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POUR INTRODUIRE À
LA PSYCHANALYSE
AUJOURD'HUI
SÉMINAIRE 2001-2002
DU MÊME AUTEUR
À PARAÎTRE
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
propre Signorelli sont examinés avec précision dans cette perspective qui
s'avère heuristique.
À partir de la distinction lacanienne du Un et du a, de la différence
déjà établie par Freud entre la réalité, le monde des représentations et le
réel de l'Autre Scène, Charles Melman réarticule les lois qui gouvernent
ce lieu Autre. Ce ne sont plus celles de l'espace euclidien, de la castra-
tion, du semblant, de l'identique à soi, du même; elles relèvent bien plu-
tôt d'une topologie des surfaces et du nœud borroméen, de la pure dif-
férence, de la non identité à soi, du continu sans coupure.
Le lecteur appréciera lui-même, à partir de ses questions, ce que ce
séminaire, soutenu durant toute l'année 2001-2002 au rythme d'une
leçon par semaine, est susceptible de lui apporter. Cela dépendra égale-
ment de sa disponibilité à se laisser solliciter par ce qui est ici avancé de
décisif sur nombre de questions encore en suspens dans la psychanalyse :
le transfert et la fin de la cure, le refoulement, le statut du symptôme,
bref sur sa capacité à faire acte dans la civilisation.
Resterait à examiner les raisons pour lesquelles cette introduction,
que l'on pourrait dire lacanienne, à la psychanalyse aujourd'hui est
venue mettre un terme à un enseignement de plus de vingt ans qui fut
précieux pour beaucoup.
Le moment était-il venu pour eux de prendre leurs responsabilités et
de se déterminer sur un certain nombre de points, comme semble le sug-
gérer la dernière leçon du 13 juin 2002 ? Notamment sur la question de
l'interprétation du concept de refoulement, dès lors que ce mécanisme
serait d'abord lié au fonctionnement du langage, à sa physiologie, à l'ef-
fet d'une stochastique, ainsi que paraît le montrer le séminaire sur « La
lettre volée » qui inaugure les Écrits, le mythe d'Œdipe ne faisant que
donner une forme épique à la structure.
À chacun sur cette question et sur d'autres, soulevées par Charles
Melman dans ce séminaire, de proposer une réponse, s'il le souhaite.
Claude Landman
Juillet 2005
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Séminaire I
du 11 Octobre 2001
B
onsoir ! Je vais tenter ce que serait aujourd'hui une introduc-
tion à la psychanalyse, en donnant le type d'éléments qui
constituerait la propédeutique utile pour qui voudrait avancer
dans ce domaine à partir de quelques éléments stables et consistants.
Le texte de Freud Introduction a la psychanalyse *, daté de 1915, a été
écrit durant la guerre, pour des raisons qui nous importent, le souci de
se rappeler à l'attention d'un public qui, à vrai dire, en 1915 à Vienne,
avait d'autres chats à fouetter et dont la première préoccupation n'était
sûrement pas la psychanalyse, situation dont Freud éprouvait les incon-
vénients au niveau de son activité quotidienne. Il tente donc de se rap-
peler à l'attention d'un large public par un ouvrage qui conserve la digni-
té et l'essentiel de ce que la psychanalyse peut apporter dans le champ
aussi bien de la thérapie que de la culture.
C'est un ouvrage aujourd'hui éminemment touchant. Touchant parce
que le souci de Freud est de faire entrer les manifestations de l'incons-
cient dans le champ de l'évidence. On est aussitôt sensible à l'antinomie
qui peut exister, à l'hétérotopie qu'il peut y avoir entre d'une part ce que
nous appelons le champ de l'évidence c'est-à-dire de la réalité, et puis ce
1. Vorlesungen zur Einfiïrung in die Psychoanalyse, 1916, a été traduit dans la Petite biblio-
thèque Payot, 1966, 2001, sous le titre Introduction à la psychanalyse, et aux éditons
Gallimard, 1999, sous le titre Conférences d'introduction à la psychanalyse. Nous don-
nerons les paginations de ces deux éditions.
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2. L'interprétation des rêves, 1900, trad. fr. I. Meyerson, Paris, P.U.F., 1926.
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pucelle d'Orléans, «le connétable renvoie son épée», ou bien «je vous
invite à boire à la santé de notre chef», voilà le malheureux léger dépla-
cement, ou léger parasitage par une ou deux lettres qui intervient, sub-
vertit radicalement Pénoncé — et donne aussitôt à entendre que la véri-
té se situe bien sûr ! du côté de cette énonciation-là.
Donc trois premiers lapsus concernant ainsi ce qu'on pourrait appe-
ler la lèse-majesté.
Deux suivants vont concerner le sexe, le sexe déclaré, manifesté, avéré
quand il aurait dû, sans doute rester tu, par exemple une phrase dite en
allemand9 Wenn sie gestatten, Fràulein, môchte ich sie gerne begleit-
digen avec une condensation entre begleiten qui veut dire "raccompa-
gner": «Si vous le permettez, Mademoiselle, j'aimerais vous begleiten,
vous raccompagner», c'est ce que voulait dire ce brave jeune homme, et
voilà qu'il fait un condensé de deux mots pour introduire, dans beglei-
ten, beleidigen, "offenser", et voilà : « Si vous le vouliez, Mademoiselle,
j'aimerais bien vous offenser». Il a donc ce mot-valise, cette condensa-
tion, begleit-digen où je suppose que chacun a pu retrouver son bien.
Autre cas d'irruption d'un vœu sexuel, et cela à l'occasion du propos
d'un noble professeur qui parle de l'appareil génital de la femme10 et qui
au lieu de dire « malgré les nombreuses recherches, les nombreuses ten-
tatives, Versuche», modifie légèrement ce mot pour dire «les nom-
breuses Versuchungen », autrement dit "les nombreuses tentations" et sa
phrase devient donc, en ce qui concerne l'appareil génital de la femme
« malgré les nombreuses tentations » au lieu d'être restée sur le terrain de
l'exposé médical qu'il était en train de faire.
Donc ici deuxième série de lapsus qui concernent non plus directe-
ment la lèse-majesté comme vous le voyez, la lèse-autorité, mais qui
concernent l'irruption d'un vœu sexuel. Vous voyez, je spécifie, malgré
leur apparente homogénéité, ils sont différents et impliquent un type
d'analyse qui n'est pas forcément semblable.
L'autre type de lapsus concerne là l'incorrection commise non plus à
l'endroit de l'autorité, non plus par l'expression d'un vœu sexuel, mais
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dire que ce sont des traits spécifiquement individuels... Il faut donc nous
interroger, de quelle façon cet inconscient, celui dont on attend juste-
ment l'expression d'une singularité absolue est-il à ce point, je me servi-
rai d'une expression de Jung mais pour la détourner de son sens, « col-
lectif » ou généralisable ? Et d'ailleurs si cela a un effet d'humour, si c'est
immédiatement compris, c'est bien entendu que celui qui l'entend est
tout de suite dans le coup! Ça le concerne évidemment de la même
façon.
Comment expliquer que des manifestations aussi intimes, aussi pri-
vées, témoignent en fait d'une appartenance publique, générale, et
trouvent aussitôt l'auditoire, l'oreille fine qui convient ? On pourra dire
évidemment qu'il s'agit de traits propres à la culture considérée: dans
notre culture, le pouvoir, le sexe, le narcissisme, les égards dus à autrui
seraient traités d'une façon, valable pour tous, et du même coup on ne
peut pas s'étonner si ces manifestations sont aussi... on a envie de dire,
"anonymes". Qui parle, là ? D'autant que le sujet a tout à fait le pouvoir
d'annuler ou de décrier ce qui là s'est dit en le mettant sur le compte de
l'erreur, ou du trébuchement de langue, ou de ce que l'on voudra. Il peut
parfaitement, comme le fait remarquer Freud, refuser de reconnaître son
bien.
On peut donc parfaitement, à propos de certains de ces lapsus, mettre
en cause ce fait que le refoulement est en réalité un trait propre à la cul-
ture considérée, c'est peut-être également ce que Lacan veut dire, que
l'inconscient est social, autrement dit que c'est la participation au groupe
qui amène à partager les mêmes interdits et que l'inconscient de l'un a
beaucoup de chances de ressembler à l'inconscient de l'autre. Un lapsus
que cite Freud et que je ne vous ai pas donné parce qu'il n'a d'intérêt que
maintenant: un orateur au Parlement15, le président de l'assemblée
ouvre les débats en disant «je déclare la séance close», eh bien, fait
remarquer Freud, tout le monde entend qu'il a bien envie que ce débat
soit déjà terminé. Nous pouvons donc légitimement supposer qu'il y a
chez lui ce voeu plus ou moins explicite, et pourquoi pas ? explicite, mais
qui a trouvé ce type d'expression à cette occasion.
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Séminaire II
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J e pense que vous avez été surpris comme moi de l'ampleur des
conséquences qui s'imposent à simplement analyser ce «phéno-
mène élémentaire de l'inconscient», on pourrait l'appeler ainsi,
que constitue le lapsus.
Nous avons vu en effet la qualité des domaines que celui-ci d'emblée
pour nous met en place, la première de ces qualités étant de manifester
l'existence d'un sujet actif à l'insu du parleur, d'un sujet qui se révèle
porteur d'un désir et animé par lui, un désir qui a pour nous l'intérêt
tout de même remarquable de ne pas se dire comme tel, puisque ce désir,
il n'y a pas de signifiant en quelque sorte qui vienne le signifier. C'est un
désir qui, simplement par la perturbation introduite dans un signifiant,
vient se donner à entendre, sans plus de traces, un désir qui vient ici de
s'exprimer.
Autre phénomène assurément remarquable, ce sujet qui est apparu
avec la locution elle-même, locution qui a surpris le locuteur, ce sujet qui
est donc un instant apparu, disparaît dès que la lettre est venue le mani-
fester, en constituer le signe dans le signifiant qu'elle est venue ainsi per-
turber. Autrement dit, une fois le lapsus commis, proféré, le sujet (l'au-
teur) n'est plus là ! Et à vrai dire, il n'y a plus obligatoirement quelqu'un
qui soit prêt à prendre la responsabilité, à l'endosser pour assurer une
continuité avec ce sujet qui, un instant, a lui, comme s'exprime Lacan. Il
a lui avant de s'effacer, avant de s'éclipser avec cette émergence de la
lettre.
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inventif, il est peut-être inventif dans la forme mais dans le fond, il dit à
peu près toujours la même chose et pour chacun la même chose. Cette
chose, ce qu'il dit, c'est toujours un non, un non à ce que je rappelais tout
à l'heure, à l'ordre fondateur de la réalité qu'il dévoile comme semblant.
Un non, et je rapproche pour nous ce non au semblant manifesté par
le sujet de l'inconscient, de la façon dont Lacan voudra en lire la trace
dans le ne explétif1. C'est étrange. Pourquoi Lacan va-t-il raconter que
finalement, on peut avoir la trace du sujet de l'inconscient dans ce ne
qu'il appelle le ne explétif, «je crains qu'il ne vienne», ajoutant pour sa
part, à la suite de Damourette et Pichon puisque ce sont eux qui intro-
duisirent le qualificatif d'explétif, ajoutant que ce ne donne à la phrase
une pointe, une racine, une certitude sans laquelle la phrase perd de son
tranchant. «Je crains qu'il vienne», d'accord... «Je crains qu'il ne vien-
ne », formulation où l'on pourrait ne plus savoir si je crains qu'il arrive,
ou si je crains qu'il n'arrive pas. En tout cas, voyez de quelle manière ce
ne explétif trouve en cette occurrence sa place, son justificatif.
Je vous ai également fait remarquer tout à l'heure qu'avec la mise en
place de la lettre, le sujet qui s'est ainsi fait entendre s'est volatilisé, il
n'est plus nulle part. C'est venu et puis c'est reparti. Vous avez dans cette
paraphrase que je vous propose, la formule du fantasme, $ () a, c'est-à-
dire ce qui se passe pour le sujet de l'inconscient quand apparaît l'objet:
le sujet est barré, il a disparu, il n'est plus là, il est éclipsé.
Je ne sais pas, moi... À la fois je me félicite et je m'inquiète que d'em-
blée, avec l'examen des premiers textes de Freud et à propos de ce phé-
nomène élémentaire des manifestations de l'inconscient qu'est le lapsus,
nous en soyons déjà là ! Comme vous allez le voir, nous allons encore
progresser. Puisque, pour être précis, nous allons dire que le lapsus,
venant braver l'interdit social, contrevient à la castration, c'est-à-dire
précisément à ce qui doit être retranché, ce qui ne saurait trouver place
en l'interlocution, et c'est bien ce que ce sujet en cette occurrence vient
ainsi défier. Pour être encore un petit peu plus précis, je vous demanderai
d'admettre avec moi que ce que le sujet vient ici défier, c'est effective-
ment le représentant de la castration, le phallus. C'est lui qui à la fois
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donnés, y compris bien sûr venant culminer dans cette forme magni-
fique que constitue le syndrome de Cotard : le psychotique a un corps
qui n'a plus d'orifices, que ce soit pour l'introduction d'aliments ou
l'exonération d'excréments, il n'a plus qu'un sac, c'est dire d'ailleurs
l'état de déréliction dans lequel il s'éprouve. Mais aussi, comme j'ai pu le
rappeler à l'occasion, dès les premiers mois de la naissance, lorsque pour
des raisons accidentelles que je ne développerai sûrement pas mainte-
nant, le nourrisson ne trouve pas chez sa mère le type de trouage, de
mise en place des orifices qui lui permettrait de venir érotiser les orifices
naturels de son organisme, il va s'engager dans ce processus bien connu
qui s'appelle l'autisme, il s'offre justement à la clinique comme étant ce
corps dépourvu de centrage, dépourvu d'organisation, ce corps pure-
ment mécanique, aurait-on envie de dire, en tout cas dépourvu de tout
ce qui serait les signes de l'appétit exercé aussi bien, manifesté aussi bien
au niveau oculaire, au niveau oral, ou au niveau excrémentiel.
J'en reviens donc pour nous à cette précision principielle, c'est bien
parce qu'elle est principielle que Lacan l'a mise au départ de ses Écrits2,
c'est la lettre chue du jeu du signifiant, chute liée au jeu propre du signi-
fiant, qui donne son prix à la partie détachable du corps et qui va pou-
voir constituer, être représentée par l'excrément, primordialement.
Lacan y ajoute un certain nombre d'autres éléments qui s'avèrent fonc-
tionner comme détachables du corps, dont la voix, le regard, le placenta
— il faudra s'expliquer là-dessus — et un autre élément qui mériterait
aussi que l'on s'interroge, le - cp.
Arrêtons-nous un instant sur l'importance, dans l'économie psy-
chique et l'économie de l'échange social, de l'excrément. Il est clair que
celui-ci ne prend cette importance privilégiée dans l'économie psychique
que parce qu'il est explicitement, dans le champ du réel, l'objet attendu
par la mère. Le don de cet objet, le cadeau, est celui qui provoque assu-
rément l'un des premiers sentiments de bien-être chez l'enfant, c'est-à-
dire d'être en accord par ce don, par ce cadeau, avec la mère. Tout ceci
venant très vite s'organiser dans ce cercle où c'est au sein que l'enfant
doit faire bonne réception. Il doit entrer dans la subtilité d'un échange
où c'est lui qui doit faire bon accueil, comme enfant, au sein de la mère.
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Vous savez combien les mères peuvent souffrir dès lors que l'enfant
refuse ou semble négliger le sein maternel et le type de complication que
cela va pouvoir entraîner pour le couple... Donc la subtilité de ce pro-
cessus où c'est lui qui doit faire bon accueil au sein de la mère, comme si
ce bon accueil donnait dès lors à la mère la garantie que c'est elle qui est
en accord avec cet Autre que lui représente, autrement dit qu'elle est
bien une bonne mère. C'est fou qu'on puisse dire des choses aussi
banales et puis en même temps surprenantes, qu'une mère heureuse,
c'est la mère dont le bébé par exemple tête joyeusement. Dire ce genre
de trucs, c'est stupide et en même temps, c'est significatif de la subtilité,
je dis bien, de ce cercle, où en échange de l'acceptation par la mère
comme cadeau de ses excréments, il y a en quelque sorte l'obligation
pour lui en retour, en échange là encore, de recevoir, cordialement et
sympathiquement le sein, le sein maternel. On sait bien que dans ces cas
de figure, c'est le miracle qui se produit. Lequel ? Celui de ce sentiment
que les gens qui passent et qui voient cela ne manquent pas d'envier et
qui va laisser des traces ineffaçables pour le reste des jours, et quel que
soit l'âge, celui de l'harmonie enfin réalisée entre deux êtres. Il est bien
certain que c'est la traditionnelle image, à juste titre, de la possibilité
d'une harmonie parfaite... Harmonie qui nous éclaire sur quoi, pour ne
pas rester simplement au niveau de cette banale image ? Sur ceci, le sen-
timent du bien-être ne s'exerce pour chacun d'entre nous qu'à partir du
moment où il a les signes témoignant de son accord avec le grand Autre,
c'est-à-dire qu'il sait ce que le grand Autre attend, il le lui donne, et
qu'en échange il obtient ce signe de reconnaissance qui témoigne de la
collusion, de la coalescence, de la parfaite réunion entre le grand Autre
et le sujet.
L'autre soir nous parlions, à la Maison de l'Amérique latine de la
question des sectes. Ce que j'ai proposé et que j'évoque là dans une
brève digression, c'est que les sectes permettent à des individus, grâce à
des mécanismes extrêmement simples, de se vivre dans un microcosme
où l'on serait enfin en parfait accord avec les exigences d'un grand Autre,
exigences clairement formulées et qu'il suffit dès lors de suivre. Il suffit
d'obéir, obtenant du même coup le parfait accord avec soi-même et avec
ceux qui partagent la même expérience. Ce que les sectes ont à vendre,
et ce qui fait leur succès, c'est sans aucun doute cet état de bien-être psy-
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Qu'il y ait des appétits sans objets, définis, pour y répondre existe et
Lacan les pointe nommément, ces objets non définis, dans le champ de
la demande. Aucun objet défini qui puisse répondre à la demande. Lacan
dira aussi que dans son fond, la demande est demande de rien. C'est
pourquoi les enfants sont toujours déçus par toutes les réponses que l'on
peut donner à leurs demandes, ils en sont même souvent malheureux, ne
serait-ce que lorsqu'il y a une volonté parentale de parvenir à les satis-
faire, c'est-à-dire à venir leur fermer ce rien qui pour eux est essentiel.
Tout ça, ce sont des truismes, des choses que vous connaissez bien. Je ne
les souligne que pour vous faire remarquer que le réel pourrait très bien
être libre de tout objet propre à répondre au désir sexuel, au même titre
que la demande reste libre de tout objet susceptible de venir la satisfaire.
Or tout ce que je viens avec vous ici d'évoquer montre que si le phallus
a ce rôle très précis, c'est l'objet a qui vient répondre au désir, comme
objet susceptible de le satisfaire.
Sur ce point, s'ouvre un grand embarras. Il est peut-être intéressant
que nous ne le contournions pas et même que nous nous engagions bra-
vement. Avec la bravoure qui nous caractérise, allons-y de l'embarras !
Cet embarras tient au temps passé, dans les colloques, congrès, confé-
rences... à parler de l'objet comme «perdu» et puis comme «plus-de-
jouir» et puis ce que procure «la saisie de l'objet a» (comme je l'ai fait
par exemple tout à l'heure à propos de la formule du fantasme). Il fau-
drait quand même essayer de s'entendre un petit peu...
— Il est perdu, me dites-vous, et puis vous parlez d'objet comme les
excréments, la voix, le regard, le placenta... Tout ça ce sont des objets
bien réels. C'est perdu ? C'est réel ? Comment faites-vous marcher cette
bizarre affaire ?
Eh bien, d'une façon dont la simplicité, je dois vous dire, m'étonne
moi-même et qui est la suivante : nous avons, là encore, le témoignage —
il ne s'agit pas d'élucubrer, il s'agit chaque fois d'essayer d'être fidèle à la
clinique, à ce sur quoi la clinique nous invite à réfléchir. Je ne dirai pas
"ce qu'elle nous montre" puisque si on n'était pas capables de devancer
la clinique, on ne verrait rien. Il faut donc attendre quelque chose de la
clinique et elle nous montre qu'il y a effectivement dans le champ du réel
des objets qui peuvent venir saturer le fantasme. Autrement dit, il peut
y avoir des objets qui fonctionnent comme des objets ay bien réels.
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C'est dans ce contexte que vous trouvez le dernier point que je verrai
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reçu la nouvelle qu'un de ses malades qui lui avait donné beaucoup de
mal s'était suicidé parce qu'il souffrait d'un trouble sexuel incurable.
C'est ce qu'il y avait dans mon esprit, dit Freud qui se sert des pho-
nèmes, en particulier 'Boy inclus dans Botticelli ou dans Boltraffio;
'Herry inclus dans Herzégovine; 'Traffio* lui rappelant en même temps
Trafoï. Il se sert donc de ces phonèmes pour mettre en place le réseau —
c'est le terme mathématique exact —, le réseau d'associations sous-jacent
au signifiant Signorelli, puisqu'il y avait dans Signor ce fameux 'Herr'
qui marque ces divers termes ici évoqués. C'était donc ce réseau, le
réseau des pensées, dit-il, qui tournaient autour de «mort et sexualité»,
qui ont causé l'oubli du nom de Signorelli et ont fait venir à la place
Botticelli, Boltraffio, c'est-à-dire, dit-il, des Ersatznamen, des noms de
substitution, des Ersatz. À propos de Boltraffio, il ajoutera une
remarque que je vous livre parce qu'elle n'est accessible qu'en allemand.
Autant il connaissait Botticelli, autant Boltraffio ne lui disait pas grand-
chose, si ce n'est que c'était un peintre de l'École milanaise. Or l'École
milanaise, en allemand, ça se dit Mailandischenscbule. Comme quoi, il
faut toujours aller à l'original, puisque dans Mailandischenscbule, vous
avez évidemment le Land, le "territoire", précédé d'un 'Mai' qui n'est
pas loin de Meinland(ischen), "de mon territoire" comme si l'École mila-
naise était "l'École de mon territoire" en allemand. Je ne force pas trop
en vous faisant cette remarque.
D'autres éléments de ce même oubli de Signorelli se trouvent donc
détachés et, bien plus tard dans Y Introduction à la psychanalyse, se
retrouvent là sous deux formes, une forme où il dit qu'il lui est arrivé à
Orvieto d'avoir une curieuse difficulté de mémoire, concernant un signi-
fiant qui n'apparaît pas du tout ici, Bisenz3.
«Je n'arrivais pas, dit-il, à retrouver le nom de cette ville morave alors
qu'il y a à Orvieto un palais qui porte le nom de Bisenzi.»
Toujours à Orvieto, il n'arrive pas à se souvenir — c'est magique, c'est
formidable, il faudra qu'on retourne tous là-bas pour voir ce que « Les
choses dernières» peuvent nous produire! — du nom de cette ville
morave dont vous voyez que pratiquement, au i final près, c'est le même
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4. S. Freud, Uhomme Moïse et la religion monothéiste, 1935, trad. 1993, Gallimard, Folio
essais.
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peu de temps avant cet épisode, en 1886, il avait écrit à son ami Fliess que
pour lui, maintenant qu'il avait accompli... son cycle reproducteur — il
s'exprimait à peu près comme ça — la sexualité dorénavant n'avait plus
beaucoup de sens ni d'attrait; autrement dit, ne tenait plus dans sa vie de
place marquante.
Lacan ne voulait pas du tout y croire, ça ne lui plaisait pas du tout, ce
genre d'idée et il préférait penser qu'il y avait, comme je ne sais plus quel
anglo-saxon l'a raconté, des histoires avec la belle-sœur à la maison,
Mina — un joli prénom! Il préférait penser ça. Pourquoi pas ? On ne va
pas contrarier Lacan. Mais en tout cas Freud, lui, racontait à son copain
Fliess qu'il avait quarante ans, que pour lui, de ce côté-là, c'était terminé.
Et il faut dire que Freud était, je crois vraiment, uxorieux.
Moi, je me suis assez attaché à la personnalité de Freud. Un jour, au
cours de cette année, je vous montrerai dans la Science des rêves, tous
ceux que Freud glisse, attribue à des personnes très diverses et qui sont
en réalité les siens, on les reconnaît très, très bien par leur densité, leur
richesse et le fait qu'ils appartiennent au même réseau de préoccu-
pations, de pensées, qu'ils ont tous une qualité vraiment... C'étaient des
productions faites pour Freud chercheur, les productions de son incons-
cient allaient vraiment au-devant, prêtes à fournir le matériel qui en
quelque sorte lui faisait défaut. Je vous le montrerai, ça commence avec
le rêve de l'injection faite à Irma, qui est un rêve d'une obscénité rare.
Donc, je suis persuadé qu'il était monogame et uxorieux, comme on
l'a dit, dans la mesure où Madame Freud souffrait beaucoup des gros-
sesses répétées que les cycles reproducteurs de Freud lui infligeaient, et
que d'autre part il se refusait au coïtus interruptus puisqu'il affirmait,
pour des raisons d'économie psychique, que c'était source d'angoisse. Il
ne paraît pas du tout invraisemblable que ceci ait été le cas.
Mais, et cela donne à ce questionnement sur le nom propre une
valence tout à fait particulière qui nous intéresse, Lacan remarque que le
nom propre ne se traduit pas, un nom propre est le même quelle que soit
la langue, les diverses langues qui pourront m'interpeller, qui pourront
signaler mon nom, où je pourrai essayer de me faire valoir. Ce sera tou-
jours le même nom.
Remarquez, c'est étrange, que ce n'est pas forcément la même chose
pour les noms de villes. Et vous trouvez également ce témoignage dans
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de venir non pas signifier mais connoter ou désigner, comme vous vou-
drez, ce qu'il en est d'une lignée.
C'est pourquoi, en tout cas c'est ainsi que je l'interprète, Lacan par-
lera non pas du signifiant Père, ce qu'il aurait pu faire, mais toujours du
Nom-du-Père. Le Nom-du-Père en tant que ce qui vient là, constitué
par la concrétion littérale qu'il représente, par sa matérialité littérale,
représente en tant que tel ce trait constitutif de la lignée, la lignée n'ayant
en dernier ressort d'autre support matériel que la constitution, que la
concrétion littérale du nom lui-même.
J'avais un jour fait un travail sur le "théorème du point fixe"6, c'est-
à-dire que dans tout ensemble, tous les éléments peuvent entrer en rela-
tion avec les autres, mais il y en a au moins un qui entre en relation avec
lui-même, c'est-à-dire qu'il est son auto-référent. Et c'est le statut que
l'on aurait envie de donner au nom propre qui ne fait jamais que se dési-
gner lui-même, lui-même en tant que constitutif — non pas représen-
tant, il n'a pas une fonction de représentation, il a la fonction d'être l'or-
ganisation matérielle qui constitue la lignée.
Et là, j'avance pour nous un petit peu. Le rapport du sujet au nom
propre, c'est un rapport absolument remarquable. Pourquoi ? Parce que
ce que l'on appelle la fidélité, c'est de n'avoir aucune division à l'endroit
de ce nom propre, de n'être pas divisé — contrairement à ce qu'il en est
du rapport à un signifiant — d'être en quelque sorte mortifié par ce qu'il
en est de ce nom propre. Et si vous êtes divisé par rapport à lui, si sub-
jectivement vous vous situez dans ses marges, ce sont toutes les que-
relles, toutes les guerres propres aux familles, toutes les révoltes dont les
familles sont si riches contre justement l'impératif catégorique que
constitue le nom propre, impératif pour un sujet d'avoir à venir ranger
sous ce nom aussi bien ce qu'il en est de sa sexualité que de sa mort. S'il
va mourir sous un autre nom, s'il va avoir des enfants sous un autre
nom... c'est une « faute majeure » — je le mets entre guillemets, je ne suis
pas du tout en train de donner des leçons de quoi que ce soit mais de
pointer simplement un certain nombre d'effets.
Donc la question qui se trouve ouverte, qui chemine pour Freud dans
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Séminaire du 8 novembre 2001
cet oubli de Signorelli, est, ce soir, pour moi : pourquoi un nom propre
est-il intraduisible ? Pourquoi après tout faudrait-il que celui que Ton
tient dans une langue ne puisse pas aussi bien fonctionner dans une
autre ? Non pas le nom étranger mais un nom propre inscrit dans la
langue elle-même comme ça a été pour lui le cas avec la transformation
de son prénom hébraïque en un prénom doublement germanisé par
exemple, et puis un patronyme qui lui permettait de s'inscrire parfaite-
ment dans la germanité. Donc, pourquoi? Pourquoi un nom propre
n'est-il pas traduisible ? Ce sera un devoir pour la prochaine fois que
vous réfléchissiez à cela...
J'avance pour ma part qu'aussi bien les embarras sexuels de Freud à la
quarantaine que toutes ces considérations sur le fait que « si la sexualité
est éteinte, la vie ne vaut plus la peine», sa façon de faire jouer dans les
associations de Signorelli les trois langues qu'il parlait parfaitement,
l'allemand, le français et l'italien, qui étaient pour lui des langues cou-
rantes, la remarque que je vous ai faite à propos de l'École milanaise et
la façon dont ça se disait en allemand, Mailandischenschule, l'histoire du
Bicenz, avec à la fois le '/?/' et en même temps le fait... Quelle différence
y a t-il, je vous le demande, entre Bicenzi qui était sûrement le nom
d'une riche famille italienne pour avoir fait bâtir un palais, et puis
Bicenz, ville morave ? N'est-ce pas le même nom ? La désinence suffit-
elle pour ainsi les séparer ?
Je vous ai fait remarquer encore ce curieux prénom Théodore, qui ne
lui est pas venu soufflé par l'inconscient, qui est vraiment une petite
pierre comme ça mise sur son chemin pour qu'on puisse éventuellement
le suivre ou s'y retrouver... et cette conclusion qui fut la sienne : le carac-
tère définitivement étranger du père, supposé ancestral — dont je dis
bien que c'est une erreur, pour des raisons structurales, et que je pense
pouvoir vous expliquer rapidement pour le temps qui nous reste, ce soir.
En tout cas, la position propre au sujet est d'être justement organisé par
la division, y compris éventuellement par une division à l'endroit du
Nom-du-Père, ce qui est quand même une des grandes façons que nous
avons d'exister... car sinon, nous serions tous des fanatiques.
Le fanatisme consiste précisément à venir radicalement mortifier sa
subjectivité dans le respect du Nom-du-Père. C'est n'avoir à cet égard
pas le moindre écart, pas le moindre espace, pas la moindre distance. Or
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
il y a cet étrange phénomène qui veut que nous ne soyons pas tous des
fanatiques. Il est certain que du fait de cette division à l'endroit du signi-
fiant, un sujet s'organise dans ce qu'il faut bien appeler le poids de sa sin-
gularité, c'est-à-dire de sa solitude. Vous tous qui êtes ici, vous êtes tous
seuls, et vous le savez bien, en dernier ressort. Qui jamais vous com-
prend ? À part un analyste, parfois ? Mais c'est bien seuls que vous vous
baladez dans l'existence. Nous sommes dans l'existence, c'est un
truisme, une multiplicité de singularités, chacun la sienne bien sûr!
Toutes ces singularités se tiennent donc dans un lieu, ce lieu Autre où il
n'y a pas de au-moins-Un susceptible de les organiser en une collectivi-
té... sauf, et c'est là que ça peut s'arranger, si toutes ces singularités se
trouvent, se découvrent brusquement des semblables, si quelque cir-
constance morale, politique, ou historique fait que tous ces marginaux
que nous sommes s'imaginent, en ce lieu où il n'y en a pas, relever d'un
ancêtre commun, en ce lieu où il n'y a pas de castration, ce lieu propice
à tous les totalitarismes du même coup... C'est le bonheur!
C'est aujourd'hui un dispositif très mode, l'attrait que peuvent consti-
tuer ceux qui sont dans cette marginalité qu'ils attribuent à des raisons
de migrations par exemple, ce qui leur permet d'estimer parfaitement
légitime la référence à ce qu'il en serait d'un ancêtre commun dans ce lieu
Autre qui n'en supporte pas et de pouvoir ainsi se constituer dans une
collectivité qui n'est plus bridée par rien, si ce n'est évidemment par le
caractère réel du pouvoir mondain qui peut leur être opposé — réel, pas
symbolique. C'est un dispositif qui a beaucoup d'attrait et qui, comme
vous le percevez peut-être n'est pas très loin, quoique ne le recouvrant
pas, de ce dispositif qui a pu faire dire à Freud que Moses, l'ancêtre,
comme finalement le Père, était un étranger. Pour en quelque sorte le
rejoindre, il suffit de se mettre en position de marginalité afin d'opérer
ce genre de rassemblement, d'identification, de communauté très parti-
culière, très spécifique que cela permet.
C'est pourquoi j'attire votre attention sur ce genre de petits pro-
blèmes dont les conséquences sont cependant très larges et surtout sur
ce que nous devons au petit père Lacan, d'avoir apporté sur cette ques-
tion ce qui nous permet de l'aborder, le type de mise en place — non pas
des considérations morales, éthiques, tout ce que vous voudrez — qui
permet de répondre de façon tout à fait différente à la question de ce qui
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Séminaire du 8 novembre 2001
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Séminaire IV
du 15 Novembre 2001
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
liale, nationale, voire religieuse, va avoir des effets qui seront inévitable-
ment et physiologiquement des effets que l'on pourrait qualifier de
dépersonnalisation puisque dans les interlocutions qui vont désormais
s'établir, c'est un autre sujet qui sera invité à se faire entendre, celui qui
dans Pinterlocution est susceptible de faire valoir et d'endosser le pseu-
do qui est devenu le sien.
Cela va un tout petit peu plus loin si vous considérez que ce qui est
en jeu dans l'affaire concerne, pas moins, l'exercice de la sexualité
puisque celle-ci se trouve maintenant s'autoriser d'une référence nou-
velle et concerne également la destinée finale de celui qui se trouve ainsi
pris dans cette situation, qu'il a voulue ou pas, de porter un pseudo; des-
tinée finale, c'est-à-dire le lieu de sa mort, car le pseudo le mènera à ne
pouvoir en quelque sorte mourir de la façon qui vient perpétuer —
comme semble l'exiger le renouvellement de la vie — ceux qui l'ont
généré dans la lignée qui l'a causé, où sa mort vient s'inscrire dans le
nécessaire renouvellement et la perpétuation de cette lignée. Or sa mort
vient l'inscrire désormais en un lieu qui lui aussi s'avère pseudo.
« Mort et sexualité », ce sont les deux termes que Freud fait converger
à propos de ce qui a motivé l'oubli de ce nom propre de Signorelli, c'est-
à-dire la discussion qu'il avait un instant plus tôt avec ce voyageur et qui
concernait à la fois la question de la mort et puis aussi cette question
qu'il n'a pas voulu aborder avec lui, celle de la sexualité. « Mort et sexua-
lité », c'est ce qui se trouve engagé pour chacun par ce qui concerne sa
relation au nom propre.
À cet endroit, une remarque précieuse, qu'en est-il des femmes qui,
dans nos cultures, dans nos zones, sont amenées à connaître ce change-
ment de nom ? Bien que, grâce au Progrès qui caractérise nos élites poli-
tiques, elles puissent maintenant faire valoir une double nomination,
celle de leur origine, associée à celle, en second, de leur mari... Mais pour
elles, qu'en est-il de ce changement de nom ?
Pour chacune, il vient illustrer ce fait que l'opération a des effets qui
ne sont aucunement négligeables, que ce soient d'ailleurs des effets célé-
brés, je veux dire le contentement de quitter son nom d'origine pour
prendre le nom d'une autre lignée, autre lignée dans laquelle une femme
est invitée justement à participer pour la perpétuation de ladite lignée, ou
bien au contraire effet de retrait, de refus. Je ne vais pas reprendre à cette
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Séminaire du 15 novembre 2001
occasion ce pont aux ânes que j'ai déjà plusieurs fois évoqué, combien,
dans nos familles, il est banal qu'une femme, même lorsqu'elle a pris le
nom de son époux, veuille faire valoir, pour ce qui est l'inscription mora-
le de sa descendance, son origine à elle. C'est d'une grande banalité, ce
que je dis là, c'est source ou pas de conflit, ce n'est pas ce qui nous inté-
resse, mais je n'évoque ce point que pour justement illustrer ce que je
rappelle.
Cet effet lié donc à l'adoption d'un pseudo — serait-ce éventuelle-
ment par la traduction du nom propre dans le pays ou dans la langue
d'adoption — a été évidemment accentué depuis la constitution toute
récente de l'état civil, il n'y a que deux siècles, constitution de l'état civil
contemporaine de la constitution des nations et, il faut bien le dire, du
progrès de la police, c'est-à-dire du souci d'assurer une identification qui
soit plus rigoureuse des citoyens. Autrefois il y avait des serfs, on s'en
foutait donc un peu... Maintenant qu'il y a des citoyens devenus des
sujets politiques, il vaut mieux avoir les moyens de les avoir à l'œil.
L'établissement des registres d'état civil et l'attribution de noms propres
ont marqué l'appartenance non plus seulement à une famille mais juste-
ment à un groupe national.
Je voudrais encore vous faire remarquer que l'échec de l'universalité
dont se réclame pour nous le dieu organisateur de notre culture, c'est-à-
dire le Dieu de la Bible, est assurément lié à ceci : son nom n'est pas iden-
tique dans toutes les langues, ce n'est pas le même. Il a beau se référer au
même, avoir le même index, c'est le même Dieu du même livre... Cepen-
dant du fait d'avoir des noms différents, Deus, God, Allah, ou EU, donnés
au même réfèrent mais qui néanmoins ne se traduisent pas, c'est-à-dire
valent chacun par la matérialité littérale propre à ce nom, il s'ensuit des
effets dont nous avons, semble-t-il, une certaine peine à nous extraire.
Le premier est assurément de garantir l'échec de l'universalité dont ce
Dieu pourtant s'affirme. Vous concevez qu'il suffirait qu'il soit nommé
dans les diverses zones, dans les diverses cultures, par le même nom —
il est bizarre quand même d'en arriver à estimer qu'une si mince affaire
peut avoir de telles conséquences — pour que justement un certain
nombre de difficultés se trouvent du même coup résolues.
Ce qui est frappant dans la spéculation de Freud à propos de son oubli
de Signorelli, c'est qu'il remarque que le phonème passe très bien d'une
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
langue à Pautre. Par exemple, le 'Bo' de Botticelli, italien donc, peut par-
faitement être le même que celui de Bosnie qui est pourtant, lui, musul-
man. Pas de difficulté, c'est le même phonème. Bien qu'on change de
langue, le même phonème fonctionne à l'intérieur d'une langue ou de
l'autre.
On peut aussi remarquer, comme le fait Freud, que l'on peut traduire
d'une langue à l'autre. C'est ainsi que le 'Her\ de Herzégovine, ou le
Herr donné par ce patient turc au médecin disant «Herr (non plus seu-
lement Monsieur, mais Seigneur), je sais bien que si tu avais pu le sauver,
tu n'aurais pas manqué de le faire », eh bien, le Herr peut très bien se tra-
duire en Signor. Là encore, pas de difficulté, Freud laisse tomber le fait
que le EU, ce nom donc du Dieu des Hébreux se retrouve dans Botticelli
absolument là encore inchangé. Donc spéculation de Freud: comment se
fait-il que l'on puisse faire passer les mêmes phonèmes d'une langue à
l'autre ? Comment se fait-il que l'on puisse éventuellement les traduire ?
Et quand commence, c'est la question que nous poserons après lui, l'in-
traductibilité ? Quand commence ce phénomène qui fait que ce nom
propre constituera une entité telle que le traduire serait, pour me servir
de cette facilité, le trahir ?
Je crois que nous sommes en droit de remarquer que la traductibilité
cesse, s'arrête, ne devient plus permise, à partir du moment où la suite
littérale du nom s'isole comme un, à partir du moment où cette suite lit-
térale fait unité, s'arrête, comme Éli, par exemple, voilà une suite tout à
fait simple, courte. Une fois que ça fait un, le changement de nomination
amènera inévitablement à des changements d'une étendue, d'une pro-
fondeur, d'une diversité que nous savons. C'est donc au moment, à mon
sens, où la suite littérale — il ne s'agit plus du phonème — s'isole comme
un qu'elle devient intraductible. Je n'aurai pas l'outrecuidance de vous
rappeler qu'après tout, qu'est donc cette religion dont nous parlons à
cette occasion, si ce n'est la religion du Un, précisément ? C'est bien ce
qu'elle a inventé !
