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Table des matières

AVANT-PROPOS

1. Le genre : une catégorie utile d’analyse historique

2. Les femmes dans La Formation de la classe ouvrière anglaise

3. Quelques autres réflexions sur le genre et la politique

4. Sécularité ou sexularité ? La laïcité et l’égalité des sexes

5. La séduction, une théorie française

CONCLUSION : Le « lourd passé » du féminisme


Ce livre est publié dans la série « à venir », dirigée par
Geoffroy de Lagasnerie.
© Librairie Arthème Fayard, 2012.
Couverture : conception graphique © Stéphanie Roujol
Illustration : Kazimir Malevitch, Suprématisme , 1915.
ISBN : 978-2-213-67340-0
DU MÊME AUTEUR

Les Verriers de Carmaux. Histoire d’une verrerie, du compagnonnage au


syndicalisme, Flammarion, 1982.
Les Femmes, le travail et la famille (avec Louise Tilly), Payot, 1987.
La Citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de
l’homme, Albin Michel, 1998.
Parité ! L’Universel et la différence des sexes, Albin Michel, 2005.
Théorie critique de l’histoire, Fayard, 2009.
Avant-propos
La rédaction de ces essais s’étend sur une période de plus de vingt-cinq
ans. Ces textes montrent l’intérêt persistant que j’ai porté au concept de
genre – dont j’affirme qu’il continue d’être une catégorie d’analyse utile. Ils
montrent également comment et pourquoi j’ai constamment cherché à
identifier et à mettre en œuvre des méthodes et des moyens plus nombreux
et plus efficaces pour analyser les rapports de forces de sexe1 tels qu’ils
apparaissent dans leurs représentations changeantes à travers le temps.
L’infléchissement le plus important de ma pensée est venu de la prise en
compte, dans mes travaux, de la psychanalyse, non pas en tant qu’étude des
comportements humains, avec ses diagnostics explicatifs, mais comme une
façon de mettre au jour les ruptures et les contradictions, d’explorer les
significations ambiguës qui finissent par se loger dans les problèmes
insolubles et les interrogations sans réponse. Dans le premier essai de ce
volume, « Le genre, une catégorie utile d’analyse historique », écrit en
1986, je rejetais explicitement la psychanalyse pour ce que je considérais
être son travers (l’universalisation des catégories « homme » et « femme »
et de leurs rapports), en raison aussi de sa façon de figer les sexes dans un
état d’antagonisme permanent. Je réfutais également l’aspect normatif de la
psychanalyse lorsqu’elle voit dans les opérations psychiques de la
différence des sexes des prescriptions consacrées à leur régulation. Mais ce
rejet initial ne m’a pas empêchée de poursuivre ma lecture de Freud, de
Lacan et des théoriciennes féministes qui ont su développer un point de vue
non normatif. À l’époque où j’écrivais « Quelques autres réflexions sur le
genre et la politique » (1999), j’avançais pas à pas dans la direction d’une
autre utilisation de la psychanalyse en travaillant principalement sur la
notion de fantasme, laquelle me paraissait efficace, au plus haut point, pour
ce qui est de la recherche historique. Les deux derniers essais de ce recueil
montrent comment les composantes d’une perspective lacanienne me
permettent d’étayer la manière dont je comprends les discours
contemporains sur le genre. L’analyse que je propose n’est pas
exclusivement psychanalytique et elle évite les diagnostics ; en revanche,
elle utilise la théorie pour faire progresser notre compréhension du dilemme
insoluble que la différence sexuelle continue d’engendrer ; notre
compréhension, également, des modalités à travers lesquelles, dans des
contextes historiques spécifiques, sont proposées des solutions qui
cherchent à nier la nature problématique de cette différence ainsi qu’à
imposer des normes strictes visant à sa régulation. Je travaille comme le
ferait un-e analyste : je recherche dans les mots ambigus ce que leur
ambiguïté révèle, sans me contenter des significations habituelles ; et les
surprises ne manquent pas – non pas sous la forme de documents inattendus
découverts dans les secrets que contiennent les boîtes d’archives, mais dans
les termes mêmes choisis pour exprimer des idées, dans la forme et le
contenu des représentations, dans les lapsus oraux ou écrits, dans les
remarques dont la fonction est de contenir une pensée irrépressible, peut-
être folle, qu’on a pris soin de placer entre parenthèses.
Au cours de mes lectures, j’ai cherché à utiliser la psychanalyse de façon
critique par rapport à l’écriture de l’histoire. Ma démarche a été influencée
par les travaux d’un spécialiste de l’étude historique, des religions et de la
psychanalyse lacanienne, Michel de Certeau, qui estime que cette dernière
permet l’examen critique des frontières figées, mais fragiles, qu’ont mises
en place les classifications conventionnelles des historiens2. J’ai également
été influencée par ce qu’a écrit Michel Foucault dans les dernières pages de
Les Mots et les Choses quand il définit l’ethnologie et la psychanalyse
comme les sciences humaines qui « forment à coup sûr un trésor
inépuisable d’expériences et de concepts, mais surtout un perpétuel principe
d’inquiétude, de mise en question, de critique et de contestation de ce qui a
pu sembler, par ailleurs, acquis3 ». Ces deux champs, estime-t-il,
entretiennent une relation critique avec les sciences humaines empiriques en
mettant au jour la dimension inconsciente qui leur échappe. « Par rapport
aux “sciences humaines”, la psychanalyse et l’ethnologie sont plutôt des
“contre-sciences” ; ce qui ne veut pas dire qu’elles sont moins
“rationnelles” ou “objectives” que les autres, mais qu’elles les prennent à
contre-courant, les ramènent à leur socle épistémologique, et qu’elles ne
cessent de “défaire” cet homme qui dans les sciences humaines fait et refait
sa positivité4. »
La dimension psychique de l’existence humaine ne peut se réduire à la
simple mise au jour des significations ou à l’interprétation des résistances et
des défenses, dit Foucault. Pour lui, la principale vertu de l’approche
freudienne est qu’elle éclaire les « trois figures par lesquelles la vie, avec
ses fonctions et ses normes, vient se fonder dans la répétition muette de la
Mort, les conflits et les règles dans l’ouverture dénudée du Désir, les
significations et les systèmes dans un langage qui est en même temps
Loi5 ». Et il poursuit un peu plus loin : « Il est bien vrai que jamais ni cette
Mort, ni ce Désir, ni cette Loi ne peuvent se rencontrer à l’intérieur du
savoir qui parcourt en sa positivité le domaine empirique de l’homme ; mais
la raison en est qu’ils désignent les conditions de possibilité de tout savoir
sur l’homme6. » Ce savoir n’est pas affaire d’information empirique, mais
porte vers ce qui ne peut pas être connu, « ce qui est là et qui se dérobe, qui
existe avec la solidité muette d’une chose, d’un texte fermé sur lui-même,
ou d’une lacune blanche dans un texte visible, et qui par là se défend7 ».
« La psychanalyse va vers le moment – inaccessible par définition à toute
connaissance théorique de l’homme, à toute saisie continue en termes de
signification, de conflit ou de fonction – où les contenus de la conscience
s’articulent ou plutôt restent béants sur la finitude de l’homme8. » La
théoricienne Elizabeth Weed estime pour sa part que « la finitude humaine
est mise en scène de façon magistrale dans la théorie psychanalytique de la
différence sexuelle9 ».
Les essais publiés dans ce recueil traitent tout particulièrement de
l’histoire des femmes et du genre, un concept que je défends parce que je
vois en lui un outil « utile » pour penser la constitution historique des
relations entre les femmes et les hommes, l’articulation dans des contextes
différents (culturels, temporels) des significations du sexe et de la différence
sexuelle. N’étant jamais tout à fait satisfaite des formulations que j’ai moi-
même proposées, et profondément navrée de voir les façons dont le
« genre » est si souvent vidé de ses implications les plus radicales – traité
comme un référent connu et non pas comme un moyen d’accès à des
significations qui ne sont ni littérales ni transparentes –, j’ai cherché de
meilleures manières d’insister sur sa mutabilité. Ironiquement – certains
lecteurs le penseront, je crois –, c’est la psychanalyse qui permet cette
historicisation. Non pas la psychanalyse productrice de prescriptions
normatives, non pas la psychanalyse invoquée pour médicaliser
l’homosexualité, non pas la psychanalyse qui assigne aux individus leur
appartenance à des catégories, mais la théorie qui postule que la différence
sexuelle représente un dilemme insoluble10.
J’avance que la psychanalyse, comprise ainsi, vivifie pour les historiens
le concept de genre. Celui-ci n’est plus seulement une « construction
sociale », une façon d’organiser, compte tenu de critères sexuellement
différenciés, la division du travail en matière économique, politique et
sociale. Il constitue une tentative, historiquement et culturellement
spécifique, de résolution du dilemme de la différence sexuelle, une tentative
visant à assigner des définitions fixes à ce qui, au final, ne peut pas être
figé. Les différences sexuelles ne sont plus définies en fonction d’une
opposition du masculin et du féminin qui serait transcendante, ni par la
« complétude » de l’homme et l’incomplétude – ou le « manque » – de la
femme, mais elles sont vues comme un problème impossible à trancher, un
défi lancé à toute solution qui prétendrait être la seule valable. (Le dilemme
se présente sous la forme de questions telles que celles-ci : quelle est la
signification de ce corps ? Pourquoi y a-t-il des différences physiques ?
Comment dois-je comprendre mon désir ? Comment dois-je comprendre le
désir des autres ?) C’est précisément le combat futile mené pour verrouiller
les significations à l’intérieur du cadre qu’on leur a assigné qui fait du genre
un objet historique intéressant, un objet qui ne contient pas seulement ce
que Foucault appelle des « régimes de vérité » sur le sexe et la sexualité,
mais également les fantasmes et les transgressions résistant à toute
régularisation ou catégorisation. C’est le fantasme en effet qui sape toute
notion d’immutabilité psychique ou d’identité figée, qui insuffle un désir
inépuisable dans les motivations rationnelles, qui participe des actions et
des événements que nous appelons l’histoire.
Le fantasme enrichit les questions de genre et s’ajoute aux motivations
rationnelles généralement admises : l’exploitation économique, l’autorité
politique, la conquête impériale, les intérêts d’État, de race ou d’origine
ethnique, de classe, de statut, de sexe. En renvoyant ces intérêts au genre
(littéralement ou métaphoriquement) les hiérarchies et les inégalités sont
naturalisées ; on finit par croire qu’elles sont de l’ordre de la nature. Mais
comment ces mécanismes produisent-ils leurs effets ? Sur quels ressorts
s’appuient-ils ? Le fantasme est peut-être ce qui permet de le comprendre –
les humains ne sont pas seulement des êtres rationnels qui poursuivent un
but, ils sont des sujets qu’habitent des désirs inconscients. Comme tels, ces
sujets ne se laissent pas catégoriser uniquement pour représenter ou
défendre des intérêts strictement objectifs ; ils se mobilisent aussi quand il
s’agit d’intérêts créés pour eux par un fantasme collectif (ou plusieurs) ; un
fantasme collectif qui mêle le désir à l’intérêt, qui fait mine d’offrir une
réponse à l’impossible question d’une identité certaine en fondant tous les
sujets dans un même groupe, lequel paraît alors répondre à l’aspiration de
complétude et de cohérence qui les hante. L’appartenance à un groupe (au
sein d’un mouvement, d’une nation) offre précisément l’illusion de la
complétude. Car la reconnaissance mutuelle apaise les angoisses psychiques
identitaires11. Vus sous cet angle, les mouvements féministes ne sont pas
l’expression inéluctable de la catégorie « femmes » socialement construite,
mais le moyen de concrétiser cette identité. Le fantasme qui permet de se
reconnaître dans cette identité est la promesse de plénitude et de
complétude – l’accès à une représentation adéquate ; la façon dont le
fantasme est utilisé et les intérêts (politiques, sociaux, économiques)
invoqués, qu’il s’agisse de besoins ou de désirs, relèvent de l’investigation
historique. Je ne cherche aucunement à nier la réalité sociale des
mouvements féministes (ou de tout autre mouvement politique identitaire),
pas plus que je n’entends mettre en doute l’existence même des sujets
politiques actifs (des féministes ou des citoyens par exemple). Mais je
pense que la psychanalyse nous met utilement sur la piste de la dimension
inconsciente de ces phénomènes ; elle nous permet de constater que ceux-ci
doivent au moins une partie de leur existence à la façon dont le fantasme
opère, car ils ne parviennent jamais à pleinement satisfaire le désir ni à
assurer la représentation qu’ils cherchent à réaliser.
Les catégories normatives entendent conformer les fantasmes des sujets
aux mythes culturels et à l’organisation sociale – sans y parvenir tout à fait.
Ces catégories elles-mêmes ne sont pas vierges de tout investissement
fantasmatique. Pour prendre un exemple parlant, à la fin des années 1970 et
au début des années 1980, quand les féministes ont voulu avec l’ERA
(Equal Rights Amendment) amender la Constitution américaine, leurs
opposants ont inlassablement brandi le spectre de la mise en place
obligatoire de toilettes publiques indifférenciées (unisex, disaient-ils) qui,
selon eux, serait la première conséquence, et la plus dangereuse, de la
réforme constitutionnelle. Dans nombre de scénarios effrayants, ces toilettes
devenaient le site de viols (viol du droit à la vie privée et de sa protection –
intrusion dans les « parties privées » des femmes), de l’invasion raciale (des
hommes noirs pénétrant les « lieux réservés » propres aux femmes
blanches) et du métissage. Ce n’est qu’en maintenant les frontières de la
différence (sexuelle et raciale) qu’on pouvait éviter la catastrophe, c’est-à-
dire le passage à l’acte, la transgression12.
Le genre est, par voie de conséquence, l’étude de la relation entre le
normatif et le psychique, des dispositifs historiquement spécifiques et tout
compte fait incontrôlables qui ont pour but d’en finir avec la confusion que
génère la différence des sexes en aiguillant le fantasme vers un objectif
politique ou social : la mobilisation collective, la création ou le
renforcement de la nation, la structuration familiale, la consolidation
communautaire ou ethnique, la pratique religieuse13. L’analyse de la
domination masculine – pour prendre un exemple – peut tirer profit de
l’approche psychanalytique. Cette approche poserait la question de savoir
comment les liens entre l’angoisse psychique et l’angoisse sociale se
forgent dans le dénigrement ou au contraire l’exaltation de la sexualité des
femmes par rapport à celle des hommes ; comment ces liens opèrent à
l’intérieur des frontières érigées pour entretenir la différence sexuelle ;
quelle place ils tiennent dans les dangers fantasmatiques que renferment les
conséquences – nécessairement fâcheuses – de toute altération ou
destruction de ces frontières.

***

La théorie psychanalytique ne propose pas de causalité qui pourrait se


substituer à la façon dont l’histoire rend compte du changement. En
revanche, elle formule autrement nombre des questions que j’ai posées plus
haut à propos du genre, et elle ouvre de nouvelles perspectives quant à la
façon de les penser. Cette nouvelle approche considère le genre comme
l’histoire des distinctions masculin/féminin, homme/femme, qu’il s’agisse
des corps, des rôles ou des traits psychologiques. Elle ne présume pas
l’existence préalable de la distinction masculin/féminin, homme/femme,
mais elle examine les modalités compliquées, contradictoires et
ambivalentes selon lesquelles cette distinction ressort de discours politiques
et sociaux différents. Elle ne présume pas non plus que les discours
normatifs déterminent les processus d’identification des sujets. Les
fantasmes dérèglent ce type de corrélation en réfutant les certitudes bien
assises des catégories historiques imposées. Elle les remplace par la quête
de ce que le langage contient d’insaisissable, non seulement quand il
exprime consciemment des idées, mais également quand il révèle des
processus inconscients. Aussi nous faut-il nous demander dans quelles
conditions et par quels fantasmes les identités des « hommes » et des
« femmes » – que tant d’historiens considèrent comme relevant de
l’évidence – sont articulées et reconnues. Ces catégories ne précèdent pas
l’analyse, elles s’en dégagent. Certeau le dit ainsi : « L’histoire peut être le
geste d’un recommencement et pas seulement l’effet d’un déplacement.
C’est du moins ce que montre cette forme d’histoire qu’est déjà la praxis
freudienne. Finalement, elle trouve son sens véritable, non pas dans les
élucidations qu’elle substitue à des représentations antérieures, mais dans
l’acte même, jamais fini, d’élucider14. »
Au bout du compte, le fait de prendre conscience de l’importance de ce
qui est insaisissable ainsi que du caractère infini de la quête qui en découle
représente ce que la psychanalyse apporte, sous forme d’enrichissement, à
ma formation d’historienne. Un des aspects les plus passionnants de cette
façon de penser est qu’elle ébranle les certitudes, et qu’elle met en question
jusqu’à notre capacité de savoir. Pas plus nos catégories d’analyse que les
fruits – même abondants – de nos recherches ne nous permettent de donner
à la différence sexuelle une signification ultime (ce qui explique entre
autres choses la vigueur anxieuse avec laquelle les frontières établies sont
contrôlées, et les foudres disciplinaires qui menacent ou frappent celles et
ceux qu’on prend à les transgresser). Nous pouvons analyser comment est
signifiée la différence sexuelle, ce que ces significations révèlent
d’ambivalence et d’instabilité et les effets que celles-ci produisent. Nous
pouvons essayer de mettre à nu les fantasmes tissés pour soutenir ces
significations et émettre des hypothèses sur les désirs inconscients qu’ils
expriment. Nous pouvons nous émerveiller de la capacité humaine à créer
des variations sur le thème du sexe, de la différence sexuelle et de la
sexualité et nous pouvons interroger nos propres investissements dans ces
constructions narratives. Il y a, bien sûr, une dimension politique à ce type
d’investigation, bien qu’il ne s’agisse pas d’utopie. Le caractère
insaisissable de la différence des sexes rend celle-ci à la fois impossible à
préciser définitivement et, pour cette raison, historique. Ces traits obligent
la recherche à une exploration sans fin. Comme tels, ils ébranlent les
certitudes des catégories établies et ouvrent des fenêtres sur l’avenir. Nos
constructions narratives peuvent alors devenir quelque chose qui, selon
Freud, ressemble à un « rêve éveillé ou un fantasme qui porte les traces de
son origine : occasion présente et souvenir. Ainsi passé, présent et futur
s’échelonnent au long du fil continu du désir15 ».

1 En français dans le texte. [NdT.]


2 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 291-311.
3 Michel Foucault, Les Mots et les Choses : une archéologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, 1966, p. 385.
4 Ibid., p. 391.
5 Ibid., p. 386.
6 Ibid., p. 386.
7 Ibid., p. 385.
8 Ibid., p. 385-386.
9 Elizabeth Weed, « From the “useful” to the “impossible” in the work of Joan W. Scott », in
Judith Butler et Elizabeth Weed (dir.), The Question of Gender : Engaging with Joan W. Scott’s
Critical Feminism, Bloomington, Indiana University Press, 2011, p. 306.
10 Je suis au fait des arguments (avancés par des théoricien-ne-s queer et féministes) qui sont
autant de mises en garde concernant l’utilisation de la « différence sexuelle » comme outil d’analyse
en psychanalyse – ou dans tout autre type d’analyse – parce qu’elle présume le caractère fixe du
rapport existant entre le corps physique, le genre et la sexualité, et reproduit ainsi les normes
hétérosexuelles courantes. Par exemple, Didier Eribon pense que la psychanalyse tout court est
homophobe. Voir Échapper à la psychanalyse, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005 ; et Hérésies : essais
sur la théorie de la sexualité, Paris, Fayard, 2003. Mais le problème se pose seulement si on postule
que la différence sexuelle a une signification inhérente et inaltérable. J’estime qu’en fait la
psychanalyse récuse l’idée d’une corrélation directe entre les corps physiques et les identifications
psychiques. Mon argumentation se fonde sur le postulat que la différence sexuelle constitue un
dilemme insoluble, et qu’elle est donc ouverte à toutes sortes de variations dans la façon dont elle est
vécue. Le fait que ces variations sont à la fois infinies (c’est ce que permettent les fantasmes) et
contraintes (par la régulation normative) nous permet de procéder, dans nos analyses, à
l’historicisation des sujets et des groupes en tenant compte de leurs contextes et de leurs limites
temporelles.
11 Slavoj Žižek, The Plague of Fantasies (2e éd.), Londres, Verso, 2009 ; Renata Salecl, The
Spoils of Freedom : Psychoanalysis and Feminism after the Fall of Socialism, Londres, Routledge,
1994.
12 Donald G. Mathews et Jane S. De Hart, Sex, Gender, and the Politics of the ERA : A State and
the Nation, New York, Oxford University Press, 1992. Voir également Jean Walton, Fair Sex, Savage
Dreams : Race, Psychoanalysis, Sexual Difference, Durham NC, Duke University Press, 2001.
13 Je crois qu’il serait nécessaire d’approfondir le travail théorique à propos de la création des
fantasmes collectifs et de réorientation des fantasmes individuels à des fins politiques et sociales.
Pour une tentative de penser le fantasme dans une perspective lacanienne, voir Slavoj Žižek, op. cit.
14 Michel de Certeau, op. cit., p. 309.
15 Sigmund Freud, La Création littéraire et le rêve éveillé. Essais de psychanalyse appliquée,
Paris, Gallimard, 1971, p. 69-81.
1

Le genre : une catégorie utile d’analyse historique1

1986

Gender, n. a grammatical term only. To talk of persons or creatures of the


masculine or feminine gender, meaning of the male or female sex, in either
a jocularity (permissible or not according to context) or a blunder.
FOWLER’S Dictionary of Modern English Usage.

Ceux qui rêvent de codifier le sens des mots livrent une bataille perdue
d’avance, car les mots, comme les idées et les objets qu’ils ont pour mission
de signifier, ont une histoire. Ni les professeurs d’Oxford ni l’Académie
française n’ont jamais été capables d’en endiguer totalement le flot, d’en
saisir et d’en fixer des significations indépendantes du jeu de l’invention et
de l’imagination humaines. Mary Wordley Montagu ajoutait du piquant à sa
dénonciation du « beau sexe » (« la seule chose qui me console d’appartenir
à ce genre est la certitude que je ne me retrouverai jamais mariée à
quelqu’un qui en serait ») en jouant délibérément avec la référence
grammaticale2. À travers les âges, des allusions (au figuré) ont évoqué des
traits de caractère ou des comportements sexuels. Par exemple, l’usage
proposé par le Dictionnaire de la langue française en 1876 : « On ne sait de
quel genre il est, s’il est mâle ou femelle, se dit d’un homme très caché,
dont on ne connaît pas les sentiments3. » Et Gladstone faisait ce distinguo
en 1878 : « Athéna n’a rien du sexe, sauf le genre, rien de la femme, sauf la
forme4. » Plus récemment – trop récemment pour qu’on en trouve trace
dans l’Encyclopedia of the Social Sciences –, des féministes de langue
anglaise ont, plus sérieusement et d’une façon plus littérale, commencé
d’utiliser le mot gender (traduit par « genre » en français) pour faire
référence à l’organisation sociale des relations entre les sexes. Le lien avec
la grammaire est ici à la fois explicite et riche de perspectives encore
inexplorées. Explicite parce que l’usage grammatical implique des règles
formelles qui découlent de la désignation du masculin ou féminin ; riche de
perspectives inexplorées parce que nombre de langues indo-européennes
connaissent une troisième catégorie – asexuée ou neutre. En grammaire, le
genre est pensé comme un mode de classement des phénomènes, un
système communément accepté qui permet d’établir des distinctions plutôt
que de proposer une description objective de traits intrinsèques. De plus, les
classifications suggèrent qu’il existe des corrélations entre les catégories, ce
qui permet d’établir entre elles des distinctions ou d’autres formes de
regroupements.

Dans son acception la plus récente, le « genre » semble avoir fait sa


première apparition parmi les féministes anglo-américaines qui entendaient
insister sur la dimension fondamentalement sociale des distinctions basées
sur le sexe. Le mot dénotait un rejet du déterminisme biologique implicite
dans l’emploi de termes tels que « sexe » ou « différence sexuelle ».
« Genre » mettait également l’accent sur l’aspect relationnel de la définition
normative de la féminité. Ceux – et surtout, celles – qu’inquiétait le risque
de voir les recherches féministes se polariser d’une façon trop étroite et
isolée sur les femmes ont utilisé le mot « genre » pour introduire une notion
relationnelle dans le vocabulaire de leurs analyses. Dans cette perspective,
les femmes et les hommes étaient définis les uns par rapport aux autres, et
les étudier séparément ne permettait pas plus de comprendre les premières
que les seconds. C’est ainsi que Natalie Davis a indiqué dès 1975 : « Il me
semble que nous devons nous intéresser à l’histoire aussi bien des femmes
que des hommes ; il ne faudrait pas que nous travaillions seulement sur le
sexe dominé, pas plus que les historiens des classes n’étudient les seuls
paysans. Notre but est de comprendre la signification des sexes, des
catégories de genre dans le passé historique. Notre but est de découvrir la
gamme des rôles sexués et celle du symbolisme sexuel dans différentes
sociétés à différentes périodes, de mettre au jour le sens qui leur a été donné
et de voir comment cela a contribué à maintenir l’ordre social ou à
promouvoir le changement5. »
En outre, et plus important encore, le mot « genre » a été choisi par celles
qui soutenaient que la recherche sur les femmes entraînerait une
transformation fondamentale des paradigmes propres aux différentes
disciplines universitaires6. Des chercheuses féministes ont très tôt souligné
que les études sur les femmes feraient non seulement émerger des sujets
nouveaux, mais imposeraient également un réexamen critique des prémisses
et des standards de la recherche universitaire. « Nous sommes en train
d’apprendre, écrivaient trois historiennes féministes, que l’introduction des
femmes dans l’histoire appelle à redéfinir et à élargir les notions
traditionnelles de ce qui est historiquement significatif, afin d’y englober
l’expérience personnelle et subjective, aussi bien que les activités publiques
et politiques. Il n’est pas exagéré de dire qu’après avoir connu des débuts
quelque peu hésitants une telle méthodologie implique non seulement une
nouvelle histoire des femmes, mais une nouvelle histoire tout court7. » La
façon dont cette nouvelle histoire parviendrait simultanément à inclure et à
rendre compte de l’expérience des femmes reposait sur la question de savoir
dans quelle mesure le genre pouvait devenir une catégorie d’analyse. Sur ce
point, l’analogie avec la classe, la race ou l’appartenance ethnique était
explicite. De fait, les chercheuses en Women’s studies les plus déterminées à
utiliser une approche politiquement inclusive ont régulièrement invoqué le
rôle crucial joué par ces trois catégories dans l’écriture de la nouvelle
histoire8. Le fait de manifester de l’intérêt pour la classe, la race ou
l’appartenance ethnique et le genre soulignait d’abord l’accréditation, par la
chercheuse, d’une histoire qui non seulement englobait les opprimés, mais
procédait à une analyse du sens et de la nature de leur oppression ; il
indiquait ensuite que cette recherche prenait en compte le fait que les
inégalités de pouvoir sont structurées autour de ces trois axes au moins.
Le triptyque « classe-race-genre » laisse croire à une parité de ces termes
bien qu’en réalité il ne s’agisse pas du tout de cela. Alors que la « classe »
comme catégorie repose le plus souvent sur la théorie de la détermination
économique et du changement historique solidement élaborée par Marx (et
étoffée depuis), l’« appartenance ethnique » ou « race » d’une part, le
« genre » d’autre part ne se rattachent à rien de tel. On ne trouve pas
d’unanimité parmi ceux qui utilisent le concept de classe. Certains
chercheurs utilisent des notions wébériennes, d’autres se servent de la
classe comme d’un dispositif heuristique ponctuel. Néanmoins, quand nous
invoquons la classe, nous travaillons avec ou contre une série de définitions
qui, dans le cas du marxisme, font intervenir l’idée d’une causalité
économique et la vision d’un cheminement dialectique, celui-là même par
lequel l’histoire a avancé. On ne trouve ni la même clarté ni la même
cohérence dès lors qu’il s’agit de l’appartenance ethnique ou du genre. Pour
celui-ci, l’usage qui en a été fait donne à voir aussi bien une variété de
positions théoriques que de simples références descriptives à la relation
entre les sexes.

Les historiennes féministes qui, comme la plupart des historiens, se


sentent plus à l’aise avec la description qu’avec la théorie du fait de leur
formation, n’en ont pas moins cherché à utiliser, de plus en plus
fréquemment, des formulations théoriques utilisables. Elles l’ont fait pour
deux raisons. D’abord, la prolifération des études de cas dans l’histoire des
femmes semble montrer qu’une perspective synthétique est nécessaire si
l’on veut expliquer les continuités et les discontinuités, et rendre compte
des inégalités persistantes ainsi que d’expériences sociales radicalement
différentes. Ensuite, le contraste entre la haute tenue des travaux et la
persistance du statut marginal de l’histoire des femmes au sein de la
discipline prise dans son ensemble (les manuels, les programmes et les
monographies universitaires donnent la mesure de cette marginalisation), ce
contraste, donc, souligne les limites d’une approche descriptive qui
n’interpelle guère les concepts disciplinaires dominants ; ou qui, du moins,
ne discute pas la teneur de ces concepts en des termes qui pourraient
ébranler leur pouvoir et même, peut-être, les transformer. Il n’a pas paru
suffisant aux historiennes travaillant sur les femmes de prouver que ces
dernières avaient bien une histoire, ou encore qu’elles avaient participé aux
principaux bouleversements politiques de la civilisation occidentale. La
réaction de la plupart des historiens non féministes à l’irruption de l’histoire
des femmes a été d’abord de reconnaître l’existence de celle-ci pour ensuite
la dissocier du reste de la discipline ou l’en écarter sèchement (« les
femmes ont eu une histoire distincte de celle des hommes, laissons donc les
féministes faire cette histoire qui ne nous concerne pas » ; ou bien
« l’histoire des femmes porte sur la sexualité et la famille, elle devrait faire
l’objet d’une recherche disjointe de l’histoire politique et économique »).
Quant à la participation des femmes à la « grande » histoire, elle n’a suscité,
au mieux, qu’un intérêt minimal (« ma lecture de la Révolution française ne
change en rien dès lors que je sais que les femmes y ont participé »). Le défi
lancé par ces réactions est, au bout du compte, d’ordre théorique. Il
nécessite qu’on analyse, au cours du temps, non seulement les relations
entre expérience masculine et expérience féminine, mais également la
connexion entre l’histoire du passé et les pratiques historiennes actuelles.
Comment la dimension du genre intervient-elle dans les relations sociales
entre les humains ? Comment le genre fait-il sens avec l’organisation et la
perception du savoir historique ? Les réponses à ces questions procéderont
du genre constitué en catégorie d’analyse à part entière.

La plupart des tentatives faites par les historien-ne-s pour théoriser le


genre se sont contentées de se situer dans le cadre traditionnel des sciences
sociales, faisant appel à des formulations utilisées de longue date et
proposant des explications causales universelles. Au mieux, ces théories
butent sur des limites parce qu’elles contiennent des généralisations
réductrices ou trop simplistes qui sont contraires au sens qu’a la discipline
historique de la complexité des causalités sociales ; elles se heurtent
également à la volonté féministe de produire des analyses débouchant sur le
changement. L’examen de ces théories montrera leurs limites et permettra la
formulation d’une autre approche.
Les approches choisies par la plupart des historiennes se rattachent à
deux catégories ; la première, essentiellement descriptive, s’intéresse à
l’existence de phénomènes ou de réalités observés sans procéder à une
interprétation, une explication ou une attribution de causes ; la seconde est
d’ordre causal et théorise la nature des phénomènes ou du réel en cherchant
à comprendre comment et pourquoi ils prennent la forme qui est la leur.
Dans son usage récent le plus simple, « genre » est synonyme de
« femmes ». Nombre de livres et d’articles ayant pour sujet l’histoire des
femmes ont ces dernières années, dans leur titre, substitué « genre » à
« femmes ». Dans certains cas, cet usage, bien qu’il se rapporte vaguement
à des concepts analytiques, vise en réalité à faire accepter le bien-fondé de
ce champ de la recherche. Le choix fait alors du mot « genre » a pour but de
mettre en avant le caractère sérieux de la recherche, car « genre » a une
connotation plus neutre et plus objective que « femmes ». « Genre » paraît
se rattacher à la terminologie scientifique des sciences sociales et, par cela
même, donne l’impression de prendre ses distances vis-à-vis de la
dimension politique (censément agressive) du féminisme. Dans cet usage,
« genre » ne s’accompagne pas d’un jugement (nécessaire) sur l’inégalité
ou le pouvoir, pas plus qu’il ne donne un nom au groupe (ou aux groupes)
laissé pour compte, resté invisible jusque-là. Alors que l’expression
« histoire des femmes » proclame son caractère politique en soutenant
(contrairement aux pratiques habituelles) que les femmes constituent des
sujets historiques en soi, « genre » inclut mais ne nomme pas les femmes, et
ne donne pas l’impression de contenir de menace critique. Cet usage de
« genre » est une facette de ce qu’on pourrait appeler la quête de légitimité
institutionnelle par la recherche féministe des années 1980.
Mais une facette seulement. Quand « genre » est utilisé pour remplacer
« femmes », on veut indiquer que l’information fournie sur les femmes
porte également sur les hommes, que l’étude des premières implique celle
des seconds. Cette utilisation affirme que le monde des femmes fait partie
du monde des hommes, qu’il a été créé en son sein et par lui. Elle réfute
l’utilité interprétative de l’idée des sphères séparées, maintient que l’étude
des femmes, si elle est isolée, perpétue la fiction que la sphère –
l’expérience d’un sexe – n’a rien à voir, ou peu à voir, avec l’autre. De
surcroît, « genre » est également utilisé pour désigner les relations sociales
entre les sexes. Cette utilisation rejette en toutes lettres les explications
biologiques telles que celles qui prétendent que les diverses formes de
subordination féminine ont comme dénominateur commun la capacité
d’enfantement des femmes et la plus grande force musculaire des hommes.
Au lieu de cela, le genre est donné comme le moyen de signifier l’effet
d’une « construction sociale », c’est-à-dire toute la galaxie des idées qui
détermine les rôles jugés appropriés pour les femmes et pour les hommes.
C’est là une façon de se référer aux origines exclusivement sociales des
identités subjectives des hommes et des femmes. Le genre, dans cette
définition, est une catégorie sociale imposée au corps sexué9. Le mot
semble être devenu particulièrement utile à partir du moment où les études
sur le sexe et la sexualité ont proliféré, car il a offert le moyen de distinguer
les pratiques sexuelles des rôles sociaux assignés aux femmes et aux
hommes. Bien que la plupart des universitaires admettent l’existence d’une
connexion entre le sexe et ce que les sociologues de la famille appellent les
rôles sexués, ces chercheurs ne reconnaissent pas celle d’un lien simple et
direct entre les deux notions. Le choix d’utiliser « genre » suggère tout un
système de relations qui peuvent inclure le sexe, mais qui ne sont pas
directement déterminées par lui, pas plus qu’il n’est le déterminant direct
des pratiques sexuelles.
Ces emplois descriptifs du genre ont été le plus souvent utilisés par les
historiens pour fixer les grandes lignes d’un nouveau terrain de recherche.
Quand les spécialistes de l’histoire sociale se sont orienté-e-s vers de
nouveaux domaines d’étude, le genre est apparu comme pertinent pour
l’analyse de sujets comme les femmes, les enfants, les familles et les
idéologies touchant aux sexes. En d’autres termes, cet usage du genre se
rapporte uniquement aux domaines – tant structurels qu’idéologiques –
directement concernés par les relations entre les sexes. Dans la mesure où
l’étude de la guerre, de la diplomatie et celle de la haute politique ne portent
pas exclusivement sur ces relations, du moins à première vue, le genre
paraît sans rapport avec elles et les historiens qui travaillent sur la politique
et le pouvoir persistent à le considérer comme non pertinent. Par
conséquent, une certaine conception fonctionnaliste ancrée au bout du
compte dans le biologique continue de prévaloir, perpétuant l’idée des
sphères séparées (la sexualité ou la politique, la famille ou la nation, les
femmes ou les hommes) dans l’écriture de l’histoire. Bien que, dans cet
usage, le genre postule que les relations entre les sexes relèvent du social, il
ne dit rien des raisons pour lesquelles ces relations sont construites comme
elles le sont, sur la façon dont elles fonctionnent, ni comment elles
évoluent. Dans cet usage descriptif, donc, le genre est un concept associé à
l’étude de ce qui touche aux femmes. Le genre est un nouvel objet de
recherche et de débat, un nouveau domaine d’investigation historique, mais
il n’a pas le pouvoir analytique de défier (et de changer) les paradigmes
historiques existants.

Certaines historiennes ont été conscientes du problème, bien entendu,


d’où leurs efforts pour recourir à des théories qui expliqueraient le concept
de genre et rendraient compte du changement historique. De fait, il leur
fallait relever le défi de la réconciliation de la théorie, qui a pour cadre des
termes généraux ou universels, avec une histoire forcément vouée à l’étude
de spécificités contextuelles et de transformations fondamentales. Le
résultat s’est révélé des plus éclectiques : des emprunts fragmentaires qui
vicient le pouvoir analytique d’une théorie particulière ou, pis encore, qui
en utilisent les préceptes sans tenir compte de ses implications ; ou des
descriptions du changement qui, parce qu’elles s’enracinent dans une
théorie universelle, ne font qu’illustrer des thèmes immuables ; ou encore
des études pleines d’imagination dans lesquelles les théories sont si bien
cachées que ces études ne peuvent servir de modèle à d’autres
investigations. Parce que, le plus souvent, les théories dans lesquelles
puisent les historien-ne-s ne se déclinent pas jusque dans le détail de leurs
implications, il me paraît utile de le faire ici. C’est seulement en procédant à
cet exercice que nous pourrons évaluer l’utilité de ces théories et approcher
d’une formulation théorique plus efficace.
Pour analyser le genre, les historiennes féministes ont utilisé diverses
approches qui se résument au choix de l’une des trois positions théoriques
suivantes10. La première, que seules les féministes ont mise en œuvre, tente
d’expliquer les origines du patriarcat. La deuxième s’insère dans une
tradition marxiste et cherche des points de convergence avec la critique
féministe. La troisième, qui se divise fondamentalement entre les
poststructuralistes français et les théoriciens anglo-américains de la relation
d’objet, prend exemple sur la psychanalyse pour expliquer la production et
la reproduction de l’identité de genre du sujet.
Les théoriciennes du patriarcat ont focalisé leur attention sur la
subordination des femmes, qu’elles ont expliquée par le « besoin »
qu’auraient les hommes de dominer les femmes. Dans l’adaptation
ingénieuse d’Hegel faite par Mary O’Brien, la domination masculine est
définie comment résultant du désir des hommes de transcender leur
incapacité d’enfanter. Ainsi, le principe de la continuité générationnelle
réinstaure la primauté de la paternité et renvoie au second plan la réalité du
travail fourni par les femmes dans l’enfantement aussi bien que la
dimension sociale de la maternité. La libération des femmes suppose « la
compréhension du processus de reproduction », c’est-à-dire la prise en
compte de la contradiction entre la nature du travail reproductif des femmes
et les mystifications idéologiques (masculines) qui l’accompagnent11. Pour
Shulamith Firestone, de surcroît, la reproduction représente un « piège
amer » pour les femmes. Dans d’autres analyses cependant, plus
matérialistes, elle estime que la libération pourrait provenir de la
transformation des techniques reproductives qui, à l’horizon d’un avenir
relativement proche, supprimeraient la nécessité de recourir au corps des
femmes en tant qu’agents de la reproduction de l’espèce12.
Si la reproduction est la clé du patriarcat pour certaines, pour d’autres
c’est la sexualité elle-même qui offre une réponse. Les formulations
audacieuses de Catherine MacKinnon n’appartiennent qu’à elle, mais, en
même temps, elles sont caractéristiques d’une certaine approche : « La
sexualité est au féminisme ce que le travail est au marxisme : ce qui vous
appartient le plus intimement est ce qui vous est le plus dérobé. » « La
réification sexuelle est le processus primaire de la subordination des
femmes. Elle relie l’acte au mot, la construction à l’expression, la
perception à la contrainte, le mythe à la réalité. L’homme baise la femme :
sujet, verbe, [complément d’]objet13. » Poursuivant son analogie avec
Marx, MacKinnon propose comme méthode féministe, à la place du
matérialisme dialectique, la prise de conscience. En mettant des mots sur
leur expérience partagée de réduction à l’état d’objet, dit-elle, les femmes
comprennent de quoi est faite leur identité commune et se trouvent, par cela
même, poussées à agir politiquement. Bien que dans l’analyse de
MacKinnon les relations sexuelles relèvent du social, l’inégalité constitutive
de la relation sexuelle explique à elle seule pourquoi les rapports de pouvoir
sont ce qu’ils sont. La source des relations inégalitaires entre les sexes est,
au bout du compte, l’inégalité de ces relations elles-mêmes. Bien que
l’inégalité dont la sexualité est la source soit donnée comme s’incarnant
dans « tout un système de relations sociales », le fonctionnement de ce
système n’est pas expliqué14.
La contribution des théoriciennes du patriarcat à la clarification des
causes de l’inégalité entre hommes et femmes est d’une grande importance,
mais, pour les historien-ne-s, ces théories posent problème. D’abord, alors
qu’elles proposent une analyse interne du système en soi, elles décrètent en
même temps la primauté de ce système dans l’ensemble de l’organisation
sociale. Mais les théories du patriarcat ne montrent pas en quoi l’inégalité
de genre est en rapport avec d’autres inégalités. Ensuite, ces analyses
reposent sur la différence physique des sexes, soit que la domination résulte
des modalités de l’appropriation, par les hommes, du travail reproductif des
femmes, soit qu’elle découle de la réduction des femmes à l’état d’objet.
N’importe quelle différence physique prend un aspect universel et
immuable, même si les théoriciennes du patriarcat tiennent compte de
l’existence des formes variables et des avatars de l’inégalité de genre15. Une
théorie fondée sur la variable unique de la différence physique pose
problème aux historiens : elle présume qu’une signification invariable est
attribuée au corps humain, que cette signification lui est inhérente –
indépendamment de toute construction sociale ou culturelle –, ce qui fait du
genre lui-même une réalité anhistorique. L’histoire devient, en un sens, un
épiphénomène, offrant des fluctuations infinies sur le thème invariant d’une
inégalité de genre qui, elle, reste fixe.
Les féministes marxistes ont adopté une approche plus historique, car
elles sont guidées par une théorie de l’histoire. Mais, quelles qu’aient été les
variations et les adaptations avancées, le fait de s’imposer une explication
« matérielle » du genre a limité, ou à tout le moins retardé le développement
de nouvelles perspectives d’analyse. Qu’il s’agisse de la solution dite « des
deux systèmes » (dans laquelle on postule l’interaction de deux domaines
séparés, celui du capitalisme et celui du patriarcat) ou d’une analyse au
fondement marxiste plus solidement orthodoxe qui fait référence aux débats
sur les modes de production, l’explication des origines et des fluctuations
que connaissent les systèmes de genre est trouvée en dehors de la division
sexuée du travail. Les familles, les foyers et la sexualité sont, en fin de
compte, le produit de modes de production qui changent. C’est ainsi
qu’Engels concluait son étude de L’Origine de la famille16 ; et c’est sur
quoi repose, au final, l’analyse de l’économiste Heidi Hartmann. Celle-ci
insiste sur l’importance de considérer le patriarcat et le capitalisme comme
deux systèmes séparés, mais qui agissent l’un sur l’autre. Cependant, au fur
et à mesure que progresse son argumentation, la causalité économique
prend le pas sur toutes les autres et, immanquablement, le patriarcat se
développe et se transforme tout en restant une des fonctions des rapports de
production17.
Les premiers débats parmi les féministes marxistes tournaient autour
d’une même série de problèmes : le refus de l’essentialisme professé par
celles qui estimaient que « les exigences de la reproduction biologique »
déterminaient la division sexuelle du travail en régime capitaliste ; le
caractère futile de l’introduction des « modes de reproduction » dans les
débats sur les modes de production (les premiers constituant une catégorie
d’opposition qui n’est pas à mettre sur le même plan que les seconds) ; la
reconnaissance que les systèmes économiques ne déterminent pas
directement les rapports de genre et qu’en réalité la subordination des
femmes est antérieure au capitalisme et se perpétue sous le socialisme ; la
recherche, néanmoins, d’une explication matérialiste qui exclut la
différence naturelle des sexes18. Une tentative significative visant à briser
ce cercle vicieux ressort de l’essai de Joan Kelly, « The Doubled Vision of
Feminist Theory » (La double vision de la théorie féministe), dans lequel
elle avance que les systèmes économiques et de genre agissent les uns sur
les autres pour produire de l’expérience sociale et historique ; qu’aucun
système n’est causal à lui seul, mais que les deux « opèrent simultanément
pour reproduire les structures socioéconomiques – dominées par les
hommes – au sein d’un ordre social donné ». L’existence d’un système de
genre autonome, suggérée par Kelly, constitue une avancée conceptuelle
décisive, mais sa volonté de rester dans le cadre de la pensée marxiste la
conduit à amplifier le rôle causal des facteurs économiques, même pour la
détermination du système de genre. « Le rapport entre les sexes opère en
fonction des structures socioéconomiques, mais également en fonction des
structures de genre19. » Kelly a introduit l’idée d’une « réalité sociale basée
sur le sexe », mais elle semble avoir attaché davantage d’importance au
caractère social qu’à la nature sexuelle de cette réalité et, le plus souvent, la
notion de « social » telle qu’elle l’emploie se définit par des rapports
économiques de production.
L’examen le plus approfondi de la sexualité par des féministes marxistes
américaines se trouve dans Powers of Desire (Les pouvoirs du désir), un
volume d’essais publié en 198320. Influencées par l’attention croissante que
portaient des militantes et des chercheuses aux questions de sexualité,
influencées aussi par l’idée – sur laquelle insiste Michel Foucault – que la
sexualité est produite dans un contexte historique, et par la conviction que
la « révolution sexuelle » en cours demande à être soigneusement analysée,
les auteures font de la « politique du sexe » le point focal de leur étude. Ce
faisant, elles posent la question de la causalité et proposent un certain
nombre de solutions ; en fait, le plus stimulant dans les pages de ce recueil
est l’absence d’unanimité dans les analyses présentées, le sentiment qui s’en
dégage d’une tension analytique. Si, individuellement, les auteures ont
tendance à mettre l’accent sur l’influence causale exercée par les contextes
sociaux (expression souvent synonyme, ici, de contextes « économiques »),
leurs propositions suggèrent néanmoins d’étudier « la structuration
psychique de l’identité de genre ». Si l’« idéologie du genre » est, ici ou là,
considérée comme « reflétant » les structures économiques et sociales, le
besoin crucial de comprendre le lien complexe « entre la société et des
structures psychiques persistantes » apparaît également dans ces analyses21.
D’un côté, les éditrices du recueil déclarent approuver l’affirmation de
Jessica Benjamin selon laquelle le politique doit se montrer attentif aux
« éléments érotiques et fantasmatiques de la vie humaine », mais, d’un autre
côté, aucun texte autre que celui de Benjamin ne traite pleinement ou
sérieusement des questions théoriques qu’elle soulève22. Au lieu de cela, un
présupposé tacite traverse le volume – le champ du marxisme peut s’élargir
pour intégrer les débats sur l’idéologie, la culture et la psychologie. C’est
l’examen concret des données auquel procèdent la plupart des articles qui
rend cet élargissement possible. L’avantage d’une telle approche est qu’elle
permet d’éviter d’opposer des points de vue profondément différents ;
l’inconvénient est qu’elle laisse intacte une théorie déjà entièrement
formulée qui renvoie les rapports de sexe aux rapports de production.
La comparaison entre les travaux des féministes marxistes européennes –
qui n’hésitent pas à explorer et à couvrir un champ très large – et ceux de
leurs homologues anglaises – plus proches d’une tradition marxiste ayant
une dimension politique forte et vivante – révèle que les Anglaises
rencontrent davantage de difficultés à contester les contraintes propres aux
explications strictement déterministes. Ce problème culmine dans la New
Left Review où un débat oppose Michèle Barrett à ses critiques, qui lui
reprochent de renoncer à une analyse matérialiste de la division sexuelle du
travail en régime capitaliste23. On peut interpréter cet achoppement comme
le signal de l’abandon, par ces chercheuses et ces chercheurs, de la tentative
féministe qui, initialement, visait à concilier la psychanalyse et le marxisme
au profit de l’une de ces deux positions théoriques alors qu’ils avaient cru
pouvoir, auparavant, les fusionner24. La difficulté rencontrée par les
féministes aussi bien américaines qu’anglaises travaillant dans le cadre du
marxisme apparaît clairement dans les travaux que je viens de citer. Le
problème qui se pose à elles est à l’opposé de celui que rencontre la théorie
du patriarcat. Car, au sein du marxisme, le concept de genre est depuis
longtemps traité comme un sous-produit de structures économiques
évolutives : le genre n’y a pas de statut analytique propre.
Un examen de la théorie psychanalytique exige que l’on distingue entre
les écoles, puisqu’on a eu tendance à classer les différentes approches selon
l’origine nationale et de leurs fondateurs, et de la majorité de leurs
praticiens. Ainsi de l’école anglo-américaine, qui utilise les termes de la
théorie de la relation d’objet. Aux États-Unis, le nom de Nancy Chodorow
est celui que l’on cite le plus souvent quand on évoque cette approche. De
surcroît, les travaux de Carol Gilligan ont eu un impact considérable sur la
recherche américaine, recherche historique comprise. Les écrits de Gilligan
se nourrissent de ceux de Chodorow, même s’ils se préoccupent moins de la
construction du sujet que du développement moral et des comportements.
Contrairement à l’école américaine, l’école française se fonde sur une
lecture structuraliste et poststructuraliste de Freud en faisant appel aux
théories du langage (pour ces féministes, la figure tutélaire est Jacques
Lacan).
Les deux écoles s’intéressent aux processus par lesquels se crée l’identité
du sujet ; toutes deux recherchent dans les premières étapes du
développement de l’enfant des indices de la formation de l’identité de
genre. Les théoriciens de la relation d’objet soulignent l’influence de
l’expérience vécue (l’enfant voit, entend, entretient des rapports avec ceux
qui s’occupent de lui, en particulier ses parents, bien entendu) alors que les
poststructuralistes insistent sur le caractère central du langage pour tout ce
qui touche à la communication, à l’interprétation, à la représentation du
genre (par « langage », les poststructuralistes n’entendent pas les mots, mais
les systèmes de signification – ou ordres symboliques – qui précèdent la
maîtrise effective de la parole, de la lecture et de l’écriture). Une autre
différence entre les deux écoles de pensée porte sur l’inconscient qui pour
Chodorow est, au bout du compte, soumis à une interprétation consciente,
ce qui n’est pas le cas pour Lacan. Pour les lacanien-ne-s, l’inconscient joue
un rôle critique dans la construction du sujet ; il est, de plus, le lieu de la
différenciation sexuelle, et, pour cette raison, celui d’une instabilité
continuelle du sujet sexué.
Au cours de ces dernières années, les historiennes féministes ont été
attirées par ces théories, soit parce que ces dernières sont venues corroborer
des conclusions particulières par des observations de caractère général, soit
parce qu’elles paraissaient contenir une formulation théorique importante
concernant le genre. De plus en plus souvent, les historiennes qui utilisent
le concept de « culture féminine » citent les travaux de Chodorow ou de
Gilligan, y trouvant à la fois la preuve de l’exactitude de leurs
interprétations et l’explication de celles-ci. Celles qui ne se sentent pas à
l’aise avec la théorie féministe se tournent vers Lacan. Au final, aucune des
deux théories ne me paraît tout à fait satisfaisante pour les historiens. Les
examiner de plus près peut aider à comprendre pourquoi.
Mes réticences vis-à-vis de la théorie de la relation d’objet portent sur sa
littéralité, le fait qu’elle se concentre sur des structures relativement étroites
d’interaction pour produire une identité de genre et générer du changement.
La division du travail au sein de la famille aussi bien que la répartition
effective des tâches entre les parents tiennent une place centrale dans la
théorie de Chodorow. Les systèmes occidentaux dominants ont pour résultat
une division claire entre les hommes et les femmes : « Le “sens de soi” pour
une femme est, fondamentalement, d’être connectée au monde, le “sens de
soi” pour un homme est, fondamentalement, d’être séparé25. » Selon
Chodorow, si les pères étaient davantage impliqués dans l’exécution des
tâches parentales et plus souvent présents au plan domestique, le résultat du
drame œdipien pourrait en être différent26. Cette interprétation circonscrit le
concept de genre à la place qu’il occupe dans la sphère familiale et
domestique et, pour les historiens, ne laisse aucun moyen de relier ce
concept (ou l’individu) aux autres systèmes sociaux, ceux de l’économie, de
la politique ou du pouvoir. Certes, il est implicitement admis que les
configurations sociales qui requièrent des pères qu’ils travaillent et des
mères qu’elles assument la plupart des tâches éducatives structurent
l’organisation familiale. Mais d’où viennent ces configurations et pourquoi
elles s’articulent sous la forme d’une division sexuelle du travail reste
obscur. Et la question de l’inégalité, contrairement à celle de l’asymétrie,
reste posée. Si l’on s’en tient à cette théorie, comment expliquer la
corrélation persistante entre virilité et pouvoir, ou encore la hiérarchie des
sexes – la valeur supérieure des hommes, inférieure des femmes –, ou enfin
la façon dont les enfants paraissent intérioriser cette corrélation et ces
évaluations même quand ils vivent ailleurs que dans une famille nucléaire,
ou bien au sein d’un foyer dans lequel les tâches parentales sont également
réparties entre le mari et la femme ? Il ne me paraît pas possible d’utiliser
cette approche théorique pour analyser la régulation des relations sociales,
ou donner un sens à l’expérience sans procéder à un examen des systèmes
signifiants, c’est-à-dire de la manière dont les sociétés représentent les
sexes. Sans sens, il n’y a pas d’expérience ; sans processus de signification,
il n’y a pas de sens.
Le langage est au centre de la théorie lacanienne ; il est la clé de la façon
dont l’enfant est intégré dans l’ordre symbolique. C’est à travers le langage
que se construit l’identité de genre. Mais la signification du phallus doit se
lire comme une métaphore. Pour l’enfant, le drame œdipien met en lumière
l’interaction culturelle puisque la menace de la castration incarne le
pouvoir, les règles de la loi (du Père). Le rapport de l’enfant à la loi dépend
de la différence sexuelle, de son identification imaginaire (ou fantasmée)
avec le masculin ou le féminin. Autrement dit, l’imposition des règles de
l’interaction sociale est sexuée de façon inhérente et spécifique, car la
femme a nécessairement un rapport au phallus différent de celui qu’a
l’homme. Mais l’identification de genre, même si elle paraît cohérente et
fixe, est en fait hautement instable. En tant que systèmes de signification,
les identités subjectives sont des processus de différenciation et de
distinction, qui requièrent la suppression d’ambiguïtés et d’éléments
opposés afin d’assurer une (ou de créer l’illusion d’une) cohérence et
(d’)une définition commune. Le principe de masculinité repose sur la
nécessaire répression des aspects féminins – de la bisexualité potentielle du
sujet – et rend conflictuelle l’opposition masculin/féminin. Les désirs
refoulés restent présents dans l’inconscient, et menacent constamment la
stabilité de l’identification sexuée, en niant l’unité de celle-ci, son besoin de
sécurité. De plus, l’idée consciente que l’on se fait du masculin et du
féminin n’est pas figée, elle varie selon son usage contextuel. Ainsi, il
existe toujours un conflit entre le besoin qu’éprouve le sujet d’une
apparence de complétude et l’imprécision de la terminologie, la
signification relative de celle-ci, sa vulnérabilité face à une répression
possible27. Ce type d’interprétation rend problématiques les catégories
« homme » et « femme » en laissant entendre que le masculin et le féminin
ne sont pas des caractéristiques inhérentes mais des constructions
subjectives (ou de fiction). Cette interprétation suppose également que le
sujet soit constamment dans un processus de construction, et elle propose
un mode d’interprétation systématique du désir conscient ou inconscient en
désignant le langage comme lieu convenant à l’analyse. C’est la raison pour
laquelle je la trouve instructive.
Je suis néanmoins troublée par la fixation exclusive sur la question du
sujet individuel, et par la tendance à faire de l’antagonisme entre hommes et
femmes – d’origine subjective – la donnée principale du genre. De plus,
même si la manière dont le « sujet » se construit reste une question ouverte,
la théorie tend à universaliser les catégories et les relations entre hommes et
femmes. Il en résulte, pour les historiens, une lecture réductrice des
empreintes du passé. Même si cette théorie prend en compte les relations
sociales en reliant la castration à l’interdit et à la loi, elle ne permet pas
d’introduire les notions historiques de spécificité et de variabilité. Le
phallus est le seul signifiant ; le processus de construction du sujet sexué
est, au final, prévisible parce que toujours identique. Si, comme le suggère
la théoricienne du cinéma Teresa de Lauretis, nous voulons penser la
construction de la subjectivité en replaçant celle-ci dans son contexte
historique et social, il n’existe aucun moyen de le faire dans les termes
proposés par Lacan. En fait, même dans la tentative de Lauretis, la réalité
sociale (c’est-à-dire les relations matérielles, économiques et
interpersonnelles qui sont, de fait, sociales, et, dans une perspective plus
large, historiques) paraît située hors du sujet et séparée de lui28. Le moyen
de penser la « réalité sociale » en termes de genre fait défaut.
Le problème de l’antagonisme sexuel se présente dans cette théorie sous
deux aspects. Premièrement, il présume l’existence de sa dimension
intemporelle même lorsqu’il est aussi bien historicisé que dans les travaux
de Sally Alexander. Sa lecture de Lacan a conduit Alexander à conclure que
« l’antagonisme entre les sexes est un aspect incontournable de l’acquisition
d’une identité sexuelle. Dans la mesure où l’antagonisme reste toujours
latent, il est possible que l’histoire ne propose pas de solution définitive,
mais seulement une reconfiguration, une réorganisation de la symbolisation
de la différence et de la division sexuelle du travail29 ». Peut-être cette
formulation m’embarrasse-t-elle un peu à cause de mon penchant
incorrigible pour l’utopie, ou peut-être ne me suis-je pas encore départie de
l’épistémé de ce que Foucault appelle l’Âge classique. Quelle que soit
l’explication, la formulation d’Alexander contribue à fixer l’opposition
binaire homme/femme comme la seule forme possible de relation, et
comme un aspect permanent de la condition humaine. Elle perpétue au lieu
d’interroger ce à quoi Denise Riley se réfère en évoquant « la redoutable
apparence de stabilité de la polarité sexuelle ». Riley écrit : « La nature
historiquement construite de l’opposition (entre le masculin et le féminin) a
notamment pour effet de produire l’apparence invariable et monotone de
l’opposition hommes/femmes30. »

C’est précisément cette opposition, avec sa charge de mal-être et de


monotonie, que (pour revenir du côté des Anglo-Saxonnes) les travaux de
Carol Gilligan ont mise en avant. Gilligan explique les parcours divergents
que suivent le développement moral des filles et celui des garçons en se
fondant sur la différence de leur « expérience » (de leur réalité vécue). Il
n’est guère surprenant que les spécialistes de l’histoire des femmes se soient
saisi-e-s de ces idées pour expliquer les « voix différentes » que leurs
travaux leur permettent d’entendre. Les problèmes que posent ces emprunts
sont multiples, et un lien logique les relie tous31. Le premier de ces
problèmes est un glissement qui se produit souvent en matière d’attribution
des causes : l’argumentation part d’une affirmation telle que « l’expérience
des femmes les conduit à faire des choix moraux en fonction de certains
contextes et de relations », et se déplace pour devenir « les femmes pensent
et décident de cette façon parce que ce sont des femmes ». La notion
anhistorique, pour ne pas dire essentialiste, de la femme (La Femme) est
impliquée dans ce type de raisonnement. Gilligan et d’autres ont extrapolé
des observations basées sur un petit échantillon d’écolières et d’écoliers
américains de la fin du XXe siècle pour en tirer des généralisations
concernant toutes les femmes. L’extrapolation paraît évidente, surtout (mais
pas seulement) dans les discussions auxquelles se livrent certains historiens
de la « culture féminine » qui se fondent sur des exemples allant des
premiers saints aux militantes syndicalistes modernes quand ils érigent en
preuve l’hypothèse de Gilligan selon laquelle la prédilection des femmes
pour le relationnel est universelle32. Cette utilisation des idées de Gilligan
contraste singulièrement avec la conception d’une « culture féminine », plus
compliquée et plus historicisée, une conception manifeste dans le
symposium de 1980 organisé par la revue Feminist Studies33. En effet, la
comparaison entre cette série d’articles et les formulations de Gilligan
montre à quel point la position de cette dernière est anhistorique quand elle
voit dans le rapport femme/homme une opposition binaire, universelle, qui
se reproduit d’elle-même et s’agence toujours de la même façon. En
insistant sur les différences fixes (pour ce qui est de Gilligan, en simplifiant
des données au moyen de la prise en compte de résultats hétérogènes
concernant la sexualité et le raisonnement moral, avec pour but de souligner
la différence des sexes), les féministes confortent la façon de penser à
laquelle elles veulent s’opposer. Bien qu’elles insistent sur la réévaluation
de la catégorie « femmes » (Gilligan avance que les choix moraux des
femmes les portent peut-être davantage à la compassion que ce n’est le cas
chez les hommes), elles n’étudient pas l’opposition binaire elle-même.
Or, il nous faut refuser le caractère fixe et permanent de l’opposition
binaire. Nous avons besoin d’une historicisation et d’une déconstruction
authentiques des termes mêmes de la différence sexuelle. Nous devons
devenir conscient-e-s, en particulier, de la nécessité d’opérer une distinction
entre notre vocabulaire analytique et les matériaux que nous entendons
analyser. Nous devons rechercher les moyens (même imparfaits) de
constamment soumettre nos catégories à la critique, et nos analyses à
l’autocritique. Si nous nous référons à la définition de la déconstruction
qu’a donnée Jacques Derrida, cet examen critique signifie que nous devons
analyser dans son contexte le mode opératoire de toute opposition binaire,
en renversant et en déplaçant sa construction hiérarchique plutôt que de
l’accepter comme vraie ou allant de soi, ou bien étant dans la nature des
choses34. En un sens, c’est ce que font les féministes depuis des années.
L’histoire de la pensée féministe est une histoire de la récusation de la
construction hiérarchique du rapport homme/femme dans des contextes
spécifiques, et une tentative visant à en inverser ou en déplacer les
opérations. Or les historien-ne-s féministes sont désormais en position de
théoriser leur pratique et d’expliciter le genre en tant que catégorie
d’analyse.

