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AVANT-PROPOS
***
1986
Ceux qui rêvent de codifier le sens des mots livrent une bataille perdue
d’avance, car les mots, comme les idées et les objets qu’ils ont pour mission
de signifier, ont une histoire. Ni les professeurs d’Oxford ni l’Académie
française n’ont jamais été capables d’en endiguer totalement le flot, d’en
saisir et d’en fixer des significations indépendantes du jeu de l’invention et
de l’imagination humaines. Mary Wordley Montagu ajoutait du piquant à sa
dénonciation du « beau sexe » (« la seule chose qui me console d’appartenir
à ce genre est la certitude que je ne me retrouverai jamais mariée à
quelqu’un qui en serait ») en jouant délibérément avec la référence
grammaticale2. À travers les âges, des allusions (au figuré) ont évoqué des
traits de caractère ou des comportements sexuels. Par exemple, l’usage
proposé par le Dictionnaire de la langue française en 1876 : « On ne sait de
quel genre il est, s’il est mâle ou femelle, se dit d’un homme très caché,
dont on ne connaît pas les sentiments3. » Et Gladstone faisait ce distinguo
en 1878 : « Athéna n’a rien du sexe, sauf le genre, rien de la femme, sauf la
forme4. » Plus récemment – trop récemment pour qu’on en trouve trace
dans l’Encyclopedia of the Social Sciences –, des féministes de langue
anglaise ont, plus sérieusement et d’une façon plus littérale, commencé
d’utiliser le mot gender (traduit par « genre » en français) pour faire
référence à l’organisation sociale des relations entre les sexes. Le lien avec
la grammaire est ici à la fois explicite et riche de perspectives encore
inexplorées. Explicite parce que l’usage grammatical implique des règles
formelles qui découlent de la désignation du masculin ou féminin ; riche de
perspectives inexplorées parce que nombre de langues indo-européennes
connaissent une troisième catégorie – asexuée ou neutre. En grammaire, le
genre est pensé comme un mode de classement des phénomènes, un
système communément accepté qui permet d’établir des distinctions plutôt
que de proposer une description objective de traits intrinsèques. De plus, les
classifications suggèrent qu’il existe des corrélations entre les catégories, ce
qui permet d’établir entre elles des distinctions ou d’autres formes de
regroupements.
II
L’intérêt pour le genre en tant que catégorie d’analyse n’a émergé qu’à la
fin du XXe siècle. Il est absent des principales théories sociales formulées
entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe. Certes, la logique de certaines
de ces théories s’étaye sur des analogies avec l’opposition binaire
homme/femme, d’autres reconnaissent l’existence d’une « question des
femmes », d’autres encore traitent de la formation de l’identité subjective ;
mais le genre en tant que façon de comprendre un système de relations
sociales ou sexuelles n’apparaît pas. Pour les féministes contemporaines,
cette absence explique peut-être en partie leur difficulté à faire entrer le mot
« genre » dans les théories existantes, leur difficulté aussi à convaincre les
membres de l’une ou l’autre de ces écoles théoriques d’enrichir leur
vocabulaire en y ajoutant ce terme. Celui-ci fait partie de la tentative
conduite par des féministes contemporaines pour revendiquer comme leur
appartenant un certain terrain définitionnel, afin de souligner les carences
des théories existantes dès lors qu’il s’agit d’expliquer les inégalités
persistantes entre les hommes et les femmes. Il me paraît significatif que
l’utilisation du mot « genre » ait émergé à une époque de grandes
transformations épistémologiques qui, dans certains cas, chez les
chercheurs en sciences sociales, ont pris la forme d’un glissement vers des
paradigmes littéraires au détriment des paradigmes scientifiques (en passant
de l’accentuation de la cause à celle du sens, brouillant les frontières entre
les disciplines pour reprendre la phrase de l’anthropologue Clifford
Geertz35) ; et qui, dans d’autres cas, se sont concrétisées sous l’aspect de
débats sur la théorie entre ceux qui affirment que les faits sont transparents
et ceux qui estiment que toute réalité est sujette à interprétation ou
construite, entre ceux qui défendent et ceux qui mettent en doute l’idée que
l’« homme » maîtrise son destin de façon rationnelle. Dans l’espace ouvert
par ce débat, et en se plaçant du côté de la critique de la science menée par
les humanités, de celle de l’empirisme et de l’humanisme faite par les
poststructuralistes, les féministes ont commencé de se trouver non
seulement un langage théorique, mais des alliés aussi bien universitaires
que politiques. C’est à l’intérieur de cet espace qu’il nous faut élaborer le
genre en tant que catégorie d’analyse.
Que doivent faire les historiens qui, après tout, ont vu leur discipline
renvoyée par certains théoriciens actuels à n’être plus qu’une survivance de
la pensée humaniste ? Je ne crois pas que nous devions renoncer aux
archives ni abandonner l’étude du passé, mais il nous faut changer certaines
de nos façons de travailler, et quelques-unes des questions que nous posons.
Nous devons examiner, scruter nos méthodes d’analyse, clarifier nos
présupposés opératoires, et expliquer comment nous pensons que s’effectue
le changement. Au lieu de chercher des origines uniques, nous devons
concevoir des processus si étroitement interconnectés que nous ne pouvons
pas les séparer les uns des autres. Bien entendu, nous identifions les
problèmes à étudier et ceux-là deviennent un point de départ, ou la porte qui
ouvre l’accès à des processus complexes. Mais ce sont les processus eux-
mêmes que nous devons constamment garder à l’esprit. Nous devons nous
demander – plus souvent que nous ne le faisons habituellement – comment
les choses se sont produites afin de comprendre pourquoi elles sont
arrivées ; pour reprendre les mots de l’anthropologue Michelle Rosaldo,
nous devons rechercher non pas une causalité universelle, générale, mais
une explication qui fasse sens : « Il me semble désormais que la place
qu’occupent les femmes dans la vie en société des humains n’est pas
directement le produit de ce qu’elles font, mais celui de la signification que
prennent leurs activités au travers d’une interaction sociale concrète36. »
Dans notre quête du sens, nous devons nous préoccuper aussi bien du sujet
individuel que de l’organisation sociale, et articuler la nature de ce qui relie
les deux, car les deux jouent un rôle décisif pour nous aider à comprendre
comment fonctionne le genre et comment opère le changement. Finalement,
nous devons cesser de croire que le pouvoir social est unifié, cohérent et
centralisé pour le remplacer par quelque chose qui ressemble au concept
foucaldien du pouvoir, avec ses constellations éparses de relations
inégalitaires constituées par le discours en « champs de force » sociaux37.
Dans le cadre de ces processus et de ces structures, il y a de la place pour la
capacité d’agir des humains vue comme l’effort qui consiste à construire
(en partie rationnellement) une identité, une vie, une série de relations, une
société, en utilisant le langage – un langage conceptuel qui, à la fois, établit
des limites et contient des négations, des résistances, des réinterprétations
possibles, et le jeu d’une invention métaphorique et de l’imagination.
Ma définition du genre comporte deux parties et plusieurs sous-parties.
Elles sont reliées entre elles, mais doivent rester distinctes sur le plan de
l’analyse. Le point central de la définition repose sur une relation – absolue
– entre deux propositions : le genre est un élément constitutif des relations
sociales fondé sur les différences perçues entre les sexes, et le genre est une
façon première de signifier les rapports de pouvoir. Les changements dans
l’organisation des relations sociales correspondent toujours à des
changements dans les représentations du pouvoir, mais la direction du
changement n’est pas nécessairement à sens unique. En tant qu’élément
constitutif des relations sociales fondé sur les différences perçues entre les
sexes, le genre fait intervenir quatre éléments liés entre eux : premièrement,
des symboles culturellement disponibles qui évoquent des représentations
multiples (et souvent contradictoires) – Ève et Marie comme symboles de la
femme, par exemple, dans la tradition chrétienne occidentale –, mais
également les mythes de la lumière et des ténèbres, de la purification et de
la souillure, de l’innocence et de la corruption. Pour les historien-ne-s, les
questions intéressantes à poser sont les suivantes : d’abord, quelles
représentations symboliques invoque-t-on, pourquoi, et dans quel contexte ?
Deuxièmement, les concepts normatifs qui mettent en avant des
interprétations de la signification des symboles, ceux qui essayent de limiter
et de contenir leur potentiel métaphorique. Ces concepts sont exprimés dans
les doctrines religieuses, éducatives, scientifiques, juridiques, et,
typiquement, elles prennent la forme d’oppositions binaires figées qui
affirment catégoriquement et sans équivoque ce que signifient « homme »
et « femme », « masculin » et « féminin ». En fait, ces affirmations
normatives présument un rejet ou la répression d’autres possibles, et il
arrive qu’à leur sujet une contestation s’exprime ouvertement (quand et
dans quelles circonstances devrait intéresser les historiens). La position qui
émerge comme dominante n’en est pas moins considérée comme étant la
seule possible. L’histoire ultérieure est alors écrite comme si ces positions
normatives résultaient d’un consensus social plutôt que d’un conflit. Une
illustration de ce type d’histoire est celle de l’idéologie victorienne de la
femme au foyer, écrite comme si elle avait été conçue d’un bloc, ne
provoquant des réactions qu’après coup alors qu’elle a été, en permanence,
le sujet de sérieuses controverses. Une autre illustration est celle des
groupes religieux fondamentalistes contemporains qui associent
nécessairement leur pratique à la restauration du rôle « traditionnel » des
femmes, le plus authentique selon eux, alors qu’en réalité on trouve peu
d’exemples historiques qui témoignent de la mise en application véritable
de ce rôle. L’enjeu de la nouvelle recherche historique est de déstabiliser la
notion de fixité, de porter au jour la nature du débat ou la répression qui a
conduit à donner à la représentation binaire du genre l’apparence d’une
permanence intemporelle. Ce type d’analyse comporte nécessairement une
dimension politique et des références aux institutions et organisations
sociales – c’est là le troisième aspect des relations de genre.
Certains chercheurs, notamment des anthropologues, ont réservé aux
seuls systèmes de parenté l’usage de la catégorie de genre (mettant l’accent
sur le foyer et la famille comme base de l’organisation sociale). Il nous faut
élargir notre champ de vision, prendre en considération non seulement la
parenté, mais également (surtout dans les sociétés modernes complexes) le
marché du travail (un marché du travail sexué fait partie du processus de la
construction du genre), l’enseignement (les institutions mixtes ou non
mixtes, entièrement masculines ou féminines, relèvent du même processus),
ainsi que les institutions politiques (le suffrage universel masculin ressort de
la même construction). Vouloir absolument renvoyer ces institutions à
l’utilité fonctionnelle du système de parenté n’a pas beaucoup de sens, pas
plus que d’avancer que les relations contemporaines entre les hommes et les
femmes sont des survivances de vieux systèmes de parenté fondés sur
l’échange des femmes38. Le genre se construit à travers la parenté, mais pas
exclusivement ; il se construit aussi bien à travers l’économie et
l’organisation politique, qui, dans nos sociétés du moins, fonctionnent
indépendamment de la parenté pour une large part.
Le quatrième aspect du genre est l’identité subjective. Je suis d’accord
avec l’anthropologue Gayle Rubin quand elle explique que la psychanalyse
fournit un fondement théorique important pour ce qui est de la reproduction
du genre, une description de la « transformation de la sexualité biologique
des individus au fur et à mesure de leur socialisation39 ». Mais je reste
dubitative quant à la prétention de la psychanalyse à l’universalité. Même si
la théorie lacanienne peut nous aider à penser la construction de l’identité
sexuée, les historien-ne-s doivent travailler d’une façon plus historique. Si
l’identité sexuée repose uniquement et universellement sur la peur de la
castration, la pertinence de la démarche historique est niée. De plus, dans la
réalité, ni les hommes ni les femmes ne correspondent littéralement ou à
tout coup aux normes prescrites par la société ou à nos catégories d’analyse.
Les historien-ne-s doivent au contraire examiner comment les identités
sexuées se construisent substantivement et relier ce qu’ils-elles découvrent
à un ensemble d’activités, d’organisations sociales et de représentations
culturelles historiquement situées. En la matière, les travaux les plus
marquants ont été, sans que cela soit surprenant, des biographies : Lou
Andreas-Salomé vue par Biddy Martin, Catharine Beecher décrite par
Kathryn Sklar, la vie de Jessie Daniel Ames par Jacqueline Hall, et
l’analyse, par Mary Hill, de celle de Charlotte Perkins Gilman40. Mais un
traitement collectif n’est pas à écarter, comme l’ont montré les recherches
menées par Mrinalina Sinha et Lou Ratté sur les modalités de la
construction sexuée respectivement chez les administrateurs coloniaux
britanniques en Inde et les Indiens éduqués à l’anglaise, devenus par la suite
des leaders nationalistes anti-impérialistes41.
La première partie de ma définition du genre comporte ainsi ces quatre
éléments, et aucun d’entre eux n’opère sans les autres. Néanmoins, ils
n’agissent pas simultanément, comme si l’un d’eux renvoyait simplement
aux trois autres. Une question demeure posée à la recherche historique :
celle de savoir, en fait, quelle est la relation qui existe entre les quatre. Le
schéma que j’ai proposé pour l’analyse du processus de la construction des
rapports genrés pourrait être utilisé pour étudier la classe, la race, l’ethnicité
ou tout autre processus social. Mon but est de clarifier et de préciser
comment il faut penser l’impact du genre au plan des relations sociales et
institutionnelles, parce que cette manière de réfléchir est rarement mise en
œuvre d’une façon précise ou systématique. La théorisation du genre est
développée, cependant, dans ma seconde proposition : le genre est une
façon première de signifier les rapports de pouvoir. Ou mieux encore, le
genre est le champ premier à l’intérieur ou au moyen duquel le pouvoir se
déploie. En la matière, le genre n’est pas le seul de ces champs, mais il
semble qu’il s’agisse d’une constante récurrente par laquelle, en Occident,
dans la tradition judéo-chrétienne aussi bien qu’islamique, le pouvoir est
signifié. Comme telle, cette partie de la définition peut sembler se rattacher
au plan normatif de l’argumentation, mais il n’en est rien, car les concepts
de pouvoir, même s’ils peuvent s’édifier à partir du genre, ne portent pas
nécessairement sur le genre proprement dit. Pierre Bourdieu a décrit
comment la « division du monde », qui repose sur « la division du travail
sexuel telle qu’elle est transfigurée dans une forme particulière de division
sexuelle du travail », fonctionne comme « la mieux fondée des illusions
collectives ». Établis comme un ensemble objectif de références, les
concepts de genre structurent la perception et l’organisation, autant concrète
que symbolique, de toute la vie sociale42. Dans la mesure où ces références
organisent la distribution du pouvoir (contrôle différentiel ou accès inégal
aux ressources matérielles ou bien symboliques), le genre se trouve
impliqué dans la conception et la construction du pouvoir lui-même.
L’anthropologue Maurice Godelier l’a exprimé ainsi : « Ce n’est pas la
sexualité qui phantasme dans la société, mais plutôt la société qui
phantasme dans la sexualité, le corps. Les différences entre les corps qui
naissent de leur sexe sont constamment sollicitées de témoigner des
rapports sociaux et de réalités qui n’ont rien à voir avec la sexualité. Non
seulement témoigner de, mais témoigner pour – c’est-à-dire légitimer43. »
La fonction de légitimation du genre fonctionne de bien des façons.
Bourdieu, par exemple, a montré que, dans certaines cultures, les travaux
agricoles étaient organisés selon des notions temporelles ou saisonnières
dont la conceptualisation reposait sur des définitions précises de
l’opposition entre masculin et féminin. Gayatri Spivak a analysé de façon
pointue les utilisations du genre et du colonialisme dans quelques-uns des
textes écrits par des auteures britanniques ou américaines44. Natalie Davis a
montré comment les concepts du masculin et du féminin étaient liés aux
conceptions et aux critiques des règles de l’ordre social en France au début
de l’époque moderne45. L’historienne Caroline Bynum a éclairé d’un jour
nouveau la spiritualité médiévale en se penchant sur le rapport entre les
concepts du masculin et du féminin et les comportements religieux. Son
travail nous fournit des indications très utiles sur la façon dont ces concepts
ont influencé la politique des institutions monacales aussi bien que les
attitudes personnelles des croyants46. Les historien-ne-s de l’art ont ouvert
de nouveaux champs de recherche en s’intéressant aux fonctions sociales en
partant de descriptions littérales de femmes et d’hommes47. Ces
interprétations reposent sur l’idée que le langage conceptuel utilise la
différenciation pour donner du sens, et que la différence sexuelle est un
moyen premier de signifier la différenciation48. C’est ainsi que le genre
offre un moyen de décoder le sens et de comprendre les connexions
complexes des différentes formes d’interaction humaine. Quand les
historien-ne-s cherchent à savoir comment le genre légitime et construit les
relations sociales, ils approfondissent leur compréhension du caractère
réciproque du genre et de la société, ainsi que des façons singulières et
contextuellement spécifiques par lesquelles la politique construit le genre et
le genre construit la politique.