Le seul problème, c'est que du fait de la diversité des langues et donc
des appellations, ce un va prendre un corps littéral différent. Il ne se
passe rien de plus, le caractère magique et tout puissant de cette opéra-
tion tourne autour de cette simplicité. Et si vous trouvez chez Lacan
cette formule « La religion chrétienne est la vraie », c'est parce qu'elle lie
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Cette introduction de Freud qui commence donc par les lapsus, les
actes manques, les oublis des noms propres se poursuit, dans son
Introduction à la psychanalyse, avec l'analyse du rêve, analyse fort inté-
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cas Dora 3 parce qu'il y a dans l'analyse de Dora un rêve, le fameux rêve
de la maison qui brûle, qui vient témoigner de ces dispositions inatten-
dues de la vie psychique et donc de la constance, de la régularité, de
l'unicité du matériel sollicité dans des expressions aussi diverses.
L'une des premières dimensions que Freud va apporter dans son ana-
lyse des rêves, c'est ceci, quelle que soit leur diversité, chacun est la réa-
lisation d'un désir.
Nous, nous sommes largement bassinés depuis cent ans par tout ça, et
à cause de lui. Ça ne nous fait ni chaud ni froid. « La réalisation d'un
désir», en tout cas, parfait! Cela nous rassure. Mais ce qui pourrait
davantage nous réveiller (de notre rêve), c'est que ce désir, Freud le spé-
cifie. Quel est-il ? Le désir qui anime le rêve, c'est le désir de roupiller.
Vous voyez, on s'attendait à des trucs affriolants, coquins. Pas du tout !
Le rêve travaille pour, dans la nuit, nous assurer que nous n'allons pas
rencontrer ce réel, le choc de ce réel qui justement nous verticalise
durant la vie diurne, tout ce à quoi nous avons à nous affronter et qui
fonctionne dans des domaines extrêmement variables pour chacun
d'entre vous. Mais cette production psychique permet au dormeur de
résoudre le risque de rencontrer dans le sommeil ce réel et donc de se
réveiller.
Une petite digression généreuse pour ceux qui souffrent d'insomnie :
il est avéré que l'insomnie est, le plus souvent, liée au sentiment que jus-
tement les tâches réelles de la journée n'ont pas été réglées, accomplies,
comme on aurait dû. Le sentiment au moment du coucher d'un inachè-
vement de ce que ce réel pouvait exiger et qui du même coup maintient
l'activité psychique dans un état qui ne lui donne pas cette sorte de tacite
bénédiction : "Bon ! tu as fait ton boulot. Maintenant tu as le droit de
laisser ce réel de côté". Le travail du rêve va permettre cette mise à
l'écart. Il suffit par exemple que vous soyez dans une activité intellec-
tuelle tendue, vous avez votre article à finir qu'il faut absolument rendre
pour... l'avant-veille, vous avez beau estimer qu'il est temps de se repo-
ser, vous avez de la peine à trouver votre sommeil, vous n'avez pas cette
paix que procure l'accomplissement supposé de votre tâche.
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dans cette affaire par des masques eux-mêmes différents. Dans l'analyse
du «rêve de l'injection faite à Irma», le grand rêve qui ouvre la Traum-
deutungy la Science des rêves de Freud, Lacan s'emploie à souligner com-
ment plusieurs des amis de Freud qui apparaissent dans le rêve n'y figu-
rent qu'au titre de représentations de Freud lui-même.
L'énigme la plus stimulante du rêve est bien évidemment représentée
par la langue qu'il utilise. Avec cette remarque que je vous ai déjà faite et
qu'il va falloir un tout petit peu tempérer: d'abord, c'est une langue pri-
vée mais que le rêveur ne connaît pas pour autant, c'est sa langue dans le
rêve, et la preuve en est évidemment qu'en tant que telle, elle n'est ordi-
nairement pas communicable et ne pourrait servir de moyen de commu-
nication, il faut un interprète pour transformer ce rêve en interlocution,
voire en message.
Mais ce qui est encore plus magique et ne manque pas de surprendre
Freud et de le tourmenter, c'est ce qu'il appelle la plasticité nécessaire à
la figuration, à la représentation du rêve, le fait que des éléments appar-
tenant au langage, des phonèmes par exemple, soient transformés en élé-
ments plastiques et forment ainsi ce qu'il appellera des rébus, l'écriture
du rêve étant semblable, nous dit-il, à celle des rébus1.
Ici, je franchirai volontiers un pas étrange, mais que j'essaierai de faire
valoir pour vous ce soir. Si l'on est un peu conséquent avec nous mêmes,
il faudrait dire que le rêve est organisé par une écriture spécifique de type
idéographique, c'est-à-dire faite d'éléments figuratifs, d'idéogrammes
qui, à l'instar de ce qui se passe dans des langues positives données,
viennent se prêter à une double lecture. Ces éléments peuvent être
déchiffrés soit pour leur valeur phonétique, soit pour le signifié qu'ils
représentent, qu'ils désignent, qu'ils connotent.
Prenons un exemple absolument quelconque, la présence dans le rêve
d'une maison. Vous pouvez être amené dans le même rêve à le déchiffrer
soit comme ayant pour signifié une demeure, soit pour ses éléments
phonétiques, aussi bien "mais on", ou même la "messe on" et il relèvera
des possibles interprétations que le rêveur ou son interprète en donnera
pour qu'il en soit ainsi ou autrement, et parfois double lecture du même
élément, l'une ne venant aucunement exclure l'autre.
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se marque par l'absence de code dans cette langue du rêve. Il n'y a pas
de codage, le codage s'invente constamment, ce qui crée le caractère poé-
tique du rêve, le rêve constamment invente, crée un système de codage.
Un type de codage existe cependant dans un seul domaine qui, lui,
témoigne que l'organisation du rêve n'est pas seulement privée mais
implique la présence d'un partenaire, sans qu'il soit spécifié comme tel,
c'est ce qui apparaît sous la rubrique du symbolisme sexuel. Il y a dans
cette figuration propre au rêve une série d'éléments que Freud déve-
loppe, je ne vais pas vous les reprendre parce qu'ils sont aujourd'hui
tombés dans le domaine commun, mais où n'importe qui peut aisément
reconnaître un symbolisme sexuel4, une représentation par exemple des
organes sexuels, ou du coït, etc.
Sur ce point aussi Freud se tourmente, comment se fait-il qu'il y ait
d'un côté cette langue parfaitement privée, sans codage, et puis d'un
autre côté des éléments qui eux relèveraient d'un langage qu'il pense
même universel ? Monter un escalier, si tant est que les escaliers soient
universels, par exemple, sens sexuel... Ce qui, je dois dire d'ailleurs,
n'est pas assuré, mais peu importe ! On ne va pas chipoter les exemples
de Freud — je dis chipoter parce qu'en réalité, il semble bien que ce soit
le signifiant allemand, puisque chez nous on dit "un marcheur" et en
allemand "un monteur", n'est-ce pas ? Mais peu importe ! en tout cas il
y a des représentations, un vase sera forcément une représentation fémi-
nine et un élément oblong et élancé sera forcément un élément masculin,
et ceci vaudrait universellement. Ce qui est, en plus, vraisemblable.
Freud s'interroge donc sur l'irruption de ce qui serait un code, une
langue universellement appliquée — quelles que soient les langues posi-
tives parlées par les rêveurs —, langue qui concerne toujours le sexe.
Quand il y a du symbolisme, c'est toujours un symbolisme sexuel. Je
crois que le type de réponse que l'on pourrait faire à cette énigme, c'est
que le rêveur ne fait que retrouver dans son inconscient des éléments
figurés dont la fabrication était déjà riche d'un symbolisme sexuel. Il est
bien évident que le pot, la possibilité de son contenant, la cuillère qui
vient pêcher dedans... Il est parfaitement légitime qu'il y ait dans la
fabrication des objets par des peuples divers, des peuples variés, des élé-
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Là il va nous ressortir l'article sur le sens opposé des mots dans les
langues primitives8.
«Beaucoup de linguistes ont constaté que dans les langues les plus
anciennes, les oppositions fort-faible, clair-obscur, grand-petit sont
exprimées par le même radical.»
Et il donne un exemple :
«C'est ainsi que dans le vieil égyptien, ken signifiait primitivement
"fort" et "faible". Pour éviter des malentendus pouvant résulter de
l'emploi de mots aussi ambivalents...
Vous voyez, des mots «ambivalents». Là, l'exemple vient de l'égyp-
tien, ceux d'entre vous qui ont pratiqué la langue arabe, j'attire leur
attention sur ce point.
on avait recours dans le langage parlé à une intonation et à un geste qui
variaient avec le sens qu'on voulait donner au mot et, dans l'écriture, on fai-
sait suivre le mot d'un déterminatif, c'est-à-dire d'une image qui, elle, n'était
pas destinée à être prononcée. On écrivait donc ken signifiant "fort" en fai-
sant suivre le mot d'une image représentant la figurine d'un homme redres-
sé, et on écrivait ken signifiant "faible" en faisant suivre le mot de la figurine
d'un homme nonchalamment accroupi. C'est seulement plus tard que l'on
a obtenu à la suite de légères modifications imprimées au mot primitif une
désignation spéciale pour chacun des contraires qu'il englobait. On arriva
ainsi à dédoubler ken, mot ambivalent en "/cen-fort", et "/cen-faible".
Quelques langues plus jeunes et certaines langues vivantes de nos jours ont
conservé de nombreuses traces de cette primitive opposition de sens. Je
vous en citerai quelques exemples, d'après Abel.»
Et je ne vous donne pas tous les exemples qu'il donne et qui pour un
étymologiste sont assurément critiquables, par exemple:
en allemand, Stimme, la voix et stumm, muet...
en latin, siccus, sec et succus, le suc.
Le passage aussi d'une langue à l'autre:
en anglais, to hck, fermer, en allemand, Loch, le trou ou Lûcke, la
lacune.
8. «Sur le sens opposé des mots originaires» (1910), in L'inquiétante étrangeté et autres
essais, Gallimard, 1985.
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Freud est à cet égard plutôt horrifié. Dans Pâme humaine, dit-il, mais
qu'est-ce qu'on trouve! Qu'est-ce qu'il y a! Il essaie de se justifier
auprès de son lecteur dans ce bouquin. De toute façon, dit-il, première-
ment c'est archaïque — et là on ne sait pas très bien ce qu'il entend par
cet archaïque — et deuxièmement, c'est de l'infantile, ça date de l'époque
de l'enfance, au moment où l'être humain n'a pas un grand jugement
moral, et il se trouve qu'il a conservé dans son inconscient des vœux
aussi abominables. Voilà ce que nous dit Freud là-dessus, par exemple
page 251 9 :
« L'inconscient de la vie psychique n'est autre chose que la phase infan-
tile de cette vie.»
Donc il conclut que l'inconscient est ce qu'il y a d'infantile en nous.
Quand il parle de la névrose obsessionnelle, il va jusqu'à dire : l'incons-
cient, c'est le mauvais en nous, c'est l'archaïque, l'infantile et le mauvais.
Avec, bien entendu, cette idée que les effets de la cure seraient d'amélio-
rer la race humaine en permettant à l'infantile, l'archaïque et le mauvais
en chacun d'entre nous, une fois que c'est exposé et éventé — je vous
rappelle son exemple avec les tanagras, petites statuettes de terre cuite
qui se conservaient dans le sable sec et chaud, mais une fois mises à jour,
ne peuvent que s'effriter, que s'effondrer. Donc l'idée de faire de la cure
psychanalytique ou de la théorie analytique ce qui permettrait ce grand
progrès de la civilisation.
Je ne vais pas avoir besoin de vous rappeler que ces espoirs n'ont pas
été forcément vérifiés autour de lui. Cette situation semble être la spéci-
ficité de la langue à l'œuvre dans l'inconscient. Lacan dit bien, l'incons-
cient est structuré comme un langage, c'est dans le comme que réside
pour nous justement toute l'interrogation et c'est ce comme qui appelle
toutes les remarques, tous les développements.
Mais ce statut particulier qui fait donc de l'inconscient cet horrible
dépotoir qui viendrait ensuite parasiter notre existence consciente en
venant la pourrir, la pervertir, la traverser de sa méchanceté, de la haine,
de désirs incestueux, de violences, etc., ce dispositif appelle de notre part
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J 'ai donc abordé avec vous la dernière fois, parmi des questions de
fond qui nécessiteront d'être reprises, la question de l'existence
d'une écriture spécifique pour la formation du rêve, thèse qui
appelle, bien sûr, vérification.
Je me contenterai ce soir de vous donner des arguments pour aider
votre réflexion. Commençons par ceci, il est bien connu que le dessin
d'enfant, l'expression figurative spontanée de l'enfant est organisée pré-
cisément sur ce mode. Tous ceux d'entre vous qui vous occupez d'en-
fants savez que leurs dessins se déchiffrent comme un rébus. L'enfant
trouve très spontanément ce mode d'expression.
Je vous signale aussi qu'il y a dans l'histoire de l'art cette énigme de
l'écriture des textes sacrés semés d'enluminures dont on peut imaginer
que leur présence ne répond pas à un simple souci esthétique mais, je
n'hésiterai pas à le dire, à un souci métaphysique: présentifier, rendre
immédiatement sensible, mais cette fois-là au regard, à la vue, ce dont le
texte peut traiter.
Je laisse pour le moment ceci en attente avec d'autres éléments fort
importants, essentiels, comme ce qu'il en serait de la méchanceté parti-
culière de l'enfant, ainsi que ce type d'assertion de Freud localisant le
mauvais en nous, le situant également dans l'inconscient, notamment à
propos de l'analyse de l'Homme-aux-rats, où il dit très clairement:
« L'inconscient, c'est le mauvais en nous ». Et je trouve, peut-être comme
vous, que ceci nous fait énigme...
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
regard, peuvent être considérés comme des parties du corps et, quant au
placenta et aux fèces, comme nommément des parties réelles du corps. Je
ne vais pas rentrer dans la pathologie, ni la psychopathologie des
troubles de la vision, mais ceux qui s'y intéressent peuvent savoir qu'il y
a assurément des troubles de la vision quand le rapport du sujet au
regard est mal fichu, mal agencé. Mais qui nous permet de dire que ces
objets bien réels vont être des objets "perdus" ? Quel est le sens du rap-
port de ces objets avec cette qualité particulière qu'ils auraient d'être des
objets perdus ? Puisque après tout, la voix est éminemment présente, de
même le regard. Bon ! Le placenta, ça a marqué le moment initial de l'or-
ganisation de la vie, les excréments, on ne voit pas ce qu'il y a de spécia-
lement perdu... Donc quel est le sens d'une telle affirmation ?
Le sens de cette affirmation tient en ceci : il n'y a en réalité aucun objet
qui puisse venir nous garantir d'une conformité des désirs du sujet avec
le grand Autre, pour la mesure très simple que si primordialement la
mère est venue incarner ce grand Autre, c'est une incarnation suffisam-
ment transitoire pour nous rappeler que dans le grand Autre, il n'y a
personne ! Ni pour nous attendre, ni pour nous prescrire ou nous dési-
gner ce qui serait cet objet assurant notre conformité avec son désir.
Nous fonctionnons ainsi avec le mythe d'un objet définitivement perdu
en tant que cet objet-là aurait éventuellement eu cette possibilité de nous
mettre vis-à-vis du grand Autre dans ce type d'accord qui assurerait
notre bien-être et notre paix.
Il y a donc bien un objet perdu, sans que quiconque puisse évidem-
ment en donner ni la forme ni l'être, puisque nous n'avons rien, je le
redis, du côté du grand Autre qui ici vienne nous servir de guide. Sauf
évidemment le type d'objets que je viens d'énumérer, ces quatre objets
qui, par les "interprétations" que nous faisons du grand Autre, les sup-
positions qui nous font situer dans le grand Autre un sujet susceptible
de se réjouir de ce que nous viendrions lui céder pour son désir, consti-
tueraient ainsi l'intermédiaire entre nous et ce que nous aurions à dési-
rer à notre tour. Ces quelques objets viennent ainsi servir à cet usage.
Mais alors, me direz-vous, le sujet n'existe, ne se maintient qu'en tant
que son vœu, qu'en tant que sa demande, qu'en tant que son désir
restent inachevés. C'est-à-dire qu'un accord parfait avec le grand Autre,
celui que nous espérons tous, ne pourrait valoir que la mort du sujet.
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Séminaire du 29 novembre 2001
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 29 novembre 2001
Sans trop m'engager dans cette voie, je vous rappelle, pour que l'en-
trée du nourrisson dans le désir soit possible, la nécessité pour lui d'avoir
affaire à une partenaire qui soit désireuse de la chute de ces objets. C'est
toute la différence évidemment entre l'éducation et le soin maternel. Et
s'il a affaire à un Autre qui manifestement n'investit pas les objets qu'il
peut proposer, qu'il peut offrir, il en advient des résultats, des carences
qui sont parfaitement... désagréables et peuvent conduire à l'autisme
infantile.
J'en viens maintenant avec vous à la question suivante : pourquoi cet
objet est-il appelé a ? Certes a est une lettre, et là nous saisissons parfai-
tement pourquoi, mais pourquoi la lettre a ?
La thèse que j'avance, à cet égard, est que c'est à la fois en hommage
et en miroir à l'écriture que fait Cantor de l'infini, c'est-à-dire du aleph,
K, dans la mesure où cet aleph vient noter un objet qui n'existe pas, pas
plus que n'existe l'objet qui serait capable d'assurer notre accord avec le
grand Autre. C'est un objet qui est toujours plus loin, qu'aucune forme,
ou qu'aucun signifiant — aucun signifiant, je dis bien — ne peut venir
représenter. Mais cet objet qui n'existe pas, pas plus que n'existe l'infini,
cet objet, je peux l'écrire, il y a une écriture qui peut en rendre compte.
À partir du moment où je l'écris, cet objet qui n'existe pas, je le fais ren-
trer dans une série d'effets essentiels, puisqu'à partir de cette écriture de
l'objet a> je vois, si je me mets à cette place-là, les types de discours qui
organisent les rapports humains et dont cet objet-là est la cause. À par-
tir de cette place, je vois comment s'organisent ces trois discours
qu'évoque Lacan, le discours du maître, le discours de l'universitaire, le
discours hystérique.
Remarquez à ce propos que le discours hystérique veut dire que l'hys-
térie que l'on espérerait novatrice, c'est au fond un scénario à l'égal des
autres, pas moins conformiste que les autres. Mais en tout cas, c'est à
partir de cette écriture de l'objet a que je vois se mettre en place les dis-
cours, c'est-à-dire ce qui nous lie les uns aux autres et nous prescrit des
rôles ou des fonctions, et puis des scénarios parfaitement ordonnés dont
cet objet est la cause. Mais il faut que, cette cause, je l'aie repérée, que je
l'aie identifiée, écrite, pour situer dès lors ce qui est l'envers de la psy-
chanalyse, c'est-à-dire ces discours. Remarque adjacente qui vous inté-
resse, le discours psychanalytique qui vient donc constituer le quatrième
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
des discours, non seulement ne casse rien, il n'est absolument pas sub-
versif, mais il vient simplement fermer le cercle des autres discours.
Autrement dit, le discours psychanalytique dans cette conceptualisation
de Lacan fait que, comme il dit, «ça continue de tourner en rond». Je
crois que ceci vaut la peine d'être repéré, d'être noté.
Alors, à cet endroit, surgit une autre question, mais que ma remarque,
le rapport que j'établis entre a et X, vient nous faire subodorer. J'évo-
quais avec vous cette question, la fois précédente, du rapport du Un, du
trait unaire, avec le a. Quel est le rapport entre eux, si ce n'est que,
comme Lacan l'avance, le rapport n'est pas commensurable ? Il isole à ce
propos, je ne vais pas le développer ce soir mais bien plus tard, la ques-
tion du nombre d'or. Mais nous sommes déjà en mesure de nous inter-
roger là-dessus, quel est le rapport du Un avec l'objet a ? Ce qui revient
aussi à se demander quel est le rapport du phallus avec l'objet a.
On peut remarquer à ce propos que le Un nécessite une fondation,
nécessite pour exister d'être fondé, et c'est le zéro qui est fondateur du
Un, Lacan y insiste beaucoup. Pour qu'il y ait du signifiant Un, ce signi-
fiant Un que nous adorons puisque dans l'ensemble, nous sommes tous
plus ou moins monothéistes. Être monothéiste veut dire être adorateur
du signifiant Un. Quand je rencontre un Un, je me mets à l'adorer, un
Un d'exception, bien sûr! pas un énième..., le au-moins-Un, ou le Un-
en-plus, comme vous voudrez. Donc le Un est fondé par le zéro, c'est-
à-dire fondé par une limite, fondé par un impossible, fondé par un réel.
L'objet a n'est absolument pas fondé par un dispositif du même
genre. C'est bien pourquoi je dirai que l'objet a se présente, tel que nous
le voyons dans l'inconscient, comme organisé par une suite qui ne
connaît aucune limite, qui ne connaît aucune césure, qui a une compa-
cité absolument remarquable, sauf lorsque les idées brassées dans le rêve
risqueraient de franchir une limite, mais que la chaîne elle même ne
demande qu'à opérer, qu'à faire, et à ce moment-là, comme je vous l'ai
déjà fait remarquer, c'est le réveil.
Alors je me permettrai au point où nous en sommes d'ajouter encore
quelque chose. D'où vient-il, ce Un ? Vous opposez le Un et l'objet a...
L'objet #, ceux d'entre vous qui ont ouvert des ouvrages élémentaires
de mathématiques peuvent l'assimiler à la suite des nombres réels, à la
série des nombres situés entre zéro et un, avec ceci que jamais, aussi loin
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Séminaire du 29 novembre 2001
que vous poussiez cette suite, vous ne pourrez atteindre les limites, c'est-
à-dire soit le zéro, soit le un. Si vous écrivez 0,001 et une suite, vous ne
pourrez pas arriver à zéro. Vous pourrez toujours passer vos années à
accumuler, à avancer dans cette suite, elle sera toujours à distance du
zéro. Et de même, si vous avez 0,999999... aussi longue voudrez-vous
faire cette suite, vous pouvez poursuivre autant que vous le voulez, vous
n'arriverez pas au 1. Donc vous pouvez, si cela vous amuse, si ça vous
sert de support, assimiler l'objet a à la suite des nombres réels.
Mais alors, d'où vient ce Un ? d'où sort-il ? Est-ce qu'il y a eu un
Créateur justement qui a tranché puisqu'il faut trancher pour qu'il y ait
du Un ? Nous avons affaire à une suite compacte, qui va trancher ? Quel
est le trancheur, quel est le tranchoir, quel est le méchant qui est venu là
opérer des césures dans la chaîne ?
C'est le jeu même de la chaîne signifiante, je vous le redis et vous ren-
voie toujours à ce texte qui ouvre les Écrits, « La lettre volée », texte fon-
dateur, essentiel, c'est le jeu même de la suite des lettres qui fait qu'il y a
des endroits où il y a une lettre qui tombe et où il y a une séquence qui
du même coup s'isole comme Un, comme Une.
Je voudrais vous faire remarquer qu'il y a des gens qui ont le talent et
l'impudence de se proposer justement comme des objets intermédiaires,
au même titre que l'objet <z, entre vous et le grand Autre, des gens qui
vont venir incarner cet objet. Ce sont des gens très familiers, et pas tou-
jours sympathiques... Un prophète se présente comme celui qui va vous
permettre par l'enseignement qu'il transmet de faire l'accord entre vous
et le grand Autre. Il vous dit ce qui est désiré par le grand Autre, il vous
assure que si vous vous comportez conformément à ce que désire le
grand Autre, vous trouverez la satisfaction la plus grande, il y a toujours
là un bénéfice. Dans le même registre aussi, tous ceux qui participent
d'une cléricature comme des membres d'un clergé venant faire ce joint
entre la créature humaine et le grand Autre, se proposant comme tels, ce
qui leur vaut du même coup un statut d'exception dans la collectivité.
Peut-être, pour bien assurer leur fonction d'objet d, vaut-il mieux qu'ils
soient dispensés de sexualité, parce que cela pourrait les inciter à une
jouissance dont la complexité viendrait déranger la simplicité que pro-
pose l'objet a.
Vous avez peut-être déjà observé un phénomène étrange autour de
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 29 novembre 2001
trente ans après que Lacan ait théorisé cette question de la passe, il est
tout à fait légitime que nous puissions aujourd'hui répondre très sim-
plement sur ce qui la constitue. Lacan avance souvent masqué, il a bien
raison, parce qu'il veut se faire entendre à sa manière, il avance masqué
mais il est tout de même fondamentalement simple et je crois que le type
d'aperçu que je vous donne ce soir l'illustre assez bien.
Pour conclure, cette dernière aporie que le discours psychanalytique
serait «un discours sans paroles». Ça c'est étonnant! Que veut dire un
discours sans paroles ? Vous avez lu ça ? Oui ? Eh bien, c'est le moment
où votre invocation à l'Autre, au grand Autre pour qu'il vous réponde,
cette invocation ne rencontre que l'écriture de ce qui organise votre fan-
tasme. Si l'analyste est assez habile, ou en a le chic, ou en a le talent, ou
je ne sais pas... ou si vous-même avez peut-être aussi le chic pour rece-
voir le patient et la possibilité d'isoler dans son propos rien d'autre que
le jeu littéral qui organise pour chacun son affaire, alors l'analyste effec-
tivement se dispense de la référence à une parole qui, elle, ne peut que
s'appuyer sur le sens. Car il ne s'agit pas là de sens, il s'agit de littéralité.
Voilà ce que j'ai raconté à nos amis irlandais. Je dois vous dire que
c'est presque comme à vous, ça leur a assez plu... C'est vrai ! Et dans la
mesure où nos amis irlandais ont de fortes attaches, une forte tradition
religieuse, il ne m'a pas paru superflu de taper sur ce genre de clous.
Voilà! Alors à bientôt...
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Séminaire VII
du 6 Décembre 2001
V
ous aurez droit pour les vacances de Noël à une surprise, j'es-
père qu'elle vous sera agréable. Mais vous verrez de quelle
manière nous pourrons capitaliser, comme on s'exprime
aujourd'hui, ce que nous avons dispensé au cours de ce trimestre et fran-
chir un pas qui nous intéressera, les uns et les autres.
En attendant ce cadeau qui est donc à l'emballage, je vais vous propo-
ser de nous intéresser aux rêves de Freud tels qu'ils figurent dans cette
Introduction à la psychanalyse. C'est dans le chapitre xn, «Analyse de
quelques exemples de rêves». Il y en a douze dont trois sont des rêves
personnels de Freud, bien qu'il ne les présente pas ainsi. Néanmoins je
mets là-dessus un cachet d'authenticité absolument indiscutable, dans la
mesure où ces trois rêves concernent une question, la question fonda-
mentale de Freud : qu'est-ce qu'un père ?
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
Son oncle fume une cigarette bien que ce soit un samedi, une femme
l'embrasse et le caresse comme son enfant
Freud commente :
«À propos de la première image, le rêveur, qui est juif, nous dit que son
oncle, homme pieux, n'a jamais commis, et n'aurait jamais été capable
de commettre un péché pareil. À propos de la femme, il ne pense qu'à
sa mère... Comme le rêveur [Freud] exclut formellement la réalité de
l'acte de son oncle, on est tenté de réunir les deux images par la rela-
tion de dépendance temporelle. "Au cas où mon oncle, le saint
homme, se déciderait à fumer une cigarette un samedi, je devrais me
laisser caresser par ma mère."»
Ceux qui se sont un peu intéressés à ce genre de raisonnement savent
qu'il est absolument typique des raisonnements talmudiques. Freud
n'était aucunement versé dans ce genre de science, mais il est amusant de
voir, à l'occasion d'un rêve, ce type de raisonnement...
Vous voyez comment Freud a introduit le au cas où, puisqu'il dit de
manière hypothétique :
«Au cas où mon oncle, le saint homme, se déciderait à fumer une ciga-
rette, s'il fait ça, je devrais me laisser caresser par ma mère.»
Or nous savons que Freud avait effectivement un oncle, frère de
son père, qui a causé beaucoup de chagrin à sa famille et en particu-
lier au père de Freud, dans la mesure où il s'est trouvé mêlé à des
malversations commerciales et a vraisemblablement été condamné.
Il dit ailleurs de cet oncle que c'était un homme faible. Quels qu'ils
soient, les déguisements que Freud vient ici introduire sont bien
légitimes, on ne lui demande pas d'exposer son anatomie (comme il
le fait justement dans un de ses rêves...) pour bien prouver à tout le
monde combien ce qu'il raconte est vérifiable et vérifié. Donc il est
vrai que son oncle a été amené à ne pas respecter la loi, la loi tout
court.
Du même coup, vous voyez que je vous propose d'entendre ce rêve
différemment: si celui qui est en position d'ancêtre ne respecte pas la loi,
comment, lui, pourrait-il être à l'abri, comment pourrait-il connaître
l'interdiction de l'inceste ? Questionnement après tout fort ordinaire qui
va nous éclairer sur le second de ces trois rêves concernant le père. Il est
manifeste qu'ils faisaient partie d'un ensemble de rêves de Freud, qu'il
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Séminaire du 6 décembre 2001
avait colligés, concernant tous la question du père. Ils s'éclairent ainsi les
uns les autres.
Je vous lis rapidement le bref texte du second rêve qui va nous intro-
duire à des développements tout à fait remarquables2:
Le père est mort, mais il a été exhumé et a mauvaise mine. Il reste en
vie depuis son exhumation et le rêveur fait tout son possible pour qu'il
ne s'en aperçoive pas.
«Ici, reprend Freud, le rêve passe à d'autres choses, très éloignées en
apparence. »
Il ajoute que c'est le rêve d'un homme qui a perdu son père depuis
plusieurs années, et vous savez que Freud a commencé son auto-analyse
à partir de la mort de son père.
« Le père est mort, nous le savons. Son exhumation ne correspond pas
plus à la réalité que les détails ultérieurs du rêve. Mais le rêveur
raconte: lorsqu'il fut revenu des obsèques de son père, il éprouva un
mal de dents. Il voulait traiter la dent malade selon la prescription de
la religion juive : "Lorsqu'une dent te fait souffrir, arrache-la". Et, appli-
cation remarquable de la prescription juive, il se rendit chez le dentis-
te. Mais celui-ci lui dit: "On n'arrache pas une dent comme ça, il faut
avoir de la patience. Je vais vous mettre dans la dent quelque chose qui
la tuera. Revenez dans trois jours, et j'extrairai cela".
« C'est cette extraction, dit tout à coup le rêveur, qui correspond à l'ex-
humation.».
Freud demande alors :
«Le rêveur avait-il raison ? Pas tout à fait, car ce n'est pas la dent qui
devait être extraite, mais sa partie morte. Mais c'est là l'une des nom-
breuses imprécisions que, d'après nos expériences, on constate sou-
vent dans les rêves. Le rêveur aurait alors opéré une condensation en
fondant en un seul le père mort et la dent tuée, et cependant conser-
vée. Rien d'étonnant s'il en résulte dans le rêve manifeste quelque
chose d'absurde, car tout ce qui est de la dent ne peut pas s'appliquer
au père. Où se trouverait, en général, entre le père et la dent ce ter-
tium comparationis un terme intermédiaire, un terme de comparaison,
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rapidement car il est une page plus loin, de façon indifférente, je veux
dire servant à un autre usage. Il est évident que le terme intermédiaire est
tout bonnement celui de racine*. On va pouvoir extraire la dent, et néan-
moins conserver la racine.
Autrement dit, est introduite ici la distinction entre le père réel, sus-
ceptible effectivement de mourir, et le père symbolique en tant que déjà
mort, promis bien sûr à l'immortalité.
Je vous ai lu le texte du rêve: le père est mort, mais il a été exhumé et a
mauvaise mine. Il reste en vie depuis son exhumation, etc. La référence
Hamlet est ici très probable, c'est exactement comme ça que commence
Hamlet. Il reste en vie depuis son inhumation, c'est bien le problème, et le
rêveur fait tout son possible pour qu'il ne s'en aperçoive pas, on ne sait p
de quoi il ne devait pas s'apercevoir, mais il y a quelque chose dont il ne
devrait pas s'apercevoir...
En tout cas, nous avons toute légitimité, sachant l'intérêt de Freud
pour Shakespeare et la connaissance qu'il en avait, de penser que juste-
ment, pour lui, ce père mort continue d'errer. Je veux dire qu'il y a là un
devoir que le fils n'a pas su ou n'a pas pu lui rendre. Au lieu de venir
prendre place, de venir reposer au lieu naturel qui devrait le conserver
dans son immortalité, il traîne... il est toujours là, on ne s'en est pas
débarrassé.
Le terme 'racine', Wurzel en allemand, dont le champ sémantique est
identique à celui du français, désigne aussi bien la racine dentaire. Ce
terme figure une page plus loin lorsque Freud dit:
«on ne découvre dans le rêve nulle trace de sentiments hostiles à l'égard
du père, mais si nous cherchons la racine d'une pareille hostilité», etc.
De quoi Freud, le rêveur, aurait-il été coupable ?
Le poids est mis sur l'onanisme, autrement dit ce qui est très ordinai-
rement lié à la culpabilité que peut susciter la masturbation, service
sexuel égoïste et qui n'est pas mis au service du père, un gaspillage de la
matière séminale.
Vous voyez autour de ce rêve comment Freud appelle ce qu'il en sera
d'une distinction que Lacan mettra bien plus tard en place et qui sera la
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signale parce que vous risquez autrement de passer pas mal de temps
dans un index pour savoir où il en parle... C'est à cet endroit-là, c'est
dans ce chapitre qu'il vient à en parler.
Mais ce que je viens d'ébaucher, introduction à ce que je vous appor-
terai la prochaine fois, nous permet quand même de comprendre pour-
quoi l'inconscient tel que Freud l'entend, c'est le mauvais et l'infantile;
et pourquoi effectivement le passage par l'œdipe modifie radicalement la
relation à autrui en y introduisant la possibilité d'une coexistence, là où
il n'y avait jusqu'à ce moment qu'exclusion réciproque, ou toi, ou moi !
Processus où la destruction d'autrui semblait constituer le mode normal
de réaliser le vœu, le désir — y compris le désir en tant que soutenu par
un érotisme qu'il est légitime dans ce cas d'appeler anal.
Je crois que ce ne sera pas mal non plus de parvenir à spécifier ce qu'il
en est de cet érotisme, pourquoi il est fondé sur la destruction, et pour-
quoi donc l'inconscient est organisé par un système, un système COMME
un langage, système régi de telle sorte qu'il ne laisse pas d'autre recours.
Pour essayer de vous inciter à la lecture de toutes ces pages et de vous
émoustiller un petit peu avant de m'arrêter, je vous montrerai la pro-
chaine fois comment il y a en réalité deux types de lecture possibles d'un
texte, deux types de lecture complètement différents : un type de lecture
organisé, régi par le fonctionnement du signifiant, et un autre type de
lecture qui est régi par le fonctionnement de la lettre. Ces deux types ne
s'excluent pas l'un l'autre, ils peuvent parfaitement coexister. Et si j'y
parviens (je l'espère, quand même !) je vous montrerai la prochaine fois,
bien que je ne sois pas du tout malheureusement versé dans les langues
sémitiques, j'essaierai de vous montrer comment le fonctionnement de la
langue arabe s'avère particulièrement propice pour illustrer cette double
lecture et le type de problèmes qu'elle pose, en premier lieu dans ce qui
est notre fonctionnement psychique.
Voilà. Merci pour ce soir et à la semaine prochaine !
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du 13 Décembre 2001
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
d'une possibilité qui n'est mise en place que par la faculté d'une adresse
faite à un autre, à un autre éventuellement assez averti, l'analyste, pour-
quoi pas elle-même, pour venir lire ce qu'elle était en train de dire.
Une objection ici apparaît. Après tout, cette lecture de la lettre n'aura
fait que substituer un certain nombre de sens, d'autres sens, à celui qui
se présentait dans le contenu manifeste. Autrement dit, l'opération se
solderait simplement par l'adjonction d'autres sens à celui qui était ini-
tialement proposé mais nous resterions finalement dans une promotion
du sens.
Remarquons toutefois qu'il y a une différence de statut entre cette
neige supposée marquer le jour où commençait son histoire, et ces autres
sens que ce type de lecture permettait ainsi non pas d'inaugurer, mais de
donner à entendre. En effet, ces autres sens révélaient leur pertinence du
fait d'être, non pas éléments d'une articulation faite par l'inconscient,
mais les éléments d'une mise en acte par l'inconscient, tous ces sens qui
se donnaient ainsi à lire étaient effectivement mis en acte par elle dans sa
conduite et, du même coup, ils se présentaient absolument comme
exclus de tout doute possible.
Si la neige qui marquait le jour du début de son histoire se prêtait à
venir romancer une existence, le type de lecture qui ainsi se dégageait
venait rendre cette existence effective, la mettre en acte d'une manière
qui lui était parfaitement insoupçonnée. Et je dirais que la vertu de la
combinatoire mise en place par cette neige se retrouvait dans le fait que
toutes les lettres de ce mot font partie du patronyme de l'homme qu'elle
a épousé.
Alors, me direz-vous, quel est dans l'inconscient, à ce titre, le statut
de cette petite concrétion littérale ? Ce statut s'avère constituer le signi-
fié inconscient de ce que par ailleurs elle passe son temps à articuler de
façon consciente. Ce petit élément et sa combinatoire viennent organiser
le signifié insu d'elle-même bien qu'elle passe son temps dans son exis-
tence à l'articuler et l'agir.
À ce titre, et il est étrange de le penser ainsi, on pourrait dire que cette
petite concrétion littérale est un équivalent phallique - puisqu'elle vient
constituer le signifié insu d'elle-même, de ce qui l'agit et de ce qu'elle dit.
Mais il est facile de remarquer que ce signifié inconscient est, dans ce cas-
là, éminemment mortifère, ne serait-ce d'ailleurs que parce que juste-
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Séminaire du 13 décembre 2001
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3. S. Freud, «Sur le sens opposé des mots originaires» (1910), trad. B. Féron, in
L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985.
4. K. Abel, Uber den Gegensinn der Urworte, Leipzig, 1884.
5. É. Benveniste, « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne »,
in La Psychanalyse, 1956,1, 3-16.
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Séminaire du 13 décembre 2001
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
Ce que j'ai écrit au tableau, c'est aleph, N, beth, H, les deux premières
lettres de l'alphabet.
Si vous arrêtez à cet endroit la suite des lettres de l'alphabet par une
césure, vous avez un premier signifiant qui se lit Ab, 3N, et veut dire
"père", voilà quand même qui est... ! "chef", "maître","inventeur".
Au-dessous les mêmes lettres, mais avec une signalisation différente
de la voyelle, ne se lisent plus Ah mais Eb, 3K. Là vous aviez "père", et
ici, avec Eb, vous avez "la verdure". Nous allons en français écrire... "le
pré" ! Je vous l'écris comme ça pour m'amuser, n'imaginez pas que je
fasse dériver le français de l'hébreu — j'ai un dictionnaire qui fait ça mais
ce n'est pas celui qui m'inspire ! Mais il suffira d'une modification de la
voyelle pour que vous ayez ce qui est le témoignage de la vie, de ce qui
pousse, de ce qui nourrit, vous avez "le pré".
Et vous avez tout de suite après un nom que certains d'entre vous
connaissent sûrement, Abib, 3*ÔX, c'est "l'épi". Pour m'amuser et pour
rester dans cet esprit, je vais vous l'écrire "Prairial". Vous voyez que la
gerbe de Booz, de Booz endormi n'est pas loin !
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Séminaire du 13 décembre 2001
Et puis alors ici, ça devient un peu plus distractif. Parce que nous
avons Abah, i"I3K, et alors ça, on ne s'y attendait pas du tout ! Ça veut
dire "vouloir".
Alors je ne sais vraiment pas comment vous l'écrire en français cor-
rect mais, pour néanmoins vous rendre sensible comment cela s'organise
dans ces langues, je vais forger le verbe français à l'image de celui-ci, je
vais écrire que c'est le verbe pèrer (je père, tu pères, il père, etc.), n'est-
ce pas ?
D'autant que si Abah veut dire "vouloir", "pérer", Abionah, rT3l*3K,
qui est donc fait à partir de la même racine, veut dire tout simplement
"désir" .
Ici un mot que je donne parce qu'il témoigne justement de la richesse
sémantique sollicitée à l'occasion, Eben, ]3N, construit toujours avec
aleph beth, et qui veut dire "la pierre". Rôle de la pierre dans ces pays...
Un peu plus haut ici, un mot très sympathique, aleph beth et puis,
vous avez un 5 au bout, Abas, D3N, qui veut dire "s'engraisser", autre-
ment dit en français "prospérer" ! C'est charmant, ça !
Et puis toujours aleph beth mais avec une désinence différente, Abaq,
pIlK. Là aussi, c'est inattendu, ça veut dire "disperser".
Ici, bon ! je vous ai passé Abar, "QK, qui veut dire "être fort"...
... Mais jusque-là, nous sommes (j'espère que vous êtes comme moi)
dans l'euphorie. Vraiment, tout va bien, tout est sympathique, le père,
l'épi, la verdure, le désir, la concupiscence, prospérer et même disperser
— après tout, distinguer, séparer, ça peut parfois être utile ! Nous serions
vraiment dans le meilleur des mondes s'il n'y avait, avec toujours la
même racine, Abad. Abad, *HN, ça veut dire, comme en français,
"périr", "passer", "errer".