II

L’intérêt pour le genre en tant que catégorie d’analyse n’a émergé qu’à la
fin du XXe siècle. Il est absent des principales théories sociales formulées
entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe. Certes, la logique de certaines
de ces théories s’étaye sur des analogies avec l’opposition binaire
homme/femme, d’autres reconnaissent l’existence d’une « question des
femmes », d’autres encore traitent de la formation de l’identité subjective ;
mais le genre en tant que façon de comprendre un système de relations
sociales ou sexuelles n’apparaît pas. Pour les féministes contemporaines,
cette absence explique peut-être en partie leur difficulté à faire entrer le mot
« genre » dans les théories existantes, leur difficulté aussi à convaincre les
membres de l’une ou l’autre de ces écoles théoriques d’enrichir leur
vocabulaire en y ajoutant ce terme. Celui-ci fait partie de la tentative
conduite par des féministes contemporaines pour revendiquer comme leur
appartenant un certain terrain définitionnel, afin de souligner les carences
des théories existantes dès lors qu’il s’agit d’expliquer les inégalités
persistantes entre les hommes et les femmes. Il me paraît significatif que
l’utilisation du mot « genre » ait émergé à une époque de grandes
transformations épistémologiques qui, dans certains cas, chez les
chercheurs en sciences sociales, ont pris la forme d’un glissement vers des
paradigmes littéraires au détriment des paradigmes scientifiques (en passant
de l’accentuation de la cause à celle du sens, brouillant les frontières entre
les disciplines pour reprendre la phrase de l’anthropologue Clifford
Geertz35) ; et qui, dans d’autres cas, se sont concrétisées sous l’aspect de
débats sur la théorie entre ceux qui affirment que les faits sont transparents
et ceux qui estiment que toute réalité est sujette à interprétation ou
construite, entre ceux qui défendent et ceux qui mettent en doute l’idée que
l’« homme » maîtrise son destin de façon rationnelle. Dans l’espace ouvert
par ce débat, et en se plaçant du côté de la critique de la science menée par
les humanités, de celle de l’empirisme et de l’humanisme faite par les
poststructuralistes, les féministes ont commencé de se trouver non
seulement un langage théorique, mais des alliés aussi bien universitaires
que politiques. C’est à l’intérieur de cet espace qu’il nous faut élaborer le
genre en tant que catégorie d’analyse.
Que doivent faire les historiens qui, après tout, ont vu leur discipline
renvoyée par certains théoriciens actuels à n’être plus qu’une survivance de
la pensée humaniste ? Je ne crois pas que nous devions renoncer aux
archives ni abandonner l’étude du passé, mais il nous faut changer certaines
de nos façons de travailler, et quelques-unes des questions que nous posons.
Nous devons examiner, scruter nos méthodes d’analyse, clarifier nos
présupposés opératoires, et expliquer comment nous pensons que s’effectue
le changement. Au lieu de chercher des origines uniques, nous devons
concevoir des processus si étroitement interconnectés que nous ne pouvons
pas les séparer les uns des autres. Bien entendu, nous identifions les
problèmes à étudier et ceux-là deviennent un point de départ, ou la porte qui
ouvre l’accès à des processus complexes. Mais ce sont les processus eux-
mêmes que nous devons constamment garder à l’esprit. Nous devons nous
demander – plus souvent que nous ne le faisons habituellement – comment
les choses se sont produites afin de comprendre pourquoi elles sont
arrivées ; pour reprendre les mots de l’anthropologue Michelle Rosaldo,
nous devons rechercher non pas une causalité universelle, générale, mais
une explication qui fasse sens : « Il me semble désormais que la place
qu’occupent les femmes dans la vie en société des humains n’est pas
directement le produit de ce qu’elles font, mais celui de la signification que
prennent leurs activités au travers d’une interaction sociale concrète36. »
Dans notre quête du sens, nous devons nous préoccuper aussi bien du sujet
individuel que de l’organisation sociale, et articuler la nature de ce qui relie
les deux, car les deux jouent un rôle décisif pour nous aider à comprendre
comment fonctionne le genre et comment opère le changement. Finalement,
nous devons cesser de croire que le pouvoir social est unifié, cohérent et
centralisé pour le remplacer par quelque chose qui ressemble au concept
foucaldien du pouvoir, avec ses constellations éparses de relations
inégalitaires constituées par le discours en « champs de force » sociaux37.
Dans le cadre de ces processus et de ces structures, il y a de la place pour la
capacité d’agir des humains vue comme l’effort qui consiste à construire
(en partie rationnellement) une identité, une vie, une série de relations, une
société, en utilisant le langage – un langage conceptuel qui, à la fois, établit
des limites et contient des négations, des résistances, des réinterprétations
possibles, et le jeu d’une invention métaphorique et de l’imagination.
Ma définition du genre comporte deux parties et plusieurs sous-parties.
Elles sont reliées entre elles, mais doivent rester distinctes sur le plan de
l’analyse. Le point central de la définition repose sur une relation – absolue
– entre deux propositions : le genre est un élément constitutif des relations
sociales fondé sur les différences perçues entre les sexes, et le genre est une
façon première de signifier les rapports de pouvoir. Les changements dans
l’organisation des relations sociales correspondent toujours à des
changements dans les représentations du pouvoir, mais la direction du
changement n’est pas nécessairement à sens unique. En tant qu’élément
constitutif des relations sociales fondé sur les différences perçues entre les
sexes, le genre fait intervenir quatre éléments liés entre eux : premièrement,
des symboles culturellement disponibles qui évoquent des représentations
multiples (et souvent contradictoires) – Ève et Marie comme symboles de la
femme, par exemple, dans la tradition chrétienne occidentale –, mais
également les mythes de la lumière et des ténèbres, de la purification et de
la souillure, de l’innocence et de la corruption. Pour les historien-ne-s, les
questions intéressantes à poser sont les suivantes : d’abord, quelles
représentations symboliques invoque-t-on, pourquoi, et dans quel contexte ?
Deuxièmement, les concepts normatifs qui mettent en avant des
interprétations de la signification des symboles, ceux qui essayent de limiter
et de contenir leur potentiel métaphorique. Ces concepts sont exprimés dans
les doctrines religieuses, éducatives, scientifiques, juridiques, et,
typiquement, elles prennent la forme d’oppositions binaires figées qui
affirment catégoriquement et sans équivoque ce que signifient « homme »
et « femme », « masculin » et « féminin ». En fait, ces affirmations
normatives présument un rejet ou la répression d’autres possibles, et il
arrive qu’à leur sujet une contestation s’exprime ouvertement (quand et
dans quelles circonstances devrait intéresser les historiens). La position qui
émerge comme dominante n’en est pas moins considérée comme étant la
seule possible. L’histoire ultérieure est alors écrite comme si ces positions
normatives résultaient d’un consensus social plutôt que d’un conflit. Une
illustration de ce type d’histoire est celle de l’idéologie victorienne de la
femme au foyer, écrite comme si elle avait été conçue d’un bloc, ne
provoquant des réactions qu’après coup alors qu’elle a été, en permanence,
le sujet de sérieuses controverses. Une autre illustration est celle des
groupes religieux fondamentalistes contemporains qui associent
nécessairement leur pratique à la restauration du rôle « traditionnel » des
femmes, le plus authentique selon eux, alors qu’en réalité on trouve peu
d’exemples historiques qui témoignent de la mise en application véritable
de ce rôle. L’enjeu de la nouvelle recherche historique est de déstabiliser la
notion de fixité, de porter au jour la nature du débat ou la répression qui a
conduit à donner à la représentation binaire du genre l’apparence d’une
permanence intemporelle. Ce type d’analyse comporte nécessairement une
dimension politique et des références aux institutions et organisations
sociales – c’est là le troisième aspect des relations de genre.
Certains chercheurs, notamment des anthropologues, ont réservé aux
seuls systèmes de parenté l’usage de la catégorie de genre (mettant l’accent
sur le foyer et la famille comme base de l’organisation sociale). Il nous faut
élargir notre champ de vision, prendre en considération non seulement la
parenté, mais également (surtout dans les sociétés modernes complexes) le
marché du travail (un marché du travail sexué fait partie du processus de la
construction du genre), l’enseignement (les institutions mixtes ou non
mixtes, entièrement masculines ou féminines, relèvent du même processus),
ainsi que les institutions politiques (le suffrage universel masculin ressort de
la même construction). Vouloir absolument renvoyer ces institutions à
l’utilité fonctionnelle du système de parenté n’a pas beaucoup de sens, pas
plus que d’avancer que les relations contemporaines entre les hommes et les
femmes sont des survivances de vieux systèmes de parenté fondés sur
l’échange des femmes38. Le genre se construit à travers la parenté, mais pas
exclusivement ; il se construit aussi bien à travers l’économie et
l’organisation politique, qui, dans nos sociétés du moins, fonctionnent
indépendamment de la parenté pour une large part.
Le quatrième aspect du genre est l’identité subjective. Je suis d’accord
avec l’anthropologue Gayle Rubin quand elle explique que la psychanalyse
fournit un fondement théorique important pour ce qui est de la reproduction
du genre, une description de la « transformation de la sexualité biologique
des individus au fur et à mesure de leur socialisation39 ». Mais je reste
dubitative quant à la prétention de la psychanalyse à l’universalité. Même si
la théorie lacanienne peut nous aider à penser la construction de l’identité
sexuée, les historien-ne-s doivent travailler d’une façon plus historique. Si
l’identité sexuée repose uniquement et universellement sur la peur de la
castration, la pertinence de la démarche historique est niée. De plus, dans la
réalité, ni les hommes ni les femmes ne correspondent littéralement ou à
tout coup aux normes prescrites par la société ou à nos catégories d’analyse.
Les historien-ne-s doivent au contraire examiner comment les identités
sexuées se construisent substantivement et relier ce qu’ils-elles découvrent
à un ensemble d’activités, d’organisations sociales et de représentations
culturelles historiquement situées. En la matière, les travaux les plus
marquants ont été, sans que cela soit surprenant, des biographies : Lou
Andreas-Salomé vue par Biddy Martin, Catharine Beecher décrite par
Kathryn Sklar, la vie de Jessie Daniel Ames par Jacqueline Hall, et
l’analyse, par Mary Hill, de celle de Charlotte Perkins Gilman40. Mais un
traitement collectif n’est pas à écarter, comme l’ont montré les recherches
menées par Mrinalina Sinha et Lou Ratté sur les modalités de la
construction sexuée respectivement chez les administrateurs coloniaux
britanniques en Inde et les Indiens éduqués à l’anglaise, devenus par la suite
des leaders nationalistes anti-impérialistes41.
La première partie de ma définition du genre comporte ainsi ces quatre
éléments, et aucun d’entre eux n’opère sans les autres. Néanmoins, ils
n’agissent pas simultanément, comme si l’un d’eux renvoyait simplement
aux trois autres. Une question demeure posée à la recherche historique :
celle de savoir, en fait, quelle est la relation qui existe entre les quatre. Le
schéma que j’ai proposé pour l’analyse du processus de la construction des
rapports genrés pourrait être utilisé pour étudier la classe, la race, l’ethnicité
ou tout autre processus social. Mon but est de clarifier et de préciser
comment il faut penser l’impact du genre au plan des relations sociales et
institutionnelles, parce que cette manière de réfléchir est rarement mise en
œuvre d’une façon précise ou systématique. La théorisation du genre est
développée, cependant, dans ma seconde proposition : le genre est une
façon première de signifier les rapports de pouvoir. Ou mieux encore, le
genre est le champ premier à l’intérieur ou au moyen duquel le pouvoir se
déploie. En la matière, le genre n’est pas le seul de ces champs, mais il
semble qu’il s’agisse d’une constante récurrente par laquelle, en Occident,
dans la tradition judéo-chrétienne aussi bien qu’islamique, le pouvoir est
signifié. Comme telle, cette partie de la définition peut sembler se rattacher
au plan normatif de l’argumentation, mais il n’en est rien, car les concepts
de pouvoir, même s’ils peuvent s’édifier à partir du genre, ne portent pas
nécessairement sur le genre proprement dit. Pierre Bourdieu a décrit
comment la « division du monde », qui repose sur « la division du travail
sexuel telle qu’elle est transfigurée dans une forme particulière de division
sexuelle du travail », fonctionne comme « la mieux fondée des illusions
collectives ». Établis comme un ensemble objectif de références, les
concepts de genre structurent la perception et l’organisation, autant concrète
que symbolique, de toute la vie sociale42. Dans la mesure où ces références
organisent la distribution du pouvoir (contrôle différentiel ou accès inégal
aux ressources matérielles ou bien symboliques), le genre se trouve
impliqué dans la conception et la construction du pouvoir lui-même.
L’anthropologue Maurice Godelier l’a exprimé ainsi : « Ce n’est pas la
sexualité qui phantasme dans la société, mais plutôt la société qui
phantasme dans la sexualité, le corps. Les différences entre les corps qui
naissent de leur sexe sont constamment sollicitées de témoigner des
rapports sociaux et de réalités qui n’ont rien à voir avec la sexualité. Non
seulement témoigner de, mais témoigner pour – c’est-à-dire légitimer43. »
La fonction de légitimation du genre fonctionne de bien des façons.
Bourdieu, par exemple, a montré que, dans certaines cultures, les travaux
agricoles étaient organisés selon des notions temporelles ou saisonnières
dont la conceptualisation reposait sur des définitions précises de
l’opposition entre masculin et féminin. Gayatri Spivak a analysé de façon
pointue les utilisations du genre et du colonialisme dans quelques-uns des
textes écrits par des auteures britanniques ou américaines44. Natalie Davis a
montré comment les concepts du masculin et du féminin étaient liés aux
conceptions et aux critiques des règles de l’ordre social en France au début
de l’époque moderne45. L’historienne Caroline Bynum a éclairé d’un jour
nouveau la spiritualité médiévale en se penchant sur le rapport entre les
concepts du masculin et du féminin et les comportements religieux. Son
travail nous fournit des indications très utiles sur la façon dont ces concepts
ont influencé la politique des institutions monacales aussi bien que les
attitudes personnelles des croyants46. Les historien-ne-s de l’art ont ouvert
de nouveaux champs de recherche en s’intéressant aux fonctions sociales en
partant de descriptions littérales de femmes et d’hommes47. Ces
interprétations reposent sur l’idée que le langage conceptuel utilise la
différenciation pour donner du sens, et que la différence sexuelle est un
moyen premier de signifier la différenciation48. C’est ainsi que le genre
offre un moyen de décoder le sens et de comprendre les connexions
complexes des différentes formes d’interaction humaine. Quand les
historien-ne-s cherchent à savoir comment le genre légitime et construit les
relations sociales, ils approfondissent leur compréhension du caractère
réciproque du genre et de la société, ainsi que des façons singulières et
contextuellement spécifiques par lesquelles la politique construit le genre et
le genre construit la politique.
La politique ne constitue qu’un des domaines où le genre peut servir à
l’analyse historique. J’ai choisi les exemples suivants qui se rapportent à la
politique et au pouvoir au sens le plus traditionnel de ces mots – c’est-à-dire
lorsqu’ils relèvent du gouvernement et de l’État-nation – pour deux raisons.
D’abord, parce qu’il s’agit d’un terrain de recherche quasiment vierge dans
la mesure où le genre a été considéré comme étranger aux affaires sérieuses
de la « vraie » politique. Ensuite, parce que l’histoire politique – qui reste le
mode dominant de la recherche historique – a été le bastion d’une résistance
à l’inclusion de données ou même de questionnements concernant les
femmes et le genre.
La théorie politique a utilisé le genre de façon littérale ou analogique
pour justifier ou critiquer le règne de monarques, et pour évoquer les
rapports entre dirigeants et sujets. On aurait pu s’attendre à ce que les
débats sur les règnes d’Élisabeth Ire d’Angleterre ou de Catherine de
Médicis en France, menés par leurs contemporains, portent sur la question
de savoir si les femmes étaient capables d’exercer le pouvoir, mais à une
époque où parenté et royauté étaient intimement liées, les discussions
portant sur les rois – et pas seulement les reines – se préoccupaient tout
autant de masculinité et de féminité49. L’analogie avec la situation
conjugale a fourni la structure de l’argumentation de Jean Bodin, de Robert
Filmer et de John Locke. La charge de Burke contre la Révolution française
s’appuie sur le contraste entre les harpies, affreuses d’aspect et
sanguinaires, qui côtoyaient les sans-culottes (« ces furies de l’enfer à
l’aspect dénaturé des femmes les plus viles »), et la douce féminité de
Marie-Antoinette forcée de fuir la populace « pour se réfugier […] auprès
d’un roi et d’un époux », elle dont la beauté avait été jadis un sujet de fierté
nationale. (C’est en se référant au rôle qui convient aux femmes dans
l’ordre politique que Burke a écrit : « Pour nous faire aimer notre pays, il
faut que ce soit un pays aimable50. ») Mais l’analogie ne porte pas toujours
sur la conjugalité ni même sur l’hétérosexualité. Dans la théorie politique
islamique médiévale, les symboles du pouvoir politique ont trait, le plus
souvent, aux rapports sexuels entre hommes et garçons, ce qui suggère non
seulement des formes de sexualité acceptables qui rappellent celles de la
Grèce à l’âge classique décrites par Foucault dans son dernier livre, mais
également l’inadéquation des femmes à figurer dans toute notion de
politique ou de vie publique, quelle qu’elle soit51.
Pour que cette dernière remarque ne laisse pas penser que la théorie
politique ne fait que refléter l’organisation sociale, il me paraît important de
noter que des changements dans les rapports de genre peuvent être mis en
œuvre pour des raisons qui renvoient aux besoins de l’État. Un exemple
frappant en est donné par l’argument avancé par Louis de Bonald en 1816
pour justifier l’annulation de la loi sur le divorce héritée de la Révolution
française : « De même que la démocratie politique “permet au peuple, partie
faible de la société politique, de se dresser contre le pouvoir établi”, de
même le divorce, “véritable démocratie domestique”, permet à l’épouse,
“partie faible, de se révolter contre l’autorité maritale” […]. Afin de garder
l’État hors d’atteinte du peuple, il est nécessaire de garder la famille hors
d’atteinte des épouses et des enfants52. »
Bonald commence ainsi par une analogie, puis met en parallèle,
directement, divorce et démocratie. En reprenant des arguments très anciens
sur la famille bien ordonnée, pilier de l’État bien ordonné lui aussi, la
législation qui entérinait cette conception des choses redéfinissait les limites
de la relation conjugale. De même, à notre époque, des idéologues
politiquement conservateurs voudraient instaurer une brochette de lois
portant sur l’organisation et les comportements familiaux, qui
bouleverseraient des pratiques aujourd’hui courantes. La corrélation entre
régimes autoritaires et contrôle des femmes est connue, mais elle n’a pas
encore été étudiée dans toute son ampleur. Que ce soit à un moment crucial
de l’hégémonie jacobine sous la Révolution française, ou lorsque Staline
entreprit d’imposer son autorité, ou à l’occasion de la mise en place de la
politique nazie en Allemagne, ou lors du triomphe de l’ayatollah Khomeyni
en Iran, ceux qui ont accédé au pouvoir ont conféré à la domination, à la
force, à l’autorité centrale et au pouvoir de gouverner une légitimité liée à
leur caractère « masculin » (les ennemis, les étrangers, les subversifs et la
faiblesse étant relégués à un statut « féminin ») ; ils ont également codifié
cette idéologie au moyen de lois « remettant » les femmes à leur place (en
interdisant leur participation à la vie politique, le recours à l’avortement,
l’accès au travail salarié des mères de famille, et en imposant des interdits
vestimentaires)53. Ces mesures et l’époque de leur application n’ont guère
de signification en soi ; dans la plupart des cas, l’État n’a rien à gagner ni
sur le moment, ni au plan matériel, à l’instauration de ce contrôle des
femmes. Ces actions ne font sens que dans la mesure où elles relèvent d’une
analyse de la construction et de la consolidation du pouvoir. C’est ainsi que
cette volonté de contrôle, cette manifestation de force, prend la forme de
politiques publiques applicables aux femmes. Dans ces exemples, la
différence sexuelle se conçoit en termes de domination et de contrôle des
femmes. Ces exemples permettent de clarifier la nature des rapports de
pouvoir construits au cours de l’histoire moderne, mais ce type particulier
de rapport ne constitue pas un thème politique universel. Ainsi, les régimes
démocratiques du XXe siècle ont eux aussi développé, de différentes
manières, des idéologies politiques à partir de concepts sexués, et leur ont
donné une existence concrète dans le cadre de leurs politiques publiques ;
l’État providence, par exemple, a déployé son paternalisme protecteur à
travers une législation concernant les femmes et les enfants54.
Historiquement, des mouvements socialistes et anarchistes ont totalement
récusé les métaphores de la domination, formulant leurs critiques à l’égard
d’organisations sociales ou de régimes particuliers de façon imaginative en
se proposant de transformer les identités de genre. Des socialistes utopistes
en France et en Angleterre dans les années 1830 et 1840 imaginaient
l’avenir harmonieux dont ils rêvaient en misant sur la complémentarité des
natures individuelles, modèle de l’union de l’homme et de la femme, cet
« individu social »55. Les anarchistes européens ont longtemps été connus
non seulement pour refuser les conventions du mariage bourgeois, mais
pour prôner une vision du monde dans laquelle la différence des sexes
n’impliquait pas de hiérarchie.
Ces exemples montrent la connexion explicite entre genre et pouvoir,
mais ils ne représentent qu’une partie de ma définition du genre comme
façon première de signifier les rapports de pouvoir. Souvent, la dimension
du genre n’est pas explicitement présente, mais elle tient une place décisive
dans la mise en œuvre de l’égalité ou de l’inégalité. Les structures
hiérarchiques s’appuient sur une conception généralisée des rapports
prétendument naturels entre les hommes et les femmes. Au XIXe siècle, le
concept de classe s’appuyait sur le genre. Alors que les réformateurs
français, issus de la bourgeoisie, utilisaient, pour parler des ouvriers, de
termes codés comme étant féminins (des subordonnés faibles, sexuellement
exploités au même titre que les prostituées), les chefs syndicalistes et
socialistes répliquaient en soulignant la posture masculine de la classe
ouvrière (des producteurs forts, protecteurs de leurs femmes et de leurs
enfants). Les termes de ce discours ne portaient pas explicitement sur le
genre, mais ils se trouvaient renforcés par son évocation. Le « codage »
sexué de certains mots caractérisait et « naturalisait » leur signification. Ce
faisant, des définitions du genre, historiquement situées et normatives
(considérées comme allant de soi), étaient reproduites et insérées dans la
culture de la classe ouvrière française56.
Des sujets tels que la guerre, la diplomatie, la « haute » politique sont
souvent invoqués par les spécialistes de l’histoire politique traditionnelle
quand ils mettent en doute l’utilité du genre pour ce qui est de leurs propres
travaux. Mais ici encore il nous faut regarder au-delà des acteurs et de la
portée littérale de leurs paroles. Les relations de pouvoir entre les nations et
le statut des sujets coloniaux étaient signifiés (et donc justifiés) dans les
mêmes termes que ceux qui servaient à analyser les rapports
hommes/femmes. La justification de la guerre – du fait que des jeunes vies
soient sacrifiées pour protéger l’État – a pris des formes diverses : appels
explicites à la virilité (à la nécessité de défendre des femmes et des enfants
qui, autrement, seraient vulnérables) ; recours à la croyance implicite de
l’obligation incombant aux fils de servir leur chef ou leur roi (et père) ;
relation croisée de la virilité et de la puissance nationale57. La « haute »
politique elle-même est un concept sexué dans la mesure où elle établit son
importance cruciale et son emprise sur la vie publique, les raisons d’être et
l’existence de son autorité supérieure, justement sur l’exclusion des femmes
de son fonctionnement. Le genre est une des références récurrentes qui ont
permis de concevoir, de légitimer et de critiquer le pouvoir. Il se réfère à
l’opposition masculin/féminin mais il fonde également son sens. Pour
justifier le pouvoir politique, la référence doit paraître sûre et stable,
indépendante de toute construction humaine, la composante d’un ordre des
choses naturel ou divin. De cette façon, l’opposition binaire et le processus
social des rapports de genre deviennent tous deux des composantes de la
signification du pouvoir lui-même : mettre en question ou modifier
n’importe lequel de ses aspects menace le système tout entier.
Si les significations du genre et du pouvoir se construisent les unes les
autres, comment les choses changent-elles ? D’un point de vue général, on
peut répondre que le changement est initié de différentes façons. Des
bouleversements politiques considérables, qui plongent dans le chaos des
ordres anciens et en font apparaître de nouveaux, peuvent modifier la
signification du genre (et par conséquent son organisation) dès lors que de
nouvelles formes de légitimation sont recherchées. Mais le contraire est vrai
aussi ; de vieilles conceptions de genre peuvent pareillement servir à
entériner des régimes nouveaux58. Des crises démographiques, provoquées
par des disettes, des épidémies, des guerres, peuvent mettre en question la
vision normative du mariage hétérosexuel (comme cela s’est produit dans
certains milieux, dans certains pays, dans les années 1920), mais elles
peuvent également susciter des politiques natalistes qui soulignent avec
force la fonction maternelle et reproductive des femmes59. Des
modifications survenant dans le marché de l’emploi peuvent conduire à
l’adoption de stratégies matrimoniales nouvelles et à la transformation des
conditions de la construction de la subjectivité, mais elles peuvent tout
autant être vécues comme l’occasion donnée à des filles et des épouses
respectueuses des conventions d’accéder à de nouveaux domaines
d’activité60. L’émergence de nouveaux symboles culturels autorise la
réinterprétation et même la réécriture de l’histoire œdipienne, mais elle peut
aussi bien faire revivre cette tragédie en utilisant des notions ou des termes
plus éloquents encore. Ce sont des processus politiques qui détermineront
quelle conclusion finira par l’emporter – ils sont politiques dans la mesure
où différents acteurs et différentes significations s’affrontent pour s’en
assurer le contrôle. La nature de ce processus, de ses acteurs et de ses
actions ne sera définie historiquement qu’après avoir été replacée dans son
contexte géographique et temporel. Nous pouvons écrire l’histoire de ce
processus à la condition de reconnaître que les catégories « homme » et
« femme » sont à la fois vides et trop pleines de sens, car même lorsqu’elles
paraissent immuables, elles contiennent encore des définitions alternatives,
niées ou réprimées.
L’histoire politique s’est, d’une certaine façon, déroulée sur le terrain du
genre. Ce terrain peut paraître invariable, mais le sens qui lui est donné est
contesté et fluctuant. Si nous faisons de l’opposition entre hommes et
femmes une question problématique plutôt qu’une donnée connue une fois
pour toutes, une question définie dans son contexte, sans cesse reconstruite,
alors nous devons constamment nous interroger non seulement sur ce qui se
joue dans les proclamations ou les débats qui invoquent le genre pour
expliquer ou justifier telle ou telle position, mais encore sur la façon dont
des définitions implicites du genre sont invoquées et ressuscitées. Quel
rapport existe-t-il entre les lois concernant les femmes et le pouvoir de
l’État ? Pourquoi (et depuis quand) a-t-on fait des femmes des sujets
historiques invisibles alors que nous savons qu’elles ont participé aux
grands comme aux petits événements de l’histoire de l’humanité ? S’est-on
servi du genre pour légitimer l’émergence de carrières professionnelles61 ?
Le sujet même de la science est-il sexué (pour reprendre le titre d’un article
de la féministe française Luce Irigaray)62 ? Quel rapport existe-t-il entre la
politique des États et la criminalisation de l’homosexualité63 ? Comment les
institutions sociales ont-elles incorporé le genre dans leurs présupposés et
leur organisation ? A-t-on jamais imaginé des concepts de genre réellement
égalitaires à partir desquels des systèmes politiques auraient été envisagés,
sinon édifiés ?
L’exploration de ces questions conduira à une histoire qui donnera de
nouvelles perspectives à de vieilles interrogations (comment, par exemple,
le pouvoir politique est-il instauré ? Ou bien quel est l’impact de la guerre
sur la société ?) ; elle redéfinira de vieilles questions en des termes
nouveaux (avec par exemple l’introduction de considérations sur la famille
et la sexualité dans l’étude de l’économie ou de la guerre) ; elle rendra
visible la participation active des femmes et introduira une distance
analytique entre le langage apparemment invariable du passé et notre propre
terminologie. De plus, cette nouvelle histoire offrira la possibilité de
repenser les stratégies politiques féministes actuelles et l’avenir (utopique),
car elle donne à entendre que le genre doit être redéfini et restructuré selon
une vision de l’égalité politique et sociale qui n’inclut pas seulement le
sexe, mais aussi la classe, l’origine ethnique et la race.

1 Une traduction différente de cet essai (par Eleni Varikas) a paru en 1988 dans « Le genre de
l’histoire », Les Cahiers du GRIF, no 37-38, p. 125-153.
2 Oxford English Dictionary, vol. 4, Oxford, Oxford University Press, 1961.
3 Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1876.
4 Raymond Williams, Keywords : Vocabulary of Culture and Society, édition américaine revue et
corrigée, New York, Oxford University Press, 1983, p. 285.
5 Natalie Zemon Davis, « Women’s History in Transition : The European Case », Feminist
Studies, vol. 3, 1975-1976, p. 90.
6 À ses débuts, la plupart du temps, la recherche féministe était conduite par des femmes. C’est
pourquoi, dans ce texte, les termes « chercheuse » et « historienne » ont été employés dans un certain
nombre de cas, et « historien-ne-s » ou « historiens » dans d’autres.
7 Ann D. Gordon, Mari Jo Buhle et Nancy Shrom Dye, « The Problem of Women’s History », in
Berenice Carrol (dir.), Liberating Women’s History, Urbana, University of Illinois Press, 1976, p. 89.
8 Le meilleur exemple, et probablement aussi le plus subtil, est celui de Joan Kelly, « The Double
Vision of Feminist Theory », in Women, History and Theory, Chicago, University of Chicago Press,
1984, p. 51-64. Voir en particulier p. 61.
9 Pour une critique de l’usage du genre afin de souligner l’aspect social des différences sexuelles,
voir Moira Gatens, « A Critique of the Sex/Gender Distinction », in J. Allen et P. Patton (dir.),
Beyond Marxism ?, Leichhardt, NSW, Intervention Publications, 1985, p. 143-160. Je suis d’accord
avec cette critique qui montre que la distinction sexe/genre suppose que le corps est déterminé de
manière autonome ou transparente, tout en ignorant le fait que le savoir sur le corps est un produit
culturel.
10 Pour une autre caractérisation de l’analyse féministe, voir Linda J. Nicholson, Gender and
History : The Limits of Social Theory in the Age of the Family, New York, Columbia University
Press, 1986.
11 Mary O’Brien, The Politics of Reproduction, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 8-
15, p. 46.
12 Shulamith Firestone, The Dialectic of Sex, New York, Bantam Books, 1970. L’expression
« piège amer » est tirée du livre de Mary O’Brien, The Politics of Reproduction, op. cit., p. 8.
13 Catherine MacKinnon, « Feminism, Marxism, Method, and the State : An Agenda for
Theory », Signs, vol. 7, 1982, p. 515-541.
14 Ibid., p. 541, 543.
15 Pour une discussion intéressante des limites et de la force du terme « patriarcat », voir
l’échange entre les historiennes Sheila Rowbotham, Sally Alexander et Barbara Taylor dans Raphael
Samuel (dir.), People’s History and Socialist Theory, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981,
p. 363-373.
16 Friedrich Engels, The Origins of the Family, Private Property, and the State (1884), New York,
International Publishers, 1972.
17 Heidi Hartmann, « Capitalism, Patriarchy, and Job Segregation by Sex », Signs, vol. 1, 1976,
p. 168. Voir également « The Unhappy Marriage of Marxism and Feminism : Towards a More
Progressive Union », Capital and Class, vol. 8, 1979, p. 1-33 ; « The Family as the Locus of Gender,
Class, and Political Struggle : The Example of Housework », Signs, vol. 6, 1981, p. 366-394.
18 Concernant les débats sur le féminisme marxiste, voir Zillah Eisenstein, Capitalist Patriarchy
and the Case for Socialist Feminism, New York, Longman, 1981 ; A. Kuhn, « Structures of
Patriarchy and Capital in the Family », in A. Kuhn et A. Wolpe (dir.), Feminism and Materialism :
Women and Modes of Production, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1978 ; Rosalind Coward,
Patriarchal Precedents, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1983 ; Hilda Scott, Does Socialism
Liberate Women ? Experiences from Eastern Europe, Boston, Beacon Press, 1974 ; Jane Humphries,
« Working Class Family, Women’s Liberation and Class Struggle : The Case of Nineteenth Century
British History », Review of Radical Political Economics, vol. 9, 1977, p. 25-41 ; Jane Humphries,
« Class Struggle and the Persistence of the Working Class Family », Cambridge Journal of
Economics, vol. 1, 1971, p. 241-258. Voir également les controverses autour du travail de Jane
Humphries dans Review of Radical Political Economics, vol. 12, 1980, p. 76-94.
19 Joan Kelly, « The Doubled Vision of Feminist Theory », op. cit., p. 61.
20 Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson (dir.), Powers of Desire : The Politics of
Sexuality, New York, Monthly Review Press, 1983.
21 Ellen Ross et Rayna Rapp, « Sex and Society : A Research Note from Social History and
Anthropology », in Powers of Desire, op. cit., p. 53.
22 « Introduction », in Powers of Desire, p. 12 ; Jessica Benjamin, « Master and Slave : The
Fantasy of Erotic Domination », in Powers of Desire, p. 297.
23 Johanna Brenner et Maria Ramas, « Rethinking Women’s Oppression », New Left Review,
vol. 144, 1984, p. 33-71 ; Michèle Barrett, « Rethinking Women’s Oppression : A Reply to Brenner
and Ramas », New Left Review, vol. 146, 1984, p. 123-128 ; Angela Weir et Elizabeth Wilson, « The
British Women’s Movement », New Left Review, vol. 148, 1984, p. 74-103 ; Michèle Barrett, « A
Response to Weir and Wilson », New Left Review, vol. 150, 1985, p. 143-147 ; Jane Lewis, « The
Debate on Sex and Class », New Left Review, vol. 149, 1985, p. 108-120. Voir également Hugh
Armstrong et Pat Armstrong, « Beyond Sexless Class and Classless Sex : Towards Feminist
Marxism », Studies in Political Economy, vol. 10, 1983, p. 7-44 ; Hugh Armstrong et Pat Armstrong,
« Comments : More on Marxist Feminism », Studies in Political Economy, vol. 15, 1984, p. 179-
184 ; Jane Jenson, « Gender and Reproduction : Or, Babies and the State », non publié, juin 1985,
p. 1-7.
24 À propos de ces premières formulations théoriques, voir Papers on Patriarchy : Conference,
London 76, Londres, non publié, 1976. Je remercie Jane Caplan pour m’avoir fait part de l’existence
de cette copie, pour me l’avoir prêtée, ainsi que pour nos échanges à son sujet. Sur la position
psychanalytique, voir Sally Alexander, « Women, Class and Sexual Difference », History Workshop,
vol. 17, 1984, p. 125-135. Lors des séminaires qui ont eu lieu à Princeton au début de l’année 1986,
Judith Mitchell a semblé vouloir redonner la priorité aux analyses matérialistes du genre. Pour une
tentative de dépassement de l’impasse du féminisme marxiste, voir Coward, Patriarchal Precedents.
Voir également le brillant travail de l’anthropologue américaine Gayle Rubin, qui tente d’aller dans
cette direction, Gayle Rubin, « The Traffic in Women : Notes on the Political Economy of Sex », in
Rayna R. Reiter (dir.), Towards an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975,
p. 167-168.
25 Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering : Psychoanalysis and the Sociology of
Gender, Berkeley, University of California Press, 1978, p. 169.
26 « Mon approche suggère que la période du complexe d’Œdipe peut influer sur les questions
relatives au genre, sans pour autant qu’elles en soient le cœur ou l’unique conséquence. Ces
questions sont négociées dans le contexte plus large des processus de formation de l’ego et de la
relation d’objet. De tels processus ont une influence égale sur la formation de la structure psychique,
ainsi que sur la vie psychique et les modes relationnels chez les femmes et les hommes. Ils
représentent des modes différenciés d’identification et d’orientation vers les objets hétérosexuels,
mais également les questions œdipiennes les plus asymétriques qui sont décrites par les
psychanalystes. Tout comme les conséquences œdipiennes plus traditionnelles, ces conséquences
découlent d’une organisation asymétrique des tâches parentales, où la mère joue un rôle prépondérant
et le père est plus en retrait, et son investissement dans la socialisation est moindre surtout dans des
domaines particulièrement concernés par les stéréotypes de genre. » Ibid., p. 166. Notons les
différences d’interprétation et d’approche entre Chodorow et les théoriciennes britanniques de la
relation d’objet qui s’inscrivent dans la lignée du travail de D. W. Winnicott et Melanie Klein.
L’approche de Chodorow est plus sociologique, ou sa théorie paraît plus sociologisée, mais c’est la
manière dominante des féministes américaines d’envisager la relation d’objet. Sur l’histoire de la
théorie de la relation d’objet dans les politiques sociales en Grande-Bretagne, voir Denise Riley, War
in the Nursery, Londres, Virago, 1984.
27 Juliet Mitchell et Jacqueline Rose (dir.), Jacques Lacan and the Ecole Freudienne, New York,
Norton, 1983 ; Sally Alexander, art. cité.
28 Teresa de Lauretis, Alice Doesn’t : Feminism, Semiotics, Cinema, Bloomington, Indiana
University Press, 1984, p. 159.
29 Sally Alexander, art. cité, p. 35.
30 E. M. Denise Riley, « Summary of Preamble to Interwar Feminist History Work », non publié,
présenté lors du Pembroke Center Seminar, mai 1985, p. 11. Cette thèse est largement défendue dans
l’excellent livre de Denise Riley, « Am I That Name ? » : Feminism and the Category of « Women »
in History, Londres, Macmillan, 1988.
31 Carol Gilligan, In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development,
Cambridge, MA, Harvard University Press, 1982.
32 Pour des critiques utiles du travail de Carol Gilligan, voir J. Auerbach (dir.), « Commentary on
Gilligan’s In a Different Voice », Feminist Studies, vol. 11, 1985, p. 49-62, et « Women and
Morality », Social Research, no 50, numéro spécial, 1983. Mes commentaires sur la tendance des
historiens à citer Gilligan découlent de la lecture de manuscrits qui n’ont pas été publiés ou de
demandes de financement. Il me paraîtrait injuste de les citer ici. J’ai suivi ces références depuis plus
de cinq ans, et j’ai pu constater qu’elles sont nombreuses et que leur nombre croît.
33 Feminist Studies, vol. 6, 1980, p. 26-64.
34 Pour une analyse succincte et accessible de Derrida, voir Jonathan Culler, On Deconstruction :
Theory and Criticism after Structuralism, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1982, en
particulier p. 156-178. Voir également Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967 ;
Jacques Derrida, Éperons : les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978 ; voir enfin la
transcription du Pembroke Center Seminar, 1983, in Subjects/Objects, automne 1984.
35 Clifford Geertz, « Blurred Genres », American Scholar, vol. 49, no 2, 1980, p. 165-179.
36 Michelle Zimbalist Rosaldo, « The Uses and Abuses of Anthropology : Reflections on
Feminism and Cross-Cultural Understanding », Signs, vol. 5, no 3, 1980, p. 400.
37 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ;
Michel Foucault, Power/Knowledge : Selected Interviews and Other Writings, 1972-1977, New York,
Pantheon, 1980.
38 Pour ce type d’approche, voir Rubin, « The Traffic in Women », art. cité, p. 199.
39 Ibid., p. 189.
40 Biddy Martin, « Feminism, Criticism and Foucault », New German Critique, vol. 27, 1982,
p. 3-30 ; Kathryn Kish Sklar, Catherine Beecher : A Study in American Domesticity, New Haven,
Yale University Press, 1973 ; Mary A. Hill, Charlotte Perkins Gilman : The Making of a Radical
Feminist, 1860-1896, Philadelphie, Temple University Press, 1980 ; Jacqueline Dowd Hall, Revolt
Against Chivalry : Jessie Daniel Ames and the Women’s Campaign Against Lynching, New York,
Columbia University Press, 1974.
41 Lou Ratté, « Gender Ambivalence in the Indian Nationalist Movement », non publié,
Pembroke Center Seminar, printemps 1983 ; Mrinalina Sinha, « Manliness : A Victorian Ideal and
the British Imperial Elite in India », non publié, Department of History, State University of New
York, Stony Brook, 1984 ; Mrinalina Sinha, « The Age of Consent Act : The Ideal of Masculinity and
Colonial Ideology in Late 19th Century Bengal », Proceedings, Eighth International Symposium on
Asian Studies, 1986, p. 1199-1214.
42 Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 246-247, p. 333-461, en
particulier p. 366.
43 Maurice Godelier, « Les rapports hommes/femmes : le problème de la domination
masculine », in La Condition féminine, Paris, Éditions sociales, 1978.
44 Gayatri Spivak, « Three Women’s Texts and a Critique of Imperialism », Critical Inquiry,
vol. 12, 1985, p. 243-246. Voir également Kate Millett, Sexual Politics, New York, Avon, 1969. La
manière dont les références féminines fonctionnent dans les canons de la philosophie occidentale est
analysée dans Luce Irigaray, Speculum : de l’autre femme, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
45 Natalie Zemon Davis, « Women on Top », in Society and Culture in Early Modern France,
Stanford, Stanford University Press, 1975, p. 124-151.
46 Caroline Walker Bynum, Jesus as Mother : Studies in the Spirituality of the High Middle Ages,
Berkeley, University of California, 1982 ; Caroline Walker Bynum, « Fast, Feast and Flesh : The
Religious Significance of Food to Medieval Women », Representations, vol. 11, 1985, p. 1-25 ;
Caroline Walker Bynum, « Introduction », Religion and Gender : Essays on the Complexity of
Symbols, Boston, Beacon Press, 1987.
47 Voir, par exemple, T. J. Clark, The Painting of Modern Life, New York, Knopf, 1985.
48 La différence entre les théoriciens structuralistes et poststructuralistes repose sur leur manière
d’envisager les catégories de la différence, si elles sont considérées comme étant ouvertes ou
fermées. Dans la mesure où les poststructuralistes n’attribuent pas de signification universelle aux
catégories ou à leur relation entre elles, leur approche est propice au type d’analyse historique que je
défends.
49 Rachel Weil, « The Crown Has Fallen to the Distaff : Gender and Politics in the Age of
Catherine de Medici », Critical Matrix, vol. 1, Princeton Working Papers in Women’s Studies, 1985.
Voir également Louis Montrose, « Shaping Fantasies : Figurations of Gender and Power in
Elizabethan Culture », Representations, no 2, 1983, p. 61-94 ; Lynn Hunt, « Hercules and the Radical
Image in the French Revolution », Representations, no 2, 1983, p. 95-117.
50 Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Paris, Hachette, 1989, p. 90, 98. Voir
Jean Bodin, Six Books on the Commonwealth (1606), New York, Barnes Noble, 1967 ; Robert
Filmer, Patriarchia and Other Political Works, Oxford, B. Blackwell, 1949 ; John Locke, Two
Treatises of Government (1960), Cambridge, Cambridge University Press, 1970. Voir aussi Elizabeth
Fow-Genovese, « Property and Patriarchy in Classical Bourgeois Political Theory », Radical History
Review, vol. 4, 1977, p. 36-59 ; Mary Lyndon Shanley, « Marriage Contract and Social Contract in
Seventeenth Century English Political Thought », Western Political Quarterly, vol. 3, 1979, p. 79-91.
51 Je remercie Bernard Lewis pour sa référence sur l’islam. Michel Foucault, Histoire de la
sexualité, vol. II : L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. Sur les femmes à l’époque de
l’Athènes classique, voir Marilyn Arthur, « Liberated Woman : The Classical Era », in Renate
Bridenthal et Claudia Koonz (dir.), Becoming Visible : Women in European History, Boston,
Houghton Mifflin, 1977, p. 75-78.
52 Cité par Roderick Phillips, « Women and Family Breakdown in Eighteenth Century France :
Rouen 1780-1800 », Social History, vol. 2, 1976, p. 217.
53 Sur la Révolution française, voir Darlene Gay Levy, Harriet Applewhite et Mary Durham
Johnson (dir.), Women in Revolutionary Paris, 1789-1795, Urbana, University of Illinois Press, 1979,
p. 209-220. Sur la législation soviétique, voir les documents dans Rudolph Schlesinger, Changing
Attitudes in Soviet Russia : Documents and Readings, vol. 1 : The Family in the USSR, Londres,
Routledge and Kegan Paul, 1949, p. 62-71, 251-254. Sur la mise en place de politiques nazies, voir
Tim Mason, « Women in Germany, 1925-1940 : Family, Welfare and Work », History Workshop,
vol. 2, 1976, p. 79-105.
54 Elizabeth Wilson, Women and the Welfare State, Londres, Tavistock, 1977 ; Jane Jenson,
« Gender and Reproduction » ; Jane Lewis, The Politics of Motherhood : Child and Maternal Welfare
in England, 1900-1939, Londres, Croom Helm, 1980 ; Mary Lynn McDougall, « Protecting Infants :
The French Campaign for Maternity Leaves, 1890s-1913 », French Historical Studies, vol. 13, 1983,
p. 79-105.
55 Sur les utopistes anglais, voir Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem : Socialism and
Feminism in the Nineteenth Century, New York, Pantheon, 1983.
56 Louis Devance, « Femme, famille, travail et morale sexuelle dans l’idéologie de 1848 », in
Mythes et représentations de la femme au XIXe siècle, Paris, Champion, 1977 ; Jacques Rancière et
Pierre Vauday, « En allant à l’expo : l’ouvrier, sa femme et les machines », Les Révoltes logiques,
no 1, 1975, p. 5-22.
57 Gayatri Chakravorty Spivak, « “Draupadi” by Mashasveta Devi », Critical Inquiry, vol. 8,
p. 381-401 ; Homi Bhabha, « Of Mimicry and Man : The Ambivalence of Colonial Discourse »,
October, vol. 28, 1984, p. 125-133 ; Karin Hausen, « The German Nation’s Obligations to the
Heroes’ Widows of World War I », in Margaret R. Higonnet (dir.), Behind the Lines : Gender and the
Two World Wars, New Haven, Yale University Press, 1987, p. 126-140. Voir également Ken Inglis,
« The Representation of Gender on Australian War Memorials », Daedalus, vol. 116, p. 35-59.
58 Sur la Révolution française, voir Levy (dir.), Women in Revolutionary Paris. Sur la Révolution
américaine, voir Mary Beth Norton, Liberty’ Daughters : The Revolutionary Experience of American
Women, Boston, Little Brown, 1980 ; Linda Kerber, Women of the Republic, Chapel Hill, Univerity
of North Carolina Press, 1980 ; Joan Hoff-Wilson, « The Illusion of Change : Women and the
American Revolution », in Alfred Young (dir.), The American Revolution : Explorations in the
History of American Radicalism, De Kalb, Northern Illinois University Press, 1976, p. 383-446. Sur
la Troisième République, voir Steven Hause, Women’s Suffrage and Social Politics in the French
Third Republic, Princeton, Princeton University Press, 1984. Voir également une analyse
extrêmement intéressante du cas plus récent de la révolution au Nicaragua, Maxine Molyneux,
« Mobilization without Emancipation ? Women’s Interests, the State and Revolution in Nicaragua »,
Feminist Studies, vol. 11, 1985, p. 227-254.
59 Sur les politiques natalistes, voir Riley, op. cit., et Jenson, « Gender and Reproduction ». Sur
les années 1920, voir les essais dans Stratégies des femmes, Paris, Éditions Tierce, 1984.
60 Pour des interprétations diverses de l’impact du travail sur les femmes, voir Louise A. Tilly et
Joan W. Scott, Women, Work and Family, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1978 ; Methuen,
1987) ; Thomas Dublin, Women at Work : The Transformation of Work and Community in Lowell,
Massachusetts, 1826-1860, New York, Columbia University Press, 1979 ; Edward Shorter, The
Making of the Modern Family, New York, Basic Books, 1975.
61 Voir, par exemple, Margaret Rossiter, Women Scientists in America : Struggles and Strategies
to 1914, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1982.
62 Luce Irigaray, « Is the Subject of Science Sexed ? », Cultural Critique, vol. 1, 1985, p. 73-88.
63 Louis Crompton, Byron and Greek Love : Homophobia in Nineteenth-Century England,
Berkeley, University of California Press, 1985. Cette question est également traitée dans Jeffrey
Weeks, Sex, Politics and Society : The Regulation of Sexuality Since 1800, Londres, Leyman, 1981.
2

Les femmes dans La Formation de la classe ouvrière anglaise

1988

Des années après sa publication, La Formation de la classe ouvrière


anglaise est aujourd’hui encore considéré comme un classique de l’histoire
sociale1. Le livre prescrit en même temps qu’il donne à voir, par ses
exemples, une histoire sociale qui considère la classe non pas comme une
structure ou une catégorie, mais comme une relation, la conscience de
classe comme une création culturelle aussi bien qu’économique, la capacité
d’agir des humains comme un élément crucial de la fabrication de l’histoire
et la politique comme la dimension centrale de cette dernière. Le récit que
construit E. P. Thompson non seulement force l’admiration des lecteurs
pour les douzaines de héros qui animent ses pages (les soustrayant ainsi à
« l’immense condescendance de la postérité2 ») mais, de surcroît, les plonge
dans ce que Frederic Jameson appelle « l’unité magnifique d’une histoire
collective unique […] la lutte collective visant à extirper du royaume de la
Nécessité un royaume de Liberté3 ». Les commentaires de Thompson sur
les horreurs du travail des enfants nous émeuvent, certes, mais nous
sommes également poussés à donner l’aval, comme il le fait, aux choix
politiques effectués par les artisans de la London Corresponding Society et
« l’armée des redresseurs de torts », les luddites des Midlands et du Nord
industriel. Ces artisans ont montré d’une façon exemplaire qu’une politique
authentiquement humaniste pouvait voir le jour dans la tradition de la classe
ouvrière anglaise ; une tradition qui s’enracine fondamentalement dans une
base militante4.
Le livre ne prétend guère être neutre bien que, de temps à autre,
Thompson se targue de l’être (il est, dit-il, plus objectif que l’un ou l’autre
des Hammond qui confondent « histoire et idéologie », ou que certains
« historiens tenants de l’histoire économique » qui confondent « histoire et
apologétique ») ; en effet, une bonne partie de l’intérêt de l’ouvrage réside
dans son propos politique avoué5. En 1963, sa publication a fourni aux
historiens tels que moi-même un modèle à suivre pour écrire une histoire
socialement pertinente. Pour nous, La Formation de la classe ouvrière
anglaise incarnait un type de recherche qui répondait aux objectifs de la
Nouvelle Gauche américaine6 : le livre exposait les mécanismes de
l’économie politique capitaliste et démontrait les vertus (décrites ailleurs
par Thompson) d’un « engagement historique dans la poursuite d’un but »,
et la possibilité d’une « rédemption de l’homme par l’action politique7 ». La
date de parution du livre et la prise de position qu’il formulait, humaniste
mais néanmoins marxiste, offraient une solution de rechange (intellectuelle)
aux catégories figées de l’histoire stalinienne. L’importance attachée par
Thompson aux processus dynamiques, à la place occupée dans la formation
de la classe ouvrière par une expérience culturelle historiquement située,
ouvrait la porte à une lecture plus contextualisée de l’action collective
passée des ouvriers, et à une approche plus flexible et plus imaginative de la
politique au présent. Son insistance à analyser la capacité d’agir de gens
ordinaires a contribué à inspirer les partisans d’une organisation politique
fondée sur une base militante, et à valider le bien-fondé de leurs actions.
Aux États-Unis, une « histoire d’en bas » a été l’équivalent universitaire de
la démocratie participative pratiquée par les Students for a Democratic
Society ou SDS (Étudiants pour une société démocratique). Les militants
qui faisaient en sorte que s’interpénètrent le milieu universitaire et la société
civile ont obtenu que la lecture du texte de Thompson soit prescrite dans
différents cours et séminaires. C’est ainsi que La Formation de la classe
ouvrière anglaise s’est trouvée plus ou moins canonisée du jour au
lendemain, le livre montré comme le modèle et l’expression d’une
« nouvelle histoire du travail ».
Si l’ouvrage de Thompson fournissait un modèle d’écriture de l’histoire,
il n’avait cependant pas vocation à devenir un texte dogmatique. En effet, le
fait que Thompson affirmât qu’il n’était pas marxiste (comme Marx l’avait
fait avant lui) – c’est-à-dire qu’il prenait ses distances vis-à-vis d’une série
de définitions catégorielles applicables de la même façon, à chaque fois, à
tous les événements historiques – avait poussé ceux de ses critiques les plus
attachés à la lettre du marxisme à lui refuser une place dans la communauté
des fidèles. Néanmoins, les prémisses théoriques du livre s’insèrent toutes
sans difficulté dans une tradition marxiste parfaitement orthodoxe : « On
peut parler de classe lorsque des hommes, à la suite d’expériences
communes (qu’ils partagent ou qui figurent dans leur héritage), perçoivent
et articulent leurs intérêts en commun et par opposition à d’autres hommes
dont les intérêts diffèrent des leurs (et, en général, s’y opposent).
L’expérience de classe est en grande partie déterminée par les rapports de
production dans lesquels la naissance ou les circonstances ont placé les
hommes8. »
Les intérêts partagés qui constituent la classe sont en quelque sorte
consubstantiels aux rapports de production ; c’est l’articulation de
l’expérience qui varie selon la culture, le temps et le lieu9. Aujourd’hui,
l’orthodoxie du schéma théorique de Thompson nous paraît évidente, mais,
à l’époque de la rédaction de son livre, ce dernier introduisait une part non
négligeable d’historicité dans les débats qui agitaient les marxistes de la fin
des années 1950 et du début des années 1960. Les sujets qu’il soulevait,
ceux qu’il prenait la peine de faire ressortir, abordaient des questions qui,
dans ce débat, avaient trait aux définitions de la classe, de la conscience de
classe et de la politique de classe. La Formation de la classe ouvrière
anglaise avait été écrite pour contrer les « présupposés économicistes du
marxisme » et proposer une manière de penser la formation de la
conscience de classe distincte de celle qui considérait comme inéluctable la
transformation des ouvriers d’usine en un prolétariat identifié en tant que
classe – une identification dont les termes étaient jaugés en fonction d’un
standard déterminant, a priori, ce qui était, ou non, correct politiquement.
Pour Thompson, les sujets humains étaient des agents actifs des
transformations de l’histoire. Son but, expliquait-il, était de « montrer
comment la conscience ouvrière existante était réfractée par des pratiques
sociales qui elles-mêmes étaient traduites en termes culturels par les gens,
donnant naissance à une conscience transformée. C’est en ce sens que les
questions formulées et une partie de l’équipement théorique utilisé pour
leur répondre s’originaient dans ce moment idéologique précis10 ».
De plus, le livre souhaitait donner vie à une tradition historique
d’humanisme social, instiller dans la mémoire politique de la gauche l’idée
d’un lien de parenté avec la radicalité authentique et autochtone des
ouvriers du XIXe siècle. « Mon propre travail m’avait pendant de
nombreuses années plongé dans l’enseignement pour adultes : je dispensais
des cours du soir à des ouvriers, des syndicalistes, des employés, des
enseignants et autres. Le grand public était présent, le public de la gauche
aussi, celui du mouvement syndical et de la New Left (Nouvelle Gauche
britannique) également. Je pensais à ce type de lecteur alors que j’écrivais
mon livre11. » Le message adressé par Thompson à ce public avait dans son
collimateur l’avant-gardisme léniniste ainsi que l’idée selon laquelle aucune
révolte populaire ne se serait produite « si des intellectuels n’avaient semé
la graine du mal-être dans un terreau défavorisé12 ». Au lieu de cela, il a
voulu prouver que les ouvriers étaient capables de formuler des idées
révolutionnaires et d’agir pour les promouvoir, et qu’il y avait des raisons
de penser que l’histoire avait connu des manifestations politiques de
démocratie participative.
Le différend qui opposait Thompson à ses contemporains portait sur la
question des origines. D’où était venue l’idée même de classe ? Comment la
conscience de classe avait-elle pris forme ? La classe, vue comme une série
de concepts concernant l’identité collective et l’action politique, n’était pas
pour sa part soumise à un examen critique. Car Thompson ne se posait pas
en analyste travaillant depuis l’extérieur sur le contenu d’un discours
historiquement situé ; au contraire, il s’exprimait en se plaçant à l’intérieur
de ce discours, en adoptant la position de défenseur des thèses soutenues
par celui-ci. En se comportant comme le porteur d’une mémoire historique,
Thompson a brillamment saisi les termes du discours de la classe ouvrière.
Il l’a fait en utilisant les concepts de classe énoncés par le mouvement
ouvrier du XIXe siècle, qui ont ensuite servi pendant le XXe. La Formation de
la classe ouvrière anglaise soutenait et reproduisait un concept de classe
particulier. De ce fait, le livre peut être lu comme un document historique
qui comporte deux éléments : il réunit des exemples nombreux sur la façon
dont, par le passé, on en est venu à définir la classe, et il incorpore ces
définitions dans sa propre construction de l’histoire de la classe ouvrière.
Ainsi, le fait d’analyser le contenu et les stratégies textuelles de La
Formation de la classe ouvrière anglaise nous fournit des indications
précieuses sur le mode opératoire historique d’une certaine idée de la classe
ouvrière.
À ce propos, notons, et c’est révélateur, l’absence dans le livre (et dans
les préoccupations du public auquel il était destiné) de questions qui, depuis
l’époque de sa publication, sont devenues problématiques pour les
historiens du travail ; il s’agit de questions posées par le mouvement
féministe à la fin des années 1960 et au début des années 1970 (bien après
la publication, du livre de Thompson) à propos du rôle historique des
femmes. Quand on lit La Formation de la classe ouvrière anglaise, on est
frappé non pas par l’absence de femmes dans le récit, mais par la façon
singulière dont elles y figurent. Le livre éclaire quelques-unes des raisons
de la difficulté et des frustrations rencontrées par les féministes socialistes
contemporaines quand elles cherchent à se convaincre elles-mêmes, et à
convaincre leurs collègues, qu’il doit y avoir une place pour les femmes
dans l’histoire de la constitution de la classe ouvrière et dans la théorie
politique que contient ce récit. Comme tel, le texte de Thompson, qui n’a
pourtant pas été rédigé dans le contexte politique nouveau créé par les
féministes, doit certainement être considéré comme une précondition du
discours féministe et socialiste. Il représente un élément crucial de ce
discours, car il contient les présupposés relatifs à la tradition dans laquelle
les féministes socialistes se situaient, celle à laquelle elles étaient
confrontées en tant qu’elles en formulaient une perspective critique et
élaboraient leurs propres constructions narratives.

