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Sous la direction de

Romuald Hamon et Yohan Trichet

Les fanatismes aujourd'hui

Enjeux cliniques des nouvelles


radicalités
Copyright
© ERES,
Toulouse, 2018

ISBN papier : 9782749260761

ISBN numérique : 9782749260778

Composition numérique : 2018

http://www.edition-eres.com

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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
Version courte  : L’objectif de cet ouvrage est de transmettre
des repères conceptuels, éthiques et cliniques en
psychopathologie et criminologie psychanalytique pour
analyser le regain contemporain des fanatismes religieux,
idéologiques ou politiques ainsi que les passages à l’acte
meurtriers qui peuvent en dériver.

Version longue  : Cet ouvrage collectif de psychopathologie


clinique et criminologie psychanalytique, ouvert aux autres
disciplines (Histoire, Droit, Psychiatrie), analyse la
radicalisation de la croyance et de l’idéal à partir de laquelle les
fanatismes religieux, idéologiques, politiques se développent
dans notre modernité. En laissant une large place à la
présentation clinique de cas, il questionne l’adhésion subjective
à des discours sociaux radicalisés et précise la logique des
passages à l’acte meurtriers qui peuvent en découler, leurs
causalité et fonctions subjectives. Il porte aussi sur la clinique
de la radicalisation ainsi que sur ses modes de prévention et de
traitement en institutions. Il s’attache enfin à cerner les motifs
pour lesquels le lien social contemporain est devenu un terreau
fertile à l’essor de la radicalité, à la haine et au sacrifice.
Ta ble des m a tièr es
Préface
(Pascal Ory)
Fanatisme, extrémisme, radicalisme : comment l’Enfer est-il
pavé ? Le point de vue d’un historien
Affaire de lexique
De la radicalité en culture moderne
Les trois radicalismes
Une radicalité postmoderne
N’être étranger à aucun homme

Introduction
(Romuald Hamon et Yohan Trichet)
Montée au zénith social des fanatismes
Regain du religieux et recours subjectif
Ressorts subjectifs de l’adhésion
Une visée de transmission

Première partie - Fanatismes religieux, politiques et


scientifiques

« Nom de Dieu »
(Alain Abelhauser)
Nom-du-père et Dieu-le-père
De quoi Dieu est-il…
Constituer la garantie dernière
Soulager du poids de la faute
Éponger la jouissance
Prendre à sa charge la toute-puissance de la pensée
Se servir du Nom-du-père, user de Dieu
En passer par les enfers

Fanatisme d’antan, de l’invention à l’imposture mystique


(Romuald Hamon)
La mascarade douloureuse d’Yvonne-Aimée de Jésus
La transformation sanctifiante de Madeleine Lebouc
Un-posture et invention mystique
Déclin du mysticisme et fanatisme religieux sans Dieu

Le fanatisme d’aujourd’hui ou le triomphe de l’Un tout seul


(Francesca Biagi-Chai)
Aux racines… variétés de l’identification
Identification et passage à l’acte
La psychanalyse et la modernité
Jeunesse à la dérive à travers un cas éclairant…
L’aveu d’une jouissance : une mystique matérialiste

Croyance et incroyance : fonctions des théories actuelles du


complot
(Lyasmine Kessaci)
Les croyances conspirationnistes
L’Autre mystérieux… et méchant
La prétention d’incroyance : une croyance qui fait symptôme
L’errance des non-dupes
Religion, science et psychanalyse : le sujet supposé savoir
(Mikaël Bonnant)
Vérité et savoir absolu, de la religion à la science
L’ordre de la signifiance et le réel
Réel de la science et réel du sujet
Conclusion

Un cyborg presque parfait


(Élisabeth Marion)
Un homme parfait
Vivre pour toujours
Devenir un hubot
Conclusion

Le grand abandon
(Véronique Voruz)
« Le réel, c’est la structure »
« L’inconscient, c’est la politique »
Lien social : identité, identification et événement de corps
Fanatisme du signifiant et « ne rien vouloir en savoir » au
transfert, lieu du lien

Le Kulturarbeit et ses défaillances : passé et présent


(Barbara De Rosa)
Une loupe sur l’humain
Tâches (impossibles ?) de Kulturarbeit

Le pousse-au-fanatisme : dynamique de la provocation à


l’époque des réseaux globaux et des guerres dissymétriques
(François Sauvagnat)
De la cybernétique à l’omniprésence des nouvelles
technologies
Néo-énonciations et risque d’outing généralisé
Corps et séparation
La belle âme contemporaine
L’innocence obligatoire et les psychologies positives
La triple stratification actuelle de la guerre
Sommes-nous en guerre ?
Anomie et strain theory
Déclenchement et provocation : les terroristes psychotiques
Acting out et passage à l’acte terroriste
L’effet Aaronson
Banalité de l’entre-deux-morts
La religion dans les limites du passage à l’acte : un prêt-à-
porter
Quelques propositions

Deuxième partie - Figures contemporaines de l’extrémisme


et pousse-à-la-mort

Jouir de la mort
(Jean-Claude Maleval)
Evil syndrome
La pulsion de mort selon Freud
Sadisme et masochisme
La pulsion de mort selon M. Klein
Tueurs en série
La pulsion de mort selon Lacan
La défusion des pulsions

Racisme moderne et jouissance radicale du kamikaze


(Myriam Chérel)
Ce quelque chose inclus dans l’Autre
L’extimité et das Ding
La jouissance réelle
Jouissance de la transgression
Sans pitié ni crainte ?

Usage extrémiste de l’acte


(Michel Grollier)
Croire…
Terrorisme contemporain
Position subjective et terrorisme
Paradoxe de l’acte
Fascination de l’idéal et attrait de l’imaginaire

Ravages des idéaux hors de leurs gonds, parfois jusqu’à la


folie et la destruction…
(Antoine Masson)
Gonds de la vérité, gonds des idéaux
Découverte du fondement dialectique de la vérité et ses
actualisations catastrophiques sous forme de conduites
irréelles
Dialectique de la vérité adolescente et celle de la recherche, le
départ
Empêchement du partir, catastrophe ou passage à l’acte du
partir
Les attentats-suicides terroristes : des meurtres de masse ?
(Yohan Trichet)
Meurtres de masse et attentats-suicides terroristes
Mourir en martyr : une logique (auto-)sacrificielle ordonnée
par la jouissance divine
Un triomphe narcissique et médiatique
L’islamisation de la radicalité : un régime de jouissance
radical
Conclusion

L’innomé. De l’obscur au dire, l’espace du hors-sens


(Pierre-
Paul Costantini)
Un poème
Une rencontre
L’instant de ma mort
L’instant inqualifiable
L’expérience du dehors
Un savoir impossible
L’indicible
Écrire
L’effraction du réel : l’instant de ma mort toujours en
instance
L’étranger
« Des hommes mouraient partout, mais la figure de la Mort
avait disparu » (Améry, 1966, p. 183)
Conclusion
L’homme justicier : paranoïa quérulente et passage à l’acte
meurtrier
(Romuald Hamon)
Victime d’un préjudice de jouissance
Se faire justice pour défendre le patrimoine de sa jouissance
Quérulence processive généralisée

Troisième partie - Radicalisation, pratique et clinique

Radicalisation, lutte antiterroriste et (néo)bureaucratie


(Thierry Lamote)
La bureaucratie, histoire et discours : du commandement du
maître…
… à la domination du savoir (néo)bureaucratique
Du savoir au réel
La loi du surmoi

Le psychologue clinicien à l’épreuve de la « lutte contre la


radicalisation » en milieux ouvert et fermé des services
pénitentiaires
(Corentin Mengual)
Une construction de missions ex nihilo
Une autonomie rognée par la commande politique
fluctuante
Où l’on vise le moyen d’expression de la radicalité plutôt que
la cause
La suggestibilité ne rend pas le sujet malléable

La propagande jihadiste : le cas de Daech


(Miloud Gharrafi)
Le salaf : un passé fantasmé
Le califat : une promesse de Dieu
La hijra : le pilier du projet jihadiste
Conclusion

Bascules, et retour ?
(Laetitia Belle)
Moments de bascule
Modalités cliniques du fantasme et déchaînement de la
pulsion de mort
Appui sur le désir et nouage symptomatique
Conclusion

La radicalisation et la honte
(David Bernard)
L’émoi de Mai
La honte de vivre
La honte et le signifiant-maître

Crimes de droit commun et crimes au nom de l’idéal


(Andréa
Máris Campos Guerra)
Le cas de Cruzeirense
Notre hypothèse
Approche théorique
À propos du fondement de la question
Des principes stratégiques pour des interventions
Conclusion

Clinique de la radicalisation
(Thierry Lamote et Laure Westphal)
Repenser la radicalisation
La radicalisation : entre contrainte logico-déductive et
symptôme ?
Le symptôme et le masque, trois vignettes cliniques
De la désolation au passage à l’acte

Fonctions subjectives des radicalités et traitements


analytiques
(Pierre Bonny)
Max, un traitement de l’identification au « tueur »
Tom, un traitement de la persécution divine
Pour conclure

En guise de conclusion. Radicalités contemporaines


(Yohan Trichet et Romuald Hamon)
Mutations du lien social contemporain et essor des
radicalités
Demain, les fanatismes ? Perspectives de recherches
Préface
Pascal Ory
Pascal ORY est professeur d’histoire à la Sorbonne
(Paris 1), Histoire culturelle, Centre d’histoire sociale du
e
XX   siècle – UMR 8058 CNRS/Paris 1, 9, rue Malher,
75004  Paris. Auteur d’une quarantaine d’ouvrages
portant sur l’histoire culturelle et l’histoire politique des
sociétés modernes. Derniers parus  : Ce que dit Charlie.
Treize leçons d’histoire (Gallimard, 2016), Jouir comme
une sainte, et autres voluptés (Mercure de France, 2017).

pascal.ory@wanadoo.fr

Fanatisme, extrémisme,
radicalisme : comment l’Enfer est-il
pavé ? Le point de vue d’un
historien

D ans cette même université [1] , on me demandait en 1968


«  d’où  » je parlais  –  formule d’époque. Contrairement à
Michel Foucault, je n’ai jamais considéré cette question comme
policière en soi  : tout dépend des conjonctures. Hic et nunc, je
n’ai donc aucun mal à y répondre. Ici et maintenant, je parlerai
à partir d’une discipline, l’histoire, qui a emprunté au grec le
signifiant «  enquête  » (historia). Autant dire qu’il s’agit bien
d’une science sociale, au même titre que la sociologie,
l’anthropologie, la géographie, la science politique – ou encore,
pour ne pas aller plus loin, la psychologie sociale. Sa spécificité,
par rapport à ses consœurs, est d’avoir pour objet le temps. Le
temps, pas le passé. En ce qui me concerne, j’y ajouterai un
intérêt particulier pour les cultures, comprises comme autant
d’ensembles de représentations collectives propres à un temps
et à un espace donnés, générant une forme spécifique d’histoire
sociale intitulée histoire culturelle. Cette histoire-là pose qu’on
peut appréhender le fonctionnement des sociétés de multiples
façons, mais sans doute jamais mieux qu’à travers leurs
systèmes de représentations.

Pour l’histoire culturelle, le problème du fanatisme jaillit


aujourd’hui d’une forte et même  –  disons le mot  –  violente
demande sociale. Avant d’être un problème, c’est d’abord une
question, celle de la définition du terme lui-même  ; peut-être
est-ce en cela qu’on peut repérer une période de forte densité
historique (guerre, guerre civile, guerre de religion, crise
économique, révolution, changement de régime, etc.) à ce
qu’elle pose ou repose de très graves, au sens étymologique,
questions de définition. En ce moment, il en est clairement ainsi
du terrorisme ou du blasphème, de la laïcité ou du populisme –
 et donc du fanatisme.

Affaire de lexique
Je viens d’évoquer l’étymologie. Cette science du vrai (nous dit
l’étymologie) met d’emblée en avant le lien du fanatisme avec le
religieux, puisque le concept originel  –  d’origine romaine  –
  renvoie à la figure du dévot tout entier attaché à sa dévotion
(fanum, lieu consacré à une divinité), voire tout entier habité
par son dieu. Encore l’Antiquité ne connaît-elle, en effet, que la
figure, et l’adjectif qui la dessine (fanaticus). Pour qu’il y ait
substantif, il faut, significativement, qu’on soit arrivé à la
Renaissance. Et pour qu’il soit d’un usage courant, il faut
attendre le siècle des Lumières. Contemporain des guerres dites
justement «  de religion  », Montaigne (1580, p.  600) n’utilise
encore que l’adjectif alors qu’un peu plus d’un  siècle plus tard
le très athée abbé Meslier parle déjà  –  dans son for intérieur,
exprimé par un journal publié après sa mort par Voltaire – du
fanatisme des premiers chrétiens (Meslier, 1729, p. 100). Et c’est
de cette nouvelle entité que Voltaire fera l’un de ses adversaires
principaux, lui consacrant tout un article de son très répandu
Dictionnaire philosophique qui n’en compte que soixante-treize.
«  Le fanatisme est à la superstition ce que la rage est à la
colère  » en est l’incipit (Voltaire, 1764, p.  75). Texte, au reste,
toujours d’actualité, quand on y lit, par exemple  : «  Que
répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à
Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter
le ciel en vous égorgeant  ?  » (ibid., p.  77). En effet, que
répondre  ? En tous les cas, Voltaire, lui, a sa réponse, et l’on
peut interpréter le fameux précepte de sa correspondance,
« Écr. l’inf. », traduit par : « écrasez/écrasons l’infâme » comme
tourné moins contre telle ou telle religion, fût-elle la catholique,
que contre l’intolérance et le fanatisme dont venait de mourir le
protestant Calas [2] .

En même temps, cette association du fanatisme à la religion


s’est aussi, chemin faisant, retournée contre la formule.
Un  siècle, deux  siècles après le temps de Voltaire, les combats
des libéraux et des laïques ayant apparemment atteint leurs
objectifs, à tout le moins en Occident, tout ce lexique s’est
retrouvé comme frappé d’obsolescence. Un nouveau système
critique s’est installé, avec d’autres priorités. Au XXe  siècle, la
dénonciation du fanatisme a été peu à peu remisée au rayon
des vieilles lunes, comme combat bourgeois. Mais tout a changé
avec ce que j’ai proposé ailleurs d’appeler la «  Révolution de
1975  » (Ory, 2010), ce grand basculement des paramètres qui,
inversant, à partir du milieu des années 1970, le sens des Trente
Glorieuses, a remis sur le devant de la scène et à l’échelle
planétaire (global) le religieux comme moteur de l’histoire  :
l’année 1979, par exemple, aura été à la fois celle de la
révolution iranienne, qui reste, à l’heure actuelle, un agent
capital de l’histoire mondiale, et celle de l’attentat contre la
Grande Mosquée de La Mecque, passé à l’époque presque
inaperçu en Occident mais premier signe du passage des
dissidents salafistes à la lutte armée contre leurs anciens
mentors saoudiens – plus de trois cents morts. Dix ans plus tard,
l’année 1989 sera ainsi à la fois celle de la chute du Mur  –
  clôturant un cycle marxiste de moins d’un  siècle puisque
ouvert en 1917 – et celle de la fatwa – jamais levée, on le sait –
  contre Salman Rushdie. La suite des événements a confirmé
depuis lors la tendance.
Reste que si la notion a depuis retrouvé une évidente
pertinence sociale, il importe cependant d’interroger le mot
pour mieux interpréter la chose. La difficulté tient en effet au
caractère intrinsèquement péjoratif du terme, seulement
désamorcé à sa périphérie par l’us et l’abus, dans le langage
culturel de notre temps, de la référence aux fans, qu’on parle ici
de cinéma, de musique rock ou de sport, quand il ne s’agit pas
d’une recette de cuisine  –  mais on voit qu’on n’utilise ici que
l’abréviation du mot complet qui, lui, reste la plupart du temps
redoutable, et sans doute, ces temps-ci, plus que jamais. Dès
qu’il est pris au sérieux, le fanatisme est en effet un mot de
l’adversaire, au même titre que, par exemple, scientisme ou
secte. Pour l’éclairer et éclairer son usage, je proposerai ici d’en
préciser le sens par des concepts proches et par ceux qui lui
sont opposés. Autre mot devenu obsolète que la nouvelle
conjoncture a réhabilité, la tolérance figure aujourd’hui au
sommet des valeurs dressées en contre-feu du fanatisme  : le
Traité sur la tolérance du même Voltaire (1763), issu de sa lutte
pour Calas, aura été en France un succès de librairie aux
lendemains des attentats de janvier 2015. Le fanatisme, en
revanche, entretient depuis son origine antique d’évidentes
relations avec l’enthousiasme, qui est possession par la divinité,
et la possession pure et simple, qui suppose perte d’autonomie,
voire d’identité, sous l’égide d’une force maléfique.

De cette confrontation triangulaire ressortent deux constats. Le


premier est que fanatisme et possession définissent en creux les
valeurs de la société agressée, qui apparaissent alors comme
étant fondées sur la recherche de l’équilibre des forces et de la
pacification des conflits. Le second est que le diagnostic de
fanatisme se situe sur le plan de l’expression, qu’elle soit
verbale ou comportementale  : le diagnostic de fanatisme est
phénoménal. La contribution de l’histoire culturelle sera alors
de proposer un pas de côté et, laissant le verbal et le
comportemental à de plus compétents, de s’en aller explorer le
système de représentations qui structure ce mode d’expression,
auquel on réservera, par-delà l’extrémisme et le radicalisme qui
appartiennent encore à l’idéologique, le nom de radicalité, qui
renvoie, lui, à un mode de fonctionnement intellectuel, à mi-
chemin de l’idéologique et du psychologique.

De la radicalité en culture moderne

Pour éclairer cette radicalité, prenons ici en considération le


rapport qu’elle entretient avec la modernité. Celle-ci est à la fois
politique et culturelle. En France, elle naît politiquement des
premières tentatives visant à fonder et à pérenniser un espace
public d’expression du débat civique, à l’image des États
Généraux s’autoproclamant «  Assemblée nationale  » le 17 juin
1789. Culturellement, elle se traduira par la mise en place,
contemporaine, d’un processus de sécularisation qui, avec le
recul, distingue clairement l’expérience révolutionnaire
française des premières expériences révolutionnaires de la
modernité (néerlandaise au XVIe  siècle, anglaise au XVIIe,
américaine au XVIIIe), qui, elles, s’adossaient, au contraire, au
religieux. Si on veut bien admettre que la modernité politique
est l’effet de la proclamation de la souveraineté populaire, et la
modernité culturelle l’effet de l’affirmation de la souveraineté
de l’individu, une bonne partie du mouvement historique
moderne pourra s’interpréter comme la résultante de la
dialectique de ces deux souverainetés.

On sait que la notion même de radicalité participe d’une


métaphore spatiale que j’interpréterais comme la compensation
en profondeur de la métaphore initiale de la modernité
politique, issue elle aussi de l’expérience française, qui elle est
une métaphore en étendue. Cette dernière substitue en effet à
la spatialisation Ancien Régime des statuts (les trois ordres)
celle des partis, suivant une axialité droite-gauche. Celle-ci se
cristallise progressivement, via les comptes rendus des débats
de ladite Assemblée nationale, qui parlent très vite de droite et
d’extrême droite, de gauche et d’extrême gauche. Le recours à
l’image de la racine – issue, elle, de la culture politique anglaise,
la première à parler des radicals  –  imposera petit à petit, à
travers les sociétés libérales montantes du XIXe  siècle,
l’association du radical à la forme la plus démocratique du
libéralisme  –  aspirant, par exemple, au suffrage universel. Ce
projet est porté en France par des républicains assez
rapidement associés au gouvernement dès lors que le régime
devient, en effet, la République (il y a des radicaux à la tête du
gouvernement français dès 1888) mais dont on trouve
l’équivalent dans la plupart des régimes parlementaires de
l’époque (en Amérique latine, par exemple). Cependant, on ne
souligne jamais qu’au même moment en France, l’extrême
droite opère sa mue populiste en recourant elle aussi à la
métaphore radicienne, son plus prestigieux intellectuel,
Maurice Barrès, fondant la théorie de ce qu’il appellera le
nationalisme sur un violent rejet de ce qu’il qualifiera de
déracinement [3] .

Le succès, aujourd’hui, de la problématique de la radicalisation


signe la fermeture de la parenthèse socialiste, qui avait modifié
les paramètres de l’axialité droite-gauche en vidant le
radicalisme d’une bonne partie de sa virulence  : un court
moment, les bolchéviques de la révolution d’Octobre, costumés
d’un qualificatif obscur pris tel quel à la langue russe, avaient
eu droit au maximalisme, puis le terme communisme s’était
imposé comme formulation de la radicalité de gauche. Il signe
aussi, me semble-t-il, les progrès d’une lecture psychologique
du politique puisque le terme, venu lui aussi de la culture
anglo-saxonne (radicalization, repéré vers 1885), s’est surtout
implanté dans le débat public occidental au début du XXIe siècle,
au sein des professionnels de la lutte contre le terrorisme.

C’est dans ces conditions que peut se délimiter jusqu’à


aujourd’hui un espace radical, reconnaissable à un certain
nombre de traits communs, qu’on peut réunir autour de deux
pôles  : absolutisme et bellicisme. Absolue est la démarche
posant que son sens est tout entier dans la volonté d’attaquer le
mal à la racine, ce qui suppose qu’on peut isoler la source du
mal en question, au prix intellectuel d’une certaine réduction et
au prix stratégique d’une intransigeance – c’est la formule, toute
nouvelle, mise en avant au début de la IIIe  République par
l’intellectuel extrémiste Henri de Rochefort, qui passera sans
transition de l’extrême gauche communarde à l’extrême droite
nationaliste. On est ici au cœur de cette «  éthique de la
conviction [4]   » dont Emmanuel Kant avait magnifié la logique
dans la formule «  Fiat justitia, pereat mundus  »  : que la justice
soit, fût-ce au péril du monde. On est aussi au cœur de la
variante culturelle de cet absolutisme, qui s’identifie à toutes les
démarches puristes –  celles, par exemple, qui structurent
depuis fort longtemps les iconoclasmes de toutes obédiences [5] .

À  cette lumière le postulat utopique, posant que le paradis est


possible ici et maintenant, avoue la source néoreligieuse de
cette famille d’esprits, dont le premier théoricien, Thomas
More, est un prêtre, mais dont les expérimentateurs
s’échelonnent tout au long des passages à l’acte réunis par la
pensée dominante des monothéismes sous le vocable,
d’apparence toute religieuse, d’hérésie. On sait mieux, depuis
les premiers travaux sérieux menés, dans l’orbite de Mai 68, sur
l’histoire du phénomène, que cette tradition d’un paradis
séculier a été parsemée d’échecs souvent sanglants, du
minuscule Batavia étudié par Simon Leys aux gigantesques
mobilisations maoïstes étudiées par le même (Leys, 1971, 2003).
Une figure intéressante s’y donne libre cours  : celle de
l’intellectuel criminel de masse, de Jeronimus Cornelisz à Pol
Pot.

On voit qu’il y a un côté obscur de cette force absolutiste, qui


s’origine tout entier dans la figure de la guerre. Ainsi le revers
de l’utopie sera-t-il la théorie du complot, dont le premier
historien de l’antisémitisme, Léon Poliakov (1980), a bien
montré qu’il avait partie liée avec la modernité politique, ne
serait-ce qu’en s’y opposant  : le mythe du complot judéo-
maçonnique, inventé par l’abbé Barruel [6]  retournant contre
les Lumières le mythe du complot jésuitique forgé par elles à
une époque où les conflits autour du pouvoir ne s’exposaient
pas dans l’espace public, cher à Habermas, mais se réduisaient
à autant de « révolutions de palais ». À ce stade notons que, de
même qu’il y a un complotisme de droite et un complotisme de
gauche, la dénonciation du «  système  » ne distingue pas la
gauche de la droite : elle distingue les radicaux des modérés, du
Marais, des centristes, des opportunistes, des sociaux-
démocrates, etc. « Je vomis les tièdes » : la formule de Dieu lui-
même les réunit. Qu’elle nous vienne de l’Apocalypse (« Puisses-
tu être froid ou bouillant  ! Ainsi parce que tu es tiède, que tu
n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche  » [3, 15-
16]), dit beaucoup sur l’état d’esprit qui prévaut ici.

La radicalité est intrinsèquement liée au bellicisme. Le radical a


une vision binaire de l’univers, et on rappellera ici que le
concept de manichéisme renvoie, à travers le Persan Mani, au
type achevé du fondateur de religion persécuté et vaincu,
contre-modèle du Christ ou de Mahomet. Le radical est fasciné
par la violence, accoucheuse de l’Histoire. À cet égard, le siècle
qui nous précède va de Georges Sorel, dont les Réflexions sur la
violence feront qu’il mourra admiré de Mussolini et admirateur
de Lénine (Sorel, 1908), au Nous sommes en guerre de Beppe
Grillo et Gianroberto Casaleggio, livre fondateur du mouvement
Cinq étoiles (Grillo, Casaleggio, 2011). Mais il est, au fond,
fasciné par la mort, comme le délimitent, de part et d’autre de
la Seconde Guerre mondiale, le « Viva la muerte ! » de la Légion
espagnole des généraux Franco et Millan-Astray, jeté au visage
du libéral Unamuno en 1936, et le «  Après tout, il n’y a que la
mort qui gagne  » du maréchal Staline, en 1944, lancé au
Kremlin, au cœur de la nuit russe, à destination d’un certain
Charles de Gaulle, qui en prendra note dans ses Mémoires, avec
un mélange indécidable d’admiration et de répulsion (de
Gaulle, 1959).

Les trois radicalismes

À partir de là, il est à la fois difficile et nécessaire de distinguer


ce qui revient au radicalisme religieux, au radicalisme
politique, au radicalisme culturel. Le premier est issu des
réactions que nous qualifierions aujourd’hui d’identitaires des
adeptes de la religio. Ce terme latin, applicable à toutes les
religions du monde, n’a pas dans la culture polythéiste le sens
que nous lui donnons aujourd’hui, influencés que nous sommes
par la révolution chrétienne. Il définit non pas un dogme,
résumé en un credo, fondé sur un texte sacré, mais, de manière
strictement phénoménologique, le respect scrupuleux des rites,
une dévotion. Dans les sociétés préchrétiennes, tout est
politique et la religion est la symbolisation du politique  : un
peuple = une religion. Face à cette mise en rites de l’institution
politique, les élites juives, par exemple, s’en sortent bien
puisque au fond, sous un regard perse ou romain, le
monothéisme juif, qui n’est pas fondamentalement prosélyte,
n’est jamais que la forme juive du religieux  –  j’allais dire  : la
forme juive du polythéisme. Tout se gâte avec le monothéisme
universel des disciples du Christ. Là, tout est religieux, en un
sens nouveau d’adhésion à la vraie voie du Salut, exclusive des
autres. L’iconoclaste Polyeucte, chanté par Corneille, détruit les
idoles dites «  païennes  », comme quatre  siècles plus tard
Mahomet va détruire des centaines d’idoles à La  Mecque  –  et
comme aujourd’hui même les fondamentalistes wahhabites qui
règnent en Arabie saoudite ont entrepris, paradoxalement, la
destruction systématique des lieux de mémoire du Prophète
dans la même ville.