Et Abdah, TTllX, ça ne vous dit rien ? C'est "l'objet perdu." Abadon,
1ÏT3N, "l'extermination" que je traduis par "le /Crissement", etAbdan,
n ? K , a l a perdition".
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 13 décembre 2001
tagonistes telle que cette relation l'opérait. Par exemple, possibilité don-
née qu'un même signifiant veuille dire "vendre" et "acheter", par
exemple, où il s'agit moins de spécifier le caractère de l'opération que
l'échange, le commerce qui ici se trouvaient évoqués.
En français, quelques rares verbes portent encore cette ambiguïté mais
ils sont trop isolés pour avoir beaucoup de portée, de sens. Quand vous
parlez de "louer", vous ne savez pas si vous êtes le loueur ou le locataire.
"Hôte", c'est aussi le type de situation où vous ne savez pas si vous êtes
l'invitant ou l'invité, ce qui est toujours très sympathique, c'est très gra-
cieux de recevoir son invité comme s'il était l'invitant, puisqu'il est votre
hôte, c'est vraiment très chic !
En arabe, le jeune garçon qualifie (par un mot que je ne prononcerai
pas) une jeune fille de "jolie", shata et c'est le même mot qui signifie
qu'elle est "frappée de malédiction" shata, "rejetée". Et ce que relève
David Cohen, c'est que les jeunes garçons interrogés (c'est une enquête),
pour qui m^shût, participe passif de shat, ne veut dire que "joli", "bien
conformé", "gracieux", connaissent parfaitement ce mot, shat> dans le
sens bien attesté de "frapper de la colère divine", "maudire", "pétrifier".
Un autre mot, fayma, dont le sens propre est "nourriture" n'est plus
utilisé qu'au sens de "poison", le même signifiant.
Nazir Hamad - Même racine que pour le "vaccin".
Ch. M - Il y en a toute une flopée... mais c'est à propos du Coran que
je vous le reprendrai.
Ce sur quoi je veux surtout attirer votre attention, c'est que ces deux
lectures sont essentiellement différentes en ce sens que le signifiant est
supporté par le doute et par l'équivoque de ce qu'il signifie, puisque ce
qu'il est supposé signifier pourrait parfaitement être abordé par une
autre métaphore et, d'autre part, le signifiant renvoie à un réel qui est
investi par le sens.
7. J. Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant^ séminaire 1970/71. H.C., leçon du
16/6/71.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
du soir" ou "étoile du matin." Voilà deux signifiants qui ont l'air de dési-
gner deux objets aux antipodes l'un de l'autre, ou tellement différents et
voilà que ces deux signifiants renvoient au même objet — ici il s'agit
d'un objet.
En tout cas, le réel est occupé par le sens. Or, si le sens, comme nous
le savons, relève de l'imaginaire, le réel est occupé, pas moins, par tout
ce que ce signifiant a écarté, a rejeté. Et je reprendrai avec vous la façon
dont Platon situe la définition du pêcheur à la ligne, comment s'est
construit à partir de dichotomies successives, de tout ce que le signifiant
écarte pour arriver à être un concept, le concept de pêcheur à la ligne.
C'est ce que Lacan reprend à propos du graphe sur le désir qui se pré-
sente lui-même évidemment comme cette sorte d'hameçon tendu pour
attraper... quel poisson? dit Lacan. Celui que j'évoquais un petit peu
plus tôt...
En attendant, le signifiant, lui, en tant que tel, prend sa vertu (quoique
marquée par l'équivoque que je viens de dire) d'écarter, de renvoyer
dans le réel ce qu'il rejette.
Le pas que nous avons ici à franchir, c'est de concevoir que, par un
mécanisme qui est purement celui du langage, le paradoxe du jeu du lan-
gage est que ce qui est matériellement rejeté sert de support au sens que
le signifiant voudrait affirmer.
Tous ceux d'entre vous qui vous êtes intéressés à la névrose obses-
sionnelle savez que c'est justement là le tourment de l'obsessionnel. Plus
il exerce sa vigilance morale pour rejeter, écarter de lui tout ce qu'il ne
faudrait pas, plus ça vient constituer le signifié et corrompre le signifié
dont il voudrait se réclamer. Est-ce que c'est clair, ce que je raconte ?
Autrement dit, le paradoxe du jeu du langage, c'est que si le signifiant
fonctionne sur le principe du doute, de l'équivoque, de l'incertitude. La
seule certitude qu'il ait vraiment se situe dans ce qui a été rejeté et qui le
nie, qui nie son sens, qui lui est parfaitement antonyme.
Dans l'inconscient, ce qui nous intéresse, et c'est ce que Freud essaie
de faire valoir dans cette Introduction à la psychanalyse, il y a une sorte
d'étoffe langagière. L'inconscient n'est pas linéaire, mais il est fait d'un
TEXTILE LANGAGIER, et constitué de telle sorte qu'il n'y a dans cette tex-
ture pas le moindre accroc, il n'y a, de l'inconscient, rien qui soit rejeté,
qui soit refusé. Je crois que c'est ainsi que nous pouvons comprendre de
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Séminaire du 13 décembre 2001
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Séminaire IX
du 17 Janvier 2002
L
'inconscient se tient donc sur ce que Freud appelle une Autre
scène d'autant plus essentielle, sûrement, que nous passons une
partie de notre vie à l'oublier.
Le sujet, celui auquel nous avons affaire, le sujet commun, se trouve
ainsi régulièrement pris entre deux scènes. L'une est celle qui est consti-
tuée par le MONDE DES REPRÉSENTATIONS. NOUS savons, après un certain
nombre de travaux dont ceux de Lacan, qu'il est organisé, ce monde des
représentations, à partir de cette image primordiale qui est la sienne, la
sienne en tant qu'elle se trouve reprise de celle d'un autre — y compris
la sienne reflétée par le miroir — fonctionnant néanmoins pour lui dans
ce dispositif duel comme idéal. Dans ce dispositif duel, dès lors qu'elle se
trouve sur cet axe imaginaire et vient fonctionner comme idéal, il
s'éprouve comme en état de défection, d'insuffisance, par rapport à ce
qui se présente à lui, sa propre image, mais fonctionnant pour lui dans le
champ de l'Autre. Le monde des perceptions, des représentations vient
s'organiser à partir de cette représentation primordiale qui est sa propre
image, c'est-à-dire sur le modèle de cette image. Aussi Lacan a-t-il pu
avancer que la connaissance, ce champ où l'enfant découvre le monde des
représentations, est d'abord une méconnaissance, méconnaissance puis-
que le moi est là le prototype des représentations à venir, et aussi, dira
Lacan, une connaissance paranoïaque du monde puisque c'est en tant
qu'autrui, autre, que moi est amené à connaître le monde. C'est dire que
dans cette connaissance que je fais du monde, je suis ainsi possédé et
guidé par un autre et il sera légitime que j'attribue à cet autre les insuffi-
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
sances, les défections, les dommages dont mon parcours dans ce monde
des représentations va pouvoir être la circonstance.
Ce qui est pour nous à retenir toujours, c'est que dans ce champ, dans
ce monde des représentations, la jouissance se présente comme essen-
tiellement narcissique puisque le moi est le modèle des objets à venir et
que ceux-ci ne sauraient me convenir qu'à la condition d'une certaine
conformité avec ce moi, et ce n'est pas moi (c'est le cas de le dire) qui vais
vous apprendre de quelle façon les choix amoureux viennent s'inscrire
de façon si régulière sur cet axe imaginaire du moi et de l'autre, du petit
autre.
Mais il est peut-être encore plus prometteur pour nous de rappeler
que ce qui est marqué de la dignité, qui porte un titre d'admissibilité
pour venir figurer dans ce monde des représentations, tient à ceci: il
convient que cette représentation soit marquée d'un index phallique,
autrement dit c'est là le paradoxe, soit marquée par la castration. Ne
vous étonnez plus si vous trouvez chez Lacan cette façon de venir
découper au niveau de l'image du corps la zone du sexe, de l'inscrire en
pointillés, puisque cette image ne sera investie, n'aura accès dans le
monde des représentations qu'à la condition de porter la marque de la
castration, et d'être ainsi vectrice de l'index phallique.
On pourrait dans un autre registre, non plus l'imaginaire mais le sym-
bolique, rappeler le processus remarquable décrit par Freud comme
celui de la Bejahung1, le fait que l'enfant ne vient à accepter, à recevoir
que des éléments choisis, et à récuser, à refuser les autres. Il est vraisem-
blable que le procès de cette Bejahung, cette opération de bénédiction
qui introduit dans le monde de la parole un certain nombre de signi-
fiants, de personnes, d'objets, alors qu'il en rejette d'autres, que ce pro-
cessus de la Bejahung a à voir avec le même mécanisme, la distinction si
précoce et si remarquable faite par l'enfant entre ce qui est phallique,
autrement dit marqué par la castration donc "admis dans le club", et puis
le reste qui ne peut qu'être rejeté2.
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Séminaire du 17 janvier 2002
geté. Elles n'ont plus cette homogénéité, cette familiarité d'être organi-
sées par une matrice originelle qui était celle du moi, d'où leur aspect
interrogeant et étrange.
La logique spontanée que nous devons à la dimension de l'imaginaire
est une logique très forte, l'idée par exemple du haut et du bas, de la bila-
téralité, de la symétrie bilatérale, du droit et du gauche, de ce qui est des-
sus et de ce qui est dessous. Voilà un type de logique qui intuitivement
nous est immédiatement sensible et peut nous paraître déterminant: l'in-
conscient, par exemple, c'est ce qui doit être dans les dessous. Où vou-
lez-vous que ce soit? C'est pourquoi on les cache, les dessous... Alors
cette façon d'organiser logiquement le monde où la tête — ce qui com-
mande — est forcément en haut, caput, K£cpaXr|, etc. Cette logique intui-
tive très forte, très puissante dans les raisonnements, est celle que vient
complètement subvertir la topologie. Et la difficulté de la topologie,
c'est qu'elle ne répond absolument pas à cette géométrie intuitive très
forte, cette représentation très forte de l'espace qui est la nôtre, liée à ce
que je viens d'évoquer. Sur cette Autre scène il y aura donc une incohé-
rence des représentations qui sera pour nous assurément liée à ce défaut,
à cette absence de la dimension de l'imaginaire.
Autre remarque pour la singulariser, pour la caractériser, je vous le
disais il y a un instant, sur cette scène, il n'y a pas de regard. Il n'y a pas
de point à l'horizon qui vienne organiser le champ ni l'espace, il n'y a pas
de point focal d'où jaillisse la lumière et qui donnerait leur répartition,
leur place, aux éléments qui peuvent venir se représenter dans ce champ
avec leurs profondeurs, leurs distances, leurs positions réciproques.
Voilà une Autre scène, à cet égard, étrange, nous avons à en dire que s'il
n'y a pas de regard sur cette Autre scène, cela veut dire que du même
coup la chaîne, qui y est présente, n'organise pas, n'est pas limitée par un
réel, c'est une chaîne, aurait-on envie de dire, continue et sans limites.
Rien en tout cas dans ce champ qui vienne se singulariser comme étant
le point fixe — je parlais à l'instant de point à l'horizon, de point focal,
de lieu d'où jaillissait la lumière — point fixe qui vient organiser l'en-
semble du tableau. Ainsi sans doute éprouvons-nous toujours ce charme
devant les représentations picturales d'avant la mise en place de la pers-
pective, des xne et xme siècles, tous les trucs sont là sur la toile, sans
ordre ni forcément de hiérarchie, mais on y a vraiment tout mis, tout
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Autre remarque faite dans ce texte, peu importe son sens ! Lacan le
souligne à propos de la missive, objet de l'histoire du conte d'Edgar Poe.
Son sens, le sens de ce qu'il y avait dans cette lettre que la Reine a été
amenée à dissimuler au ministre qui l'a dérobée et que le préfet de police
est venu dérober au ministre pour la restituer à la Reine, le sens, tout le
monde s'en fout ! Ça n'a aucune importance, c'est la lettre en tant que
lettre, en tant que telle.
C'est aussi, et voilà qui est quand même encore plus intrigant, la lettre
en tant qu'elle ne devrait pas être là, c'est-à-dire en tant qu'elle n'aurait
pas à apparaître dans ce monde des représentations dont je parlais tout à
l'heure. Sa simple représentation, sa simple apparition, émergence dans
le monde des représentations, est en soi-même un scandale, une obscé-
nité. La lettre doit rester dissimulée comme telle.
Remarque encore, et que nous retrouverons à propos de ce que j'évo-
quais la fois précédente, cette lettre dont le sens importe peu, pourra en
tant qu'écrite prendre toutes les valeurs et Lacan datera la naissance de
la science de cette possibilité. Ce n'est pas le cas d'un signifiant, vous ne
pouvez pas lui faire prendre toutes les valeurs, un signifiant se trouve
forcément ligoté par ce qu'il signifie, par ce qu'il est supposé signifier.
Mais la lettre, vous pouvez lui attribuer toutes les valeurs. Lacan dira
que, de cette écriture, naîtront la logique formelle et les mathématiques
— pas le calcul, qui est concerné par le 1 — les mathématiques, la possi-
bilité d'écrire dans une équation la lettre sans que vous sachiez, ou puis-
siez lui attribuer de valeur, mais le dispositif vous permettant de lui en
fixer une, aussi bien éventuellement positive que négative, et cela en
même temps par exemple, aucune importance! Voilà ce qu'un type
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Séminaire du 17 janvier 2002
fait plaisir à personne! Pas plus en famille que dans les cercles plus
larges.
Et dernier point là-dessus, ce dont parle ce subjectum, c'est du lieu
même où dans l'Autre, dans le champ de l'Autre, se trouve cette place
vide, ce défaut dans le grand Autre, ce manque dans le grand Autre à ce
qu'il soit complet. Ce dont parle le subjectum, c'est du lieu vide où jus-
tement il se tient. D'une certaine manière, il est tautologique, il parle de
lui-même. Et non seulement il parle de lui-même et je vais conclure là-
dessus, mais ordinairement il s'attribue la faute de venir ouvrir dans le
grand Autre ce manque, du fait d'exister, du fait d'être subjectum, et
donc d'être coupable de ce qui par un effet purement mécanique et
propre au signifiant est ce manque dans l'Autre.
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Séminaire X
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Séminaire du 24 janvier 2002
phallique par exemple. Car on pourrait très bien supposer que l'identi-
fication humaine passe par l'individualisation et l'investissement d'une
image soutenue par un trait phallique puisque l'animal humain se dis-
tingue en ce que, chez lui, l'anatomie ne suffit pas pour décider de l'iden-
tification sexuée. Ce simple point devrait faire bouillir, ou du moins
rendre perplexes tous ceux qui s'occupent d'anthropologie ou des théo-
ries de la connaissance. Le trait anatomique, nous le savons par toute
notre expérience subjective et la clinique, le trait anatomique n'a jamais
suffi pour faire ni un homme, ni une femme. Si Freud a pu dire « l'ana-
tomie, c'est le destin», c'est dans la mesure où le sexe de l'enfant à la
naissance va générer une reconnaissance où imaginaire et symbolique
vont s'avérer nécessaires, indispensables pour que cette identification
soit acquise.
Ne prenez pas comme allant de soi ou comme une facilité, ou comme
un coup de force de Lacan, cette notation i(a), le fait que l'image pre-
mière est soutenue — ce qui va être à l'origine du même, de la mêmeté
— est soutenue au départ par un objet qui est Autre, l'objet a. Ayez à
l'esprit que Lacan veille à cet endroit à ne pas faire justement de la
marque phallique ou de l'objet phallique le support de l'image.
Est-ce que ça n'arrive jamais, est-ce qu'il ne se produit pas des cas où
l'image, au lieu d'être soutenue par l'objet a est soutenue par l'objet
phallique ? Cela arrive en clinique, et je vous le signale au passage parce
que vous pouvez vérifier la fécondité de ces aperçus qui semblent stric-
tement théoriques. Si vous voulez comprendre quelque chose à l'homo-
sexualité masculine, voilà! L'homosexualité masculine, c'est ce qui se
produit pour l'enfant lorsqu'il perçoit très bien que ce qui, pour sa mère,
vient soutenir l'image et la rend séductrice, rend l'image masculine
séductrice à la semblance d'une image féminine — à la semblance, en
mettant l'image masculine dans la position de l'image féminine — c'est
l'objet phallique.
En tout cas, ce qui justifie la notation de Lacan i(a) tient plus simple-
ment à ceci : l'image première séductrice pour l'enfant est une image qui
vient du réel, et c'est à ce titre d'ailleurs qu'elle est séductrice, celle de la
mère comme réel. Et c'est en tant qu'elle vient du réel qu'elle est soute-
nue par cet objet qui lui-même appartient au réel.
Nous sommes à ce stade dans une multiplication de semblances qui
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
sont cependant fort diverses les unes des autres. Chacun a la sienne. Ce
qui constitue l'unification de cette diversité d'images constituées à la
semblance d'une image originelle Autre, c'est évidemment le einziger
Zug, le trait unaire en tant que symbolique, en tant que phallique.
Comme je vous l'avais fait remarquer, sur la scène, dans le monde des
représentations, ce qui est admis — c'est une formulation dont les consé-
quences, hélas ! vont extrêmement loin et sont très lourdes — ce qui est
admis nécessite pour passeport, comme ticket d'entrée, cette marque
phallique. C'est elle qui fait valoir la forme, l'introduit dans une exigence
à la fois de complétude et de beauté, et puis également soumet ladite
forme à la référence d'un ancêtre imaginaire. Vous le savez, les groupes
humains — c'est Totem et Tabou, c'est Psychologie collective et analyse
du moi — sont constitués par la référence à un ancêtre commun au
groupe, et qui ne vaut, bien sûr, que d'être purement imaginaire. Il
conviendra donc que cette forme trouve les moyens, purement imagi-
naires eux aussi, de rappeler cet ancêtre. Ce peut être la moustache, ce
peut être ce que vous voulez, cela n'a évidemment aucune importance !
Alors cette scène des représentations, ce monde des représentations
exclut évidemment ce qui est en défaut par rapport à cette identification
phallique. Question qui est éminemment posée à chaque femme — je ne
vais pas développer ce point-là ce soir — mais qui est sensible à chaque
femme et est ordinairement socialement résolue par la maternité, mater-
nité qui semble être ici la garantie d'une appartenance phallique. Je laisse
de côté, mais vous pouvez les développer vous-mêmes, toutes les inci-
dences de cette condition.
Une autre circonstance, plus moderne et que j'ai déjà évoquée, est liée
aux migrations. Cela concerne l'ancêtre en cause, dont le trait est recon-
nu comme identificateur, c'est un ancêtre commun au groupe mais pas à
tous les groupes. La question de l'étranger, de celui qui n'a pas à être là,
va donc régulièrement se trouver posée. Ce n'est pas non plus ce soir ni
maintenant que je développerai la question de cette xénophobie intuiti-
ve et spontanée qui saisit les meilleures âmes, ce n'est pas mon propos.
Mais en tout cas, c'est tout simplement et tout bêtement, dirais-je, pour
un dispositif inconscient de cet ordre, que l'étranger constituera de façon
inévitable une forme de menace et qu'il sera présent par excès.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
qui semble exigé par les devoirs à rendre à l'ancêtre, autrement dit, qu'il
s'accomplisse dans les voies consacrées, rituelles, ordinaires, prescrites
pour la reproduction de l'espèce. De telle sorte que l'idéal de ce monde
des représentations dans lequel nous sommes, par cette exigence de corn-
plétude de l'image de soi et de satisfaction accomplie, manifestée, cet
idéal normal^ on aurait envie de le qualifier de "petit bourgeois". Car
une définition du petit bourgeois, c'est précisément celui qui se met à
l'abri des avatars de l'existence et du désir et témoigne donc de sa parti-
cipation heureuse et close au monde des représentations.
Il est intéressant de noter, faisant la liaison avec la scène Autre, avec le
lieu de l'Autre, qu'aujourd'hui cette satisfaction va chercher à s'accom-
plir sur l'Autre scène mais dans ce qui sera beaucoup moins un souci de
représentation qu'un souci de réalisation. Vous verrez qu'il est étrange
de pouvoir dire que d'une certaine façon et malgré ses aspects héroïques,
le toxicomane est une figure renouvelée du petit bourgeois, celui dont la
complétude de la satisfaction règle la conduite même si quant au narcis-
sisme, dans ce champ, il y est renoncé.
En effet, sur l'Autre scène, rien qui soit de l'ordre des représentations.
Rien de l'ordre du visible. Si l'inconscient est une dimension, ou plutôt
un lieu si difficile à faire reconnaître, c'est que fondamentalement, il
n'est pas de l'ordre du visible. Il s'agit de l'Autre scène. Lorsqu'il vient
se manifester sur la scène des représentations, cet inconscient, c'est sous
quelle forme? Il vient déranger la scène des représentations sous la
forme d'incidents de rien du tout que vous connaissez: lapsus — j'étais
là bien tranquille dans mon monde, et paf ! je commets un lapsus qui
vient déranger la certitude de mon propos — mot d'esprit, acte manqué,
tous éléments sur lesquels Freud s'est appuyé pour montrer que l'in-
conscient n'était pas une production pathologique mais bien un élément
fondateur de la subjectivité humaine. Pas besoin d'être névrosé pour
avoir ces manifestations qui viennent comme ça faire un petit bruit dans
le monde des représentations, un petit bruit parce que ce n'est pas
visible, c'est audible. Lacan fait remarquer que ces manifestations, lap-
sus, mot d'esprit, acte manqué, se présentent volontiers comme des
failles dans le monde des représentations, failles de la parole, failles du
geste, failles de la pensée, une coupure, une césure, et le soupçon qu'il y
a une Autre scène ! Incidents donc dans le monde des représentations et
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Séminaire du 24 janvier 2002
puis bien sûr! ces accidents que l'on appelle tout simplement les
névroses et qui, dans ce qui devrait être un espace dominé par la com-
plétude et la satisfaction, viennent introduire l'inhibition, l'obstacle, la
demande qui hurle son insatisfaction.
Est-il besoin de rappeler la valeur des névroses pour nous rappeler à
l'ex-sistence ?
Parce que dans le monde des représentations, on peut dire que tout est
fait pour que nous l'oubliions, l'ex-sistence. Si la psychanalyse est cette
discipline que sans cesse il faut recréer, c'est parce que l'exigence sociale,
la complicité sociale veut que nous trouvions notre assise accomplie,
parfaite, dans le monde des représentations, que l'on règle son compte à
tout ce qui est susceptible de venir le déranger ou y introduire quelque
dramatisme comme celui du désir qui provoque mise en doute, per-
plexité, interrogation, désordre, bref! tout ce qui ne peut manquer de
contrarier l'ordre social. Et il est peu évitable que les psychanalystes par-
ticipent eux-mêmes à cette pression sociale.
Je recevais l'autre jour l'invitation pour aller à une Journée, à laquelle
certains d'entre vous sont peut-être allés. Je crois bien que le titre était,
je vais le dire approximativement mais c'était l'esprit, Faut-il maintenir
la différence des sexes ? Vous avez vu ça ? Un titre comme ça ? Question
réunissant des psychanalystes... C'est formidable, c'est génial! Si ce
n'est que cela montre bien les effets de la pression sociale qui va forcé-
ment dans le sens de tous les compromis et de tous les arrangements. À
partir du moment où il y a inégalité, celle-ci étant réputée source de
conflits, de désordres, peu importe dans quel sens, posons-nous la ques-
tion, faut-il maintenir ce qui est source d'inégalité ? Comme si d'ailleurs
tout ceci relevait simplement de notre décision, comme si nous étions les
maîtres du monde. Nous sommes déjà, bien sûr en partie, les maîtres du
sexe et, évidemment, si nous sommes les maîtres du sexe, de la repro-
duction, pourquoi est-ce que... ?
Je suis parti de cette question pour nous, qu'est-ce que Paltérité ? Je la
rejoins avec celle de la distinction des sexes puisque c'est la question qui
supporte le problème de Paltérité.
Eh bien, dans ce lieu Autre, il n'y a aucun élément qui relève de la caté-
gorie du même, la mêmeté, ce principe que l'on avait vu à l'œuvre comme
organisateur du monde des représentations à partir de la phase du miroir,
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Séminaire du 24 janvier 2002
talgique de l'objet qui a été perdu, cet objet a qui a chu et dont la retrou-
vaille va alimenter ses rêves.
Ce qu'il y a là à penser, c'est la façon dont une opération purement
mécanique du langage, qui tient à la physiologie du langage — c'est en
tout cas ainsi que Lacan l'apporte — est susceptible de venir organiser la
libido et de faire de la lettre, en tant que dans la chaîne, elle est ce qui est
venu choir, le support du désir inconscient.
Remarquez ceci. Ce n'est pas parce que Papa a empêché le petit gar-
çon d'avoir sa maman que le désir inconscient se met en place. Le désir
inconscient se met en place par une détermination qui est indépendante
aussi bien de Papa que de toutes les générations passées, présentes,
futures et est un mécanisme purement physiologique. Il n'y a pas là d'in-
terdit qui ait jamais été articulé et prononcé, il y a là ce qui de la physio-
logie du langage a pu entraîner cette singulière conséquence.
Lisez attentivement ce texte sur « La lettre volée ». Il n'est demandé à
personne d'y adhérer, ce n'est pas un manifeste politique qui a besoin de
partisans... Mais ce texte est essentiel si vous vous intéressez à Lacan et
si vous voulez accorder quelque validité aux conséquences de l'affaire,
lui-même les signalant tout de suite, immédiatement, à propos de la créa-
tion littéraire et refusant ce qu'il appelle « la carte forcée de la clinique »,
alors que la névrose obsessionnelle est exemplaire de cette mise en place.
Pourquoi Lacan refuse-t-il ce qu'il appelle « la carte forcée de la cli-
nique » ?
Pour une raison extrêmement simple, ce que je recueille de la clinique
n'est jamais naïf ni innocent, ce que je peux en percevoir, c'est grâce à
l'appareil conceptuel qui est le mien. Donc je ne peux pas prétendre véri-
fier par la clinique un appareil conceptuel qui a déjà été à l'origine de
cette trouvaille clinique elle-même. C'est un cercle... C'est pourquoi il
ne fait pas de la clinique ce qui viendrait soutenir cette position originale
et qui, chez Freud, reste en suspend. Le point ultime chez Freud en est
donné dans cet article qui concerne la singulière équivalence libidinale
entre certains objets, le pénis, les fèces, l'argent, et l'enfant. Coup de
génie de Freud de s'apercevoir qu'il y a là une batterie parfaitement hété-
roclite d'objets — est-ce que quelqu'un a jamais osé les ficher dans la
même bassine, dans la même catégorie ! Il y a chez Freud cette remar-
quable intuition et que vous ne pourrez honorer théoriquement qu'à la
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
condition de passer par ce que Lacan ici nous souligne à l'occasion. Dans
d'autres circonstances, cela pourra être montré.
Mais alors, dans l'inconscient, dans ce lieu de l'Autre, quel désir
représente chacune de ces lettres ? Chaque lettre se trouverait-elle en
quelque sorte vectrice de ce qui serait un événement traumatique ou his-
torique particulier ou encore un désir spécifique qui, avec la lettre, se
trouverait enfoui dans les sables de l'inconscient? Autrement dit, à
chaque lettre se trouverait-il attaché un désir qui serait spécifique ? Je
passe sur le fait que connaissent tous les psychanalystes d'enfants, la
façon qu'ont les enfants de sexualiser l'alphabet: il y a des lettres qu'ils
aiment bien, il y en a d'autres qu'ils n'aiment pas beaucoup. Mais ce n'est
pas ce dont, là, il est question, ce n'est pas la sexualisation imaginaire de
la lettre, ni même le fait que le A ait pu autrefois représenter la tête de
taureau...
Ce que ces lettres, ces molécules de libido vont venir supporter, vont
venir permettre d'articuler, c'est le désir en tant qu'il a été refoulé. Ce
que le rêveur retrouve dans ses rêves, ce n'est pas n'importe quel désir,
ce n'est pas le désir de n'importe qui ! Quand cela devient le cas, c'est
plutôt gênant... Mais dans les rêves, quel que soit leur caractère étrange,
bizarre, il a malgré tout, avec tout ce tissu, toute cette étoffe, une fami-
liarité liée au fait que ce ne sont jamais que ses désirs refoulés qu'il peut
connaître ou ne pas connaître mais, en tout cas, ce ne sont jamais que les
siens qui viennent là s'exprimer. C'est-à-dire que dans cette position
libidinalisée, érotisée, qui est la leur, ces lettres servent de support à
l'expression du désir refoulé, éventuellement inconscient — il peut être
refoulé et ne pas être inconscient, il y a des refoulements qui sont tout à
fait volontaires et qu'on peut retrouver dans ses rêves; il y a, bien enten-
du, un grand nombre de refoulements qui se font de façon parfaitement
inconsciente.
Et cette articulation n'est en quelque sorte permise qu'à la condition
que le rêve suppose, stipule un interlocuteur. Je vous montrerai, à pro-
pos du rêve de l'injection faite à Irma, à qui s'adresse Freud avec ce rêve
de façon tellement touchante — c'est à vous, à nous qu'il s'adresse — au
niveau de ce qui est pour lui l'énigme fondamentale qu'il met en tête de
sa Traumdeutung, et qu'il n'aura jamais résolue. Et il s'agira d'apprécier
de quelle façon, après Lacan, quelques réponses ont pu y être apportées.
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nément, par les deux locuteurs, rejeté. Et si je me sers d'un mot, c'est un
artifice que le langage permet, si je me sers d'une métaphore pour expri-
mer un sens opposé, je me heurte à cette espèce de répugnance, cette
espèce d'interdit, "Alors qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne sais pas ce que
tu dis", "Tu ne sais pas ce que tu veux" ou "Mais c'est quoi, ça ?", cette
sorte d'horripilation. Je vous renvoie à cet article de Benveniste qui
ouvre le numéro 1 de la revue La psychanalyse* sur l'article d'Abel,
article dépassé que cite Freud — mais il n'en avait pas d'autre.
Donc c'est le discours qui exige qu'une limite soit imposée à l'usage
de la métaphore. Mais si je vous parle dans une langue qui, à l'exemple
des langues sémitiques que j'ai essayé d'illustrer l'autre jour à propos des
premières lettres de l'alphabet hébreu, langues organisées sur le principe
de racines, c'est-à-dire où il suffit de la chute ou de l'adjonction d'une
lettre pour que le sens tourne et devienne opposé — c'est la particulari-
té de ces langues sémitiques — vous voyez bien de quelle manière
lorsque je me sers de cette langue, le signifié peut certes être constitué
par ce qui de façon conventionnelle répond à ce terme. Mais dans la
mesure où le signifié est soutenu matériellement par cette lettre chue qui
fait qu'il a pris ce sens-là, le signifiant, ce signifiant peut très bien venir
signifier la lettre qui est chue et se trouver soutenu dans son exigence
d'être lu comme opposé, dans le sens antonyme.
Je ne sais pas si mon explication est claire... Pas du tout? Alors que
c'est d'une simplicité... ! Donc c'est moi qui m'exprime mal pour vous.
Mais un jour, on y reviendra, parce que je ne vais pas m'étaler là-dessus
indéfiniment.
Il faudrait que je reprenne les exemples que j'ai pris à propos du père,
et où vous voyez comment ia prospérité', ça peut devenir par un simple
déplacement d'une lettre, 'la perdition'. Vous étiez dans 'la prospérité',
vous faites tomber une lettre ou vous en rajoutez une, paf ! vous êtes
dans 'la perdition' ou 'la destruction'. Le signifiant qui conventionnelle-
ment est lu comme exprimant, disant "la prospérité", ayant pour signi-
fié "la prospérité", dans la mesure où il est constitué, si je puis dire, par
cette lettre qui lui manque, et qui viendrait (si elle était là) dire "la per-
dition", je peux parfaitement, lorsque je lis cet ensemble, prendre pour
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trer, eh bien... c'est plus loin, ou bien il est dans la brume, ou bien c'était
un mirage, etc. Je vous le dis en admirant le courage de Lacan de tenir
pendant tant d'années dans cette situation qui fait évidemment le scan-
dale des autres disciplines — puisque les autres disciplines, leur objet est
bien là.
Mais, me direz-vous, Lacan, cet objet, il l'a conceptualisé, il l'a bien
appelé « l'objet a » ?
Oui, bien sûr ! Mais cet objet a ne fonctionne qu'en tant que chaque
fois, vous vous retrouvez en plan au bout de votre élaboration. Il vous
laisse choir.
Voilà donc ce superbe rêve, ce superbe document par lequel Freud
ouvre la Traumdeutung, à traduire Signifiance des rêves. Nous allons
voir de quelle manière la singularité de ses problèmes vient se nouer à
l'universel de la question. Nous verrons également, comme je vous l'ai
promis, à qui s'adresse ce rêve et de quelle manière nous sommes, plus
de cent ans plus tard, invités, chacun de ceux qui s'estiment concernés
par ce rêve, invités à devoir y répondre. C'est-à-dire qu'il s'adresse, ce
rêve, à un lecteur futur. En faisons-nous partie ou pas ? C'est à voir...
Nous sommes donc en 1895 et Freud vient de soigner par la psycha-
nalyse une jeune femme qui est non seulement une amie mais qui est très
liée à sa famille. Et tout ceci, dit Freud, ne facilite pas, bien entendu, le
traitement puisque
«un échec peut compromettre une amitié et puis cette psychanalyse a
abouti à un succès partiel : la malade a perdu son anxiété hystérique
mais non pas tous ses symptômes somatiques.2 »
Et puis, dit-il :
«À l'époque, je ne savais pas très bien quels étaient les signes qui
caractérisaient la fin du déroulement de la maladie hystérique et j'ai
indiqué à la malade une solution qui ne lui a pas paru acceptable.»
Alors je vous invite à inscrire sur vos tablettes le mot de "solution" et
en particulier dans le terme allemand qui le spécifie, Lôsung. Elle n'a pas
accepté sa solution, Lôsung. Lôsung a à peu près le même champ séman-
tique qu'en français, c'est aussi bien "la solution d'un problème" que la
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nasaux, des cornets, des muqueuses nasales, remarquez que cette théorie
n'est pas plus stupide qu'un certain nombre de théories contemporaines.
Il ne faut pas là-dessus faire la fine bouche. Il y a chaque jour des mil-
liers de gens qui vont consulter des professionnels de méthodes qui ne
sont pas fondamentalement plus arbitraires que celle de Fliess.
Donc voilà le rêve qu'après avoir écrit cette observation d'Irma pour
la transmettre à Fliess au titre de justification, voilà le rêve qu'il fait 4 :
« Un grand hall — beaucoup d'invités, nous recevons. Parmi ces invités,
Irma que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse
à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma «solution », Lôsung. Je lui
dis : «Si tu as encore des douleurs, c'est réellement de ta faute. » — Elle
répond: «Si tu savais comme j'ai mal à la gorge, à l'estomac, au ventre,
cela m'étrangle. » —je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et
bouffi, je me dis : n'ai-je pas laissé échapper quelque symptôme orga-
nique ? je l'amène près de la fenêtre et j'examine sa gorge. Elle mani-
feste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier.
je me dis : pourtant, elle n'en a pas besoin. — Alors elle ouvre bien la
bouche et je constate, à droite, une grande tache blanche et, d'autre
part, j'aperçois d'extraordinaires formations contournées qui ont l'ap-
parence des cornets du nez et sur elles de larges eschares blanc grisâtre.
—j'appelle aussitôt le Dr M. qui à son tour examine la malade et confir-
me. Le Dr M. n'est pas comme d'habitude, il est très pâle, il boite, il n'a
pas de barbe. Mon ami Otto est également là à côté d'elle et mon ami
Léopold — c'est le troisième médecin de l'affaire, quatrième avec
Freud —, mon ami Léopold la percute par-dessus le corset, il dit : elle
a une matité à la base gauche. Et il indique aussi une région infiltrée de
la peau au niveau de l'épaule gauche (fait que je constate comme lui
malgré les vêtements). M. dit: «il n'y a pas de doute, c'est une infection,
mais ça ne fait rien, il va s'y ajouter de la dysenterie et le poison va s'éli-
miner». Nous savons également, d'une manière directe, d'où vient l'in-
fection. Mon ami Otto en effet lui a fait récemment, un jour où elle
s'était sentie souffrante, une injection — injektion, ça s'écrit de la
même façon en allemand avec un k —, avec une préparation de pro-
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Et puis, dit-il, après tout, c'est peut-être aussi une façon de me dis-
culper. Si elle a quelque chose d'organique, alors vraiment, doublement,
je n'y suis pour rien.
Je ramène près de la fenêtre pour examiner sa gorge.
Je vous signale que "gorge", ici, n'est plus le terme dont il s'est servi
tout à l'heure, c'est-à-dire Hais, mais c'est Mundhôhle, le "trou de la
bouche". Sur vos papiers, soulignez le Mundhôhle, puisque ce Mund
nous intéresse, puisqu'il nous suffirait d'être victorieux sur ce Mund
pour devenir des... Sigmundl En tout cas sa gorge est ici Mundhôhle.
Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui ont de
fausses dents.
Tout à l'heure, c'était un dentier, je vous passe des détails, je ne vous
donne pas tout le réseau parce que ça nous amènerait beaucoup trop à
distance, là il se sert d'un autre terme, ce n'est plus le dentier, c'est falsche
Zàhne, fausses dents.
Je me dif, elle n'en a pourtant pas besoin.
C'est une jeune femme. Comme vous le savez sûrement, Freud a déjà
plusieurs fois repéré que les dents qui tombent dans le rêve évoquent la
castration, le fait d'être châtré, de ne plus avoir de mordant, de ne plus
être incisif.
Il a l'habileté de détacher de ces fausses dents la formulation du rêve :
elle n'en a pourtant pas besoin,
«Elle n'en a pas besoin, semble être au premier abord un compliment
à l'adresse d'Irma, puisqu'elle est jeune, elle n'a pas besoin d'un den-
tier, mais j'y pressens une autre signification. Quand on s'analyse atten-
tivement, on sent si on a épuisé les pensées amassées sous le seuil de
la conscience. »
Et donc il perçoit que "elle n'en a pas besoin" peut concerner un autre
objet que ce dentier. Elle est jeune, "e//e n'en a pourtant pas besoin".
«La manière dont Irma se tient près de la fenêtre me rappelle brus-
quement un autre événement. Irma a une amie intime pour qui j'ai
une très vive estime. Et un soir où j'étais allé lui rendre visite — à cette
amie intime pour laquelle j'ai une très vive estime — je l'ai trouvée
comme dans mon rêve, debout devant la fenêtre et son médecin, ce
même Dr M. (il est partout) était en train de dire qu'elle avait un dépôt
diphtérique.»
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«j'ai donc comparé, dit Freud, ma malade Irma à deux autres per-
sonnes —l'amie intime dont il ne donne pas le nom, et sa femme
—qui ont toutes deux manifesté quelque résistance contre le traite-
ment. Pourquoi ai-je substitué l'amie à Irma? Sans doute parce que
c'est une personne qui est plus intelligente qu'Irma. Irma, je la trouve
sans doute sotte parce qu'elle n'a pas accepté ma Lôsung, ma solution.
L'autre serait plus intelligente, elle suivrait donc mieux mes conseils.
Et il y a dans le rêve cette phrase :
La bouche s'ouvre bien, alors :
Elle me dirait plus que Irma.
Et il y a là une petite note, où il dit :
j'ai l'impression que je n'ai pas poussé ce fragment d'analyse tout à fait
au bout pour qu'on en comprenne toute la signification secrète. Si je
poursuivais la comparaison des trois femmes (il est formidable!), je
risquerais de m'égarer... Et puis il y a dans tout rêve de l'inexpliqué.»
"L'inexpliqué", en allemand, c'est "l'ombilic du rêve", c'est traduit à
la va-vite.
« Il y a dans tout rêve un ombilic, un inconnaissable,
on a vu qu'on était à Geburtfeste, la fête de la naissance,
et cet ombilic participe de l'inconnaissable.»
Il continue toujours, prend chacun des fragments et poursuit son ana-
lyse, il ne résiste pas spécialement, sauf qu'il y a des choses qu'il ne veut
pas dire, et on peut le comprendre.
Ce que je vois dans la gorge, une tache blanche et des cornets couverts
d'eschares.
Alors il se souvient de la grave maladie de sa fille aînée, qui a dû faire
une diphtérie :
«il y a deux ans, et toute l'angoisse de ces mauvais jours. Les eschares
des cornets... (puisque curieusement dans la gorge, il voit ces
muqueuses nasales, ces formations), les eschares des cornets sont
liées à des inquiétudes à propos de ma propre santé. J'avais à la même
époque utilisé fréquemment la cocaïne pour combattre un gonflement
douloureux de la muqueuse nasale et il y a quelques jours, on m'a
appris qu'une malade qui avait appliqué le même traitement avait une
nécrose étendue de la muqueuse. D'autre part, en recommandant,
dès 1885, la cocaïne, je m'étais attiré de sévères reproches. Enfin un
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très cher ami, mort dès avant 1895, avait hâté sa fin par l'abus de ce
remède. »
Culpabilité donc du médecin Freud quant à l'efficacité, la justesse de
ses conduites et de ses traitements.
