychanalytiques généraux comme le complexe d’Œdipe ou le

complexe de castration ;

d) à la différence de la psychanalyse freudienne qui explicite presque

exclusivement les stades initiaux du développement de la sexualité et

leurs retentissements dans le devenir de l’adulte, l’analyse thématique

s’intéresse à la totalité de la psyché  : «  En particulier, à côté de

complexes (ou thèmes) sensuels, à côté de thèmes (ou complexes)

sociaux, il y a place pour des thèmes sensoriels, c’est-à-dire liés au

développement de la sensorialité infantile, de l’aperception infantile,

aussi bien que pour des thèmes affectifs, intéressant les progrès de

l’être-dans-le-monde de l’enfant » (W 1960, p. 14).

II. LA METHODE

Avant de définir sa méthode, l’analyse thématique va se pourvoir d’une

terminologie spécifique dont nous résumons l’essentiel :

l’orchestration ou la modulation d’un thème constitue les modalités de

la résurgence symbolique d’un thème dans le texte littéraire ;

le motif est l’élément linguistique récurrent et explicite qui autorise à

parler de retour persistant et quasi obsessionnel. Le motif est donc la

traduction linguistique du thème  : les occurrences du mot «  oiseau  »

dans les textes de Mallarmé traduisent le thème symbolique de

l’Oiseau mort ;

la thématique est l’ensemble des thèmes d’une œuvre ou d’un auteur.


Ayant explicité les termes de l’analyse, on se demandera par quelle

méthode on parviendra à montrer que le texte littéraire est le lieu de

résurgence d’un thème infantile unique. Les approches possibles du texte

peuvent se résumer en une double démarche :

a) ou bien on part d’un événement connu de l’enfance de l’auteur dont on

peut supposer qu’il a constitué un trauma, et on tente d’en retrouver les

échos modulés dans l’œuvre  : par exemple, connaissant la chute du

jeune Valéry dans le bassin aux cygnes à l’âge de quatre ans, on

cherchera dans les poèmes de l’âge adulte toutes les allusions explicites

ou implicites à une chute dans l’élément liquide et à la noyade ;

b) ou bien on pratique une lecture attentive des textes jusqu’à ce que l’on

ait pu noter des récurrences de mots ou d’images qui se rapportent à un

thème unique. Le thème ainsi mis à jour, on tentera d’en vérifier la

pertinence en le rapprochant d’un événement ou d’une situation de

l’enfance  : après avoir constaté par exemple dans les œuvres de Vigny

la récurrence de la traduction linguistique de l’obsession de l’horloge et

du temps, on découvrira dans les Mémoires inédits, la relation d’un

épisode infantile qui éclaire a posteriori cette obsession et indique

clairement que l’horloge a occupé depuis cette date une place centrale

dans l’inconscient du poète et déterminé sans qu’il s’en doute les lignes

de force de son œuvre (W 1966, p. 99-100).

III. LES PRATIQUES

Dans une série d’analyses détaillées, Jean-Paul Weber rapporte l’œuvre

de huit écrivains chacune à un thème central qui en sous-tend l’organisation

interne  : Vigny et le thème de l’Horloge, Hugo et le thème de la Tour des

Rats, Baudelaire et le thème du Revenant amoureux d’une femme vivante,

Mallarmé et le thème de l’Oiseau tragique, Verlaine et le thème de la

Procession des Pénitents, Claudel et le thème de l’Homme-Arbre et du Sein

doux-amer, Valéry et le thème de la Noyade parmi les cygnes, Appollinaire

et le thème de la Nourriture adulte. Faute de place, on ne peut que renvoyer

à la lecture de ces essais, dans la Genèse de l’Œuvre poétique. On se

contentera de résumer ici la partie de cet ouvrage consacrée à Mallarmé, qui

est peut-être la plus convaincante.


L’analyse thématique de l’œuvre de Mallarmé comprend cinq moments

principaux :

1. Dans un premier temps (p.  224-231), J.-P. Weber répertorie les

occurrences qui évoquent explicitement les oiseaux, les ailes et les

plumes. Le catalogue est assez impressionnant pour que, tant dans les

textes de jeunesse que dans les poèmes de la maturité, on puisse parler

d’une véritable hantise «  par l’oiseau, par cet homme-oiseau qu’est

l’ange, par l’aile » (p. 229).

2. Dans un second temps, (p.  231-241), l’auteur étudie les réalisations

lexicales du vol de l’oiseau, du mouvement ailé et de la chute. Il est

aisé de déduire de cette étude que Mallarmé ne s’intéresse pas au corps

de l’oiseau en soi, mais aux mouvements dans lesquels ce corps se

déploie. Dans un premier bilan, J.-P. Weber note que « l’oiseau et l’aile

apparaissent à chaque tournant de l’œuvre, et c’est pour voler, planer,

tomber. Ces vols, ces chutes, d’autre part, soufflent au poète des

métaphores et des symboles singulièrement nombreux  ; «  étrangement

90
et singulièrement   », Mallarmé aime tout ce qui choit et tombe, la

chute du jour, de l’année, de l’Empire romain, tout ce qui se fane et

meurt... L’oiseau chu est-il, en définitive, le thème mallarméen par

excellence, dont l’œuvre entière jaillit par modulations successives  ?  »

(p. 240-241).

3. Dans un troisième temps, (p.  242-284), J.-P. Weber vérifie la

pertinence de cette intuition du thème dans la plupart des poèmes. Il y

ajoute les poèmes du cycle du Miroir  ; «  interprétés à la lumière de la

thématique mallarméenne de l’Oiseleur-Enfant, ces miroirs se révèlent

transposer ceux qu’on utilise couramment pour capturer de petits

oiseaux que les reflets du soleil aveuglent tout en les attirant » (p. 270).

4. Dans un quatrième temps (p.  284-292), J.-P. Weber s’intéresse à

l’esthétique littéraire de l’œuvre mallarméenne et tente d’en rendre

compte à l’aide des données de l’obsession thématique. Cette fameuse

obscurité dont la critique a tant disserté est, chez Mallarmé, volontaire.

Et elle s’accompagne d’une musicalité non moins reconnue. Ce qui

permet à J.-P. Weber d’affirmer que «  le vers de Mallarmé tend

progressivement et inéluctablement à une obscurité musicale... Elle

signifie, cette tendance, que la parole [...] perd progressivement à la


fois son intelligibilité et son caractère évocatoire, au profit de ses

éléments purement acoustiques ou vocaux, bref, qu’elle devient, de

plus en plus complètement, pur chant inintelligible, obscur, par là

même inhumain — l’équivalent, exprimé en une matière verbale, mais

allant se déverbalisant, du chant d’oiseau. La poésie de Mallarmé se

veut, inconsciemment, voix musicale de l’Oiseau chanteur  » (p.  286).

Le poète finit ainsi par ne faire qu’un avec son Oiseau thématique.

5. Enfin, dans un dernier stade, J.-P. Weber corréle le destin mallarméen

et la thématique de l’œuvre. Dans sa vie quotidienne, le poète est ce

professeur humilié du lycée Bonaparte qui s’acharne à tenter

d’enseigner une langue étrangère à des gamins volontiers frondeurs.

Par compensation et revanche, les poèmes «  immortalisent l’Oiseau

dont ils imitent, de cent façons, le vol ou le chant » (p. 293). Mais il y a

plus  : plusieurs témoignages sur l’enfance du poète font état de la

cruauté que le jeune Mallarmé avait coutume d’exercer envers les

animaux. Pourquoi ne pas voir alors d’un côté « le Crime thématique et

ancien » expié chaque jour devant des enfants, de l’autre côté le rachat

du crime et son annulation par l’immortalisation de l’Oiseau

chanteur  ? On conçoit que cette opposition, née de la persistance d’un

remords infantile, ait pu s’avérer à la longue traumatisante, et il est

tentant d’y voir l’origine de cette lutte avec une «  folie naissante  »,

plusieurs fois évoquée par le poète en son âge mûr. Il faut citer, avec J.-

P. Weber, cette lettre à Cazalis, particulièrement éclairante  : «  Mais

combien plus je l’étais (incapable de me distraire), il y a plusieurs

mois, d’abord dans ma lutte avec le vieux et méchant plumage, terrassé,

heureusement, Dieu. Mais même cette lutte s’était passée sur son aile

osseuse, qui, par une agonie plus vigoureuse que je ne l’eusse

soupçonné chez lui, m’avait emporté dans les Ténèbres, je tombai,

victorieux, jusqu’à ce qu’enfin je me sois revu un jour devant ma glace

de Venise, tel que je m’étais oublié plusieurs mois auparavant  » (14

mai 1867). «  Doutera-t-on encore, demande J.-P. Weber, que le drame

de la vie mallarméenne, que le tragique de la poésie mallarméenne,

tiennent, blottis comme dans le creux de la main, dans le Souvenir mal

aboli, thématique, de l’Oiseau ? » (p. 296).

IV. APPRECIATION CRITIQUE


Le propos de l’analyse thématique est ambitieux. Il ne s’agit de rien

moins que de concurrencer ou de dépasser la psychanalyse freudienne dans

la mesure où les thèmes présentent plus de précision et de spécificité que les

complexes définis par Freud et ses disciples. Ce n’est pas seulement en effet

la psyché naissante qui serait élucidée, mais la totalité de la psyché, dans la

multiplicité de ses composantes sensuelles, sensorielles, sociales et

affectives. Bref, il s’agit, dépassant l’attention portée aux manifestations

sexuelles de la libido, «  de guérir la psychanalyse de sa grande névrose

obsessionnelle ».

Tout n’est pas négatif dans ce propos, il s’en faut. Il est certes

parfaitement légitime de postuler que les souvenirs d’enfance et les

fantasmes qui s’y articulent sont susceptibles d’occuper durablement

l’inconscient du sujet et de structurer un processus mental de création

littéraire. Freud lui-même n’avait pas raisonné autrement au cours de son

analyse d’«  Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci  ». L’analyse

thématique emprunte donc valablement à la psychanalyse freudienne trois

de ses instruments les moins contestables : le thème-fantasme, l’inconscient

et le souvenir d’enfance. Toutefois, une chose est l’emprunt de concepts,

une autre l’usage qu’on en fait. Le psychanalyste Guy Rosolato rappelle

opportunément que Freud a soumis à un sévère examen la notion de

souvenir d’enfance. Et il ajoute  : «  Celui-ci n’est pas toujours le répondant

d’un traumastime réel (qu’il s’agisse d’une agression sexuelle invoquée ou

d’une « scène primitive »). Il peut se résoudre en un phantasme ou conduire

à d’autres phantasmes, sous-jacents. Tout Baudelaire ne saurait être

expliqué, même à travers le thème indiqué par Weber, des amours d’une

femme avec un mort, par l’épisode de la mort du père quand le poète avait

six ans » (Les Temps Modernes, n°  186, nov. 1961, p.  592-601). On tombe

ici dans le travers d’isoler le thème et de lui accorder une importance

excessive tout en lui refusant élargissement et implications plurivoques.

Une autre conséquence de la méfiance de l’analyse thématique envers la

«  névrose obsessionnelle de la psychanalyse freudienne  » est qu’elle en

arrive à ignorer presque complètement la sexualité. Citant deux tercets de


91
Mallarmé empruntés à Mysticis Umbraculis Guy Rosolato (op. cit.,

p.  595) reproche à J.-P. Weber de négliger les connotations sexuelles du

poème et de ne pas le rapporter à l’obsession de la défaillance sexuelle. Et il


ajoute  : «  Pourquoi vouloir ignorer que l’oiseau entretient, chez Mallarmé,

des résonances phalliques, que sa déchéance se situe également sur le plan

sexuel, dans une absence de correspondance entre le nid vide et l’oiseau

solitaire  ?  » (op. cit., p.  596). Une investigation psychanalytique moins

réticente en ses emprunts que la critique thématique ne méconnaîtrait certes

pas l’importance du thème de l’Oiseau chez Mallarmé, mais elle lui

donnerait un prolongement et un éclairage qui le rattacheraient aux origines

obscures de la psyché, en l’occurrence la solitude narcissique, dans

l’acception rigoureuse que l’on confère à cette donnée en psychanalyse. Elle

parviendrait probablement à une interprétation analogue en ce qui concerne

l’œuvre de Valéry dans laquelle «  la pièce d’eau inquiétante offerte comme

miroir, fixe en équilibre les désirs de Narcisse qui, selon les descriptions des

psychanalystes, se maintient entre l’attraction vers une mère mortifère

(Jeune Parque, glace de l’eau) et l’éventualité d’une identification au père,

en l’image salvatrice, autre que la sienne » (G. Rosolato, op. cit., p. 598). En

reconnaissant le rôle de l’inconscient dans le fonctionnement du thème-

fantasme, l’analyse thématique promet ce qu’elle ne tient pas ensuite, par

l’ignorance volontaire des structures de cet inconscient, et notamment de ses

composantes libidinales.

On peut se demander enfin si l’analyse thématique est fondée à croire

qu’elle détient, au terme de sa démarche, un savoir quasi absolu sur l’œuvre

à laquelle elle s’attache. On ne doit pas oublier en effet qu’en ses prémices,

la découverte du thème-fantasme relève essentiellement de l’intuition de

l’analyste, même si cette intuition est ensuite étayée par d’impressionnants

répertoires. Intuition ou système préconçu peu importe d’ailleurs puisque,

de toute façon, l’œuvre littéraire elle-même, dans sa spécificité proprement

esthétique, demeure hors du champ d’investigation. L’analyse thématique

n’est certes pas la seule pratique littéraire à laquelle puisse s’appliquer cette

remarque, il s’en faut  : cela ne lui donne pas un droit suffisant à supplanter
92
les autres  !
 
2.

La psychocritique

93
I. PRESUPPOSES THEORIQUES

1. LA PSYCHOCRITIQUE ET L’INCONSCIENT

Pour se définir en tant que pratique d’analyse littéraire, la psychocritique

commence par prendre parti sur l’un des problèmes importants qui divisent

la critique contemporaine  : l’existence même d’une personnalité

inconsciente et son rôle dans la création littéraire. Elle adopte sur cette

question une position moyenne : à la différence de la critique traditionnelle,

«  elle se propose de déceler et d’étudier dans les textes les relations qui

n’ont pas été pensées ou voulues de façon consciente par l’auteur  » (CM

1964, p.  7). Mais ce propos ne l’empêche pas de se démarquer de cette

«  psychanalyse médicale (qui) interprète les œuvres comme de simples

expressions d’un inconscient souvent pathologique » (CM 1963, p. 13). Va-

t-elle alors se confondre avec la critique thématique, « préoccupée de rêves,

de thèmes et de mythes plus que de faits et de pensées claires  » et qui

s’attache à « saisir, dans l’œuvre de chaque écrivain, les manifestations d’un

moi profond » ? (CM 1963, p. 13-14). Non plus, car cette approche critique,

si elle s’appuie effectivement sur certains concepts psychanalytiques, n’en

adopte pas moins une attitude ambiguë vis-à-vis de la psychanalyse, définit

mal son concept de «  moi profond  », et «  renonce aux cadres et aux outils

mentaux de la critique classique sans bénéficier de ceux que la psychanalyse

pourrait fournir ou suggérer » (CM 1963, p. 29).

La psychocritique pour sa part, ne se situera pas à ce niveau de

conscience naissante et confuse où l’analyse thématique repère l’éclosion du

thème. Sans nier l’intérêt que peut présenter, pour l’intelligibilité de

l’œuvre, ce niveau d’ajustement entre les processus conscients et

inconscients, elle postule, au-delà de cette zone charnière, un « hinterland »

inconscient dont elle explorera les aventures. Attitude conséquente d’une

hypothèse plausible  : «  Dès l’instant où nous admettons que toute

personnalité comporte un inconscient, celui de l’écrivain doit être compté


comme une source hautement probable de l’œuvre. Source extérieure en un

sens  : car pour le moi conscient, qui donne à l’œuvre littéraire sa forme

verbale, l’inconscient franchement nocturne est «  un autre  ». Alienus. Mais

source intérieure aussi, et secrètement reliée à la conscience par un flux et

reflux perpétuel d’échanges (CM 1963, p. 31).

2. LA PSYCHOCRITIQUE ET LA CREATION LITTERAIRE

Pour la psychocritique, la création artistique ou littéraire est le produit de

trois composantes  : l’environnement socioculturel, la personnalité de

l’artiste et le matériau linguistique dont il dispose. A la faveur du processus

créateur, un clivage se dessine entre le « moi » social et le « moi » créateur.

Disciple et exégète de Charles Mauron, Anne Clancier résume ainsi la

conception psychocritique de la création littéraire, tel qu’il se trouve exposé,

entre autres textes, dans Le dernier Baudelaire (Paris, José Corti, 1966)  :

«  Le Moi social d’un artiste englobe toutes les fonctions qui ne sont pas

l’activité créatrice  : les relations et les tâches de la vie privée comme de la

vie sociale. L’artiste, lui, noue un «  nouveau groupe de relations liant la

personnalité à des objets d’art, œuvres d’autrui, puis du Moi devenu

créateur à son tour.  » Le Moi créateur développe alors de nouvelles

fonctions (l’auteur utilise dans ce schéma la notion de «  fonction

oscillante  » d’Ernst Kris, qui introduit une relation dialectique entre les

processus conscients et inconscients). Le Moi créateur et le Moi social ayant

le même inconscient, les phantasmes issus de cet inconscient cherchent des

issues dans les deux Moi qui «  communiquent à travers le phantasme  »

selon le schéma suivant  : (Circé, Cahiers du Centre de Recherches sur

l’imaginaire, n° 1, « La psychocritique », p. 52.)

Ce schéma illustre bien le fait que, selon Charles Mauron, « l’existence et

la création d’un écrivain communiquent par des voies largement

inconscientes ». Dans une étude sur les Petits poèmes en prose, incluse dans
son Dernier Baudelaire, Mauron a pu montrer que le moi social du poète a

«  toujours été perturbé dans le sens d’une relation masochiste au monde.

Pendant longtemps, cependant, le Moi créateur est demeuré libre et a pu

créer des chefs-d’œuvre. C’est à partir de l’époque où Baudelaire a écrit les

Petits poèmes en prose que l’inhibition paraît s’étendre au Moi créateur lui-

même » (Anne Clancier, op. cit., p. 64).

II. LA METHODE

La difficulté majeure de toute entreprise critique informée par la

psychanalyse est de déceler dans un texte les effets respectifs des facteurs

conscients et inconscients. La psychocritique pose que tout texte est le lieu

d’une organisation doublement structurée :

1. A un premier niveau, se situent les unités lexicales, qui sont le produit

d’un choix volontaire, et les éléments syntaxiques et rythmiques qui

organisent ces unités en un discours structuré. Ce n’est pas à ce niveau

d’appréhension immédiate que se portera l’investigation  : il convient

de laisser à la conscience de l’écrivain la responsabilité de son

discours.

2. A un second niveau, non immédiatement perceptible, se situent non

plus les mots organisés en discours, mais les relations que certains de

ces mots, à la faveur d’un procès récurrent, nouent entre eux dans des

réseaux d’associations sémantiques couvrant des textes différents qui

peuvent avoir été écrits à des époques différentes. Ces réseaux

associatifs ont toute chance d’exprimer, non une pensée volontaire

d’ordre réflexif, mais un processus mental préconscient ou inconscient

reliant les images du texte «  selon leur charge émotionnelle  » (CM

1963, p. 30).

On peut alors résumer avec Charles Mauron les quatre moments de la

méthode psychocritique :

1. En superposant des textes d’un même auteur, on fait apparaître des

réseaux d’associations ou des groupements d’images, obsédants et

probablement involontaires.

2. On recherche, à travers l’œuvre du même écrivain, comment se

répètent et se modifient les réseaux, groupements, ou, d’un mot plus


général, les structures révélées par la première opération. Car, en

pratique, ces structures dessinent rapidement des figures et des

situations dramatiques. Tous les degrés peuvent être observés entre

l’association d’idées et la fantaisie imaginative  ; la seconde opération

combine ainsi l’analyse des thèmes variés avec celle des rêves et de

leur métamorphose. Elle aboutit normalement à l’usage d’un mythe

personnel.

3. Le mythe personnel et ses avatars sont interprétés comme expression

de la personnalité inconsciente et de son évolution.

4. Les résultats ainsi acquis par l’étude de l’œuvre sont contrôlés par

comparaison avec la vie de l’écrivain (CM 1963, p. 32).

On voit que pour donner plus de cohésion et d’unité à sa théorie, Charles

Mauron est conduit à forger le concept de mythe personnel qui, dans le

schéma proposé ci-dessus, occupera la place du fantasme. Concept

particulièrement difficile à définir  : le mythe personnel en effet n’est pas

seulement l’ensemble des fantasmes les plus obsédants et les plus réitératifs,

ni l’ensemble des scènes dramatiques intériorisées que révèle l’étude des

associations d’images  : il est ce lieu d’échanges permanents où l’objet

extérieur est intériorisé et où les groupes d’images internes se projettent à

leur tour sur le réel. «  Un incessant courant d’échanges peuple ainsi

l’univers intérieur, noyaux de personnalité qui sont ensuite plus ou moins

assimilés, intégrés dans une structuration totale. L’image de Déborah, dans

les Trois Cigognes (de Mallarmé), demeure un souvenir de Maria (sa jeune

sœur morte) enrichi peut-être d’apports étrangers  ; mais elle est déjà une

partie de Mallarmé, mi-prédicateur, mi-danseuse  » (CM 1963, p.  210). Le

mythe personnel est ainsi une sorte d’«  être vivant, réagissant aux

excitations internes et externes, mais conservant son équilibre spécifique au

cours de son évolution » (id., p. 210).

III. PRATIQUES

Parmi les analyses que Charles Mauron a proposées pour illustrer sa


94
théorie, on retiendra son exégèse des poèmes de Mallarmé .

Référence  : Des métaphores obsédantes au mythe personnel, (p.  37-57 et

111-130).
1. LA RECHERCHE DES RESEAUX

La superposition de trois sonnets parmi les plus célèbres de Mallarmé  :

Victorieusement fui, La chevelure vol d’une flamme et Quelle soie aux

95
baumes du temps , permet de mettre au jour une série d’associations

révélatrices. Le réseau associatif du premier sonnet peut se réécrire de la

manière suivante :

mort : suicide — tombeau — tison

combat : sang — tempête — casque guerrier

triomphe  :

victorieusement — gloire — or — pourpre — éclat — fête — trésor — trio

mphe

grandeur : royal — impératrice

rire : rire

Les termes de droite représentent les occurrences lexicales, le terme de

gauche renvoie à la notion générique qui les résume.

Le second sonnet, superposé au premier, offre un groupe d’idées et

d’images qui se représente comme suit :

mort : mourir — soupirer

combat : rubis-écorche

triomphe : gloire — exploit — fulgurante — tutélaire

grandeur : diadème — front couronné

rire : œil rieur — joyeuse torche

On voit que si les circonstances et l’anecdote du poème ont changé, le

réseau est demeuré stable. Il en ira de même avec le troisième sonnet pour

peu que l’on fasse coïncider, dans une même vision poétique, «  les

chevelures, le soleil couchant, la torche et les nuées ou drapeaux » :

mort : enfouir — expirer — étouffe

combat : baumes — trous des drapeaux — morsure

triomphe : s’exaltent — drapeaux — Gloires

grandeur : princier — diamant

rire : yeux contents

Ayant mis ainsi le réseau en place, on constate :

1. Que chacun des sonnets représente le développement d’une métaphore

qui met en relation un « objet actuel » (la chevelure) et une « présence

latente  » (soleil couchant, souvenir de femme nue). Il existe donc une


unité de composition qui «  relie et oppose à la fois une réalité et une

hantise » (CM 1963, p. 42) ;

2. Que la nature de l’élément latent qui organise le réseau n’est pas

immédiatement perceptible. Il est évident en effet que le soleil

couchant ou les drapeaux ne sont que des éléments symboliques qui

renvoient à une composante plus secrète de la psyché mallarméenne, et

qui reste à découvrir. On avance alors l’hypothèse que «  le soleil

couchant représente un phantasme dont le caractère obsédant devra

être expliqué » (CM 1963, p. 44).

Ainsi, à ce premier stade de la démarche psychocritique, on peut

seulement avancer ceci  : «  La superposition (des textes) met en évidence

l’autonomie du réseau, donc de la formation psychique. Mais tout se tient  :

la formation est autonome parce qu’elle est maintenue inconsciente ; elle est

maintenue dans l’inconscient parce que son approche angoisse le moi  ;

enfin, elle angoisse le moi parce qu’elle est chargée d’affects

contradictoires » (CM 1963, p. 49).

2. L’IDENTIFICATION DES FIGURES MYTHIQUES

Le second moment de l’analyse est consacré à la mise en liaison des

réseaux associatifs avec une formation inconsciente unique. Moment délicat

puisque l’on opère ici dans le domaine du préverbal, celui des associations

involontaires et des images sensorielles ou motrices non encore répercutées

en structures linguistiques. Dans cette entreprise, Charles Mauron est

conduit à l’identification de plusieurs figures mythiques  : Hérodiade, saint

Jean, Vénus, le Faune, et pose en conséquence l’hypothèse que «  la

formation psychique inconsciente puisse être, provisoirement, assimilée à

une sorte de rêve inconscient, avec personnages  » (CM 1963, p.  112).

Mauron se limite à la figure féminine, qui apparaît la plus obsessive, et

découvre comment l’image de la Femme s’associe à celle de la Mort et de la

mutilation. Il cherche alors dans la vie du poète un épisode qui pourrait

expliquer cette liaison de l’érotisme et de la mort. On sait que la mère de

Mallarmé mourut lorsqu’il avait cinq ans  ; lorsqu’il en eut quinze, l’une de

ses sœurs mourut à son tour. Or on constate que, tant dans sa

correspondance que dans ses autres écrits, Mallarmé ne parle jamais de la

mort de sa mère. Il n’est pas douteux alors que l’image mortifère de la mère
occupe dans l’inconscient du poète une place prépondérante. Pourtant, il ne

saurait être question de rattacher tous les poèmes de Mallarmé à la

culpabilité de l’Œdipe, et la psychocritique ne prétend nullement parvenir à

une vue unitaire qui serait en définitive une réduction de l’œuvre. C’est

pourquoi dans un troisième temps, Charles Mauron dégagera les

composantes complexes du mythe personnel de Mallarmé, dont les résultats

acquis au cours des étapes précédentes permettront de mieux dessiner les

contours.

96
3. DES FIGURES MYTHIQUES AU MYTHE PERSONNEL

A la suite de la minutieuse analyse d’une série de textes qui vont des

premiers vers jusqu’à la dernière œuvre inachevée, le Livre, Charles Mauron

démontre que le mythe personnel inconscient de Mallarmé participe de près

au mythe d’Orphée. La transposition de ce mythe au domaine de la création

littéraire conduit à postuler que le sujet ne pourra créer l’objet que s’il utilise

en la sublimant une énergie cristallisée sur des formations inconscientes de

l’enfance. Charles Mauron discerne, dans l’univers psychique de Mallarmé,

deux «  réservoirs d’énergie  »  : «  la communion mère-enfant que le Moi

atteignait à travers l’image de Maria » (la jeune sœur morte), « le complexe

du double sombre, agressif, sadomasochiste et œdipien » (Introduction à la

psychanalyse de Mallarmé, p.  241-242). Une relation dialectique s’instaure

entre ces composantes, leur conjonction rejetant le sujet de la régression à la

dépression. De nouvelles composantes s’ajouteront aux anciennes : le thème

de l’orage, le thème de la reconstitution d’une unité détruite, etc.

Composantes qui ne s’éclairent tout à fait que si on les relie à la scène

primitive, concept fondamental de la théorie psychanalytique (cf. supra,

p. 22). Pour Mallarmé, la scène primitive associe probablement « l’image de

la mère morte  » et celle du «  tombeau dévorateur  ». Comme le souligne

Anne Clancier (op. cit., p.  60), «  le mythe dans son ensemble peut être

considéré comme un mythe orphique de descente aux Enfers  : recherche

d’une morte aimée et, plus profondément, recherche des mystères de la

sexualité et du mystère de la mort ».

IV. APPRECIATION CRITIQUE


La psychocritique a exercé et exerce encore une influence profonde dans

les milieux de la critique littéraire. Elle a suscité des réactions très diverses

dont on se fera l’écho ici.

On passera rapidement sur cette critique idéologique de fond qui consiste

à reprocher à la psychocritique de découvrir dans les textes l’écho des

complexes psychanalytiques  : il va de soi que si l’on refuse l’hypothèse

freudienne sur l’inconscient et ses conséquences  —  quelles que soient les

raisons, proclamées ou refoulées, de ce refus  —  l’analyse psychocritique

sera englobée dans le discrédit général qui frappe toute interprétation

informée par la psychanalyse. Il n’y a pas lieu d’insister.

On n’insistera pas non plus sur le reproche adressé parfois à la

psychocritique de traiter le discours littéraire comme le monologue du

patient dans la cure. Charles Mauron a répondu à cette objection dans le

Dernier Baudelaire : «  En apparence, nous ne disposons ni d’anamnèse, ni

d’associations libres, ni de rêves, ni de transfert. En effet, nous ne pouvons

pas faire la psychanalyse de l’auteur, mais la psychanalyse de l’œuvre est

possible et très légitime. Car la technique des superpositions remplace celle

des associations libres.  » Dans le même ordre d’idée, Mauron avait précisé

que la psychocritique, entreprise partielle au demeurant et non totalitaire,

«  ne prétend pas remplacer la critique classique, mais l’enrichir. Elle opère

son analyse au niveau des structures inconscientes, étant bien entendu que

les structures conscientes subsistent intégralement, avec leur valeur propre.

Ainsi, elle n’explique rien, mais décrit ce qu’elle découvre, grâce à sa

technique, au niveau à considérer  ; et comme elle découvre des formations

inconscientes, réseaux d’associations, phantasmes, conflits de tendances,

elle les donne pour des présences ou des relations à expliquer, non comme

des explications ». Tout cela est évident : lorsque Gérard Bessette, dans son

essai Trois romanciers québecois, montre que, dans le roman de Gabrielle

Roy, la Montagne secrète, la montagne est le substitut symbolique de la

mère, cette interprétation n’empêche pas les descriptions de la montagne,

nombreuses en ce texte, de subsister «  intégralement, avec leur valeur

propre » et leur qualité esthétique, dans une lecture au premier degré dont se

contentera parfaitement la quasi-totalité des lecteurs. La psychocritique, par

ailleurs, n’a effectivement jamais réduit l’œuvre littéraire à quelque hantise

sommaire, rapportée à son tour à un incident d’ordre biographique  : c’est

dans ce cas seulement qu’il faudrait parler d’une caricature de psychanalyse.


L’une des obsessions majeures de la critique traditionnelle consiste à voir

dans toute entreprise inspirée par la psychanalyse une déformation délibérée

des faits dans l’intention sournoise d’atteindre un but évidemment fixé


97
d’avance et de ramener l’œuvre à un type unique  : il ne semble pas que ce

reproche puisse être fait à Charles Mauron, ni aux travaux qu’il a inspirés.

Bien entendu, il n’est pas toujours facile de tracer une séparation stricte

entre la «  psychanalyse de l’auteur », que Mauron affirme ne pas vouloir ni

pouvoir pratiquer, et cette «  psychanalyse de l’œuvre  », qu’il estime

légitime. Il est certain qu’il est tentant, après avoir interrogé l’œuvre, et

surtout si l’on est analyste soi-même, de porter un diagnostic sur l’auteur.

Lorsque Anne Clancier, au terme de son essai, définit la «  personnalité

inconsciente d’Apollinaire comme appartenant au type décrit sous le nom

de phallique-narcissique  » (op. cit., p.  33), elle ne fait pas autre chose, et

peut-être dépasse-t-elle le propos initial de la psychocritique. Mais enfin la

surinterprétation exercée par certains disciples ne peut condamner en bloc la

fécondité de la théorie.

Après l’examen de ces critiques de fond, on signalera, pour finir, ce qui

constitue à notre sens les principaux aspects positifs de la psychocritique, et

on formulera quelques réserves.

L’un des points les plus positifs est que la psychocritique, parmi toutes les

tentatives d’interprétation psychanalytique de l’œuvre littéraire, est

probablement l’une des plus sérieuses  : entendons qu’elle s’appuie de

manière tout à fait explicite sur l’affirmation de la scientificité de la

psychanalyse et sur une connaissance parfaitement maîtrisée de ses

méthodes et de son appareil conceptuel. Il est d’autant plus remarquable

alors qu’elle ait su prendre ses distances envers la psychanalyse clinique

pour éviter toute occultation de la dimension esthétique de l’objet d’analyse.

Un autre point positif consiste en la démarche d’allure «  structurale  »

suivie par la psychocritique : alors qu’il est facile, dès que l’on a repéré des

relations entre des éléments situés à des niveaux différents, de thématiser

ces relations en termes de désir, la psychocritique préfère envisager d’abord

ces relations dans un procès dynamique apte à produire de nouveaux effets

sur la structure. Ce n’est pas tant la signification du réseau qui importe, que

son existence même, et sa dynamique. Ainsi l’interprétation proprement

psychanalytique est-elle différée jusqu’à ce que la saisie générale de la


structure autorise le déploiement du discours interprétatif à un autre niveau.

Et lorsqu’il s’agit de déplacer l’analyse des figures mythiques au mythe

personnel, on constate la même prudence méthodologique, dans la mesure

où la psychocritique est plus sensible à la structure et au dynamisme du

mythe qu’à son origine même. C’est pour cette raison sans doute que la

psychocritique se garde bien de confondre le mythe personnel avec une

manifestation névrotique banale, mais qu’elle le situe à l’arrière-plan quasi

conscient du moi créateur. Et pour cette raison enfin qu’elle se refuse à faire

du mythe personnel l’expression plus ou moins individualisée d’un

archétype mythique collectif.

Cela établi, qui est positif, il reste que la psychocritique n’évite pas trois

ordres principaux de réserves :

En premier lieu, on peut noter que le travail préalable de recherche des

métaphores et des réseaux ne se soustrait pas toujours à l’a priori.

Pourquoi, dans son étude sur Mallarmé, Charles Mauron choisit-il

d’emblée trois sonnets ? Ceux-là et pas d’autres ? Ne peut-on supposer

alors qu’une idée préconçue guide l’exégète ?

En second lieu, on peut regretter que la définition du mythe personnel

ne soit pas exempte de certaines approximations qui tiennent à un

facteur qui, en première analyse, avait pu sembler positif  : le caractère

dynamique et évolutif du mythe. «  Comment, se demande d’ailleurs

Mauron, allons-nous distinguer la structure de sa modification dans le

temps  ? Nous sommes contraints de répondre que nous le ferons de

notre mieux, par tâtonnements successifs » (L’inconscient dans l’œuvre

et la vie de Racine, p. 30). Il est vrai que toute exégèse structuraliste se

trouve tôt ou tard confrontée au problème de la dialectique du système

et du mouvement, de la structure et de l’histoire. La démarche

«  tâtonnante  » préconisée par Mauron faute de mieux n’est peut-être

pas la meilleure façon de résoudre le problème. Dans sa Sémantique

structurale, A.-J. Greimas rappelle qu’« aucune analyse ne peut opérer

avec deux classes de variables simultanément » (p. 189). Ne faudrait-il

pas alors, plutôt que de poser le mythe en perpétuel devenir, définir une

situation mythique stable susceptible de se matérialiser de manière

différente selon les époques  ? L’analyse y gagnerait probablement en

rigueur.
En troisième lieu enfin  —  et même si l’on porte au crédit de la

psychocritique la volonté de prendre en compte la spécificité esthétique

de l’œuvre — on peut s’interroger sur la validité de l’attitude qui, selon

98
l’expression de J. Mehlman , consiste à «  intégrer sa découverte du

mythe personnel dans une vision globale de l’œuvre  ». Cela n’était

nullement impliqué par les premiers postulats de la théorie. La


99
psychocritique sera ainsi conduite, dans le sillage de Mélanie Klein ,

à postuler que la création littéraire est la réalisation adulte des

«  tentatives infantiles de réparation d’un monde interne morcelé  » (J.

Mehlman, p.  381). «  La mère (intériorisée), restaurée à une intégrité

que menaçait le sadisme du sujet, serait l’analogue de l’œuvre d’art. Or

Mauron articule la notion kleinienne de la mère retrouvée sur celle du

100
moi médiateur qu’on avait trouvée chez Kris après Freud. L’œuvre

d’art devient ainsi un projet d’intégration psychique entre mythe

personnel (inconscient) et vision (consciente) du monde. Etait-il

indispensable de transposer en termes analytiques le concept de beauté

de l’œuvre comme exercice d’une maîtrise  ?  » Même s’il n’est pas

facile de répondre à cette question, elle méritait au moins d’être posée.

Enfin, comme ultime réserve, on dira que le terme «  psychocritique  »,

appliqué à une démarche interprétative du texte littéraire, correspond à une

désignation non théorique, mais empirique. La psychocritique en effet,

comme la plupart des entreprises critiques d’ailleurs, ne dispose pas d’une

véritable théorie de l’objet. Elle se réduit donc bien à un empirisme critique,

fût-il fécond et productif au niveau de la pratique textuelle.


 
SECTION 3

LA PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE

1.