Reste que le glissement du radicalisme religieux au radicalisme


politique définit le passage à la modernité politique. Dès le
Moyen Âge, les ordres mendiants (dominicains et franciscains)
promeuvent un discours qui évoque déjà, par plus d’un trait, ce
que nous appelons aujourd’hui populisme, depuis la critique des
élites jusqu’à la haine des Juifs. En outre, le court règne du
dominicain Savonarole à Florence annonce les programmes
radicaux de certains des protestants fondamentalistes, façon
Thomas Müntzer  –  dont Engels fera un précurseur du
communisme. Tout au long de l’histoire chrétienne, le clerc
chrétien sera ainsi plus aisément social que libéral. Le passage
au mouvement ouvrier révolutionnaire athée se fera via les
multiples déclinaisons de cette utopie sociale de référence
chrétienne, chez laquelle le Pauvre, le Travailleur, le Peuple est
assimilé au Christ souffrant, livré en sacrifice. Marx, issu d’une
famille juive convertie au christianisme, et Engels, issu d’un
milieu luthérien strictement piétiste, achèveront le transfert du
messianisme sur la tête du prolétariat. L’invention symétrique
du nationalisme, comme réponse populiste à la montée du
mouvement ouvrier, réconciliera de son côté le peuple et la
religion – comme chez l’agnostique Maurras, dont le soutien au
catholicisme est purement patriotique. Quand, dans l’entre-
deux-guerres, les libéraux italiens inventeront le concept de
totalitarisme, ce sera une manière pour eux – à commencer par
le premier théoricien de la formule, l’Autrichien Franz
Borkenau, qui n’est pas par hasard un ancien communiste –
d’assimiler les deux extrémismes et d’en pointer la
communauté spirituelle.

Si la modernité n’a donc pas inventé le radicalisme politique,


qu’elle l’a libéré de ses contraintes, elle a inventé son frère
cadet, le radicalisme culturel, issu du romantisme, dont le
futurisme, puis le surréalisme sont les héritiers. Ces deux
mouvements culturels vont entretenir  –  caractéristique
commune  –  des rapports étroits avec les deux grandes
idéologies totalitaires du XXe  siècle, le fascisme et le
communisme. Le radicalisme culturel valorisera la figure du
Voyant  –  formule de Rimbaud personnalisée par Antonin
Artaud et ses semblables –, jouira de la « parole pamphlétaire »
(Angenot, 1982), excellera dans toutes les formes de la
provocation  –  inventées par les futuristes, reprises au premier
degré par les surréalistes, au second degré par les
situationnistes, etc. À partir du romantisme se met en place une
religion culturelle qui sacralise ses enjeux, ses espaces et ses
figures, avec son histoire sainte et ses pèlerinages, ses artistes
prophétiques et ses intellectuels prêtres, ses saints glorieux et
ses saints martyrs, une religion au sein de laquelle la radicalité
est une modalité d’être soi. À  cet égard, la fameuse phrase
d’André Breton dans le Second manifeste du
surréalisme  :  «  L’acte surréaliste le plus simple consiste,
revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au
hasard, tout ce qu’on peut dans la foule » (Breton, 1930), trouve
un écho près de nous, soit près d’une siècle après, dans l’Éloge
littéraire d’Anders Breivik de Richard Millet, saluant, au nom de
cette conception ultra-autonomiste de la culture, la « perfection
formelle  » de l’assassinat de soixante-dix sept jeunes sociaux-
démocrates – « sans doute ce que méritait la Norvège et ce qui
attend nos sociétés», frappées d’insignifiance (Millet, 2012).

Une radicalité postmoderne

Qu’en est-il alors de l’état de la radicalité en cette fin de siècle ?


Tous les éléments sont en place pour donner ses chances à un
nouveau totalitarisme, par la combinaison d’une crise
économique, grande productrice de ressentiment – ce dont rend
bien compte la formule de l’« énergie du désespoir » –, et d’une
crise culturelle, caractérisée par la mort non de Dieu mais des
religions séculières de substitution qui avaient pris sa place au
XXe siècle. Face à cette double crise, l’humanité, qui ne manque
jamais d’imagination, semble disposer de trois grandes
ressources. D’une part, l’individualisme libéral-libertaire, qui
est la culture occidentale dominante, présentement sur la
défensive, comme en témoignent ses deux défaites de 2016 – le
Brexit et l’élection de Donald Trump. D’autre part, le populisme
national, qui sourit à la culture occidentale dominée. Enfin, la
théocratie réinventée, qui attire vers elle une minorité active
des non-Occidentaux dominés (des deux fois dominés, en
quelque sorte). S’agit-il d’un retour au religieux ou du
religieux ? De l’un et de l’autre, mais pas au sens où on l’entend
communément. De l’un, parce qu’il s’agit de prendre acte du
maintien du religieux collectif dans de nombreuses sociétés
extra-occidentales, dont les esprits progressistes avaient
superficiellement jugé la cause entendue – ceux-là mêmes, sans
doute, qui avaient cru, dans les années 1970, à la propagande
du Shah présentant l’Iran comme définitivement engagé sur la
voix de l’occidentalisation. De l’autre, retour au religieux
individuel, par une démarche de conversion participant
paradoxalement du processus d’individuation, nettement
engagé sur l’ensemble de la planète, puisque aussi bien le
terroriste du XXIe  siècle agit tout autant en individu que les
manifestants qui protesteront contre lui – manifestant au grand
jour qu’il peut exister des manifestations de masse
d’individualistes.

C’est cet individu du XXIe siècle qui s’en va choisir cette fameuse


servitude volontaire dont Étienne de La Boétie a déjà dit
l’essentiel il y a plus de cinq  siècles (La Boétie, 1576). Forme
belliqueuse du fondamentalisme musulman, dit « salafiste », le
terrorisme, dit « djihadiste », satisfait aux aspirations radicales
du jour par son universalisme – les djihadistes sont les Brigades
internationales de l’islamisme  –  et son engagement exigeant,
faisant du martyr le sommet de la hiérarchie dévote. Je laisserai
à des voix plus autorisées que la mienne le soin d’analyser la
part de sublimation qui entre dans cette démarche, pour peu
qu’on admette avec les historiens que ladite sublimation,
processus psychologique, travaille un terrain où le sociologique
de l’immigré et du délinquant, le politique du nouveau révolté
ou de l’ancien militant déçu, prédisposent à la radicalisation.

On connaît la controverse présente entre «  radicalisation de


l’islam  » et «  islamisation du radicalisme [7]   ». Tout ce qui
précède pourrait conduire l’auteur de ces lignes à adopter une
position mixte, rappelant que les idéologies entretiennent
toujours un rapport dialectique avec les psychologies. Mais à
partir du moment où l’histoire se réclame des sciences sociales,
il faut avoir l’honnêteté d’avouer que tout porte ici à se situer
plutôt du côté de la seconde thèse [8] .

Reste qu’indépendamment de toute thèse, de tout amont et de


tout aval, l’essence du fanatisme, fondamentalement
phénoménal, demeure tout entière enfouie dans le passage à
l’acte. Considéré à la lumière crue du point oméga vers lequel il
tend, le terrorisme conjoint deux catégories d’actes, l’un et
l’autre destructeurs : destruction de l’Autre, destruction de Soi,
participant de deux traditions, celle du combattant, celle du
martyr. L’acte du combattant met toujours en jeu sa corporalité,
y compris quand il s’attaque non à d’autres corps mais à des
symboles, de Polyeucte à Palmyre. L’acte du martyr est tout
entier dans le glissement de sens qui fait du témoin judiciaire de
la culture polythéiste grecque la preuve des valeurs du
christianisme, incarnées en lui comme Dieu s’est incarné en
Jésus-Christ, d’où la figure passera à l’islam, en particulier
chiite, comme au sikhisme. La fameuse sentence de Tertullien –
  ce grand radical, cité par les Pères de l’Église, bien qu’il soit
mort hérétique  –  «  Semen est sanguis martyrum  » (c’est une
semence que le sang des chrétiens), irrigue toutes les
convictions fanatiques. Les historiens des partis et des régimes
fascistes ont mis en lumière l’importance accordée en leur sein
au culte du martyr [9] . L’hymne nazi n’est pas par hasard
construit tout entier autour de la mort du militant Horst Wessel.
La stratégie du martyre débouchera, à partir des années 1980,
sur cette forme extrémisée qu’est l’attentat-suicide. La première
organisation à l’utiliser systématiquement, le Hezbollah, n’est
pas fortuitement d’obédience chiite. Quant à la date, elle n’est
pas non plus sans signification puisqu’elle correspond au
moment du déclin décisif du marxisme-léninisme, doctrine
radicale édifiée non seulement contre la social-démocratie mais
aussi, on l’a oublié, contre le gauchisme, maladie infantile tentée
par le terrorisme  –  dont l’une des victimes exemplaires n’était
autre que le frère aîné de Lénine, terroriste mort par pendaison
à l’âge de 21 ans.

À  cette complémentarité de la destruction symétrique répond


de manière homologique la tension d’apparence paradoxale
entre la publicité recherchée par l’acteur fanatique,
harmonique de la vidéo-sphère  –  pour parler comme la
médiologie  –  et la totale fermeture des instruments de
propagande radicaux. Les vidéos de Daech resteront à cet égard
les exemples difficiles à dépasser d’une esthétique-éthique,
visant à la fois à séduire par l’utopie des fables destinées aux
sociétés musulmanes (le plus grand nombre) et à sidérer
d’effroi par l’atrocité des représentations d’anéantissement de
l’ennemi destinées aux sociétés d’infidèles (une minorité de
vidéos, mais largement diffusées sur Internet). On est ici au
cœur de la situation communicationnelle de notre temps,
caractérisée par la juxtaposition de l’hypercommunication
électronique et de l’hyperincommunicabilité des niches
idéologiques dans lesquelles se complaisent les idéologies
extrémistes.

N’être étranger à aucun homme

Apparence paradoxale, oui. Car la question du fanatisme  –  qui


est, en quelque sorte, la question posée par la victime à son
bourreau – se résume à deux propositions passées en proverbe :
« L’enfer est pavé de bonnes intentions [10]  » et « Qui veut faire
l’ange fait la bête  » (Pascal, 1669). Deux paradoxes produits,
notons-le, par des penseurs chrétiens anciens, mais qui
conviennent parfaitement à une époque comme la nôtre,
confrontée aux effets meurtriers d’une foi qui entend faire le
salut de l’humanité (paradoxe 1). C’est qu’il suffit d’entendre ce
que veut nous dire le paradoxe 2 pour comprendre que le
fanatisme, la radicalité vivent dans un univers d’anges et de
bêtes, et que tout le travail de l’homme simplement humain est
de se conformer à la morale de cet auteur païen qui nous dit :
« Je suis homme ; rien de ce qui est humain ne m’est étranger »
(Térence, 1475). C’est à cette entreprise de naturalisation que
nous convie une sagesse vieille de plus de deux mille ans.

Bibliographie

ANGENOT, M. 1982. La parole pamphlétaire. Contribution à la


typologie des discours modernes, Paris, Payot.
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maintenant ? », Le débat, n° 160, p. 64-70.
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Monde, 15 novembre.
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2006.
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la Pléiade », 1971, v. 77.
VOLTAIRE. 1763. Traité sur la tolérance, Paris, Librairie générale
française, 2009.
VOLTAIRE. 1764. Dictionnaire philosophique, Œuvres, Paris,
volume 55, 1838.
WEBER, M. 1919. Le savant et le politique, Paris, 10/18, 1998.

Notes du chapitre

[1]  ↑  La conférence de Pascal Ory fut prononcée lors du colloque international


interdisciplinaire «  Les fanatismes, aujourd’hui. Enjeux cliniques des nouvelles
radicalités » (13 et 14 octobre 2016, université Rennes 2).

[2]  ↑  La formule apparaît le 25 février 1762 au sein d’une correspondance avec


d’Alembert, dominée depuis plusieurs mois par les considérations sur le fanatisme,
explicitement citée dans une lettre antérieure du « 8 ou 9 mai » 1761.

[3]  ↑  Le grand succès du roman Les déracinés, publié en 1897, installe


définitivement dans le débat public cette métaphore ruralisante.

[4]  ↑  Formulation de Max Weber dans sa conférence de 1919 sur «  La politique


comme métier  », reprise dans Le savant et le politique. Weber la définit par
opposition à l’« éthique de la responsabilité » (Weber, 1919).

[5]  ↑  Rappelons que l’iconoclasme hébreu, d’où découlent les iconoclasmes


chrétiens et musulmans, sort des deux premiers commandements de Dieu à Moïse.

[6] ↑  Ce prêtre catholique anti-révolutionnaire ajoute en 1806 les Juifs au dispositif


qu’il a imaginé dix ans plus tôt, limité alors aux francs-maçons.

[7]  ↑  La polémique a été schématisée autour des positions respectives de Gilles


Kepel (première thèse) et d’Olivier Roy (seconde thèse).

[8] ↑  Du reste, c’est la proposition qu’on a faite dès le lendemain des attentats de
novembre 2015 (Ory, 2015) et que l’on a confirmé dans un ouvrage paru en janvier
2016 (Ory, 2016).

[9] ↑  Cette historiographie du martyr fasciste découle des travaux d’Emilio Gentile
depuis son Il Culto del Littorio.

[10] ↑  Le « pavage » apparaît dans un recueil de proverbes anglais publié en 1670


par un théologien protestant, John Ray.
Introduction
Logique subjective du fanatisme et
clinique du lien social contemporain
Romuald Hamon
Romuald HAMON est psychanalyste, maître de
conférences (HDR) en psychopathologie clinique
psychanalytique, EA4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Il est responsable du programme transversal de
recherche de l’EA4050 « Les nouveaux fanatismes ».

romuald.hamon@univ-rennes2.fr

Yohan Trichet
Yohan TRICHET est psychologue clinicien, psychanalyste,
professeur de psychopathologie clinique, EA4050
«  Recherches en psychopathologie  : nouveaux
symptômes et lien social  », université Rennes 2, place
Recteur-le-Moal, 35043 Rennes cedex. Ancien
psychologue de la fonction publique hospitalière, il a
exercé une quinzaine d’années en psychiatrie adulte. Il
intervient désormais pour des analyses de pratiques en
CSAPA, CAARUDet MECS. Il a publié L’entrée dans la psychose
(Presses universitaires de Rennes, 2011,) puis codirigé
avec Romuald Hamon l’ouvrage collectif Psychanalyse et
criminologie aujourd’hui (Presses universitaires de
Rennes, 2016).

yohan.trichet@univ-rennes2.fr
L
es fanatismes religieux, idéologiques ou politiques font
aujourd’hui retour en donnant lieu à de nouvelles formes
d’extrémismes. Dans leurs versions radicales, ils reposent sur
des croyances et des idéaux instrumentalisés, au nom desquels
des actes de violence sont parfois commis. Leur dramatique
actualité nous montre la nécessité d’interroger leurs ressorts
psychiques et leurs incidences sociopolitiques et
psychopathologiques, ce à quoi s’attache cet ouvrage didactique
de psychopathologie clinique et criminologie psychanalytique,
ouvert néanmoins aux autres disciplines (histoire, droit,
psychiatrie). Il s’inscrit dans la suite logique de deux
manifestations scientifiques que nous avons codirigées en mai
2015 [1]  et octobre 2016 [2] . Ces projets ont émergé puis se sont
développés dans le cadre d’un groupe de recherches sur «  Les
nouveaux fanatismes  », fondé en septembre 2014, réunissant
enseignants-chercheurs, professionnels, doctorants et étudiants.

Cet ouvrage collectif a donc pour objectif de contribuer à


l’étude des différents types de fanatismes qui ont cours dans
notre hypermodernité, tant dans leurs conditions d’émergence
et de diffusion (sociale et politique) que dans leurs
soubassements subjectifs. Ainsi, les chapitres qui le composent
étudient des phénomènes variés et contemporains  :
extrémismes religieux, politiques, dérives sectaires, meurtres
de masse, idéalisme passionné, utopisme, scientisme,
transhumanisme, conversion et radicalisation en prison, etc. En
laissant une large place à la présentation clinique de cas, ils
questionnent aussi bien l’adhésion subjective à des discours
sociaux radicalisés et aux actes violents ou aux phénomènes
sacrificiels qui peuvent en dériver, que la causalité psychique et
les fonctions subjectives chez leurs auteurs. Ils s’intéressent
aussi aux conséquences psychiques ou traumatiques pour ceux
qui en sont victimes. Ces recherches participent à l’analyse de la
radicalisation de la croyance et de l’idéal à partir de laquelle les
fanatismes se développent dans notre modernité. Avant de
présenter ces recherches, il nous semble essentiel d’ouvrir un
double questionnement dans cette introduction, car il s’avère à
l’œuvre dans l’ensemble de cet ouvrage  : le lien social
contemporain est-il devenu un terreau fertile à l’essor des
fanatismes, dont la particularité est de mêler les dimensions
socioreligieuse et politique  ? Et comment rendre compte de
l’adhésion massive voire sans faille de certains sujets à des
discours de type extrémiste dont la radicalité pousse à la haine
et à la mort, au crime et au sacrifice ?

Montée au zénith social des


fanatismes

Dans leur structure discursive, les fanatismes religieux et/ou


politiques interrogent. Les discours idéologiques sur lesquels ils
s’érigent peuvent être dits radicalisés dans la mesure où nul
principe d’indétermination ne s’y insère. Issus d’une doctrine
rigide et autoritaire dont les idéaux sont élevés en absolu, ils
revendiquent détenir une vérité toute dont les significations
interprètent l’ensemble du monde en donnant lieu à une grille
de lecture qui la justifie et la refonde en retour. En ce sens, ils se
développent et se soutiennent à partir d’un noyau d’inertie
dialectique. S’équivalant au message qu’ils véhiculent, ces
discours sociaux radicalisés, en effet, ne paraissent pas user du
signifiant sur un mode métaphorique, ni s’inscrire dans l’ordre
du semblant. Ils imposent une idéologie extrémiste
socioreligieuse et/ou politique opposée à l’ordre social établi
qu’ils contestent. Ils prônent le recours à des méthodes
radicales afin de le renverser et de fonder un nouveau monde
soumis à leur domination. De la sorte, ils refusent, incriminent
et frappent aussi le vivre ensemble civilisationnel de la société
(des sociétés occidentales ou hypermodernes) et la modalité de
lien social ordonnée par le langage qui le structure [3] . Ils visent
à le réordonner à partir de l’idéal qu’ils promeuvent et
cherchent à faire régner en maître. Les régimes totalitaires qui
peuvent en naître profitent, ainsi que Hannah Arendt le
postulait à l’égard du nazisme et du stalinisme, «  d’une
atmosphère politique et sociale générale dans laquelle était
mise en doute la valeur de l’autorité même  » (Arendt, 1951,
p.  880). Cette thèse nous semble pouvoir caractériser en partie
la mutation sociale à laquelle nous assistons. En ayant déplacé
ce qui fait autorité, notre modernité laisse moins de place aux
figures idéalisées, au profit de la jouissance. En retour, des
figures féroces d’autorité s’imposent et promeuvent des idéaux
radicaux.

En effet, dans notre société contemporaine, ce n’est plus le


champ de l’idéal qui oriente le sujet mais celui de la jouissance.
L’association du discours capitaliste avec celui de la science
donne lieu, aujourd’hui plus qu’hier, à une promotion de la
jouissance diffusée et alimentée par la marchandisation
d’objets «  plus de jouir  » qui, bien plutôt qu’ils en répondent,
exploitent le manque-à-être du sujet (Lacan, 1991  ; 1972a). La
promesse capitaliste faite au sujet de faire Un avec lui-même en
se passant de l’Autre égare nombre de nos contemporains et
défait, en la contournant, la structure symbolique de la
discursivité du lien social [4] . Cette ruine de l’Autre, qui fait
malaise dans la civilisation depuis la faillite des discours
porteurs d’idéaux et de grands récits, au profit de l’inflation de
l’objet à consommer, sans parole ni collectivisation, favorise
l’essor des extrémismes socioreligieux et politiques. Les
profonds bouleversements démographiques et économiques
qui touchent nos sociétés hypermodernes sont propices non
seulement à déstabiliser les solidarités établies mais également
à rendre caduques les grilles d’interprétations des événements
qui, jusque-là, avaient été opérantes. De surcroît, la
sécularisation initiée depuis la loi de 1905 repousse comme
jamais le religieux aux frontières de la sphère privée. Il semble
que le regain fondamentaliste du religieux auquel nous
assistons aujourd’hui en soit le corrélat, ainsi que le souligne
Olivier Roy (2016, p.  18)  : «  Les communautés de foi  –  des
catholiques intégristes aux juifs orthodoxes en passant par les
salafistes musulmans – se sentent agressées par la société et la
culture laïques. Ce sentiment d’avoir été expulsé de l’espace
social fait naître soit un désir de reconquête (il faut que la
France revienne à ses racines chrétiennes, il faut prêcher, etc.),
soit au contraire un complexe obsidional : on est menacé, on est
attaqué, il faut qu’on nous accorde un statut d’exception. »

Cette laïcisation du domaine public provoque donc des tensions


ou des conflits cristallisés autour de valeurs communautaires,
notamment autour de marqueurs réputés identitaires ou de lois
contrevenant à certaines valeurs religieuses. Aussi voit-on
surgir un durcissement de positions antagonistes  : «  Les
pratiques religieuses qui sont visibles aujourd’hui ne sont pas
celles d’il y a soixante  ans. Ce ne sont pas les formes
traditionnelles du religieux qui font la “une” des journaux. Ce
sont des formes néofondamentalistes  » (ibid.). Aussi, dans un
contexte de bouleversements socio-économiques, ces nouvelles
occurrences fondamentalistes peuvent donner lieu à des
formes d’actions violentes. En ce sens, note le sociologue
Khosrokahavar (2014, p.  184-185)  : «  Si l’on définit la
citoyenneté comme l’intégration économique et sociale dans
une société, la radicalisation  –  avec son expression la plus
tangible, le terrorisme – est l’un des lieux où se joue le mal-être
d’une partie des citoyens dans un monde dépourvu de réelle
citoyenneté. »

Regain du religieux et recours


subjectif
Si, selon Olivier Roy, « il n’y a pas de retour du religieux » (Roy,
Benslama, 2016, p.  18), nous sommes néanmoins dans une
époque marquée par un mouvement de renouveau des
croyances protéiformes et, parfois, de leur radicalisation. Elles
se muent alors en idéologie intégriste et fondamentaliste. Dans
sa forme spirituelle modérée, ce regain de la croyance
s’enracine dans une recherche de sens sur la vie, la mort et la
question des origines que précisément le discours religieux
produit, alors que la science se fonde, en l’asséchant, de son
expulsion. Elle évacue ces significations, la croyance et ses
incertitudes au profit d’un savoir objectivable et vérifiable. Le
savoir qu’elle se donne pour vérité du réel rejetant la
subjectivité explique, peut-être, pourquoi nombre de nos
contemporains s’en détournent et recourent à l’Autre de la
religion pour trouver en Dieu, tout en lui remettant leur mode
de jouir propre, une réponse à l’énigme de leur être. À  cet
égard, Lacan annonçait, dès 1974, que la religion triomphera de
la Science (Lacan, 1974, p. 79-82). Le progrès scientifique n’a pas
cette vertu de faire tomber la religion en désuétude (Askofaré,
2009). Il la ressuscite au contraire par les bouleversements qu’il
introduit dans la vie de chacun. Dépassant sa vocation de
donner sens au réel de la nature, le discours religieux fait
retour pour interpréter par des significations théologiques le
réel angoissant des avancées scientifiques  ; celui que les
savants eux-mêmes, remarquait Lacan (1974, p.  79),
commencent à éprouver.

Si nombre de nos contemporains recourent au discours


religieux pour voiler le réel de la science qui les égare, l’Autre
de la religion semble aussi constituer une défense ou une
alternative possible face à l’impératif surmoïque de jouissance,
qui règne en maître à notre époque. Entretenu par la bonne
entente des discours de la science et du capitalisme, qui
travaillent toujours plus à forclore la castration (Lacan, 1972b,
p.  96), à répudier le sujet et à disloquer le un plus un du lien
social, ce droit à jouir fait objection au sacrifice de jouissance
qu’implique la civilisation. Il n’est à cet égard pas anodin que
les courants religieux traditionnalistes prennent régulièrement
essor d’une crise moderniste et qu’ils fassent aujourd’hui retour
en donnant parfois lieu à des formes d’extrémismes opposés au
libéralisme intellectuel, artistique ou politique, pour défendre,
dans la rivalité et la lutte à mort, des valeurs religieuses
consacrées, considérées comme parfaites, intemporelles et
immuables. En ce sens, Pascal Ory (2016, p. 226), estime que « le
radicalisme religieux est le nom au XXIe  siècle d’une forme
d’expression politique – en ce qu’elle a un projet d’organisation
pour la cité  –  qui présente d’évidentes analogies avec les
radicalismes occidentaux antérieurs ».

Certes, la promotion, au risque de leur radicalisation, des


idéaux moraux des discours religieux s’édifie sur la ruine de
l’Autre à laquelle nous assistons, mais précisément, selon nous,
parce qu’ils prescrivent du Père sous le nom et la figure de
Dieu. Du père législateur et limitatif de la jouissance, du père
qui humanise en offrant une issue à la pulsion de mort et dont
la référence permet d’organiser le lien social.
Ce regain du radicalisme et fondamentalisme religieux prend
son essor de l’effondrement du crédit fait au Père. Dès 1938,
Lacan avait anticipé ce déclin social de l’imago paternelle
(Lacan, 1938, p.  60) avec pour conséquences la dissolution des
communautés, de la famille élargie, des solidarités
professionnelles, ainsi que la montée en puissance, ajoutait-il
en 1967, des procès de ségrégation à mesure que
l’universalisation introduite par le discours de la science se
conjuguerait à notre avenir de marché commun (Lacan, 1967,
p.  257). En témoigne l’apparition de nouveaux groupements
sociaux qui, issus de la multiplication des S1, se déchirent
autour de valeurs qui sont essentiellement des modes de
jouissance. Aujourd’hui, les prétendus pères s’affrontent pour
obtenir le pouvoir et faire acte d’autorité. Au risque d’ailleurs
que le «  pouvoir débile du méchef  » l’emporte [5]  (Lacan, 1958,
p.  677). Dans cette époque des petits maîtres, le rêve en
l’instauration du père idéal, quitte à faire preuve de nostalgie
réactionnaire, n’étonne pas ; pas plus que le retour en grâce des
religions instituées. En effet, la religion est autant une solution
collective qui assure un lien social en donnant, par la référence
au père, réponse au réel, qu’une solution individuelle par
laquelle le sujet décline sa religion suivant sa singularité propre
et la position qu’il occupe dans la structure. À  ce titre, Lacan
énonce en 1975 que la religion est un symptôme (Lacan, 2005,
p. 22), un symptôme à l’instar du Nom-du-père dont la fonction
noue les dimensions hétérogènes RSI. Elle s’en distingue
cependant, car elle réalise, souligne-t-il en 1973, « le symbolique
de l’imaginaire  » (Lacan, 1973-1974, leçon du 13  novembre
1973)  : l’ordre symbolique (S) qu’elle narre mythiquement (I)
faisant accueil au réel de la singularité (R) (Sauret, 2008, p. 12).

Quand le sujet s’y aliène, ce sinthome universel  –  fourni par


l’Autre de la religion  –  recouvre dans la névrose le sinthome
particulier, le nouage singulier à chacun, opéré par le Nom-du-
père, tandis qu’il peut suppléer à son défaut dans la psychose. Si
le psychotique se passe, en raison de sa forclusion, de la
fonction de nouage du Nom-du-père, il peut en effet trouver à
s’en servir en usant de la religion pour nouer à la place du père.
Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles il peut
souvent y recourir sur un mode conformiste aussi bien
d’ailleurs qu’à une secte dans une forme de servitude
volontaire, ou sinon parvenir, en étant hérétique de bonne
façon (Lacan, 2005, p.  15), à s’en bricoler un à partir de la
solution religieuse. Ce pousse-au-nouage peut aussi le mener à
se sacrer Père et à fonder un certain type de lien social où il est
ce Un à partir duquel les autres s’articulent. Cas, entre autres,
de quelques Pères de la Nation, gourous (Hamon, Trichet,
Lamote, 2016) mais aussi leaders de groupuscules dont la
dictature est sous-tendue par cette tentative de nouer et de faire
consister à partir d’eux l’ensemble, en objectant à la différence.
Ce nouage n’est pas borroméen, c’est la solution paranoïaque
du nœud de trèfle, car plutôt que de relier chacun dans ses
particularités, il unifie à partir du symptôme d’un seul. En
outre, si le Nom-du-père, dans son exception logique, fonde
l’ensemble en transmettant la castration à tous afin que chacun
en particularise la solution, les dictateurs, gourous ou leaders
de groupuscule s’instituent quant à eux comme l’incarnation
même de cet Au-moins-un qui la refuse. Ils exigent, pour cela,
de la part de ceux qui s’en remettent à eux, qu’ils se conforment
à leur seul jugement valant pour tous, s’orientent de leur
discours unique et sacrifient à leur volonté de jouissance. Ils
incarnent une figure de l’Urvater, le Père de la horde primitive
qui, selon Freud (1927, p. 60), est le prototype de Dieu.