Là sans doute, cela concerne un point à relever au passage, cette diffi-
culté spécifique de l'analyste à pouvoir transformer le réel, et en parti-
culier bien sûr le réel de son patient. Car toute activité pratique et en
particulier scientifique a pour but d'agir sur le réel, et de le transformer.
Un médecin, si son traitement est correct, est capable d'agir sur le réel
du corps. Mais l'analyste se trouve dans une position parfaitement ori-
ginale pour la raison suivante. Lui a affaire, contrairement aux autres
disciplines, à un réel qui ne se contente pas, comme pour le physicien, le
mathématicien ou le technicien, de répondre, quand on le sollicite, par
oui ou par non, c'est-à-dire ça marche ou ça ne marche pas. Le psycha-
nalyste a affaire à un réel où il y a un petit bonhomme et ce petit bon-
homme ne répond pas selon la correction de l'instrumentation qui est
exercée sur le réel où il se tient, mais il répond à sa fantaisie, oui ou non.
Il peut même répondre non d'autant plus que l'instrumentation utilisée
est plus jolie, est plus sympathique...
C'est là le problème du caractère parfaitement spécial de la scientifi-
cité propre au champ psychanalytique. Évidemment, les scientifiques ne
peuvent aucunement le comprendre et les psychanalystes non plus
d'ailleurs ! Parce que comment s'allier le concours du petit bonhomme
qui se tient là dans le réel et qui regarde avec plus ou moins de sympa-
thie les tentatives faites pourquoi ? Pour le déloger, pour le déranger,
pour le déplacer, pour le critiquer, pour le mettre en cause, pour lui cas-
ser ses joujoux ! Cette question donc de l'efficace de la méthode psycha-
nalytique et de ses problèmes particuliers à cet égard, cette question se
trouve sous-jacente d'emblée, dès ce rêve de Freud, «Au fond, pourquoi
n'a t-elle pas voulu ma solution ? » Et nous verrons que cette solution
dont je dis bien que c'était la même que la solution des familles, la solu-
tion traditionnelle, du genre, il faut la marier, c'est une jeune veuve, évi-
demment, elle ne se porte pas bien, il faut la marier et puis voilà ! Il n'en
dit pas plus si ce n'est qu'ensuite ce sera évidemment le mari qui aura à
supporter des inconvénients... Mais vous voyez comment nous débou-
chons là sur des questions qui restent effectivement essentielles et qui
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font l'énigme, celle de la sphinge qui est là présente dans ce rêve et qui
se ramène à : que veut-elle ? qu'a-t-elle au fond de la gorge ? Et qu'au
moins elle le dise, que la bouche s'ouvre, qu'elle le dise !
j'appelle le Dr M. qui à son tour examine la malade.
«Ceci peut répondre simplement à la place que le Dr M. tient parmi
nous. »
L'angoisse de Freud a constamment été de ne pas avoir de prédéces-
seur, de ne pas avoir d'autorité sur laquelle s'appuyer, y compris dans ce
cas, bien sûr! Pendant longtemps, il dira que le prédécesseur a été
Breuer, par exemple, alors qu'il suffit de lire les Études sur l'hystérie
pour savoir combien Breuer était à distance de la procédure freudienne
et comment il a traîné les pieds. Finalement, c'est par amitié, pour sou-
tenir le docteur Freud qu'il a consenti à ce volume, mais la psychanalyse,
il n'en avait rien à faire !
En tout cas, on appelle le Dr M. et cela lui
«rappelle encore un épisode pénible de son activité médicale: une
intoxication qu'il a causée en administrant des doses excessives de sul-
fonal — vous voyez, tout y passe, toutes ses fautes -, et la malade
qui a succombé à l'intoxication — ce n'est quand même pas rien et
il le dit, il est quand même... il raconte! — la malade qui a suc-
combé à l'intoxication portait le même prénom que ma fille aînée»,
celle qui a eu la diphtérie dont on parlait tout à l'heure.
«Jusqu'à présent je n'avais jamais songé à cela, cela m'apparaît à pré-
sent comme une punition du ciel. Tout se passe comme si la substitu-
tion de personne se poursuivait ici dans un autre sens, cette Mathilde-
ci pour l'autre, œil pour œil, dent pour dent. Il semble que j'aie recher-
ché toutes les circonstances où je pourrais me reprocher quelque faute
professionnelle.»
Le Dr M. est pâle, imberbe, il boite.
«C'est vrai qu'il a souvent mauvaise mine, dit Freud, mais imberbe et
le fait de boiter appartient à quelque autre personne, et je songe brus-
quement à mon frère aîné, imberbe, qui vit à l'étranger.»
C'est le fameux Philippe qui vit en Angleterre, et, pour ceux d'entre
vous que cela peut là encore intéresser, je dirai l'ambiguïté avec Fliess
d'un rapport qui hésite entre le rapport filial et le rapport fraternel. En
tout cas dans le rêve, c'est tout à fait net et ce n'est pas du tout la même
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dis bien, ce rêve est un appel à témoin, à témoin à venir, et avec toute la
franchise que nous lui voyons, car vraiment, il se déshabille, lui, il ne se
fait pas examiner derrière ses vêtements, il se dévoile.
Ce rêve inaugural a donc ce côté pathétique et qui mérite que les éven-
tuels témoins, présents ou à venir, se donnent un petit peu de mal, se
décarcassent pour calmer Freud. Ce serait gentil de le faire !
Voilà pour aujourd'hui et, la prochaine fois, nous reprendrons VIntro-
duction à la psychanalyse, qu'on essaiera maintenant de terminer assez
vite.
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Séminaire XII
du 7 Février 2002
L
a veille de ce rêve, Freud a rencontré son ami Otto, et à la ques-
tion de savoir comment va Irma, celui-ci a répondu : « Ça va
mieux pour elle, mais ce n'est pas tout à fait ça». Freud s'en
console en se disant: «Il est vrai qu'elle n'a pas accepté ma solution,
Lôsung». Cette "solution" à entendre avec l'ambiguïté propre au terme,
son interprétation, ce qu'il lui a dit, mais aussi la solution chimique
représentée par ces substances sexuelles qui figurent dans le rêve avec la
triméthylamine. Cette solution est aussi bien cette interprétation qu'à
Irma fait défaut une vie sexuelle ou, pour être plus cru, qu'il lui manque
sa dose de pénis.
Je vous faisais remarquer que la démarche de Freud s'inscrivait dans
une sagesse ancestrale, en vous signalant qu'un manuscrit égyptien daté
de 2 500 ans avant Jésus-Christ décrit chez les femmes une symptomato-
logie constituée de troubles fonctionnels divers sans lésions organiques
— il faut dire qu'ils étaient forts ! — et aboutit à la même conclusion. Ces
conclusions sont reprises par la médecine hippôcratique et c'est d'eux
que le terme grec d'hystérie, c'est-à-dire de localisation de ces troubles
sur l'organe génital féminin comme supposé en état de manque, va se
transmettre au cours des siècles.
J'attire votre attention sur le fait remarquable que toute cette période
ait été ainsi traversée par un message, message hystérique, absolument
inchangé, pérenne, immuable, et que cette symptomatologie, somatique-
ment aussi diverse, ait chaque fois été très clairement entendue par ceux
qui avaient affaire à elle. Je crois qu'il n'y a pas d'exemple dans l'histoire
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Séminaire du 7 février 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
serait un sujet, alors que cette demande se trouve soutenue par ce qui à
l'évidence est un pur manque. Du même coup, prenons encore en paral-
lèle cette question que nous tranchons par l'affirmative dans la mesure
où nous nous référons à Lacan: qu'en est-il du sujet du désir ?
Quand nous parlons de "sujet du désir", entendons-nous par là celui
qui vient agencer ce désir, ou bien celui qui se trouve là quelque part et
qui, de ce désir qui surgit du corps, va devoir s'accommoder, s'arranger ?
Et que veut dire qu'il va devoir s'en accommoder, s'en arranger ? Pour-
quoi cela ne se traiterait-il pas justement à l'égal d'une demande, d'un
besoin ? Parce que, contrairement à la demande ou au besoin, ce désir
qui vient ainsi du corps et vient surprendre et embarrasser un sujet qui,
peut-être, d'ailleurs, se révèle à cette occasion, ce désir ne peut être mené
à bien, ne peut aboutir, ne peut arriver à son terme qu'à la condition pré-
cisément d'être subjectivement assumé. C'est dire que — s'il n'y a pas
des moyens artificiels, drogues ou ce que l'on voudra — l'expérience cli-
nique que chacun peut avoir montre que ce désir ne peut s'accomplir, ne
peut se satisfaire qu'à la condition d'être subjectivement endossé, et
donc d'être dialectisé selon des chemins qui sont propres à la subjectivi-
té concernée. De ce fait justement, en général, toute femme n'est pas
pour un homme en mesure de venir satisfaire pour lui ce désir. En géné-
ral. Il y a des exceptions, évidemment. Mais il faudra pour que ce soit
possible qu'elle vienne s'inscrire justement dans un schéma, dans un
schème congruent avec cette dialectisation qui, pour un homme, est en
général toujours la même. À cet égard, il n'invente pas grand-chose dans
ses façons d'arriver à satisfaction sexuelle. Il y a même des femmes qui
finissent par s'amuser de ce qui, au bout d'un moment, peut leur paraître
les rituels obligés de leur compagnon.
En tout cas, le progrès qu'introduit Freud dans cette affaire et que lui-
même ne met pas en relief dans ses écrits sur l'hystérie, pas plus dans
l'analyse de ce rêve, ce progrès qui change tout et tient à si peu de chose,
c'est d'avoir découvert que ce symptôme hystérique était construit
comme un rébus, qu'il était articulé comme un discours, et dès lors à
déchiffrer. C'est là l'essentiel, l'origine, la matrice de tout le progrès et de
tous les changements à venir, dans ce petit rien du tout ! Sauf que ce rien
du tout va se compléter très vite pour Freud avec la découverte, pour lui
évidemment et encore pour nous, surprenante, que cette structure en
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2. Cas d'Elisabeth von R., in Études sur l'hystérie (1895), P.U.F., 1956.
3. «Fragment d'une analyse d'hystérie » (1905), in Cinq psychanalyses, P.U.F., 1967, p. 46.
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4. Uinterprétation des rêves, p. 133, commentaire par exemple dans «La direction de la
cure », in Écrits, p. 620 et sq.
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une soirée qu'elle doit donner, que du saumon, elle n'en a pas. Lacan
opère évidemment là-dessus ce retournement essentiel pour tout traite-
ment possible de l'hystérie, c'est-à-dire l'insatisfaction de l'hystérique
devant toute idée de satisfaction possible puisque ce qu'elle veut, c'est
bien une insatisfaction, comme je la qualifie, fondatrice.
Poursuivons la question. Pourquoi pas ? Pourquoi, après tout, l'insa-
tisfaction génératrice donc du désir sexuel, pourquoi cette insatisfaction
serait-elle réservée au garçon, et pourquoi est-ce que quelque arrange-
ment familial, social, moral, éthique, politique ou ce que vous voudrez
ne permettrait pas à une femme de partager la même déviation ?
C'est que, comme nous pouvons aujourd'hui très simplement le véri-
fier, il n'y a pas de Lôsungj il n'y a pas de solution à cette configuration
puisque cette castration qui opère sur les parlêtres, met en place inévita-
blement un réel, un réel qui se trouve être le lieu d'abri, le lieu de recel
où les femmes trouvent leurs qualités et leur talent de venir supporter,
représenter le désir pour un homme. Dans ce réel, il n'y a pas de castra-
tion. Elles y sont parfaitement à l'abri de la castration et il faudra un jour,
peut-être en fin de parcours cette année, nous donner au moins une
heure pour disserter sur les conséquences cliniques remarquables de
cette situation et le divorce fondamental que cette situation introduit
entre homme et femme, puisqu'elle les condamne à ne plus penser de la
même manière, à ne plus relever de la même logique et du même coup
évidemment à ne plus pouvoir s'entendre. Pour s'entendre, le moindre
est qu'on relève de la même logique... À partir du moment où le dérou-
lement, où le support de la chaîne est organisé par des logiques diffé-
rentes, on ne voit plus comment il serait permis à l'un et à l'autre de se
reconnaître autrement que dans l'imaginaire, bien sûr, mais surtout d'en-
tendre ce que l'autre dit.
Je vous le signale donc au passage, l'obstacle ici rencontré n'est pas
d'ordre culturel, historique, familial, religieux, ce que l'on voudra. Il y a
là un problème de STRUCTURE, ce qui ne veut pas dire qu'il est éternel,
mais en tout cas dans notre configuration, il se présente de la sorte. Et
notre évolution sociale, l'évolution des moeurs cherche à résoudre cette
hétérogénéité. Le mot ici a toute sa justesse et tout son mérite. Cette
hétérogénéité, même si ces créatures naissent du même père, il n'est pas
capable de faire qu'elles ne soient hétérogènes, c'est-à-dire qu'elles ne se
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voie de ce qu'il faut bien appeler une crédulité ou une foi qui ne sont pas
spécialement les vertus recherchées dans la cure.
Qu'est-ce qui peut donc faire que dans les relations, par exemple,
entre psychanalystes eux-mêmes, un accord puisse s'établir sur les
conceptions, sur les théorisations, sur les formulations proposées ? Car,
nous venons de le voir, il n'y a pas de Législateur, la castration n'est pas
l'effet d'un Législateur... La seule référence susceptible d'établir un peu
de paix dans le milieu des analystes lui-même, c'est évidemment la réfé-
rence à ce que l'on appelle les lois du langage. Les lois du langage, nous
savons qu'elles ne sont pas immuables, elles ne sont pas à l'équivalence
des lois physiques — qui d'ailleurs elles-mêmes évoluent, on en trouve
d'autres, de meilleures formules — mais les lois du langage peuvent rele-
ver d'effets historiquement ou culturellement marqués. Ces lois étaient-
elles les mêmes, par exemple, au temps de Socrate et au temps d'Augus-
tin ? Sûrement pas !
J'attire votre attention sur ce texte de Lacan, qui peut toujours vous
paraître surprenant, et qui s'appelle Le temps logique et l'assertion de
certitude anticipée1*. Qu'est-ce qui fait que les trois bonshommes se
mettent d'accord ? Aucun ne cherche à tromper l'autre sur ce qui est leur
vœu commun, pouvoir sortir de taule. Non pas la contestation, non pas
la protestation, non pas la revendication, l'accord entre ces trois person-
nages n'est possible qu'à partir d'un choix dont on ne va pas dire qu'il
est utilitaire (car on peut très bien souhaiter rester en prison et être tran-
quille...) mais à partir d'un choix éthique: il faut avoir envie d'en sortir,
c'est-à-dire à partir de cette sortie s'exposer à un certain nombre d'en-
nuis, de problèmes, d'inconvénients, de difficultés, vivre, quoi !
Vous vous souvenez qu'il y a trois prisonniers. Lacan rappelle facile-
ment à l'occasion que la psychanalyse n'est pas, contrairement aux appa-
rences, une affaire duelle. On n'est pas à deux dans le cabinet de l'ana-
lyste, mais il y a toujours la présence de l'Autre, du grand Autre. S'il
s'agit ainsi de se mettre d'accord à trois c'est, bien entendu, en passant
par ce qui ne devient plus un Réfèrent, le grand Autre, mais un parte-
naire dont il y a à reconnaître le manque, à l'égal de celui que partagent
les autres prisonniers.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 7 février 2002
puis ce corps qui, lui, occupe un espace Autre, qui est Autre à elle-même.
Si ce corps est ici figuré par celui d'une lionne, évoquant l'animalité —
qui a pu inquiéter à certaines époques les témoins des accès hystériques
— c'était bien que l'expression de cette pulsion violente, directe, non
dialectisée, et dont l'objet se laissait clairement entendre évoquait, bien
sûr, la démarche animale, immaîtrisable en plus, résistante au dressage.
J'introduis ici une question, pour vous faire remarquer la force de la
conception lacanienne qui ne fait qu'anticiper sur des développements
ultérieurs. Entre cette tête et ce corps Autre, Autre à elle-même, quel
rapport ? Y aura-t-il, par exemple, césure ? Ou bien nouage ? Césure,
c'est à l'évidence ce dont l'hystérie donne la plus claire expression, avec
une femme assistant à ce corps qui se met à parler tout seul, à se balader
tout seul, à faire des siennes, et puis elle est là, elle a affaire avec lui, il
envoie des messages... Et puis le nouage, terme qui reprend, ici, la for-
mulation lacanienne concernant le nœud borroméen. Nouage, autre-
ment dit le raccord, l'accord entre la tête et puis ce corps, qu'ils fassent
bon ménage ensemble. Lacan faisait remarquer comment, dans les pays
totalitaires, la danse classique, c'est-à-dire cette remarquable maîtrise du
corps féminin, était parallèle à la force du régime politique. À quel prix,
là aussi, cet accord possible entre S b cette tête, et puis S2, ce corps ?
Le rond à quatre, je l'anticipe, bien que pour certains d'entre vous, il
est certain qu'il paraîtra énigmatique. Le quatrième rond est justement le
rond du sinthome, en tant que c'est le Nom-du-Père qui vient lier les
trois ronds du réel, du symbolique et de l'imaginaire. Et nous savons dès
lors le type de symptôme qui s'en déduit, l'hystérique par exemple.
Dans la question du nœud à trois ronds, c'est simplement le nouage
propre au nœud borroméen, non pas l'intervention de ce rond quatriè-
me, qui suffirait pour faire tenir réel, symbolique et imaginaire, faire
tenir ce corps avec le symbolique, avec la maîtrise qui dans son inspira-
tion fondamentalement sexuelle lui est adressée. Lacan discutait la pos-
sibilité de ce rond à trois et il n'a pas tranché sur le fait de savoir si c'était
de l'ordre du possible ou de l'impossible. Ce rond à trois, de qui tien-
drait-il son autorité ? Puisque là, le quatrième qui vient ficeler tout ça fait
défaut, de qui pourrait-il tenir son autorité si ce n'est justement du fait
que les prisonniers dans leur petit F4 auraient envie de prendre un petit
peu l'air ? Car ce rond à trois, je dis bien, ce nœud à trois, rien d'autre ne
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire XIII
du 14 Février 2002
N
ous allons, ce soir, prendre quelques chemins de traverse afin
de nous donner un jour un peu latéral sur ce que nous fabri-
quons depuis le début.
Nous pourrions, si vous le voulez, refaire quelques exercices pratiques
en soumettant à notre examen la situation même dans laquelle nous
sommes. On ne peut pas être plus direct et plus loyal, n'est-ce pas ?
Examiner justement ce qui se passe à l'occasion de ce que nous faisons...
C'est une situation fort simple qui consiste en ceci: Je vous parle. C'est
de l'ordre de l'évidence. Aucun de vous n'en doute, j'espère ! La question
pourtant qui aussitôt peut surgir et mérite de surgir, c'est qui est Je ? Qui
ëtes-vous ? Et que véhicule cette parole qui vous est adressée ? Si l'on sus-
pend un instant les évidences, on va dire : Je> ce n'est pas un problème,
c'est clair, il s'appelle Melman et puis c'est lui qui parle. Or ce nom
propre ne spécifie aucunement ce que je suis en train de vous adresser. Et
à le prendre, comme c'est ordinaire, dans ses acceptions imaginaires,
Melman, avec ce qu'on croit savoir de lui, ses machins..., on est sûr à
tous les coups de se tromper. C'est l'erreur habituelle de ce qui est conçu
sur le principe de l'imaginaire ou même du nom propre. Parce que ce
nom propre, après tout, de quoi est-il, en cette occasion, le représentant ?
Donc ce/e, moi je trouve que déjà, il nous interroge.
Le vous est beaucoup plus simple. Vous, c'est tout à fait clair. Je ne sais
pas très bien en quoi, d'ailleurs... Mais en cette occurrence, vous à qui je
m'adresse, dans votre diversité, comment vous reconnaître en vous par-
lant ? À qui m'adressé-/e ?
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
J'ai souhaité, comme vous l'avez vu, inaugurer une certaine sélection
pour votre rassemblement dans cette salle, et également des témoignages
de votre intérêt, mais ça ne suffit pas. Ce vous que vous êtes ici est pour
le moins aussi énigmatique que ce/e qui vous interpelle. Qui vous inter-
pelle pour vous raconter quoi ? Alors, direz-vous, là non plus, ce n'est
pas un problème, c'est résolu, il nous parle de psychanalyse.
Je vous parle de psychanalyse, certes! Mais cette psychanalyse est
abordée à partir d'une position qui est singulière. Je ne la traite pas ici
pour vous comme sont susceptibles de le faire des collègues dans une
pièce à côté ou appartenant à d'autres groupes. Cette singularité est assu-
rément essentielle dans l'organisation de ce que je vous adresse. Après
tout, ce qui est déterminant, est-ce le savoir sur la psychanalyse, ou jus-
tement cette singularité dans sa façon, ce savoir, de l'interpeller ? Il ne
paraît donc pas du tout excessif de faire valoir que ce qui se donne à
entendre dans ce que je vous adresse, c'est assurément une singularité, la
mienne en l'occurrence, interrogeant la psychanalyse.
Ceci étant, il faut remarquer tout de même ceci, dans cette démarche,
je ne suis absolument pas libre, non seulement à cause des détermina-
tions qui me sont personnelles et que je connais ou pas, car après tout, il
ne serait pas surprenant que, comme tout le monde, je puisse avoir un
inconscient..., mais parce que la parole que je vous adresse est forcément
déterminée par ce que je suppose que vous pouvez en entendre. Ça, c'est
très ennuyeux, c'est cependant tout à fait déterminant, votre présence
dont j'ai bien dit qu'après tout elle est rassemblement ici d'une certaine
façon hétérogène (et heureusement, vous n'êtes pas une troupe) et ce que
je vous suppose de capacité à entendre organisent mon propos. Autre-
ment dit, comme l'écrit Lacan en toutes lettres, c'est bien de vous que je
reçois mon message, de vous dont, remarquez-le toujours, je ne sais pas
très bien ce qu'il est, ce message.
Ce qui reste néanmoins déterminant dans la possibilité de ma parole,
c'est la limite que je vous prête, ce que vous êtes capables de supporter.
C'est audacieux, il y a sûrement des fois où pour certains ou pour cer-
taines j'apparais outrancier et, dès lors, la communication est terminée,
on raccroche le récepteur. En tout cas, c'est cette limite que je vous ima-
gine, qui vient organiser mon propos. Pour le dire de façon crue, c'est
votre castration qui organise mon propos.
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maîtres, récusant toute altérité. Il n'y a pas d'altérité, il n'y a pas d'Autre.
Il y a des serviteurs, des esclaves, des boys, des nounous, il y a tout ça.
Mais ce ne sont pas des Autres, ce sont simplement des gens qui ont à
faire leur travail, c'est la société des maîtres et ça, je dois dire, que c'est
vraiment une société drôlement... drôlement quoi, d'ailleurs ?
Que va-t-on dire à propos de cette société ? Parce que le problème de
la différence des sexes^ laissez-moi vous dire qu'il est résolu! Les
maîtres, qu'ils soient hommes ou qu'ils soient femmes, sont du même
côté. Ce qui donne évidemment aux relations conjugales dans cet espace
un charme... tout à fait spécial. Puisque là vraiment, on y parle d'égal à
égal. Alors évidemment les esclaves permettent de se délasser un peu de
tout ça mais...
Je n'ai pas donné de qualificatif à propos de ces sociétés, mais je vais
en donner un: c'est évidemment un monde stupide. Stupide puisque, à
part le culte du narcissisme qui est évidemment recommandé, voire
indispensable, il n'y a pas grand-chose à faire, ni à penser, ni même à tra-
vailler puisqu'il y a pour ça de la main d'œuvre, ce qui fait qu'on ne peut
pas dire que ce soit, que le résultat, dans l'Histoire, de cette société...
Moi, quand j'essaie de l'évaluer, je vois essentiellement les trous, par
exemple, qui désolent cette grande province brésilienne qui s'appelle le
Minas Gérais, trous laissés par toutes les exploitations minières qui ont
vidé ce qu'il pouvait y avoir d'intéressant dans le sous-sol, ça laisse ces
trous au titre de cicatrices, mais sans qu'il y ait rien à en faire, de ces
trous-là, c'est stérile, c'est aride et il n'y a rien que le souvenir laissé par
ce type d'exploitation.
Le problème évidemment est celui de la possibilité du rapport à l'ana-
lyse de ceux et de celles qui sont d'une façon ou d'une autre concernés
par ce dispositif. Car il est évident qu'il laisse des traces. Mais ce dispo-
sitif ne peut — comme nous essayons de le faire à l'occasion de ces soi-
rées — que nous inciter à montrer et à vérifier si nous-mêmes sommes
également stupides, ou bien si nous sommes capables de penser un petit
peu tout ça et si nous aurons, ou pas, le mode d'adresse, savoir ce qui
peut se mettre en place pour rendre l'audition possible, savoir ce qu'il y
a à partager. Car si, dans ce contexte, des analystes peuvent apparaître
comme les maîtres qui sont venus établir, ensemencer leur savoir, les
récoltes seront plutôt fâcheuses.
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du 7 Mars 2002
V
ous êtes sûrement sensibles au type d'adresse qui s'inscrit dans
l'oeuvre de Freud. Un type très original d'adresse, en effet, il ne
viendra à l'esprit, je pense, d'aucun d'entre nous de dire que
c'est le style de quelqu'un qui cherche à imposer ses idées ou ses
concepts, même s'il les défend avec fermeté. Ce n'est pas du tout un pro-
pos de maître, ni de guide. D'ailleurs, comme vous l'avez vu dans cette
Introduction à la psychanalyse, lorsque démarre la troisième partie que
nous aurons l'occasion de parcourir rapidement — il l'intitule «Théorie
générale des névroses » — le premier exemple clinique qu'il rapporte afin
de séduire son lecteur ne peut que prendre celui-ci à rebrousse-poil. Il
cherche à attirer l'attention sur des exemples de symptômes, puisque là,
il n'est plus dans les rêves, ni dans les actes manques, ni dans les lapsus,
il entre dans la clinique et la clinique ne peut pas être l'affaire du lecteur,
c'est la sienne. Il cherche donc à le rendre sensible à ce qu'est un symp-
tôme.
Le premier exemple *, c'est de dire: «Eh bien voilà ! Il y a des patients
qui rentrent chez moi, j'ai pris la peine de mettre une double porte entre
la salle d'attente et mon cabinet, et ils ne prennent même pas la peine de
refermer la porte derrière eux, témoignant par là que comme ma salle
d'attente est vide, il n'est pas nécessaire qu'ils se donnent la peine de
chercher la tranquillité en refermant la porte derrière eux. »
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
Je crois que ce premier exemple qu'il donne est assez original, puis-
qu'il vise ce qui est un acte symptomatique du patient lui montrant son
dédain pour le fait que la salle d'attente n'est pas celle d'un Professeur
coté, mais celle d'un analyste peu fréquenté.
Ce petit fait est exemplaire de ce qui est d'emblée cette démarche de
Freud. Avec la question, comment allons-nous la caractériser ? Allons-
nous dire qu'il va chercher à nous captiver par ce que serait son savoir ?
Si ce n'est pas par sa maîtrise que manifestement il laisse de côté, serait-
ce par son savoir ?
Là encore, pas du tout, puisqu'il fait état de ceci : la conceptualisation
qu'il propose est éminemment provisoire et révisable. Ce qui ne l'em-
pêche pas — c'est aussi ce qui est pour nous touchant et frappant — de
l'avancer et de la défendre avec une certitude, une assurance, une fer-
meté, un souci de ne pas transiger qui nous interrogent en retour. Alors
qu'il ne se présente ni en maître, ni en possesseur d'un savoir, d'où
prend-il, dans son adresse, cette force-là, qui reste en même temps émi-
nemment sympathique ? Tous ceux qui ont pu ouvrir un livre de Freud
sont sensibles à cette originalité du ton, qui n'est sûrement pas, par
exemple, celui de Lacan.
Alors comment allons-nous repérer ce que j'évoquais pour vous la
dernière fois, ce que Freud propose à ses lecteurs de mettre en commun,
de partager ? Que veut-il là ? Qu'est-ce qu'il voudrait que ses lecteurs et
lui viennent à partager, quel est le type de convivialité qu'il propose ?
Je crois que nous pouvons avancer qu'il prend son lecteur à témoin. Il
veut en faire un associé, un complice dans ce qui serait la recherche com-
mune et dans l'intérêt de tous, de ce que nous pouvons bien appeler,
après tout, "l'objet thérapeutique". Ce qu'il propose à ses lecteurs, c'est
de s'engager avec lui dans la recherche de l'objet thérapeutique. Qu'est-
ce qui serait là susceptible de soigner, à partir de cette vérification qu'on
ne peut pas guérir tout seul ? Si on doit guérir, ce ne peut être que col-
lectivement, qu'ensemble, en se mettant d'accord sur un certain nombre
d'effets, de conséquences, de règles, de lois, et c'est sans doute de cette
communauté où, je dis bien, il n'intervient jamais en prêcheur, ni en
guide, ni en chef, ni en savant, mais en technicien, et en invitant son lec-
teur à assister à sa pratique.
Je fais appel ici à cet objet thérapeutique, où il engage cette quête com-
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Séminaire du 7 mars 2002
mune. Vous voyez que d'une certaine façon, ce n'est pas loin du texte de
Lacan sur «Le temps logique2», mais je ne le développerai pas ce soir.
Ce temps logique, c'est-à-dire le fait qu'on ne puisse s'en sortir qu'à
condition justement d'un consensus et d'un consensus sans tromperie ni
tricherie, sans que personne ne cherche à ce qu'il y ait un premier et un
dernier; il faut sortir ensemble, et il faut faire les découvertes ensemble,
s'il y en a un qui les fait avant les autres, c'est foutu ! Il faut donc que ça
se fasse collectivement, autrement tout le monde reste en taule. Cet objet
thérapeutique donc, nous savons chez Freud ce qu'il est et cela nous
intéresse éminemment. Nous ne pouvons pas hésiter, il a un nom, c'est
le phallus. Et Freud s'efforcera de montrer que la névrose est éventuel-
lement présente chez ceux et chez celles qui refusent de participer au
type d'activité, de jouissance que cette instance recommande. Selon une
tradition très ancienne, cet objet est guérisseur par excellence. Je vous l'ai
évoqué à propos des textes antiques sur l'hystérie et son traitement où
l'on comprend aisément comment cet organe érigé — Lacan le dit
quelque part dans une très jolie métaphore, en tant que « représentant du
flux vital» —, peut être susceptible de valoir comme l'instrument gué-
risseur par excellence.
Freud est non seulement médecin mais aussi, dira Lacan, soucieux de
sauver le Père car, en faire l'objet guérisseur, c'est évidemment s'engager
à sanctifier le Père. Voilà ce que sera la démarche freudienne, invitant à
estimer, vous pouvez le vérifier dans ses Cinq psychanalyses comme dans
toute son œuvre, que ses patients névrosés cèdent trop aux impératifs de
leur enfance, c'est-à-dire à la manière où, dans l'enfance, ils se sont
défendus du sexe. Et Freud leur dit «vous êtes maintenant à l'âge où
vous avez parfaitement le droit, il est légitime que vous renonciez à ces
craintes de l'enfance, il est légitime que vous exerciez votre activité
sexuelle, et c'est la condition de la levée de la névrose».
Il va même jusqu'à en faire la force du bien, et le séparer de Thanatos,
la pulsion de mort, et à construire là-dessus une opposition, un antago-
nisme qui reprend un type d'opposition qui n'est pas rare dans les reli-
gions antiques — Schreber l'évoque dans son délire — autrement dit, la
référence faite par une société à une double divinité, l'une chargée de la
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
même division entre ceux qui seront dans une position de maîtrise et les
autres. Et puis, ce qui est vraiment une autre banalité, la guerre entre les
nations, puisque cette référence phallique a pour vertu de donner à la
collectivité qui s'en réclame un corpus, un corps, dont la sensibilité et les
revendications sont éminemment paranoïaques, autrement dit, qui per-
çoit tout ce qui est étranger comme une offense faite à la qualité de
l'Ancêtre. Et ce n'est pas moi qui vais avoir à développer pour vous le
fait que l'histoire des nations est l'histoire de cette folie sociale agencée
par ce qu'il peut y avoir de plus noble dans une nation, c'est-à-dire le
sentiment d'appartenance à la collectivité, et du même coup les consé-
quences paranoïagènes immanquables que cela a sur les meilleurs.
Je vous raconte tout ça pour témoigner, toujours dans le progrès que
j'essaie de faire avec vous à l'occasion de cette Introduction à la psycha-
nalyse, et pour faire qu'elle ne soit pas une redite de ce qui depuis cent
ans se moud sur la question, mais voir si nous sommes capables de fran-
chir un pas. C'est ça l'enjeu de nos petites soirées...
Nous voyons donc en tout cas le prix dont Freud paie l'élection de
l'instance phallique comme l'instrument salvateur par excellence, déjà
par la nécessité où il est d'isoler une instance maléfique comme Thanatos
par exemple, ce qui est quand même un peu fort ! Parce qu'après tout, on
croyait grâce à lui que la libido était une, et ça, c'était très fort... et voilà
maintenant qu'il y en a deux ! Une qui vous veut du bien, et l'autre qui
voudrait vous amener au trou !
Là-dessus, il faut Lacan pour, avec beaucoup d'efforts, d'explications,
de justifications biologiques, ce qui est toujours dramatique, essayer de
rappeler que la mort est attachée au sexe, que c'est la reproduction
sexuée qui amène l'individu à la mort au profit de la perpétuation de l'es-
pèce, mais que la mort n'est pas détachable de l'instance sexuelle. Le jour
évidemment où, grâce à nos savants, nous nous reproduirons par dicho-
tomie, nous pourrons continuer à discuter de ces graves problèmes dans
quelques centaines d'années, ce qui montrera que... bref! je ne sais pas
ce que ça montrera.
Certes Freud fait de cette instance le réfèrent convivial, ce qui est vrai,
mais au prix d'un certain nombre de symptômes. Le premier, celui qui
intéresse Lacan, comme il nous l'a développé tant de fois, c'est que du
même coup dans le couple, ça ne va pas, et je reviendrai évidemment là-
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Séminaire du 7 mars 2002
dessus pour que ce soit net, si possible. Or dans la mesure où Freud fait
de cet instrument le guérisseur, la panacée, il s'engage dans une utopie.
Une utopie, c'est ce qui se produit chaque fois que l'on croit avoir trou-
vé le moyen de la guérison, c'est ça, une utopie, le moyen de résoudre les
difficultés. Et ce serait une utopie définitive, c'est-à-dire une psychothé-
rapie. Une psychothérapie, c'est ce qui vous guide, c'est ce qui vous met
sur le bon chemin, c'est ce qui vous guide vers la bonne solution et vers
la jouissance qu'il faut. La psychanalyse resterait une psychothérapie si
Freud, comme là aussi Lacan le fait remarquer, n'avait mis au centre de
son système théorique ce qui ne peut se soutenir que d'un mythe, c'est-
à-dire le complexe d'Œdipe, mais qui, en tout cas, introduit ce défaut
organisateur de l'ensemble du système psychique, l'objet d'élection du
désir est un objet perdu et que vous ne sauriez trouver.
Il y a les accidents, évidemment ! Il y a toujours des accidents, l'inceste
ça peut toujours exister, le seul d'ailleurs structuralement valable étant
celui du fils avec la mère. D'un point de vue structural, c'est le seul
valable, puisque c'est le seul où effectivement l'objet du désir initial de
l'enfant se trouverait dans ce cas pour lui, accessible. Donc les accidents
sont possibles, avec d'ailleurs des conséquences psychiques qui ne sont
jamais négligeables. En tout cas, s'il n'y avait chez Freud cette organisa-
tion de l'ensemble du système autour du complexe d'Œdipe, Lacan nous
dit que la théorisation freudienne serait de l'ordre du délire et qu'il y faut
donc le poids de ce qui est là irrécusable pour que l'ensemble subsiste,
tienne et nous guide.
Là surgit une question que nous allons traiter avec une certaine pru-
dence. Jusqu'ici, pour organiser aussi bien le tissu conjugal, familial,
social, national, j'évoquais le registre de ce qu'il faut appeler le bien com-
mun. Le tissu social ne peut tenir qu'à la condition que ses membres
soient réunis par un bien commun. Alors certains ont plus de ce bien et
d'autres en ont moins, il y en a qui en souffrent, d'autres en jouissent,
mais enfin ! il y a un bien commun.
Dans ce pays où nous étions, j'ai été amené à plancher sur une ques-
tion qui m'a été imposée et qui était « Le public et le privé3 ». Le public,
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autant de faire valoir le jeu de la castration dans ce qui serait une orga-
nisation du rapport entre participants à quelque collectivité que ce soit.
Elle dit simplement: il y a un objet de jouissance, ce n'est pas celui que
vous croyez, c'est ce truc bizarre qui s'appelle l'objet a. Et, avec cette
question aussitôt formidable qui inévitablement surgit pour nous, est-ce
un objet universel ? Autrement dit, est-ce que là, pour les participants,
hommes, femmes, enfants, milieu social, milieu national, est-ce le
même? Là-dessus, Lacan est d'une grande discrétion et, pour le
moment, j'en ferai autant. Mais nous aurons à réfléchir sur ce point.
Quoi qu'il en soit, remarquez, quand même j'y reviens un peu, les
conséquences de cette petite affaire, inscrite, supportée par quelques
lettres, par une algèbre qui se ramène à quelques lettres. Vous vous réfé-
rerez à l'écriture des quatre discours.
Reprenons. Le discours du maître : Si rencontre l'altérité de S2. Car S2
est en position d'altérité, c'est la dimension Autre, et en tant que dimen-
sion Autre, S2 est un défi à Si, puisqu'il est ce qui marque la limite du
pouvoir de Si. Le maître peut être très puissant mais plus il est puissant,
plus il génère de l'Autre et cet Autre est ce qui le borde. Ce qui fait donc
qu'il y a une exigence de la part de St, le signifiant-maître, à témoigner
de son contrôle sur ce qui se trouve en position Autre. Et comment
témoigne-t-on de son contrôle quand on est en situation de maître ? En
le rendant identique à soi-même, en le phallicisant. Autrement dit, cette
exigence bien connue des hommes vis-à-vis des femmes, qu'elles en
aient... Sinon, ce n'est pas rassurant.
Le problème se retourne parfaitement. L'exigence de celles qui se
trouvent en S2 : que le maître témoigne assez de son pouvoir pour les
faire sortir de cette position d'altérité, autrement dit justement leur
donne définitivement ce qu'elles réclament. Et donc la dénonciation si
banale, par celles qui se trouvent en position de S2, de l'insuffisance
caractéristique du maître qui n'arrive jamais — évidemment, que peut-il
faire ? — à résoudre la différence.
Car le problème, je l'ai évoqué, cela a fait question pour quelques-uns
d'entre nous là-bas, c'est qu'une femme peut bénéficier d'une recon-
naissance réelle, reconnaître son corps réel comme étant celui d'une
femme. Elle peut bénéficier d'une reconnaissance imaginaire, c'est-à-
dire ce corps comme support du désir. Mais elle ne peut pas bénéficier
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une fête phallique, je ne vais pas aller évoquer Dionysos et tout le reste,
une fête phallique et une exaltation narcissique à cette occasion, c'est
l'un des bienfaits sûrement de ce puissant médicament qu'est l'alcool. Je
dis fête phallique et revanche phallique parce que justement, il s'agirait
souvent de ceux qui pouvaient s'estimer écartés de l'appartenance phal-
lique, dans une situation sociale où ils seraient confinés à cette position
d'altérité. Là, il y aurait ce moment donc de réalisation, de conquête.
Mais ce qui paraît également intéressant à mes yeux, c'est en même
temps une sorte de goût — tous ceux d'entre vous qui avez travaillé avec
des buveurs le savent — une sorte de goût justement pour l'excrément,
le déchet, le détritus, goût qui témoigne que cette exaltation phallique
n'est pas séparée de ce qui est une jouissance de cet objet a. On aurait
envie de le dire ainsi, il existe une espèce de réussite provoquée par ce
médicament, une espèce de réussite de la jouissance, de pouvoir ainsi
conjoindre — c'est sûrement susceptible de provoquer cet état semi-
maniaque de l'alcool, ce sentiment de triomphe, de réussite —, à la fois
accomplir cette revanche phallique et en même temps jouir de l'objet a,
dans des relations où là encore la réciprocité est la règle.