« La classe est définie par des hommes selon la manière dont ils vivent
leur propre histoire. Telle est en définitive sa seule définition13. » C’est
ainsi que Thompson réfute les définitions avancées par des sociologues et
des hommes politiques qui ont réifié une idée historiquement datée.
L’analyse des « rapports de production dans lesquels la naissance ou les
circonstances ont placé les hommes » offre la clé qui permet d’appréhender
les origines de cette idée14. Mais, pour comprendre la signification de la
classe, il faut également étudier les processus culturels et sociaux qui
couvrent « une période historique relativement longue15 ». Cette approche a
soufflé à Thompson l’idée d’écrire cette histoire comme s’il s’agissait du
parcours d’une vie (par opposition à l’identification d’apparitions répétées
d’un « objet » inerte), l’incitant à apparenter son récit à une sorte de
« biographie » de la classe ouvrière anglaise16. Bien que le livre ne soit pas
aussi cohérent que l’est généralement une biographie (au sens habituel du
mot), l’analogie n’en reste pas moins révélatrice. Elle suggère que
Thompson regardait le mouvement collectif comme s’il s’agissait d’un
individu, avec la même vision unificatrice. Cette conceptualisation
singulière ne portait pas à l’inclusion de la diversité ou de la différence :
bien qu’on puisse admettre que « l’homme » représente un sujet humain
neutre ou universel, il n’en va pas de même pour la question de « la
femme », qui est difficile à articuler ou à représenter, car sa différence
implique une disjonction et un défi à la cohérence.
Dans La Formation de la classe ouvrière anglaise, le caractère masculin
des concepts généraux s’exprime littéralement dans la personne même des
acteurs politiques décrits au moyen d’images (aisément visualisées)
frappantes et détaillées. Le livre foisonne de scènes montrant des hommes
s’affairant à travailler, à se réunir, à s’exprimer, à manifester, à briser des
machines, à connaître la prison, à braver courageusement la police, les
magistrats, les Premiers Ministres. Il s’agit, avant tout, d’une histoire
d’hommes, et la classe est dotée dès le début de sa construction, par son
origine et par son expression, d’une identité masculine, même si tous les
acteurs n’en sont pas des hommes. Car, bien entendu, on trouve aussi des
femmes dans La Formation de la classe ouvrière anglaise. Les femmes y
sont identifiées par leur nom, une certaine capacité d’agir leur est attribuée,
et elles ne sortent pas toutes du même moule. Et même, leur présence
couvre un large champ, allant de Mary Wollstonecraft et Anna Wheeler, qui
ont revendiqué des droits pour les femmes, aux visionnaires religieuses
telles que Joanna Southcott, en passant par les disciples révolutionnaires de
Richard Carlile. Néanmoins, l’ordonnancement de l’histoire et les lignes
directrices qui structurent le récit sont sexués d’une façon qui confirme
plutôt qu’elle ne conteste la représentation virile de la classe ouvrière.
Malgré leur présence, les femmes restent marginales dans le livre ; elles
servent à souligner et à illustrer le rapport étroit établi entre la classe et
l’action politique des ouvriers de sexe masculin. Un examen plus détaillé
des femmes de Thompson met en lumière la façon dont le concept de classe
et sa signification politique sont élaborés dans le texte.
Le livre s’ouvre sur une scène dramatique. Le domicile d’un
révolutionnaire, Thomas Hardy, cordonnier de son état, a été mis à sac en
1794 par des policiers royaux. Sous les yeux des Hardy, leurs papiers et
leurs vêtements ont été saisis, jetés un peu partout ; Mme Hardy, « enceinte,
est restée au lit ». Les policiers ont arrêté M. Hardy pour haute trahison,
puis l’ont expédié à la prison de Newgate. Alors qu’il s’y trouvait encore,
« Mme Hardy mourut en couches des suites du choc subi lorsque son
domicile avait été assiégé par des émeutiers du “parti de l’Église et du
Roi”17 ». L’immédiateté de la description et son impact saisissant évoquent
toute l’histoire que racontent les pages suivantes : des forces puissantes
envahissent le domaine intime, le cœur même de la vie du travailleur
indépendant. Hardy, l’artisan, résiste au nom des droits de l’Anglais « né
libre ». Son épouse et son enfant à naître sont les victimes innocentes de la
répression d’État. Dans les pages subséquentes, on découvre le capitalisme
provoquant des ravages comparables, ses opérations déshumanisantes
anéantissant les familles et bouleversant l’habituelle division sexuée du
travail. Les hommes, ancrés dans leurs traditions historiques, vont défendre
et revendiquer leurs droits alors même que les distorsions infligées à la vie
domestique traditionnelle des femmes donneront la pleine mesure de la
brutalité du capitalisme.
Le lien étroit établi entre les femmes et le domestique s’impose même
quand il s’agit d’ouvrières, et même, précisément, quand l’expérience des
femmes – telle qu’elle est relatée – porte d’abord sur les rapports de
production. Prenez, par exemple, le traitement réservé par Thompson aux
ouvrières du textile, dont il décrit la situation avec empathie : il la montre
résultant du nouveau système industriel. « La mère qui était aussi une
salariée se sentait lésée tout à la fois dans l’univers domestique et dans le
monde industriel18. » Leur nouveau statut de salariées a poussé les femmes
à l’action politique – vers les syndicats ou les Female Reform Societies
(associations féminines progressistes). Mais, dit Thompson, leurs syndicats
tendaient à se préoccuper de revendications immédiates et, de ce fait,
étaient moins engagés politiquement que ne l’étaient les organisations
d’artisans qui contestaient le système politique et moral dans sa totalité.
(Bien que la priorité accordée aux revendications immédiates ait été celle de
tous les syndicats de l’industrie dans les années 1820 et 1830, Thompson ne
la met en évidence que quand il s’agit d’associations de femmes.) De plus,
dit-il, les Female Reform Societies n’avaient aucun statut politique
autonome. « On trouve […] une certaine contradiction, précise Thompson,
dans la radicalité de ces femmes salariées qui exprimaient leur nostalgie
pour l’économie domestique préindustrielle. » Les femmes regrettaient leur
« perte de prestige et d’indépendance personnelle », une situation dont elles
avaient bénéficié précédemment grâce à « un mode de vie organisé autour
du foyer19 ». Au lieu de reconnaître dans l’attitude (radicale) de ces
ouvrières une position politique légitime (complémentaire de l’aspiration
des artisans à un retour à leur statut indépendant – en fait, l’un des aspects
de cette aspiration), Thompson la décrit comme « paradoxale » et il la
rattache au statut inférieur des femmes dans le mouvement révolutionnaire
émergent. « Leur rôle se bornait à encourager moralement les hommes, à
confectionner des bannières et des bonnets phrygiens qui étaient présentés
en grande cérémonie lors des manifestations réformistes, à voter les projets
de résolution et à grossir le nombre des participants aux meetings20. » Ces
femmes préfigurent les « femmes de l’entourage de Carlile » décrites
quelques pages plus loin comme étant toujours prêtes à endurer « les
épreuves d’un procès et de la prison [et qui] le firent plus par fidélité que
par conviction21 ». Puisque l’indépendance des femmes est donnée comme
un attribut de leur vie domestique antérieure et non pas comme le résultat
de leur travail, leurs revendications et leurs activités politiques sont d’un
moindre poids dans la « formation » de la classe ouvrière. D’une certaine
façon, la sphère domestique opère comme une double séparation : c’est
l’endroit où prévaut une division sexuelle du travail présumée naturelle, à la
différence du lieu de travail où les rapports de production sont socialement
construits ; mais c’est aussi un endroit d’où le politique ne peut procéder
parce qu’il ne procure pas l’expérience de l’exploitation qui contient, en soi,
la possibilité d’une communauté d’intérêts, l’identité collective qu’est la
conscience de classe. Les liens domestiques, semble-t-il, sapent la
conscience politique même chez les travailleuses, ce qui n’est pas le cas
chez les travailleurs (ou alors ce n’est pas un problème). Par définition, en
raison de leurs fonctions ménagères et reproductives, les femmes ne sont
que des actrices politiques partielles et imparfaites.
Cela explique peut-être implicitement qu’un problème ne soit pas
directement traité dans La Formation de la classe ouvrière anglaise : le fait
qu’on n’y trouve aucune trace d’intérêt concernant l’impact du capitalisme
industriel sur les femmes au travail. Dans l’ouvrage, l’auteur s’intéresse peu
aux travailleuses, à l’exception des ouvrières du textile. Sans autre
commentaire, il n’y parle des femmes qu’en leur qualité de pourvoyeuses
d’une main-d’œuvre bon marché utilisée à la place des hommes dans les
champs, les ateliers et les usines. Il traite principalement de l’impact du
capitalisme sur les ouvriers, mais pas des raisons qui maintiennent les
femmes dans un statut inférieur, ni de celles qui leur confèrent une valeur
moindre sur le marché du travail. Les artisanes sont également ignorées
bien qu’elles aient derrière elles, comme leurs homologues masculins, une
longue tradition d’activité économique indépendante déstructurée par les
nouvelles pratiques capitalistes. Les femmes ne figurent pas sur la liste que
Thompson, à plusieurs reprises, dresse des métiers de l’artisanat
(cordonnier, menuisier, tailleur et d’autres encore), bien que les sources
qu’il utilise, tel l’ouvrage d’Ivy Pinchbeck Women Workersand the
Industrial Revolution (Les ouvrières et la révolution industrielle) et d’autres
études récentes portant sur les mêmes périodes du XVIIIe siècle et du début
du XIXe, indiquent que les modistes, les couturières ou les petites mains, les
dentellières et bien d’autres travailleuses formaient une main-d’œuvre
significative et qualifiée22. On trouve dans La Formation de la classe
ouvrière anglaise des références aux associations d’entraide féminines, et
une longue citation décrit une procession formée par les membres de l’une
d’entre elles en 1805. Thompson explique que ces associations
rassemblaient principalement des artisanes, mais il ne dit jamais quels
métiers exerçaient ses membres. Et même, alors qu’il souligne l’influence
qu’ont eue les associations sur la formation de la tradition politique des
artisans de sexe masculin, il fait peu de cas de cette influence sur les
femmes. « Dans les dernières années du XVIIIe siècle, des sociétés de
secours féminines et des classes méthodistes féminines leur avaient donné
confiance et une certaine expérience […]. Mais c’est dans les régions
d’industrie textile que, à la suite du changement de leur statut économique,
les femmes prirent, pour la première fois, une part considérable à un
mouvement de contestation politique et sociale23. » Il est possible que
l’absence d’artisanes dans les mouvements de protestation soit ce qui a
conduit Thompson à ne pas les citer dans son analyse du monde du travail.
Si tel est le cas, cette non-présence met sérieusement en cause l’immanence
de la classe au sein des rapports de production. Car l’absence des femmes
dans l’action politique – si, en effet, elles en furent absentes – ébranle la
prémisse théorique sur laquelle le livre s’organise. Afin de comprendre
pourquoi la classe serait immanente à une série de rapports et pas à une
autre, il semblerait que nous ayons besoin, à tout le moins, d’une analyse
des différents types de rapports de production impliquant les artisans de
sexe masculin d’une part, de sexe féminin d’autre part. Cette analyse n’est
pas proposée, ce qu’on peut, me semble-t-il, expliquer par l’attribution aux
femmes d’une spécificité domestique qui, d’une certaine façon, écarte la
possibilité, pour elles, de s’immerger complètement dans les relations
économiques ; or c’est cette immersion qui permet justement l’articulation
des intérêts communs aux ouvriers, prenant la forme de la conscience de
classe.
Bien entendu, l’invisibilité des artisanes peut s’expliquer autrement. On
peut penser que les femmes ont effectivement participé à l’activité
politique, mais que Thompson n’a pas vu de raisons d’en faire état. Il est
possible que cette explication corresponde à la présence, dans la pensée de
l’auteur, du présupposé selon lequel la notion de classe est une idée
universelle, et à l’adhésion de Thompson, par principe, à une politique
d’égalité des femmes et des hommes. Dans son essai de 1960 « Outside the
Whale » (À l’extérieur de la baleine), paru dans la collection de livres de la
Nouvelle Gauche, Thompson s’en prend violemment aux forces qui ont
conduit au quiétisme et à la résignation dans les années 1950. « La
Coutume, la Loi, la Monarchie, l’Église, l’État, la Famille sont tous, à
nouveau, revenus en force. Autant d’indices de ce bien suprême, la
stabilité24. » La détermination du comportement humain à partir des
fonctions et des rôles, et l’attribution d’une inévitable (parce que naturelle)
différence entre les sexes étaient particulièrement significatives : « Les
sociologues, les psychologues et les maris découvraient que les femmes
étaient “différentes” ; et sous couvert d’un discours sur “l’égalité dans la
différence”, la revendication des femmes à une égalité pleine et entière avec
les hommes était déniée25. » Le refus (qui convenait parfaitement) du
fonctionnalisme par Thompson portait en soi le déni de toute opération
significative de la différence ; après tout, il était possible de reconnaître que
les processus sociaux mettaient en jeu la construction de sujets sexués sans
croire, pour autant, que les catégories étaient naturelles, ni que le sens qui
leur était assigné était figé et inévitable. Mais Thompson semble avoir
estimé que le fait de mettre en évidence le genre introduirait la présomption
d’une différence naturelle qui serait discriminatoire. Un examen séparé des
artisanes aurait suggéré l’application d’un standard différent (et donc
inégalitaire) au traitement du comportement politique de ces femmes.
L’engagement idéologique de Thompson en faveur de l’égalité excluait que
le sujet de la différence des sexes bénéficie, dans son raisonnement, d’une
attention particulière. En même temps, cependant, la stratégie textuelle qui
faisait allusion à cette différence, mise en œuvre pour éclairer son propos,
compromettait l’option égalitaire qu’il avait choisie.
Thompson a décrit plusieurs types de comportements politiques féminins
dans La Formation de la classe ouvrière anglaise. Ces types étaient
organisés et évalués selon un schéma sexué, un schéma qui utilisait des
symboles masculins et féminins pour identifier les pôles positifs et négatifs
de l’action politique de la classe ouvrière. En effet, si les femmes sont, dans
le livre, des actrices qui ne font que passer, le féminin occupe une place
centrale dans la représentation de la politique des travailleurs. À travers le
récit qu’il fait des choix politiques de la classe ouvrière, la construction
masculine du concept (universel) de classe se dessine clairement, et une
partie de la confusion qui entoure la place des femmes dans cette histoire
devient plus apparente encore.
L’action politique, cette forme que prend l’expression de la conscience de
classe, est un produit historique et culturel selon Thompson, et c’est la
politique qui rend impossible toute définition statique de ce que signifie la
classe. Le croisement entre les rapports objectifs de production et les modes
d’expression politiques disponibles confère à chaque manifestation de la
conscience de classe son caractère distinctif. « La conscience de classe naît
de la même façon en des lieux différents et à des époques différentes, mais
jamais tout à fait de la même façon26. » Dans la vision de Thompson,
l’action politique de la classe ouvrière du XIXe siècle se rattache aux
mouvements rationalistes et révolutionnaires anglais du XVIIIe. Elle s’y
rattache même en ligne directe ; les droits des hommes « nés libres »
influencent les revendications des ouvriers du XIXe siècle. D’une façon ou
d’une autre, cette tradition laïque est celle qui correspond le mieux aux
« intérêts » des ouvriers plongés dans les rapports de production capitalistes
émergents. En dépit de la référence de Thompson à un processus de
fabrication historique, son récit contient une implication d’immanence. Il
dépeint l’action politique séculière et rationaliste comme la seule forme
possible de conscience de classe, faisant ainsi de la manifestation de celle-ci
une donnée naturelle ou inévitable au lieu d’être le produit d’une bataille et
d’un débat. C’est ce qu’il montre non seulement en privilégiant certains
mouvements, mais également en définissant leur modèle opposé, négatif ; il
voit dans l’usage fait par certains d’une imagerie religieuse sexualisée
l’antithèse de l’action politique, l’aspect fou, en quelque sorte, du discours
de la classe ouvrière.
Le méthodisme orthodoxe représente le côté refoulé de cette tendance ;
son rapprochement du péché et de la sexualité aboutit à un « érotisme
pervers » dans lequel Satan est identifié au phallus et le Christ à l’amour
féminin. Sa variante non orthodoxe, conduite par une ouvrière pauvre,
Joanna Southcott, est montrée sous un visage délirant et hystérique ;
contrairement au méthodisme, il s’agissait presque exclusivement d’un
« culte des pauvres ». Remarquable par sa ferveur apocalyptique, la
prédication de Southcott évoque un florilège d’images sexuelles scabreuses
d’où disparaît parfois, dit Thompson, « tout sens27 ». Le fait que Southcott
ait eu des adeptes longtemps après sa mort est indiscutable ; les aspects les
moins plaisants du messianisme utopique de Robert Owen s’inspirent en
effet directement de son action : « M. Owen, le philanthrope, a jeté sur ses
épaules le manteau de Joanna Southcott28. » L’évocation d’une société dans
laquelle régneraient l’affection conjugale, la liberté sexuelle, le mutualisme
économique et l’équilibre entre des forces opposées – le pouvoir intellectuel
et la force physique, la ville et la campagne, l’agriculture et les machines,
les hommes et les femmes – imprégnait la vision millénariste d’Owen. Les
difficultés d’application (aucune stratégie autre que la conversion n’était
envisagée pour transformer la société) ont conduit Thompson, citant Marx
et Engels, à douter de son efficacité politique.
Thompson préfère opérer une distinction entre les revendications
utopiques d’Owen et le radicalisme politique des artisans de son obédience,
qui se manifestait dans les sociétés coopératives, les syndicats, les bourses
ouvrières. De même, il différencie le contenu religieux du southcottianisme
des serments rituels qui résonnaient dans le mouvement luddite. En effet, ce
sont les pratiques – la solidarité communautaire des églises méthodistes, la
prédication laïque des sectes indépendantes, la coopération au sein de
l’owenisme – que l’on retrouve dans l’action politique de la classe
ouvrière ; selon Thompson, le contenu de l’enseignement religieux, quant à
lui, n’a pas été transmis. « Le southcottianisme n’était guère un
millénarisme révolutionnaire ; il ne poussa pas les hommes à l’action
sociale et ne s’attaqua guère au monde réel. » Il y voyait plutôt la
conséquence psychique de la contre-révolution, « le millénarisme du
désespoir29 ».
Eric Hobsbawm a pourtant avancé exactement le contraire ; il a montré
que les mouvements apocalyptiques ont coïncidé avec une activité
révolutionnaire accrue, et même que le mouvement religieux et le
mouvement révolutionnaire se sont souvent nourris l’un l’autre. Barbara
Taylor a démontré avec brio que le vocabulaire sexualisé de ces sectes
religieuses visionnaires pouvait servir à exprimer des critiques
profondément radicales et conduire les femmes aussi bien que les hommes à
participer à l’action sociale. Les images masculines de Satan pouvaient
s’interpréter comme une attaque contre le capitalisme (une attaque qualifiée
de pugnace, d’énergique et de virile dans la rhétorique utilisée alors par la
bourgeoisie). En revanche, la face opposée, féminine, de cette imagerie
projetait celle d’un ordre social non aliéné, aimant, coopératif. Dans une
autre étude, Deborah Valenze rattache la résistance dont a fait preuve
l’économie domestique confrontée au nouvel ordre industriel aux traditions
de la « religion des cottages » (dans laquelle officiaient des prédicatrices
aussi bien que des prédicateurs, et dont les enseignements proposaient une
vision élogieuse, elle aussi, de certains caractères féminins). L’ensemble des
images sexualisées, grâce à leur façon de mettre en valeur les relations
affectives et spirituelles au sein du foyer et de la communauté, défiaient
directement le matérialisme, les valeurs individuelles et les pratiques de la
nouvelle économie politique. De plus, Taylor suggère que l’évaluation
positive du féminin a ouvert la voie à l’inclusion des femmes dans les
mouvements owenites. Des connexions claires ont été établies, en théorie et
en pratique, entre l’idéalisation du féminin, la revendication de droits pour
les femmes et les projets d’un nouvel ordre socialiste30.
Les frontières entre la critique religieuse et la critique politique, entre la
terminologie de la politique et celle de la sexualité, semblent ne pas avoir
été aussi nettes que Thompson a bien voulu le dire. Son insistance à tracer
des frontières l’a amené à faire d’un courant particulier de l’activité
politique du début du XIXe siècle le seul mode d’action de la classe ouvrière.
Ce choix ne résulte pas seulement de son goût pour la rationalité en
politique, il procède également du lien implicite que sa théorie établit entre
les « producteurs » et l’action politique concrète. Bien qu’il reconnaisse,
comme nous l’avons vu, que tous les producteurs ne sont pas des hommes,
en réalité dans son schéma la plupart le sont et, plus important encore, la
production est montrée comme une activité masculine (même si elle ne l’est
pas exclusivement). Dans le même ordre d’idées, une sorte de symbolisme
s’attache à certains personnages de la construction narrative. Tom Paine
représente l’expression politique par excellence, le citoyen des révolutions
démocratiques. Avec son Rights of Man (Les Droits de l’homme), Paine a,
fort à propos, fourni au mouvement politique de la classe ouvrière son texte
fondateur. Joanna Southcott est le personnage qui fait figure d’antithèse.
Pétrie d’illusions et pourtant charismatique, elle faisait miroiter dans ses
paroles l’attrait de la sexualité et de la religion ; la prophétie fantastique
était son mode d’expression, et on perçoit dans l’épisode de sa grossesse
nerveuse la stérilité de son message révolutionnaire. Présentés de la sorte
dans le récit, Paine et Southcott incarnent la face positive et la face négative
de l’avenir qui s’offre à l’action politique de la classe ouvrière ; qu’il
s’agisse d’un homme et d’une femme souligne simplement l’intensité du
contraste entre la dimension masculine et féminine de leurs messages
respectifs, et le soutien emphatique qu’apporte Thompson à la politique
rationnelle.
Il va de soi que toutes les femmes citées dans La Formation de la classe
ouvrière anglaise ne sont pas des prophétesses exaltées ou des ménagères.
On y rencontre aussi des femmes comme Mary Wollstonecraft, dont les
écrits se rattachent à la tradition politique de l’individualisme
révolutionnaire, et d’autres figures moins connues mais qui, comme
Wollstonecraft, sont décrites comme les partenaires égales des
révolutionnaires de sexe masculin. Susannah Wright, une raccommodeuse
de dentelles de Nottingham, est qualifiée de « très différente » de la plupart
des bénévoles accompagnant Richard Carlile. Poursuivie pour avoir vendu
un des manifestes de Carlile, elle s’est défendue seule devant le tribunal,
interrompant sa plaidoirie pour mettre son enfant au sein ; saluée sur
l’instant par un tonnerre d’applaudissements, elle a survécu au séjour en
prison que lui a valu son infraction. Alors que la presse voyait en elle le
symbole de la vulgarité sans vergogne de la subversion radicale, Carlile l’a
dépeinte comme une femme « de santé très délicate, et, en vérité, faite toute
d’esprit, pas de matière31 ». (La façon dont la presse conservatrice présente
toujours ce qui est politiquement dangereux comme étant de nature
sexuelle, de même que la bienséance que les révolutionnaires, pour
défendre leur réputation, se croient obligés de respecter éclairent la manière
dont les femmes sont décrites par les mouvements ouvriers, et aussi ce
qu’étaient les rapports de genre à l’intérieur de ces mouvements. Il est clair
que Thompson trouve intéressante la question de la nature de ces
commentaires de presse, mais qu’il ne poursuit pas son analyse à ce
propos32.)
Une autre héroïne de Thompson est Susan Thistlewood, la femme
d’Arthur Thistlewood, le conspirateur de la rue Cato voué à une fin
tragique. Elle était, nous dit Thompson, « un personnage médiocre », mais
« une militante jacobine à part entière, d’allure froide et intellectuelle, prête
à prendre une part active à la défense (de son mari)33 ». Comme il l’a fait
pour Susannah Wright, Thompson établit une distinction entre Susan
Thistlewood et la plupart des autres femmes. Elle n’était pas « quantité
négligeable », dit-il, ce qui semblerait impliquer que la plupart des autres
femmes l’étaient. Que Thompson ait pensé de toutes les autres femmes
qu’elles étaient quantité négligeable, ou bien qu’il ait supposé que tel était
l’avis de ses lecteurs, les exemples qu’il donne aboutissent au même
résultat. Il montre que les femmes, quand elles sont exceptionnelles, sont
capables de faire preuve d’un comportement politique semblable à celui que
les hommes adoptent généralement. Les héroïnes de Thompson lui
permettent de confirmer l’ampleur du contraste entre Paine et Southcott tout
en soulignant le fait qu’il est possible aux femmes de comprendre la nature
des actions qui caractérisent la conscience politique de la classe ouvrière
anglaise dans les années 1820 et 1830, et d’agir en conséquence. Quand
elles évitaient le piège de l’émotivité verbale et qu’elles se conduisaient de
façon rationnelle, ces femmes singulières pouvaient même remplir les
conditions nécessaires pour atteindre la conscience de classe.

II

Thompson plaçait La Formation de la classe ouvrière anglaise dans le


contexte du mouvement ouvrier dont il avait entrepris d’écrire l’histoire. La
terminologie du livre et ses stratégies symboliques font sens dans des
termes qui devaient être familiers aux membres de ce mouvement. Le
travail, au sens d’une activité productive, déterminait la conscience de
classe, qui était elle-même porteuse d’une politique rationaliste ; la vie
domestique restait extérieure aux processus de production, elle
compromettait ou subvertissait la conscience de classe en se faisant souvent
l’alliée des mouvements (religieux) dont le mode d’action était
« émotionnel ». L’un et l’autre, antithétiques, étaient clairement codés, le
travail masculin d’une part, la domesticité féminine de l’autre ; autrement
dit, la classe était une construction sexuée.
Le contraste entre le rationnel et l’émotionnel revient souvent dans le
vocabulaire politique de Thompson. Dans une interview de 1976, par
exemple, il a opposé « l’activité émotionnelle » de la second New Left
(seconde Nouvelle Gauche) à « une activité politique [antérieure] plus
rationnelle et plus ouverte ». « Cette Nouvelle Gauche comportait des
éléments dans lesquels les historiens pouvaient reconnaître, au premier
coup d’œil, une bourgeoisie répugnante se livrant à des actes révoltants – à
savoir une gesticulation émotionnelle non rationaliste et auto-exaltée, dont
le style n’a guère sa place dans un mouvement révolutionnaire sérieux et
profondément enraciné34. »
Le contraste montré ici porte sur la classe et la politique, mais il n’en
résonne pas moins en parallèle avec les définitions sexuées élaborées dans
La Formation de la classe ouvrière anglaise. Il s’y ajoute encore la
dimension ouvrier/bourgeois. Ces considérations prennent un sens
particulier quand on se souvient que, dans les années 1890, les voix
dominantes du mouvement ouvrier et socialiste désignaient le féminisme
comme un mouvement bourgeois. Affirmer que les intérêts des femmes
constituaient une revendication politique et sociale en soi relevait d’un
point de vue souvent écarté comme individualiste, nombriliste, une
revendication propre à la bourgeoisie, une manière de détourner de
l’égalitarisme et de ses besoins véritables la classe ouvrière prise dans son
ensemble. Dans la mesure où le féminisme est apparu au cours des
années 1960 dans le contexte de la « seconde Nouvelle Gauche », il aurait
pu éventuellement (mais pas sur le moment) être perçu comme antagoniste
à la tradition politique (virile) mise en évidence par Thompson.
Il serait possible d’admettre une telle analyse si la position de Thompson
était exclusivement rationaliste. En réalité cependant, une grande partie de
son travail reprend des thèmes romantiques décidément non rationalistes.
Tout bien considéré, un des héros qu’il préfère est le socialiste romantique
William Morris, dont il a écrit une biographie remarquable en 1955 ; un
autre de ses préférés est William Blake – et son « muggletonianisme » –,
pour lequel il manifeste de la sympathie, et dont il cite les paroles au début
et à la fin de La Formation de la classe ouvrière anglaise. Dans le livre,
Blake permet à Thompson de nouer un lien, capital, entre « les romantiques
et les artisans radicaux » en raison de leur résistance commune (dans les
années 1790-1830) à « l’annonciation de l’Homme-âpre-au-gain » : « Après
William Blake, il ne se trouva plus d’esprit qui ne fût à l’aise dans les deux
cultures à la fois, et qui puisse jeter des ponts entre les deux traditions35. »
Blake incarnait l’accord possible entre la poésie et la politique, la
cohabitation de l’aspiration romantique et de la résistance rationnelle au
sein d’un seul mouvement. De la même façon, Morris offrait le moyen
d’explorer les limites de la pensée utopique (romantique), de distinguer les
utopies pouvant coexister avec la politique rationaliste de celles qui étaient
exclusivement émotionnelles. Selon Thompson, les utopies qui permettent
d’évaluer le présent de façon critique parce qu’elles témoignent d’un
engagement moral profond, et qui déclenchent dans l’imaginaire le désir
d’un avenir d’un type particulier, sont compatibles avec la pratique de la
politique ; elles lui sont même nécessaires. Ainsi, ce qui l’a tout d’abord
intéressé chez Morris, c’est la capacité qu’avait ce dernier d’exprimer ce
que Thompson qualifiait en 1955 d’« utopie scientifique ». Celle-ci
comportait une analyse des moteurs du changement, « la maîtrise du
processus historique, la compréhension des bases économiques et sociales
du communisme36 ». Pour Thompson, la fascination initiale que Morris
avait exercée sur lui reposait sur son plaidoyer en faveur d’une « conscience
morale, cet agent vital du changement social37 ».
En 1976, dans sa postface à la biographie de Morris, Thompson s’est
expliqué sur ses efforts antérieurs visant à pleinement inscrire Morris dans
la tradition du marxisme orthodoxe. Mais il a réaffirmé la distinction qui
nous intéresse ici. En atténuant l’importance qu’il avait accordée à la
démarche scientifique et en soulignant au contraire le rôle des projections
imaginaires créatives, Thompson n’est pas revenu sur ce qu’il considérait
être les critères originaux de l’utopie : « Reconnaître la valeur de l’utopie
[…] ne signifie pas que n’importe quel projet utopique vaille n’importe quel
autre […]. Il y a des façons contrôlées de rêver et d’autres qui ne le sont
pas, mais le contrôle est celui de l’imagination, pas celui de la science. » Le
plus important à ses yeux restait que Morris avait proposé une analyse de
l’orientation du changement historique, imprégné son analyse de
convictions morales et indiqué sa préférence quant au meilleur moyen d’y
parvenir. En outre, ses indications « se situaient dans le cadre d’une
argumentation politique et historique étroitement contrôlée38 ».
Henry Abelove a proposé une façon très intéressante de lire Thompson
dans le contexte de la critique du stalinisme postérieure à 1956, celle qui
s’intéressait alors à la mise en œuvre d’un socialisme démocratique plus
ouvert. Il montre que l’accent mis par Thompson sur la créativité et la
flexibilité défie le matérialisme « scientifique » rigide du Parti communiste
britannique ; sa découverte du rôle joué par l’imagination dans le
mouvement socialiste (britannique) antérieur apportait le soutien de
l’histoire à son engagement présent en faveur de ces valeurs. La poésie est
l’exemple parfait d’une forme d’action profondément inspirée
qu’influencent des sentiments que l’art exprime le mieux. Le poète occupait
ainsi une fonction décisive dans la politique révolutionnaire, car il pouvait
exprimer des aspirations qui, en s’ajoutant aux programmes concrets,
poussaient les hommes à l’action39. Il importe de noter que le contraste créé
ici oppose l’imagination à la science, la poésie à un esprit pratique par trop
inflexible. Thompson ne suggère pas que la poésie est « spirituelle » par
opposition au matérialisme ; en revanche il y voit une composante qui
s’insère dans la politique et la vie matérielle, concrète.
La critique faite par Thompson du centralisme démocratique exigeait
qu’en même temps soient fournies des preuves de la rationalité
fondamentale du peuple ouvrier. La Formation de la classe ouvrière
anglaise montrait qu’on pouvait compter sur les ouvriers pour imaginer une
politique adaptée à la satisfaction de leurs intérêts. Après tout, les luddites
avaient été capables d’un certain humour sombre, mais truffé d’inventions,
quand ils avaient soigneusement désigné à leur vindicte des cibles bien
choisies : les représentants de l’individualisme et de l’utilitarisme. Le génie
de Thompson dans les chapitres sur les luddites a été de mettre le doigt sur
la pensée stratégique, la motivation collectiviste et mutualiste, la direction
collégiale (la démocratie participative), qui informaient ce que les officiels
de l’époque qualifiaient (en se trompant) de comportement non civilisé et
même archaïque. En la matière, il importait d’écarter toute « émotivité »
pour donner une interprétation juste des éléments du dossier (la plupart
d’entre eux provenant d’archives policières) et insister sur le fait qu’une
politique rationnelle et laïque n’avait pas besoin d’être imposée par le haut.
Riches de leurs propres inventions, les ouvriers pouvaient faire montre
d’une grande créativité. Une sorte de poésie magnifique, évidente pour
Thompson, se dessinait ainsi dans le mouvement politique rationnel créé
« d’en bas ».
Selon Thompson, la fonction de la poésie est d’enrichir la politique au
moyen de l’imagination, pas d’en saper l’efficacité par une spiritualité
indisciplinée. Dans cette définition choisie avec soin, nous rappelle
Abelove, c’est la motivation même de Thompson qui est en jeu. Pour ce
qu’on en sait, Thompson voulait être poète ; le titre de La Formation de la
classe ouvrière anglaise joue sur les mots : poète, en vieil anglais, se disait
« maker », c’est-à-dire créateur, fabricant. « Making (l’action de créer ou de
faire) signifie aussi bien écrire de la poésie que construire, réaliser. » Selon
Abelove, le titre « La Formation (ou la création) de la classe ouvrière
anglaise se rapporte à la fois à l’œuvre de Thompson et à ce que le peuple
ouvrier anglais est parvenu à accomplir pour lui-même, par la lutte40 ».
Le travail de Thompson s’attache constamment à étudier le rôle politique
du poète. Dans « Outside the Whale », il condamne la désertion de W.
H. Auden, son abandon de la lutte politique, mais il insiste sur le fait que
personne n’est obligé de s’adonner à ce type d’action, un artiste encore
moins qu’un autre41. Pour Thompson, une voie moyenne doit exister entre
ce qu’Abelove appelle le désenchantement pour cause d’illusions trop
exigeantes et une apostasie complète. Cette voie est celle où trouve sa place
une aspiration persévérante, scrupuleuse mais créative, et c’est elle qui offre
les meilleures chances d’articuler le poétique et le politique42. Les autres
options sont frappées de stérilité. Sans la poésie, la politique devient
mécanique, privée de vie. Sans la politique, l’aspiration poétique est mort-
née ; elle dégénère en une émotivité complaisante à l’égard de soi. À tout
prendre, la clé qui permettait de comprendre la pensée de Morris, c’était
que son utopisme s’exprimait « sous le contrôle d’une argumentation
historique et politique solide ». En d’autres termes, c’était le fait que le
rationalisme socialiste avait mis la main sur l’idéalisme romantique qui
rendait Morris attirant aux yeux de Thompson.
Dans la représentation de cette relation entre l’imaginaire et le politique
que propose Thompson, l’impulsion créative était contrôlée et orientée vers
des objectifs rationnels. L’émotivité en soi était bannie ; mais la politique
rationnelle pouvait s’adoucir et s’enrichir grâce au « vocabulaire du désir »,
de l’imagination socialiste. En effet, privée d’une aspiration, d’un désir de
cette nature, la politique rationaliste restait stérile, incapable de stimuler
l’action humaine visant à un changement social révolutionnaire. Bien que
Thompson insiste sur une forme de complémentarité organique (la politique
a besoin de poésie comme la poésie a besoin de la politique), ce n’est pas au
mariage des deux qu’il pense. Au contraire, la poésie doit s’incorporer à la
politique pour qu’une activité (masculine) plus parfaite voie le jour. Cette
fusion s’obtient au plan conceptuel par la définition d’une politique
poétique qui se situe à l’opposé du potentiel subversif de l’émotivité
(féminine). Le contraste sexué donne l’assurance de sa virilité à la poésie en
plaçant la féminité dans une position négative d’exclusion. L’intégration de
la poésie au politique, réalisée de cette façon, constitue pour Thompson la
contribution majeure de William Morris et de William Blake, la sienne
également, à la politique.
La vision politique de Thompson a été beaucoup plus inclusive que les
notions « économistiques » contre lesquelles il s’est élevé. Elle fait de
l’imagination, de l’art, de la passion morale, de l’intellect des composantes
inhérentes au combat politique, vitales pour la bonne santé de celui-ci et son
succès. L’incorporation de ces éléments s’opère par la redéfinition ou
l’élargissement de la définition du politique, par une extension de la notion
de travail pour que celle-ci englobe la création artistique (en faisant de la
productivité intellectuelle un travail d’homme), et par une redéfinition des
représentations sexuées de la politique et de la classe. Celles-ci gardent
leurs marqueurs masculins ; en effet, en incluant l’art dans le masculin,
Thompson le rend acceptable par opposition à une série de notions qui, pour
leur part, demeurent impossibles à inclure – le domestique, le spirituel,
l’émotionnel, le religieux, l’indiscipliné et l’irrationnel –, notions codées
comme féminines. La même démonstration aurait pu se faire d’autres
façons – en insistant par exemple sur l’idée que l’art, codé comme féminin,
serait authentiquement complémentaire du politique (masculin) –, mais
Thompson a choisi de ratifier les fortes significations déjà attachées à la
classe et à la politique au sein de la tradition dans laquelle il s’inscrit, et il
ne les met pas en cause.
Mon propos n’est pas de dénoncer la vision politique de Thompson au
nom d’une façon plus valorisante d’exprimer le féminin, mais plutôt de
mettre au jour l’utilisation que fait l’auteur d’une représentation sexuée et
de lui donner un sens. Car c’est en nous intéressant à ces représentations
que nous retrouvons la présence à la fois centrale et subtile du genre dans la
politique de la classe ouvrière. Cette analyse ne doit pas nous conduire à
condamner Thompson, car sa pensée politique présente bien des aspects qui
restent irremplaçables et pertinents, aujourd’hui encore. Mais, grâce à
l’analyse que j’ai tenté de faire, il nous est possible de prendre la mesure, au
moins en partie, de l’immensité du problème rencontré par les socialistes
féministes. En s’obligeant à travailler à l’intérieur des limites fixées par des
textes canoniques tels que celui de Thompson, elles ont eu affaire à une
tradition qui s’en tenait à une définition universelle de la classe dont la
signification dépendait malgré tout d’une construction sexuée ; une tradition
marquée par un égalitarisme général qui rejetait comme réactionnaire toute
reconnaissance de la complexité têtue de la différence des sexes ; une
tradition qui préconisait l’égalité, mais ne reconnaissait pas ses propres
utilisations de la différence.

III

Il n’a pas été facile de contester le pouvoir de cette tradition, car ce


pouvoir s’appuyait sur la « réalité » sociale présumée de la « classe
ouvrière ». Les historiens comme Thompson voyaient dans leur travail la
mise en valeur de documents portant sur cette réalité, pas une analyse
contribuant à sa construction ; ils ont ainsi exclu a priori des questions sur
le rôle joué par la politique et l’histoire écrite dans la fabrication de
concepts comme celui de classe. Mais les efforts des historiennes féministes
socialistes nous montrent qu’il faut aborder ces questions, en fin de compte,
en interrogeant aussi bien la signification fondamentale des catégories que
la dimension politique de l’histoire elle-même. Cette interrogation prend
acte de l’obligation de choisir son camp dans la lutte des classes qui reste
d’actualité, mais de plus, et de façon plus radicale, elle répond à la nécessité
de comprendre le rôle que joue l’histoire écrite dans la création des identités
individuelles et collectives – identités de genre aussi bien que de classe.
Les premiers travaux féministes portant sur la tradition thompsonienne
n’ont pas franchi le cap d’une reconceptualisation radicale du contenu
même de l’histoire. Par conséquent, ces chercheuses n’ont pas pu construire
le cadre théorique qui aurait permis d’expliquer et de rectifier la place
marginale dévolue aux femmes dans l’histoire de la création de la classe
ouvrière anglaise. Les premières de ces tentatives ont voulu inclure les
femmes dans cette histoire au moyen de données recueillies sur leur
participation à l’activité politique et sociale. Ces études s’accordaient à
considérer la classe comme une catégorie sociologique non problématique,
et supposaient que les femmes avaient été simplement ignorées ou
négligées par les historiens du travail qui les avaient précédées, mais elles
ne s’interrogeaient pas sur les raisons de cette négligence43. Elles estimaient
également qu’une autre construction narrative, parallèle à celle relatant
l’histoire de la classe ouvrière, pourrait facilement s’introduire dans celle-
ci, même s’il fallait y ajouter des variations qui tiendraient compte des
problèmes propres aux femmes comme la maternité et les travaux
domestiques. En réalité, cependant, les choses ne se sont pas passées ainsi.
Les femmes ont continué d’être exclues de l’histoire de la classe ouvrière,
ou maladroitement incluses sous la forme d’illustrations particulières du cas
général (masculin), ou encore traitées d’une façon complètement autonome.
Dans cette approche, les femmes demeurent un sujet particularisé ; leur
histoire n’est pas parvenue à s’élever au niveau canonique de celle de
Thompson, pas plus qu’elle n’a été prise en considération dans une
relecture de l’histoire de la formation de la classe ouvrière vue dans sa
totalité. Ni cette incorporation ni cette révision ne se feront tant que la
question dérangeante soulevée par l’histoire des femmes n’aura pas été
posée de front, avec clarté ; si les femmes ont effectivement participé au
monde du travail et à la lutte politique, comment s’explique leur invisibilité,
ce peu d’attention que leur accordent les théories de la formation des
classes sociales et les traces laissées dans l’histoire ?
Une partie de la réponse réside dans la façon dont les significations de
classe ont été construites ; une autre se trouve dans la manière dont
l’histoire de la classe a été écrite. Thompson pense qu’il y a bien une
histoire de la formation de la classe ouvrière ; c’est la raison pour laquelle il
a imaginé l’analogie entre son livre et une biographie. La vision politique
qui a triomphé des autres possibles devient, dans son récit, l’expression
nécessaire et unique de la conscience de classe, la seule qui mérite d’être
relatée en détail. Ce type d’histoire est, au bout du compte, téléologique
parce qu’elle considère qu’il existe à la fois une certaine inexorabilité et un
lien singulier, continu, entre le passé et le présent. Barbara Taylor a contesté
la vision unifiée de l’action politique de la classe ouvrière en s’interrogeant
sur les différentes traditions en concurrence au sein des mouvements
ouvriers et socialistes. Son travail laisse entrevoir une plus grande
complexité de l’histoire, la lutte pour l’hégémonie que se sont livrée des
visions conflictuelles d’une nouvelle société. Taylor avance que le
féminisme occupait une place centrale dans le socialisme utopique, dans ses
projets les plus imaginatifs et les plus radicaux, et elle relie la disparition
des préoccupations féministes et de la voix des femmes au remplacement de
l’utopie par un « socialisme scientifique » rationaliste. Son examen des
autres efforts qui ont cherché à définir l’action politique de la classe
ouvrière visait à légitimer la critique féministe contemporaine en mettant au
jour ses précédents historiques. « Ainsi les féministes socialistes se réfèrent-
elles aux owenites non par nostalgie pour une tradition disparue depuis
longtemps, mais pour trouver la trace des débuts d’un projet démocratique
et communiste toujours d’actualité, un projet sur lequel nous réfléchissons
encore pour redéfinir les objectifs des mouvements marxistes modernes.
Car, après tout, la réponse apportée à un problème et décrite comme
utopique dépend de qui pose la question44. »
Cette approche annonçait l’avènement d’une critique aux implications
considérables. Car si l’évaluation de la signification d’un programme
politique varie en fonction de « qui pose la question », alors non seulement
l’histoire de Thompson mais ses prémisses théoriques doivent être révisées.
Si la conscience de classe est inhérente à certains rapports de production,
comment des expressions fondamentalement différentes de cette conscience
s’expliquent-elles ? Comment la diversité et les dissensions pouvaient-elles
trouver leur place dans le récit unifié que Thompson avait construit ?
Bien des réponses à ces questions ont été proposées par les féministes
socialistes : la première basée sur la théorie psychanalytique, la seconde sur
une variante du marxisme, et une troisième sur la théorie poststructuraliste
du discours. Les deux premières réécrivent l’histoire de la classe ouvrière,
celle-ci devenant une lutte opposant non seulement les classes, mais les
sexes. Elles considèrent la classe comme un fait accompli et ajoutent une
strate – le genre – à l’histoire de la formation de la classe ouvrière ; il en
ressort un récit plus compliqué. La troisième, de façon plus intéressante me
semble-t-il, soumet la catégorie de classe à un examen analytique
approfondi, et réécrit son histoire non pas d’un point de vue téléologique,
mais au moyen de ce que Foucault, en écho à Nietzsche, nommait la
généalogie45.
Les historiennes féministes ont utilisé la théorie psychanalytique pour
traiter la question de la diversité au sein de la classe ouvrière en y
introduisant la dimension du genre, et pour postuler que le conflit entre les
femmes et les hommes est un élément fondamental de l’expérience humaine
et de l’organisation sociale moderne, une donnée aussi fondamentale que
les rapports de production ou les conflits de classe. De plus, les
psychanalystes soulignent l’importance du rôle de l’inconscient dans le
comportement humain, et ils introduisent par ce biais une critique
redoutable des prémisses du rationalisme et de l’égalitarisme libéral. Par
exemple, l’historienne Sally Alexander a ouvert une brèche théorique
d’importance en intégrant des notions lacaniennes dans ses analyses du
comportement social46. Trop souvent, cependant, la prémisse d’un
antagonisme sexuel persistant a été désignée, littéralement, comme la cause
du caractère inexorable du conflit qui oppose des femmes et des hommes de
chair et de sang. Les argumentations complexes de Freud et de Lacan sur le
processus de construction de l’identité de genre et la bisexualité du sujet se
réduisent à des considérations sociologiques sur la différence objective,
chez les femmes et chez les hommes, de l’expérience, des intérêts, de
l’attitude, du comportement et des choix politiques. « Les hommes » et « les
femmes » sont censés constituer des catégories d’identité figées dont les
besoins varient historiquement (mais restent fondamentalement
conflictuels). En fait, comme le montrent les livres de Thompson et de
Taylor, les différences marquées ne sont pas évidentes en permanence. Au
début du XIXe siècle, des femmes participaient héroïquement à une action
politique rationnelle alors même que des hommes s’associaient goulûment
aux élucubrations délirantes de Mme Southcott. Si l’opposition
homme/femme a l’apparence d’une donnée culturelle persistante, les
hommes et les femmes ne se situent pas toujours dans des camps opposés.
Car, alors, comment s’explique l’émergence de mouvements politiques qui
affichent des programmes différents concernant les relations entre les sexes,
qui proposent différentes façons d’exprimer la signification de la classe, et
qui donnent différentes représentations de la différence des sexes, inscrites
dans leur vocabulaire ?
Une réponse indirecte à ces questions traite de la connexion entre le
genre et la classe vue sous l’angle de l’analyse des « systèmes duels ». Vu
de la sorte, le patriarcat est un système social parallèle au capitalisme, qu’il
recoupe par ailleurs. Chaque système possède son organisation et ses
relations propres, sa dynamique, son histoire et son idéologie particulières.
Les « origines » du patriarcat se situent le plus souvent dans la famille et les
liens de parenté, lesquels incluent les rapports de production domestique et
de reproduction. Les relations capitalistes se développent à partir des
rapports de production et impliquent des pratiques économiques qui (au
moins en théorie) sont aveugles quant au sexe et étanches quant au genre47.
Dans cette analyse, l’avènement du capitalisme a entraîné le transfert d’une
« idéologie de genre » patriarcale vers les pratiques économiques, le
déplacement, si l’on veut, d’idées régnant dans un champ (où elles
pouvaient s’expliquer par des relations matérielles) vers un autre. L’analyse
des systèmes duels évite quelques-uns des pièges les plus patents de la
psychanalyse, car le comportement parfois identique des hommes et des
femmes peut s’interpréter comme une « idéologie de genre » qui reste
problématique ; mais la question de savoir pourquoi cette idéologie perdure
avec autant de force demeure posée ; comment celle-ci se relie-t-elle à
l’articulation de l’intérêt de classe, et pourquoi différentes stratégies
politiques (incluant des rapports de genre et de classe) apparaissent-elles au
sein de groupes sociologiquement similaires ? Cette analyse propose une
solution mécanique, en quelque sorte recadrée par la logique de l’analyse
matérialiste qui permet à l’« idéologie de genre » d’entrer en tant que
variable indépendante dans l’analyse du capitalisme, tout en respectant son
impératif sociologique – la nécessité de tenir compte du fait que cette
idéologie est directement produite par l’organisation sociale et matérielle.
Malgré leurs différences, le système duel et la théorie psychanalytique
ont été repris sur ce mode sociologisant par les chercheuses féministes,
historiennes du travail. Aussi ne se sont-elles pas préoccupées des questions
politiques telles que les ont posées les travaux de Barbara Taylor. Quelles
sont les sources des différents programmes politiques élaborés par les
ouvriers ? Comment s’expliquent les différentes façons d’exprimer et de
définir la classe ? Comment expliquer théoriquement l’existence de diverses
traditions, de modèles de « conscience » différents chez des ouvriers qui
pourtant se ressemblent ? Pas en s’appuyant sur de simples corrélations
sociologiques entre l’existence sociale et la pensée politique ; pas en
s’accrochant à l’idée de l’immanence de la conscience, consubstantielle à
l’expérience sociale ; pas en faisant de la classe un mouvement unifié,
enraciné dans une perception partagée et singulière d’un intérêt commun.
En d’autres mots, pas en s’enfermant dans le cadre analytique de l’histoire
de Thompson, mais en problématisant toutes les connexions que celui-ci
considère, si facilement, avoir été établies une fois pour toutes. Mais
comment faire cela ?
La voie à suivre a commencé d’apparaître dans les analyses du discours
et de l’idéologie faites par des historiennes féministes. Ainsi, Jane Lewis a
méthodiquement retracé l’influence exercée par l’« idéologie de genre »
(quelle que soit son origine) sur les programmes politiques des ouvriers.
Elle en appelle aux historiennes féministes pour qu’elles étudient « la façon
dont le genre et la classe sont construits ensemble », envisageant ainsi une
réciprocité conceptuelle qui met en cause l’approche du système duel48. La
contribution de Lacan, adroitement résumée par Alexander, souligne le rôle
crucial joué par le langage dans l’accession de l’enfant à la conscience ; elle
donne à entendre qu’il faut repenser les définitions de la conscience telles
qu’elles émaillent les travaux récents de l’histoire sociale. En matière de
conscience, il s’agit de réviser la conceptualisation du discours et de la
rhétorique en introduisant, dans la connexion entre la réalité objective de
l’existence et sa perception par le sujet, le problème de la représentation
ainsi que la contingence et la variabilité des significations.
Parmi les féministes britanniques, Denise Riley est sans doute celle qui a
le plus complètement historicisé cette approche. Dans son livre sur le
féminisme et la catégorie « femmes », elle propose une analyse qui peut
utilement s’appliquer à l’étude des « femmes » de la « classe ouvrière », ou
d’ailleurs à n’importe quelle catégorie dont on situe l’origine dans la nature
ou dans des relations sociales objectives : « Pour dire les choses
schématiquement, la catégorie “femmes” est une construction historique et
discursive, toujours relative à d’autres catégories qui changent elles aussi ;
les “femmes” forment une collectivité fluctuante dans laquelle les
personnes de sexe féminin peuvent être positionnées de façons si différentes
qu’on ne saurait tabler sur la continuité du sujet “femmes” ; les “femmes”
forment, en tant que collectivité, un ensemble erratique aussi bien
synchroniquement que diachroniquement, alors même que, pour l’individu,
“être femme” constitue un état tout aussi inconstant, qui ne s’appuie sur
aucune fondation ontologique49. »
Si on peut dire la même chose d’un ouvrier ou d’un membre de la classe
ouvrière, la question cesse d’être celle de la conscience pour devenir celle
de l’organisation de la représentation, celle du contexte et de la dimension
politique de n’importe quel système de représentation donné. L’identité
devient alors non pas le reflet d’une réalité essentielle, mais une question
d’appartenance politique. Prise sous cet angle, l’histoire féministe modifie
la narration de Thompson. Elle refuse le caractère téléologique de son récit
et le réécrit comme étant l’histoire de la formation de l’identité politique
vue à travers la représentation de la différence des sexes. La classe et le
genre se retrouvent inextricablement mêlés dans cette analyse – en tant que
représentations, identités, pratiques sociales et politiques.

IV

Dans la préface de La Formation de la classe ouvrière anglaise,


Thompson a élaboré une définition unitaire de la classe : il s’agit d’une
relation historique, pas d’une catégorie ni d’une chose ; sa signification est
consubstantielle à des rapports oppositionnels et aux définitions que les
hommes donnent à ces rapports. Pour Thompson, la question était celle de
la temporalité et du contexte – quand et dans quelles circonstances l’identité
commune de la classe ouvrière a-t-elle été identifiée ? Les intérêts et
l’expérience partagés qui ont donné le jour à cette identité existaient
indépendamment de la conscience de classe, estime-t-il ; ils la précédaient
et structuraient, chez les hommes, la nature de leurs perceptions. La
conscience de classe était l’expression culturelle des rapports de production
subis, et il s’agissait d’un phénomène identifiable, même si celui-ci variait
selon le lieu. Si nous nous occupions, dans cette construction narrative, du
discours et non pas de la conscience, de nouvelles perspectives
interprétatives s’ouvriraient à nous. Premièrement, nous devrions nous
demander de quelle manière, à certains moments précis de l’histoire, les
catégories de classe ont été formulées à travers les représentations ; pour ce
faire il nous faudrait rechercher, simultanément, les ressemblances qui
témoignent de la limite des possibilités linguistiques et les différentes sortes
d’expression, les différentes définitions elles-mêmes et la compétition entre
elles : affirmations, négations et répressions. Nous nous intéresserions au
processus par lequel une définition a pris le pas sur les autres, en étudiant
aussi bien les relations politiques explicitement exprimées que les autres,
implicitement structurées. Il en résultera non pas le concept d’une classe
unitaire ni une histoire téléologique, mais une vision de la classe
conceptualisée comme un champ contenant inévitablement des
significations multiples et contestées. Deuxièmement, nous pourrions nous
demander comment les façons d’en appeler à la différence des sexes ont
figuré dans le processus. Par exemple, comment l’exclusion – ou la
marginalisation – de ce qui a été construit comme féminin a permis qu’on
accepte que des codes masculins imprègnent l’idée de la classe ? Comment
des significations particulières de la classe ont-elles été « naturalisées » par
le genre ? Et, réciproquement, comment une conception de la classe vue
comme un ensemble de relations naturellement dérivées de conditions
économiques a mis en place certaines des notions de genre. Troisièmement,
nous pourrions nous demander comment et selon quelles modalités les
conceptions de classe organisent (les perceptions de) l’expérience sociale.
Plutôt que de présumer qu’existe une correspondance parfaite entre la vie
matérielle et la pensée politique, entre l’expérience et la conscience, cette
approche bouscule cette corrélation et réfute l’opposition entre les deux.
Elle montre que l’articulation, la définition – la construction du sens – doit
être analysée comme une série d’événements en soi. La sympathie
manifestée par Thompson pour certaines traditions révolutionnaires
anglaises met en évidence des influences thématiques et des continuités
dans l’expression politique de la classe ouvrière, mais il ne traite pas des
processus culturels, subjectifs et textuels par lesquels ces thèmes acquièrent
du sens.
Thompson a insisté sur le fait que les termes utilisés pour exprimer l’idée
de classe variaient en fonction du lieu et du temps, mais il ne s’est pas
demandé comment le sens du concept lui-même s’était construit. C’est à
cette tâche de « déconstruction » que quelques féministes se sont attelées
pour résoudre l’énigme de l’invisibilité des femmes, de leur marginalisation
ou de leur subordination dans les histoires de la classe ouvrière. Car si nous
commençons par mettre en lumière les représentations de la classe, il
devient possible de relativiser des présupposés si bien enracinés dans nos
traditions, si bien naturalisés, qu’ils en sont devenus des vérités d’évidence,
des vérités qui transcendent les clivages politiques et idéologiques.
Replacés dans une perspective relativiste, les textes canoniques se
transforment en des cibles fort utiles, car leur intérêt réside, au moins en
partie, dans leur capacité d’incarner et d’exprimer ces présupposés
« naturels » d’une façon parfois tout à fait nouvelle, parfois
confortablement habituelle. Grâce à l’analyse de ces textes, nous
comprenons mieux comment une idée comme la classe construit son propre
champ conceptuel, et comment un texte tel que l’histoire reconstituée par
Thompson parvient à fonder ce champ sur des bases empiriques fouillées
(considérées, de ce fait, comme incontestables). La critique qui met en
évidence de nouvelles preuves empiriques garde toute son importance bien
entendu, mais les concepts qui fondent le champ lui-même doivent, eux
aussi, être remis en question.
Nombre de critiques, venant d’historiennes féministes, ont mis en cause
l’intérêt porté aux interrogations suscitées par l’écriture « traditionnelle » de
l’histoire, arguant que celle-ci se fondait principalement sur des sources
masculines et ne faisait pas des femmes, comme il convenait, des sujets
historiques à part entière. S’il est exact que nous devons être sensibles à
l’argument selon lequel, dans toute recherche portant sur la classe, il faut se
préoccuper des femmes, il n’en demeure pas moins que cette préoccupation
prend souvent trop de choses pour argent comptant, et qu’inévitablement
elle ne peut rester qu’incomplète. Pouvons-nous travailler sur les femmes
de la classe ouvrière sans étudier comment le féminin était utilisé pour
construire la conception de classe ? Pouvons-nous travailler sur n’importe
quelles femmes sans nous demander comment leur culture les représentait,
et comment elles se définissaient elles-mêmes ? Pouvons-nous présumer
qu’il n’existe aucun lien entre la représentation culturelle et la définition de
soi ? Comment pouvons-nous analyser ce lien ? Pouvons-nous présumer
qu’il existe une vision de cette définition de soi commune à toutes les
femmes, ou à toutes les femmes appartenant à la même classe ? Y avait-il
un « intérêt » commun, pouvant être objectivement décrit, chez toutes les
femmes de la classe ouvrière dans l’Angleterre du XIXe siècle ? Comment la
politique et les revendications des mouvements politiques particuliers
figuraient-elles dans la définition de cet « intérêt commun » ?
Nous ne pouvons pas travailler sur la classe sans interroger ses
significations – examiner non seulement le vocabulaire utilisé et le contenu
des programmes politiques qui lui sont liés, mais également l’histoire de
son organisation symbolique et sa représentation linguistique. Aussi, avant
que les féministes historiennes du travail ajoutent les femmes à des
constructions historiques telles que La Formation de la classe ouvrière
anglaise, je crois qu’il faut commencer par chercher à comprendre
comment ont été écrits des livres comme celui de Thompson. Grâce à des
opérations analytiques de ce type, nous parviendrons à théoriser une autre
histoire politique de la classe ouvrière, qui refondera notre savoir sur le
genre et la classe.