Le projet sartrien

Une lecture tant soit peu attentive des œuvres critiques et théoriques de

Jean-Paul Sartre révèle un souci constant d’intégrer l’apport de la

psychanalyse à la réflexion sur la situation existentielle de l’homme. Depuis

son premier article de critique littéraire consacré à «  Sartoris  » et paru en

1938, dans lequel se trouve posé le problème de l’intelligibilité de l’être

faulknérien  —  «  Qu’est-ce au juste  ? Tare de race ou de famille, complexe

adlérien d’infériorité, libido refoulée  ? Tantôt ceci, tantôt

101
cela ...  »  —  jusqu’à son dernier texte sur Flaubert, Sartre ne cesse de

s’interroger sur le sens de l’existence en se servant à la fois de concepts

marxistes et psychanalytiques. Dans un article de 1939, il dit de L’Amour et

l’Occident  : «  Mais pour moi l’intérêt de cet ouvrage réside avant tout en

ceci qu’il témoigne d’un assouplissement récent et profond des méthodes

historiques sous la triple influence de la psychanalyse, du marxisme et de la

102
sociologie .  » Les nouvelles, de leur côté, ne manquent pas de faire

allusion à la psychanalyse, présentée il est vrai sous un jour volontairement

moqueur et satirique  : à Lucien, lecteur attentif et appliqué de

l’Introduction..., Berliac déclare  : «  Je m’en doutais  : tu es un anal  —  et il

lui explique le rapport freudien  : fèces = or, et la théorie freudienne de

l’avarice. Je voudrais savoir une chose, dit-il, jusqu’à quel âge ta mère t’a-t-

103
elle essuyé  ?   » Boutade sans doute, mais néanmoins révélatrice d’une

préoccupation d’autant plus profonde qu’elle se manifeste au sein de toutes

les instances du discours sartrien, si diverses soient-elles dans leur contenu

et leur expression.
En fait, il faudrait dire que si Sartre n’a cessé de faire référence à la

psychanalyse, il n’a cessé en même temps d’en marquer les limites et d’en

souligner les insuffisances théoriques. Tout en lui reconnaissant dans le

domaine des faits une certaine justesse, il ne peut s’empêcher d’en rejeter le

langage, considéré à la fois dans ses concepts et dans sa logique. Ainsi dira-

t-il  : «  Je suis entièrement d’accord sur les faits du déguisement et de la

répression en tant que faits mais les mots de «  répression  », «  censure  »,

«  pulsion  »  —  qui expriment à un moment une sorte de finalisme et, le


104
moment suivant une sorte de mécanisme  —  je les rejette .  » En somme,

l’attitude de Sartre devant la psychanalyse sera celle d’une rectification,

d’un durcissement théorique appliqué à une pensée jugée trop molle, trop

syncrétique, et trop peu dialectique.

I. PSYCHOLOGIE EMPIRIQUE ET PROJET D’ETRE

C’est à la suite d’une réflexion négative sur la validité, en critique

littéraire, de la psychologie empirique, que Sartre est conduit à reconnaître

les progrès réalisés par la psychanalyse.

1. Sartre refuse en premier lieu la notion de contenu de conscience. Pour

lui comme pour Husserl, toute conscience est intentionnelle, ce qui

veut dire d’une autre manière qu’il n’y a pas de dedans de la

conscience. Ce point de vue permet notamment d’échapper à l’écueil

de la philosophie idéaliste pour laquelle toute perception se réduit à

une représentation. Le monde extérieur conserve alors sa propre

existence, en face et au-delà de chaque conscience individuelle. La

disparition du monde signifierait la disparition de la conscience elle-

même, ce qui revient à dire que la connaissance ne saurait être une

simple reconstruction conscientielle, une sorte de digestion interne et

subjective qui tournerait à l’escamotage. Pour Sartre, toute

connaissance doit tenir compte des deux éléments, conscience et

monde, contemporains dans un même rapport. Connaître, c’est

s’éclater vers, viser un objet et non le dissoudre. C’est en ce sens que

l’on peut parler de l’intentionnalité de la connaissance. Mais celle-ci

n’est qu’une des formes possibles de la conscience qui, dans la totalité

de ses manifestations, doit également être qualifiée d’intentionnelle.


Des conduites aussi diverses que l’amour, la crainte et la haine,

manifestent encore des visées d’intentionnalité. La conscience n’a donc

d’existence qu’à la périphérie d’elle-même, dans son éclatement vers

l’objet et non dans un retour sur soi qui, dissolvant le monde, la

détruirait du même coup. Il est en effet impossible de faire de l’objectif

avec du subjectif, du transcendant avec de l’immanent et de l’être avec

du non-être. Il ne saurait donc y avoir de contenu de conscience.

2. En deuxième lieu, Sartre reproche à la psychologie empirique de

réduire la personnalité du sujet observé à des éléments premiers qui ne

sont en fait que des tendances abstraites et générales. Il critiquera ainsi

la description psychologique que Bourget a donnée de Flaubert. La

déficience d’une telle analyse réside dans son incapacité à rendre

compte de la réalisation concrète de telle ou telle tendance générale.

Pourquoi «  l’effervescence du jeune sang  » de Flaubert se tournerait-

elle nécessairement en passion littéraire ?

3. Enfin, Sartre refuse à ces éléments toute prétention à l’irréductibilité. Il

reproche aux psychologues traditionnels de faire une décomposition

structurale en éléments apparemment premiers, mais en fait

injustifiables parce qu’injustifiés. Ainsi, l’ambition de Flaubert ne

serait pas une propriété toute faite de sa conscience, mais plutôt le sens

que cette conscience a choisi de se donner.

Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de rendre illusoire la recherche de

l’irréductible mais plutôt de dénier aux tendances psychologiques générales

leur prétention à l’irréductibilité. Celles-ci ne sont en réalité que les

signifiants d’un signifié qui lui seul a droit au titre d’irréductible et qui sera

pour Sartre le choix originel. La psychologie empirique n’aboutirait donc

qu’à un éclatement de la personnalité du sujet en de multiples tendances

abstraites qui seraient comme autant de couches successives reliées sous

l’œil du psychologue par des rapports de pure contingence et d’extériorité.

«  Il s’agit au contraire de retrouver, sous des aspects partiels et

incomplets du sujet, la véritable concrétion qui ne peut être que la

totalité de son élan vers l’être, son rapport originel à soi, au monde et à

l’Autre, dans l’unité de relations internes et d’un projet

105
fondamental . »
C’est ce projet fondamental qui constitue précisément pour Sartre l’objet

de toute critique anthropologique. Exprimé tout entier en chacune des

tendances propres à un individu, il se dégage de leur confrontation sans être

pour autant antérieur à la tendance particulière qui le manifeste, mais

rigoureusement contemporain de son surgissement. Il n’est au fond que


106
«  son au-delà et l’infinité de sa transcendance   ». Chaque tendance

renvoie ainsi à un sens qui la dépasse, mais qui ne lui préexiste pas et ne

peut se dévoiler que par son actualisation.

D’où le principe général d’enquête suivant  : ne s’arrêter que devant

l’irréductibilité évidente, c’est-à-dire ne reconnaître pour projet initial que

celui dont la fin projetée s’identifie à l’être même que le sujet s’est donné en

tant que conscience libre. Il s’agit bien ici d’une recherche ontologique, et

non pas éthique, comme on pourrait le croire un peu hâtivement. Sartre

s’empressera d’ailleurs de rejeter la classification de Heidegger en projets

authentique et inauthentique. La critique sartrienne sera donc ontologique,

c’est-à-dire cherchera à élucider comment un sujet individuel, en tant que

conscience, vise son être. Et cette forme spécifique de rapport à l’être n’est

rien d’autre que le pour-soi.

4. Le pour-soi est cet être, toujours à distance de lui-même, coupé d’un

possible qui lui manque pour être, possible sans cesse visé mais

toujours dépassé vers d’autres possibles. On ne saurait remonter plus

haut que l’être, et l’être du pour-soi étant projet d’être, la recherche

critique de ce projet ne pourra dévoiler qu’un irréductible.

Seule une méthode spécifique peut, selon Sartre, permettre d’approcher

l’irréductible véritable constitué par le projet d’être, c’est la psychanalyse

existentielle. Retenant partiellement la méthode freudienne, elle la complète

néanmoins dans un sens qu’il convient maintenant d’élucider.

II. PSYCHANALYSE EMPIRIQUE ET

PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE

1. Fondamentalement, la psychanalyse existentielle reste proche de la

psychanalyse empirique par un certain nombre de principes communs.

Le principe de départ réside dans l’intention de considérer l’homme


comme une totalité et non comme une collection, chaque conduite

réduite à elle-même étant révélatrice de la personnalité tout entière. A

cela s’ajoute la décision de déchiffrer et fixer en concepts les

comportements empiriques à l’aide d’une méthode comparative apte à

mettre au jour le réseau symbolique inhérent à l’ensemble des

conduites. Comme la psychanalyse freudienne, la psychanalyse

existentielle pose que la vie psychique, dans ses diverses

manifestations, se présente sous la forme d’un univers de signes en

rapport de symbolisation avec les structures fondamentales

constitutives de la personne. L’une comme l’autre ont encore en

commun de nier la notion de données premières de l’affectivité dans la

mesure où elles considèrent l’être humain par rapport à son insertion

dans un processus d’historialisation, à son inscription dans une

situation qu’il s’agit de retrouver par l’intermédiaire de traces

objectives  : lettres, témoignages, journaux intimes et documents de

toute espèce.

La psychanalyse empirique cherche à déceler le complexe, la

psychanalyse existentielle le choix originel. Complexe et choix originel sont

antérieurs à toute démarche logique et demandent à être éclairés par une

approche faisant place à un large éventail de significations polyvalentes. En

outre, dans chacune des deux analyses, c’est un rapport d’objectivité qui

relie l’observateur et l’observé. Sartre ajoute toutefois qu’un sujet peut tenter

sur lui-même l’examen psychanalytique, mais à condition de s’objectiver,

c’est-à-dire de s’interroger exactement comme s’il était autrui.

Il est important de comprendre que les analyses existentielle et freudienne

sont toutes deux des méthodes objectives qui appréhendent le sujet du point

de vue d’Autrui et qui l’interrogent comme un objet. On reconnaîtra

néanmoins une divergence dans les présupposés. La psychanalyse

freudienne part du postulat de l’existence d’un psychisme inconscient qui

est le siège d’une énigme indevinée voire indevinable, de sorte que le

complexe ne peut être extirpé que par les soins d’un observateur extérieur.

La psychanalyse existentielle par contre rejette la notion d’inconscient dans

la mesure où tout fait psychique est coextensif à la conscience, mais elle

maintient une distinction entre le vécu et le connu. Un être humain peut

avoir une compréhension préontologique de sa situation par le fait même


qu’il en jouit ; cela ne veut pas dire qu’il peut l’éclairer analytiquement et la

fixer en concepts. En d’autres termes, le vécu psychique peut être soupçonné

par le sujet lui-même tout en lui demeurant intellectuellement opaque, car si

la conscience est capable d’appréhender une totalisation extérieure elle ne

saurait totaliser sa propre totalisation.

2. Ces dernières remarques annoncent déjà qu’au-delà des rencontres

apparentes, la psychanalyse existentielle suivra un chemin

méthodologiquement différent de celui de la psychanalyse freudienne.

Certains concepts freudiens seront pour Sartre sinon inadmissibles,

tout au moins mal fondés dans leur extension opératoire. Ainsi de la

libido, concept peu clair par lui-même et dont la définition repose en

fin de compte sur des constats d’expérience, sur des résultats

empiriques et contingents. On pourrait très bien concevoir une réalité

humaine pour laquelle la libido ne constituerait pas le projet

fondamental. Le choix originel par contre, reçoit sa légitimation de la

liberté qui est l’être même du pour-soi, en même temps qu’il se fonde

sur le manque qui lui donne la mesure de sa réalité ontologique. En

tant que tel, il est absolument irréductible. De plus, la libido n’est

qu’un terme abstrait et général qui se différencie après coup en

conduites et en complexes concrets, alors que le choix est singulier,

concrétion absolue (il ne préexiste pas à son choisir, exister pour lui,

c’est se choisir). Nous dirons aussi de ce choix qu’il est individuel et

instantané et qu’une symbolique universelle comme celle de la

psychanalyse freudienne ne peut lui être appliquée. Ce serait plaquer

du mécanique sur du vivant, sur le vivant même de la conscience. Tout

choix est en effet libre détermination, non pas un état ou un être de

conscience, mais la conscience elle-même dans son rapport au monde.

Et c’est finalement cette notion de conscience qui établit la ligne de

partage entre la psychanalyse empirique et la psychanalyse

existentielle. Dans la première, il y a passage de l’inconscient au

conscient, dans la seconde du conscient au connaissant.

Sartre reprochera encore à la psychanalyse freudienne, son

syncrétisme, qui apparaît notamment dans l’utilisation du complexe

d’Œdipe où, suivant les moments, on croira déceler aussi bien la

fixation à la mère, l’amour de la mère que la haine de la mère. La


théorie psychanalytique serait ainsi une pensée «  molle  », non

structurée et non dialectique puisqu’elle se prête à l’intégration et à la

coexistence de significations opposées.

III. ONTOLOGIE ET TEMPORALITE

Le choix, on l’a dit, est instantané et individuel. C’est en effet dans le

temps que la consccience vise ses possibles. Définir le rapport de la

temporalité et de l’ontologie, c’est contribuer à l’élucidation du projet

d’être, et c’est précisément dans la mesure où elle acceptera d’être guidée

par les signes temporels tels qu’ils ressortent d’un tempérament particulier,

que la psychanalyse existentielle pourra prétendre accéder au déchiffrement

du choix ontologique recherché. Aussi s’agira-t-il d’abord de mettre en

évidence la méthodologie de l’interrogation sartrienne sur le temps, pour en

apprécier ensuite les implications.

1. METHODOLOGIE

Bien que pour les besoins de l’analyse, Sartre considère séparément les

trois éléments du temps (passé, présent, futur), il recommande cependant

d’avoir toujours à l’esprit la totalité à laquelle ils participent.

«  La seule méthode possible pour étudier la temporalité, c’est de

l’aborder comme une totalité qui domine ses structures secondaires et


107
qui leur confère leur signification . »

Le sens provient donc de la synthèse et non des éléments. Si Sartre étudie

le passé, ce sera toujours en tant qu’il est solidaire du présent et du futur.

L’analyse de l’élément est vouée à l’échec dans la mesure où, enfermé dans

sa singularité, celui-ci ne saurait entrer en relation avec ce qu’il n’est pas. Si

l’on veut conserver au temps sa continuité, il faut admettre une synthèse

réelle qui est un mode d’être originel.

«  Si la rémanence existentielle de l’être sous forme de passé ne surgit

pas originellement de mon présent actuel, si mon passé d’hier n’est pas

comme une transcendance en arrière de mon présent d’aujourd’hui,


108
nous avons perdu tout espoir de relier le passé au présent . »
Les mêmes considérations valent pour le futur  ; le présent éclate aussi

bien en avant qu’en arrière de lui-même. Passé et futur ne surgissent donc

jamais isolément mais sont du même coup passé de ce présent, futur de ce

présent. Autrement dit, c’est un rapport ontologique originel qui relie les

trois éléments du temps que Sartre préfère appeler les trois ek-stases

temporelles. C’est ce présent qui est son passé derrière lui et son futur

devant lui.

L’originalité de cette synthèse réside dans sa dimension ontologique. Afin

d’en préciser la portée, il semble utile de rappeler la distinction entre les

deux notions, avoir un passé et être son passé, distinction qui conserve toute

sa valeur pour le futur. S’interrogeant sur la première, Sartre fait remarquer

qu’on ne peut avoir un passé de la même manière qu’on possède un objet du

monde. La possession exprime toujours, en effet, un rapport extérieur entre

le possédant et le possédé, or nous venons de voir que tout rapport

d’extériorité introduit une discontinuité dans la chaîne temporelle. Pour

demeurer interne, le lien entre les ek-stases ne saurait être pensé sous le

rapport de l’avoir mais sous celui de l’être. L’expression avoir un passé doit

donc se convertir, pour conserver un sens, en un être son passé. Et c’est

seulement à partir du présent que cette relation ontologique peut s’établir.

«  Le passé peut bien hanter le présent, il ne peut pas l’être  ; c’est le

présent qui est son passé. Si donc on étudie les rapports du passé au

présent à partir du passé, on ne pourra jamais établir de l’un à l’autre

109
des relations internes . »

D’où cette double certitude  : un en-soi (objet du monde) figé dans sa

matérialité ne peut être son passé et par suite n’a pas de passé. Il est dans

l’instant. Seule la conscience peut projeter son être en arrière d’elle-même,

être son passé de même qu’elle est son futur. Il n’y a donc de temporalité

proprement dite que pour la réalité humaine. Réfléchissant sur la continuité

du temps, Sartre élabore ainsi une méthodologie s’exprimant sous forme de

synthèse ontologique.

2. IMPLICATIONS
Toute conscience dans son actualité est en même temps son passé. Mais

comment le présent peut-il être le passé  ? Il est impossible pour une

conscience de ne pas être ce qu’elle a été par exemple hier. Même si elle

refuse son adhésion à ce qu’elle fut, elle en demeure encore hantée. Cet être

auquel on ne saurait échapper même par l’oubli, puisque l’oubli est encore

une conduite intentionnelle, c’est ce que Sartre appelle la facticité. En ce

sens, le passé est en-soi.

Mais d’un autre côté ce que j’étais hier, je ne le suis plus aujourd’hui, non

plus simplement à cause de l’écart temporel, mais surtout parce que je suis

une conscience, et qu’en tant que conscience, je demeure à chaque instant

mon propre témoin, m’écartant par ce fait même de toute définition

objective de mon être. En d’autre termes, le sens d’un événement qui a pris

place dans mon passé n’est pas fixé une fois pour toutes mais reste

susceptible d’être réinterprété en fonction de mes actes présents et futurs.

Le fait subsiste sans doute (facticité), mais son sens est sans cesse remis en

question (liberté). Il apparaît cependant nécessaire d’opérer la distinction

entre une conscience vivante et une conscience soudain neutralisée par la

mort. Celle-ci enferme définitivement le pour-soi dans sa facticité, c’est-à-

dire, selon la formule de Malraux, « change la vie en destin ». A la seconde

même de la mort, la conscience bascule toute entière au passé et s’englue

pour toujours dans l’en-soi. Mais tant qu’il y a vie, elle demeure disponible,

c’est-à-dire capable de modifier ses projets. C’est déjà montrer que même

dans son rapport au passé, la conscience débouche sur le futur.

On voit combien les diverses ek-stases temporelles sont ontologiquement

intégrées. Si le pour-soi n’avait pas de futur, il perdrait la présence à l’être,

son pouvoir d’être à distance de soi comme témoin de soi-même, il

retomberait dans la matérialité de l’en-soi et s’engluerait dans un passé

totalement définissable par la facticité. Synthèse originelle de ses trois ek-

stases, la temporalité sartrienne renvoie systématiquement à l’être même du

pour-soi dont elle dévoile la structure diasporique.

«  C’est-à-dire que la temporalité ne peut que désigner le mode d’être

d’un être qui est soi-même hors de soi... Il n’y a de temporalité que

comme infrastructure d’un être qui a à être son être, c’est-à-dire


110
comme infrastructure du Pour-soi . »
IV. ONTOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE

La psychanalyse existentielle, on l’a vu, prétend élucider le projet d’être,

c’est-à-dire la façon dont une conscience se choisit dans le champ d’altérité.

Puisque la temporalité renvoie à la structure intime de la conscience,

s’interroger sur le projet d’être conduira pour une bonne part à décrire la

temporalité de cet être. Dans cette perspective, suivant le degré d’intégration

temporelle qu’un texte suggérera, que celui-ci soit littéraire, témoignage,

journal ou lettre, il sera possible au critique de déterminer assez exactement

le caractère de l’ontologie qu’il implique.

Au risque de simplifier, on pourrait dire que l’œuvre critique de Sartre va

d’une ontologie vers une anthropologie suivant trois étapes qui sont

marquées par la parution du Baudelaire en 1947, de Saint-Genet comédien

et martyr en 1952 et de l’Idiot de la famille en 1971 et 1972. Baudelaire

demeure fondamentalement l’histoire d’une conscience individuelle, décrite

à partir d’une fixation infantile dans le cadre étroit d’une psychanalyse

métaphysique. La famille et l’entourage y sont envisagés non pas comme

milieu social mais sous la forme abstraite de la nomination. Sartre dans une

interview accordée en 1970 caractérise cette première étude comme étant


111
« très insuffisante, extrêmement mauvaise même  ». Le Saint-Genet... fait

davantage de place au conditionnement social bien que celui-ci donne lieu

moins à des analyses qu’à des allusions. L’histoire objective de Genet y est

amorcée mais, la perspective historique demeure timide. Aucune mention

n’est faite par exemple du contexte particulier dans lequel Genet enfant,
e
produit du XX siècle, a évolué, aucune analyse de l’Assistance publique en

tant qu’institution et source concrète d’aliénation n’y est proposée. Si

l’élargissement de l’ontologie vers l’anthropologie se trouve annoncé dans

ce second ouvrage, ce n’est qu’avec l’Idiot de la famille que la perspective

historique est proprement située, longuement commentée dans les rapports

de contrainte qu’elle institue. La crise infantile ne résulte plus simplement

d’un manque ontologique mais se trouve appréhendée en termes de classe et

d’idéologie.

Il reste bien évident que la dimension ontologique demeure, et qu’elle

subsiste non pas comme simple résidu mais comme constituant la réalité

même que le critique se doit d’élucider. L’interprétation devient tout


simplement plus concrète, revenant sans cesse et de manière obsédante sur

les mêmes motifs, les reprenant dans un système d’explication de plus en

plus vaste qui fait que le sujet est restitué devant le lecteur dans la

complexité de sa situation historique. C’est toujours le même choix qui se

trouve répété au long des analyses, mais à chaque fois éclairé différemment

et progressivement reconstruit dans sa totalité. Ce qui est ici en cause, ce

n’est pas la vérité de l’interprétation originelle mais l’amplitude de son

intellection. Si Sartre s’est montré si sévère avec lui-même à propos de son

Baudelaire, ce n’est sans doute pas parce qu’il remet soudain en question la

validité de cet irréductibilité, constitutif du projet baudelairien, mais plus

exactement parce qu’il juge insuffisante l’articulation du réseau de ses

médiations.

En conséquence, on essaiera dans les chapitres qui suivent de rendre

compte de la démarche ontologique sartrienne par le biais de l’une de ses

dimensions privilégiées  —  la temporalité  —  tout en restant attentif à

l’intégration progressive de la réalité sociale.


 
2.

Psychanalyse existentielle et dialectique : Baudelaire et

Saint-Genet

I. BAUDELAIRE OU L’HISTOIRE D’UNE

CONSCIENCE

Il n’est pas inutile de rappeler que Sartre, dans son Baudelaire, ne prétend

nullement faire œuvre de critique littéraire et que les objections qui lui ont

été adressées dans cette perspective ont peu de pertinence. Comme Georges

Blin l’a lui-même admis  : «  Il n’est véritablement pas de page de cette

Introduction aux Ecrits intimes (le Baudelaire avait été conçu à l’origine,

comme le Saint-Genet le sera plus tard, pour servir d’introduction) qui ne

112
s’éclaire par référence à l’Etre et le Néant . » Michel Leiris, d’autre part,

faisait dans sa préface à «  Idées-poche  », cette mise au point  : «  Nulle

prétention en cette étude à rendre compte de ce qu’il y a d’unique dans les

proses comme dans les poèmes baudelairiens... Pour Sartre, qui a choisi

comme fin tangible à son activité de construire une philosophie de la liberté,

il s’agit essentiellement de dégager de ce qui est connu du personnage

Baudelaire sa signification  : le choix de lui-même qu’il a fait (être ceci, ne

pas être cela) comme le fait tout homme originellement et d’instant en

113
instant . »

Bien que l’étude de Sartre ne soit pas organisée clairement en chapitres,

on peut en proposer une division en trois parties :

1. Dans une première partie, Sartre pratique une analyse régressive,

remontant dans le temps jusqu’à l’enfance du poète pour ensuite se

concentrer sur une série d’actes (actes gratuits, franchement inutiles

comme par exemple ses emportements contre Ancelle qu’il abandonne

à peine amorcés) interprétés à partir des écrits autobiographiques, des

poèmes, des témoignages extérieurs. Puis il montre comment

Baudelaire n’a jamais dépassé le stade de l’enfance, non seulement


dans ses relations familiales, mais plus encore par la manière même

dont il intériorise le concept de famille. Sartre dégage enfin le choix

fondamental de Baudelaire de vivre en état de tutelle  : «  Il fut un

éternel mineur, un adolescent vieilli, et vécut dans la fureur et la haine

mais sous la garde vigilante et rassurante d’autrui  » (p.  80). D’où

l’importance du motif du regard. Ce choix de vivre pour autrui se

traduit par un désir de devenir chose aux yeux des autres dont le regard

objective une fois pour toutes la singularité en essence. En d’autres

termes, Baudelaire est à la recherche de son unicité mais ne peut la

saisir que par l’intermédiaire du jugement d’autrui : c’est l’autre qui le

voit, c’est l’autre qui le nomme, qui lui donne son être et lui fixe sa

destination.

Néanmoins, Beaudelaire ne saurait se satisfaire d’une originalité

passivement subie, d’un être-objet dont il ne serait pas l’auteur. Il prétend

s’être fait ce qu’il est, voulant ainsi réaliser la synthèse du subjectif et de

l’objectif, demandant à autrui de jouer simultanément les rôles de sujet

objectivant et d’objet fasciné alors que lui-même se réserve les fonctions de

sujet fascinant et d’objet de dérision. Il oscille entre l’être et l’existence, se

refusant à vivre l’un et l’autre jusqu’au bout. Cette description du choix

baudelairien en termes de mauvaise foi se présente comme un exemple

concret des analyses plus abstraites de l’Etre et le Néant relatives à la

contradiction d’une liberté qui s’objective dans l’être tout en revendiquant

114
ses prérogatives de sujet créateur . Certains traits du caractère de

Baudelaire  —  narcissisme, auto-punition, dolorisme, satanisme  —  sont

ainsi proposés comme des manifestations de ce choix originel  : objectivité-

subjectivité, être-existence.

2. Dans un deuxième temps, Sartre opère une synthèse progressive qui

examine les différentes données du caractère de Baudelaire : horreur de

la nature, culte de la « froideur », dandysme... Ces données empiriques

sont étudiées et interrogées selon l’ordre de leur apparition dans la vie

du poète. «  Elles manifestent la transformation d’une situation par un

choix originel  ; elles sont des complications de ce choix et, pour tout

dire, en chacune d’elles coexistent toutes les contradictions qui le

déchirent, mais renforcées, multipliées par suite de leur contact avec la

diversité des objets du monde (p. 125). » De sorte que le choix qui est
constitué par ce balancement perpétuel entre l’existence et l’être se

révèle et se réalise au travers d’attitudes concrètes et particulières

envers les êtres et les choses de la réalité mondaine. En somme, la

multiplicité du vécu baudelairien articule le choix fondamental.

Cette analyse du vécu se clot sur une description de la temporalité du

poète, qui devient comme la trace sensible et signifiante du choix originel.

L’assise temporelle est conçue en tant qu’ultime série d’intelligibilité qui

ressaisit dans une synthèse concrète l’ensemble des conduites jusque-là

explicitées. Chaque conduite en effet se laisse interpréter en termes de

temporalité ou plus précisément exprime dans le champ de son extériorité la

réalité intérieure du sujet. En ce sens, la temporalité est une forme

puisqu’elle rassemble, mais une forme concrète puisqu’elle signifie.

Analytiquement, on pourrait dire que la conscience se manifeste à trois

niveaux  : au niveau factuel des conduites qui est le degré zéro de la

signification (exemple  : le narcissisme se présente spontanément comme

une attention excessive à soi)  ; au niveau de sa temporalité  ; au niveau

irréductible du choix originel. Dans la réalité cependant, ces trois niveaux

sont donnés en même temps, le sujet se définissant simultanément par le

double mouvement centrifuge et centripète de son projet dont l’articulation

commune est le temps.

Sartre nous dit que Baudelaire « a choisi d’avancer à reculons, tourné vers

le passé » (p. 206), ayant dès 1846 écrit la plupart de ses poèmes dont il ne

fera ensuite que reprendre les idées et la forme, ayant donné à ses relations

familiales leur statut définitif, répétant les mêmes querelles et les mêmes

plaintes, haïssant le progrès dont il vivait pourtant les moments exaltants,

ayant choisi en somme «  de considérer sa vie du point de vue de la mort,

comme si une fin prématurée l’avait soudain figé » (p. 204). En s’enfermant

dans le passé, en amputant sa temporalité de sa dimension à-venir,

Baudelaire fuit l’entreprise et le projet, l’instabilité et la responsabilité du

choix des possibles. Sans doute a-t-il choisi, mais il a choisi de ne plus

choisir, ayant décidé une fois pour toutes de vivre mal, de jouir en

permanence de son remords et de sa culpabilité, puisant dans son passé les

matériaux de sa délectation morbide.

3. La troisième partie de l’étude s’adresse au fait poétique baudelairien tel

qu’il apparaît dans les œuvres et en tant qu’il entretient une relation
avec le passé. Pour Sartre, chaque créateur poursuit à sa manière

l’impossible synthèse de l’existence et de l’être. Ce que Baudelaire a

créé dans sa vie et dans ses œuvres, c’est le spirituel. Or pour lui le

spirituel d’un côté se caractérise par l’objectivité, la cohésion, la

permanence et l’identité de l’être, et de l’autre il n’est jamais tout à fait

visible, il reste en suspens comme une absence. Le spirituel se laisse

saisir par les sens et il est ce qui ressemble le plus à la conscience.

Aussi pour Sartre l’effort de Baudelaire est-il de récupérer la

conscience, de la posséder comme une chose par le truchement d’une

poétique striée d’images qui offrent l’apparence d’une conscience

objectivée  : parfums, lumières tamisées, musiques lointaines. Dans

cette œuvre, les termes  : parfum, pensée, secret sont à peu près

synonymes, «  autant de mots pour désigner le monde de la mémoire  »

(p.  233). Encore une fois, nous sommes ramenés au temps et à sa

dimension objective, le passé.

II. SAINT-GENET, COMEDIEN ET MARTYR

Par rapport au Baudelaire qui présentait abstraitement la fixation infantile

comme un choc, une fêlure, l’étude sur Jean Genet représente une évolution

sensible en faisant une plus grande place au rôle du conditionnement. La

fixation infantile chez Genet est un fait produit dans le cadre d’un milieu

social donné, envisagé dans une perspective historique et chronologique.

Dès les premières pages, Sartre indique les grandes lignes de son étude ainsi

que la méthode qui doit permettre d’appréhender le vécu du sujet observé :

«  Si nous voulons comprendre cet homme et son univers, il n’est pas

d’autre moyen que de reconstruire soigneusement, à travers les

représentations mythiques qu’il nous on donne, l’événement originel à

quoi il se réfère sans cesse et qu’il reproduit dans ses cérémonies

secrètes. La méthode s’impose  : par l’analyse des mythes, rétablir les

faits dans leur signification vraie » (p. 12).

En un premier moment, Sartre nous fait assister à la déchéance

ontologique de la conscience de Genet, à son aliénation dans l’en-soi  ; les

références à la temporalité y sont alors explicitement formulées, tantôt


implicitement suggérées. En un second moment, c’est la libération de cette

conscience par la création littéraire que Sartre évoque encore par le

truchement d’une dialectique temporelle.

1. LA DISSOLUTION DE L’ETRE.

On pourrait appliquer à Genet le mot de Descartes selon lequel le

malheur de l’homme est d’avoir été enfant. Entendons que celui-ci vit dans

un univers dont les valeurs sont données et s’imposent à lui. En somme,

l’enfant vit dans l’être. Dès lors, lorsque le regard d’autrui s’appesantira sur

l’enfant Genet et le sacrera voleur, celui-ci ne songera pas une fois à douter

de cet être qu’on lui donne et souscrira sans peine au jugement ontologique

et terrifiant que les Justes auront porté sur lui. En un instant, la vie de Genet

sera transformée en éternité de voleur.

C’est par un dévoilement explicite de la structure temporelle de la

conscience de Genet que débute l’étude de Sartre  : «  Genet s’apparente à

cette famille d’esprits qu’on nomme aujourd’hui du nom barbare de

passéistes (p.  9).  » Le passéiste est précisément celui dont la maturation

s’est arrêtée, soudain figée autour d’un noyau de passé, d’un instant, instant

fatal puisque la vie entière est désormais hypothéquée. En ce sens, l’instant

est enveloppement du futur par le passé, du pour-soi par l’en-soi, fatalité

mythique qui change le temps en songe et la vie en mort :

«  Genet porte en son cœur un vieil instant qui n’a rien perdu de sa

virulence, vide infinitésimal et sacré qui termine une mort et

commence une horrible métamorphose » (p. 9).

Cet instant du regard, qu’est-il d’autre en effet que la mise à mort d’une

conscience par une autre conscience, la réduction au silence d’une liberté

par une autre liberté, moment sacré où le futur bascule dans le passé, le

pour-soi dans l’en-soi et le temps dans l’éternité  ! Genet est voleur,

éternellement.

«  De la même façon que Jésus ne cesse de mourir, Genet ne cesse

d’être métamorphosé en vermine : le même événement archétypique se

reproduit sous la même forme rituelle et symbolique à travers les

mêmes cérémonies de transfiguration  ; pour Genet comme pour les


fidèles d’une communauté religieuse, le temps sacré est cyclique : c’est

le temps de l’Eternel Retour. Genet a été, il a vécu » (p. 12).

On assiste donc ici à la métamorphose ontologique d’une conscience, à

son engloutissement dans l’être, le tout s’exprimant sous forme de processus

de détemporalisation  : l’instant vidant le temps de sa dimension ek-statique

pour le réduire à l’éternité. Instant, éternité, mort sont les mots-clefs qui

décrivent une aliénation qui se prolongera à travers des conduites aussi

diverses que le vol, l’amour et l’esthétisme. Autant de catégories qui

permettent à Sartre, comme on le verra maintenant, de dégager la

signification de ces comportements. Quel est le principe du mécanisme ?

L’aventure de Genet sera d’abord ontologique. A la recherche de cette

synthèse impossible de l’être et de la conscience d’être, c’est moins pour

voler que Genet volera que pour être voleur. En somme, il s’agira pour lui

d’une tentative mystique pour se perdre dans l’être et s’y retrouver tout à la

fois. Etre et se sentir être sous forme de coïncidence. Cet effort est payé

d’un échec  : sans cesse à se guetter, la conscience se manque et déjoue ses

propres pièges. Mais en même temps, Genet réclame l’autonomie de sa

volonté. Enfoncé dans l’être-voleur, il prétend reprendre à son compte le

jugement d’autrui, se donnant ainsi l’illusion de vouloir son destin  :

«  J’étais voleur, je serai le Voleur.  » Comme beaucoup d’opprimés, il

revendique par dignité l’être qu’on tente de lui imposer du dehors  : la

société ne l’exclut pas, c’est lui qui refuse de s’y intégrer  : «  J’ai décidé

d’être ce que le crime a fait de moi (p.  64).  » Ce défi résume à lui seul

l’ambiguïté de l’attitude de Genet qui mêle tout à la fois une intention d’être

et une intention de faire.

On peut remarquer le fonctionnement de ce mécanisme au niveau du vol.

Le vol est pour Genet une sorte de cérémonie magique, un rituel qui

s’accomplit en vue d’une saisie ontologique. Genet vole pour se regarder

voler, pour surprendre son être de voleur. Loin d’être un faire gratuit qui

serait le résultat d’une volonté pure, en un mot un acte, le vol se présente à

lui sous la forme d’un geste par lequel il consacre sa nature de voleur.

Rituel, consécration, le geste est religieux par excellence. Genet joue son vol

comme un spectacle qu’il offre à sa conscience. Il le joue pour être vu voler,

officiant solitaire d’une messe noire où se trouvent consacrées, par un même

geste, les deux espèces de l’être et du connaître.


Le même mécanisme sert encore de structure à la conduite amoureuse

qui, chez Genet, prend la forme de l’homosexualité passive. Crise originelle

et comportement amoureux ont pour caractère commun d’être un viol :

«  Un viol véritable peut devenir dans notre conscience morale une

condamnation inique et pourtant inéluctable et, inversement, une

condamnation peut être ressentie comme un viol. L’une comme l’autre

transforment le coupable en objet et si celui-ci ressent son objectivation

dans son cœur comme une honte, il la ressent dans son sexe comme un

coït subi » (p. 81).

En d’autres termes, le sexe d’autrui, comme son regard, impose à Genet

la dure loi de l’être. La conscience se disperse dans un être reçu, ressenti.

Regardé, sodomisé, Genet devient objet. Aussi chacune de ses relations

amoureuses n’a-t-elle d’autre but que de répéter la crise originelle, l’instant

fatal où la conscience passe à l’être. On a toutefois fait remarquer que par

dignité Genet revendique cet être qu’on lui impose du dehors. Cette

pénétration ontologique ne prend donc tout son sens que si l’aimé, c’est-à-

dire l’autre, se profile comme le double de Genet, le reflet de son être conçu

comme maléfique. Genet le voleur, Genet le pédé, se veut en effet

l’incarnation absolue du mal dont le regard d’autrui, fixé sur son geste

d’enfant, lui a renvoyé l’image fascinante. Il revêtira son double amoureux

de qualités fabuleuses et maléfiques, et tentera de se les incorporer dans un

coït symbolique. Sartre note  : «  L’amour est un cérémonial magique par

quoi l’amant vole à l’aimé son être pour se l’incorporer (p.  84).  » Il serait

plus juste d’ailleurs de parler de restitution puisque cet être n’est autre que

celui de l’amant lui-même, porté à l’absolu. Comme le Ferrai de la

Condition humaine mais dans un autre contexte, Genet ne fait jamais

l’amour qu’avec lui-même. Cérémonial magique, l’amour s’exprime par une

conduite rituelle. Tout comme le vol, le coït est un geste mythique qui

s’inscrit dans une temporalité cyclique.

Nous avons vu avec Sartre que l’aventure de Genet se définit comme la

recherche d’une synthèse de l’être et de la conscience d’être. Mais cet être

qu’il veut être, Genet n’en accepte pas l’extériorité, il prétend le retrouver en

lui, et lui substitue un faire pour être. Dès lors, la conscience de Genet se

scinde en une double polarité  : conscience de faire et conscience d’être, la


première contestant la seconde. Genet s’aperçoit soudain que son être n’est

qu’un spectacle monté de toutes pièces, peuplé de figurants dont les qualités

maléfiques ne sont que parures de ballet. Dure révélation  : Genet n’a réussi

qu’à se diluer dans le produit de sa propre conscience. Sa quête de l’être se

réduit à une fable et glisse dans l’apparence.