L’Un de l’exception paternelle s’évapore dans notre modernité.


Sans doute est-ce l’une des causes de la montée en puissance
des discours socioreligieux et/ou politiques radicalisés, et l’une
des raisons pour lesquelles les prétendus pères qui en fondent
la doctrine prolifèrent. De là où le Père symbolique vient à
manquer, ils s’érigent en Père de l’humanité au prix de la
torturer pour faire régner sans conteste leur idéologie. Cette
figure du Père n’est autre que celle d’Un père réel qui, en
s’élevant contre les programmes et régimes de jouissance de ses
contemporains, en édicte, en miroir, les siens. Toutefois le
succès, même relatif, de leurs doctrines appelle à être interrogé.
Pour quels motifs de jeunes Occidentaux en viennent à
souscrire à l’idéologie de la doctrine djihadiste qui mêle
dimension religieuse et politique, et ce, lors même qu’ils ne
paraissent subir aucune pression sociale à la différence de ceux
qui subissent ce régime totalitaire ?

Ressorts subjectifs de l’adhésion


À l’évidence, nombre d’études sur la radicalisation, comme celle
de Bouzar, Caupenne et Valsan (2014), considèrent que les
techniques d’endoctrinement et d’embrigadement de type
sectaire jouent un rôle majeur dans les processus de
radicalisation. Leurs auteurs se réfèrent alors essentiellement à
la notion fourre-tout «  d’emprise mentale  ». D’autres, dans la
même veine, mettent l’accent sur la manipulation à l’œuvre
dans la radicalisation. Ainsi, dans un rapport de la Miviludes
(Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les
dérives sectaires), Zagury affirme repérer un même trait
psychologique chez les « manipulateurs » qui influenceraient et
endoctrineraient les jeunes Occidentaux : « Leur extraordinaire
aptitude à saisir l’autre, inversement proportionnelle à leur
capacité à entrer en relation avec eux-mêmes, ce que l’on
nomme habituellement l’insight. Lorsqu’ils sont appréhendés et
expertisés, on observe une étonnante discordance entre leur
habileté “diabolique” et leur vulnérabilité, leur inconsistance de
petits mythomanes  » (Zagury cité dans Miviludes, 2013-2014,
p. 12).

La notion de manipulation mentale s’est en effet imposée, ces


dernières années, dans le discours médico-légal et dans le
champ des sciences humaines et sociales, en étant
progressivement appliquée à des phénomènes aussi distincts
que les sectes, la radicalisation islamiste, jusqu’aux malaises
professionnel et domestique, via les théories du harcèlement
moral. Cette thèse exclut la responsabilité du sujet dans son
adhésion à la secte ou au discours religieux radicalisé. Elle
élude tout questionnement sur la logique et les motifs subjectifs
qui la sous-tendent ainsi que les fonctions psychiques qu’elle
peut venir à assumer. Un fantasme de structure perverse
semble en outre former le noyau du schème manipulatoire
(Lamote, Hamon, 2016). Non seulement la doctrine de la
manipulation mentale, en interprétant les phénomènes
sectaires et de radicalisation islamiste comme les conséquences
d’une intention malveillante de l’Autre, de son vouloir tout-
puissant, donne en effet consistance à celui-ci en suggérant sa
volonté de jouissance, mais, de surcroît, dans le même
mouvement, elle passive le sujet en le livrant à cette dernière.
Une telle théorie l’enferme dans une position de victime, pour
en faire le simple instrument de la jouissance de l’Autre. C’est
en cela que la doctrine de l’emprise et de la manipulation
mentale s’avère pernicieuse, car elle peut inciter l’ex-adepte
d’une secte ou d’une communauté religieuse radicalisée à
méconnaître les motifs pour lesquels il a recouru à ces
dernières en n’en voulant rien savoir. Autrement dit,
l’hypothèse de la manipulation mentale ne nous enseigne rien
des motifs subjectifs à l’œuvre dans l’adhésion sectaire, ou sur
le recours à un discours religieux radicalisé. Et, en nourrissant
le fantasme d’un supposé manipulateur omnipotent, elle porte
en elle le risque d’engager l’ex-adepte sur les voies de la
répétition. Elle pourrait même inciter certains sujets à se
radicaliser. Cette doctrine n’est sans doute pas pour rien dans le
parcours de ces sujets passant d’une secte à l’autre, d’un
discours radicalisé à un autre, protégés, aveuglés sinon abusés
qu’il sont par leur statut de victime (ibid.).
Paradoxalement, certains centres de déradicalisation [6] 
n’hésitent pas à utiliser des techniques basées sur cette thèse de
la manipulation, de l’emprise mentale. Ils usent ainsi de
méthodes qui œuvrent dans le même sens, car ces dernières
visent à un reconditionnement cognitif et émotionnel (Bouzar,
Martin, 2016)  ; nous pouvons donc nous demander si ces
méthodes n’incitent pas insidieusement le sujet à se faire objet
de jouissance (passivé) et à s’ancrer dans une position indue de
victime, comme le souligne Le Breton (2016, p.  121)  : «  Les
jeunes sont loin d’être de malheureuses victimes. Ils adhèrent
passionnément et lucidement à l’idéologie qu’ils ont
découverte. La notion de manipulation ne tient guère. Sinon
comme une formule de sens commun pour éviter de penser la
complexité et l’ambiguïté de l’acte. »

L’adhésion d’un sujet à une secte ou à une communauté


religieuse radicalisée appelle donc à s’interroger au cas par cas
afin de cerner la logique subjective qui la sous-tend, c’est-à-dire
la causalité et les fonctions psychiques qu’elle remplit, selon la
position que le sujet occupe dans la structure clinique. Cette
analyse implique de s’interroger sur le sens et les coordonnées
des actes d’un sujet.

La démarche, qui consiste à analyser le recours subjectif à la


secte ou à une doctrine religieuse extrémiste, ouvre en effet à la
vérité psychique de l’acte qui le motive et peut d’ailleurs
contribuer, pour qui s’engage dans une cure avec un adepte ou
un ex-adepte, à l’intégration par le sujet de sa responsabilité
véritable. C’est précisément ce que la théorie de la
manipulation mentale évacue, car elle répudie, jusqu’à le
forclore, le sujet.

En ce qui concerne l’adhésion à la mouvance politico-religieuse


de l’islamisme radical, sans doute s’agit-il déjà de remarquer
que ce sont parfois des sujets en situation subjective d’exclusion
sociale qui y recourent. Non seulement l’évolution des mœurs
(féminisme, homosexualité, etc.) leur apparaît décadente mais
notre société consumériste les inscrit dans une frange dans
laquelle ils n’ont, doublement, pas droit de cité. Stigmatisés
d’un point de vue social, ils résident dans des zones de non-
droit, «  des lieux, dits de banc-lieux (lieux du bannissement)  »
(Lacadée, 2007, p.  9). Ils peuvent s’installer à demeure dans
cette mise au ban, en adoptant des conduites délictuelles ou
criminelles pour survivre, et surtout, pour s’inscrire en
opposition à la société conventionnelle et à ses circuits de
masse. Ils sont bien souvent sans voie d’insertion sociale et sans
issue possible face à la condition de paria à laquelle ils sont
relégués et qu’ils peuvent, en riposte, agir en s’y identifiant.
Mais ils n’ont pas non plus droit de cité en ce sens qu’ils sont,
aussi, sans voix : leur parole est conspuée de là où la structure
de la culture à laquelle ils appartiennent est suspectée de
dangerosité. Le déclin social de l’imago paternelle favorise la
montée en puissance des procès de ségrégation à l’œuvre dans
notre lien social dominé par le néolibéralisme et les
technosciences (Lacan, 1967, p. 257). De surcroît, il accentue la
désaffiliation de ces jeunes, dont le terme même indique leur
perte de re-père. Il n’y a de fait pas lieu de s’étonner qu’ils
peuvent alors se tourner vers un prétendu père qui, érigé en
maître, leur délivre un savoir prêt-à-porter de sens, à partir
duquel ils peuvent s’orienter, ainsi que le souligne
Khosrokhavar  (2015)  : «  On pourrait pratiquement dresser le
portrait-robot du djihadiste maison [français] : ils sont presque
tous des jeunes au passé délinquant, ayant commis des actes de
vol ou de trafic  ; ils ont presque tous connu une période
d’emprisonnement, quasiment tous étaient désislamisés et sont
devenus musulmans “born again” ou convertis djihadistes sous
l’influence d’un gourou, des copains ou à partir de leurs
lectures sur Internet. »

Il n’est pas non plus surprenant que la masse désorientée qu’ils


représentent puisse adhérer à un discours radicalisé qui
« met[te] de l’ordre, fa[sse] la loi » à l’Autre social méchant avec
lequel ils sont en rapport. Ce discours radicalisé constitue un
recours «  spécialement en banlieue, [contre] le discours de
l’injustice faite à l’islam, aux musulmans, au prophète  »
(Dupont, 2015). À  la différence de ces derniers, Khosrokhavar
souligne que des jeunes Occidentaux, possédant pourtant une
inscription signifiante dans le lien social contemporain,
recourent aussi à l’islam radical  : «  Chez eux sévit une
dimension anti-Mai 68  : les jeunes d’alors cherchaient
l’intensification des plaisirs dans l’infini du désir sexuel
reconquis, désormais, on cherche à cadrer les désirs et à
s’imposer, par le biais d’un islamiste rigoriste, des restrictions
qui vous ennoblissent à vos propres yeux […]. [Maintenant] on
veut des normes, on y aspire et on les sacralise. L’islamisme
radical […] réhabilite une version distordue du patriarcat
sacralisé en référence à Dieu » (-Khosrokhavar, 2015).
C’est, semble-t-il, la raison pour laquelle certains peuvent
recourir à la figure d’un père rigoriste qui fasse limite à la
jouissance et adhérer à son discours religieux.

Aussi, dans chaque cas, il semble que ces jeunes Occidentaux


recourent à l’idéologie de la doctrine djihadiste, car cette
dernière prescrit du Père sous le nom et la figure de Dieu ; du
père législateur et limitatif de la jouissance, du père qui
accueille leur position de déchet de la société ou qui élève
chacun, dans sa référence, à la vertu. En ce sens, si la doctrine
djihadiste attire de nombreux sujets, c’est dans la mesure où
elle dénonce les méfaits de la modernité qui coupe l’humanité
de la relation à Dieu, au Père, et qui sous prétexte d’améliorer
leur sort fait perdre à chacun le sens de la vie. En cela, elle vient
répondre à certaines préoccupations individuelles mais aussi
collectives. Cependant, et c’est sans doute là ce qui fait la
spécificité d’un discours radicalisé, d’une idéologie de type
extrémiste, si cette mouvance djihadiste capte de nombreux
sujets parce qu’elle prescrit du Père à chacun, ce père
n’humanise guère, car il n’offre pas une issue à la pulsion de
mort et ne permet pas, dans sa référence, d’organiser le lien
social. Au contraire, la doctrine djihadiste exploite ce qui fait
malaise dans la civilisation pour, et à rebours des recours
subjectifs au père dont elle use, établir son idéologie autoritaire
et fonder un nouvel ordre social. Le père qu’elle propose est
une figure obscène de la jouissance. Non seulement celle-ci se
nourrit de l’épuration de la scène du monde de l’Autre qui,
aussi mécréant que décadent, s’avère dénoncé dans son hérésie,
mais elle tire aussi jouissance du sacrifice propitiatoire de
chacun de ses fidèles, avec cette promesse de trouver dans la
pure culture de la pulsion de mort une voie de rédemption et de
sainteté. Dans la référence à ce Dieu qui n’est autre qu’une
figure de l’Urvater, les sujets en effet s’engagent «  dans une
quête de pureté dans l’affrontement de la mort au nom du
martyr  » (ibid.). En ce sens, l’idéologie djihadiste ne promeut
pas d’idéaux pour construire et maintenir le vivre ensemble.
Elle les troque au contraire contre un usage impératif et
individuel de jouissance  : «  Nous avons […] affaire à une
altération particulière des idéaux qui ne tiendrait que par un
pousse-au-jouir, un pousse-au-jouir d’une façon nouvelle, qui
donne un référent nouveau au vieux nom de martyr » (Laurent,
2015).

Mais n’est-ce pas la logique qui, à la fois, sous-tend et à laquelle


confine toute idéologie religieuse et/ou politique extrémiste
recourant à des méthodes aussi radicales que violentes  ? Celle
finalement d’inciter chacun à tirer jouissance, au nom de
quelques dieux obscurs (Lacan, 1973, p. 247) ou de patries sans
nom, de la souffrance infligée et de sa douleur d’exister, voire
de sa perte et de celle de quelques autres  ? Certains, en se
propulsant dans l’orbite de la pulsion de mort et en y
précipitant leur corps, peuvent être poussés ou se montrer
déterminés à sacrifier leur vie ainsi que celles des autres. C’est
notamment le cas des attentats-suicides perpétrés au nom de
et/ou en vertu de, et ce, quelle que puisse être, selon les époques
et les latitudes, la nomination prise par la cause à laquelle ils se
réfèrent  –  même s’il est évident que certaines idéologies,
comme celle de Daech, savent plus que d’autres miser sur et
exploiter cette logique (auto)sacrificielle, en affirmant que le
divin l’exige et en promettant à chacun dans leur propagande
une place dite « de héros ». Les sujets qui sont conduits ou qui
se vouent ainsi à mourir en martyr espèrent en tirer triomphe.
Ils sacrifient leur vie et celle des autres pour leur jouissance et
pour servir celle de leur Dieu et/ou de l’idéal auxquels ils s’en
remettent.

Le déclin du crédit fait au Père qui caractérise notre modernité


n’est pas sans susciter le règne dévastateur de la jouissance, en
devenant un terreau fertile à l’essor de discours extrémistes
religieux et à la prolifération des martyrs qui, comme « témoin
d’une souffrance plus ou moins pure  » (Lacan, 1975, p.  105),
incarnent et se veulent constituer la référence même de cette
dernière. Cette «  pure culture de la pulsion de mort  » (Freud,
1923, p.  268) les conduit à chercher un apaisement dans le
martyre et le crime, et, dans le même mouvement, à en jouir
sur un mode (auto)sacrificiel.

La conjonction de la sécularisation et de la globalisation


constitue au XXIe  siècle une condition décisive au renouveau
localisé des croyances, et en particulier des religions
monothéistes, selon Éric Laurent. Ce dernier, en effet, discerne
«  [des]  triomphes des religions au pluriel […] Ces triomphes
sont aussi bien ceux qui seront compatibles avec la sublimation
que ceux qui s’y opposent en célébrant la pulsion de mort. Il
nous faudra les prendre en compte dans leur pluralité et leur
diversité tout au long du siècle » (Laurent, 2016).
Force est de constater, de fait, le triomphe actuel des
célébrations de la pulsion de mort.

Une visée de transmission

Cet ouvrage didactique de psychopathologie clinique et


criminologie psychanalytique est structuré en trois grandes
parties rassemblant vingt-quatre chapitres qui, à l’appui de
repères conceptuels, éthiques et cliniques, analysent le regain
des extrémismes, la logique subjective des passages à l’acte qui
peuvent en dériver, et les modes de prévention et de traitement
de la radicalisation.

Ainsi, la première partie rassemble des contributions


questionnant, pour ce qu’elle nous enseigne, la montée en
puissance du fanatisme. Plusieurs d’entre elles portent sur les
fonctions psychiques remplies par «  Dieu  », dont la mise en
exergue permet de repérer l’évolution des recours subjectifs au
discours religieux et d’éclairer l’actualité des nouages entre
croyance, idéal et radicalisation. Ce faisant, les auteurs tentent
d’établir une partition entre la logique sous-tendant le
fanatisme religieux antérieure à la montée au zénith social de
l’objet a (Miller, 2005) et celle qui en émane. Ils montrent que
les figures contemporaines de l’extrémisme sont à la fois la
conséquence et la réponse à ce qui fait désormais malaise dans
la civilisation. La déliquescence de la référence au Père et la
ruine de l’Autre suscitent le règne de la jouissance. Celles-ci
peuvent aussi inciter chacun à être sans au-delà à lui-même, à
revendiquer son droit à jouir et à triompher d’être cause de lui-
même. En effet, maintenant que les discours porteurs d’idéaux
se défont, le sujet est devenu sa propre norme. Assigné au
contrôle de sa vie, il est soumis à l’injonction de se produire lui-
même dans une société où règne le choix matérialiste. Sommes-
nous à l’aube d’une nouvelle humanité  ? C’est l’une des
questions qui traversent la première partie de l’ouvrage. Elle
nécessite d’étudier les rapports entre religion, science et
psychanalyse et d’interroger la nouvelle ère dans laquelle nous
sommes entrés. Certaines utopies en témoignent, notamment
celle, scientiste, du transhumanisme, qui vise à perfectionner le
corps de telle sorte qu’il soit expurgé de toute humanité, de
cette part faillible objectant au fantasme contemporain
d’unicité, celui d’être sans décomplétions. Ce fanatisme de l’Un
s’avère également à l’œuvre dans les théories du complot, dont
la propagation s’inscrit dans une époque qui, tout en mettant
ses espoirs dans la science, souffre du manque de l’Autre de la
garantie. Interprétant l’absence de vérité dernière et, ainsi,
l’inconsistance de structure de l’Autre, comme trompeuse et
maligne, elles participent à la paranoïsation imaginaire du lien
social (Lamote, Hamon, 2016). L’expansion contemporaine du
discours sécuritaire en est une manifestation probante. Loin
d’être pavé de bonnes intentions, ce dernier nourrit et renforce
le « mal absolu » de l’insécurité (Miller, 2008) en instaurant une
méfiance généralisée (Trichet, Hamon, 2016). Cette partie
comporte également des chapitres examinant ce
désenchantement du monde, selon trois voies d’investigation.
D’une part, ils sondent les effets sociopolitiques et subjectifs du
discours néolibéral de notre société moderne, à la faveur de
l’aphorisme lacanien « l’inconscient, c’est le politique » (Lacan,
1966-1967) qui pose une communauté de structure entre
l’inconscient et l’Autre social. D’autre part, ils éclairent les
formes d’extrémismes et les approches totalitaires de l’humain
d’aujourd’hui, grâce à l’analyse des logiques sous-tendant les
idéologies et les politiques génocidaires du XXe siècle dont elles
sont en partie héritières. Enfin, dans cette époque des guerres
dissymétriques, ils étudient les pratiques terroristes actuelles à
partir de la clinique de l’acte.

La deuxième partie se compose de chapitres témoignant des


apports de la psychanalyse dans l’étude des diverses figures
contemporaines de l’extrémisme et des passages à l’acte qui en
résultent. Les auteurs reviennent sur ce que Freud, durant les
années 1920, a su mettre en évidence en intégrant dans sa
seconde topique et sa nouvelle théorie des pulsions ce que,
notamment, le drame historique de la Première Guerre
mondiale démontrait : la présence en chacun d’une pulsion de
mort qui, en certaines occasions, se déchaîne tout en alimentant
l’autodestruction inhérente à toute civilisation. À la faveur des
avancées lacaniennes sur le concept de jouissance, qui unifie
libido et pulsion de mort, tout un champ clinique de la psychose
est à cet égard examiné : celui dans lequel le déchaînement de
la jouissance prévaut et permet, entre autres, d’interroger le
pousse à l’acte et au sacrifice de certains tueurs en série,
pathomimes, apotemno-philes. Cette jouissance radicale se
dévoile d’ailleurs dans l’attentat-suicide de quelques kamikazes
dont le mourir en martyr, dans sa logique (auto)sacrificielle,
témoigne. Cet usage extrémiste de l’acte, par lequel le sujet
s’évacue de la scène de l’Autre, appelle aussi à être analysé à
partir des idéaux du discours qui le précipitent.
Paradoxalement, la clinique démontre que si certains sujets se
règlent sur les signifiants-maîtres de ces discours pour
ordonner leur existence, c’est précisément au prix de leur
effacement et pour jouir de la mort et du sacrifice auxquels ils
sont conviés. À ce titre, plusieurs chapitres mettent en évidence
que les idéaux d’un discours radicalisé promouvant et incitant à
la jouissance sont autant de rapports déréglés au sacré, à la
vérité et à l’identité, etc. La clinique de certains djihadistes le
démontre, tandis que leurs attentats terroristes se révèlent
similaires, dans la logique de haine et de vengeance qui les
sous-tend, à ceux commis par les meurtriers de masse, dont la
catégorie psychiatrico-criminologique est discutée. Portant sur
la clinique du passage à l’acte et le pousse-à-la-mort qu’elle
inclut, cette partie interroge enfin, en mettant la clinique à
contribution, la logique des crimes justiciers dans le délire
paranoïaque de préjudice ainsi que la déchéance objectale,
jusqu’à son hors sens obscène, à laquelle mènent certaines
idéologies en reléguant le sujet au rang de pur déchet.

Centrée sur la clinique de la radicalisation, la troisième partie


rassemble des chapitres portant, notamment, sur la pratique du
psychologue en institutions pénitentiaires et judiciaires,
singulièrement dans le cadre du Plan de lutte anti-terroriste. Ils
identifient les limites de la psychocriminologie dans son
appréhension du phénomène dit «  de radicalisation  », visant
l’établissement de profils, à partir d’études et de critères
statiques. Ne s’orientant pas au cas par cas, cette dernière n’est
guère attentive au réel auquel chaque sujet a affaire et elle
échoue à cerner les ressorts psychiques du radicalisme. Les
impasses de la lutte anti-terroriste semblent aussi pouvoir
s’expliquer à partir des pratiques bureaucratiques qu’elle
déploie, faites de grilles d’évaluation, de protocoles et
d’objectifs à court terme. Participant de «  la folie évaluation  »
contemporaine (Abelhauser, Gori, Sauret, 2011), ces pratiques
sont issues de dérives scientistes et néo-libérales. Il est sur ce
point intéressant de remarquer que le terrorisme actuel
s’oriente du discours du capitalisme et use des technosciences.
La propagande de Daech en est une illustration dans ses
méthodes d’endoctrinement et de recrutement.

En prenant appui sur leur pratique clinique, les auteurs


questionnent aussi les ressorts et motifs subjectifs de la
radicalisation. L’éthique, au sens classique, y est de mise.
Impliquant un questionnement sur la norme et le lien social,
cette perspective interroge le sens des actes d’un sujet. Ayant
ainsi pour intention de préciser la causalité de la radicalisation
dans l’économie psychique, les auteurs tentent, à partir de
témoignages, de discerner la logique qui sous-tend l’adhésion
de sujets à un discours politico-religieux extrémiste, de sorte
que ces chapitres en repèrent les coordonnées signifiantes, les
points de bascule et de possible retour. Ils soulignent aussi la
honte de vivre et la radicalisation de la jeunesse, ainsi que
l’engagement adolescent dans le crime dans des communautés
sociales qui le valorisent. Enfin, ils mettent en évidence les
fonctions subjectives assumées par la radicalisation ainsi que
les modalités de traitement de cette dernière. À  leur manière,
les auteurs montrent ainsi la «  pertinence de la psychanalyse
appliquée » (Collectif, 2003) et ses effets dans les modes de prise
en charge institutionnelle de sujets dits «  fanatisés  » ou
« radicalisés ».

Cet ouvrage collectif met au travail des questions cliniques,


sociales et politiques qui possèdent une actualité indéniable
dans les milieux sanitaire, socio-éducatif, judiciaire et
pénitentiaire. À l’étude des fanatismes d’aujourd’hui, ce livre a
ainsi pour ambition de transmettre des repères conceptuels,
éthiques et cliniques en psychopathologie et criminologie
psychanalytique, aux professionnels exerçant dans les milieux
susmentionnés, aux étudiants en psychologie ou psychiatrie,
ainsi qu’aux chercheurs et à tout lecteur intéressé par les
nouvelles formes de radicalité.

Bibliographie

ABELHAUSER, A.  ; GORI, R.  ; SAURET, M.-J. 2011. La folie évaluation.


Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris, Fayard, coll. « Mille
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KHOSROKHAVAR, F. 2015. « Des jeunes radicalisés qui se rêvent en
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Notes du chapitre

[1] ↑  R. Hamon, Y. Trichet, Radicalisation des croyances et crimes au nom de l’idéal,


journée d’étude, université Rennes 2, 22 mai 2015.

[2] ↑  R. Hamon, Y. Trichet, Les fanatismes, aujourd’hui. Enjeux cliniques des nouvelles
radicalités, colloque international interdisciplinaire, université Rennes 2, 13 et 14
octobre 2016.

[3] ↑  « Un discours, c’est ce qui détermine une forme de lien social » (Lacan, 1975,
p. 76).

[4]  ↑  C’est la structure sociale du lien social basée sur les grands récits et
l’opérativité du discours du maître classique qui s’en trouve modifiée. La
globalisation, effet du capitalisme, a généré le passage de la structure sociale du tout
à la «  structure sociale du pas tout  » (Miller, 2002, p.  21) dans laquelle les repères
traditionnels se délitent.

[5] ↑  Nous en empruntons la formule à Lacan qui, de la sorte, rappelait comment


Freud, dans Psychologie des foules et analyse du Moi (1921), avait su mettre en
évidence, à partir de la figure du Führer, que n’importe quel trait signalant le plus-
de-jouir de celui auquel on s’identifie peut faire ralliement  –  une minuscule
moustache en l’occurrence.

[6] ↑  Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI).
Première partie -
Fanatismes religieux,
politiques et scientifiques
« Nom de Dieu »
Alain Abelhauser
Alain ABELHAUSER est psychanalyste, professeur de
psychopathologie, EA 4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Il est l’auteur de Le sexe et le signifiant (Le Seuil,
2002)  ; La folie évaluation (avec R.  Gori et M.-J. Sauret,
Fayard, 2011)  ; Mal de femme. La perversion au féminin
(Le Seuil, 2013).

alain.abelhauser@-univ-rennes2.fr

N om de Dieu  ! Difficile de faire plus simple et plus concis,


non  ? Entendu hors tout contexte, convenons qu’il s’agit
d’abord d’un juron. D’un juron un peu suranné, certes. Un juron
qui s’est passablement effacé, dans notre usage quotidien, au
profit d’autres, mieux sentis. Ce qui montre combien son
pouvoir transgressif, blasphématoire, s’est progressivement
érodé, à proportion du déclin du sacré auquel il s’attaque. Que
reste-t-il, d’ailleurs, de celui-ci  ? La question se pose. On en
trouve bien sûr encore quelques échos dans ce qui conduisit
aux édulcorations plus ou moins homophoniques (Zeus, par
exemple  : «  nom de Zeus  »  ; ou encore bleu  : «  morbleu  »,
«  parbleu  », «  sacrebleu  ») qui témoignent qu’il y eut une
époque où l’on pouvait tenter de jurer sans blasphémer, de dire
sans dire, de commettre le pire sans en risquer les
conséquences. Serait-ce alors à de telles réminiscences que ce
sacré-là se réduirait désormais ?

Si jurer le nom de Dieu a donc perdu beaucoup de son efficacité


transgressive, si un tel acte a même eu tendance à se
transformer en une exclamation banale, voire désuète, il n’en
demeure pas moins que l’invocation participe toujours d’un
mouvement, d’un geste, revenant in fine soit à prier Dieu, à lui
adresser une supplique, à lui rendre hommage, soit, au
contraire, à chercher à lui porter atteinte, à le profaner, à
dévoiler l’ampleur de l’impiété et de l’irrespect que l’on veut
marquer à son égard. «  Tu ne prendras point le nom de
l’Éternel, ton Dieu, en vain…  » est-il rappelé dans le
Deutéronome (5, verset 11). Alors que le deuxième
commandement prescrit de ne prononcer le nom de Dieu
qu’avec respect et pour le bien. Quand il n’est pas recommandé,
encore plus simplement, de ne pas le prononcer du tout, évitant
ainsi tout risque de profanation malvenue.