J'espère que ce petit parcours n'a pas été pour vous trop violent. La
question qui aura à se poser à nous et à se développer sera de savoir si la
castration est susceptible d'être en position organisatrice d'une commu-
nauté humaine, non pas la défense contre la castration mais la castration
reconnue comme telle, dont je vous redis encore qu'elle ne figure aucu-
nement dans les quatre discours tels que Lacan les a si génialement indi-
vidualisés. Cette question, je crois, méritera d'être filée, au cours des
séances du séminaire qui nous restent. Est-ce que cela est pensable, pos-
sible ? Non pour verser moi-même dans les utopies, ce n'est pas du tout
au titre de nouvelle panacée que je l'aborderai, bien au contraire ! Il s'agi-
rait de rejoindre ce que Lacan a tenté, pour ceux d'entre vous qui s'y
sont intéressés, avec le nœud borroméen à trois, c'est-à-dire justement
un nœud borroméen qui n'a pas besoin de cette référence phallique pour
pouvoir tenir et rendre la vie psychique possible. Possible, c'est-à-dire
compatible avec l'échange social.
Voilà donc pour ce soir ! Et à bientôt !
-203 —
Séminaire XV
du 14 Mars 2002
1. Journée du 16.3.02. Le texte a été publié dans le n° 111 du Bulletin de VAssociation laça-
nienne internationale, janv. 2005.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
2. Séminaire d'été, août 2001, consacré au séminaire xn de Lacan, 1964-65, Problèmes cru-
ciaux pour la psychanalyse. H.C.
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Séminaire du 14 mars 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
Tidée que ce qui relève de Pérotisme se situe soit en bas, soit de l'autre
côté... Chez Freud lui-même, il y a cette idée que l'introjection consis-
te à absorber tout ce qui est bon et à rejeter, à envoyer à l'extérieur ce qui
est mauvais, à l'extérieur de la forme, donc conception qu'il faut bien
dire parfaitement paranoïaque de l'espace. Il serait facile de montrer que
le fameux syllogisme aristotélicien qui est au départ de toute sa logique,
c'est-à-dire la détermination de ce qui appartient à l'être ou bien de ce
qui a à en être retranché, que le syllogisme aristotélicien est commandé
par une distribution imaginaire de la sorte.
Pourquoi vous faire cette remarque? Outre, bien sûr, que nous
voyons constamment chez Freud cet embarras pour essayer de localiser
l'inconscient, cette façon qu'il aura de faire ce gâteau feuilleté, incons-
cient, préconscient, conscient, où l'inconscient est évidemment supposé
être en bas. Ensuite sa seconde topique va elle-même prendre une allure,
une forme plutôt bizarre, mais avec également cette espèce de hiérarchie
et d'étagement. Nous pouvons être sensibles au fait que ce qui est là de
l'ordre du pur imaginaire a des conséquences qui peuvent être directrices
sur la façon de penser, et règle pour nous tout ce qui est de l'ordre de
l'évidence et de l'intuition. Ce que nous saisissons aussitôt et qui nous
paraît ne pas mériter démonstration prend appui sur cette espèce de
logique naïve, intuitive qui se dégage, qui sourd de cet imaginaire dont
la présence est attestée dans la grande majorité... de nos propres travaux.
Ceci pour faire valoir que, à supposer que Lacan veuille nous introdui-
re dans un autre imaginaire, c'est une démarche qui ne s'en trouve aucu-
nement, du même coup, dévalorisée.
Nous voudrions toujours, bien sûr, avoir accès à ce qui serait le réel,
ce qui a déterminé tout le système. Mais comme nous le savons, ce réel
n'existe que dans la mesure où il est noué à un symbolique et à un ima-
ginaire et le problème qui peut nous concerner ici à l'occasion, c'est la
force et la puissance créatrices déterminantes de cet imaginaire. C'est, en
tout cas dans un premier temps, ainsi que je le situe. Avec aussitôt une
seconde question: oui, mais s'il faut substituer à ce plan euclidien la
BANDE DE MÔBIUS, de quel droit? À quel titre, avec quelles justifica-
tions ? Pourquoi spécialement l'espace môbien ?
Il est vrai, comme je le faisais remarquer à l'entrée, que nous n'avons
pas de la part de Lacan de justificatif quant à la référence môbienne, à
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Séminaire du 14 mars 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
naire, une bande à deux bords et à deux faces, et que si l'on se trouvait
dans un rapport à l'Autre, au grand Autre, dans un dispositif régi par ce
type d'organisation topologique — la bande, avec d'un côté l'Autre, et
de l'autre côté, le patient — on se trouvait dans le cadre de manifesta-
tions hallucinatoires.
Intuitivement, on le saisit tout de suite, cela n'est absolument pas
invocable dans le cas de la bande de Môbius, puisque ce qui se trouve
d'un côté est dans la continuité parfaite avec ce qui se trouve de l'autre.
Mais je suis parti de la question du refoulement. Car cet espace
môbien, Lacan s'en sert pour des usages très divers et il est sûrement,
dans sa conceptualisation, support de manifestations différentes, surtout
quand cette bande, on la coupe.
Au sujet du refoulement, ce support que constitue la bande de
Môbius permet parfaitement d'envisager de quelle manière ce qui se
trouve sur l'une des faces, unterdriïckt, renvoyé en profondeur, vient
émerger sur l'autre face et va se trouver inévitablement repris, du fait
même de la circulation du langage. Autrement dit, ce qui est refoulé se
trouve localisé sur la même bande, sur l'autre côté de l'unique face de la
bande, absolument comme des caractères d'imprimerie qui viennent
marquer, entamer l'autre côté, créer d'un côté cette sorte de blanc, de
l'autre côté émerger et se trouver ainsi organiser un système qu'il faut
bien appeler de type typographique et susceptible de rendre compte du
procès du refoulement. Si vous en avez un autre ou un meilleur, vous
êtes sûrement invités à le proposer. Mais y en a-t-il un autre ?
Ceci pour essayer de valider la bande de Môbius — c'est ce à quoi je
me livre — comme étant effectivement cet espace spécifique au jeu du
signifiant, tel que le jeu du signifiant, dans sa matérialité, l'organise.
Mais, me direz-vous, s'il l'organise, ce n'est pas de l'imaginaire... Si!
Au même titre que la phase du miroir organise l'espace plan avec son
orientation, orientation dont je ne vous ai même pas fait remarquer com-
bien, dans l'espace plan, elle est marquée par tout ce qui est de la maî-
trise. Notre espace, notre espace plan imaginaire est entièrement domi-
né par la maîtrise, le haut doit dominer le bas, la droite doit dominer la
gauche, l'intérieur doit dominer l'extérieur, etc. C'est un espace, il fau-
drait trouver un adjectif qui soit ici original (et que je n'ai pas pour le
moment) entre le "métrique", le "maîtrisable" et le "maîtrisé", et qui
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Séminaire du 14 mars 2002
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
t-il un moyen d'en sortir ? Entre autres, de ce destin masochique qui est
notre lot ordinaire en tant qu'il règle notre rapport à l'idéal ?
Donc, ces remarques pour vous les faire valoir et tout de suite les
mettre à l'épreuve de ce que Freud rapporte comme cas clinique et qui
concerne une dame, une dame de cinquante-trois ans qui brusquement
se trouve saisie par la jalousie. Voilà ce qu'il raconte, je vous le rappelle
très brièvement:
«Un jeune officier en permission me demande de m'occuper de sa
belle-mère qui, quoique vivant dans des conditions on ne peut plus
heureuses, empoisonne son existence et l'existence de tous les siens
par une idée absurde.5»
C'est donc le gendre qui vient voir Freud avec la belle-mère.
«Et je me trouve avec une dame de cinquante-trois ans, bien conser-
vée, d'un abord aimable et simple. Elle me raconte volontiers l'his-
toire suivante : elle vit très heureuse à la campagne avec son mari qui
dirige une grande usine.»
Tout va bien, tout est épatant, c'est formidable !
«Elle n'a qu'à se louer des égards et prévenances que son mari a pour
elle. Ils ont fait un mariage d'amour, il y a trente ans et, depuis le jour
du mariage, nulle discorde, aucun motif de jalousie ne sont venus trou-
bler la paix du ménage. »
Ce n'est pas épatant ?
«Ses deux enfants sont bien mariés et son mari, voulant remplir ses
devoirs de chef de famille jusqu'au bout, ne consent pas encore à se
retirer des affaires. Mais un fait incroyable, à elle-même incompréhen-
sible, s'est produit, il y a un an. Elle n'hésita pas à ajouter foi à une lettre
anonyme qui accusait son excellent mari de relations amoureuses avec
une jeune fille. Depuis qu'elle a reçu cette lettre, son bonheur est brisé.
Une enquête un peu serrée révéla qu'une femme de chambre que
cette dame admettait peut-être trop dans son intimité poursuivait
d'une haine féroce une autre jeune fille qui, étant de même extraction
qu'elle, avait infiniment mieux réussi dans la vie. Au lieu de se faire
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Séminaire du 14 mars 2002
domestique, elle avait fait des études qui lui avaient permis d'entrer à
l'usine du mari en qualité d'employée. La mobilisation ayant raréfié le
personnel de l'usine — nous sommes là dans les années 1915 —
cette jeune fille avait fini par occuper une belle situation. Elle était
logée à l'usine même, ne fréquentait que des Messieurs, et tout le
monde l'appelait Mademoiselle. Jalouse de cette supériorité, la femme
de chambre était prête à dire tout le mal possible de son ancienne
compagne d'école. Un jour, sa maîtresse — cette brave dame de cin-
quante-trois ans — lui parle d'un vieux monsieur qui était venu en
visite et qu'on savait séparé de sa femme et vivant avec une maîtresse.
Et notre malade ignore ce qui la poussa à ce propos à dire à sa femme
de chambre qu'il n'y aurait pour elle rien de plus terrible que d'ap-
prendre que son bon mari avait une liaison. Le lendemain, elle reçoit
par la poste la lettre anonyme dans laquelle lui était annoncé, d'une
écriture déformée, la fatale nouvelle.»
Avouez que Freud, c'est toujours délicieux...
«Elle soupçonna aussitôt que cette lettre était l'œuvre de sa méchante
femme de chambre car c'était précisément la jeune fille que celle-ci
poursuivait de sa haine qui était accusée d'être la maîtresse du mari.
Mais bien que la patiente ne tardât pas à deviner l'intrigue, et qu'elle
eût assez d'expérience pour savoir combien sont peu dignes de foi ces
lâches dénonciations, cette lettre ne l'en a pas moins profondément
bouleversée. Elle eut une crise d'excitation terrible, et envoya chercher
son mari auquel elle adressa dès son apparition les plus amers
reproches. Le mari accueillit l'accusation en riant et fit tout ce qu'il put
pour calmer sa femme. Il fit venir le médecin de la famille et de l'usi-
ne qui joignit ses efforts aux siens. L'attitude ultérieure du mari et de la
femme fut des plus naturelles, la femme de chambre fut renvoyée,
mais la prétendue maîtresse — la jeune fille qui travaille dans l'usi-
ne — resta en place. Et depuis ce jour, la malade prétendait souvent
qu'elle était calmée et ne croyait plus au contenu de la lettre anony-
me, mais son calme n'était jamais profond ni durable, il lui suffisait
d'entendre prononcer le nom de la jeune fille ou de rencontrer celle-
ci dans la rue pour entrer dans une nouvelle crise de méfiance, de dou-
leur et de reproches.»
Telle est l'histoire de cette brave dame.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 14 mars 2002
Dans cette très jolie histoire, dans cette étude, Freud fait du méca-
nisme de la projection le ressort de cette jalousie délirante. Il est clair que
nous ne pouvons aucunement nous en satisfaire et cela pour des raisons
où justement la topologie, la référence à la topologie peut nous éclairer,
nous venir en aide. Cette histoire, c'est un graphe, ce qui se passe entre
les personnages, le mari, la jeune fille, cette femme, la femme de
chambre, la fille de cette malade dont on ne parle pas, son gendre... Il y
a là un réseau. Alors vous écrivez sur votre papier ce réseau, et puis à
partir de là, vous vous mettez à tracer des flèches et la façon dont elles
vont venir réunir, rassembler les membres de ce réseau.
Au départ vous trouvez la jalousie de la femme de chambre pour sa
copine qui a mieux réussi qu'elle. C'est ce qui se trouve en réalité au
départ de cette affaire, c'est dans le contexte de la relation de cette femme
avec sa femme de chambre que vient s'inscrire la remarque que si elle
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 14 mars 2002
mise en place dans ce réseau est à cet égard suffisamment évocatrice pour
nous éclairer sur le fait qu'il n'y a pas de recours, pas d'issue, pas de dia-
lectisation possible à l'intérieur de ce mécanisme, si ce n'est celui du
culte rendu à la privation et à la frustration.
Dans le dispositif lui-même, aucune porte de sortie, aucun moyen
d'en sortir. Qu'allez-vous lui proposer pour en sortir ?
Dans la genèse psychique, au cours de l'évolution psychique, la sortie
qui s'est faite — elle ne se fait pas toujours, car il y a bien des existences,
en particulier féminines, qui restent constituées autour, accrochées,
organisées sur ce dispositif où dominent la frustration et la privation et
où c'est l'autre, le petit autre idéal qui possède ce dont je suis privé —
dans la genèse psychique, la seule sortie possible s'est faite par cette réfé-
rence tierce et quaternaire, mais tierce d'abord, à un grand Autre. Je vous
renvoie ici au schéma L de Lacan qui vient soulager la tension dans le
couple aa', par la référence à un grand Autre qui introduit un point d'in-
terrogation sur ce qu'il en est de cet objet ici désiré. Puisque, après tout,
est-ce le vrai, est-ce le bon ? Car il y a dans la jalousie cette idée que
l'autre possède le vrai, référence au grand Autre en tant qu'il vient inter-
roger la qualité de cet objet et, sur le même axe en retour, met en place
un sujet qui peut interroger son désir sans être enfermé dans la dualité
constituée par sa confrontation avec le moi idéal, possesseur, lui, de l'ob-
jet, du véritable objet de la jouissance, l'objet a.
L'évocation que fait ici Freud du mécanisme de la projection, au
moment où il l'introduit, constitue évidemment un énorme progrès par
rapport aux interprétations propres à la psychiatrie. Évidemment, sur
une jalousie, que peut-elle dire ? Mais premièrement elle n'est pas, n'est
en aucun cas suffisante et, d'autre part, elle est sans issue si nous ne
sommes pas en mesure de défaire ce qu'impose cet imaginaire de l'espa-
ce plan, cet affrontement duel, de le défaire par le biais de références
tierces et quaternaires qui appellent, invitent à un autre espace.
La topologie, c'est la théorie mathématique des surfaces, dont fait par-
tie aussi, bien entendu, l'espace plan. Or l'inconscient, on l'a vu en ana-
lysant les rêves, c'est un réseau, ce n'est qu'un tissu, ce n'est qu'une sur-
face, et organisée autour d'un nombril, c'est-à-dire un trou. Avec donc
cette question que j'essaie d'illustrer pour nous par cette analyse de ce
que nous propose là Freud, dont nous voyons aussitôt les limites qui
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire XVI
du 21 Mars 2002
A
u titre de ce qui n'est même pas un intermède, je vais vous pro-
poser ce soir quelques réflexions qui viennent d'autant mieux
que cette question, objet d'un certain nombre de travaux
actuels dans notre groupe, est remarquablement absente dans cette
Introduction à la psychanalyse. Or il se trouve qu'elle est essentielle, non
seulement en ce qui concerne notre organisation subjective, mais égale-
ment en ce qui concerne la direction de la cure, et la fin de la cure. Il est
donc assez admirable, après tout, de constater que, dans cette
Introduction à la psychanalyse, et pour des raisons que l'on peut penser
liées à son embarras - nous sommes en 1915 -, cette question que je
commence à évoquer pour vous, Freud la reprendra dix ans plus tard
avec Massenpsychologie1. Cette question, c'est celle de l'identification.
Cette question de l'identification, certains d'entre nous la travaillent
afin de mettre au point le numéro qui doit paraître de La Célibataire,
revue pour laquelle j'avais préparé un texte qui, à vrai dire, quand je suis
arrivé à son terme, m'a plutôt effrayé. Je me suis mis à en avoir peur, de
telle sorte qu'avec sans doute certaine sagesse, je l'ai moi-même écarté.
Mais comme nous sommes là dans l'intimité... vous allez avoir droit à
ces remarques exclusives, autocensurées et interdites, sur la question de
l'identification.
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Pour introduire a la psycbanalysey aujourd'hui
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Séminaire du 21 mars 2002
J'ai vu l'autre jour chez moi un enfant de trois ans que l'on m'amenait,
pour ce symptôme aujourd'hui devenu brusquement épidémique qui est
î'hyperactivité. À l'école, en maternelle, la maîtresse a des problèmes
avec ce gosse qui est très intelligent et qui ne peut pas s'empêcher d'être
en mouvement en permanence, y compris chez moi, dans une espèce de
dépense cinétique et motrice assez impressionnante et qui devait sûre-
ment être épuisante, avec des gestes qui n'étaient pas tous forcément
coordonnés, qui impliquaient aussi bien les mouvements du tronc par
exemple, dans des phénomènes d'enroulement moteur sur lui-même, qui
évidemment impressionnent.
Je ne lui ai pas prescrit de la Ritaline tout de suite... Mais ce qui appa-
raissait aussitôt, évidemment, à l'histoire, c'est que cet enfant n'avait pas
de place. Voilà! Ce n'est pas très compliqué. Du fait de son histoire
familiale, il n'avait pas de place où subjectivement se tenir, il n'avait pas
de place, d'index auquel il aurait pu subjectivement s'attacher, s'identi-
fier. Ainsi il était livré, à trois ans, à la contrainte d'avoir à se faire lui-
même. Cette motricité avait également le sens d'une espèce de travail
permanent pour manifester une maîtrise de l'espace et d'autrui, et je dois
dire qu'il s'est livré chez moi à des exercices physiques qui m'ont
impressionné, à sauter dans l'escalier en franchissant plusieurs
marches... il était évidemment très content, il regrimpait, et c'était vrai-
ment de l'ordre de l'exploit, de l'épreuve à réaliser, à surmonter pour jus-
tement, je dis bien, arriver à se faire lui-même.
Donc cette identification première, en tant qu'essentielle, ne va pas
quitter, dans le meilleur comme dans le pire des cas, ne va pas quitter le
sujet, avec des effets dont on n'a pas, semble-t-il, mesuré toutes les
conséquences. Si on ne les a pas mesurées, c'est bien évidemment lié à la
fois à l'effet salutaire, salvateur, organisateur de cette première identifi-
cation, mais aussi, bien entendu, au respect que nous avons pour cette
instance, y compris lorsqu'elle est représentée par l'imagerie phallique,
au respect que nous avons pour cette instance qui garantit et qui orga-
nise la vie.
Or si vous y prêtez un peu d'attention, vous êtes obligé de constater
que cette instance est à la fois organisatrice du développement psychique
et garante de la vie et qu'elle est en même temps criminogène. C'est ça
qui est surprenant, criminogène! Comment peut-on dire une chose
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 21 mars 2002
vous dire que dans les mouvements collectifs que l'on peut voir s'opérer
autour des vieux quand ils se trouvent justement chefs de bande, ou
chefs de collectivités, ou chefs d'école, etc., il est de la plus grande bana-
lité de constater la permanence de ce vœu chez les fils, que l'ancien, là,
évacue, afin que les fils puissent enfin s'en donner à cœur joie ! Comme
si tant qu'il était là, leur cœur se trouvait réprimé, constricté, limité. Je
vous dis cela pour souligner, simplement, vous rappeler la banalité, la
permanence banale de ce mouvement dans la psyché.
Combien de fois, j'ai pu le voir ou l'entendre autour de Lacan, par
exemple, du genre « déménage ! afin que nous puissions enfin déconner
tranquillement ! » Lacan ne le prenait pas mal d'ailleurs, ça ne l'impres-
sionnait pas tellement.
En tout cas, première manifestation qui, comme vous le voyez, est
bien criminelle.
Mais la deuxième ne l'est pas moins, et me paraît même, par ses consé-
quences, plus grave. Celui qui s'identifie ainsi aboutit à quoi ? Tout sim-
plement à annuler sa subjectivité. Car l'identification réussie veut qu'elle
ne supporte aucune division, que le fils y soit tout entier. Évidemment,
c'est une vue idéale, mais pas toujours... Il y a tous ces mouvements col-
lectifs que nous voyons où les fils manifestent à l'évidence qu'ils y sont
tout entiers et effectivement, jusqu'à la mort, c'est même ce qu'ils
demandent !
Donc pour celui qui est là le sujet de cette identification, celle-ci
implique justement sa disparition en tant que sujet. Cela veut dire sim-
plement que sa parole est déjà devant lui, écrite à l'avance, et qu'il n'a
rien d'autre à faire dans l'existence qu'à réciter, qu'à être le récitant du
rôle qui lui est prescrit et à appliquer les règles morales qui sont inhé-
rentes à cette identification. C'est dire que cette identification soulage
admirablement de l'angoisse, et au contraire investit ses tenants de la cer-
titude, du sentiment du bien-fondé, du sentiment du droit, de la légiti-
mité, et évidemment dispense et libère de tout travail personnel de
réflexion et d'analyse, il n'y a qu'à se laisser collectivement porter et
mener. En dehors donc de ces appels, dont je soulignais qu'ils pouvaient
périodiquement se poursuivre dans des circonstances historiques parti-
culières, appels à ce que le fils vienne effectivement, dans la réalité, mou-
rir pour le père, il y a comme je viens de le dire, de toute façon, cette
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 21 mars 2002
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
de savoir s'il est possible, pour des raisons qui ne seraient pas d'ordre
simplement éthique mais de structure, de permettre à l'analysant une
sortie de la cure qui ne l'encombre pas et ne le pétrifie pas, qui ne le mor-
tifie pas avec l'indexation à ce qui serait soit le même réfèrent que celui
de départ, soit celui qu'à l'occasion il se serait construit dans l'opération
analytique et maintenant lui servirait de support.
C'est pourquoi la question de la topologie est la tentative de donner
une solution conforme à une possible représentation de la structure, de
donner une solution à cette instance qui, dans le grand Autre, nous
semble la condition nécessaire au maintien de notre unité. Est-il possible
donc que de ce genre d'opération, l'analyste au moins puisse se dispen-
ser ? Un analyste peut-il fonctionner sans avoir besoin de prendre appui
dans le champ de l'Autre sur un idéal, imaginé valider son action ? Ou
bien son action ne Pamène-t-elle pas à concevoir le caractère justement
imaginaire de cette instance qui fonctionne comme idéal et qui invite
l'analyste à ne s'autoriser que de lui-même «et de quelques autres»,
comme l'ajoute Lacan ?
C'est la question qui chemine depuis la bande de Môbius dont je vous
soulignais qu'elle avait pour particularité de nous soulager du caractère
tellement obsédant, et limité, et itératif, et ennuyeux de l'espace eucli-
dien, avec la distribution que j'évoquais pour vous à cette occasion, le
haut, le bas, le droit, le gauche, le devant, le derrière, le présent, le caché,
enfin toute cette mentalité primitive que supporte le plan euclidien.
Donc y substituer le type d'espace qui pourrait être celui qui s'imagine
— car le plan euclidien, c'est aussi un effet de l'imaginaire, c'est avant
tout un effet de l'imaginaire — le type d'espace qui s'imagine à partir de
la physiologie du signifiant. Puisque la bande de Môbius, on en parlait à
l'occasion de cette Journée, implique, dans la mesure où elle est au
départ détachée du cross cap, la chute. Elle porte avec elle la chute de
l'objet a spécifique de la physiologie du signifiant, et elle témoigne que
l'érotisation de la lettre, de la lettre qui est unterdruckt, que cette éroti-
sation concerne cette lettre en tant qu'elle appartient à l'autre côté, mais
à la même face, elle n'est pas cachée, elle est de l'autre côté mais sur la
même face que celle qui porte le message conscient. Autrement dit, que
ce qui est inconscient ne va pas se nicher dans les dessous.
Dans ce texte de Y Introduction, Freud reprendra la métaphore spa-
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Séminaire XVII
du 28 Mars 2002
C
e soir nous allons pouvoir passer un moment très agréable sur
le chapitre consacré par Freud à la RÉSISTANCE et au REFOULE-
MENT 1 .
Freud s'étonne de constater que
«lorsque nous nous chargeons de débarrasser le malade de ses symp-
tômes morbides, il nous oppose une résistance violente, opiniâtre, et
qui se maintient pendant toute la durée du traitement.»
Ça, c'est une surprise, quand même !
« Le fait est tellement singulier que nous ne pouvons nous attendre à ce
qu'il trouve créance. Le malade manifeste tous les phénomènes de la
résistance sans s'en rendre compte, et l'on obtient déjà un gros succès
lorsqu'on réussit à l'amener à reconnaître sa résistance et à compter
avec elle. Pensez donc ! Ce malade qui souffre tant de ses symptômes,
qui fait souffrir son entourage, qui s'impose tant de sacrifices de temps,
d'argent, de peine et d'efforts sur soi-même pour se débarrasser de ses
symptômes, comment pouvez-vous l'accuser de favoriser sa maladie en
résistant à celui qui est là pour l'en guérir? Combien invraisemblable
doit paraître à lui et à ses proches votre affirmation ! Et pourtant, rien
de plus exact, et quand on nous oppose cette invraisemblance, nous
n'avons qu'à répondre que le fait que nous affirmons n'est pas sans
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
avoir des analogies, nombreux étant ceux, par exemple, qui, tout en
souffrant d'une rage de dents, opposent la plus vive résistance au den-
tiste lorsqu'il veut appliquer sur la dent malade l'instrument libéra-
teur.»
La comparaison vaut ce qu'elle vaut, mais... Surprise de constater
cette situation paradoxale.
«Nous lui disons bien de ne s'en tenir qu'à la surface de sa conscien-
ce, d'écarter toute critique, quelle qu'elle soit, dirigée contre ce qu'il
trouve, et nous l'assurons que le succès et surtout la durée du traite-
ment dépendent de la fidélité avec laquelle il se conformera à cette
règle fondamentale de l'analyse. Nous savons déjà par les résultats
obtenus grâce à cette technique dans l'interprétation des rêves que ce
sont précisément les idées et souvenirs qui soulèvent le plus de doutes
et d'objections qui renferment généralement les matériaux les plus sus-
ceptibles de nous aider à découvrir l'inconscient.»
Le premier point était cette résistance. Le second que, dans le matériel
fourni, ce qui compte n'est pas tant ce dont le patient s'avère sûr, mais
au contraire ce qu'il discute, ce qui lui paraît soumis au doute et aux
objections 2 .
«Le premier résultat que nous obtenons en formulant la règle fonda-
mentale», c'est-à-dire associer librement, «consiste à dresser contre
elle, contre la règle, la résistance du malade.»
On lui dit ce qu'il faut faire, et la première chose que l'on obtient,
c'est le contraire, il se dresse contre la règle.
« Il prétend tantôt ne percevoir aucune idée, aucun sentiment ou sou-
venir, tantôt en percevoir tant-qu'il lui est impossible de les saisir et de
s'orienter. Nous constatons alors avec un étonnement qui n'a rien
d'agréable qu'il cède à telle ou telle objection critique, il se trahit
notamment par les pauses prolongées dont il coupe ses discours. Il finit
par convenir qu'il sait des choses qu'il ne peut pas dire, qu'il a honte
d'avouer, et il obéit à ce motif contrairement à sa promesse. Ou bien
il avoue avoir trouvé quelque chose, mais cela regarde une tierce per-
sonne et ne peut pour cette raison être divulgué, ou encore ce qu'il a
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Séminaire du 28 mars 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
le tenir lié à un fait de structure, et qui dès lors implique un tout autre
traitement que le genre de harcèlement auquel on peut être légitimement
enclin pour obtenir un aveu. Quel est ce fait de structure que nous pou-
vons ici incriminer ?
Il est très simple. Il consiste en ceci, le sujet ne peut pas tout dire
devant cette exigence qui lui est faite, pour des raisons que nous connais-
sons et qui sont celles de la limitation qui supporte quelque dire que ce
soit. Il n'est donc pas question qu'un sujet puisse tout dire.
— Mais, me direz-vous, ce dont il est question dans cette affaire, ce
sont des événements factuels, ce sont des circonstances qui se sont pro-
duites, des associations, des pensées, des digressions, que le patient a
préféré refouler plutôt que les exprimer. Il s'agit donc là d'une limitation
beaucoup moins structurale que volontaire et opérée par le patient sur ce
qui lui paraît son privé.
La question de ce "privé" est essentielle parce que c'est de ce "privé"
(que le patient refoule ou s'interdit, ou dénie, ou annule) que se supporte
quoi ? Justement cet espace qui résiste à tout dire que ce soit et dont se
supporte sa subjectivité inconsciente, dont se supporte le sujet de l'in-
conscient. Ce sujet de l'inconscient, comme nous l'avons déjà remarqué
plusieurs fois, il n'est au pouvoir de quiconque de le faire intervenir et
de le faire parler à la guise du locuteur.
D'ailleurs, on pourrait dire que ce sujet de l'inconscient est sans voix,
il ne parle pas. Il envoie des messages, ce qui est autre chose, et des mes-
sages qui peuvent se prêter au décryptement. Mais ce sujet de l'incons-
cient, par définition, échappe à toute maîtrise, il n'en fait qu'à sa tête, il
envoie les messages qu'il veut, qui lui plaisent et quand il veut.
Pourquoi ce dispositif? Parce que ce sujet inconscient, ce sujet du
désir inconscient habite le réel et qu'il n'est pas au pouvoir des appareils
symboliques ou imaginaires que nous avons à notre disposition de com-
mander à notre guise ce qui se passe dans le réel. C'est bien pourquoi ce
sujet de l'inconscient ex-siste et résiste aussi bien aux aveux qu'aux inter-
prétations.
Lacan attire notre attention avec beaucoup de précision sur ce qui
habite le réel et qui se trouve constitué par ce qu'un parlêtre est venu for-
clore, rejeter, refuser; ce qui habite ce réel n'a pas forcément un sujet
prédestiné à venir le donner à entendre, se prêter à en supporter l'ex-
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teux, ou avec objection. Autrement dit, ce qui comporte avec lui cette
part de réel qui vient relativiser toute certitude, cette part de réel qui
témoigne que ce qui est là avancé sous la rubrique du doute et de l'ob-
jection est à prendre en compte avec sérieux. Ce point, connu, mérite
d'être ici repris.
Alors ce qui va être très intéressant, c'est que, dans les phénomènes de
résistance, le transfert vient dans ce texte de Freud occuper une place
centrale.
Le transfert, c'est toujours ce qui nous paraît tellement évident et qui
reste en même temps peu pris en compte, en général négligé. Je suis tou-
jours étonné quand, par exemple en contrôle, on entend dans le récit
d'un cas de quelle façon, avec quelle rapidité, l'analyste oublie que ce qui
est dit dans la cure est mis en place moins par la réalité subjective du
patient que par son adresse transférentielle, que par le fait qu'il le dit à
quelqu'un dans le transfert, et que ce quelqu'un n'est pas forcément évi-
dent.
L'intelligence de Freud va être d'isoler ce qu'il appelle les névroses de
transfert, c'est-à-dire les névroses dans lesquelles se manifeste, à l'occa-
sion de la cure, le transfert. Il en distingue trois, l'hystérie de conversion,
l'hystérie d'angoisse et la névrose obsessionnelle. L'hystérie d'angoisse,
c'est une appellation qui lui est propre, que je ne vais pas discuter main-
tenant. Mais en tout cas, retenons ici, névroses de transfert: l'hystérie, la
névrose obsessionnelle. Il aurait pu, bien entendu, ajouter la phobie, je
ne sais pas pourquoi il ne le fait pas, il aurait pu également ajouter ce qui
n'est plus névrose, mais les perversions. Il reste qu'il y a des patients, et
c'est toujours ce qui donne à réfléchir — quand on a envie de réfléchir,
évidemment — il y a des patients qui ne manifestent, à l'évidence, lors-
qu'ils s'adressent à autrui, aucune référence tierce.
Que veut dire le transfert? Cela veut dire simplement que toute
adresse est toujours tierce, qu'on n'est jamais à deux, et que lorsqu'il y
en a deux qui parlent, il y a forcément entre eux un tiers et qui est aussi
bien ce que Lacan appellera le grand Autre.
Ce tiers du transfert, Freud va systématiquement l'incarner dans les
figures parentales qui furent celles du patient. Les reproches qu'il est en
train de faire s'adressent en réalité à la mère avec la demande d'amour
qu'elle n'a pas satisfaite, là c'est la révolte contre le père, etc.
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
Là aussi, le pas décisif que fait Lacan par rapport à Freud, c'est de
montrer que ces figures parentales traditionnelles n'interviennent là
qu'au titre de fétiches, pour venir protéger contre le fait que dans
l'Autre, il n'y a pour servir de référents... que ceux que je veux bien y
déléguer. En réalité, je ne sais pas qui j'y délègue, dans ce grand Autre.
C'est important que ce soit là, au moment de la résistance et du refoule-
ment que Freud fasse intervenir le transfert. Puisque cela signifie qu'au
moment même où la parole, ou l'adresse peut se croire libérée, par
exemple lorsqu'elle s'effectue à l'intention d'un analyste, elle se trouve
en fait ordonnée par une résistance que je prête à celui qui dans l'Autre
viendrait me l'imposer, ce que je dois sacrifier pour cet Autre, la façon
de lui convenir, la façon de lui plaire, la façon de l'interpeller aussi, de
l'agresser... Donc, le phénomène de la résistance n'est pas séparable de
l'instance imaginaire mise en place par le transfert, instance imaginaire
située dans le grand Autre.
Il y a un instant, je soulignais de quelle façon la résistance était liée à
la protection, pour le parlêtre, de ce privé où se maintient pour lui le
sujet d'un désir essentiel. Et le second temps est de voir de quelle façon
cette censure est ordonnée par le transfert dans le rapport au grand
Autre et de quelle façon cette résistance suppose un appui pris auprès du
grand Autre.
Alors Freud ? Je vous ai, au passage, raconté l'histoire du grand mar-
ché et de la cathédrale Saint-Étienne. C'est ça, l'inconscient. Qu'est-ce
qui fait que, sous la plume de Freud, les exemples qui lui viennent pour
décrire les terres d'asile sont le grand marché et la cathédrale Saint-
Étienne ? C'est sensationnel parce que, la cathédrale Saint-Étienne, nous
voyons bien le type de résistance que peut là opposer l'éthique religieuse
et puis le grand marché, c'est évidemment le triomphe, le marché, le lieu
de l'échange, c'est le triomphe de l'objet a. Admirons comment — on ne
peut lui prêter ici quelque malice et qu'il ait su ce qu'il était en train
d'écrire car il savait énormément de choses mais ça... —, admirons
quand même (et c'est ça, Freud!), quand viennent sous sa plume des
métaphores, elles sont invinciblement d'une espèce de justesse incons-
ciente: alors les lieux d'asile, les lieux protégés, les lieux d'interdit, la
cathédrale Saint-Étienne, et puis le grand marché.
Je ne vous ai pas jusqu'ici, dans le problème de la résistance, parlé de
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Séminaire du 28 mars 2002
l'objet a qui n'a pas été encore introduit dans ce séminaire comme il fau-
drait, mais l'objet cause du désir, chacun peut entendre de quelle façon
sa mise à distance, le souci de le maintenir à distance constitue une résis-
tance majeure, majeure contre ce qui serait sa révélation, contre ce qui
serait son surgissement, puisque son surgissement se paierait d'une
aphanisis du désir et donc, la résistance dont j'évoquais tout à l'heure le
caractère éminemment physiologique, ce phénomène de résistance est lié
à la défense de l'ex-sistence du sujet, et aussi bien parallèlement celle du
désir.
Alors pour le transfert, voilà par exemple ce que Freud va nous dire 3 :
«Les résistances intellectuelles ne sont pas les plus graves. On en vient
toujours à bout. Mais tout en restant dans le cadre de l'analyse, le
malade s'entend aussi à susciter des résistances contre lesquelles la
lutte est excessivement difficile, au lieu de se souvenir, il reproduit des
attitudes et des sentiments de sa vie qui, moyennant le transfert, Ûber-
tragung, se laissent utiliser comme moyens de résistance contre le
médecin et le traitement. Quand c'est un homme, il emprunte géné-
ralement ses matériaux à ses rapports avec son père dont la place est
prise par le médecin, il transforme en résistance à l'action de celui-ci
ses aspirations à l'indépendance de sa personne et de son jugement,
son amour-propre qui l'avait poussé jadis à égaler ou même à dépas-
ser son père, la répugnance à se charger une fois de plus dans sa vie du
fardeau de la reconnaissance. On a par moments l'impression que l'in-
tention de confondre le médecin, de lui faire sentir son impuissance,
de triompher de lui l'emporte chez le malade sur cette autre et
meilleure intention de voir mettre fin à sa maladie. Les femmes s'en-
tendent à merveille à utiliser en vue de la résistance un "transfert" où
il entre à l'égard du médecin beaucoup de tendresse, un sentiment for-
tement teinté d'érotisme. Lorsque cette tendance a atteint un certain
degré, tout intérêt pour la situation actuelle disparaît, la malade ne
pense plus à sa maladie, elle oublie toutes les obligations qu'elle avait
acceptées en commençant le traitement. D'autre part la jalousie qui ne
manque jamais ainsi que la déception causée à la malade par la froi-
deur que lui manifeste, sous ce rapport, le médecin ne peuvent que
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le meilleur des cas, à noter qu'il y a pour ses parents des moments réser-
vés, ou des zones réservées, comme leur chambre par exemple, où juste-
ment on passe à l'acte avec ce qui autrement est à refouler.
Une famille qui ne serait pas organisée sur ce mode paraîtrait forcé-
ment perverse. Je veux dire que les choix sont difficiles. On a vu, ou revu
à l'occasion de Mai 68, un certain nombre de tentatives, d'essais de
renouvellement de l'éducation donnée par les familles, et en particulier
la plus grande liberté que pouvaient prendre les parents à cet égard. Moi,
j'ai vu à cette occasion des choses absolument admirables. Admirables!
Par exemple des parents... mais ils ne faisaient là qu'inventer ce qui avait
déjà été inventé, il y a bien longtemps à l'occasion des révolutions de
1917 par exemple: il y avait eu un grand mouvement d'éducation
sexuelle où les parents, pour éviter la névrose de leurs enfants, prenaient
le parti de se balader à poil dans la maison pour protéger l'enfant de la
névrose, du refoulement, etc. Les résultats n'ont pas été évidents... Cela
a rendu les enfants plus frileux qu'autre chose, mais cela n'a pas été
autrement extraordinaire.
Mais puisqu'il est question ici de refoulement, je suis bien obligé de
rappeler que ce que l'on considère comme éducatif du milieu familial,
c'est bien d'exercer, de conduire l'enfant à partager le refoulement du
sexuel. Toute une littérature existe sur la stupidité des familles, l'horreur
qu'elles inspirent, le mensonge... bien sûr! Mais je me permets de vous
faire remarquer encore une fois que la tentative de faire mieux est
immanquablement vécue par l'enfant comme une manœuvre perverse.
Pourquoi ? Parce qu'il le vit comme un manquement à des faits de struc-
ture et que, loin d'être une liberté, c'est une violation de règles qui s'im-
posent.
L'éducation donnée à l'enfant à cet égard est essentielle. Elle est nor-
malement ce qui l'introduit à l'échange social, c'est-à-dire que l'éduca-
tion du refoulement donnée à l'enfant ne peut manquer de lui désigner
du même coup l'objet qui est à forclore, l'objet constitutif du désir. Si
l'on considère que notre milieu social est dominé par les règles de
l'échange, nous savons, nous vérifions que si pour un enfant n'a pas
opéré cette éducation familiale, c'est-à-dire l'introduction à ce premier
échange originel, primordial que constitue le renoncement à l'objet d, ce
qu'on appelle aussi pour le premier temps de la vie, par exemple, l'édu-
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et de cette référence prise dans le Père « le roc » qui nous sert à nous
défendre de la castration.
Tous les développements à partir de cette mise en place affluent. Tout
cela, à partir de cette double instance, le narcissisme et son appui pris
dans la référence au Père, nous submerge, par exemple ce que Lacan a pu
dire — là on ne peut pas dissimuler que ça avait bien valeur de message,
d'une prémonition — en annonçant à venir la société des frères.
Qu'est-ce que la société des frères ?
Ce à quoi elle s'oppose, c'est à la société des fils. Ce n'est pas du tout
la même chose, puisque la société des frères organise entre ses membres
un type de relation nullement fondée sur Paltérité, éventuellement l'am-
bivalence et la concurrence que celle-ci suscite, mais sur une multipli-
cation en miroir du même, étant supposés dès lors entre eux une égalité
et un transitivisme réussis. Car cette collectivité vient mettre en place
l'autorité de référence comme appartenant elle-même, dans le même
registre, dans le même plan, à ladite communauté — je veux dire elle-
même étant avec ladite communauté dans un lien qui abolit Paltérité.