La politique ne constitue qu’un des domaines où le genre peut servir à
l’analyse historique. J’ai choisi les exemples suivants qui se rapportent à la
politique et au pouvoir au sens le plus traditionnel de ces mots – c’est-à-dire
lorsqu’ils relèvent du gouvernement et de l’État-nation – pour deux raisons.
D’abord, parce qu’il s’agit d’un terrain de recherche quasiment vierge dans
la mesure où le genre a été considéré comme étranger aux affaires sérieuses
de la « vraie » politique. Ensuite, parce que l’histoire politique – qui reste le
mode dominant de la recherche historique – a été le bastion d’une résistance
à l’inclusion de données ou même de questionnements concernant les
femmes et le genre.
La théorie politique a utilisé le genre de façon littérale ou analogique
pour justifier ou critiquer le règne de monarques, et pour évoquer les
rapports entre dirigeants et sujets. On aurait pu s’attendre à ce que les
débats sur les règnes d’Élisabeth Ire d’Angleterre ou de Catherine de
Médicis en France, menés par leurs contemporains, portent sur la question
de savoir si les femmes étaient capables d’exercer le pouvoir, mais à une
époque où parenté et royauté étaient intimement liées, les discussions
portant sur les rois – et pas seulement les reines – se préoccupaient tout
autant de masculinité et de féminité49. L’analogie avec la situation
conjugale a fourni la structure de l’argumentation de Jean Bodin, de Robert
Filmer et de John Locke. La charge de Burke contre la Révolution française
s’appuie sur le contraste entre les harpies, affreuses d’aspect et
sanguinaires, qui côtoyaient les sans-culottes (« ces furies de l’enfer à
l’aspect dénaturé des femmes les plus viles »), et la douce féminité de
Marie-Antoinette forcée de fuir la populace « pour se réfugier […] auprès
d’un roi et d’un époux », elle dont la beauté avait été jadis un sujet de fierté
nationale. (C’est en se référant au rôle qui convient aux femmes dans
l’ordre politique que Burke a écrit : « Pour nous faire aimer notre pays, il
faut que ce soit un pays aimable50. ») Mais l’analogie ne porte pas toujours
sur la conjugalité ni même sur l’hétérosexualité. Dans la théorie politique
islamique médiévale, les symboles du pouvoir politique ont trait, le plus
souvent, aux rapports sexuels entre hommes et garçons, ce qui suggère non
seulement des formes de sexualité acceptables qui rappellent celles de la
Grèce à l’âge classique décrites par Foucault dans son dernier livre, mais
également l’inadéquation des femmes à figurer dans toute notion de
politique ou de vie publique, quelle qu’elle soit51.
Pour que cette dernière remarque ne laisse pas penser que la théorie
politique ne fait que refléter l’organisation sociale, il me paraît important de
noter que des changements dans les rapports de genre peuvent être mis en
œuvre pour des raisons qui renvoient aux besoins de l’État. Un exemple
frappant en est donné par l’argument avancé par Louis de Bonald en 1816
pour justifier l’annulation de la loi sur le divorce héritée de la Révolution
française : « De même que la démocratie politique “permet au peuple, partie
faible de la société politique, de se dresser contre le pouvoir établi”, de
même le divorce, “véritable démocratie domestique”, permet à l’épouse,
“partie faible, de se révolter contre l’autorité maritale” […]. Afin de garder
l’État hors d’atteinte du peuple, il est nécessaire de garder la famille hors
d’atteinte des épouses et des enfants52. »
Bonald commence ainsi par une analogie, puis met en parallèle,
directement, divorce et démocratie. En reprenant des arguments très anciens
sur la famille bien ordonnée, pilier de l’État bien ordonné lui aussi, la
législation qui entérinait cette conception des choses redéfinissait les limites
de la relation conjugale. De même, à notre époque, des idéologues
politiquement conservateurs voudraient instaurer une brochette de lois
portant sur l’organisation et les comportements familiaux, qui
bouleverseraient des pratiques aujourd’hui courantes. La corrélation entre
régimes autoritaires et contrôle des femmes est connue, mais elle n’a pas
encore été étudiée dans toute son ampleur. Que ce soit à un moment crucial
de l’hégémonie jacobine sous la Révolution française, ou lorsque Staline
entreprit d’imposer son autorité, ou à l’occasion de la mise en place de la
politique nazie en Allemagne, ou lors du triomphe de l’ayatollah Khomeyni
en Iran, ceux qui ont accédé au pouvoir ont conféré à la domination, à la
force, à l’autorité centrale et au pouvoir de gouverner une légitimité liée à
leur caractère « masculin » (les ennemis, les étrangers, les subversifs et la
faiblesse étant relégués à un statut « féminin ») ; ils ont également codifié
cette idéologie au moyen de lois « remettant » les femmes à leur place (en
interdisant leur participation à la vie politique, le recours à l’avortement,
l’accès au travail salarié des mères de famille, et en imposant des interdits
vestimentaires)53. Ces mesures et l’époque de leur application n’ont guère
de signification en soi ; dans la plupart des cas, l’État n’a rien à gagner ni
sur le moment, ni au plan matériel, à l’instauration de ce contrôle des
femmes. Ces actions ne font sens que dans la mesure où elles relèvent d’une
analyse de la construction et de la consolidation du pouvoir. C’est ainsi que
cette volonté de contrôle, cette manifestation de force, prend la forme de
politiques publiques applicables aux femmes. Dans ces exemples, la
différence sexuelle se conçoit en termes de domination et de contrôle des
femmes. Ces exemples permettent de clarifier la nature des rapports de
pouvoir construits au cours de l’histoire moderne, mais ce type particulier
de rapport ne constitue pas un thème politique universel. Ainsi, les régimes
démocratiques du XXe siècle ont eux aussi développé, de différentes
manières, des idéologies politiques à partir de concepts sexués, et leur ont
donné une existence concrète dans le cadre de leurs politiques publiques ;
l’État providence, par exemple, a déployé son paternalisme protecteur à
travers une législation concernant les femmes et les enfants54.
Historiquement, des mouvements socialistes et anarchistes ont totalement
récusé les métaphores de la domination, formulant leurs critiques à l’égard
d’organisations sociales ou de régimes particuliers de façon imaginative en
se proposant de transformer les identités de genre. Des socialistes utopistes
en France et en Angleterre dans les années 1830 et 1840 imaginaient
l’avenir harmonieux dont ils rêvaient en misant sur la complémentarité des
natures individuelles, modèle de l’union de l’homme et de la femme, cet
« individu social »55. Les anarchistes européens ont longtemps été connus
non seulement pour refuser les conventions du mariage bourgeois, mais
pour prôner une vision du monde dans laquelle la différence des sexes
n’impliquait pas de hiérarchie.
Ces exemples montrent la connexion explicite entre genre et pouvoir,
mais ils ne représentent qu’une partie de ma définition du genre comme
façon première de signifier les rapports de pouvoir. Souvent, la dimension
du genre n’est pas explicitement présente, mais elle tient une place décisive
dans la mise en œuvre de l’égalité ou de l’inégalité. Les structures
hiérarchiques s’appuient sur une conception généralisée des rapports
prétendument naturels entre les hommes et les femmes. Au XIXe siècle, le
concept de classe s’appuyait sur le genre. Alors que les réformateurs
français, issus de la bourgeoisie, utilisaient, pour parler des ouvriers, de
termes codés comme étant féminins (des subordonnés faibles, sexuellement
exploités au même titre que les prostituées), les chefs syndicalistes et
socialistes répliquaient en soulignant la posture masculine de la classe
ouvrière (des producteurs forts, protecteurs de leurs femmes et de leurs
enfants). Les termes de ce discours ne portaient pas explicitement sur le
genre, mais ils se trouvaient renforcés par son évocation. Le « codage »
sexué de certains mots caractérisait et « naturalisait » leur signification. Ce
faisant, des définitions du genre, historiquement situées et normatives
(considérées comme allant de soi), étaient reproduites et insérées dans la
culture de la classe ouvrière française56.
Des sujets tels que la guerre, la diplomatie, la « haute » politique sont
souvent invoqués par les spécialistes de l’histoire politique traditionnelle
quand ils mettent en doute l’utilité du genre pour ce qui est de leurs propres
travaux. Mais ici encore il nous faut regarder au-delà des acteurs et de la
portée littérale de leurs paroles. Les relations de pouvoir entre les nations et
le statut des sujets coloniaux étaient signifiés (et donc justifiés) dans les
mêmes termes que ceux qui servaient à analyser les rapports
hommes/femmes. La justification de la guerre – du fait que des jeunes vies
soient sacrifiées pour protéger l’État – a pris des formes diverses : appels
explicites à la virilité (à la nécessité de défendre des femmes et des enfants
qui, autrement, seraient vulnérables) ; recours à la croyance implicite de
l’obligation incombant aux fils de servir leur chef ou leur roi (et père) ;
relation croisée de la virilité et de la puissance nationale57. La « haute »
politique elle-même est un concept sexué dans la mesure où elle établit son
importance cruciale et son emprise sur la vie publique, les raisons d’être et
l’existence de son autorité supérieure, justement sur l’exclusion des femmes
de son fonctionnement. Le genre est une des références récurrentes qui ont
permis de concevoir, de légitimer et de critiquer le pouvoir. Il se réfère à
l’opposition masculin/féminin mais il fonde également son sens. Pour
justifier le pouvoir politique, la référence doit paraître sûre et stable,
indépendante de toute construction humaine, la composante d’un ordre des
choses naturel ou divin. De cette façon, l’opposition binaire et le processus
social des rapports de genre deviennent tous deux des composantes de la
signification du pouvoir lui-même : mettre en question ou modifier
n’importe lequel de ses aspects menace le système tout entier.
Si les significations du genre et du pouvoir se construisent les unes les
autres, comment les choses changent-elles ? D’un point de vue général, on
peut répondre que le changement est initié de différentes façons. Des
bouleversements politiques considérables, qui plongent dans le chaos des
ordres anciens et en font apparaître de nouveaux, peuvent modifier la
signification du genre (et par conséquent son organisation) dès lors que de
nouvelles formes de légitimation sont recherchées. Mais le contraire est vrai
aussi ; de vieilles conceptions de genre peuvent pareillement servir à
entériner des régimes nouveaux58. Des crises démographiques, provoquées
par des disettes, des épidémies, des guerres, peuvent mettre en question la
vision normative du mariage hétérosexuel (comme cela s’est produit dans
certains milieux, dans certains pays, dans les années 1920), mais elles
peuvent également susciter des politiques natalistes qui soulignent avec
force la fonction maternelle et reproductive des femmes59. Des
modifications survenant dans le marché de l’emploi peuvent conduire à
l’adoption de stratégies matrimoniales nouvelles et à la transformation des
conditions de la construction de la subjectivité, mais elles peuvent tout
autant être vécues comme l’occasion donnée à des filles et des épouses
respectueuses des conventions d’accéder à de nouveaux domaines
d’activité60. L’émergence de nouveaux symboles culturels autorise la
réinterprétation et même la réécriture de l’histoire œdipienne, mais elle peut
aussi bien faire revivre cette tragédie en utilisant des notions ou des termes
plus éloquents encore. Ce sont des processus politiques qui détermineront
quelle conclusion finira par l’emporter – ils sont politiques dans la mesure
où différents acteurs et différentes significations s’affrontent pour s’en
assurer le contrôle. La nature de ce processus, de ses acteurs et de ses
actions ne sera définie historiquement qu’après avoir été replacée dans son
contexte géographique et temporel. Nous pouvons écrire l’histoire de ce
processus à la condition de reconnaître que les catégories « homme » et
« femme » sont à la fois vides et trop pleines de sens, car même lorsqu’elles
paraissent immuables, elles contiennent encore des définitions alternatives,
niées ou réprimées.
L’histoire politique s’est, d’une certaine façon, déroulée sur le terrain du
genre. Ce terrain peut paraître invariable, mais le sens qui lui est donné est
contesté et fluctuant. Si nous faisons de l’opposition entre hommes et
femmes une question problématique plutôt qu’une donnée connue une fois
pour toutes, une question définie dans son contexte, sans cesse reconstruite,
alors nous devons constamment nous interroger non seulement sur ce qui se
joue dans les proclamations ou les débats qui invoquent le genre pour
expliquer ou justifier telle ou telle position, mais encore sur la façon dont
des définitions implicites du genre sont invoquées et ressuscitées. Quel
rapport existe-t-il entre les lois concernant les femmes et le pouvoir de
l’État ? Pourquoi (et depuis quand) a-t-on fait des femmes des sujets
historiques invisibles alors que nous savons qu’elles ont participé aux
grands comme aux petits événements de l’histoire de l’humanité ? S’est-on
servi du genre pour légitimer l’émergence de carrières professionnelles61 ?
Le sujet même de la science est-il sexué (pour reprendre le titre d’un article
de la féministe française Luce Irigaray)62 ? Quel rapport existe-t-il entre la
politique des États et la criminalisation de l’homosexualité63 ? Comment les
institutions sociales ont-elles incorporé le genre dans leurs présupposés et
leur organisation ? A-t-on jamais imaginé des concepts de genre réellement
égalitaires à partir desquels des systèmes politiques auraient été envisagés,
sinon édifiés ?
L’exploration de ces questions conduira à une histoire qui donnera de
nouvelles perspectives à de vieilles interrogations (comment, par exemple,
le pouvoir politique est-il instauré ? Ou bien quel est l’impact de la guerre
sur la société ?) ; elle redéfinira de vieilles questions en des termes
nouveaux (avec par exemple l’introduction de considérations sur la famille
et la sexualité dans l’étude de l’économie ou de la guerre) ; elle rendra
visible la participation active des femmes et introduira une distance
analytique entre le langage apparemment invariable du passé et notre propre
terminologie. De plus, cette nouvelle histoire offrira la possibilité de
repenser les stratégies politiques féministes actuelles et l’avenir (utopique),
car elle donne à entendre que le genre doit être redéfini et restructuré selon
une vision de l’égalité politique et sociale qui n’inclut pas seulement le
sexe, mais aussi la classe, l’origine ethnique et la race.
1 Une traduction différente de cet essai (par Eleni Varikas) a paru en 1988 dans « Le genre de
l’histoire », Les Cahiers du GRIF, no 37-38, p. 125-153.
2 Oxford English Dictionary, vol. 4, Oxford, Oxford University Press, 1961.
3 Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1876.
4 Raymond Williams, Keywords : Vocabulary of Culture and Society, édition américaine revue et
corrigée, New York, Oxford University Press, 1983, p. 285.
5 Natalie Zemon Davis, « Women’s History in Transition : The European Case », Feminist
Studies, vol. 3, 1975-1976, p. 90.
6 À ses débuts, la plupart du temps, la recherche féministe était conduite par des femmes. C’est
pourquoi, dans ce texte, les termes « chercheuse » et « historienne » ont été employés dans un certain
nombre de cas, et « historien-ne-s » ou « historiens » dans d’autres.
7 Ann D. Gordon, Mari Jo Buhle et Nancy Shrom Dye, « The Problem of Women’s History », in
Berenice Carrol (dir.), Liberating Women’s History, Urbana, University of Illinois Press, 1976, p. 89.
8 Le meilleur exemple, et probablement aussi le plus subtil, est celui de Joan Kelly, « The Double
Vision of Feminist Theory », in Women, History and Theory, Chicago, University of Chicago Press,
1984, p. 51-64. Voir en particulier p. 61.