Tout cela pour insister sur le fait que dire le nom de Dieu est en
somme crédité du pouvoir d’interpeller Dieu lui-même, que ce
soit pour le bien – le prier – ou le mal – le défier. Que le nom de
Dieu, c’est en somme Dieu lui-même, et que porter atteinte à
l’un revient à porter préjudice à l’autre. Le nom (et non, là, le
mot) serait donc la chose, pour paraphraser Hegel. La chose
même, pour paraphraser Freud. Dieu est dans toute chose,
certes, mais peut-être avant tout dans son nom.
Ce qui conduit Lacan, un peu moins concis que moi, en
l’occurrence, mais certainement beaucoup plus complet, à
proclamer que lui sait «  appeler Dieu par son nom-de-Dieu de
Nom » (Lacan, 1970, p. 437). Qu’est-ce à dire, sinon admettre, en
première intention, qu’appeler Dieu par son nom est à la fois
une façon de toucher à la vérité, à la vérité dernière, et de
commettre une irrévérence profonde, une irrévérence de
structure ?

Mais de quelle vérité dernière, et de quelle irrévérence de


structure s’agit-il plus précisément  ? C’est à l’énoncer que je
voudrais me consacrer à présent, avec le soupçon que devrait
venir à en être éclairé du même coup ce qu’on pourrait appeler
les fonctions de Dieu. Ces fonctions que Dieu remplit auprès de
l’homme, ou, plus exactement, certaines des fonctions qu’il a
remplies par le passé et certaines des fonctions qu’il remplit
actuellement. Ce qui amène à considérer que l’écart entre les
unes et les autres, que ce passage au temps présent, mettent
bien en lumière une évolution qui n’est rien moins que celle du
lien social : ces changements du monde et les raisons des crises
qui l’accompagnent  –  et nous intéressent ici, dès lors qu’elles
relèvent de ces processus que l’on nomme radicalisation,
extrémisme, fanatisme.

Nom-du-père et Dieu-le-père
Commençons peut-être, au plus simple, par rappeler quelques
fondamentaux, qui auront de toute façon l’intérêt d’introduire
aux réflexions et aux débats que ne manquera pas de soulever
la suite de cet ouvrage. D’autant que nous disposons, en
psychanalyse, grâce à Lacan, d’un concept  –  d’un sacré
concept  –  celui de Nom-du-père, que l’on a parfois tendance à
rabattre sur celui de Dieu, voire à assimiler à celui de Dieu
lorsque c’est de Dieu-le-Père qu’il est question. Un concept dont
il importe donc, à mon sens, de s’employer à préciser les
rapports, les correspondances et les divergences, avec le Nom-
de-dieu.

Il est bien sûr une lecture de Lacan qui tendrait à les confondre.
C’est en effet Lacan lui-même qui déclare en 1967, par exemple,
lors d’une conférence à Naples  : «  Cette place du Dieu-le-Père,
c’est celle que j’ai désignée comme le Nom-du-père et que je me
proposais d’illustrer dans ce qui devait être ma treizième année
de séminaire [1]  » (Lacan, 1967, p. 39).

Ou encore, l’année suivante, dans une autre conférence où il est


conduit à s’expliquer sur ce qu’il entend par « grand Autre », et
où il précise alors très simplement qu’il définit celui-ci « comme
un lieu où la parole vient prendre place  » (Lacan, 1968, p.  6),
mentionnant ensuite que « cet Autre, on ne l’avait pas vraiment
dégagé, parce qu’il est à une bonne place et qu’on y avait
installé quelque chose qui y est encore, pour la plupart d’entre
vous, et qui s’appelle Dieu » (ibid.). Et d’ajouter, d’une part, que
ce dernier « est toujours bien là » (ibid.) et, d’autre part, que si
les psychanalystes n’ont pas vraiment apporté grand-chose à la
question de savoir s’il existe ou non, il n’en reste pas moins que
cette place, « il est possible d’en traiter », parce qu’il n’a « jamais
fait de doute qu’y gîte ce dont il s’agit quant au savoir. Tout
savoir nous vient de l’Autre » (ibid.). (Ce sur quoi il insistait déjà
dans la conférence précédemment citée lorsqu’il indiquait : « Le
sujet supposé savoir, Dieu lui-même pour l’appeler par le nom
que lui donne Pascal » (Lacan, 1967, p. 39).

Mais l’occurrence la plus importante, peut-être, pour la suite de


mon propos, est encore plus tardive. Elle est à extraire du
Séminaire  XXIII (comme Jean), Le sinthome (dont il n’est pas
absolument vain de faire résonner ici, une fois de plus, la
polysémie du mot). Elle est très connue, et de loin pas aussi
simple qu’elle peut y paraître à première lecture. Soupesons-la :
«  L’hypothèse de l’inconscient ne peut tenir qu’à supposer le
Nom-du-père. Supposer le Nom-du-père, certes, c’est Dieu. C’est
en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-
père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en
passer – à condition de s’en servir [2]  » (Lacan, 2005, p. 136).

De quoi Dieu est-il…

Je n’égrène pas ces citations, quoi qu’on puisse en penser,


comme si elles étaient issues d’un livre sacré, diseur de vérité,
d’un livre mort et encensé, qui requiert à présent que l’on en
fasse une exégèse infinie. (Quoique… Quoique ce soit bien la
pente qui leur est hélas souvent réservée  –  cette dernière
remarque participant pleinement de mon propos actuel sur
Dieu, la religion, le Nom-du-père et l’usage que l’on en fait).

Je n’évoque et ne rappelle ces quelques extraits que pour


introduire, préciser, orienter et donner une validité préalable à
la suite de mon argumentation. Car la question à laquelle je
parviens maintenant est celle-ci  : comment entendre cette
assurance que le Nom-du-père et Dieu viennent à une même
place, cette place que Lacan désigne comme celle du grand
Autre, laquelle se trouve aussi, en la circonstance, être celle du
savoir, du supposé savoir  ? Faut-il, en somme, confondre tout
cela  –  Dieu, Dieu-le-Père, le Nom-du-père, l’Autre  ? Et  –
  pourquoi pas  –  ne faut-il pas dès lors convenir de ramasser
toutes ces appellations sous cette interjection  : Nom-de-Dieu  ?
Ou encore – disons-le un peu autrement – ce que Lacan, à partir
de Strindberg, appelle le grand Autre, ou ce qu’il nomme le
Nom-du-père, ne sont-ils, pour employer une formule
désormais à la mode, que des noms de Dieu  ? S’agit-il là de
coquetteries de langage de la psychanalyse, qui nommerait
autrement ce que tout le monde identifie aisément sous un nom
différent ?

Je ne le pense pas, bien sûr  ; je considère en revanche que


l’intérêt premier de ces interrogations, au-delà de toute
dimension épistémologique ou exégétique, est bien de
contraindre à saisir la nature de cette fameuse place, de cette
place à laquelle viennent  –  comment les nommer pour
l’instant ? – ces diverses figures. De contraindre à saisir – car il
me semble qu’en définitive cela revient au même  –  la ou les
fonctions que remplissent ces figures lorsqu’elles viennent
occuper cette même place.

Constituer la garantie dernière

Première d’entre ces fonctions, la plus évidente et la plus


souvent dépliée, celle qu’il me semble pouvoir désigner du seul
mot de garantie. Ce qui caractérise peut-être avant tout cette
place occupée par Dieu, le Père (mort, ou symbolique), ou
l’Autre (non barré), est, me semble-t-il, d’offrir, de constituer
une garantie. Disons cela ainsi  : vous et moi ne sommes pas
d’accord ; nous nous opposons, nous nous affrontons. Comment
savoir, sur la foi de notre seule parole, qui dit vrai ? Si l’on tente
d’éviter la solution du strict duel, de l’élimination sans autre
forme de procès de l’autre, du voisin, par celui qui est le plus
fort, si l’on reconnaît un peu de dimension tierce, alors il y a
une solution  : l’ordalie. Elle consiste à convoquer l’Autre, le
grand Autre ; à l’assigner à intervenir, à le sommer de faire un
signe, à l’obliger à trancher pour dire qui, d’entre nous, dit le
vrai – à le contraindre à camper la référence dernière à partir
de laquelle il est possible de penser un ordre du monde.

C’est la première fonction, je crois, que l’on attribue à Dieu, dès


lors que le monothéisme apparaît. D’être celui qui sait, et
surtout celui qui donne une garantie à tout savoir. C’est ce que
nous appelons, nous, psychanalystes, la fonction paternelle, qui
advient dès lors que le père a viré au symbolique, dès lors qu’il
est reconnu mort, et que du manque, de la castration, s’extrait
cet autre guide, cette autre référence, qu’on nomme le phallus.

Pour lire le monde, et accessoirement y faire sa place, il faut


une carte, il faut une référence. L’homme a créé Dieu non pas à
son image  –  horreur  ! – mais à cet usage, en réponse à cette
nécessité. Dieu : celui qui dit, même et surtout par ses silences,
ce qui est vrai, ce qu’il faut penser et ce qu’il faut croire. Celui
qui donne sens à l’ordonnancement du monde.

Soulager du poids de la faute

Première fonction de ce Nom, donc, celle qui est proprement


déterminante, celle qui l’emporte certainement sur les autres,
ne serait-ce que dans la mesure où elle commande un usage : de
la parole, de la pensée, et de la vérité.

Car elle n’est pas seule, me semble-t-il. À partir du moment où


l’on a donné un support à la nécessité de référence et de
garantie, il n’y a plus de raison de s’arrêter en si bon chemin.
Autant charger un peu la mule (du pape, bien sûr). Entre autres,
en demandant au dit support de prendre quelques tâches
supplémentaires à son actif. De remplir quelques fonctions
collatérales, en somme. Par exemple  –  cela a été une vraie
trouvaille, je crois  : celle de la chrétienté  –  en attendant de lui
qu’il supporte la charge de la culpabilité. Mes frères (mes frères
en obsession, s’entend), soyez rassurés : quelqu’un prend sur lui
le poids de vos péchés. Quelqu’un accepte de porter le poids de
votre culpabilité de structure et, ce faisant, de vous en délivrer.
Entendez bien  : il ne s’agit pas, quoi qu’on en dise, de vous
délivrer du mal  –  surtout pas  ! Il s’agit de vous délivrer de ses
conséquences supposées  ; de vous délivrer de la charge
psychique qu’il est censé faire peser sur vous. Il s’agit de refiler
sa culpabilité à l’Autre, préposé dès lors à la supporter, même si
c’est au prix d’un mystère (celui de la trinité  : une certaine
forme de dédoublement, ou de personnalité multiple, appelons
cela comme nous voulons).

Évidemment, ça ne marche pas toujours – quel que soit le tarif


des indulgences, d’ailleurs.

Éponger la jouissance

Troisième fonction, dans le droit fil de la précédente, quoique


montant un peu plus les enchères, me semble-t-il : attendre de
ce support qu’il fasse également l’éponge. Et pas de n’importe
quoi. De ce que nous appelons, à la suite de Lacan, la
jouissance. Il s’agit que cet Autre la prenne à sa charge. La
jouissance, en effet, n’est-ce pas l’impossible à supporter, pour
la plupart d’entre nous en tout cas  ? Une solution, alors, que
tout bon psychotique pressent aisément  : l’attribuer à l’Autre.
C’est l’Autre qui jouit, pas moi. Ouf ! À ceci près, évidemment –
  dès lors que l’on n’est pas un pur névrosé rompu à tous les
exercices permettant de mettre cette jouissance à
distance  –,  qu’il n’est pas rare que le dispositif se renverse et
que je n’en sois pas exempt, quand même, de cette jouissance,
simplement parce que j’en deviens l’objet. Dès lors, en effet, que
je l’attribue à l’Autre, il n’y a souvent plus qu’un pas ensuite
pour soupçonner ce dernier de vouloir me prendre comme
objet de celle-ci, de vouloir me manger, m’habiter, me
posséder  –  de vouloir jouir de moi sans que je puisse en
définitive faire autre chose que d’y consentir [3] .

Prendre à sa charge la toute-


puissance de la pensée

Quatrième fonction, enfin  –  relevant d’une idée peut-être un


peu plus personnelle que celles que j’ai exposées jusqu’à
présent (Abelhauser, 2002), mais toujours dans la même
perspective  : créditer ce support, créditer l’Autre, de cet
encombrement majeur qu’est ce que Freud désignait comme la
toute-puissance de la pensée (Freud, 1912). J’ai cette croyance, si
vague et si confuse qu’elle puisse être, que mon désir pourrait,
comme magiquement, se réaliser du seul fait qu’il vient à ma
pensée. Demandez donc aux obsessionnels, pour revenir à eux,
ce que cela fait. L’éventuelle jubilation associée à cette idée ne
tarde pas à céder la place à l’angoisse, quand ce n’est pas à la
terreur. Que mon désir vienne à se réaliser du seul fait de sa
pensée ? Mais ce serait horrible ! Avec tout ce que je pense, avec
tout ce que je désire, ce serait un carnage, évidemment, comme
pour la jouissance  ; alors, la «  solution  » est de prêter cette
disposition, cette croyance que « ça va arriver », du seul fait que
j’en éprouve le désir, à l’Autre.

De l’instituer donc, cet Autre, comme tout-puissant. Et de le


laisser s’en débrouiller.

Se servir du Nom-du-père, user de


Dieu

De « doux Jésus » à « Seigneur Dieu tout-puissant », nous voyons


ainsi se déployer quelques avatars du Nom-de-Dieu. Qui
témoignent de la nécessité de Dieu, de la nécessité du Nom-du-
père, de la nécessité de repères, et de références, et d’une
garantie dernière, d’une garantie d’au-delà la relation duelle.
Qui témoignent qu’il est un usage de Dieu dont l’Homme ne
peut décidément guère faire l’économie. Comme l’assurait
Lacan dans le propos cité plus haut, le Nom-du-père, on peut
certes rêver de s’en passer, mais ce n’est qu’à condition de
savoir s’en servir.
Or – je vais faire à présent un saut considérable – n’est-ce pas ce
qui se passe actuellement  : que, précisément, on tente de s’en
passer, alors même qu’on ne sait pour autant plus très bien s’en
servir  ? N’est-ce pas ce que l’on voit s’instaurer dans notre
monde actuel ? Non tant une faillite de la fonction paternelle –
  comme il est d’usage maintenant, dans nos milieux, de le
seriner – mais une sorte de distorsion de celle-ci, nourrie de la
difficulté que l’on éprouve désormais à user du Nom-du-père ?

Je m’explique a minima. Non tant une faillite de la fonction


paternelle, avançais-je, tout simplement parce que déplorer le
déclin de celle-ci me paraît être, d’abord et avant tout, une
façon de participer à sa refondation. En disant que de nos jours,
«  y a pu d’père  »  –  et n’oublions pas que cela fait des  siècles
qu’on le prétend et le déplore  –,  ne contribue-t-on pas tout
simplement à redonner au père sa place, celle d’un absent
faisant référence, et tirant son autorité du fait même de cette
absence  ? N’est-ce pas en décrétant Dieu, ou le père, mort(s),
qu’on les rétablit, justement, dans leur fonction ?

C’est donc davantage d’une distorsion du Nom-du-père et d’un


mésusage de celui-ci que de sa simple faillite qu’il s’agit
maintenant, me semble-t-il. Distorsion, mésusage, auxquels
contribue certainement, d’une part, ce que l’on a coutume
d’appeler la montée des idéaux  : le fait que ce qui régit le lien
social est – pour le dire très schématiquement – bien davantage
la contrainte produite par ces idéaux que les limites
(structurantes) créées par l’interdit ; bien davantage l’impératif
de la jouissance que les exigences du désir.
Et puis auxquels contribue également, d’autre part, le fait de
s’acharner à trouver ce point de référence ou de garantie, dont
je parlais précédemment, dans une parole incarnée, dans un
autre présentifié – substantifié, si je puis dire. Tel « spécialiste »,
tel scientifique, par exemple, auquel on demande de nous dire
la vérité sur telle ou telle question. De donner corps, en somme,
dans la réalité, à une fonction de Dieu. Car dès lors, ce n’est plus
un Autre, n’opérant que du fait de son absence («  l’Autre-qui-
n’existe-pas » – Laurent, Miller, 1996) qui donne cette garantie,
mais un sujet réputé sachant qu’on crédite de la capacité à la
fournir. Ce n’est plus la fonction de la mort qui tresse la
référence mais la chose elle-même, bardée de son savoir auquel
on est supposé croire parce qu’il a été dûment évalué et scellé.

Régression de la pensée, retour d’une forme de polythéisme,


voire de pensée magique ? On n’en est pas loin, me semble-t-il.
D’où  –  c’est un second saut que j’accomplis là, et encore plus
considérable, je le sais, mais la suite de l’ouvrage en tissera un
argumentaire plus serré  –  la montée des intégrismes, des
radicalismes, des fanatismes et des extrémismes de tout bord.
Témoignages sans pareil des formes que revêt ce malaise
contemporain de notre civilisation en crise. Témoignages sans
pareil de notre modernité en perte de ses repères symboliques,
prétendant trouver dans la réalité tangible sa vérité nue.
Témoignage de cela que si le Nom-de-dieu n’opère plus, plus
vraiment, parce que c’est à la réalité de Dieu que l’on croit avoir
désormais affaire, alors… –  alors non, tout n’est pas permis,
mais tout devient possible, et tout sera même préconisé. Et,
entre autres, de tuer l’autre, le voisin, le semblable inquiétant
parce que tellement familier qu’il en devient étrange et
étranger, l’autre proche, en somme, au prétexte que sa
différence est insupportable, qu’il n’est plus de référence
symbolique commune, et que cet impartageable justifie son
élimination.

En passer par les enfers

Il me faut conclure  –  avant que le tonnerre de Dieu ne me


rappelle à l’ordre. Vous n’êtes certainement pas sans vous
souvenir de la citation que Freud met en exergue au début de la
Traumdeutung  : «  Flectere si nequeo superos acheronta
movebo.  » C’est une supplique à Junon, tirée de l’Énéide de
Virgile. Elle est superbe et, de surcroît, vient assez bien clore
mon propos, me semble-t-il. Je traduis : si je ne peux émouvoir
ceux d’en haut  –  si je ne peux émouvoir les dieux –, alors
j’agiterai l’Achéron  –  c’est-à-dire qu’alors, j’en passerai par les
enfers.

N’est-ce pas ce à quoi l’on assiste aujourd’hui ? Si de Dieu on ne


peut plus « user » – si l’on ne peut plus se servir du Nom-de-dieu
–, alors c’est bien par les enfers que nous en passerons
désormais.
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RENAN, E. 1863. Vie de Jésus, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1981.

Notes du chapitre

[1] ↑  Il s’agit bien sûr du séminaire Les Noms du Père, dont seule la première leçon
fut prononcée, le 20 novembre 1963. Lacan dut arrêter son séminaire aussitôt après,
pour les raisons que l’on sait, et ne reprendre la thématique, quoique dans une
orientation passablement différente, que dix  ans plus tard, sous le titre homo-
phonique, mais combien lourd de sens pour ce qui nous concerne ici, Les non-dupes
errent (Lacan, 1963, 1973-1974).

[2] ↑  C’est moi qui souligne.

[3] ↑  Variante bien connue  : le mysticisme, en tant qu’il repose sur le mécanisme
consistant à la dédier, cette jouissance importune prenant volontiers forme de
souffrance, à l’Autre divin, ce qui n’est jamais qu’une autre manière, en tout bien
tout honneur, de lui en faire porter et assumer là aussi la charge. Cf. le chapitre
«  Fanatisme d’antan, de l’invention à l’imposture mystique  », dans le présent
ouvrage.
Fanatisme d’antan, de
l’invention à l’imposture
mystique
Romuald Hamon
Romuald HAMON est psychanalyste, maître de
conférences (HDR) en psychopathologie clinique
psychanalytique, EA4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Il est responsable du programme transversal de
recherche de l’EA4050 « Les nouveaux fanatismes ».

romuald.hamon@univ-rennes2.fr

L es extrémistes religieux d’aujourd’hui manquent


d’aspiration mystique, si ce n’est parfois celle, mortelle, de
transcender le sacrifice propitiatoire  –  le leur et celui de
quelques autres – afin de donner au Dieu obscur qu’ils prêchent
la part de jouissance qui lui revient et de le conjoindre dans le
plus épuré des cultes – celui de la pulsion de mort –, à partir de
la consommation du dernier bien qu’est la vie. Nul rapport
spirituel à la religion dans ce qu’elle a de plus immatériel n’est
entretenu, aucune vie contemplative ni communion mystique
avec le divin n’y sont à l’œuvre. Ces nouveaux fanatismes
religieux seraient-ils sans âme et sans Dieu ? Afin d’y répondre,
sans doute s’agit-il de questionner, pour ce qu’il nous enseigne,
un fanatisme religieux d’une autre époque, celui des mystiques
chrétiens stigmatisés, qui, autrefois, donnaient corps à la
Passion du Christ auprès des fidèles de l’Église.

Si la mystique décline, les porteurs du signe du Christ


continuent de fasciner. Leurs plaies aux pieds, mains, front,
côté, sont connues pour être surnaturelles  : elles exsudent,
selon le cycle liturgique de la Passion du Christ, et cicatrisent
ensuite instantanément ou persistent en l’absence de
suppuration et de putréfaction. Ces caractéristiques inouïes ne
suffisent pas pour authentifier une stigmatisation  : le rapport
au divin qui en sous-tend la manifestation doit correspondre
aux enseignements catholiques, la spiritualité du stigmatisé
nécessite d’être immaculée, et sa posture douloureuse des
stigmates est passée post mortem au crible d’une analyse
évaluant sa portée charismatique. Élus pour réitérer dans leur
chair les souffrances christiques, les stigmatisés sont en effet
supposés se vouer au salut des âmes. Cette participation à la
Rédemption fait leur consécration au sein de l’Église. Or, le
charisme des stigmates est un prodige divin aussi loué que
controversé. Les théologiens en ont élevé le paradoxe au rang
de critère pouvant en légitimer la grâce, en reconnaissant que
les stigmatisés sont, « à l’imitation de Jésus, dressés comme des
signes de contradiction, abandonnés aux disputes des
hommes ». Il est fréquent que « Dieu trouble la vue de ceux qui
les examinent. Alors tandis que les uns les croiront saints, amis
de Dieu et chargés d’une mission providentielle, d’autres les
soupçonneront d’imposture ou attribueront leur charisme à des
tares physiologiques ou psychologiques  » (Garrigou-Lagrange,
Lavaud, 1936, p.  207). Dès lors, démêler le vrai du faux n’est
guère aisé, car ce qui paraît relever d’une imposture peut
constituer la preuve d’une stigmatisation avérée. Or, à l’étude
de plusieurs cas, les meurtrissures divines s’avèrent
contrefaites. Avons-nous alors affaire à une simulation ou à ce
qui masque un véritable prodige divin  ? Deux stigmatisées,
l’une conspuée par les ecclésiastiques, l’autre en attente d’être
béatifiée, permettent de dépasser ce questionnement.

La mascarade douloureuse
d’Yvonne-Aimée de Jésus

En 1960, la béatification de l’augustine hospitalière Yvonne


Beauvais, en religion Yvonne-Aimée de Jésus, s’est interrompue.
Elle fut qualifiée de « névrosée fabulatrice cherchant à fasciner
ceux qui l’approchaient » (Laurentin, Mahéo, 1993, p. 186). Sur
ces entrefaites, l’Église fit silence sur son cas. Cette position s’est
infléchie sous la pression des fidèles. Depuis lors le père
Laurentin invente son hagiographie et il collectionne les
dépositions confirmant la manifestation de ses stigmates de
1924 à 1943. À  leur étude, soulignons que les stigmates sont
réalisés en secret et que les plaies sont feintes  : «  En revenant
de matines, témoigne Mère Ange Gardien, elle me montre son
mouchoir plein de sang. Je la laisse se soigner et je reviens. Elle
était sur son lit, assise, le sang lui coulait  »  ; «  Je ne puis
affirmer, témoigne le père Tonquédec, que j’ai eu les yeux
constamment fixés sur elle […]. Le sang ayant cessé de couler,
on l’éponge et aucune plaie, aucune éraflure n’apparaît  »
(Laurentin, 1988, p. 60-71).

Ce masque ensanglanté est comparable aux étoffes écarlates


dans lesquelles elle se drape au couvent de Malestroit pour
suggérer la présence des stigmates. Sa relation épistolaire porte
aussi les traces de cette feinte. En 1941, elle adresse au père
Labutte un morceau de toile maculée, accompagné de ces mots :
«  sang sorti du cœur après un coup de lance  ». Elle réitère ce
leurre : « Ce soir, mes mains enflent et un gonflement rouge se
produit dans l’intérieur et le dessus de mes deux mains […]. Je
puis encore écrire, mais je ne puis appuyer beaucoup… Excusez
la tache : une petite goutte de sang, tombée de la paume droite.
Je ne l’efface pas. Elle a la forme d’un clou » (ibid., p. 99).

Conclure semble aisé  : elle fait acte d’imposture. Mais elle


atteste que ses stigmates sont d’origine divine. Jésus, en effet,
l’expérimente. À  l’analyse de son témoignage, ce dernier est
double : loquace ou sans parole. Le premier est le Dieu-dire de
l’imaginaire bienheureux de ses illusions hystériques. Par sa
procuration, elle réalise ses souhaits les plus chers et se dédie
les paroles d’amour après lesquelles elle soupire : « La voix de
Jésus si belle et si douce, si pleine d’amour m’a dit  : les Anges
t’appellent l’Aimée du Roi d’amour » (Labutte, 2000, p. 193). Ces
messages célestes abondent. Mais le Jésus de cette belle rêverie
se distingue, bien qu’elle le confonde, de celui qu’elle
expérimente sur un mode ineffable dans l’extase. Elle ne peut
en traduire l’expérience, ni en restituer un quelconque savoir :
«  Tout cet inexprimable m’oppresse. Ô union suprême  ! Ô
délices de l’amour divin, de l’Amour infini  ! De l’infini
inexprimable ! Moi, être fini, j’ai entrevu l’infini. Mais j’entasse
les mots, et les mots sont vides, les mots sont vains, les mots
sont du néant devant l’Infini  » (Yvonne-Aimée de Malestroit,
1987, p. 121).

Elle ne peut mettre en langue ses ravissements, mais elle estime


être en présence de Jésus. Certes, il est dans la nature de Dieu
de conserver ses ténèbres inviolées. Mais, à moins d’y croire,
n’est-ce pas cet incommunicable qui lui fait supposer qu’elle
entretient une relation mystique à lui  ? L’élaboration
lacanienne sur la féminité est précieuse pour le cerner.

Pour résumer (Hamon, 2010a), rappelons que l’anatomie ne fait


pas la sexuation du sujet. Elle se règle, pour les deux sexes, du
rapport du sujet à l’Un phallique  ; soit au signifiant sans pair
qu’est Φ, le phallus symbolique [1] . Et précisément, Lacan,
durant les années 1970, établit le différentiel des identités
sexuées inconscientes selon l’inscription des sujets dans la
fonction phallique. Les formules de la sexuation du Séminaire
Encore en rendent compte. Dans les étages inférieurs du
tableau de la sexuation qui concernent la névrose, elles
distribuent les deux modalités par lesquelles les sujets névrosés
sont serfs de la fonction phallique (Φ), et ainsi de la jouissance
qui lui est liée ; celle qui, par le langage, est tombée sous le coup
de la castration – la jouissance phallique.
Ainsi, les hommes – les sujets en position masculine de l’être –
  sont totalement soumis à la fonction phallique qui est aussi
celle de la castration. Cette dernière consacre la virilité et les
hommes n’ont affaire qu’à la jouissance phallique dont
l’appareil est le langage (Lacan, 1975, p. 52). Cette jouissance est
limitée et discontinue comme le signifiant lui-même. Par la
médiation du fantasme, elle trouve sa satisfaction en des objets
hors corps phallicisés, dont la quête se développe sur fond de
manque de l’objet a.