1 Cet essai a été présenté pour la première fois lors de la rencontre de l’American Historical
Association en décembre 1983. Il a été par la suite largement réécrit et approfondi pour le séminaire
du Wesleyan Humanities Institute en décembre 1986, afin d’être publié dans Joan W. Scott, Gender
and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988.
2 E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, traduit de l’anglais par Gilles
Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault (1963), Paris, Gallimard, 1988.
3 Frederic Jameson, The Political Unconscious : Narrative as a Symbolic Act, Ithaca, New York,
Cornell University Press, 1981, p. 19.
4 Sur ce point, voir Jacques Rancière, « The Myth of the Artisan : Critical Reflections on a
Category of Social History », International Labor and Working Class History, no 24, 1983, p. 1-16.
5 E. P. Thompson, op. cit., p. 187.
6 La Nouvelle Gauche aux États-Unis renvoie à une formation hétérogène de groupes qui se sont
créés dans la continuité du mouvement des droits civiques et de la lutte contre la guerre du Vietnam à
partir des années 1960 et jusque dans les années 1970, et qui s’inscrivaient en rupture avec les
groupes de gauche et marxistes des années 1950.
7 E. P. Thompson, « Outside the Whale », in Out of Apathy, Londres, New Left Books, 1960,
p. 152.
8 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 13.
9 Sur le problème de l’expérience dans l’ouvrage d’E. P. Thompson, voir William Sewell Jr.,
« How Classes Are Made : Critical Reflection on E. P. Thompson’s Theory of Working-Class
Formation », in Harvey J. Kaye et Keith McClelland (dir.), E. P. Thompson : Critical Debates,
Oxford, Oxford University Press, 1987. Voir aussi Sande Cohen, Historical Culture : On the
Recoding of an Academic Discipline, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 174-229.
10 « Interview with E. P. Thompson », in MARHO, Visions of History, New York, Pantheon,
1983, p. 7.
11 Ibid.
12 E. P. Thompson, « Outside the Whale », art. cité, p. 174-175.
13 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 15 (trad. modifiée).
14 Ibid., p. 13.
15 Ibid., p. 15.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 23.
18 Ibid., p. 376.
19 Ibid., p. 375.
20 Ibid., p. 376.
21 Ibid., p. 658.
22 Ivy Pinchbeck, Women Workers and the Industrial Revolution, Londres, Routledge and Kegan
Paul, 1930.
23 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 374.
24 E. P. Thompson, « Outside the Whale », art. cité, p. 173.
25 Ibid.
26 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 14.
27 Ibid., p. 350.
28 Ibid., p. 708.
29 Ibid., p. 350. Joanna Southcott n’était liée à aucune dénomination religieuse et elle n’avait pas
de titre officiel. Toutefois, ses sermons étaient populaires et attiraient un large public.
30 Eric J. Hobsbawm, « Methodism and the Threat of Revolution », History Today, vol. 7,
no 124, 1957 ; Eric J. Hobsbawm, Primitive Rebels : Studies in Archaic Forms of Social Movements
in the Nineteenth and Twentieth Centuries, New York, Norton, 1959, p. 106-107 ; Barbara Taylor,
Eve and the New Jerusalem, op. cit. ; Deborah M. Valenze, Prophetic Sons and Daughters,
Princeton, Princeton University Press, 1985.
31 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 659.
32 Pour une approche psychanalytique de ce type d’analyse, voir Neil Hertz, « Medusa’s Head :
Male Hysteria under Political Pressure », Representations, vol. 4, 1983, p. 27-54.
33 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 636.
34 E. P. Thompson, « Interview », art. cité, p. 10.
35 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 749.
36 E. P. Thompson, William Morris : Romantic to Revolutionary, New York, Pantheon, 1977,
p. 605.
37 Ibid., p. 721.
38 Ibid., p. 793, 803.
39 Henry Abelove, « Review Essay : The Poverty of Theory by E. P. Thompson », History and
Theory, vol. 21, 1982, p. 132-142. Pour avoir une idée de la vie au sein du Parti communiste
britannique, voir Raphael Samuel, « Staying Power : The Lost World of British Communism, Part
2 », New Left Review, vol. 156, 1986, p. 63-113.
40 Henry Abelove, art. cité, p. 138-139.
41 E. P. Thompson, « Outside the Whale », art. cité, p. 152.
42 Henry Abelove, art. cité, p. 138.
43 Il s’agit d’un corpus important dans lequel j’inclus mes propres travaux : Louise A. Tilly et
Joan W. Scott, Women, Work and Family, op. cit.
44 Barbara Taylor, « Socialist Feminism : Utopian or Scientific ? », in Raphael Samuel (dir.),
People’s History and Socialist Theory, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 163. Voir aussi
Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem, op. cit.
45 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; voir aussi Michel Foucault,
« Nietzsche, Genealogy, History », in Donald F. Bouchard et Sherry Simon (dir.), Language,
Counter-Memory, Practice : Selected Essays and Interviews, Ithaca, Cornell University Press, 1977,
p. 139-164.
46 Sally Alexander, « Women, Class and Sexual Difference », art. cité, p. 125-149.
47 Sur l’analyse des « systèmes duels », voir Jane Jenson, « Gender and Reproduction : Or,
Babies and the State », art. cité, p. 21 ; Heidi Hartmann, « Capitalism, Patriarchy, and Job
Segregation by Sex », art. cité, p. 137-170.
48 Jane Lewis, « The Debate on Sex and Class », New Left Review, vol. 149, 1985, p. 120.
49 Denise Riley, « Does a Sex Have a History ? Women and Feminism », New Formations, vol. 1,
1987, p. 35.
3

Quelques autres réflexions sur le genre et la politique1

1999

Au cours des dix dernières années, la recherche sur le genre et la


politique a été si abondante et d’une si grande portée qu’il est impossible de
la résumer ou d’en synthétiser les résultats. Je me propose, au lieu de cela,
d’explorer certains des présupposés sous-jacents d’une partie de ces
travaux, dans le but de provoquer sinon une révision ou une
reconceptualisation des termes les plus utilisés dans nos analyses, du moins
leur réévaluation critique.

La distinction sexe/genre

On a beaucoup discuté, aux États-Unis du moins, de l’utilité de distinguer


le sexe – une donnée biologique naturelle – du genre – l’attribution au sexe
physique d’une signification sociale et culturelle. Quelle que soit
l’insistance avec laquelle les théoriciennes féministes ont affiné le mot
« genre » (en le purgeant de sa connotation « naturelle » et en impulsant son
statut de « construction sociale »), elles n’ont pas pu prévenir sa corruption.
Dans le langage courant, sexe et genre sont aussi souvent utilisés comme
des synonymes que comme des contraires ; parfois, en effet, « genre »
apparaît à la place de « sexe », tel un euphémisme (plus) convenable. Et, si
l’on en juge par le nombre de livres savants et d’articles de langue anglaise
qui font de « genre » le synonyme de « femmes », il semble que les
chercheurs ne fassent pas mieux que le grand public quand il s’agit de
maintenir une distinction entre le physique et le social (ou la nature et la
culture, le corps et l’esprit) que l’introduction de « genre » avait pour
fonction d’opérer.
Des efforts persistants ont été entrepris pour mettre fin à la confusion
qu’entraîne cette définition – depuis des appels à un contrôle plus étroit de
l’utilisation du mot jusqu’à la proposition de l’abandonner tout à fait –,
mais je ne pense pas que c’est ainsi qu’il convienne d’aborder la question2.
Je pense plutôt que nous devons voir dans la tendance à amalgamer le sexe
et le genre le symptôme d’un certain nombre de problèmes non résolus3.
L’un d’eux porte sur la difficulté de représenter les corps comme des
fabrications strictement sociales dans le cadre de l’opposition entre nature
et culture. Aussi longtemps que l’on considérera ces deux domaines comme
antithétiques, les corps ne seront qu’imparfaitement représentés par une
référence à la seule construction sociale. « Genre » ne remplacera pas
« sexe » dans les débats portant sur la différence sexuelle ; le genre au
contraire se référera toujours au sexe pour fournir le fondement essentiel de
sa signification. Quand le sexe habite ainsi le genre, rien ne peut l’empêcher
d’être identifié au genre lui-même. Ce qui paraît être de l’ordre d’une
confusion conceptuelle et terminologique est en réalité une manifestation
exacte de l’absence d’une distinction précise entre les deux termes.
Pourtant claire en apparence, la distinction entre le sexe et le genre
obscurcit le fait qu’il s’agit, dans les deux cas, de formes de savoir. Quand
on emploie l’opposition « naturel vs construit », on perpétue l’idée qu’il
existe une « nature » transparente qui, d’une façon ou d’une autre, peut
s’appréhender indépendamment du savoir que nous produisons à son sujet4.
En réalité, cependant, la « nature » et le « sexe » sont des concepts qui ont
une histoire5. On les articule au moyen du langage et leurs significations
changent au fil du temps et au gré des cultures. Quand l’opposition
sexe/genre oublie de prendre en considération le rôle que joue le langage
dans la construction de la nature, elle contribue à renforcer le statut naturel
(prélinguistique, anhistorique) du statut du sexe – exactement ce que
l’introduction de la notion de genre entendait mettre en question6. Il est
possible que l’amalgame entre sexe et genre tel qu’il se fait dans l’usage
courant puisse être considéré comme une correction de l’« erreur » qui situe
le sexe hors du domaine du langage. Pourtant, ceux qui utilisent les deux
termes de façon interchangeable semblent dire que le sexe aussi bien que le
genre sont des termes qui expriment des attributions de sens, des façons
variables de différencier les corps dans les domaines (eux-mêmes
différents) que sont le physique et le social. Si tel est le cas, en quoi est-il
utile d’insister sur la différence entre « sexe » et « genre » ?
Une autre raison qui explique la difficulté de différencier clairement le
sexe et le genre tient aux impulsions universalisantes aussi bien du
féminisme (un mouvement politique né dans le monde occidental du
XVIIIe siècle à l’époque de ses révolutions démocratiques) que des sciences
sociales (dont les origines sont, en gros, contemporaines du féminisme).
Cette propension du féminisme et des sciences sociales à universaliser a
conduit à la formation d’une vision des femmes fondamentalement
homogène (à travers le temps et les cultures), une vision qui repose sur la
différence fondamentale entre « les femmes » et « les hommes », une
différence considérée comme relevant de l’évidence7. Même quand il est
admis que des différences nationales ou culturelles existent, celles-ci sont
considérées comme un phénomène de second ordre, autant de variations sur
un thème universel dans lequel le genre a toujours la même signification ;
un rapport asymétrique, sinon antagoniste, entre les femmes et les hommes,
qui organise les différentes fonctions de chacun dans des espaces et des
champs d’activité séparés. Mais si le genre – le fait invariable de la
différence sexuelle – est universel, qu’est-ce qui peut expliquer son
universalité sinon la biologie ? Si l’on entend par « genre » les formes
sociales qui s’imposent aux différences existant entre les femmes et les
hommes, alors la nature (les corps, le sexe) reste le facteur déterminant de
la différence. Si l’étude portant sur les femmes conduit automatiquement à
l’analyse « genrée », c’est qu’une forme d’essentialisme préside à
l’investigation : la présence physique de femmes est vue comme signifiant
qu’un système différentiel – déjà connu de nous – est à l’œuvre8. Quand le
« genre » présuppose une existence antérieure de la différence sexuelle et
qu’il se fonde sur elle de façon non problématique, il devient impossible de
maintenir une distinction précise entre sexe et genre.
Mais peut-être n’est-il pas nécessaire de maintenir cette distinction. Si le
sexe et le genre sont tous les deux considérés comme des concepts – des
formes de savoir –, ils sont alors étroitement apparentés, sans doute même
impossibles à distinguer. Si tous les deux sont de l’ordre du savoir, le genre
ne peut être vu comme le reflet du sexe, ni comme quelque chose qui lui est
superposé ; le sexe devient plutôt un effet du genre. Le genre, cet ensemble
de règles sociales qui tentent d’organiser les relations des hommes et des
femmes dans les sociétés, produit le savoir que nous avons du sexe et de la
différence sexuelle (en mettant sur le même plan, dans notre culture, le sexe
et la nature). Le sexe et le genre sont tous deux l’expression d’un certain
nombre de certitudes concernant la différence sexuelle ; ce sont des façons
d’organiser la perception plutôt que des descriptions transparentes ou un
reflet de la nature9. Si le sexe, le genre et la différence sexuelle sont des
effets – produits par l’histoire et par le discours –, ils ne peuvent être pris
comme points de départ de notre analyse. En revanche, nous devons nous
poser des questions comme celles-ci : comment les lois, les règlements, les
aménagements institutionnels se réfèrent-ils aux différences entre les sexes
ou les mettent-ils en œuvre ? De quelles façons et dans quels domaines ?
Comment différentes sociétés ont-elles organisé les rapports entre les
genres ? En quels termes la différence sexuelle a-t-elle été articulée ?
Comment le discours médical ou le discours juridique – par exemple celui
qui porte sur les patients ou sur les citoyens – ont-ils produit du savoir dont
on a dit qu’il reflétait la vérité sur la nature des femmes et des hommes10 ?
Quelle connexion existe-t-il entre le genre et la politique ? Est-ce que la
différence sexuelle a été invoquée différemment dans différents types de
mouvements politiques et sociaux ? Comment et de quelle façon ? Quelle
est la nature de ces messages ? À quelle sorte d’investissement psychique
fait appel l’organisation sociale de la différence des sexes, et/ou comment
celle-ci produit-elle ces investissements ? Quel lien spécifique est proposé
dans l’articulation de la différence sexuelle avec d’autres sortes de
différences (la race, la classe, l’origine ethnique, etc.) ?
Des questions de ce type appellent à une lecture spécifique des
circonstances particulières. Elles ne présupposent pas que le genre est
toujours la force qui mène le politique ; elles laissent même entendre qu’il
n’y a peut-être pas (ou peu) de rapport entre le genre et le politique. Elles ne
présument pas non plus que le genre a, en soi, une signification invariable.
Elles considèrent celui-ci comme un phénomène psychique et social
changeant et complexe. Néanmoins, nos recherches ont besoin d’être
informées par la théorie – au singulier ou au pluriel –, c’est-à-dire par la
tentative pour déceler une logique (ou plusieurs) sous-tendant les
manifestations variées du comportement humain. La théorie n’a jamais été
absente de l’écriture féministe ; les débats entre marxistes, structuralistes et
poststructuralistes, et ceux faisant appel à la psychanalyse ont vivifié le
champ depuis plusieurs décennies, créant des tensions productives sous la
forme, parfois, d’échanges furieux. L’un des résultats de cette effervescence
a été une pression tendant à compliquer les analyses sous l’angle suggéré
par Gayle Rubin dans son article « The Traffic in Women » (« L’économie
politique du sexe »), publié en 1975 : « En fin de compte, quelqu’un devra
écrire une nouvelle version de L’Origine de la famille, de la propriété
privée et de l’État [de Friedrich Engels] qui reconnaisse la mutuelle
interdépendance de la sexualité, de l’économie et de la politique sans
mésestimer la pleine importance de chacune dans la société humaine11. »
Le type de synthèse que souhaite Rubin exige que l’on pense la sexualité
sur le même mode que l’économique et le politique, à savoir qu’il s’agit
d’une activité humaine complexe et non pas du reflet ou de la mise en acte
d’un phénomène physique. La théorisation de la sexualité humaine a été le
domaine de la psychanalyse pendant le XXe siècle. « Il est indispensable de
se rendre compte que les concepts de “masculin” et de “féminin”, dont le
contenu paraît si peu équivoque à l’opinion commune, font partie des
notions les plus confuses du domaine scientifique, écrit Sigmund Freud. Il
en résulte, pour l’être humain, qu’on ne trouve pas de pure masculinité ou
féminité ni au sens psychologique ni au sens biologique12. » Pour Freud,
l’auto-identification de chacun comme homme ou comme femme est un
processus complexe – culturel, physique et psychologique – qui tourne
autour du mythe de la castration. Jacques Lacan est allé plus loin encore,
insistant sur le fait qu’« homme » ou « femme » ne sont pas des
descriptions biologiques, mais les signifiants de positions symboliques
assumées par les sujets humains13. Aussi bien pour Freud que pour Lacan,
l’identité sexuelle n’est jamais stable, jamais définitivement fixée ; elle
s’instaure seulement par le biais de la répétition de la performance
(nécessairement par rapport aux autres).
Pour Freud, c’est la fonction répressive de la civilisation qui, au nom de
la reproduction de l’espèce, a orienté l’énergie sexuelle diffuse vers la
monogamie et l’hétérosexualité. (« L’exigence d’une vie sexuelle d’une
même nature pour tous, qui se révèle dans ces interdits, se place au-dessus
des inégalités dans la constitution sexuelle, innée et acquise, des humains,
coupe un assez grand nombre d’entre eux de la jouissance sexuelle et
devient ainsi la source d’une grave injustice14. » Dans ces conditions, la
différence entre les sexes marque un aboutissement de caractère social (le
prix de la « civilisation »), mais pas dans le sens qu’implique l’opposition
entre le genre et le sexe (la culture et la nature). Le culturel n’est pas une
opération planifiée, imposée rationnellement au corps physique et ensuite
« intériorisée » par le sujet. D’un point de vue psychanalytique, le
psychologique, le social et le physique n’existent pas indépendamment les
uns des autres ; ils sont au contraire inextricablement mêlés, constitués en et
par des processus psychiques que l’inconscient influence de façon décisive.
La contribution majeure de Freud à l’étude du psychisme humain (et, à
travers cela, à la production de la différence sexuelle) a été la théorisation
de l’inconscient. Selon Freud, l’inconscient est le siège des instincts
réprimés et des désirs qui leur sont liés. Bien qu’il ne soit pas directement
accessible à la conscience, l’inconscient n’en exerce pas moins une
influence appréciable sur les actions humaines. Les désirs inconscients
s’expriment par les lapsus, les plaisanteries, les rêves et les fantasmes ; ces
expressions prennent une forme symbolique – elles sont des condensations
et des déplacements, pas des représentations directes, et elles doivent être
interprétées comme telles. Les fantasmes expriment des désirs inconscients,
en simulent le passage à l’acte (et les conséquences compliquées de cet
accomplissement) ; de façon imaginaire, ils influent sur la mémoire,
reconstruisant et donnant une forme nouvelle au passé.
Dans la mesure où le fantasme façonne les représentations, les actions et
les souvenirs, il devient une composante déterminante du comportement
humain. Dans la mesure où il fournit une explication générale de l’origine
des sujets humains et de leurs caractéristiques fondamentales au plan de la
sexualité et de la différence sexuelle, le fantasme n’est pas seulement une
composante de la vie psychique des individus. Il participe de la structure
mythique de la culture occidentale. J. Laplanche et J.-B. Pontalis définissent
comme primaires ou fondamentaux les fantasmes qui « se rapportent aux
origines » ; « dans la scène primitive, c’est l’origine de l’individu qui se
voit figurée ; dans les fantasmes de séduction, c’est l’origine, le
surgissement, de la sexualité ; dans les fantasmes de castration, c’est
l’origine de la différence des sexes15 ».
Ces récits sur les origines ne limitent pas leur champ à la sexualité,
comme si celle-ci constituait un domaine autonome de l’existence humaine.
Le fantasme déborde et touche tous les aspects de la vie ; dans les cultures
patriarcales, la virilité est signifiée non seulement par la possession d’un
pénis, ou par la paternité, mais aussi (et cela dépend du lieu et de l’époque)
par les statuts de soldat, de propriétaire, de savant, de citoyen, statuts dont
les femmes sont nécessairement exclues parce que les inclure serait
reconnaître que le sexe biologique, d’un côté, et l’identification subjective
avec la position masculine ou féminine, de l’autre, ne sont pas une seule et
même chose. L’imagination humaine (activée au moins en partie par le désir
inconscient) triche avec les limites que les spécialistes en sciences sociales
voudraient fixer ; le domaine de l’économie n’est pas seulement celui de la
satisfaction des besoins de base ; celui de la politique ne porte pas
exclusivement sur les luttes entre des acteurs rationnellement motivés qui
défendent leurs intérêts. Ces domaines sont également infléchis par des
projections fantasmatiques qui mobilisent des désirs individuels au profit
d’identifications collectives. C’est en ce sens que Freud suggère que le
fantasme est impliqué, de façon décisive, dans le politique. Dans son essai
Fétichisme, il relie explicitement l’angoisse de la castration et les peurs de
caractère politique. Après avoir suggéré que la vision du sexe de sa mère
terrifie le jeune garçon, qui réagit en niant que sa mère est privée de pénis,
il poursuit : « Car si la femme se trouve être castrée, sa propre possession
d’un pénis est menacée, et contre ça se rebelle la part de narcissisme dont la
nature prévoyante a doté précisément cet organe. C’est une panique
semblable que l’adulte vivra peut-être ultérieurement quand s’élève le cri :
le trône et l’autel sont en danger, et elle mènera à des conséquences
pareillement illogiques16. » Bien que l’exemple choisi paraisse se rapporter
au développement, chez le jeune garçon, de sa perception de la différence
sexuelle, Freud l’étend à l’expérience politique collective. Ce qui implique,
comme l’a interprété Neil Hertz, que des menaces politiques puissent être
vécues comme des menaces sexuelles (et vice versa)17. Hertz indique que
plusieurs générations d’observateurs ont donné aux révolutions du XVIIIe et
du XIXe siècle, en France, des traits de harpie et de méduse ; qu’ils les ont
dépeintes comme « les furies de l’enfer, sous la forme usurpée des femmes
les plus viles », selon les mots du conservateur anglais Edmund Burke18.
Dans la lecture qu’en fait Hertz, les soulèvements sociaux étaient analysés
comme l’expression de la perte de ce que les hommes avaient de plus cher :
la propriété, le pouvoir, le standing social, le prestige familial, l’intégrité du
corps. Et la masculinité était associée, dans ce discours politique
conservateur, au maintien du statu quo ; protéger l’ordre signifiait protéger
le trône, l’autel et les frontières de la différence sexuelle. Les significations
étaient inextricablement mêlées : le fantasmatique (dans ce cas, la peur de
perdre le phallus) influe sur la signification de la propriété et de la famille ;
les réalités du pouvoir économique et social deviennent des supports du
phallus symbolique. Le fantasme présente alors des manifestations
tangibles, et ses conséquences se matérialisent.
Il n’existe pas de moyen de résoudre l’ambiguïté du rapport de
l’imagination à la réalité ; il n’y a pas de garantie, constate Freud dans un
autre texte19, que la mémoire (« un processus de remaniement complexe »)
puisse rendre compte littéralement d’une réalité externe objectivement
vécue, pas d’échappatoire au fait que le fantasme est, en soi, une forme de
réalité (psychique) fortement imbriquée dans la perception. La perception
de la différence sexuelle est à la fois limitée par les règles de la civilisation
et animée par des fantasmes inconscients qui dépassent toutes les limites.
Elle défie toute séparation nette entre les catégories de « sexe » et de
« genre » qui – en maintenant deux séries d’oppositions fixes : la nature vs
la culture et les hommes vs les femmes – oblitère la manière qu’a
l’inconscient de refuser toutes les oppositions, quelles qu’elles soient. (« Ce
que nous appelons notre “inconscient”, les strates les plus profondes de
notre âme constituées de motions pulsionnelles, ne connaît absolument rien
de négatif, aucune négation – en lui des opposés coïncident20. »)
J’avancerai donc que la distinction sexe/genre, que les féministes
américaines ont utilisée pour étendre le champ d’observation du sexe et de
la sexualité et y inclure, au-delà du physique, le social et le culturel, a eu en
réalité des effets limitatifs. Elle a non seulement séparé le physique du
social (en lui attribuant, ce faisant, un statut « naturel »), mais elle a
également supprimé toute l’ambiguïté que le fantasme prête à l’identité du
sujet « homme » ou « femme », et aux modalités par lesquelles le corps
matérialise le psychique21. L’étude de la « politique du genre » s’est
transformée en une traque de la régulation et du façonnage des « rôles »
(l’organisation définitive du mâle ou de la femelle en homme ou en femme)
plutôt qu’en des efforts destinés à cerner et décrire un projet dont
l’impossibilité même (la création d’une opposition homme/femme fixe et
durable) définit les modalités de son opération. Ce type d’analyse des
« rôles genrés » et l’aspect politique de leur production viennent appuyer
une certaine conception des sciences humaines, celle que Michel Foucault a
décrite de façon critique : consacrée à nier les opérations de l’inconscient en
faisant de l’homme un sujet rationnel, elle affirme de façon officielle la
« souveraineté de sa conscience », qualité qui, « depuis plus d’un siècle, n’a
cessé de lui échapper22 ». En d’autres termes, ces analyses étaient un des
aspects de la production idéologique qui faisaient de l’homme un être
totalement rationnel, et de la politique le champ d’activité d’agents tout
aussi rationnels.
Mettre l’accent sur le fait que la « construction » de la différence sexuelle
implique des processus inconscients ne revient pas, cependant, à dire que la
psychanalyse est la seule théorie dont nous disposons. Le type
d’historicisation du genre que je propose est même souvent contesté par les
théoriciens de la psychanalyse, qui voient dans la différence sexuelle un
rapport figé, immuable – le point d’où émane l’histoire ou bien celui où les
sujets entrent dans celle-ci. Il me semble donc que pour répondre à l’appel
lancé par Rubin – la théorisation de l’interdépendance de l’économique, du
politique et du sexuel – il faut accepter d’examiner comment opèrent les
fantasmes dans des domaines traditionnellement réservés à l’étude des
besoins, de l’intérêt particulier, de la raison et du pouvoir. Qu’est-ce que
cela peut signifier pour l’étude du genre, celui-ci étant compris comme
l’articulation et la mise en œuvre du savoir portant sur la différence entre
les sexes ?
Premièrement, cela voudrait dire qu’on se débarrasse de l’idée (inhérente
à la notion qui fait du genre une « catégorie ») qu’il y a quelque chose de
fixe, de connu d’avance concernant les « hommes » et les « femmes » et les
rapports entre eux. (« Le mot “femmes” ne peut pas être considéré comme
l’appellation transparente d’un objet éternel23. ») Les nouvelles questions à
poser sont les suivantes : comment ces termes sont-ils employés dans les
contextes particuliers où ils sont invoqués ? Quel est l’enjeu des actions qui
tentent de mettre en application la séparation des sexes de part et d’autre
d’une frontière ? Quelles sont les différences qui sont alors mises en
œuvre ?
Deuxièmement, les termes « hommes » et « femmes » correspondent à
des idéaux destinés à réglementer et à canaliser les comportements ; il ne
s’agit pas de la description empirique de personnes véritables, lesquelles ne
parviendront jamais à remplir toutes les conditions requises par ces figures
idéalisées. Comment les institutions politiques et sociales offrent-elles la
possibilité (l’illusion, le fantasme) d’atteindre l’idéal fixé ? Comment les
identités sexuelles sont-elles confortées ou mises en œuvre par leur
identification avec différentes positions sociales ou fonctions24 ?
Inversement, comment les rapports de forces sont-ils consolidés par le
rappel de la différence des sexes ? Quel rôle joue, dans l’articulation du
pouvoir, la complaisance à l’égard de désirs inconscients ? Y a-t-il une
érotique du pouvoir ?
Troisièmement, il y a des divergences, on pourrait même dire des
contradictions, entre les normes culturelles et les rôles sociaux proposés
pour articuler la différence entre les sexes (même si la différence sexuelle
est elle-même un thème récurrent). Ce qui signifie qu’il faut rechercher des
significations spécifiques plutôt que présupposer une uniformité recouvrant
toutes les sphères et tous les aspects de la vie sociale. Ce qui signifie aussi
qu’il faut renoncer à une évaluation simpliste de la situation générale des
« femmes » en matière de progrès ou de régression, et se limiter à utiliser
ces notions de manière ciblée, par exemple pour examiner le marché du
travail ou le droit. Dans quels domaines la performance des rôles sexués
normatifs a-t-elle de l’importance ? Dans quels domaines la différence
sexuelle perd-elle sa pertinence ? Où et comment des contradictions se
manifestent-elles ? Comment s’expriment-elles ? Comment sont-elles
régulées ? Comment des transformations apparaissant dans un domaine
influencent-elles celles qui se produisent dans un autre ? Le droit de vote,
par exemple, a-t-il élargi le champ de l’emploi féminin et multiplié les
possibilités offertes aux femmes ? Ou a-t-il modifié, pour les femmes et les
hommes, la manière de se faire la cour ?
Ces questions mettent en avant des analyses différentes de celles qui
essayent de mesurer l’impact qu’ont eu des régimes particuliers ou des
politiques publiques sur les femmes (par exemple, la condition de celles-ci
s’est-elle améliorée du fait de la Révolution française ou s’est-elle
détériorée ?) ; ou encore l’effet émancipateur, lié à l’obtention du droit de
vote ou à l’accroissement de la participation féminine au marché du travail,
sur la condition des femmes. Elles ne présupposent pas qu’existe une
collectivité constante et homogène appelée « les femmes », sur laquelle
s’exercent des effets mesurables. Mais elle interroge la production de la
catégorie « femmes » elle-même en tant qu’événement historique ou
politique dont les circonstances et les effets sont les objets d’analyse. Cette
approche me paraît bien répondre aux préoccupations féministes, à moins
de vouloir définir le féminisme comme une entreprise qui décerne, tour à
tour, de bonnes et de mauvaises notes. Au lieu de réinstaurer les termes
naturalisés de la différence (sexuelle) sur lesquels les systèmes de
différenciation et de discrimination (le genre) sont construits, l’analyse doit
débuter en amont et poser la question de savoir comment la différence
sexuelle elle-même est mise en jeu comme un principe et une pratique de
l’organisation sociale.

Genre et politique : formations du fantasme

Les rapports entre la politique et le genre sont souvent conçus comme s’il
s’agissait de deux systèmes indépendants, ou comme deux processus en
interaction. Il y a, d’un côté, la mobilisation politique (le nationalisme, la
lutte des classes, la solidarité ethnique ou religieuse) et la transformation
politique (la révolution, la réforme du droit, la démocratisation) et, de
l’autre, le genre (les rôles normatifs assignés aux hommes et aux femmes,
les constructions sociales de la réalité biologique). D’où cette question :
comment ces systèmes s’affectent-ils l’un l’autre ? Des recherches récentes
suggèrent que cette façon de poser le problème rend opaque
l’interdépendance des deux systèmes ou processus. Les caractéristiques qui
marquent les différences entre les sexes (ce qui compte et ce qui ne compte
pas dans nos constitutions physiques et psychiques) n’existent pas
indépendamment des théories et des pratiques de la politique, elles en sont
le produit – la politique entendue non seulement comme la mobilisation de
forces en vue de défendre certains intérêts particuliers, mais comme un
appel aux fantasmes qui lui donnent toute sa dimension. (« La politique
sans fantasmes », sans la manipulation de plaisirs désirés inconsciemment,
« est une illusion », écrit la philosophe slovène Renata Salecl25.)
Une approche féministe de l’étude des révolutions politiques et sociales
du XVIIIe au XXe siècle a voulu démontrer de quelle manière l’exclusion des
femmes de la citoyenneté a été discriminatoire26. Le déni de leur
citoyenneté a placé les femmes dans une position désavantageuse au regard
de la loi si on la compare à celle des hommes, les privant de l’influence liée
au rôle public joué par quelques femmes de l’élite sous les régimes
antérieurs27. La conclusion de nombre de ces recherches fait écho à la
remarque devenue célèbre de l’historienne Joan Kelly à propos de la
Renaissance. Il y a sans doute eu une Renaissance au XVIe siècle, a-t-elle
déclaré, mais si l’on s’en tient aux principales façons de mesurer le progrès
il n’y a pas eu de renaissance pour les femmes28. De même, cela a été
souligné, les femmes n’ont pu bénéficier en tant que citoyennes des
avantages de la démocratie ni en 1776 (aux États-Unis) ni (en France) en
1789, ce qui ne les a pas empêchées de prendre part à l’action politique. Et
bien que les révolutions socialistes, intervenues plus tard, aient apporté aux
femmes la reconnaissance de leurs droits formels, cette avancée n’a pas mis
fin à une hiérarchie fondée sur le sexe, et elle ne s’est pas traduite par une
égalité véritable. En d’autres mots, l’impact majeur de ces soulèvements
révolutionnaires ne s’est pas traduit par une évolution vers le progrès29.
Ces contestations de l’idée d’une avancée uniforme du progrès ont
utilement permis de mettre en cause la prétention universaliste de certains
mouvements démocratiques ou socialistes30. Elles ont également mis en
avant la complexité de l’action politique des femmes et documenté les
nombreuses formes prises par celle-ci31. En même temps, cependant, elles
n’ont pas, le plus souvent, problématisé les façons d’interpréter la
différence sexuelle elle-même ; ici, le « genre » signifie une série fixe de
catégories opposées, masculin et féminin, et le « politique » modifie ou
perpétue les relations entre les femmes et les hommes. La question de
savoir comment le politique constitue la différence sexuelle (ou comment,
pour dire les choses autrement, la masculinité est définie par l’attribution de
ses antithèses à la féminité et de quelle façon) n’est pas directement traitée.
Pourtant, à certains moments décisifs de la mise en œuvre d’une politique
démocratique, on a vu la façon de distinguer les différences entre les sexes
être mise en cause, et discutée la pertinence du recours à l’utilisation de
l’opposition entre le masculin et le féminin. Prenons le cas de la Révolution
française. Les révolutionnaires, qui se disaient inspirés par Rousseau,
affirmaient que les femmes ne pouvaient être des citoyennes parce qu’elles
étaient différentes des hommes : elles étaient dépendantes, manquaient de
raison et d’autonomie, se montraient plus qualifiées pour la vie domestique
et la maternité, incapables d’effectuer les actes créatifs requis pour être
capables de se représenter32. Certains révolutionnaires, Nicolas de
Condorcet par exemple, ont manifesté leur désaccord en proclamant que les
différences physiques quelles qu’elles soient étaient sans conséquence pour
l’exercice des droits politiques. « Pourquoi des êtres exposés à des
grossesses et à des indispositions passagères ne pourraient-ils exercer des
droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous
les hivers, et qui s’enrhument aisément33 ? » La féministe Olympe de
Gouges a interpellé le législateur afin qu’il « cherche, fouille et distingue, si
tu peux, les sexes dans l’administration de la nature. Partout tu les trouveras
confondus34 ». Tous deux estiment que confondre citoyenneté et virilité fait
intervenir la différence sexuelle là où elle n’existe pas, là où elle n’a pas
lieu d’être. Les femmes ne deviennent visibles dans la sphère politique à
cause de leur différence qu’à partir du moment où on les en exclut en raison
de leur sexe. La différence sexuelle est donc l’effet et non la cause de
l’exclusion des femmes. En faire la cause, c’est accepter l’explication
« naturelle » proposée par les révolutionnaires pour justifier leurs actes. « Et
depuis quand est-il permis d’abjurer son sexe ? Et depuis quand est-il
décent de voir des femmes abandonner les soins pieux de leur ménage, le
berceau de leurs enfants, pour venir sur les places publiques, dans les
tribunes aux harangues, à la barre du Sénat ? Est-ce aux hommes que la
nature a confié les soins domestiques ? Nous a-t-elle donné des mamelles
pour allaiter les enfants ? » lançait le Jacobin Chaumette en répondant aux
femmes qui revendiquaient leurs droits politiques35.
Dans ces conditions, à quoi peut-on attribuer l’exclusion des femmes de
l’exercice de droits dont l’universalité a pourtant été proclamée ? Des
raisons qui portent sur le thème de la représentation ont été proposées ; elles
soulignent le fait que les révolutionnaires opposaient l’artifice et l’illusion
d’un style aristocratique « féminin » au style bourgeois « masculin » de
l’objectivité et de la rationalité. L’attaque contre l’aristocratie se doublait
ainsi de la répudiation de l’influence féminine dans la sphère publique. Et
cette interprétation conclut qu’au cours de la Révolution on a dénié aux
femmes et aux aristocrates leur droit à la représentation pour les mêmes
raisons36. D’autres ont fait appel aux travaux de Freud sur le complexe
d’Œdipe pour décrire la Révolution française comme la révolte des fils
contre le pouvoir du Père (le Roi). Dans cette interprétation, le
dénominateur commun des hommes, ce qui assure la fraternité
démocratique, repose sur la possession et l’échange des femmes37. Une
autre interprétation cependant identifie les modalités par lesquelles la notion
du « corps » (le corps réel, sexué) est utilisée pour reconfigurer l’idée qu’on
peut se faire de l’espace public38. Une autre version affirme que
l’introduction de l’idée d’égalité formelle à travers la figure de l’individu
abstrait posait un problème nouveau à l’organisation sociale et à l’identité
individuelle. Quand la hiérarchie était présumée être la forme naturelle de la
société, les rôles sociaux et les identités subjectives coïncidaient ; chacun
naissait à sa place et y restait. L’idée de l’égalité entre des individus
autonomes posait donc la question de l’identité sous un jour nouveau.
« C’est seulement quand les gens ont été vus comme formellement égaux
que la différence sexuelle en soi a pu être pensée39. » Les individus étaient
considérés comme autonomes, mais leur identité dépendait néanmoins de
leur reconnaissance par un autre. Sans cette confirmation extérieure, sans
que soit perçue sa séparation d’avec un ou plusieurs autres, l’individu
n’était pas bordé par une frontière, il n’avait donc pas une existence qui se
distinguait clairement de celle des autres40. Or l’égalité entre individus
signifiait que chacun était indépendant. Comment réconcilier l’apparente
contradiction entre dépendance et indépendance ? Les révolutionnaires ont
imaginé de nombreuses solutions : la distinction entre citoyens actifs et
citoyens passifs, entre ceux qui étaient économiquement et socialement
dépendants et ceux qui étaient indépendants, entre les femmes et les
hommes. Redéfinir des règles patriarcales en s’appuyant sur la différence
sexuelle biologiquement fondée permettait de maintenir la fiction de
l’individu autonome à la fois universel et masculin. Les « autres », dont la
reconnaissance confirmait l’individualité des hommes, ne devaient pas être,
pour leur part, considérés comme des individus – c’étaient des femmes41.
C’est ici que nous entrons dans le registre du fantasme : l’autonomie et
l’indépendance, le pouvoir de se représenter et la possession de droits
correspondaient à des fonctions phalliques, attribuées à ceux qui étaient
munis d’un pénis biologique. Et la naissance de la nation (la mise en œuvre
du contrat social) apportait la preuve du potentiel génératif du phallus : la
politique dans son ensemble était l’affaire des hommes.
Un autre exemple des connexions croisées entre la politique et la
différence sexuelle nous vient de la Pologne contemporaine. Dans cet
exemple, explique la sociologue Peggy Watson42, l’arrivée de la
démocratisation et la transition entre le communisme et le capitalisme
libéral ont été marquées par une « montée du masculinisme » dans le champ
de la société civile. Le rappel des différences « traditionnelles » ou
« naturelles » intervient pour faire régresser ou annuler des droits dont les
femmes bénéficiaient sans discussion sous le socialisme d’État. La
démocratie est félicitée pour son retour à la normalité des rapports de
genre ; c’est ainsi que l’inégalité sociale et la différence sexuelle deviennent
des références qui se renforcent mutuellement. À l’époque du socialisme
d’État, signale Watson, « l’absence de société civile et de propriété privée
avait une signification ambivalente sur le plan des relations entre les genres.
D’un côté, la limitation de l’ampleur de toute action publique
autonome […] a conduit à une égalisation substantielle des relations entre
les femmes et les hommes. Cette dimension de l’égalité a été encore
renforcée par la codification des droits des femmes fondée sur la
présupposition de leur participation pleine et entière au marché du travail.
D’un autre côté, l’absence de société civile a également favorisé une
organisation néotraditionnelle de la société dont un aspect a été la
valorisation et l’enracinement des définitions traditionnelles du genre. C’est
à l’effet combiné de ces deux séries de facteurs qu’on peut imputer le fait
que des notions profondément ancrées de la différence des genres aillent de
pair avec l’absence de tout sentiment profond d’inégalité entre eux43 ».
Dans la nouvelle organisation sociale, continue-t-elle, la société civile est
devenue une arène où se manifeste l’action des hommes, alors que la sphère
privée de la famille et du foyer – auparavant le lieu central de la résistance
contre une sphère publique synonyme d’un État autoritaire – s’est rétrécie
pour se limiter aux questions domestiques concernant les femmes.
L’attribution du pouvoir politique aux hommes ne repose pas sur
l’affirmation qu’ils auraient une expérience plus grande que les femmes
(elles ont occupé des postes officiels importants sous les régimes
précédents), ni sur celle de leurs compétences ou de leurs qualités et titres
(des opportunités en matière d’éducation ont été offertes aux deux sexes par
le régime communiste), mais sur la différence sexuelle. Un Polonais haut
placé exprime cela ainsi : « Il est impossible de parler de discrimination
contre les femmes. La nature leur a conféré un rôle différent de celui des
hommes. L’idéal qui demeure est celui de la femme mère, pour qui la
grossesse est une bénédiction44. » Les assauts contre le droit à l’avortement,
auxquels s’ajoute l’ascendance de l’Église catholique, sont l’exemple même
d’un effort explicite visant à réaliser cet idéal. « Nous allons nationaliser
ces ventres ! » a proclamé un membre du Sénat polonais45. Il ne s’agit pas
ici seulement d’une politique démographique (libérer les familles du
contrôle de l’État) ; ni d’une ligne de défense économique (retirer les
femmes du marché de l’emploi pour qu’elles n’entrent pas en compétition
avec les hommes) ; ni de la réaffirmation d’une foi religieuse profondément
ancrée. Il s’agit bien plutôt d’une vision fantasmatique qui associe le
pouvoir d’État et la masculinité de ses représentants, entraînant ainsi
l’inégalité dans l’accès aux ressources étatiques ou dans leur partage. Ce
qui permet de rappeler un vieux slogan féministe, à replacer dans un
contexte nouveau : le personnel (au sens d’un processus d’identification
profondément ressenti aussi bien consciemment qu’inconsciemment) est
politique (dans le sens de relations de pouvoir structurées) ; et, inversement,
le politique est personnel.

La présence des femmes requiert-elle toujours une analyse de


genre ?

Une des conséquences importantes du militantisme et de la recherche


féministes a été d’ouvrir la voie à une analyse qui explique comment des
catégories neutres en apparence sont en réalité sexuées. C’est ainsi qu’on a
pu démontrer que l’individu abstrait, ce fondement de la démocratie
libérale, était de sexe masculin46 ; on a établi que les Déclarations des droits
de l’homme ont limité leur champ, en intention et en pratique, aux seuls
hommes47 ; certaines professions, fonctions ou activités (notamment celles
dans lesquelles intervient un savoir scientifique) ont été définies comme
masculines et continuent de se décliner comme telles48 ; et le terme
« ouvrier » fait référence à la désignation de la capacité de production et des
compétences des hommes, le mot masquant souvent la présence des
femmes parmi les travailleurs49. C’est précisément en rendant explicites des
présuppositions implicites sur le sexe et la différence sexuelle que les
féministes ont obtenu que les chercheurs et les responsables politiques
prennent conscience des inégalités que subissent nombre de femmes. Que
ce soit en dénonçant le « mensonge » d’une révolution républicaine qui
promettait l’égalité alors qu’elle refusait aux femmes la citoyenneté, ou en
rendant visible la barrière translucide du « plafond de verre50 », les
féministes nous ont permis de voir comment la division opérée entre les
femmes et les hommes a eu pour résultat l’organisation sociale et politique
des sociétés – et comment elle a été constituée par cette dernière.
La mise au jour de la façon dont une classification d’apparence neutre
masque l’exclusion des femmes a joué un rôle important dans le projet
féministe, et cela de plusieurs manières. Elle a permis d’identifier comment
la discrimination opère avec subtilité, avec des variations historiques
également, et elle a donné une cohésion à l’identité des femmes, au présent
et au passé, en tant que force politique (composée de celles qui subissent la
discrimination, mais aussi de celles qui lui résistent). Les féministes ont
trouvé des modèles dont l’exemplarité pouvait inspirer leur comportement ;
elles ont établi des « traditions » dans lesquelles elles pouvaient s’inscrire.
Mais désigner « les femmes » comme une catégorie politique en soi a
parfois conduit à confondre la présence de femmes dans une foule mixte (de
manifestants par exemple) avec l’existence d’une conscience collective
féminine analysable sous l’angle du genre, c’est-à-dire comme étant le
résultat ou le reflet de leur vécu de « femmes »51. Or, c’est une chose
d’avancer que la présence de femmes parmi des manifestants contredit
l’idée reçue selon laquelle la féminité exclut, par définition, tout
militantisme, et une autre de dire que cette présence exemplifie une
conscience propre aux femmes. La présence de femmes dans la foule qui a
marché sur Versailles pour ramener Louis XVI à Paris sous la Révolution
française était motivée par des préoccupations économiques, celles de
l’impact du niveau élevé des prix sur les familles pauvres, et par des
craintes quant à l’orientation politique prise par la Révolution. Même si le
« genre » a tenu une place dans ces événements (dans la composition de la
foule et dans les comptes rendus qui en ont été faits), il semble qu’aucune
conscience féministe n’ait été en jeu. En revanche, l’exigence par les
femmes d’accéder au statut de citoyen actif disposant du droit de vote était
l’expression d’un « intérêt » spécifique aux femmes en tant que groupe. Je
veux dire que la présence physique des femmes n’est pas toujours une
indication de leur appartenance à une catégorie politique distincte, qu’elle
n’indique pas non plus qu’elles se soient mobilisées en tant que femmes.
Pourtant, certains travaux qui cherchent à trouver des motivations
proprement féminines à la participation des femmes aux mouvements
sociaux présupposent exactement cela. La projection d’intérêts féminins
distincts sur des situations où ils ne sont pas un enjeu naturalise « les
femmes » dans la mesure où ces intérêts sont considérés comme existant
préalablement au contexte politique dans lequel s’inscrivent l’action de la
foule et les conditions de sa mobilisation.
Insister sur l’importance qu’il y a à choisir l’analyse qui convient pour
tenir compte du genre est au cœur de l’argumentation développée par la
sociologue tchèque Hana Havelkova concernant les événements survenus
dans son pays depuis 1989. Quand elle essaye d’expliquer les malentendus
qui séparent les féministes de l’Europe de l’Ouest et celles de l’Europe de
l’Est, elle met en garde les premières contre le postulat selon lequel les
problèmes que connaissent les femmes se définissent exclusivement par
rapport à des « intérêts féminins ». Le choix qu’elle fait de la prostitution
pour appuyer son argumentation est particulièrement suggestif puisqu’il
implique la marchandisation du sexe, l’exploitation du corps des femmes.
Havelkova n’en insiste pas moins sur le fait que, quand on examine la
situation de la République tchèque, d’autres critères que le genre sont à
mettre au premier plan : « La prostitution se concentre surtout à la frontière
germano-tchèque [et] elle est vue principalement comme un problème posé
par l’ouverture soudaine de la frontière et le décalage entre la monnaie
tchèque et la monnaie allemande. Les clients sont allemands, les prostituées
sont tchèques. Les prostituées racontent qu’elles gagnent en une nuit
davantage que ce que gagnent leurs mères pour un mois de travail en usine.
Aussi ce problème est-il à replacer dans celui, plus général, de la position
économique relative du pays52. » Havelkova estime que, dans cette affaire,
le genre est une considération mineure de l’analyse économique et
politique. La prostitution est un indicateur parmi d’autres, nombreux, de
l’appauvrissement économique qui a aussi touché les hommes (également
au niveau de leur corps sous la forme de la faim, du stress et d’une mortalité
élevée). La protestation, si elle se manifeste, et les initiatives politiques,
quand elles seront prises, traiteront (convenablement, dit implicitement
Havelkova) non seulement des hiérarchies sexuelles, mais des hiérarchies
économiques sous l’angle géopolitique de l’intérêt national. C’est en tant
que Tchèques (face à l’hégémonie allemande) et non pas séparément,
comme hommes et comme femmes, que ces gens souffrent, dans ce cas
précis, des aléas du capitalisme de marché. Si Havelkova sépare, sans que
cela soit nécessaire selon moi, la question du genre de celle de la classe, il
me semble néanmoins qu’elle met en évidence une idée importante. Elle
insiste sur le fait que bien qu’il y ait des différences dans la manière dont
les femmes sont traitées (par rapport aux hommes), ces distinctions n’ont
pas provoqué de prise de conscience du type de celle à laquelle les
féministes occidentales s’attendent. Les femmes participent depuis
longtemps au marché du travail tchèque et elles ont l’habitude d’affronter
les difficultés de façon stratégique. De plus, « une des conséquences de
l’expérience totalitaire est que les femmes comme les hommes pensent en
termes politiques plutôt que psychologiques. Cela conduit, d’un côté, à une
sensibilité moindre en ce qui concerne les questions de genre, mais, d’un
autre côté, cela permet aux femmes de se sentir politiquement des égales
des hommes ». Ce qui en résulte, conclut-elle, ne doit pas être sous-estimé
pour l’avenir. « Quand les femmes commenceront à comprendre la
pertinence de la différence entre les genres, elles pourront
vraisemblablement la prendre en considération en fonction du contexte des
autres réalités politiques, dans un rapport proportionnel avec ces
dernières53. »
L’accent mis par Havelkova sur les spécificités de la situation tchèque
montre qu’elle refuse de séparer les facteurs structurels d’une perception
subjective. Si, tout au long de son essai, elle se réfère aux « femmes » en
tant que catégorie sociale, elle le fait pour contester les interprétations
féministes occidentales. Dans sa pensée, la mise en jeu de « l’intérêt des
femmes » indique l’émergence d’une identité politique de ces dernières,
dont les caractéristiques sont en rapport avec la façon dont la différence des
sexes a été articulée dans un contexte historique spécifique. Havelkova
semble ne pas douter qu’un mouvement féministe, sous une forme ou une
autre, émergera – compte tenu des inégalités accrues entre les femmes et les
hommes dans les arènes de la vie publique et sur le marché du travail (une
indication que les lignes marquant la différence sexuelle ont bien été
tracées), compte tenu également du cadre international (avec l’action des
Nations unies) qui, depuis la conférence de Pékin en 1995, encourage le
respect les droits humains des femmes. Mais son insistance sur le fait que la
perception des inégalités est modelée discursivement par le contexte
historique signifie qu’il ne faut pas voir dans l’émergence de ce féminisme
le signe de l’accès des femmes à une prise de conscience prédéterminée –
un état relevant d’une expérience déjà vécue, déjà connue par les habitants
des pays « avancés » de l’Ouest. Au contraire, « il y a une histoire du
féminisme dans la République tchèque ; elle doit être comprise pour elle-
même et dans sa relation changeante avec le féminisme occidental54 ».

Le sujet de droit

Depuis l’époque des Lumières et jusqu’à la conférence de Pékin, la


question de l’universalité des droits humains a eu d’importantes
répercussions pour les féministes55. L’idée que tous les individus sont (pour
reprendre les termes de la Déclaration d’indépendance américaine) « dotés
par le Créateur de droits inaliénables » a permis aux hommes et aux femmes
d’imaginer des sociétés qui assureraient une égalité parfaite, et de se
mobiliser collectivement pour les instaurer.
Bien que la revendication portant sur le respect ou l’obtention de
« droits » ait imprégné les manifestations féministes – elle a certainement
été, dans le passé, au fondement des campagnes suffragistes et elle a
récemment servi de dénominateur commun aux mouvements de femmes du
monde entier –, le jugement porté sur la valeur de cette exigence ne fait pas
l’unanimité. Certains ont pu dire (faisant écho en cela à de vieux débats
entre socialistes et libéraux) que les droits formels masquent les
antagonismes sociaux, que l’attention portée aux droits empêche qu’on
s’occupe des inégalités de classe, de genre et de race56. « L’égalité entre les
hommes et les femmes ou même entre les femmes peut être inique dans
différentes circonstances, écrit l’éducatrice (et militante) sud-africaine
Mamphela Ramphele. Il nous faut problématiser l’égalité et créer un cadre
pour l’instauration de l’équité qui nous permette, et qui permette à nos
différentes sociétés, de traiter les problèmes de la population – aussi bien
hommes que femmes – d’une façon équitable, en gardant à l’esprit l’impact
différentiel sur les rapports de pouvoir que font la race, la classe, l’âge et
d’autres contraintes encore57. » D’autres ont répliqué que, sans droits
formels, aucune attention ne peut être portée aux questions substantielles ;
dans les sociétés démocratiques au moins, la représentation des besoins et
des intérêts de groupes sociaux dépend de l’accès des individus au pouvoir
politique. Plaidant pour le suffrage des femmes en 1881, la suffragiste
française Hubertine Auclert écrivait : « Avant que la femme ait le pouvoir
d’intervenir partout où ses intérêts sont en jeu pour les défendre, un
changement dans la condition économique ou politique de la société ne
remédierait pas au sort de la femme58. » D’autres encore ont souligné que la
revendication de droits par des groupes sociaux (tels que les femmes)
implique une causalité inverse dans le processus par lequel la loi crée des
sujets et leur confère une capacité d’agir59. « La reconnaissance légale est
un processus réel et circulaire. Elle reconnaît ce qui correspond aux
définitions qu’elle construit60. » Laisser croire autre chose essentialise les
identités et les sort du contexte historique qui les a créées. Des
revendications juridiques qui rattachent les droits à la personne impliquent
que les droits des femmes, des pères, des fœtus leur sont inhérents quand,
en fait, c’est la loi qui crée ces droits et les attribue à des classes ou à des
individus. La reconnaissance juridique des sujets et de leurs droits ouvre
également la voie à une régulation étatique (du corps des femmes, par
exemple, au nom des droits du père ou du fœtus). Aussi les droits ne sont-
ils pas un bienfait incontestable61. À l’opposé de ce point de vue on trouve
celui qui affirme que les droits ne confèrent pas seulement des identités
sociales spécifiques, mais, d’une manière plus générale, la détermination de
l’appartenance à l’humanité. C’est ainsi que Patricia Williams maintient
que, « pour ceux qui sont historiquement dépourvus de pouvoir, l’obtention
de droits est le symbole de tous les aspects niés de leur humanité : les droits
impliquent un respect qui situe la personne dans le champ référentiel de soi
et des autres, un respect qui transforme son statut de corps humain en celui
d’être social, et l’élève d’autant62 ».
Les débats de loin les plus intenses ont porté sur la question même de
l’universalisme : s’agit-il d’un concept inclusif, qui n’est violé que dans la
pratique, ou est-il, de façon inhérente, fondé sur l’exclusion, une façon de
(mal) représenter une série de standards normatifs comme s’ils étaient
neutres63 ? Pour dire les choses plus concrètement, la notion de droits
individuels est-elle historiquement et culturellement occidentale ? « Je
voudrais voir le mot universel totalement banni de tout commentaire sur la
littérature africaine jusqu’à ce que les gens cessent de l’utiliser comme le
synonyme d’un esprit de clocher européen, étriqué et égoïste, jusqu’à ce
que leur horizon s’élargisse pour englober le monde entier », a noté
l’écrivain nigérian Chinua Achebe64. L’individu abstrait, bénéficiaire de ces
droits, signifie-t-il, au bout du compte, l’homme seulement ? C’est ce
qu’ont estimé des féministes françaises revendiquant la parité. « Il est
paradoxal, mais intéressant, de dire que c’est l’universalisme qui cautionne
le mieux la sexualisation du pouvoir et que la parité tente, dès lors, de le
désexualiser en l’étendant aux deux sexes […]. C’est donc la parité qui
serait le véritable universalisme65. » Est-ce que les hommes et les femmes
raisonnent « sur un registre différent », comme l’a suggéré Carol
Gilligan66 ? L’universalisme serait-il, alors, un patriarcat qui se cache sous
un déguisement ? Est-il juste de dire, comme le fait Catherine MacKinnon,
que « les droits abstraits sont ce qui permet l’appréhension masculine du
monde67 » ?
Les positions adoptées dans ces débats amalgament souvent deux
questions séparées qui, en fait, ne sont pas réductibles l’une à l’autre : le
général et le particulier, l’abstrait et le concret, le permanent et le
contingent, le principe et la pratique. Ce sont des tentatives (futiles) visant à
résoudre le paradoxe situé au cœur du discours universaliste, et que la
politologue Wendy Brown décrit ainsi : « La question de la force libératoire
ou égalitariste des droits est toujours circonscrite historiquement et
culturellement ; les droits n’ont pas une sémiotique politique inhérente, ils
n’ont pas non plus une capacité innée à faire avancer ou à entraver les
idéaux démocratiques. Néanmoins, les droits opèrent nécessairement dans
un idiome anhistorique, aculturel et acontextuel, et en tant qu’idiome
également : ils affirment se distancier par rapport à des contextes politiques
spécifiques et des vicissitudes de l’histoire, et ils participent nécessairement
à un discours permanent sur l’universel plutôt que sur le provisoire ou le
partiel. Ainsi, alors que la mesure de leur efficacité politique exige un degré
élevé de spécificité historique et sociale, les droits opèrent en tant que
discours politique sur le général, le générique et l’universel68. » Et c’est
bien ainsi, conclut Brown, que les choses doivent être. « C’est […] dans
leur abstraction des particularités de nos vies – et dans leur figuration d’une
communauté politique égalitaire – qu’ils sont le plus utiles à la
transformation démocratique de ces particularités69. » En d’autres mots,
c’est parce qu’ils nous permettent d’imaginer (et donc de chercher à créer)
un ordre social autre et une vie politique différente, et pas parce qu’ils sont
attachés à une série d’objets spécifiques ou parce qu’ils représentent un bien
universellement possédé par les humains, que les droits sont efficaces.
C’est ici que la notion de fantasme peut de nouveau être utile. « Le
discours des droits universels […] présente un scénario fantasmé dans
lequel la société et l’individu sont perçus comme un, comme non divisé.
Dans le fantasme, la société est comprise comme un ensemble qui peut être
rationnellement organisé, comme une communauté qui peut être non
conflictuelle à la condition qu’elle respecte les droits humains70. » C’est
ainsi que les droits articulent un désir qui ne pourra jamais être pleinement
satisfait, mais dont l’énoncé contient l’affirmation de l’appartenance à
l’humanité sur laquelle doit se fonder l’égalité. Ce n’est pas la possession,
mais le souhait qui fournit un socle commun. « Ce n’est pas tant que les
humains, comme tels, ont des droits, mais plutôt que nul ne peut se
retrouver privé de ces droits71 », c’est-à-dire sans l’aptitude à désirer ou à
imaginer l’autonomie, la capacité d’agir, la transformation. On peut
interpréter cette formulation comme le refus de toute exclusion ; les
opérations du désir ne sont pas limitées, d’abord, par des différences
sociales, bien qu’elles puissent se porter sur des objets différents. C’est en
ce sens que la notion de droits peut être interprétée comme universelle. Elle
est évidemment abstraite, mais, contrairement à l’individu abstrait, cette
définition des droits n’entraîne pas nécessairement de personnification, pas
de figure (historiquement l’homme blanc occidental) qui incarne le standard
destiné à exclure ceux qui sont différents de lui. De ce point de vue, la
revendication de droits par les femmes peut s’analyser comme la réitération
de leur position (symbolique et réelle) de sujet désirant, des individus dont
le désir repose non pas sur la possession d’une caractéristique physique ou
sur l’accomplissement d’une fonction biologique précise, mais sur la
constitution même de leur être : un être conceptualisé par la reconnaissance
d’un autre, par des mots, nécessairement, qui ne suffisent jamais à donner
une représentation complète de soi et laissent la place, par conséquent, au
désir de complétude. Cette complétude, paradoxalement, marquerait la fin
de l’individuation, la mort du sujet individuel puisque, selon Lacan, les
sujets individuels naissent avec un moi divisé ou aliéné du fait qu’ils
dépendent de la reconnaissance des autres pour voir leur individualité
confirmée. L’individualité – autonome, indépendante, autocréatrice – a
besoin, pour exister, de se distinguer d’un autre et d’être reconnue par lui.
De plus, l’individualité (le sens d’être soi) n’existe que dans sa
représentation, et, par définition, une nouvelle représentation ne constitue ni
la chose véritable ni l’original. Mais le moi ne peut se passer ni de
représentation ni des autres, même s’il est conçu comme entièrement
capable de se suffire à lui-même. Atteindre l’idéal d’autosuffisance ferait
disparaître les frontières entre soi et les autres dont dépend le sujet72. De
cela il découle que la communauté pourrait être conçue non pas en fonction
de ce qui lui est commun, mais comme une association d’individus
paradoxalement unis par leur dépendance à l’égard de la différence73.
Changer le sens d’un mot – les « droits » conçus comme une aspiration
plutôt qu’une possession – exige d’en changer un autre, l’« individu », qui
devient alors plutôt plus abstrait que moins abstrait. Cela nous permet
également d’introduire une distance critique dans les débats actuels sur les
droits, et de poser quelques questions d’histoire au sujet de ces derniers.
Comment les droits sont-ils devenus quelque chose que les individus
possèdent ? Comment le genre figure-t-il dans cet individualisme
possessif ? Quelles ont été, à travers l’histoire et les cultures, les relations
entre les notions de possession et les représentations de la différence
sexuelle ? Comment le fantasme de l’égalité politique (la vision
démocratique) a-t-il agi sur le fantasme de l’origine humaine (l’a-t-il
contredit, mis au défi, ou s’est-il surajouté à lui ?), alors même que ce
dernier, du moins en Occident, fait de la différence sexuelle le fondement
des identités individuelles ? Comment cela s’est-il produit dans différents
lieux, à des époques différentes, de différentes façons ? Et quelles sont les
implications des réponses à ces questions pour ce qui est de notre
conception de la « globalisation » nouvelle du féminisme, celle que nous
considérons comme un moyen d’assurer aux femmes le respect de leurs
droits humains74 ?
Ces interrogations nous ramènent à quelques-unes de celles que je
formulais au début de cet essai. Ce sont des questions qui font de
l’articulation de la différence sexuelle elle-même le problème sur lequel
nous devons enquêter ; des questions qui acceptent de prendre au sérieux
les réalités psychiques quand sont examinées non seulement les idéologies
et la subjectivité, mais également les institutions politiques, économiques,
sociales, et les relations de pouvoir qu’elles cherchent à instaurer75. Ce sont
des questions qui reconnaissent les aléas et la complexité des identités
sexuelles (et autres) des individus, à supposer que la régulation sociale a
pour objet de ramener la multiplicité à des catégories normatives gérables.
Ces questions permettent de penser l’identité individuelle dans le cadre
limité des catégorisations qu’on lui impose, mais également comme étant
toujours capable de les dépasser. Si les identités politiques et sociales
opèrent toujours par réduction, la question qui se pose est : comment ? Que
reste-t-il, ou qu’est-ce qui n’a pas été pris en compte dans le processus de la
production (et de la reproduction) des catégories de l’identité collective ?
Quels sont les enjeux de ces réductions ? Ont-elles été contestées ?
Comment ? Et par qui ?
Les réponses à toutes ces questions ne peuvent être données qu’en tenant
compte des circonstances historiques et culturelles spécifiques. Elles
problématisent et historicisent nécessairement les catégories (et parmi elles
le « genre ») qui sont l’objet de notre recherche, aussi bien que celles que
nous utilisons dans nos propres analyses. En postulant une distinction entre
nos constructions discursives et celles qui appartiennent à d’autres époques
et à d’autres lieux, nous ajoutons une dimension, une réflexion
supplémentaire à nos propres enjeux et à nos intentions (assurant même une
place au désir dans les travaux universitaires les plus sérieux). De cette
façon, nous nous ouvrons à l’histoire, à l’idée (et à la possibilité) que les
choses ont été et seront différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui.