L'autorité n'est pas davantage Autre, mais elle est elle-même directement
confondue, mêlée à cette communauté de frères. Ce sera sans doute celui
qui paraîtra le plus courageux, le plus brillant parmi les frères, enfin ce
qu'on voudra, qui viendra occuper cette place.
Cette société des frères a énormément d'avantages, elle est extrême-
ment agréable, c'est ce qu'on appelle avoir des camarades. Est-ce que
quelqu'un est contre le fait d'avoir des camarades ? Et de pouvoir échan-
ger avec eux, avec ce naturel, cette simplicité, cette transitivité — ce qui
est à toi est à moi, et ce qui est à moi est à toi, il n'y a plus là les petites
combines de la concurrence, on fait partie de la même équipe — et avec
la force que cela donne à chacun, puisque le défaut d'altérité dans la
structure de cette organisation implique que cette force n'a plus de
limites. Autrement dit, chacun des membres de cette joyeuse confrérie
(c'est le cas de le dire!) est absolument dégagé de tout scrupule ou de
toute retenue dans ce que peut être son action. Ceux qui eurent l'occa-
sion, d'une façon ou d'une autre, de partager la vie de communautés de
ce type en ont toujours gardé une nostalgie comme étant celle d'un âge
d'or.
L'inconvénient, je le fais remarquer au passage, c'est évidemment que
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
le sujet, on ne peut même pas parler de "sujets", on ne peut dire que les
"individus ", les membres de cette communauté, ont évidemment perdu
toute division par rapport à eux-mêmes. Quel bonheur, d'ailleurs, de
pouvoir enfin vivre dans une intégrité, totalité subjective, sans être sans
cesse séparé de soi-même! Du même coup la réflexion et l'analyse
viennent à leur manquer et bien sûr la soumission à ce qui paraît messa-
ge de l'Autre — mais qui ici n'est plus en position d'Autre puisque son
message n'est plus à analyser ni à interpréter, il est parfaitement décodé,
clair. Ils sont à l'endroit de ce message dans la position de ce que la Bible
appelait le Golem, c'est-à-dire de celui qui est mis en marche et qui ne
peut plus être arrêté.
Ce qui intéresse le psychanalyste et ce qui justifie la poursuite de son
entreprise, c'est que son étude porte sur la façon dont le parlêtre est
machiné par le langage. Il est clair que nous avons sans cesse les témoi-
gnages de cette machination.
Qu'est-ce que Freud apporte dans son bouquin sur Moïse et le mono-
théisme qui soit à ce point insupportable ?
1) Le monothéisme n'est pas une invention juive. C'est une invention
égyptienne, c'est Akhenaton qui a introduit le monothéisme.
2) 'Moïse', c'est cMoses'. Le nom nous indique que c'est un prince
égyptien.
3) Jéhovah, c'est une figure complexe. Sans doute, dit Freud, dédou-
blée entre ce qui était un dieu local et le dieu des volcans, un Jéhovah
rencontré dans le Sinaï et aboutissant à cette figure complexe.
4) Moïse exécuté par les juifs comme c'est le sort de tous les fonda-
teurs. Avis aux fondateurs, qu'ils se méfient !
Voilà ce que raconte Freud d'une façon qu'il va reprendre dans une
conceptualisation dont il est bizarre de constater que là aussi elle est
négligée. On la laisse tomber en se disant, mais qu'est-ce qu'il raconte !
Qu'est-ce qu'il veut dire ?
Je me souviens très bien, pour en avoir parlé avec lui, de la perplexité
de Lacan devant cette opposition que fait Freud entre pulsions sexuelles
et pulsions du moi. Il les met en opposition avec ce dualisme qui lui est
cher, c'est-à-dire que les pulsions de préservation, les pulsions du moi
viendraient faire barrière, viendraient faire limite aux pulsions sexuelles.
Or cette opposition, je dois dire, n'est pas évidente en clinique, même
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Séminaire du 4 avril 2002
si vous y faites attention, ce n'est pas si facile à isoler, mais vous pouvez
très facilement la saisir avec ce que je vous signalais au préalable : ce qu'il
s'agit avant tout de préserver, c'est le moi, le narcissisme. Et comme
notre système, notre façon de nous faire aimer par le Père implique le
passage par la castration, nous en connaissons le résultat: plus je suis
saint, plus je suis aimé par le Père. Ce n'est pas un hasard si Lacan a
appelé son séminaire Le sinthome. Et il est vrai qu'aujourd'hui, nous
n'avons plus affaire qu'à des saints partout...
Qu'est-ce qu'un saint ? La définition est trop évidente, c'est celui qui
renonce aux biens de ce monde, au sexe, à la vie, à sa propre vie, pour
être fidèle au Père et être aimé par le Père. Sans vouloir caricaturer, il est
bien certain que le monde occidental vit sûrement ce qui est sa chute par
rapport à l'idéal de sainteté éminemment présent parmi lui mais que, par
évolution culturelle, par évolution des moeurs, il a renoncé à trop entre-
tenir. Mais cette nostalgie de la sainteté reste évidemment une tentation,
y compris aujourd'hui dans les milieux laïques, les tas d'organismes cari-
tatifs laïques, médicaux éventuellement à l'occasion, qui sont peuplés de
saints qui font leur stage de sainteté. Avant d'entrer dans la politique, ils
font un petit stage...
La question aujourd'hui posée aux uns et aux autres est de savoir si,
sur ce type d'événements que nous voyons se produire, il existe ou non
un point de vue universel. Y a-t-il une place où l'on peut avoir sur ces
événements un point de vue universel ? Ou bien faut-il se rabattre sur le
fait, les uns et les autres appartenant à telle ou telle tradition, qu'il n'y a
d'autre choix, en dernier ressort et pour ne pas trop s'égarer ni trop se
tromper, que de venir s'inscrire dans les conséquences qu'implique
l'engagement voulu par cette tradition ?
C'était la position que défendait Hegel — on ne le lit pas assez, il fau-
dra peut-être un jour que nous le mettions en lecture parmi nous, on ne
lit pas assez sa Phénoménologie de l'esprit — lorsqu'il souligne, je crois
que c'est dans la préface, qu'il n'y a pas de Droit International. Il n'y a
aucune autorité qui puisse dire le droit entre des États. Autrement dit, il
n'y a qu'à constater que c'est l'intérêt de l'un et de l'autre qui sont là
engagés, qui sont en jeu, mais on ne voit pas de quelle place pourrait
venir s'exercer un jugement qui viendrait dire le droit entre ces États
puisque, fait-il remarquer, il n'y a jamais d'autre droit que celui de
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Séminaire du 4 avril 2002
Autrement dit, je suis dans une position qui est à la fois celle du res-
pect de cette tradition mais en même temps de cette distance, de cette
extériorité interne qui fait que je suis dans une position d'analyse, de
réflexion, d'interrogation, d'amour, de dénonciation, de tout ce que l'on
voudra... Mais, bref, que je suis vivant! À supposer que je devienne un
Anglais parfait (ça existe !), à ce moment-là j'ai le bonheur de me réaliser
comme indivis c'est-à-dire individu mais du même coup, je suis mort.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Être mort, ça veut dire être machiné, ça
veut dire fonctionner selon les rouages, je n'ai plus qu'à laisser tourner
la machine, je n'ai plus rien à faire, que je sois né ou déjà défunt, la
machine continue à tourner, que ce soit avec moi, que ce soit avec
d'autres, ça n'a aucune espèce d'importance.
Donc, on ne peut dire "les Anglais" que d'une position d'extériorité.
On dira «Ah ! les Anglais ». Mais c'est une position qui relève de ce qui
caractérise notre paranoïa sociale. C'est de la paranoïa parce que l'être
anglais, pour les Anglais, n'existe ordinairement pas, il n'y a pas d'être
anglais. Pour moi qui suis extérieur et qui rencontre, là, la figure non pas
de l'Autre mais de l'étranger, je vois apparaître ce qui ne devrait pas
apparaître, c'est-à-dire cette unité, cette entité qui fait l'Anglais, ce qui
devrait rester dissimulé dans le réel et qui là surgit et me met dans une
position paranoïaque, une position de paranoïa sociale, puisque je suis
capable de dire "les Anglais" et dès lors évidemment de les traiter selon
leur indignité, parce que Dieu sait s'ils sont fourbes ! Ils ne respectent
pas les traités, ce sont des brigands sur les mers, on les a vus à l'oeuvre
dans un certain nombre de zones dans le monde. C'était quand même la
première puissance mondiale, il n'y a pas très longtemps et ce n'est pas
la distribution de friandises qui permet d'occuper cette place...
Cette façon de dire "les Anglais" a un nom, cela relève d'un méca-
nisme mental très précis, je vais en diminuer là force en le nommant,
mais je n'y peux rien. Vous savez de quelle façon Lacan distingue l'im-
bécillité et la connerie. L'imbécillité, c'est ne pas être capable de comp-
ter jusqu'à 1. Ça, c'est grave. La connerie, comme son nom l'indique,
c'est de penser qu'il n'y a que le 1, rien d'autre, c'est ça la connerie. Vous
voyez tout de suite la différence majeure qu'il y a à faire entre ces deux
démarches dans le fonctionnement des esprits, ce ne sont pas du tout les
mêmes.
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sont accrochés, achètent des journaux, le tirage monte, ils sont accro-
chés, fixés devant les écrans. Et tout cela, comme ça, s'entretient, avec
toute une série de jugements tellement effarants puisque ce sont des
jugements d'occasion, alors que le moindre respect pour nous-mêmes
serait de rappeler que l'histoire est une histoire au long cours, que ce qui
nous horrifie, c'est ce que nous avons sous nos yeux, l'histoire en train
de se faire. Nous oublions, nous avons oublié. Les zones où elle conti-
nue de se passer, que ce soit l'Afrique ou des régions reculées, ça ne nous
intéresse pas, cela nous intéresse dès lors que les mythes qui sont en
cause sont les nôtres et, dès lors, que ça devient une histoire de proximi-
té. Mais on s'en fiche quand ce n'est pas une histoire de proximité, c'est-
à-dire quand les mythes en cause nous sont indifférents.
Il y a de l'autre côté de la Méditerranée un pays qui est quand même
cher à la France, et où se passent des événements cruels et abominables.
En dehors de la minorité qui vit en France, quelqu'un s'intéresse-t-il au
genre de situation de ce pays, l'Algérie ? Ce qui se passe à si faible dis-
tance de nos côtes intéresse-t-il les bons cœurs nationaux ? Absolument
pas, ce n'est pas un article qui peut se vendre, ça ne fera pas acheter les
journaux, on s'en moque! Et la communauté algérienne qui vit en
France souffre assez de ce désintérêt pour ce qui se passe dans son
propre pays et est de la plus haute cruauté: ça n'existe pas. En revanche,
dès que ce sont nos mythes qui sont sollicités, et dans des régions hau-
tement symboliques puisque c'est de là que notre histoire est partie,
alors là évidemment, ça commence à prendre de l'intérêt et de l'impor-
tance. Vous voyez de quelle manière là encore le narcissisme est en cause,
et comment notre humanité est bien limitée, bien restreinte, bien recro-
quevillée. Je ne parle même pas de l'Afrique...
Lorsque Lacan avait préparé son séminaire Les noms du Père, il avait,
sur le mur de sa bibliothèque d'énormes cartes du Proche-Orient. Ce
séminaire, il ne l'a pas fait, il a estimé que puisque ses élèves le traitaient
de la façon que l'on a vue... qu'ils restent dans leur crotte et puis voilà!
Mais je me souviens qu'il m'avait dit qu'il y avait trois ouvrages qui lui
servaient de référence, l'un, c'était la Bible, et il en avait toutes les édi-
tions, il avait fait toutes les recherches philologiques, l'autre, c'était
Joyce, et le troisième... pas moyen de m'en souvenir ! Ça figure quelque
part dans ses papiers, ces papiers dont on refuse de nous communiquer
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Séminaire du 4 avril 2002
quoi que ce soit, et dont on dit même qu'ils doivent être brûlés.
Joyce est revenu, à l'occasion du séminaire Le sinthome. Pourquoi
Joyce? Parce que Joyce, qui s'était installé à Trieste — c'est-à-dire,
comme certains d'entre vous le savent, la zone la plus polyglotte que l'on
puisse rêver, c'est là qu'il est allé se fourrer — Joyce démonte la langue
anglaise en jouant sur ce que sont les origines, les racines de tel mot,
l'histoire de tel mot, il démonte la langue anglaise de telle sorte que
Lacan sera amené à dire que, après Joyce, la langue anglaise n'existe plus.
C'est dire que l'anglicité n'existe plus après Joyce puisque ce n'est jamais
qu'à partir d'une langue que l'on s'imagine la nation qu'elle porte avec
elle. La langue va transformer les locuteurs en natifs. Aujourd'hui, dans
nos écoles et dans nos universités, pour enseigner les langues, on fait
appel à des "locuteurs natifs", ça s'appelle comme ça. C'est à partir évi-
demment de l'idiome, du patois, pour l'appeler de son vrai nom, propre
à chaque groupe que s'organise ce fantasme des natifs, fantasme de la
nation et de tout ce qui suit.
Alors pour terminer par un mot qui sera bien dans la note de notre
temps, je vous conseille vivement de demander chez votre libraire le pro-
chain numéro de La Célibataire5 dès qu'il sera prêt, ce n'est pas encore
le cas. Il porte sur l'identité comme symptôme. C'est là-dessus qu'un
certain nombre de collègues et de non-collègues, et de non-natifs ont
travaillé depuis des mois. Il y a dans la livraison de la revue un papelard6,
je vais me permettre de me citer, qui m'avait été demandé par une très
bonne revue qui s'appelle Autrement. Ils préparaient un numéro sur la
Guadeloupe et ils m'ont demandé un papier, que j'ai fait, bien sûr! Et
qui m'a été refusé malgré, était-il dit dans la petite lettre, malgré ses qua-
lités littéraires. C'est vrai d'ailleurs, je l'ai relu, il est très bien écrit !
Mais ce que je dis dans ce papier à nos amis créoles, c'est que s'ils le
voulaient, grâce à eux, pour une fois le soleil pourrait se lever à l'ouest,
montrant comment est possible l'établissement de communautés
sociales qui nous épargneraient le passage par ce pouvoir criminogène
représenté par la mise en place d'un réfèrent parfaitement mythique,
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«Cet objet, s'il n'est plus le sein maternel, est cependant toujours la
mère. »
C'est quand même un tour de force incroyable pour s'efforcer de
rendre compte de quelle façon, à partir de ce qui était jusque-là des choix
objectaux, s'isole la figure qui sera le support de la jouissance génitale !
C'est-à-dire la mère, avec le sein, disons, sur le mode métonymique. Si
ça ne vous surprend pas ou si ça ne vous fait pas dresser les cheveux sur
la tête, moi, je vous trouve bizarres... parce qu'une telle assertion est évi-
demment insoutenable, ou alors elle est éminemment névrotique, de
penser que l'amour de la femme n'est possible que parce qu'elle est por-
teuse des appendices mammaires qui furent ceux justement... de ma
mère!
Tout ceci pour vous montrer de quelle manière la démarche de Lacan
a suivi Freud pas à pas. Freud fait intervenir là le complexe d'Œdipe,
c'est-à-dire le fait que la mère en tant qu'interdite va constituer le sup-
port du désir génital. Je vous signale que c'est à cet endroit, dans le cha-
pitre xxi que vous trouvez les rares pages de Freud consacrées au com-
plexe d'Œdipe. Il n'y en a pas beaucoup, là-dessus, ce qui veut donc dire
de quelle façon c'est bien la séparation avec l'objet désiré qui se trouve
agencer, susciter, être le moteur du désir et cela aussi bien pour les jouis-
sances dites "partielles" que pour la jouissance génitale.
Alors Lacan interroge, qu'est-ce qui fait de la mère la figure centrale
dans l'organisation du désir ? Sa réponse est tout à fait différente de celle
de Freud. S'il fait porter la valeur génératrice quant au désir, de la sépa-
ration, s'il la fait porter sur l'objet, Lacan ne la fait pas pour autant por-
ter sur la séparation d'avec la mère. C'est cela, dans sa théorisation, qui
est étrange, et il faudra quand même qu'un jour, vous m'expliquiez
pourquoi... Il dit que si l'image maternelle est venue supporter pour
l'enfant son désir, c'est que c'est la première image à laquelle il s'est trou-
vé affronté, autrement dit, c'est dans un dispositif qui est davantage celui
du stade du miroir, de la phase du miroir, qu'il met en place le caractère
captivant de Y imago féminine, de Y imago maternelle. Il ira même jusqu'à
évoquer le fait que s'il se trouve que pour des raisons domestiques
diverses, l'enfant a été élevé par des figures masculines par exemple,
comme cela s'est pratiqué dans quelques circonstances coloniales, cela a
forcément des incidences sur le choix de l'objet sexuel.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
Je vous signale cela au passage parce que je trouve que c'est un point
particulièrement délicat de la théorie et qu'il mérite de votre part plus et
mieux que simplement le suivisme ordinaire, je veux dire répéter, avan-
cer des arguments d'autorité, etc. Ce point-là et la question de savoir
pourquoi Lacan ne donne pas à la phase œdipienne la place centrale dans
l'organisation de la génitalité que lui donne Freud — je préciserai une
autre fois laquelle — cela justifie aussi bien votre attention que votre
réflexion. En tout cas, Freud conclut ce chapitre en disant que la névrose
consiste dans le fait de n'avoir pu accéder, pour un sujet, à la génitalité,
autrement dit d'être resté coincé au niveau des étapes antérieures, à par-
tir de craintes qui sont justement organisées par le complexe d'Œdipe, et
en particulier la crainte du Père. Il dira donc que le complexe d'Œdipe
peut être considéré comme le noyau des névroses, elles sont donc un
échec de l'aboutissement du complexe d'Œdipe puisqu'il nous dit que
«La grande tâche de l'individu consiste à se détacher de ses parents et
que c'est seulement après avoir rempli cette tâche qu'il pourra cesser
d'être un enfant pour devenir membre de la collectivité sociale.4»
Alors je ne sais pas si c'est très répandu, si cette grande tâche qui
consiste à se détacher de ses parents est accomplie d'une façon générale
— d'ailleurs il faudra également que vous me disiez ce que vous enten-
dez par "adulte", ce qui vous permet de distinguer un enfant et un
adulte. Mais à partir de ce point, c'est-à-dire le caractère organisateur du
complexe d'Œdipe sur les névroses, je vais essayer très rapidement de
vous montrer de quelle façon aujourd'hui ce dispositif se trouve renou-
velé et démenti.
Je vais vous en parler à partir de ce qui pouvait sembler un fait divers,
qui est forcément venu à vos oreilles, un fait divers jusqu'au moment de
constater que le Journal réputé sérieux de la presse parisienne en faisait
son titre de première page comme s'il s'agissait d'un événement de
société majeur, cela concernant cet acte meurtrier commis au cours d'une
session du conseil municipal de Nanterre, dans la nuit du 26 au 27 mars,
il y a quinze jours, vous avez tous vu ça ! et de la part de ce garçon qui
s'est pointé à cette réunion avec des armes, a descendu plusieurs
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire XX
du 2 Mai 2002
I
l y a des informations qui déferlent sur vous. La question est de
savoir ce en quoi elles vous incitent à penser, ou pas, de savoir en
quoi elle vous permettent, ou pas, de vous faire un jugement sur la
situation. Ces dites "informations" témoignent d'une appréciation du
lecteur, de l'auditeur, du voyeur, une appréciation qui n'est pas très flat-
teuse pour lui. Je crois que des psychanalystes peuvent s'interroger sur
ce qui reste notre fragilité, voire notre débilité à l'endroit de tout ce
qu'ainsi nous recevons, et dont le rapport avec la réalité des faits n'est pas
toujours facile à entendre ou à comprendre.
Dans une précédente soirée, j'avais évoqué ce que j'appelle le prêt à
penser. Autrement dit, il y a un degré zéro de la pensée. Il n'est pas néces-
saire de penser pour avoir des idées, surtout bien sûr si elles sont parta-
gées ! Mais ce soir, dans le cadre de cette introduction, ce à quoi je vou-
drais vous rendre sensibles, c'est qu'il y a non seulement du prêt à pen-
ser chez chacun d'entre nous, bien sûr, mais de façon beaucoup plus pré-
cise et qui me paraît plus intéressant, il y a contrainte à penser.
Il y a chez chacun d'entre nous ce que Freud a relevé à propos de la
névrose obsessionnelle : des pensées imposées. C'est dire que tout être
normalement constitué, c'est le cas de le dire, se voit ainsi le dépositaire
de pensées qui lui viennent. Certaines, tout à fait à l'exemple de l'ob-
sessionnel, risquent de lui paraître déplaisantes, pensées qu'il rejette,
qu'il refuse ou dont il s'étonne, pensées qu'on aurait envie de dire ano-
nymes, mais qu'il est invité à endosser, à assumer, et avec assurément un
certain sentiment de réconfort lorsqu'il les assume, sentiment de récon-
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
fort lié à l'idée d'être en accord avec l'Autre, avec le grand Autre. Ces
pensées imposées, comme je veux essayer de vous le faire valoir, ne
serait-ce que justement pour faire que la vôtre soit peut-être plus déga-
gée de ce type de contraintes, ces pensées imposées peuvent revêtir
deux aspects qui, je crois, n'ont pas été jusqu'ici bien individualisés.
C'est important, les pensées imposées. Vous n'avez rien à faire! Ça
vous arrive tout cru et vous vous sentez plutôt mieux lorsque justement
vous les endossez.
Je voudrais d'abord attirer votre attention sur le fait que le signifiant
a par lui-même, et Lacan insiste beaucoup là-dessus, un caractère maître.
Nous n'aurions pas affaire à des maîtres, qu'il s'agisse du champ poli-
tique ou religieux, s'ils n'étaient introduits par le fait que le signifiant
s'impose à chacun d'entre nous avec ce caractère d'impératif, de com-
mandement, dont l'expression la plus élémentaire, la plus simple s'ex-
prime dans le registre de "tu vas maintenant faire ceci, ou faire cela",
forme de dialogue intérieur si banal mais où il est de règle que le sujet ne
s'interroge aucunement sur le lieu d'où lui vient cette adresse impérati-
ve avec laquelle il peut discuter, ou vis-à-vis de laquelle il se dérobe.
Cette remarque nous introduit à la question qui nous intéresse, celle
des pensées imposées. Ces commandements venus ainsi du champ de
l'Autre, du grand Autre, ont un caractère d'autant plus abusif et impé-
rieux que, c'est l'expérience clinique qui le montre, le grand Autre n'est
pas bridé par la castration. Toute l'expérience des psychoses, aussi bien
celle de la névrose obsessionnelle, nous montre que ces impératifs venus
du grand Autre et qui s'adressent à un sujet qui n'en peut mais, sont
d'autant plus virulents, impérieux, harcelants, voire absurdes qu'ils ne
sont pas bridés par la castration qui, en quelque sorte, pacifie cet aspect
impératif du signifiant en ménageant un réel, le réel faisant ici limite, fai-
sant bord, faisant obstacle, ménageant l'espace autorisé à ce qui vient
brider le pouvoir du signifiant. Ce réel, donc, marque la limite du pou-
voir du signifiant, sans pour autant par la castration lui faire offense, il
vient le brider dans la mesure où ce réel est du même coup celui qui va
se prêter à abriter les objets de la jouissance sexuelle.
Me référant toujours à la clinique des psychoses, je vous rappelle cette
opération de pacification introduite par la castration, j'ai déjà évoqué
cette image que Lacan donne du phallus comme étant cet os qui vient
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Séminaire du 2 mai 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
dire par là que ce que Ton appelle la xénophobie est un élément ordinaire
de ces pensées normalement imposées.
Il est étrange de ne pas reconnaître que ces pensées imposées dans la
position où je les situe — je vous en évoquerai tout à l'heure d'autres
beaucoup plus surprenantes — ces pensées imposées relèvent très direc-
tement de ce que l'on appelle le discours du maître. Il suffira que ce dis-
cours du maître trouve une voix, v.o.i.x., pour lui donner sa pleine
dimension, puisque autrement ces pensées restent silencieuses, tacites,
implicites, je peux toujours les écarter, les réfuter... je m'en débarrasse,
je me dis "non ! mais comment je fais pour avoir des idées pareilles, des
réactions pareilles, des réflexes pareils!" Mais il suffira que ce discours
du maître trouve la voix qui viendra le révéler (le terme est à souligner)
à tous pour qu'il puisse prendre valeur de discours collectif, c'est-à-dire
organiser une communauté dans le partage de ce même discours et son-
ner le rassemblement. Dans la mesure où il est irréfutable, irréfutable
puisque directement branché sur ce qui vient du grand Autre, il reçoit
ses sources, ses informations, et ses indications de première main —
d'une première main que tout le monde, tout de suite, comprend. Pas
besoin d'avoir fait d'études pour cela ! Il suffit de partager une langue
commune. Dès lors, il devient irréfutable et peut évidemment conduire
à tous les passages à l'acte...
Ce qui témoigne, je crois, de notre faiblesse mentale. Prenez par
exemple les ouvrages qui sont souvent fort documentés, bien faits, forts
savants, sur la venue au pouvoir des dictateurs récents, modernes; jamais
aucun de ces historiens n'en revient à ce qui est la matérialité simple du
processus élémentaire. À savoir que dans une période de désordre, de
crise sociale, à un moment où justement le lien social se trouve distendu,
les places se trouvent confuses, les volontés cessent d'être collectives, il
suffit d'un individu qui soit assez sensible à cette situation pour donner
voix à ce discours du maître et pour, par des moyens éventuellement
légaux comme on le sait, être en mesure de venir au pouvoir.
Les dictatures ne s'établissent pas sans une rhétorique que des ana-
lystes peuvent parfaitement individualiser, distinguer, c'est elle qui gagne,
c'est elle qui fait entendre le clairon. La seule chose à ajouter à cette rhé-
torique, à y ajouter, à y faire intervenir, c'est de lui donner cette oralité
qui spontanément lui fait défaut et dès lors est capable de faire nombre.
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Séminaire du 2 mai 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
J'étais donc en train de vous dire qu'il y a, chez chaque individu dit
normal, des pensées qui s'imposent à lui et dont j'ai évoqué le caractère
très précis, très simple, des pensées qui s'imposent à lui dès lors qu'une
situation de crise sociale vient désavouer ce discours qui constitue, il faut
bien le dire, son amarre phallique, qu'il soit homme ou qu'il soit femme.
Et il suffit, je le dis bien, qu'il y en ait un qui ait l'audace, ce propos, de
l'affirmer, pour que cela puisse faire nombre, voire faire armée comme
on l'a déjà vu.
Je vous dis tout ça pour que nous reprenions bien la mesure de ce que
Lacan essayait de faire quand il marquait que le sinthome est organisé
par la référence à ce Père mort et de quelle manière, je l'ai déjà plusieurs
fois évoqué, il a essayé d'étudier la possibilité d'une normalité — puis-
que tout ce que je dis, c'est de l'ordre du normal — avec les consé-
quences que l'on sait. Il a essayé d'étudier une normalité qui ne serait pas
ainsi entamée, mangée par ce type de symptôme.
Il y a un autre discours — cela n'a pas été encore articulé, vous allez
avoir une primeur qui va sans doute un peu vous surprendre —, il y a un
autre discours susceptible de se présenter au même titre que les précé-
dentes pensées imposées, c'est-à-dire de fonctionner lui aussi comme
pensée imposée, susceptible lui aussi de faire masse, de faire nombre,
c'est même un discours que nous avons mis à l'étude pour un prochain
colloque, celui de l'hystérie collective.
Sans doute faut-il un peu d'audace (mais elle ne nous manque pas), un
peu d'audace pour montrer de quelle manière le sujet qui est l'effet de la
division mise en place par le discours du maître, ce sujet $ qui n'a donc
pas voix au chapitre, qui n'a pas droit de figuration dans le champ de la
réalité et ne peut s'exprimer qu'en se donnant à entendre ou par signes,
ce sujet en souffrance $ qui en appelle justement au Père à constituer ou
à réveiller et qui viendrait l'autoriser... eh bien, l'expérience clinique
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Séminaire du 2 mai 2002
nous apprend qu'il suffira qu'il y en ait un ou une qui donne à sa reven-
dication voix entière pour que des phénomènes de rassemblement par
identification puissent se faire à partir de cet appel, et que nous ayons à
partir de ce phénomène des effets sociaux qui ont largement eux aussi
marqué l'Histoire. Le seul problème, ne serait-ce qu'à le vérifier lorsque
vous vous référez à l'écriture des discours, c'est que cette revendication
subversive, subversive du discours du maître établi et au nom de ce qui
est en général un maître qui serait de justice, eh bien, ce discours qui va
se présenter pour un certain nombre de sujets comme étant pas moins des
pensées imposées, ce discours est un appel au maître, un appel à ce que
vienne le vrai maître. C'est de la sorte que s'établit une fâcheuse compli-
cité entre les pensées imposées des uns et les pensées imposées des autres.
Je voudrais, ce soir encore, attirer votre attention sur le caractère émi-
nemment matriciel de la formule lacanienne selon laquelle « le signifiant
est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant». Voilà le genre de
formule qui est passé dans le moulin des idées reçues. Or, si nous sou-
haitons déchiffrer un instant ce type d'événements, de circonstances
auquel nous sommes confrontés, je vous incite à rafraîchir, à vous éton-
ner pendant quelques minutes de cette formule, et à essayer d'apprécier
tout le prix qu'elle peut avoir pour vous guider dans ce qui se produit.
« Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. »
Le signifiant ne représente pas un objet, il ne représente pas un sens,
vous voyez tout de suite qu'on n'est pas chez Saussure, on n'est pas chez
Chomsky.
« Le signifiant, c'est ce qui représente un sujet. » Il le représente, il ne
le désigne pas, il ne le connote pas, mais il le représente, et il le représente
«pour un autre signifiant», l'accent est ici à porter sur "autre". Je
m'étonne parfois que Lacan n'ait pas dit que le signifiant représente un
sujet pour un signifiant Autre. Car les deux signifiants ne sont pas dans
le même espace. Il y a une hétérotopie entre S! qui appartient au champ
de la réalité, et S2 qui appartient au champ du réel.
Vous vous souvenez de cet article sensationnel de Freud sur la
Verneinung, La dénégation1, où il évoque le processus de la Bejahung,
1. « Die Verneinung », 1925, trad, in Résultats, idées, problèmes, t. II, sous le titre « La néga-
tion», P.U.F., 1985. Autre trad. et commentaires, in Le Discours Psychanalytique, l rc
série n°3, disponible à PA.L.I.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
ce moment où l'enfant fait le tri entre ce qui est digne de figurer dans le
champ des représentations et puis ce qu'il en évacue, ce dont il ne veut
pas. L'enfant sélectionne pour le réserver au champ de la représentation
tout ce qui est phalliquement marqué, il rejette ce qui lui semble dépour-
vu de la marque phallique. Ce sont toutes les histoires que vous connais-
sez par cœur du rapport des petits garçons avec les petites filles... Il
n'admet dans le champ des représentations que ce qui est phalliquement
marqué, c'est-à-dire ce qui est donc marqué par la castration. S! est ainsi
ce qui est digne de figurer dans le champ justement des représentations.
Et ce qui peut le nouer à un autre signifiant, c'est ce pacte, à un signifiant
en tant qu'il vient qualifier ce qui est relevé dans le réel, ce qui le noue à
lui, c'est bien entendu la promesse d'une possible jouissance. C'est ça,
l'intervention pacifiante du Nom-du-Père.
Donc «le signifiant représente un sujet», et Lacan le souligne plu-
sieurs fois, pas pour un autre sujet. Autrement dit, vous allez en voir la
conséquence absolument déplorable : pas d'intersubjectivité. On ne peut
pas discuter de sujet à sujet, ça, c'est bien embêtant ! Le dialogue qui
s'installe va passer par la mise en place d'un sujet. Un sujet pour les deux,
c'est ça aussi qui est étrange ! Pour le dire autrement, du même coup, le
possible désir commun qui réunit l'un et l'autre, la nature de ce désir
étant évidemment très large.
« Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. »
Mais lequel représente le sujet pour l'autre ? Parce que ce sujet $, est-il
masculin, ou est-il féminin ?
Il est amusant de penser que c'est peut-être bien de la position du
sujet qu'a pu naître la catégorie grammaticale du neutre. Il n'est ni l'un
ni l'autre, ce sujet, il est simplement représenté par l'un pour l'autre,
autrement dit, ce sujet en tant que tel n'a pas de sexe. Mais évidemment,
il peut être représenté par S\ auprès de S2, il peut s'autoriser du discours
du maître pour se faire valoir auprès de S2 mais il n'y a évidemment
aucun inconvénient à ce qu'il se fasse représenter par S2 auprès de S^
Il se trouve que ce sujet un, unique, entre Si et S2, produit par le signi-
fiant, n'est pas le même selon qu'il se fait représenter par Sj ou selon
qu'il se fait représenter par S2. Le jeu social ordinaire dont la complexi-
té exige de la part du sujet des adaptations permanentes implique qu'un
sujet puisse alternativement se faire représenter par S^ ou par S2 selon les
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Séminaire du 2 mai 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
Vous n'êtes pas contents ? En tout cas, je peux vous dire (puisque je
vous ai cloué le bec) qu'au Brésil, là où j'étais, je me suis trouvé devant
un auditoire dont la moyenne d'âge devait être un peu plus jeune que la
nôtre, c'est-à-dire vingt-cinq, vingt-six ans, un auditoire nombreux,
venu d'un peu partout. J'avais à parler des nouvelles formes cliniques, ce
qui n'était pas facile puisque pour cela, encore fallait-il déjà être d'accord
sur les anciennes, sur la structure des anciennes. Cette classe d'âge
entend aussitôt, et je ne leur ai pas fait de cadeau, pas plus que je ne vous
en fais. Ma surprise a été de constater qu'à douze mille kilomètres de dis-
tance, ça passait sans faire le moindre problème, ça passait directement,
presque aussi bien qu'avec vous !
Bon ! je ne vous dis pas à la semaine prochaine puisqu'on ascensionne,
c'est jeudi de l'Ascension. Je vous dis donc au jeudi suivant !
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Séminaire XXI
du 16 Mai 2002
N
ous allons ce soir nous distraire en reprenant, mais cette fois
avec le jour frisant que nous donne l'enseignement de Lacan,
ces pages essentielles de Freud, chapitre xx de Y Introduction,
que j'ai déjà très rapidement abordées pour nous mais de façon purement
informative. Nous allons donc les reprendre à la manière dont l'ensei-
gnement de Lacan nous permet aujourd'hui de les entendre, et ainsi d'ap-
précier, je crois, le pas essentiel qui a été franchi. D'autant que ce chapitre
xx de Y Introduction à la psychanalyse est un excellent résumé des posi-
tions de Freud concernant la vie sexuelle, il est essentiel pour chacun
d'entre nous s'il souhaite déchiffrer ce que fut sur ce point sa démarche,
et aussi bien sûr les visées de sa pratique.
J'avais attiré votre attention sur cette première remarque qui risque de
passer inaperçue alors qu'elle mérite, ne serait-ce que d'un point de vue
épistémologique, de longues réflexions où Freud souligne que finale-
ment le "sexuel", ce concept,
«la notion de "sexuel", ne se laisse pas définir facilement1.»
C'est vraiment un premier temps remarquable. Avec ce positivisme
qui nous est foncier, ce terme nous semble des plus familiers, des plus
immédiats, alors que si vous cherchez à le définir, ne serait-ce qu'à tracer
les limites de l'extension du concept... quel est le domaine que vous pou-
vez qualifier de sexuel, quelles sont ses frontières ? Et comment devriez-
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 16 mai 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 16 mai 2002
de ce réel qui s'en trouve dans le meilleur des cas négligé, aboli, oublié...
Je ne sais pas si nous mesurons très bien toutes les conséquences
éthiques mais aussi logiques et évidemment politiques de cette affaire
avec laquelle, croyez-moi, il n'y a vraiment plus de quoi faire le malin !
Le miracle propre à Freud, c'est que, dès le départ, il a cette intuition
chaque fois géniale. D'emblée, il plonge, il nous expose à des éclairages
parfaitement essentiels dont nous avons, nous, aujourd'hui, à tenir
compte — ce n'est pas encore fait.
Et puis, il va en arriver à cette deuxième assertion :
«Les symptômes névrotiques sont des satisfactions substitutives3»,
ce que, là aussi, nous avons tendance à répéter, mais au fond sans très
bien savoir pourquoi.
De quelle manière l'érotisme vient-il s'accrocher au symptôme, ce qui
fait bien sûr que du même coup, nous y tenons ? Le névrosé pourrait
parfaitement se défendre en disant qu'il a bien le droit d'avoir sa jouis-
sance à lui, sa jouissance de névrosé, jouir de ses symptômes à lui, tran-
quillement, qu'on ne vienne pas le déranger.
Allons-nous entendre ici le symptôme par exemple comme étant de
l'ordre de la métaphore ? Et donc tenu par un lien strict avec ce à quoi il
se substitue, c'est-à-dire la sexualité ? Ou bien allons-nous penser que le
symptôme est ce qui, dans chacun des cas, vient introduire une limite, un
bord, ou encore ce que Lacan appelle un faux trou, et qui dès lors se
prête à la jouissance ? Pourquoi ne pas jouir de celui-là, pourquoi est-ce
que je devrais me contenter des orifices "naturels" ? J'ai bien le droit de
m'inventer des orifices, fonctionnels par exemple, ou bien, dans le cas de
l'hystérie, des bouches aberrantes... Pourquoi pas ? Retenons, ne serait-
ce qu'au titre de pierre d'attente, ce rappel sur le rôle substitutif, quant à
la satisfaction, des symptômes pour déboucher sur cette autre assertion
qui devrait nous faire bondir comme un seul homme :
«Tous les névrosés ont forcément des tendances homosexuelles4.»
Allons-nous accepter une telle affirmation ? Et qu'est-ce que ça veut
dire ? Pourquoi est-ce que « tout névrosé... » ? Vous vous rendez compte
de la force de cette assertion ?
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
«Il n'y a pas un seul névrosé chez lequel on ne puisse prouver l'exis-
tence de tendances homosexuelles et bon nombre de symptômes
névrotiques ne sont que l'expression de cette inversion latente.»
Je vous renvoie pour déchiffrer cette remarque au schéma L, celui de
la constitution du moi à l'image de celle de l'autre, et à cette situation où
la relation duelle, à l'image donc du semblable, peut sembler parfaite-
ment capable de soutenir la mise en place d'une identité, d'une subjecti-
vité, et d'un rapport au monde. Il suffit simplement que ce soit partagé.
Dans les cas extrêmes (et Lacan s'était intéressé à ces cas extrêmes avec
par exemple «Le crime des sœurs Papin5»), cela aboutit à ce que l'on
appelle le délire à deux. La complétude et le réconfort qu'on peut trou-
ver dans ce type de répartition peuvent permettre d'esquiver le rapport
au grand Autre, et du même coup à la castration, et donc exposer à un
délire où il est de règle que l'un des éléments du couple soit générateur,
soit moteur, et que l'autre vienne par son adhésion permettre d'en véri-
fier sans cesse la validité.
L'avantage de cette affaire est que cette disposition met à l'abri de la
dimension redoutable qui s'appelle l'altérité. Là aussi, banalité, truisme,
trivialité ? Mais l'altérité, il ne faut pas croire que nous nous y fassions si
aisément! Chacun de nous aura inévitablement tendance à vouloir
mêmifier l'Autre, c'est une pensée qui existe depuis l'aurore de la philo-
sophie, je vous renvoie au Timée de Platon. L'altérité continue d'être
pour chacun d'entre nous ce qui ne peut être que le rappel de sa castra-
tion : son pouvoir n'est pas total, le pouvoir du Père n'est pas total, le
Père, aussi puissant soit-il, quand on n'entre pas dans une relation déli-
rante avec lui, ménage forcément une dimension qui est celle de l'Autre,
il n'est pas si universel qu'il l'affirme.
Si le névrosé a forcément des tendances homosexuelles, et là aussi,
pensez à toutes les résistances, les difficultés pour qu'un névrosé, si je
puis dire normal, un bon névrosé puisse reconnaître cette qualité... Si
c'est le cas c'est que, bien évidemment, la névrose est articulée autour
d'un déni de la fonction de l'Autre, du grand Autre, et de la castration,
5. « Le crime des sœurs Papin », 1933-34, repris à la suite de sa thèse De la psychose para-
noïaque dans ses rapports avec la personnalité:, Seuil, 1975.
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«Tout ce qui n'est pas mis au service de la seule procréation est affaire
de perversion.»