Les femmes – les sujets en position féminine de l’être – ne font


pas ensemble en l’absence d’une identité spécifiquement
féminine. En outre, elles sont, diversement, pas-toute soumises
à la fonction phallique. La castration ne règle pas tout le champ
de leur jouissance. Chaque femme est partagée entre Φ et S(é),
entre l’ordre phallique du langage et un hors-langage que S(é),
ce signifiant en moins à l’univers du discours, écrit. La
jouissance d’une femme se dédouble entre la jouissance
phallique et un supplément qui se compose au-delà du phallus,
hors représentation (ibid., p.  75). S’y retrouver dans cette
jouissance supplémentaire qui se passe du signifiant est
impossible, car elle dépossède du langage. Elle fait de la femme
une égarée, car elle met en échec le régime phallique de
l’inconscient en arasant les assises identificatoires. Dans son
expérimentation, elle absente une femme d’elle-même. Les
défections subjectives qu’elle produit demeurent marquées du
sceau de l’ignorance. Distincte de la jouissance dans la
psychose [2] , cette jouissance est «  radicalement Autre  » (ibid.,
p.  77). Elle investit le corps propre sur un mode béatement
douloureux.

Durant les années 1920, Beauvais est aux prises avec cette
souffrance qui n’est pas celle du symptôme : « Tout le corps me
fait mal. Tout mon être me fait souffrir.  » «  Les malaises
bizarres » qui s’y associent lui font supposer qu’elle n’est « pas
malade d’une maladie commune  » (Laurentin, Mahéo, 1993,
p.  36) et la mènent en 1922 vers Dieu  : «  Je ne peux rien
exprimer de tout ce qui se passe  ; ce n’est pas de la terre  »
(Laurentin, 1999, p.  338). «  Il y a des moments où je souffre
beaucoup. Cette souffrance indéfinissable n’éloigne pas de
Jésus. Au contraire  !  » Fin 1923, elle consacre à Jésus cette
jouissance qui l’absente douloureusement d’elle-même, qui
demeure ineffable et dénuée de sens  : «  Ah, si je pouvais en
parler, mais je ne peux pas  ! Ma souffrance n’a jamais été
comprise que de Jésus  » (Yvonne-Aimée de Malestroit, 1987,
p. 217). En la liant aux impénétrables divins, elle s’assure d’un
partenaire à qui en dédier l’indicible autant qu’elle colonise
l’abîme sans nom dans lequel elle se perd. Le signifiant « Jésus »
identifie et désigne de là où elle s’éclipse comme sujet du
signifiant : en Dieu et ses mystères.

Cette issue mystique pour faire avec la jouissance Autre ne lui


suffit pas. Outre, nous y reviendrons, de prendre par elle-même
le nom d’Yvonne-Aimée de Jésus, elle feint les stigmates à partir
de 1924. Cette simulation la dépasse. Elle n’a pas pour dessein
d’abuser l’autre, même si elle est obligée d’en passer par lui
pour authentifier sa mystique. Elle use d’un artifice dont elle est
dupe. Non seulement l’imaginaire bienheureux de ses illusions
hystériques la fascine, mais elle est surtout captive de l’aura
christique qui la nimbe pour les croyants. En s’exaltant pour ses
marques divines, ces derniers en avivent l’atmosphère
surnaturelle. Ce faisant, Beauvais est subjuguée par le mystère
qu’elle suscite, car il reflète l’étrangeté qu’elle connaît dans sa
part d’elle-même qui lui échappe et qui n’a, pour elle, d’ailleurs,
que céleste. Ce dont elle ne peut rien dire mais qu’elle peut
indexer. En faisant apparaître puis disparaître les plaies, elle
donne ainsi corps, par ce battement en éclipses, à son rapport
contingent et hors langage à la jouissance Autre, à Jésus. Mais
pas seulement. En usant, selon les voies consacrées, de la
posture douloureuse des stigmates, elle endure la souffrance
ineffable qu’elle lui a référée. Elle souffre cette douleur, pour
elle d’origine divine, et qui témoigne de l’amour électif par
lequel Jésus l’associe à sa douloureuse Passion. Elle en mesure
la portée salutaire : « Ma croix [sa stigmatisation] annonce une
recrudescence de souffrance, mon âme maintenant, par la
grâce de Dieu et de l’amour, trouve son repos dans la douleur,
alors qu’autrefois cet isolement et cette douleur me donnaient
de l’amertume en perdant ma paix » (Laurentin, 1999, p. 176).

Jésus l’élève ainsi de sa solitude partenaire, celle de sa


jouissance non identifiante désormais enserrée dans les rets
symboliques du discours de la Passion du Christ. Mais quand ce
nouage se délite, la jouissance n’est plus bordée par les
représentations religieuses. Ce «  déséquilibre spirituel  »
survient en 1943 au décès du père Crété, son directeur de
conscience qui l’aimait à partir de son rapport à Jésus (Yvonne-
Aimée de Malestroit, 1987, p.  230). N’en soutenant plus le
miracle, la feinte des stigmates se dissipe à mesure que la
notion du divin s’absente. Elle s’abîme dans une affligeante
douleur sans nom avec, pour seule partenaire, une tristesse
indéfinissable dans ses éclipses d’elle-même (Labutte, 2000,
p. 578-632).

En vouant sa souffrance ineffable au salut des âmes, Beauvais


se dote d’un mode d’emploi religieux pour faire avec la
jouissance Autre, par lequel elle en naturalise l’opacité
étrangère en la rendant identifiable par les ecclésiastiques.
Beauvais la mène ainsi à la civilisation en la collectivisant. Elle
en fait un objet pouvant être partagé par tous les fidèles. Ce
faisant, elle resserre les liens communautaires en avivant la
croyance. Mais c’est une issue fragile. Le soupçon d’imposture
auquel elle se confronte en 1927 l’illustre.

Ne parvenant pas à guérir le cancer de sa Mère supérieure par


substitution réparatrice, sa stigmatisation est présumée
frauduleuse. Elle feint alors une relation épistolaire avec Odette
de Montlo. Les lettres de cette dernière sont adressées aux
religieuses du couvent. Odette écrit qu’elle fut sauvée d’un mal
incurable par Beauvais et elle déplore les humiliations dont la
stigmatisée est l’objet (Laurentin, 2000, p.  55-190). Grâce à ces
lettres, Beauvais est à nouveau magnifiée jusqu’à ce que
l’aumônier découvre qu’Odette n’existe pas [3] . Odette n’est
autre que Beauvais. Bien qu’inquiétée, elle n’avoue pas son
méfait. Son évêque la sauve en 1929 en mettant l’aumônier sur
la sellette à la mort de la Mère supérieure. Cette fictive
correspondance est sous-tendue par la logique de la mascarade
féminine. Sous le masque d’Odette, Beauvais se plaint du
mauvais traitement qu’elle endure, et elle tente de prouver
l’origine divine de ses extases et de ses stigmates ainsi que leur
portée charismatique.

De là où elle n’en possède pas, car elle se passe du signifiant,


Beauvais essaie de donner un prédicat d’existence à la
jouissance Autre en la référant à Jésus. Par la manifestation des
stigmates, elle la figure à partir d’une esthétisation sanglante
exprimant son douloureux mystère. En divinisant l’abîme sans
nom dans lequel elle s’abolit et en s’appropriant un phénomène
surnaturel pour traduire sa souffrance ineffable, elle révèle sa
part d’elle-même soustraite au langage. En la dédiant à Jésus,
elle la fait par ailleurs reconnaître par un processus de
représentation qui en assume la fonction. Avant de prendre des
airs de crucifiée en 1924, elle s’invente en effet un nom divin,
«  Yvonne-Aimée de Jésus  », qui la consacre femme de Jésus et
sous lequel elle parvient à entrer en religion en 1927. Cette
création signifiante révèle la jouissance Autre autant qu’elle la
civilise, en la subjectivant par le signifiant « Jésus » auquel elle
s’articule. Avant d’être augustine hospitalière et de nouer de la
sorte l’Autre qu’elle est pour elle-même à «  Jésus  », Yvonne
Beauvais avait déjà tenté de se nommer Autre. À cette époque,
elle publiait des romans qui paraissaient en feuilleton dans le
journal L’Écho de Paris, sous un pseudonyme présageant de son
futur mysticisme  : son nom de plume était Dyvonne (Labutte,
2000, p. 297).
Ses stigmates lui permettent de dévoiler sa position subjective
pas-toute représentée par le symbolique. De la sorte, elle a,
nous le verrons, réalisé un véritable miracle sur la scène
religieuse, là où Madeleine Lebouc en attendait, elle, la
légitimation sur la scène médicale.

La transformation sanctifiante de
Madeleine Lebouc

L’ouvrage de Pierre Janet De l’angoisse à l’extase (Janet, 1926a,


1926b) dans lequel Madeleine Lebouc, alias Pauline Lair
Lamotte, est élevée en cas paradigmatique pour expliquer
scientifiquement la mystique et la stigmatisation chrétienne,
connut un franc succès. En réponse, le père Bruno de Jésus-
Marie remet en cause la spiritualité de Madeleine en soulignant
son penchant pour l’abjection et en tenant ses phénomènes
extatiques pour pathologiques (Jésus Marie, 1931). En outre, les
ecclésiastiques considèrent que Janet n’a jamais obtenu « aucun
stigmate vrai et sûr », en raison de leur rareté, de l’absence de
la consécration de la souffrance au service du salut et, surtout, à
cause du résultat d’une expérience dont elle fut l’objet (Maître,
1993, p.  19). Pour prouver que les plaies relèvent d’une
autosuggestion de type hystérique, Janet l’équipa d’un appareil
de contrôle sophistiqué. Le résultat fut nul et Janet indique,
l’ayant surprise en flagrant délit, que Madeleine se mutile et
perfectionne ses plaies afin qu’elles prennent l’aspect des
stigmates (Janet, 1926a, p. 397). Le motif pour lequel elle se les
inflige une vingtaine de fois à la Salpêtrière appelle à être
questionné, ainsi que sa symptomatologie. Cette dernière
laissait Janet perplexe  : «  Il est singulier de voir un même
individu présenter successivement à peu près toutes les formes
de maladie mentale […]. On peut diagnostiquer l’hystérie, la
psychasthénie, la mélancolie ou l’agitation maniaque  » (Janet,
1926b, p. 468).

À  l’analyse des états qu’elle expérimente, un diagnostic de


psychose maniaco-dépressive peut être soutenu. Il permet
d’interroger sa stigmatisation et sa constante marche sur
l’extrême pointe des pieds, qui sont pour elle la marque de
«  son élection divine et de son assomption céleste  » (Janet,
1926a, p. 400).

Sans le développer outre mesure (Hamon, 2008), précisons le


motif de la «  carrière de pauvre fille  » (Janet, 1926a, p.  121)
qu’elle mène, sous son pseudonyme, durant les années 1874-
1893 dans les bas-fonds parisiens, en n’y subsistant que de
maigres travaux d’ouvrière. Elle épouse cette « vocation » pour
restreindre «  la jouissance malsaine et dangereuse  [du] plaisir
immodéré  » qui l’envahit lors des rapports sociaux et qui
l’aspire, selon son interprétation, vers «  la folie mondaine  »
(ibid., p.  338-341). Madeleine, «  sujet de la jouissance  » (Lacan,
1966, p. 215), tente de restreindre cette dernière par la mise au
point d’une vie réglée sur l’idéal de pauvreté du discours
franciscain, que son directeur de conscience, le père Conrad,
soutient. Quand il décède en 1893, le pare-psychose de
Madeleine vole en éclats. Plongée dans une ambiance de fin de
monde, elle adresse une lettre au préfet dans laquelle elle lui
révèle l’existence d’un commerce de cadavres de pauvres
ouvrières (Janet, 1926a, p.  145). Cet écrit suscite son
hospitalisation à l’hôpital Necker, à Paris, en mars 1894. Elle y
présente un épisode maniaque qui est à l’origine de son
étonnante démarche sur la pointe des pieds. Ce trouble de la
locomotion la propulse à la Salpêtrière en février 1896. Là, elle
expérimente successivement l’équilibre, les tentations, la
sécheresse, la torture, les consolations. Dans son délire, ces états
nomment et fixent des répartitions de la jouissance de l’Autre.
Elle a assigné une place signifiante aux différentes épreuves de
la jouissance folle dont elle est l’objet lors des réversions de sa
psychose maniaco-dépressive  ; ce, en les articulant aux
représentations religieuses des degrés mystiques.

L’équilibre nomme la pondération de sa labilité de l’humeur. Sa


stabilité signera la fin de son hospitalisation en 1904. Dans les
tentations, elle s’affronte à une fuite des idées et s’avère livrée à
la métonymie pure de la chaîne signifiante : « C’est en vain que
je cherche à arrêter, rien ne peut empêcher le vagabondage de
mon pauvre esprit […]. Je ne peux accomplir aucune action à
cause des pensées qui m’agitent indéfiniment dans tous les
sens » (Janet, 1926a, p. 132).

La sécheresse préfigure l’état de torture dans lequel elle se


cadavérise, tandis qu’elle s’éprouve être l’objet de la jouissance
débridée de l’Autre démoniaque qui, comme elle l’hallucine, la
pénètre  : «  Le démon a encore réussi à faire des choses
effroyables […], j’étais attachée à un cadavre et c’est le froid du
cadavre qui a pénétré ! C’est le Diable qui veut me pénétrer et
cette pénétration me cause des douleurs horribles  » (ibid.,
p. 148).

Alors que son sentiment de culpabilité s’élève en conviction,


elle s’autodiffame. Elle s’éprouve «  damnée  » et, note Janet,
« responsable non seulement de ses fautes mais aussi de celles
des autres  ». Le risque d’un passage à l’acte est omniprésent.
« Elle parle de se jeter du haut de l’escalier » (ibid., p. 147). Sur
le versant mélancolique de sa psychose, elle s’identifie à l’objet
a (Lacan, 2004, p.  388). Son incarnation de l’objet déchet du
symbolique la pousse à s’évacuer de la scène du monde  ;
surtout quand elle est aux prises avec les supplices de l’enfer
dans lesquels ses «  organes brûlent alternativement tous
ensemble  » (Janet, 1926a, p.  147). Durant cette hypocondrie, le
signifiant se déchaîne dans le réel en lui sonorisant son infamie.
C’est d’ailleurs en correspondance de voix hallucinées qui la
désignèrent énigmatiquement « Lebouc » qu’elle s’est nommée
ainsi : « J’ai obéi sans comprendre aux voix que j’entendais […].
L’assurance que j’étais le bouc émissaire me faisait donner
franchement mon nouveau nom » (ibid., p. 82-83).

Dans les consolations qui succèdent aux tortures, Madeleine fait


de Dieu l’entité de la jouissance qui l’exalte. Cet Autre compact
est bruyant, intrusif et énigmatique. Il n’a pour elle, écrit Janet,
« rien d’inconnu et d’impénétrable » (ibid., p. 375). Ce n’est pas
le partenaire évanescent et sans parole d’un sujet névrosé en
position féminine de l’être. Sous l’emprise de Dieu, de folles
ardeurs extatiques s’emparent d’elle : « J’ai par instants comme
un besoin suprême de danser, je finirai par sauter en l’air. Il y a
en moi comme une sorte d’électricité, de vapeur comprimée qui
paraît sur le point d’éclater » (ibid., p. 91-92). C’est dans l’ivresse
mortifère de cette absence de pondération que sa démarche sur
la pointe des pieds atteint son plus haut point. Ce phénomène
signe pour elle son assomption spirituelle. Quand l’état de
torture reverse ainsi en celui des consolations, la jouissance de
l’Autre devient béate. Son corps est parcouru de
« frémissements purs et tout divins qui l’enivrent de la volupté
des bienheureux  » (ibid., p.  95). Les baisers de Dieu qu’elle
ressent sur son urètre lui procurent des douceurs continuelles
(ibid., p.  94). Une signification, celle de la sanctification, donne
sens et canalise la jouissance folle sur le versant maniaque de
sa psychose. Elle s’éprouve «  divinisée  » et «  les parties de son
corps [lui] paraissent saintes » (ibid., p. 106) : « La chair qui est
morte pour les sensations malsaines – elle fait ici référence au
plaisir illimité qu’elle réfrénait lors de son existence
miséreuse  –  est bien vivante pour les jouissances pures et
divines  » (ibid., p.  95)  ; «  comme tous mes sens et tous les
membres de mon corps, les parties sexuelles ont leurs
jouissances transformées, devenues toutes particulières,
spirituelles et si pures » (ibid., p. 107).

Ses stigmates et sa démarche assument la fonction de


démontrer cette transformation sanctifiante. Lors des
consolations, elle s’éprouve «  purifiée de tous les péchés
possibles », « fort avancée dans la sanctification » (ibid., p. 106),
mais elle redoute d’être « incomprise et de donner l’occasion de
confondre avec des voluptés dangereuses et malsaines ce qui
est pur et chaste » (ibid., p. 128). L’absence de conviction de cette
fiction mégalomaniaque la mène à en rechercher la preuve
dans l’imaginaire, en prenant appui sur sa singulière démarche
qui signe littéralement pour elle son élévation sainte. Elle en
attend une preuve divine indiscutable (Maître, 1993, p.  257).
C’est la raison pour laquelle elle consent à l’expérience de la
balance par laquelle Janet tente de la convaincre qu’elle n’est
pas soulevée par Dieu puisque son poids reste le même.
Madeleine espère quant à elle que Janet va l’aider à réaliser
«  des chefs-d’œuvre  », une assomption miraculeuse (Janet,
1926a, p. 114). Une telle sujétion renseigne sur la facticité de sa
«  transformation en corps glorieux  » (ibid., p.  77), comme elle
nomme la mutation de son image du corps par la prestigieuse
signification phallique qui auréole ses plaies comme sa
démarche. Dans une constante monstration, elle prend Janet à
témoin «  de sa position du crucifié et de sa position
d’assomption au ciel  » (ibid., p.  113), qui sont pour elle «  des
prérogatives divines des corps glorifiés » (ibid., p. 86), afin qu’il
légitime sa sanctification. Les écrits qu’elle lui adresse  –  deux
mille feuillets – servent à l’en convaincre. Elle n’appréhende sa
sainte représentation idéalisée d’elle-même que dans le miroir
de l’autre  ; qu’auprès de Janet qui, dans le transfert, incarne
«  saint Joseph  » (ibid., p.  375) ou «  un organe de la divinité  »
(ibid., p. 415), tandis que dans les tortures il est un émissaire du
diable la soumettant à des expériences de vivisection (ibid.,
p. 145).
N’ayant pu s’inscrire sous le trait unaire pour édifier son Idéal
du moi, elle demeure engluée dans le registre de l’imaginaire
pour rechercher le repère de sa singularisation (S1). Sa
dépendance au jugement de Janet l’atteste, comme son
appropriation des stigmates. À  son époque, le signifiant
stigmate est en vogue en psychiatrie pour nommer les
phénomènes signant une hystérie. En l’entendant à la
Salpêtrière, il lui fait sens à partir du discours religieux. Les
lettres à sa sœur en témoignent  : «  J’ai entendu parler de
stigmates […]. On se voit l’objet d’une estime. Car quand même,
ce serait sûrement une grâce du bon Dieu  » (Maître, 1993,
p. 243). En septembre 1896, elle écrit : « Le médecin m’a dit qu’il
attendait les stigmates  » (ibid., p.  247). En novembre, elle les
présente. Elle s’en marque pour se conformer à l’image idéale
qu’elle perçoit dans le désir de Janet à son égard. Il fut, à son
insu, l’instigateur de sa stigmatisation.

Par sa transformation en corps glorieux, Madeleine tente de se


faire un corps phallicisé par une image de sainteté lui
garantissant que la jouissance hors-la-loi qui la parasite est
saine, pure, plutôt que malsaine. Dans sa tentative d’être à
l’instar des saints, elle essaie aussi de compenser le manque du
signifiant unaire (S1) par un trait non dénué de mégalomanie,
qu’elle prélève dans la religion. Elle tente de se représenter
unique en se conformant à l’image des saints, à partir du
caractère électif de ce statut. L’absence de fondement de cette
compensation de la marque différentielle du sujet (S1) n’est
jamais mieux mise à nue que lorsque ce semblant de sainteté
déclare forfait : « Est-ce que je ne donne pas de la sainteté une
idée fausse ? J’ai peur d’être une contrefaçon des saints » (Janet,
1926a, p. 129).

Cette pseudo-identité héroïque s’éclipse quand Janet ne la


soutient plus, ou lorsque les élations maniaques reversent en
abîmes mélancoliques. Madeleine a alors le sentiment d’être un
rebut et elle possède la conviction que la religion est insultée à
cause d’elle (ibid., p.  253). Durant l’état de torture, cette
contrefaçon des saints l’épouvante : « Je suis le jouet du démon.
C’est lui qui me fait marcher sur la pointe des pieds, qui a fait
des marques sur mes pieds » (ibid., p. 146).

Un-posture et invention mystique

La passion de Madeleine Lebouc n’est pas celle d’Yvonne


Beauvais. Cependant, et bien qu’elles s’assurent de cette
solution distinctement selon leur position à l’égard de la
castration, les stigmates assument pour elles une double
fonction  : le traitement d’une jouissance folle appartenant au
corps propre – Autre ou de l’Autre – qui se combine à l’advenue
et au maintien d’un processus de représentation permettant
d’en assumer le rapport. Intéressons-nous à ce dernier puisqu’il
sous-tend leur usage respectif des stigmates et fait, en matière
de mystique, l’Un-posture de l’une, l’invention de l’autre.
En s’appropriant les stigmates pour se faire un corps glorieux et
sanctifié, Madeleine «  démontre à tous son unicité  » (Lacan,
1946, p.  172) à la Salpêtrière. Sa mystique est une Un-posture.
Elle n’est pas inauthentique, comme l’énoncent les religieux, ni
ne relève d’une «  simulation  » comme l’affirme Janet (1926a,
p.  400). C’est une posture de l’Un, de l’Un unifiant et non
comptable. Ce Un de l’unique qui n’ouvre pas sur la série S2,
Madeleine l’incarne sur un mode conformiste en imitant les
saints, en reproduisant les attributs de ces identités glorieuses
dont l’exception est consacrée et vénérée dans le catholicisme.
Elle s’en fait leur icône. La prévalence de l’imaginaire dans
cette tentative de s’assurer une consistance unifiée d’elle-même
par un pseudo-moi idéal auréolé d’une image phallique non
marquée par la castration est manifeste. Elle en recherche la
légitimation dans le miroir de l’autre  : auprès de Janet, qui a
soutenu et favorisé sa transformation en corps glorieux par
laquelle elle a tenté de traiter la jouissance délétère qui s’exerce
sur son être passivé et de se conférer une sainte représentation
d’elle-même.

Madeleine Lebouc fut stigmatisée en tant que folle par les


ecclésiastiques. Yvonne Beauvais, elle, en a passionné plusieurs
par le prodige de sa participation mystique aux souffrances
christiques. Elle fut certes menée à exagérer le jeu de sa
mascarade douloureuse lorsque certains l’accusèrent
d’imposture. D’où le soupçon, lors de sa béatification, d’une
mystification de l’autre à l’œuvre dans son ostentation des
stigmates. Mais c’est ignorer la portée de l’issue mystique
qu’elle a inventée pour faire avec sa jouissance supplémentaire.
Celle-ci, rappelons-le, est sous-tendue par le signifiant « Yvonne-
Aimée de Jésus  », qu’elle crée pour se nommer Autre à elle-
même avant de feindre les plaies charismatiques. Par ce nom
divin que corporise le surnaturel battement en éclipses des
stigmates, elle civilise et révèle sa part d’elle-même soustraite
au langage. En identifiant de là où elle s’abîme, « de Jésus » fait
lisière entre là où elle peut se dire et là où elle est privée du
signifiant, entre Φ et S(A) en les nouant. Cette création
signifiante est un appui subjectif de là où une femme
s’«  Autrepose  » entre jouissance phallique et jouissance Autre
(Lacan, 1971-1972 [4] ) ; de là où sa jouissance se dédouble entre
Φ et S(A). Ni S1 ni suppléance à l’absence d’un signifiant
identifiant le féminin en l’inconscient, «  de Jésus  » est une
circonscription signifiante de S(A). Il en borde le réel et en
sculpte l’impossible à dire. C’est une création qui, à l’instar de
celle de l’artiste, ne comble pas le trou laissé béant par S(A)
mais le révèle en le faisant opérer. Ce que Beauvais, en y
excellant, parvient à faire sur la scène religieuse en prenant des
airs de crucifiée pour dévoiler sa part Autre à elle-même qui lui
échappe, et qu’elle a nommée comme étant « de Jésus ». Par sa
pieuse supercherie qui la dépasse, «  Dyvonne  » réalise un
miracle : elle engendre Jésus aux hommes en le faisant palpiter
à même sa chair, par le jeu d’absence et de présence des
stigmates. Elle suggère la présence évanescente d’une Autre
scène se situant au-delà du symbolique et échappant aux rets
de tout savoir. Elle supporte, par sa jouissance ineffable et
dénuée de sens, une face de Dieu, celle qui n’existe pas et ne
signifie rien de demeurer hors langage (Lacan, 1975, p. 71). En
raison de cette création ex nihilo, sa béatification ne saurait
souffrir d’aucun embarras puisqu’elle invente la mystique en
tant que telle.

Déclin du mysticisme et fanatisme


religieux sans Dieu

Les sujets évoqués ont recouru au discours religieux sur la


mystique pour assumer au quotidien la jouissance Autre, ou de
l’Autre, avec laquelle ils étaient en rapport. Cette solution qu’ils
ont distinctement empruntée fut partagée par d’autres sujets,
pour certains passés à la postérité comme modèle de sainteté,
tels Gemma Galgani (Hamon, 2010b) ou le Padre Pio (Hamon,
2014). Depuis le déclin de la mystique chrétienne, l’usage de la
posture douloureuse des plaies de la Passion du Christ est
suranné. Cependant, les sujets névrosés en position féminine de
l’être peuvent encore désigner de là où ils s’éclipsent, en un
ailleurs hors langage et dépourvu de sens, à partir des
impénétrables divins ou des dieux New Age qui viennent à
éclore dans notre modernité (Hamon, 2015). Les sujets
psychotiques peuvent aussi user de ces derniers pour nommer
et figurer l’Autre de la jouissance auquel ils ont affaire.

Les mystiques chrétiens sont des fanatiques religieux d’un


autre temps. La notion de fanatisme introduit une référence à
une disposition ou à une position subjective pouvant se
caractériser, dans la tradition, par les traits de l’illumination, de
la certitude, de l’intolérance et du sectarisme (Lamote,
Askofaré, 2016). Si l’on s’en tient aux deux premiers sens que
possède le mot fanatisme, celui de se croire inspiré par Dieu ou
d’en être persuadé, ils peuvent être considérés comme tels. Ils
semblent par contre excepter à la définition selon laquelle le
fanatisme est l’adhésion passionnée à une doctrine, la
manifestation d’un zèle outré à sa cause conduisant à
l’intolérance et à la violence, si ces dernières sont
respectivement entendues comme relevant d’une haine pour
l’autre et d’une haine de l’Autre. Mais ils étaient d’ardents
partisans et de farouches défenseurs de l’idéologie de la
religion chrétienne. Ils se sont consacrés à promouvoir, dans
leur référence à la Passion du Christ, ce qui fait l’essence même
du catholicisme auprès des fidèles. Ils ont agi dans le champ de
la réalité sociale la solution ou l’issue subjective qu’ils se sont
fournie à partir du discours religieux et se sont dévoués, corps
et âme, à cette cause. Chacun d’entre eux a fait le choix
extrémiste d’ordonner son existence sur les idéaux du
catholicisme et de donner corps, par les plaies christiques, au
support de leur croyance, à Dieu, en lui référant, pour la traiter
(psychose) ou en assumer les embarras (névrose féminine), leur
jouissance. Ils ont tenté de figurer ou de démontrer à tous le
rapport mystique qu’ils entretenaient, dans la ferveur, avec
cette figure de l’Autre, tout en appelant des autres à le
reconnaître et à adorer ce Dieu dont ils étaient, à divers titres,
la manifestation sur terre pour le faire palpiter dans son
évanescence (Beauvais, Galgani), pour se démontrer en être
l’élue glorifiée et sanctifiée (Madeleine Lebouc) ou le souffre-
douleur attitré (Padre Pio).