9 Pour une critique de l’usage du genre afin de souligner l’aspect social des différences sexuelles,
voir Moira Gatens, « A Critique of the Sex/Gender Distinction », in J. Allen et P. Patton (dir.),
Beyond Marxism ?, Leichhardt, NSW, Intervention Publications, 1985, p. 143-160. Je suis d’accord
avec cette critique qui montre que la distinction sexe/genre suppose que le corps est déterminé de
manière autonome ou transparente, tout en ignorant le fait que le savoir sur le corps est un produit
culturel.
10 Pour une autre caractérisation de l’analyse féministe, voir Linda J. Nicholson, Gender and
History : The Limits of Social Theory in the Age of the Family, New York, Columbia University
Press, 1986.
11 Mary O’Brien, The Politics of Reproduction, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 8-
15, p. 46.
12 Shulamith Firestone, The Dialectic of Sex, New York, Bantam Books, 1970. L’expression
« piège amer » est tirée du livre de Mary O’Brien, The Politics of Reproduction, op. cit., p. 8.
13 Catherine MacKinnon, « Feminism, Marxism, Method, and the State : An Agenda for
Theory », Signs, vol. 7, 1982, p. 515-541.
14 Ibid., p. 541, 543.
15 Pour une discussion intéressante des limites et de la force du terme « patriarcat », voir
l’échange entre les historiennes Sheila Rowbotham, Sally Alexander et Barbara Taylor dans Raphael
Samuel (dir.), People’s History and Socialist Theory, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981,
p. 363-373.
16 Friedrich Engels, The Origins of the Family, Private Property, and the State (1884), New York,
International Publishers, 1972.
17 Heidi Hartmann, « Capitalism, Patriarchy, and Job Segregation by Sex », Signs, vol. 1, 1976,
p. 168. Voir également « The Unhappy Marriage of Marxism and Feminism : Towards a More
Progressive Union », Capital and Class, vol. 8, 1979, p. 1-33 ; « The Family as the Locus of Gender,
Class, and Political Struggle : The Example of Housework », Signs, vol. 6, 1981, p. 366-394.
18 Concernant les débats sur le féminisme marxiste, voir Zillah Eisenstein, Capitalist Patriarchy
and the Case for Socialist Feminism, New York, Longman, 1981 ; A. Kuhn, « Structures of
Patriarchy and Capital in the Family », in A. Kuhn et A. Wolpe (dir.), Feminism and Materialism :
Women and Modes of Production, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1978 ; Rosalind Coward,
Patriarchal Precedents, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1983 ; Hilda Scott, Does Socialism
Liberate Women ? Experiences from Eastern Europe, Boston, Beacon Press, 1974 ; Jane Humphries,
« Working Class Family, Women’s Liberation and Class Struggle : The Case of Nineteenth Century
British History », Review of Radical Political Economics, vol. 9, 1977, p. 25-41 ; Jane Humphries,
« Class Struggle and the Persistence of the Working Class Family », Cambridge Journal of
Economics, vol. 1, 1971, p. 241-258. Voir également les controverses autour du travail de Jane
Humphries dans Review of Radical Political Economics, vol. 12, 1980, p. 76-94.
19 Joan Kelly, « The Doubled Vision of Feminist Theory », op. cit., p. 61.
20 Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson (dir.), Powers of Desire : The Politics of
Sexuality, New York, Monthly Review Press, 1983.
21 Ellen Ross et Rayna Rapp, « Sex and Society : A Research Note from Social History and
Anthropology », in Powers of Desire, op. cit., p. 53.
22 « Introduction », in Powers of Desire, p. 12 ; Jessica Benjamin, « Master and Slave : The
Fantasy of Erotic Domination », in Powers of Desire, p. 297.
23 Johanna Brenner et Maria Ramas, « Rethinking Women’s Oppression », New Left Review,
vol. 144, 1984, p. 33-71 ; Michèle Barrett, « Rethinking Women’s Oppression : A Reply to Brenner
and Ramas », New Left Review, vol. 146, 1984, p. 123-128 ; Angela Weir et Elizabeth Wilson, « The
British Women’s Movement », New Left Review, vol. 148, 1984, p. 74-103 ; Michèle Barrett, « A
Response to Weir and Wilson », New Left Review, vol. 150, 1985, p. 143-147 ; Jane Lewis, « The
Debate on Sex and Class », New Left Review, vol. 149, 1985, p. 108-120. Voir également Hugh
Armstrong et Pat Armstrong, « Beyond Sexless Class and Classless Sex : Towards Feminist
Marxism », Studies in Political Economy, vol. 10, 1983, p. 7-44 ; Hugh Armstrong et Pat Armstrong,
« Comments : More on Marxist Feminism », Studies in Political Economy, vol. 15, 1984, p. 179-
184 ; Jane Jenson, « Gender and Reproduction : Or, Babies and the State », non publié, juin 1985,
p. 1-7.
24 À propos de ces premières formulations théoriques, voir Papers on Patriarchy : Conference,
London 76, Londres, non publié, 1976. Je remercie Jane Caplan pour m’avoir fait part de l’existence
de cette copie, pour me l’avoir prêtée, ainsi que pour nos échanges à son sujet. Sur la position
psychanalytique, voir Sally Alexander, « Women, Class and Sexual Difference », History Workshop,
vol. 17, 1984, p. 125-135. Lors des séminaires qui ont eu lieu à Princeton au début de l’année 1986,
Judith Mitchell a semblé vouloir redonner la priorité aux analyses matérialistes du genre. Pour une
tentative de dépassement de l’impasse du féminisme marxiste, voir Coward, Patriarchal Precedents.
Voir également le brillant travail de l’anthropologue américaine Gayle Rubin, qui tente d’aller dans
cette direction, Gayle Rubin, « The Traffic in Women : Notes on the Political Economy of Sex », in
Rayna R. Reiter (dir.), Towards an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975,
p. 167-168.
25 Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering : Psychoanalysis and the Sociology of
Gender, Berkeley, University of California Press, 1978, p. 169.
26 « Mon approche suggère que la période du complexe d’Œdipe peut influer sur les questions
relatives au genre, sans pour autant qu’elles en soient le cœur ou l’unique conséquence. Ces
questions sont négociées dans le contexte plus large des processus de formation de l’ego et de la
relation d’objet. De tels processus ont une influence égale sur la formation de la structure psychique,
ainsi que sur la vie psychique et les modes relationnels chez les femmes et les hommes. Ils
représentent des modes différenciés d’identification et d’orientation vers les objets hétérosexuels,
mais également les questions œdipiennes les plus asymétriques qui sont décrites par les
psychanalystes. Tout comme les conséquences œdipiennes plus traditionnelles, ces conséquences
découlent d’une organisation asymétrique des tâches parentales, où la mère joue un rôle prépondérant
et le père est plus en retrait, et son investissement dans la socialisation est moindre surtout dans des
domaines particulièrement concernés par les stéréotypes de genre. » Ibid., p. 166. Notons les
différences d’interprétation et d’approche entre Chodorow et les théoriciennes britanniques de la
relation d’objet qui s’inscrivent dans la lignée du travail de D. W. Winnicott et Melanie Klein.
L’approche de Chodorow est plus sociologique, ou sa théorie paraît plus sociologisée, mais c’est la
manière dominante des féministes américaines d’envisager la relation d’objet. Sur l’histoire de la
théorie de la relation d’objet dans les politiques sociales en Grande-Bretagne, voir Denise Riley, War
in the Nursery, Londres, Virago, 1984.
27 Juliet Mitchell et Jacqueline Rose (dir.), Jacques Lacan and the Ecole Freudienne, New York,
Norton, 1983 ; Sally Alexander, art. cité.
28 Teresa de Lauretis, Alice Doesn’t : Feminism, Semiotics, Cinema, Bloomington, Indiana
University Press, 1984, p. 159.
29 Sally Alexander, art. cité, p. 35.
30 E. M. Denise Riley, « Summary of Preamble to Interwar Feminist History Work », non publié,
présenté lors du Pembroke Center Seminar, mai 1985, p. 11. Cette thèse est largement défendue dans
l’excellent livre de Denise Riley, « Am I That Name ? » : Feminism and the Category of « Women »
in History, Londres, Macmillan, 1988.
31 Carol Gilligan, In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development,
Cambridge, MA, Harvard University Press, 1982.
32 Pour des critiques utiles du travail de Carol Gilligan, voir J. Auerbach (dir.), « Commentary on
Gilligan’s In a Different Voice », Feminist Studies, vol. 11, 1985, p. 49-62, et « Women and
Morality », Social Research, no 50, numéro spécial, 1983. Mes commentaires sur la tendance des
historiens à citer Gilligan découlent de la lecture de manuscrits qui n’ont pas été publiés ou de
demandes de financement. Il me paraîtrait injuste de les citer ici. J’ai suivi ces références depuis plus
de cinq ans, et j’ai pu constater qu’elles sont nombreuses et que leur nombre croît.
33 Feminist Studies, vol. 6, 1980, p. 26-64.
34 Pour une analyse succincte et accessible de Derrida, voir Jonathan Culler, On Deconstruction :
Theory and Criticism after Structuralism, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1982, en
particulier p. 156-178. Voir également Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967 ;
Jacques Derrida, Éperons : les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978 ; voir enfin la
transcription du Pembroke Center Seminar, 1983, in Subjects/Objects, automne 1984.
35 Clifford Geertz, « Blurred Genres », American Scholar, vol. 49, no 2, 1980, p. 165-179.
36 Michelle Zimbalist Rosaldo, « The Uses and Abuses of Anthropology : Reflections on
Feminism and Cross-Cultural Understanding », Signs, vol. 5, no 3, 1980, p. 400.
37 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ;
Michel Foucault, Power/Knowledge : Selected Interviews and Other Writings, 1972-1977, New York,
Pantheon, 1980.
38 Pour ce type d’approche, voir Rubin, « The Traffic in Women », art. cité, p. 199.
39 Ibid., p. 189.
40 Biddy Martin, « Feminism, Criticism and Foucault », New German Critique, vol. 27, 1982,
p. 3-30 ; Kathryn Kish Sklar, Catherine Beecher : A Study in American Domesticity, New Haven,
Yale University Press, 1973 ; Mary A. Hill, Charlotte Perkins Gilman : The Making of a Radical
Feminist, 1860-1896, Philadelphie, Temple University Press, 1980 ; Jacqueline Dowd Hall, Revolt
Against Chivalry : Jessie Daniel Ames and the Women’s Campaign Against Lynching, New York,
Columbia University Press, 1974.
41 Lou Ratté, « Gender Ambivalence in the Indian Nationalist Movement », non publié,
Pembroke Center Seminar, printemps 1983 ; Mrinalina Sinha, « Manliness : A Victorian Ideal and
the British Imperial Elite in India », non publié, Department of History, State University of New
York, Stony Brook, 1984 ; Mrinalina Sinha, « The Age of Consent Act : The Ideal of Masculinity and
Colonial Ideology in Late 19th Century Bengal », Proceedings, Eighth International Symposium on
Asian Studies, 1986, p. 1199-1214.
42 Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 246-247, p. 333-461, en
particulier p. 366.
43 Maurice Godelier, « Les rapports hommes/femmes : le problème de la domination
masculine », in La Condition féminine, Paris, Éditions sociales, 1978.
44 Gayatri Spivak, « Three Women’s Texts and a Critique of Imperialism », Critical Inquiry,
vol. 12, 1985, p. 243-246. Voir également Kate Millett, Sexual Politics, New York, Avon, 1969. La
manière dont les références féminines fonctionnent dans les canons de la philosophie occidentale est
analysée dans Luce Irigaray, Speculum : de l’autre femme, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
45 Natalie Zemon Davis, « Women on Top », in Society and Culture in Early Modern France,
Stanford, Stanford University Press, 1975, p. 124-151.
46 Caroline Walker Bynum, Jesus as Mother : Studies in the Spirituality of the High Middle Ages,
Berkeley, University of California, 1982 ; Caroline Walker Bynum, « Fast, Feast and Flesh : The
Religious Significance of Food to Medieval Women », Representations, vol. 11, 1985, p. 1-25 ;
Caroline Walker Bynum, « Introduction », Religion and Gender : Essays on the Complexity of
Symbols, Boston, Beacon Press, 1987.
47 Voir, par exemple, T. J. Clark, The Painting of Modern Life, New York, Knopf, 1985.
48 La différence entre les théoriciens structuralistes et poststructuralistes repose sur leur manière
d’envisager les catégories de la différence, si elles sont considérées comme étant ouvertes ou
fermées. Dans la mesure où les poststructuralistes n’attribuent pas de signification universelle aux
catégories ou à leur relation entre elles, leur approche est propice au type d’analyse historique que je
défends.
49 Rachel Weil, « The Crown Has Fallen to the Distaff : Gender and Politics in the Age of
Catherine de Medici », Critical Matrix, vol. 1, Princeton Working Papers in Women’s Studies, 1985.
Voir également Louis Montrose, « Shaping Fantasies : Figurations of Gender and Power in
Elizabethan Culture », Representations, no 2, 1983, p. 61-94 ; Lynn Hunt, « Hercules and the Radical
Image in the French Revolution », Representations, no 2, 1983, p. 95-117.
50 Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Paris, Hachette, 1989, p. 90, 98. Voir
Jean Bodin, Six Books on the Commonwealth (1606), New York, Barnes Noble, 1967 ; Robert
Filmer, Patriarchia and Other Political Works, Oxford, B. Blackwell, 1949 ; John Locke, Two
Treatises of Government (1960), Cambridge, Cambridge University Press, 1970. Voir aussi Elizabeth
Fow-Genovese, « Property and Patriarchy in Classical Bourgeois Political Theory », Radical History
Review, vol. 4, 1977, p. 36-59 ; Mary Lyndon Shanley, « Marriage Contract and Social Contract in
Seventeenth Century English Political Thought », Western Political Quarterly, vol. 3, 1979, p. 79-91.
51 Je remercie Bernard Lewis pour sa référence sur l’islam. Michel Foucault, Histoire de la
sexualité, vol. II : L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. Sur les femmes à l’époque de
l’Athènes classique, voir Marilyn Arthur, « Liberated Woman : The Classical Era », in Renate
Bridenthal et Claudia Koonz (dir.), Becoming Visible : Women in European History, Boston,
Houghton Mifflin, 1977, p. 75-78.
52 Cité par Roderick Phillips, « Women and Family Breakdown in Eighteenth Century France :
Rouen 1780-1800 », Social History, vol. 2, 1976, p. 217.
53 Sur la Révolution française, voir Darlene Gay Levy, Harriet Applewhite et Mary Durham
Johnson (dir.), Women in Revolutionary Paris, 1789-1795, Urbana, University of Illinois Press, 1979,
p. 209-220. Sur la législation soviétique, voir les documents dans Rudolph Schlesinger, Changing
Attitudes in Soviet Russia : Documents and Readings, vol. 1 : The Family in the USSR, Londres,
Routledge and Kegan Paul, 1949, p. 62-71, 251-254. Sur la mise en place de politiques nazies, voir
Tim Mason, « Women in Germany, 1925-1940 : Family, Welfare and Work », History Workshop,
vol. 2, 1976, p. 79-105.
54 Elizabeth Wilson, Women and the Welfare State, Londres, Tavistock, 1977 ; Jane Jenson,
« Gender and Reproduction » ; Jane Lewis, The Politics of Motherhood : Child and Maternal Welfare
in England, 1900-1939, Londres, Croom Helm, 1980 ; Mary Lynn McDougall, « Protecting Infants :
The French Campaign for Maternity Leaves, 1890s-1913 », French Historical Studies, vol. 13, 1983,
p. 79-105.
55 Sur les utopistes anglais, voir Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem : Socialism and
Feminism in the Nineteenth Century, New York, Pantheon, 1983.
56 Louis Devance, « Femme, famille, travail et morale sexuelle dans l’idéologie de 1848 », in
Mythes et représentations de la femme au XIXe siècle, Paris, Champion, 1977 ; Jacques Rancière et
Pierre Vauday, « En allant à l’expo : l’ouvrier, sa femme et les machines », Les Révoltes logiques,
no 1, 1975, p. 5-22.
57 Gayatri Chakravorty Spivak, « “Draupadi” by Mashasveta Devi », Critical Inquiry, vol. 8,
p. 381-401 ; Homi Bhabha, « Of Mimicry and Man : The Ambivalence of Colonial Discourse »,
October, vol. 28, 1984, p. 125-133 ; Karin Hausen, « The German Nation’s Obligations to the
Heroes’ Widows of World War I », in Margaret R. Higonnet (dir.), Behind the Lines : Gender and the
Two World Wars, New Haven, Yale University Press, 1987, p. 126-140. Voir également Ken Inglis,
« The Representation of Gender on Australian War Memorials », Daedalus, vol. 116, p. 35-59.