2. LA CREATION SALVATRICE

En tant que telle, l’aventure ontologique aboutit donc à un échec. Pour

tenter de la récupérer, Genet passe au plan esthétique. Ne pouvant être son

être, il décide de le rêver et de le vivre dans l’imaginaire  : «  Genet

s’irréalise, il joue le rôle d’un faux Genet qui serait dupe de ses phantasmes.

Il sait qu’ils sont néant, il feint de croire qu’ils ont de l’être (p.  339).  » Le

faire pour être se métamorphose ainsi en un rêver pour être.

C’est encore par une description de temporalité que Sartre rend son

lecteur sensible à cette forme nouvelle d’expérience ontologique :

« Le temps s’invertit : le coup de marteau n’est pas donné pour monter

le manège, mais la foire, les gains futurs que le forain escompte, le

manège, toute cela n’existe que pour provoquer le coup de marteau ; le

futur, le passé, sont donnés en même temps pour produire le présent.

Ce temps régressif et le temps progressif que Genet continue à vivre

interfèrent soudain, Genet vit dans l’éternité » (p. 349).

Cette temporalité est de nouveau conçue sous forme d’éternité, mais sa

signification a légèrement changé. Avec le vol et l’amour, un instant passé

hypothéquait le présent et le futur  ; éternité signifiait alors reprise cyclique

d’un moment de passé. Ici, par contre, l’éternité n’est plus celle d’un passé

qui se prolonge, mais d’un instant présent qui condense en lui seul le temps

tout entier. Il y a donc passage d’une éternité de passé à une éternité de

présent. Toutefois, malgré ce passage, la progression temporelle est plus

apparente que réelle. Figée dans l’instant, passé ou présent, la temporalité de

Genet ne comprend toujours qu’une seule dimension. Temporalité

d’implosion, aspirée par l’instant, elle se refuse à éclater dans sa pluri-

dimensionnalité. Elle n’est toujours qu’une temporalité amputée, faite pour

entériner l’insuccès de cette tentative esthétique. Demi-échec dira pourtant

Sartre, par suite demi-victoire. Et encore une fois, l’ambiguïté du résultat se


trouve admirablement traduite par cette temporalité qui réussit sans doute à

s’arracher au passé où elle semblait s’éterniser, mais pour aussitôt s’enliser

dans l’instant présent, sans pouvoir récupérer sa dynamique.

Puisque l’irréalisation de l’être, dans le rêve ou l’imaginaire, n’aboutit

qu’à un succès mitigé, il suffira à Genet, selon Sartre, de renverser

l’opération pour réaliser pleinement la vérité ontologique de sa conscience.

Cette nouvelle tentative prendra la forme d’une réalisation de l’imaginaire et

se concrétisera par la création littéraire. Quelle est en effet pour Sartre la

signification d’une telle création  ? C’est avant tout le passage de l’être à

l’existence. Jusqu’alors immobilisé dans un être qui lui venait des autres,

Genet tentait de le revendiquer pour soi. Mais il est trop tard, il a déjà perdu

l’initiative. Vols, conduites amoureuses, rêves, autant de gestes et de

mimiques sans conséquences. Par contre, la création littéraire, par sa libre

intentionnalité, est un acte véritable. Sans doute Genet se montre-t-il le plus

souvent dans son oeuvre tel que les autres l’ont sacré, mais l’acte d’écrire le

libère. Le Genet décrivant n’est déjà plus le Genet décrit. Et cette écriture

même, par son poids d’imaginaire, transfigure son objet et l’impose à

autrui  : «  Il n’est plus rien qu’une liberté sans visage qui dresse des pièges

fascinants pour d’autres libertés (p. 510). » C’est en infectant la conscience

d’autrui que Genet s’en libère. Son œuvre est le lieu d’un échange  : il

dépose en l’autre comme une ordure son être de voleur et soudain délivré,

naît à l’existence.

Et c’est encore en termes de temporalité que Sartre décrit cette nouvelle

situation ontologique :

«  ... mais du même coup, il s’arrache au passé en se donnant un passé

tout neuf de créateur, en substituant aux souvenirs de son enfance le

souvenir des mots qui la chantent  ; il se libère du présent en

transformant ses gestes en actes et ses rêves en motifs littéraires  ;

pendant que son avenir passif de voleur prophétisé, se dépose dans

l’œuvre comme avenir-objet, et du coup se change en passé, l’œuvre en

cours ou en projet propose au créateur un libre avenir de création  »

(p. 511).

Ce texte est un aboutissement  : il consacre le passage d’une temporalité

tronquée, unipolaire, à une temporalité dynamique et pluri-dimensionnelle.


Pour la première fois, la conscience libérée de Genet surgit vers un futur

authentique. A une temporalité d’implosion succède une temporalité

d’explosion. Jusqu’alors, Genet voulait être son avenir sous forme de

coïncidence. Désormais, il lui restitue son sens du possible  : au lieu de

l’être, il a à l’être.

3. LE SENS DE L’ENTREPRISE SARTRIENNE.

«  Montrer les limites de l’interprétation psychanalytique et de

l’explication marxiste et que seule la liberté peut rendre compte d’une

personne dans sa totalité, faire voir cette liberté aux prises avec le

destin, d’abord écrasée par ces fatalités puis se retournant sur elles

pour les digérer peu à peu, prouver que le génie n’est pas un don mais

l’issue qu’on invente dans les cas désespérés... retracer en détail

l’histoire d’une libération : voilà ce que j’ai voulu... » (p. 536).

On remarquera dans cette citation la rectification du «  destin  » par les

«  fatalités  », puis des «  fatalités  » par les «  cas désespérés  ». La correction

se fait ici de l’abstrait vers le concret, par le truchement des catégories du

pluriel et de l’espèce. Si la description ontologique constitue bien le

mécanisme fondamental du dévoilement, Sartre veut rappeler qu’il entend

exposer une réalité humaine aux prises avec sa situation dans le monde. Le

langage sartrien a quelquefois tendance à faire oublier, par la technicité de

son expression, que le sujet décrit n’est pas un être métaphysiquement

désincarné mais une personne réelle, située à un moment précis de l’histoire

dans un espace socio-culturel donné. Le problème de la liberté devient dès

lors celui d’une aliénation dont l’analyse doit rendre compte par la

description des appareils et des mécanismes de contrainte.

Dès le début de son essai, Sartre évoque l’enfant Genet livré au système

de l’Assistance publique, puis confié à la garde de paysans du

Morvan — données jugées nécessaires à la pleine compréhension de cet acte

clef constitutif de l’existence du Genet adulte  : le vol. Dépossédé, mutilé

dans son être, sans identité, projeté dans un milieu où l’être se définit par

l’avoir, Genet enfant ne vole pas seulement pour s’approprier un objet du

monde, mais pour se donner par le moyen de cet objet l’être dont on l’a

dépouillé. En d’autres termes, la situation du personnage à un moment


donné de l’histoire socio-économique joue un rôle majeur dans la manière

dont il décide de prendre son destin en charge. Le choix de Genet répond à

une aliénation spécifique dont les traces peuvent être retrouvées, nommées

et décrites. La description de ces traces pourtant, Sartre ne la tentera pas,

désignant plus qu’il n’analyse. L’insertion des appareils d’aliénation se

présente davantage sous la forme déictique du geste, indicielle et non

informante. Sartre lui-même reconnaîtra plus tard les limites de son étude

115
critique , l’estimant encore trop théorique, trop éloignée de ce que devrait

être la compréhension véritable d’une personnalité. C’est cette exigence de

concret que tentera de satisfaire l’essai sur Flaubert.


 
3.

La méthode régressive-progressive : l’idiot de la famille

I. FLAUBERT ET SARTRE

L’intérêt de Sartre pour Flaubert s’est éveillé très tôt. On en trouve une

trace sensible dès l’Etre et le Néant, dans un texte que l’on a cité. On sait

aussi par Les mots que Sartre enfant fut un lecteur attentif de Madame

Bovary dont il savait par cœur des paragraphes entiers. On trouve encore des

références plus ou moins soutenues à Flaubert dans Qu’est-ce que la

littérature ? et Questions de méthode. Vers 1957, Sartre projette d’étudier de

plus près l’exemple de Flaubert dans l’intention de démontrer les

insuffisances de l’explication marxiste traditionnelle aussi bien que de la

psychanalyse. En 1966, paraissent dans Les Temps modernes deux études

consacrées au romancier, qui seront remaniées par la suite et

considérablement amplifiées. Les deux premiers tomes de L’Idiot de la

famille sont publiés en 1971, le troisième volume paraît l’année suivante.

Ce rappel sommaire montre bien la lente germination du travail critique.

Si l’on date de 1957 la décision d’écrire sérieusement sur Flaubert, un laps

de temps de quinze ans s’écoule avant que Sartre ne rende public le résultat

de ses recherches, quinze ans au cours desquels Sartre n’a cessé de réévaluer

sa compréhension de Flaubert en fonction de sa propre réflexion sur la

dialectique. Le rapport affectif a changé aussi  : l’antipathie marquée du

début envers cet écrivain bourgeois, réactionnaire et étriqué, finit par laisser

place à une attitude faite de tolérance et de neutralité que Sartre nomme

empathie.

On ne saurait donc dire combien il est naïf de prétendre rendre compte,

dans les limites de notre présentation, d’une telle somme d’années de travail

et d’une telle somme de pages, L’Idiot de la famille en compte plus de

2 800. Et cela d’autant plus que la méthode dialectique de Sartre ne se prête

guère au résumé. En conséquence, on se bornera d’une part à expliciter le

mécanisme de la méthode régressive-progressive en privilégiant les analyses


du premier volume, d’autre part à décrire sur un exemple précis, celui de la

chute de Flaubert à Pont-l’Evêque, le mouvement en spirale de

l’interprétation sartrienne.

II. LA METHODE REGRESSIVE-PROGRESSIVE

C’est dans Questions de méthodes que se trouve définie pour la première

fois la démarche régressive-progressive sur un exemple particulier qui est

précisément celui de Flaubert. Dans sa partie proprement régressive, elle se

présente sous la forme du questionnement de la biographie par l’œuvre.

Alors que dans Saint-Genet..., l’œuvre littéraire était coextensive au vécu et

se trouvait essentiellement définie en termes de choix, dans l’Idiot de la

famille elle possède une fonction heuristique, devenant hypothèse et

méthode de recherche pour éclairer la biographie. En somme, «  l’œuvre

116
pose des questions à la vie   ». Comprenons bien que l’œuvre, en tant

qu’elle est une objectivation de la personne, est plus totale, plus complète

que la vie. Toutefois, son sens demeure opaque et ne peut s’offrir au lecteur

que sous l’apparence d’une problématique. C’est pourquoi il semble

nécessaire de devoir interroger la biographie entendue comme un ensemble

116
de « faits ramassés par les contemporains et vérifiés par les historiens  ».

Cette interrogation de la vie par l’œuvre aboutira à un premier réseau de

réponses concrètes, bien qu’insuffisantes et partielles, nécessitant par là

même un nouvel approfondissement au moyen de questions régressives

orientées vers le groupe familial auquel appartenait l’enfant Flaubert, et

appréhendé dans ses dimensions sociales. Apparaîtront ainsi des couches de

significations diverses : la famille de Flaubert, son enfance dans un bâtiment

lugubre de l’hôpital, les contradictions de la petite bourgeoisie

contemporaine, l’évolution de la famille, de la propriété. Le questionnement

régressif aura donc permis de mettre au jour un ensemble de structures qui,

si signifiantes soient-elles, n’en demeurent pas moins irréductibles les unes

aux autres par le fait qu’elles se manifestent à des niveaux de sens différents.

Somme toute, elles ne sont que les traces figées d’un mouvement

dialectique. Ce mouvement lui-même demande à être recréé dans sa

dynamique au moyen d’une synthèse progressive qui seule pourra restituer


le processus totalisateur, c’est-à-dire le projet ontologique dont l’œuvre est

l’ultime objectivation.

III. DU STRUCTURAL A L’HISTORIQUE

Bien que Sartre respecte, dans l’Idiot de la famille, les grandes lignes de

la méthodologie que l’on vient de décrire, il semble néanmoins qu’il

assouplisse sa pratique grâce à un approfondissement de sa pensée

dialectique. Il a admis lui-même dans une interview reproduite dans

Situations IX (p.  11) qu’il lui avait été nécessaire d’écrire sur la dialectique

avant de pouvoir parler de Flaubert. La méthode régressive-progressive telle

qu’elle est définie dans Questions de méthode demeure encore binaire

puisqu’elle se scinde en deux moments distincts  : un questionnement

régressif de plus en plus poussé, suivi d’un processus totalisateur. Dans

l’Idiot de la famille, cette organisation binaire se trouvera fragmentée selon

un mouvement de va-et-vient allant de l’analyse à la synthèse, puis de la

synthèse à l’analyse, etc. Il s’agira en fin de compte de saturer le champ du

sens en détotalisant à chaque instant ce qui vient d’être totalisé. Le

processus de totalisation ne sera plus appréhendé en tant que synthèse

progressive ultime, mais plutôt saisi comme le cadre dynamique d’une

totalité-détotalisée. En même temps, la démarche régressive apparaît comme

la restitution d’un manque, comme la mise au jour de structures signifiantes

constituant un non-dit censuré par le discours objectif, tentative de

déchiffrement en surface qui devra impérativement se doubler d’une

synthèse progressive destinée à faire surgir le pourquoi de cette carence.

Sur le plan pratique, l’analyse régressive part de discours objectifs, que ce

soient les témoignages de contemporains ou écrits de jeunesse de Flaubert,

dans l’optique d’une chronologie inversée, puisqu’il s’agira en fait, surtout

dans le dernier cas, de constituer en structures la compréhension opaque que

le romancier adolescent avait de son enfance. Le passage de l’analyse

régressive à la synthèse progressive sera celui du structural à l’historique.

La synthèse progressive qui se fera dans le sens de la chronologie aura pour

tâche de retracer la genèse de la sensibilité enfantine dont les éléments

auront été jusque-là livrés par la description phénoménologique. Son

intention sera de rendre explicite le développement du sens par le recours à

la continuité. Néanmoins, chaque progrès dans l’intellection se heurtera à


des zones d’ombre qui ne pourront être éclairées que par le moyen d’une

nouvelle analyse régressive suivie à son tour d’une reconstitution historique.

IV. LE PROCES DESCRIPTIF

Après ces préliminaires méthodologiques, il est temps d’aborder, sur un

exemple précis, l’aspect proprement descriptif de l’essai sartrien. Sartre

commence par évoquer un témoignage de Caroline Commanville qui

rapporte les difficultés éprouvées par le jeune Flaubert dans l’apprentissage

de la lecture. Tout en étant conscient d’une certaine duplicité du récit, Sartre

retient néanmoins ce fait du mauvais rapport aux mots, d’une part parce

qu’il est confirmé par d’autres témoignages et par Flaubert lui-même,

d’autre part parce qu’il se trouve exprimé dans un discours lacunaire qui

engage le critique à cerner de plus près la vérité. Ce retard dans

l’apprentissage du langage se doublait selon les mêmes témoignages d’une

naïveté très accusée. Sartre en conclut que cette mauvaise insertion dans

l’univers linguistique semble être le signe d’une difficulté à s’intégrer au

monde social et à celui de la famille. Le récit de Caroline joue donc le rôle

d’un révélateur. A partir de là, Sartre interroge Flaubert lui-même dans une

œuvre de jeunesse, Quidquid volueris, écrite à l’âge de quinze ans. Le

portrait de Djalioh, l’homme-singe né d’une copulation monstrueuse entre

un orang-outang et une esclave noire, représente vraisemblablement

Flaubert lui-même. Ce qui est essentiellement retenu du portrait de Djalioh,

c’est en effet son mutisme, son inertie et surtout sa sensibilité exacerbée qui

compense la négativité des deux premiers traits. Ce monstre de la nature

s’oppose à monsieur Paul, cette «  merveille de la civilisation qui en portait

tous les symboles, grandeur de l’esprit, sécheresse de coeur  » (tome I,

p.  35). Ce que Sartre veut indiquer c’est que Gustave, en traçant le portrait

de Djalioh, n’a jamais cessé de valoriser l’animal, qui ne parle pas, car ce

mutisme est la condition de l’état poétique sans commune mesure avec le

langage. D’autre part, l’inertie de Djalioh devant le monde socialisé renvoie

à la constitution passive de Flaubert. En ce sens, la résistance devant

l’apprentissage des mots est susceptible d’une autre explication  ; elle

témoigne d’un refus de la praxis, d’une activité à laquelle l’enfant Flaubert,

enfermé dans sa docilité servile, répugne. C’est précisément de cette

passivité qu’il faut rendre compte et pour ce faire, Sartre fait suivre cette
première analyse régressive d’une synthèse progessive. Il s’agira de passer

du structural à l’historique en remontant jusqu’à la naissance de Flaubert

afin de reconstituer les données de sa préhistoire.

Sartre s’attachera ainsi à détecter un trouble de la relation originelle à la

mère, dont l’être même s’exprime tout entier au travers des premiers soins

apportés au nourrisson dans le rapport charnel du toucher. « Ce que l’enfant

intériorise, dans les deux premières années de sa vie, c’est Génitrix tout

entière ; cela ne veut pas dire qu’il lui ressemblera mais qu’il sera fait, dans

sa singularité irréductible par ce qu’elle est  » (1, p.  61). Afin de rendre

compte de la passivité dont Gustave est affecté, il sera nécessaire de retracer

l’histoire personnelle de Caroline Flaubert, ce qui implique que soient mis

au jour les principaux traits de caractères d’Achille-Cléophas, puis du grand

frère Achille. C’est en effet au sein de ce triangle père-mère-fils aîné que

Gustave va voir le jour et c’est l’être même de cette cellule sociale qu’il

intériorisera au travers de la mère. Cette cellule sociale est telle que l’éveil

au monde de l’enfant ne pourra être qu’un éveil à la famille omniprésente  :

le jeune garçon, grandissant, ne fera que vivre la famille à différents étages,

mais toujours identique à elle-même. Somme toute, Gustave n’est jamais

sorti de l’enfance.

Achille-Cléophas Flaubert, par sa naissance, reste proche des milieux

paysans de l’Ancien Régime, tout en ayant, par ses études, pris une certaine

distance avec les habitudes de vie de la petite bourgeoisie rurale. Ou plutôt,

Sartre le montre bien, cohabitent en lui deux univers. S’il conserve certains

liens avec l’Ancien Régime, le chirurgien-chef s’ouvre en même temps à

l’idéologie libérale et aux dogmes de la raison analytique. «  Entre la

permanence et l’histoire, il est déchiré sans le savoir » (I, p. 71). Homme de

science, il fera de la science sa religion. Pourtant, il constituera sa famille en

société féodale (le droit d’aînesse était pour lui une indiscutable évidence) et

théocratique dont il sera le monarque absolu de droit divin. L’image

dominante est celle d’un pater familias dans l’acceptation la plus rigide du

mot.

A côté de lui, son épouse Caroline joue le rôle d’une femme relative.

Orpheline de père et de mère, par là même déracinée, Caroline découvre en

son mari, plus âgé qu’elle, un père ressuscité. Il devient le centre et le sens

de son existence. En accouchant de son premier fils, Achille, elle a le

sentiment de reproduire l’image du père. Par contre, Gustave, n’étant que le


cadet, est investi d’un être moindre, d’autant plus qu’il est le petit mâle

importun qui vient prendre la place de la fille désirée. Sartre en conclut que

les soins maternels, s’ils furent attentifs, manquèrent d’empressement et de

tendresse. Même la surprotection dont le nourrisson, qui était fragile, fut

l’objet, est interprétée négativement  : une sensibilisation, par des gestes

empreints d’appréhension, à l’inévitabilité d’une mort prochaine. Les soins

furent donnés, mais sans amour.

Achille retient de son père non seulement le prénom, mais l’être même,

ou plutôt est conditionné pour le retenir. Elève brillant, ayant appris à lire

très tôt, sa carrière est tracée d’avance  : il suivra les traces de son père. En

un mot, il est l’aîné.

Cette première synthèse progressive s’achève. A la recherche de la

passivité de Flaubert, source de ses stupeurs, de ses crédulités et de sa

mauvaise insertion dans le langage, Sartre, par un détour critique dont on

n’a pu donner que les grandes lignes, la découvre dans un double refus  :

l’Amour s’est dérobé et cette carence est intériorisée par l’enfant comme sa

propre inertie végétative, la valorisation par la mère ne s’est pas produite et

Gustave ressent cette absence sous la forme d’une contingence injustifiable.

Ces premiers résultats sont pourtant insuffisants. Ils rendent bien compte du

délaissement, du malaise et finalement de l’inertie de l’enfant mais ils

expliquent mal l’état de fureur et de rage qui sera le lot de l’adolescent et de

l’adulte. Par une nouvelle analyse régressive, Sartre tentera d’expliciter le

rapport au Père. En bref, si la passivité de Flaubert lui est venue du

conditionnement maternel, sa colère résulte de l’intériorisation du père.

Pour le montrer, Sartre procède à une analyse très fine des œuvres de

jeunesse de Flaubert en les commentant selon un ordre inverse à la

chronologie. Après un très rapide survol de Novembre, il s’attarde plus

longuement à l’étude de Passion et Vertu (1837) qui propose un nouveau

cadre de référence pour Quidquid volueris (1836), de Rêve d’enfer (mars

1837), de Bibliomanie (novembre 1836), de la Peste à Florence (septembre

1836), d’Un parfum à sentir (avril 1836), d’Un secret de Philippe le

Prudent (composé selon Sartre en 1835), puis de Mateo Falcone (courant

1835). On ne saurait évidemment suivre le détail de ces analyses. Retenons

simplement quelques motifs  : ceux du vieillissement, du destin, de la

récrimination. Coextensif au motif du vieillissement, nous retrouvons le

thème corporel. Le sentiment d’être vieux est un symptôme de surface qui


est doublement signe. Au plan ontologique, il manifeste une temporalité

tronquée, le passé conduit au présent qui ne fait que remodeler celui-là.

«  On ne meurt pas de vieillesse  ; aux yeux du jeune Flaubert on veillit de

mourir  » (I, p.  196). Au plan objectif, il signifie la présence d’un Destin ou

encore d’une prédestination dont le père est à la fois l’instrument et le

destinateur. Géniteur, Achille-Cléophas pourvoit son fils d’un Destin

préfabriqué de cadet et le condamne par-là même à en souffrir jusqu’à la

mort. D’où le thème de la récrimination, d’autant plus douloureuse que la

figure du père, tout en étant associée à celle du bourreau, est néanmoins

source d’amour.

«  Dès treize ans, Flaubert associe Vie et Destin, Souffrance et

Châtiment, Souveraineté adorable du Père et Diabolique Injustice

paternelle, Fausse Mort et Survie  ; il résume tous ces thèmes encore

frustes en deux motifs : le Mythe de la damnation originelle qui fait de

ce monde l’unique Enfer et celui de l’Enfant centenaire. Mourir, c’est

intérioriser la vérité objective, exécuter la sentence prénatale portée sur

chacun par notre père  ; vieillir, c’est somatiser la souffrance morale et

survivre, exsangue, apathique, l’esprit vide et le corps épuisé jusqu’à la

prochaine «  fausse mort  » et, de celle-ci aux suivantes, jusqu’à la

totalisation radicale, c’est-à-dire jusqu’à l’abolition » (I, p. 329).

Cette seconde analyse régressive a permis d’expliciter les structures

objectives de la famille Flaubert en mettant l’accent sur le thème majeur du

Destin ou de la prédestination. Une nouvelle synthèse progressive tentera

dès lors de restituer, selon une démarche chronologique, cette existence en

voie de totalisation en recomposant au jour le jour cette vie telle qu’on l’a

faite. Seront ainsi dégagées de nouvelles structures signifiantes saisies dans

la succession du vécu  : la vassalité, l’insuffisance, l’infériorité, la

soumission, le ressentiment et l’envie.

Il faudrait sans doute poursuivre le compte rendu de la description

sartrienne au-delà de ces derniers résultats. Cela n’est pas essentiel à notre

propos qui était, rappelons-le de rendre explicite le fonctionnement alterné

de la méthode régressive-progressive, dont le développement qui précède a

permis de donner un aperçu.


V. LA « SPIRALE » SARTRIENNE

On montrera maintenant, à partir d’un exemple concret, l’accident de

Pont-l’Evêque de janvier 1844, comment procède ponctuellement

l’explication sartrienne. Après avoir pris soin de justifier longuement la

datation de l’événement (entre le 20 et le 25 janvier), Sartre interroge la

correspondance de Flaubert afin de prouver que celui-ci interprétait sa chute

non comme un accident mais plutôt comme une conduite intentionnelle.

Très vite, Gustave oppose un contre-diagnostic à celui avancé par son père

et son frère  : il s’agirait moins d’une congestion cérébrale que d’une

maladie des nerfs. Il va même jusqu’à pressentir que sa maladie nerveuse est

liée de quelque manière à l’existence du pater familias. A la mort de son


117
père, il se sent en effet comme guéri. La correspondance l’atteste . Peu

importe que Flaubert soit ou non guéri ; ce qui mérite d’être remarqué, c’est

qu’en liant sa maladie à l’existence de son père, il la définit comme un

processus intentionnel qui échappe au contrôle de la conscience.

Implicitement, il reconnaît sa névrose puisque sa chute et la crise qui

s’ensuit se définissent comme une réponse à une situation intolérable, en

bref comme une liquidation, par le biais d’un désordre physique, d’une

tragédie intériorisée. Sartre fait remarquer qu’Emma Bovary aussi somatise

son désespoir  : abandonnée par Rodolphe, elle tombe gravement malade et

guérit de sa fièvre et de son amour tout à la fois. Sartre admet cependant que

Flaubert ne pourrait avoir qu’une conscience obscure de sa situation

problématique et de sa névrose. Il se propose donc d’interroger la chute de

Pont-l’Evêque sur son sens et sa fonction afin d’expliciter sa structure

intentionnelle. Son investigation sera régressive et révélera plusieurs niveaux

d’intention, ces niveaux étant liés entre eux par un rapport dialectique.

1. LA CROYANCE COMME RESOLUTION PASSIVE

Sartre décrit Flaubert, allant de Paris à Rouen, en proie à une

contradiction indépassable. Gustave est alors étudiant en droit et cet état lui

répugne. Pourtant, il lui est impossible de contester la volonté paternelle,

bien qu’il lui soit en même temps impossible d’obéir. En termes sartriens, il

n’a pas le choix de ses possibles puisque, constitué par sa proto-histoire en

agent passif, il ne peut assumer la relation pratique à son environnement.


Gustave devra donc inventer une solution imaginaire dont la chute sera

l’occasion de la manifestation. Cette solution faite d’éléments

contradictoires, de passivité et de vouloir, ressort de ce que Sartre appelle la

croyance, définie en tant qu’appréhension pathétique de la vérité par

opposition à une saisie objective du savoir. Il y a dans la croyance une

somatisation de l’idée, c’est-à-dire une dégradation de celle-ci en besoin

physique. C’est en ce sens que Gustave croit à la malédiction paternelle. La

croyance en la condamnation prononcée par le père symbolique est donc le

cadre nécessaire au sein duquel la solution magique pourra prendre place.

2. LES CIRCONSTANCES DE LA CHUTE

Sartre en vient ensuite à l’analyse symbolique des trois constituants de

l’événement  : la chute a lieu lors du retour de Deauville à Rouen  ; Gustave

tenait lui-même les rênes de la voiture  ; Achille était présent. Ce retour à

Rouen est comme un retour au bagne parisien. Revenir à Rouen, cela veut

dire abandonner Deauville, le terminus de son évasion, la présence de la

mer sentie comme un au-delà potentiel, pour retrouver dans quelques jours

l’enfer parisien. Le retour, c’est avant tout la confirmation de sa permanente

soumission, de sa dépendance douloureuse. De plus, Gustave tient les rênes,

se faisant ainsi complice de son Juge. Il se constitue en agent pratique de

son destin  : il prend en main la conduite de sa vie, non telle qu’il la

souhaite, mais telle qu’on la lui impose. Il accentue par-là même la

contradiction inhérente à sa situation. Enfin, Achille est là. La signification

de cette présence est double. D’une part, ce dernier incarne la figure du père

dont il est l’adjuvant  ; d’autre part, il permet d’attester l’événement lui-

même, sinon dans sa signification symbolique, tout au moins dans sa réalité

pratique. La réunion de ces trois conditions était nécessaire par leur

interaction réciproque (le retour vers la prison, la complicité de la victime et

le regard du juge) pour que puisse se déclencher la névrose dans sa violence

paroxystique.

3. LE STIMULUS

Le ressort est maintenant bandé. Il ne manque que le Fiat qui actualisera

l’intention névrotique. Or, ce Fiat est impossible puisque les agents passifs

sont privés de pouvoir de décision. C’est donc du monde extérieur que


viendra l’élément actif. En sortant de Pont-l’Evêque, un roulier dépasse

Gustave sur sa droite et celui-ci s’écroule instantanément. Divers arguments

sont invoqués pour éliminer l’explication par la peur. La brusque rupture de

l’équilibre extérieur est immédiatement ressentie dans le cadre de la

structure de croyance comme un acte d’agression ayant pour but

l’anéantissement de l’agressé.

«  ... le passage du charroi déclenche un processus idéatif sans rapport

avec la nature apparente du processus qui l’a produit. Au moment

même où Flaubert se précipite contre le plancher de la voiture, il est

ailleurs et sa pensée est envahie par une fantasmagorie qui l’éloigne de

la réalité présente  : cela veut dire qu’il devient tout à fait imaginaire  »

(p. 1386).

En même temps, cet anéantissement onirique se somatise, le corps mime

l’effondrement mortel. Néanmoins, on ne se tue pas par la pensée, le

processus d’objectivation ou encore de mimétisme corporel doit se doubler

d’un processus inverse d’intériorisation  : la mort jouée est aussi la mort

appréhendée en tant que possible.

4. NEVROSE ET NECROSE

Névrose et nécrose deviennent dès lors deux aspects inséparables de la

maladie, qui prendront pour Flaubert une coloration métaphorique  : il est

tombé «  comme frappé d’apoplexie  » et «  la paralysie hystérique est une

imitation de la mort » (p. 1841 et 1845).

5. L’ENGAGEMENT HYSTERIQUE

La chute est ensuite envisagée dans sa réalité concrète, dans son

mouvement physique et dans la situation matérielle qui résulte de ce

mouvement. Choir, c’est d’abord retourner à la passivité originelle de la

matière, céder aux lois physiques de la pesanteur, se choisir comme objet du

monde se définissant par sa masse et son poids, se minéraliser. En outre, la

chute de Pont-l’Evêque comporte en elle un élément d’irréversibilité. Sans


doute, soigné par Achille, Gustave va-t-il se relever et refaire sur ses jambes

le chemin allant de la maisonnette où on l’avait conduit jusqu’au cabriolet.

La chute n’est pas paralysie, néanmoins elle inaugure une série de chutes

futures, constituant par-là un schème de conduites que Sartre nommera

l’engagement hystérique. Le propre de cet engagement, c’est qu’il

hypothèque l’avenir. La chute apparaît comme un commencement absolu,

comme le début d’une maladie qui se temporalise. Elle ressuscitera sous

forme de crises référentielles. Ainsi, la double métaphore se hiérarchise, la

mort devenant le symbole le plus approprié de ce nouvel état. En effet, après

janvier 1844, Flaubert sait qu’il n’est pas fou bien qu’il se rende compte que

quelque chose est mort en lui. Ce qui est mort, «  c’est un jeune homme

encore sain, mais tourmenté par la malédiction paternelle. Ce qui ressuscite

[...] c’est un jeune malade des nerfs [...] qui doit pour toujours renoncer à la

vie active et passionnée de sa jeunesse » (p. 1861).

6. LA NEVROSE COMME REGRESSION

Parmi les intentions inhérentes à la névrose, Sartre décèle le désir de

culpabiliser autrui, de plonger les siens dans le remords. A cela s’ajoute un

besoin de régression, option passive par excellence. Malade, Flaubert

retrouve l’impotence du nourrisson. Pourtant, les soins ne sont plus les

mêmes puisque maintenant le père est seul à pouvoir les lui donner.

Transformer un géniteur en génitrix telle est, entre autres choses, la visée de

l’option névrotique. Peu importe d’ailleurs ce qu’il advient de cet échange,

ce qui demeure c’est la passivité. L’événement de Pont-l’Evêque proclame

l’irruption de l’Eternité dans le temps  ; être cela et n’être que cela pour

toujours. L’inertie est le point de vue de la mort sur la vie, mais elle présente

aussi une implication spatiale. La maladie réintègre Flaubert dans le milieu

familial tout en forçant les individus, membres de cette famille, et sollicités

par des tâches qui leur sont propres, à reconstituer autour du malade la

cellule familiale. Achille-Cléophas, malgré ses nombreux devoirs, consacre

son temps à Gustave. Ainsi fait encore le frère aîné qui a quitté la famille

dont il est issu pour fonder la sienne. L’intention névrotique manifeste bien

la visée d’un certain espace, celui de la famille  : c’est la recherche d’un

ancrage. La motivation devient dès lors économique. Gustave jouit en

seigneur d’un espace qui ne saurait être neutre, qui est un espace de classe.
Il en prend possession non pas par le bénéfice de son travail, mais par

l’arbitraire du don. Il vit par avance sa condition de légataire.

7. LA MALADIE DE FLAUBERT COMME « MEURTRE DU PERE »

Les diverses intentions identifiées jusque-là ont en commun de

représenter un moment critique des rapports de Flaubert avec le pater

familias. Sous son jour le plus aigu, la crise se laisse interpréter comme le

meurtre du père. Ce parricide ne peut se faire évidemment que sur le mode

du discours : la crise dit quelque chose au géniteur, quelque chose que celui-

ci ne comprendra sans doute pas et dont il n’aura même pas l’idée, mais il

suffit que Flaubert ait le sentiment d’avoir objectivé son ressentiment pour

que celui-ci soit investi de quelque efficience. Ce qui est d’abord dénoncé et

détruit, c’est l’autorité paternelle dans sa dimension éducative et

professionnelle. Flaubert fait en sorte de materniser le pater familias,

annihilant ainsi la figure autoritaire du père symbolique pour ne laisser

subsister que la présence empirique d’un Achille-Cléophas anxieux et

pitoyablement attaché à guérir son cadet. La mise en question de l’autorité

médicale du père (Gustave met en doute son diagnostic), sera accentué par

un processus de focalisation : Achille-Cléophas a par mégarde versé de l’eau

bouillante sur la main de son fils, et la trace en est demeurée indélébile.

Sans doute Gustave n’a-t-il jamais dénoncé objectivement la maladresse

paternelle, mais son silence ou plutôt son intention de se taire n’en est pas

moins significative. Dans une lettre à Louise Collet, il parle ainsi de sa

cicatrice :

«  Tu me demandes à quoi j’ai passé pour être où je suis. Tu ne sauras

pas, ni toi ni les autres, parce que c’est indisable. La main que j’ai

brûlée, et dont la peau est plissée comme celle d’une momie, est plus

insensible que l’autre au froid et au chaud. Mon âme est de même...  »

(p. 1885, lettre du 20 mars 1847, Correspondance, II.p. 12).

Sartre remarque que la troisième phrase est incorrecte  : il aurait fallu

écrire «  la main que mon père a brûlée  ». Il y a donc lapsus et volonté de

refouler ce qui constitue dans le cadre de la croyance un symbole évident de

l’incompétence du père et de sa malédiction.


Ce meurtre en effigie va trouver comme un écho dans l’attitude qui sera

celle de Flaubert après la mort de son père en 1846. La mort physique

d’Achille-Cléophas est celle du père empirique. Demeure l’image, sous

forme de souvenir obsédant, du père symbolique et c’est à celui-ci que

Gustave en veut. C’est de celui-ci qu’il lui faudrait se débarrasser coûte que

coûte. C’est dans cette perspective que l’on peut expliquer les conduites

apparemment activistes de Gustave à la mort de son père. Il s’entremet en

effet auprès de personnalités officielles pour que le frère aîné Achille puisse

succéder à son père à l’Hôtel-Dieu. A première vue, cette attitude semble

inexplicable, voire absurde. Comment comprendre que Gustave veuille

favoriser la fortune d’un frère usurpateur  ? Cette décision d’agir devient

logiquement explicable dans le cadre de la croyance. Gustave se substitue à

son père. Il agit comme Achille-Cléophas aurait agi. Par cette substitution, il

se délivre du Père, il le liquide pour de bon, accomplissant ainsi l’ultime

parricide.

Ce que Sartre a explicité jusqu’ici, c’est l’aspect subjectif de la chute. Il

s’attache ensuite à en décrire le caractère stratégique et positif dans sa

relation au problème de l’Artiste. Vu les limites de cette étude, on ne peut le

suivre dans cette nouvelle investigation. Il est suffisant d’avoir montré sur un

exemple concret et circonscrit le fonctionnement en spirale de l’explication

sartrienne.

Dans le troisième tome qu’il consacre à Flaubert, Sartre se propose

d’étudier la dimension historique et sociale de la névrose. Celle-ci

«  constitue un fait objectif et daté où se ramassent et se totalisent les

caractères d’une certaine société  —  la France bourgeoise sous Louis-

Philippe  » (p.  2133). On se bornera à signaler l’existence de cet autre

cheminement, lequel par ses multiples implications, déborde d’ailleurs le

cadre psychanalytique du présent propos.

VI. PSYCHANALYSE ET DIALECTIQUE

Ce que l’on a essayé de montrer dans ce survol trop rapide, c’est le

déplacement que subit la psychanalyse freudienne quand elle est éclairée par

la dialectique. En quelque sorte, une psychanalyse au second degré qui

laisse apercevoir dans sa reformulation théorique les traces de la philosophie

qui l’informe. En Sartre en effet, c’est toujours la philosophie qui est


première, en tant qu’elle constitue une réflexion critique dont l’objet ne peut

être que l’homme ou encore la connaissance que l’on peut prendre de

l’homme. Que peut-on savoir d’un homme ? telle était la question que Sartre

posait en s’interrogeant sur la vie de Flaubert. Question fondamentale qui

rejoint la préoccupation exprimée au seuil d’une interview sur

l’anthropologie reproduite dans les Cahiers de philosophie :

«  Je considère que le champ philosophique c’est l’homme, c’est-à-dire

que tout autre problème ne peut être conçu que par rapport à l’homme.