1 Une version sensiblement différente de cet essai a été publiée dans Myra Marx Ferree, Judith
Lorber, Beth B. Bess (dir.), Revisioning Gender, Thousand Oaks, Sage Publications, 1999.
2 Gisela Bock, « Women’s History and Gender History : Aspects of an International Debate »,
Gender and History, vol. 1, 1989, p. 7-30 ; Mary Hawkesworth, « Confounding Gender », vol. 22,
1997, p. 649-713 ; Linda Nicholson, Gender and History : The Limits of Social Theory in the Age of
the Family, New York, Columbia University Press, 1986 ; Linda Nicholson, « Interpreting
“Gender” », Signs, vol. 20, no 1, 1994, p. 5.
3 Eve Sedgwick parle du système sexe/genre pour définir « un espace problématique plutôt
qu’une distinction claire », et elle utilise « genre » pour « nommer » cet espace. Voir Eve Kosofsky
Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris, Amsterdam, 2008, p. 49.
4 Donna J. Haraway, « “Gender” for a Marxist Dictionary : The Sexual Politics of a Word », in
Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 127-148.
5 Judith Butler, Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du sexe,
Paris, Amsterdam, 2009.
6 Parveen Adams, « A Note on the Distinction between Sexual Division and Sexual
Differences », in Parveen Adams et Elizabeth Cowie (dir.), The Woman In Question : m/f,
Cambridge, MIT Press, 1990, p. 102-109.
7 Denise Riley, « Am I That Name ? », op. cit.
8 Jane Collier et Sylvia Yanagisako (dir.), Gender and Kinship : Essays Toward a Unified
Analysis, Stanford, Stanford University Press, 1987.
9 Debra Keates, « Sexual Difference », in Elizabeth Wright (dir.), Feminism and Psychoanalysis :
A Critical Dictionary, Oxford, Blackwell, 1992, p. 402-405.
10 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, op. cit. ; Thomas Laqueur, La Fabrique du
sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.
11 Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de
sexe/genre », Les Cahiers du CEDREF, vol. 7, 1998, p. 121.
12 Sigmund Freud, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1905, p. 161-162.
13 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.
14 Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1930
(éd. de 1994), p. 291.
15 Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Fantasme originaire : fantasmes des origines,
origines du fantasme, Paris, Hachette, 1985, p. 51-52.
16 Sigmund Freud, Fétichisme, in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1927 (éd. de 1994),
p. 126 (trad. modifiée).
17 Neil Hertz, « Medusa’s Head : Male Hysteria Under Political Pressure », art. cité, p. 27-54.
18 Ibid., p. 27.
19 Sigmund Freud, Remarques sur un cas de névrose de contrainte, in Œuvres complètes, vol. 9,
Paris, PUF, 1909 (éd. de 1988), p. 178.
20 Sigmund Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, in Œuvres complètes, vol. 13, 1915 (éd. de
1988), p. 151.
21 Charles Shepherdson, « The Epoch of the Body : Need and the Drive in Kojève and Lacan »,
in H. Haber et G. Weiss (dir.), Perspectives on Embodiment : Essays from the NEH Institute at Santa
Cruz, New York, Routledge, 1999.
22 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 24.
23 Parveen Adams et Jeff Minson, « The “Subject” of Feminism », in Adams et Cowie, op. cit.,
p. 82.
24 Siân Reynolds, France Between the Wars : Gender and Politics, Londres, Routledge, 1996 ;
Mary Louise Roberts, Civilization Without Sexes : Reconstructing Gender in Postwar France, 1917-
1927, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
25 Renata Salecl, « Society Doesn’t Exist », The American Journal of Semiotics, vol. 7, 1994,
p. 52.
26 Barbara J. Nelson et Najma Chowdhury (dir.), Women and Politics Worldwide, New Haven,
Yale University Press, 1994.
27 Joan B. Landes, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithaca,
Cornell University Press, 1988.
28 Joan Kelly-Gadol, « Did Women Have a Renaissance », in Bridenthal et Koonz (dir.),
Becoming Visible : Women in European History, Boston, Houghton Mifflin, 1977.
29 Marilyn Boxer et Jean Quataert, Socialist Women : European Socialist Feminism in the
Nineteenth and Early Twentieth Centuries, New York, Elsevier, 1978.
30 Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem, op. cit.
31 Linda K. Kerber, Women of the Republic : Intellect and Ideology in Revolutionary America,
Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1980 ; et Toward an Intellectual History of Women,
Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1997 ; Mary B. Norton, Liberty’s Daughters : The
Revolutionary Experience of American Women, 1750-1800, Boston, Little, Brown, 1980 ; et
Founding Mothers and Fathers : Gendered Power and the Forming of American Society, New York,
Knopf, 1996.
32 Linda Zerilli, Signifying Woman : Culture and Chaos in Rousseau, Burke, and Mill, Ithaca,
Cornell University Press, 1994.
33 Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de cité, 3 juillet 1790, p. 122 (source
électronique).
34 Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791.
35 Chaumette. Réimpression de l’Ancien Moniteur, 27 brumaire an II, 17 novembre 1793, t.
XVII.
36 Joan B. Landes, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, op. cit.
37 Lynn Hunt, The Family Romance of the French Revolution, Berkeley, University of California
Press, 1992.
38 Dorinda Outram, The Body and the French Revolution : Sex, Class and Political Culture, New
Haven, Yale University Press, 1989.
39 Renata Salecl, The Spoils of Freedom…, op. cit., p. 11 ; Michael Sonenscher, The Hatters of
Eighteenth-Century France, Berkeley, University of California Press, 1987, p. 10.
40 Michael Warner, « Thoreau’s Bottom », Raritan II, 1992, p. 53-79.
41 Joan W. Scott, La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme,
trad. de l’anglais par Marie Bourdé et Colette Pratt, Paris, Albin Michel, 1998.
42 Peggy Watson, « The Rise of Masculinism in Eastern Europe », New Left Review, vol. 198,
1993, p. 71-82.
43 Ibid., p. 71.
44 Ibid., p. 73.
45 Ibid.
46 Jean B. Elshtain, Public Man, Private Woman. Women in Social and Political Thought,
Princeton, Princeton University Press, 1981 ; Christine Fauré, La Démocratie sans les femmes : essai
sur le libéralisme en France, Paris, PUF, 1985 ; Carole Pateman, Le Contrat sexuel, trad. Charlotte
Nordmann, Paris, La Découverte, 2010.
47 Siân Reynolds (dir.), Women, State, and Revolution : Essays on Power and Gender in Europe
Since 1789, Brighton, Harvester, 1986 ; Susan M. Okin, Women in Western Political Thought,
Princeton, Princeton University Press, 1979.
48 Evelyn F. Keller, Reflections on Gender and Science, New Haven, Yale University Press,
1985 ; Margaret W. Rossiter, Women Scientists in America : Struggles and Strategies to 1940,
Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1982, et Women Scientists in America Before
Affirmative Action, 1940-1972, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1995 ; Penina
M. Glazer et Miriam Slater, Unequal Colleagues : The Entrance of Women into the Professions,
1890-1940, New Brunswick, Rutgers University Press, 1987.
49 Anne Phillips et Barbara Taylor, « Sex and Skill : Notes Toward a Feminist Economics », in
Joan W. Scott (dir.), Feminism and History, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 317-330 ; Joan
W. Scott, « La travailleuse », in G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. IV
(dir. G. Fraisse et M. Perrot), Paris, Plon, 1991.
50 Federal Glass Ceiling Commission, A Solid Investment : Making Full Use of the Nation’s
Human Capital : Recommendations of the Federal Glass Ceiling Commission, Washington, DC,
1995.
51 Ibid.
52 Hana Havelkova, « Transitory and Persistent Differences : Feminist East and West », in Scott,
Kaplan et Keates (dir.), Transitions, Environments, Translations : Feminisms in International
Politics, New York, Routledge, 1997, p. 57.
53 Ibid., p. 59.
54 Ibid., p. 61.
55 The Human Rights Watch Global Report on Women’s Human Rights, New York, Human Rights
Watch, 1995.
56 J. K. Gibson-Graham, The End of Capitalism (As We Knew It) : A Feminist Critique of
Political Economy, Oxford, Blackwell, 1996.
57 Mamphela Ramphele, « Whither Feminism ? », in Scott, Kaplan et Keates (dir.), Transitions,
Environments, Translations, op. cit., p. 336.
58 Hubertine Auclert, « La Citoyenne », La Citoyenne, 13 février 1881.
59 Judith Butler, « Contingent Foundations : Feminism and the Question of “Post-modernism” »,
in Judith Butler et Joan W. Scott (dir.), Feminists Theorize the Political, New York, Routledge, 1992 ;
Gayatri C. Spivak, « French Feminism Revisited : Ethics and Politics », in Butler et Scott (dir.),
Feminists Theorize the Political, op. cit., p. 54-85.
60 Parveen Adams et Jeff Minson, « The “Subject” of Feminism », in Adams et Cowie (dir.), op.
cit., p. 99.
61 Wendy Brown, States of Injury : Power and Freedom in Late Modernity, Princeton, Princeton
University Press, 1995.
62 Patricia J. Williams, The Alchemy of Race and Rights : Diary of a Law Professor, Cambridge,
Harvard University Press, 1991, p. 153.
63 Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, Special issue on « Universalism », vol. 7,
printemps 1995.
64 Chinua Achebe, « Impediments to Dialogue Between North and South », in Hopes and
Impediments : Selected Essays, New York, Doubleday, 1989, p. 9.
65 Françoise Collin, « Actualité de la parité », Projets féministes, no 4-5, 1995, p. 103.
66 Carol Gilligan, In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development, op. cit.
67 Catherine A. MacKinnon, « Feminism, Marxism, Method, and the State : Toward Feminist
Jurisprudence », Signs, vol. 8, 1983, p. 658.
68 W. Brown, States of Injury…, op. cit., p. 97.
69 Ibid., p. 134.
70 Renata Salecl, « Society Doesn’t Exist », The American Journal of Semiotics, vol. 7, 1994,
p. 127.
71 Ibid., p. 133. J’ai pris quelques libertés dans mon interprétation de Salecl (art. cité, p. 133), qui
s’oriente en fait principalement vers la théorie de la différence sexuelle de Lacan. Pour Lacan, le
sujet vient à exister grâce au langage, ce dernier reposant sur la différence sexuelle ; on peut alors
penser qu’aucun sujet n’est pas sexué. Mais Salecl explique que, quand les droits sont reconçus
comme des expressions du désir plutôt que comme des choses que l’on possède, on supprime
l’individu abstrait. Ensuite le désir – l’aspiration humaine, l’orientation de l’imagination – peut
devenir le fondement d’une politique plus égalitaire. La question qui survient est, je suppose, de
savoir si le désir, dans cette conception-ci, est infléchi par la différence sexuelle.
72 Jacques Lacan, Séminaire (1959-1960). L’Éthique, Paris, PUF, 1981.
73 Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986 ; Miami Theory
Collective, Community at Loose Ends, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1991 ; Giorgio
Agamben, La Communauté qui vient, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990.
74 Signs : Journal of Women in Culture and Society, « Conference Reports [from Beijing] »,
vol. 22, 1996, p. 181-226.
75 R. W. Connell, Gender and Power : Society, the Person and Sexual Politics, Stanford, Stanford
University Press, 1987.
4

Sécularité ou sexularité ?

La laïcité et l’égalité des sexes


2010

Un mot, d’abord, au sujet du titre1.


Tout a commencé par une faute de frappe sans cesse répétée. Alors que
j’avais l’intention d’écrire « sécularité », mon doigt actionnait, à chaque
fois, la touche x au lieu de la touche c. L’erreur s’est produite si souvent que
j’ai cherché à comprendre ce qui se passait. Les deux touches, il est vrai, se
trouvent côte à côte, à gauche, au bas de mon clavier, mais, comme on me
l’a appris il y a des années, je n’utilise pas le même doigt pour frapper l’une
ou l’autre. Aussi, pensant à Freud, ai-je commencé par me demander s’il ne
s’agissait pas d’un message de mon inconscient – ce lapsus digital en
masquant un autre, d’un ordre différent. L’erreur, si c’en était une,
correspondait sans doute à ma réflexion – du moins à un de ses aspects –
concernant un vaste sujet bien difficile à traiter, celui de la laïcité. Il me
semble en effet que, dans les débats actuels que celle-ci suscite, la question
du sexe et de la sexualité, intimement mêlés, est abordée non pas à
l’endroit, mais à l’envers.
Si l’on en croit ce qu’on entend le plus souvent, la laïcité encourage la
libre expression de la sexualité ; elle met fin par conséquent à l’oppression
des femmes, car elle ne place plus la transcendance au fondement des
normes sociales ; elle considère les êtres humains comme des individus
autonomes qui aspirent au plaisir et sont capables d’être les artisans de leur
propre destin2. En substituant à la vérité absolue de la volonté divine
l’initiative humaine et ses imperfections, la laïcité, nous dit-on, a brisé
l’emprise de la tradition et ouvert la voie à l’âge moderne (démocratique).
Quelles que soient les variations de la définition de la modernité, celle-ci
inclut de façon caractéristique l’individualisme qui, dans un certain nombre
d’acceptions (féministe par exemple), est indissociable de la libération
sexuelle. L’histoire est notoirement absente de cette présentation des
choses, sauf sous un aspect téléologique : avec le temps, l’idée de
l’universel verrait s’étendre, inévitablement, ses applications et ses effets.
De nos jours, le sujet de la laïcité surgit fréquemment dans les
discussions sur les musulmans, dont la religion – c’est ce qu’on nous
affirme – s’adosse à des valeurs et à des pratiques incompatibles avec la
modernité. Dans les débats actuels qui portent sur eux – sur la question de
savoir si leur intégration dans les sociétés européennes est possible ou non,
si leur culture est fondamentalement en contradiction avec « la nôtre », si
leurs valeurs sont compatibles avec la démocratie politique –, la laïcité sert
habituellement de critère d’appréciation. On la considère comme une notion
tantôt intemporelle, tantôt évolutive, qui exprime un projet universel
d’émancipation humaine incluant spécifiquement les femmes. Que ce soit
par rapport à la théocratie iranienne, aux talibans (avec leurs actions
violentes) ou aux populations « immigrées » venues vivre en Europe,
l’accent est mis en particulier sur le sort des femmes portant le foulard, le
voile ou la burqa. Pour les défenseurs du républicanisme français qui, de
cette façon, justifient l’interdiction du foulard islamique dans les écoles
publiques, des valeurs fondamentales sont en jeu, du moins celles héritées
de la Révolution française. Ainsi, Bernard Stasi, président de la
Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la
République, estimait que la France ne pouvait permettre aux musulmans de
saper ses valeurs fondamentales, parmi lesquelles figurent la séparation des
Églises et de l’État, l’égalité des femmes et des hommes et la liberté pour
tous3. De la même façon, un tribunal fédéral suisse, qui s’est prononcé
contre le droit pour une enseignante de porter son hijab en classe, a formulé
son jugement comme suit : « Le foulard est difficilement conciliable avec le
principe de l’égalité de traitement des sexes. Or, il s’agit d’une valeur
fondamentale de notre société, consacrée par une disposition
constitutionnelle expresse4. » Avec Élisabeth Badinter, dont la prise de
position parle non seulement pour elle, mais pour d’autres aussi, des
féministes en France et ailleurs ont avancé des arguments semblables,
affirmant que « le foulard était un symbole visible de la soumission des
femmes », corrélé à un « impérialisme religieux5 » que l’État séculier a
pour dessein de combattre.
Tout se passe comme si l’avènement de la laïcité avait réglé le problème
de la différence des sexes dans l’histoire, entraînant dans son sillage la fin
de ce que Tocqueville appelait « la plus ancienne des inégalités, celle de
l’homme et de la femme6 ». Vues sous cet angle, les communautés et
sociétés religieuses sont des reliques d’un autre âge et les femmes voilées,
avec leur sexualité dissimulée sous un morceau de tissu, représentent le
signe même de l’arriération.
Dans cet essai, je remets en question les oppositions simples –
moderne/traditionnel ; séculier/religieux ; sexuellement libre/sexuel-lement
opprimé ; égalité des sexes/ hiérarchie patriarcale ; Occident/Orient – en les
abordant sous trois aspects distincts. Le premier a trait à l’histoire de la
laïcité, laquelle, selon moi, montre clairement que l’égalité des femmes et
des hommes n’a pas été une préoccupation centrale chez ceux qui ont
œuvré à l’instauration de la séparation des Églises et de l’État. C’est sur ce
point que l’on peut voir dans mes fautes de frappe une correspondance
inconsciente – un glissement métonymique – entre sécularisme et sexisme.
Ma deuxième interrogation porte sur la capacité d’agir individuelle, cette
notion qui, si souvent, influe sur les débats concernant les effets
émancipateurs de la laïcité ; elle porte également sur la légitimité de
confondre ce qui est laïque et ce qui est sexuellement libéré. Finalement,
j’avance que, dans une perspective psychanalytique, la laïcité n’a pas résolu
les problèmes que la différence des sexes pose à l’organisation sociale et
politique ; peut-être parce que, en effet, pour Freud, le sujet est un sujet
laïque. Il est fort possible que la difficulté rencontrée à prononcer le titre de
cet essai, « Sécularité ou sexularité », traduit au moins une des facettes du
problème que pose la réconciliation de l’égalité des genres et de la
différence des sexes, un problème persistant même à une époque qui se dit
laïque.

Un peu d’histoire

La Révolution française est un des moments fondateurs de la modernité :


un produit des Lumières, une transformation politique de proportions
gigantesques qui a substitué aux superstitions du clergé et au pouvoir des
monarques le règne de la Raison (donc de la Loi). La sécularisation a été
l’un des nombreux processus de transformation lancés par les élus du
peuple, ses représentants. La toute- puissante Église catholique romaine
dans son incarnation française a été nationalisée par l’État ; les prêtres qui
juraient allégeance à la République devenaient des fonctionnaires payés par
elle (le clergé réfractaire en a été réduit à célébrer des messes clandestines) ;
et les signes de la dévotion religieuse – statues de saints, crucifix et cloches
d’églises – ont été remplacés par la personnification allégorique de concepts
séculiers (la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, le Contrat social, la
Philosophie, la Raison, la Vertu) sous des formes classiques idéalisées.
Même les mots employés pour consoler les vivants confrontés à la mort ont
été laïcisés : le « repos éternel » niait toute possibilité d’une vie dans l’au-
delà. Les révolutionnaires ont organisé des fêtes destinées à remplacer les
manifestations et les processions religieuses : artistes, musiciens, écrivains,
acteurs et dramaturges ont été mobilisés dans le cadre d’un immense effort
de propagande destiné à instiller l’allégeance au nouvel ordre des choses.
Par exemple, la fête de l’Unité et de l’Indivisibilité orchestrée par le
peintre Jacques Louis David et le compositeur François Joseph Gossec le
10 août 1793. Les cinq étapes du parcours inséraient les citoyens dans ce
que l’historienne Madelyn Gutwirth appelle « une procession d’initiation
pseudo-maçonnique7 ». La fontaine de la Régénération dominait la
première station consacrée à la Nature : « Une immense statue avait été
érigée représentant la déesse égyptienne Hathor assise entre ses deux
mastiffs, et de ses seins (chastement cachés par ses bras croisés) coulait le
lait (en réalité, ce n’était que de l’eau) de la renaissance […]. Les premiers
bénéficiaires des largesses de la déesse étaient les élus du peuple, alignés
devant elle, pour absorber symboliquement le produit de sa générosité8. »
Gutwirth propose une lecture psychanalytique piquante de la scène et de
bien d’autres circonstances, citées par elle, que caractérisent des seins
montrés à profusion (en particulier pendant la phase jacobine de la
Révolution, mais pas seulement).
« La stricte aridité stérile de cette représentation dérivative, forgée de
toutes pièces, séparée du thème authentique et sous-jacent aussi bien de la
transcendance – les liens qui associent la sexualité, la naissance, la mort et
l’éternité – que de la chaleur des affinités humaines charnelles, en fait un
phénomène fétichiste. Dans la lutte menée par les Jacobins pour affirmer
l’égalité entre les humains, les révolutionnaires insistaient au plus haut
point sur la prémisse selon laquelle les signes de l’altérité pouvaient être
exploités pour exprimer un idéal. Une insistance acharnée à répéter les
formes du dimorphisme sexuel venu d’un autre âge caractérise ses
principales représentations […]. La façon dont les révolutionnaires sont
obnubilés par les seins est un indicateur de l’ampleur de la séparation des
sexes dans la mentalité républicaine, une séparation si grande qu’elle ne
peut pas être comblée. La différence des femmes dans la culture
républicaine était réifiée par sa représentation. De plus en plus enfermée
dans des structures visuelles et verbales répétitives, la nouvelle culture
politique française avait définitivement rejeté, à l’époque de Thermidor,
tout fondement à la reconnaissance d’une parité entre les femmes et les
hommes, même dans la différence9. »
Après avoir examiné d’autres représentations, en particulier l’image très
populaire de « la France républicaine ouvrant son sein à tous les Français »
qu’elle qualifie de « pin-up républicaine », Gutwirth en conclut que la
« figuration du sein » n’est plus utilisée comme précédemment – pour
signifier la charité universelle – mais qu’elle a retrouvé sa fonction
d’« auxiliaire de l’érotisme masculin10 ».
Si Gutwirth rapporte ce qu’on peut considérer comme les représentations
les plus anodines (parce que abstraites) du féminin, Richard Cobb a, quant à
lui, trouvé d’autres documents sur le sujet, qu’il a tirés de rapports portant
sur le travail de terrain effectué par les armées révolutionnaires. Il écrit que
les prosélytes de la déchristianisation ont fait preuve, à certains moments,
de préventions souvent teintées « d’une pointe d’antiféminisme » en faisant
le rapprochement entre les femmes et les prêtres. Un exemple parmi ceux,
nombreux, qu’il donne : un commissaire civil « a tonné contre le fanatisme,
et notamment contre les femmes qui sont susceptibles d’être séduites par
cette passion ; il a dit que les hommes ayant fait la Révolution, ce n’était
pas à elles de la faire régresser11… ».
J’ai cité Gutwirth et Cobb parce que leur documentation me permet de
relier les deux thèmes que je traite dans cet essai : la laïcité et l’égalité des
sexes. Contrairement à de nombreuses affirmations actuelles en la matière,
j’avance qu’il n’existe aucune corrélation fondamentale entre ces deux
notions, et que l’égalité que promet la laïcité a toujours été perturbée – et
continue de l’être – par la différence des sexes, par la difficulté, sinon
l’impossibilité de la tâche qui consiste à assigner une signification
définitive aux différences corporelles entre les hommes et les femmes. Ceux
qui font des déclarations fracassantes sur la supériorité de la laïcité par
rapport à la religion – comme si les deux catégories étaient éternellement
opposées au lieu d’être discursivement interdépendantes – racontent leur
propre vision de l’histoire de l’évolution de la modernité. De ce point de
vue, l’idéal laïque, synonyme de progrès, d’émancipation et de libération
des contraintes qu’impose la tradition fondée sur la religion, triomphera
inévitablement et en fin de compte, malgré les interruptions et les erreurs
d’aiguillage, les revers et les cafouillages. C’est l’opinion défendue par
Charles Taylor dans L’Âge séculier. Dans son commentaire sur
l’« imaginaire égalitaire de Locke », il remarque que cet imaginaire était,
« au départ, profondément déconnecté de la réalité des choses et donc de
l’imaginaire social en vigueur, à tous les niveaux de la société. La
complémentarité hiérarchique était le principe sur lequel reposait en effet la
vie des gens, que ce soit au sein du royaume […] ou de la famille. Nous
ressentons encore très vivement cette disparité dans le cas de la famille, car
c’est seulement à notre époque que se sont véritablement effacées les
anciennes images d’une complémentarité hiérarchique entre les hommes et
les femmes. Il ne s’agit toutefois que d’une étape tardive au cours d’une
“longue marche12” ».
Certes, les exemples que j’ai tirés de la Révolution française pourraient
parfaitement appuyer le scénario d’une « longue marche ». On a en effet
défendu l’idée qu’après des débuts houleux imputables à quelques lois et
coutumes héritées de l’Ancien Régime la notion de droits propres, apanage
de l’individu, s’est étendue ; d’abord réservée à un groupe restreint
d’hommes appartenant à l’élite, elle s’est propagée jusqu’à englober tous
les membres de la société. Dans cette présentation des choses, le rythme du
progrès a été inégal mais néanmoins inexorable, même s’il a fallu des
siècles pour qu’il porte ses fruits13.
J’entends mettre en cause l’histoire ainsi racontée et suggérer plutôt que
celle-ci fait partie du discours de la laïcité. Je suis d’accord avec Talal Asad
qui conteste la téléologie hégélienne de Taylor et voit dans le scénario de la
« longue marche » un mythe du libéralisme : « Ce qui, dans l’histoire du
libéralisme, a souvent été décrit comme l’exclusion politique des femmes,
des pauvres (non-propriétaires) et des sujets coloniaux peut être requalifié
comme l’extension progressive du projet d’émancipation universelle,
incomplète à l’origine, du libéralisme14. » En lançant un appel à critiquer
l’idéalisation du séculier sous la forme d’une généalogie de la laïcité, Asad
remarque que « le séculier n’a ni une origine unique ni une identité
historique stable, même s’il fonctionne grâce à une série d’oppositions
particulières » parmi lesquelles le politique et le religieux, le public et le
privé15. À cette liste je voudrais ajouter l’opposition entre la raison et le
sexe. Dans la version idéalisée de la laïcité, la relégation des passions dans
la sphère privée rend possible le déploiement de discussions et de conduites
rationnelles au sein de la sphère publique et de la politique. Autrement dit,
les hiérarchies de la sphère privée sont les référents par rapport auxquels
s’organise la sphère publique.
Dans cette laïcité idéalisée il existe un lien entre la religion et la sexualité
qui doit être exploré plus avant, non pas parce que le religieux et l’érotique
ne font qu’un (bien que certains puissent souhaiter en débattre), mais parce
que, dans les territoires chrétiens de l’Occident, la sécularisation s’effectue
au moyen d’une définition de la religion qui en fait une affaire relevant de
la conscience privée, exactement comme (au sens aussi bien de similitude
que de simultanéité) elle privatise tout ce qui touche à la famille ou au sexe.
À l’évidence, la distinction privé/public n’a jamais été très claire et a
dessiné une frontière hypothétique que les autorités étatiques ont
constamment dû réglementer. Si la famille était regardée comme une
institution privée (le lieu de l’émotion et de l’intimité), elle était également
vue comme une des clés de l’ordre public. Des lois définissaient le mariage,
le divorce, l’héritage et les pratiques sexuelles estimées acceptables, alors
qu’il s’agissait de préceptes moraux relevants de la religion. Les institutions
religieuses étaient soumises à une réglementation du même ordre par la
sécularisation des États d’Europe occidentale. « La relation historique entre
la famille et la souveraineté de l’État […] est une source d’enchevêtrements
constants entre la religion et la politique16. »
La distinction public/privé opérait au sein de la famille et de l’État pour
définir la citoyenneté selon les critères de la différence sexuelle. Quand la
raison est devenue l’attribut déterminant de la définition du citoyen, et
quand l’abstraction a permis l’interchangeabilité des citoyens entre eux, la
passion a été assignée non seulement au lit conjugal (ou à la chambre à
coucher des courtisanes), mais au corps sexué des femmes. C’est ainsi que
l’harmonie domestique et le désordre public se sont retrouvés incarnés dans
le physique féminin ; l’« ange du foyer » et la « pétroleuse » incontrôlable
sont les deux faces de la même médaille17. La virilité se trouve confirmée
par son opposition à ces deux représentations : les hommes sont le visage
public de la famille et les arbitres raisonnables du domaine politique. Leur
existence en tant qu’êtres sexuels est attestée par leur rapport aux femmes.
La ligne de démarcation entre le public et le privé, si essentielle à la
séparation du séculier et du religieux, reposait ainsi sur une conception de la
différence des sexes qui légitimait l’inégalité politique et sociale des
femmes et des hommes.
Ce n’est pas que la religion et la sexualité sont à la conscience privée ce
que la politique et la citoyenneté sont à l’action publique, en tout cas pas
seulement. Il s’agit de deux catégories enchevêtrées parce que, dans le
processus de sécularisation de l’Occident, les femmes (c’est-à-dire
l’incarnation du sexe) ont généralement été assimilées (comme dans les
exemples que j’ai cités plus haut) à la religion et à la foi. En effet, la
« féminisation de la religion » est un phénomène qui, au XIXe siècle, a
suscité nombre de commentaires inquiets parmi les protestants pratiquants ;
dans les pays européens catholiques, la soumission présumée des femmes à
l’influence les prêtres a longtemps servi de justification au refus qui leur
était opposé concernant le droit de vote ; et leur rôle de porteuses et
d’incarnation de la « tradition » (ce qui incluait les pratiques religieuses
usuelles) a été la source de bien des dilemmes pour les dirigeants des
révolutions (nationalistes) de libération au cours du XXe siècle.
L’assignation discursive des femmes et de la religion à la sphère privée ne
concernait pas la régulation par la religion de la sexualité féminine – du
moins dans la première formulation de l’idéal laïque. La religiosité
féminine a davantage été vue comme une force menaçant de perturber ou de
saper le travail de la raison qu’exige la politique ; de même que la sexualité
féminine, cette religiosité apparaissait comme excessive, transgressive et
dangereuse. C’est ce qui explique, pour revenir un instant aux armées
françaises révolutionnaires, ce commentaire véhément proféré par un
représentant en mission dans le Gers : « “Et vous, foutues garces, dit-il
aimablement à leur intention, vous êtes toutes leurs putains [des prêtres], et
principalement celles qui allez à leurs foutues messes et qui assistez à leurs
mômeries”18. »
Le danger que représentait la sexualité féminine n’était pas considéré
comme un phénomène religieux, mais comme un phénomène naturel. Les
laïques ont ôté à Dieu son rôle de créateur et sa fonction d’intelligence
suprême, et ont mis la « nature » à sa place. La nature n’était pas définie
comme une force extérieure, mais comme l’essence appartenant en propre à
toute chose vivante, y compris l’être humain. Agir en accord avec la nature
permettait d’utiliser au mieux les capacités inhérentes qui, dans l’espèce
humaine, étaient déterminées par le sexe. Les plus grands théoriciens
politiques du XVIIe siècle ont présumé que les acteurs politiques étaient tous
des hommes. S’ils n’ont pas toujours avancé des raisons religieuses pour
expliquer l’exclusion des femmes de la citoyenneté active, ils ont en
revanche mis l’accent sur les qualités qui étaient liées à l’incontestable
différence biologique des sexes. Thomas Laqueur a étudié la façon dont les
travaux de médecine et leur publication ont, au XVIIIe siècle, influé sur la
théorie politique : « Les vérités de la biologie avaient pris la place des
hiérarchies divinement ordonnancées ou des coutumes immémoriales en
tant que base de la création et de la répartition du pouvoir dans les rapports
entre hommes et femmes19. » Les hommes étaient des individus,
possesseurs dans leur être de cette propriété qui leur permettait de signer
des contrats, y compris l’article fondateur de la société politique, le contrat
social. On pouvait abstraire les hommes de leur incarnation physique et
sociale ; c’est cela, précisément, en quoi consiste l’individu abstrait. Mais
aucune abstraction n’était possible s’agissant des femmes, du fait de leur
sexe. Quand les révolutionnaires français, ceux-là mêmes qui ont tenté de
vassaliser l’Église catholique, ont exclu les femmes des réunions politiques
et de la citoyenneté active, c’était pour des raisons tenant à la différence
biologique : « Les fonctions privées auxquelles sont destinées les femmes
par la nature même tiennent à l’ordre général de la société ; cet ordre social
résulte de la différence qu’il y a entre l’homme et la femme. Chaque sexe
est appelé à un genre d’occupation qui lui est propre ; son action est
circonscrite dans ce cercle qu’il ne peut franchir, car la nature, qui a posé
ces limites à l’homme, commande impérieusement, et ne reçoit aucune
loi20. »
Ce que j’entends souligner, c’est qu’aux premiers temps de la laïcité
(dans sa forme démocratique ou républicaine), mais également plus tard en
avançant dans l’histoire, les femmes n’étaient pas considérées comme les
égales politiques des hommes21. La différence des sexes était estimée
constituer une raison légitime d’inégalité. Carole Pateman a exprimé cela en
peu de mots : « La différence sexuelle est une différence politique ; la
différence sexuelle est la différence entre liberté et sujétion22. » La
Constitution des États-Unis comportait une clause interdisant l’instauration
d’une religion d’État, quelle qu’elle soit, dans son premier amendement
datant de 1791, mais les Américaines n’ont pourtant pas obtenu le droit de
vote avant 1920. La Révolution française a, pour une période, subordonné
l’Église à l’État, mais la loi instaurant la laïcité d’aujourd’hui n’a pas été
votée avant 1905 ; et les Françaises n’ont obtenu le droit de vote qu’en
1944. Les deux nations ont suivi des chemins différents dans la privatisation
et la régulation de la religion, mais le résultat pour les femmes a été le
même.
Dans ces deux pays désormais, alors que les femmes sont électrices et
éligibles, elles restent très peu nombreuses à siéger dans les assemblées
élues : 18 % de députées à l’Assemblée nationale et 16 % environ à la
Chambre des représentants américaine23. De plus, même après
l’instauration du suffrage véritablement universel, la législation civile et
familiale qui n’avait pas encore été supprimée des textes continuait de
maintenir les femmes dans une position inférieure et dépendante en dépit de
la reconnaissance formelle de leurs droits fondamentaux. Aux États-Unis,
même si quelques dispositions juridiques conféraient aux femmes des droits
civils personnels, et notamment celui de signer des contrats, certains juges
ont longtemps, pendant le XXe siècle, continué d’appliquer des clauses
anciennes du droit anglo-américain (common law) définissant le mariage
par le service domestique que la femme doit à son époux24. De même, en
France, les articles du Code civil datant de l’ère napoléonienne sont restés
en vigueur jusqu’à ce qu’ils soient modifiés au cours de la période 1965-
1970. Jusque-là le mari pouvait interdire à son épouse de prendre un emploi
rémunéré et il décidait seul du lieu de domicile du couple ou de la famille.
Une femme mariée ne pouvait ouvrir un compte en banque à son nom sans
l’autorisation de son époux, et l’adultère commis par une femme était plus
sévèrement sanctionné que celui commis par un homme. Ainsi, l’adultère
de l’épouse était punissable d’emprisonnement quand des peines aussi
lourdes n’étaient encourues par l’époux que si l’adultère, constaté, avait été
commis au domicile conjugal. Au début du XXIe siècle, alors même qu’une
transformation profonde des normes sexuelles était à l’œuvre, le plafond de
verre est resté présent un peu partout dans le monde, comme l’a montré tout
particulièrement la tourmente financière de 2008-2010, quand des hommes
en costume-cravate se sont retrouvés autour des tables des conseils
d’administration et des instances gouvernementales pour chercher à réparer
les dégâts causés par la dernière en date des crises du capitalisme.
Si ce que je viens de décrire peut s’expliquer par une hypothèse qui
reprend le scénario de la « longue marche », d’autres facteurs rendent cette
interprétation sujette à caution. L’obtention par les femmes de leurs droits
politiques n’a pas mis fin à leur subordination sociale. Même lorsque après
des années de militantisme féministe les femmes ont obtenu le droit de vote
dans les pays démocratiques, des références à une division du travail
déterminée par la différence biologique ont été utilisées pour les maintenir
dans un rapport socialement subordonné aux hommes. Dans de nombreux
pays, le droit de vote étendu aux femmes a été pensé comme l’octroi d’un
droit collectif, une concession à un groupe, et non pas comme la
reconnaissance d’un droit individuel. Les droits formels de la citoyenneté
obtenus par les femmes ne se sont pas traduits par une égalité économique
et sociale ; la citoyenneté n’a pas modifié les normes qui faisaient des
femmes des êtres différents. Elles avaient peut-être conquis l’égalité
politique, mais substantivement – dans la famille, sur le marché du travail,
dans l’arène politique proprement dite – elles n’étaient guère les égales des
hommes. La politiste Wendy Brown le dit ainsi : « L’égalité politique
formelle des femmes n’est ni le signe ni l’instrument de leur intégration. Au
contraire, l’égalité est fondée sur une différence présupposée qu’organise
une division hétérosexuelle du travail et qu’étaye une structure familiale
hétérosexuelle, ce qui […] souligne les différences entre l’égalité formelle
et l’égalité substantive25. » Si, au cours des années récentes, une révolution
sexuelle a bien eu lieu – dans laquelle Éric Fassin voit l’extension de la
logique démocratique au champ du sexe et de la sexualité –, cette révolution
a encore besoin de se manifester dans tous les domaines26. Il est en effet
frappant de constater qu’en France ce sont les hommes politiques qui ont
accueilli par des quolibets la revendication féministe d’une loi sur la parité
permettant aux femmes et aux hommes l’accès égal, en principe, aux
fonctions électives (« c’est le concert des vagins », a déclaré un sénateur), et
les mêmes qui sont devenus des défenseurs zélés des droits des femmes
quand la question de l’islam a occupé le devant de la scène en 200327.
Précisément, ce sont les discriminations de sexe (et d’autres encore) à
l’œuvre dans les sociétés laïques qui sont rendues opaques quand laïcité et
religion sont catégoriquement opposées l’une à l’autre. Et cela, parce que le
genre – l’assignation de rôles normatifs aux hommes et aux femmes – est la
plupart du temps considéré comme un phénomène strictement social ; les
dilemmes psychiques liés à la différence des sexes ne sont pas pris en
compte. Pourtant, lorsqu’on y regarde de près, il n’est pas faux de penser
que le processus de sécularisation a intensifié plutôt qu’atténué les
dilemmes de la différence des sexes.
Pour savoir ce qu’il en est, il nous faut aborder l’histoire de la laïcité non
pas comme s’il s’agissait d’un processus unique, soumis à des évolutions,
mais en nous posant une série de questions pour séparer les fils qui en
constituent l’écheveau. Il y a nombre d’histoires différentes à écrire en
s’inscrivant dans une perspective quelque peu différente du récit habituel.
Elles ont toutes pour but de tirer au clair les multiples significations du
terme « laïcité » ainsi que la relation de celle-ci au sexe et à la sexualité.
L’une d’elles aurait trait à la formation des États en Occident, et à la lutte
pour le pouvoir menée contre les institutions religieuses – l’aspect le plus
littéral de la laïcité. Ici, les effets de la privatisation de la religion devraient
être pensés par rapport à la privatisation de la sphère domestique et à la
façon dont les États réglementent ce domaine. Une deuxième porterait sur
la dissémination dans le monde des idéaux laïques, sur leur contenu et la
façon dont ils sont devenus le modèle de la modernité par-delà les limites
géographiques de l’Occident. Une troisième aurait pour sujet la sexualité,
les représentations changeantes du masculin et du féminin, de la virilité et
de la féminité, et l’histoire politique et sociale des relations entre les
hommes et les femmes. Une quatrième prendrait en compte la démographie,
elle examinerait comment des inquiétudes liées à un taux de natalité
croissant ou décroissant ont conduit les dirigeants politiques à adopter des
politiques publiques destinées à réglementer le mariage et à définir ce qui
constitue une famille. Une cinquième prendrait en considération la science,
la médecine, la technologie, et se demanderait comment les progrès réalisés
dans ces domaines ont permis que se transforment les normes concernant le
sexe et la sexualité. Une sixième examinerait le développement
économique, en rapprochant l’État, le marché et le genre (en particulier la
façon dont les théories de l’économie politique envisagent et mettent en
œuvre la division sexuée du travail aussi bien sur le marché de l’emploi
qu’au sein de la famille). Ces fils différents s’entrecroisent, bien entendu, et
s’influencent mutuellement, mais pas comme dans le scénario de la
« longue marche ». On constate plutôt que les intersections sont disparates,
discontinues et contingentes ; elles ne s’alignent ni en même temps ni de la
même façon. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin que des
travaux historiques les éclairent et en rendent compte. Alors, et alors
seulement, il sera possible de faire la généalogie de la laïcité. Quand ce
travail aura été fait, il deviendra évident que le discours qui voit dans
l’émancipation sexuelle le fruit de la laïcité est d’origine très récente. Ce
discours se situe dans le contexte historique actuel, un contexte particulier
dans lequel le vocabulaire hyperbolique d’un « choc des civilisations » et
d’une « crise » de la laïcité en est venu à caractériser ce qui devrait se
présenter sous la forme d’une discussion autrement plus nuancée des
relations complexes entre l’« Islam » et l’« Occident ».

Encore un peu d’histoire

Dans cet essai je ne peux pas décrire ce à quoi la généalogie de la laïcité


ressemblerait concrètement, mais je peux proposer quelques pistes pour la
conceptualiser.
1) L’histoire de la sécularisation de l’Occident chrétien se rattache à
l’émergence de l’État-nation et à la séparation du politique et du religieux.
Qu’ils aient eu pour objectif de bannir du champ politique national ou
international les conflits opposant différentes pratiques religieuses, de
dénier aux autorités ecclésiastiques tout pouvoir politique, de soumettre le
pouvoir des Églises au contrôle de l’État, les théoriciens de ce que nous
appelons aujourd’hui la laïcité et les hommes politiques qui ont travaillé à
son instauration ont traité de la relation entre les institutions religieuses et
celles de l’État en se référant très peu aux rapports entre les femmes et les
hommes. Un cas d’espèce est la loi française de 1905, une des lois
exemplaires de la laïcité européenne moderne. La loi ne mentionne même
pas la question du genre alors qu’elle fixe les limites de la séparation des
Églises et de l’État. La liberté de conscience individuelle constitue le
premier article de la loi de séparation ; le deuxième précise que « la
République ne reconnaît, ne salarie ou ne subventionne aucun culte » ;
également, « il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou
emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement
public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de
sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des
musées ou expositions » ; d’autres articles fixent le mode de rémunération
des aumôniers dans les écoles, les hôpitaux, les prisons ; et la loi prévoit la
création d’une « police des cultes » pour veiller à son application. Alors que
l’État place les institutions religieuses sous son contrôle, des références aux
avis consultatifs du Conseil d’État sont nombreuses (le Conseil d’État est la
plus haute juridiction administrative, dont la fonction est d’apprécier la
légalité des actes de l’Administration). Pendant quatre-vingts ans, aucune
de ses décisions portant sur l’application de la loi de 1905 n’a fait référence
à l’égalité des hommes et des femmes, alors que d’autres avis évoquent le
statut des femmes ou la discrimination exercée contre elles (c’est le
contexte institutionnel – le marché du travail, l’école, l’université – qui
importe ici). L’égalité des sexes est prise en considération par rapport à la
laïcité pour la première fois en 1987 quand, en voulant mettre en conformité
la législation française avec la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), qui interdit les
discriminations en raison du sexe, le Conseil a décidé que les ordres
religieux féminins devaient être traités de la même façon que leurs
équivalents masculins28. Lorsqu’il a exprimé pour la première fois son avis
sur la légitimité de l’interdiction du foulard islamique à l’école en 1989, le
Conseil d’État n’a pas soulevé la question de l’égalité des sexes. Il a choisi
de formuler cet avis en évoquant les menaces possibles à l’ordre public et
l’interdiction du prosélytisme dans l’école publique (un prosélytisme dont il
n’a pas trouvé de traces en 1989). En 2004, dans un rapport rédigé à la
veille du vote sur l’interdiction du foulard à l’école, le Conseil a signalé que
ses avis précédents avaient été moins influencés qu’ils ne le seraient cette
fois par « des questions liées à l’islam ou celles tenant à la place et au statut
de la femme de religion musulmane dans la société29 ». La question de
l’égalité des femmes présentée comme un facteur de la séparation des
Églises et de l’État était une première pour cette institution qui donnait
pourtant son avis depuis presque un siècle sur les interprétations de la loi de
1905. Cette question a été placée au premier plan seulement dans le
contexte des débats vigoureux portant sur la place en France des immigrants
originaires d’Afrique du Nord et de leurs descendants.
2) Dans le processus de sécularisation de l’Occident, l’intérêt porté au
statut des femmes est devenu un attribut de la modernité, notamment par la
place particulière qu’il a occupé dans les aventures impérialistes. Les
puissances coloniales ont souvent justifié leurs conquêtes par la prise en
compte du traitement réservé aux femmes – leur ségrégation et leur
exploitation sexuelle, pas leur inégalité –, ce traitement étant pris comme
une indication du niveau de « civilisation » atteint par les sociétés
concernées. Bien avant que les femmes obtiennent le droit de vote en
France, les descriptions de la vie en Afrique du Nord soulignaient la
supériorité, chez les Français, des relations hommes/femmes comparées à
celles des Arabes. Ce que Julia Clancy-Smith décrit ainsi : « Dans
l’imaginaire impérial, derrière les hauts murs du foyer arabe, les femmes
souffrent d’une oppression due aux lois et coutumes islamiques. Alors que
le regard colonial s’est progressivement fixé sur les femmes musulmanes
entre 1870 et 1900, l’islam s’est déplacé, pour de nombreux auteurs
français, du champ de bataille vers la chambre à coucher30. » En Algérie,
dès 1840, une façon de distinguer les Arabes des Kabyles, considérés
comme supérieurs, était leur traitement des femmes (les administrateurs
coloniaux choisissaient leurs assistants parmi les seconds parce qu’ils les
considéraient comme plus « français »). Paul Silverstein décrit la
construction de ce qu’il appelle le « mythe » de la supériorité kabyle
comme suit : « Si l’on en croit ce que disent les chercheurs, les Kabyles ont
continué de marquer un profond respect pour leurs femmes ; les femmes
kabyles sont maîtresses chez elles, vont et viennent dans l’espace public
sans être voilées et d’une façon générale “jouissent d’une plus grande
liberté que les femmes arabes” ; elles comptent davantage dans la
société31. » Au plus fort de la guerre d’Algérie (1954-1962), les épouses des
administrateurs coloniaux et des cadres de l’armée française ont créé des
associations de femmes dont la raison d’être était de libérer les femmes
indigènes des contraintes des lois coutumières islamiques. En 1958, une
cérémonie publique de dévoilement de musulmanes a eu pour objectif de
montrer, en action, la « mission civilisatrice » de la France ; celle-ci n’était
pas, comme l’affirmaient les nationalistes algériens, une force d’oppression,
mais, dans ce scénario, une puissance créatrice de liberté32. Le dévoilement
en apportait la preuve. (On trouvera à ce propos des similitudes avec les
justifications de la guerre en Afghanistan données par l’administration Bush
– libérer les femmes de l’emprise de l’« islam » alors qu’à l’intérieur des
États-Unis la même administration adoptait un ordre du jour mettant en
péril des droits durement gagnés par les femmes au nom des vérités
révélées du christianisme.)
Les nationalistes algériens, qui s’étaient eux aussi engagés à instaurer une
certaine forme de modernité, se sont trouvés pris en tenaille entre le refus
de croire à la promesse d’une « émancipation » de caractère colonial et celle
qu’ils pouvaient eux-mêmes s’engager à instaurer. Frantz Fanon, membre
du FLN (Front de libération nationale), a relevé : « La ténacité de
l’occupant dans son entreprise de dévoiler les femmes, d’en faire des alliées
dans l’œuvre de destruction culturelle, a renforcé les conduites
traditionnelles33. » Dans son essai « L’Algérie se dévoile », on le voit
tiraillé entre la nécessité de sauvegarder l’intégrité de la tradition culturelle
algérienne face aux efforts déployés par les Français pour l’assimiler d’une
part et, d’autre part, le désir de moderniser cette culture traditionnelle ; ceci
montre bien comment la pression exercée par des forces historiques
contingentes en façonne les effets au plan politique et social34. Fanon
pensait que leur participation à la révolution élèverait les femmes
algériennes au niveau des hommes, mais ce n’est pas ce qui s’est produit ;
l’indépendance n’a pas débouché sur un partage équitable des
responsabilités politiques entre les femmes et les hommes35. Et une certaine
confusion concernant la façon de nationaliser la modernité laïque est restée
un facteur politique déterminant pendant plusieurs décennies. Les tropes
habituels que sont le danger constitué par les allégeances religieuses des
femmes et la nécessité de réfréner leur zèle (implicitement sinon
explicitement considéré comme étant de nature sexuelle) se sont manifestés
sous des aspects propres à l’histoire algérienne. Ils ont pris un aspect
nouveau pendant la guerre civile du début des années 1990, quand des
forces islamistes renaissantes ont mis en avant la pratique religieuse des
femmes (symbolisée par le port du voile) pour endiguer la sexualité
féminine et, par la même occasion, résister au matérialisme occidental.
3) L’exportation de la laïcité en tant que composante de la modernité ne
s’est pas produite seulement sous l’égide de la domination coloniale.
Afsaneh Najmabadi estime qu’en Iran, au XIXe siècle, l’influence de
l’Occident s’est traduite par des interrogations inquiètes sur le sexe et la
sexualité masculine. Longtemps avant les réformes introduites par le shah
au XXe siècle, « le projet moderniste de l’émancipation des femmes – centré
sur le caractère souhaitable de l’hétéro-socialisation, le dévoilement des
femmes et les encouragements prodigués à leur endroit pour qu’elles se
mêlent aux hommes, centré également sur une transformation de la nature
du mariage, la relation amoureuse se substituant au contrat sexuel – était
fondé sur (et produisait) un désaveu de l’homo-érotisme masculin. Ce projet
a également été mis en avant pour éradiquer les pratiques homosexuelles
entre hommes36 ». L’émancipation ne garantissait pas la libération puisque
le mariage d’amour continuait de présupposer une division du travail dans
laquelle le foyer et les fonctions privées qui lui étaient attachées
demeuraient le domaine des femmes, et l’univers public de la politique
celui des hommes.
Pour éviter la tentation de mettre en corrélation ces données et le
libéralisme, il faut savoir que la Révolution russe offre un autre type
d’exemple. Après l’arrivée au pouvoir des bolcheviques, les femmes ont
obtenu une égalité civile, juridique et politique complète, mais elles sont
néanmoins restées des figures de second plan dans le Parti et le
gouvernement. Certes, elles ont bénéficié d’opportunités accrues en matière
économique ; mais bien que poussées à s’insérer dans le marché du travail,
elles ont rarement accédé aux échelons les plus élevés de l’Administration
ou à des positions de leadership. Dans les représentations emblématiques, le
jeune ouvrier laïque et physiquement puissant a symbolisé la révolution et
l’avenir alors que la « baba » – ou babouchka, la vieille femme –
superstitieuse et attachée à la religion incarnait son antithèse. L’historien
Richard Stites, écrivant en 1978, a rapporté qu’Alexandra Kollontaï se
plaignait en 1922 de ce que « l’État soviétique était dirigé par des hommes
et que les femmes ne figuraient que dans des positions subalternes ». Et il
en concluait : « Les choses sont restées inchangées, pour l’essentiel, jusqu’à
aujourd’hui37. »