58 Sur la Révolution française, voir Levy (dir.), Women in Revolutionary Paris. Sur la Révolution
américaine, voir Mary Beth Norton, Liberty’ Daughters : The Revolutionary Experience of American
Women, Boston, Little Brown, 1980 ; Linda Kerber, Women of the Republic, Chapel Hill, Univerity
of North Carolina Press, 1980 ; Joan Hoff-Wilson, « The Illusion of Change : Women and the
American Revolution », in Alfred Young (dir.), The American Revolution : Explorations in the
History of American Radicalism, De Kalb, Northern Illinois University Press, 1976, p. 383-446. Sur
la Troisième République, voir Steven Hause, Women’s Suffrage and Social Politics in the French
Third Republic, Princeton, Princeton University Press, 1984. Voir également une analyse
extrêmement intéressante du cas plus récent de la révolution au Nicaragua, Maxine Molyneux,
« Mobilization without Emancipation ? Women’s Interests, the State and Revolution in Nicaragua »,
Feminist Studies, vol. 11, 1985, p. 227-254.
59 Sur les politiques natalistes, voir Riley, op. cit., et Jenson, « Gender and Reproduction ». Sur
les années 1920, voir les essais dans Stratégies des femmes, Paris, Éditions Tierce, 1984.
60 Pour des interprétations diverses de l’impact du travail sur les femmes, voir Louise A. Tilly et
Joan W. Scott, Women, Work and Family, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1978 ; Methuen,
1987) ; Thomas Dublin, Women at Work : The Transformation of Work and Community in Lowell,
Massachusetts, 1826-1860, New York, Columbia University Press, 1979 ; Edward Shorter, The
Making of the Modern Family, New York, Basic Books, 1975.
61 Voir, par exemple, Margaret Rossiter, Women Scientists in America : Struggles and Strategies
to 1914, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1982.
62 Luce Irigaray, « Is the Subject of Science Sexed ? », Cultural Critique, vol. 1, 1985, p. 73-88.
63 Louis Crompton, Byron and Greek Love : Homophobia in Nineteenth-Century England,
Berkeley, University of California Press, 1985. Cette question est également traitée dans Jeffrey
Weeks, Sex, Politics and Society : The Regulation of Sexuality Since 1800, Londres, Leyman, 1981.
2
1988
« La classe est définie par des hommes selon la manière dont ils vivent
leur propre histoire. Telle est en définitive sa seule définition13. » C’est
ainsi que Thompson réfute les définitions avancées par des sociologues et
des hommes politiques qui ont réifié une idée historiquement datée.
L’analyse des « rapports de production dans lesquels la naissance ou les
circonstances ont placé les hommes » offre la clé qui permet d’appréhender
les origines de cette idée14. Mais, pour comprendre la signification de la
classe, il faut également étudier les processus culturels et sociaux qui
couvrent « une période historique relativement longue15 ». Cette approche a
soufflé à Thompson l’idée d’écrire cette histoire comme s’il s’agissait du
parcours d’une vie (par opposition à l’identification d’apparitions répétées
d’un « objet » inerte), l’incitant à apparenter son récit à une sorte de
« biographie » de la classe ouvrière anglaise16. Bien que le livre ne soit pas
aussi cohérent que l’est généralement une biographie (au sens habituel du
mot), l’analogie n’en reste pas moins révélatrice. Elle suggère que
Thompson regardait le mouvement collectif comme s’il s’agissait d’un
individu, avec la même vision unificatrice. Cette conceptualisation
singulière ne portait pas à l’inclusion de la diversité ou de la différence :
bien qu’on puisse admettre que « l’homme » représente un sujet humain
neutre ou universel, il n’en va pas de même pour la question de « la
femme », qui est difficile à articuler ou à représenter, car sa différence
implique une disjonction et un défi à la cohérence.
Dans La Formation de la classe ouvrière anglaise, le caractère masculin
des concepts généraux s’exprime littéralement dans la personne même des
acteurs politiques décrits au moyen d’images (aisément visualisées)
frappantes et détaillées. Le livre foisonne de scènes montrant des hommes
s’affairant à travailler, à se réunir, à s’exprimer, à manifester, à briser des
machines, à connaître la prison, à braver courageusement la police, les
magistrats, les Premiers Ministres. Il s’agit, avant tout, d’une histoire
d’hommes, et la classe est dotée dès le début de sa construction, par son
origine et par son expression, d’une identité masculine, même si tous les
acteurs n’en sont pas des hommes. Car, bien entendu, on trouve aussi des
femmes dans La Formation de la classe ouvrière anglaise. Les femmes y
sont identifiées par leur nom, une certaine capacité d’agir leur est attribuée,
et elles ne sortent pas toutes du même moule. Et même, leur présence
couvre un large champ, allant de Mary Wollstonecraft et Anna Wheeler, qui
ont revendiqué des droits pour les femmes, aux visionnaires religieuses
telles que Joanna Southcott, en passant par les disciples révolutionnaires de
Richard Carlile. Néanmoins, l’ordonnancement de l’histoire et les lignes
directrices qui structurent le récit sont sexués d’une façon qui confirme
plutôt qu’elle ne conteste la représentation virile de la classe ouvrière.
Malgré leur présence, les femmes restent marginales dans le livre ; elles
servent à souligner et à illustrer le rapport étroit établi entre la classe et
l’action politique des ouvriers de sexe masculin. Un examen plus détaillé
des femmes de Thompson met en lumière la façon dont le concept de classe
et sa signification politique sont élaborés dans le texte.
Le livre s’ouvre sur une scène dramatique. Le domicile d’un
révolutionnaire, Thomas Hardy, cordonnier de son état, a été mis à sac en
1794 par des policiers royaux. Sous les yeux des Hardy, leurs papiers et
leurs vêtements ont été saisis, jetés un peu partout ; Mme Hardy, « enceinte,
est restée au lit ». Les policiers ont arrêté M. Hardy pour haute trahison,
puis l’ont expédié à la prison de Newgate. Alors qu’il s’y trouvait encore,
« Mme Hardy mourut en couches des suites du choc subi lorsque son
domicile avait été assiégé par des émeutiers du “parti de l’Église et du
Roi”17 ». L’immédiateté de la description et son impact saisissant évoquent
toute l’histoire que racontent les pages suivantes : des forces puissantes
envahissent le domaine intime, le cœur même de la vie du travailleur
indépendant. Hardy, l’artisan, résiste au nom des droits de l’Anglais « né
libre ». Son épouse et son enfant à naître sont les victimes innocentes de la
répression d’État. Dans les pages subséquentes, on découvre le capitalisme
provoquant des ravages comparables, ses opérations déshumanisantes
anéantissant les familles et bouleversant l’habituelle division sexuée du
travail. Les hommes, ancrés dans leurs traditions historiques, vont défendre
et revendiquer leurs droits alors même que les distorsions infligées à la vie
domestique traditionnelle des femmes donneront la pleine mesure de la
brutalité du capitalisme.
Le lien étroit établi entre les femmes et le domestique s’impose même
quand il s’agit d’ouvrières, et même, précisément, quand l’expérience des
femmes – telle qu’elle est relatée – porte d’abord sur les rapports de
production. Prenez, par exemple, le traitement réservé par Thompson aux
ouvrières du textile, dont il décrit la situation avec empathie : il la montre
résultant du nouveau système industriel. « La mère qui était aussi une
salariée se sentait lésée tout à la fois dans l’univers domestique et dans le
monde industriel18. » Leur nouveau statut de salariées a poussé les femmes
à l’action politique – vers les syndicats ou les Female Reform Societies
(associations féminines progressistes). Mais, dit Thompson, leurs syndicats
tendaient à se préoccuper de revendications immédiates et, de ce fait,
étaient moins engagés politiquement que ne l’étaient les organisations
d’artisans qui contestaient le système politique et moral dans sa totalité.
(Bien que la priorité accordée aux revendications immédiates ait été celle de
tous les syndicats de l’industrie dans les années 1820 et 1830, Thompson ne
la met en évidence que quand il s’agit d’associations de femmes.) De plus,
dit-il, les Female Reform Societies n’avaient aucun statut politique
autonome. « On trouve […] une certaine contradiction, précise Thompson,
dans la radicalité de ces femmes salariées qui exprimaient leur nostalgie
pour l’économie domestique préindustrielle. » Les femmes regrettaient leur
« perte de prestige et d’indépendance personnelle », une situation dont elles
avaient bénéficié précédemment grâce à « un mode de vie organisé autour
du foyer19 ». Au lieu de reconnaître dans l’attitude (radicale) de ces
ouvrières une position politique légitime (complémentaire de l’aspiration
des artisans à un retour à leur statut indépendant – en fait, l’un des aspects
de cette aspiration), Thompson la décrit comme « paradoxale » et il la
rattache au statut inférieur des femmes dans le mouvement révolutionnaire
émergent. « Leur rôle se bornait à encourager moralement les hommes, à
confectionner des bannières et des bonnets phrygiens qui étaient présentés
en grande cérémonie lors des manifestations réformistes, à voter les projets
de résolution et à grossir le nombre des participants aux meetings20. » Ces
femmes préfigurent les « femmes de l’entourage de Carlile » décrites
quelques pages plus loin comme étant toujours prêtes à endurer « les
épreuves d’un procès et de la prison [et qui] le firent plus par fidélité que
par conviction21 ». Puisque l’indépendance des femmes est donnée comme
un attribut de leur vie domestique antérieure et non pas comme le résultat
de leur travail, leurs revendications et leurs activités politiques sont d’un
moindre poids dans la « formation » de la classe ouvrière. D’une certaine
façon, la sphère domestique opère comme une double séparation : c’est
l’endroit où prévaut une division sexuelle du travail présumée naturelle, à la
différence du lieu de travail où les rapports de production sont socialement
construits ; mais c’est aussi un endroit d’où le politique ne peut procéder
parce qu’il ne procure pas l’expérience de l’exploitation qui contient, en soi,
la possibilité d’une communauté d’intérêts, l’identité collective qu’est la
conscience de classe. Les liens domestiques, semble-t-il, sapent la
conscience politique même chez les travailleuses, ce qui n’est pas le cas
chez les travailleurs (ou alors ce n’est pas un problème). Par définition, en
raison de leurs fonctions ménagères et reproductives, les femmes ne sont
que des actrices politiques partielles et imparfaites.
Cela explique peut-être implicitement qu’un problème ne soit pas
directement traité dans La Formation de la classe ouvrière anglaise : le fait
qu’on n’y trouve aucune trace d’intérêt concernant l’impact du capitalisme
industriel sur les femmes au travail. Dans l’ouvrage, l’auteur s’intéresse peu
aux travailleuses, à l’exception des ouvrières du textile. Sans autre
commentaire, il n’y parle des femmes qu’en leur qualité de pourvoyeuses
d’une main-d’œuvre bon marché utilisée à la place des hommes dans les
champs, les ateliers et les usines. Il traite principalement de l’impact du
capitalisme sur les ouvriers, mais pas des raisons qui maintiennent les
femmes dans un statut inférieur, ni de celles qui leur confèrent une valeur
moindre sur le marché du travail. Les artisanes sont également ignorées
bien qu’elles aient derrière elles, comme leurs homologues masculins, une
longue tradition d’activité économique indépendante déstructurée par les
nouvelles pratiques capitalistes. Les femmes ne figurent pas sur la liste que
Thompson, à plusieurs reprises, dresse des métiers de l’artisanat
(cordonnier, menuisier, tailleur et d’autres encore), bien que les sources
qu’il utilise, tel l’ouvrage d’Ivy Pinchbeck Women Workersand the
Industrial Revolution (Les ouvrières et la révolution industrielle) et d’autres
études récentes portant sur les mêmes périodes du XVIIIe siècle et du début
du XIXe, indiquent que les modistes, les couturières ou les petites mains, les
dentellières et bien d’autres travailleuses formaient une main-d’œuvre
significative et qualifiée22. On trouve dans La Formation de la classe
ouvrière anglaise des références aux associations d’entraide féminines, et
une longue citation décrit une procession formée par les membres de l’une
d’entre elles en 1805. Thompson explique que ces associations
rassemblaient principalement des artisanes, mais il ne dit jamais quels
métiers exerçaient ses membres. Et même, alors qu’il souligne l’influence
qu’ont eue les associations sur la formation de la tradition politique des
artisans de sexe masculin, il fait peu de cas de cette influence sur les
femmes. « Dans les dernières années du XVIIIe siècle, des sociétés de
secours féminines et des classes méthodistes féminines leur avaient donné
confiance et une certaine expérience […]. Mais c’est dans les régions
d’industrie textile que, à la suite du changement de leur statut économique,
les femmes prirent, pour la première fois, une part considérable à un
mouvement de contestation politique et sociale23. » Il est possible que
l’absence d’artisanes dans les mouvements de protestation soit ce qui a
conduit Thompson à ne pas les citer dans son analyse du monde du travail.
Si tel est le cas, cette non-présence met sérieusement en cause l’immanence
de la classe au sein des rapports de production. Car l’absence des femmes
dans l’action politique – si, en effet, elles en furent absentes – ébranle la
prémisse théorique sur laquelle le livre s’organise. Afin de comprendre
pourquoi la classe serait immanente à une série de rapports et pas à une
autre, il semblerait que nous ayons besoin, à tout le moins, d’une analyse
des différents types de rapports de production impliquant les artisans de
sexe masculin d’une part, de sexe féminin d’autre part. Cette analyse n’est
pas proposée, ce qu’on peut, me semble-t-il, expliquer par l’attribution aux
femmes d’une spécificité domestique qui, d’une certaine façon, écarte la
possibilité, pour elles, de s’immerger complètement dans les relations
économiques ; or c’est cette immersion qui permet justement l’articulation
des intérêts communs aux ouvriers, prenant la forme de la conscience de
classe.
Bien entendu, l’invisibilité des artisanes peut s’expliquer autrement. On
peut penser que les femmes ont effectivement participé à l’activité
politique, mais que Thompson n’a pas vu de raisons d’en faire état. Il est
possible que cette explication corresponde à la présence, dans la pensée de
l’auteur, du présupposé selon lequel la notion de classe est une idée
universelle, et à l’adhésion de Thompson, par principe, à une politique
d’égalité des femmes et des hommes. Dans son essai de 1960 « Outside the
Whale » (À l’extérieur de la baleine), paru dans la collection de livres de la
Nouvelle Gauche, Thompson s’en prend violemment aux forces qui ont
conduit au quiétisme et à la résignation dans les années 1950. « La
Coutume, la Loi, la Monarchie, l’Église, l’État, la Famille sont tous, à
nouveau, revenus en force. Autant d’indices de ce bien suprême, la
stabilité24. » La détermination du comportement humain à partir des
fonctions et des rôles, et l’attribution d’une inévitable (parce que naturelle)
différence entre les sexes étaient particulièrement significatives : « Les
sociologues, les psychologues et les maris découvraient que les femmes
étaient “différentes” ; et sous couvert d’un discours sur “l’égalité dans la
différence”, la revendication des femmes à une égalité pleine et entière avec
les hommes était déniée25. » Le refus (qui convenait parfaitement) du
fonctionnalisme par Thompson portait en soi le déni de toute opération
significative de la différence ; après tout, il était possible de reconnaître que
les processus sociaux mettaient en jeu la construction de sujets sexués sans
croire, pour autant, que les catégories étaient naturelles, ni que le sens qui
leur était assigné était figé et inévitable. Mais Thompson semble avoir
estimé que le fait de mettre en évidence le genre introduirait la présomption
d’une différence naturelle qui serait discriminatoire. Un examen séparé des
artisanes aurait suggéré l’application d’un standard différent (et donc
inégalitaire) au traitement du comportement politique de ces femmes.
L’engagement idéologique de Thompson en faveur de l’égalité excluait que
le sujet de la différence des sexes bénéficie, dans son raisonnement, d’une
attention particulière. En même temps, cependant, la stratégie textuelle qui
faisait allusion à cette différence, mise en œuvre pour éclairer son propos,
compromettait l’option égalitaire qu’il avait choisie.