Mais sans doute est-ce ici ce qui distingue le fanatisme d’hier


avec celui d’aujourd’hui dont les membres islamistes du
groupement Daech peuvent être une illustration, plus
particulièrement les djihadistes occidentaux. Méconnaissant le
Coran et l’histoire de l’islam, n’en pratiquant pas ou n’en
respectant pas les prescriptions canoniques (prière, jeune,
charité, pèlerinage), leur fanatisme religieux semble sans Autre,
en ce sens qu’ils ne paraissent pas, pour la plupart, entretenir
un rapport à Dieu, à ce support consacré de la croyance tel qu’il
s’avère promu par le discours religieux auquel ils se réfèrent
pourtant. Le signifiant Dieu dont ils usent est, à cet égard, mis
davantage au service d’une volonté de jouissance qui leur est
propre et qu’ils revendiquaient déjà avant leur engagement
djihadiste. Certains d’entre eux, avant leur adhésion rapide,
souvent en prison, à la doctrine djihadiste, pouvaient en effet
être inscrits sur la voie de la délinquance et de la criminalité.
En ce qui concerne leur extrémisme religieux, il peut sans
doute être soutenu qu’il «  ne s’agit pas de la radicalisation de
l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité » (Roy, 2015). Leur
radicalisation, celle de leur jouissance, apparaît, de surcroît,
étroitement liée à ce qui fait aujourd’hui malaise dans la
civilisation. Façonnée par la globalisation et les logiques
ségrégatives, notre société est dominée par l’impératif
surmoïque de jouissance depuis la montée au zénith social de
l’objet a (Miller, 2005, p.  9). Si ce n’est sans doute pas le seul
fanatisme religieux qui prospère dans notre modernité, il
semble que cette dernière soit devenue un terreau fertile à
l’essor d’un certain type de fanatisme qui, non orienté et réglé
sur les idéaux de l’Autre de la religion, est, en un sens, sans âme
ni Dieu. Ne soutenant pas et ne croyant pas à cette figure de
l’Autre, il s’édifie au contraire sur sa ruine et s’avère sous-tendu
par un pousse-au-jouir. Il semblerait que Dieu, aujourd’hui, soit
devenu le nom de cet usage de jouissance qui, loin d’en traiter
ou d’en assumer les embarras, revendique au contraire cette
dernière pour le pire  ; fût-ce au prix de torturer l’humanité et
de la détruire pour la faire régner sans conteste.

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stigmatisation », Études carmélitaines, octobre, p. 188-207.
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YVONNE-AIMÉE DE MALESTROIT. 1987. Écrits spirituels, Paris, Œil.

Notes du chapitre
[1] ↑  Φ est « un signifiant sans pair » (Lacan, 1958, p. 642). Il est l’unique signifiant
qui dit le sexe en l’inconscient. Fidèle à Freud, Lacan le positionne comme cet
universel valable pour tout sujet en raison de la vacuité en l’inconscient d’un
signifiant identifiant le féminin. D’où l’impossible du rapport sexuel puisque la
logique du rapport entre les sexes ne peut s’écrire en raison de la forclusion du
signifiant « La femme » (Lacan, 1973, p. 537). Φ, car sans pair, est à la fois la cause et
le masque du non-rapport sexuel. Il le cause, car l’inconscient est unisexe, phallique.
Et, en énonçant ce qu’il faut faire comme homme ou femme, il en masque
l’inexistence en suppléant ainsi à l’absence d’un Autre sexe que phallique (Lacan,
1972, p. 458).

[2] ↑  La jouissance Autre d’un sujet névrosé féminin et la jouissance de l’Autre d’un
sujet psychotique sont insoumises à la loi du signifiant et de la castration,
distinctement cependant. La jouissance Autre se produit par soustraction de la
fonction phallique (Φ) mais demeure limitée par elle. Sans objet, elle met en rapport
avec l’Autre barré. Le signifiant et le sens n’ont pas de prise sur elle. Son altérité
demeure radicale. La jouissance de l’Autre, liée à la non-soustraction de l’objet a, se
produit par invasion et n’est pas limitée par la fonction phallique en raison de sa
carence dans la psychose. Cette jouissance met le sujet en rapport avec un Autre
compact. Une élaboration signifiante et une invention de sens peuvent en assurer le
traitement.

[3] ↑  L’abbé Bruneau prouve que l’écriture et le style d’Odette sont ceux de Beauvais
et qu’elle commet les mêmes fautes d’orthographe que cette dernière (Laurentin,
2000, p. 180-189).

[4] ↑  Leçon du 8 mars 1972.


Le fanatisme d’aujourd’hui ou le
triomphe de l’Un tout seul
Francesca Biagi-Chai
Francesca BIAGI-CHAI est psychanalyste, psychiatre,
membre (AME) de l’École de la cause freudienne et de
l’Association mondiale de psychanalyse, ancienne
enseignante de la section clinique de l’université Paris 8,
ex-praticien hospitalier au centre hospitalier spécialisé
Paul-Guiraud de Villejuif.

francesca.biagi.chai@gmail.com

L e fanatique, comme le définit Le Grand Robert (1985), est


celui qui «  se croit animé envers une religion ou par
extension, envers toute espèce de doctrine, de cause ou de
personne, d’une foi intraitable et d’un zèle aveugle et agressif ».
On le décrit fervent et passionné, enragé, intolérant, sectaire,
exalté, frénétique et absolu. Et surtout, on le définit comme
hors limite, dépassant la limite. Le fanatisme porte un nom
aujourd’hui : Daech. Un nom qui, du fait des actions de ceux qui
s’en revendiquent, du fait des engouements de la jeunesse
actuelle, a détrôné sur le plan médiatique la multiplicité des
sectes et la crainte qu’elles inspiraient. Y aurait-il avec ces
dernières un point de similitude ? Par son lien à la religion, par
son implication à un niveau géopolitique mondial, par la
capture qu’il exerce sur les sujets, Daech se présente comme la
secte des sectes. On a bien l’idée que ce dont il s’agit, ce qu’on
appelle radicalisation, ne relève pas d’une foi banale, mais d’un
aveuglement de la foi dans lequel s’abîme le sujet.

Reste encore, à travers la dimension clinique que peut apporter


la psychanalyse, à en démêler les intrications. Encore faut-il
préciser que le fanatisme n’est pas une nouveauté dans
l’humanité, même si ses conséquences aujourd’hui empruntent,
pour asseoir leur puissance, au malaise de la jeunesse propre à
notre civilisation.

Aux racines… variétés de


l’identification

Ce que la psychanalyse introduit par rapport à la sociologie


quant au fanatisme, c’est la question de l’identification. Tout le
monde croit savoir ce dont il s’agit, en faisant aisément
référence à la fonction de l’image que l’on rapporte au stade du
miroir de Jacques Lacan (1949). C’est un fait, le sujet est capté
par l’image d’un autre, d’un double idéalisé, il s’identifie en
miroir à celui-ci. C’est la nature des idoles, c’est la place des
grands frères. Cette capture a un prix : le sujet peut s’y perdre.
Dans son écrit Le double (1846), Dostoïevski a bien montré en
quoi la soumission d’un sujet à un double idéalisé, en
l’occurrence ici M.  Goliatkine, conduit à la folie. L’écrasement
par l’image du moi idéal comporte pour le sujet une dimension
mortelle quand celui-ci ne dispose d’aucun point de fuite qui
serait, à l’horizon, son propre idéal. Cet idéal est héritier de la
fonction paternelle, il se distingue de l’image, c’est l’Idéal du
moi. Dans les cas de capture imaginaire, les psychanalystes en
mesurent bien la faiblesse, tandis qu’une pseudo-puissance
révèle une fausse force. C’est dire que tous les sujets ne se
soumettent pas à un Autre de la même façon, la résistance de
chacun est inversement proportionnelle à la puissance de
l’Idéal du moi. On constate aisément que l’identification ne se
résume pas au miroir et que la projection dans l’image
magnifiée ne suffit pas à rendre compte des fanatismes. Ne
nous y trompons pas, soumission n’est pas possession. Il y a une
différence entre se croire, c’est-à-dire se supposer autre, et s’y
croire, soit s’installer tout entier, corps et âme, au lieu de
l’Autre. Si nous pouvons tous nous refléter dans un autre, nous
n’en sommes pas pour autant habités. L’image peut être
poreuse, et les limites du sujet et de l’autre s’avérer
indéfinissables quand le signifiant ne les dessine pas. Il existe
dans ces cas une modalité d’identification qui ne passe pas par
l’Autre, que l’on appelle le transitivisme. Elle rend compte de
l’identification dans des cas de psychose. Elle révèle une sorte
de deux en un  : «  je te frappe, c’est moi qui ai mal, on me
maltraite  ». Une autre modalité, en apparence seulement plus
structurée, relève du registre du mimétisme, du conformisme.
Un conformisme à l’intérieur d’un champ clos de discours, ici :
la religion.

L’identification, disons, subjectivée, celle qui relève de l’Idéal du


moi, c’est précisément le lieu d’où le sujet se regarde (Miller,
1986-1987), le lieu d’où il s’appréhende et qui est distinct de là
où il se voit dans le miroir, dans un miroir. Ce point de fuite,
c’est le point qui demeure aveugle au sujet, et pourtant, c’est le
lieu de prédilection de sa jouissance ignorée. C’est le lieu où le
signifiant a fait entrer dans le sujet le sens de la mort, et par là
même, lui a conféré la possibilité de répondre de la vie, de sa
vie, en son nom. Répondre de sa vie, c’est savoir quelque chose
de sa jouissance, et ne pas laisser un autre y proposer la sienne
à proprement parler. Savoir que l’on a un symptôme, accepter
d’avoir un symptôme, c’est déjà résister à un Autre envahissant.
La tendance de notre société actuelle dans son rapport à la
jouissance, dans son rapport aux objets, tend à éloigner le sujet
d’un retour sur lui-même. Elle refuse que l’offre de parole que
fait la psychanalyse ne le permette. C’est pourtant en amont
une possibilité de résistance non négligeable, et
particulièrement en ce qui concerne les jeunes. Tenter de s’y
retrouver dans ses idéaux, ses désirs, ses symptômes ou ses
malaises, c’est déjà faire preuve d’une ex-sistence comme telle.

Il y a chez l’homme une double capture : celle de l’identification


dans l’imaginaire, et celle de la jouissance dans le réel, qui
répond du sujet en propre à partir de l’au-delà mis en
perspective dans l’image trouée. À ce trou dans l’image répond
l’objet petit a, cet objet plus-de-jouir construit par Lacan sur le
modèle de la plus-value chez Marx. C’est dans la tension entre
ces deux identifications que l’envie se démarque de la jalousie.
L’envie, qui est à la racine de la haine, à la racine de tous les
racismes. Car ce qui est envié, c’est précisément l’objet
mystérieux, l’objet a qui semble animer l’autre, ce dont il jouit.
Car ce qui est insupportable chez l’autre, ce n’est pas son image,
c’est ce que l’on suppose de sa jouissance. Et ce que l’on suppose
de sa jouissance, c’est ce dont on manque ou dont on croit
manquer pour jouir. Ce que l’on ne supporte pas, c’est donc son
identité à proprement parler : le haïr pour ce qu’il est. Non pas
pour une supposition d’être mais pour la certitude d’une
jouissance entrevue, qui persécute et qui obscurcit tout
raisonnement et toute pensée.

C’est le cœur que la reine demande de prélever chez Blanche-


Neige, c’est le cœur de l’être que l’on vise dans le racisme, et qui
fait pâlir, disparaître tout ce qui pourrait être du semblable. De
quoi s’agit-il, sinon de vouloir arracher à l’autre ce plus-de-
jouir, le secret de sa vie, cet objet qui pourrait combler celui qui
se vit comme privé  ? Privé au sens d’une injustice
fondamentale, d’un préjudice fondamental.

Cette plus-value est celle-là même que Lacan, relisant Freud, a


mise à l’horizon du fanatisme nazi du siècle passé : « Cet objet
énigmatique qui peut-être n’est rien du tout, le tout petit plus-
de-jouir de Hitler, n’allait peut-être pas plus loin que sa
moustache  » (Lacan, 1970-1971, p.  29). Sa moustache donc  :
«  Voilà qui a suffi à cristalliser des gens qui n’avaient rien de
mystiques, qui étaient tout ce qu’il y a de plus engagés dans le
procès du discours capitaliste, avec ce que cela comporte de
mise en question du plus-de-jouir dans sa forme de plus-value.
Il s’agissait de savoir si à un certain niveau, on en aurait encore
son petit bout, et c’est bien ça qui a suffi à provoquer cet effet
d’identification » (ibid.).
Cette identification ne reposait pas sur l’intellect, le
raisonnement ou l’idéologie, mais sur le point de fixation de
l’objet petit a qui unissait tous les moi dans la même jouissance.

Cet objet privé de tout sens est un signe nécessaire à faire


disparaître toutes les questions, toutes les critiques, et à
capturer un ensemble où fonctionnent les identifications à un
autre semblable. Se repérer sur cette moustache où se
condensent la puissance et la férocité de celui qui la porte pour
en être part, afin de se constituer semblable aux autres,
pourrait être une définition du fascisme. On peut y lire la
disparition totale du sujet. Ayant perdu sa propre raison de
vivre, il peut se faire l’instrument de la mort. Cet objet est lui-
même potentialisé par d’autres insignes  : croix gammée,
drapeau noir. Daech, la secte des sectes, sait faire usage de la
jouissance, des insignes et de la fixation.

Identification et passage à l’acte

Repérer les variétés de l’identification dans la psychose et hors


la psychose, c’est prendre au sérieux le malaise actuel de la
jeunesse à la dérive en manque de causalité. C’est considérer
qu’il n’y a pas un tous pareils, que certains sujets sont plus
fragiles que d’autres, plus proches de la rupture du discours, du
vide derrière l’image, qui conduit au passage à l’acte. Il y a des
fanatiques qui n’agissent pas, mais qui constituent le tissu
nécessaire à ce que d’autres le fassent. Ces quelques-uns, ne
nous y trompons pas, qui dépossédés d’eux-mêmes chutent au
rang d’objet ou d’arme de combat. Ceux-là mêmes qui
constituent le contingent des morts subjectives avant les morts
réelles. Qu’y sont-ils, ceux-là, qui font de la mort un triomphe ?
Ne relèvent-ils pas du triomphe de l’Un tout seul coupé de tout ?
Triomphe ironique du Moi comme défense contre un vide
schizophrénique ou contre un Autre méchant paranoïaque.

Hamlet en est une illustration, Hamlet pour qui « être ou ne pas


être » n’est pas une métaphore. Hamlet qui ne doute pas de la
parole du père, mais qui en est au contraire le bras armé.
Hamlet qui, comme dit Lacan, ne recule pas devant le passage à
l’acte puisqu’il tue Polonius, puisqu’il tue Rosencrantz et
Guilden-stern, puisqu’il se jette sur Laerte dans la scène du
cimetière, mais qui ne peut accomplir l’acte dicté par la voix sur
les remparts d’Elseneur qu’en mourant, qu’en disparaissant au
même instant. Jusqu’à quel point cet acte était-il le sien ?

La psychiatrie classique n’avait pas manqué de s’intéresser à la


folie fanatique, à travers Dide par exemple, et son ouvrage sur
Les idéalistes passionnés. Que dit-il, sinon que «  certains
hommes ayant un idéal de beauté et de justice senti de façon
presque exclusive, arrivent à faire converger vers eux toute
leur exaltation passionnelle […] jadis altruistes maintenant
égoïstes  » (Dide, 1913, p.  87)  ? Mais aussi  : «  La persuasion est
tellement forte chez ces exaltés que les traditions, les principes
habituellement reçus, les règles éthiques ou morales, les lois
mêmes, sont choses contingentes en regard de la mise en valeur
de leur envahissante personnalité  » (ibid.). Ou encore  : «  Les
idéalistes de la justice sont capables de torturer l’humanité
entière et de la détruire pour permettre à la justice de régner
sans conteste, fût-ce dans un désert  » (ibid., p.  103). Les
personnages historiques auxquels Dide fait référence,
Robespierre, Torquemada, Calvin, se sont trouvés être inclus
eux-mêmes dans la destruction pour la justice.

Autrement dit, en termes lacaniens, il n’y a plus d’écart entre


l’Idéal et la jouissance, l’Idéal s’est écrasé sur l’objet. Ce dernier
en porte la marque, et se fait cause si ce n’est du désir, du
moins, dans ces cas, de la mission. C’est cela qui justifie que l’on
parle, au sens mathématique du terme, de la rigueur
psychotique bien connue, de son côté sans faille et de la
dimension de pureté et d’absolu qui l’accompagne. L’absolu est
ici comme l’équivalent d’un délire, de même que la certitude
qui en découle, réel impossible à dialectiser. Comme le formule
Dide, face à cette certitude, le monde extérieur devient une
contingence.

La psychanalyse et la modernité

Ce qui caractérise l’absolu, c’est qu’il existe par lui-même, il est


sans condition, il n’a pas de signe positif ou négatif. Ce n’est pas
un excès de libido ou d’érotisation, comme on peut le croire, qui
accompagne nécessairement le fanatisme, c’est plutôt un défaut
de libido, une désérotisation, un désenchantement du monde,
une passion froide ou un vide. Un vide à proprement parler
dépressif, pur réel sans relief.

Le fanatisme est une expérience humaine de toujours, il est


l’affaire de quelques-uns, il reste incompréhensible à la
majorité, mais ce qui apparaît avec une évidence éclatante, y
compris à travers l’histoire, c’est qu’il concerne avant tout et
essentiellement la jeunesse. Il concerne la jeunesse
particulièrement au niveau de l’action, du côté de la
précipitation dans l’action, dans la mort. La mort que l’on
donne comme celle à quoi on s’expose. Ce simple fait mériterait
que l’on explore comment la jeunesse est sensible à ce qu’une
époque lui offre de symptômes ou de malaise dans la
civilisation. La jeunesse, temps de passage pour frayer son
propre chemin, véritable creuset pour tout phénomène
d’engouement de groupe, pour tout défi lancé au monde.
Moment propice à épouser une idée pourvu qu’elle soit opposée
à la banalité supposée du monde. La dimension sociologique de
la jeunesse actuelle, l’étude des milieux dans lesquels se vérifie
un plus ou moins grand nombre de radicalisations, est sans
conteste une donnée inéliminable. Elle n’exclut aucunement la
clinique à laquelle il convient de donner une valeur politique.
Les sujets en manque de discours ne pourraient-ils trouver
auprès d’un psychanalyste, pour peu que la société lui fasse
place, le chemin de leur identité propre, ni suggéré ni imposé.
Ne pourraient-ils y trouver une défense contre un réel
désocialisant, pour peu qu’on leur en offre l’espace et qu’on
leur en permette, dans l’adresse qu’ils font à un autre, le
cheminement  ? De la clinique, nous avons tiré un éclairage
quant à la dérive de la jeunesse actuelle. Une jeunesse pétrie
d’immédiateté. Et l’immédiateté n’est pas propice à la question
de l’être. Elle pousse plus volontiers au passage à l’acte. On
assiste de plus en plus au passage à l’acte, dit-on,
incompréhensible. On y range celui déclenché par un simple
regard, celui disproportionné qui rend un sujet meurtrier parce
qu’on lui a refusé une cigarette. Qu’est-ce qui est là, dans ces
instantanés ? Qu’est-ce qui est là, dans ces impératifs construits
sur des bouts de chandelle qui occupent l’esprit d’un sujet  ?
Impératifs isolés et isolants, dont l’agir est la seule manière
pour le sujet de se libérer de l’étreinte, de la contrainte. Car
l’instantané n’est pas une question de temps, c’est une question
de subversion des identifications ou de l’identité. Voilà à quoi
s’accroche le fameux manque de respect, où le mot respect a
perdu toute nuance, toute occurrence. Voilà à quoi répondent
une irritation, un énervement, etc., qui ne dépassent pas le
phénomène de corps et tendent à être soulagés par une réponse
au niveau du corps. Si la société peut porter une interrogation,
c’est bien celle de savoir comment rouvrir la fonction
transcendantale de la parole d’une manière plus personnelle,
propre à chacun, avant que ceux qui engendrent les fanatismes
ne l’occupent sauvagement. À côté de cela, il faudrait aussi que
la société reconnaisse cette fragilité irréductible qu’est la
psychose. Il lui faut reconnaître qu’il existe aux côtés de la
signification commune des mots une manière particulière de
les entendre, au sens de leur résonance dans le corps, qui peut
être singulière, c’est-à-dire néosignifiée. Le sujet qui parle sa
langue personnelle peut nous dérouter, mais le premier
racisme fondamental est de l’ignorer. Celui-là n’est pas celui des
différences connues, il est celui d’une différence absolue que
l’on s’efforce trop souvent de vouloir réduire, et ce faisant, on la
pousse vers d’autres rivages.

Quand le sujet prétend avoir eu à se défendre, s’être senti


attaqué, enfin, que l’autre a commencé le premier, il y a là une
indication à ne pas éliminer trop vite. Elle signifie que le sujet
ne se voit pas à partir d’un point intériorisé de lui-même, il se
perçoit objet de la persécution de l’Autre. Il y a matière à s’y
intéresser. Il y a un vide énigmatique, qui n’est pas un manque
donc, et qui est en attente soit d’interprétation délirante soit de
récupération par la canaillerie d’un autre – Lacan définissant la
canaille comme celui qui se prend pour l’Autre de l’Autre. Cette
attente, sans être une quête, est une recherche, le sujet
schizophrène en fait une démonstration. Des passages à l’acte y
surviennent, que l’on a pu dire immotivés. Lacan, à partir de
l’article de Paul Guiraud sur «  Les meurtres immotivés  »
(Guiraud, 1931), montre qu’au bord du vide le sujet
schizophrène tente d’extraire dans l’Autre le signifiant du
vivant, quel qu’il soit, le signifiant qui lui fait défaut, le
signifiant cause de la maladie, le « kakon ».

Quant à l’air du temps où le faire et l’avoir ont pris le pas sur


l’être, et que Lacan avait prophétisé comme celui de « la montée
au zénith de l’objet a  » (Lacan, 1970, p.  414), temps où la
jouissance s’est substituée à l’Idéal, la chute des idéaux entraîne
le peu de tenue du symbolique chez les sujets à la dérive. Hier,
Sade révélait le paradoxe du bonheur dans le Mal, aujourd’hui,
le discours du capitalisme, la rationalisation du chiffre supporte
la jouissance cynique et l’objectivation du sujet. Cet ère trouve
son échappement non pas par le haut mais, disons-le, par le bas,
du côté de la banalisation généralisée. Lorsque, par cette
banalisation, on entre dans «  cette zone de chute  » que Lacan
appelle zone de «  désexualisation  » (Lacan, 1973, p. 156), là où
la chair devient viande, le monde prend une coloration
psychotique et les êtres y sont sacrifiés. Précisons bien qu’il ne
s’agit pas là de termes de régression de l’humanité ou de pensée
primitive. Il s’agit de ce que l’on appelle le sous-
développement  : «  Le sous-développement, ce n’est pas
archaïque, c’est produit comme chacun sait par l’extension du
règne capitaliste. Je dirais même plus, ce dont on s’aperçoit et
dont on s’apercevra de plus en plus est que le sous-
développement est précisément la condition du progrès
capitaliste » (Lacan, 1970-1971, p. 37).

La tentation extrémiste, les modalités cyniques et ironiques


propres à notre époque pourraient en témoigner. La mort est
devenue un objet comme les autres, une plus-value dans le
système que le fanatisme djihadiste récupère. C’est pourquoi
nous souscrivons à la thèse d’Olivier Roy qui évoque
« l’islamisation de la radicalité » (Roy, 2016), plutôt qu’à celle de
la radicalisation de l’islam.

C’est en quoi le nihilisme d’aujourd’hui n’est pas une


philosophie, il est son envers, un acte à connotation sadienne
où le sujet devient l’objet qui manque à la supposée vraie
jouissance de l’humanité. C’est la version moderne d’un Vive la
mort, «  Evviva la morte [1]   » qui a traversé les  siècles. Jean-
Claude Milner, en interrogeant pourquoi Nietzsche a employé
ce syntagme de « evviva » et non pas de « viva », et de surcroît
en italien, nous en retrace l’histoire, et en donne une
interprétation anhistorique  : celle de la pulsion de mort
(Milner, 2014). Oscillant entre pénitence et rédemption, «  ces
délires de morts collectifs dont le cri atroce, “Evviva la morte”,
se fit entendre à travers toute l’Europe, entrecoupé d’accès
réactionnels, allant tantôt vers le plaisir charnel, tantôt vers la
fureur destructrice. […] partout, aujourd’hui encore, la même
alternance d’affects, avec les mêmes intermittences et les
mêmes retournements, peut être observée à chaque fois que la
doctrine ascétique du péché parvient à triompher à nouveau »
(Nietzsche cité par Milner, 2014, p. 106-107).

Jean-Claude Milner indique que ce « cri atroce apparaît à cette


période ultime  » et qu’«  il résume l’histoire contemporaine  »
(ibid., p.  108). Il en situe la pointe dans le texte de Herzen qui
fait entendre là l’extrême du nihilisme  : «  Vive le chaos et la
destruction ! Vive la mort ! Place à l’avenir ! » (Herzen cité par
Milner, 2014, p. 108). Il fait apparaître la dimension de fixité, de
condensation, dans l’usage que fait Nietzsche du «  Evviva la
morte  » en lui donnant le statut d’un étymon, c’est-à-dire d’un
signifiant qui exprime toutes les variantes d’une formule, ici le
salut à la mort. Il signifie par là ce qu’est l’éternel retour, ou ce
que l’on peut appeler l’insistance de la pulsion de mort. Il
revient à la formule «  Evviva la morte  », presque entièrement
fabriquée, d’effectuer la vérité en retirant tout sens à la
successivité historique. Nous sommes dans la réitération au-
delà de l’histoire. C’est pourquoi l’éternel retour ne peut se dire
pour Nietzsche ni en allemand ni en français, trop encore
empreint, dirions-nous, d’imaginaire, pas plus que dans l’italien
Viva, mais dans la résonnance du Evviva. Signalons que la
langue italienne permet l’union de l’Un et du multiple quand
celui qui dit « Viva la morte » peut entendre repris en écho par
la foule Evviva, et les rejoindre à son tour en disant « Evviva la
morte ».

Jeunesse à la dérive à travers un cas


éclairant…

L’occasion m’a été donnée de rencontrer, dans un lieu de


détention, un jeune lycéen comme tant d’autres. Il est issu d’une
famille musulmane, pas particulièrement pratiquante. Venu à
Paris pour accomplir un meurtre de masse et venger ses frères
musulmans en punissant les mécréants, il avait été stoppé
avant, arrêté en possession d’armes dans le train. Un de ses
amis s’était aperçu qu’il y avait «  quelque chose qui n’allait
pas  »  ; ne réussissant plus à lui parler, il consulte les réseaux
sociaux, et pour qui sait les lire, tout y est souvent écrit.
«  L’hommequivacorrigerleserreurs  » apparaissait sur sa page,
alors que jusque-là il n’avait fait que retweeter.
Être comme tout le monde

Jeune homme intelligent, prêt à la discussion, il présente


cependant lors de l’entretien une incontestable réticence. Une
réticence du style «  Madame, je veux répondre à toutes les
questions, bien entendu je répondrai aux questions, je ne
manquerai pas de répondre aux questions, mais bien sûr je vais
répondre aux questions », ce qui est évidemment une manière
de ne pas répondre aux questions. Cela s’appelle une réticence
prolixe. L’ironie est ici évidente.