Qu’il s’agisse de métaphysique ou de phénoménologie, il ne peut en

aucun cas être posé de question que par rapport à l’homme dans le

monde. Tout ce qui concerne le monde philosophiquement, c’est le

monde dans lequel est l’homme, et nécessairement le monde dans

lequel est l’homme par rapport à l’homme qui est dans le monde  »

(Situations IX, p. 83).

Au travers de ces lignes, c’est le problème de la totalité qui se trouve

posé. «  Que peut-on savoir d’un homme  ?  » cela signifie avant tout  :

« Comment peut-on reconstituer, par-delà les bribes qui nous parviennent, la

totalité qu’il est ou qu’il fut ? »


 
CONCLUSION-BILAN DE LA SECONDE

PARTIE

De l’examen attentif de la seconde partie et de ses illustrations, il ressort

que la démarche analytique appliquée à la littérature peut prendre  —  et a

effectivement pris historiquement  —  deux directions principales qui

aboutissent soit à une psychanalyse de l’auteur, soit à une lecture-

interprétation de l’œuvre.

I. LA PSYCHANALYSE DE L’AUTEUR

Cette option critique fut la première en date des essais d’application de la

118
psychanalyse à la littérature, mais elle conserve des adeptes . Comme le

rappelle Janine Chasseguet-Smirgel, «  une telle approche analytique est

calquée sur une certaine conception de la cure psychanalytique, considérée

comme une investigation ayant pour fin la découverte d’éléments

traumatiques souvent refoulés, et la mise à jour des conflits pulsionnels. Le

travail du psychanalyste de l’œuvre d’art consistera alors, par un procédé

analogique, à rechercher dans l’œuvre la présence des éléments pathogènes

dont il a pris connaissance à travers les données biographiques qu’il

possède. Il tentera ainsi d’expliquer la prévalence de certains thèmes,

d’élucider certains symboles et détablir avant tout une relation entre les

aspects, surtout pathologiques, de la personnalité de l’auteur et le contenu

119
de l’œuvre , »

Pour résumer cette entreprise en trois propositions simples, on peut dire

qu’elle s’appuie :

sur des critiques qui sont généralement des psychanalystes ;

sur une conception de l’œuvre qui revient à considérer l’objet d’étude

comme un ensemble de symptômes, un produit de substitution pour

une analyse ;

sur un propos qui tend à un diagnostic.


L’ouvrage du docteur René Laforgue, L’échec de Baudelaire, illustre

parfaitement ces trois aspects. On peut lire en effet dans les préliminaires  :

«  Pour nous, Baudelaire n’est qu’un homme parmi d’autres, un malade

parmi d’autres malades... La seule raison pour laquelle nous voudrions

d’abord parler de lui avant de nous adresser aux autres, c’est que, grâce à

son art, il est plus facilement accessible à notre investigation, et plus à la

portée de nos moyens de compréhension. Son cas constitue un bon exemple

pour illustrer certains faits que la psychanalyse a permis de découvrir... L’art

de Baudelaire nous intéresse donc ici surtout comme moyen

d’extériorisation de conflits psychiques » (p. 15-16).

Certes, le propos ne s’avouera pas toujours avec autant de franchise, mais

il s’agira toujours peu ou prou de s’appuyer sur un système de repères

empruntés à la pathographie de l’auteur. Marie Bonaparte, par exemple,

traduit littéralement, à propos d’Edgar Poe, les matériaux de la biographie

dans le langage de l’œuvre. Comme le rappelle J. Chasseguet-Smirgel, «  le

fait biographique exerce une fascination telle sur l’interprète-psychanalyste

de l’œuvre qu’il risque de gauchir sa recherche. Ainsi la présence sans cesse

renouvelée d’un thème dans une œuvre peut parfois être clairement reliée à

un événement de la vie de l’auteur. Ce rapport entre le thème et l’œuvre

n’en épuise cependant pas les significations » (op. cit., p. 50-51).

Ainsi, d’une manière générale, la psychanalyse de l’auteur s’inscrit dans

un projet de psychanalyse clinique. On a souvent contesté la légitimité d’une

telle entreprise, et il n’est pas certain que l’on ait toujours eu raison. J.

Chasseguet-Smirgel, par exemple, reproche à cette démarche, «  qui vise les

contenus seuls  », de ne pas constituer «  une clé pour la saisie de la

spécificité d’une œuvre ». Certes, mais on ne peut reprocher à une démarche

critique de ne pas aboutir à ce à quoi elle n’a jamais prétendu arriver. En

fait, la psychanalyse de l’auteur définit son objet de manière explicite, ce qui

est le garant de toute démarche scientifique cohérente, et elle s’y tient. Ces

objets, pour empiriques qu’ils soient, relèvent directement de la théorie

analytique, et on ne peut, sans une certaine mauvaise foi, reprocher à cette

démarche son silence sur la spécificité esthétique de l’œuvre puisque cette

spécificité et, d’une manière générale, la singularité des formes, ne relèvent

nullement de la méthode clinique. Par exemple, le docteur Laforgue, à

propos d’un objet empiriquement prélevé parmi une infinité d’autres  —  en

l’occurrence le patient Charles Baudelaire  —  repère avec exactitude et


étudie les mécanismes d’autopunition, le sadomasochisme, l’inhibition

sexuelle, etc. Que la singularité des Fleurs du Mal comme mode unique de

discours échappe totalement à ce propos clinique est un fait patent, mais le

but de l’analyste ne se situait pas là. Le texte des Fleurs du Mal n’est qu’un

support, un élément parmi d’autres dans l’économie du désir, un lieu

d’équilibre précaire entre des pulsions et des conflits. Et il est parfaitement

vain de déplorer que le diagnostic, chez Baudelaire, d’une homosexualité

latente qui se traduit dans son œuvre par la transformation de la femme en

homme, dont le glaive figure le pénis, ne contribue nullement à la

connaissance des Fleurs du Mal en tant que discours poétique. Il apparaît

donc évident que la psychanalyse de l’auteur n’intéressera que fort

indirectement les tenants de la critique littéraire pour lesquels l’œuvre est

d’abord une forme-sens, mais qu’elle constituera en revanche une source

d’informations précieuses pour la psychanalyse elle-même.

II. LA LECTURE-INTERPRETATION DE L’ŒUVRE

Ce second mode d’approche analytique de la littérature pose des

problèmes plus complexes que le précédent dans la mesure où, s’intéressant

en principe à une œuvre et non à un auteur, il ne peut feindre d’ignorer que

l’œuvre littéraire est une structure langagière achevée que son auteur a

abandonnée après l’avoir produite et qui, pour cette double raison, renvoie

d’abord à elle-même avant de renvoyer à une quelconque extériorité  —  à

l’auteur ou au monde. Et c’est dans ce système indissoluble qui est une

forme-sens que l’interprétation analytique devra découvrir des

significations  ! On conçoit que cette opération n’aille pas sans soulever des

difficultés sérieuses, à la fois théoriques, pratiques et méthodologiques, dont

on évoquera ci-après quelques données :

1. La lecture-interprétation a tendance à assimiler l’œuvre littéraire au

récit auquel elle ressemble et auquel on peut effectivement la réduire si

on la raconte. En d’autres termes, le sens d’une œuvre ne peut se

réduire à ses différentes significations. Découvrir le contenu latent sous

le contenu manifeste ne revient pas forcément à exhiber le sens de

l’œuvre, c’est remplacer une interprétation par une autre.


2. La lecture-interprétation ne se pose pas réellement le problème de la

spécificité du discours littéraire en tant que tel, c’est-à-dire ce qui le

définit comme une configuration d’éléments réglés par les lois d’un

système. Elle ignore ou feint d’ignorer que chaque œuvre est une

totalité caractérisée par ses propres transformations, qui dépendent de

ses lois internes. Elle agit sans le dire comme si toutes les formations

inconscientes pouvaient devenir communicables, sans s’avouer que

seules passent dans le langage littéraire celles qui peuvent s’adapter à la

réalité des structures formelles. Ainsi que le rappelle Dominique

Fernandez, «  le message ne détermine pas le code, c’est le code qui

120
détermine le message  ». Dans le présent ouvrage, presque toutes les

contributions proposées en exemple tombent sous le coup de ce

reproche. On se trouve ici, toutes proportions gardées, devant le même

déficit que celui qui caractérise la critique formaliste quand elle met à

plat la structure de l’œuvre littéraire  : une étude strictement

linguistique du style indirect libre dans la Chartreuse de Parme dit tout

sur les modes d’énonciation mais rien sur le roman de Stendhal. De

même en lisant l’étude analytique du roman Moi ma sœur (cf. supra,

p.  90), on apprend tout sur le mythe de l’androgynie, mais que sait-on

sur le texte de Jean Bany en tant qu’il est un ensemble de conflits entre

un système de représentations et un espace littéraire  ? Et le fait

d’apprendre que l’individu qui rêve d’être androgyne est probablement

un homosexuel narcissique n’a que peu à voir en définitive avec le

système de subsistance du roman.

Même reproche en ce qui concerne, par exemple, l’analyse par Jean Borie
121
de l’œuvre romanesque d’Emile Zola  : Zola et les mythes . Rendant

compte de cet essai, Henri Mitterand pose pour finir une série de questions

qui rejoignent tout à fait le présent propos  : «  A partir du moment où l’on

fait surgir du brouillard textuel quelques groupements mythiques auxquels

on reconnaît une valeur fondamentale, germinative, ne conviendrait-il pas, si

l’on tient compte des aspects spécifiques du roman, d’examiner comment

ces groupements se constituent en patrons stylistiques et narratifs, d’étudier

en somme leur fonctionnalité romanesque  ? Inversement, ne faudrait-il pas

retenir qu’on a affaire à un type particulier de système textuel (le roman), et

peser l’influence de ses formes canoniques, telles qu’elles fonctionnaient à


l’époque, sur la production de ses thèmes et de ses figures ? » (La Quinzaine

littéraire, 1-15 juillet 1971, p. 15).

3. La lecture-interprétation a tendance à croire que l’acte d’écrire se

ramène à l’activité fantasmatique. Or, comme le rappelle B. Pingaud,

«  l’écriture a une fonction précise, distincte de la simple

représentation... On n’écrirait pas si l’on pouvait se contenter de rêver...

On écrit pour autrui... L’œuvre, qui s’adresse à l’autre, est en même

122
temps quelque chose d’autre  ».

Ces trois caractéristiques de la lecture-interprétation ne sont pas les

seules réserves que l’on peut faire à propos de ce mode d’approche de

l’œuvre. Elles ne sauraient d’ailleurs dissimuler un problème théorique plus

important et plus complexe qui se déploie selon deux axes principaux  : les

rapports de la théorie à son objet d’une part, et à l’idéologie d’autre part.

a) Adéquation de la théorie à l’objet

La question qui se pose ici est de savoir si la transposition de l’écoute

analytique que l’on effectue du discours du patient à la lecture de l’œuvre

littéraire est adéquate ou non. Tous les essais que l’on a pu lire dans le

présent ouvrage postulent que cette transposition est légitime, et ils traitent

tous plus ou moins le texte littéraire comme le discours de la cure. Or il

n’est pas certain que cette légitimité soit acquise. Dans son analyse des

romans de Robbe-Grillet (cf. supra, p. 113), Didier Anzieu avertit d’emblée

qu’il a «  écouté  » le texte romanesque «  comme le plat monologue d’un


123
patient qui se répète interminablement  ». Que peut signifier l’application

du point de vue analytique au texte romanesque (ou poétique, ou théâtral,

etc.) ? Ne s’agit-il pas nécessairement d’une extension purement empirique,

dans la mesure où les objets à atteindre (les œuvres), n’ont pas été

déterminés avec précision ? Il est en effet patent que la situation analytique

de la lecture-interprétation n’est jamais définie comme un lieu de

production théoriquement réglée d’effets particuliers relevant de la

psychanalyse en tant que science. On ne saurait s’étonner dans ces

conditions que le discours interprétatif se déploie indéfiniment dans le

champ de l’«  application  » puisqu’il se montre incapable, faute de spécifier

ses objets, de conceptualiser ses propres limites. On pourrait se demander à

cette occasion si cette double carence n’est pas liée à un problème plus
fondamental qui intéresse le statut de la psychanalyse en tant que science et

dont la formulation lapidaire est la suivante  : existe-t-il une théorie

psychanalytique  ? Il va de soi que la réponse que l’on peut fournir à cette

question risque d’entraîner avec elle des remises en cause bien autrement

radicales que celles qui ont trait à la lecture-interprétation de l’œuvre

littéraire.

b) Le rapport de la lecture-interprétation à l’idéologie

D’une manière générale, la lecture-interprétation utilise un certain

nombre de concepts extra-analytiques qui ne sont jamais discutés en tant

que tels et qui appartiennent à une certaine idéologie de l’art et de la

littérature  : les concepts d’auteur, de créateur, d’œuvre, de création, etc.,

qui, à son insu, lui imposent une certaine vision de la littérature, celle qui

est à l’œuvre depuis trois siècles dans les sociétés bourgeoises d’Occident.

Cette absence de distance critique vis-à-vis des concepts empruntés

condamne la lecture-interprétation à conforter l’idéologie dominante et lui

retire ipso facto tout pouvoir véritablement subversif. De même pourrait-on

discuter l’usage idéologique que cette lecture fait généralement de la notion

de sujet. Qu’en est-il au juste du sujet, lorsqu’elle en parle  ? S’agit-il

seulement de l’individu biologique, ou de l’agent-instrument des pratiques

et discours idéologiques dans une formation sociale donnée ou d’un sujet

strictement psychanalytique à définir  —  et qui n’est jamais défini  ? La

confusion qui règne à ce niveau est emblématique du brouillard idéologique

qui entoure les entreprises de la psychanalyse appliquée.

Ainsi la lecture-interprétation, pour peu qu’on la questionne, trahit ses

déficits et ses limites. Limites et déficits d’autant plus paradoxaux qu’elle se

déploie librement dans le champ inépuisable des «  applications  ». Ignorant

superbement les expressions sociales des phénomènes sous le prétexte que


124
la pulsion est première et que le refoulement est d’origine , elle assure

imperturbablement le relais entre l’originaire de l’Inconscient et les

multiples structures où cet Inconscient retombe. On conçoit qu’à ce discours

analogico-déductif on puisse préférer une autre démarche :

1. qui ait l’ambition de déterminer rigoureusement son objet et de

théoriser sa pratique ;

2. qui ne se contente pas de superposer des concepts analytiques à un

substrat idéologique ;
3. qui remplisse une fonction délibérément subversive, non seulement par

la contestation de l’idéologie dominante, mais par la production de

connaissances nouvelles.

Ce triple «  remplissement de voeu  » peut servir de transition à la partie

suivante...
 

TROISIÈME PARTIE

LE TEXTE A LA LETTRE
 
SECTION 1

LA PROBLÉMATIQUE LACANIENNE

A ce type de critique interprétative dont on vient de souligner les

ambiguïtés et les insuffisances, le psychanalyste Jacques Lacan oppose la

démarche qui « fait répondre le texte aux questions qu’il nous pose à nous »,

qui le traite «  comme une parole véritable, nous devrions dire, si nous

connaissions nos propres termes, dans sa valeur de transfert  » (Ecrits,

p.  381). Transfert  ? Comprenons que le critique doit considérer le texte

comme faisant apparaître, comme actualisant pour le sujet (de la lecture) ses

propres motions enfouies, oubliées, faisant de lui un sujet « désirant » selon

les modes permanents dont se constitue son désir, et donnant à ce désir le

leurre provisoire d’un objet où se fixer.

Texte important  : il indique que si pour Jacques Lacan une critique

littéraire pouvait être reconnue comme «  savoir » sur la littérature, ce serait

celle qui tient le texte, non pour le discours (d’un auteur) sur l’inconscient,

ni pour le discours de l’inconscient (d’un auteur), mais comme en soi, dans

son immanence, pour une parole vraie où travaille l’inconscient. Il y a un

inconscient à l’œuvre dans le texte, un inconscient du texte dont seule la

méthode analytique peut permettre l’exploration. Mais de même que la

découverte freudienne de l’inconscient redistribue la topique du sujet, de

même la production d’un inconscient du texte oblige à repenser le concept

de texte, à former la théorie de sa production, théorie de l’écriture et de la

textualité.

Cette «  mise en abyme  » devrait permettre enfin de répondre au jeu de

questions et propositions entrecroisées que l’on trouve  —  parfois

suggestives mais toujours sans fond  —  aux détours des essais critiques

analytico-littéraires  : Qu’est-ce que le texte littéraire  ? Le travail d’une

pulsion  ? Un pur fantasme, structure du leurre et de l’imaginaire, support

d’illusion  ? Un symptôme, répétition actualisant le retour du refoulé  ? Un

modèle mythique, lié aux formes régressives de la subjectivité ? Un modèle

sexuel sublimé  ? Un modèle sexuel dévoyé, fixation perverse, pur fétiche  ?


Une demande  ?... Mais qui la supporte  ? Et comment s’opère le transfert  ?

Quel est l’objet de la demande et quelle en est l’adresse ? Autrement dit, en

termes moins directement analytiques : quel type de relation intersubjective

le texte constitue-t-il ? Entre quels sujets et à quelles places ? Et encore quel

type de médiation la parole textuelle ouvre-t-elle entre le sujet et le

monde ?, etc. (Car c’est bien une conception duelle qui gouverne la relation

analytique, pour laquelle toute parole suppose la possibilité d’une réponse,

celle-ci dût-elle se réduire au silence.)

Peu de critiques littéraires férus de psychanalyse seraient capables en fait

d’articuler entre elles ces propositions, qui en maints endroits se recoupent.

(En un point au moins, toutes se croisent, puisque toutes supposent la

fonction du désir. Que le texte structure et expose le désir, c’est ce à quoi

chacun s’accorde.)

Mais il importe peu. On ne peut répondre à de telles questions, sans

renverser la problématique textuelle. Il faut comprendre autrement la

question qui fait leur fond commun et les subsume toutes, qu’est-ce que le

texte littéraire ? En la déplaçant de son centre : qu’est-ce que le texte, c’est-

à-dire que fait l’écrivain d’être écrivain  ? Ou encore, ce «  faire  », quel

rapport suppose-t-il du sujet (quel sujet  ?) au langage (qu’est le langage  ?)

dans l’acte d’écriture ?


125
Une frange non négligeable de la critique sait aujourd’hui qu’il est peu

satisfaisant d’engager, sur des présupposés analytiques imprécis, des

procédures nouvelles, avant d’avoir défini la spécificité de la parole ainsi

analysée. Elle convient de s’interroger sur ce qui est en jeu dans la

production du texte (littéraire), avant de définir des approches et des

méthodes susceptibles d’en produire une connaissance (une science  ?)

nouvelle. Et c’est sans doute dans le sens où elle met le texte «  en abyme  »

que l’on peut parler légitimement de « critique littéraire ».

La problématique qui lie psychanalyse et littérature s’est donc aujourd’hui

inversée, et l’on a tenté de saisir ce qu’avait à dire la psychanalyse, non du

texte produit, mais de sa production. On s’est demandé s’il y avait un lien

entre le travail de l’inconscient et le travail de l’écriture, tel que tout savoir

de l’un puisse être relié à une appréhension de l’autre. La psychanalyse

prenant pour objet légitime le travail de l’inconscient, pourrait alors dire le

126
vrai sur le travail du texte (littéraire) .
De cette problématique nouvelle, les questions qui sont posées à la

psychanalyse  : quelle type d’activité développe l’écrivain lorsqu’il produit

un message littéraire  —  ou encore qu’est-ce qu’être écrivain  ?  —  ne

sauraient recevoir de réponses directes. Et pas davantage la question sous sa

forme inversée  : comment se manifeste dans le texte ce type particulier

d’activité  —  ou encore qu’est-ce que l’écriture  ? A la limite, il n’est pas

certain aujourd’hui encore que la psychanalyse soit qualifiée, et elle seule,

pour définir ce concept de «  Littérarité  » auquel se heurte toute recherche

fondamentale. Dans l’ordre du savoir, elle seule cependant possède une

dimension de méconnaissance, une dimension lui permettant d’explorer ce

qui fait «  trou  » dans le savoir, de parcourir la frontière qui conjoint

«  l’histoire du sujet  » avec «  l’impensable innéité de son désir  », (Ecrits,

p.  114), de tracer «  la division du sujet entre vérité et savoir  » (Ecrits,

p.  864), de lire «  l’envers du discours  » et d’écouter l’inconscient. Une

dimension qui peut lui permettre de penser cette impensable «  littérarité  »,

cette spécificité du texte littéraire qui a échappé jusqu’ici à toute tentative

d’appréhension scientifique.

Si cette inversion de la problématique psychanalyse/littérature a pu se

produire, c’est que la psychanalyse, du point où l’avait menée J. Lacan,

commandait cette inversion, indiquant clairement le lieu originel d’où il était

légitime de penser l’articulation. Légitime et possible  : la théorie de J.

Lacan parcourant les voies de l’inconscient (déjà tracées par Freud)

semblait au cours de ce même trajet jeter un pont, lieu commun, commune

mesure, entre l’activité littéraire et l’inconscient. Appelons ces voies «  les

chemins de la lettre  ». Dans «  L’instance de la lettre dans l’inconscient  »

(Ecrits, p.  494), J. Lacan souligne que l’Université des Lettres, marquée

depuis Freud comme «  lieu idéal  » pour l’institution psychanalytique, est

aussi le lieu légitime où doit s’élaborer le concept psychanalytique de

«  lettre  ». C’est de la lettre (dont les «  Lettres  » marquent l’insistante

présence) que s’engendre le discours qui confère à la psychanalyse sa

véritable identité.
 
1.

De la lettre au sujet

I. LE SENS DE LA LETTRE

«  Nous désignons par lettre ce support matériel que le discours concret

emprunte au langage » (Ecrits, p. 495). La lettre est donc forme symbolique

et matérialité («  support matériel  ») du signifiant, ce signifiant dont le

psychanalyste nous rappelle que «  ses unités sont soumises à la double

condition de se réduire à des éléments différentiels derniers (les phonèmes),

et « de les composer selon les lois d’un ordre fermé » (la chaîne signifiante).

Dans cette perspective, on évitera d’une part de confondre la lettre et sa


127
trace écrite , d’autre part d’assimiler la lettre au signifiant  : la lettre,

matérialité du signifiant, est un effet du signifiant dans le réel. Les chemins

de la lettre passent donc par le sujet de parole et par le langage. Plus

précisément, par le sujet de parole dans le langage. Pour le langage, on n’en

retiendra que cet ordre qui seul en fonde la structure  : l’ordre du signifiant.

Cette proposition, pour n’être pas contraire à la formalisation linguistique de

F. de Saussure, n’en repose pas moins sur une lecture subvertissante du

schéma saussurien, lecture d’où le signe ne sort pas indemne.

II. LA CRITIQUE DU SIGNE

La formalisation propre à Saussure représentait le signe «  bi-

face  » dont chaque face ne saurait être pensée indépendamment de l’autre,

et dont l’exacte correspondance (bi-univoque) des plans signifiant et signifié

est la condition d’engendrement de la signification. La barre de séparation,

si elle marque bien «  la position primordiale du signifiant et du signifié

comme ordres distincts et séparés initialement par une barrière résistante à

la signification  » (Ecrits, p.  497), est aussi une mise en rapport  : ce qui
importe à Saussure est la constitution du signe comme unité de la

signification  : si un signifié vient à s’associer à un signifiant, un sens sera

produit dans une unité de langage.

On le voit, la théorie linguistique « permet » de penser séparément l’ordre

du signifiant, mais n’y «  incite  » nullement. Dans la formulation S

lacanienne de ce que l’analyste appelle l’algorithme saussurien ( — ), il n’y

s a rien d’inadéquat à la théorie de Saussure. On note cependant que la barre

y est métaphore d’une «  résistance  » et non plus d’une «  association  ». En

fait, le concept saussurien de signe fait l’objet dans la problématique

lacanienne d’une critique décisive :

—  d’une part, dire qu’à un signifiant correspond (arbitrairement) un

signifié (un concept), et que le signe ainsi constitué fait sens en ce qu’il

fait nécessairement référence à une chose, est inacceptable  : le monde

des mots ne se modèle pas sur le monde des choses.

—  d’autre part, l’examen d’exemples plus construits que le célèbre

«  arbor  » de Saussure montre que la correspondance bi-univoque

résiste mal à l’analyse  : à un signifiant pris dans la chaîne discursive,

on ne peut assigner régulièrement un signifié et un seul.

C’est, au bilan, à une critique fondamentale du signe que l’on assiste,

puisque d’une part lui ôter sa fonction référentielle, c’est détruire

l’engendrement de la signification qui en dépend, et d’autre part refuser le

jeu de la correspondance bi-univoque, c’est détruire l’idée d’un ordre dans

le signifié analogue à celui du signifiant. Du signe saussurien tous les

éléments demeurent, mais il a cessé de fonctionner. Et c’est là un

bouleversement considérable dans la pensée philosophique occidentale, où

le signe assurait au langage une fonction de représentation du monde pour le

sujet. La position du langage est, de cette rupture avec la philosophie du

signe, totalement remaniée.

Corollairement à cette rupture dans la continuité de la pensée occidentale,

on imagine les bouleversements immédiats que la critique du signe devait

apporter aux sciences humaines, désormais tenues de repenser leurs

prémisses.

III. LE TRAVAIL DE LA SIGNIFIANCE


La lettre, on l’a vu, est la conséquence matérielle du langage habité du

sujet, mais le langage, en tant qu’ordre, se réduit à celui, premier et unique,

du signifiant. Ce dernier, pour sa part, n’a pas pour fonction de représenter

le signifié  : pour le transfert d’un signifiant à un autre signifiant, aucune

signification n’est impliquée ni nécessaire. Les modifications apportées à

l’algorithme saussurien marquent cette prééminence du signifiant sur le

signifié, lequel glisse incessamment sous le signifiant, plus précisément sous

la barre S résistante à la signification : d’où

Les «  liaisons propres au signifiant  » ont cependant une fonction dans la

genèse du signifié. Ordre autonome, le signifiant peut «  entrer dans le

signifié,  », il est «  capable  » de la signification, il la commande. Le

mécanisme de cette entrée est lié au concept linguistique (devenu concept

analytique) de ponctuation, qui bat en brèche celui de signe dans la

production du sens. Cette production, impensable au niveau de l’unité de

langue, doit être pensée comme moment, coup d’arrêt dans le flux de

parole, au terme duquel le signifiant va franchir la barre de l’algorithme et

«  passer à l’étage du signifié  » (Ecrits, p.  503). C’est cette opération qui,

dans la problématique lacanienne, porte le nom de signifiance.

Dans ce travail de la signifiance, le signifié est loin de répondre à l’image

du développement linéaire et univoque qu’en donnait la théorie

saussurienne  : il articule «  en profondeur  », comme sur les différentes

portées d’une partition  : «  Il suffit, écrit J. Lacan, d’écouter la poésie pour

que s’y fasse entendre cette polyphonie » (p. 503).

Faisons halte un instant sur les chemins de la lettre pour noter ce que la

théorie lacanienne de la signifiance apporte dès à présent au renouvellement

de la théorie littéraire. La signifiance apparaît comme le substrat théorique

adéquat à la notion de «  lectures plurielles  » que la critique littéraire a

aujourd’hui définitivement adoptée, ainsi qu’aux concepts, issus de la

linguistique, de connotation ou d’isotopie. Abolissant toute référence

possible à une quelconque théorie de l’écart — lui ôtant toute validité — la

signifiance répond également à l’intuition d’une spécificité (d’une « essence

propre ») du langage poétique.

IV. LES EFFETS DU SIGNIFIANT


L’ordre «  polyphonique  » du signifié permet donc à la parole de signifier

«  tout autre chose que ce qu’elle dit  », et de faire entendre cet «  autre

chose  » «  entre les lignes  », par le seul jeu du signifiant. C’est dans cette

fonction que la parole peut dire le «  vrai  », consciemment ou...

inconsciemment. Cette parole autre et vraie n’est cependant pas le fruit du

seul jeu qui rapporte signifiant à signifiant  : elle résulte de deux effets

signifiants de la lettre dans la production de la signifiance. Le signifiant

travaille en effet à produire des «  effets  » qui lui sont propres selon deux

modalités :

—  La première est la métonymie. Figure de réthorique redéfinie comme

«  fonction proprement signifiante  » («  L’instance  », p.  505), la

métonymie réside dans la connexion, mot à mot, de deux signifiants,

indépendamment de toute référence au réel.

Trente voiles ← trente bateaux à voile

Cette connexion de signifiant à signifiant permettant l’élision d’un

signifiant et le renvoi de la signification à une autre ponctuation. La barre de

l’algorithme n’est pas franchie, la lettre n’a ici pour fonction que de

symboliser le «  trou  » du signifiant et la suspension du sens. Mais cette

symbolisation n’est-elle pas déjà, en soi, production d’un sens  ? La

signification peut donc s’engendrer, indépendamment de tout signifié, à

partir de la seule lettre.

—  La deuxième est la métaphore  ; le principe de définition consiste, là

encore, à rejeter la référence au réel que constituerait la notion d’un

rapprochement de deux images (dans, par exemple, le vers de

Verlaine : « La neige tombe à longs traits de charpie »). La métaphore

réside dans la substitution d’un signifiant à un autre signifiant («  un

mot pour un autre  ») dans la chaîne signifiante, «  le signifiant occulté

restant présent de sa connexion (métonymique) au reste de la chaîne  »

(Ecrits, « L’instance », p. 507).

128
« La neige tombe à longs traits de charpie » filaments blancs

Cette fois, la barre de l’algorithme est franchie, la signifiance a fait son

œuvre dans un «  effet de poésie ou de création  » (Id., p.  515). La lettre a

pour fonction de symboliser, avec l’entrée du signifiant dans le signifié,

l’abolition du signifiant propre par le signifiant métaphorique.


Une remarque incidente de J. Lacan nous paraît dans notre perspective
129
(littéraire), devoir être relevée . Rappelant que les expériences d’écriture

automatique se sont fondées  —  ont cru se fonder  —  sur la découverte

freudienne de l’inconscient, J. Lacan relève l’apport que constitue à sa

théorie de la métaphore «  la poésie moderne et l’école surréaliste  », quand

elles établissent que «  toute conjonction de deux signifiants serait

équivalente, si la condition du plus grand disparate des images signifiées

n’était exigée pour la production de l’étincelle poétique  » («  L’instance  »,

p.  506). (L’erreur doctrinale porte ici, bien entendu, sur la partie de la

citation que nous n’avons pas soulignée.)

Le travail du signifiant s’opérant dans le signifiant pour constituer la

signification : telle est la signifiance.

Dans le jeu réglé de l’ordre signifiant, des écarts (élision, substitution)

manifestant leur efficience : tels sont les effets propres du signifiant.

Ainsi est bien rendu compte des pouvoirs poétiques de la métaphore, de

la métonymie ; ou encore de l’effet produit par le « witz » de Freud, « mot »

de l’esprit qui est pure «  dérision  » du signifiant, jeu dans le signifiant qui

n’a visée que de lui-même, littéralité pure, «  jeu de mots  », ou, comme

l’écrit J. Derrida « feux de mort » dont la seule fonction est de « consumer

les signes jusqu’à la cendre ». (Quinzaine littéraire, N° 152).

V. LE TEXTE A LA LETTRE

L’impact de cette théorie du langage, telle quelle, dans une « science » de

la littérature  —  «  Cette littérature exactement dénommée les lettres  »

(Mallarmé)  —  est d’ores et déjà évident. On ne saurait cependant s’y

attarder avant d’avoir suivi la lettre jusqu’à ce point où nous la verrons,

rencontrant la vérité freudienne, produire «  tous ses effets de vérité dans

l’homme » (« L’instance », p. 509).

Notons toutefois les deux conséquences immédiates qui de cette théorie

affectent le lieu des « Lettres » :

1) Apparue comme pur travail du signifiant dans le signifiant, que la lettre

présentifie, la littérature nous détourne de nous laisser fasciner par la

(les) signification (s) du texte, toute « interprétation » mal comprise ne

pouvant viser que des formes imaginaires, ombres et reflets qui sont en
réserve du texte  : Condamnation sans appel de toute pratique critique

pour laquelle le texte, «  objet secondaire par rapport au réel  », en

double l’authenticité  ; texte «  vouloir-dire-vrai  » qui de ce fait,

définissant la littérature comme rerésentation (du réel), en détermine

l’exigence de vraisemblable. Et, par-delà, dénonciation de l’idéologie

culturelle qui a récupéré le travail de la lettre comme « Littérature », en

l’occurrence comme produit de consommation de et pour cette

idéologie.

La réflexion sur le texte (littéraire) s’ordonne désormais de cette

définition par laquelle J. Kristéva ouvre le texte de son ouvrage Semeiotike,

130
Recherches pour une sémanalyse   : «  La littérature  » nous paraît

aujourd’hui être l’acte même qui saisit comment la langue travaille et

indique ce qu’elle a le pouvoir, demain, de transformer  » («  Le texte et sa

science », p. 7). (Les italiques sont de nous.)

2) Si le travail du texte suit les lois du signifiant, le texte est, quant à lui,

effet dans le réel de ce travail  : pure structure littérante. Ainsi

s’explique (partiellement) la remarque de J. Lacan sur laquelle prenait

fin notre premier chapitre  : «  Ma critique, si elle a lieu d’être tenue

pour littéraire, ne saurait porter, je m’y essaie, que sur ce que Poe fait

d’être écrivain à former un tel message sur la lettre  » («  Lituraterre  »,

p. 4). L’analyse exhaustive de ce « message » se trouve dans le chapitre

131
qui ouvre les Ecrits, « le séminaire sur la lettre volée   ». Ce que fait

132
Poe dans La lettre volée , c’est de former un message sur la lettre  :

manifestant d’abord que ses déplacements et ses renvois produisent et

structurent le texte, indépendamment de tout contenu et « du signifiant

même qu’elle emporte » (« Lituraterre », p. 4) : « Le conte consiste en

ce qu’y passe comme muscade le message dont la lettre y fait péripétie

sans lui » (Id., p. 4).

Le texte n’est donc pas simple jeu réglé des signifiants, ce qui ferait de lui

une pure logique algorithmique, se soutenant de sa propre existence et

opérant hors toute détermination spatio-temporelle  : non plus parole, mais

simple développement formel du langage. Il faut se déprendre de cette

illusion, illusion dont vit encore actuellement le mythe d’une «  science

littéraire  » On ne peut définir le texte comme cet énoncé clos, structure


grammaticale définissable à propos de laquelle un savoir «  exact  » pourrait

être produit. Que peut dire la linguistique du signifiant, sinon le décrire

comme système de différences, analyser ses modes d’articulation dans le

langage observable, ses fonctions (places - manques), sa constitution en

système signifiant  : entreprise limitée, et qui ne dit rien sur l’origine du

langage. La vérité du texte est à saisir en un autre lieu  ; un lieu où est

refusée «  la mise hors jeu du sujet et la pure adhérence à soi du logos  »  :

c’est le lieu de la psychanalyse. Il faut revenir ici à la stricte définition de la

lettre, effet de signifiant productible de ce que le sujet (du discours)

« habite » le langage.

Sur les chemins de la lettre, donc, le sujet...

VI. LE SUJET DANS LA LETTRE

Expression inattendue... car du sujet, on penserait qu’il «  détient  » le

pouvoir signifiant de la lettre, et que c’est « à être présent dans le sujet » que

le signifiant peut produire ses effets. Le sujet est théoriquement pour la

pensée occidentale le support de la signification puisqu’il est le détenteur de

la pensée consciente. Sa place serait donc au lieu où s’engendre la

signification dans le franchissement de la barre. «  Cogito, ergo sum  »  : je

pense  ; donc je suis, aphorisme cartésien dont l’«  évidence  » va être

subvertie du pas «  empirique  » que nous fait accomplir la découverte

freudienne. Cette découverte est celle de l’inconscient.

1. LA LETTRE DANS L’INCONSCIENT

Ce qui plus directement nous intéresse ici de cet inconscient, c’est sa

structure. Relisant Freud au plus près (le «  retour à Freud  »), J. Lacan y

pointe cette structure analysée à travers ses effets les plus empiriquement

observables dans l’élaboration des rêves. Le rêve est, à la lettre, structure

littérante  : c’est-à-dire qu’on peut y dégager, au principe de la signifiance,

mais totalement indépendant d’une quelconque référence au réel, ce même

jeu d’éléments signifiants dans leur systématique différentielle, leur

organisation spécifique en discours et leur production d’effets de langage.

Une correspondance terme à terme permet à J. Lacan d’étayer


rigoureusement l’identité structurelle qui, du rêve, littéralement, fait un

langage (une forme du langage) :

— transposition : glissement du signifié sous le signifiant,

— condensation : surimposition des signifiants ou métaphore,

— déplacement : contiguïté des signifiants ou métonymie,

—  élaboration secondaire  : organisation et développement syntaxique

linéaire en discours.

Effet observable de l’inconscient dans le réel, le rêve manifeste le rôle

constituant du signifiant pour l’inconscient  : «  L’inconscient est structuré

comme un langage.  » Tous les effets de l’inconscient, tout ce qu’on en peut

saisir, se réduit au langage en ses effets  : car il n’y a pas de «  langage de

l’inconscient  » qui se puisse distinguer du langage même. C’est le même

algo-S rithme, , qui définit la topique de l’inconscient. s

Là se situe exactement l’ancrage de la psychanalyse sur une théorie du

langage  : si être écrivain, c’est manifester la lettre en ses détours et sa

destination, être analyste, c’est montrer « la lettre comme en souffrance » et


133
démontrer «  où elle fait trou  » . Car on n’oubliera pas que l’inconscient

est, de l’histoire du sujet, le «  chapitre censuré  », le lieu où s’exerce le

refoulement. L’inconscient travaillant (à passer) dans le signifiant, c’est dans

les «  trous  » du signifiant (lapsus, manques, mots d’esprit) que l’analyste

pourra tenter de déchiffrer la «  parole vraie  » par où se manifeste

l’inconscient.