Thompson a décrit plusieurs types de comportements politiques féminins
dans La Formation de la classe ouvrière anglaise. Ces types étaient
organisés et évalués selon un schéma sexué, un schéma qui utilisait des
symboles masculins et féminins pour identifier les pôles positifs et négatifs
de l’action politique de la classe ouvrière. En effet, si les femmes sont, dans
le livre, des actrices qui ne font que passer, le féminin occupe une place
centrale dans la représentation de la politique des travailleurs. À travers le
récit qu’il fait des choix politiques de la classe ouvrière, la construction
masculine du concept (universel) de classe se dessine clairement, et une
partie de la confusion qui entoure la place des femmes dans cette histoire
devient plus apparente encore.
L’action politique, cette forme que prend l’expression de la conscience de
classe, est un produit historique et culturel selon Thompson, et c’est la
politique qui rend impossible toute définition statique de ce que signifie la
classe. Le croisement entre les rapports objectifs de production et les modes
d’expression politiques disponibles confère à chaque manifestation de la
conscience de classe son caractère distinctif. « La conscience de classe naît
de la même façon en des lieux différents et à des époques différentes, mais
jamais tout à fait de la même façon26. » Dans la vision de Thompson,
l’action politique de la classe ouvrière du XIXe siècle se rattache aux
mouvements rationalistes et révolutionnaires anglais du XVIIIe. Elle s’y
rattache même en ligne directe ; les droits des hommes « nés libres »
influencent les revendications des ouvriers du XIXe siècle. D’une façon ou
d’une autre, cette tradition laïque est celle qui correspond le mieux aux
« intérêts » des ouvriers plongés dans les rapports de production capitalistes
émergents. En dépit de la référence de Thompson à un processus de
fabrication historique, son récit contient une implication d’immanence. Il
dépeint l’action politique séculière et rationaliste comme la seule forme
possible de conscience de classe, faisant ainsi de la manifestation de celle-ci
une donnée naturelle ou inévitable au lieu d’être le produit d’une bataille et
d’un débat. C’est ce qu’il montre non seulement en privilégiant certains
mouvements, mais également en définissant leur modèle opposé, négatif ; il
voit dans l’usage fait par certains d’une imagerie religieuse sexualisée
l’antithèse de l’action politique, l’aspect fou, en quelque sorte, du discours
de la classe ouvrière.
Le méthodisme orthodoxe représente le côté refoulé de cette tendance ;
son rapprochement du péché et de la sexualité aboutit à un « érotisme
pervers » dans lequel Satan est identifié au phallus et le Christ à l’amour
féminin. Sa variante non orthodoxe, conduite par une ouvrière pauvre,
Joanna Southcott, est montrée sous un visage délirant et hystérique ;
contrairement au méthodisme, il s’agissait presque exclusivement d’un
« culte des pauvres ». Remarquable par sa ferveur apocalyptique, la
prédication de Southcott évoque un florilège d’images sexuelles scabreuses
d’où disparaît parfois, dit Thompson, « tout sens27 ». Le fait que Southcott
ait eu des adeptes longtemps après sa mort est indiscutable ; les aspects les
moins plaisants du messianisme utopique de Robert Owen s’inspirent en
effet directement de son action : « M. Owen, le philanthrope, a jeté sur ses
épaules le manteau de Joanna Southcott28. » L’évocation d’une société dans
laquelle régneraient l’affection conjugale, la liberté sexuelle, le mutualisme
économique et l’équilibre entre des forces opposées – le pouvoir intellectuel
et la force physique, la ville et la campagne, l’agriculture et les machines,
les hommes et les femmes – imprégnait la vision millénariste d’Owen. Les
difficultés d’application (aucune stratégie autre que la conversion n’était
envisagée pour transformer la société) ont conduit Thompson, citant Marx
et Engels, à douter de son efficacité politique.
Thompson préfère opérer une distinction entre les revendications
utopiques d’Owen et le radicalisme politique des artisans de son obédience,
qui se manifestait dans les sociétés coopératives, les syndicats, les bourses
ouvrières. De même, il différencie le contenu religieux du southcottianisme
des serments rituels qui résonnaient dans le mouvement luddite. En effet, ce
sont les pratiques – la solidarité communautaire des églises méthodistes, la
prédication laïque des sectes indépendantes, la coopération au sein de
l’owenisme – que l’on retrouve dans l’action politique de la classe
ouvrière ; selon Thompson, le contenu de l’enseignement religieux, quant à
lui, n’a pas été transmis. « Le southcottianisme n’était guère un
millénarisme révolutionnaire ; il ne poussa pas les hommes à l’action
sociale et ne s’attaqua guère au monde réel. » Il y voyait plutôt la
conséquence psychique de la contre-révolution, « le millénarisme du
désespoir29 ».
Eric Hobsbawm a pourtant avancé exactement le contraire ; il a montré
que les mouvements apocalyptiques ont coïncidé avec une activité
révolutionnaire accrue, et même que le mouvement religieux et le
mouvement révolutionnaire se sont souvent nourris l’un l’autre. Barbara
Taylor a démontré avec brio que le vocabulaire sexualisé de ces sectes
religieuses visionnaires pouvait servir à exprimer des critiques
profondément radicales et conduire les femmes aussi bien que les hommes à
participer à l’action sociale. Les images masculines de Satan pouvaient
s’interpréter comme une attaque contre le capitalisme (une attaque qualifiée
de pugnace, d’énergique et de virile dans la rhétorique utilisée alors par la
bourgeoisie). En revanche, la face opposée, féminine, de cette imagerie
projetait celle d’un ordre social non aliéné, aimant, coopératif. Dans une
autre étude, Deborah Valenze rattache la résistance dont a fait preuve
l’économie domestique confrontée au nouvel ordre industriel aux traditions
de la « religion des cottages » (dans laquelle officiaient des prédicatrices
aussi bien que des prédicateurs, et dont les enseignements proposaient une
vision élogieuse, elle aussi, de certains caractères féminins). L’ensemble des
images sexualisées, grâce à leur façon de mettre en valeur les relations
affectives et spirituelles au sein du foyer et de la communauté, défiaient
directement le matérialisme, les valeurs individuelles et les pratiques de la
nouvelle économie politique. De plus, Taylor suggère que l’évaluation
positive du féminin a ouvert la voie à l’inclusion des femmes dans les
mouvements owenites. Des connexions claires ont été établies, en théorie et
en pratique, entre l’idéalisation du féminin, la revendication de droits pour
les femmes et les projets d’un nouvel ordre socialiste30.
Les frontières entre la critique religieuse et la critique politique, entre la
terminologie de la politique et celle de la sexualité, semblent ne pas avoir
été aussi nettes que Thompson a bien voulu le dire. Son insistance à tracer
des frontières l’a amené à faire d’un courant particulier de l’activité
politique du début du XIXe siècle le seul mode d’action de la classe ouvrière.
Ce choix ne résulte pas seulement de son goût pour la rationalité en
politique, il procède également du lien implicite que sa théorie établit entre
les « producteurs » et l’action politique concrète. Bien qu’il reconnaisse,
comme nous l’avons vu, que tous les producteurs ne sont pas des hommes,
en réalité dans son schéma la plupart le sont et, plus important encore, la
production est montrée comme une activité masculine (même si elle ne l’est
pas exclusivement). Dans le même ordre d’idées, une sorte de symbolisme
s’attache à certains personnages de la construction narrative. Tom Paine
représente l’expression politique par excellence, le citoyen des révolutions
démocratiques. Avec son Rights of Man (Les Droits de l’homme), Paine a,
fort à propos, fourni au mouvement politique de la classe ouvrière son texte
fondateur. Joanna Southcott est le personnage qui fait figure d’antithèse.
Pétrie d’illusions et pourtant charismatique, elle faisait miroiter dans ses
paroles l’attrait de la sexualité et de la religion ; la prophétie fantastique
était son mode d’expression, et on perçoit dans l’épisode de sa grossesse
nerveuse la stérilité de son message révolutionnaire. Présentés de la sorte
dans le récit, Paine et Southcott incarnent la face positive et la face négative
de l’avenir qui s’offre à l’action politique de la classe ouvrière ; qu’il
s’agisse d’un homme et d’une femme souligne simplement l’intensité du
contraste entre la dimension masculine et féminine de leurs messages
respectifs, et le soutien emphatique qu’apporte Thompson à la politique
rationnelle.
Il va de soi que toutes les femmes citées dans La Formation de la classe
ouvrière anglaise ne sont pas des prophétesses exaltées ou des ménagères.
On y rencontre aussi des femmes comme Mary Wollstonecraft, dont les
écrits se rattachent à la tradition politique de l’individualisme
révolutionnaire, et d’autres figures moins connues mais qui, comme
Wollstonecraft, sont décrites comme les partenaires égales des
révolutionnaires de sexe masculin. Susannah Wright, une raccommodeuse
de dentelles de Nottingham, est qualifiée de « très différente » de la plupart
des bénévoles accompagnant Richard Carlile. Poursuivie pour avoir vendu
un des manifestes de Carlile, elle s’est défendue seule devant le tribunal,
interrompant sa plaidoirie pour mettre son enfant au sein ; saluée sur
l’instant par un tonnerre d’applaudissements, elle a survécu au séjour en
prison que lui a valu son infraction. Alors que la presse voyait en elle le
symbole de la vulgarité sans vergogne de la subversion radicale, Carlile l’a
dépeinte comme une femme « de santé très délicate, et, en vérité, faite toute
d’esprit, pas de matière31 ». (La façon dont la presse conservatrice présente
toujours ce qui est politiquement dangereux comme étant de nature
sexuelle, de même que la bienséance que les révolutionnaires, pour
défendre leur réputation, se croient obligés de respecter éclairent la manière
dont les femmes sont décrites par les mouvements ouvriers, et aussi ce
qu’étaient les rapports de genre à l’intérieur de ces mouvements. Il est clair
que Thompson trouve intéressante la question de la nature de ces
commentaires de presse, mais qu’il ne poursuit pas son analyse à ce
propos32.)
Une autre héroïne de Thompson est Susan Thistlewood, la femme
d’Arthur Thistlewood, le conspirateur de la rue Cato voué à une fin
tragique. Elle était, nous dit Thompson, « un personnage médiocre », mais
« une militante jacobine à part entière, d’allure froide et intellectuelle, prête
à prendre une part active à la défense (de son mari)33 ». Comme il l’a fait
pour Susannah Wright, Thompson établit une distinction entre Susan
Thistlewood et la plupart des autres femmes. Elle n’était pas « quantité
négligeable », dit-il, ce qui semblerait impliquer que la plupart des autres
femmes l’étaient. Que Thompson ait pensé de toutes les autres femmes
qu’elles étaient quantité négligeable, ou bien qu’il ait supposé que tel était
l’avis de ses lecteurs, les exemples qu’il donne aboutissent au même
résultat. Il montre que les femmes, quand elles sont exceptionnelles, sont
capables de faire preuve d’un comportement politique semblable à celui que
les hommes adoptent généralement. Les héroïnes de Thompson lui
permettent de confirmer l’ampleur du contraste entre Paine et Southcott tout
en soulignant le fait qu’il est possible aux femmes de comprendre la nature
des actions qui caractérisent la conscience politique de la classe ouvrière
anglaise dans les années 1820 et 1830, et d’agir en conséquence. Quand
elles évitaient le piège de l’émotivité verbale et qu’elles se conduisaient de
façon rationnelle, ces femmes singulières pouvaient même remplir les
conditions nécessaires pour atteindre la conscience de classe.
II
III
IV
1 Cet essai a été présenté pour la première fois lors de la rencontre de l’American Historical
Association en décembre 1983. Il a été par la suite largement réécrit et approfondi pour le séminaire
du Wesleyan Humanities Institute en décembre 1986, afin d’être publié dans Joan W. Scott, Gender
and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988.
2 E. P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, traduit de l’anglais par Gilles
Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault (1963), Paris, Gallimard, 1988.
3 Frederic Jameson, The Political Unconscious : Narrative as a Symbolic Act, Ithaca, New York,
Cornell University Press, 1981, p. 19.
4 Sur ce point, voir Jacques Rancière, « The Myth of the Artisan : Critical Reflections on a
Category of Social History », International Labor and Working Class History, no 24, 1983, p. 1-16.
5 E. P. Thompson, op. cit., p. 187.
6 La Nouvelle Gauche aux États-Unis renvoie à une formation hétérogène de groupes qui se sont
créés dans la continuité du mouvement des droits civiques et de la lutte contre la guerre du Vietnam à
partir des années 1960 et jusque dans les années 1970, et qui s’inscrivaient en rupture avec les
groupes de gauche et marxistes des années 1950.
7 E. P. Thompson, « Outside the Whale », in Out of Apathy, Londres, New Left Books, 1960,
p. 152.
8 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 13.
9 Sur le problème de l’expérience dans l’ouvrage d’E. P. Thompson, voir William Sewell Jr.,
« How Classes Are Made : Critical Reflection on E. P. Thompson’s Theory of Working-Class
Formation », in Harvey J. Kaye et Keith McClelland (dir.), E. P. Thompson : Critical Debates,
Oxford, Oxford University Press, 1987. Voir aussi Sande Cohen, Historical Culture : On the
Recoding of an Academic Discipline, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 174-229.
10 « Interview with E. P. Thompson », in MARHO, Visions of History, New York, Pantheon,
1983, p. 7.
11 Ibid.
12 E. P. Thompson, « Outside the Whale », art. cité, p. 174-175.
13 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 15 (trad. modifiée).
14 Ibid., p. 13.
15 Ibid., p. 15.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 23.
18 Ibid., p. 376.
19 Ibid., p. 375.
20 Ibid., p. 376.
21 Ibid., p. 658.
22 Ivy Pinchbeck, Women Workers and the Industrial Revolution, Londres, Routledge and Kegan
Paul, 1930.
23 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 374.
24 E. P. Thompson, « Outside the Whale », art. cité, p. 173.
25 Ibid.
26 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 14.
27 Ibid., p. 350.
28 Ibid., p. 708.
29 Ibid., p. 350. Joanna Southcott n’était liée à aucune dénomination religieuse et elle n’avait pas
de titre officiel. Toutefois, ses sermons étaient populaires et attiraient un large public.
30 Eric J. Hobsbawm, « Methodism and the Threat of Revolution », History Today, vol. 7,
no 124, 1957 ; Eric J. Hobsbawm, Primitive Rebels : Studies in Archaic Forms of Social Movements
in the Nineteenth and Twentieth Centuries, New York, Norton, 1959, p. 106-107 ; Barbara Taylor,
Eve and the New Jerusalem, op. cit. ; Deborah M. Valenze, Prophetic Sons and Daughters,
Princeton, Princeton University Press, 1985.
31 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 659.
32 Pour une approche psychanalytique de ce type d’analyse, voir Neil Hertz, « Medusa’s Head :
Male Hysteria under Political Pressure », Representations, vol. 4, 1983, p. 27-54.
33 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 636.
34 E. P. Thompson, « Interview », art. cité, p. 10.
35 E. P. Thompson, La Formation…, op. cit., p. 749.
36 E. P. Thompson, William Morris : Romantic to Revolutionary, New York, Pantheon, 1977,
p. 605.
37 Ibid., p. 721.
38 Ibid., p. 793, 803.
39 Henry Abelove, « Review Essay : The Poverty of Theory by E. P. Thompson », History and
Theory, vol. 21, 1982, p. 132-142. Pour avoir une idée de la vie au sein du Parti communiste
britannique, voir Raphael Samuel, « Staying Power : The Lost World of British Communism, Part
2 », New Left Review, vol. 156, 1986, p. 63-113.
40 Henry Abelove, art. cité, p. 138-139.
41 E. P. Thompson, « Outside the Whale », art. cité, p. 152.
42 Henry Abelove, art. cité, p. 138.
43 Il s’agit d’un corpus important dans lequel j’inclus mes propres travaux : Louise A. Tilly et
Joan W. Scott, Women, Work and Family, op. cit.
44 Barbara Taylor, « Socialist Feminism : Utopian or Scientific ? », in Raphael Samuel (dir.),
People’s History and Socialist Theory, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 163. Voir aussi
Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem, op. cit.
45 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; voir aussi Michel Foucault,
« Nietzsche, Genealogy, History », in Donald F. Bouchard et Sherry Simon (dir.), Language,
Counter-Memory, Practice : Selected Essays and Interviews, Ithaca, Cornell University Press, 1977,
p. 139-164.