C'est, direz-vous, une position d'abord religieuse, il s'agit de respec-
ter le Vase sacré, ou encore, c'est une position éthique qu'aujourd'hui
l'on qualifie de "réactionnaire" sans très bien savoir ce que l'on dit. Et
vous allez vous émouvoir, puisque, ce soir, il est toujours question de lire
ces textes à l'aide de la petite lampe de poche que Lacan nous a laissée,
Lacan dit exactement la même chose ! Il a pris là-dessus une position que
vous devez expliquer. Pourquoi a-t-il bien pu dire ça ? Pourquoi a-t-il
toujours estimé que la procréation était incluse dans la possibilité de la
relation sexuelle et à respecter du même coup comme telle ? Autrement
dit que les acteurs n'avaient aucunement l'autorité ni le droit de venir y
introduire des éléments liés à leur confort et que ce qui se trouvait là
source de bénéfices devait être pleinement acquitté ?
Vous ne pouvez entendre cette position de Lacan que dans la mesure
où elle rappelle que si, dans notre culture, la relation sexuelle implique
cette dette qui est inscrite pour nous au nom du grand Autre, dans la
mesure où c'est lui qui par son intervention tierce la permet, la rend pos-
sible, du même coup, nous avons à nous acquitter de cette dette et en
particulier des conséquences de cet acte. Autrement dit, une position qui
tient sa place en psychanalyse: à vouloir faire des petits bénéfices, ça
coûte toujours très cher... Dire ça, évidemment, c'est aller complète-
ment à rebrousse-poil. Il n'a pas trop d'ailleurs insisté parce qu'il n'était
pas spécialement provocateur mais, en tout cas, il était sur ce point tout
à fait clair, et je dis bien, pour des raisons relevant de ce qu'est le savoir
du psychanalyste.
Donc ne soyons pas trop surpris si, après tout, la position de Freud
était peut-être déjà différente d'une position banalement religieuse ou
éthique, ou politique, et demandons-nous s'il ne s'agissait pas déjà chez
Freud d'une position interne à sa pratique et à sa réflexion.
Dans ce qui s'est voulu comme presse, comme notation scandaleuse
relevée à propos des gestes et faits de Lacan, son historienne s'est répan-
due sur le fait qu'il fallait faire connaître au grand public (parce que c'est
sûrement essentiel !) qu'il y a eu un moment où deux femmes étaient
enceintes de lui en même temps. Ça, c'était vraiment de quoi faire caque-
ter dans les basses-cours... Vous voyez le scandale! Alors que le vrai
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Séminaire du 16 mai 2002
scandale, il est bien dans ceci: une situation de ce genre, dont il n'est
sûrement pas l'inventeur et gui ne lui a jamais été exclusive ni réservée,
impliquait que forcément, il en fasse avorter au moins une, sinon les
deux. Voilà qui aurait été moral... Non ? C'est vrai quand même, c'est ce
qu'on attend. Et sa conduite a donc été d'assumer la charge de ces deux
enfants, qui le lui ont bien rendu ! Il l'a fait. Mais vous voyez ce haut
degré d'amoralité qui a consisté à ne pas faire passer le marmot à la cas-
serole...
Une dernière remarque pour ce soir, le complexe de castration. Freud
dit ceci10 :
«Lorsqu'un garçon découvre chez sa sœur ou chez une camarade
l'existence du vagin, il commence par nier le témoignage de ses sens,
car il ne peut pas se figurer qu'un être humain soit dépourvu d'un orga-
ne auquel il attribue une si grande valeur.»
Il faudrait ici que soit précisé pourquoi une si grande valeur, et égale-
ment que l'on revienne sur les processus de la Bejahung, c'est-à-dire que
ne se trouvent pour l'enfant admises dans le champ de la réalité, dans le
champ des représentations, que des créatures phalliquement marquées,
les autres étant rejetées. C'est un processus qui peut se poursuivre
d'ailleurs jusqu'à un âge assez avancé...
«Plus tard, le garçon recule effrayé devant la possibilité qui se révèle à
lui, et il commence à éprouver l'action de certaines menaces qui lui
ont été adressées antérieurement à l'occasion de l'excessive attention
qu'il accordait à son petit membre. Il tombe sous la domination de ce
que nous appelons le complexe de castration dont la forme influe sur
son caractère lorsqu'il reste bien portant, sur sa névrose lorsqu'il tombe
malade, sur ses résistances lorsqu'il subit un traitement analytique.»
Donc vous voyez la façon dont Freud introduit le complexe de cas-
tration, c'est dans un registre qu'il faut bien qualifier de purement ima-
ginaire mais qui ouvre évidemment toute grande la question de savoir
pourquoi le petit garçon aurait à ce point à s'inquiéter. S'il y en a qui n'en
ont pas, tant pis pour elles, qu'elles se débrouillent ! mais on ne voit pas
ce qui, lui, devrait en permanence le laisser dans l'inquiétude sur le fait
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire XXII
du 23 Mai 2002
N
ous nous sommes extasiés, à juste titre, sur cette formule de
Freud nous signalant combien il est difficile d'établir le
contenu du concept, du Begriff"sexuel" puisque, comme il le
fait remarquer, on ne saurait s'arrêter à ce qui est simplement son expres-
sion génitale et la procréation mais que, déjà chez le nourrisson, des
manifestations comme le suçotement, ou encore chez l'enfant les phéno-
mènes de rétention anale entrent dans ce même registre du sexuel. Si ces
activités relèvent bien du corps — il a donné comme définition du sexuel
que
«le sexuel concerne la jouissance du corps1 » —
nous pourrions pour notre part introduire d'autres manifestations dont
nous savons fort bien l'origine dans ce même registre, par exemple le
désir de savoir, le désir de mourir (ça, c'est encore bien mieux!), les
diverses manifestations de la sublimation. Toutes ces activités sont des
déplacements de la sexualité. Si on remarque que désir de savoir, désir de
mourir, scoptophilie sont, elles, des jouissances qui se spécifient par le
fait d'être non corporelles, il devient plus difficile de parler simplement
de jouissances du corps.
Je vous rappelle Anna O., Bertha Pappenheim de son nom, qui devint
une sorte d'autorité nationale autrichienne dans l'assistance sociale à la
suite de ce que fut son expérience avec Breuer, expérience marquée pour
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
elle par la plus vive des frustrations. Il est clair que son activité d'assis-
tance sociale est venue réparer sa propre frustration et je pense que per-
sonne ne peut épargner ou éviter le caractère sexuel de cette conversion,
puisque ce qui s'en trouve à l'origine, c'est bien une déception sexuelle.
Il faudra d'ailleurs peut-être qu'un jour, nous reprenions la question
de la frustration, de la Versagung, c'est-à-dire de la promesse non tenue,
et nous réinterroger sur ce qui fait que, de façon si fréquente, la frustra-
tion est une modalité de l'organisation subjective féminine. À ce propos,
remarquons que nous sommes, quant à cette expérience de la frustration,
telle par exemple celle de Bertha Pappenheim avec la solution particu-
lière qu'elle lui a donnée, dans une situation qu'il faut bien qualifier de
normale; "normale" voulant simplement rappeler que c'est à partir de
dispositions structurales incontournables qu'une femme peut organiser
sa subjectivité à partir de ce qu'elle estimera être une promesse non
tenue. Promesse non tenue de quoi ? Comme à l'accoutumée, cela ne se
règle que sur ce qui semble avoir été promis et accordé aux autres. Et
donc pourquoi pas à elle ? S'il y a eu à l'origine ce phallicisme premier de
la petite fille, on devine combien aisément elle se développe dans le
registre de la frustration puisque ce phallicisme ne sera pas confirmé.
Je vous fais cette remarque en passant pour que nous convenions,
déjà, que ces diverses formes d'expression névrotique — il faudra savoir
pourquoi nous les appelons névrotiques — sont des conséquences de ce
qui n'est rien d'autre que la normalité de la structure dans laquelle une
petite fille est introduite. Sur ce point, Lacan se sépare de cette espèce
d'idéologie qui voudrait que la psychopathologie vienne s'opposer à ce
qui serait une sorte de normalité supposée satisfaite et heureuse.
À ceux d'entre vous qui ont pu en avoir des échos, je rappelle qu'il
arrivait de façon qui n'était pas exceptionnelle à Lacan, examinant à
Sainte-Anne une patiente qui présentait un certain nombre de problèmes
et difficultés, de conclure sur le fait qu'elle était normale, «ce qui, ajou-
tait-il, n'est pas du tout rassurant». Il voulait dire par là qu'elle se trou-
vait contrainte par des effets de structure sans, pourquoi ne pas le dire
comme ça, les manifestations de défense contre lesdits effets, manifesta-
tions de défense afin justement de ne pas passer son existence dans la
douleur. Lacan venait ici rompre cette mythologie d'une psychogenèse
normative ou normativante pour souligner combien, à ce que le sujet en
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Séminaire du 23 mai 2002
soit l'effet, il est forcément tordu, quand il n'est pas stupide. D'où cette
remarque de Freud nous soulignant que la sexualité, dans la définition
qu'il peut nous en offrir, c'est
«la jouissance qui s'exerce à l'aide du corps.»
Le corps, entité, concept d'une simplicité beaucoup trop évidente
pour que nous ne venions pas insister sur ceci : ce qui le constitue dans
sa prise par l'organisation subjective — il est concerné par elle — c'est
que ce corps n'est jamais que celui de l'Autre, à écrire avec un grand A.
Parler de jouissance du corps avec Freud, c'est parler de la jouissance, du
fait de jouir de l'Autre, le de étant à prendre ici aussi bien dans son sens
objectif que subjectif. Autrement dit, essayer de saisir l'Autre comme un
corps, de le rassembler, de le tenir si possible si on a les bras assez longs
(le grand Autre est illimité, alors il faut évidemment faire un petit
effort !), jouir donc de l'Autre comme objet. Ou bien le de est à entendre
dans son sens subjectif, jouir de l'Autre, autrement dit, de la jouissance
prêtée au grand Autre. On sait combien les manifestations de cette jouis-
sance subjective du grand Autre sont fréquentes, en particulier par
exemple en ce qui concerne le narcissisme. Le narcissisme aurait peu de
fondement si n'était supposée la jouissance du regard prêté au grand
Autre qui se réjouirait du spectacle assurément magnifique et surprenant
que je lui offre.
Ce concept de "sexuel" est donc débordé par son domaine, je le disais
à l'instant, le grand Autre n'a pas de limites. D'autre part, ce concept
ignore quel est son objet. Même s'il connaît l'instrument de la jouissance
sexuelle, s'il ne le connaît que trop, en revanche, l'objet, il ne le connaît
que par défaut, il ne le connaît que par le manque. Comme je vous le fai-
sais remarquer, il n'y a pas un grand pas à franchir pour souligner que ce
débordement qu'opère le domaine concerné par un concept vaut en réa-
lité pour tous les concepts. Il y a là-dessus une ou deux pages de Lacan,
ça doit être au début du séminaire Encore2, sur le rapport des psychana-
lystes avec leurs concepts, leurs Begriffe, ce qui se traduit très aisément
en français : le Begriff, c'est... "mettre sa griffe dessus". Ce débordement
du concept par le domaine envisagé vaut pour tous. Vous me direz, on
2. Séminaire du 15/1/74.
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Encore une remarque qui nous paraît une évidence, mais où il suffit
de s'intéresser à la clinique pour s'apercevoir que la dissociation est tou-
jours possible. C'est ce Nom-du-Père qui fait que la limite du domaine
sexuel, que j'évoquais avec vous la dernière fois, nous ne parvenons pas
à la définir, à la tracer, parce que, par la grâce du Nom-du-Père, elle
inclut l'Autre, le grand Autre. Voilà par quelle magie ce qui est Autre, de
structure, se trouve lié, attaché, rapatrié, présentifié, introduit dans le
champ des représentations alors qu'il s'agit d'instances situées dans
l'Autre, dans le réel. Eh bien, le Nom-du-Père est ce qui assure le
mariage du champ des représentations avec tout ce qui peut venir de
l'Autre en tant que ce qui viendrait de l'Autre serait bon pour la jouis-
sance sexuelle. C'est par l'intermédiaire du Nom-du-Père que l'Autre
non seulement n'est pas rejeté, n'est pas systématiquement mis au
dehors, mais qu'en plus, une subjectivité se trouve pouvoir l'habiter. La
fois précédente, j'ai essayé de montrer que cette subjectivité entre St et
S2 est une, mais comme je vous l'ai fait remarquer, elle peut être repré-
sentée aussi bien par S] que par S2. Il n'y a pas de sujet féminin ou mas-
culin, il y a un sujet et qui peut être représenté par Sx o u $2- J e n ' e n t r e P as
là dans les complications de cette affaire, sur ce point-là, je m'arrête ici.
Nous nous sommes également extasiés à juste titre sur cette citation
de Silberer que fait Freud, ses citations sont toujours épatantes, disant
que «le sexe, c'est une Ûberdeckungsfehler, une faute par dissimula-
tion ». Je n'ai pas eu la possibilité de vérifier s'il s'agissait bien d'un terme
qui appartenait à la langue de l'Église, "péché par dissimulation".
— Cela ne vous dit rien de spécial, Françoise ?
J'en suis désolé pour nous... Je pense que c'est comme les "péchés par
omission", ça doit en allemand se dire non pas "péché" mais Fehler,
"faute". Ûberdeckung, c'est consacré et repris par Freud comme étant
effectivement "recouvrement" mais "dissimulation", le fait de cacher, et
Febler, c'est "l'erreur", je pense que c'est aussi "la faute" à entendre dans
le sens moral, sauf s'il vous vient à l'esprit un autre terme... le Stinde, "le
péché", c'est autre chose...
Silberer, parlant du sexe comme étant "la faute par dissimulation",
vient parfaitement illustrer ce que j'étais en train de développer pour
vous. Il s'agit bien de ce qui se trouve sans cesse signifié, en un lieu qui,
échappant à la prise, échappe du même coup à la représentation, un lieu
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e vous parle, pendant qu'il en est encore temps, pendant que c'est
encore possible, puisque les exigences modernes de la communi-
; cation veulent qu'à la parole se substitue la transmission des
énoncés, autrement dit, que soit oblitéré ce qu'il en est de dénonciation.
Lorsque nous en serons réduits à cet état, qui n'est pas loin, évidemment
nous nous transmettrons des messages, un peu comme le font les abeilles
ou les fourmis, avec l'avantage sur elles que les nôtres auront la capacité
de tromper le partenaire. Dans ce cas, il est facile de voir que le tenant lieu
de renonciation sera ou est déjà le mensonge, la tromperie. Nous sommes
engagés dans cette exigence d'une transparence du sens, qui implique, on
peut le dire ainsi, la transparence parfaite de l'émetteur, son identification.
Au je, shifter de la phrase, au je qui parle, se substitue grâce au message
un être parfaitement identifié, identifié dans ce qu'il en est de sa fonction,
de son sexe, de son ethnie. Comme cette identification permet d'imaginer
le répertoire des énoncés qu'il peut émettre, celui qui appartient à son
registre, on sait à peu près à l'avance ce qu'il va pouvoir dire.
Dans ce je vous parle, le destinataire, vous, se trouve, se trouverait,
grâce au message, pas moins parfaitement identifié que l'émetteur. Je suis
supposé savoir à qui je m'adresse et ce qu'il veut, ce qui est attendu de
moi. Dans cette configuration, la parole relève moins du verbe que d'un
système de signes, le signe dont je vous rappelle la remarquable défini-
tion qu'en donne Lacan, « ce qui représente quelque chose pour quelque
un ». Dans le cas du message, la chose est, elle aussi, clairement identifiée,
elle se confond d'ailleurs avec le sens.
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bien le cas de le dire!) fort simple, mais en même temps fort complexe
car elle doit tout aux élaborations logiques et aux écritures logiques de
Lacan. Vous verrez que ce point nodal permet des développements qui
ne sont pas tous forcément attendus. Par exemple, dans ce dispositif de
Pinterlocution organisée par ce défaut dont le partage est accepté, la
question se pose à propos au je vous parle: puisque nous l'avons distin-
gué de l'être de l'individu, qui est ce je et où se situe-t-il ? Qui parle} Je
vous parle. Qui là, en l'occurrence, est je ?
Il est facile de noter que le lieu d'où ça parle est précisément cet espace
qui distribue les locuteurs, les interlocuteurs, autour de ce manque, c'est
de là que ça parle. Ça parle dans la mesure où ce qui là peut venir à par-
ler se trouve endossé ou non par le locuteur au titre d'un/e, où il assume
ce qui parle en lui. Puisque s'il savait à l'avance les formulations...
Aucun d'entre vous ne vient jamais dans une interlocution avec son rôle
écrit dans sa poche, ou avec au préalable le dispositif de ce qui va pou-
voir être articulé. Je ne vais pas reprendre les banalités sur le fait que ce
qui là vient à s'articuler dans la parole s'origine d'un lieu qui échappe au
locuteur lui-même, y compris quand il l'assumera, ou qu'il ne l'assumera
pas au titre du je. Il se pourra que ça dise des choses et puis qu'il les désa-
voue, qu'il dise «non... ça m'est venu, mais ce n'est pas moi qui ai pu
raconter ça, non ! », annuler ce qui a pu se dire, ne pas le reconnaître.
Dans le cas le plus banal de l'interlocution, il endosse au titre du je ce qui
se dit là, en lui, depuis ce manque et qui — c'est ce que révèle l'expé-
rience, la pratique analytique — se trouve organisé par un désir et par un
objet dont, s'il n'est pas pervers, il ignore tout. Et même s'il est pervers,
il ignore la cause de sa perversion.
C'est pourquoi, je me sers volontiers de la formule, la communica-
tion, c'est ce qui s'établit entre quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il dit et
quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il entend. C'est de la sorte que nous
entrons en relation. Avec tout de suite une remarque supplémentaire et
fort désagréable — vraiment je vais être désolé de vous laisser sur
quelque chose de peu sympathique, d'inégalitaire au possible ! Entre ces
deux qui viennent accepter de partager un manque commun, il ne peut
y avoir, bien qu'ils soient deux, qu'un seul sujet. Pour qu'ils restent
deux, pour qu'ils restent ensemble, pour qu'ils ne se dissocient pas aus-
sitôt, il ne peut y avoir qu'une voix, organisée par un objet, c'est-à-dire
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que vous avez perçu combien le départ pris sur cette communauté que
met en place Pinterlocution, communauté proposée du défaut à partager
et qui est le propre évidemment de l'échange langagier, combien la mise
en place de cette matrice précède tout statut à donner au langage.
Comme le dit très justement Saussure, « Nous n'en savons rien, que de
ce qui s'effectue dans la parole ». La parole est à prendre là dans sa por-
tée pratique effective, c'est toujours parole adressée à autrui, c'est dans
cette relation que la parole prend sa vertu, sa force, son pouvoir et
qu'elle permet à celui qui s'y trouve engagé de s'y découvrir, non pas
dans le soliloque, non pas dans l'autobiographie, mais dans cette parole
effective adressée à un interlocuteur et qui lui permet d'apprendre ce
qu'il est, voire les particularités de ce qu'il exige, de ce qu'il veut et aussi
la façon dont il vient prendre place sur la scène des représentations, sur
ce qu'on appelle de façon un peu emphatique «le théâtre du monde».
Cette procédure a l'avantage pour nous de rompre radicalement avec
la démarche traditionnellement suivie depuis Aristote, que la théologie a
reprise, cette idée du rapport au monde sécrété par une âme fixée par son
rapport à Dieu. Le rapport au monde s'organise à partir de cette adresse
faite à autrui, faite à un interlocuteur.
Dans les deux séances qui nous restent, nous verrons de quelle façon
le tiers ici à mettre en cause est la figure du grand Autre et tout le dis-
positif clinique qui vient se nourrir à partir de cet événement, je ne pour-
rai pas l'appeler autrement, de cet événement originel, c'est-à-dire
l'adresse à autrui.
Eh bien voilà ! À la semaine prochaine !
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Séminaire XXIV
du 6 Juin 2002
V
ous allez pouvoir trouver en librairie le numéro de La
Célibataire1 qui vient enfin de paraître, dont le thème est
« L'identité comme symptôme », le retard de parution étant lié
à mes propres difficultés pour trouver une approche à peu près correcte
de la question, et je ne suis pas certain d'ailleurs d'y être parvenu, mais
en tout cas vous pouvez trouver ce numéro qui est fort riche et fort
divers.
Cette question de l'identité ne peut être contournée dans cette intro-
duction à la psychanalyse. Vous vous doutez bien qu'elle se présente à
nous comme une énigme. Qu'est-ce qui fait que nous maintenons ou que
nous sommes maintenus par cette permanence étrange qui nous garantit
presque que nous sommes, peu s'en faut, le même tout au long de ce par-
cours de l'existence ? Et cela sans vouloir, dans cette remarque initiale,
prêter la moindre attention à la question des pathologies de cette identi-
té, des personnalités multiples, etc., acceptons d'abord de nous étonner
de ce qui fait cette permanence. Car, il est à peine nécessaire de le rappe-
ler, le signifiant ne vaut que d'être pure différence, c'est-à-dire qu'il ne
comporte avec lui-même rien qui fasse identité, et cette différence va jus-
qu'au point qu'un signifiant est différent de lui-même; à le répéter, ce
n'est plus le même. Il y a des exemples. Je pourrais tout aussi bien
reprendre ceux de Lacan, je crois bien que c'était le sien, "la guerre, c'est
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Lacan donne cet exemple d'une côte d'animal qu'il a évidemment aus-
sitôt discernée au Musée préhistorique de Saint-Germain, où évidem-
ment il avait eu une entrée particulière, parce que les salles sont habi-
tuellement tellement poussiéreuses qu'on préfère les fermer, que per-
sonne ne vient jamais les voir. Sauf Lacan, qui donc a immédiatement
pigé, vu, derrière une vitrine fermée que, bien entendu, il a fait ouvrir, il
a vu sur cette côte des encoches, des entailles qu'il a très sagement inter-
prétées, de façon classique d'ailleurs, comme étant le nombre d'animaux
que le chasseur avait ainsi réussi à abattre.
— Eh là ! me direz-vous, mais ces coups sont chaque fois venus mar-
quer une réussite !
Mais Lacan poursuit en évoquant, je ne sais plus quel passage de Sade,
ce n'est pas dans ses récits, ce doit être des notes, où Sade raconte de
quelle manière il marquait chacun de ses coups personnels, il venait les
inscrire avec justement une petite encoche, étant supposé que, dans son
cas, malgré ses talents et son adresse, le gibier continuait de fuir, de
cavaler.
Il est, je crois, intéressant pour nous de remarquer que si le signifiant
est le symbole d'un pur vide, le trait unaire, lui, hésite entre être le sym-
bole du zéro, ou être le symbole du un, c'est-à-dire du zéro traité comme
un un. Lacan insistait pour que, dans les comptes que nous pouvions
être amenés à faire, nous pensions chaque fois à inclure le zéro comme
un et, cette année-là, je le redis pour l'anecdote, jusqu'à cette étrange
constitution des cartels supposés chacun contenir un un en plus ; c'est-à-
dire être amenés à situer leur organisation comme référée non plus à la
thérapeutique habituelle que l'on porte au symbolisme que nous vaut le
signifiant, c'est-à-dire la façon dont nous traitons ce symptôme par l'in-
jonction dans le réel de ce un qui sera celui de Dieu ou du Père. Mais le
cartel étant lui-même traité sur un mode comptable pour qu'il puisse se
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Séminaire du 6 juin 2002
J'ai bizarrement laissé passer ce que je comptais vous dire sur la justi-
fication clinique que pour ma part j'entends donner à cette histoire de
trait unaire, du caractère comptable du un donné ici au signifiant. J'en
rapproche, je le fais souvent, la LANGUE MATERNELLE. Pour savoir chez
un parlêtre ce qu'est sa langue maternelle, il ne le sait pas toujours lui-
même, j'ai proposé — ça restera dans l'Histoire comme Yépreuve de
Melman — ce fait qu'il suffit de lui demander de compter. La langue
dans laquelle il compte est sa langue maternelle. Phénomène apparem-
ment étrange, sauf à le rapprocher de ce que je suis ici en train de vous
évoquer, la façon dont le un comptable s'organise à partir de l'au-moins-
un, support de la fonction paternelle. La langue maternelle, c'est tout
simplement la langue dans laquelle le sujet est compté. C'est lui qui
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
compte, bien sûr, mais s'il compte dans cette langue-là, c'est parce que
c'est la langue dans laquelle il est compté, c'est-à-dire la langue dans
laquelle il s'inscrit dans une génération. Alors il faut croire que c'est
assez puissant pour être aussi fixe, aussi constant !
À ce propos, il est inévitable de remarquer que l'identité s'avère liée à
ce qui est, pour chacun d'entre vous, la particularité de sa langue, de sa
« langue maternelle », comme on dit. Ce sont les diverses langues exis-
tantes qui viennent, j'allais dire «suggérer» — oui, ce n'est pas mauvais
comme mot parce que c'est un effet de suggestion — qui viennent sug-
gérer le rapport de cette langue avec un ancêtre fondateur, un ancêtre
originaire. Il n'y en a jamais d'autre finalement que celui mis en place
inévitablement par une langue et d'ailleurs, quand une langue n'en a pas,
je ne vais pas ré-évoquer ici le problème des langues qui n'ont pas enco-
re opéré cette mythification, mais il se trouvera forcément toujours des
parleurs de cette langue pour vouloir, ce mythe d'un ancêtre originaire
commun, l'inventer, pour vouloir le créer, alors même que cette langue
est faite, comme toutes les langues, de pièces et de morceaux qui
viennent d'un peu partout. La constitution des langues illustre bien par
le type de rapiéçage qu'elles constituent que cet ancêtre originaire devait
être... un hybride redoutable, en tout cas un sacré bâtard ! Eh bien, c'est
ce sacré bâtard qui va fonder l'idée de la pureté des races !
Une remarque encore et qui je crois vaut la peine, même si elle vous
paraît un peu forte, à propos de l'isolement dans le réel d'une présence
ainsi originaire et fondatrice. Le type de croyance religieux, contraire-
ment au type de croyance laïc, prend la peine, grâce à la théologie, de sti-
puler l'hétérogénéité des places. Je veux dire que Dieu reste inconnais-
sable et Autre. Sa face, bien rares sont ceux qui l'auraient peut-être aper-
çue, et encore, on n'en est pas sûr ! Mais lorsqu'on bascule dans I'IDEN-
TITÉ NATIONALE, ces réserves ne sont plus de mise, l'ancêtre auquel ainsi
on se réfère est dans le réel, d'une présence immédiatement évocable, et
qui en outre a cette propriété — c'est bien l'attachement aux langues
dites maternelles — de parler la même langue, bien sûr ! Ce n'est pas une
langue Autre.
Ce dispositif, c'est-à-dire l'assurance qu'il y a dans le réel un Un fon-
dateur, est un dispositif auquel il faut donner son nom, c'est un disposi-
tif paranoïaque. Chaque fois que vous stipulez qu'il y a dans le réel
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Séminaire du 6 juin 2002
quelque Un, que vous le stipulez avec cette bascule, cette mutation que
la laïcité fait subir à l'opération, dès lors que vous pensez qu'il y a dans
le réel quelque Un, qu'il soit supposé bienveillant ou malveillant, il reste
que c'est un dispositif paranoïaque. La paranoïa se caractérise par des
idées de grandeur, de jalousie, et de revendication. Dès lors que nous
avons le bonheur de partager ce type d'identification, nous avons la
chance d'être inévitablement porteurs d'idées de grandeur, de jalousie, et
de revendication.
Il est clair que l'instance psychique que je suis en train d'évoquer nous
est plus familière sous son nom freudien qui est celui de SURMOI, Ûber-
ich. C'est lui, le voilà ! Un comptable qui a en outre l'avantage, dans cette
disposition-là, d'être le un totalisant, que Lacan distingue (dans un sémi-
naire dont je vous donnerai tout à l'heure les coordonnées...).
Ce qui est plus drôle — nous sommes pris dans des phénomènes qui
sont à ce point habituels qu'ils ne nous étonnent plus, ce qui est bien
normal, mais qu'il faut remarquer — c'est que la parole habituellement,
elle s'exerce d'où ? Elle s'exerce, si vous prenez en compte ce St que
j'évoquais tout à l'heure, à partir du moi, mais en tant qu'il a partie liée
avec le surmoi, c'est le moi en tant qu'il fait référence, qu'il s'appuie,
qu'il prend autorité du Ûberich, le moi en tant qu'il parle au nom de tout
ce qu'il a. Autrement dit la jouissance dont ici il fait état, c'est le cas de
le dire, est bien évidemment la jouissance phallique.
Et ceci, si vous le voulez bien, nous branche sur ce que j'évoquais la
dernière fois. Pour s'entendre, pour que des interlocuteurs puissent
s'entendre, il convient qu'ils partagent la même entame, et le lieu de ce
partage ne peut se situer que dans un Autre, un grand Autre, celui auquel
les deux interlocuteurs auraient le bonheur de se référer, entame qui se
trouve explicitement mise en musique, spécifiée par aussi bien la religion
que par la culture, la religion en quelque sorte pour la célébrer et la pres-
crire, et la culture pour donner les moyens d'en jouir. En tout cas, nous
sommes là dans le registre éminent de la jouissance phallique.
À ce propos, je vous pose une question très générale, mais en même
temps qui peut être ramenée à une simplicité de structure assez remar-
quable, à quoi reconnaissez-vous qu'un propos est hystérique ? Intuiti-
vement vous reconnaissez quand un propos ne part pas du moi, qu'il
part d'ailleurs et qu'il est hystérique. Qu'est-ce qui vous fait dire, pen-
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 6 juin 2002
2. Journées sur Les hystéries collectives, les 1er et 2 juin 2002, cf. Annexe IV, p. 373, et
« Lacan et la psychologie des foules », in La Célibataire n° 7.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
là, et qui donc n'ont d'autre support que ce $ défaillant, en crise, qui ne
peut jamais qu'articuler la privation, la souffrance de la privation et de la
frustration, il suffit que les porteurs de ce type d'ex-sistence se trouvent
rassemblés pour des raisons circonstancielles quelconques, pour qu'ils
puissent s'imaginer une voix, v.o.i.x., commune et dès lors se trouver
légitimés, dans leurs revendications, de la référence à l'Ancêtre qu'il
s'agirait enfin de faire advenir, celui qui était en souffrance, en panne,
méconnu, bafoué, piétiné, nié, refusé, etc. Il s'agirait de faire surgir de la
sorte la puissance naissante, sans cesse à renforcer, de cette autorité qui
est d'autant plus légitimée à faire pièce à l'autre que, de par le lieu où elle
se situe, elle ne peut que générer des créatures échappant à la castration,
c'est-à-dire autorisées entièrement dans leur conduite à partir du
moment où elles sont faites dans l'intérêt et au nom de ce fondateur, ainsi
fondé.
Je vais vous dire un truisme, un truisme parce que beaucoup de ceux
qui ont travaillé sur la question l'ont plus ou moins approché, mais sans
le dire aussi nettement que je vais l'articuler pour vous ce soir, au risque
de vous surprendre. Le fascisme, ce n'est en rien une idéologie, c'est un
affect. Il est désolant de devoir le dire, mais cependant, il le faut bien,
c'est un affect, c'est un affect dans la mesure où c'est la façon de per-
mettre le surgissement de cette instance appelée, souhaitée, dont le
retour figure dans les utopies les mieux articulées, et dont la manifesta-
tion intime, chez chacun, vient dès lors animer un propos, commander
un propos qui coule de source, c'est bien le cas de le dire. Plus d'hésita-
tion quant au message venu de l'Autre, ce $ qui se trouvait en souffrance
trouve d'un seul coup son être, son appui, son assise dans l'identification
à cet au-moins-un-là. Dès lors il n'y a plus de raison de s'étonner du
type de puissance, de force que prennent les signifiants qui émanent de
ce lieu, leur caractère contraignant, absolu. Je passe sur le fait que cet
avènement passera nécessairement par le paiement d'une dette collective
de sang. Si vous prenez l'histoire de l'Europe de ces dernières années,
vous verrez que c'est chaque fois le paiement collectif d'une dette de
sang qui introduit, qui creuse la place où va pouvoir venir ce type de
réfèrent, d'instance.
Les hystéries collectives sont donc un thème qui mérite de nous inté-
resser, même si nous n'avons pas de pratique individuelle de ce type de
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Séminaire du 6 juin 2002
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Séminaire XXV
du 13 Juin 2002
N
ous voilà parvenus à la soirée conclusive de notre parcours et,
pour permettre qu'elle vous laisse un certain souvenir, je vous
la présenterai, contrairement à ce que sont habituellement les
conclusions, avec ce que les questions qui nous sont essentielles laissent
d'inachevé, laissent d'ouvert. Elles méritent que vous-mêmes vous vous
y atteliez et poursuiviez, pour tâcher de répondre à ces questions essen-
tielles restées pendantes.
Commençons par cette assertion de Freud disant qu'il avait réussi là
où le paranoïaque échoue. Comment entendez-vous cette formulation ?
Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Si ce n'est que le dispositif de la
cure met en place pour l'analysant, au lieu de l'Autre, une autorité, une
instance, un savoir qui se trouvent soutenus, représentés par la personne
de l'analyste. La certitude d'une instance qui dans l'Autre, dans le grand
Autre, mènerait le jeu pour le sujet est une certitude d'ordre para-
noïaque, j'ai eu déjà l'occasion d'aborder ce point rapidement avec vous.
Cette certitude n'a rien à voir avec la croyance religieuse. Le phénomène
de la foi ou de la croyance est essentiellement différent de celui de la cer-
titude, aussi bien celle du paranoïaque, que celle, après tout pourquoi ne
pas le dire, que celle des sectes religieuses. La structure paranoïaque des
sectes religieuses est un trait qui mérite d'être souligné. Si Freud dit qu'il
a réussi là où le paranoïaque a échoué, c'est sans doute en remarquant de
quelle façon il lui a été possible, à lui Freud, de résoudre le problème du
transfert dans la cure, autrement dit, de ne pas laisser l'analysant arrêté
sur la vérification de cette présence dans l'Autre d'une instance supposée
— 325 —
Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
mener le jeu car, après tout, c'est bien l'analysant qui le mène, ce jeu.
Possibilité donc de résolution du transfert de telle sorte qu'effectivement
l'analyste serait capable de réussir son propre statut, de ne pas se
confondre avec cette instance ainsi imaginarisée dans le grand Autre, de
ne pas, par exemple, prendre le style d'un Fliess dont Freud avait pu
remarquer qu'il s'était arrêté en chemin; peut-être le chemin de Fliess
était-il au départ marqué par la présence de cette paranoïa, la certitude
qu'il avait d'avoir découvert les grands mystères cachés de la nature et de
l'univers. Donc chez Freud ce sentiment d'avoir ainsi réussi.
Formulation reprise d'une toute autre manière par Lacan lorsqu'il dit
que «la cure est une paranoïa dirigée». Une paranoïa dirigée, autrement
dit la tentative à la fois de faire valoir le crédit susceptible d'être accordé
à cette instance dans l'Autre, que l'analyste est amené à incarner du seul
fait de l'exercice de cette parole singulière que le dispositif de la cure
envoie au grand Autre, et la faculté de l'analyste à diriger cette paranoïa
avec, bien entendu, le projet de la résoudre. Il est remarquable, j'attire
votre attention en passant, que cette résolution est rien moins que cer-
taine, rien moins que très généralement vérifiée. Je veux dire par là qu'il
est banal de constater, dans l'histoire du mouvement psychanalytique ou
dans la vie des groupes, combien cette direction de la cure par l'analyste
échoue, échoue sur ce que l'on appelle aussi bien l'amour que la haine de
transfert, sur ce point je vous invite à vérifier combien l'histoire du mou-
vement psychanalytique illustre cette situation. Pour en rester à des évé-
nements assez lointains (afin de ne blesser personne), ce qui s'est passé
autour de Freud témoigne que la réussite dont il se targue n'a pas tou-
jours, n'a pas été très ordinairement vérifiée.
Vous êtes donc invités à réfléchir sur la solidité de ce symptôme que
Lacan appelait le sinthome, sur la solidité et la résistance de ce sinthome
qui ne peut pas se résoudre à cette vacuité du champ de l'Autre, à cette
solitude qui est celle du sujet dans le monde, à cette exigence que vienne
répondre celui auquel si spontanément sa parole s'adresse et à qui elle
accorde cette place éminente. Ceci donc pour souligner combien, malgré
toutes les affirmations de laïcité qui sont ordinairement données, la reli-
giosité est sans doute ce qui est le plus répandu, le plus ordinaire, le plus
banal chez le parlêtre.
Le processus de la cure, ceci peut expliquer cela, ne peut que mener
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Séminaire du 13 juin 2002
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
dans le symptôme les deux pieds devant ! Lacan aura beau essayer à la fin
de sa vie de faire valoir la possibilité de s'en sortir, Freud aura essayé de
son côté avec son Moïse et le monothéismel de casser le charme propre
à cette situation, tout cela, dans l'ensemble et en particulier dans notre
univers culturel, reste inaperçu.
Nous avons affaire à l'inconscient freudien. L'inconscient freudien, je
me permets de vous le rappeler, n'est pas la somme de ce qui échapperait
à la conscience, mais ce lieu où cherche à se faire reconnaître le sujet d'un
désir ignoré par le locuteur lui-même. C'est donc un inconscient émi-
nemment spécifié par son statut clinique. Ce qui peut nous intéresser
dans le champ de l'éthique, c'est la vérification que ce sujet d'un désir
ignoré du locuteur, cherchant ainsi à se faire entendre, a un rapport étroit
avec sa vérité mais aussi — c'est quand même absolument incroyable —
avec la VÉRITÉ tout court !
Je ne vais pas m'engager dans une réflexion ou un rappel historico-
philosophique sur la notion de vérité, si ce n'est pour vous souligner que
la vérité est ce dont aujourd'hui les scientifiques, les logiciens se sont
débarrassés, elle ne les intéresse à aucun titre, puisqu'ils revendiquent la
notion de modèle, affirmant par là que la science n'est susceptible que de
donner des représentations révisables en permanence de la constitution,
de l'organisation du monde. Dans tout ceci, la vérité se trouve être une
valeur démodée qui, en tout cas, n'a plus d'intérêt. Dans le champ phi-
losophique, ce n'est pas moins une valeur qui n'a plus cours.
Il est donc assez remarquable que ce soit de l'intérieur de la psycha-
nalyse que resurgisse cette notion à partir d'une exigence intime que
Lacan d'ailleurs ne célèbre pas pour ce qui serait simplement son appa-
rence ou pour son chic, la vérité comme valeur supérieure aux autres.
Lacan y fait référence comme étant cette tendance à l'exigence d'une
authenticité de l'âme, singulière exigence qu'il note comme un phéno-
mène, un trait contemporain, cette exigence du sujet de pouvoir parler
d'un lieu qui serait effectivement le sien! Nous aurions, ceux que ça
amuserait, à nous poser la question de ce qui a bien pu se passer pour
que cette authenticité de l'âme nous paraisse aujourd'hui perdue au
1. S. Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste, 1935, trad. 1993, Gallimard, Folio
essais.
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Séminaire du 13 juin 2002
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
n'est pas un désir qui, tel le désir inconscient, serait ignoré de lui-même,
ce sont des commandements extrêmement précis, clairs, obscènes, sacri-
lèges, criminels, meurtriers, offensants, humiliants, parricides, tout ce
que vous voudrez ! Mais ce sont originellement des commandements et
nous savons de quelle manière l'obsessionnel répugne à devoir endosser
ces pensées comme étant les siennes. On ne saurait faire de l'inconscient,
de son contenu, simplement le négatif de la morale, des commandements
moraux. Ce n'est pas sans rapport bien sûr ! mais justement, si ce n'est
pas sans rapport, il y aurait à dire, et je vous invite à y réfléchir de votre
côté, comment et pourquoi ?
Une remarque également mériterait votre travail personnel. Pour-
quoi, plus le refoulement est actif, plus les manifestations du refoulé
sont-elles présentes et nombreuses dans la conscience? Pourquoi le
refoulement échoue-t-il de façon si remarquable et dramatique ? Pour-
quoi est-ce que je n'arrive pas après tout à me séparer, à me débarrasser
de pensées ou de conduites qui me sont odieuses ? Et pourquoi, plus je
fais d'efforts, dignes, moraux, honorables, courageux, plus je suis persé-
cuté par ce dont je cherche ainsi à m'affranchir ? Voilà encore une parti-
cularité, une spécificité de notre fonctionnement à laquelle il est néces-
saire que vous puissiez répondre.
Le but de la cure est-il finalement d'autoriser les manifestations de ce
désir inconscient ? Est-ce que l'on estimera que quelqu'un est guéri à
partir du moment où ce qui était jusque-là chez lui réprimé, répression
dont il souffrait, se trouve libéré ? Il y a une interprétation du déroule-
ment de la cure chez un certain nombre d'analystes qui effectivement
estiment que le soulagement psychique obtenu vaut bien les éventuelles
entorses à la morale sociale, privée, religieuse, ou autre, que peut impli-
quer ce désir inconscient. C'est un point sur lequel chacun de vous est
invité à répondre. Il est également tout à fait fréquent de voir de quelle
façon le privilège accordé aux expressions de ce sujet jusque-là conte-
nues peut, pour lui aussi, sembler un accomplissement réussi de la cure.