Et si le dessein de la critique littéraire est d’actualiser l’inconscient du

texte, sa «  parole vraie  », il faut qu’à la lettre elle s’attache à l’analyse de

son fonctionnement signifiant. Elle est tenue de s’en tenir... à la lettre du

texte.

2. LA THEORIE DU SUJET

L’inconscient, donc, «  c’est que l’homme soit habité par le signifiant  »

(Ecrits, p. 35). De se rendre à cette conclusion, un problème surgit aussitôt :

« La structure du langage une fois reconnue dans l’inconscient, quelle sorte

de sujet pouvons-nous lui concevoir ? » (Ecrits, p. 800). A la question : Qui

parle  ? la réponse attendue est  : le sujet de l’énonciation. Sujet dont la


définition est donnée depuis plus de trois siècles par le «  cogito  »

philosophique  : parle celui qui pense et qui donc est le sujet. Mais ce sujet

qui apparaît dans l’avènement du signifié, l’admettrons-nous aussi comme

sujet du signifiant et/ou sujet de l’inconscient ? Ce sujet — que désignent le


134
Je de l’énoncé et les embrayeurs de l’énonciation , mais qu’ils ne

signifient pas  —  si on peut l’identifier au sujet de l’inconscient/langage, où

se construit-il  ? L’inconscient ne saurait par définition s’accommoder du

sujet du «  cogito  »  : il faut renoncer «  à la transparence du sujet

transcendantal  » dans son «  affirmation existentielle  » (Ecrits, p.  516). Le

franchissement de la barre, le jeu signifiant de la métaphore et de la

métonymie se jouent «  là où je ne suis pas parce que je ne peux pas m’y

situer » (id., p. 517).

D’où on conclura  —  par un audacieux renversement  —  que la place du

sujet du signifiant est absolument excentrique par rapport à celle qu’occupe

le sujet (cartésien) du signifié : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où

je ne pense pas  » (= où je ne pense pas penser) [id., p.  517]. Où  ? Dans

l’ordre même du signifiant et/ou de l’inconscient. C’est là, dans et par le

signifiant que va se construire l’«  autre  » du sujet, dans cette «  excentricité

radicale de soi à lui-même à quoi l’homme est affronté » (id., p. 524).

VII. DU LITTERAL A LA LITTERATURE

Le texte, pour en venir à lui, existe de ce quelque chose qui cependant

n’est pas là  : trace inscrite d’un sujet égaré, il est le tenant-lieu de

l’inconscient, perdu ou voilé.

Dès lors, « Lacan autorise une démarche nouvelle, qui cherchera moins à

mettre au jour une organisation œdipienne dont le texte littéraire serait un

fantasme privilégié, qu’à mettre en évidence et à parcourir un réseau de


135
signifiants constitutifs du texte (manifeste et latent)  » . Mais le rapport

qu’entretient l’écriture avec le procès, constitutif du sujet, qu’est la lettre

produite, n’est nullement un rapport d’identité. Ecrire la lettre n’est jamais

que mimer sa production. Opération qui « ne prouve rien que la cassure, que

seul un discours peut produire, avec effet de production («  Lituraterre  »,

p.  8). L’écriture, si elle peut re-présenter cette coupure qu’est l’inscription

de l’inconscient dans l’ordre symbolique et dont se structure le sujet, est


incapable de la re-produire. Ce qu’elle fait apparaître est le semblant du

manque où le sujet prend place. Serge Leclaire exprime plus radicalement

encore, cet «  échec obligé  ». («  Le réel dans le texte  », Littérature n°  3,

p.  32)  : «  La lettre écrite sur le papier, du fait même qu’elle tente

(inconsciemment) de re-produire la rupture qu’est l’inscription inconsciente,

réalise en fait un effacement, une suture de la coupure... Nul texte ne peut

mettre en jeu ce que sa texture même est faite pour colmater ; aucun artifice

d’écriture ne peut véritablement mettre en défaut cette intrinsèque fonction

de vêture du texte... écrire est d’abord une tentative impossible pour

maîtriser le texte inconscient. »

Tentative qui fait du texte moins une «  mimesis  » qu’une mise en scène,

136
explorant l’aventure du langage , mais explorant aussi dans le langage

l’aventure du sujet.

Quand au leurre de l’auteur comme sujet du texte, projection dans

l’imaginaire de l’image du sujet, il est d’abord ce qui rend possible le

phénomène de revendication littéraire. L’image d’un sujet de la lettre vient


137
par le biais de l’imaginaire supplanter la vérité du sujet dans la lettre .

Relisons le «  Séminaire sur la Lettre volée  »  : la lettre constitue un

«  personnage  » à qui la détient. Ce personnage, dont la portée est

imaginaire, engage le sujet dans une relation narcissique. D’où les préfaces

et autres avis au lecteur, où l’écrivain tente d’abolir toute distance entre le


138
Moi et le texte, cherche l’identification totale du Moi au sujet .

Le producteur de la lettre n’est pas le sujet, même si la lettre reproduit

«  ce dont le sujet subsiste  ». Une telle affirmation serait dérisoire, et

d’autant que la lettre une fois produite, son pouvoir s’est déjà dissipé.

Re-produire la lettre au demeurant n’est pas l’apanage du seul Moi-

écrivant  : la lecture est aussi un mode de re-production de la lettre, par

lequel un autre sujet se construit, radicalement hétéronome au premier, et

suscitant son propre imaginaire. «  L’approche analytique d’un texte

littéraire,... revient à dénoncer d’abord l’illusion critique qui consiste à

omettre le lecteur, à faire comme si le lecteur n’était pas aussi un lieu

d’affrontements signifiants et de significations inconscientes  ». (M.

Pierssens, art, cité, p. 27.)

VIII. LE TEXTE ET SA VERITE


Dans la trace du sujet, pris dans la lettre, c’est la vérité qui se trame  :

vérité du discours de l’inconscient, qui commande la lettre. Vérité glissée

dans l’articulation de ce discours à l’imaginaire (qui s’ancre sur le

symbolique). Vérité qui fait « trou » dans le savoir.

Mais cette vérité, quelle est-elle  ? Si la lettre en dessine le bord, et si la

produire, c’est faire «  terre de littoral  » entre vérité et savoir, c’est à la

psychanalyse à nous dire, d’abord ce qu’elle convoque à produire le discours

de la vérité, ensuite ce qu’elle invoque à combler le « trou » du savoir.

2.

Le désir à la lettre

I. VERITE ET SAVOIR

Que l’autre bord du savoir puisse dans un premier temps être appelé

vérité se soutient de ce que la science ne peut reconnaître en la vérité sa fin

propre  : ce qui importe au savant, c’est que le phénomène dont il fait son

objet de connaissance soit « communicable » en quelque langage (condition

de l’ordre mental), enregistrable sous quelque forme (condition de l’ordre

expérimental) et qu’il parvienne à l’insérer dans la chaîne des identifications

symboliques où sa science unifie le divers de son objet propre (condition de

l’ordre relationnel) [Ecrits  : Au-delà du «  principe de réalité  », p.  79]. La

science peut se proposer comme objet la vérité, «  son phénomène et sa

valeur », mais discours sur la vérité, elle ne sera en aucun cas discours de la

vérité : « nul langage » en effet, « ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque

la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour

ce faire (Ecrits : « La science et la vérité », p. 867).

La vérité demeure cependant cette contrepartie « sans laquelle rien ne se

conçoit du savoir » (Ecrits : « D’un syllabaire après coup » p. 724), cet autre

bord dont le discours doit être reconnu. C’est la vérité, ou du moins ses

effets, son discours, que la psychanalyse isole comme sa fin propre  : car

l’inconscient structuré comme un langage, est la parole vraie. Dans la

prosopopée devenue célèbre de « La chose freudienne », la vérité tient elle-


même son discours (p.  409-411)  : «  Moi la vérité, je parle  », et cette vérité

emprunte les chemins de la lettre, et non les voies de la pensée.

Mais vérité qui se dérobe, d’être prise dans le jeu du signifiant. C’est

pourtant bien Elle que le sujet articule à sa place, c’est Elle qui le parle.

II. LE DESIR A LA LETTRE

Si «  la lettre produit tous ses effets de vérité dans l’homme  » (Ecrits  :

«  L’instance  », p.  509), c’est que «  comme en dérivation de la chaîne

signifiante court le ru du désir  ». De la nécessité où le sujet se trouve «  de

faire passer pas les défilés du signifiant la satisfaction de tout besoin, son

désir, marque du fer du signifiant à l’épaule du sujet qui parle  » (Ecrits  :

«  La direction de la cure  », p.  629), pure action du signifiant, se construit

avec lui. Mais inscrit dans la chaîne signifiante, le désir ne se saisit que dans

son interprétation (dans l’interprétation des effets du signifiant)  : le sujet

désirant ne se sait pas désirant, et le désir consomme la coupure que le sujet

139
subit «  de n’être sujet qu’en tant qu’il parle  » (Ecrits : « La direction de

la cure », p. 634).

Le désir inconscient qui travaille à passer dans le signifiant est donc ce

que le sujet articule à sa place : désir indestructible. Car la subjectivité usant

du symbole pour maîtriser sa privation de l’objet impossible du désir, (le


140
faisant apparaître/disparaître dans l’ordre signifiant ), le symbole de ce

fait «  se manifeste d’abord comme meurtre de la chose, et cette mort

constitue dans le sujet l’éternisation de son désir » (« Fonction et champ de

la parole et du langage », p. 319).

III. EFFETS DE LANGAGE, EFFETS DE VERITE

C’est donc un «  manque à être  » jamais satisfait que le sujet amène au

141
jour dans l’articulation de la chaîne signifiante .

Ce qu’inscrit, dans l’ordre du signifiant, la métonymie  : dans le renvoi de

la signification exigée par l’élision d’un signifiant le «  manque à être  »,

l’impossible du désir, ce qui revient à dire que le désir est métonymie, au

long de la chaîne signifiante «  éternellement tendu vers le désir d’autre

chose  » (Ecrits  : «  L’instance  », p.  518), signifiant par cet «  effet  » sa


pérennité et son inaccessibilité  : soit «  peu de sens  ». De la figure

métonymique ne figurera dans l’imaginaire que cette «  partie  » (pour le

tout), image partielle qui, pour «  parer à ce moment de manque, vient à la

position de supporter tout le prix du désir ».

Quand le sujet accède au sens de son désir, c’est que l’autre «  effet  » du

signifiant est en jeu, «  effet de sens positif  » (Ecrits : «  La direction de la

cure  », p.  622)  : la métaphore. Dans la substitution d’un signifiant à un

signifiant (indépendamment de leurs signifiés respectifs) est signifié pour le


142
sujet le sens refoulé de son désir . Ce qui fait du symptôme, signifiant

corporel du désir impossible, une métaphore.

De la structure du sujet pris dans la chaîne signifiante se déduit la

structure du désir et celle du symptôme «  car le symptôme est une

métaphore, que l’on veuille ou non se le dire, comme le désir est une

métonymie, même si l’homme s’en gausse  » (Ecrits  : «  L’instance  »,

p.  528). Ces deux effets signifiants donnent son champ à la vérité  ; toute

parole vraie est d’abord vérité du désir. Vérité qui ne saurait être dite ; parce

qu’elle se dit elle-même de ce qu’elle parle, elle n’entre pas dans le champ

du savoir.

IV. LE DESIR ET LE TEXTE

Du désir dans le texte, on peut désormais affirmer qu’il est à l’œuvre,

dans son rapport inaugural au signifiant ; présent en tous les points du texte,
143
et désir multiple, selon que le texte est écriture ou lecture .

Ce désir, quel est-il  ? D’abord celui qui s’articule de l’un à l’autre sujet

dans le texte, entre tous les sujets dans le texte, en tant que sujets désirants ;

chacun désire de surprendre les traces du désir de l’autre, chacun désire de


144
l’autre, ce qui implique sur l’axe de ce désir un transfert .

Ceci est vrai puisque aussi bien le désir du «  Lecteur  » comme celui de

l’«  auteur  » devraient pouvoir s’analyser (au sens psychanalytique) dans le

texte. «  La lecture, écrit M. Pierssens (art. cité, p.  28), est une fonction du

sujet, à laquelle le sujet ne doit pas se dérober  »  ; fonction où cherche à se

satisfaire un (autre) désir, et qui « ce faisant devient écriture, où plus rien ne

se reconnaît de l’écriture fantasmatiquement première  ». Car, si la lettre

déposée dans le texte est inchangée, si elle tente de re-produire le (mais


quel  ?) sujet qui trouve à se refendre sur l’axe du symbolique, le corpus

inconscient dans lequel la lettre prend sa référence varie, et varie

l’imaginaire que suscite le sujet, dans ce fantasme privilégié dont le texte

devient le lieu.

Mais les traces du désir sont-elles repérables  ? Pour le désir à l’œuvre

dans le texte, l’objet est illusoire, toujours déjà perdu, en ce qu’on ne marque

jamais le désir de l’autre qu’avec son propre désir. Aucune objectivité ne

peut se faire jour dans la relation intersubjective qui noue, par le jeu du

désir, la lecture et l’écriture. Dans la quête du désir de l’autre, c’est toujours

mon désir qui m’est renvoyé.

C’est de ce jeu paradoxal que la critique littéraire se fait la dupe. M.

Pierssens l’explique longuement (art. cité, p.  27)  : «  Le désir du savoir

objectif sur l’inconscient de l’autre (l’écrivain) n’est qu’une forme de

résistance à la vérité de son propre inconscient, résistance au désir,... faire

de la critique littéraire n’est que l’un des moyens de nier le désir tout en

tentant de lui répondre. La psychanalyse littéraire n’est donc que l’analyse

de l’analyste par le texte qu’il se donne pour objet. L’«  auteur  » qu’il veut

percer à jour, n’est autre que l’objet perdu de son désir, et le texte un

multiple fantôme d’objets... »

En ce sens est justifié ce que nous avancions (p. 194) de l’invalidité de la

critique analytique en tant que savoir sur le texte (en tant que «  science  »

littéraire). La critique, analytique ou pas, est toujours un texte à propos d’un

autre texte, en réponse à son appel, « auquel chacun est libre de répondre ».

En ce sens est justifié aussi le rejet par J. Lacan de tout «  jugement  »

littéraire hors du champ de l’analyse. La psychanalyse, avons-nous dit, n’est

nullement qualifiée pour interroger le texte  : ce qui va maintenant de soi.

C’est le texte qui doit interroger la psychanalyse, «  se mesurer  » à elle,

«  l’énigme étant de son côté  » «  Lituraterre  », p.  9). Et si la critique

littéraire pouvait effectivement se renouveler, ce serait d’une telle

interrogation, qui ne peut être désormais éludée.


 
SECTION 2

ÉCRITURE ET TEXTUALITÉ

1.

La logique du texte

I. UNE THEORIE DU TEXTE

La recherche de pointe, issue de la rencontre salutaire de la critique, de la

sémiotique et de l’écriture d’avant-garde est, comme on l’a vu, responsable

d’un remaniement d’un concept de texte au sein du procès de subversion

idéologique et culturel qu’elle a contribué à imposer à notre civilisation

occidentale. De ces interventions théoriques, on retient parmi les plus

décisives les travaux du groupe « Tel quel », les noms de Roland Barthes, de

Philippe Sollers, Jean-Pierre Richard, Julia Kristéva, etc.

C’est à cette dernière que l’on doit la première (et la seule) tentative pour

élaborer une « théorie » du texte. Théorie homogène bien qu’édifiée sur les

fondements d’un savoir largement interdisciplinaire  : la science des

formations historiques (le marxisme), la linguistique, l’anthropologie, la

philosophie du langage, la logique, etc., et bien entendu la psychanalyse se

conjoignent pour tenter, par approches successives, de cerner l’objet

d’analyse  : le texte, ou l’écriture. Cette interdisciplinarité est hautement

légitime, si l’on considère la complexité de l’objet que visent ces savoirs

divers, savoirs dont elle tente l’amalgame au sein d’une théorie homogène.

Les ouvrages de référence en sont Semeiotike, déjà cité p.  201, Le texte

145
du roman, et La révolution du langage poétique , ouvrage dans lequel la

théorie du texte est ramenée à la théorie de cette écriture dont le texte se

fait, en général, la production manifestée : l’écriture poétique.

Bien qu’il ne soit ni aisé, ni même légitime, de dissocier dans une

construction théorique ceux de ses principes qui relèvent d’un savoir


particulier, on essaiera de montrer l’impact de la psychanalyse dans la

genèse des principaux concepts.

II. LA PRODUCTIVITE TEXTUELLE

La notion de «  productivité textuelle  » qui est au centre de la réflexion

commune aux théoriciens du texte est redevable pour l’essentiel aux thèses
146
marxistes de travail et de production . Il serait toutefois erroné de ne lui

proposer aucun autre horizon  : la psychanalyse ne saurait être étrangère,

comme on le verra, à la mise en place de cette problématique nouvelle,

même si le concept de «  texte  » n’est jamais encore apparu dans tel ou tel

moment (évidemment marginal) de sa réflexion.

Avant même qu’apparaisse le terme de « productivité » dans l’élaboration

théorique de J. Kristéva, le problème de la génération de l’objet-texte s’était

posé, conséquence inéluctable :

- Des mutations théoriques de la pensée scientifique  : critique de

l’idéalisme, impact du matérialisme dialectique, rejet de la pensée du

signe, critique du logocentrisme, etc.

- De l’incapacité des sciences de la langue et de la littérature à rendre

compte :

1. Des particularités objectives de l’écriture textuelle, et

particulièrement poétique.

2. Du jeu de dérive et de pluralisation du sens par lequel le texte

appelle lectures et relectures.

3. Des «  pouvoirs  » du texte dans l’ordre du réel, non tant culturel

que sociohistorique, pouvoirs de dérèglement et provocation qui

«  arriment  » le texte comme pratique signifiante au sein du

processus de l’histoire.

Une illusion était formellement dénoncée, celle qui considère le texte

comme objet/produit de la «  littérature  » et ne saisit alors qu’un effet, la

«  littérature  » étant le lieu idéologique dont les mythes — notamment celui

de littérature/représentation — occultent la constitution de cet objet.

Le concept de productivité textuelle manifeste la première tentative

efficiente pour briser la surface structurée et finie qui dérobe l’épaisseur du


texte, et pour dévoiler, en opérant la traversée de cette épaisseur, les lois de

son engendrement.

La notion de productivité implique donc une réflexion fondamentale sur

l’écriture, puisque seul le travail qui se fait dans l’écriture possède un

pouvoir génératif  : le texte n’est autre qu’«  une fonction dont dispose

147
l’écriture » .

Travail qui s’opère dans l’écriture, il se définit comme une productivité qui

est en fait la capacité productive de l’écriture elle-même (J. Kristéva

propose d’« adopter le terme d’écriture lorsqu’il s’agit d’un texte vu comme

production  », Semeiotike, p.  41). Que ce travail puisse aboutir à la

production d’un «  sens  », ne peut que justifier l’opposition théorique entre

« texte littéraire » et « texte/production » ou écriture.

Dans l’élaboration du concept de productivité textuelle, la psychanalyse

est manifestement partie prenante, puisqu’elle fait de l’écriture en soi le lieu

d’un travail spécifique. La psychanalyse indique en effet :

1. Qu’en soi, c’est-à-dire indépendamment de l’acte d’un quelconque

sujet de conscience, l’écriture résulte d’un fonctionnement signifiant

qui exclut le signifié  : elle ne saurait donc être pensée comme

l’instrument linéaire de la présentation.

L’écriture est le lieu d’une pratique dans la lettre, dont elle explore les

pouvoirs, En même temps qu’elle « ouvre la possibilité de la langue dans ses


148
différences » , cette écriture en acte se révèle donc «  comme exploration
149
et découverte des possibilités du langage  » , ces possibilités ne se

réduisant nullement, comme on l’a pu voir, à la production d’un sens.

2. Que l’écriture est le lieu où se définit le rapport du sujet à son discours,

parce qu’en ce lieu se représente le Sujet dont la théorie de

l’inconscient dénonce la structuration face à l’objet perdu de son désir.

Dans le jeu de la lettre, dont la référence est toujours l’inconscient, se

marque l’accrochement du sexuel et se déclenche la production de

jouissance.

Si la psychanalyse «  a pour but de donner  » (à la science du texte) «  un


150
sol matérialiste... aux avancées de la logique dialectique  » , il faut bien

reconnaître qu’elle propose d’emblée à l’abstraction logique la direction de


son parcours. Depuis ce lieu matériel où prend appui la logique qui parcourt

le procès textuel, on est déjà contraint de saisir le texte comme une

productivité « translinguistique » : si l’écriture est le jeu du signifiant, de ses

écarts et de ses effets, le texte ne peut être qu’un acte signifiant spécifique se

151
jouant à travers la langue , une pratique qui, bien que se produisant dans

le langage, « n’est intelligible qu’à travers lui ». Par ailleurs, la psychanalyse

indique la nécessité de revenir à une antériorité du langage, afin de saisir

dans l’écriture les relations du sujet au signifiant, y compris dans la violence

faite à l’ordre signifiant par les mécanismes inconscients.

«  Mesure inhérente de la littérature (du texte), la productivité textuelle

n’est pas la littérature (le texte)  », de même que l’écriture n’est pas la
152
littérature . Elle est ce qui précède et dépasse le sens, et ce qui laisse à

part la réalisation d’un vraisemblable ; sens et vraisemblable ne sont que les

substituts apparents de son travail : « une activité négative » (R. Barthes, Le

système de la mode). Si à chaque instant de la pratique signifiante se font

jour des significations multiples, c’est le modèle qui pour «  faire  » le sens

opère dans l’épaisseur de la langue («  dans sa matérialité même  »)

qu’explore la productivité textuelle.

La productivité est aussi ce qui refuse une «  littéralité  » qui se définirait,

non des pouvoirs de la lettre (au sens analytique), mais des déterminations

linguistiques auxquelles elle feint de se soumettre. Car la productivité du

texte fait de cette pratique une pure transgression des déterminations de la

langue :

—  Elle en redistribue l’ordre, y introduisant d’autres catégories qu’elle

emprunte à la logique, à la psychanalyse.

— Elle en viole des structures syntaxiques.

—  Elle en pulvérise la structure (le code), au profit d’une organisation

autre, complexe, « infinité potentielle » non codifiée.

—  Elle en dérange le «  conformisme  » (en tant que la langue est une

fonction sociale).

Le texte qui traverse la langue acquiert de cette traversée sa totale

autonomie :

Autonomie vis-à-vis du sens  : le texte/production ne «  raconte  » ni ne

«  décrit  », n’est comme tel porteur d’aucun «  message  ». Dans cette


«  infinité potentielle  », aucun sens n’a cours, parce qu’aucune conformité à

une quelconque « vérité » n’est possible.

Autonomie vis-à-vis de la langue : le texte/production est un « défi », qui

153
produit d’abord, hors structure, une infinité de dérivations possibles,

réalisables, quoique certaines seulement soient effectivement réalisées.

Dans une écriture qui se représente, dans un texte qui écrit sa production
154
« irréductible à la représentation » , les particularités du travail dans (et à

travers) la langue se dévoileront sous formes d’éclatements, disjonctions,

dissemblances, ambivalences, anaphores, connexions, permutations,

intervalles et jeux combinatoires multiples, ouvrant dans le texte un espace

dont la logique est proprement textuelle.

De cette infinie diversité, il faut trouver le processus générateur  : ce sera

le travail qui provoque dans la langue un jeu illimité d’opérations, travail

produisant/détruisant, assemblant/disloquant, articulant «  du  » sens dans

«  une infinité différenciée, dont la combinatoire illimitée ne trouve jamais


155
de bornes   ». Ce travail, dont on peut définir la logique, c’est la

signifiance. Le concept lacanien (cf. p.  198) est ici judicieusement utilisé,

mais dans une vision élargie où il devra montrer son aptitude à rendre

compte objectivement des particularités de l’écriture poétique et de

l’infinitisation du sens dans le texte.

La productivité constituant la logique propre du texte est donc ce qui le

fait «  étranger  » à la langue. Dans cette transgression peut se lire la marque

d’un travail qui opère sur les traces de l’inconscient, excavation creusée
156
pour la jouissance et brèche ouverte sur le retour du refoulé . Il semble

qu’une tendance propre du langage le porte à revenir à cet originaire non

encore socialisé qui précède l’instauration du symbolique et la «  position  »

du Sujet dans le signifiant  : à dénoncer ce lieu et ce moment où il n’existe

pas en tant que langage, si par-là on entend une chaîne de signifiants

3
structurée selon les règles d’un code de communication . Cette effraction du

langage par le langage apparaît corrélativement comme effraction du

refoulement inscrit dans les traces mnésiques inconscientes, (dans le

signifiant).

La productivité du texte implique donc le parcours d’un bord frontalier  :

entre préverbal et postverbal, préœdipien et postœdipien, pulsionnel et

refoulé, discontinu et continu, etc. Ramenée à son germe, l’expérience


textuelle représente «  l’une des explorations les plus hardies que le sujet
157
puisse se permettre du procès qui le constitue  ».
 
2.

La signifiance et sa « science »

I. LA SEMANALYSE, « SCIENCE » DE LA

SIGNIFIANCE

Nulle définition de la signifiance dans le texte ne saurait être plus

synthétique et plus claire que celle qu’en donne J. Kristéva dans Semeiotike

(p.  9)  : «  Nous désignerons par signifiance ce travail de différenciation,

stratification et confrontation qui se pratique dans la langue, et dépose sur la

ligne du sujet parlant une chaîne signifiante communicative et

grammaticalement structurée. »

Travail dans la langue, mais dont elle transforme jusqu’à la matière

(l’organisation logique et grammaticale), la signifiance est donc le travail du

(et dans le) signifiant. Il s’agit, pour cerner le procès de la signifiance, de

saisir comment s’engendrent dans le signifiant ces strates différenciées qui

s’y confrontent, irréductibles à la production d’un sens (par un sujet de

conscience), mais résultant d’un processus qui transforme nécessairement

toute production de sens (en «  pulvérisant  » le sujet). Processus analogue à

la figurabilité dans le rêve, qui «  transforme en contenu du rêve la

158
production des pensées du rêve  ».

On voit que pour la sémanalyse, science de la textualité qui se donne pour

objets (logiquement complémentaires) la critique du sens et le procès de la

signifiance, la démarche est aussi complexe que l’objectif. S’il lui faut saisir,

selon les modes conceptuels que lui propose la psychanalyse, la

« figurabilité » dans la langue du texte, la sémanalyse devra dans un premier

temps «  remonter  » la production de la signifiance, jusqu’à ce point «  où

s’assemblent les germes de ce qui signifiera dans la présence de la

159
langue  ». Il lui faudra ensuite

—  s’interroger sur les opérations de transformation dont feront les frais

ces « germes » signifiants,


—  explorer l’infinité signifiante qui est la résultante de ce travail. Et

corollairement,

—  lire à travers la surface éclatée du texte la «  révolution  » qu’il impose

dans la formation historique. On résumera d’une citation ce rôle de la

textualité sur la scène de l’histoire  : «  Elle marque en les pratiquant

dans la matière de la langue les transformations du réel historique et

160
social . » C’est donc de l’engendrement de la signifiance que le texte

acquiert son pouvoir révolutionnaire dans le réel.

II. LE SEMIOTIQUE ET LE SYMBOLIQUE

C’est avec la remontée «  verticale  » opérée aux sources de la signifiance

qu’apparaît le plus nettement l’endettement de la sémanalyse vis-à-vis de la

161
psychanalyse .

De même qu’un fonctionnement préverbal est décelé par Freud, à l’oeuvre

dans la production du rêve, de même tout procès signifiant rejoint à l’origine

ce moment préverbal, antérieur à l’identification du sujet et à sa « position »

dans le langage.

La théorie de l’inconscient pose que dans l’histoire du sujet (dans le

procès de sa constitution), comme dans sa structure, il y a ce lieu, à la fois

162
préalable et extérieur au sujet , où fonctionnent les pulsions  : lieu décrit

par Freud et Mélanie Klein comme celui de charges énergétiques qui ont

pour cause un état de tension (dans une excitation corporelle), et pour but la

suppression de cet état par l’atteinte de l’objet que vise la pulsion.

L’originalité de J. Kristéva est de s’emparer du champ analytique

pulsionnel pour définir ce qu’elle appelle «  la chora sémiotique  » comme

lieu d’une fonctionnalité préverbale où se constitue la signifiance.

Freud a montré que le système inconscient résulte, non seulement des

163
frayages et des stases pulsionnels , mais, fondamentalement, des

modalités fonctionnelles qui articulent les pulsions, plus précisément leurs

représentations, selon les mécanismes du déplacement et de la

164
condensation . Selon ce modèle, J. Kristéva définit dans un premier temps

la motilité pulsionnelle comme un lieu de discontinuités  : les stases

découpent le continuum corporel et simultanément le «  matériau  » (voix,

gestes, couleurs) en «  marques discrètes, sous-tendues par les pulsions  ».


Ces marques s’articulent dans un second temps selon les processus décrits

par Freud, et l’articulation ainsi obtenue reproduit un continuum,

modulations vocales par exemples, «  rythmiques et intonationnelles  ». Le

«  sémiotique  » se définit donc comme un ordonnancement vocalique et

gestuel, réglé par les contraintes biologiques, sexuelles, familiales  ; espace

165
rythmique, « musical », qui sans cesse se fait et se défait .

L’espace où opère cette fonctionnalité préverbale (le sémiotique) est

antérieur à la signification, au signe, à la position du sujet dans le langage  :

il est logiquement préalable à son entrée dans l’ordre symbolique.


166
Avec l’identification du sujet s’ouvre l’espace symbolique, qui est

aussi le lieu de la signification. Une «  coupure  » se produit, qui sépare le


167
sujet de ses objets en les « posant » (c’est la phase « thétique ») dans cet

espace devenu « symbolique », on est alors au seuil du langage.

Du langage cependant, le sémiotique n’est pas absent. La motilité

sémiotique en effet, transférée dans le symbolique, est ce qui articule

désormais les unités différentes du signifiant  : signifiant attribué à l’objet,

tandis que l’ego (l’image du moi) se pose dans le signifié  : le signifiant

signifie l’objet pour l’ego. De la béance qui s’est ouverte entre signifiant et

signifié, le signe se constitue, signification en germe, qui représente l’objet

désormais signifiable pour le Moi imaginaire séparé. Ainsi se forme l’ordre

symbolique en tant qu’ordre du langage, avec sa double organisation  :

verticale (signifiant/signifié/référent) et horizontale (syntaxico-sémantique).

L’histoire du sujet telle que la restitue la théorie de l’inconscient se traduit

normalement dans les termes logiques de l’opposition

sémiotique/symbolique. D’abord, une organisation pulsionnelle («  un corps

sémiotisé, lieu de scission permanente  »), soumise à la négativité de son


168
processus d’engendrement puisque toute articulation tendant à la

constituer comme unité est immédiatement détruite par le jeu des charges et

stases pulsionnelles, tandis qu’une nouvelle articulation se forme de ce

dénombrement. Puis dans cette histoire se produit (en deux temps, stade du

miroir et découverte de la castration) le « moment thétique » qui constitue le

Moi imagé séparé (signifié), et l’objet signifiable (signifiant).

Qu’en est-il alors du sujet ? Il faut faire retour à la théorie analytique de J.

Lacan pour concevoir qu’absent des positions signifiée et signifiante, le sujet

est pris dans la « coupure » qui marque la séparation entre l’ego imagé et la
motilité pulsionnelle  ; il est ce qui soutient l’ordre du signifiant, cependant

que le signifiant, qui représente le procès de la position de l’ego, est donc ce


169
qui le représente .

L’énonciation n’est possible que dans ce jeu de représentation qui

suppose le «  manque à être  » du sujet dans le signifiant. Quant à la

signification, elle est dénotation d’objet, rendue possible par l’avènement du


170
signifiant qui la prend en charge .

Par la coupure signifiant/signifié s’est marquée la scission entre

sémiotique et symbolique. Devenu signifiant pour le symbolique, le

sémiotique pulsionnel a perdu son autonomie. Mais, et c’est là l’important,

dans le procès de la signifiance constitutif du sujet, sémiotique et

symbolique ne sont pas séparables. Le sémiotique est cette modalité

psychosomatique du procès de la signifiance à la fois préalable

(génétiquement) et interne au langage.

Il est vrai que la théorie des pulsions est impliquée dans le système

freudien des théories sexuelles de l’enfance. M. Klein voit également dans

la pulsion une fonction préœdipienne, «  qui lie et oriente le corps par

171
rapport à la mère   »  —  cependant, le rêve, le fantasme témoignent de la

persistance au-delà de l’œdipe de l’afflux pulsionnel. Le rythme sémiotique

insiste donc, sous-jacent, occulté par l’avènement du symbolique qui assure

la position du sujet (mais comme absent des positions où il se représente).

Le langage préserve le corps de l’assaut des pulsions en les «  enchaînant  »

en signifiant/signifié. Dans ce lieu du signifiant issu de la motilité

pulsionnelle, le corps se signifie à travers des positions (imaginaires,

spéculaire, narcissique) qui le mettent à l’abri de l’agression pulsionnelle.

Mais le sémiotique n’en reste pas moins présent, quoique retenu dans les

rets du signe et de la syntaxe. On remarquera qu’il n’est pas la négation du

symbolique, mais sa condition, de même qu’il conditionne le procès du

sujet.

Dans le procès de la signifiance, avant et après le sujet, on relève la

fonctionnalité pré verbale. Sémiotique et symbolique fonctionnent

synchroniquement, s’articulant différemment selon les types de discours.

Pour J. Kristéva, c’est la dialectique des deux modalités qui rendra compte

de la spécificité des systèmes signifiants verbaux et non verbaux (narration,

poésie, musique, etc.). C’est du reste dans les pratiques signifiantes de ce


type (ainsi que dans le rêve) que l’on peut observer un fait remarquable : le

franchissement du thétique par le sémiotique, impliquant une redistribution

de l’ordre signifiant.

Cette domination paradoxale du sémiotique est proposée par J. Kristéva

comme la condition même de l’écriture poétique. Il importe donc d’en

analyser les modalités et les conséquences.

III. L’EFFRACTION DU SYMBOLIQUE, OU LE

TRAVAIL DU POETIQUE

Que la motilité sémiotique puisse faire retour dans le symbolique, c’est ce

que montre l’étude du fantasme, point de départ pour un parallèle fécond

avec l’écriture poétique. «  Chez le sujet parlant, le fantasme articule cette

irruption de la pulsion dans l’ordre du signifiant : il le bouleverse, et déplace

la métonymie du désir... en une jouissance désinvestissant l’objet et revenant

172
vers le corps auto-érotique ... ».

J. Kristéva invite à penser sur ce modèle «  les déformations poétiques de


173
la chaîne signifiante et de la structure de la signification   ». Dans le

fantasme, comme dans la fonction poétique, on assiste à un franchissement

du «  thétique  » et à un retour à la fonctionnalité préverbale propre au

sémiotique.

On n’imaginera pas cependant qu’il s’agit d’un retour pur et simple à la

«  chora maternelle  » (à un fonctionnement hétérogène psychosomatique)  :

ce serait dérèglement, tel qu’effectivement on l’observe lorsque l’histoire du

sujet connaît des perturbations empêchant la constitution du symbolique

(troubles profonds au stade du miroir  —  refus de l’identification

œdipienne  ; c’est alors la psychose). Dans le cas de l’écriture (poétique) et

du fantasme, il se produit seulement un réinvestissement du sémiotique

pulsionnel, qui revient à travers le symbolique rendu perméable par des

difficultés aux divers stades de l’identification. Si, dans le premier cas, le

thétique n’a pas pu assurer la position du sujet, dans le second, il reste

174
suffisamment fort pour que la «  mise en procès  » du sujet ne désagrège

pas la fonction thétique  : les attaques que subit la signification demeurent

impuissantes, et la réactivation du sémiotique déploie ses effets au sein de la

signification maintenue.
Les conséquences pour le texte d’un « retour second » de la fonctionnalité

préverbale dans le symbolique ne sauraient être ramenées à un «  essaimage

de traces  ». Dans ce processus transgressif, on assiste en effet à la mise en

place d’un dispositif nouveau qui, tout en retenant les éléments positionnels

(sujet/objet) qui fondent le thétique, articule une nouvelle position,

perturbant (remodelant) la logique qui fonde la signification, et pulvérisant

en une infinité de différences (susceptible d’une autre application


175
logique ), toute unité linguistique.
176
Cette infinité différentielle redevenue disponible hors de toute

articulation est désormais capable du signifiant infini, pluriel, illimité, selon

les principes de sa logique propre. L’effraction du symbolique impose une

évidente redistribution de l’ordre signifiant.

Le trajet effectué par le texte sera marqué dès lors par les opérations qui

vont assurer la «  figurabilité  » dans la langue du texte  : opérations de

sélection et transformation qui rendent l’infinité des «  germes  » apte à

figurer dans les éléments signifiants. Le trajet du texte transformera donc

l’incessante germination qui ignore le sens en une formule, reste chu de

cette germination infinie, qui dans le réel ne présente jamais qu’une image :

celle d’une « structure plate », système de signes composant un « message »,

pur phénomène linguistique, un « phéno-texte ».

Traverser l’image en quête de la formule et de son engendrement, c’est

ouvrir le phéno-texte au processus dynamique qui engendre l’infinité

signifiante d’où tombe en lui un «  reste  », un signifiant (mot, syntagme,

phrase nominale, paragraphe). C’est ce «  processus de génération du

système signifiant  » lisible dans le texte, mais à travers le phéno-texte, que

J. Kristéva dénomme le «  géno-texte  ». Le plus souvent, le phéno-texte

oblitère le génotexte. Il a fallu attendre les texte dits «  de la rupture  »

(Artaud, Mallarmé, Joyce, Bataille) pour que «  la pratique signifiante

inscrive dans le phéno-texte le procès de la signification, plurielle,

hétérogène et contradictoire, embrassant le flux pulsionnel, la discontinuité

177
matérielle,..., et la pulvérisation langagière  ».

Le procès de la signifiance, qui englobait la fonction symbolique et sa


178
négativation sémiotique , englobe du point de vue du réel textuel le géno-

texte et le phéno-texte qui en est la formule, la « retombée décalée ».