46 Sally Alexander, « Women, Class and Sexual Difference », art. cité, p. 125-149.
47 Sur l’analyse des « systèmes duels », voir Jane Jenson, « Gender and Reproduction : Or,
Babies and the State », art. cité, p. 21 ; Heidi Hartmann, « Capitalism, Patriarchy, and Job
Segregation by Sex », art. cité, p. 137-170.
48 Jane Lewis, « The Debate on Sex and Class », New Left Review, vol. 149, 1985, p. 120.
49 Denise Riley, « Does a Sex Have a History ? Women and Feminism », New Formations, vol. 1,
1987, p. 35.
3
1999
La distinction sexe/genre
Les rapports entre la politique et le genre sont souvent conçus comme s’il
s’agissait de deux systèmes indépendants, ou comme deux processus en
interaction. Il y a, d’un côté, la mobilisation politique (le nationalisme, la
lutte des classes, la solidarité ethnique ou religieuse) et la transformation
politique (la révolution, la réforme du droit, la démocratisation) et, de
l’autre, le genre (les rôles normatifs assignés aux hommes et aux femmes,
les constructions sociales de la réalité biologique). D’où cette question :
comment ces systèmes s’affectent-ils l’un l’autre ? Des recherches récentes
suggèrent que cette façon de poser le problème rend opaque
l’interdépendance des deux systèmes ou processus. Les caractéristiques qui
marquent les différences entre les sexes (ce qui compte et ce qui ne compte
pas dans nos constitutions physiques et psychiques) n’existent pas
indépendamment des théories et des pratiques de la politique, elles en sont
le produit – la politique entendue non seulement comme la mobilisation de
forces en vue de défendre certains intérêts particuliers, mais comme un
appel aux fantasmes qui lui donnent toute sa dimension. (« La politique
sans fantasmes », sans la manipulation de plaisirs désirés inconsciemment,
« est une illusion », écrit la philosophe slovène Renata Salecl25.)
Une approche féministe de l’étude des révolutions politiques et sociales
du XVIIIe au XXe siècle a voulu démontrer de quelle manière l’exclusion des
femmes de la citoyenneté a été discriminatoire26. Le déni de leur
citoyenneté a placé les femmes dans une position désavantageuse au regard
de la loi si on la compare à celle des hommes, les privant de l’influence liée
au rôle public joué par quelques femmes de l’élite sous les régimes
antérieurs27. La conclusion de nombre de ces recherches fait écho à la
remarque devenue célèbre de l’historienne Joan Kelly à propos de la
Renaissance. Il y a sans doute eu une Renaissance au XVIe siècle, a-t-elle
déclaré, mais si l’on s’en tient aux principales façons de mesurer le progrès
il n’y a pas eu de renaissance pour les femmes28. De même, cela a été
souligné, les femmes n’ont pu bénéficier en tant que citoyennes des
avantages de la démocratie ni en 1776 (aux États-Unis) ni (en France) en
1789, ce qui ne les a pas empêchées de prendre part à l’action politique. Et
bien que les révolutions socialistes, intervenues plus tard, aient apporté aux
femmes la reconnaissance de leurs droits formels, cette avancée n’a pas mis
fin à une hiérarchie fondée sur le sexe, et elle ne s’est pas traduite par une
égalité véritable. En d’autres mots, l’impact majeur de ces soulèvements
révolutionnaires ne s’est pas traduit par une évolution vers le progrès29.
Ces contestations de l’idée d’une avancée uniforme du progrès ont
utilement permis de mettre en cause la prétention universaliste de certains
mouvements démocratiques ou socialistes30. Elles ont également mis en
avant la complexité de l’action politique des femmes et documenté les
nombreuses formes prises par celle-ci31. En même temps, cependant, elles
n’ont pas, le plus souvent, problématisé les façons d’interpréter la
différence sexuelle elle-même ; ici, le « genre » signifie une série fixe de
catégories opposées, masculin et féminin, et le « politique » modifie ou
perpétue les relations entre les femmes et les hommes. La question de
savoir comment le politique constitue la différence sexuelle (ou comment,
pour dire les choses autrement, la masculinité est définie par l’attribution de
ses antithèses à la féminité et de quelle façon) n’est pas directement traitée.
Pourtant, à certains moments décisifs de la mise en œuvre d’une politique
démocratique, on a vu la façon de distinguer les différences entre les sexes
être mise en cause, et discutée la pertinence du recours à l’utilisation de
l’opposition entre le masculin et le féminin. Prenons le cas de la Révolution
française. Les révolutionnaires, qui se disaient inspirés par Rousseau,
affirmaient que les femmes ne pouvaient être des citoyennes parce qu’elles
étaient différentes des hommes : elles étaient dépendantes, manquaient de
raison et d’autonomie, se montraient plus qualifiées pour la vie domestique
et la maternité, incapables d’effectuer les actes créatifs requis pour être
capables de se représenter32. Certains révolutionnaires, Nicolas de
Condorcet par exemple, ont manifesté leur désaccord en proclamant que les
différences physiques quelles qu’elles soient étaient sans conséquence pour
l’exercice des droits politiques. « Pourquoi des êtres exposés à des
grossesses et à des indispositions passagères ne pourraient-ils exercer des
droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous
les hivers, et qui s’enrhument aisément33 ? » La féministe Olympe de
Gouges a interpellé le législateur afin qu’il « cherche, fouille et distingue, si
tu peux, les sexes dans l’administration de la nature. Partout tu les trouveras
confondus34 ». Tous deux estiment que confondre citoyenneté et virilité fait
intervenir la différence sexuelle là où elle n’existe pas, là où elle n’a pas
lieu d’être. Les femmes ne deviennent visibles dans la sphère politique à
cause de leur différence qu’à partir du moment où on les en exclut en raison
de leur sexe. La différence sexuelle est donc l’effet et non la cause de
l’exclusion des femmes. En faire la cause, c’est accepter l’explication
« naturelle » proposée par les révolutionnaires pour justifier leurs actes. « Et
depuis quand est-il permis d’abjurer son sexe ? Et depuis quand est-il
décent de voir des femmes abandonner les soins pieux de leur ménage, le
berceau de leurs enfants, pour venir sur les places publiques, dans les
tribunes aux harangues, à la barre du Sénat ? Est-ce aux hommes que la
nature a confié les soins domestiques ? Nous a-t-elle donné des mamelles
pour allaiter les enfants ? » lançait le Jacobin Chaumette en répondant aux
femmes qui revendiquaient leurs droits politiques35.
Dans ces conditions, à quoi peut-on attribuer l’exclusion des femmes de
l’exercice de droits dont l’universalité a pourtant été proclamée ? Des
raisons qui portent sur le thème de la représentation ont été proposées ; elles
soulignent le fait que les révolutionnaires opposaient l’artifice et l’illusion
d’un style aristocratique « féminin » au style bourgeois « masculin » de
l’objectivité et de la rationalité. L’attaque contre l’aristocratie se doublait
ainsi de la répudiation de l’influence féminine dans la sphère publique. Et
cette interprétation conclut qu’au cours de la Révolution on a dénié aux
femmes et aux aristocrates leur droit à la représentation pour les mêmes
raisons36. D’autres ont fait appel aux travaux de Freud sur le complexe
d’Œdipe pour décrire la Révolution française comme la révolte des fils
contre le pouvoir du Père (le Roi). Dans cette interprétation, le
dénominateur commun des hommes, ce qui assure la fraternité
démocratique, repose sur la possession et l’échange des femmes37. Une
autre interprétation cependant identifie les modalités par lesquelles la notion
du « corps » (le corps réel, sexué) est utilisée pour reconfigurer l’idée qu’on
peut se faire de l’espace public38. Une autre version affirme que
l’introduction de l’idée d’égalité formelle à travers la figure de l’individu
abstrait posait un problème nouveau à l’organisation sociale et à l’identité
individuelle. Quand la hiérarchie était présumée être la forme naturelle de la
société, les rôles sociaux et les identités subjectives coïncidaient ; chacun
naissait à sa place et y restait. L’idée de l’égalité entre des individus
autonomes posait donc la question de l’identité sous un jour nouveau.
« C’est seulement quand les gens ont été vus comme formellement égaux
que la différence sexuelle en soi a pu être pensée39. » Les individus étaient
considérés comme autonomes, mais leur identité dépendait néanmoins de
leur reconnaissance par un autre. Sans cette confirmation extérieure, sans
que soit perçue sa séparation d’avec un ou plusieurs autres, l’individu
n’était pas bordé par une frontière, il n’avait donc pas une existence qui se
distinguait clairement de celle des autres40. Or l’égalité entre individus
signifiait que chacun était indépendant. Comment réconcilier l’apparente
contradiction entre dépendance et indépendance ? Les révolutionnaires ont
imaginé de nombreuses solutions : la distinction entre citoyens actifs et
citoyens passifs, entre ceux qui étaient économiquement et socialement
dépendants et ceux qui étaient indépendants, entre les femmes et les
hommes. Redéfinir des règles patriarcales en s’appuyant sur la différence
sexuelle biologiquement fondée permettait de maintenir la fiction de
l’individu autonome à la fois universel et masculin. Les « autres », dont la
reconnaissance confirmait l’individualité des hommes, ne devaient pas être,
pour leur part, considérés comme des individus – c’étaient des femmes41.
C’est ici que nous entrons dans le registre du fantasme : l’autonomie et
l’indépendance, le pouvoir de se représenter et la possession de droits
correspondaient à des fonctions phalliques, attribuées à ceux qui étaient
munis d’un pénis biologique. Et la naissance de la nation (la mise en œuvre
du contrat social) apportait la preuve du potentiel génératif du phallus : la
politique dans son ensemble était l’affaire des hommes.
Un autre exemple des connexions croisées entre la politique et la
différence sexuelle nous vient de la Pologne contemporaine. Dans cet
exemple, explique la sociologue Peggy Watson42, l’arrivée de la
démocratisation et la transition entre le communisme et le capitalisme
libéral ont été marquées par une « montée du masculinisme » dans le champ
de la société civile. Le rappel des différences « traditionnelles » ou
« naturelles » intervient pour faire régresser ou annuler des droits dont les
femmes bénéficiaient sans discussion sous le socialisme d’État. La
démocratie est félicitée pour son retour à la normalité des rapports de
genre ; c’est ainsi que l’inégalité sociale et la différence sexuelle deviennent
des références qui se renforcent mutuellement. À l’époque du socialisme
d’État, signale Watson, « l’absence de société civile et de propriété privée
avait une signification ambivalente sur le plan des relations entre les genres.
D’un côté, la limitation de l’ampleur de toute action publique
autonome […] a conduit à une égalisation substantielle des relations entre
les femmes et les hommes. Cette dimension de l’égalité a été encore
renforcée par la codification des droits des femmes fondée sur la
présupposition de leur participation pleine et entière au marché du travail.
D’un autre côté, l’absence de société civile a également favorisé une
organisation néotraditionnelle de la société dont un aspect a été la
valorisation et l’enracinement des définitions traditionnelles du genre. C’est
à l’effet combiné de ces deux séries de facteurs qu’on peut imputer le fait
que des notions profondément ancrées de la différence des genres aillent de
pair avec l’absence de tout sentiment profond d’inégalité entre eux43 ».
Dans la nouvelle organisation sociale, continue-t-elle, la société civile est
devenue une arène où se manifeste l’action des hommes, alors que la sphère
privée de la famille et du foyer – auparavant le lieu central de la résistance
contre une sphère publique synonyme d’un État autoritaire – s’est rétrécie
pour se limiter aux questions domestiques concernant les femmes.
L’attribution du pouvoir politique aux hommes ne repose pas sur
l’affirmation qu’ils auraient une expérience plus grande que les femmes
(elles ont occupé des postes officiels importants sous les régimes
précédents), ni sur celle de leurs compétences ou de leurs qualités et titres
(des opportunités en matière d’éducation ont été offertes aux deux sexes par
le régime communiste), mais sur la différence sexuelle. Un Polonais haut
placé exprime cela ainsi : « Il est impossible de parler de discrimination
contre les femmes. La nature leur a conféré un rôle différent de celui des
hommes. L’idéal qui demeure est celui de la femme mère, pour qui la
grossesse est une bénédiction44. » Les assauts contre le droit à l’avortement,
auxquels s’ajoute l’ascendance de l’Église catholique, sont l’exemple même
d’un effort explicite visant à réaliser cet idéal. « Nous allons nationaliser
ces ventres ! » a proclamé un membre du Sénat polonais45. Il ne s’agit pas
ici seulement d’une politique démographique (libérer les familles du
contrôle de l’État) ; ni d’une ligne de défense économique (retirer les
femmes du marché de l’emploi pour qu’elles n’entrent pas en compétition
avec les hommes) ; ni de la réaffirmation d’une foi religieuse profondément
ancrée. Il s’agit bien plutôt d’une vision fantasmatique qui associe le
pouvoir d’État et la masculinité de ses représentants, entraînant ainsi
l’inégalité dans l’accès aux ressources étatiques ou dans leur partage. Ce
qui permet de rappeler un vieux slogan féministe, à replacer dans un
contexte nouveau : le personnel (au sens d’un processus d’identification
profondément ressenti aussi bien consciemment qu’inconsciemment) est
politique (dans le sens de relations de pouvoir structurées) ; et, inversement,
le politique est personnel.
Le sujet de droit
1 Une version sensiblement différente de cet essai a été publiée dans Myra Marx Ferree, Judith
Lorber, Beth B. Bess (dir.), Revisioning Gender, Thousand Oaks, Sage Publications, 1999.
2 Gisela Bock, « Women’s History and Gender History : Aspects of an International Debate »,
Gender and History, vol. 1, 1989, p. 7-30 ; Mary Hawkesworth, « Confounding Gender », vol. 22,
1997, p. 649-713 ; Linda Nicholson, Gender and History : The Limits of Social Theory in the Age of
the Family, New York, Columbia University Press, 1986 ; Linda Nicholson, « Interpreting
“Gender” », Signs, vol. 20, no 1, 1994, p. 5.
3 Eve Sedgwick parle du système sexe/genre pour définir « un espace problématique plutôt
qu’une distinction claire », et elle utilise « genre » pour « nommer » cet espace. Voir Eve Kosofsky
Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris, Amsterdam, 2008, p. 49.
4 Donna J. Haraway, « “Gender” for a Marxist Dictionary : The Sexual Politics of a Word », in
Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 127-148.
5 Judith Butler, Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du sexe,
Paris, Amsterdam, 2009.
6 Parveen Adams, « A Note on the Distinction between Sexual Division and Sexual
Differences », in Parveen Adams et Elizabeth Cowie (dir.), The Woman In Question : m/f,
Cambridge, MIT Press, 1990, p. 102-109.
7 Denise Riley, « Am I That Name ? », op. cit.
8 Jane Collier et Sylvia Yanagisako (dir.), Gender and Kinship : Essays Toward a Unified
Analysis, Stanford, Stanford University Press, 1987.
9 Debra Keates, « Sexual Difference », in Elizabeth Wright (dir.), Feminism and Psychoanalysis :
A Critical Dictionary, Oxford, Blackwell, 1992, p. 402-405.
10 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. I, op. cit. ; Thomas Laqueur, La Fabrique du
sexe : essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992.
11 Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de
sexe/genre », Les Cahiers du CEDREF, vol. 7, 1998, p. 121.
12 Sigmund Freud, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1905, p. 161-162.
13 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.
14 Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1930
(éd. de 1994), p. 291.
15 Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Fantasme originaire : fantasmes des origines,
origines du fantasme, Paris, Hachette, 1985, p. 51-52.
16 Sigmund Freud, Fétichisme, in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1927 (éd. de 1994),
p. 126 (trad. modifiée).
17 Neil Hertz, « Medusa’s Head : Male Hysteria Under Political Pressure », art. cité, p. 27-54.
18 Ibid., p. 27.
19 Sigmund Freud, Remarques sur un cas de névrose de contrainte, in Œuvres complètes, vol. 9,
Paris, PUF, 1909 (éd. de 1988), p. 178.
20 Sigmund Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, in Œuvres complètes, vol. 13, 1915 (éd. de
1988), p. 151.