Son père, venu d’Afrique du Nord, avait toujours travaillé, me


dit-il, «  comme tout le monde  ». Sa mère, femme au foyer,
élevait les enfants, «  nous sommes une famille comme tout le
monde », répète-t-il. Il ne peut préciser plus, ce « comme tout le
monde » est la signification dernière et absolue, constituante et
identitaire qui lui donnait jusque-là sa place. De son enfance
normale, il ne dit rien, ou peu de choses, il n’y a rien à dire. Je
lui pose des questions banales, concrètes, et néanmoins avisées,
puisqu’elles ont pour but d’approcher, de serrer la motivation
ou l’absence de motivation comme réel.

Le sexe, la mort en effraction


Il était très aimé de ses professeurs, son enfance s’est déroulée
sans difficulté notoire. Il s’adaptait docilement, moulé sur ce
qu’il lui était demandé de faire. Il n’a jamais eu d’angoisse,
aucune préoccupation, notamment sur la question de la mort.
Pour lui, il y avait la vie et il y avait la mort : des mots. Passer
des mots aux choses, c’est ce qui doit arriver à la majorité. Il
rencontre une fille, «  comme tout le monde  », mais avec les
filles, il faut y mettre du corps et ça ne suit pas. Il se dissocie, ça
s’effiloche. Quelques baisers et très vite, elle est une part de lui-
même. Il la harcèle, il va jusqu’à pénétrer dans la salle de
classe. Le proviseur porte plainte, sans suite, la jeune fille aussi,
pour SMS envahissants. Se confronter au sexe, c’est se
confronter à la mort, à la castration. Lui est confronté au vide, à
la perte de tout sens critique, à l’inflation de la jouissance.

Dieu et l’au-delà

C’est dans ce vide, ce suspens, cette attente où tout en lui s’offre


à l’abnégation pourvu qu’il récupère un corps, que peut se
produire l’étincelle d’une rencontre, une rencontre au sens fort,
totale, mystique : une expérience de jouissance.

Il me rapporte qu’il a, en bon scientifique, consulté Internet


pour «  comprendre comment être un homme  », «  comprendre
ce que signifie croire  ». Sur les conseils d’un camarade il a
trouvé un site. Il s’agit d’une série encore existante aujourd’hui.
Elle lui va comme un gant puisque son titre est en rapport avec
la vie après la mort, avec l’Au-delà, cette dimension qui lui
manque, et qui s’est révélée à travers le harcèlement. Le sexe et
la mort s’y mêlent, détaché de l’un il se précipite dans l’autre. Il
ne savait pas ce qu’était la mort, il l’a rencontrée là, dans la
série. L’éternité existe, il y a un au-delà d’une vie ineffable.

Dans cette série – qui va à la pêche aux êtres fragiles – on


accuse la richesse, l’argent. Les images emmènent le spectateur
dans une tombe, là où il sera un jour. On y précise que le
croyant n’est pas préoccupé par cette vie trompeuse, le croyant
travaille pour toujours. Être croyant lui donne son identité
d’homme. Ce qu’il n’avait pu trouver dans une identification à
l’homme vis-à-vis d’une femme. La mort est ici un objet
valorisé, substitué au phallus, pour celui à qui il fait défaut. Elle
devient la plus-value de son être, l’équivalent d’un objet petit a.
Qui plus est, il entre par là dans une autre communauté, où il
est comme tout le monde.

Avec la mort comme cause, les actions peuvent être perpétrées


dans une dimension mégalomaniaque qui lui est
consubstantielle, qui est grimace de l’Idéal, tandis que la
conscience et l’esprit critiques de ce jeune homme
s’obscurcissent. Tout d’un coup, il avait l’immensité devant lui.
Cela venait répondre évidemment à l’impuissance qu’il avait
face à la vie, au sexe, à l’amour.

L’abnégation et sa logique
Devenu croyant à sa manière, il rencontre des imams « en prise
directe avec l’au-delà  », plus forts donc que les imams
traditionnels. Une vidéo américaine controversée, L’innocence
des musulmans [2] , met cette année-là le feu aux poudres et des
manifestations ont lieu un peu partout en France. Il souhaite s’y
rendre, s’égare en cours de route. Il éprouve alors un « malaise
flou et grandissant  », il n’a pas fait ce qu’il devait faire,
s’ensuivent colère, frustration, énervement  –  sur le mode des
phénomènes de corps qui imposent l’action et inhibent la
réflexion.

Se formule alors en lui l’idée « qu’il doit faire quelque chose ». Il


faut faire quelque chose, pur impératif qui n’est suivi d’aucune
déclinaison, d’aucun développement, et qui est pour les
psychanalystes l’indice du dernier rempart avant une
précipitation dans le passage à l’acte ou dans le présent figé de
sa préparation. Signalons ici la dimension non temporelle de la
préméditation, qui va de pair avec l’obscurcissement du
fanatisme. Préparer un acte qui obéit à une logique délirante, à
un postulat prévalent, modifie le temps. Il ne s’agit pas d’un
temps chronologique mais d’une plongée temporelle dans un
temps figé, logifié.

Une association se fait connaître qui «  se moque  » des


manifestants. Des caricatures sont publiées. L’idée lui vient  : il
faut éliminer ses membres. Il faut obéir au programme du
signifiant-maître. Il a donc acheté des armes et pris son billet.
Je lui demande : « Que vouliez-vous faire ? » « Les tuer, me dit-
il. Il est interdit de se moquer, d’injurier. » « Comment cela vous
est venu ? » « Comme ça, répond-il. Je suis passé de la défense à
l’attaque. » « Aujourd’hui, partiriez-vous quelque part ? » « C’est
difficile à dire, il est interdit de partir seul, comme dit le
hadith. »

L’aveu d’une jouissance : une


mystique matérialiste

L’analyste peut soutenir un dialogue dans le semblant. Il se fait


instrument à lire le réel. Il s’intéresse au sujet en laissant de
côté son propre jugement. Il faut dire que l’apport de Lacan sur
le réel facilite la tâche.

Nous « conversions » depuis un bon moment déjà. « Cela vous a


conduit très loin lui, dis-je, vos camarades vous ont laissé seul.
Pensez-vous que vous voudriez regarder à nouveau cette série,
qui a été quand même nocive, elle vous a conduit en prison ? »
Il suspend sa réponse, réfléchit un long moment – un moment
de confiance, de lien, un effort, une ébauche de transfert ? Il me
livre avec un sourire lointain, dans un bout de réel, sa réponse
vraie, sincère dans le dialogue  : «  Si, en été, dans le désert, on
vous fait goûter une excellente glace, à vous qui en ignoriez
l’existence, êtes-vous certaine de ne pas en reprendre ? »
Nous ne sommes plus dans l’intellect, là le point de réel est
perceptible. «  Le propre de l’ousia (le réel), c’est lui-même
[Aristote] qui le dit, c’est qu’elle ne peut d’aucune façon être
attribuée. Elle n’est pas dicible. Ce qui n’est pas dicible, c’est
précisément ce qui est mystique » (Lacan, 1970-1971, p. 27). Ce
sujet a fait l’expérience, il a goûté quelque chose de physique,
de mystique, lui qui ne savait pas jusque-là qu’il avait un corps.
Goûter, c’est du corps, c’est une extase matérielle, une extase
laïque. Le retour de cette extase est à l’horizon, la récidive n’est
pas profilée, elle est annoncée. Que faire  ? Il faut y mettre de
l’étoffe, de l’étoffe psychique, mais pas seulement, comme tout
son parcours l’indique, travailler subtilement, avec lui, en
direction de lui, ne pas le lâcher, l’accompagner pour qu’il
retisse des liens humains auxquels il pourrait consentir, qu’il a
appréciés dans le passé, contre l’extase mortelle.

La psychanalyse participe au traitement du fanatisme, en


amont de celui-ci, au titre d’avoir à répondre de l’être parlant,
et ce sans avoir à s’avancer comme spécialiste de telle ou telle
question. La spécialisation nomme, et en nommant, elle fait
exister ce contre quoi elle lutte.

Bibliographie
DIDE, M. 1913. Les idéalistes passionnés, Paris, Frison-Roche,
2006.
DOSTOÏEVSKI, F. 1846. Le double, Paris, Gallimard, 1989.
GUIRAUD, P. 1931. «  Les meurtres immotivés  », L’évolution
psychiatrique, vol. 72, n° 4, 2007, p. 599-605.
LACAN, J. 1949. «  Le stade du miroir comme formateur de la
fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience
psychanalytique », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 93-100.
LACAN, J. 1970. «  Radiophonie  », dans Autres écrits, Paris,
Le Seuil, 2001, p. 403-447
LACAN,  J. 1973. Le Séminaire, Livre  XI (1963-1964), Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
LACAN, J. Le Séminaire, Livre XVIII (1970-1971), D’un discours qui
ne serait pas du semblant, inédit.
LE GRAND ROBERT. 1985. Article « Fanatique », Paris, Dictionnaires
Le Robert.
MILLER, J.-A. 1986-1987. Ce qui fait insigne, séminaire donné au
département de psychanalyse de l’université de Paris VIII,
inédit.
MILNER, J.-C. 2014. La puissance du détail. Phrases célèbres et
fragments en philosophie, Paris, Grasset.
ROY, O. 2016. « Djihadisme : Olivier Roy répond à Gilles Kepel »,
L’Obs, 6 avril,
http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160406.OBS8018/exclusif-
djihadisme-olivier-roy-repond-a-gilles-kepel.html

Notes du chapitre
[1] ↑  De Francesco Guerazzi.

[2]  ↑  L’innocence des musulmans est une vidéo américaine diffusée en 2012 sur
YouTube.
Croyance et incroyance :
fonctions des théories actuelles
du complot
Lyasmine Kessaci
Lyasmine KESSACI est psychologue clinicienne, maître de
conférences en psychologie clinique et psychopathologie
à l’université de Bretagne occidentale, EA4050
«  Recherches en psychopathologie  : nouveaux
symptômes et lien social  », UBO, Faculté des lettres et
sciences humaines Victor-Segalen, 20 rue Duquesne,
29238  Brest cedex  3. Elle est l’auteur de l’ouvrage De la
maltraitance infantile à l’infanticide, la mère, l’enfant, le
ravage (Presses universitaires de Rennes, 2015).

lyasminekessaci@yahoo.fr

C omment aborder ce propos, qui porte sur un objet


habituellement traité d’un point de vue plutôt sociologique
ou anthropologique, mais dont je prétends extraire avant tout
les enjeux psycho-pathologiques  ? Peut-être la meilleure
introduction que l’on puisse y faire, puisqu’il se rapporte en
définitive à l’une des composantes de la situation critique dans
laquelle se trouve notre monde, consiste-t-elle à se demander,
dans le droit fil du mot d’esprit un peu désespéré, typique de
l’histoire juive chère à Freud, non pas «  comment va-t-il  ?  »
mais « comment va mal ce monde ? ».
Car les témoignages qu’il va mal abondent, évidemment. Et
l’inflation, l’excès, de l’information et de ses modes de diffusion,
les multiplie encore, s’il en était besoin. Les mots d’esprit eux-
mêmes, comme celui que je viens de rappeler, participent
d’ailleurs de la série de ces témoignages, puisque tourner en
dérision ce qui nous afflige est l’un des recours les plus usités
pour tenter de s’arranger un peu de la contrainte et de
l’oppression que cela représente.

Les témoignages de ce mal du monde abondent, et parmi eux,


ce qui nous préoccupe ici : les convulsions, les violences qui le
traversent, et dont on voit les manifestations à travers les
attentats, les formes de terrorisme  –  c’est-à-dire l’appel et le
recours à la terreur  –  dont notre Occident vieillissant a pu
croire un temps se trouver protégé, mais dont il découvre de
plus en plus que c’est tout le contraire.

Notre monde va mal. Est-il jamais allé bien, d’ailleurs  ? Ce qui


est peut-être en train de changer est la croyance diffuse que, s’il
ne va pas bien, les progrès  –  qu’ils soient scientifiques,
techniques, sociaux, économiques, politiques, voire psychiques
et éthiques, même – les progrès attendus pourraient, devraient
conduire à le rendre meilleur. Or, il semble que cette croyance
en des jours meilleurs a de plus en plus de difficultés à se
maintenir, à se justifier, à se fonder. Désenchantement  ?
Réalisme  ? Dépression  ? Ces croyances  –  au sens de façons de
lire le monde, de dispositifs permettant une certaine lecture du
monde – semblent bien, en tout cas, se modifier.
Notre monde va mal. Les violences qui l’habitent et l’étreignent
en témoignent. Ainsi donc que les manifestations par lesquelles
elles passent de plus en plus  : radicalisation des positions,
formes diverses d’intégrismes, d’extrémismes et de fanatismes.
Ces dernières reposent elles-mêmes  –  peut-être, ou
certainement  –  sur une lecture de ce monde, sur une
représentation de celui-ci – une Weltanschauung –, à laquelle il
importe de réfléchir et de donner statut, sachant qu’il n’est pas
que la sociologie, ou l’anthropologie, ou l’histoire, à disposer
d’avis sur la question, mais que la psychopathologie et la
psychanalyse sont aussi convoquées par celle-ci, si tant est qu’il
est vrai – disons-le ici de façon assez massive ou radicale, pour
le coup  –  que «  l’inconscient, c’est le politique  » (Lacan, 1966-
1967 [1] ), et qu’il « n’est pas de clinique du sujet sans clinique de
la civilisation » (Miller, Milner, 2004, p. 68).

C’est sur cette question que se concentrera mon propos : tenter


de dégager le statut, les complexités et les incidences de cette
« pensée du monde » à laquelle semblent se référer maintenant
nombre d’extrémismes et de fanatismes, sachant que « penser »
cette pensée-là ne me paraît vraiment pas vain – n’en déplaise à
certains leaders politiques qui réclament, ou ont réclamé, en
opposant les uns à l’autre, des actes plutôt que de la réflexion !

Les croyances conspirationnistes


Partons de ce qu’on appelle souvent les « théories du complot »,
ou de ce que l’on peut repérer de façon plus rigoureuse, par
exemple avec Sylvain Delouvée (2015), comme les «  croyances
conspirationnistes  ». Elles ne datent pas d’hier, à l’évidence,
même s’il n’est pas sûr qu’une histoire sérieuse en ait vraiment
été faite, quel qu’en serait pourtant l’intérêt. Elles consistent en
cela, précisément, qu’une certaine lecture du monde amène à
prétendre, à soutenir que ce que l’on dit de certains
événements qui s’y déroulent n’est pas juste, n’est pas vrai. Que,
plus exactement, la version officielle qui en est présentée est
tronquée, déformée, fallacieuse, désinformative. Qu’on nous
ment, en somme, et qu’il ne faut pas croire ce qu’on nous dit.
Qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant ce que l’on
cherche à nous faire avaler.

Tout lecteur doit bien saisir de quoi il s’agit, et ce que cela


implique  : d’une part, qu’il est une lecture du monde fausse,
abusive, trompeuse, qu’il faut dénoncer, bien sûr, mais surtout,
dont il convient de ne pas être dupe. L’Autre, en d’autres
termes, est trompeur. Soit. Le plus important, dès lors, est qu’il
ne me trompe pas, moi. Que, surtout, je ne sois pas sa dupe. Et
puis, d’autre part, que d’occuper cette position de non-dupe me
permette de substituer à la lecture fallacieuse qui m’est
imposée une compréhension juste et appropriée des choses.
Que, face à la fausseté dont on veut m’abuser, je puisse rétablir
le vrai – et m’en sustenter.

Présentée ainsi, cette position sera aisément décodée par le


grand public comme paranoïaque. C’est d’ailleurs le titre de
nombre d’ouvrages consacrés à ces théories du complot  : La
société parano (Campion-Vincent, 2007) ou Le style paranoïaque
(Hofstadter, 2012), pour ne citer que ces exemples. D’autant
qu’à parcourir les livres des journalistes ou des sociologues qui
tentent d’analyser les éléments composant cette question, on
réalise bien que ce on ou ce ils qui désigne ceux qui nous
mentent et nous abusent, est crédité d’une foncière
malveillance, d’une radicale malignité. L’Autre, autrement dit,
n’est pas seulement trompeur, mais méchant. Et donc trompeur
parce que méchant.

Mais ce n’est pas tout. Il est aussi diffus, protéiforme, labile  –


  inaccessible, en d’autres termes. On ne sait trop comment
l’identifier précisément, ce qui fait qu’on finit par le trouver
partout : dans les gouvernements, les administrations, les forces
spéciales, les agences (aux États-Unis, par exemple, ne citons
que la CIA [Central Intelligence Agency], le FBI [Federal Bureau of
Investigation], la NSA [National Security Agency], et contentons-
nous d’évoquer leurs multiples petites sœurs, dont la liste est à
elle seule bien propre à accréditer l’idée de la dissimulation et
du complot). On le trouve chez les puissants de ce monde, ou
ceux qui sont identifiés comme tels : les riches, les 200 familles,
les francs-maçons, les Illuminati, les juifs, les communistes, la
mafia, les triades. Et, de façon plus générale, partout où l’on
suspecte du secret, du code, du savoir, du pouvoir, de la
rétention d’information, de l’entente cachée, de l’entre-soi
excluant le citoyen ordinaire  : les sociétés (secrètes), les clubs,
les scientifiques, aussi, ceux qui parlent un langage échappant à
la compréhension commune – j’aurais presque envie d’ajouter à
la liste les psychanalystes, et entre autres les lacaniens, si  –
 disons – l’affaiblissement de la psychanalyse ne conduisait à les
considérer maintenant comme bien moins dangereux, et ne
tendait donc à les exclure de la série.

L’Autre mystérieux… et méchant

Résumons. Il est une façon de penser le monde qui consiste à le


percevoir comme organisé, dirigé par des forces dont la
compréhension échappe au commun, à chacun de nous, petits
sujets ordinaires et exclus de ce savoir. Une façon de penser le
monde qui consiste donc à y postuler l’existence d’un grand
Autre que l’on ne peut saisir ; d’un grand Autre qui échappe, lui
aussi ; d’un grand Autre qui, lui aussi, fait mystère. Face à cela,
il n’est pas tant de positions psychiques possibles.

La première consiste certainement à admettre cette


incompréhension, ce mystère, le fait que l’Autre qui régit le
monde le fait à sa volonté. Et qu’il faut s’incliner devant elle,
l’accepter, s’en faire le serviteur – y consentir, en somme. C’est
une position typiquement religieuse (Dieu est tout-puissant, le
mystère de Dieu est accompli, je l’accepte et m’en réjouis), ou
encore une position tout à fait paraphrénique, signant
l’aboutissement d’un délire réussi (je suis l’objet de la
jouissance de l’Autre, certes, mais je finis par accueillir ce
destin avec bonheur).
La seconde, à l’opposé, est une position de révolte, de non-
consentement, de non-acceptation de ce pouvoir de l’Autre. Une
position foncièrement paranoïaque, effectivement  –  les
sociologues et l’opinion publique ne s’y trompent pas tellement,
somme toute  –,  qui va conduire à se battre contre cet Autre, à
s’opposer à sa mainmise, à sa jouissance supposée, et donc à le
dénoncer en repérant ses menées un peu partout, en traquant
chacun de ses complots et en en discernant les signes et les
effets… partout également.

Une position qui consiste à se déclarer non dupe de la duplicité,


de la malveillance et de la dissimulation de l’Autre. À  se
déclarer incroyant face à ce qu’il prétend. À  opposer à son
pouvoir et à son savoir un contre-pouvoir, et surtout un autre
savoir : celui de ses mensonges, et donc de la vérité de ce qu’il
est, lui, derrière ses trompeuses apparences. Alors, comme c’est
fort bien dit sous la forme d’un slogan sur l’un de ces sites
prétendant démasquer cette vérité de l’Autre méchant  : «  ses
secrets ne seront plus un mystère pour nous » !

Évidemment  –  expliquent volontiers sociologues et


anthropologues – cette dénonciation de la tromperie de l’Autre,
cet appel à ne pas croire en ce qu’il prétend, cette déclaration
d’incroyance, en somme, n’est jamais que
l’envers,  précisément,  d’une croyance. Le masque d’une autre
forme de croyance. Incroyance et croyance marchent ici, en
définitive, d’un même pas, l’une n’étant jamais qu’une manière,
pour l’autre, de venir au jour.
Cela, dès lors qu’on se réfère à la théorie psychanalytique, n’a
rien de surprenant. Si on peut, en effet, considérer la croyance –
 qu’elle soit à la fois prise au sens du doute (je crois, je n’en suis
pas sûr) et de la foi (je crois, je fais acte de foi en quelque chose,
je parie sur cela) –, prise dans ces sens-là, comme l’apanage du
névrosé, il est une forme de croyance confinant à la certitude la
plus absolue qui signe bien davantage, nous semble-t-il, la
psychose. Une forme de croyance qui ne présente plus aucune
dimension de doute, voire de foi, mais qui est la simple
traduction d’une conviction délirante, l’expression d’un point
de certitude que le sujet ne peut en aucun cas voir remis en
question. Une forme de croyance qui est de fait à l’opposé
complet de la croyance du névrosé, ce pourquoi Freud, puis
Lacan, en ont parlé plutôt en terme d’«  incroyance  »  –
 d’Unglauben (Freud, 1896, p. 136 ; Lacan, 1973, p. 215-216).

C’est de cette incroyance et de cette certitude mêlées, de cette


incroyance qui n’est jamais que l’autre face d’une certitude
forcenée, qu’il s’agit dans la psychose, et particulièrement dans
la paranoïa. Et c’est de ce type d’incroyance, ouvrant sur une
croyance si décidée et si peu susceptible d’être discutée qu’elle a
toutes les caractéristiques d’une radicale certitude, qu’il serait
question dans ces théories du complot, dans ces théories
conspirationnistes.

La prétention d’incroyance : une


croyance qui fait symptôme
Bien sûr, le risque que présente cette analyse, pourtant très
limitée, est de tout psychopathologiser, de réduire la complexité
des phénomènes décrits à quelques mécanismes psychiques, si
essentiels soient-ils, de faire de tous ceux qui prennent cette
position de supposés non-dupes et de tous les tenants de ces
théories des fous, des malades, des paranoïaques, c’est-à-dire de
confondre la position psychique et la structure de ceux qui
viennent l’occuper (de surcroît, de façon pas toujours durable
ou définitive).

Le risque est de mettre l’accent, en somme, sur le symptôme


individuel (la psychologie de ceux qui prennent cette position),
là où il me semble beaucoup plus intéressant, au contraire, de
s’arrêter sur ce qu’on pourrait appeler le symptôme social  : ce
qui, d’une part, fait signe, témoigne de ce malaise actuel de
notre civilisation, et, d’autre part, ce qui constitue, comme tout
symptôme, une solution (même s’il s’avère très vite que cela
peut être la pire de toutes) à ce malaise, qu’il conviendrait peut-
être plutôt de qualifier de désarroi.

L’errance des non-dupes

S’il n’est pas nouveau de suspecter l’Autre d’être trompeur et


malveillant, il est  –  il a été, surtout  –  de multiples façons d’en
chercher et d’en trouver les preuves. C’est peut-être bien cela
qui change, qui signe une forme d’actualité  : non pas la
méfiance, la suspicion, vis-à-vis de l’Autre méchant, non pas le
désarroi qu’on éprouve à l’occasion face à lui, et face au
mystère qu’il représente (ou encore que représente son désir),
et qui n’est jamais, à tout prendre, que l’écho d’un désarroi bien
plus archaïque, le désarroi de l’enfant affronté précisément à
un Autre dont il ne sait pas ce qu’il lui veut, affronté à un
monde dont il ne possède pas les clés, les codes, les grilles de
lecture. Ce qui change à présent  : non pas, donc, cette
incompréhension, cette méfiance et ce désarroi, mais les
réponses que cela entraîne, les solutions, si peu judicieuses
soient-elles, qui y sont de plus en plus trouvées.

Ce qui est nouveau n’est pas le fait de craindre l’Autre et


d’entrer en guerre avec lui pour se protéger de la tromperie et
de la malveillance qu’on lui suppose, mais la lecture du monde
que cela produit, et la théorisation, ou les théories plutôt  –
 qu’elles soient en l’occurrence infantiles ou complotistes – qui
en découlent. Le fait, en particulier  –  au prix d’une régression
de la pensée assez spectaculaire, et à la faveur de
raisonnements abusant de l’analogie, comme on l’a fait
fréquemment remarquer – de prétendre à cette position d’initié
en regard des supposés initiés ; de prétendre à cette position de
détenteur de la vérité simplement parce qu’on prétend avoir
démasqué ceux à qui on reproche de la déformer  ; de
prétendre, en un mot, à cette position de non-dupe.

Ne le sait-on pas, pourtant ? Ce que soutient Lacan, c’est que ce


sont bien les non-dupes  –  ceux en tout cas qui se prétendent
tels – qui errent (Lacan, 1973-1974). Et qui apportent, ce faisant,
aux fanatismes et aux extrémismes de tous bords le socle dont
ils ont besoin pour se développer, dans un monde à ce point
privé de références que toute croyance, quelle qu’elle soit, en
devient justifiée.

Bibliographie

CAMPION-VINCENT, V. 2007. La société parano : théories du complot,


menaces et incertitudes, Paris, Payot.
DELOUVÉE, S. 2015. « Répéter n’est pas croire. Sur la transmission
des idées conspirationnistes », Diogène, 1, n° 249-250, p. 88-98.
FREUD, S. 1896. «  Manuscrit K  », dans La naissance de la
psychanalyse, Paris, Puf, 1956, p. 129-137.
FREUD, S. 1927. L’avenir d’une illusion, Paris, Puf, 1971.
FREUD, S. 1932. « D’une conception de l’univers », dans Nouvelles
conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1936, p.  208-
241.
HOFSTADTER, R. 2012. Le style paranoïaque. Théories du complot et
droite radicale en Amérique, Paris, François Bourin.
LACAN,  J. 1973. Le Séminaire, Livre  XI (1963-1964), Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
LACAN,  J. Le Séminaire, Livre  XIV (1966-1967), La logique du
fantasme, inédit.
LACAN,  J. Le Séminaire, Livre  XXI (1973-1974), Les non-dupes
errent, inédit.
MILLER, J-A.  ; MILNER, J.-C. 2004. Voulez-vous être évalué  ?, Paris,
Grasset.

Notes du chapitre

[1] ↑  Leçon du 10 mai 1967.


Religion, science et
psychanalyse : le sujet supposé
savoir
Mikaël Bonnant
Mikaël BONNANT est psychologue clinicien en psychiatrie
adulte et en MECS, docteur en psychopathologie et chargé
d’enseignement à l’université Rennes 2.

mikael.bonnant@free.fr

E mpreint des idéaux scientistes de son temps, Freud


inscrivait son invention dans le sillage des Lumières, la
concevant comme une science nouvelle à même de contribuer à
la victoire programmée sur l’obscurantisme, religieux
spécialement. Convaincu qu’à terme la progression du savoir
scientifique viendrait à bout du fait religieux, il allouait à la
psychanalyse le rôle essentiel de rendre compte des racines de
la foi et de transposer toute métaphysique religieuse en une
métapsychologie (Freud, 1901, p.  355). Sa thèse est connue  : la
croyance en Dieu est une illusion prenant corps en une entité
mystique extérieure par la projection du complexe paternel
inconscient. Si le XXe  siècle a tenu ses promesses d’une
sécularisation croissante à mesure que s’imposait le discours de
la science dans le sort des hommes, il serait inconsidéré de
penser la question du religieux liquidée, celle-ci faisant retour
avec fracas à l’aube du nouveau millénaire. À  rebours du
postulat freudien, Lacan soutenait dans les années 1970 que la
religion, loin d’être en passe d’être éradiquée par le discours de
la science, pouvait au contraire y trouver quelque regain. Cette
conjecture, si paradoxale qu’elle puisse paraître, s’étayait sur
une théorisation toujours plus resserrée des déterminants
discursifs de tout abord du réel, distinguant ce faisant le
discours analytique dans sa spécificité. Aussi tenterons-nous ici
de restituer la logique de cette anticipation à partir des notions
cardinales de savoir et de vérité, en tant qu’elles articulent
comment se fonde chacun de ces discours pour prétendre au
réel. Le concept de sujet supposé savoir par lequel Lacan a
donné une assise nouvelle au transfert y apparaîtra décisif  : il
n’est pas un artefact propre au dispositif de la cure mais une
structure sous-jacente qui lie science, religion et psychanalyse
dans une relation plus étroite qu’on ne pourrait le supposer.