 
3.

L’expérience poétique

I. LA LOGIQUE DU TEXTE

L’expérience de l’écriture poétique, c’est l’expérience de la contradiction,

de l’hétérogène. En introduisant dans l’énonciation le flot des pulsions

sémiotiques et en le faisant signifier, le langage poétique ouvre des brèches

au refoulement originaire  : primitivement «  condition  » du symbolique, le

sémiotique « fonctionne dans la pratique signifiante comme le résultat de sa

179
transgression   ». Dans le texte, (manifesté au plan du géno-texte), ce

résultat apparaît dans les dérèglements du « dispositif » textuel que l’on peut

observer aux différents niveaux (phonétique, lexical syntaxique) de son

organisation.

L’effraction du symbolique par le pulsionnel pose donc à la sémanalyse

une question de fond  : comment le thétique «  ramasse [-t-il] ces frayages et

180
ces stases pulsionnelles sémiotiques dans la position de signifiants   »,

comment les introduit-il dans une énonciation en les dépliant dans le

« feuilletage » signifiant/signifié/référent ?

C’est toute l’application logique propre à l’espace textuel, étrangère au

signe, à sa structuration linéaire, diachronique et impliquant une

totalité  —  qui demande à être définie. Logique de l’écriture, qu’on pensera

181
« dans sa littéralité et son espace  », comme la façon dont elle « dispose »

d’une infinité signifiante, c’est-à-dire de toutes les ressources, illimitées, du

signifiant.

II. LA DIFFERENTIELLE SIGNIFIANTE

Ecartant le signe comme unité textuelle, on posera dans le texte une autre

unité  : celle, concrète et localisée, que J. Kristéva désigne comme

182
«  l’ensemble signifiant minimal   », unité graphique ou phonique qui est

de l’ordre du nombre, en ce qu’elle inscrit l’infinité différenciée du


signifiant. Cette infinité, l’ensemble signifiant la marque comme un

183
glissement de tout l’ensemble différentiel dans l’espace de sa clôture .

L’élément graphique ou phonique qui actualise ainsi l’infinité des

signifiants dont il est en quelque sorte «  l’accident  », est dénommé

184
«  différentielle signifiante   ». La différentielle est donc ce «  nombre-

185
élément graphique et phonique du texte infini   » qui ponctue tout le

registre de la langue, «  en indexe le poudroiement  », et rappelle en lui la

pluralité du géno-texte. « Lettre-chiffre » apparue (mais « infixable ») sur la

ligne du phéno-texte, elle ouvre en lui l’espace d’une signifiance

différenciée  ; elle est en effet signifiant et signifié, à la fois sémique et

phonique, la signification se produisant dans le réseau d’éléments qu’elle

186
dispose dans le texte, « réseau tabulaire de correspondances phoniques ».

Il convient maintenant de saisir comment la différentielle signifiante re-

dispose (en l’infinitisant) la signification du texte. Elle opère nécessairement

cette re-disposition dans le système même de la langue et dans le matériel

signifiant (phonémique, lexical et morpho-syntaxique) que la langue lui

offre. Mais si elle « utilise » le code, elle ne s’y « soumet » pas. Constituée

(en tant qu’unité phonique ou graphique) en phonème, c’est-à-dire capable

de fonctionner selon le caractère distinctif du phonème dans le système de la

187
langue, elle est cependant plus que le phonème .

La différentielle retrouve en effet ce «  rythme  » inconscient, pulsionnel,

que l’on a défini comme fonctionnalité préverbale. Les différences sonores

qu’elle combine portent certaines particularités sémiotiques que leur

confèrent leurs «  bases pulsionnelles  »  : un investissement vocal rattache la

différentielle au «  corps articulant  », se «  charge  » de la motilité corporelle

qui s’y reproduit, et introduit l’afflux de la jouissance dans l’ordre du

langage, confrontant la jouissance et l’ordre symbolique dans cet ordre

188
même (dans la chaîne signifiante) .

La différentielle signifiante conjoint par conséquent le sémiotique au

symbolique, re-produisant l’engendrement du symbolique (l’émergence

brutale et immotivé du thétique, la « position » du sujet) et rappelant dans le

langage l’inconscient qui en est la condition « non dite ».

Ce sont les processus décrits par Freud dans le travail du rêve qui

articulent les différences sonores en un nouveau dispositif et le font signifier.

Dépourvues en elles-mêmes de toute valeur de sens, elles acquièrent cette


valeur par déplacement et condensation  : ainsi se forme la différentielle

(phonique et sémique), renvoyant à des éléments inconscients multiples qui,

par un jeu de sélections (déplacement) et de combinaisons (condensation)

construisent un sens.

Les processus primaires, processus formateurs du signifiant, prennent

appui sur les phonèmes (sur leurs traits distinctifs) pour constituer en eux

leur dispositif pulsionnel et ouvrir dans le texte l’espace sans limite de la

signifiance. La différentielle signifiante se constitue ainsi dans le système de

la langue, mais aussi contre lui, ne tenant aucun compte des «  frontières

lexicales » et de la « normativité syntaxique », brisant le mot en phonèmes,


189
ou formant des groupes phoniques par « ressemblance, accord, contact  ».

Le réseau de valeurs sémantiques qu’organisent les différentielles,

relativement autonome, comporte en effet :

—  «  Des sématisations immédiates de la charge pulsionnelle (du type

onomatopée) », indépendantes de tout morphème identifiable ;

—  Des valeurs sémantiques fixées dans les limites d’un morphème ou

d’un lexème, et doublant la valeur symbolique de cet élément d’une

trame sémiotique qui « pluralise » et « musicalise » le sens ;

—  Des valeurs sémantiques qui passent (par ressemblance phonique)

d’un lexème à un autre, et tendent alors à former une «  constellation

sémantique », à laquelle prennent part tous les lexèmes qui comportent

l’élément sonore (le phonème)  : c’est ce que l’on observe

traditionnellement dans le rythme poétique (allitérations,

190
parallélisme) .

Dans l’opération qui transforme le phonème en différentielle (qui « vire le

symbolique à l’inconscient  » et assure ainsi la jouissance du sujet dans le


191
langage disparaît donc nécessairement l’univocité de la signification. La

rythmique pulsionnelle (phonique) démultiplie le sens, et dans certains

textes de poésie contemporaine, la signification pourra même donner

l’impression de s’évanouir dans une pluralisation telle que seul demeure le

rythme, la « musicalisation » pure. On en peut prendre pour exemple ce vers

de Mallarmé, dont les «  particularités lexicales  » ne se justifient guère que


192
«  par les bases pulsionnelles des différentielles signifiantes   »  : «  je n’y

hululerai pas de vide nénie ».


Encore dans cet exemple la grammaticalité est-elle assurée, permettant à

la signification (syntaxique) de subsister. Car on observe en général dans la

poésie mallarméenne que l’insistance du rythme sémiotique va de pair avec

tous les modes de rupture des enchaînements syntaxiques (ellipses,

inversions, appositions, suspensions). La syntaxe subit l’assaut du

193
pulsionnel, qui tout en la maintenant en son principe , perturbe ses

développements contigus et linéaires, et provoque une ambiguïté syntaxique

qui peut aller jusqu’à la perte de la signification.

Ce sont là les tendances limites d’une poéticité véritable qui interviennent

lorsque l’écriture est en prise directe sur les frayages pulsionnels

inconscients, et que, produisant leur libération, elle engendre l’absolue

jouissance. Les difficultés de lecture de la poésie mallarméenne ne sont pas

étrangères à ces pertes d’identité (du mot, du sens) et à ces défaillances (de

la syntaxe).

L’expérience poétique à laquelle se livrent  —  sur les traces de

Mallarmé  —  les écrivains et poètes de l’avant-garde, n’est pas de pur

langage  : car il ne s’agit pas seulement, au sein du système toujours

contraignant de la langue, d’éprouver jusqu’à la rupture  —  mais pas au-

delà — l’extrême diversité de ses ressources (rythmes sonores, allitérations,

répétitions, ambiguïté syntaxique, etc.) ; il s’agit d’atteindre ce seuil critique

où seront «  mises à mort  » l’unité et la normativité, et d’articuler dans la

langue cet autre dispositif qui lui restituera « une de ses capacités virtuelles
194
mais refoulées : celle de faire passer les « passions » dans le sens  ».

Expérience unique, où le sujet accepte, au risque de se perdre, de se

mettre en procès, aux portes de la mort, aux limites de la folie.

III. LES RISQUES DU SUJET

Que la pratique poétique implique pour le sujet une épreuve hasardée ne

saurait surprendre. L’écriture poétique vise, rappelons-le, l’au-delà d’une

limite  : celle de la coupure thétique, où le sujet trouve son identité dans le

symbolique, et simultanément la garantit contre l’hétérogénéité

pulsionnelle  ; moment crucial, où le sujet s’abrite de la motilité sémiotique

par un double mouvement  : en se représentant dans le signifié (c’est

l’investissement imaginaire et narcissique), tandis qu’il transfère le phallus,


symbole de tout désir, du corps plein de la mère dans l’ordre du
195
signifiant . Ainsi le sujet est-il préservé par le langage qui en
196
emmagasinant la pulsion de mort (en la localisant «  comme dans une

poche narcissique  ») la fait «  dériver  » indéfiniment. C’est à ces positions

(sujet/objets du désir) et à la barre signifiant/signifié qui les garantissait que

s’en prend l’écriture poétique.

Mais que devient le sujet lorsque, la motilité pulsionnelle fracturant le

symbolique, il resurgit en faisant retour vers le corps auto-érotique et se

« met en procès » à travers les frayages et les stases des pulsions ?

Certes, il ne bascule pas nécessairement dans la psychose. Mais tout point

de vue sur le texte poétique qui y relève l’exercice de «  structures

subjectives perverses » est sensible aux risques qu’il encourt.

De là à faire de l’écriture poétique un symptôme fétichiste, il y a un pas

que J. Kristéva se refuse à accomplir. Le fétichisme est un trouble du stade

197
de la castration . il engendre une perversion qui relève analytiquement

d’une impossibilité pour le sujet de se détacher de la mère phallique et de

s’identifier dans l’Ego symbolique. Le sujet peut alors « imaginer le thétique

198
dans le lieu d’un objet, ou d’un partenaire   », cet investissement

imaginaire dans un objet s’avérant indispensable pour qu’il ne sombre pas

dans la psychose  : il n’y a en effet aucun procès signifiant possible sans

phase thétique  ; le fétichisme efface donc le thétique du symbolique et le

place dans le pulsionnel (l’objet du culte fétichiste étant toujours


199
pulsionnellement lié au corps .

On reconnaîtra une certaine similitude entre ce processus et celui qui

réinvestit dans l’écriture poétique la chora pulsionnelle et le procès auto-

érotique. Rien n’empêche de voir dans le livre, ou dans l’œuvre en tant que

texte clos, cet objet érotisé qui prend la place de la symbolicité thétique. J.

Kristéva rappelle par ailleurs que la psychanalyse connaît certains poètes

comme relevant de la perversion fétichiste.

Mais s’il est vrai qu’il est une transgression du symbolique et un

réinvestissement du sémiotique, et qu’il pose de force en son espace (l’objet-

texte) et en son langage (le signifiant-objet) un sujet pour une pratique

signifiante, le texte poétique «  rencontre  » le fétichisme, mais ne s’identifie

pas au fétiche. On n’oubliera pas en effet que la fonction poétique, loin de

perdre la signification, s’installe en elle et l’étaie. Alors que le fétichisme, en


déplaçant le moment thétique dans une stase pulsionnelle, n’engendre qu’un

« ersatz » de signe, l’écriture poétique persiste à se déployer dans un espace

où le signe est maintenu, même si, au sein de cet espace, elle relève le

sémiotique, « l’in-signifiant », « ce qui ignore le sens et agit avant ou malgré


200
lui  ».

Concluons sur un rappel  : le texte est cet espace où se confrontent

dialectiquement «  deux fonctionnements hétérogènes qui sont,

réciproquement et inséparablement, des conditions l’un pour l’autre ».

Le risque du sujet est donc  —  si l’on ose dire  —  un risque calculé.

Rappelant «  ces restes des premières symbolisations  » (Lacan) que sont les

pulsions par les fissures pratiquées dans le refoulement originaire, fracturant

le symbolique et explorant le procès qui le constitue, le sujet trouve dans

cette exploration, s’il a su «  pulvériser  » le thétique sans pour autant «  le

lâcher  », les conditions d’une «  nouvelle naissance  ». La négativité

introduite dans la position thétique pouvait le conduire à la perte de la

fonction symbolique (à la schizophrénie) : en ramassant les pulsions dans le

symbolique, en réglant dans le verbe la fonctionnalité préverbale, le sujet


201
échappe au pur « rejet » et à la tendance mortelle qu’il implique .

C’est en ce sens que l’on peut parler pour l’artiste (pour le poète,

l’écrivain) d’une « seconde naissance » : franchissant cette « limite interne »

du procès de la signifiance où règne la pulsion de mort, il devient sujet à la

mort, il s’en fait le support et «  l’intériorise  »  ; mais en reconstituant (en

représentant) à travers elle ce moment où le symbolique l’enchaîne, cet

instant où la phase thétique capte la pulsion, il esquisse une «  re-

naissance ». Dans la pratique poétique, le sujet localise la mort, la violence,

et en fait un signifiant.
 
4.

Lire le texte

I. L’AUTRE SCENE

Les implications de cette théorie de l’écriture pour la lecture du texte (et

pour la critique «  littéraire  ») sont apparues en différents lieux de notre

présentation.

Elles sont apparues, disons «  négativement  », comme la nécessité d’une

«  traversée  » du géno-texte, du signe et de la structure  : la structure est

l’écran qui voile le procès de signifiance, le signe n’est qu’un élément

« spéculaire » assurant la représentation de l’engendrement lui-même : il y a

un hiatus entre le signe et sa production. La sémanalyse place le signe dans

la même position que le fantasme par rapport à sa causalité dans

l’inconscient : en position de représentation plane, de scène fixe, sans autre

mobilité que permutatoire (avec d’autres signes) : le signe est « spéculaire »

c’est-à-dire qu’il reflète et fixe certains aspects du procès d’engendrement. Il

y a décalage entre la structure produite et sa production, comme dans le

rêve, il y a décalage et irréductibilité entre les opérations de production et de

transformation du rêve et le discours communiqué.

Le travail de la signifiance suppose la « condensation » dans le signifiant

textuel d’un processus de «  production de sens  » et de «  transformation de

sens  »  : il implique donc toujours un «  surplus excédant les règles du

202
discours communicatif   ». Positivement, c’est donc en quête de ce

«  surplus  » qui précède et excède dans la langue son propre système que

devrait se conduire la critique (littéraire  », c’est attentive à cet au-delà que

devrait être toute lecture.

Mais le champ des opérations poétiques est-il observable  ? Peut-on

203
démêler les entrelacs de la parole et de l’écriture, de la loi et du hasard  ?

Comment définir « ces parages du vague en quoi toute réalité se dissout » ?

Comment délimiter ce lieu où s’opère sur le signifiant un autre travail, cet

espace où «  le sujet se dissout et à la place du signe c’est le heurt de


204
signifiants s’annulant l’un l’autre qui s’instaure   »  ? En bref, comment

cerner dans le texte « l’autre scène » (Lacan) où se reconnaît l’inconscient ?

Quelle qu’en soit la difficulté, la théorie du texte doit tendre à mettre

progressivement en place les concepts (analytiques et textuels) qui,

pratiquement, permettront de traverser la logique du texte et d’entrevoir,

depuis la scène de la parole, «  l’autre scène  ». Il s’agit de saisir comment,

échappant à la logique de la parole, les signifiants se heurtent et se joignent,

et engendrent un sens nouveau infini.

L’un de ces concepts est celui de différentielle signifiante : Le faire jouer

dans l’étude d’une rythmique du texte (rythmes de timbre, allitérations,

parallélismes, pulsionnellement investis) permet de viser cette limite où le

sujet se perd tandis qu’affleure l’inconscient. Mais on a pu noter que la

distribution de la charge pulsionnelle dans le texte poétique peut prendre

d’autres formes il-logiques  : par exemple, les modifications syntaxiques du

texte qu’entraîne parfois l’apparition du rythme sémiotique, lequel supplée

avec sa logique propre (déplacements, condensations, répétitions, re-

disposant le signifiant) à ces défaillances syntaxiques.

L’émergence de l’inconscient dans le texte  —  toujours subtile  —  est à

saisir par le biais de certains autres concepts qui permettent encore de

« remonter » la signifiance.

II. LA TRANSPOSITION

Des analyses qui ont été conduites jusqu’ici, il résulte que la pluralisation

du sens dans le texte n’est pas seulement l’effet des opérations (des

processus) propres à la logique inconsciente (déplacement, condensation).

Elle est aussi, et même avant tout, l’effet du passage du sémiotique dans le

symbolique. Il y a eu « transposition » d’un système signifiant à un autre, ce

processus impliquant obligatoirement une nouvelle articulation de la

« thèse » sujet/objet.

On peut considérer la transposition comme l’opération-clef de la

corruption du symbolique par le sémiotique. Avec le déplacement et la

condensation s’effectue la destruction de la position thétique et la mise en

place d’une nouvelle positionnalité, tandis qu’apparaît un nouveau système

signifiant avec sa nouvelle figurabilité.


Mais la transposition désigne aussi un aspect plus général de la fonction
205
poétique. Elle marque (parfois sous le nom d’intertextualité ) tout passage

d’un système de signes à un autre, produit ou non dans le même

«  matériau  » signifiant  : «  croisement  » dans un texte d’énoncés pris à

d’autres textes, intégration d’énoncés antérieurs, de citations, de

réminiscences, en bref de tout texte « étranger » pénétrant dans le réseau de

l’écriture. J. Kristéva montre, dans Le texte du roman comment cette

pratique signifiante résulte de la transposition de plusieurs autres systèmes

206
de signes (scène carnavalesque, poésie courtoise, discours scolastique ).

C’est le principe de transposition qu’interroge J. Lacan quand il demande si

la littérature « est affaire de collocation dans l’écrit de ce qui d’abord serait


207
chant, mythe parlé, procession dramatique  » (« Lituraterre », p. 3).

A quelque niveau qu’elle se situe, la transposition implique toujours une

nouvelle articulation des positions (sujet/objet) : le passage d’un système de

signes à un autre suppose en effet « un intermédiaire pulsionnel commun ».

Or, on se souvient que la phase thétique pose la signification comme

opération double, à la fois dénotation de l’objet et énonciation d’un sujet

séparé de la chora sémiotique (de ses objets) [p.  217]  ; en modifiant

l’articulation thétique, on provoque un « éclatement », une pluralisation des

deux termes «  posés  », qui ne peuvent conserver leur unité  : leur

«  identité  ». Dès lors, c’est la signification même qui se pluralise. L’objet

dénoté «  éclate  » en une multiplicité d’objets connotés, et la polysémie

s’installe au cœur de la signification.

Si donc l’on fait du texte une intertextualité, le lieu où s’entrecroisent et

se recoupent divers systèmes signifiants, on y fait fonctionner

nécessairement la pulsionnalité, on y produit le refoulé, on ouvre l’espace

textuel à la possibilité de la jouissance. La marque de ce phénomène étant à

208
saisir dans la connotation, la polysémie, la « polyphonie » . Pratiquement,

le fait que le texte soit une transposition oblige à considérer l’unité (le mot)

dans son rapport à l’ensemble de ses contextes  ; ce qui revient à nier

l’« unité » dans le langage poétique, puisque chaque unité de langue, à saisir

dans une infinité combinatoire, est au moins «  double  »  : «  une et


209
autre » .

Dans Semeiotike, J. Kristéva fait explicitement référence aux travaux des

formalistes russes  —  plus particulièrement à l’œuvre de Mikhail


Bakhtine  —  pour soutenir l’analyse qu’elle conduit sur la notion de

«  double  » et sur «  l’ambivalence  » dont est frappé le langage poétique. La

mise en place du concept de transposition dans La révolution du langage

poétique définit cependant la «  logique du double comme fondée sur la

théorie analytique, et rappelle l’évidente analogie entre la logique poétique

et la logique du rêve  : dans l’un et l’autre discours, «  l’unité  » est la

condensation (la métaphore) de multiples significations, et son «  contenu


210
latent » (Freud) est toujours un contenu pluriel

Lire un texte exige donc :

—  Que l’on renonce à donner un sens à l’unité. La signification du

langage poétique ne s’élabore que dans la relation, et le sens n’est

jamais que l’effet du refoulement.

—  Que l’on cerne pour les briser (les analyser) les associations
211
commandées par la transposition (et le déplacement ), qui forgent

« l’unité ».

—  Que l’on y reconstitue la diversité des significations et le mécanisme

de condensation qui les a «  précipitées dans «  l’unité  ». Opération

pulsionnelle qui bat en brèche l’effet du refoulement.

Evoquant le texte poétique comme cette «  écriture/lecture  » où l’acte du

lire permet de « ramasser  » dans l’écriture toutes les « réminiscences » des

textes lus pour les y transposer (transformer), J. Kristéva écrit  : «  Lire

dénote donc une participation agressive, une active appropriation de


212
l’autre . »

Cette formule convient parfaitement à toute lecture (au sens commun) du

texte poétique.

III. LA NEGATIVITE

Le concept de négativité est apparu à plusieurs reprises comme une

positivité fondamentale, comme un mouvement qui dissout et refond,

«  reformule en procès  ». Nous l’avons vu fonctionner au point névralgique

où s’articulait la fonction symbolique  : introduite dans le thétique, elle

empêchait sa fixation, elle y faisait exploser le sémiotique pulsionnel,


ramassant en un seul geste «  ce qui existe pour la parole et ce qui est non
213
existant pour elle  ».

La négativité ne se confond ni avec la négation logique (interne au

jugement), ni avec la «  dénégation  » freudienne, dont J. Kristéva montre

qu’elle est constitutive du jugement dans la pensée de Freud : la dénégation

est ce procédé par lequel un sujet prend connaissance du refoulé, l’admet

214
intellectuellement cependant que persiste l’essentiel du refoulement . «  Il

est clair que pour Freud, préoccupé par la problématique du sujet rationnel,

la négation n’est pas un acte d’annulation qui déclenche un « inobservable »

et «  indéterminé  », mais, au contraire, le geste même qui constitue le sujet

rationnel, le sujet logique, le sujet qui implique la parole  ; c’est-à-dire la


215
problématique du signe .  » Certes, la dénégation freudienne présuppose

l’inconscient, mais ce concept apparaît forgé depuis le lieu de la parole

logique assumée par le sujet rationnel  : certaines opérations «  qui ne sont

pas dans la parole » se jouent en un autre lieu, d’où l’inconscient. Rappelant

la citation de J. Lacan « L’inconscient est un concept forgé sur la trace de ce


216
qui opère pour constituer le sujet   », J. Kristéva remarque pour sa part

qu’on ne peut parler d’inconscient que dans une pensée du signe.

La négativité dont il s’agit ici est précisément cet «  acte d’annulation  »

totalement hétérogène au jugement, à la parole, à son sujet. La négativité est


217
hors du logique («  en tant que le logique est signifiant d’un sujet   »).

C’est le néant, le vide, le zéro logique, qui cependant ne peut être pensé que

dans la séparation et la contradiction, et apparaît de ce fait inséparable de

ce logique qu’il traverse et qu’il excède. Hétérogénéité fondamentale, la

négativité engendre une positivité en ce qu’elle implique «  une mise en

218
rapport dans le devenir logique  ».

La psychanalyse freudienne donne à cet hétérogène un fondement

matérialiste  : elle permet de penser la négativité «  comme le mouvement

même de la matière hétérogène  » dans lequel aucun sujet n’est pensable,

mais qui traversant la «  position  » du sujet dans le moment thétique, la

bouscule et assure la mise en procès du sujet dans l’ordre du signifiant.

Le texte poétique fonctionne comme négation d’une logique dans laquelle

pourtant il s’inscrit. Saisissant ce mouvement qui simultanément nie la

parole et le résultat de cette négation, qui oscille entre le sujet

«  zérologique  » et le sujet parlant, entre une pensée qui se forme et une


pensée qui s’annule, l’expérience poétique ouvre dans le texte un espace

(autre scène, scène vide) où la signifiance se forme de la jonction, du heurt

des signifiants s’annulant l’un l’autre, mais inscrivant ainsi l’infinité du sens

possible. La négativité à l’œuvre dans le langage poétique lui permet

d’énoncer la simultanéité du logique et du non logique : de l’être et du non-

être, du possible et de l’impossible, du réel et de la fiction, de la parole et de

l’écriture. Le signifié poétique devient, dans ces «  grammes  » doubles,

ambiguïté et discontinuité pure.

Transposition et négativité apparaissent dans le texte poétique comme des

opérations complémentaires dont les effets convergent. Si le texte est (par

transposition) le lieu où se croisent au moins deux systèmes signifiants, la

négativité introduite en ce lieu (à la fois comme destruction, négation

mutuelle de ces deux écritures, et comme négation de l’espace logique où

elles prétendent fonctionner) achève de définir le langage poétique comme

l’espace où des «  grammes mouvants  » font le sens, comme cette écriture

qui est « cette contestation écrite du code, de la loi et de soi-même, une voie

zéro (qui se nie) » : l’écriture paragrammatique.

IV. L’ECRITURE PARAGRAMMATIQUE

C’est à Ferdinand de Saussure que la théorie du texte est redevable du

concept de paragramme  ; dans les Anagrammes, F. de Saussure étudiant la

poésie védique remarque que l’on retrouve, disséminées dans chaque vers,

les lettres (les sons) qui composent le nom d’une divinité ou d’un chef de

guerre, dans une disposition anagrammatique : la reconstitution de ces noms

propres ne tient aucun compte de l’ordre linéaire de l’énoncé, des ses unités-

signes et de sa syntaxe. Le message poétique se double ainsi d’un autre

signifié qui semble relever de l’inconscient et se constitue par un pur jeu du

signifiant.

Ce que Saussure appelle le paragramme est cet ensemble, cette «  unité  »

poétique dont la séquence est au moins un «  couple  », qui se forme en

traversant la langue et ses lois, et dont les «  sens  » infiltrent l’univocité du

message. F. ue Saussure découvrait empiriquement, sans pouvoir les

interpréter, les lois fondamentales de l’écriture poétique telles qu’on les a

posées jusqu’ici  : processus de déplacement et condensation, «  mettant en


219
cause la barre maintenue entre signifiant et signifié   » en pulvérisant

l’unité et en articulant un réseau de sens complexes et infinis.

J. Kristéva reprend le concept de paragramme pour en faire explicitement

la séquence poétique minimale (« l’unité » poétique). Ensemble d’au moins

deux éléments (le «  double  » est, on l’a vu, la séquence minimale de

l’écriture poétique), le paragramme présente toujours une ambivalence (une


220
ambiguïté) et se soumet à une logique qui lui est propre . L’expansion

dans le texte de la fonction paragrammatique définit celui-ci comme «  un

système de connexions multiples », ou encore comme un réseau dans lequel

«  chaque ensemble (séquence) est aboutissement et commencement d’un


221
rapport plurivalent  ».

A tous les niveaux du langage poétique

(phonétique  —  sémique  —  syntagmatique) apparaît la fonction

paragrammatique qui le développe, non sur un modèle linéaire, mais sur un

modèle «  tabulaire  ». Dans ces quelques lignes des Chants de Maldoror, J.

Kristéva lit le mot phallus, «  mot-fonction qui s’est étendu dans un

diagramme spatial de correspondance, de jeux combinatoires..., pour

charger de signification complémentaire les morphèmes fixes (effacés) du


222
langage courant  » :

« Il y a des heures dans la vie où l’homme, à la chevelure pouilleuse jette,

l’œil fixe, des regards fauves sur les membranes vertes de l’espace  ; car, il

lui semble entendre devant lui, les ironiques huées d’un fantôme. Il

chancelle et courbe la tête  : ce qu’il a entendu, c’est la voix de la

conscience. » [analyser les correspondances f(v) - al(œ) - s(z).]

Le paragrammatisme est ici un effet de type « rythmique », et il établit un

réseau sémiotique (pulsionnel) sous-jacent. Dans le même énoncé, J.

Kristéva re-constitue l’image poétique en amplifiant (à l’infini...) la

« relation d’appartenance » du lexème ou du syntagme à un réseau de sens :

chevelure pouilleuse = corps, poils, chair, saleté, animal...

Le sens nouveau qui s’élabore ici ne peut faire l’objet d’une

représentation  ; il est conscience intuitive de la relation d’appartenance. La

«  nébulosité de sens  » (Roland Barthes) résulte de l’application, à l’infini,

de la fonction paragrammatique.
On sait aussi que le jeu du texte poétique comme écriture/lecture, définit

le paragramme comme figure double (par transposition/négation d’une autre

écriture). J. Kristéva travaillant ce concept dans les poésies de Lautréamont

en donne divers exemples. Voici le plus simple :

Pascal : « Nous perdons la vie avec joie, pourvu qu’on en parle. »

Et Lautréamont  : «  Nous perdons la vie avec joie pourvu qu’on n’en

parle point. »

Le sens paragrammatique exige la lecture simultanée des deux phrases  »

(Semeiotike, « Poésie et négativité », p. 257).

Les enchaînements paragrammatiques sont de l’ordre de la vibration, du

rythme, «  spasmes graphiques qui mettent en cause le sujet, son image de

223
l’univers et sa place en lui  ». C’est que le paragrammatisme est, ne peut

être que l’effet d’un événement sémiotique et suppose toujours un

investissement pulsionnel  : il suffit pour s’en assurer de revenir à ce que

nous avons appelé différentielle signifiante, transposition, négativité. La

scène brisée de l’écriture où s’élabore le paragramme poétique relève de ce

travail que Freud décrit comme mouvement entre le refoulement et la


224
transgression, et qu’il nous faut pourtant saisir au-delà de l’inconscient  :

dans le travail signifiant qui s’opère en ce lieu zérologique où les lois de la

parole n’ont pas cours et où le sujet se dissout. «  Le paragrammatisme est

pour nous... un concept formé sur la voie de ce qui opère pour lier la

déconstitution du sujet à sa constitution, la déconstitution de la parole à la

constitution du texte, la déconstitution du signe à la constitution de

225
l’écriture . »

Coupant l’ordre symbolique, faisant éclater l’unité de sens, la syntaxe,

l’écriture paragrammatique creuse une brèche où le sujet s’expérimente en

procès, cherche sa condition (sa contradiction hétérogène) dans la

signifiance.

L’expérience poétique, quand elle se fait radicale, n’est ni folie («  fuite

folle  »), ni fétichisme (réthorique, pur jeu de langage), mais elle introduit

l’excès dans la logique, la «  véhémence pulsionnelle  » dans l’ordre

symbolique coupé, mais maintenu. Pour J. Kristéva, Mallarmé, Joyce,


226
Bataille sont les emblèmes de cette révolution .
 

Annexes

ANNEXE I :

La métaphore (un mot pour un autre)

(Ecrits, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », p. 507-8.)

« Sa gerbe n’était pas avare ni haineuse... »

Dans le vers de Hugo, il est manifeste qu’il ne jaillit pas la moindre lumière

de l’attestation qu’une gerbe ne soit pas avare ni haineuse, pour la raison

qu’il n’est pas question qu’elle ait le mérite plus que le démérite de ces

attributs, l’un et l’autre étant avec elle propriétés de Booz qui les exerce à

disposer d’elle, sans lui faire part de ses sentiments.

Si sa gerbe renvoie à Booz, comme c’est bien le cas pourtant, c’est de se

substituer à lui dans la chaîne signifiante, à la place même qui l’attendait

d’être exhaussée d’un degré par le déblaiement de l’avarice et de la haine.

Mais dès lors c’est de Booz que la gerbe a fait cette place nette, rejeté qu’il

est maintenant dans les ténèbres du dehors où l’avarice et la haine

l’hébergent dans le creux de leur négation.

Mais une fois que sa gerbe a ainsi usurpé sa place, Booz ne saurait y revenir,

le mince fil du petit sa qui l’y rattache y étant un obstacle de plus, à lier ce

retour d’un titre de possession qui le retiendrait au sein de l’avarice et de la

haine. Sa générosité affirmée se voit réduite à moins que rien par la

munificence de la gerbe qui, d’être prise à la nature, ne connaît pas notre

réserve et nos rejets, et même dans son accumulation reste prodigue pour

notre aune.

Mais si dans cette profusion le donateur a disparu avec le don, c’est pour

resurgir dans ce qui entoure la figure où il s’est annihilé. Car c’est le

rayonnement de la fécondité, qui annonce la surprise que célèbre le poème,

à savoir la promesse que le vieillard va recevoir dans un contexte sacré de

son avènement à la paternité.


C’est donc entre le signifiant du nom propre d’un homme et celui qui

l’abolit métaphoriquement, que se produit l’étincelle poétique, ici d’autant

plus efficace à réaliser la signification de la paternité qu’elle reproduit

l’événement mythique où Freud a reconstruit le cheminement, dans

l’inconscient de tout homme, du mystère paternel.

ANNEXE II

L’éclat du signe :

Extraits d’une analyse d’un poème de Mallarmé par Daniel Bougnoux

(Littérature II, 1974, p. 83-95).

1 Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui

2 Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre

3 Ce lac dur oublié que hante sous le givre

4 Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !

Le premier vers est un lever  : lever ou première apparition du soleil sur un

paysage d’hiver, occasion d’élever la voix, de lever la plume, de déchirer

d’un «  coup d’aile  » ce papier dur oublié, hanté, de noircir de quelques

signes la page encore vierge. Cet épithète sera donc le premier à consigner

le grand fait d’hiver  : le premier mot s’enlève nécessairement sur une

blancheur antérieure, aussi «  hantée  » soit-elle, mais il ne peut, l’annulant,

que la signifier, connoter ce qu’il suspend dans un semblant de destruction.

Comparez cette ouverture du sonnet avec celle du recueil (Salut) :

Rien, cette écume, vierge vers

A ne désigner que la coupe

La densité de l’écriture mallarméenne est extrême puisqu’on voit ces

considérations touchant le problème de l’ouverture enfermées dans les deux

premiers mots du sonnet : LE VIERGE amène lever, levier, le vers, le verre

(du glacier), l’hiver qu’on retrouve anagrammatisé dans ivre et givre et qui

conduirait au Livre. Comment faire lever le vers, voler la plume ? Par un


«  coup d’aile  », à coups, de L-E-V  : LEV ierge, LEV ivace et LEB aile...

Avec cet incipit, véritable levier poétique, la lettre commente son

arrachement à l’inertie blanche au moment même qu’elle l’effectue  :

admirable justesse d’une écriture attentive à sa propre naissance.

Mais on provoquera d’autres rencontres, thématiques cette fois, en

interrogeant quatre autres sèmes également contenus dans VIERGE  : verge

bien sûr, connotant le vœu d’érection, de déchirure, d’ensemencement, vie

ensuite qui engendrera le deuxième épithète, vivace, et air qui définit

l’aspiration de l’oiseau, hier enfin qui réfute sourdement la promesse

triomphante du «  bel aujourd’hui  » et annonce dans cette mesure le

dénouement de la pièce  : aujourd’hui n’est qu’un autre hier, il n’apportera

pas de délivrance.

Il n’est donc pas exagéré de voir dans ce mot initial un très puissant

générateur du sonnet. C’est ainsi que la lettre v, initiale du mot n’apparaît

pas moins de huit fois dans le premier quatrain, sans compter celle que

Mallarmé entendait dans l’adjectif oublié (vers 3) connotant oblivion, livide

(cf. Sur les bois oubliés quand passe l’hiver sombre...) : on sait que la forme

typographique de cette lettre représentait pour Mallarmé l’aile, l’éventail,

ainsi que la bifurcation, le déploiement des possibilités poétiques du mot, le

travail du sens (sur cette question du symbolisme naturel, visuel et sonore,

des lettres, on trouvera un index récapitulatif à la fin du livre de Robert G.

Cohn, Toward the poems of Mallarmé, University of California Press 1965).

Il est saisissant de voir toute la première strophe s’animer à ce battement

d’aile ou de v, mimer l’essor latent du cygne. Le placement du cinquième v,

avec, semblera peut-être faire cheville (on attendrait d’un)  ; ce serait

méconnaître la force figurative de cette préposition dotée d’un corps

d’oiseau, avis, d’ailes en V et d’un bec, bien conforme ainsi à l’énoncé du

deuxième vers. De son côté, la première voyelle de VIERGE, le i, se

retrouve à chacune des quatorze rimes (à l’exception de la dernière, sur

laquelle nous reviendrons), et tout le premier vers semble comme trois fois

traversé de rayons, érigé, suspendu au jour par la tête d’épingle de la plus

diurne des lettres  : on admirera, en se rappelant la page si souvent citée de

Crise de Vers sur les sonorités « perverses » de jour et de nuit,

[...] mais, sur l’heure, tourné à de l’esthétique, mon sens regrette que le

discours défaille à exprimer les objets par des touches y répondant en


coloris ou en allure, lesquelles existent dans l’instrument de la voix,

parmi les langages et quelquefois chez un. A côté d’ombre, opaque,

ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la perversité conférant

à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là

clair.

comme Mallarmé a résolu la contradiction par le choix d’aujourd’hui, belle

leçon d’Aufhebung poétique  ! Il est à remarquer qu’en corrigeant la nuit du

jour par le jour de la nuit, cette intégration conserve les éléments de

l’opposition et ne laisse pas d’abandonner comme une traînée d’ombre au

cœur de la lumière : aujourd’hui  ; nous retrouverons ce stimulant problème

de la secrète noirceur du jour, et du blanc, dans la suite de notre analyse.

Le deuxième distique du même quatrain nous invite à tirer d’un reflet

analogue une autre leçon :

Ce LAC dur oublié que hante sous le givre

Le transparent gLACier des vols qui n’ont pas fui !