La capacité d’agir

Dans les définitions de la laïcité, la question de l’égalité est souvent liée à


la capacité d’agir autonome des individus, ceux-ci étant les sujets
principaux du système laïque. Ils y sont décrits comme des individus
exerçant librement leurs choix, immunisés contre les pressions que les
communautés traditionnelles exercent sur leurs membres. C’est ainsi que
Riva Kastoryano prend fait et cause pour l’interdiction du foulard dans les
écoles publiques françaises en invoquant la nécessité de défendre
l’autonomie des femmes face aux autorités politiques et religieuses. « La loi
seule ne peut participer à la libération des individus – en particulier quand
l’individu en question est une femme – des pressions communautaires qui
sont devenues la règle dans les espaces géographiques concentrés comme
c’est le cas dans les banlieues en France. Cette loi n’en demeure pas moins
importante pour libérer les musulmans de l’islam en tant que force politique
qui pèse sur les migrants musulmans où qu’ils vivent38. » Son hypothèse,
que partagent nombre de partisans de la laïcité en France, est que les
pressions communautaires représentent nécessairement une force négative,
et que la seule raison qui pousse une femme à porter le foulard est qu’elle y
est forcée.
En fait, quand on étudie les témoignages de femmes portant le foulard ou
le voile, on s’aperçoit qu’elles mettent en avant le caractère volontaire de
leur décision, qu’il s’agit de l’expression de leur capacité d’agir individuelle
d’inspiration religieuse. Et, dans les débats de caractère plus général sur la
religion et la laïcité, les historiens ont rappelé aux féministes qui mettent sur
le même plan la religion, le patriarcat et la subordination des femme, que la
première vague du féminisme aux États-Unis, en Grande-Bretagne et
ailleurs s’est largement inspirée de principes religieux pour étayer ses
arguments. Ce sont en effet des femmes blanches et protestantes qui
constituaient l’essentiel des effectifs des mouvements contre l’esclavage,
l’alcoolisme, pour la paix et la moralité, se taillant un espace dans la vie
publique au nom de la morale chrétienne dont elles étaient le porte-voix39.
Leurs arguments se fondaient sur des passages de la Bible et sur leur
interprétation de textes de théologie. La seconde vague du féminisme oublie
souvent ce passé, tout occupée à mettre en avant ses positions laïques.
L’éclairage que peut apporter l’histoire sur ce point n’est pas celui d’une
filiation – le féminisme n’est pas passé du religieux au séculier, son
orientation laïque n’a pas de racines religieuses –, mais celui que donnent
les contextes : qu’est-ce qui distingue les mouvements du XVIIIe et du
XIXe siècle de ceux de la deuxième moitié du XXe ?
Un des éléments les plus intéressants de la recherche récente dans le
champ de la religion a été son examen de la nature de la capacité d’agir
religieuse, et notamment les lumières apportées par le travail théorique sur
la constitution du sujet. Les travaux de l’historienne des religions Phyllis
Mack, portant sur les quakeresses de l’Angleterre du XVIIIe siècle, et ceux
de l’anthropologue Saba Mahmood sur les femmes appartenant à des sectes
islamiques piétistes égyptiennes à la fin du XXe mettent en cause de façon
différente la définition laïque et libérale de la capacité d’agir en tant que
concept du « libre exercice d’un comportement autonome », l’expression
d’un « moi » préalablement existant40. Mack estime que, pour comprendre
les actions extraordinaires accomplies par les quakeresses, « nous avons
besoin d’une conception de la capacité d’agir qui accorde moins
d’importance à l’autonomie qu’à l’autotranscendance, une conception dans
laquelle la force de passer aux actes est générée et entretenue par une action
préalable de reddition personnelle41 ». En revanche, Mahmood suggère que
« la capacité d’agir se trouve non seulement dans les actes de résistance aux
normes, mais aussi dans les multiples façons dont on habite les normes42 ».
Voici ce qu’elle dit de la subjectivation, suivant en cela Michel Foucault :
« Les processus et l’ensemble des conditions qui assujettissent le sujet sont
aussi le moyen par lequel il acquiert une identité et une capacité d’agir43. »
Mahmood estime que cette définition s’applique également au sujet
religieux, ce qui la conduit à critiquer fortement l’insistance avec laquelle
certains discours féministes laïques émancipateurs mettent l’accent sur
l’autonomie individuelle.
Mack explore le paradoxe chrétien de la liberté dans la soumission à
Dieu. Elle écrit que les quakeresses « se définissaient comme des
instruments de l’autorité divine » qui trouvaient dans le dépassement de soi
« la liberté de faire ce qui [était] juste44 ». « La contradiction entre l’idéal
du dépassement de soi et la mise en valeur de sa propre compétence était
résolue par le fait de diriger l’énergie individuelle vers l’extérieur, de la
manifester par des pulsions charitables envers les autres45. » À l’opposé,
Mahmood constate que les piétistes musulmanes qu’elle a étudiées ne
voyaient pas dans leur pratique religieuse le moyen d’exprimer leur propre
« moi », mais que cette pratique était pour elles une façon d’incarner une
existence vertueuse, l’expression de leur aspiration à être à la hauteur des
valeurs morales de ces « traditions discursives historiquement contingentes
dans lesquelles elles se situent46 ». Pour certains musulmans, relève Talal
Asad, cette tradition pose le principe « d’un corps collectif de musulmans
liés entre eux par leur foi en Dieu et le Prophète – une foi qui s’incarne dans
des comportements dont les formes sont prescrites47 ».
Ces traditions, selon Mahmood, ne sont pas des régressions dans le passé,
elles sont « modernes » et doivent être comprises comme telles.
« L’islamisme et le libéralisme séculier, écrit-elle, entretiennent un rapport
de proximité et de dépendance mutuelles et non simplement un rapport
d’opposition ni, d’ailleurs, d’accommodation. Pour le comprendre, il faut
donc analyser les rencontres, différentes selon l’époque, ambiguës et
imprévisibles, que cette proximité a rendues possibles48. » Mack refuse de
situer ses quakeresses dans une opposition à la laïcité des Lumières ; elle
constate plutôt l’existence d’une « forme nouvelle d’énergie psychique ;
une capacité d’agir spirituelle dans laquelle les notions de libre arbitre et de
droits de la personne s’associent aux notions religieuses de perfectibilité
individuelle, de discipline collective ainsi que de dépassement de soi, et
dans laquelle l’énergie exerce ses effets non pas sur l’état intérieur de
l’individu, mais sur la condition d’autres groupes défavorisés49 ». Les
quakeresses du XVIIIe siècle opéraient en s’insérant dans le discours du libre
arbitre individuel, alors que les musulmanes donnaient de leur pratique une
définition communautaire.
Qu’elles concentrent leurs efforts sur elles-mêmes ou sur les besoins
d’autrui, ou encore que leur personne se subsume dans une série
d’obligations éthiques, ces femmes de foi agissent dans le cadre de
contraintes normatives. Ni Mack ni Mahmood ne nient que l’inégalité de
genre soit un des éléments constitutifs de ces mouvements religieux ;
Mahmood reconnaît d’ailleurs son aversion initiale pour les « pratiques du
mouvement des mosquées, notamment les pratiques qui semblaient réduire
les femmes à un statut inférieur dans la société égyptienne50 ». Mais elle
insiste sur l’importance de comprendre non seulement ce qui se joue dans le
conservatisme social des mouvements piétistes, mais également les raisons
de notre propre désir féministe et laïque de condamner, avant même de
savoir exactement de quoi il s’agit, l’exemple de subordination forcée ou
d’une conscience dévoyée qu’ils illustrent. « En revenant sur les multiples
modalités de la capacité d’agir qui influent sur les pratiques du mouvement
des mosquées, [j’espère mettre fin à] l’incapacité profonde de la pensée
politique féministe actuelle à concevoir des formes d’accomplissement
humain dignes d’intérêt en dehors des frontières de l’imaginaire
progressiste libéral51. »
Dans le feu de la controverse sur le foulard, on a accordé beaucoup
moins d’attention aux explications données par les femmes qui le portaient
qu’à celles qui le condamnaient en tant qu’« emblème sexiste52 ». Parce
qu’ils considèrent que cet emblème a une signification et une seule, les
pourfendeurs du port du foulard ne jugent pas nécessaire de demander aux
femmes pourquoi elles se couvrent la tête ; de plus, toute réponse qui
conteste leur interprétation est rejetée comme la preuve manifeste d’une
conscience dévoyée. À ce propos, on assiste à une confrontation à front
renversé entre laïques et intégristes dans laquelle ce sont les partisans de la
laïcité qui insistent sur le fait que c’est leur perception du voile qui est la
bonne. « Je suis féministe et je suis allergique au foulard53 », déclare une
enseignante française alors qu’elle donne l’ordre à une élève d’enlever son
hijab. Quand la jeune fille lui répond qu’elle le porte malgré l’opposition de
ses parents, son professeur lui explique : « En enlevant ton foulard, tu
rentres dans la normalité. » « Qu’est-ce que cela signifie ? demande la jeune
fille. Qu’est-ce que la “normalité” ? Dans ma classe, il y avait des élèves
qui avaient des dreadlocks : ça apparemment, c’était “normal”, mais pas
mon foulard54. »
Cette façon de défier ce qui est présenté comme « normal » témoigne
d’une certaine capacité d’agir : une affirmation ferme du droit pour chacun
de voir reconnaître sa religion comme un élément permanent de la
construction de soi – même si une partie du « moi » en question a été
abandonnée à, ou se réalisera par, la soumission à Dieu55. Les témoignages
divers recueillis auprès de jeunes femmes portant le foulard s’inscrivent
dans la problématique du choix quand il s’agit d’expliquer leur observance
de ce qu’Asad appelle des formes incarnées de comportements prescrits. Ce
que disent ces femmes relève en partie de la stratégie puisque le discours de
l’individualisme libéral est celui qui domine les nations séculières. Mais
c’est également le moyen de défier ce discours, en reliant le choix non pas à
l’idée d’émancipation, mais à celle de soumission. Voici ce qu’indiquent
quelques exemples venus de France. « C’est mon choix, après tout, si je ne
veux pas montrer mon corps56 ! » « Je voile mon corps par soumission à un
Dieu – et cette soumission-là, je l’assume totalement – mais cela veut dire
aussi que je ne suis soumise à personne d’autre. Même pas à mes parents…
je me donne à un Dieu, et ce Dieu me promet de me protéger et de me
défendre57. » De la même façon, le New York Times rapporte l’histoire
d’Havva Yilmaz, qui, en Turquie, contre la volonté de ses parents, a quitté
l’école plutôt que de retirer le foulard qu’elle avait choisi de porter quand
elle avait seize ans. « Avant de décider de me couvrir, je savais qui je
n’étais pas, a-t-elle expliqué. Après m’être couverte, j’ai finalement su qui
j’étais58. » La sociologue Nilüfer Göle précise que ce qui est en jeu dans
une déclaration comme celle-ci est l’appropriation personnelle, par la
femme concernée, d’un symbole d’infériorité et son renversement, le
foulard représentant ce symbole – aux yeux de la modernité – dans le cas
présent. « La modernité avait fait du voile […] un symbole stigmatisant,
celui de l’asservissement de la femme, qui discréditait la personne comme
le groupe social qui l’adoptait59. » « Aujourd’hui, le voile islamique signifie
l’adoption, volontaire ou imposée selon le cas, d’un signe de “stigmate” de
la part des femmes qui le portent tout en cherchant à le transformer, par le
biais de son renversement, en signe de “prestige”60. »
La défense de leur droit d’exprimer une libre expression religieuse a
conduit nombre de ces femmes au militantisme politique, mais sans que
leur action militante corresponde à celle généralement exercée par les
islamistes intégristes qui cherchent à imposer leurs façons de faire à tout le
monde. Elles ne demandent pas non plus que l’on décrète, comme le fait
l’État en Arabie Saoudite ou en Iran, que toutes les femmes se couvrent.
Leurs protestations visent plutôt les formes de discrimination que les
femmes subissent dans le pays où elles se trouvent – une discrimination
dont le foulard est l’objet, mais qui porte également sur la différence
religieuse, ethnique, sociale et économique. Leur objectif n’est pas
d’obliger toutes les femmes à agir comme elles le font, mais de se faire
admettre comme membres à part entière de la communauté nationale. En
Turquie, Yilmaz a pris la tête d’un mouvement visant à mettre fin à
l’interdiction du foulard dans les universités. « Comment puis-je faire partie
d’un pays qui ne m’accepte pas ? » demande-t-elle. Bien qu’une révision de
la loi proposée par le Premier ministre ait été invalidée par la Cour
constitutionnelle en 2008, elle et ses amies se sont engagées à poursuivre
leur lutte : « Si nous sommes unies, nous pouvons contester (avec succès)
cette interdiction61. » Le Collectif des féministes pour l’égalité (CFPE),
fondé en France en 2004, a réclamé que soit reconnu le droit de porter ou de
ne pas porter un foulard ; il s’est voué à la lutte contre les discriminations
sexistes ; et a refusé tout modèle unique d’émancipation62. « Lutter contre
le voile obligatoire et contre le dévoilement obligatoire, pour le droit d’aller
tête nue et pour le droit de se couvrir, c’est un seul et même combat : le
combat pour la liberté de choix, et plus précisément pour le droit de chaque
femme à disposer de son corps63. » Il s’agit là de valeurs reconnaissables de
la démocratie libérale – liberté de choisir et droit de contrôle des femmes
sur leur propre corps – placées au service de formes incarnées d’une
pratique religieuse. L’une des membres du CFPE a déclaré : « Je suis
française, de culture occidentale et de religion musulmane64. »
Le message exprimé est manifestement ambigu : il s’agit d’un discours
de dévotion religieuse associé à une éthique qui s’incarne dans le
comportement individuel, le tout combiné avec une affirmation moderniste
des droits de la personne et de la démocratie pluraliste. Alors que la lutte
porte sur l’expression religieuse dans l’espace public, la neutralité de l’État
est présupposée. L’interdiction du foulard à l’école est même considérée
comme une violation de la neutralité de l’État et de la liberté de conscience
des citoyens. Et l’argument selon lequel l’État doit protéger les femmes des
intégristes qui les forcent à porter le foulard n’est aucunement accepté. Ces
jeunes femmes (car la plupart sont jeunes) considèrent cette prétendue
protection comme une forme de paternalisme contraire aux principes qui
garantissent l’égalité ; elle est aussi condamnable, à sa manière, que toute
intervention étatique qui rendrait le foulard obligatoire.
Cet argument contre le paternalisme d’État a été présenté en 2005 dans
une affaire jugée par la Grande Chambre du Conseil de l’Europe (Sahin c.
Turquie) par l’opinion dissidente d’une des juges, la Belge Françoise
Tulkens. Les magistrats ont, en majorité, confirmé le jugement du tribunal
turc qui avait estimé que l’interdiction du foulard dans les universités était
conforme aux valeurs laïques de l’État et à l’égalité des femmes et des
hommes devant la loi. La juge Tulkens a signifié son désaccord en
soulignant que la majorité n’avait pu établir de lien entre l’interdiction et
l’égalité des sexes : « Celle-ci [la requérante] – qui est une jeune femme
adulte et universitaire – a fait valoir qu’elle portait librement le foulard et
rien ne contredit cette affirmation. À cet égard, je vois mal comment le
principe d’égalité entre les sexes peut justifier l’interdiction faite à une
femme d’adopter un comportement auquel, sans que la preuve contraire ait
été apportée, elle consent librement. Par ailleurs, l’égalité et la non-
discrimination sont des droits subjectifs qui ne peuvent être soustraits à la
maîtrise de ceux et de celles qui sont appelés à en bénéficier. Une telle
forme de “paternalisme” s’inscrit à contre-courant de la jurisprudence de la
Cour, qui a construit, sur le fondement de l’article 8, un véritable droit à
l’autonomie personnelle (Keenan c. Royaume-Uni, arrêt du 3 avril 2001, §
92 ; Pretty c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 2002, §§ 65-67 ; Christine
Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 11 juillet 2002, § 90). Enfin, si vraiment
le port du foulard était contraire en tout état de cause à l’égalité entre les
hommes et les femmes, l’État serait alors tenu, au titre de ses obligations
positives, de l’interdire dans tous les lieux, qu’ils soient publics ou
privés65. »
C’est précisément pour défendre une certaine conception de la capacité
d’agir de l’individu que la juge Tulkens et les autres témoignages que j’ai
cités se sont élevés contre l’interdiction du foulard. Mais c’est une
conception qui reconnaît – implicitement dans l’avis de Tulkens,
explicitement dans les déclarations de jeunes femmes portant le hijab –
qu’il faut faire une distinction entre le gouvernement de soi et l’autonomie,
une distinction qu’Asad rapproche de l’« Oumma » islamique. « Le système
de la raison pratique de la charia, auquel chaque croyant ou croyante est
moralement lié-e, existe indépendamment de lui ou d’elle. En même temps,
chaque musulman est psychologiquement capable de découvrir les règles de
ce système et de s’y conformer66. » Vue sous cet angle, la soumission
correspond – paradoxalement – à un choix librement consenti. C’est
exactement ce dont il s’agit dans la question que pose, avec ironie, cette
femme qui s’élève contre l’interdiction du foulard. « Si le voile est un
“symbole d’oppression”, est-ce que je dois en conclure que je m’opprime
toute seule67 ? »
Nombre de femmes qui se battent pour défendre leur droit de porter le
foulard reconnaissent que toutes les femmes voilées ne choisissent pas
librement de l’être. Mais, soulignent-elles, le cas n’est guère différent de
celui de ces femmes qui, en raison de la pression qu’exerce sur elles leur
petit ami ou leur mari, se sentent obligées de se conformer aux canons de la
mode occidentale, ou – pour prendre un exemple extrême – de celui des
prostituées que leur souteneur force à porter une minijupe et à se maquiller
de façon outrancière. Toute une gamme de raisons peuvent expliquer le
choix qu’une femme fait de ses vêtements ; pourquoi prendre en compte
une seule raison dès lors qu’il s’agit du voile ?
La capacité d’agir n’est donc pas le bien propre, inné, de l’individu
abstrait, mais l’attribut d’un sujet qui est défini par – et sujet à – un discours
qui le constitue comme étant à la fois subordonné et capable d’action. Il
apparaît par conséquent que la foi religieuse n’induit pas, en soi, la négation
de la capacité d’agir ; cette foi crée des formes particulières de capacité
agissante dont les significations et l’histoire ne correspondent pas, de façon
transparente, au port du foulard. Si l’une de ces significations a trait à l’idée
que les femmes sont subordonnées aux hommes, commente une
musulmane, le problème n’est pas propre à l’islam. « La domination
masculine est tellement répandue, pourquoi serait-elle plus probable chez
une femme qui porte le voile ? […] Ce n’est pas une histoire de voile ou
d’islam, c’est le rapport hommes/femmes qui est un rapport de
domination68. » Présenté de cette façon, l’islam ne représente qu’une
variante de « la plus ancienne des inégalités » que constatait Tocqueville, et
la laïcité n’est pas l’antithèse de la religion ; elle propose en revanche un
cadre différent dans lequel peut être traité le problème posé, au sujet
moderne, par la différence des sexes.

La différence des sexes

Les témoignages trop brefs cités plus haut proviennent d’histoires


personnelles différentes, mais contiennent un thème récurrent : la différence
sexuelle, vue comme une altérité naturelle ancrée dans la constitution
physique des corps, est ce qui sert de base à la représentation de la
différence entre le passé et l’avenir, la superstition et la rationalité, le privé
et le public. Le caractère irréconciliable de ces options est souligné par leur
corrélation avec les femmes et les hommes – une division fondamentale qui
semble n’admettre aucune ambiguïté, même si le rôle tenu par chacun selon
le sexe qui lui est attribué ne correspond pas exactement à une catégorie ou
à une autre. Dans la mesure aussi où ces représentations apaisent des
angoisses même inconscientes mais profondément enracinées, elles
confèrent à la laïcité l’assurance d’être crédible. Dans la mesure où elles
structurent les définitions de la laïcité, elles en nourrissent les attentes
normatives ; elles contribuent même à la production de sujets sexués
séculiers. En la matière, les observations de la psychanalyse (qui est, après
tout, une explication de la rationalité du séculier) sont utiles. On peut même
avancer que la meilleure théorisation de la sexualité et de la subjectivité
sexuelle dans les sociétés laïques modernes se trouve dans les écrits de
Freud et de ses disciples69.
L’énigme de la différence des sexes est au cœur de la théorie
psychanalytique. En dépit des normes qui tentent de prescrire aux hommes
et aux femmes des comportements décrétés conformes aux exigences de
leur corps, la confusion demeure quant aux réponses à donner aux questions
que la laïcité prétend régler. La confusion s’exprime par le fantasme, mais
également par des tentatives conflictuelles visant à imposer des
significations définitives. Comment définir le plaisir que le sujet libéral est,
dit-on, libre d’éprouver ? Quelle est la relation entre les droits de l’individu
et les opérations du désir ? De quel désir s’agit-il dans une relation
sexuelle ? De celui de l’homme ? de la femme ? des deux ? d’aucun ? La
remarque de Lacan – « il n’y a pas de rapport sexuel » – n’est-elle qu’une
glose pessimiste sur l’amour ou, au contraire, un diagnostic avisé de la
dissymétrie qui existe entre le désir masculin et le désir féminin (et, en fait,
entre le désir de deux personnes quel que soit leur sexe) dans les sociétés
modernes ?
Comme Freud, Lacan commence par présupposer que les identités
psychiques ne correspondent pas à l’anatomie : virilité et féminité, masculin
et féminin sont des positions psychiques (qui peuvent, de plus, prendre
diverses formes) et non pas l’expression d’une constitution biologique
innée. De surcroît, il ne s’agit pas de manières d’être clairement définies,
même si un certain nombre de normes sociales prétendent proposer des
définitions irréfutables. Au lieu de cela, il y a un fossé entre l’anatomie du
corps et sa sexuation et, en conséquence, entre les processus psychiques et
sociaux (ou culturels) de subjectivation. Ce fossé – l’absence d’ajustement
entre la physiologie, la sexualité et le désir –, qui ne peut en aucun cas être
comblé, explique la difficulté récurrente (peut-être perpétuelle) rencontrée
dès lors qu’il faut donner une signification à la différence des sexes. Celle-
ci pose ici un problème insoluble.
Ce problème est rendu encore plus difficile compte tenu de l’asymétrie
entre les différentes positions sexuelles (masculine et féminine), qui ne
permet jamais que s’établisse une relation complémentaire, parallèle ou
même inversée entre elles. Quand Lacan dit que la position adoptée par un
sujet, quelle qu’elle soit en fin de compte, empêche sa relation avec un autre
sujet, il ne veut pas dire que ces deux sujets n’ont pas de rapports sexuels –
bien sûr qu’ils en ont. Il veut plutôt dire, selon l’explication de Bruce Fink,
qu’il n’y a pas « de rapport direct entre les hommes et les femmes dans la
mesure où ce sont précisément des hommes et des femmes. En d’autres
termes, ils n’“interagissent” pas entre eux comme un homme vis-à-vis
d’une femme ou une femme vis-à-vis d’un homme. Quelque chose
s’interpose et empêche ce type de rapport ; quelque chose qui fausse
l’interaction70 ». Ce quelque chose est le phallus, le signifiant du désir.
Selon Lacan, l’individuation de l’enfant s’accompagne de la perte
imaginaire du sentiment de complétude, de cette période de la vie où tous
les besoins sont satisfaits par un Autre, l’attention duquel se porte
exclusivement sur l’enfant. L’apprentissage du langage et de la séparation
de la figure parentale principale (généralement la mère) implique à la fois
une certaine aliénation et la perte de ce qui, rétrospectivement, apparaît
avoir été la jouissance que procure la présence complète. Cette perte
imaginaire ou ce manque est ce que Lacan appelle castration. Le désir
correspond au souhait, impossible à réaliser, de retrouver ce qui a été perdu
ou de compenser le manque ; son signifiant est le phallus.
Les sujets masculins et féminins entretiennent un rapport différent au
phallus. Le sujet masculin se définit intégralement en termes de castration
symbolique, laquelle se comprend comme l’interdiction par le père de tout
désir incestueux de l’enfant pour sa mère ; ce désir de s’unir à elle de
nouveau, qui continue d’animer ses fantasmes, il le transfère à d’autres
objets (que Lacan appelle, chacun, l’objet a). La puissance de ce désir naît
du fait que le sujet pense qu’il peut exister une exception à la castration : le
Père symbolique, source de l’interdit, est censé pouvoir échapper à sa
propre loi et l’exception suppose que la castration peut éventuellement être
évitée ou niée. Lacan présente ce phénomène en termes de contradiction ou
d’antinomie. D’une part, tous les hommes sont castrés. D’autre part, il en
existe un qui ne l’est pas et qui n’est pas limité par cette loi (c’est
l’« exception phallique »). Mais, s’il y en a un, il peut y en avoir d’autres
(n’importe qui parmi ceux qui s’identifient au Père) – c’est ainsi que le
fantasme perdure qui laisse penser que la plénitude et la présence complète
sont possibles pour les sujets masculins. Au contraire, la femme (le sujet
féminin) suppose qu’elle est déjà castrée comme l’est sa mère. Elle ne
réagit pas à l’interdit et ne s’identifie pas à l’exception. De la même
manière, elle ne partage pas le fantasme de l’homme de parvenir à une
présence complète71. Elle reste bien animée par le désir et celui-ci s’articule
au phallus (« dans notre culture, une femme accède généralement au
signifiant du désir par un homme ou par un “exemple masculin”, c’est-à-
dire quelqu’un qui rentre dans la catégorie psychanalytique “hommes”72 »)
– mais pas entièrement. Concernant les femmes, Lacan situe une « autre
jouissance » qui, en partie au moins, « échappe au règne du phallus » et
n’est pas généralisable de la même manière que l’exception masculine73. La
masculinité est associée à l’universel (une unité globalisante, la possibilité
de s’identifier au phallus), la féminité quant à elle est de l’ordre du
particulier (il n’y a pas de signifiant du désir qui s’assimile aux femmes,
elles se définissent grâce à leurs différences par rapport à lui).
Si nous considérons que la théorisation du sujet sexué moderne telle que
la propose Lacan se situe dans la modernité de l’histoire, il devient alors
possible de poser une série de questions auxquelles des réponses historiques
peuvent être apportées : comment l’identification du masculin avec
l’universel et celle du féminin avec le particulier se rapportent-elles aux
notions laïques du public et du privé, à l’abstraction de la citoyenneté et à la
définition des femmes par l’appellation « le sexe » ? S’agit-il d’attributs
intemporels de la différence des sexes, ou de caractéristiques spécifiques
aux sujets laïques, reposant sur des schémas du développement psychique
historiquement situés ? La laïcité a-t-elle des façons de traiter la différence
des sexes qui lui sont propres ? Importe-t-il que ce soit Dieu, ou la nature,
ou la culture, qui constitue le fondement sur lequel reposent les explications
de la différence des sexes ? Comment ? Y a-t-il une approche de la sexualité
(ou plusieurs ?) qui puisse être appelée « laïque » ? Est-elle nécessairement
liée, substantivement aussi bien que par sa mise en œuvre formelle, à
l’égalité des sexes ? Ou celle-ci est-elle paradoxalement sapée par des
processus psychiques corrélés à la laïcité qui mettent en avant les
différences inconciliables, les sphères qui séparent les femmes et les
hommes ? Qu’est-ce que les laïques entendent par égalité ? Comment cela
a-t-il évolué au fil du temps ? Et que signifie l’égalité par rapport aux
angoisses psychiques liées à la définition de la différence des sexes ? Penser
la différence hommes/femmes de cette façon, comme un facteur
introduisant un trouble dans les explications que l’on présuppose être
pleinement rationnelles (dans la pratique économique, sociale et politique),
nous permet de nous distancier par rapport au récit émancipateur que la
laïcité a appris à dérouler à propos d’elle-même.

Conclusion
Je n’ai pas cherché à démontrer qu’il n’existe aucune différence entre la
façon dont les sociétés laïques et les sociétés théocratiques traitent les
femmes. Il y a des différences, bien entendu, des différences qui comptent
quand il s’agit des opportunités offertes aux femmes (et aux hommes) au
cours de leur vie. Mais j’insiste cependant sur le fait que ces différences ne
sont pas toujours aussi tranchées que le suggèrent les débats actuels. Que
l’intensité de la distinction contribue à obscurcir les problèmes qui restent, à
l’évidence, présents dans les sociétés laïques, lesquelles considèrent comme
négatif tout ce qui relève du religieux. De plus, cette approche présuppose
que, contrairement à la laïcité, le religieux échappe à l’influence de
circonstances historiques changeantes, qu’il n’est pas, en soi, un
phénomène « moderne », alors qu’il l’est, bien entendu. L’un des problèmes
majeurs que la laïcité rend opaques est l’idée même d’égalité – ou, pour
dire les choses avec davantage de précision, l’idée du rapport
qu’entretiennent l’égalité et la différence. Combien pèse l’égalité face à la
différence ? Comment réconcilier les différentes formes d’égalité –
politique, substantive, subjective – et le fait que l’une d’entre elles ne
garantit pas les autres ? C’est une difficulté avec laquelle la laïcité libérale
s’est débattue au cours de sa longue histoire, et pas seulement pour ce qui
concerne les femmes et les hommes. Une tentative de résolution – celle,
dramatique, dont nous sommes les témoins, a trait à l’islam – conduit à
déplacer le problème vers d’autres sociétés, dissemblables et indéfendables.
C’est ce déplacement que j’ai mis en cause dans cet essai, en mettant
l’accent sur la nécessité d’une approche historique plus nuancée et plus
complexe de ces deux concepts supposés antithétiques : le religieux et le
séculier. Une telle approche offre non seulement une meilleure
compréhension de ce qui se passe des deux côtés de la ligne séparant ces
concepts ; elle met en question la séparation elle-même en révélant
l’interdépendance conceptuelle des deux, ainsi que la fonction politique que
remplit cette séparation. Une voie s’ouvre alors qui mène à une façon
différente de réfléchir non seulement sur les autres et sur nous-mêmes, mais
également sur la nature de notre relation, et sur celle, nouvelle, que nous
pourrions désirer construire.
1 Une fois trouvé le titre de cet article, j’ai été alertée par la vidéo d’une conférence donnée par
Ann Pellegrini à l’université de Santa Barbara et intitulée « Sexularism : Religious Freedom
American Style ». Pellegrini utilise ce terme pour désigner les différentes manières dont le sexe, et en
particulier la morale sexuelle associée aux préceptes religieux, continue d’influer sur nos sociétés
laïques. Voir http://www.uctv.tv/search-details.aspx?showID=15371. Voir également Janet
R. Jakobsen et Ann Pellegrini, Love the Sin : Sexual Regulation and the Limits of Religious
Tolerance, Boston, Beacon Press, 2004.
2 Martha Nussbaum soutient l’idée selon laquelle « la satisfaction sexuelle participe pleinement
de l’intégrité corporelle, elle constitue pour l’être humain une aptitude fonctionnelle centrale ». L’état
laïque devient le lieu où « l’humain dans son authenticité » se définit. Nussbaum, Women and Human
Development : The Capabilities Approach, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 78-79.
3 Cité dans Dominic McGoldrick, Human Rights and Religion : The Islamic Debate in Europe,
Portland, Hart Publishing, 2006, p. 89. Sur les débats à propos du voile en France, voir Joan W. Scott,
The Politics of the Veil, Princeton, Princeton University Press, 2007. Voir aussi John Bowen, Why the
French Don’t Like Headscarves : Islam, the State and Public Space, Princeton, Princeton University
Press, 2006.
4 Dahlab c/Suisse, Décision de la Cour européenne des droits de l’homme, 15 février 2001, citée
ibid., p. 128, 206.
5 Cité in A. D. Smith, « France divided as Headscarf Ban is Set to Become Law », The Observer,
1er février 2004.
6 Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1964, p. 129.
7 Madelyn Gutwirth, The Twilight of the Goddesses : Women and Representation in the French
Revolutionary Era, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1992, p. 275.
8 Ibid., p. 364.
9 Ibid., p. 365.
10 Ibid.
11 Richard Cobb, Les Armées révolutionnaires : instrument de la terreur dans les départements,
avril 1793-floréal an II, Paris, Mouton, 1961-1963, p. 646.
12 Charles Taylor, L’Âge séculier, traduit par Patrick Savidan, Paris, Seuil, 2007, p. 303-304.
13 Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de
1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, p. 47-55.
14 Talal Asad, Formations of the Secular : Christianity, Islam, Modernity, Stanford, Stanford
University Press, 2003, p. 59.
15 Ibid., p. 25.
16 Hussein Ali Agrama, « Secularism, Sovereignty, Indeterminancy : Is Egypt a Secular or a
Religious State ? », Comparative Studies in Society and History, vol. 52, no 3, 2010, p. 519.
17 Carol Christ, « Victorian Masculinity and the Angel in the House », in Martha Vicinus (dir.), A
Widening Sphere : Changing Roles of Victorian Women, Bloomington, Indiana University Press,
1977, p. 146-162 ; Gay Gullickson, Unruly Women of Paris : Images of the Commune, Ithaca, New
York, Cornell University Press, 1996.
18 Richard Cobb, op. cit., p. 646-647.
19 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., p. 221.
20 « Convention nationale. Séance du 9 Brumaire », Réimpression de l’Ancien Moniteur, vol. 18,
p. 299 ; Darlene Levy, Harriet Applewhite et Mary Johnson (dir.), Women in Revolutionary Paris,
1789-1795, op. cit., p. 215.
21 L’idée n’est pas nouvelle, elle est le fruit de plusieurs décennies de recherches historiques
issues du féminisme de la deuxième vague qui sont pourtant parfois oubliées dans le contexte des
débats actuels sur les musulmans.
22 Carole Pateman, Le Contrat sexuel, op. cit., p. 27.
23 Pour plus d’informations sur la présence des femmes dans les différentes institutions
parlementaires du monde, voir les statistiques compilées par l’Union interparlementaire :
http://www.ipu.org/wmn-e/classif.htm.
24 Nancy Cott, The Grounding of Modern Feminism, New Haven, Yale University Press, 1987,
p. 185-187.
25 Wendy Brown, « The “Jewish Question” and the “Woman Question” », in Joan W. Scott et
Debra Keates (dir.), Going Public : Feminism and the Shifting Boundaries of the Private Sphere,
Urbana, University of Illinois Press, 2004, p. 36.
26 Éric Fassin, « The Rise and Fall of Sexual Politics. A Transatlantic Comparison », Public
Culture, vol. 18, no 1, hiver 2006, p. 79-92 ; Fassin, « L’empire du genre. L’histoire politique
ambiguë d’un outil conceptuel », L’Homme, no 187-188, juillet-décembre 2008, p. 375-392.
27 Cité dans Roselyne Bachelot et Geneviève Fraisse, Deux femmes au royaume des hommes,
Paris, Hachette, 1999, p. 12.
28 Conseil d’État, Réflexions sur la laïcité, Rapport public 2004, p. 295.
29 Ibid., p. 341.
30 Julia Clancy-Smith, « Islam, Gender and Identities in the Making of French Algeria, 1830-
1962 », in Julia Clancy-Smith et Frances Gouda (dir.), Domesticating Empire : Race, Gender and
Family Life in French and Dutch Colonialism, Charlottesville, University of Virginia Press, 1996,
p. 154-155.
31 Paul Silverstein, Algeria in France : Transpolitics, Race, and Nation, Bloomington, Indiana
University Press, 2004, p. 52.
32 Todd Shepard, 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, trad. par
Claude Servan-Schreiber, Paris, Payot, 2008, p. 243-245.
33 Eddy Souffrant, « To Conquer the Veil : Woman as a Critique of Liberalism », in Lewis
Gordon, T. D. Sharpley-Whiting et Renée White (dir.), Fanon : A Critical Reader, Cambridge,
Wiley-Blackwell, 1996, p. 177 ; Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile », in Sociologie d’une
révolution : l’an V de la révolution algérienne, Paris, Maspero, 1968, p. 31.
34 Frantz Fanon, art. cité.
35 Marnia Lazreg, The Eloquence of Silence : Algerian Women in Question, New York,
Routledge, 1994, p. 49 ; Anouar Majid, « The Politics of Feminism in Islam », Signs, vol. 23, no 2,
hiver 1998, p. 351.
36 Afsaneh Najmabadi, « Gender and the Sexual Politics of Public Visibility in Iranian
Modernity », in Joan W. Scott et Debra Keates (dir.), Going Public, op. cit., p. 60.
37 Richard Stites, The Women’s Liberation Movement in Russia : Feminism, Nihilism, and
Bolshevism, 1860-1930, Princeton, Princeton University Press, 1978, p. 327.
38 Riva Kastoryano, « Religion and Incorporation : Islam in France », non publié, présenté lors
des rencontres de l’International Studies Association, février 2009, p. 12.
39 Kathleen Sands, « Feminisms and Secularisms », in Janet Jakobsen et Ann Pellegrini (dir.),
Secularisms, Durham, Duke University Press, 2008, p. 315.
40 Phyllis Mack, « Religion, Feminism, and the Problem of Agency : Reflections on Eighteenth-
Century Quakerism », in Sarah Knott et Barbara Taylor (dir.), Women, Gender, and Enlightenment,
Hampshire, Palgrave Macmillan, 2005, p. 434.
41 Ibid., p. 439.
42 Saba Mahmood, Politique de la piété : le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, trad.
par Nadia Marzouki, Paris, La Découverte, 2009, p. 32.
43 Ibid., p. 36.
44 Mack, art cité., p. 439.
45 Ibid., p. 454.
46 Saba Mahmood, op. cit., p. 57.
47 Talal Asad, op. cit., p. 229-30.
48 Saba Mahmood, op. cit., p. 47.
49 Phyllis Mack, art cité., p. 445.
50 Saba Mahmood, op. cit., p. 64.
51 Ibid., p. 229-230.
52 New York Times, 30 septembre 2008.
53 Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent, Paris, La
Fabrique, 2008, p. 30.
54 Ibid., p. 42.
55 Pour l’anthropologue Mayanthi Fernando, les femmes musulmanes françaises qui portent le
hijab sont placées dans une situation impossible. Leur engagement religieux passe par le port du
hijab, mais celui-ci entre en contradiction avec la demande de l’État qui veut que tout engagement de
cette nature soit privé. Pour ces femmes, le port du foulard constitue une obligation religieuse choisie
librement. Or, étant donné que la laïcité à la française n’accepte pas l’idée de ce libre choix, qu’elle y
voit un choix imposé, ces femmes sont perçues comme étant soit malhonnêtes, soit les victimes d’une
forme de pression sociale. « Reconfiguring Freedom : Muslim Piety and the Limits of Secular Public
Discourse and Law », American Ethnologist, vol. 37, no 1, 2010, p. 19-35.
56 Chouder et al., op. cit., p. 127.
57 Ibid., p. 288.
58 New York Times, 14 octobre 2008.
59 Nilüfer Göle, Interpénétrations : l’Islam et l’Europe, Paris, Galaade, 2005, p. 27.
60 Ibid., p. 123.
61 New York Times, 14 octobre 2008.
62 Chouder et al., op. cit., p. 310-311.
63 Ibid., p. 327.
64 Ibid., p. 238.
65 Cour européenne des droits de l’homme, Arrêt de la Grande Chambre : Leyla Sahin c. Turkey,
opinion dissidente de Madame la Juge Tulkens, 2005, p. 48-49.
66 Talal Asad, op. cit., p. 197.
67 Chouder et al., op. cit., p. 53.
68 Ibid., p. 217.
69 J’ai conscience que les théoriciens queer s’opposent fermement à ce type de propos. Comme
Michael Warner m’a répondu à ce sujet : « Venant du milieu queer et trans, il m’est difficile de
prendre pour argent comptant ce genre de discours inspiré de la psychanalyse qui traite du
dimorphisme de la différence sexuelle et qu’on retrouve souvent dans les débats en France. Tout
autant qu’il m’est difficilement imaginable que le désir puisse être le même pour tout le monde »
(correspondance personnelle, 26 août 2010). Je dirais qu’il y a une différence entre la retranscription
littérale de ce type de discours faite par certains psychanalystes et les vulgarisateurs du discours
psychanalytique – pour le dire brièvement, la notion que l’anatomie est une destinée – et les théories
de Freud, Lacan et leurs disciples que j’ai cités. Pour ces derniers, la différence sexuelle est un
problème, non pas une prescription, et les fantasmes qui en découlent donnent lieu à des identités,
identifications et pratiques variées, queer, hétérosexuelles, trans et autres. Loin d’être « le même pour
tout le monde », le désir est alors pensé comme un processus dont la direction et la substance restent
des questions ouvertes à examiner dans leur contexte et leur spécificité.
70 Bruce Fink, The Lacanian Subject : Between Language and Jouissance, Princeton, Princeton
University Press, 1995, p. 104.
71 Jacques Lacan, Encore : le Séminaire, livre XX, Paris, Seuil, 1975.
72 Bruce Fink, op. cit., p. 113.
73 Ibid., p. 112.
5

La séduction, une théorie française

2011

Pour les dirigeants politiques et les universitaires français, le bicentenaire


de la Révolution française a été l’occasion de commémorer le chapitre
inaugural de l’histoire républicaine. Mais pas seulement. Cet anniversaire a
conduit quelques-uns à repenser le sens donné à l’identité nationale. Une
théorie nouvelle proposant une vision sans précédent de l’héritage laissé par
l’absolutisme et l’aristocratie a surgi alors que se multipliaient les
manifestations célébrant la Liberté, l’Égalité, la Fraternité, les critique du
jacobinisme, les condamnations de la Terreur et les relectures des analyses
historiques faites précédemment de l’ensemble de ces événements. Ce
nouveau point de vue a émergé dans le cercle des Éditions Gallimard, des
revues Le Débat et Esprit, et de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur,
développé par un petit groupe influent de Parisiens. Leurs livres et leurs
articles ont façonné ce qu’on pourrait appeler un républicanisme
aristocratique, une idéologie qui récuse les notions libérales d’égalité
formelle et les conceptions démocratiques d’égalité sociale au nom de la
différence des sexes et de leur inégalité intrinsèque. L’« attirance naturelle »
entre les femmes et les hommes, qu’illustre la séduction, a ainsi été offerte
comme modèle pour les rapports entre les sexes, une façon pour ceux-ci de
vivre leur différence avec bonheur en niant la réalité des rapports de
pouvoir entre les hommes et les femmes. Le philosophe Philippe Raynaud,
par exemple, voit dans la séduction « une forme particulière d’égalité1 ».
« Séduire est-il un art français ? » s’est demandé l’historienne Mona
Ozouf dans la critique qu’elle a consacrée au livre d’une autre historienne,
Claude Habib, livre que celle-ci lui a dédié : sa réponse est un « oui », sans
équivoque2. Si l’on en croit la définition qu’en donne Habib, on ne trouve
dans la séduction aucune des connotations négatives imputables aux récits
moralisateurs du XIXe siècle dans lesquels de jeunes innocentes sont flétries
et abandonnées par de fourbes séducteurs appartenant le plus souvent à une
classe sociale supérieure à celle de leurs victimes. La séduction n’a rien à
voir avec la théorie freudienne qui lie les symptômes de l’hystérie à la
répression du désir. En revanche, elle est décrite comme une joute
caractérisée par sa « gaieté matoise et frivole3 ». Se livrer à ce jeu est, avant
tout, un plaisir.
La théorie de la séduction fait appel à une tradition littéraire et artistique
ancienne qui vante les louanges de la culture esthétique et érotique de la
noblesse française. Pour Zrinka Stahuljak, la réinvention de la chevalerie et
de l’amour courtois comme produits spécifiquement français provient des
médiévistes, français eux aussi, qui, au XIXe siècle, écrivaient dans le
contexte du nationalisme et des conquêtes impériales. Elle note que « le
fantasme et l’erreur étaient à l’œuvre dans l’histoire officielle du Moyen
Âge dont nous avons hérité4 ». Habilement, en se référant à la façon dont
cette construction narrative traite des rapports entre les sexes – ils estiment
que celle-ci est « vraie », littéralement, et ils l’érigent en modèle pour
d’autres aspects de la vie politique et sociale –, Ozouf et ses collègues
offrent une alternative à ce qu’ils considèrent être un des dangers de la
démocratie. La séduction prodigue, à la place de l’égalité, une version
naturalisée, anhistorique, de l’inégalité. Ozouf insiste sur la transcendance
du caractère français de la séduction, qu’elle appelle « la singularité
française5 ». Éric Fassin, dans la critique qu’il fait de cette notion, qualifie
celle-ci de « sacralisation de la différence des sexes […] au cœur du projet
national6 ».
Pour les chantres du républicanisme aristocratique, la séduction à la
française constitue une réponse aux exigences d’égalité sociale,
économique et politique que revendiquent en France les féministes, les
militant-e-s de la cause gay et lesbienne, les « immigré-e-s » musulman-e-s.
Certains commentaires font même référence à d’autres systèmes politiques
en vigueur à l’étranger, que ces derniers reposent sur l’individualisme
(comme aux États-Unis) ou sur le collectivisme (en régime totalitaire
communiste). Le résultat final que donneraient ces mauvais exemples ne
serait autre que l’uniformisation de tous les individus. En revanche, en
insistant sur le jeu qu’induit la différence entre les sexes, ces intellectuels
estiment rester au plus près aussi bien de la nature que de la culture. La
séduction permettrait de rendre homogène l’alliage idéologique incohérent
entre la hiérarchie (l’aristocratie) et l’égalité (la république) qu’est le
républicanisme aristocratique ; elle offre en outre un moyen de neutraliser
les tendances égalisatrices de la démocratie en faisant appel à la tradition
historique. C’est en ce sens qu’elle relève non pas de l’histoire mais du
mythe dans la définition qu’en donne Lacan : « Le mythe est toujours […]
une organisation signifiante, une ébauche si vous voulez, qui s’articule pour
supporter les antinomies de certains rapports psychiques7. »
Le mythe de la séduction défie aussi bien l’histoire que la théorie
féministe. Elle écarte brutalement l’idée que l’inégalité entre les sexes est
un problème auquel des solutions doivent être apportées, et elle propose une
version fantasmée du passé, une version qui n’a que peu de rapport avec les
réalités vécues du genre et du pouvoir. Je ne crois pas qu’il suffise
d’essayer, simplement, de rétablir les faits ; l’histoire, même mieux
analysée, est de peu de poids comparée aux délices du fantasme. Il me
paraît plus utile d’essayer de procéder à une lecture analytique –
psychanalytique – des données du débat, de façon à explorer les
implications et la nature des engagements de cette théorie française de la
séduction.

Des imaginaires nationaux

L’idée qu’il existe un caractère national a une longue histoire derrière elle
(et pas seulement en France) ; elle appartient à ce qu’on a l’habitude de
présenter comme étant la vérité sur l’émergence des États-nations. Selon
l’expression d’Eric Hobsbawm, les idéologies nationalistes sont des
« traditions inventées » ; pour Benedict Anderson, ce sont des « imaginaires
nationaux8 ». On les construit de manière discursive sous toutes sortes de
formes : en les opposant à d’autres nations dont les différences permettent
de mettre en évidence la supériorité de la mère patrie ; en effaçant la
diversité au sein de la nation ; en décrétant que des traits comportementaux
distincts sont les signes de l’appartenance nationale ; en fabriquant des
histoires qui proposent des filiations naturalisées et prouvent l’existence
d’une famille nationale installée depuis longtemps. Ces histoires sont la
matière de ce que j’ai appelé ailleurs l’« écho-fantasme9 » et fournissent des
scènes à l’identification imaginaire grâce à laquelle une nouvelle génération
plonge ses racines dans le passé.
Le mythe français de la séduction est particulièrement intéressant parce
qu’il diffère des représentations du genre et de la famille généralement
utilisées pour décrire l’organisation des États et les traits d’un caractère
national. Dans les versions typiques, la famille sert de modèle à l’État, elle
est l’exemple même d’une hiérarchie basée sur la différence naturelle,
laquelle justifie la prééminence des hommes en tant que dirigeants de la
nation. Les femmes sont décrites comme incarnant la tradition intemporelle
et l’authenticité de la culture, alors que les hommes sont les agents de
l’histoire ; c’est par eux que les choses avancent, et leurs actions marquent
les étapes de la montée en puissance de la nation. Si la question des rapports
entre les sexes est posée, c’est généralement à propos de la procréation –
l’évaluation de ce qu’il convient de faire pour que la population se
reproduise à un rythme qui contribue à la prospérité et au bien-être
commun. La sexualité fait l’objet d’une discussion fonctionnelle, examinée
sous l’angle d’une stricte division du travail reproductif : la contribution
masculine, d’importance primordiale, est à l’origine du processus (et
conduit souvent à donner son nom au produit final), mais ce sont les
femmes qui portent, nourrissent et élèvent les enfants de la nation. De ce
processus découlent les distinctions entre le public et le privé, le politique et
le domestique, l’actif et le passif, la raison et la passion. La sexualité, en
tant que recherche et assouvissement du désir, jeu amoureux et activité
conjugale, demeure cantonnée dans le domaine du privé ; il est possible
qu’on s’y réfère de façon oblique, ou qu’elle soit évoquée
métaphoriquement, mais elle n’est pas habituellement considérée comme
une dimension du caractère national.
La théorie française de la séduction propose un scénario très différent.
Elle place au premier plan les agréments de la sexualité, qu’elle considère
comme la composante essentielle des relations entre les genres ; ces
agréments ne concernent ni la famille ni les enfants. Ils ne sont pas régis par
la loi, mais par le rituel ; ils ne dépendent pas de préceptes formels, mais
reposent sur une connaissance mutuelle de la règle du jeu. La séduction ne
remplit aucune fonction sociale évidente et pourtant, dans les écrits des
chantres de la « spécificité française », elle devient un modèle pour certains
aspects du fonctionnement de la société. Dans ce modèle, la différence est
vue comme un terrain de jeu ; ce terrain n’est pas celui de la guerre des
sexes ni celui de la lutte des classes. Le conflit, la coercition et la
domination masculine n’ont aucune part dans cette vision de la séduction.
Au contraire, aux désirs différents des femmes et des hommes est accordée
la plus grande liberté. Des scènes montrant la quête joyeuse du plaisir
sexuel invitent le lecteur à s’identifier à ces images, stimulant leur propre
désir d’endosser les mêmes rôles et de voir dans ceux-ci le fondement d’un
autre système de relations entre les personnes. Je souligne l’importance de
cet aspect de la théorie, car il met au jour une contradiction au sein de la
théorie elle-même : d’un côté, la séduction est l’affaire des mœurs
(sexuelles), une affaire purement privée. De l’autre, elle est publique,
proposée comme un modèle d’organisation sociale.
Ceux qui font grand cas de la séduction, cette « singularité » française,
avancent que son origine aristocratique ne contredit guère les valeurs
démocratiques. « La différence entre la France et d’autres démocraties ne
porte pas sur l’égalité “formelle” ni même sur l’égalité “réelle” : elle vient
plutôt d’une certaine économie passionnelle, qui se traduit par
l’investissement mi-sérieux, mi-ironique de rôles réputés traditionnels10 »,
écrit Raynaud. Profondément ancrée dans l’identité nationale – le fruit
heureux d’une histoire dans laquelle les manières raffinées de l’aristocratie
ont été incorporées dans les pratiques républicaines – se trouve « une
qualité particulière d’ironie qui préserve ce qu’il y a de précieux dans la
différence des sexes, sans renoncer à exiger le droit et la dignité11 ».

Éros, c’est la civilisation

Le point de départ de cette vision des choses est probablement à chercher


dans le numéro du bicentenaire (1989) de la revue Le Débat qui consacre
plusieurs articles à une réévaluation des principes, privilèges et coutumes
aristocratiques12. La contribution de Raynaud porte sur le rôle des femmes
dans les cercles nobiliaires. Son intention, précise-t-il, est « une certaine
réhabilitation des monarchies continentales (aristocratiques et absolutistes
mais néanmoins civilisées) dont la France est le modèle classique13 ». Il
avance ainsi que l’absolutisme en France a valorisé, et même encouragé,
une forme unique de civilité qui a permis aux femmes de bénéficier d’une
forme de reconnaissance spécifique.
Dans sa propre contribution à l’exposé de cette théorie, Les Mots des
femmes : essai sur la singularité française, Ozouf s’appuie sur
l’argumentation de Raynaud. « La France, affirme-t-elle, est l’idéal type de
la monarchie civilisée. » À la cour, les femmes connaissent une liberté sans
précédent : « Elles sont le vrai moteur de la vie sociale14. » Comme
Raynaud, Ozouf reprend à son compte la remarque du philosophe écossais
David Hume sur la vie de cour, dans laquelle il est dit que la politesse et la
générosité sont bénéfiques aux femmes. En même temps, « l’art féminin
civilise les hommes et ceci d’un bout à l’autre de l’escalier social15 ».
Le livre d’Ozouf a soufflé à Claude Habib l’idée de rendre hommage à la
galanterie française (Galanterie française), « ce commerce singulier entre
hommes et femmes » qui, écrit-elle, a connu son heure de gloire, trop brève,
entre le milieu du XVIIe et jusqu’au XVIIIe siècle16. Dans un livre antérieur,
Le Consentement amoureux (1998), Habib décrit une époque où, comme le
souligne Ozouf dans un autre de ses articles, les femmes lisent Rousseau
avec passion parce qu’elles comprennent qu’il est de leur côté : « Il voit
dans la femme un être sans puissance – mais sa faiblesse fait son pouvoir –,
timide – mais la pudeur double la volupté. Il accentue la dissymétrie des
sexes – mais pour mieux les unir17. » Le consentement amoureux, insiste
Habib, est libre de tout vil calcul, et n’a rien à voir avec la loi ou la force ; il
est au contraire l’expression ineffable (« mystérieuse » et douce) de
l’« attirance naturelle » entre les sexes. Les hommes offrent aux femmes un
hommage fait de délicatesse, les rendant progressivement sensibles au
« désir viril ». L’historien Alain Corbin décrit ainsi (presque avec nostalgie)
le monde de la galanterie dépeint par Habib : « Ce jeu subtil, mené de la
rencontre à l’orgasme, impliquait d’apprendre à déchiffrer les signes de
l’accord, de consentir à la nuance et au délai18. » Prétendument, ces façons
de faire n’étaient pas l’apanage de la noblesse, mais se diffusaient par
capillarité, infusant tous les niveaux de la vie sociale. Raynaud cite Hume à
cet effet : « Dans une monarchie civilisée […] on voit une longue chaîne de
personnes qui dépendent les unes des autres et qui s’étend depuis le
souverain jusqu’au dernier des sujets ; cette dépendance, à la vérité, ne va
pas jusqu’à rendre les propriétés précaires, et jusqu’à déprimer l’esprit du
peuple, mais elle suffit à lui inspirer le désir de plaire à ses supérieurs, et de
se former sur les modèles les plus goûtés des gens de condition, et de ceux
qui ont reçu une éducation distinguée : de là vient que la politesse des
mœurs prend naturellement son origine dans les monarchies et dans les
cours19 […]. »
Voici, donc, de quoi ce mythe est fait : on a connu, dans le passé, un
temps où les mœurs et la nature se sont accordées ; un temps où, en dépit –
ou peut-être à cause – du contrôle absolu exercé par la monarchie, les
hommes et les femmes ont pu rechercher et assouvir leurs désirs érotiques
sans être entravés par d’autres considérations. Une époque où « le goût du
plaisir s’y allie à la noblesse20 ». L’absence de conflit constitue une
assertion centrale du mythe. Ah ! Quelle époque bienheureuse quand, à la
cour, les femmes aimaient être des femmes, les hommes aimaient être des
hommes ! Et quand l’attirance réciproque prenait l’aspect de rencontres
polies, empreintes de civilité. L’emploi répété de « civilité », mot considéré
comme synonyme de civilisation, offre la clé de cette affaire. La civilité est
(littéralement) à la racine de la civilisation et de la séduction – Éros, c’est la
civilisation. Entre la personne qui séduit et celle qui est séduite s’établit une
relation délicieuse, mais ambiguë. Poussés par le désir, recherchant le
plaisir, les joueurs se considéraient mutuellement avec respect ; c’était en
effet en tant qu’objets de désir que les femmes trouvaient une capacité
d’agir dans le jeu de la séduction. « La force du désir masculin est bien ce
qui fait le pouvoir féminin21. » Ozouf, reprenant Renan (« quand une nation
aura produit ce que nous avons fait avec notre frivolité […] alors nous
serons vaincus »), rappelle qu’il s’agit d’affirmer, avec la singularité
française, « l’invincible supériorité de la France sur les autres pays22 ».
Selon ces historiens, ce qui avait commencé par être une pratique
aristocratique s’est en quelque sorte gravé dans l’ADN culturel de la nation.
En dépit de siècles de transformations politiques et sociales, des traces en
subsistent. Ozouf écrit : « Si le modèle du commerce mondain et lettré a
disparu dans les faits, il n’a pas disparu des mémoires ni […] des habitudes
nationales23. » Pour Habib, la preuve irréfutable de la persistance de ces
valeurs, malgré leur érosion continue sous l’effet de l’individualisme de la
démocratie moderne, est apportée par la réaction des Français au foulard
islamique. « La France est le seul pays occidental à ressentir le voile
comme un problème24. » L’observation n’est guère exacte (même en 2006,
la France n’était pas « le seul pays » à connaître cela) ; mais elle montre
bien l’importance de la séduction dans la façon de penser l’identité
nationale française en fonction de la différence des sexes.

La vie psychique du pouvoir : l’absolutisme

Si l’on en croit Raynaud et Habib, la séduction a donné toute sa mesure


sous la monarchie absolue. L’époque de Louis XIV est celle où le
raffinement de cet art a été mis au point ; c’est alors que la quête du plaisir
érotique a atteint son sommet. Or il importe de remarquer – ces historiens
n’y font guère allusion – que c’est également à cette époque que
l’aristocratie perd son pouvoir politique alors que la monarchie consolide
son autorité. Richelieu entendait rabaisser la morgue des grands, ce qui fut
fait systématiquement par la mise en cause, entre autres choses, du rôle
politique que les femmes avaient été autorisées à jouer dans le passé. Si la
séduction portait en elle une forme d’égalité des genres, celle-ci n’a guère
trouvé de traduction dans le monde de la politique.
Des recherches récentes, celles d’Éliane Viennot en particulier, étudient
minutieusement le déclin du pouvoir des femmes de l’aristocratie alors
même que se consolide l’absolutisme25. Viennot s’est intéressée à l’accès
des femmes au pouvoir politique, et elle a montré le rôle formidable qu’ont
joué les reines, régentes, mères et maîtresses du XVe au XVIIe siècle. Les
Valois, affirme-t-elle, ont délibérément compté, pour gouverner, sur les
femmes nobles qui circulaient librement dans les cercles de la cour et
occupaient un espace public reconnu. Ce rôle n’était pas accepté par tous –
comme l’a montré la célèbre querelle des femmes et plusieurs siècles
d’écrits misogynes commis par des bourgeois désenchantés, des notables
provinciaux et des observateurs étrangers. La « redécouverte » de la loi
salique qui interdisait aux filles d’hériter du trône est une autre preuve du
conflit qui sévissait alors et portait sur le rôle politique des femmes.
Néanmoins, constate Viennot, ce n’est qu’à partir de l’arrivée des Bourbons
que les femmes nobles ont été définitivement écartées de la politique. Alors
qu’il s’agissait de consolider le pouvoir de la monarchie, on a, dans ces
milieux, considéré l’action des femmes comme capricieuse, plutôt sotte et
mue par le seul désir de s’approprier davantage de luxe et de plaisirs. « Plus
généralement, l’autre visage de la civilité attribuée aux femmes de
l’aristocratie était celui de la dissemblance, notion choisie pour représenter
leur activité : la civilité pouvait n’être qu’un masque pour dissimuler la
corruption. Les femmes séduisantes étaient dénoncées comme immorales,
leur champ d’action devait être limité, elles représentaient l’antithèse d’une
influence civilisatrice26. »
Les femmes n’ont pas été les seules à être vilipendées et écartées du
pouvoir, les hommes de la noblesse ont eux aussi été privés d’accès aux
affaires, réduits à exercer, à la cour, des rôles d’appoint souvent frivoles. Ils
ont été, en quelque sorte, féminisés – castrés – en perdant les prérogatives
qui servaient autrefois à définir qui ils étaient. Sous l’absolutisme, la totalité
du pouvoir était concentrée entre les mains du roi ; les autres, tous les
autres, ne servaient qu’à confirmer la souveraineté du monarque. Aucun
doute ne subsistait quant à l’identité de celui qui dirigeait, de qui possédait
le phallus – ce signifiant de tout pouvoir. Dans ce contexte, la séduction est
devenue pour la noblesse non pas l’exercice de la politique par d’autres
moyens, mais un jeu alternatif, une compensation pour son impuissance
politique.
La dynamique de la séduction montre son visage dans Les Liaisons
dangereuses, le roman épistolaire publié en 1782 par un officier issu de la
petite noblesse, Pierre Ambroise François Choderlos de Laclos. Le roman a
choqué ses contemporains, dénoncé par certains pour son caractère
scandaleux et même diabolique ; mais les réimpressions se sont succédé et
les traductions multipliées en Europe. Quelques-uns y ont vu un habile
roman à clé, d’autres un portrait exagéré des mœurs de la cour. Pour nous,
l’aspect instructif du roman est celui qui montre la séduction comme un
match entre deux joueurs, impuissants, tous les deux, au bout du compte.
L’histoire du vicomte de Valmont et de la marquise de Merteuil est faite
d’une suite de manœuvres menées en vue de séduire d’autres personnes, un
jeu érotique qui alimente un flirt à deux. Il n’y a guère, ici, de doux
commerce, et le but du jeu est de conduire à sa ruine l’objet de leur désir –
homme ou femme. Valmont écrit à la marquise pour la persuader d’humilier
sa dernière conquête : « C’est dans le monde qu’il faut lui donner quelque
bon ridicule, et je vous renouvelle ma prière à ce sujet27. » La sexualité est
l’ultime (et la seule) forme de pouvoir. Le jeu, incontestablement agréable,
procède de la déception, de la violence, de la cruelle manipulation des
autres ainsi que de celle de l’un et l’autre des principaux protagonistes.
Mais au final (une allégorie de l’impuissance de la noblesse ?) aucun
n’obtient ce qu’il ou elle souhaite ; il n’y a d’autre résolution que le jeu sans
fin, ou la mort.
Valmont est le mâle prédateur qu’il est conseillé aux femmes d’éviter,
mais Merteuil est son égale. Elle se décrit comme fille de ses œuvres (« je
puis dire que je suis mon ouvrage28 »). Elle a également mis au point une
stratégie pour éviter l’infériorisation qu’engendre la situation inégalitaire
des femmes dans le jeu de l’amour. « En effet, ces liens réciproquement
donnés et reçus, pour parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre
choix, les resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté,
préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon humiliant,
et ne faites pas de l’idole de la veille la victime du lendemain29. »
Merteuil se décrit comme une exception, mais on décèle aussi chez elle le
symptôme plus général d’une noblesse castrée. Elle nous rappelle que –
dans l’univers, réel cette fois, de la politique – Valmont, l’autre moitié de
son couple, est féminisé lui aussi. Leur manière de séduire est, après tout, la
même : aguichante, capricieuse, impossible à refuser et dangereuse une fois
qu’elle est lancée. C’est peut-être en cela que chacun, de son côté, imite le
comportement du monarque. Mais avec une différence cependant : aucun
des deux ne possède le phallus – un privilège qui appartient au roi, et à lui
seul.
La séduction se pratique en respectant les bonnes manières, qui sont
codées ; la civilité est la règle, même quand des stratégies de conquête
(souvent douloureuses) sont à l’œuvre. Mais la civilité que décrit Laclos est
fort éloignée de celle qu’évoquent Ozouf et Habib. La première correspond,
certes, à une façon de vivre une relation, mais elle cache sous son vernis les
jeux cruels de l’imposture, la stratégie d’êtres faibles qui veulent se faire
passer pour forts. La dissimulation opère sous couvert de civilité ; la vieille
madame de Rosemonde met en garde les femmes qui ne peuvent guère
espérer voir leur passion payée de retour ; elles doivent, à la place, trouver
leur plaisir dans le plaisir qu’elles donnent aux hommes :
« L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui
qu’elle procure. Cette différence, si essentielle et si peu remarquée,
influe pourtant, d’une manière bien sensible, sur la totalité de leur
conduite respective. Le plaisir de l’un est de satisfaire des désirs, celui
de l’autre est surtout de les faire naître. Plaire n’est pour lui qu’un
moyen du succès ; tandis que, pour elle, c’est le succès lui-même 30 . »
Cette réflexion, qui revient sur l’inégalité de la relation des acteurs
sexués dans le jeu de la séduction, peut également être lue comme une
description du fonctionnement de la politique sous l’absolutisme.