21 Charles Shepherdson, « The Epoch of the Body : Need and the Drive in Kojève and Lacan »,
in H. Haber et G. Weiss (dir.), Perspectives on Embodiment : Essays from the NEH Institute at Santa
Cruz, New York, Routledge, 1999.
22 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 24.
23 Parveen Adams et Jeff Minson, « The “Subject” of Feminism », in Adams et Cowie, op. cit.,
p. 82.
24 Siân Reynolds, France Between the Wars : Gender and Politics, Londres, Routledge, 1996 ;
Mary Louise Roberts, Civilization Without Sexes : Reconstructing Gender in Postwar France, 1917-
1927, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
25 Renata Salecl, « Society Doesn’t Exist », The American Journal of Semiotics, vol. 7, 1994,
p. 52.
26 Barbara J. Nelson et Najma Chowdhury (dir.), Women and Politics Worldwide, New Haven,
Yale University Press, 1994.
27 Joan B. Landes, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithaca,
Cornell University Press, 1988.
28 Joan Kelly-Gadol, « Did Women Have a Renaissance », in Bridenthal et Koonz (dir.),
Becoming Visible : Women in European History, Boston, Houghton Mifflin, 1977.
29 Marilyn Boxer et Jean Quataert, Socialist Women : European Socialist Feminism in the
Nineteenth and Early Twentieth Centuries, New York, Elsevier, 1978.
30 Barbara Taylor, Eve and the New Jerusalem, op. cit.
31 Linda K. Kerber, Women of the Republic : Intellect and Ideology in Revolutionary America,
Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1980 ; et Toward an Intellectual History of Women,
Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1997 ; Mary B. Norton, Liberty’s Daughters : The
Revolutionary Experience of American Women, 1750-1800, Boston, Little, Brown, 1980 ; et
Founding Mothers and Fathers : Gendered Power and the Forming of American Society, New York,
Knopf, 1996.
32 Linda Zerilli, Signifying Woman : Culture and Chaos in Rousseau, Burke, and Mill, Ithaca,
Cornell University Press, 1994.
33 Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de cité, 3 juillet 1790, p. 122 (source
électronique).
34 Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791.
35 Chaumette. Réimpression de l’Ancien Moniteur, 27 brumaire an II, 17 novembre 1793, t.
XVII.
36 Joan B. Landes, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, op. cit.
37 Lynn Hunt, The Family Romance of the French Revolution, Berkeley, University of California
Press, 1992.
38 Dorinda Outram, The Body and the French Revolution : Sex, Class and Political Culture, New
Haven, Yale University Press, 1989.
39 Renata Salecl, The Spoils of Freedom…, op. cit., p. 11 ; Michael Sonenscher, The Hatters of
Eighteenth-Century France, Berkeley, University of California Press, 1987, p. 10.
40 Michael Warner, « Thoreau’s Bottom », Raritan II, 1992, p. 53-79.
41 Joan W. Scott, La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme,
trad. de l’anglais par Marie Bourdé et Colette Pratt, Paris, Albin Michel, 1998.
42 Peggy Watson, « The Rise of Masculinism in Eastern Europe », New Left Review, vol. 198,
1993, p. 71-82.
43 Ibid., p. 71.
44 Ibid., p. 73.
45 Ibid.
46 Jean B. Elshtain, Public Man, Private Woman. Women in Social and Political Thought,
Princeton, Princeton University Press, 1981 ; Christine Fauré, La Démocratie sans les femmes : essai
sur le libéralisme en France, Paris, PUF, 1985 ; Carole Pateman, Le Contrat sexuel, trad. Charlotte
Nordmann, Paris, La Découverte, 2010.
47 Siân Reynolds (dir.), Women, State, and Revolution : Essays on Power and Gender in Europe
Since 1789, Brighton, Harvester, 1986 ; Susan M. Okin, Women in Western Political Thought,
Princeton, Princeton University Press, 1979.
48 Evelyn F. Keller, Reflections on Gender and Science, New Haven, Yale University Press,
1985 ; Margaret W. Rossiter, Women Scientists in America : Struggles and Strategies to 1940,
Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1982, et Women Scientists in America Before
Affirmative Action, 1940-1972, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1995 ; Penina
M. Glazer et Miriam Slater, Unequal Colleagues : The Entrance of Women into the Professions,
1890-1940, New Brunswick, Rutgers University Press, 1987.
49 Anne Phillips et Barbara Taylor, « Sex and Skill : Notes Toward a Feminist Economics », in
Joan W. Scott (dir.), Feminism and History, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 317-330 ; Joan
W. Scott, « La travailleuse », in G. Duby et M. Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. IV
(dir. G. Fraisse et M. Perrot), Paris, Plon, 1991.
50 Federal Glass Ceiling Commission, A Solid Investment : Making Full Use of the Nation’s
Human Capital : Recommendations of the Federal Glass Ceiling Commission, Washington, DC,
1995.
51 Ibid.
52 Hana Havelkova, « Transitory and Persistent Differences : Feminist East and West », in Scott,
Kaplan et Keates (dir.), Transitions, Environments, Translations : Feminisms in International
Politics, New York, Routledge, 1997, p. 57.
53 Ibid., p. 59.
54 Ibid., p. 61.
55 The Human Rights Watch Global Report on Women’s Human Rights, New York, Human Rights
Watch, 1995.
56 J. K. Gibson-Graham, The End of Capitalism (As We Knew It) : A Feminist Critique of
Political Economy, Oxford, Blackwell, 1996.
57 Mamphela Ramphele, « Whither Feminism ? », in Scott, Kaplan et Keates (dir.), Transitions,
Environments, Translations, op. cit., p. 336.
58 Hubertine Auclert, « La Citoyenne », La Citoyenne, 13 février 1881.
59 Judith Butler, « Contingent Foundations : Feminism and the Question of “Post-modernism” »,
in Judith Butler et Joan W. Scott (dir.), Feminists Theorize the Political, New York, Routledge, 1992 ;
Gayatri C. Spivak, « French Feminism Revisited : Ethics and Politics », in Butler et Scott (dir.),
Feminists Theorize the Political, op. cit., p. 54-85.
60 Parveen Adams et Jeff Minson, « The “Subject” of Feminism », in Adams et Cowie (dir.), op.
cit., p. 99.
61 Wendy Brown, States of Injury : Power and Freedom in Late Modernity, Princeton, Princeton
University Press, 1995.
62 Patricia J. Williams, The Alchemy of Race and Rights : Diary of a Law Professor, Cambridge,
Harvard University Press, 1991, p. 153.
63 Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, Special issue on « Universalism », vol. 7,
printemps 1995.
64 Chinua Achebe, « Impediments to Dialogue Between North and South », in Hopes and
Impediments : Selected Essays, New York, Doubleday, 1989, p. 9.
65 Françoise Collin, « Actualité de la parité », Projets féministes, no 4-5, 1995, p. 103.
66 Carol Gilligan, In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development, op. cit.
67 Catherine A. MacKinnon, « Feminism, Marxism, Method, and the State : Toward Feminist
Jurisprudence », Signs, vol. 8, 1983, p. 658.
68 W. Brown, States of Injury…, op. cit., p. 97.
69 Ibid., p. 134.
70 Renata Salecl, « Society Doesn’t Exist », The American Journal of Semiotics, vol. 7, 1994,
p. 127.
71 Ibid., p. 133. J’ai pris quelques libertés dans mon interprétation de Salecl (art. cité, p. 133), qui
s’oriente en fait principalement vers la théorie de la différence sexuelle de Lacan. Pour Lacan, le
sujet vient à exister grâce au langage, ce dernier reposant sur la différence sexuelle ; on peut alors
penser qu’aucun sujet n’est pas sexué. Mais Salecl explique que, quand les droits sont reconçus
comme des expressions du désir plutôt que comme des choses que l’on possède, on supprime
l’individu abstrait. Ensuite le désir – l’aspiration humaine, l’orientation de l’imagination – peut
devenir le fondement d’une politique plus égalitaire. La question qui survient est, je suppose, de
savoir si le désir, dans cette conception-ci, est infléchi par la différence sexuelle.
72 Jacques Lacan, Séminaire (1959-1960). L’Éthique, Paris, PUF, 1981.
73 Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986 ; Miami Theory
Collective, Community at Loose Ends, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1991 ; Giorgio
Agamben, La Communauté qui vient, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990.
74 Signs : Journal of Women in Culture and Society, « Conference Reports [from Beijing] »,
vol. 22, 1996, p. 181-226.
75 R. W. Connell, Gender and Power : Society, the Person and Sexual Politics, Stanford, Stanford
University Press, 1987.
4
Sécularité ou sexularité ?
Un peu d’histoire
La capacité d’agir
Conclusion
Je n’ai pas cherché à démontrer qu’il n’existe aucune différence entre la
façon dont les sociétés laïques et les sociétés théocratiques traitent les
femmes. Il y a des différences, bien entendu, des différences qui comptent
quand il s’agit des opportunités offertes aux femmes (et aux hommes) au
cours de leur vie. Mais j’insiste cependant sur le fait que ces différences ne
sont pas toujours aussi tranchées que le suggèrent les débats actuels. Que
l’intensité de la distinction contribue à obscurcir les problèmes qui restent, à
l’évidence, présents dans les sociétés laïques, lesquelles considèrent comme
négatif tout ce qui relève du religieux. De plus, cette approche présuppose
que, contrairement à la laïcité, le religieux échappe à l’influence de
circonstances historiques changeantes, qu’il n’est pas, en soi, un
phénomène « moderne », alors qu’il l’est, bien entendu. L’un des problèmes
majeurs que la laïcité rend opaques est l’idée même d’égalité – ou, pour
dire les choses avec davantage de précision, l’idée du rapport
qu’entretiennent l’égalité et la différence. Combien pèse l’égalité face à la
différence ? Comment réconcilier les différentes formes d’égalité –
politique, substantive, subjective – et le fait que l’une d’entre elles ne
garantit pas les autres ? C’est une difficulté avec laquelle la laïcité libérale
s’est débattue au cours de sa longue histoire, et pas seulement pour ce qui
concerne les femmes et les hommes. Une tentative de résolution – celle,
dramatique, dont nous sommes les témoins, a trait à l’islam – conduit à
déplacer le problème vers d’autres sociétés, dissemblables et indéfendables.
C’est ce déplacement que j’ai mis en cause dans cet essai, en mettant
l’accent sur la nécessité d’une approche historique plus nuancée et plus
complexe de ces deux concepts supposés antithétiques : le religieux et le
séculier. Une telle approche offre non seulement une meilleure
compréhension de ce qui se passe des deux côtés de la ligne séparant ces
concepts ; elle met en question la séparation elle-même en révélant
l’interdépendance conceptuelle des deux, ainsi que la fonction politique que
remplit cette séparation. Une voie s’ouvre alors qui mène à une façon
différente de réfléchir non seulement sur les autres et sur nous-mêmes, mais
également sur la nature de notre relation, et sur celle, nouvelle, que nous
pourrions désirer construire.
1 Une fois trouvé le titre de cet article, j’ai été alertée par la vidéo d’une conférence donnée par
Ann Pellegrini à l’université de Santa Barbara et intitulée « Sexularism : Religious Freedom
American Style ». Pellegrini utilise ce terme pour désigner les différentes manières dont le sexe, et en
particulier la morale sexuelle associée aux préceptes religieux, continue d’influer sur nos sociétés
laïques. Voir http://www.uctv.tv/search-details.aspx?showID=15371. Voir également Janet
R. Jakobsen et Ann Pellegrini, Love the Sin : Sexual Regulation and the Limits of Religious
Tolerance, Boston, Beacon Press, 2004.
2 Martha Nussbaum soutient l’idée selon laquelle « la satisfaction sexuelle participe pleinement
de l’intégrité corporelle, elle constitue pour l’être humain une aptitude fonctionnelle centrale ». L’état
laïque devient le lieu où « l’humain dans son authenticité » se définit. Nussbaum, Women and Human
Development : The Capabilities Approach, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 78-79.
3 Cité dans Dominic McGoldrick, Human Rights and Religion : The Islamic Debate in Europe,
Portland, Hart Publishing, 2006, p. 89. Sur les débats à propos du voile en France, voir Joan W. Scott,
The Politics of the Veil, Princeton, Princeton University Press, 2007. Voir aussi John Bowen, Why the
French Don’t Like Headscarves : Islam, the State and Public Space, Princeton, Princeton University
Press, 2006.
4 Dahlab c/Suisse, Décision de la Cour européenne des droits de l’homme, 15 février 2001, citée
ibid., p. 128, 206.
5 Cité in A. D. Smith, « France divided as Headscarf Ban is Set to Become Law », The Observer,
1er février 2004.
6 Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1964, p. 129.
7 Madelyn Gutwirth, The Twilight of the Goddesses : Women and Representation in the French
Revolutionary Era, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1992, p. 275.
8 Ibid., p. 364.
9 Ibid., p. 365.
10 Ibid.
11 Richard Cobb, Les Armées révolutionnaires : instrument de la terreur dans les départements,
avril 1793-floréal an II, Paris, Mouton, 1961-1963, p. 646.
12 Charles Taylor, L’Âge séculier, traduit par Patrick Savidan, Paris, Seuil, 2007, p. 303-304.
13 Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de
1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2004, p. 47-55.
14 Talal Asad, Formations of the Secular : Christianity, Islam, Modernity, Stanford, Stanford
University Press, 2003, p. 59.
15 Ibid., p. 25.
16 Hussein Ali Agrama, « Secularism, Sovereignty, Indeterminancy : Is Egypt a Secular or a
Religious State ? », Comparative Studies in Society and History, vol. 52, no 3, 2010, p. 519.
17 Carol Christ, « Victorian Masculinity and the Angel in the House », in Martha Vicinus (dir.), A
Widening Sphere : Changing Roles of Victorian Women, Bloomington, Indiana University Press,
1977, p. 146-162 ; Gay Gullickson, Unruly Women of Paris : Images of the Commune, Ithaca, New
York, Cornell University Press, 1996.
18 Richard Cobb, op. cit., p. 646-647.
19 Thomas Laqueur, La Fabrique du sexe, op. cit., p. 221.
20 « Convention nationale. Séance du 9 Brumaire », Réimpression de l’Ancien Moniteur, vol. 18,
p. 299 ; Darlene Levy, Harriet Applewhite et Mary Johnson (dir.), Women in Revolutionary Paris,
1789-1795, op. cit., p. 215.
21 L’idée n’est pas nouvelle, elle est le fruit de plusieurs décennies de recherches historiques
issues du féminisme de la deuxième vague qui sont pourtant parfois oubliées dans le contexte des
débats actuels sur les musulmans.
22 Carole Pateman, Le Contrat sexuel, op. cit., p. 27.
23 Pour plus d’informations sur la présence des femmes dans les différentes institutions
parlementaires du monde, voir les statistiques compilées par l’Union interparlementaire :
http://www.ipu.org/wmn-e/classif.htm.
24 Nancy Cott, The Grounding of Modern Feminism, New Haven, Yale University Press, 1987,
p. 185-187.
25 Wendy Brown, « The “Jewish Question” and the “Woman Question” », in Joan W. Scott et
Debra Keates (dir.), Going Public : Feminism and the Shifting Boundaries of the Private Sphere,
Urbana, University of Illinois Press, 2004, p. 36.
26 Éric Fassin, « The Rise and Fall of Sexual Politics. A Transatlantic Comparison », Public
Culture, vol. 18, no 1, hiver 2006, p. 79-92 ; Fassin, « L’empire du genre. L’histoire politique
ambiguë d’un outil conceptuel », L’Homme, no 187-188, juillet-décembre 2008, p. 375-392.
27 Cité dans Roselyne Bachelot et Geneviève Fraisse, Deux femmes au royaume des hommes,
Paris, Hachette, 1999, p. 12.
28 Conseil d’État, Réflexions sur la laïcité, Rapport public 2004, p. 295.
29 Ibid., p. 341.
30 Julia Clancy-Smith, « Islam, Gender and Identities in the Making of French Algeria, 1830-
1962 », in Julia Clancy-Smith et Frances Gouda (dir.), Domesticating Empire : Race, Gender and
Family Life in French and Dutch Colonialism, Charlottesville, University of Virginia Press, 1996,
p. 154-155.
31 Paul Silverstein, Algeria in France : Transpolitics, Race, and Nation, Bloomington, Indiana
University Press, 2004, p. 52.