« Sous » le lac, le glacier : sous le mot, fantômes le « hantant », la foule de

ses compléments virtuels, métonymes, paronymes, homonymes qui se

heurtent et se pressent pour se fondre en lui, un peu à la manière dont les

sens latents inquiètent le sens manifeste dans l’image du rêve. Le mot

condense (condensation freudienne et glaciaire) une chaîne associative

latente, le paradigme contient un syntagme virtuel, aux deux sens de ce

verbe suggestif et bien freudien (le sens manifeste ne contient-il pas par une

répression indissociable de l’expression le sens latent du rêve  ?), tout

comme « lac » d’un vers sur l’autre condense et fait miroiter « glacier ». Ici

encore le dispositif est optique, et ne fonctionne qu’étalé dans un espace à

deux dimensions :

« Condense. » Sens manifeste, lac « Hante »

(Freud) Sens latent, g.lac.ier (Mallarmé)

 
Notons entre lac et glacier un complexe rapport de paronomase : « lac » est

phonétiquement dans «  glacier  », de métonymie  : on imagine le lac gelé

s’éclairant du reflet d’un proche glacier, de synecdoque ascendante  : le lac

fait partie d’une chaîne glaciaire, ou descendante : « glacier » ne figure que

la glace contenue dans le lac. Les cygnes ne fréquentant guère les lacs de

montagne, cette dernière interprétation sera préférée des réalistes qui

exigent du poète des images en conformité avec la nature. (Dans son

commentaire de Vingt poèmes de Stéphane Mallarmé, Droz, 1967, Madame

Emilie Noulet note à propos de ce passage, p.  138  : «  Il y a peut-être ici

surcharge d’images  ; le lac dur, le transparent glacier, l’un contient

l’autre... » Oui, précisément !)

Mais objectera-t-on, « glacier » n’est au vers 4 qu’un terme abstrait puisqu’il

caractérise la rétention des «  vols  », le fait de retenir captif un élan. Sans

doute, mais nous avons là justement la meilleure illustration de la

condensation, matérialisée par «  glacier  », et du même coup de cette autre

fonction cardinale du travail du rêve, l’illustration elle-même, la «  prise en

considération de la figurabilité  » (glacier, ou l’image concrète pour l’idée

abstraite). Si nous développons ces «  vols qui n’ont pas fui  » dans la

perspective qui est celle de Mallarmé écrivant ce sonnet, nous y entendons

sans mal les sens qui n’ont pu prendre leur essor et qui demeurent virtuels,

cristallisés, réduits à une concrétion miroitante en dessous  ; comparez avec

telle ligne du Mystère dans les Lettres (p. 382) :

Si, tout de même, n’inquiétait je ne sais quel miroitement, en dessous,

peu séparable de la surface concédée à la rétine  —  il attire le

soupçon...

Tout le travail du poète n’est-il pas de rendre à leur(s) virtualité(s) les mots

de la tribu (travail inséparable d’une condensation, d’une raréfaction active),

et notre plaisir de lecteur en retour de porter le soupçon sur ceux qu’il nous

a avarement concédés ?

ANNEXE III
Un exemple d’analyse

(J. Kristéva, La Révolution du langage poétique, Le dispositif sémiotique du

texte, p. 240-246.)

Mallarmé — « La prose pour des Esseintes »

Hyperbole de ma mémoire

Triomphalement ne sais-tu

Te lever aujourd’hui grimoire

Dans un livre de fer vêtu

Transcription semi-phonologique

‘ipεRbɔl(ə)/də ma memwaR
nə sε ty

tələve/oӠuRdųi gRimwaR

dd zœ livR(ə)/dəfεR vεty/

Strophe

On constate (intuitivement) la fréquence des occlusives labiales sonores ou

sourdes, groupées avec la liquide/R/  : /pR/, /Rb/, /tR/, /Rd/, /vR/, /f’R/  ;

d’occlusives dentales/t/, /d/ ; de l’occlusive voisée vélaire + la liquide : /gR/ ;

et de la constrictive labio-dentale/f/-/v/. Une autre série est constituée par

les labiales/m/. La pulsion agressive phallique/tR/, /dR/, /f/, etc., et

anale/gR/de la première série s’oppose à la pulsion orale incorporante

(succion) de la seconde/m/. La série des voyelles commence avec un coup

de glotte devant/i/, traverse toute la gamme des fermées antérieures/i/, /e/,

aux ouvertes éventuellement postérieures/wa/de «  mémoire  » et

«  grimoire  », et, après ce relâchement, revient de nouveau en avant/e/. /i/,

/y/, esquissant ainsi un mouvement de tension (sublimation)  : agressivité-

analité-tension. Mallarmé définit d’ailleurs les différentielles signifiantes

dont il s’agit de façon assez proche de leur base pulsionnelle : Ainsi, p : « ...

l’intention très nette d’entassement, de richesse acquise ou de stagnation

que contient cette lettre (laquelle s’affine et précise parfois sa signification

pour exprimer tel acte ou tel objet vif et net), on ne saurait y voir que

75
rarement la contrepartie, parmi les dentales, de la labiale b   »  ; b  : «  ...

s’appuie, au commencement de chacun des mots, sur toutes les voyelles, peu
d’entre les diphtongues et les seules consonnes/et r  : cela pour causer les

sens, divers et cependant liés secrètement tous, de production ou

enfantement, de fécondité, d’amplitude, de bouffissure et de courbure, de

vantardise  ; (...) significations plus ou moins impliquées par la labiale


76
élémentaire  » ; t : « cette lettre, qui représente, entre toutes, l’arrêt (...). La

signification fondamentale de fixité et de stationnement (...) Tr ne diffère pas

sensiblement, si ce n’est une fois, en transportant la notion de stabilité dans

le domaine moral, pour former le groupe vérité et confiance  : enfin, il


77
aboutit au sens de fouler aux pieds . » Les deux liquides/et r marquent des

affinités pour la succion (/) ou pour le rejet (r)  : r  : «  L’élévation, le but

atteint même au prix du rapt, la plénitude  ; enfin, par onomatopée, une

déchirure et, d’après l’importance même de la lettre, quelque chose de

78
radical   »  ; /  : «  ... appétition point suivie de résultat, la lenteur, la

stagnation de ce qui traîne, ou gît ou même dure  ;... sauter (...) pouvoir
79
d’aspiration (...) d’écouter et d’aimer (...) . «  La constrictive labio-dentale

sourde indique pour Mallarmé une ambiguïté entre l’agressivité et le


80
soulagement (pulsion urétrale selon Fonagy ). f  : «  indique de soi une

étreinte forte et fixe (...)  : unie aux liquides ordinaires b et r, elle forme

avec/la plupart des vocables représentant l’acte de voler ou battre l’espace,

même transposé par la rhétorique dans la région des phénomènes lumineux,

ainsi que l’acte de couler, comme dans les langues classiques ; avec r, c’est

tantôt la lutte ou l’éloignement, tantôt plusieurs sens point apparentés entre

81
eux . » Enfin, m porte le désir de fusion avec la mère que Jakobson a déjà
82
signalé   ; Mallarmé écrit  : m «  traduit le pouvoir de faire, donc la joie,

mâle et maternelle  ; puis, selon une signification venue de très loin dans le

passé, la mesure et le devoir, le nombre, la rencontre, la fusion et le terme

moyen  : par un revirement enfin, moins brusque qu’il ne le paraît,

83
l’infériorité, la faiblesse ou la colère . »

Outre cette sémantisation pulsionnelle, les différentielles signifiantes qui

constituent la première strophe se sémantisent, par condensation ou

surdétermination, selon leur appartenance à d’autres lexèmes.

Ainsi,/lipεRb əl/est d’une importance capitale comme en témoigne sa mise

en première place dans la deuxième version du texte, et son isolement, par

une exclamation, de la suite du texte. 1-(p) èrebole  : les trois groupes se


sémantisent pour désigner la négation d’une autorité. Ce dernier sème est

surdéterminé par/pεR/, par/fεR/du livre-grimoire, mais aussi par/εR/qu’on

retrouve dans la strophe IV, liée à « autorité » : « L’ère d’autorité se trouble

(...)  ». Le sème de «  négation symbolique  » est porté par/b ɔl/comme le

84
démontrent les occurences suivantes : « Aboli bibelot d’inanité sonore  »  ;
85 86
«  bassin, aboli   »  ; «  Abolit le mât dévêtu   »  ; «  Le néant à cet Homme

aboli de jadis
87
 » ; mais aussi/b ɔl/, /blɔk/ : « Calme bloc ici-bas chu88 », de
même que les nombreux «  symbole  », «  parabole  ». La

différentielle/livR ə/avec ses surdéterminations «  ivre  », «  délivre  »,


89
«  givre  », «  vivre  » s’adjoint à cette négativité. qui a été

introduit dans la deuxième version seulement, s’y justifie d’abord par ses

caractères phonétiques/tR/, /m/, /f/, qui lient le groupe à l’ensemble.

Remarquons que tous les changements survenus de la première à la

deuxième version consistent à rapprocher phoniquement l’élément ou les

éléments (morphèmes, syntagmes) transformés, des différentielles

signifiantes les plus fréquentes de la strophe. Ainsi, la strophe III : « Aurais-

je su dire  : les tiens  » devient «  O sœur, y comparant les tiens  »,

introduisant/k/, /nasale/, et/p/qui dominent le reste  ; en plus le déplacement

de/sy/en/sœR/indique articulatoirement et sémiotiquement la succion et la

métaphore de la mère que la sœur représente dans le poème. Dans la strophe

IV, «  autorité  » remplace «  infinité  », «  midi  » remplace «  climat  »,

rejoignant ainsi le registre en/ ɔR/, /tR/et/t/, /d/, de même que la signification
de la strophe indiquant la division («  midi  ») de la loi («  autorité  »)

symbolique. Dans la strophe V, «  Entre tous ses fastes, l’Eté  », devient

«  L’or de la trompette d’Eté  », pour rejoindre les/ ɔ/, /R/et/tR/des vers

précédents. Dans la strophe VIII, «  Connaître le nouveau devoir  » devient

«  Surgir à ce nouveau devoir  », pour introduire des voyelles antérieures

fermées/y/et/i/, ainsi que le/R/fréquent dans la strophe. Dans la strophe IX,

«  Ne porta ses regards plus loin/Que moi-même  : et tels, les lui

rendre/Devenait son unique soin  », change en «  /Ne porta son regard plus

loin/Que sourire et, comme à l’entendre/J’occupe mon antique soin  », la

deuxième version introduit des voyelles arrondies et nasalisées, augmente la

fréquence des fricatives non voisées/s/et des occlusives palatales/k/. Enfin,


e
dans la XI strophe, « Pour que l’ampleur de l’île arrive/Seul, en mon jeune
étonnement  » devenant «  A vouloir que l’ampleur arrive/Parmi mon jeune

étonnement  », élimine la sifflante au profit de la labio-dentale/v/et de la

liquide dorso-vélaire/R/, et produit une baisse de tension qui se conjugue

avec la fréquence augmentée, dans cette strophe, des labiales.

Mais revenons à la première strophe. «  Triomphalement  », n’existant pas

dans la première version, reprend et accentue l’agressivité contenue déjà

dans le/pR/du titre, la dentale de/tR/étant plus appuyée et plus tendue que la

labiale/p/. Sémantiquement, la différentielle/tR/est surdéterminée par ses

occurences dans des lexèmes et des contextes dénotant la rupture et la

naissance  : «  Telle que vers quelque fenêtre/Selon nul ventre que le


90 91
sien,/Filial on aurait pu naître   »  ; «  ... de ses jours triomphaux  ». Cette

différentielle signifiante s’oppose, ailleurs, au groupe occlusive labiale


92
sonore + liquide/bR/qui connote la mort  : funèbres/ténèbres . Le groupe

«  phal  » contient le graphème ph correspondant au phonème fricatif labio-

dental/f/. Cette conjonction se sémantise, surdéterminée par plusieurs

occurences  : d’abord, le prénom du poète, Stéphane, aussi bien que


93 94 95 96 97 98
porphyre , diaphane , phalange , sylphe , blasphème , éphémère ,
99 100
Paphos , nymphe, etc., séraphin , etc. Le morphème final «  -ment  »,

phonétiquement/mâ/, reprend du vers précédent la fréquence de/m/et de/a/

—/a/(« ma mémoire »), qui reviendra dans le troisième vers (« grimoire »).

La connotation phallique est accentuée par l’application/pεR/-/fal/  :

« hyperbole »-« triomphalement ».

ANNEXE IV

Les bases pulsionnelles de la phonation

ou le rapport timbre/pulsion

(J. Kristéva, La révolution du langage poétique, «  Le dispositif sémiotique

du texte », p. 225.)

Ap. 1. Fonagy, « Les bases pulsionnelles de la phonation », Revue française

de psychanalyse, janv. 1970-juil. 1971.

... en tenant compte de la dichotomie des pulsions, on s’explique aisément la

constitution des oppositions phonologiques dès les premiers morphèmes

prononcés par l’enfant  : mama et papa,/m/labial, nasal, liquide, et/p/labial,


explosif, traduisent par des moyens articulatoires la succion et l’explosion,

le «  da  » et le «  fort  » freudiens, l’oralité incorporante et l’analité

destructrice. On retiendra la pulsion orale des liquides (l’), (r’), (m) et des

voyelles antérieures fermées  ; la pulsion anale des voyelles postérieures

ouvertes  ; la pulsion urétrale des constructives non voisées (f), (s), (∫) et

éventuellement la tendance à la phallissisation de cette pulsion dans les

constrictives voisées (v), (z), ( Ӡ)  ; la pulsion agressive, de rejet, dans les

explosives sourdes (p), (t), (k) ou voisées (b), (d), (g)  ; la pulsion érectile-

phallique du (r) apical.

En somme, le rythme sémiotique dont il s’agit dispose des valeurs

phoniques de l’ordre du timbre, ce dernier terme désignant des différences

phoniques dépendantes de la base articulatoire qui les produit.


 

BIBLIOGRAPHIE CONCERNANT

LA TROISIEME PARTIE

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Conclusion générale

Au terme de cette enquête sur l’apport de la théorie psychanalytique à la

compréhension du phénomène littéraire, il paraît opportun, non d’établir le

bilan définitif d’un problème en état de permanente mouvance, mais de

livrer quelques réflexions qui pourront prendre parfois une allure de mise en

garde.

Le premier ordre de réflexion concerne le phénomène selon lequel il est

maintenant possible, en France et plus précisément à l’Université, de traiter

au fond les rapports entre la littérature et la psychanalyse sans passer

systématiquement ni pour un dangereux terroriste, ni pour un positiviste

borné, ni pour un maniaque sexuel. Cela n’allait pas de soi il y a peu.


227
Pratiquement inconnue en France avant 1939 , stigmatisée comme

«  idéologie réactionnaire  » au moment de la guerre froide par les

228
intellectuels communistes , réduite aimablement à une obsession

névrotique des bas-fonds de la psyché par la Sorbonne conservatrice des

229
années soixante , la psychanalyse semble-t-il, a cessé d’apporter la

230
peste . Les esprits ont fait leur chemin, et il n’est plus question

aujourd’hui, sauf à se vouer au ridicule, d’ostracisme systématique et

d’anathèmes moralisateurs. C’est très bien ainsi, mais cela ne va pas sans

ambiguïté. Par exemple, au niveau de la pratique universitaire : étudier dans

un manuel les rapports de la démarche analytique et de la critique littéraire

peut fort bien n’être pas innocent au plan idéologique. Si la psychanalyse en

effet est devenue l’objet d’un consensus quasi général, ne serait-ce pas, pour

reprendre l’expression de Robert Castel, parce qu’«  elle en est venue, par

une évolution parallèle à celle de la société, à s’ajuster de mieux en mieux

231
aux normes dominantes   ?  » Dès lors, toute discussion apparemment

«  objective  » sur le rapport psychanalyse-littérature ne risque-t-elle pas


« objectivement » d’une part de confronter l’establishment psychanalytique,

d’autre part de désamorcer la contestation idéologique de l’appareil

232
sociopolitique   ? Nous n’avons pas voulu esquiver cette question, mais il

va de soi que ce n’est pas à nous d’y répondre, du moins pas en ce lieu. Une

chose est pourtant certaine. Contrairement à l’affirmation de Janine

233
Chasseguet-Smirgel en exorde aux études sur la Sexualité féminine , la

psychanalyse n’est pas «  révolutionnaire par définition  »  : conçue à une

époque donnée et dans une société soumise à une certaine emprise

idéologique, la psychanalyse porte la trace de cette époque et de cette

idéologie. Elle a donc, par élection, vocation à fonctionner dans un appareil

sociohistorique déterminé, en gros les sociétés «  libérales  » d’Occident du

capitalisme industriel. Mais à l’intérieur de ce cadre général, elle peut fort

bien soit se trouver récupérée par une idéologie conservatrice, soit servir de

234
caution à un mouvement contestataire . Cette ambivalence, qui n’est

paradoxale qu’en apparence, explique que l’on n’ait pas pris parti dans ce

livre sur les rapports de la psychanalyse et du pouvoir. Cela ne signifie pas,

bien entendu, que la psychanalyse soit un corps chimiquement pur et

idéologiquement neutre !

Cette dernière réflexion peut servir de transition à un second ordre de

remarques concernant un problème fondamental pour l’enquête analytique,

problème qui fait l’objet hic et nunc d’un large débat dans les sciences

humaines et qui a été volontairement occulté dans ce manuel  : c’est le

problème des rapports de la psychanalyse et de l’histoire. Cette occultation a

été motivée par la nécessité de présenter, en premier ressort, une démarche

analytique qui ne soit pas d’emblée hypothéquée par ses manques  :

l’«  initiation pédagogique  » était à ce prix. Mais cette nécessité ne doit pas

dissimuler que le discours psychanalytique, «  parce qu’il se donne pour

tâche exclusive de conceptualiser ce qui s’émet de spécifique dans le

dispositif analytique (l’«  intra-analytique  »), méconnaît les conditions

d’ordre sociohistorique qui le rendent possible  » et, par conséquent,

« s’aveugle et aveugle sur les raisons réelles pour lesquelles il est accepté ou

235
«  réinterprété  » dans le cadre de l’idéologie dominante   ». C’est ce qui

explique que la critique d’obédience marxiste soit généralement très


méfiante envers la psychanalyse. Si ce qui importe en effet est la lutte des

classes, on ne voit pas de quel intérêt pour l’exégèse de cet affrontement

historique pourrait être une investigation analytique dont le prolétariat en

tout état de cause, soit comme objet, soit comme agent, se trouve

rigoureusement exclu. Pour la critique marxiste en effet, ce dont il s’agit de

rendre compte, c’est de la manière dont se joue, dans le phénomène

littéraire, un affrontement sociohistorique dont l’origine et les enjeux sont

ailleurs. Et même si cette critique évite de réduire le texte littéraire à un

reflet transposant cet affrontement, elle ne verra jamais dans l’approche

analytique qu’un paramètre secondaire qui risque de masquer le véritable

problème au lieu de l’éclairer. C’est probablement la raison pour laquelle les

tentatives en vue d’édifier un freudo-marxisme où la composante analytique

est intégrée à l’exégèse de la lutte des classes, apparaissent généralement

peu convaincantes. Cette conciliation s’effectue le plus souvent à l’aide de

parallélismes simplistes : on assimile le combat sociopolitique au conflit du

père et de l’enfant, le sujet devient le prolétariat, etc. Ce déchiffrement

symbolique de la théorie freudienne relève davantage du bricolage que

d’une élaboration conceptuelle pertinente. Il faudra attendre la

reconceptualisation effectuée par Louis Althusser en liaison avec la

réflexion lacanienne pour entrevoir la possibilité d’une conciliation mieux

structurée entre cette libération individuelle de l’homme par la

reconnaissance du Désir, à laquelle se prête la psychanalyse, et cette

libération collective de l’homme par la victoire du prolétariat, dont le

marxisme aménage les voies. Mais comme cette double libération n’est

apparemment pas pour demain, ce néo-freudo-marxisme se détourne

volontairement de toute pratique immédiatement utilisable pour se

cantonner dans une spéculation extrêmement sophistiquée. C’est pourquoi

le présent manuel n’a pu s’en faire l’écho au niveau de la critique littéraire.

Dans l’examen de cette critique, qui était notre objet principal, on a

effectivement constaté une occultation quasi constante de la dimension

236
historique. S’interrogeant sur cette occultation, G. Delfau et A. Roche se

posent la question du statut de l’œuvre littéraire chez Freud et de la

construction de son historicité. Ils ont beau jeu de montrer en effet que la

majorité des analystes, après Freud lui-même, ont tendance à voir dans le

texte littéraire le simple reflet d’une configuration symptomatique ou


diagnostique, ce qui les conduit évidemment à négliger de «  considérer le

texte comme inscrit dans une histoire  ». Lorsque Freud, par exemple,

« cherche — et trouve — des récurrences, des similitudes entre Shakespeare

et divers « récits » anonymes de la littérature mondiale, allant de l’Antiquité

237
aux temps modernes   », il écarte «  nécessairement  » l’histoire «  en

fonction du postulat selon lequel l’inconscient ignore le temps, donc

l’histoire  ». Cette méconnaissance est effectivement quasi générale chez les

disciples de Freud de stricte obédience. Evoquant l’essai de Marthe Robert,

238
Roman des origines et origines du roman , G. Delfau et A. Roche (p. 249-

250) signalent que l’auteur «  tente bien d’intégrer à sa problématique un

historique du roman comme genre, et des conditions sociohistoriques qui

voient son apparition  », mais que «  cette affirmation de principe n’est pas

suivie d’effet, en ce sens qu’elle ne dicte pas de méthode analytique qui

intégrerait les deux visées, celle du roman familial «  éternel  » et celle de

239
l’historique roman bourgeois   ». Cette critique est valable pour la quasi-

totalité des démarches analytiques qui ont essayé de tenir compte de la

position du texte analysé dans le tissu sociohistorique. On peut voir dans

cette incapacité théorique l’effet d’un refus de distinguer entre ce que

Robert Castel appelle d’une part «  une théorie de l’investissement d’un ou

des individus dans une formation sociale  » et d’autre part «  une théorie de

la constitution de cette formation sociale  » (op. cit., p.  340). Et d’ajouter

cette boutade  : «  Que le colonel soit (paraît-il) le père du régiment ne dit

absolument rien sur la structure objective de l’appareil militaire, ni sur ses

fonctions sociales et politiques. »

L’énoncé peu complaisant des déficits de la démarche analytique  —  qui

sont autant de réserves sur sa validité  —  pourrait incliner vers un certain

scepticisme, théorique et méthodologique. On persistera pourtant à croire

que l’approche analytique est un paramètre important de l’investigation des

œuvres littéraires. A la réserve près, toutefois, de ne pas s’enfermer dans

une lecture-interprétation dont on a souligné supra, p. 189, les ambiguïtés et

les carences. Si l’on prend suffisamment de recul avec l’ensemble du présent

ouvrage, on voit qu’il existe, en schématisant un peu, deux périodes

principales dans l’approche analytique des textes  : l’avant-Lacan et l’après-


240
Lacan . Loin de poser simplement un repère chronologique commode,

cette distinction souligne le phénomène capital qui a marqué la

psychanalyse au cours des vingt dernières années, et qui correspond à une

réarticulation de son champ théorique : à la référence freudienne au modèle

biologique et physiologique de la pulsion s’est substituée la référence de

plus en plus élaborée au modèle linguistique. La mutation de la

psychanalyse figurative d’obédience freudienne en une psychanalyse

structurale représente peut-être la dernière chance de l’interprétation

analytique des textes. On a vu en effet que cette interprétation, depuis Freud,

se vouait généralement à une analyse de contenu qui consistait à cerner,

dans une œuvre littéraire, les retombées plusieurs fois décalées de la scène

de l’Inconscient (cf. supra, p.  35). Les données de l’analyse renvoyaient

toujours peu ou prou, dans l’ordre du familial ou de l’individuel

psychosomatique, à un vécu. En récusant ce réalisme quelque peu naïf et en

déplaçant l’interprétation vers le «  littéral  » (cf. supra, p.  197), l’exposé de

la reconceptualisation lacanienne), la psychanalyse structurale, quand elle

informe la critique textuelle, permet à cette dernière de «  récupérer  » ce

qu’il y avait de positif dans l’approche formaliste (l’attention portée à la

spécificité des formes), tout en s’ouvrant à une «  autre  » dimension que le

formalisme ignorait. On sait que le formalisme constitue, dans le champ de

la critique textuelle, un essai de description et d’analyse purement formelles

du phénomène littéraire qui correspond, dans l’ordre du linguistique, à la

construction saussurienne de cette abstraction théorique que représente

l’objet langue. Les deux postulats, fondamentaux de cette double approche

sont les suivants :

1. Constituer la langue (le texte) comme un réel, c’est-à-dire ne pas la (le)

rapporter à une autre cause qu’elle-même (lui-même). Cela ne signifie

évidemment pas qu’il n’existe pas une extériorité à la langue (au texte),

mais que cette extériorité ne peut avoir d’effet sur la langue (sur le

texte). Le concept linguistique qui sous-tend ce postulat est celui de

l’arbitraire du signe, dont la conséquence au niveau de l’analyse

textuelle est la non prise en compte du référent.

2. Soutenir que ce réel qu’est la langue (le texte) est représentable et

formalisable, ce qui implique qu’il soit possible, dans un objet conçu


comme un pur système d’oppositions, de repérer à coup sûr les

identités et les différences.

241
On voit que l’approche formaliste ne prend volontairement en compte

aucune de ces zones critiques où la langue n’est pas strictement rapportée à

elle-même et ne se fonde pas sur le principe de la représentabilité absolue,

ni celles où le sujet s’implique dans une relation de désir et non de

communication univoque. L’approche analytique informée par la théorie

lacanienne ne récusera pas, il s’en faut, le modèle linguistique, mais elle se

donnera l’appareil conceptuel qui lui permettra d’intégrer à ce modèle tout

ce que le formalisme avait rejeté comme non représentable  : en gros, le

désir. En pensant positivement l’objet lalangue (lieu des impairs

linguistiques et du non formalisable) par opposition à l’objet la langue (lieu

du système clos et de la structure plate), Lacan ouvre les voies à une

approche pluri-dimensionnelle des textes où le travail de l’écriture devient

la trace littérale du travail de l’Inconscient. C’est dans cette perspective,

nous semble-t-il, que la relation psychanalyse et littérature mérite

dorénavant d’être approfondie.

Enfin, on ne voudrait pas clore cet ouvrage sans poser explicitement le

problème de son insertion dans une collection universitaire à vocation

pédagogique et didactique. Cette insertion semble accréditer l’idée que la

psychanalyse, au même titre que n’importe quelle discipline universitaire,

constitue un objet de savoir, donc d’enseignement, et qu’en l’occurrence, en

tout cas, elle est susceptible de servir d’adjuvant à une pédagogie de la

littérature. Cela ne va pas de soi, on s’en doute. Il est déjà loin d’être évident

que l’on puisse enseigner la littérature, au sens traditionnel de ce verbe. Il

l’est encore moins que la psychanalyse constitue un corps de doctrine

suffisamment cohérent pour pouvoir faire l’objet d’un discours pédagogique

stricto sensu. On ne répétera jamais assez que la psychanalyse n’est pas une

science exacte : cela devrait la préserver de l’annexion pure et simple par un

certain nombre de disciplines qui s’en serviraient comme d’une caution ou

d’un alibi pour construire leur théorie et leur méthodologie propres. En

réclamant pour leur discipline une spécificité inaliénable, les analystes ont

conscience des dangers de cette annexion, et ils ont parfaitement raison de


dénoncer la manipulation idéologique qui consiste à faire de la psychanalyse

un savoir transmissible. Comme le rappelait naguère Catherine Backès-

Clément, « le savoir est appropriation constitutive de la vérité » et « la vérité

est le rapport entre un sujet et un objet, tel que le sujet soit le fondement de
242
l’opération véridique  » , Or, s’il existe bien, dans la «  vérité  »

psychanalytique, un rapport de cause à sujet, le sujet doit être entendu

comme un simple effet de la cause, cette dernière étant naturellement

l’inconscient. C’est dire que cette «  vérité  », si elle existe, est parfaitement

inaccessible au travers du discours, et que la psychanalyse, dans ces

conditions, ne saurait constituer un savoir transmissible. Si, comme

l’écrivait Roland Barthes, le critique « est celui qui ne sait à quoi s’en tenir
243
sur la science de la littérature   », il en sait encore moins sur cette

« vérité » de la psyché que la psychanalyse entrevoit mais qu’elle ne saurait

formaliser, et dont elle exhibe irrémédiablement le caractère invérifiable. On

comprendra dès lors que tout discours analytique sur la littérature soit

marqué d’emblée de cette hypothèque  : ne constituer qu’une interprétation

parmi d’autres, qu’une ouverture symbolique parmi d’autres ouvertures. Et

l’on comprendra aussi que la scientificité dont ce discours se leurre parfois

lui-même, sacrifiant en cela au mythe moderne de la totalité, ne peut

produire qu’un rapport tout à fait indirect et décalé avec l’objet qu’il prétend

saisir. Soutenir cette proposition, ce n’est nullement déprécier après coup les

théories et les pratiques dont ce manuel a entrepris l’inventaire : c’est mettre

ses lecteurs en garde contre les risques majeurs de tout savoir constitué et de

tout impérialisme doctrinal, c’est les inviter à se convaincre que, même

lorsque la théorie analytique parvient à transformer un texte en un message

univoque, c’est qu’il s’agit encore d’une ruse dont l’interprétation doit

accepter l’enjeu. Certes, il est fondamental de ne pas enfermer un texte dans

sa lettre et d’en libérer la lecture. Mais il serait paradoxal que, pour prix de

cette ouverture à l’«  autre scène  », on se laissât prendre au piège d’une

«  vérité  » terroriste qui détruirait à coup sûr cet élément d’institution de la

saveur littéraire : l’ambiguïté.


 

Compléments bibliographiques

On trouvera ci-après quelques titres qui n’ont pas été cités dans le corps de

l’ouvrage et dont la consultation peut présenter de l’intérêt pour les

problèmes théoriques généraux ou particuliers :

Amado Lévy-Valensi Eliane, Les voies et les pièges de la psychanalyse,

Paris, Editions Universitaires, 1971.

Anzieu Didier, «  Le corps et le code dans les contes de J.-L. Borges  »,

Nouvelle revue de psychanalyse, n° 3, 1971.

Bastide Roger, Psychanalyse et sociologie, PUF, 1950.

Baudouin Charles, Psychanalyse de l’art, Paris, Félix Alcan, 1929.

Beaudouin Charles, Blaise Pascal ou l’ordre du cœur, Plon, 1962.

Bellemin-Noëi Jean, «  Psychanalyser le rêve de Swann  », Poétique n°  9,

p. 447-469.

Bush Marshall, «  The Problem of Form in the Psychoanalytic Theory of

Art », Psychoanalytic Review, 54, 1967, p. 5-35.

Chaitin Gilbert D., The Unhappy Few  : The Psychological Novels of

Stendhal, Bloomington, Indiana University Press, 1972.

Charrier J.-P., L’inconscient et la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1968.

Crews Frederik, ed. Psychoanalysis and the Literary Process, Cambridge,

Winthrop, 1970.

Dufresne Roger, Bibliographie des écrits de Freud, Payot, 1973. Ouvrage de

référence fondamental contenant dans l’ordre chronologique l’ensemble des

écrits de Freud dans les versions française, anglaise et allemande. Fernandez

Dominique, L’arbre jusqu’aux racines. Psychanalyse et création, Paris,

Grasset, 1972.

Friedlander, Saul, Histoire et Psychanalyse, Le Seuil, 1975.

Fromm Eric, La crise de la psychanalyse. Essais sur Freud, Marx et la

psychologie sociale, Trad. J.-R. Ladmiral, Ed. Anthropos, 1971.

Girard René, «  Symétrie et dissymétrie dans le mythe d’Œdipe  », Critique

n°249, février 1968, p. 100-136.


Goldmann Lucien, Pour une sociologie du roman, Idées, NRF, 1964

Goldmann Lucien, Marxisme et sciences humaines, Idées, NRF, 1970.

Goldmann Lucien, La création culturelle dans la société moderne, Denoël-

Gonthier, 1971.

Groddeck Georg, La maladie, l’art et le symbole, Paris, Gallimard, 1969.

Holland Norman, The Dynamics of Literary Response, Oxford, University

Press, 1968.

Kaplan Morton et Kloss Robert, The Unconscious Motive. A Guide to

Psychoanalytic Literary Criticism, Free Press, 1973.

Laforgue René, Psychopathologie de l’échec (étude sur Rousseau, Napoléon

et Robespierre), éd. Payot et Mt-Blanc.

Leclaire Serge, Psychanalyser. Un essai sur l’ordre de l’inconscient et la

pratique de la lettre, Paris, Le Seuil, 1968.

Leclaire Serge, Démasquer le réel. Un essai sur l’objet en psychanalyse,

Paris, Le Seuil, 1971.

La jouissance et la loi, Ouvrage collectif édité par A. Verdiglione, Paris,

10/18, 1976.

Lesser Simon O., Fiction and the Unconscious, Boston, Beacon Press, 1957.

Mendel Gérard, La révolte contre le Père. Une introduction à la socio-

psychanalyse, Paris, Payot, 1968.

Muldworf B., «  Les Communistes et la psychanalyse  », Nouvelle Critique,

janvier 1970.

Muldworf B., Le métier de père, Paris, Castermann, 1972.

Nacht, Racamier, Diatkine, Psychanalyse et sociologie, in «  La

psychanalyse d’aujourd’hui, PUF, 1967.

Noy Pinchas, « A Theory of Art and Esthetic Experience », Psychoanalytic

Review, 55, 1968, p. 623-645.

Pasche Francis, A partir de Freud, Paris, Payot, 1969.

Phillips William, Art and Psychoanalysis, Meridian Books, 1963.

Pontalis Jean-Bertrand, Après Freud, Paris, Gallimard, 1968.

Psychanalyse et sémiotique, Actes du Colloque de Milan, 1974, édités par

A. Verdiglione, Paris, 10/18, 1975.

Reich Wilhelm, Matérialisme dialectique, matérialisme historique et

psychanalyse, Editions dites de la Pensée molle, 1970.

Rogers Robert, The Double in Literature, Detroit, Wayne State University,

1970.
Soriano Marc, Les contes de Perrault, culture savante et tradition populaire,

Paris, Gallimard, 1968.

Starobinski Jean, L’œil vivant, Paris, Gallimard, 1970.

Starobinski Jean, La relation critique, Paris, Gallimard, 1970.

Starobinski Jean, Le dehors et le dedans, Paris, Gallimard, 1974.

Starobinski Jean, Psychanalyse et création littéraire, Preuves, mars 1966.

Tort Michel, « La psychanalyse dans le matérialisme dialectique », Nouvelle

Revue de Psychanalyse, n° 1, 1970.

Valabrega J.-P., L’anthropologie psychanalytique, in «  La psychanalyse  »,

vol. III. PUF. 1957.

Vernant J.-P., « Œdipe sans complexe », in Mythe et tragédie en Grèce

ancienne, J.-P. Vernant et Vidal-Nacquet éd. Maspéro, Paris. 1972


 

JEAN LE GALLIOT

Jean Le Galliot, Maître-assistant au Département de Linguistique de

l’Université de Paris X-Nanterre, Chargé de cours à l’Université de Toronto,

a publié une Description générative et transformationnelle de la langue

française (Paris, Nathan, 1975) et, en collaboration avec Simone Lecointre,

Maître-assistant à l’Université de Paris X-Nanterre, une Edition critique de

Jaques le Fataliste de Diderot (Genève, Droz, 1976), ainsi que plusieurs

travaux de linguistique générale et française et de sémiotique littéraire dans

les revues Le Français Moderne, Langue française, Semiotica, Langages et

Littérature.
 

Notes

Paris, Dunod-Bordas, 1974, p. 5.

A. Berge, «  L’art et la psychanalyse  », in Entretiens sur l’art et la

psychanalyse, La Haye, Mouton, 1968, p. 8.

Sub-Stance, I, 1974, p. 65.

Psychoanalysis and the literary process, 1970.

La plupart de nos citations seront empruntées au Vocabulaire de la

psychanalyse, par J. LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Paris, P.U.F., 1968

et à La psychanalyse, par D. LAGACHE, Paris, P.U.F., 1964.

C’est nous qui soulignons. Le terme allemand Geiteswissenschaften autorise

une interprétation assez large.

L’enfance de l’art, Payot, Paris, 1970, p. 8-13.

« Freud et la « création littéraire », Tel quel, I, 1968, p. 63-85.

9
e
D’où l’intérêt du concept de productivité opposé à celui de produit. (Cf. III

partie : Le texte à la lettre.)

10

Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Payot, Paris, 1971.

11

Cf. S. Lecointre et J. Le Galliot, « Le je(u) de l’énonciation », in Langages

31, septembre 1973, p. 64-79.

12

L’Air et les Songes, Paris, José Corti, 1943, La poétique de l’espace, P.U.F.,

1957.

13

Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969.

14

Cité dans Rhétorique générale, par le groupe de Liège, Paris, Larousse,

1970, p. 112.

15

«  Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », in

La Psychanalyse I, 1956, repris dans les Problèmes de linguistique

générale, Gallimard, 1966, p. 75-87.

16

J. Laplanche et S. Leclaire, «  L’inconscient  », in Les Temps Modernes,

1963, n° 183, p. 85-129.

17

Ce travail sur Claude Simon et Paul-Marie Lapointe est dû à Renée Park-

Leduc, chargée de cours à l’Université Mc Master, Hamilton, Canada.

18

Freud, «  L’inquiétante étrangeté  », Essais de psychanalyse appliquée,

Gallimard, p. 181-182.
19

Cf. Freud, « Révision de la science du rêve », in Nouvelles conférences sur

la psychanalyse, Gallimard, Collection Idées, p. 34.

20

Cf. Freud, op. cit., p. 35.

21

Paul-Marie Lapointe, Le réel absolu, poèmes 1948-1965, Ottawa, Editions

de l’Hexagone, 1971.

22

Standard Edition, tome XII, p. 95.

23

Freud, Essais de psychanalyse, «  Au-delà du principe de plaisir  », Petite

Bibliothèque Payot, 1975, p. 48.

24

Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1969, p. 36.

25

«  Les voies ouvertes par Gaston Bachelard à la critique littéraire  », in Les

chemins actuels de la critique, 10-18, 1968, p. 201-213.