La vie psychique du pouvoir : le républicanisme

Si la séduction aristocratique se définit par son rapport à l’absolutisme,


qu’advient-il quand on tente de la concilier avec le républicanisme ? Cette
question se pose légitimement dans la mesure où Ozouf et ses collègues ne
se contentent pas d’approuver les codes de la rencontre amoureuse (les
bonnes manières, la civilité, le plaisir de la chasse) ; ces auteurs insistent
également sur les importantes implications politiques de la séduction. Que
deviennent ces implications en l’absence d’un monarque absolu ? Qui
possède le phallus quand, s’agissant de la démocratie, le « peuple » et la
« nation » sont définis comme des abstractions ? Ce symbole puissant du
pouvoir souverain peut-il être partagé ?
Dans l’histoire des origines que racontent les théoriciens de la
démocratie, une bande de frères tue le père, ce qui met fin au règne
tyrannique de ce dernier et ouvre la voie à une gouvernance partagée31.
Mais où se trouve désormais le pouvoir suprême – symbolisé par le
phallus ? L’ambiguïté demeure. Dans certains récits, c’est l’échange des
femmes qui fonde la masculinité et, de ce fait, le pouvoir souverain de
l’individu ; mais, même dans ce cas, la question têtue de la relation entre les
frères, et de celle à la loi du père (donnée pour être l’interdit de l’inceste
qu’on estime être au fondement de la société), reste posée. Tous sont
présumés être des individus autonomes, mais quelle est la relation entre la
souveraineté individuelle et le pouvoir politique ? Qu’est-ce qui confirme
celui-ci au plan symbolique ? La fin du gouvernement monarchique
contenait dans ses bagages le concept d’une souveraineté dispersée, mais
sous la forme d’une abstraction incarnée par d’autres abstractions
(l’Individu, le Peuple, la Nation, ses représentants). Bien que nombre
d’efforts aient tenté de faire se correspondre le phallus et le pénis, le
pouvoir politique et la virilité, cette superposition s’est montrée moins
convaincante, moins ajustée que quand un monarque unique concentrait
tous les pouvoirs. En effet, le pénis apparaît comme un maigre substitut à
l’autorité considérable, centrale et singulière d’un roi. Quoi qu’il en soit,
l’affaire de l’ajustement parfait du pénis et du phallus a requis des travaux
importants, l’invention et la réinvention de toutes sortes d’explications
plausibles. Et cela n’a pas résolu la question de la compétition entre les
frères : l’un d’eux peut-il prendre la place du père et se placer ainsi au-
dessus des lois, ou s’en exempter ? Et quel frère désigner ? Quels sont les
signes qui identifient son exceptionnalité ? Les façons de répondre à ces
questions figurent dans la rédaction des constitutions, la structure des partis
politiques, la compétition électorale, les débats sur l’accès des femmes à la
vie publique, et dans des conflits politiques divers et variés dont certains ont
ébranlé les fondations mêmes de la nation32.
Si la séduction (au sens de la relation sexuelle entre les sexes, de la mise
en acte de leur différence) est, sous la monarchie, un jeu entre des acteurs
politiques frappés d’impuissance, dans la république démocratique la
séduction devient une façon d’affirmer, précisément, le pouvoir politique. Il
s’agit d’un jeu où la frontière entre le psychique et le politique se brouille ;
la différence des sexes est, pour ces deux domaines, la clé qui permet d’en
comprendre le fonctionnement. Bien entendu, même sous l’absolutisme, le
phallus est un symbole ; mais le fait qu’on lui connaisse un référent concret,
le monarque, rend la situation compréhensible33. Or, sans le roi, le phallus
n’a plus de référent. Il est donc à prendre. N’étant plus le signifiant d’un
pouvoir incarné par celui qui occupe le trône, le phallus est alors, selon
Lacan, le signifiant du désir né du manque. Ce manque est ce qui crée la
nécessité d’une quête constante, jamais assouvie ; en conséquence, les
opérations du désir procèdent de l’angoisse, même si elles donnent
naissance à des plaisirs (temporaires).
Dans la théorie de Lacan, les sujets sexués se constituent par rapport au
phallus ; ce sont là des positionnements psychiques et non pas des identités
biologiquement déterminées (bien qu’il soit parfois difficile d’éliminer
toute référence biologique quand on essaye d’expliquer ces positionnements
psychiques)34. Manque signifie castration non pas au sens littéral, mais en
tant qu’aliénation ou séparation, la perte de ce sentiment de complétude qui
caractérise la relation imaginaire de l’enfant à sa mère, et qui se retrouve
déplacé dans l’image du corps imaginaire, qu’implique l’idée de l’individu
autonome. La théorie psychanalytique situe, par principe, dans le phallus la
contradiction (que Žižek appelle le supplément libidinal obscène) qui met à
mal le concept de l’individu autonome tel qu’il est conçu dans la théorie
politique républicaine35. Au lieu d’acteurs rationnels, maîtres de leur
volonté, on est en présence de sujets qui, par leur interaction, cherchent à
retrouver leur complétude imaginaire perdue. Cette recherche prend des
formes différentes, plaçant les sujets dans des positions dissymétriques,
masculines ou féminines. La position masculine conduit à rechercher dans
l’objet de ses amours un remplacement à la mère fantasmatique perdue. Le
désir que cette personne inspire à l’autre – ou aux autres – lui permet
d’atténuer temporairement sa perte, de surmonter, en apparence,
l’interdiction paternelle de l’inceste (l’origine de la séparation). Ce
fantasme lui donne au moins l’apparence (ou l’illusion) de la possession du
phallus – dans sa représentation symbolique traditionnelle – en tant que
complétude, et donc de pouvoir. La position féminine est définie par rapport
à celle du masculin, mais, en même temps, elle l’excède. L’accès au phallus
(au désir) s’accomplit de façon fantasmatique dans une relation avec un
homme (dans laquelle le désir de la femme sert le sien, à lui), mais, précise
Lacan dans son célèbre séminaire de 1970 sur la sexualité féminine, les
femmes peuvent également se définir autrement, non pas au moyen d’une
résolution œdipienne faisant d’elles le complément de la position masculine
(en tant que mère ou femme fatale), mais selon des modalités qui les
affranchissent de la loi, les rendent indifférentes au phallus et leur
permettent de parvenir à une « autre jouissance » que Lacan définit
explicitement comme non phallique36.
C’est pourquoi, dans la perspective lacanienne, la séduction serait
symptomatique de ce système phallique – une économie dans laquelle les
opérations du désir sont incessantes et dans laquelle la différence des sexes
est produite par des processus psychiques intrinsèquement instables. D’une
certaine façon, on peut voir ici une analogie avec les processus politiques
démocratiques, mais une analogie seulement. On peut estimer en effet que
ces processus procèdent du désir (exprimé le plus souvent par des intérêts
de groupe), de luttes pour le pouvoir qui n’ont pas de référents connus (à
l’exception des institutions – parlements, présidents, cours royales ou
princières – au sein desquelles l’abstraction qu’est le pouvoir est dite
résider) et de la dissymétrie du positionnement des citoyens (qui participent
au système), laquelle résulte d’affrontements anciens et d’une vieille
histoire.
Si telle était l’argumentation des tenants du républicanisme
aristocratique, on pourrait la trouver convaincante, se laisser aller à
reconstituer la généalogie de la séduction en étudiant l’histoire de France
sur sa longue durée. Mais, comme nous allons le voir, leur approche est très
différente, car elle entend éliminer aussi bien les angoisses psychiques de la
différence des sexes que les tensions inévitables de la démocratie, tensions
nées de la définition de l’universel et de la réalité de la différence.

Une forme particulière d’égalité

Pour Ozouf et ses collègues, la séduction éclaire d’un jour nouveau la


signification de l’inégalité. C’est un système dans lequel la prétendue
différence naturelle des sexes trouve un certain équilibre. Au bout du
compte, ces différences font référence à la biologie ; on ne trouve aucune
des incertitudes ou des instabilités lacaniennes dans les présupposés de
l’identité sexuelle. Il y a les hommes et il y a les femmes, et entre les deux
se déroule le jeu de l’attirance naturelle dans lequel chacun a un rôle
différent à jouer. En fait, les femmes représentent la force civilisatrice qui
refrène la brutalité innée des hommes. C’est de là que provient leur
influence, une compensation pour leur manque de pouvoir. Habib écrit :
« Elle [la galanterie] est […] fondamentalement inégalitaire. Le point de
départ de la construction galante est l’avantage, que la femme a sur
l’homme, d’être au centre de ses désirs. Ce n’est qu’un avantage relatif : la
force du désir masculin est bien ce qui fait le pouvoir féminin. Ce pouvoir
est inégal : toutes les femmes n’en profitent pas. De plus il est transitoire :
on ne peut espérer en jouir toute sa vie37. » Le rôle des femmes, poursuit-
elle, est de « rassurer » les hommes : « C’est en se faisant aimer qu’une
femme arrive à polir un homme. Et la première tâche est de rassurer. Pour
entrer dans le jeu, les hommes ne doivent pas craindre d’être gravement
lésés. Telle était la fonction capitale de la vertu féminine : elle garantissait
aux hommes – autant que faire se peut – que le respect des femmes n’était
pas une pure perte38[…]. » L’expression « autant que faire se peut » à la
fois reconnaît et rejette la conception lacanienne selon laquelle il n’existe
pas de remède, pas d’ultimes protections contre la grave blessure qu’est la
castration. Pour Habib, la séduction n’est pas le symptôme, mais la
résolution du problème.
Les arguments du républicanisme aristocratique revendiquent l’héritage
d’une tradition de la noblesse dans laquelle personne, semble-t-il, ne met en
question son identité sexuelle. Il s’agit d’une époque, dit Habib, dans
laquelle prévaut un « accord minimal sur le fait qu’il existe quelque chose
comme du féminin39 ». La modernité, nous dit-on, avec ses féministes et
ses homosexuel-le-s militant-e-s, a mis à mal cette tradition en affirmant
que les individus peuvent choisir leur identité. Habib évoque « le grave
ébranlement des identités sexuelles qu’ont produit la contestation féministe
puis l’affirmation des homosexualités ». « La perplexité sexuelle semble
être le lot d’une société d’individus. » La transformation de la délicatesse
féminine en une revendication d’égalité des droits, le remplacement des
doux murmures de l’amour par le langage de la contestation ont conduit à la
« brutalisation des mœurs ». « Ce qui se perd fatalement, dans le nouvel
arrangement, c’est le raffinement de l’expression amoureuse. Nous en
avons perdu le secret40. » Perdue également la capacité qu’avaient les
femmes d’apprivoiser l’agressivité naturelle des hommes par la soumission
totale à leur désir. « Par leur conformation physiologique, les hommes ont
les moyens d’associer, voire de confondre, l’agression et la jouissance. Le
viol est la pointe émergée d’une sexualité prédatrice qui est une tentation du
sexe masculin, du fait qu’il en a les moyens (du moins tant qu’il les a) ; ce
n’est pas la seule sexualité possible, mais c’est une possibilité ouverte pour
les hommes, et pour eux seuls. […] Pour les hommes, au moins dans leur
jeunesse, l’association de la violence et de la jouissance est immédiate :
c’est la dissociation des deux qui requiert culture et artifice […]. [Pour les
femmes] il s’agit d’amener l’autre sexe à renoncer à la jouissance
prédatrice, non par la répression, mais par la persuasion. […] Le
développement de cet argumentaire incombe à chaque femme41 […]. »
Après tout, ajoute Habib, en parodiant la phrase célèbre de Simone de
Beauvoir : « On ne naît pas galant, on le devient. L’amour est la condition
sine qua non de cette mue, car c’est en se faisant aimer qu’une femme
arrive à polir un homme42. »
Le mythe de la séduction renvoie à l’idée d’une époque antérieure, un
temps où la différence des sexes ne posait pas de problèmes ; il suggère
aussi qu’il en subsiste quelque chose dans l’identité nationale française qui
permet à celle-ci d’échapper aux difficultés que cause cette différence. La
galanterie, signe distinctif de la séduction, reposait sur des identités
sexuelles supposées stables, et leur inégalité n’était jamais mise en
question ; mieux encore, accepter l’inégalité et agir dans les limites qu’elle
imposait était la clé du plaisir qui attendait les acteurs de ce jeu.
L’inégalité est la clé qui permet de comprendre l’importance de la
séduction dans l’idéologie du républicanisme aristocratique. L’inégalité est
ce que Philippe Raynaud entend par « une forme particulière d’égalité ».
C’est cette inégalité que, d’un même élan, il naturalise et érotise avec Ozouf
et quelques autres. La différence entre les sexes lui permet de le faire.
Puisque cette différence est indéniable, mieux vaut l’accepter. Et l’inégalité
n’est que bénigne. Voici ce qu’en dit Ozouf dans sa critique du livre
d’Habib : « Le destin des deux sexes n’est pas symétrique ; […] l’amour
n’est jamais le triomphe de l’ego : aimer un être, c’est vouloir son bien,
même s’il faut lui soumettre ses buts personnels ; […] cette attache n’est
pas une servitude ; […] il y a donc bien un consentement amoureux, fruit de
l’attraction naturelle43. » Les femmes accèdent ainsi à leur vraie féminité
par la soumission aux besoins et à la volonté de l’autre, qui est toujours un
homme. Ce qui en résulte sous l’apparence de la subordination féminine
serait en fait la soumission de l’homme à la femme. Pourtant, ainsi que
l’explique Saidiya Hartman dans un contexte historique différent, le pouvoir
des femmes tel qu’il figure dans cette représentation est une illusion. Elle
écrit : « La réversibilité du pouvoir et le jeu des dominés disqualifient la
force de la violence en soulignant le caractère intime des relations
réciproques. À ce propos, l’attestation de la capacité d’agir des dominés et
du pouvoir des faibles renforce les chaînes de la sujétion tout en proclamant
le pouvoir et l’influence de ceux qui sont menottés et entravés44. » La
séduction qui, dans sa définition plus générale, implique une soumission
obtenue par la force ou la ruse devient, une fois redéfinie par le
républicanisme aristocratique, le « consentement amoureux ».
Le consentement est important parce qu’il illustre la victoire des règles
de la civilité sur celles du droit. La séduction est préférable au mariage, pas
seulement parce qu’elle accentue le plaisir, mais parce qu’elle n’introduit
aucun contrat ni aucune obligation légale. Les liens ne se forment pas pour
répondre à des considérations matérielles, mais en raison d’une attraction
nécessairement passionnée. C’est pourquoi tenter de légiférer contre le
harcèlement sexuel est absurde. La police ne pourra jamais mener à bien ce
que seules les femmes peuvent faire pour « civiliser le désir masculin45 ».
Comme Habib, Ozouf rappelle ce que dit Montesquieu sur l’importance des
(bonnes) manières : « Tout est dit avec cette opposition des manières aux
lois ; bienheureux, pour le législateur modéré, les pays où les manières ont
pris la place des lois46. » Ozouf poursuit sa démonstration ainsi : « Selon
Michèle Sarde, les femmes françaises auraient su trouver dans les vertus
particulières qu’on leur prêtait et les devoirs particuliers qu’on leur imposait
les clefs d’un pouvoir différent du pouvoir masculin, mais tout aussi réel.
Elles en auraient usé avec astuce et bonheur : habiles à saisir les avantages
personnels qu’elles pouvaient en tirer et convaincues, comme l’est
exemplairement Colette, de l’inanité de l’égalité juridique et politique47. »
Habib relève que la quête féministe d’une reconnaissance « à titre
d’individu égal en droit » détruit jusqu’à la possibilité d’une relation
amoureuse, laquelle ne repose pas sur la raison mais sur la passion, sur
l’inégalité, aussi, des femmes et des hommes ; une inégalité qui, parce
qu’elle découle de la nature des choses, offre néanmoins des
compensations48.
L’aval donné à la séduction au titre du consentement amoureux, à cette
séduction considérée comme l’expression d’un art qui remplace le droit,
entend être une réfutation des féministes – souvent systématiquement
considérées comme lesbiennes –, pour qui l’amour est un masque derrière
lequel se dissimule la domination masculine. Ozouf s’inquiète de voir dans
le féminisme un nouveau marxisme. Si, pour le marxisme, la lutte finale
avait pour objectif la fin de la lutte des classes et le triomphe égalitariste du
prolétariat, avec le féminisme l’avenir promet d’être plus terrible encore : la
négation de la différence entre les sexes. Cette négation se présente sous
deux aspects : la suppression de toute manifestation visible de la différence,
et/ou la réfutation radicale de « l’attirance naturelle » par des militant-e-s
homosexuel-le-s. L’homosexualité n’est pas vue comme un positionnement
psychique plausible, mais, exclusivement, comme un projet politique (une
fausse utopie), la promesse d’un monde nouveau, d’une femme nouvelle.
Pour les lesbiennes, en particulier, il s’agit de la chimère d’un « monde
neuf, rendu à son équilibre naturel. Une nouvelle histoire, aux antipodes de
cette histoire patriarcale marquée par le crime, la guerre, le sacrifice. Une
nouvelle donne des relations humaines, entre hommes et femmes, et plus
encore entre femmes et femmes, car à l’horizon de l’homosexualité
féminine miroite une île fortunée d’égalité entière, bienheureusement
affranchie du pouvoir masculin et dégagée des règles sociales. Une nouvelle
écriture enfin, un nouvel art. Et au bout de ce monde tout autre, une
jouissance féminine absolument inédite49 ». Habib confie qu’à l’époque de
sa participation au mouvement féministe des années 1970 « les lesbiennes
me faisaient l’effet d’éléphants aveugles. Elles étaient dans le magasin.
Elles ne voyaient pas la porcelaine50 ».
Malgré ces déviations inquiétantes, qui sont à l’œuvre dans la société, les
adeptes du républicanisme aristocratique croient que la France (en tant que
nation, marquée par ses caractéristiques nationales) a su résister au chant
des sirènes du féminisme. Pour Raynaud, cela relève de l’évidence, comme
le montrent un certain nombre d’indicateurs : la faiblesse relative de la
culture féministe française ; l’absence, dans les universités françaises, d’une
recherche féministe vouée à « la relecture de toute l’histoire de la
civilisation occidentale du point de vue des femmes » ; la répugnance des
chercheuses à dénoncer, comme preuves de la domination masculine, les
canons de la littérature ou de la philosophie ; l’acceptation historique par les
Françaises du « retard » dans l’instauration d’un suffrage véritablement
universel – tout cela montrant bien la satisfaction qu’éprouvent les femmes
de France quant à leur destinée51. Même s’il existe peu de preuves pour
soutenir ces affirmations (par exemple, toutes les Françaises n’ont pas
accepté sans réagir le retard avec lequel elles ont accédé au droit de vote,
nombre d’entre elles ont réclamé avec force, et pendant longtemps, leurs
droits politiques), et si d’autres explications peuvent être fournies (par
exemple le contrôle exercé par la hiérarchie sur les enseignements
universitaires), Raynaud n’en a cure.
Un élément moins tangible – l’esprit des choses – est ce qui compte
vraiment. Pour Raynaud, voici ce dont il s’agit : « Côté séduction, il n’y a
jamais eu de boycott massif de la mini-jupe chez les jeunes femmes
françaises (comme ce fut le cas aux États Unis) […], et on peut noter, au
contraire, un jeu délibéré sur une esthétique vestimentaire sexy (mais pas
nécessairement sexiste) ; côté famille, même si on recherche l’égalité, on
maintient aussi, me semble-t-il, une distinction plus nette qu’ailleurs entre
la mère et le père ; on notera également, dans le même esprit, que, toutes
tendances confondues, la psychanalyse française est la plus tranquillement
fidèle aux aspects “phallocentriques” de la pensée de Freud52. »
Les précisions ajoutées entre parenthèses (les vêtements sont « sexy »,
pas « sexistes », la famille recherche l’égalité mais maintient une distinction
« nette » entre le père et la mère) tentent de cacher le caractère conservateur
de ce point de vue, mais il est clair que la culture française demeure
« fidèle » à l’organisation de la sexualité autour du phallus – qui, pour
Raynaud, ne correspond pas au signifiant du désir comme chez Lacan, mais
à une volonté de reconnaître aux hommes l’exercice de leurs privilèges.
La théorie de la séduction que ces auteurs mettent en avant fait
l’économie des incertitudes de Lacan concernant le phallus ; elle souligne
en revanche le fait que dans les jeux de l’amour on sait parfaitement qui
détient le pouvoir. L’attrait qu’exerce la séduction aristocratique à l’époque
de l’absolutisme provient sans équivoque et sans contestation possible de la
position du roi. Aucun doute n’est permis quant à la possession du phallus.
Or c’est là-dessus que se trompent ces auteurs : dans leur lecture erronée du
passé, ils font du pouvoir du roi et du pouvoir mâle en général une seule et
même chose. Peut-être est-ce pour cela que l’histoire qu’ils racontent se
transforme en mythe : l’impuissance troublante du jeu des nobles cède la
place à une représentation plus harmonieuse de l’« histoire » alors qu’en
même temps, dans le domaine politique aussi bien que dans celui de la
sexualité, le phallus dispose d’un référent réel. L’inquiétude que font naître
les effets du féminisme sur les hommes apparaît clairement dans la plupart
des écrits sur la séduction, et elle est souvent liée au rejet explicite du
féminisme américain vu comme le contrepoint radical des formes moins
abruptes qu’il aurait en France. (C’est une façon de caractériser une identité
nationale singulière que de faire ressortir le contraste qu’elle présente avec
une autre, qu’on vilipende.) Un exemple parmi beaucoup d’autres (car
Ozouf et Raynaud reprochent également au féminisme américain d’être
l’équivalent d’un stalinisme sexuel, et Habib estime que « les crises des
valeurs de la féminité » sont imputables à la parution du Deuxième Sexe de
Simone de Beauvoir53), cet exemple, donc, est un article – écrit par Jacques
Julliard pour Le Nouvel Observateur – sur un livre américain, une de ces
publications éphémères que les journaux se dépêchent de considérer comme
donnant la clé du fonctionnement de toute une société. Le livre est intitulé
The Rules54 (Les règles) et donne des conseils aux femmes désireuses
d’attirer un homme dans leurs filets en vue de se faire épouser. Julliard
s’indigne d’y voir les jeux de l’amour réduits à une série de règles écrites, et
du pouvoir que celles-ci semblent donner aux femmes, même si en
remontant loin dans le temps il trouve cette approche caractéristique de
l’histoire des États-Unis : « Le cauchemar par excellence, de l’autre côté de
l’Atlantique, celui que l’on traite en ennemi numéro un, n’a pas changé
depuis l’époque des diligences : aujourd’hui comme hier, c’est l’amour.
Pour l’éradiquer, on a tout essayé. D’abord la répression, c’est-à-dire le
puritanisme. Puis la banalisation, c’est-à-dire la libération des mœurs, avec
son cortège d’enquêtes scientifiques et de bavardage sexuel. Enfin la
solution finale, c’est-à-dire le féminisme à l’américaine55. »
Il avait été le témoin, précisait-il, des effets du féminisme au cours de sa
visite d’un campus universitaire de la Nouvelle-Angleterre : « Je puis vous
assurer que les malheureux garçons qui se hasardaient en terrain adverse
n’en menaient pas large. Quant aux filles, elles ne parlaient que de ça. De
plus, pour se soustraire à la convoitise supposée des mâles, elles étaient si
bien parvenues à dissimuler leurs caractères sexuels secondaires que l’on se
fût cru non au cœur du Massachusetts, mais dans la Chine de Mao56. »
Les effets de cette indifférenciation sont selon lui si fortement dissuasifs
qu’il croit utile de préciser : « À mon avis, perpétrer dans ces conditions les
agressions dont elles se prétendaient menacées relevait non de la
transgression, mais de l’héroïsme. » Et de poursuivre en plaignant de tout
son cœur les hommes américains et leur triste sort, « eux qui souffrent le
plus ». Enfin, « coincé entre le parti féministe qui envisage de le châtrer et
le parti matrimonial qui rêve de le mettre en cage, le mâle américain a des
chances de survivre assez limitées. Alors, il donne le change. Il fait des
affaires, il fait la guerre et songe à dominer la planète. Vous que préoccupe
l’impérialisme des Américains, inutile de dire leur fait à leurs diplomates.
Songez plutôt à aller dire des douceurs à leurs femmes57 ».
Sous couvert d’humour, Julliard construit son offensive contre le
féminisme américain en s’appuyant sur un contraste qu’il suggère
implicitement être favorable à la France, laquelle est présentée comme un
pays qui n’a pas peur de la sexualité, un pays qui sait se livrer aux jeux de
la séduction (« dire des douceurs ») et aime aimer. L’essentiel de l’attaque
vise les féministes. De ce point de vue, comme pour Ozouf, réglementer les
relations sexuelles a pour résultat la castration.
La référence répétée de Julliard à l’outre-Atlantique renforce la
connexion entre les pratiques sexuelles et l’identité nationale. L’économie
politique mondiale – qui, entre autres choses, semble avoir pour effet de
réduire la prégnance des frontières nationales – est dirigée par des
Américains émasculés, si l’on en croit le chroniqueur. La disparition du
clivage visible qu’opère la différence sexuelle sert à la fois à représenter
cette uniformisation globale et à qualifier ses conséquences contraires à la
nature. La causalité est réciproque : la frustration sexuelle pousse les
hommes américains à conquérir le monde pendant que leurs actions
reproduisent dans le champ politique et économique la pathologie du
domaine psychosexuel.
Heureusement, nous disent ces auteurs, la France a su échapper à la
pathologie américaine, aussi bien en matière de politique que de sexualité.
Ozouf pense que les hommes de la Révolution française ont peut-être
instauré une forme de ségrégation sexuelle plus sévère que sous l’Ancien
Régime parce qu’ils redoutaient intuitivement que les effets égalisateurs
d’une démocratie radicale conduisent à « un monde sans qualités, d’une
abstraction inhumaine et grise », le monde de la Chine de Mao évoqué par
Julliard. « L’exaltation de la différence féminine protège donc la démocratie
contre elle-même58. » La volonté de maintenir les frontières de la différence
sexuelle, dit-elle, a maintenu vivante la séduction aristocratique même
quand la monarchie a cédé la place à une succession de républiques, même
quand la bourgeoisie a éclipsé la noblesse. En retour, le maintien de ces
frontières a permis que perdure l’aspect érotique de la vie, et qu’un modèle
acceptable de la subordination des différences soit proposé. Habib écrit que
l’héritage de l’absolutisme a fait de la galanterie une compensation pour
cette subordination. « La société de Louis XIV […] est une société d’ordre,
extrêmement hiérarchisée, qui va du supérieur à l’inférieur. De ce rapport
vertical naît une réflexion sur les ménagements et les égards. […] La
galanterie est une des variations de cet art de s’accommoder de la
subordination59. »
Pour Ozouf, la séduction présente une analogie avec une politique dans
laquelle les conflits de pouvoir n’existent pas – la nation imaginée comme
une communauté affective. Elle s’inspire de réflexions d’Emmanuel Todd
pour écrire : « La menace que faisaient peser les réelles différences
répandues sur le territoire français n’a été si aisément vaincue que parce que
l’enracinement affectif se soumettait à la certitude d’une essence commune
à tous les Français (et, au-delà, à tous les hommes). Tous pouvaient, du
même coup, cultiver les différences locales, en sentir le charme et le prix,
en avoir la coquetterie ou même l’orgueil, mais sans esprit de dissidence :
différences sans anxiété et sans agressivité, contenues dans l’unité abstraite,
et d’avance consentant à lui être subordonnées60. » De même que les
rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes sont niés grâce à la
séduction, de même, grâce à l’existence d’une « communauté affective »,
les conflits dont le but sont de faire valoir les « différences réelles
répandues sur le territoire français » sont effacés. Dans les deux cas, la
notion-clé qui est à l’œuvre est celle de la subordination.
L’harmonie du passé (« différences sans agressivité ») doit corriger
l’accent mis (comme on le fait à présent) sur les conflits de pouvoir et la
discrimination entre les hommes et les femmes et, au-delà, entre certains
groupes sociaux. À la place des conflits inhérents au pouvoir, c’est le
charme de la séduction qui nous est proposé. Le but est de contrer les
revendications des militant-e-s contemporain-e-s en proclamant qu’existe
un « génie national » aux racines historiques profondes, que ces dissident-e-
s ont mal compris ou souhaitent volontairement réduire à néant. Que ces
dissidents soient des femmes qui demandent l’égalité dans la vie politique
(la parité), des homosexuel-le-s réclamant le droit de former une famille
(par le mariage, l’adoption et l’accès aux techniques de la reproduction
assistée), ou encore des musulman-e-s qui veulent que le port du foulard
soit reconnu comme une forme légitime de pratique religieuse pour les
femmes, on les accuse de vouloir mettre en cause l’existence même de la
communauté nationale.
Le républicanisme aristocratique – avec la différence sexuelle qui en est
le noyau – entend subordonner les différences particulières à une unité
abstraite, et son contenu vise un objectif stratégique : par exemple,
s’agissant du foulard islamique, instaurer une séparation entre les « vrais »
Français et les éléments étrangers, et l’établissement d’un lien entre les
héritiers légitimes et leur histoire. Il n’est pas étonnant que la connexion
entre la séduction (une relation asymétrique entre deux sujets différents) et
l’unité nationale (l’effacement de toutes les différences au profit d’une seule
identité) trouve son origine dans la monarchie de Louis XIV. Pendant que la
noblesse s’adonnait à des jeux érotiques aux pouvoirs simulés, le roi
s’installait dans sa position d’incarnation de la nation. Mais l’idée de la
connexion entre la séduction et l’unité nationale prend également en
considération la théorie politique républicaine. Historiquement, cette théorie
définit le masculin comme étant l’universel et le féminin comme étant le
particulier. En fait, Habib, Ozouf et les autres reprennent cette théorie en
insistant et en réinsistant sur la nécessité pour les sujets féminins (qui sont
particuliers et différents) de se soumettre volontairement et avec affection
aux sujets masculins (l’incarnation de l’universel). La fusion des deux
théories (l’aristocratique et la républicaine) s’opère par l’identification du
pouvoir (le phallus) à la virilité. Les ambiguïtés de la démocratie sont
évitées quand les hommes (ou plutôt ceux qui, clairement, sont dominants –
à savoir les Français « de souche » blancs de peau) sont, en réalité, faits
rois.
Ainsi, l’important, dans la théorie de la séduction, est que celle-ci offre à
la politique un modèle affectif profondément enraciné dans l’histoire : une
essence commune à tous les Français. Habib dit que « nous serions liés à la
galanterie pour des raisons patriotiques […] nous savons qu’elle fut
française, sinon dans son origine […], du moins à son apogée, sous le règne
de Louis XIV et jusqu’à la Révolution61 ». Le couple incarne la différence
qui n’est pas vue comme un champ de forces opposées, mais comme un jeu
mouvant entre des éléments dissemblables et complémentaires (une
expérience délicieuse à connaître et à observer). Au sein du couple, la
subordination naturelle des femmes par rapport aux hommes reproduit la
voie que doit suivre, dans l’intérêt de l’harmonie nationale, la résolution
d’autres différences sociales. Si la force intervient dans la relation, la
séduction perd de son attrait et se transforme en un affrontement violent ; le
militantisme homosexuel – par son refus de la différence – est la
conséquence abhorrée de la distorsion des liens naturels de l’érotisme
hétérosexuel. Par extension, tout groupe qui proteste contre le traitement
discriminatoire qu’il subit, et qui s’invite dans l’arène politique pour
réclamer une égalité qu’on lui dénie, représente une menace pour l’unité
nationale. L’homophobie sert de garant à la fonction emblématique du
couple hétérosexuel en même temps qu’elle permet de conjurer les effets
égalisateurs de la démocratie. D’une façon révélatrice, les conflits que la
démocratie a pour mission de résoudre deviennent, dans cette vision
nationaliste et conservatrice, un danger pour la cohésion du tissu social.

Le foulard et la République

La théorie française de la séduction a été élaborée pour contrer les


revendications de différentes catégories contestataires au sein de la société
française. Le féminisme est, pour Ozouf et Julliard, une cible prioritaire.
Pour Habib également, mais dans ses conclusions elle ajoute les musulmans
et les musulmanes à la liste de ceux et de celles qui se distinguent de la
façon de vivre des Français. L’aversion française pour les foulards, estime-
t-elle, est moins une manifestation de racisme ou de la persistance d’une
conception jacobine de la laïcité qu’une « norme implicite de ce que
doivent être les rapports entre les sexes – l’ascendant de la beauté féminine
et l’allégeance du masculin62 ». En voyant dans le foulard une répudiation
de la sexualité des femmes, elle fait une comparaison entre ce qu’implique
le fait de le porter et l’adoration dont les femmes jouissaient à la cour,
quand elles se mêlaient librement aux hommes. Alors, leur apparence,
sculptée avec art pour plaire et attirer, faisait office de billet d’entrée dans le
jeu de la séduction. La visibilité était un élément central de la définition
même de la féminité, en dépit du caractère artificiel des enjolivements
vestimentaires, de la coiffure et de la poudre. « Elle [l’interdiction du voile
à l’école] devient compréhensible si on la rapporte à cet arrière-plan de la
tradition galante qui présuppose une visibilité du féminin et plus
précisément une visibilité heureuse, une joie d’être visible. […] Le port du
voile est un affichage de la chasteté qui signifie l’interruption du jeu galant,
et même son impossibilité définitive. Il n’y a pas de conciliation
possible63. » Dans sa critique du livre d’Habib, Ozouf insiste sur cette idée :
l’héritage aristocratique est resté fermement attaché à « la propension
naturelle des femmes à ne pas séparer l’amour et la sexualité, à leur dégoût
du partage, à leur rêve d’inscrire leurs engagements dans la durée64 ».
(Cette idée est l’une des nombreuses contradictions qu’on trouve entre le
caractère transitoire du jeu de la séduction et le désir de permanence, du
moins du côté des femmes.) Dans la mesure où la séduction et ses jeux
correspondent à un trait français essentiel, l’incapacité des musulman-e-s
d’y entrer signifie qu’ils ne pourront jamais être véritablement français.
Les explications sur l’opposition française au foulard que donne Habib
paraissent raisonnables ; ce sont les objections qu’une société mixte oppose
à celle qui observe une « stricte séparation » et reconnaît la différence entre
des traits culturels65. Dans mon livre sur le sujet, j’ai fait état d’arguments
semblables sur les raisons qui sous-tendent l’interdiction du foulard dans les
écoles66. Mais l’argumentation d’Habib diffère de la mienne dans la mesure
où elle insiste sur le fait que les traditions françaises sont plus naturelles ou,
à tout le moins, supérieures – elle y insiste – à celles de la société
musulmane, dont le caractère fermé rend impossible la participation pleine
et entière de ses membres à la nation. Et ce n’est pas tout. À ses yeux, les
musulman-e-s sont une menace pour la continuité de la vieille tradition de
la séduction. « Le voile interrompt » le jeu, empêche « la circulation de la
coquetterie et de l’hommage », et propose une autre série de règles aux
relations entre les sexes – une séparation stricte. « Ce qui a été élaboré au
long des siècles comme forme de la coexistence des sexes est bel et bien
condamné par l’islam dans ses formes rigoristes67. »
Dans son propre livre, Ozouf cite la réaction – imaginée par Montesquieu
– de deux Persans qui visitent la France au début du XVIIIe siècle, un
exemple des débuts littéraires de l’orientalisme qu’elle présente comme
l’exposé des différences véritables qui rendent distincts l’Orient et
l’Occident. « Ici, une manière d’égalité entre les sexes, et la liberté. Pas de
voiles, ni de grilles, ni d’eunuques. […] Sous l’apparence de l’égalité, la
réalité de la suprématie féminine68. » Les Persans de Montesquieu
considèrent comme désastreuse pour le bon fonctionnement de la famille
l’absence de l’autorité patriarcale, ce « pouvoir de surveiller et punir ».
Mais Ozouf met sur le même plan les formes nettes de la ségrégation des
sexes et la domination masculine d’une façon qui rappelle avec force les
débats actuels sur le foulard islamique. Pour elle, la mixité dans l’espace
public donne davantage de liberté aux deux sexes, aux femmes en
particulier. En commentant ce que les Persans ont vu à Paris, du moins ce
qu’en dit Montesquieu, elle ne peut pas cacher qu’elle est sous le charme
« des femmes qui perdent toute retenue, composent leur toilette et leur
visage dans l’unique but de séduire, habiles à changer non seulement leurs
parures, mais leurs corps mêmes, folles de luxe, adonnées au jeu, rompues à
imposer le rythme des conversations et à couper la parole aux hommes de
science et d’esprit69 ». Leur attrait sexuel conférait aux femmes une certaine
supériorité alors qu’elles s’employaient à donner du plaisir aux hommes.
Ces femmes coupaient peut-être la parole à ces derniers, mais il n’émanait
d’elles aucune menace de castration ; aucune loi ne pourrait instaurer cette
« forme particulière d’égalité ».
En enracinant les comportements « français » contemporains dans une
« tradition ancestrale », Habib et Ozouf essentialisent l’identité française et
écartent les musulmans de la communauté nationale. Les musulmans sont
décrits comme des étrangers, une population réfractaire aux rapports
humains naturels, qui n’ont pas le droit d’occuper, en toute légitimité, une
place dans l’histoire de la nation. Le fait que, bien entendu, ils occupent
leur place légitime dans la longue histoire de l’expérience coloniale et
postcoloniale française est masqué par l’évocation d’ancêtres rompus à
l’exercice de la séduction. Les revendications des musulmans, qui
prétendent occuper la place qui leur revient dans la représentation de la
nation, sont disqualifiées parce que leurs attitudes et leurs comportements
paraissent trop différents pour se fondre dans le paysage commun. Leurs
appels à la fin de la discrimination collective dont ils sont l’objet pose aussi
la question de la différence d’une façon dangereuse, parce qu’elle ressemble
à la ségrégation des sexes en vigueur dans le système islamique. Plutôt que
de subordonner leur différence à la façon commune de faire les choses, les
acteurs politiques de cette mouvance voient dans cette différence un
principe organisateur. Et, en politique, ils cherchent à l’utiliser comme un
levier pour modifier des structures de pouvoir qui les marginalisent ou les
excluent. Pour les théoriciens de la séduction cependant, les jeux de la
politique comme ceux de la séduction doivent se mener comme si ces
structures et ce pouvoir n’existaient pas. Ceux qui en ignorent les règles ne
peuvent être considérés comme des acteurs légitimes sur la scène commune,
ni en matière de politique ni pour ce qui est de l’« amour ». Ainsi, en
conclusion, ce n’est pas la France qui dénie leurs droits aux musulmans,
mais les musulmans eux-mêmes qui – dans leur gestion de la différence des
sexes et, par extension, d’autres relations humaines – disqualifient leur
prétention à être français.

La séduction des signes

On pourrait dire que ces intellectuels conservateurs (et quelque peu


nationalistes) dont j’analyse les écrits pratiquent eux-mêmes l’art de la
séduction tel que l’a décrit Jean Baudrillard en 1979 : « Et c’est parce que le
signe est détourné de son sens, c’est parce qu’il est “séduit” que cette
histoire elle-même est séduisante. C’est quand les signes sont séduits qu’ils
deviennent séduisants70. » Dans la tradition littéraire de la civilité
aristocratique, ces auteurs ont trouvé une histoire qui laisse de côté les
complications déplaisantes de la trahison, du pouvoir et de l’exploitation, et
qui donne aux hiérarchies de la dépendance le visage de la civilité et de la
galanterie. Ils refusent toute mise en cause des prescriptions sociales
concernant la différence des sexes, confondant le normatif et le naturel, le
naturel et le culturel, le culturel et le national. Plutôt que le mouvement
incessant et irrépressible du désir, la séduction devient l’expression
prévisible de l’hétérosexualité – le seul type de relation sexuelle à la fois
plausible et satisfaisant.
C’est, avant tout, la différence sexuelle qui est ainsi « séduite »,
détournée par l’histoire que racontent ces textes. Peut-être dans le but de
rendre stable l’union intrinsèquement contradictoire qu’est le
républicanisme aristocratique, ils présentent la relation hétérosexuelle
comme naturelle et non problématique, la seule solution envisageable pour
régler les questions non résolues concernant les liens entre l’anatomie, la
sexualité et l’identité. L’origine des tensions et des conflits qui
accompagnent les relations entre les sexes est imputée aux faiseurs
d’embarras du temps présent – homosexuel-le-s et féministes – qui ont
perdu le contact avec ce que l’« histoire » peut nous apprendre sur les
inclinations humaines naturelles. Ces inclinations s’étendent de la sexualité
à la politique : la hiérarchie du couple devient un modèle d’organisation
sociale.
Dans ce processus, l’« égalité » est également « séduite », détournée du
sens historique qui était le sien sous la Révolution française et qui l’est
encore dans la Constitution française en vigueur, pour devenir quelque
chose de tout à fait autre – un jeu d’apparences fondé sur l’illusion, dont la
seule fin est le plaisir mutuel. L’égalité n’est pas quelque chose que l’on
mesure en dévoilant, par exemple, où se place chacun sur le marché du
travail (et à quel niveau de pouvoir et de rémunération), ou bien en évaluant
et en comparant les droits juridiques ; mais quelque chose qui se mesure en
prenant en considération un autre critère, totalement différent, une affaire
d’échanges érotiques entre les sexes soumis aux règles du jeu de la
séduction.
Dans cette version de l’égalité, ces auteurs ont fabriqué un trompe- l’œil
dans lequel les jeux érotiques aristocratiques, caractérisés par l’asymétrie
des partenaires, sont donnés comme exemplaires, et dans lequel la politique
s’incarne dans le couple (nécessairement français). L’exemple, bien sûr,
entend démontrer que les inégalités, si elles ne sont pas tout à fait de
l’« égalité », représentent une complémentarité de différences toujours
subordonnée à l’unité de la nation. Ces auteurs cherchent ainsi à occulter,
pour leurs lecteurs, les difficultés que rencontre la théorie républicaine dès
lors qu’il s’agit de réconcilier l’universel et des inégalités souvent
anciennes (entre les salaires, les ressources, l’accès aux mandats et aux
fonctions politiques ou à la promotion sociale, le droit d’être reconnu) pour
ces catégories (femmes, musulmans, homosexuels et autres) qui portent la
marque de leur différence avec l’individu universel (masculin). Si, dans la
théorie de la séduction, l’homme représente l’universel et la femme le
particulier, si la « nature » exige la soumission de la seconde au désir du
premier – et récompense cette soumission volontaire par de l’« amour » –,
alors le message aux « autres » membres de la nation devient clair : jouez le
jeu du consentement et vous bénéficierez des avantages que vous procure la
position qui vous revient. La façon de procéder – par le flirt, la galanterie, la
civilité – compte également. Celle-ci fait de vous non seulement un
partenaire digne de participer au jeu collectif, mais, de plus, un partenaire
profondément et incontestablement français.

1 Philippe Raynaud, « Les femmes et la civilité : aristocratie et passions révolutionnaires », Le


Débat, vol. 57, novembre-décembre 1989, p. 182.
2 Mona Ozouf, « Un essai de Claude Habib : Séduire est-il un art français ? », Le Nouvel
Observateur, 9 novembre 2006, p. 122-123.
3 Claude Habib, Galanterie française, Paris, Gallimard, 2006, p. 410.
4 Zrinka Stahuljak, Pornographic Archeology : Medieval Sexuality in Nineteeth-Century France,
Philadelphie, University of Pennsylvania Press, à paraître en 2012. La citation provient du manuscrit
original.
5 Mona Ozouf, Les Mots des femmes : essai sur la singularité française, Paris, Fayard, 1995.
6 Éric Fassin, « National Identities and Transnational Intimacies : Sexual Democracy and the
Politics of Immigration in Europe », Public Culture, vol. 22, no 3, 2010, p. 519.
7 Jacques Lacan, Séminaire VII. L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 172.
8 Geoff Eley et Ronald G. Suny (dir.), Becoming National, New York, Oxford University Press,
1996 ; Benedict Anderson, L’Imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du
nationalisme, Paris, La Découverte, 2002 ; Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), L’Invention de
la tradition, Paris, Amsterdam, 2006.
9 Joan W. Scott, « Écho-fantasme : l’histoire et la construction de l’identité », in Théorie critique
de l’histoire, Paris, Fayard, 2009, p. 127-177.
10 Philippe Raynaud, art. cité, p. 181.
11 Ibid., p. 185.
12 Le Débat, novembre-décembre 1989.
13 Philippe Raynaud, art. cité, p. 181.
14 Mona Ozouf, Les Mots des femmes, op. cit., p. 323, 329.
15 Ibid., p. 326.
16 Mona Ozouf, « Un essai de Claude Habib », art. cité, p. 122.
17 Mona Ozouf, « À propos du “Consentement amoureux” : les douces lois de l’attraction », Le
Nouvel Observateur, 26 novembre 1998, p. 164.
18 Alain Corbin, « Faites galant », L’Express, 7 décembre 2006.
19 Philippe Raynaud, art. cité, p. 182.
20 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 51.
21 Ibid., p. 55.
22 Mona Ozouf, Les Mots des femmes, op. cit., p. 355.
23 Ibid., p. 347.
24 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 411.
25 Éliane Viennot, La France, les femmes et le pouvoir, t. 1 : L’invention de la loi salique (Ve-
XVIe siècle), Paris, Perrin, 2006 ; t. 2 : Les résistances de la société (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris,
Perrin, 2008. Voir également Éliane Viennot (dir.), « La démocratie “à la française” ou les femmes
indésirables », Les Cahiers du CEDREF, hors-série, 2002.
26 Éliane Viennot, La France, les femmes et le pouvoir, t. 1, op. cit., p. 58.
27 Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Paris, Flammarion, 1964, p. 178.
28 Ibid., p. 200.
29 Ibid., p. 198.
30 Ibid., p. 349.
31 Sigmund Freud, Totem et tabou : interprétation par la psychanalyse de la vie sociale des
peuples primitifs (1923), Paris, Payot, 1990. Voir aussi Lynn Hunt, The Family Romance of the
French Revolution, op. cit. ; Carole Pateman, Le Contrat sexuel, op. cit.
32 Judith Surkis donne un bon exemple des incertitudes qui entouraient le passage de la
monarchie absolue à une forme plus démocratique ; voir Judith Surkis, « Carnival Balls and Penal
Codes : Body Politics in July Monarchy France », History of the Present, vol. 1, no 1, 2011.
33 Jacques Lacan, Séminaire VI. Le Désir et son interprétation, Paris, p. 592. « Je vous prie
simplement de remplacer le mot roi par le mot phallus pour vous apercevoir que c’est précisément ce
dont il s’agit, à savoir que le corps est engagé dans cette affaire du phallus, et combien, mais que par
contre le phallus, lui, n’est engagé à rien, et qu’il vous glisse toujours entre les doigts. »
34 Jacques Lacan, « La signification du phallus », in Écrits, op. cit., p. 685-697.
35 Slavoj Žižek, The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso, 1989 ; et The Plague of
Fantasies, op. cit.
36 Jacques Lacan, Séminaire XX. Encore, Paris, Seuil, 1975. Voir aussi Bruce Fink, The Lacanian
Subject, op. cit.
37 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 55.
38 Ibid., p. 421.
39 Ibid., p. 46.
40 Ibid., p. 44, 51, 93, 77.
41 Ibid., p. 432-433.
42 Ibid., p. 421.
43 Mona Ozouf, « À propos du “Consentement amoureux” », art. cité.
44 Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection : Terror, Salvery, and Self-Making in Nineteenth-
Century America, New York, Oxford University Press, 1997, p. 89.
45 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 426.
46 Mona Ozouf, Les Mots des femmes, op. cit., p. 331.
47 Ibid., p. 380.
48 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 77.
49 Mona Ozouf, Les Mots des femmes, op. cit., p. 385.
50 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 417.
51 Philippe Raynaud, art. cité, p. 180.
52 Ibid.
53 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 419.
54 Ellen Fein et Sherrie Schneider, The Rules : Time-tested Secrets for Capturing the Heart of
Mr. Right, New York, Warner Books, 1995.
55 Jacques Julliard, Le Nouvel Observateur, 2-8 janvier 1997, p. 24.
56 Ibid., p. 25.
57 Ibid., p. 24.
58 Mona Ozouf, Les Mots des femmes, op. cit., p. 351, 359-360.
59 Claude Habib, « Entretien », Les Échos, 8 juin 2007 :
www.lesechos.fr/luxe/people/300180664-claude-habib.htm.
60 Mona Ozouf, Les Mots des femmes, op. cit., p. 383.
61 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 40.
62 Ibid., p. 413.
63 Ibid., p. 412.
64 Mona Ozouf, « Un essai de Claude Habib », art. cité, p. 123.
65 Claude Habib, Galanterie française, op. cit., p. 413.
66 Joan W. Scott, The Politics of the Veil, Princeton, Princeton University Press, 2007. Voir aussi
Chahla Chafiq et Farhad Khosrokhavar, Femmes sous le voile face à la loi islamique, Paris, Éditions
du Félin, 1995.
67 Claude Habib, op. cit., p. 412.
68 Mona Ozouf, Les Mots des femmes, op. cit., p. 327.
69 Ibid.
70 Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Galilée, 1979, p. 104.
Conclusion