32 Todd Shepard, 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, trad. par
Claude Servan-Schreiber, Paris, Payot, 2008, p. 243-245.
33 Eddy Souffrant, « To Conquer the Veil : Woman as a Critique of Liberalism », in Lewis
Gordon, T. D. Sharpley-Whiting et Renée White (dir.), Fanon : A Critical Reader, Cambridge,
Wiley-Blackwell, 1996, p. 177 ; Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile », in Sociologie d’une
révolution : l’an V de la révolution algérienne, Paris, Maspero, 1968, p. 31.
34 Frantz Fanon, art. cité.
35 Marnia Lazreg, The Eloquence of Silence : Algerian Women in Question, New York,
Routledge, 1994, p. 49 ; Anouar Majid, « The Politics of Feminism in Islam », Signs, vol. 23, no 2,
hiver 1998, p. 351.
36 Afsaneh Najmabadi, « Gender and the Sexual Politics of Public Visibility in Iranian
Modernity », in Joan W. Scott et Debra Keates (dir.), Going Public, op. cit., p. 60.
37 Richard Stites, The Women’s Liberation Movement in Russia : Feminism, Nihilism, and
Bolshevism, 1860-1930, Princeton, Princeton University Press, 1978, p. 327.
38 Riva Kastoryano, « Religion and Incorporation : Islam in France », non publié, présenté lors
des rencontres de l’International Studies Association, février 2009, p. 12.
39 Kathleen Sands, « Feminisms and Secularisms », in Janet Jakobsen et Ann Pellegrini (dir.),
Secularisms, Durham, Duke University Press, 2008, p. 315.
40 Phyllis Mack, « Religion, Feminism, and the Problem of Agency : Reflections on Eighteenth-
Century Quakerism », in Sarah Knott et Barbara Taylor (dir.), Women, Gender, and Enlightenment,
Hampshire, Palgrave Macmillan, 2005, p. 434.
41 Ibid., p. 439.
42 Saba Mahmood, Politique de la piété : le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, trad.
par Nadia Marzouki, Paris, La Découverte, 2009, p. 32.
43 Ibid., p. 36.
44 Mack, art cité., p. 439.
45 Ibid., p. 454.
46 Saba Mahmood, op. cit., p. 57.
47 Talal Asad, op. cit., p. 229-30.
48 Saba Mahmood, op. cit., p. 47.
49 Phyllis Mack, art cité., p. 445.
50 Saba Mahmood, op. cit., p. 64.
51 Ibid., p. 229-230.
52 New York Times, 30 septembre 2008.
53 Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent, Paris, La
Fabrique, 2008, p. 30.
54 Ibid., p. 42.
55 Pour l’anthropologue Mayanthi Fernando, les femmes musulmanes françaises qui portent le
hijab sont placées dans une situation impossible. Leur engagement religieux passe par le port du
hijab, mais celui-ci entre en contradiction avec la demande de l’État qui veut que tout engagement de
cette nature soit privé. Pour ces femmes, le port du foulard constitue une obligation religieuse choisie
librement. Or, étant donné que la laïcité à la française n’accepte pas l’idée de ce libre choix, qu’elle y
voit un choix imposé, ces femmes sont perçues comme étant soit malhonnêtes, soit les victimes d’une
forme de pression sociale. « Reconfiguring Freedom : Muslim Piety and the Limits of Secular Public
Discourse and Law », American Ethnologist, vol. 37, no 1, 2010, p. 19-35.
56 Chouder et al., op. cit., p. 127.
57 Ibid., p. 288.
58 New York Times, 14 octobre 2008.
59 Nilüfer Göle, Interpénétrations : l’Islam et l’Europe, Paris, Galaade, 2005, p. 27.
60 Ibid., p. 123.
61 New York Times, 14 octobre 2008.
62 Chouder et al., op. cit., p. 310-311.
63 Ibid., p. 327.
64 Ibid., p. 238.
65 Cour européenne des droits de l’homme, Arrêt de la Grande Chambre : Leyla Sahin c. Turkey,
opinion dissidente de Madame la Juge Tulkens, 2005, p. 48-49.
66 Talal Asad, op. cit., p. 197.
67 Chouder et al., op. cit., p. 53.
68 Ibid., p. 217.
69 J’ai conscience que les théoriciens queer s’opposent fermement à ce type de propos. Comme
Michael Warner m’a répondu à ce sujet : « Venant du milieu queer et trans, il m’est difficile de
prendre pour argent comptant ce genre de discours inspiré de la psychanalyse qui traite du
dimorphisme de la différence sexuelle et qu’on retrouve souvent dans les débats en France. Tout
autant qu’il m’est difficilement imaginable que le désir puisse être le même pour tout le monde »
(correspondance personnelle, 26 août 2010). Je dirais qu’il y a une différence entre la retranscription
littérale de ce type de discours faite par certains psychanalystes et les vulgarisateurs du discours
psychanalytique – pour le dire brièvement, la notion que l’anatomie est une destinée – et les théories
de Freud, Lacan et leurs disciples que j’ai cités. Pour ces derniers, la différence sexuelle est un
problème, non pas une prescription, et les fantasmes qui en découlent donnent lieu à des identités,
identifications et pratiques variées, queer, hétérosexuelles, trans et autres. Loin d’être « le même pour
tout le monde », le désir est alors pensé comme un processus dont la direction et la substance restent
des questions ouvertes à examiner dans leur contexte et leur spécificité.
70 Bruce Fink, The Lacanian Subject : Between Language and Jouissance, Princeton, Princeton
University Press, 1995, p. 104.
71 Jacques Lacan, Encore : le Séminaire, livre XX, Paris, Seuil, 1975.
72 Bruce Fink, op. cit., p. 113.
73 Ibid., p. 112.
5
2011
L’idée qu’il existe un caractère national a une longue histoire derrière elle
(et pas seulement en France) ; elle appartient à ce qu’on a l’habitude de
présenter comme étant la vérité sur l’émergence des États-nations. Selon
l’expression d’Eric Hobsbawm, les idéologies nationalistes sont des
« traditions inventées » ; pour Benedict Anderson, ce sont des « imaginaires
nationaux8 ». On les construit de manière discursive sous toutes sortes de
formes : en les opposant à d’autres nations dont les différences permettent
de mettre en évidence la supériorité de la mère patrie ; en effaçant la
diversité au sein de la nation ; en décrétant que des traits comportementaux
distincts sont les signes de l’appartenance nationale ; en fabriquant des
histoires qui proposent des filiations naturalisées et prouvent l’existence
d’une famille nationale installée depuis longtemps. Ces histoires sont la
matière de ce que j’ai appelé ailleurs l’« écho-fantasme9 » et fournissent des
scènes à l’identification imaginaire grâce à laquelle une nouvelle génération
plonge ses racines dans le passé.
Le mythe français de la séduction est particulièrement intéressant parce
qu’il diffère des représentations du genre et de la famille généralement
utilisées pour décrire l’organisation des États et les traits d’un caractère
national. Dans les versions typiques, la famille sert de modèle à l’État, elle
est l’exemple même d’une hiérarchie basée sur la différence naturelle,
laquelle justifie la prééminence des hommes en tant que dirigeants de la
nation. Les femmes sont décrites comme incarnant la tradition intemporelle
et l’authenticité de la culture, alors que les hommes sont les agents de
l’histoire ; c’est par eux que les choses avancent, et leurs actions marquent
les étapes de la montée en puissance de la nation. Si la question des rapports
entre les sexes est posée, c’est généralement à propos de la procréation –
l’évaluation de ce qu’il convient de faire pour que la population se
reproduise à un rythme qui contribue à la prospérité et au bien-être
commun. La sexualité fait l’objet d’une discussion fonctionnelle, examinée
sous l’angle d’une stricte division du travail reproductif : la contribution
masculine, d’importance primordiale, est à l’origine du processus (et
conduit souvent à donner son nom au produit final), mais ce sont les
femmes qui portent, nourrissent et élèvent les enfants de la nation. De ce
processus découlent les distinctions entre le public et le privé, le politique et
le domestique, l’actif et le passif, la raison et la passion. La sexualité, en
tant que recherche et assouvissement du désir, jeu amoureux et activité
conjugale, demeure cantonnée dans le domaine du privé ; il est possible
qu’on s’y réfère de façon oblique, ou qu’elle soit évoquée
métaphoriquement, mais elle n’est pas habituellement considérée comme
une dimension du caractère national.
La théorie française de la séduction propose un scénario très différent.
Elle place au premier plan les agréments de la sexualité, qu’elle considère
comme la composante essentielle des relations entre les genres ; ces
agréments ne concernent ni la famille ni les enfants. Ils ne sont pas régis par
la loi, mais par le rituel ; ils ne dépendent pas de préceptes formels, mais
reposent sur une connaissance mutuelle de la règle du jeu. La séduction ne
remplit aucune fonction sociale évidente et pourtant, dans les écrits des
chantres de la « spécificité française », elle devient un modèle pour certains
aspects du fonctionnement de la société. Dans ce modèle, la différence est
vue comme un terrain de jeu ; ce terrain n’est pas celui de la guerre des
sexes ni celui de la lutte des classes. Le conflit, la coercition et la
domination masculine n’ont aucune part dans cette vision de la séduction.
Au contraire, aux désirs différents des femmes et des hommes est accordée
la plus grande liberté. Des scènes montrant la quête joyeuse du plaisir
sexuel invitent le lecteur à s’identifier à ces images, stimulant leur propre
désir d’endosser les mêmes rôles et de voir dans ceux-ci le fondement d’un
autre système de relations entre les personnes. Je souligne l’importance de
cet aspect de la théorie, car il met au jour une contradiction au sein de la
théorie elle-même : d’un côté, la séduction est l’affaire des mœurs
(sexuelles), une affaire purement privée. De l’autre, elle est publique,
proposée comme un modèle d’organisation sociale.
Ceux qui font grand cas de la séduction, cette « singularité » française,
avancent que son origine aristocratique ne contredit guère les valeurs
démocratiques. « La différence entre la France et d’autres démocraties ne
porte pas sur l’égalité “formelle” ni même sur l’égalité “réelle” : elle vient
plutôt d’une certaine économie passionnelle, qui se traduit par
l’investissement mi-sérieux, mi-ironique de rôles réputés traditionnels10 »,
écrit Raynaud. Profondément ancrée dans l’identité nationale – le fruit
heureux d’une histoire dans laquelle les manières raffinées de l’aristocratie
ont été incorporées dans les pratiques républicaines – se trouve « une
qualité particulière d’ironie qui préserve ce qu’il y a de précieux dans la
différence des sexes, sans renoncer à exiger le droit et la dignité11 ».
Le foulard et la République
1 Cet article s’appuie sur une communication présentée lors de la table ronde intitulée « The
Future of Feminist History », pendant la réunion de l’American Historical Association, à Chicago, en
janvier 2003.
2 Lois Banner et Mary Hartman, Clio’s Consciousness Raised : New Perspective on the History of
Women, Sex and Class in Women’s History, New York, Harper and Row, 1974.
3 Platon, Œuvres complètes, tome 4, 3e partie : Phèdre, traduit par Léon Bobin, Paris, Les Belles
Lettres, 1933, 245 a, p. 32.
4 http://eliki.com/portals/fantasy/circle/clio.html et
http://homepage.mac.com/cparada/GML/muses.html, consultés le 13 novembre 2002. Je tiens à
remercier Froma Zeitlin pour ces références.
5 Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 9, no 3, 1997.
6 Ann Firor Scott, Sara Evans, Elizabeth Faue et Susan Cahn, « Women’s History in the New
Millennium : A Conversation Across Three Generations », Journal of Women’s History, partie 1,
vol. 11, printemps 1999, p. 9-30 ; partie 2, vol. 11, été 1999, p. 199-220. Les citations du texte font
référence à cette conversation.
7 C’est le cas tant au niveau national qu’international, le travail de la Convention sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes des Nations unies en étant l’exemple le
plus clair. Voir Françoise Gaspard, « Les femmes dans les relations internationales », Politique
étrangère, vol. 3-4, 2000, p. 731-741.
8 Jacques Derrida, « Women in the Beehive : A Seminar », in Alice Jardine et Paul Smith (dir.),
Men in Feminism, New York, Methuen, 1987, p. 190. [NdT : la citation est une traduction du texte
d’origine qui a été publié en anglais.]
9 Bill Readings, The University in Ruins, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1996, p. 32.
10 Nancy Cott, The Grounding of Modern Feminism, New Haven, CT, Yale University Press,
1987.
11 Platon, Phèdre, 245 a.
12 Carroll Smith-Rosenberg, « The Female World of Love and Ritual : Relations Between
Women in Nineteenth-Century America », Signs, vol. 1, automne 1975, p. 1-29.
13 Bonnie Anderson, Joyous Greetings : The First International Women’s Movement, 1830-1860,
New York, Oxford University Press, 2000 ; Leila J. Rupp, Worlds of Women : The Making of an
International Women’s Movement, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1997.
14 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie : extrait de métapsychologie », Sociétés, vol. 4, no 86,
2004, p. 7.
15 Ibid., p. 12.
16 Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La
Découverte, 2005.
17 Pour une analyse claire et percutante de l’état des Women’s studies actuellement, voir Wendy
Brown, « Women’s Studies Unbound : Revolution, Mourning, Politics », parallax, vol. 9, no 2, 2003,
p. 3-16.
18 Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », in
Écrits, op. cit., p. 793-829. Voir également Dylan Evans, An Introductory Dictionary of Lacanian
Psychoanalysis, « Desire », Londres, Routledge, 1996, p. 37.
19 Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973,
p. 172.
20 Wendy Brown et Janet Halley (dir.), Left Legalism/Left Critique, Durham, NC, Duke
University Press, 2002, p. 28.
21 Ibid., p. 26.
22 Ibid., p. 30.
23 Ibid., p. 29.
24 Ibid., p. 32.
25 Joan W. Scott, La Citoyenne paradoxale, op. cit.
26 L’Equal Rights Amendment (ERA) a été proposé afin que l’égalité entre hommes et femmes
soit inscrite dans la Constitution des États-Unis. Cet amendement a été voté et approuvé par le
Congrès en 1972, mais il n’a pas été ratifié par suffisamment d’États avant la date limite de juin 1982
pour pouvoir entrer en vigueur. Le titre IX de la loi sur l’éducation de 1972 garantit l’égalité d’accès
des femmes aux programmes éducatifs financés par des fonds du gouvernement fédéral. Il a ouvert
de nouvelles possibilités aux femmes, en particulier dans le domaine du sport au lycée et à
l’université.
27 Wendy Brown, States of Injury, op. cit.
28 Voir la traduction en français, Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur
les femmes et systèmes de sexe/genre », art cité.
29 Natalie Zemon Davis, « “Women’s History” in Transition : The European Case », réimprimé
dans Feminism and History, p. 79-104.
30 On peut trouver les communications issues de cette conférence dans Carole S. Vance (dir.),
Pleasure and Danger : Exploring Female Sexuality, New York, Routledge, 1984.
31 Denise Riley, « Am I That Name ? », op. cit.
32 Ann Snitow, « A Gender Diary », in Marianne Hirsch et Evelyn Fox Yeller, Conflicts in
Feminism, Londres, Routledge, 1990, p. 9-43.
33 Evelyn Brooks Higginbotham, « African-American Women’s History and the Metalangue of
Race », réimprimé dans Feminism and History, p. 183-208, en particulier p. 202.
34 Afsaneh Najmabadi, « Teaching and Research in Unavailable Intersections », Differences : A
Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 9, no 3, 1997, p. 76.
35 Stuart Hall, cité dans Wendy Brown, Politics out of History, Princeton, NJ, Princeton
University Press, 2001, p. 41.
36 Voir Ellen Rooney, « Discipline and Vanish : Feminism, the Resistance to Theory, and the
Politics of Cultural Studies », Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 2, automne
1990, p. 14-28.
37 Robyn Wiegman, « What Ails Feminist Criticism ? A Second Opinion », Critical Inquiry,
vol. 25, hiver 1990 ; Robyn Wiegman, « Feminism, Institutionalism, and the Idiom of Failure »,
Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 11, automne 1999-2000, p. 107-136.
38 Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson (dir.), Powers of Desire, op. cit.
39 Ibid., p. 43.
40 Brown et Halley, op. cit., p. 33.
41 http://homepage.mac.com/cparada/GML/MUSES.html, consulté le 13 novembre 2002.