26

«  Un étrange lecteur  », in Les chemins actuels de la critique, 10-18, 1968,

p. 214-221.

27

D. Anzieu, Psychanalyse du génie créateur, Paris, Dunod-Bordas, p. 116.

28

Op. cit., p. 117.

29

Op. cit., p. 118.


30

Cf. Jaques le fataliste, éd. critique par S. Lecointre et J. Le Galliot, Genève,

Droz, 1976, p. 26-28 et 392.

31

«  La création artistique et l’élaboration consciente de l’inconscient  », in

Psychanalyse du génie créateur, Paris, Dunod-Bordas, 1974, p. 226.

32

Cette lecture est l’œuvre de Peter Nesselroth, Associate-Professor à

l’Université de Toronto.

33

Pour la surdétermination comme règle d’engendrement textuel, voir Michael

Riffaterre, «  Modèles de la phrase littéraire  », in P. Léon et al., Problèmes

de l’analyse textuelle, Didier, 1971, p.  134-142, et «  lnterpretation and

descriptive Poetry  : A Reading of Wordsworth’s Yew-Trees  », IV, 2, 1973,

p. 229-256.

34

Sémantique structurale. Larousse, 1966, p. 97.

35

Voir R. Jakobson, «  Deux aspects du langage et deux types d’aphasie  », in

Essais de linguistique générale, Editions de Minuit, 1963, p.  43-67 et J.

Lacan, «  L’instance de la lettre dans l’inconscient  », in Ecrits l, Seuil,

1966, p.  249-289. Jakobson voit dans la métaphore l’analogue de la

symbolisation tandis que Lacan y voit celui de la condensation. Mais tous

deux pensent que les changements de sens par contiguïté (métonymie et

synecdoque) sont l’équivalent du déplacement.

36

Maîtres d’autrefois, Hollande, l, Ed. Janvier, p. 124.

37

Sémiotique s’oppose ici à mimétique et non pas à symbolique. Cf. R.

Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971, p. 41.


38

Pour l’organisation sémantique des Fleurs du mal, cf. Zilderberg, Une

lecture des Fleurs du Mal, Mame, 1972, passim.

39

«  Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », in

Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 86-87.

40

« Wish-Fulfillment and Symbolism in Fairy Tales » (1908), par F. Riklin, in

The Psychoanalytic Review, vol. I, 1913-1914 et vol. II, 1915. — « Rêve et

mythe  », par K. Abraham, in Œuvres complètes, Payot, Paris, 1965, t. I,

p.  164-215.  —  «  The Myth of the Birth of the Hero  », par O. Rank, in

Journal of Nervous and Mental Disease, New York, n° 18, 1914.

41

«  A la limite, on peut considérer tous les héros  —  Faust, Don Juan, le

picaro, l’artiste maudit, tous les papes des fous  —  comme des dieux

mortels, ressuscitant ou non. A la limite, n’importe quelle héroïne peut

trouver place au panthéon jungien de la Vierge, de la Mère et de la Vieille.

Il n’est pas jusqu’aux genres qui ne deviennent la cristallisation des mythes.

C’est par la considération de la comédie et de la tragédie que la théorie a pu

s’ébaucher. Et l’élégie aussi, c’est évident, comme l’épopée  : toutes les

épopées dignes de ce nom doivent effectuer leur voyage aux enfers ou, en

termes mythiques, assumer leur mort-et-transfiguration. Même la pastorale

vient du bonus pastor, du bon pasteur, du Christ mort et ressuscité. »

42

«  Raconter des histoires  », Revue française de psychanalyse, t. XXXVIII,

n° 1, janvier 1974, p. 17-20.

43

Cette étude est due à Anne Boyman, chargée de cours à l’Université de

Toronto.

44
Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1923, rééd.

1962 et 1968.

45

Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, 1962, p. 132.

46

Cf. Christian David, «  La bisexualité psychique  », in Revue française de

psychanalyse, 5-6, tome XXXIX, p. 723.

47

Cité par A. Green, «  La sexualisation et son économie  », in Revue

française de psychanalyse, 5-6, tome XXXIX, p. 986.

48

Deuil et mélancolie, in Métapsychologie, Gallimard, 1968, p. 147-174.

49

« Deuil et Mélancolie », in Métapsychologie, Gallimard, 1968, p. 147-174.

50

Cf. A. Thibaudet, Réflexions sur le roman, Gallimard, 1938  ; H. Massis,

Réflexions sur l’art du roman, Plon, 1927 ; F. Mauriac, Le romancier et ses

personnages, Grasset, 1933  ; R. Caillois, Puissances du roman, Le

Sagittaire, 1942  ; J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature  ?, Paris,

Gallimard, 1948.

51

Cf. Communications n° 8, 1968.

52

Cf. Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, et Du sens, Paris, Le

Seuil. 1971.

53

Cf. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard,

1966, ch. XVIII, « Structure des relations de personne dans le verbe » et ch.
XIX, « Les relations de temps dans le verbe français », p. 225-250.

54

Pour une explicitation plus détaillée du modèle actantiel, on se reportera à

A.J. Greimas, op. cit., p. 176-180.

55

Simone Lecointre et Jean Le Galliot, « Essai sur la structuration d’un mythe

personnel dans les Rêveries du Promeneur solitaire  », Sémiotica, IV, déc.

1971, p. 339-364.

56

Sur ce problème, cf. supra, p. 89 et J. Kristéva, Le texte du roman, Mouton,

1968.

57

Der Familienroman der Nevrotiker, publié en 1909 dans le livre d’Otto

Rank, Der Mythus des Geburt des Helden (Le Mythe de la naissance du

héros).

58

Pour tout le développement qui suit, nous empruntons au livre stimulant de

Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset,

1972.

59

On se reportera, pour une interprétation plus fouillée, à l’excellente analyse

de M. Robert (op. cit., p.  139-160), et on appréciera la lecture que Michel

Tournier propose du mythe de Robinson dans son récit Robinson ou les

limbes du Pacifique, Gallimard, 1969.

60

Cf. M. Robert, op. cit., p. 180-227.

61

Avant-propos à La Fièvre, Paris, Gallimard, 1965.


62

Nous suivons ici René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque,

Paris, Grasset, 1961.

63

R. Girard, op. cit., p. 12.

64

« Le romanesque comme fantasme », in Revue française de psychanalyse, t.

XXXVIII, n° 1, janv. 1974, p. 21-24.

65

Cf. Simone Lecointre et Jean Le Galliot, Edition critique de Jaques le

Fataliste, de Diderot, Genève, Droz, 1976, p. CXXX-CXL.

66

Paris, Grasset, 1975.

67

Le Nouvel Observateur, 7-7-1975, p. 51.

68

«  Etude psychanalytique de Six personnages en quête d’auteur, de

Pirandello, in Entretiens sur l’art et la psychanalyse, La Haye, Mouton,

1968, p. 247-257.

69

Au sens hégélien du terme. Dans l’opposition dialectique de A nié par B et

de B nié par A se dégage un élément C compatible avec A et B,

« l’hypothèse de leur séparation se trouvant ainsi éliminée » (Hegel, Science

de la logique).

70

Encore que l’analyse freudienne, hypothéquée (inconsciemment  ?)

d’idéologie dominante, puisse en retour conforter cette idéologie même.

Reproche que les marxistes n’ont pas manqué de faire à Freud, non sans

légitimité parfois.
71

Pour approfondir ces questions, on pourra se reporter au substantiel article

de Jean Guillaumin, «  Freud entre les deux topiques  : le comique après

l’amour, une analyse inachevée  », in Revue française de psychanalyse, 4, t.

XXXVII, juillet 1973, p. 607-654.

72

Du point de vue de l’émetteur et en termes d’instances psychiques, le trait

d’esprit «  requiert le concours, dans un ordre et dans des rapports

dynamiques définis, d’une Conscience qui assure le discours, d’un

Préconscient qui le modifie en en dérobant certains termes et en en

affaiblissant la cohérence à l’insu de la conscience, et d’un Inconscient qui

profite de la faille ainsi introduite pour faire irruption dans le système

Préconscient/Conscient » (J. Guillaumin, op. cit., p. 626).

73

Cf. notamment Charles Mauron, Psychocritique du genre comique, Paris,

José Corti, 1964, p. 30.

74

Contribution à l’épistémologie de la psychanalyse appliquée et essai de

détermination de son statut dans le domaine de l’esthétique et de l’art,

thèse dactylographiée, Paris, Sorbonne, 1969.

75

Un œil en trop, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, p. 38.

76

«  La création littéraire et le rêve éveillé  », in Essais de psychanalyse

appliquée, Paris, Gallimard, p. 81.

77

A. Green, op. cit., p. 38.

78

Cf. The Verbal Icon, Noonday, 1960, p. 21-39.


79

Cf. The Dynamics of Literary Response, Oxford, 1968, Poems in Persons  :

An Introduction to the Psychoanalysis of Literature, Norton, 1973 et Five

Readers Reading, Yale, 1975.

80

Cf. surtout ses Essais de stylistique structurale, trad. D. Delas, Flammarion,

1971.

81

Cf. Models and Metaphors, Cornell, 1962, p. 27-28.

82

Pour les transformations des rapports entre les deux principes, cf. H.

Marcuse, Eros et civilisation, trad. française, Ed. de Minuit, 1963.

83

Cf. la discussion de ces processus dans P. Ricœur, De l’Interprétation, Essai

sur Freud, Le Seuil, 1965, p. 96 et suiv. et 137 et suiv.

84

Lacan a même employé la terminologie rhétorique pour préciser les types de

condensations et de déplacements  : «  C’est à la version du texte onirique

que l’important commence, l’important dont Freud nous dit qu’il est donné

dans l’élaboration du rêve, c’est-à-dire dans sa rhétorique. Ellipse et

pléonasme, hyperbate ou syllepse, régression, répétition, apposition, tels

sont les déplacements syntaxiques  ; métaphore, catachrèse, antonomase,

allégorie, métonymie et synecdoque, les condensations sémantiques, où

Freud nous apprend à lire les intentions ostentatoires ou démonstratives

dissimulatrices ou persuasives, rétorsives ou séductrices, dont le sujet

module son discours onirique » (Ecrits, p. 146).

85

Op. cit., p. 180.

86
Pour la culture comme refoulement et sublimation, cf. Norman O. Brown,

Eros et Thanatos, trad. française, Julliard, 1960.

87

Cf. La citation de Lacan, supra, p. 134, note 3.

88

Pour l’importance de ce principe dans la théorie freudienne, cf. P. Ricœur,

op. cit., p. 313-317.

89

Les références (W 1960) renverront à Genèse de l’œuvre poétique, Paris,

Gallimard, 1960, et (W 1966) à Paléocritique ou contre Picard, Paris, J.J.

Pauvert, 1966.

90

Extrait de Plante d’Automne, Pléiade, p. 270.

91

Elle dormait, son doigt tremblait, sans améthyste

Et nu, sous sa chemise, après un sourire triste

Il s’arrête, levant au nombril la baptiste

Et son ventre sembla de la neige où serait

Cependant qu’un rayon redore la forêt,

Tombé le nid moussu d’un gai chardonneret.

92

On pourra consulter, dans la lignée de J.P. Weber, le très intéressant essai de

Julien Guiomar  : Inconscient et imaginaire dans le Grand Meaulnes, Paris,

José Corti, 1964.

93

Les citations référenciées CM 1963 renverront à Charles Mauron, Des

métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1963. Les

citations référenciées CM 1964 concernent la Psychocritique du genre

comique, Paris, José Corti, 1964.


94

On consultera utilement en outre une étude d’Anne Clancier consacrée à


os
Apollinaire (Archives des Lettres modernes, n 327-330, Paris, Minard,

1972, p.  6-39) et l’analyse par Albert Chesneau des mythes personnels de

Céline, (Essai de psychocritique de Louis-Ferdinand Céline, Archives des

Lettres modernes, n° 129, Paris, Minard, 1971).

95

Œuvres complètes, Pléiade, Gallimard, p. 68, 53 et 75.

96

On pourra se reporter également à l’Introduction à la psychanalyse de

Mallarmé, Neuchâtel, La Baconnière, 1968.

97

Comme exemple de ce type de discours, cf. P. Delbouille, « Les tragédies de

Racine, Reflets de l’Inconscient ou Chronique du Siècle ? », French Studies,

vol. XV, April 1961, n° 2, p. 103-120.

98

«  Entre “  psychanalyse et psychocritique  ”  », in Poétique, 3, 1970, p.  365-

383.

99

« On identification », New Directions in Psycho-Analysis, London, 1955.

100

Psychoanalytic Explorations in Art, New York, 1964.

101

« Sartoris », in Situations, I, p. 11.

102

« L’Amour et l’Occident », in Situations, I, p. 63.

103

Le Mur, p. 182.
104

Situations, IX, p. 105.

105

L’Etre et le Néant, p. 649-650.

106

Ibid., p. 154-155.

107

L’Etre et le Néant, p. 150.

108

Ibid., p. 154-155.

109

L’Etre et le Néant, p. 156.

110

L’Etre et le Néant, p. 165.

111

Situations, IX, p. 113.

112

Le sadisme de Baudelaire, Paris, José Corti, 1947, p. 120.

113

Baudelaire, p.  10-11. Les citations du texte de Sartre renverront à cette

édition.

114

L’Etre et le Néant, p. 350 et suivantes.

115

Situations, IX, p. 114.

116
Critique de la raison dialectique. p. 90.

117

Tome II, p. 1797, note I, lettre à Ernest, fin janvier 1846.

118

Dans le domaine français, auquel on s’est limité, on pourra consulter

notamment :

G. AIGRISSE, Psychanalyse de Paul Valéry, Paris, Editions Universitaires,

1964.

Ch. BAUDOUIN, Jean Racine, l’enfant du désert, Paris, Plon, 1962. La

psychanalyse de Victor Hugo, Paris, Armand Colin, 1972.

M. BONAPARTE, Edgar Poe, Paris, Denoël et Steele, 1933.

J. DELAY, La jeunesse d’André Gide, Paris, Gallimard, 1956.

R. LAFORGUE, L’échec de Baudelaire. Etude psychanalytique sur la

névrose de Charles Baudelaire, Paris, Denoël et Steele, 1931.

J. LAPLANCHE, Hölderlin et la question du Père, Paris, P.U.F., 1961.

F. LION, Les rêves de Racine, Paris, Robert Laffont, 1948.

J. RECANATI, Esquisse pour la psychanalyse d’un libertin  : Roger

Vailland, Buchet-Chastel, 1971.

J. RICHER, Nerval, expérience et création, Paris, Hachette, 1963.

119

Pour une psychanalyse de l’art et de la créativité, Paris, Payot, p. 50.

120

L’arbre jusqu’aux racines, Paris, Grasset, 1972, p. 28.

121

Zola et les mythes ou De la nausée au salut, Paris, Le Seuil, 1971.

122

«  L’œuvre et l’analyste  », Les temps modernes, n°  233, oct. 1965, p.  644-

645.

123
«  Le discours de l’obsessionnel dans les romans de Robbe-Grillet  », Les

temps modernes, n° 233, oct. 1965, p. 608.

124

D’où l’acuité du débat entre Freud et Marx. Si le refoulement, de toute

façon, est premier, à quoi sert-il d’édifier une société sans classes ? Question

volontairement caricaturale, mais tout le problème est là, cependant.

125

Parfois depuis près de dix ans, si l’on se réfère aux premiers travaux du

groupe «  Tel quel  » et aux premiers articles de J. Kristéva. (Cf. ci-après,

p. 211).

126

Ce mouvement d’inversion, plus généralement, est solidaire d’une «  crise  »

de la pensée occidentale et participe d’une « rupture » dans l’épistémologie

des sciences et d’une relativisation du concept de scientificité, qui n’ont pas

eu pour seul horizon l’inscription historique de la psychanalyse dans la

culture de l’Occident. L’histoire (la science des formations historiques), la

logique, la philosophie ont contribué à l’abolition d’un privilège, en

l’occasion celui qui met la terre à la place centrale  », et ont favorisé «  la

destitution subséquente de l’homme d’une place analogue  » (Ecrits,

« Subversion du sujet et dialectique du désir », p. 796). C’est dire de quelle

amplitude philosophique relève le geste qui anima toute la critique d’avant-

garde, l’amenant :

a) A prendre ses distances vis-à-vis de toute méthode formelle ou logique

visant à la description/interprétation du texte.

b) A élire pour problématique fondamentale le concept de «  Productivité

textuelle ».

127

Comme semble nous y convier la linguistique en rejetant de son champ

d’analyse à la fois la lettre et le graphe (l’écriture).

128
Un exemple simpliste est ici substitué (à la lettre  !) à celui que propose J.

Lacan, dont l’intérêt psychanalytique et littéraire est tel qu’on l’a reproduit

« in extenso » en annexe. (cf. p. 238).

129

La critique littéraire a en effet beaucoup écrit ces dernières années sur les

rapports du Surréalisme à la psychanalyse freudienne.

130

Les citations précédentes sont extraites du chapitre de cet ouvrage intitulé

« La productivité dite texte », p. 209-10.

131

C’est à dessein que J. Lacan place en tête de ses Ecrits ce chapitre, «  en

dépit de la diachronie » : « par la grâce de la parodie », il est le Tout de son

discours. On ne saurait trop en conseiller la lecture.

132

Edgar Poe, Histoires extraordinaires, 1840, traduction de Ch. Baudelaire.

133

« Lituraterre », Littérature, 3, septembre 1971, p. 4.

134

Les embrayeurs ou shifters sont les marques énoncées de l’énonciation. Cf.

R. Jakobson, Essais de linguistique générale, ch. 9, et E. Benveniste,

Problèmes de linguistique générale, ch. 5.

135

M. Pierssens, « Questions sur le signifiant », Sub-Stance, 1974, p. 27.

136

Cf. R. Barthes, Communications n° 8, « Introduction à l’analyse structurale

du récit  »  : «  La passion qui peut nous enflammer à la lecture d’un roman

n’est pas celle d’une vision... c’est le langage tout seul, l’aventure du

langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée. »


137

Le jeu des signifiants se joue en effet à l’intersection des deux axes,

symbolique (entre l’inconscient et le sujet), et imaginaire (entre le Moi et

l’objet du désir).

138

On retrouve là « ce je qui oppose son irréductible inertie de prétentions et de

méconnaissance à la problématique concrète de la réalisation du sujet  ».

Ecrits, « L’agressivité en psychanalyse », p. 109.

139

D’où la nécessité d’insérer dans la structure du sujet, à côté de l’ordre

symbolique et de l’imaginaire, le réel, sous la forme de l’objet partiel du

désir.

Cet objet n’est nullement objet concret  ; c’est le point insaisissable que

Freud assigne pour terme à la «  pulsion partielle  », c’est pour J. Lacan

l’objet a, «  index sans nom du réel  ». De la perte de l’objet a, l’ordre

symbolique marque l’éternisation du désir.

140

Cette symbolisation est analysée par J. Lacan dans le commentaire qu’il

propose du «  Fort/Da  » de Freud («  Fonction et champ de la parole et du

langage », p. 319).

141

Le signifiant premier de ce «  manque à être  » est le phallus, marque de la

castration.

142

C’est dans «  La direction de la cure  » qu’on trouve les exemples cliniques,

empruntés à Freud, de la relation du désir à ces effets de signifiant (Ecrits,

p. 621).

143

J. Milner voit à juste titre dans la signature de l’écrivain «  le tenant-lieu du

désir, puisque tenant-lieu du sujet que constitue le désir  » (Conférence non

publiée).
144

Comment opère le transfert  ? La description du transfert dans la relation

analytique peut-il servir à en rendre compte  ? Bien des questions restent

encore en suspens...

145

Cf. Bibliographie, p. 246.

146

Le thème de cet ouvrage nous contraint à n’évoquer que brièvement, en

dépit de son importance, l’origine marxiste du concept de productivité

textuelle.

147

Ph. Sollers, Logiques, Coll. Tel quel, 1968.

148

Ph. Sollers, «  L’écriture fonction de transformation sociale  », Tel quel,

n° 16.

149

Semeiotike, « Pour une sémiologie des paragrammes », p. 178.

150

J. Kristéva donne de cette assise matérialiste (à quoi elle réduit le rôle de la

psychanalyse) la délimitation suivante  : «  théorie de la signification à partir

du sujet, de sa formation et de sa dialectique corporelle, langagière et

sociale » La révolution du langage poétique, p. 12.

151

Semeiotike, « le texte et sa science », p. 17.

152

Semeiotike, « La productivité dite texte », p. 238-239.

153
Dérivations, et non déviations  : Cf. «  Pour une sémiologie des

paragrammes », Semeiotike, p. 176-180. L’écriture textuelle (poétique) n’est

pas un «  écart  » par rapport à une «  norme  » qui serait déterminée par le

code linguistique. Elle n’est pas non plus un sous-code particulier. C’est la

notion même de code linguistique qu’elle oblige à repenser  : comme une

infinité ordonnée de codes, un organisme complexe dont le langage poétique

extérioriserait la multiplicité des possibles, alors que d’autres langages n’en

actualisent qu’un sous-ensemble particulier.

154

Semeiotike, «  La sémiotique  », p.  41-42. Pour la sémanalyse, «  l’objet  »

idéal sera le texte qui joint «  une pratique scripturale tournée vers sa

production à une pensée scientifique à la recherche de la production ». D’où

les choix de J. Kristéva (Lautréamont-Mallarmé) et les références

nombreuses à l’œuvre de Ph. Sollers.

155

Semeiotike, « Le texte et sa science », p. 10.

156

Cf. Semeiotike, « L’engendrement de la formule », p. 352.

Cette interprétation ne relève qu’une apparence. Les aspects transgressifs

de l’écriture poétique au plan de la langue s’expliquent dans une étude

fondée sur l’analyse de la « corporalité » du langage, cf. p. 245.

157

La révolution du langage poétique, « Sémiotique et symbolique », p. 67.

158

Freud, L’interprétation des rêves.

159

Semeiotike, « Le texte et sa science », p. 9.

160

Semeiotike, « Le texte et sa science », p. 11.


161

L’analogie morphologique (sém/psych-analyse) est la première indication de

la nécessité de ce rapprochement. «  Analyser, c’est-à-dire mettre à plat,

dévoiler, ordonner le latent... » (Miroirs du sujet, p. 66).

162

Préalable : en ce qu’avant toute identification du sujet (au stade du miroir et

à l’étape de la castration), avant toute «  position  » du sujet dans le langage,

ce fonctionnement pulsionnel est toujours déjà là.

Extérieur : en ce que la plusion ne se manifeste dans la structure du sujet

qu’au plan de l’objet (perdu) du désir.

Dans la « topique » lacanienne, la place de la pulsion est dans le Réel.

163

La «  stase libidinale  » est pour Freud l’accumulation de l’énergie

pulsionnelle qui «  ne trouverait plus de voie vers la décharge  » (Cf.

Vocabulaire de la psychanalyse, à ce mot).

164

Cf. le concept de « Processus primaires », Vocabulaire de la psychanalyse, à

ce mot.

165

Les développements qui vont suivre représentent une «  lecture  » de ce que

l’on a considéré comme les passages-clefs des ouvrages cités. On a en

particulier respecté étroitement la terminologie et les formules de définition.

166

L’identification, ou l’accession du sujet à son identité symbolique, c’est-à-

dire l’acte même par lequel il se constitue comme sujet. Pour une

systématisation de ce concept, voir Lacan plutôt que Freud. Cf. note p. 204.

167

L’objet (à prendre au sens étymologique) désigne tout hétérogène au sujet, et

englobe l’objet pulsionnel.

168
Sur le concept de négativité, son sens et son importance dans la théorie de la

signification, cf. p. 233.

169

« Le sujet, c’est ce que le signifiant représente... pour un autre signifiant, cf.

J. Lacan, section II, p. 204. Rappelons que la théorie analytique sur laquelle

s’appuie La révolution du langage poétique ne peut être bien reçue sans une

connaissance assez précise de la théorie lacanienne, qui pose le signifiant en

maître et lui soumet le sujet.

170

La syntaxe, par l’opposition qu’elle marque entre sujet et prédicat, explicite

la division thétique entre les « positions » séparées.

171

La révolution du langage poétique, « Sémiotique et symbolique », p. 26.

172

Cf. Section I, « la littérature à la lettre »

173

La révolution du langage poétique, « sémiotique et symbolique », p. 47.

174

On admettra même qu’assailli il se renforce et que le texte naît de la

violence de l’affrontement sémiotique/symbolique.

175

On reviendra sur cette application logique, cf. chap. III, p. 223.

176

Dans cette infinité de différences, l’unité minimale «  objectale  » n’est pas

pensable. Il s’agit d’une fonction numérique infinitésimale : l’ensemble des

différences est de l’ordre du nombre, cf. chap. III, p. 223 et svt.

177

La révolution du langage poétique, « Sémiotique et symbolique », p. 85.


178

Par «  négativation  », il faut entendre la «  négativité  » en acte  : Le concept

hégélien de négativité a dans la théorie du texte de J. Kristéva une place

prépondérante (cf. ci-après, p.  233). La négativité représente «  la différence

absolue, sans aucun rapport avec autre chose  » (Hegel, Science de la

logique)  : elle est en effet ce geste qui nie les contraires dans un système

d’opposition. Mais réunissant dans sa démarche simultanément le positif et

le négatif, la négativité s’avère productive, constitutive d’un procès

signifiant  : elle est «  le liquéfiant, le dissolvant, qui ne détruit pas mais

relance de nouvelles organisations, et en ce sens affirme » (La révolution du

langage poétique, « la négativité : le rejet », p. 102).

Si la logique de la parole (assumée par un sujet rationnel) ignore un tel

procès, considéré par elle comme une «  anomalie  », le langage poétique

trouve au contraire dans cet « hors-logique » (où le sujet se dissout) l’espace

où développer sa pratique signifiante.

179

La révolution du langage poétique, « Sémiotique et symbolique », p. 67.

180

ID., p. 68.

181

Ph. Sollers, Logiques, « Programme ».

182

Semeiotike, « L’engendrement de la formule », p. 294.

183

La relation infinitésimale en jeu dans cet ensemble suit les lois de la

fonction numérique (relation, transition et continuité). Comme le fait

remarquer J. Kristéva (Semeiotike, p.  292), cette conception d’un

engendrement de la signifiance écartant le signe et le mot est totalement

compatible avec le point de vue de J. Lacan selon lequel le sens «  insiste  »

dans la chaîne signifiante, mais aucun des éléments de la chaîne «  ne

consiste dans la signification dont il est capable au moment même ».


184

La problématique de la différentielle est posée dans Semeiotike,

« L’engendrement de la formule » (p. 278-371), et fait l’objet d’une pratique

dans La révolution du langage poétique, «  Le dispositif sémiotique du

texte », p. 209-263.

185

Semeiotike, « L’engendrement de la formule », p. 303. Le texte de référence

proposé par J. Kristéva pour un essai de pratique est précisément Nombres

de Ph. Sollers. Ce texte a la particularité de «  mettre en récit  » les

différentielles signifiantes et le processus de production textuelle.

186

Semeiotike, «  L’engendrement de la formule  », p.  309. Réseau tabulaire (et

non linéaire) : disposé en tableaux.

187

Pour ce développement, cf. La révolution du langage poétique, «  Le

dispositif sémiotique du texte », p. 210-230.

188

Pour l’investissement pulsionnel des distinctions vocales, J. Kristéva

s’inspire pratiquement d’un important article de I. Fonagy «  Les bases

pulsionnelles de la phonation  », Revue française de psychanalyse, janv.

1970 - juill. 1971. A la page 225 de La révolution du langage poétique sont

donnés des exemples du rapport timbres/pulsions que l’on trouvera en

annexe à ce chapitre.

189

Cf. Freud, L’interprétation des rêves : « Une seule des relations logiques est

favorisée par le mécanisme de la formation du rêve. C’est la ressemblance,

l’accord, le contact.  » Cité par J. Kristéva, La révolution du langage

poétique, p. 234.

190

Le développement qui précède fait référence à La révolution du langage

poétique, « Le dispositif sémiotique du texte », p. 222.


191

ID., « Le dispositif sémiotique du texte », p. 231.

192

Ce vers est cité et commenté par J. Kristéva, ID., p. 220.

193

Cf. Mallarmé, «  Il faut une garantie  —  la syntaxe  » (Le mystère dans les

lettres), cité dans La Révolution du langage poétique, p. 271.

194

Cf. La révolution du langage poétique, p. 227.

195

Sur le phallus, signifiant du désir, «  destiné à désigner dans leur ensemble

les effets de signifié, en tant que le signifiant les conditionne par sa présence

de signifiant », cf. J. Lacan, Ecrits « La signification du phallus », p. 690.

Rappelons que la première fixation au sein maternel met l’enfant en

symbiose auto-érotique avec la mère phallique. Au stade de la castration (de

l’identification), le phallus se localise « en une position inconsciente » (ID.,

p.  685), ouvrant dans le lieu symbolique, signifiant, les voies du désir

(symbolisant le désir primordial, la mère phallique).

196

Ce concept freudien est à saisir dans une dichotomie «  pulsion de

vie »/« pulsions de mort » qui subsume l’ensemble des pulsions. La pulsion

de mort tend «  à la réduction complète des tensions, c’est-à-dire à ramener

l’être vivant à l’état anorganique » (Vocabulaire de la psychanalyse, p. 371).

Elle est, comme le résume J. Lacan, «  la métaphore du retour à l’inanimé

dont Freud affecte tout corps vivant, cette marge au-delà de la vie que le

langage assure à l’être du fait qu’il parle  » (Ecrits, «  Subversion du sujet et

dialectique du désir », p. 803. Cité par J. Kristéva, p. 47 de La révolution du

langage poétique.

197

Le fétichisme est un «  déni  » de la castration de la mère, de «  la différence

sexuelle qui la sous-tend  » et de «  la sexualité génitale  » qui peut aller


jusqu’à «  la forclusion du moment thétique  ». La révolution du langage

poétique, « Sémiotique et symbolique », p. 63.

198

La révolution du langage poétique, id., p. 63.

199

L’ambiguïté marque le choix de l’objet fétichisé (cf. G. Rosolato, «  Le

fétichisme dont se “  dérobe  ” l’objet  »). Rien n’interdit de penser que le

langage (le signifiant lié au corps) et plus encore l’objet de «  création  » (le

livre, l’œuvre) puisse s’érotiser, devenir «  l’objet prédominant du plaisir  ».

Cf. La révolution, p. 64.

200

Le développement qui suit fait référence aux pages 64 à 69 de La révolution

du langage poétique, pages auxquelles sont empruntées les diverses

citations.

201

Le procès de « rejet » qui anime les pulsions se définit par la négativité (cf.

note 2, p.  222), qui agit le lieu sémiotique. La motilité des charges

énergétiques est d’abord «  séparation, scission, éclatement  ». Mais à force

d’accumuler des ruptures, elle s’immobilise en stases, d’où la « relance » de

la pulsion s’accomplira.

Le mouvement de réitération du «  re-jet  » pulsionnel suppose donc ces

moments d’immobilisation relative. «  Sans cette stase (sur laquelle va

s’ériger la thèse symbolisante) que Freud découvre dans « Au-delà... » mais

aussi dans l’article sur la Verneinung, le rejet ne saurait fonctionner comme

producteur de nouveau et comme déplacement des limites, mais serait une

répétition mécanique d’une “  identité  ” indifférenciée  » (La révolution du

langage poétique, «  L’hétérogène  », p.  155). (C’est nous qui soulignons.)

Cette citation demande à être expliquée : le mouvement du rejet est une pure

motilité pulsionnelle et recèle la pulsion de mort. Mais l’accumulation des

rejets, en autorisant la stase (la positivation provisoire) permet la

transformation de cette marque en signe et la mise en place du symbolique,


ajournant ainsi la scission et la tendance à la mort, et manifestant le

caractère productif de la négativité.

202

Semeiotike, « Le texte et sa science », p. 16.

203

L’image du travail de l’écriture comme «  hasard  » est empruntée à

Mallarmé (Igitur, «  Le coup de dés  »), cité par J. Kristéva, Semeiotike,

« Poésie et négativité », p. 269. De même, la citation qui suit.

204

Semeiotike, « Poésie et négativité », p. 273.

205

Le terme d’intertextualité, désignant la transposition, apparaît dans

Semeiotike. Terme ambigu, il disparaît dans cet emploi de la Révolution du

langage poétique.

206

A la limite, c’est donc «  le texte de la société et de l’histoire  » que lit et

transpose le texte  : tout texte recoupe l’ensemble des textes (des systèmes

signifiants), sociaux, historiques politiques, culturels. Introduisant dans

l’espace du texte l’ambiguïté la transposition confère à cette pratique

signifiante son caractère transgressif vis-à-vis du réel historique.

207

Lat. collocare  : placer, arranger, régler  : la réponse est bien entendu

négative. L’écriture ne range ni ne règle, elle transpose et transforme. Il faut

voir dans l’interrogation (rhétorique  !) de J. Lacan une position radicale  :

l’écriture, loin d’être «  accommodation des restes  », est création pure, les

effets de langue qu’elle décalque ne se soutiennent que par un retour au

signifiant.

208

On retrouve ici une implication lacanienne de la théorie du signifiant.


209

Semeiotike, « Le mot, le dialogue, le roman », p. 150.

210

Cf. dans Freud, les concepts de « condensation » et « surdétermination ».

211

Ces associations peuvent également se produire par l’effet de déplacements

métonymiques sur la chaîne signifiante  : un lexème «  déplace  » ses valeurs

vers un autre lexème par le jeu de leurs analogies sémiques.

212

Semeiotike, « Pour une sémiologie des paragrammes », p. 181.

213

Sémeiotike, « Poésie et négativité », p. 251.

214

Cf. Vocabulaire de la psychanalyse, p. 112, J. Kristéva donne un exemple de

dénégation à la page 271 de Semeiotike.

215

Semeiotike, « Poésie et négativité », p. 272.

216

Ecrits, « Position de l’inconscient », p. 830.

217

Le développement qui suit fait référence à La révolution du langage

poétique, « La négativité : le rejet », p. 104-105.

218

On retrouve dans ce qui précède la célèbre dialectique hégélienne de l’Etre

et du Néant, termes contradictoires et inséparables.

219
La révolution du langage poétique, «  Le dispositif sémiotique du texte  »,

p. 239.

220

Logique d’une « cohabitation inséparable », ou dialogique, elle se situe dans

l’espace 0 — 2 et transgresse le 1 (le monologique) qui constitue le sens. Cf.

Semeiotike, « Pour une sémiologie des paragrammes », p. 183.

221

Semeiotike, « Pour une sémiologie des paragrammes », p. 184.

222

Semeiotike, « Pour une sémiologie des paragrammes », p. 186.

223

Semeiotike, « Pour une sémiologie des paragrammes », p. 205.

224

C’est-à-dire hors de la topologie conscient/inconscient. Le schéma suivant

résume la nouvelle topologie que J. Kristéva met en place pour y penser le

procès de la signifiance :

sujet
conscient
jugement

méconnaissance de la négation inconscient

opérations
paragrammatisme
poétiques

sujet zérologique

225

Semeiotike, « Poésie et négativité », p. 274.

226
Cette conclusion fait référence à La révolution du langage poétique,

« Sémiotique et symbolique », p. 80.

227

La Société psychanalytique de Paris, fondée en 1926, se heurte à la

méfiance des milieux scientifiques et médicaux et à l’indifférence des

intellectuels, de droite ou de gauche. Seuls les surréalistes (cf., supra, p. 51)

et, de manière très allusive, Gide et la N.R.F., manifestent quelque intérêt

pour la théorie freudienne (cf. G. Delfau et A. Roche, Histoire Littérature,

Paris, Le Seuil, 1977, p. 181-189).

228

Cf. La Nouvelle Critique, n°  7, juin 1949  : «  Autocritique.  —  La

Psychanalyse idéologie réactionnaire. »

229

Cf. la fameuse et déjà fossilisée querelle Picard-Barthes-Weber et quelques

autres, en 1964-1966.

230

Débarquant aux Etats-Unis et objet d’un accueil flatteur, Freud déclarait à

ses compagnons Jung et Ferenczi  : «  Ils ne savent pas que j’apporte la

peste ! »

231

Le psychanalysme, 10/18, 1976, p. 130.

232

Sans compter que la littérature entendue au sens de sociolecte bourgeois

fonctionnant comme norme valorisante inclusive, fait partie intégrante de

cette idéologie !

233

Paris, Payot, 1970.

234
Tel le défunt F.H.A.R., par exemple (Front homosexuel d’action

révolutionnaire), né des illusions de 1968.

235

R. Castel, op. cit., p. 51.

236

Histoire Littérature, p. 244.

237

Cf., supra, p. 40, notre commentaire sur le « Thème des trois coffrets ».

238

Cf., supra, p. 103, notre commentaire de ce livre.

239

Cf. cette citation de M. Robert  : «  C’est le génie de Daniel Defoe d’avoir

pressenti combien le genre romanesque est lié par essence aux idéologies de

la libre entreprise et plus encore de l’avoir dit dans une fable subversive où,

sous des dehors édifiants, le roman bourgeois poursuit consciemment ses

buts en parfait accord avec les plans de l’éternel roman enfantin » (p. 143).

240

Cela ne signifie évidemment pas que l’on ne puisse pas continuer à pratiquer

la lecture analytique des textes sans tenir compte de l’apport théorique de

Lacan.

241

Illustrée principalement en France, dans le sillage des formalistes russes, par

A.J. Greimas, H. Brémond, G. Genette, T. Todorov et, de façon fugace et

elliptique selon sa manière habituelle, par Roland Barthes.

242

«  La science psychanalytique  », in L’enseignement de la littérature,

Colloque de Cerisy-la-Salle, 22-29 juillet 1969, Paris, Plon, 1971, p. 299.

243
Critique et vérité, Paris, Le Seuil, 1966, p. 74.
 
© Éditions Fernand Nathan 1977.

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Cette édition numérique a été initialement fabriquée par la société FeniXX

au format ePub (ISBN 9782402279758) le 28 septembre 2018.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des

collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du

dépôt légal.

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence

confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒
er
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1 mars 2012.

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