Le « lourd passé » du féminisme1


2004

En 1974, Lois Banner et Mary Hartman publiaient un volume d’essais


qu’elles intitulaient La Prise de conscience de Clio2. Composé de
communications présentées à la Berkshire Conference on Women’s History
de 1973, ce livre, véritable cri de ralliement pour beaucoup d’entre nous,
matérialisait notre volonté de faire des femmes un objet légitime de la
recherche historique. La muse de l’histoire avait depuis trop longtemps
vanté les louanges des hommes (parant de gloire, selon Platon, « mille et
mille exploits des Anciens », et faisant ainsi « l’éducation de la
postérité3 »), aussi l’heure était-elle venue de conférer aux femmes une
gloire comparable. Deuxième fille (sur neuf) de Zeus et de Mnémosyne,
déesse de la mémoire, Clio, si l’on en croit certains récits, avait reçu
l’histoire en apanage (la poésie épique également – cette autre version de
l’histoire). Le défi que nous lui lancions paraissait simple : attribuer aux
faits et aux gestes des femmes une place centrale dans la mémoire qu’elle
transmettait aux mortels. Pour l’aider dans sa tâche, nous lui fournirions les
matériaux dont elle aurait besoin : l’histoire des vies et des actions des
femmes du passé.
Bien entendu, il n’est jamais facile de défier les dieux, et nos efforts
pouvaient facilement passer pour de l’arrogance, car nous avions l’audace
de vouloir dicter à Clio ce qu’elle dirait. Les Muses ont administré de cruels
châtiments à ceux qui ont tenté de se mêler de leurs affaires ou d’entrer en
compétition avec elles. Quand les Piérides les ont défiées dans un concours
musical, elles ont été changées en pies, canards et autres volatiles au caquet
disgracieux. Quand les Sirènes ont prétendu mieux chanter qu’elles, les
Muses leur ont arraché les plumes pour en tresser des couronnes dont elles
se sont parées. L’aède Thamyris a perdu la vue avant d’être expédié chez
Hadès pour s’être vanté de la beauté de son chant, supérieure à la leur. Avec
moins de cruauté peut-être, elles ont encore eu le dernier mot quand
Prométhée s’est flatté d’avoir créé, à leur place, les lettres de l’alphabet. Ce
dernier exemple aurait pu prêter à controverse, disent les chroniqueurs, « si
les Muses n’avaient pas inventé toutes les légendes, y compris celle de
Prométhée4 ».
Notre ambition était moins de concurrencer Clio que de suivre son
exemple, bien qu’il y ait toujours une part de compétition dans un processus
d’identification tel que celui-là. Comme elle, nous voulions raconter des
histoires édifiantes dont la portée dépasserait la lettre de leur contenu,
révélant d’autres vérités plus profondes sur les relations humaines – en
l’occurrence sur le genre et le pouvoir. Comme elle, nous voulions être
reconnues comme la juste source de ces histoires, bien que dans cette
affaire aucun mythe classique ne pouvait authentifier notre revendication.
Comme elle également, nous voulions faire de l’histoire, dans sa totalité,
notre apanage : nous n’entendions pas seulement ajouter les femmes à un
corpus existant de récits, nous voulions changer la manière de les raconter.
En nous identifiant à Clio, nous dévoilions les deux aspects de notre projet
féministe : transformer fondamentalement la discipline historique en
inscrivant les femmes dans l’histoire, et conquérir notre place légitime en
tant qu’historiennes.
Les dernières décennies ont vu notre double ambition se réaliser. Le
résultat, bien entendu, n’est pas parfait : dans la discipline, ni l’histoire des
femmes ni les historiennes ne sont devenues, tout à fait, des participantes à
part entière, et nous sommes loin d’avoir réécrit toutes les constructions
historiques. Il en est ainsi de l’inégalité temporelle et géographique du
travail accompli – avec bien plus de succès en histoire moderne et
contemporaine euro-américaine qu’en histoire ancienne, médiévale et non
occidentale ; bien plus de succès, aussi, pour l’introduction des femmes
dans le paysage historique que pour la prise en compte de la dimension du
genre. Ce qui montre que beaucoup reste à faire. Les progrès sont
néanmoins indéniables. Contrairement à Clio, nous ne pouvons châtier ceux
qui sont tentés de nier le résultat de nos actions ; nous ne pouvons pas non
plus nous contenter de sourire de la prétention des frères de Prométhée qui
se vantent d’être de vrais innovateurs et nous traitent d’imitatrices, voire
d’usurpatrices (bien qu’il nous arrive encore de nous mettre en colère).
Nous pouvons cependant témoigner d’un immense corpus d’écrits, d’une
présence institutionnelle imposante, d’une liste de publications scientifiques
substantielle et d’un ancrage solide dans la conscience populaire qui
auraient été inimaginables à l’époque où Banner et Hartman publiaient leur
recueil. Si nous ne nous sommes pas approprié toute l’histoire, nous avons
fait nôtre une partie de son champ : autrefois accusées de transgression,
nous sommes devenues les propriétaires d’un titre légitime.
Mais pour qui s’est voulu révolutionnaire à ses débuts, quel résultat
ambigu que l’accès à la propriété ! Il s’agit à la fois d’une victoire et d’une
trahison, du triomphe de la critique et d’un renoncement à celle-ci. Cette
position était difficile à tenir pour des féministes qui, malgré les sarcasmes
dont les ont accablées les socialistes, au XIXe comme au XXe siècle, étaient,
sans contestation possible, des révolutionnaires, décidées à renverser le
patriarcat, à briser les chaînes du sexisme, à libérer les femmes des
stéréotypes qui les confinaient dans un rôle, à les faire entrer sur la scène de
l’histoire. Le fait d’avoir mis en œuvre au moins quelques changements
positifs au cours des dix dernières années – notamment, comme je l’ai dit
plus haut, la conquête d’une partie du champ historique –, ces réussites,
donc, ont produit quelques ambivalences et des incertitudes quant à
l’avenir. Avons-nous gagné ou perdu la partie ? Avons-nous été
transformées par nos succès ? Comment le passage de l’état d’outsiders
combattantes à celui de participantes intégrées à l’institution présage-t-il de
l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes ? Notre présence a-t-elle
bouleversé la discipline, ou avons-nous simplement été absorbées par elle ?
Devons-nous nous satisfaire de sauvegarder et de reproduire ce que nous
avons obtenu ? Ou bien devons-nous relever de nouveaux défis qui risquent
d’ébranler nos positions acquises ? L’histoire des femmes a-t-elle un avenir
ou est-elle achevée ? Appartient-elle au passé ? Et comment imaginons-
nous le futur ? Ces questions se posent aussi bien pour la recherche sur les
femmes que pour le féminisme lui-même.
Alors qu’approchait le tournant du millénaire, un grand nombre de
forums ont été organisés aux États-Unis pour spéculer sur l’avenir. Deux
exemples parmi d’autres : en 1997, j’ai dirigé l’édition d’un numéro spécial
de la revue differences intitulé Women’s Studies on the Edge (La recherche
féministe au bord de la crise) – un titre fait pour rappeler le film de Pedro
Almodovar Femmes au bord de la crise de nerfs. Bien que nous l’ayons
choisie par jeu, l’allusion s’est révélée traduire à merveille la tension qui
saisissait certaines d’entre nous dès lors qu’il s’agissait de réfléchir à
l’avenir5. En 1999, le Journal of Women’s History (Revue de l’histoire des
femmes) a organisé un remarquable échange intergénérationnel parmi les
américanistes Ann Firor Scott, Sara Evans, Elisabeth Faue et Susan Cahn6.
(Les quatre formaient une lignée : Evans avait été l’élève de Scott, Faue et
Cahn celles d’Evans.) Au cours d’une discussion riche par ailleurs et
couvrant de nombreux sujets, ces historiennes ont constamment évité de
s’interroger sur l’avenir (bien que ce fût le sujet du débat). À un certain
moment, Ann Scott a reconnu que réfléchir à « la direction que prendrait
dorénavant l’histoire des femmes, ou celle qu’elle pourrait prendre », la
conduisait « droit dans le mur » (29). Liz Faue estimait pour sa part qu’il
fallait « prendre le temps de rêver », faire preuve d’imagination et de
créativité pour sortir de l’impasse (211). C’est Sara Evans qui a résumé la
répugnance qui semblait leur être commune : « Ah ! l’avenir…, a-t-elle
soupiré, je suis d’accord… c’est l’aspect de notre échange que je trouve le
plus risqué » (205).
Pourquoi l’avenir d’un mouvement qui a réussi est-il si difficile à
concevoir ? D’une certaine façon nous connaissons déjà la réponse à cette
question – il s’agit d’analyser quelque chose qui s’apparente à un
mouvement social. Une génération vieillissante de féministes, chercheuses
et militantes, contemple avec nostalgie sa folle jeunesse en se demandant
(mais sans oser le faire à haute voix) si ce qui a été acquis est à la hauteur
des efforts consentis. L’institutionnalisation de l’histoire des femmes
marque son aboutissement en tant que combat. Notre recherche, nos
activités professionnelles semblent désormais privées de leur dimension
politique affichée, de leur engagement dans le sens d’une construction plus
vaste que celle, simplement, de carrières individuelles. La communauté des
chercheuses féministes, dont la vitalité se manifestait aussi bien dans ses
divisions féroces que dans ses engagements communs, semble aujourd’hui
souffrir de dispersion. Les enjeux théoriques et politiques ne paraissent plus
aussi importants, du moins pour les spécialistes de l’histoire des femmes, et
les désaccords prennent souvent l’aspect de conflits entre personnes ou
entre générations. On peut éprouver du soulagement à ne plus avoir à
conspirer jusque tard dans la nuit pour mettre au point des stratégies de
lutte, à ne plus devoir constamment démontrer, à des collègues sceptiques
ou hostiles, la légitimité de sa propre recherche ou celle de ses étudiants. On
peut même ressentir du plaisir à voir la quantité, la qualité et la diversité du
travail produit sous l’appellation « histoire des femmes » ; l’impression
n’en persiste pas moins que quelque chose s’est perdu en chemin. Pour
nombre d’entre nous, livrer bataille avait été source d’énergie – la lutte nous
permettait de mettre en œuvre une stratégie et une créativité sans commune
mesure avec ce que nous avions connu précédemment quand nous étions
doctorantes. Rêvant de devenir Clio, nous en étions devenues une version
subversive : notre militantisme fortifiait notre capacité d’agir. Nous
produisions un savoir nouveau, transmettions une mémoire repensée,
confectionnions des récits destinés à nous inspirer nous-mêmes autant que
les générations à venir, et cela malgré la présence d’adversaires autrement
redoutables que les Piérides ou les Sirènes, car ils avaient le pouvoir de
nous sanctionner pour ce qu’ils considéraient être de la prétention et de la
malfaisance. Nous sommes passées de l’état d’insurgées à celui de
gardiennes strictes de la discipline, et il est inévitable, je crois, que ce
changement d’identité subjective ait ouvert la voie à un sentiment de
déception. Critiquer le pouvoir disciplinaire de l’institution depuis
l’extérieur est une chose, remplir de l’intérieur les obligations liées à
l’enseignement et à la recherche dans des spécialités reconnues en est une
autre. Un enseignement de ce type a pour vocation de faire en sorte que
l’histoire des femmes poursuive sa route parmi les générations étudiantes
montantes, mais il offre aussi de la résistance, souvent, à l’action qui la
caractérise le mieux : le défi critique.
Alors que le féminisme universitaire obtenait une crédibilité
institutionnelle, il a, en même temps, donné l’impression que lui échappait
sa connexion étroite avec le mouvement social qui l’avait inspiré. Pendant
les années 1970 et 1980, nous étions l’instrument créateur de savoir d’un
mouvement féministe largement implanté, bien décidé à obtenir des
transformations sociales radicales. Au cours des années 1990, des attaques
critiques et des reproches teintés de culpabilité ont dénoncé le
dépérissement des liens entre chercheuses et militantes, et des injonctions à
maintenir ou à reconstruire ces liens ont été lancées. Les tentatives dans ce
sens ont pourtant fait long feu, non pas (comme il a été dit parfois) parce
que les chercheuses féministes se sont enfermées dans leur tour d’ivoire
(l’opposition entre le féminisme universitaire et le féminisme politique a
toujours été infondée), mais parce que le mouvement politique lui-même
s’est fragmenté, se dispersant entre différents chemins militants. Cela ne
signifie nullement que le féminisme soit mort, comme l’ont proclamé des
journalistes. À l’inverse, des préoccupations concernant le statut et la
condition de différentes sortes de femmes se sont imposées dans des
branches du droit et de la politique publique de façon plus importante qu’au
temps où le Mouvement était à son apogée ; de même, les questions de
genre ont débordé et touché des domaines restés imperméables au
féminisme lors des débuts de la recherche féministe7.
Des opérations stratégiques menées avec d’autres groupes, ponctuelles et
coordonnées, se sont substituées à la lutte en continu menée au nom des
femmes comme on les représentait alors, à savoir comme une entité unique.
Ce changement est lié à l’étiolement du grand récit téléologique de
l’émancipation, celui qui nous avait permis d’imaginer que nos efforts
auraient un effet cumulatif : la liberté et l’égalité constituaient
l’aboutissement inévitable de la lutte conduite par l’humanité, pensions-
nous alors, et cette certitude donnait sa cohérence à nos actions, faisait de
nous les actrices d’un « mouvement » de progrès. (Nous étions du côté de
l’histoire rédemptrice.) Bien que les opérations stratégiques ponctuelles et
dispersées soient de nature éminemment politique (et, pour les jeunes
générations, une manière de fonctionner bien plus familière), la perte de
cette continuité qui, pour nous, était consubstantielle à l’idée même d’une
histoire nécessairement progressiste explique la difficulté rencontrée par
une génération plus âgée à imaginer l’avenir. (Celle-ci considère la
discontinuité comme régressive – contraire au progrès, comme pouvaient en
témoigner ceux qui avaient assisté à la destruction des institutions libérales
sous le fascisme en Europe dans les années 1930 – quand en réalité, dans le
contexte du XXIe siècle, la discontinuité semble être davantage le fait de la
critique radicale [de gauche].)
Un autre aspect de l’institutionnalisation réussie de l’histoire des femmes
est l’érosion du mordant de la critique, ce mordant qui s’exprime plus
facilement quand on se situe dans les marges. On a beaucoup débattu (peut-
être un peu plus chez les spécialistes en littérature que chez les historiens)
de ce que seraient à terme les avantages de notre intégration. L’absence des
femmes dans les programmes d’études correspondait-elle uniquement à une
béance du savoir qu’il fallait combler ? Ou bien révélait-elle, sur
l’organisation patriarcale (ou phallocentrique) du savoir lui-même, quelque
chose de plus pernicieux ? Quel type d’impact sur l’Université auraient les
recherches sur les femmes ? Allions-nous simplement produire de
l’information qui avait manqué jusque-là, ou changerions-nous la nature
profonde de ce qui était répertorié comme relevant du savoir ? S’agissait-il
d’objectifs nécessairement contradictoires ? « Tant que les Women’s studies
ne mettent pas en cause le modèle universitaire existant, elles risquent de
n’être qu’une alvéole parmi d’autres dans la ruche de l’université », a
déclaré Jacques Derrida dans un séminaire au Pembroke Center en 19848.
Certaines insistaient sur le fait que, par définition, une présence féminine
(dans les livres ou les départements universitaires d’histoire, dont les
femmes restaient le plus souvent exclues) subvertissait le statu quo. Ne
suffisait-il pas de devenir « visible » pour défier l’orthodoxie historique,
celle qui soutenait que les femmes étaient absentes de l’histoire et de la
politique ? D’autres parmi nous estimaient que le potentiel révolutionnaire
de l’histoire des femmes se perdrait si une critique en profondeur des
présupposés de la discipline n’était pas menée à bien (par exemple, l’idée
que la capacité d’agir est inhérente, d’une certaine façon, à la volonté de
l’individu ; ou si nous renoncions à dénoncer le manque d’attention portée
au langage dans la construction des sujets et de leur identité ; ou si nous
cessions de souligner le peu de réflexion accordée, dans le récit, au pouvoir
implicite de l’interprétation). Il est significatif, je crois, que le vif débat
opposant réformisme et révolution se soit estompé dans les discussions
entre historiennes. Un certain nombre de réformes ayant été réalisées, les
questions qui divisent encore sont plus anodines : un trop-plein de
spécialisation et de production, une fragmentation, qui met à mal la
cohésion de la communauté des chercheuses féministes et rend impossible
la maîtrise de l’ensemble du corpus de l’histoire des femmes. Même celles
qui partagent des lectures communes débattront plus vraisemblablement des
mérites de telle ou telle interprétation plutôt qu’elles ne s’interrogeront sur
la façon dont elles font avancer l’agenda féministe. Occupées à gérer le
détail des programmes, la mise en place ou l’aménagement des cursus
proposés, la supervision des étudiants en premières années d’études, le
soutien à apporter aux candidats au doctorat et à leur recrutement, nous
imaginons le futur comme la continuation du présent plutôt que comme une
chance de nous en libérer.
Encore une raison de la difficulté à regarder vers l’avant : l’Université
dans laquelle nous nous sommes insérées connaît elle-même des
transformations structurelles majeures. Après avoir été les porte-voix d’une
critique extérieure, nous nous trouvons désormais à l’intérieur ; nous
sommes devenues des protectrices de l’institution qui œuvrent à sa
préservation – sa gestion par le corps enseignant, la titularisation de ses
professeurs, sa mission de production de savoirs, son existence en tant
qu’espace d’investigation critique – contre ceux qui voudraient la
réorganiser sur le modèle de l’entreprise dans lequel, comme le dit Bill
Readings, « on vend un service tarifé à des clients9 ». Le besoin d’éviter la
« destruction » de l’Université oblige les féministes à endosser le rôle de
championnes du statu quo plutôt que celui d’actrices du changement. La
tentation qui nous guette est d’utiliser notre connaissance des mécanismes
du pouvoir pour sauvegarder les atouts que nous avons conquis, protéger
nos acquis des présidents d’université qui se prennent pour des PDG, de ces
administrateurs qui traitent les idées comme des matières premières et les
chercheurs non pas comme des producteurs de pensée, mais comme des
marchands. Il nous faut désormais, et c’est nouveau, travailler avec des
collègues – dont certains ont été des adversaires – sur un ordre du jour
commun destiné à sauvegarder l’Université telle que nous l’avons connue.
Dans ce contexte, exiger une révision complète de l’ensemble de
l’institution paraît hors de propos, voire dangereux. Avec vigilance, nous
montons la garde aux frontières de notre domaine ; nous protestons contre
une distribution injuste des ressources, attentives aux incursions que
peuvent faire, dans notre pré carré, des disciplines nouvelles plus
séduisantes ; et nous restons méfiantes vis-à-vis des arpenteurs qui
voudraient redessiner les cartes que nous avons si bien appris à connaître.
Notre protectionnisme nous conduit même parfois à collaborer avec ces
administrateurs dont l’intention est de soumettre la vie de l’esprit aux lois
de l’économie marchande. Si, en effet, nous sommes une des alvéoles de la
ruche universitaire, notre intérêt aujourd’hui est de préserver la place
qu’occupe cette alvéole, et de veiller à la bonne santé de la ruche. Défendre
le statu quo (et les principes humanistes qui le sous-tendent) paraît
beaucoup plus urgent que de se cramponner au rêve d’une transformation
radicale. Nous assistons, je crois, à une version de ce que Nancy Cott
appelait, en se référant à l’ère postsuffragiste, « le retour sur la terre ferme
du féminisme moderne » – la mise en œuvre concrète (nécessairement
insatisfaisante) des idéaux et des revendications émancipatrices ;
l’acceptation de ce qui est au lieu de la quête continue de ce qui devrait
être ; la domestication d’un désir ardent10.
Le désir ardent est un don des Muses, une sorte de folie qui envahit,
enflamme et transforme le sujet. Selon Platon, « si l’âme qui en est saisie
est une âme délicate et immaculée, elle en reçoit l’éveil, il la plonge dans
des transports qui s’expriment en odes, en poésies diverses… Mais qui se
sera, sans le délire des Muses, présenté aux portes de la Poésie avec la
conviction que l’habileté doit en fin de compte suffire à faire de lui un poète
[qu’on pourrait remplacer par “un bon historien”], celui-là est lui-même un
poète manqué, comme est éclipsée par la poésie de ceux qui délirent celle
de l’homme qui se possède11 ! ».
Nos analyses attentives des causes structurelles ainsi que des effets de la
montée en puissance et du déclin des mouvements sociaux ne laissent guère
de place à la folie divine. Mais si nous travaillons avec Clio, ou comme le
ferait cette dernière, il nous faut tout de même tenir compte de cette folie.
Et alors même que nous cherchons à comprendre de quoi il s’agit, il paraît
évident que, précisément, notre capacité d’imaginer l’avenir en dépend.
Dans les discussions entre générations dont cette conférence a été le théâtre,
les historiennes ont parlé de leur intérêt pour l’histoire des femmes comme
d’une passion, ce qui indique la présence de l’inspiration et de l’excitation
qu’insufflent les Muses. Sara Evans décrit l’histoire des femmes comme
« une passion engloutissante » (11) ; Liz Faue rappelle l’éveil de sa
« passion » pour l’histoire des femmes pendant ses études de troisième
cycle (13) et l’excitation merveilleuse de partager « ce mélange de mots
nouveaux, d’idées nouvelles et d’expériences inédites » dans « une folle
cacophonie » (23). Ann Scott se souvient de l’« allocution passionnée »
qu’elle a prononcée au cours d’une réunion de l’Organisation des historiens
américains afin d’attirer l’attention sur ceux (et celles) que les récits
historiques traditionnels ont négligés (19) ; et Susan Cahn se réfère à ses
recherches « passionnées » sur le féminisme et l’histoire (15). Constatant
combien diminue actuellement le nombre de postes titularisés dans
l’enseignement universitaire, Sara Evans s’inquiète de voir que les étudiants
qui témoignent « d’une grande passion pour l’histoire des femmes » seront
dissuadés de suivre leur inclination au vu de l’état du marché du travail
(214).
Il est certes possible que la passion ainsi décrite devienne quelque peu
mécanique, et même moralisatrice. Je pense toutefois que cette passion
traduit un sentiment profond qui n’est pas exempt d’une composante
érotique. Le monde qu’évoque l’idée de passion est « le monde féminin de
l’amour et du rituel » qu’a décrit avec une grande éloquence Carroll Smith-
Rosenberg en 1975. S’inscrivant dans le cadre de l’hétérosexualité
normative (en réalité défini par lui), ce monde n’en est pas moins
« homosocial » et, pour cette raison, fascinant12. Bonnie Anderson (dans
Joyous Greetings) et Leila Rupp (dans Worlds of Women) ont brossé le
portrait de mouvements féministes internationaux en des termes
identiques13. Avant son institutionnalisation, l’univers de l’histoire des
femmes ressemblait à ceux des XIXe et XXe siècles. Avec toute cette énergie
libidinale monopolisée par les femmes – comme objets d’enquêtes, sujets
de droit, étudiantes, collègues et amies –, décuplée de surcroît par le plaisir
de l’effraction, nous revendiquions hardiment un droit d’accès au champ de
l’histoire qui nous avait été dénié jusque-là. Des hommes étaient présents, à
l’évidence, offrant une cible à notre colère ; nous devions vaincre la
résistance ou l’indifférence de ces détenteurs du pouvoir, mais leur présence
était sans rapport avec l’expérience du Mouvement lui-même. Les hommes
étaient l’ennemi contre lequel notre communauté politique et affective se
définissait.
Quelques-unes des difficultés que nous éprouvons à penser l’avenir sont,
je crois, le symptôme d’une mélancolie, d’un refus de lâcher prise, de
laisser se dissoudre l’affect lourdement chargé, caractéristique du monde
homosocial que nous avons perdu, d’un refus, même, de reconnaître que
celui-ci n’est plus. L’esprit mélancolique veut revenir en arrière, continuer
de vivre comme avant. La mélancolie, nous dit Freud, est une « réaction à la
perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie,
la liberté, un idéal, etc.14 ». Contrairement au deuil, qui traite consciemment
de la perte, la mélancolie est un processus inconscient ; l’objet perdu n’est
pas vu comme tel. Au lieu de cela, le mélancolique s’identifie avec l’objet
perdu et réoriente vers soi son chagrin et sa colère. C’est ainsi que, chez le
mélancolique, « l’ombre de l’objet tomba […] sur le moi qui put alors être
jugé […] comme un objet, comme l’objet abandonné15 ». Le jugement est
douloureux, et le processus normal par lequel l’énergie sexuelle (la libido)
peut s’orienter vers un autre objet est interrompu. Repliée sur elle-même, la
personne mélancolique n’est habitée que par le passé. Être capable de
penser l’avenir implique que l’on accepte de se séparer de l’objet perdu, que
l’on admet cette perte pour trouver un nouvel objet digne d’attachement
passionné16.
Sans aucun doute, quand l’histoire des femmes est sortie de son
adolescence, l’intensité de la passion liée à la campagne menée pour asseoir
sa légitimité s’est étiolée. Quelle que soit la quantité de travail qui reste à
effectuer dans un champ encore inégalement développé, les émotions
ressenties lors des premières découvertes ne conduisent plus, comme jadis,
nos recherches. Un exemple : l’univers des départements d’histoire (comme
celui de l’Université en général) est hétérosocial (même si les programmes
de recherche sur les femmes demeurent largement homosociaux) ; notre
espace n’est plus exclusivement féminin. Un autre exemple : l’expansion du
champ historique a ouvert la porte à des innovations remarquables. Et pas
seulement parce que nous avons tenu compte des critiques formulées dans
les années 1980 par les femmes de couleur, par celles du tiers-monde, par
les lesbiennes ; nous avons aussi admis qu’il y avait, à l’évidence, des
différences entre les femmes ; nous avons également peaufiné notre théorie
et, de plus en plus souvent, remplacé les femmes par le genre en tant
qu’objet de nos enquêtes. La recherche que nous produisons n’est donc plus
focalisée exclusivement sur les femmes, vues comme constituant une
catégorie unique. Cela signifie que la cohésion satisfaisante du Mouvement
– les femmes en tant que sujets et objets de leur propre histoire – a disparu,
si tant est qu’elle ait jamais existé (j’indiquerai plus loin que cette cohésion
correspond à une vision rétrospective, composante de la nostalgie que fait
naître la mélancolie)17.
Dans les discussions publiées par le Journal of Women’s History, Liz
Faue utilise à un certain moment une métaphore de caractère professionnel
pour définir les changements survenus dans la pratique de l’histoire des
femmes au cours des dernières décennies. Elle propose l’idée qu’une
génération d’artisanes, aidées de leurs apprenties, a soigneusement composé
des constructions narratives « qui avaient une signification politique et une
méthodologie solide » (210). Puis elles se sont retrouvées concurrencées par
« d’autres historien-ne-s » qui, moins engagés dans la lutte féministe ou
adeptes récents d’une théorie à la mode (ou les deux à la fois), ont inondé le
marché de produits de masse d’une qualité discutable. Bien que les femmes
de l’art aient continué d’élaborer des travaux remarquables, il était devenu
difficile de distinguer ces derniers de la production médiocre. Résultat, c’est
toute l’entreprise qui a été dévaluée. La jugeant inadéquate, les collègues de
Faue ont réfuté cette métaphore (Susan Cahn remarque que « la “mauvaise”
histoire produite selon le mode “artisanal” ancien n’a jamais manqué »)
(215) et Liz n’a pas jugé utile de pousser plus avant. (L’un des aspects les
plus sympathiques de cette discussion a été son caractère informel : grâce à
l’échange de courriers électroniques, les participantes ont accepté de
partager leurs hésitations, de considérer leurs propositions comme
exploratoires, de se montrer ouvertes.) Je trouve excellent, par son
efficacité, le recours au modèle de la prolétarisation, non pas parce qu’il
s’applique au champ de l’histoire des femmes (ce sont les théories des
mouvements sociaux plutôt que les transformations intervenues dans la vie
professionnelle qui fournissent les comparaisons les plus pertinentes), mais
parce qu’il s’agit d’un thème récurrent, évoqué par les ouvriers du XIXe et
du XXe siècle et par les historiens du travail lorsqu’ils regrettent le monde
précapitaliste, ce monde « que nous avons perdu ». Dans l’usage qu’en fait
Faue, le thème de la prolétarisation formule la perte affective sous l’aspect
plus familier (et plus distancié) de son contenu économique. J’avance que
c’est notre incapacité à reconnaître sans détour cette perte affective
(l’idéalisation passionnée des femmes a été le moteur de l’histoire des
femmes) qui rend si malaisée l’opération qui consiste à « traverser le voile
qui cache l’avenir », comme le dit Faue (211).
Le « voile qui cache l’avenir » n’est autre que l’« ombre de l’objet », la
mélancolie, si l’on en croit Freud. Il me semble que cela indique que nous
nous sommes trompées sur l’origine de notre engagement passionné,
confondant l’objet de nos études, « les femmes », et l’excitation ressentie à
découvrir du nouveau, de l’inconnu. Est-il possible que ce que nous savons
de l’histoire féministe nous empêche d’accéder à cette divine folie, cette
excitation mentale inspirée qu’apporte précisément l’empoignade avec
l’inconnu ? Et si nous réécrivions l’histoire du féminisme comme étant celle
d’une passion critique qui se propage en glissant métonymiquement le long
d’une chaîne d’objets contigus, s’arrêtant pour un temps dans un lieu
imprévu, menant une tâche à bien et poursuivant ensuite son chemin ? J’ai
choisi d’utiliser dans le titre de cet essai l’expression « le lourd passé du
féminisme » non pas, uniquement, par rapport à la densité de l’histoire du
mouvement féministe ou à celle de l’histoire écrite par des féministes, mais
pour faire un parallèle entre mon propos et cette insinuation du langage
courant : « Cette femme, vous savez, elle a une histoire, elle traîne pas mal
de choses derrière elle, elle a un lourd passé… » Depuis le XVIIIe siècle au
moins, le féminisme s’est servi de l’histoire de différentes façons et à
différentes époques afin d’en faire un outil critique dans le combat pour
l’émancipation des femmes. En mettant en évidence des événements
exemplaires tirés du passé, l’histoire du féminisme a apporté la preuve des
aptitudes des femmes engagées au même titre que les hommes dans nombre
d’actions revendicatrices (salaires, éducation, citoyenneté, exercice du
pouvoir). Elle a proposé des héroïnes à imiter, elle a offert aux militantes
d’aujourd’hui un lignage – l’appartenance à des familles fictives d’actrices
de l’histoire. L’histoire du féminisme a révélé comment les récits qui
faisaient de l’exclusion des femmes un phénomène naturel étaient des
instruments du pouvoir patriarcal. Et elle a écrit de nouvelles histoires pour
contrer le « mensonge » de la passivité des femmes, et leur disparition de la
narration des événements qui constitue la mémoire collective. Elle n’a pas
seulement mis en cause les versions stéréotypées de « la femme », elle a
également insisté sur les différences profondes qui existent entre « les
femmes ». Elle a en outre forgé nombre d’alliances et mis en lumière
nombre d’aspects du pouvoir pour parvenir à ses fins. L’histoire du
féminisme est à la fois une compilation de l’expérience des femmes et la
consignation des interventions stratégiques qui ont argumenté leur cause.
On peut certes la juger sur ses propres mérites, mais son ambition est mieux
comprise si l’on regarde l’effort critique doublement subversif qu’elle a
mené : contre les normes admises concernant le genre, et contre les
conventions et les règles de l’écriture de l’histoire (en vigueur depuis la
formation de la discipline à la fin du XIXe siècle). L’histoire du féminisme
est une entreprise soumise à des variations, à des mutations, un instrument
stratégique flexible non inféodé à une quelconque orthodoxie. La
production de savoirs concernant le passé, quoique déterminante, n’a jamais
constitué une fin en soi, elle a plutôt (à certains moments – et pas toujours
au bénéfice d’un mouvement politique organisé) fourni la matière
substantive d’une opération critique qui s’appuyait sur le passé pour
bousculer les certitudes du présent et ouvrir la voie à d’autres façons
d’imaginer l’avenir. Cette opération critique est la dynamique qui sert de
carburant aux actions du féminisme ; en termes lacaniens, c’est une
opération du désir, insatisfait quel que soit son objet, une pression constante
toujours en quête d’une jouissance insaisissable (parce que le fait
d’atteindre le but utopique de l’abolition de la différence des sexes
signifierait la fin du féminisme)18.
Le désir, nous dit Lacan, est dicté par le manque, gouverné par
l’inassouvissement ; il est « insatisfait, impossible, méconnu19 ». Son
existence met en évidence les insuffisances de tout règlement définitif. Le
désir se déplace métonymiquement ; les relations entre ses objets se
caractérisent par des voisinages inattendus. Les mouvements se font
latéralement et ne suivent pas une direction unique. Nous pourrions dire ici
que, pour le féminisme, le désir est gouverné par – ou, mieux encore, qu’il
est par lui-même – une faculté critique, une forme de critique. La critique
telle que la définissent les philosophes allemands (Kant, Hegel, Marx et
l’école de Francfort) présente aussi cet aspect insatisfait, inconscient et
passionné. Alors même que ses formulations sont rationnelles, ses
motivations ne sont pas toutes connues. Wendy Brown et Janet Halley
décrivent la critique comme « une entreprise de connaissance qui dérange,
désoriente et est, à certains moments, destructrice20 ». « Parce qu’elle met
l’accent sur le fait que toute production humaine peut être critiquée ou, plus
exactement, repensée par l’examen de ses postulats constitutifs, le travail de
la critique est potentiellement sans limites et sans fin21. » Les objets de la
critique sont les formes et les manifestations de l’idéologie et du pouvoir
(leurs vérités sous-jacentes, leurs présupposés fondateurs et fondamentaux),
et celles-ci sont aussi variées et imprévisibles que les objets du désir.
Décrite par Brown et Halley, la critique (comme le désir) consiste en une
quête ; « elle incarne une volonté de savoir dont l’exercice est source de
plaisir – un plaisir qui provient de la contemplation de l’inconnu22 ». « Car
la critique se risque à s’ouvrir sur des modes de pensée et des possibilités
politiques nouvelles, et rend également possible une immense jouissance –
politique, intellectuelle et éthique23. » Le fait que ce plaisir n’est pas
seulement une émotion positive, mais qu’il est de l’ordre de la passion,
s’illustre par des références à « un embrasement de l’esprit », « de
l’euphorie », « et un plaisir qui est en soi une source décisive de motivation
politique24 ».
Penser le féminisme comme une opération critique incessante, comme un
mouvement du désir, le détache de ses origines, qui remontent aux
téléologies des Lumières et à la promesse utopique d’une émancipation
complète. Cela n’implique pas pour autant que le désir opère hors du
temps ; il s’agit plutôt d’un phénomène historique mutant défini comme et
par déplacement. Le féminisme a émergé dans le contexte de la
proclamation de l’égalité universelle par la démocratie libérale, occupant
dans le discours une position en contradiction et de contradiction – pas
seulement dans l’arène de la citoyenneté politique, mais dans la plupart des
domaines de la vie économique et sociale. En dépit des nombreux
changements intervenus dans les définitions et les pratiques de la
démocratie libérale, l’hégémonie discursive de celle-ci demeure, et le
féminisme reste une de ses contradictions. En se présentant comme une
contradiction, le féminisme a lancé un défi à la façon dont la différence des
sexes a été utilisée pour organiser les rapports de pouvoir. La spécificité
historique du féminisme vient du fait qu’il opère depuis l’intérieur et contre
les présupposés fondateurs dominants de son époque. Sa force critique tient
à ce qu’il met au jour les contradictions de systèmes qui se prétendent
cohérents (la République qui exclut les femmes de la citoyenneté ;
l’économie politique qui justifie l’infériorité de leurs salaires par leur
valorisation inférieure dans les processus de production ; l’enseignement de
la médecine qui confond le désir avec les impératifs naturels de la
reproduction ; l’exclusion des femmes pratiquée par les mouvements qui
œuvrent à l’émancipation universelle) et qu’il met en cause la validité de
catégories considérées comme les principes de base de l’organisation
sociale (la famille, l’individu, le travailleur, le masculin, le féminin,
l’Homme, la Femme)25.
Un exemple puisé dans notre propre expérience du travail critique
qu’opère le féminisme est la relation entre l’histoire des femmes et
l’histoire sociale. On a souvent entendu dire que c’est à cause de la montée
en puissance de l’histoire sociale que l’histoire des femmes est devenue
recevable, comme si le phénomène avait eu quelque chose d’inévitable.
L’accent mis sur la vie quotidienne, les gens ordinaires et l’action collective
a fait des femmes un groupe social dont il paraissait évident qu’il fallait
l’inclure. Je dirai les choses autrement : il n’y a rien eu d’inévitable dans le
jaillissement de l’histoire des femmes au sein de l’histoire sociale. Les
historiennes féministes ont au contraire montré que les femmes
constituaient, pour les historiens du social, un objet d’étude obligatoire –
tout en critiquant les théories de la psychologie comportementaliste et du
marxisme de la Nouvelle Gauche. Si l’on omettait de les inclure, des
éléments indispensables à la compréhension du processus de construction
de la classe sociale feraient défaut. Alors que les historiens (masculins)
célébraient les impulsions démocratiques de la classe ouvrière à l’époque de
sa naissance, les historiennes des femmes mettaient en lumière les
hiérarchies de genre qui étaient celles de cette classe. Nous n’avons pas
seulement critiqué l’absence des femmes dans l’histoire ouvrière – bien que
nous ayons fait cela aussi (nous avons montré que le terme « ouvrier »
correspondait à une catégorie exclusive ; que les femmes étaient des
travailleuses qualifiées, qu’elles ne constituaient pas simplement une
réserve de main-d’œuvre bon marché ; qu’elles organisaient des grèves et
créaient des syndicats, qu’elles n’étaient pas seulement les auxiliaires
féminines des organisations ouvrières) –, nous avons aussi porté la critique
jusqu’à la façon dont les historiens du travail reproduisaient le machisme
des syndicalistes. Cette prise de position n’a pas toujours été bien reçue et,
de fait, les féministes se sont trouvées ghettoïsées (cela leur arrive encore)
dans les réunions entre historiens du travail. Mais nous éprouvions une
excitation certaine à faire des découvertes alors même que nous tentions
d’inciter nos collègues à étudier des territoires inexplorés. Ce faisant, nous
sommes parvenues à convaincre certains d’entre eux de l’utilité d’étudier la
façon dont le genre consolide l’identité des hommes en tant que travailleurs
et membres de la classe ouvrière, et les modalités selon lesquelles la nature
est instrumentalisée pour non seulement justifier le traitement différent
réservé aux travailleurs et aux travailleuses, mais également pour réguler la
structure de la famille et le marché du travail.
Pour ce qui est de l’histoire ouvrière (et d’autres domaines comme
l’histoire diplomatique ou l’histoire culturelle), Liz Faue remarque que
« l’histoire des femmes a “défamiliarisé” le terrain des autres historiens »
(205). Le terme « défamiliariser » convient parfaitement – les définitions
qui vont de soi, la manière qu’ont les historiens d’expliquer le passé, la liste
des prétendus sujets convenant à la recherche historique ont été mises en
cause et dénoncées comme n’étant ni aussi complètes ni aussi objectives
qu’on l’avait dit jusqu’alors. Ce qui était précédemment impensable – à
savoir que le genre constitue un outil utile à l’analyse historique – est
devenu pensable. Mais là n’est pas le fin mot de l’histoire. Désormais
accepté comme une catégorie de la discipline, le genre est soumis à un
examen critique par une nouvelle vague de féministes, et par quelques
autres qui soulignent à bon droit qu’il est un axe parmi d’autres, tout aussi
pertinents, de la différence. Le sexe ne subsume pas la race, l’origine
ethnique, la nationalité, l’orientation sexuelle ; ces attributions identitaires
se recoupent d’une façon qui doit être spécifiée. Ainsi, prendre en
considération la seule différence des sexes, c’est manquer les façons
toujours complexes par lesquelles les différences signifient les rapports de
pouvoir. Le terrain récemment balisé du genre et de l’histoire des femmes
est aujourd’hui en voie de « défamiliarisation », alors que les études queer,
postcoloniales et ethniques (entre autres) nous incitent à repousser les
limites de notre savoir, à glisser métonymiquement (ou à bondir vers) des
domaines voisins. Pour certains esprits, il peut paraître prématuré de se
lancer dans la diversification avant d’avoir véritablement consolidé nos
acquis, mais, pour moi, ce n’est pas ainsi qu’il faut penser l’héritage du
« passé » dont je parlais plus haut. La tendance à reproduire ce qui est déjà
connu est profondément conservatrice, qu’elle soit le fait d’historiens
politiques traditionnels ou de spécialistes de l’histoire des femmes. Ce qui
donne – et a donné – à l’étude de ce passé son bouillonnement, ce qui la
rend – et l’a rendue – aussi passionnante, c’est précisément son refus radical
de s’assagir, son refus de considérer le confort comme son « home », son
port d’attache.
La mélancolie se fonde sur le fantasme entretenu d’un « home » qui n’a
jamais vraiment existé. Notre vision idéalisée d’un moment de l’histoire
féministe récente, cette image d’un temps éminemment politique consacré
aux seules femmes, notre désir de la préserver intacte (ce que nous faisons
quand nous y voyons l’essence de l’histoire des femmes), nous a empêchées
de mesurer l’excitation et l’énergie de l’activité critique qui étaient alors et
restent aujourd’hui encore la caractéristique du féminisme. L’histoire
féministe n’a jamais eu pour objectif premier de documenter l’expérience
des femmes du passé, même si ce fut là le moyen le plus évident pour nous
de nous rapprocher de notre objectif. Ce que nous voulions en examinant ce
passé, c’était déstabiliser le présent, défier les institutions patriarcales et les
modes de pensée qui en appellent à la nature pour s’auto-légitimer ; bref,
rendre pensable, en quelque sorte, l’impensable (par exemple, détacher le
genre du sexe). Dans les années 1970 et 1980, l’histoire des femmes a fait
partie d’un mouvement qui a renforcé l’identité des femmes en tant que
sujets politiques, ouvrant la porte à leur militantisme dans de nombreuses
sphères de la vie sociale, obtenant une visibilité publique sans précédent et
remportant, le cas échéant, quelques succès. L’amendement à la
Constitution américaine sur l’égalité des droits (Equal Rights Amendment
ou ERA) n’a pas été voté, mais d’autres mesures l’ont été. L’impact du titre
IX de la loi sur l’éducation a été considérable, de même que celui des
programmes d’action positive et des campagnes visant à qualifier et à
réprimer le harcèlement sexuel26. Le patriarcat n’est pas tombé, les
hiérarchies de genre demeurent, et les retours de bâton sont une évidence (la
biologie évolutionniste en est l’incarnation la plus récente), mais de
nombreuses barrières ont été renversées (surtout pour les femmes blanches
de la classe moyenne éduquée et qui exercent une profession). Et les
Nations unies ont intimé au monde entier l’ordre de reconnaître que les
droits des femmes sont des droits humains. Le statut des femmes en tant
que sujets d’histoire, sujets et productrices de savoir historique, sujets
politiques aussi, paraît maintenant garanti en principe, sinon concrètement.
Le fait que le public ait accepté que la qualité de sujet politique soit
incluse dans l’identité des femmes a eu pour effet de rendre redondante la
construction historique de cette identité – il n’y avait plus rien à défendre en
la matière. Des constructions narratives destinées à célébrer la capacité
d’agir des femmes apparaissent désormais comme prédictibles et
répétitives, quelques informations de plus récoltées pour réitérer une
démonstration déjà faite. De plus, les politiques identitaires ont pris le
double virage de la mélancolie et du conservatisme pendant les dernières
décennies du XXe siècle (comme Wendy Brown l’a démontré de façon
convaincante27). Les victimes et leurs souffrances ont été mises au premier
plan et, bien que les travaux les concernant aient été nombreux, la situation
de femmes montrées comme des sujets blessés n’inspire ni la créativité
politique ni l’histoire. Également, les différences entre femmes sont
devenues de plus en plus difficiles à concilier, à faire cohabiter dans une
catégorie unique, même considérée comme plurielle. La catégorie
« femmes » (pourtant revue et corrigée) a trop ressemblé à une
universalisation des femmes blanches, occidentales, hétérosexuelles, une
catégorie trop restrictive pour permettre, à elle seule, le travail qu’exige la
prise en considération des différences entre les femmes. L’émergence de
nouveaux mouvements politiques semble avoir rendu nécessaires de
nouveaux sujets politiques. Des identités singulières n’étaient plus adaptées,
comme par le passé, à la constitution d’alliances stratégiques multiples et
mouvantes. Dans ce contexte, des féministes de la nouvelle génération ont
braqué leur lorgnette critique sur la construction même de l’identité en tant
que processus historique. Cherchant à « défamiliariser » les affirmations
identitaires contemporaines, elles ont souligné les modalités complexes
selon lesquelles opère l’identité « femmes », et pas seulement pour signifier
le genre. Si la race, la sexualité, l’origine ethnique et la nationalité sont, à
égalité, des éléments significatifs de la définition de ce que sont les
« femmes », le genre cesse d’être une catégorie d’analyse qui suffit à cette
définition. Mais raconter cette histoire comme je viens de le faire implique
que c’est cette construction narrative, et celle-là seule, qui a été imaginable.
Or, ce ne fut pas le cas. Nous ne sommes pas passées clairement de
l’identité à une critique de la formation du sujet en passant par le genre.
L’histoire du féminisme écrite pendant ces années n’est pas celle d’un
assaut unifié (Clio brandissant le genre avec les femmes en fond de chœur).
Alors même que l’identité des « femmes » était en cours de consolidation,
alors même que les femmes paraissaient être l’objet premier de notre
recherche, on pouvait entendre d’autres voix, critiques et conflictuelles, qui
indiquaient les limites sur lesquelles butaient les « femmes » et le « genre »
en introduisant d’autres objets et en théorisant d’autres façons d’analyser
les significations historiques de la différence des sexes. C’est, en 1975,
Gayle Rubin qui montre, entre autres choses, comment repenser et
historiciser une hétérosexualité normative28 ; c’est, en 1976, Natalie Davis
qui nous incite à étudier non pas les femmes, mais des groupes de genre,
refusant les lectures réductrices des symboles du masculin et du féminin, et
nous rappelant les définitions historiques multiples et complexes de ces
catégories29 ; c’est, en 1982, la IXe Barnard Conference on the Scholar and
the Feminist (Conférence de Barnard sur la recherche et les féministes) qui
vole en éclats sous l’effet de débats portant sur la place du sexe dans les
représentations de la capacité d’agir des femmes30 ; c’est, en 1988, Denise
Riley qui estime que la catégorie femme n’est ni fondatrice, ni
fondamentale, mais historique31 ; c’est, l’année suivante, Ann Snitow qui
montre le féminisme divisé par ses désirs simultanés et inconciliables de
similitude et de différence32 ; c’est Evelyn Brooks Higginbotham qui, en
cherchant à échapper aux conséquences totalisantes d’une simple
opposition entre femmes blanches et femmes noires, théorise la
« métalangue de la race » en 1992. « En reconnaissant pleinement que la
race est une reconstruction instable, mouvante, stratégique, écrit-elle, les
chercheuses féministes doivent relever de nouveaux défis pour documenter
et confondre nombre de présupposés qui sous-tendent présentement
l’histoire afro-américaine et l’histoire des femmes. Nous devons
problématiser une proportion bien plus grande de ce que nous prenons pour
argent comptant. Nous devons mettre au jour et insuffler de la cohérence à
la diversité qui a toujours été la nôtre dans l’histoire, et qui reste
d’actualité33 » ; et c’est, en 1997, Afsaneh Najmabadi qui, à propos d’elle-
même, parle du « plaisir mal dissimulé de savoir que je ne peux ni ne veux
m’identifier [en des termes identitaires reconnaissables], quel que soit le
nombre élevé de mes hybridations », et qui choisit de confondre
volontairement ces termes identitaires dans ses travaux sur le genre et la
construction de l’État-nation en Iran34.
Si je donne ces exemples, avec la chronologie de ces travaux, ce n’est pas
pour prouver l’existence d’un processus cumulatif qui a permis à notre
travail de gagner en intelligence et en sophistication. En réalité, c’est le
contraire qui est vrai. Le questionnement critique des catégories utilisées
aussi bien dans les travaux féministes que dans le courant principal de la
recherche historique est constamment présent (illustrations du glissement
métonymique que j’ai évoqué plus haut). En fait, dans les explorations
foisonnantes menées à bien et très voisines les unes des autres (la
« cacophonie débridée » de Liz Faue), nombre d’objets se recoupent et
coexistent (parmi lesquels la sexualité, la race, les symboles du masculin et
du féminin, les représentations et les usages du genre et de la différence
raciale, les croisements de la race, de l’ethnicité et du genre dans les
constructions nationales). C’est cette activité critique, l’interrogation
incessante (de ce qui est pris pour argent comptant), qui nous conduit plus
loin, d’objet en objet, du présent vers l’avenir. Les constructions narratives
qui mettent l’accent sur le fait que les « femmes » sont (ont été et seront
toujours) le seul sujet/objet de l’histoire féministe proposent une histoire
hautement partielle qui obscurcit la dynamique grâce à laquelle l’avenir
peut être pensé. On a certes assisté à des efforts soutenus pour tenir les
frontières ; ces travaux partiels se placent à l’intérieur de celles-ci, mais ils
n’ont pas atteint leur but : indifférent aux cœurs brisés tombés dans son
sillage, le désir critique féministe continue de se déplacer. Il ne s’agit ni
d’une trahison, ni d’une désertion, mais d’une victoire éclatante ; c’est ainsi
que reste en vie la passion de l’esprit critique féministe.
Je viens d’essayer de montrer que le rôle premier de la recherche
féministe en histoire n’a pas été de transformer les femmes en sujets, mais
d’explorer et de mettre en cause les moyens et les effets de la production de
sujets telle qu’elle s’est opérée de façon diversifiée selon les époques et les
circonstances. Se contenter d’une identité quelle qu’elle soit – même celle
que nous avons contribué à élaborer – revient à renoncer au travail de la
critique. Cela vaut pour notre identité aussi bien d’historiennes que de
féministes : nous avons conquis notre droit d’entrée dans la profession en
montrant la dimension politique de la formation de la discipline, il ne peut
être question de nous assagir, de nous satisfaire d’appliquer les règles
existantes, même après que nous avons contribué à la création de quelques-
unes d’entre elles. Il ne s’agit pas, de notre part, d’un refus anarchiste de la
règle disciplinaire, mais d’une utilisation subversive des méthodes de cette
dernière, et d’une volonté désormais plus consciente de cultiver des sujets
et des approches précédemment considérés comme hors du champ. Ce qui
nous attire est ce que nous ne savons pas encore ; et ce sont des histoires
nouvelles que nous rêvons de raconter. Notre passion pour l’histoire des
femmes n’est autre qu’un désir de savoir et de penser ce qui est resté
impensable jusqu’ici. La passion, après tout, croît de la quête de ce qu’on
ne connaît pas.
L’interdisciplinarité a été l’un des moyens que nous avons appris à
utiliser pour bâtir de nouvelles constructions narratives. C’est la raison pour
laquelle elle a été l’une des marques de fabrique de la recherche féministe.
Les séminaires des Women’s studies, les programmes, les départements de
recherche sur les femmes sont devenus des terrains d’essai pour
l’articulation d’un nouveau savoir. Ils ont apporté le soutien nécessaire à
une recherche qu’il était impossible de mener à bien dans les départements
universitaires traditionnels ; la reconnaissance pour des chercheuses qui,
autrement, n’auraient jamais été titularisées. Ce sont des questions venues
d’ailleurs (dont l’origine se situe hors de la problématique disciplinaire
propre) qui ont souvent poussé les historiens et les historiennes (comme
moi par exemple) à chercher des réponses qui échappent aux conventions ;
ce sont les réponses engagées, apportées par d’autres chercheuses
féministes, qui nous ont permis de considérer que le travail accompli
méritait nos efforts. Nous avions au moins deux choses en commun : des
questions à poser sur les femmes, le genre et le pouvoir et (parce que nous
contenter de comparer des données sur les femmes ne nous menait pas bien
loin) des théories à imaginer qui nous donneraient d’autres moyens de voir
et de savoir. La théorie, a précisé Stuart Hall dans une déclaration fameuse,
« est ce qui fait glisser les significations35 ». C’était précisément cette
déstabilisation des définitions reçues que visait le féminisme. L’exploration
des théories (le marxisme, la psychanalyse, le libéralisme, le structuralisme,
le poststructuralisme) et la tentative pour formuler quelque chose que nous
voulions appeler la théorie féministe étaient le moyen de surmonter les
barrières disciplinaires, de nous trouver un langage commun en dépit de nos
formations différentes. Même si nombre de spécialistes de l’histoire des
femmes, se faisant l’écho de collègues d’autres spécialités, s’inquiétaient de
ce que la théorie et l’histoire étaient incompatibles, c’était en fait la
« théorie » qui autorisait la critique d’une histoire qui croyait qu’il n’y avait
qu’un sujet bien informé (l’historien), et qui jugeait certaines questions plus
dignes d’étude que d’autres. Qu’on l’admette ou non, désormais, certains
axiomes communément admis de l’analyse historique féministe éclairent
conceptuellement la façon dont la différence est construite : il n’y a pas
d’identité personnelle ou collective sans la désignation d’un autre (ou de
plusieurs autres) ; il n’y a pas d’inclusion sans exclusion ; pas d’universel
sans rejet du particulier ; pas de neutralité qui ne privilégie un point de vue
intéressé ; et le pouvoir est toujours l’enjeu de l’articulation de ces relations.
Considérés comme des points de départ analytiques, ces axiomes sont
devenus le fondement d’une recherche historique critique en cours
d’élaboration, dont la portée est considérable.
L’histoire féministe prospère et croît sous l’effet des rencontres
interdisciplinaires. Elle a incorporé certains enseignements de la théorie,
mais, à juste titre, elle a considéré que sa responsabilité première allait à la
discipline historique elle-même. (C’est Clio, après tout, qui nous fait rêver.)
La tension entre le féminisme et l’histoire (entre la subversion et les
pouvoirs en place) a été difficile et productive, le premier repoussant les
limites de l’orthodoxie, la seconde contrôlant les frontières du savoir
autorisé. Que nous en ayons conscience ou non, leurs relations ne sont pas à
sens unique, elles sont à double sens et interdépendantes. Le féminisme, en
se plaçant dans la perspective du genre et du pouvoir, transforme la
discipline par le traitement critique de ses problématiques ; mais sans la
problématique de la discipline, il n’y aurait pas d’histoire féministe.
Comme ces problématiques changent (en partie seulement sous l’effet du
féminisme), l’histoire féministe change également. C’est en ce sens qu’elle
reste tributaire de la discipline historique. L’avenir dépend pour une grande
part de la direction que prendra cette dernière. Quelle est la place de la
critique féministe dans l’histoire culturelle ? Et dans les interprétations
rationalistes du comportement ? Quelles sont les limites des définitions du
genre désormais admises par la discipline ? Comment, au cours de
l’histoire, a-t-on fait usage des catégories de la différence (raciale, sexuelle,
religieuse, ethnique, nationale et d’autres encore) que les historiens
considèrent comme des caractéristiques évidentes des gens du passé ? Ces
questions, qui interrogent sans relâche le savoir reconnu et la manière de
l’appréhender, sont le signe d’un désir féministe critique actif, orienté vers
l’avenir36.
Si notre rapport critique à la discipline opère comme la mouche du coche,
il peut, de la même façon, influencer des collègues appartenant à d’autres
disciplines et conquérir de nouveaux domaines de recherche
interdisciplinaires. C’est nous qui avons introduit la différence que crée le
temps dans les catégories qu’utilisent les études queer, postcoloniales,
transnationales et globales. Les filiations stratégiques ne sont pas sans avoir
une dimension critique ; les historiennes féministes sont des spécialistes de
la temporalité. Nous avons appris à chausser des lunettes relativistes quant
aux définitions – nous savons qu’elles évoluent avec le temps. Cela fait de
nous d’excellentes critiques culturelles. Nous sommes capables
d’historiciser les vérités fondamentales du présent et de mettre au jour les
investissements pulsionnels qui les sous-tendent. En la matière, nous
ressemblons à des agents doubles : nous pratiquons l’histoire pour
approfondir et aiguiser la critique dans de nouvelles études contestataires,
tout en répudiant sournoisement l’accent que met cette discipline sur la
continuité et la linéarité de toute causalité (du passé vers le présent).
L’avenir est prometteur pour les agents doubles de cette espèce, et leur
travail s’annonce plutôt excitant. Car celui-ci est déstabilisant aussi bien
pour ceux contre lesquels nous bataillons que pour nous-mêmes. Nous
n’avons pas à nous soucier de ce que notre identité risque de se figer, et
notre travail de s’entacher de complaisance ; il y aura toujours de nouvelles
décisions stratégiques à prendre. Il est clair que des risques existent quand
les orthodoxies (de gauche comme de droite) sont mises en cause, mais ces
risques ont caractérisé l’histoire du féminisme depuis ses débuts, ils ont
engendré à la fois des plaisirs et des dangers, et la garantie d’une ouverture
sur l’avenir. Robyn Wiegman a appelé « La Nouvelle Vague » sa nouvelle
collection de publications féministes aux Presses universitaires de Duke, ce
qui suggère qu’il n’y a pas de fin à l’histoire du féminisme – la quête
passionnée de ce qui reste ignoré37.
« Ah, l’avenir… » Celui-ci n’est redoutable que si l’on nie la capacité
d’agir féministe. Les féministes ne sont pas seulement des sujets politiques,
elles sont tout autant des sujets désirants et, comme tels, des sujets qui font
l’histoire. L’idée que la capacité d’agir féministe est aiguillonnée par la
quête de ce qui n’est pas encore connu, de ce qui même, en fin de compte,
restera ignoré – par le désir –, cette idée n’est pas de moi, et elle n’est pas
nouvelle. En 1983, Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson ont
publié un livre d’essais intitulé « Les pouvoirs du désir : la politique de la
sexualité » (Powers of Desire : Politics of Sexuality)38. L’idée dominante en
est que les femmes ne sont pas seulement des êtres politiques, mais aussi
des êtres sexuels, et que l’étude de la sexualité – vue sous des perspectives
multiples – ouvre « un espace au jeu, à l’expérimentation ». Elles ont
également associé la recherche féministe au « désir », ce désir qu’elles
décrivent les yeux fixés sur un lointain horizon « où deviendrait visible ce
qui se dirige vers nous », et qui « se renouvelle constamment39 ». J’ai étiré
la portée de cet argument en allant très au-delà du sujet du sexe et de la
sexualité pour caractériser la capacité d’agir du féminisme. Cette capacité
d’agir – notre désir – est critique, elle détricote sans cesse le savoir
conventionnel ; elle en expose les limites afin d’atteindre son but : l’égalité.
Elle nous conduit vers des territoires inconnus. On ne sait jamais ce qui
attirera notre attention ou éveillera notre colère. La critique-désir n’avance
pas en suivant les indications d’une carte routière ; mais elle correspond à
un critère qui permet de mesurer ce que le présent a d’insatisfaisant. Le
chemin découvert ne se comprend que rétrospectivement, mais le
mouvement est incontestable40. L’étude historique est une forme
particulièrement efficace de la critique féministe.
Il arrive que des représentations anciennes de Clio la montrent pourvue
d’une trompette ou d’une clepsydre (horloge à eau). Est-ce pour en faire
l’annonciatrice du temps qui passe, du temps vu comme une fluidité, un
flux (une représentation particulièrement féminine) qu’il n’est pas facile
d’endiguer ? On la voit avec, à la main, de quoi écrire des livres, des
manuscrits également, référence à son introduction de l’alphabet phénicien
en Grèce. Si Clio a fait don d’outils à la production du savoir, notre travail
(comme mortels) est de les utiliser. Nous ne sommes pas des dieux, et nous
ne sommes pas capables, comme notre muse, de raconter la totalité de
l’histoire ; aussi notre aptitude critique (inspirée et éveillée par Clio) doit-
elle toujours nous inciter à rectifier, à rechercher au-delà de ce qui est à
notre portée, de nouveaux savoirs, de nouvelles histoires à raconter.
Parce que, depuis le début, Clio a été notre inspiratrice, il importe que
nous apprenions deux ou trois choses d’elle qui ne sont pas très connues.
Les Muses n’habitaient aucun lieu en particulier : elles dansaient sur
l’Olympe ; elles hantaient aussi le mont Hellion. Jamais assises, jamais à
pied, elles volaient « là où elles avaient choisi de voler ; c’est ainsi que les
déesses voyageaient habituellement comme l’apprit, trop tard, Pyreneus, roi
de Daulie, qui tenta de les violer. Il périt en s’élançant du sommet d’une
tour à la poursuite de ces Muses qui, parce qu’elles volaient, lui
échappèrent41 ». Ceux et celles qui volent échappent aux dangers de la
domination, au pouvoir tyrannique de l’orthodoxie. Le vol, parcours positif,
est un essor ; il suit la voie du désir. Quand on abandonne la mélancolie,
c’est cette voie qui s’ouvre devant soi. Et c’est là que surgit à nouveau la
passion, prête à se lancer une fois encore à la recherche de ce qui reste
impensé.

1 Cet article s’appuie sur une communication présentée lors de la table ronde intitulée « The
Future of Feminist History », pendant la réunion de l’American Historical Association, à Chicago, en
janvier 2003.
2 Lois Banner et Mary Hartman, Clio’s Consciousness Raised : New Perspective on the History of
Women, Sex and Class in Women’s History, New York, Harper and Row, 1974.
3 Platon, Œuvres complètes, tome 4, 3e partie : Phèdre, traduit par Léon Bobin, Paris, Les Belles
Lettres, 1933, 245 a, p. 32.
4 http://eliki.com/portals/fantasy/circle/clio.html et
http://homepage.mac.com/cparada/GML/muses.html, consultés le 13 novembre 2002. Je tiens à
remercier Froma Zeitlin pour ces références.
5 Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 9, no 3, 1997.
6 Ann Firor Scott, Sara Evans, Elizabeth Faue et Susan Cahn, « Women’s History in the New
Millennium : A Conversation Across Three Generations », Journal of Women’s History, partie 1,
vol. 11, printemps 1999, p. 9-30 ; partie 2, vol. 11, été 1999, p. 199-220. Les citations du texte font
référence à cette conversation.
7 C’est le cas tant au niveau national qu’international, le travail de la Convention sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes des Nations unies en étant l’exemple le
plus clair. Voir Françoise Gaspard, « Les femmes dans les relations internationales », Politique
étrangère, vol. 3-4, 2000, p. 731-741.
8 Jacques Derrida, « Women in the Beehive : A Seminar », in Alice Jardine et Paul Smith (dir.),
Men in Feminism, New York, Methuen, 1987, p. 190. [NdT : la citation est une traduction du texte
d’origine qui a été publié en anglais.]
9 Bill Readings, The University in Ruins, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1996, p. 32.
10 Nancy Cott, The Grounding of Modern Feminism, New Haven, CT, Yale University Press,
1987.
11 Platon, Phèdre, 245 a.
12 Carroll Smith-Rosenberg, « The Female World of Love and Ritual : Relations Between
Women in Nineteenth-Century America », Signs, vol. 1, automne 1975, p. 1-29.
13 Bonnie Anderson, Joyous Greetings : The First International Women’s Movement, 1830-1860,
New York, Oxford University Press, 2000 ; Leila J. Rupp, Worlds of Women : The Making of an
International Women’s Movement, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1997.
14 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie : extrait de métapsychologie », Sociétés, vol. 4, no 86,
2004, p. 7.
15 Ibid., p. 12.
16 Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La
Découverte, 2005.
17 Pour une analyse claire et percutante de l’état des Women’s studies actuellement, voir Wendy
Brown, « Women’s Studies Unbound : Revolution, Mourning, Politics », parallax, vol. 9, no 2, 2003,
p. 3-16.
18 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », in
Écrits, op. cit., p. 793-829. Voir également Dylan Evans, An Introductory Dictionary of Lacanian
Psychoanalysis, « Desire », Londres, Routledge, 1996, p. 37.
19 Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973,
p. 172.
20 Wendy Brown et Janet Halley (dir.), Left Legalism/Left Critique, Durham, NC, Duke
University Press, 2002, p. 28.
21 Ibid., p. 26.
22 Ibid., p. 30.
23 Ibid., p. 29.
24 Ibid., p. 32.
25 Joan W. Scott, La Citoyenne paradoxale, op. cit.
26 L’Equal Rights Amendment (ERA) a été proposé afin que l’égalité entre hommes et femmes
soit inscrite dans la Constitution des États-Unis. Cet amendement a été voté et approuvé par le
Congrès en 1972, mais il n’a pas été ratifié par suffisamment d’États avant la date limite de juin 1982
pour pouvoir entrer en vigueur. Le titre IX de la loi sur l’éducation de 1972 garantit l’égalité d’accès
des femmes aux programmes éducatifs financés par des fonds du gouvernement fédéral. Il a ouvert
de nouvelles possibilités aux femmes, en particulier dans le domaine du sport au lycée et à
l’université.
27 Wendy Brown, States of Injury, op. cit.
28 Voir la traduction en français, Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur
les femmes et systèmes de sexe/genre », art cité.
29 Natalie Zemon Davis, « “Women’s History” in Transition : The European Case », réimprimé
dans Feminism and History, p. 79-104.
30 On peut trouver les communications issues de cette conférence dans Carole S. Vance (dir.),
Pleasure and Danger : Exploring Female Sexuality, New York, Routledge, 1984.
31 Denise Riley, « Am I That Name ? », op. cit.
32 Ann Snitow, « A Gender Diary », in Marianne Hirsch et Evelyn Fox Yeller, Conflicts in
Feminism, Londres, Routledge, 1990, p. 9-43.
33 Evelyn Brooks Higginbotham, « African-American Women’s History and the Metalangue of
Race », réimprimé dans Feminism and History, p. 183-208, en particulier p. 202.
34 Afsaneh Najmabadi, « Teaching and Research in Unavailable Intersections », Differences : A
Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 9, no 3, 1997, p. 76.
35 Stuart Hall, cité dans Wendy Brown, Politics out of History, Princeton, NJ, Princeton
University Press, 2001, p. 41.
36 Voir Ellen Rooney, « Discipline and Vanish : Feminism, the Resistance to Theory, and the
Politics of Cultural Studies », Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 2, automne
1990, p. 14-28.
37 Robyn Wiegman, « What Ails Feminist Criticism ? A Second Opinion », Critical Inquiry,
vol. 25, hiver 1990 ; Robyn Wiegman, « Feminism, Institutionalism, and the Idiom of Failure »,
Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 11, automne 1999-2000, p. 107-136.
38 Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson (dir.), Powers of Desire, op. cit.
39 Ibid., p. 43.
40 Brown et Halley, op. cit., p. 33.
41 http://homepage.mac.com/cparada/GML/MUSES.html, consulté le 13 novembre 2002.

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