Du moment que je m'autorise ce qui, jusque-là pour des raisons névro-
tiques, m'était interdit, voilà, je suis guéri ! Ce n'est pas un hasard si
Lacan a pu pointer la canaillerie comme pouvant venir faire partie du
bagage laissé à un analysant en fin de cure. L'apprentissage de la canaille-
rie... qu'aurions-nous contre ? À quel titre, aurions-nous à dire quoi que
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Séminaire du 13 juin 2002
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 13 juin 2002
celle mise en place par l'objet ay ce ne serait pas une coupure redoublée
mais la perception que ce dit objet n'est là que pour répondre à cette
vacuité angoissante du grand Autre, et que c'est en dernier ressort le rien
qui est l'objet ultime de l'organisation du désir, que c'est pour répondre
à ce rien, on pourrait presque le dire comme ça, qu'il y a du sexuel.
D'autres disent que c'est pour occuper le temps, ce qui est exactement la
même chose...
Vous attendiez des conclusions triomphantes ? Eh bien voilà, vous les
avez!
J'ai encore tant de choses sur lesquelles j'aurais aimé attirer votre
attention, mais je me contenterai de reprendre la question sur laquelle
étaient censés plancher quelques illustres représentants de cette disci-
pline : y a-t-il une unité de la psychanalyse ?
Évidemment, il y a eu le représentant d'une école complètement tor-
due qui s'est dépêché d'aller chercher du côté du Un. Unité, c'est Un, on
est bien tous d'accord? C'est le Un, l'unité. Il y a pourtant cette
remarque essentielle de Lacan, une discipline ne trouve sa caractéristique
et son unité que dans l'objet qui la spécifie. Chaque discipline, si elle est
scientifiquement fondée, a son objet, et cet objet, fait remarquer Lacan,
peut changer au cours de l'histoire de la discipline. C'est dans le cadre de
cette question qu'il fonde ce qui est l'objet de la psychanalyse, l'objet a.
Vous voyez comment on retombe sur la question du transfert. Ce qui
fait l'unité de la discipline, ce n'est pas le Un, cette instance du transfert
dont je vous ai parlé au début. Ce qui fait l'unité de la discipline, c'est
l'objet a dont Lacan a développé largement à quel point il était justement
réfractaire à la collusion avec le Un.
Mais, vous le voyez aussitôt, si cette discipline se caractérise par un
objet, l'objet a, il y a évidemment selon les écoles plusieurs traitements
possibles, qu'ils soient explicites ou implicites, du rapport à cet objet.
Autrement dit, il ne faut pas croire que les écoles existent comme ça, ou
que les regroupements sont de pure circonstance ou de hasard. Il y a
souvent, à l'insu des organisateurs ou des participants eux-mêmes, des
prises de position massives et essentielles quant au mode de rapport à
avoir avec cet objet a. En cours de route, sur un mode qui se voulait
humoristique, je vous ai signalé quelques impasses. Il y a donc effective-
ment plusieurs modalités d'envisager la cure et sa résolution. Et s'il exis-
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Pour introduire a la psychanalyse, aujourd'hui
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Séminaire du 13 juin 2002
sible que les questions, des questions essentielles dans notre domaine ne
sont pas conclues, que vous ne venez pas vous promener dans un domai-
ne où il n'y aurait plus qu'à venir admirer la qualité des jardiniers et la
beauté des plantes qui viendraient là vous charmer. Pas du tout ! Vous
vous promenez là dans un domaine où, sur des points essentiels, vous
avez à répondre. Vous avez à travailler pour essayer de donner à ces
points une meilleure réponse, cela aussi bien pour votre bénéfice privé
que pour votre bénéfice social car la vie des groupes dans lesquels vous
êtes est strictement dépendante des appréciations faites sur ces pro-
blèmes. Je vous assure que j'ai pu maintes fois vérifier de quelle manière,
pour des analystes éminents, un comportement de salaud était jugé un
indice d'un achèvement plutôt intéressant de la cure... autrement dit, le
«combat pour la vie», la défense de ses intérêts, la capacité à se
déprendre des petites règles de la morale ! À partir du moment où la
satisfaction personnelle et où la sauvegarde personnelle étaient donc
assurées, le reste devenait secondaire.
Il faudra sans doute, un jour pas trop éloigné, que nous fassions une
ou deux Journées consacrées à des éléments de ce que fut la conduite de
Lacan pour que vous puissiez vous étonner qu'un personnage, éminem-
ment libre de lui-même et de ses désirs, ait été néanmoins, il faut bien le
dire, d'une haute moralité. Ce n'est absolument pas antagoniste. Tou-
jours très scrupuleux dans ses rapports avec autrui, en particulier dans
ses rapports avec ses élèves, cela néanmoins ne l'empêchait pas d'être
responsable et fidèle de ses désirs. C'était le genre de conjonction assez
rare pour évidemment surprendre, faire énigme. Comment était-il fabri-
qué? Tout ce qui est raconté ou écrit... qu'il était pervers... Tous ceux
qui l'ont connu savent que ce sont des appréciations de concierge. Il n'y
a là aucune réalité. Mais voir apparaître une figure digne, dans son rap-
port aussi bien à la morale qu'au sexe, méritait de susciter une réflexion
— c'était une figure originale — réflexion qui convie à aller plus loin, à
vérifier de quelle manière cette position était validée. Vous me direz,
c'est la figure, bien connue dans l'histoire, du libertin. Justement il sera
facile de montrer, quand un jour on fera cela pour se distraire, de mon-
trer que c'était bien plus, bien autre chose que la figure du libertin, c'est-
à-dire celui qui a besoin d'une philosophie pour s'autoriser. C'était bien
autre chose.
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
Voilà donc une façon de... — je suis désolé qu'elle ne vous ait pas paru
plus joyeuse — conclure cette année.
Uannée prochaine, je ne ferai pas de séminaire. Je me réserve pour
d'autres petits travaux et je vous dis bonnes vacances !
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ANNEXES
Annexe I
Le Public et le Privé
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Pour introduire à la psychanalysey aujourd'hui
Ton appelle une patrie, le sacrifice exigé pourra être celui de sa propre
vie : être capable de donner sa vie pour l'amour de la patrie.
J'avance de façon très rapide pour vous faire remarquer que, dans nos
démocraties, ce bien public a pu prendre une figure beaucoup moins
mythique et devenir tout à fait positif. Par exemple, lorsque Ton estime
que dans une démocratie, l'éducation, la santé, les communications font
partie des biens publics, nous avons à reconnaître non seulement leur
importance réelle, pratique, mais également leur signification fortement
symbolique. En effet, ces biens publics disent que, dans cette commu-
nauté, c'est l'humanité de chaque citoyen qui est reconnue, quel que soit
son statut social, quelles que soit sa richesse ou sa pauvreté. C'est son
humanité qui est reconnue puisqu'on lui reconnaît le droit à la santé, le
droit de s'instruire et que c'est une façon de reconnaître sa place dans la
cité.
Mais, et c'est là que j'en viens à une partie beaucoup moins anthropo-
logique et plus psychanalytique, notre bien public le plus précieux, c'est
la langue. C'est la langue parce qu'elle permet aux locuteurs de recon-
naître leur humanité réciproque. La langue s'avère organisatrice de ce
bien commun puisqu'elle est capable d'établir entre les locuteurs ce
pacte essentiel qui me permet de reconnaître celui qui partage cet idio-
me avec moi comme un semblable. Je le reconnais comme appartenant à
une commune humanité.
Ici s'introduit une complication sur laquelle je voudrais attirer votre
attention. J'espère que vous voudrez bien l'accueillir d'abord avec un
peu de bienveillance mais vous verrez ensuite quelles sont ses incidences,
ses conséquences.
La langue, en effet, qui me permet d'affirmer mon identité et de
reconnaître mon semblable, introduit entre nous deux une inégalité
essentielle. C'est cela qui est dramatique : à partir du moment où l'on
parle, les deux interlocuteurs se trouvent pris dans une reconnaissance
qui néanmoins les rend inégaux, l'un par rapport à l'autre. Voilà une for-
midable injustice, sur laquelle il nous faut réfléchir un instant.
D'abord vous me direz que ce n'est pas exact et qu'il y a des circons-
tances où l'on peut parler entre égaux mais j'attire votre attention sur le
fait suivant: prenez deux amis, prenez deux frères, même jumeaux, quel
que soit leur souci de la justice, une surprenante et étonnante inégalité va
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Annexe I
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Annexe I
peupler d'objets destinés à satisfaire notre jouissance, c'est pour une rai-
son que l'on peut retrouver dans l'organisation psychique de chacun.
Notre amour fou des objets — on n'a jamais vu un animal s'intéresser à
des objets, il faut être un animal humain pour s'engager dans cette extra-
ordinaire fabrication des objets — cette situation particulière à l'animal
humain est liée à ceci. Dans ce sacrifice que j'ai évoqué tout à l'heure et
qui est organisateur de la communauté et du bien commun, ce sacrifice
est celui d'un objet primordial, un objet premier auquel nous sommes
amenés à renoncer et toute notre fabrication ultérieure d'objets, notre
recherche éperdue d'objets, est destinée à pallier cet objet initial, pre-
mier, après lequel nous cherchons toujours. C'est Freud qui a dit cela, il
l'a dit dans un texte, remarquable même s'il ne l'a pas publié lui-même,
et qui est l'Esquisse d'une psychologie à Vusage des scientifiques^ où il
raconte comment le petit bébé s'engage dans la recherche d'un objet pre-
mier qu'il a perdu et que c'est cette recherche qui organise chez lui le
désir et son intelligence.
Tous les psychiatres d'enfants savent que lorsqu'un petit bébé, pour
des raisons familiales particulières, ne peut pas connaître cette perte d'un
objet initial, il deviendra un enfant privé d'intelligence et privé de désir.
Le paradoxe est ainsi de montrer que c'est un objet qui commande notre
désir, un objet perdu que je cherche à retrouver. Et si j'évoque ici pour
vous ce processus dont Lacan dira qu'il est organisateur chez chacun de
son fantasme, c'est pour vous expliquer pourquoi cette division sociale
produite par le langage conduit ceux qui sont en position de maîtrise à
chercher à capitaliser tous ces objets essentiels dont autrui est porteur.
Il y aurait beaucoup de remarques à faire mais je voudrais encore en
faire une dernière. Seule la langue est capable pour nous de fonder un
pacte social c'est-à-dire de mettre en place ce bien commun, ce bien
commun qui permet l'organisation d'une communauté vivante, viable et
acceptable. Mais c'est bien l'ignorance où nous sommes des lois du lan-
gage et de leurs incidences sur notre subjectivité, qui conduit par cette
action de privatisation, de mise du bien d'un seul côté qui cause notre
malheur social. C'est pour cela que les psychanalystes, malgré le carac-
tère singulier de leur pratique qui ne concerne que un patient, plus un
patient, plus un patient... sont néanmoins amenés, puisqu'ils participent
à cette vie sociale à attirer l'attention de leurs semblables sur ces lois qui
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Annexe I
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Annexe I
une loi sur laquelle il y a à réfléchir pour montrer que nous pouvons
sacrifier notre existence pour acquérir des objets seulement parce qu'ils
sont les objets du désir d'un autre. Voilà un type de paradoxe sur lequel
seuls les psychanalystes peuvent réfléchir et inviter à penser un mode de
rapport à autrui qui ne serait plus fondé sur le désir de posséder un objet
parce que lui, il l'a.
Comme vous l'avez tous remarqué, je suis en train de vous parler de
la vie conjugale. Désir de posséder l'objet que l'autre possède, seulement
parce que c'est lui qui l'a et que moi je ne l'ai pas. C'est vous faire remar-
quer combien une règle aussi simple peut avoir des conséquences aussi
considérables. Nous ne sommes pas simplement des animaux soucieux
de satisfaire leurs besoins et leurs désirs sexuels, car chez les animaux le
désir sexuel ne pose aucun problème. Ils ont parfaitement les moyens
d'identifier le partenaire qui est le bon et ils ne se posent pas de pro-
blèmes sentimentaux, mais les animaux humains ne peuvent pas se
contenter de satisfaire leurs besoins et ils sont engagés dans la recherche
de la satisfaction d'un désir qui n'est jamais, jamais accompli! Et si
jamais vous rencontrez quelqu'un qui a l'air d'avoir parfaitement réalisé
son désir, soyez gentils, signalez-le moi...
Questions sur les dépossédés et les exclus qui deviennent un problè-
me public; sur le maître et l'esclave par rapport à la présentation d'un
système qui rendrait une vie publique possible. Plusieurs commentaires
et questions autour de la question du public et du privé, en opposition
l'un à l'autre, aboutissant à l'exclusion et à la dépossession.
Ch. M. - J'aime beaucoup vos questions parce qu'elles montrent que
vous n'êtes pas contents. Moi, non plus ! Comme cela je ne suis pas exclu
par rapport à vous.
Au sujet de la présence des exclus dans les espaces publics, je vais vous
répondre en vous disant qu'en occupant les espaces publics, les exclus les
privatisent. Ils ont bien raison puisque c'est la seule chose qui leur reste
à privatiser.
Maintenant, c'est vrai, pourquoi est-ce toujours le maître et l'esclave ?
C'est fastidieux à la longue. Mais je pense qu'il faudra donner un prix
important à celui qui montrera comment on peut échapper à ce binaire
désespérant. Celui-là sera un bienfaiteur de l'humanité.
Est-on obligé de sacrifier? Comme j'ai essayé de le faire remarquer
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Annexe II
Le Complexe de Moïse
Dans quelle œuvre, dans quel travail Freud aborde t-il ce problème ?
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
Dans un travail qui, à mes yeux, n'a jamais été saisi comme il convien-
drait et qui suscite les plus grandes passions, les plus grandes exaspéra-
tions, les plus grandes incompréhensions mais qui fait toujours bavarder,
qui fait toujours causer, son ultime travail sur Moïse et le monothéisme
qui s'appelle en réalité "L'homme Moïse, roman historique". Donc qu'on
n'aille pas opposer à Freud le fait d'avoir écrit des fariboles, il n'a jamais
lui-même évoqué autre chose que l'écriture d'un roman historique.
Le problème est pour nous de savoir pourquoi à la fin de la vie et dans
une période aussi difficile puisque ce travail a été commencé pour les
deux premiers chapitres à Vienne en 1936 et le dernier à Londres en
1939, pourquoi à la fin de sa vie, il s'est consacré à publier un ensemble
d'assertions dont il n'existe aucune validation historique — il n'y en a
aucune, la seule qu'il y ait, c'est que 'Mose' est un nom égyptien, c'est la
seule ! Alors, à part ça, vous pouvez vous tourner dans tous les sens...
Et si ça vous amuse, en guise de sens, je vous conseille le numéro de
1997 de la Revue d'éthique et de théologie morale, éditée au Cerf par les
soins du Père Durand, spécialiste éminent du droit canon. Il a consacré
ce numéro à des débats qui eurent lieu sur Moïse à la revue Passages et il
a été jusqu'à publier une page de moi. Je dois dire que c'est vraiment de
l'audace de sa part, il la publie en fin du volume et vraiment séparée des
autres, mais enfin! il la publie quand même. Je suis mis dehors... mais
dedans : c'est la figure bien connue de l'extériorité interne. C'est quand
même un article qui s'intitule « Sur les origines religieuses du national-
socialisme » et il est évident que c'est assez courageux de publier un tra-
vail qui porte là-dessus et interprète le travail de Freud.
Freud ne dit pas seulement que Moïse était égyptien et que les juifs
l'ont tué. Il dit bien plus que ça !
Il dit d'abord que le monothéisme était égyptien, que c'est du pharaon
Akhenaton qu'il est venu, que d'autre part certaines valeurs du mono-
théisme telles la justice, le droit, l'ordre, la vérité étaient des valeurs
propres à la religion monothéiste imposée par Akhenaton. Il évoque le
fait que Moïse qui aurait été un prince égyptien aurait quitté le royaume
à la mort d'Akhenaton en refusant le retour au polythéisme qui s'était
opéré, parce que personne ne trouvait ça amusant, le monothéisme, per-
sonne ne trouvait ça très drôle ! Moïse aurait donc refusé le retour au
polythéisme ou peut-être se serait senti menacé d'avoir partagé les posi-
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Annexe II
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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Annexe I
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
ce sont les fils qui se vivent comme étant Autres par rapport au père.
C'est-à-dire qu'ils se vivent comme féminisés, comme châtrés par le
père. De là le mythe de Totem et Tabou, on va liquider Papa et donc
après on ne sera plus châtrés. Or ce dispositif, c'est l'oedipe qui le met en
place. Freud a mené ça comme deux attelages différents mais c'est là
qu'on les voit se regrouper.
Et Lacan, qui avait quand même une certaine intelligence politique et
qui se méfiait beaucoup de ce qui serait cette union des fils, s'employait
avec un talent qui lui était propre à introduire entre eux... de solides bis-
billes, ça le rassurait. Il faisait ça à titre prophylactique parce qu'une fois
que ce genre de force est déclenchée, pour l'arrêter, ce n'est pas évident !
Alors il s'employait à croiser les gens, il était, on ne va pas dire machia-
vélique, il était "politique". Voilà !
À l'Association, ça ne se pratique pas mais enfin... on verra bien !
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Annexe III
À propos de l'inceste1
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Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
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posé arriver dans le meilleur des cas à chacun de nos enfants — d'avoir
été habité par le sexe sur un mode qui était interprété de façon violente,
le père en étant forcément lui-même Paccusé. Ce qui n'empêche pas un
grand nombre de cas effectivement authentiques. Mais on a envie de dire
ce qui mériterait de nous interroger tous : que cela ait été réel ou fantas-
mé, l'effet est peut-être le même.
J'ai actuellement dans ma pratique une jeune femme dont c'est toute
l'histoire, c'est-à-dire cette idée que quand elle était petite dans le lit des
parents, il s'est passé quelque chose, elle ne sait pas quoi, elle n'a aucun
souvenir, mais il a dû se passer quelque chose. Effectivement il faut bien
expliquer de quelle manière elle a pu découvrir un jour qu'elle était habi-
tée par la sexualité. D'où est-ce que ça a pu lui venir ? Comment ça a pu
rentrer ? Il faut bien répondre à ce genre de question.
Je vous fais remarquer aussi que « l'inceste » (entre guillemets) frère-
sœur est fréquent. On ne peut pas dire qu'il soit forcément mal toléré. Je
connais encore aujourd'hui le cas d'un homme qui n'est plus tout jeune,
dont toute la vie a été marquée, sur un mode qui n'est pas celui de la
décompensation mais d'une organisation névrotique, par le fait des rap-
ports sexuels qu'il avait eus avec sa sœur dans sa jeunesse. Cela a donné
un garçon éminemment intelligent, sympathique mais qui passe son
temps à surfer sur l'existence. Il ne peut s'engager dans rien, il ne peut
pénétrer aucun domaine, il est très souvent en voyage, les voyages occu-
pent une grande part de son activité, il n'occupe pas de place, y compris
dans son travail qui est un travail intellectuel, il a toujours le sentiment
qu'il reste à la surface et l'on peut tenir ce symptôme comme étant la
conséquence inattendue de la culpabilité liée à ses rapports avec sa sœur.
Ceci nous incite à porter attention à la manière originale dont Lacan
aborde la question. En effet, il n'évoque pas ce qu'il en serait d'un inter-
dit portant sur la mère mais d'une opposition exercée par le père à ce que
la mère réintègre son produit2. Ce n'est pas du tout la même chose. Ce
n'est pas fonctionner dans le même registre, dans le même fantasme.
Puisqu'il est bien certain que nous restons tous dans la nostalgie de cette
période de notre enfance où nous pouvions avoir le sentiment d'un
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accord parfait avec une créature qui nous aimait, que nous aimions, qu'il
y a donc eu un âge d'or possible, celui d'une congruence, d'une conni-
vence réalisée, voire d'une langue secrète partagée. Le père interviendrait
dès lors comme celui qui vient définitivement casser cette harmonie.
D'autre part la conception de Lacan quant à l'inceste est étrangement
généralisée puisqu'elle ne concerne plus seulement les membres de la
constellation familiale mais consiste à dire, pour des raisons de structure
que je ne vais pas développer, que l'inceste est ce qui se produit quand
les rapports sexuels surviennent entre des gens qui appartiennent à des
générations différentes. Autrement dit, quand l'un va chercher dans la
génération suivante ou dans la précédente le partenaire qui ne devrait pas
être le sien du fait de cette succession ordonnée de générations. C'est en
tout cas sa position et je la laisse à votre réflexion, si vous en avez envie,
et sans la développer.
Quoi qu'il en soit, supposez que nous ayons, nous, à définir aujour-
d'hui dans le contexte que je suis en train de vous exposer, ce qu'est un
inceste, sachant que la loi là-dessus n'en donne même pas le terme, ce qui
veut dire que pour la loi, ce ne serait pas un délit en tant que tel, elle ne
définit absolument pas quelle est l'étendue du champ, où ça commence,
où ça finit. Nous aurions à essayer de dire ce qu'est l'inceste pour nous,
les psychanalystes. Il y a la réponse de Lacan que je vous ai donnée, il y
avait la réponse de Freud qui, elle aussi, a des effets tout à fait particu-
liers. Nous pourrions aussi remarquer qu'aujourd'hui, me semble-t-il,
de façon très libre, il n'y a pas de vie humaine qui ne soit organisée par
un interdit, ce qui spécifie la vie humaine c'est qu'elle est organisée par
un objet interdit, un objet qui est refusé. Et il se trouve que cet interdit
est congruent avec ce qu'il en est du désir, de l'organisation du désir et
de l'entretien de la génitalité et de la sexualité. Il y a obligatoirement un
objet, au moins un objet qui m'est empêché. C'est la formule que donne
Lacan du fantasme où il essaie de montrer que le sujet de l'inconscient
est organisé par la perte d'un objet essentiel qu'il appelle l'objet a> peu
importe ! mais qu'il y a toujours là un objet interdit. S'il n'y avait pas cet
interdit, si par exemple nous ne le partagions pas, nous ne pourrions pas
nous entendre. Si nous pouvons nous entendre à peu près, c'est que nous
partageons ce trait. Même si pour chacun de nous l'objet n'est pas le
même, il y a néanmoins un interdit.
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autre espace, le coupable ne vient l'occuper que de façon tout à fait inter-
mittente, au moment de ce coup de folie que constitue la prise par le
désir. Il peut très bien alléguer que « non, vraiment, pour qui me prend-
on ! » Ce n'est pas leur moi. Ce ne sont pas eux tels qu'on les connaît
avec leur dignité, leur sérieux, leur probité, etc. Si quelqu'un a fait ça,
c'est quelqu'un d'autre. Vous reconnaissez dans ce dispositif beaucoup
moins ce qui est à ranger sous la rubrique de la dénégation que le cliva-
ge propre à la subjectivité humaine. Chacun de nous est fondamentale-
ment clivé entre une part qui fonctionne dans le champ des représenta-
tions et une autre part qui fonctionne dans un autre espace, part essen-
tielle puisque c'est celle où s'exprime le désir. C'est pourquoi Lacan
disait qu'on ne marche jamais qu'en boitant parce que les deux pieds ne
sont pas dans le même espace ni au même rythme et ils ne se comman-
dent pas forcément l'un l'autre, ils peuvent être parfaitement indépen-
dants l'un de l'autre.
Une remarque vient tout de suite à ce propos. L'un des facteurs faci-
litants de cette affaire qui fonctionne à l'intérieur de la cellule familiale
est l'alcoolisme. Ce n'est quand même pas rare, l'alcoolisme comme une
tentative faite par le buveur de franchir les interdits qui limitent la jouis-
sance, d'aller jusqu'au bout, jusqu'au terme, jusqu'à cette limite qui
implique l'éclipsé de la conscience. Et incontestablement un certain
nombre d'actes et de délits sont commis dans cet état où le coupable peut
dire que, à la limite, il n'y était pas. Pénalement, il y était, mais subjecti-
vement, il n'y était pas.
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sommes entrés dans une économie sociale qui est celle de la permissivi-
té, puisque toutes les perversions sont permises, et même légalisées et
défendues par la loi. Évidemment cette permissivité vient infiltrer le
milieu familial et si jusqu'ici la vie familiale était le creuset où l'enfant
était introduit à la loi, à la règle et en particulier à cet interdit dont je par-
lais, aujourd'hui ce que l'enfant, mais aussi ses parents, viennent amener
dans le milieu familial c'est forcément les incidences de cette permissivi-
té sociale. Il serait facile de faire remarquer que finalement l'abus de
jouissance, l'excès, l'u(3piç, sont partout, on les rencontre à tout coin de
rue, en allant au cinéma, en ouvrant un écran, en ouvrant la radio. On ne
peut pas s'étonner qu'ils aient une incidence familiale. Alors que la cel-
lule familiale préparait autrefois l'enfant à la vie sociale qui elle-même
était organisée par le partage de cet interdit, ce qui semble aujourd'hui
organiser notre communauté c'est le partage de cet excès, de cet Oppiç.
Maintenant, ce qui nous rassemble, ce qui nous réunit, c'est le plus de
jouissance. Ce n'est pas la jouissance banale, elle paraît fade, il faut un
supplément. Donc s'il est vrai qu'aujourd'hui les cas seraient plus nom-
breux, il ne faut pas les prendre comme la propagation d'un virus ou
d'une modification génétique ! Nous vivons différemment.
Dans ce contexte, il faut aussi remarquer que cela tourne régulière-
ment autour de la figure paternelle, je veux dire sa dénonciation, en tant
que devenue suspecte. Là aussi, on est bien obligés de faire intervenir
cette mutation culturelle que nous connaissons et qui fait effectivement
du père la figure de plus en plus décriée de l'organisation familiale mais,
dans ce cas-là, elle est très précisément suspecte. Suspecte au point que,
comme tous ceux qui travaillent avec ces cas le savent, des gestes d'une
tendresse banale faits par le père à son enfant peuvent être étiquetés,
catalogués comme suspects et que cela introduit un climat qui à cet égard
est assez spécial. Je pense que vous avez eu en mains ce « Passeport de
sécurité » (ça s'appelait comme ça) mis au point par l'Éducation natio-
nale et qui était donné aux enfants. C'était pour leur expliquer comment
ils devaient avoir constamment à se méfier et que s'il y avait un problème
dans la rue, dans les transports ou à la maison le numéro de téléphone,
etc. Je ne sais pas comment un enfant à qui on met cela entre les mains
ne devient pas paranoïaque, persécuté par le sexe ! Il risque d'en voir par-
tout. Il est nommément dit dans ce papelard que si un adulte lui donne
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son papa... Le problème c'est qu'une décision a été prise sans du tout se
préoccuper de sa fille qui a donc été amenée à raconter l'histoire et à
donner son témoignage au policier, au juge. Elle va avoir une assistance
psychologique... Il est bien clair qu'il s'agit là d'une vengeance de cette
femme qui prévaut sur le reste. Donc façon d'aborder le problème d'une
manière, je dirais, qui est à l'égale de celui de pépé, c'est-à-dire on ne
s'occupe pas de la gosse, on s'occupe toujours de ses propres problèmes.
Je pense à une autre jeune femme qui vient chez moi pour faire une
analyse. Ce qui a marqué sa jeunesse, ce sont les rapports sexuels avec
son beau-père. Il y a même eu une grossesse et un avortement. Sa mère
est supposée ne rien savoir. Cette jeune femme reconnaît très bien...
enfin, elle dit très bien de quelle manière elle a aguiché son beau-père et
comment elle était non seulement pleinement consentante mais partie
prenante dans cette affaire. Quelles conséquences psychiques ça a ? Chez
elle, parce qu'en aucun cas on ne peut généraliser, chez elle, c'est clair, ça
n'en a pas eu. Elle a un copain, un ami avec qui elle a une vie sexuelle
parfaitement normale, elle poursuit des études difficiles de façon abso-
lument normale, et puis ça s'arrête là.
Une autre beaucoup plus âgée et dont l'enfance, là aussi, a été mar-
quée par des rapports avec le beau-père. Elle était beaucoup plus jeune,
elle avait douze, treize ans. Le caractère traumatique de l'affaire avec le
beau-père tient à ce que d'abord la mère le savait et laissait faire pour
garder cet homme à la maison — c'est un cas qui, comme vous le savez,
n'est pas extraordinaire, n'est pas exceptionnel. Le côté traumatique était
là pour elle. Il n'est pas question d'inculper la mère, j'espère. Néan-
moins, c'est comme ça et ça n'étonne personne quand on raconte une
telle histoire... histoire humaine!
Je vais pour conclure vous raconter un dernier cas qui m'a sûrement
le plus touché, au début de mon activité professionnelle. J'avais reçu la
visite d'une mère d'une trentaine d'années accompagnée de ses deux
enfants, un garçon de dix ans et une fillette de onze ans, venant dire que
d'une manière absolument impromptue le père avait violé les deux
gosses. Que faire ? Donc je vois les deux gosses, je les ai reçus à peu près
trois mois chacun, séparément, je les ai fait dessiner, on a parlé et au bout
de quelques semaines, compte tenu de ce qui se passait dans leurs des-
sins et dans leurs propos, le père avait été écarté du foyer, j'ai été amené
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à leur dire ceci : il arrive aux adultes d'avoir un coup de folie mais que
cela n'empêchait nullement celui qui avait eu ce coup de folie de rester
leur père. Voilà ce que j'ai cru devoir leur dire. Il avait peut-être déconné
ou Dieu sait quoi, mais que c'était quand même leur père. Là-dessus on
s'est séparés en bons termes tous les trois, tous les quatre et puis évi-
demment je me demandais ce que c'était devenu et je n'en savais rien.
Comme j'ai sûrement un bon ange, il a fait qu'il y a à peu près deux ans,
je reçois un coup de téléphone d'une dame qui me demande, «c'est bien
vous qui exerciez en telle année à tel endroit ? Oui. Vous ne vous souve-
nez évidemment pas de moi mais je vous avais amené mes deux enfants. »
Je commençais à gamberger. « Il s'était passé telle chose avec leur père,
etc. Je voulais que vous sachiez ce qu'ils devenaient.» J'étais plutôt
inquiet. Ils avaient tous les deux une vie parfaitement normale, ils étaient
tous les deux mariés, ils avaient des enfants, ils avaient une activité pro-
fessionnelle et une vie sentimentale manifestement quelconques, ordi-
naires, banales. Il n'y avait rien d'extraordinaire, ils avaient subi le par-
cours le plus classique qui soit et elle tenait à me le faire savoir. Et moi
aussi je tenais à vous le faire savoir. Voilà !
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dire que sa poésie à lui était vraiment très intéressante mais qu'une poé-
sie n'en valait pas forcément une autre, qu'il y en avait de plus ou moins
bonnes mais que, en tout cas, tout biologiste qu'il fût, il ne pouvait pas
méconnaître que les termes dont il se servait n'étaient jamais que des
métaphores et des métonymies et qu'il était pris par une rhétorique et
par des phénomènes de style, etc. Il ne nous avait pas écrit au tableau des
formules après lesquelles il n'y aurait plus eu rien à dire, donc sa pré-
tention à nous rendre compte des phénomènes psychiques par la biolo-
gie était une forme parmi d'autres de poésie. De poésie (pourquoi ne pas
le dire comme cela ?) à visée incestueuse. À partir du moment où on pré-
tend capter le réel lui-même et, comme le disait Marc Morali hier, vou-
loir copuler avec lui, copuler avec le réel, c'est l'entreprise incestueuse
par excellence. C'est bien pourquoi ça peut avoir des conséquences et
que, chez certains scientifiques, cela en a. Quand ils y arrivent, comme
on sait, il y a des parcours subjectifs qui se trouvent complètement cha-
hutés par la réussite de leur opération. D'où l'extension que nous
aurions finalement à donner à ce terme d'activité incestueuse en mon-
trant comment, puisque justement vous partiez d'un fantasme d'obses-
sionnel, il est clair qu'il est particulièrement attaché à la tentative de réa-
liser cette perfection d'un accord avec l'Autre, le grand Autre. Comment
être, avec lui, collabé, au point de provoquer cette difficulté quant au
contact. Donc je crois comme vous que la question de l'inceste mérite-
rait d'être abordée dans son domaine qui déborde les accidents de la vie
familiale, scolaire, éducative ou religieuse et que l'on peut observer.
On découvre que des prêtres, c'est le scandale aujourd'hui de l'Église
américaine, ont des activités pédophiles... Cela s'est toujours su. À par-
tir du moment où on s'occupe des enfants, ça veut dire qu'on les aime.
Dans le meilleur des cas, c'est un amour sublimé, mais, comme tous les
amours sublimés, il arrive que ça dérape. Alors quand ça dérape, ce n'est
pas à encourager mais comment traiter cela tout à coup comme s'il
s'agissait de créatures monstrueuses et à retrancher de l'humanité ? C'est
là que ça ne va pas, c'est là qu'il y a une régression, c'est-à-dire de ne pas
oser reconnaître en ces figures des figures éminentes de l'humanité parce
qu'elles sont victimes d'un procès qui est le nôtre. Ce n'est pas parce que
nous-mêmes, dans l'ensemble, nous sommes timides, réservés, que nous
n'allons pas jusqu'au bout, qu'il n'y en a pas qui sont pris par des folies
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(parce que ses ventes avaient chuté) et le journal reprend ses accusations,
ses allégations antisémites et étale tout cela en disant Vous vous rendez
compte de ce qu'il a dit ! Cette histoire de publicité accordée à ce type,
c'est du même ordre évidemment, je dis des banalités, ça permet à un
certain nombre de gens d'en jouir à partir du moment où c'était dénon-
cé. Sans risque.
Marc Morali - Nous pouvons repérer dans le flux médiatique actuel
un mouvement qui pousse à la dénonciation des actes incestueux, dans
une confusion étonnante entre violence délictueuse et interdit symbo-
lique, et au mépris des conséquences que certains procès peuvent avoir
sur les victimes elles-mêmes.
Vos propos, que je rapporte aux travaux que vous avez déjà publiés,
me conduisent à formuler une hypothèse : Pinceste est à la racine de la
constitution de la réalité. Nous savons que la réalité ne se construit pas
sans un Savoir qui préexiste, comme le dit Lacan, à l'entrée qu'y fait le
petit homme. Il est donc intéressant de remarquer que ce mouvement
d'exacerbation surgit dans un contexte où la savoir de la science se voit
recouvert par la technique, qui installe une nouvelle grille de lecture,
d'explication et de traitement, là où l'acte incestueux lui-même ne trou-
vait d'autre interdit que celui qui s'inscrit dans la parole des générations
antérieures.
«J'ai vu mater nudam ! » Par cette simple phrase, Freud nous rappelle
la difficulté de délimiter l'inceste, en ne pouvant dire la nudité de la mère
autrement que dans une langue étrangère, celle du Savoir, le latin.
Cette irruption d'une pseudo nouvelle pensée n'est pas innocente, elle
entretient une confusion dans la construction de la réalité, confusion qui
n'est pas sans rapport avec une certaine idéologie, qui promet, qui pro-
meut la promesse d'une copulation possible avec le Réel. Pensez vous
que cette hypothèse soit recevable ?
Ch. M. - Je trouve, Marc, que vous donnez la plus juste définition du
problème auquel nous avons affaire et il y aurait à méditer les consé-
quences des développements de la technique que vous évoquez là si bien
et en tant qu'ils assurent pour nous ce qui est aussi bien la maîtrise du
Réel — la maîtrise parfaite puisque nous arrivons même à maîtriser le
sexe, nous arrivons à maîtriser la reproduction, nous arriverons à la
désexualiser, nous arriverons dans ce domaine à être nos propres
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Etude clinique et théorique des hystéries collectivesl
1. Intervention au cours des Journées sur Les hystéries collectives, 1er juin 2002, Hôpital
Sainte-Anne.
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féminine, Tune de ses membres (ça ne doit pas se dire, ça... mais aujour-
d'hui, oui !) reçoit quelque information qui la chagrine de la part de son
petit ami et que cette humeur se propage à ses camarades, venant là pro-
voquer par conséquent une manifestation collective dont, bien sûr, on ne
pourrait depuis une position extérieure naïve qu'être extrêmement sur-
pris. Qu'est-ce que c'est que ce truc? En quoi les copines sont-elles
concernées de façon égale, sinon parfois bien davantage, par le chagrin
de leur amie ? En quoi cela les concerne-t-il ? Pourquoi faut-il qu'elles en
donnent une expression qui enfle le phénomène et qui parfois le débor-
de d'une manière inattendue ?
Dans ce petit rappel, se trouvent, bien cachées mais cependant pré-
sentes, les dispositions essentielles de l'hystérie collective. Le fait que
c'est une communauté féminine d'abord, il s'agit de femmes; ensuite il
s'agit d'un collège, une collectivité, un ensemble occasionnel, circons-
tanciel, une communauté qui n'a pas d'autre soutien, support que le fait
d'être une réunion arbitraire d'éléments autrement séparés; et ces
femmes se trouvent toutes concernées par la présence, chez l'une d'elles,
d'un phénomène de privation ou de frustration.
Si nous retenons ces trois éléments, femmes, collectivité, privation ou
frustration, nous rassemblons la petite trinité qui va heureusement nous
conduire sur le chemin d'un progrès conceptuel auquel vous allez
assister...
Remarquez que cette collectivité féminine concernée par la privation
ou la frustration vient s'opposer, de façon symétrique quoique invisible,
à la communauté masculine, marquée, elle, par la castration; collectivité
masculine à qui ce rapport à la castration permet de célébrer le culte
phallique, de partager dans cette joyeuse camaraderie et ce compagnon-
nage qui caractérisent les collectivités masculines le fait d'être les
membres élus et heureux du dispositif... De façon symétrique quoique
invisible, nous avons cette organisation féminine — qui n'en est pas une,
parce qu'un ensemble féminin a pour particularité de ne pas pouvoir
partager cette espèce d'exaltation d'appartenance, cette sorte de satisfac-
tion narcissique qui caractérise la collectivité symétrique.
Mais cette communauté féminine trouve le moyen de s'organiser
autour du partage d'un trait douloureux, celui de la privation et celui de
la frustration. Cette communauté féminine trouve ainsi le moyen heu-
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tout ce que l'on voudra, mais il reste que fondamentalement elle est mar-
quée par son rapport au phallus. Il y a même un passage où Lacan (je suis
sûr que Bernard nous dira lequel) dit qu'il n'y a pas de meilleur repré-
sentant du phallus que la voix, que la présentification dans notre monde
du phallus, c'est la voix.
Ce sujet de l'inconscient peut donc être représenté par S2 sans pour
autant trouver voix, et du même coup se trouver engagé, aliéné de façon
symétrique à l'aliénation précédente mais avec une modalité d'expres-
sion différente, aliéné dans ce qui ne peut plus être que l'expression du
défaut de ce Un, qui devrait être là puisque dans sa prétention totalitai-
re, il a à accomplir son travail et à assurer pas moins aux femmes leur
participation à cette totalité, à cet ensemble. Pourquoi sont-elles ainsi
rangées dans un groupe sans support, sans réfèrent, sans autorité propre
ou commune ?
Donc ce sujet de l'inconscient, s'il prend appui sur S2, se trouve réduit
à la mutité et forcément pris dans le registre de cette absence, de cette
privation et de cette frustration du Un qui pourrait lui donner voix.
Autrement dit, il n'a pas le choix, il ne peut pas non plus faire autre
chose que se plaindre, il n'a pas d'autre registre, c'est ça le plus amusant !
Ce qui fait que le sujet de l'inconscient est aspiré dans la mesure où il
cherche à se faire reconnaître dans ce qui est sa spécificité. Il est inévita-
blement aspiré par l'hystérie collective. Chaque fois que des circons-
tances sociales quelconques viendront en quelque sorte présentifier une
communauté dont l'appartenance n'est pas reconnue, légitimée, accep-
tée, une communauté en souffrance, en souffrance de respect et de
reconnaissance, celle-ci provoquera inévitablement un phénomène
d'identification par sympathie de la part de l'entourage.
Il est quand même à remarquer que notre identification spontanée,
l'identification spontanée du sujet — cela vient tellement donner raison
à ce que je vous raconte — ne se fait jamais au maître, elle se fait toujours
à la victime, c'est toujours de ce côté-là que va le sujet. Vous ne trouvez
pas ça étrange, vous ? Cela ne vous étonne pas ? A priori, en bonne éco-
nomie, il est tellement plus confortable de s'identifier au maître... Eh
bien, pas du tout ! Le sujet, dès qu'il y a une victime qui passe, hop ! il
faut en profiter! C'est de l'abus de victime... c'est vrai. Nous sommes
comiques, il faut bien le dire !
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Table des matières
Avant-propos 7
Préface 9
- 3 8 1 -
Pour introduire à la psychanalyse, aujourd'hui
ANNEXES
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