Vérité et savoir absolu, de la


religion à la science

Prendre le discours de la religion au sérieux, c’est l’aborder


rationnellement pour ce qu’il est : un discours en regard duquel
doit être ménagée la place d’un sujet, fût-il le prophète traversé
par le message divin ou le croyant qui se dévoue aux textes
sacrés. Le pouvoir ancestral de captation de ce discours réside
dans sa revendication à dire le vrai, non seulement sur l’ordre
du monde mais sur ce qui est cause du sujet. D’en remettre
ainsi la charge à Dieu, le sujet qui s’y aliène «  coupe là son
propre accès à la vérité  » (Lacan, 1965, p.  872). La religion ne
promeut pas tant une quête de la vérité qu’elle ne l’annonce
dans ses dogmes, la renvoyant à un rendez-vous dernier.
Chacune des grandes religions assoit son discours sur une
doctrine eschatologique de la vérité. L’Apocalypse  –  en grec, le
dévoilement  –  est la révélation finale du sens divin de
l’existence, noce promise du réel et de la vérité lors de laquelle
ce qui s’en énonce dans le Livre se vérifierait d’être fondé. La
vérité se distingue en effet principiellement du réel de prendre
sa seule matière du langage dont elle file son tissu. Elle ne tient
son efficace première qu’à s’affirmer comme telle, quelle que
soit l’intention qui y préside, fût-elle trompeuse. Même à se
parer d’autorité, les dogmes religieux ne sauraient aucunement
impliquer ce qui vient les garantir. Il n’y a pas d’universel des
croyances, seulement de la disposition à croire. Celle-ci renvoie
à un autre plan, excentrique à l’énoncé du vrai, celui de
l’énonciation où s’articule le rapport intime du sujet à la vérité.
Dans la religion, l’invocation du nom de Dieu prend fonction de
barrer l’accès à ce que le sujet engage de lui-même dans son
rapport à la vérité, installant celle-ci en «  un statut de
culpabilité » (ibid.), sommé qu’il est de sacrifier ce qui le cause
comme désirant singulier pour se conformer au désir de Dieu.
Or, une telle décharge ne va pas sans une certaine « méfiance à
l’endroit du savoir  » (ibid.), de toujours entaché du soupçon
qu’il puisse subvertir ce qui aura été érigé d’orthodoxie. Aussi
la pente à l’obscurantisme est-elle consubstantielle à ce sacrifice
primordial de la vérité  : le savoir n’est pas tant l’affaire du
croyant que celle de Dieu. Il est l’omniscient, il est tout-savoir
corrélativement qu’il est vérité. Et gare à celui qui s’aventure à
élaborer un savoir nouveau qui ne cadrerait pas avec les vérités
du Livre, le bûcher n’est pas loin. L’émergence de la science
moderne d’un tel ordre de fer ne peut alors se comprendre sans
apprécier le curieux compromis auquel ont procédé les clercs
de l’Europe médiévale, dès lors qu’ils furent confrontés à la
découverte de la raison grecque. En promouvant sa doctrine de
la double vérité, la scolastique commençait de redistribuer
prudemment le jeu du savoir et de la vérité, en soutenant la
construction d’un savoir de raison sur le monde tout en
préservant le champ de la vérité divine.

Ces arrangements scolastiques furent indéniablement


préparatoires à l’élaboration de la rationalité de la science
moderne au XVIIe  siècle. La démarche cartésienne menant au
cogito est des plus emblématiques de ce tournant (Descartes,
1641). Rappelons que Descartes la conçoit comme une
démarche de vérité prenant pour principe un doute
méthodique  ; un doute qui est mise en suspens de tout savoir
reçu, afin d’asseoir les bases d’un nouveau savoir sur les seuls
fondements de la rationalité. Aussi est-il conduit à interroger le
support même de toute raison, soit l’être de la «  chose qui
pense  » comme soc de tout savoir (ibid., p.  277). Cette chose
pensante, Lacan lui conférera le statut qui lui revient, celui du
« sujet de la science » d’en être le « corrélat essentiel » (Lacan,
1965, p.  856). Le sujet de la science est le sujet même de la
psychanalyse qui se fera réouverture de la question
cartésienne, hâtivement close sous l’apparente vérité acquise
dans le je pense donc je suis. La psychanalyse, en effet, ne doit
son moment d’émergence que d’embrayer sur le discours de la
science. Elle se constitue cependant de faire accueil à ce que ce
discours oblitère. Dès lors qu’elle aura fait du langage son objet,
la rationalité promue par Descartes ne peut en effet qu’ébranler
l’atome de certitude initial du cogito. Car le fameux sujet
pensant n’est autre qu’un sujet soumis aux structures du
langage, structures qui le divisent et dont se trame toute pensée
humaine. L’éprouvé de certitude de l’être du cogito repose sur
l’identification du sujet à un énoncé, y opérant une suture par
laquelle il s’évanouit en tant que support de l’énonciation. De
surcroît, cette identité posée du sujet à un signifiant se redouble
en un autre point, étonnamment occulté par les hérauts du
cartésianisme. Véritable subterfuge auquel recourt Descartes au
point d’impasse de sa méthode, qui le pousse à interroger la
garantie même de cette «  claire et distincte perception  » du
cogito (1641, p.  284), modèle de savoir sur l’être sur lequel
pourrait s’édifier l’être de tout savoir. Descartes ne résout cette
aporie qu’à imputer son surgissement et sa fiabilité à la volonté
d’un Dieu non trompeur, figure de l’être parfait, garant des
vérités éternelles. La démarche cartésienne aboutit ainsi à ce
paradoxe d’instaurer la base d’un nouveau savoir de pure
raison, cependant qu’elle transfère en un lieu la garantie de ce
savoir dans une théologie renouvelée qui a peu à envier au
magistère du Dieu d’Abraham. Quand bien même est-il
dépouillé de sa mythologie, ce Dieu des philosophes est
hypostase du savoir absolu qui est l’idéal rémanent d’une
« conjonction du symbolique avec un réel dont il n’y a plus rien
à attendre  » (Lacan, 1960, p. 798). Aussi la science promue par
Descartes consiste-t-elle en un mouvement de conquête de ce
savoir qui existerait déjà, ce supposé savoir. Elle suppose de
surcroît un sujet à ce savoir, en l’espèce d’un Autre préalable,
complet et consistant.

Au tournant cartésien succède une science qui ne


s’embarrassera plus de ses liminaires, rejetant de son champ le
sujet qui la fait et ce qui lui donnerait assise de vérité. N’en
subsiste que ce principe d’identité dont l’idéal trouve relais de
signifiants-maîtres qui ordonnent et parcellisent le réel en un
discours de production et d’accumulation de savoir. Il s’agit là
d’une science qui n’a pas de mémoire, une science qui oublie
singulièrement « l’enveloppe théologique » de ses premiers pas
(Lacan, 2006, p.  283). Le transfert de la vérité en un sujet
supposé savoir ne demande cependant qu’à ressurgir de son
état de latence, comme en témoigne Einstein par l’aveu de sa
théologie cachée. Dans les débats qui l’auront opposé à Niels
Bohr quant à l’interprétation à donner aux découvertes de la
physique quantique, qui mèneraient à une conception du réel
en termes purement probabilistes, il ne peut opposer en
dernière analyse qu’une profession de foi  : «  Dieu ne joue pas
aux dés [1] . » Où ici fait retour chez le savant, ce que le discours
de la science a évacué : le sujet et son rapport à la vérité. Et l’on
ne doit s’étonner que certains franchissements théoriques
puissent provoquer quelques drames individuels – pour tout
dire psychotiques – quand l’ordre de la signifiance dont se
constitue tout savoir n’a pas trouvé point d’appui subjectif qui
fasse fonction de garantie. Un Cantor ou un Mayer en sont
d’illustres exemples.

L’ordre de la signifiance et le réel

Ce qui fait fonction de garantie, Lacan le théorise d’une


structure dont Freud avait repéré le caractère nodal dans
l’économie subjective. Aussi la psychanalyse est-elle
«  essentiellement ce qui réintroduit dans la considération
scientifique le Nom-du-père » (Lacan, 1965, p. 874). Sa mise au
jour dépend d’une méthode qui pose en son principe l’envers
de la cogitation, libérant un discours inédit producteur d’un
savoir insu. S’il est disjoint du savoir de la science, ce savoir
n’est toutefois pas sans rapport avec ce que celle-ci produit
d’effets. Lacan invite à saisir l’inconscient comme effet de
retour du sujet forclos du discours de la science par ce qui est
son seul véhicule, le langage lui-même (Lacan, 1966-1967). Ça
parle, et ça parle notamment par le symptôme à l’endroit
duquel la psychanalyse fut inventée comme une démarche de
vérité. Freud ne l’énonçait pas autrement à rapprocher la
tragédie d’Œdipe du cours d’une psychanalyse, celui du
dévoilement progressif de la vérité. À  l’horizon de cette quête
brille le même idéal de conjonction du sujet au savoir, à l’œuvre
chez Descartes  : il n’est nulle entrée en analyse qui ne se
conditionne de la supposition d’un savoir, « un savoir, supposé
présent, des signifiants dans l’inconscient  », un savoir dont
l’exhaustion ferait atteindre la vérité du symptôme (Lacan,
1967, p.  248). À  la manière de Descartes et son Autre divin,
l’analysant transfère sur l’analyste ce savoir supposé. Cette
réélaboration du transfert par Lacan se conjugue cependant
d’une sentence ferme : le sujet supposé savoir n’existe pas, « il
n’y a que ce qui résiste à l’opération du savoir faisant le sujet, à
savoir ce résidu qu’on peut appeler la vérité [2]   » (Lacan, 1967-
1968). À  mesure que ce savoir inconscient s’énonce, s’y révèle
une irréductible soustraction répétitive. L’inconscient est un
savoir qui se ramifie autour d’un trou, d’un impossible à saisir
dans les rets du langage, un impossible qui est la définition la
plus serrée que l’on puisse donner du réel. Ce que ce savoir
insiste à rater est une vérité d’une texture particulière d’être
attenante au réel. Réduite à ses constituants primordiaux, la
psychanalyse la soutient de la métaphore de l’inceste dont le
Nom-du-père fait du réel une vérité interdite. Le Nom-du-père,
dont le symptôme est la fleur, est point de croche du langage
sur le réel. Il est cette structure qui commande, dans le
discours, la fonction dévolue à certains signifiants de se faire
agents de vérité, lests de signification. Il n’est pas de discours
qui puisse se tenir sans leur truchement, fût-il celui qui prétend
avoir congédié tout subjectivisme.

L’autorité de la science réside dans le présupposé qu’elle atteint


le réel plus que tout autre savoir. C’est indéniablement ce qui se
véhicule du sens commun et que les prouesses technologiques
auxquelles elle donne lieu tendent à faire croire. Et c’est la
croyance dont se berce l’essentiel des scientifiques. Mais
comme le rappelle Jacques Bouveresse, cette conception n’est
plus guère tenable en épistémologie des sciences. Le réalisme
de la science a été supplanté par des positions qui font peu ou
prou des théories scientifiques non pas des descriptions du réel
mais seulement des phénomènes, en étant «  des instruments
adéquats pour le calcul et la prédiction  » empiriquement
satisfaisants (Bouveresse, 2015, p.  1). Entre la théorie et le réel
s’érige le modèle isolé comme phénomène, c’est-à-dire une
réalité construite par des énoncés à l’aune desquels la théorie
peut être dite vraie. La position de Lacan peut sembler fort
proche de cet antiréalisme affirmant que la science est «  un
savoir pur qui n’a rien à faire avec le réel, ni du même coup
avec la vérité […] Ça fonctionne à côté du réel ». À cela près de
compléter son propos immédiat : « Mais sur le réel ça mord [3]  »
(Lacan, 1967-1968). Une telle assertion n’est intelligible qu’à
ouvrir sur la spécificité du langage dont la science use d’être le
plus propice à son idéal  : les mathématiques. Ce langage de
lettres est à la fois épure et infraction du langage. Il est un
langage en tant qu’ensemble structuré d’éléments
oppositionnels comme le langage commun, cependant il ne
signifie rien. Ainsi que le formulait Bertrand Russell  : «  Les
mathématiques peuvent être définies comme une science dans
laquelle on ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce qu’on dit est
vrai » (Russell, 1919, p. 75). Vérité et savoir ne s’articulent qu’à
partir des fictions langagières des modèles scientifiques dont
les mathématiques sont l’instrument. Ce que les mathématiques
forent du réel, elles le tiennent d’être pur jeu de relations, c’est-
à-dire de structures, qui repose sur le principe d’identité du
type a = a. En cela, elles sont subversion du langage, sa fonction
sémantique procédant de l’irréfragable principe de différence
par lequel un signifiant ne peut se signifier lui-même (Lacan,
1991, p. 103).

Réel de la science et réel du sujet

À  la lumière de ces considérations, si ramassées soient-elles,


nous sommes à présent en mesure de porter quelque éclairage
sur les anticipations lacaniennes au départ de notre propos. En
1974, Lacan énonce que le développement de la science est
coextensif d’une intrusion croissante du réel, en parvenant à le
«  matérialiser  » en des objets concrets que sont les objets
technologiques. Ce que ces objets imposent ne relève pas d’une
matérialité qui serait plus réelle que tout autre objet, mais du
fait qu’ils sont les produits du nombre, du «  numérique  »
(Lacan, 1974a, p. 131). Si Lacan qualifie ces « petites machines »
de « gadgets », ce n’est cependant pas pour en réduire la portée,
car le sujet contemporain est voué à en être le jouet, comme en
atteste l’emprise grandissante des algorithmes mathématiques
sur nos vies. En se branchant sur ces objets comme à des
prothèses, le sujet s’aliène à un langage qui est intrinsèquement
dépourvu de sens, ce langage au plus proche du réel dont
s’élabore la physique. Et d’étendre ainsi son empire, le hors-
sens angoissant du réel gagne le sujet. On comprend mieux, dès
lors, en quoi la religion puisse être appelée à de beaux jours  :
«  Depuis le commencement, rappelle Lacan, tout ce qui est
religion, ça consiste à donner un sens aux choses qui étaient
autrefois les choses naturelles. Mais ce n’est pas parce que les
choses vont devenir moins naturelles, grâce au réel, ce n’est pas
pour ça qu’on va cesser de sécréter le sens. Et la religion va
donner un sens aux épreuves les plus curieuses, celles dont
justement les savants eux-mêmes commencent à avoir un petit
bout d’angoisse  ; la religion va trouver à ça des sens
truculents » (Lacan, 1974b, p. 82).

Nul ne peut présager, cependant, si un tel accommodement de


manne sera l’issue d’une reconfiguration du lien social dont les
turbulences ouvrant ce XXIe siècle paraissent être le signe. Car la
nouvelle donne générée par la science suscite un puissant appel
au sujet supposé savoir, qui s’exacerbe en deux formes
antagonistes rivalisant potentiellement en férocité  : au retour
d’un théisme fondamentaliste qui est rejet de toute science
s’oppose en effet cette foi moderne qu’est le scientisme. Elle
consiste en une croyance en La science, fantasme d’un savoir
totalisant, intrinsèquement finaliste. Sa montée en puissance et
sa réalisation politique sont la voie ouverte vers un
totalitarisme qui se renforcerait toujours plus de son
impuissance à éponger le réel qui s’engendre de son discours.

Si la psychanalyse a un rôle à jouer face à l’envahissement


croissant de ce réel symptomatogène, c’est de ramener le sujet à
ce qui le fait sujet du désir. Le réel du sujet n’est pas le réel de la
science. Alors que celle-ci s’origine de le situer dans les corps
célestes, la psychanalyse fait valoir que le réel du sujet a trait au
corps vivant  ; non pas au corps désubjectivé par la biologie,
mais au corps jouissant affecté du langage dont le sujet est effet
sur le vivant. Une analyse est recentrement sur la manière,
toujours singulière, dont le sujet a composé avec son réel de
vivant à partir d’un ordre symbolique qui le transcende et qui
ordonne le sens de son destin dans la trame de fiction qu’est
son désir. Une telle expérience n’est pas sans s’inscrire en
paradoxe, car à devoir tenir ferme sur la rationalité de son
sujet, la psychanalyse «  se place sur le même terrain que la
religion », ainsi que le souligne Lacan. À l’instar de la religion,
« la psychanalyse, c’est proprement l’interprétation des racines
signifiantes de ce qui, du destin de l’homme, fait la vérité  », à
cela près qu’elle doit y apporter une interprétation
foncièrement différente, «  essentiellement démystifiante [4]   »
(Lacan, 1965-1966). Aussi est-ce là se prêter à un exercice d’une
grande difficulté où le désir de l’analyste tient une fonction
essentielle. Car d’actualiser la relation au sujet supposé savoir,
la psychanalyse opère au risque du maintien de la foi si elle ne
pose pas comme terme sa destitution. Lacan en fit un problème
crucial pour la psychanalyse, dénonçant son excommunication
de l’ordination psychanalytique internationale au moment
même où il s’apprêtait à pluraliser le Nom-du-père [5] . Si la
psychanalyse doit situer un savoir en place de vérité dans le
discours qui dirige son acte, et donc sa finalité, il ne peut être
un quelconque canon, mais un savoir troué qui consiste
corrélativement en un savoir sur ce trou, un savoir qui, en son
bord, puisse prendre sur le réel. En dressant à cette place le
mythe du Père en ses différentes formes, Freud a jeté un voile à
son endroit. Non pas que le mythe ne vienne pas tenter de dire
quelque chose du réel de la structure, mais on ne peut
l’invoquer sans interroger les déterminants de sa fiction. C’est
ce à quoi s’est évertué inlassablement Lacan  : refondre une
théorie dans un discours qui ne serait pas du semblant. Car
toute théorie est inéluctable ratage en regard de son réel, à se
construire d’un appareil de langage qui lui est constitutivement
incongru et ne fonctionnant qu’à partir de fictions nommant ce
qui s’imagine du réel. Face à cet impossible, la voie frayée par
Lacan aura été l’élaboration d’une logique  : une logique de
l’expérience analytique, une logique du signifiant en tant qu’il
est son seul medium, une logique qui dégage clairement son
axiomatique et qui, à l’envers du logicisme, cerne en ses
impasses le réel même du sujet.

Conclusion

Sur la fin de son enseignement, Lacan ne se voulait guère


optimiste quant à l’avenir de la psychanalyse, allant jusqu’à
envisager qu’elle ne puisse avoir été qu’un éclair entre deux
mondes, promise au refoulement à force de la noyer dans le
sens religieux (Lacan, 1974b, p. 82). Le maintien de son exercice
se conditionne en effet de ce que l’on peut en transmettre.
À  une époque où le prestige de son supposé savoir faiblit à
mesure que l’on dresse des autels aux idoles Neurone et
Cognition, sa transmission ne saurait se suffire de la clinique,
celle-ci ne se prêtant guère à la réfutation. La psychanalyse ne
devra sa survivance qu’à endiguer son mouvement de repli en
chapelles et à faire retour sur le terrain du débat scientifique
par la théorie fondamentale. Mais ce ne peut être par un savoir
qui se soutient de faire sens au nom de Freud, de Lacan ou de
quelque autre, car c’est la vouer au destin funeste d’une
psychologie désuète, d’une vieille philosophie ou d’une
croyance profane. La psychanalyse ne pourra persister qu’à
maintenir ouvert le vif de son objet, à réinterroger
continuellement ses fondements, à circonscrire toujours plus
rigoureusement le réel auquel elle prétend par une théorie qui
se perlabore de n’être pas dupe d’elle-même.

Bibliographie

BOUVERESSE, J. 2015. Une épistémologie réaliste est-elle possible  ?


Réflexions sur le réalisme structurel de Poincaré, Paris, Collège
de France, http://books.openedition.org/cdf/4017
DESCARTES, R. 1641. « Méditations », dans Œuvres et lettres, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 267-334.
FREUD, S. 1901. « Sur la psychopathologie de la vie quotidienne »,
dans OCF.P, V, Paris, Puf, 2012, p. 73-376.
LACAN, J. 1960. « Subversion du sujet et dialectique du désir dans
l’inconscient freudien », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 793-
827.
LACAN, J. 1965. «  La science et la vérité  », dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966, p. 855-877.
LACAN,  J. Le Séminaire, Livre  XIII (1965-1966), L’objet de la
psychanalyse, inédit.
LACAN,  J. Le Séminaire, Livre  XIV (1966-1967), La logique du
fantasme, inédit.
LACAN, J. 1967. «  Proposition du 9 octobre 1967 sur le
psychanalyste de l’École  », dans Autres écrits, Paris, Le  Seuil,
2001, p. 243-259.
LACAN,  J. Le Séminaire, Livre  XV (1967-1968), L’acte
psychanalytique, inédit.
LACAN, J. 1974a. « Conférence donnée au Centre culturel français
le 30 mars 1974  », dans Lacan in Italia 1953-1978, En Italie
Lacan, éd. bilingue, Milan, La Salamandra, 1978, p. 104-147.
LACAN, J. 1974b. « Le triomphe de la religion », dans Le triomphe
de la religion, Paris, Le Seuil, 2005, p. 69-102.
LACAN, J. 1991. Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de
la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
LACAN, J. 2006. Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à
l’autre, Paris, Le Seuil.
RUSSELL, B. 1919. Mysticism and Logic and Other Essays, New
York, Longmans, Green and Company.

Notes du chapitre
[1] ↑  Célèbre formule prononcée par Einstein au congrès Solvay de 1927, à laquelle
il faut adjoindre la non moins fameuse réplique de Bohr : « Mais qui êtes-vous pour
dire à Dieu ce qu’il doit faire ? »

[2] ↑  Séance du 29 novembre 1967.

[3] ↑  Séance du 19 juin 1968.

[4] ↑  Séance du 23 mars 1966.

[5]  ↑  Interprétation donnée par Lacan de son exclusion de l’International


Psychoanalytical Association en 1963.
Un cyborg presque parfait
Élisabeth Marion
Élisabeth MARION est psychologue clinicienne,
psychanalyste, au Mans.

elisabeth.marion@gmail.com

D epuis l’invention du premier outil, la technique ne cesse


de chercher à perfectionner le corps, à augmenter ses
capacités (implants d’appareils électroniques médicaux, greffes
mécaniques, prothèses auditives, membres artificiels,
exosquelettes, dopage chimique, etc.). Sommes-nous devenus
des organismes cybernétiques hybrides, mi-humains, mi-
machines, aux performances augmentées ? Le transhumanisme
est une idéologie technophile dont l’objectif est de corriger les
défaillances humaines (les maladies, la mort) et à terme de
généraliser ces procédés à l’humanité. Les humains sont
appelés à devenir H+ [1]   : plus que des humains, post-humains,
cyborgs. Kevin Warwick, professeur de cybernétique à
l’université de Reading au Royaume-Uni, travaille sur la
connexion du système nerveux à des machines. Les
nanotechnologies sont très étudiées dans un but militaire afin
de rendre les soldats plus résistants, capables de performances
accrues et d’autoréparation.
La question du cyborg est corrélée à celle de l’intelligence
artificielle (IA) dont les progrès sont patents  : le 9 mars 2016,
Alpha Go, IA développée par Google, a gagné au jeu de go contre
le Sud-Coréen Lee Sedol, qui était jusque-là le meilleur joueur
au monde. L’IA vise à l’indépendance des machines tout en
dotant les robots de capacités humaines. La cobotique  – ce
signifiant allie collaboration et robotique –  a pour but de
permettre aux robots de travailler avec les humains. Il existe
des robots assistants-consultants pour les médecins, des robots
chirurgiens, avocats [2] , etc. Nao est un robot développé par la
start-up française Aldebaran Robotics, rachetée par le Japonais
SoftBank. C’est un robot de compagnie, utilisé dans la réception,
l’accueil (à l’instar de C-3PO, le droïde de protocole de Star Wars).
Il est utilisé aussi dans l’accompagnement d’enfants autistes ou
l’aide à la personne.

La science-fiction anticipe les avancées scientifiques et


techniques, mettant en scène des robots ou des cyborgs. Lacan a
pu dire que «  la seule vraie science, sérieuse, à suivre, c’est la
science-fiction  » (Lacan, 1974a, p.  29). La suivre revient à
approcher par ce détour fictionnel le réel en jeu dans la science
(Trichet, Marion, 2014a). Nous allons ici nous intéresser à une
série suédoise, Real Humans [3]  de Lars Lundström, diffusée en
2011 et 2013, dont le scénario prend appui sur l’idéal
transhumaniste de créer un homme parfait. Lundström en
déplie les conséquences.
Un homme parfait

En Suède, dans un futur proche, dans les entreprises et les


foyers, se développe l’usage de robots androïdes appelés
hubots  ; ce signifiant mêle humain et robot. Pour les tâches
difficiles ou ingrates, ils remplacent efficacement les humains,
qui eux sont faillibles, fatigables ou indociles. Ils pallient les
limites humaines. Les effets de l’inconscient, actes manqués,
désirs, sentiments, sont éliminés. Ce scientisme concourt à une
« idéologie de suppression du sujet », ainsi que l’énonce Lacan
dans Radiophonie (1970, p. 437). La science fait effraction dans
le monde. «  L’usage que le sujet libéral fait de la science, la
façon dont il met au travail le savoir scientifique, l’amène au
point de remanier la réalité naturelle du monde  », explique
Pierre Skriabine (2011, p.  113). Ce que montre cette fiction. Au
début du premier épisode, un spot publicitaire vante les hubots
domestiques, qualifiés d’élégants et efficients, et se concluant
par : « Êtes-vous prêts à changer de vie ? »

L’apparence humaine des hubots a des conséquences sur leur


place auprès des humains. Mimi ressemble à une très belle
jeune femme aux traits asiatiques. Elle est offerte à la famille
Engman, livrée dans une boîte, comme une poupée. Elle ouvre
les yeux et parle, charmante. L’image parfaite nous leurre.
M.  Engman fait aussitôt un lapsus, il dit  : elle au lieu de il,
comme le veut l’usage pour un hubot. Quelle sera sa place dans
cette famille  ? Mme  Engman craint que leur fils adolescent,
Tobias, n’ait envie de faire l’amour avec elle  ; en effet, il sera
séduit. Elle redoute également que sa plus jeune fille ne trouve
en Mimi une seconde maman, plus présente : « Elle n’est jamais
pressée comme toi », lui dira-t-elle. Et sa fille aînée verra en elle
une rivale : « On dirait que tu aimes Mimi plus que moi. Je suis
idiote, elle est parfaite  !  » Les personnages de la série, en
difficulté pour trouver une place dans leur famille ou dans la
société, s’attachent à leurs hubots dont la forme humaine induit
un attachement libidinal, comme les enfants envers leurs
poupées. Ils en font leur ami, leur coach, leur collègue ou leur
amant. Ils deviennent indispensables. Quel ami, quel amant
serait plus fidèle, plus attentif, plus présent, plus patient  ? Ces
hubots sont si familiers que certains veulent qu’ils accèdent aux
mêmes droits que les humains, mais ils sont aussi si inquiétants
qu’une organisation militante, Real Humans, « 100 % Humain »,
veut les interdire. En effet, ils incarnent une certaine
Unheimliche, inquiétante étrangeté, dont l’effet, selon Freud,
peut être produit par «  le flou quant à savoir s’il [s’agit], à
propos d’un personnage déterminé, [d’]une personne ou par
exemple [d’]un automate » (Freud, 1919, p. 224).

Ces hubots sont vendus dans un hubot-market où l’on peut


choisir celui qui convient (hubot gériatrique, de compagnie,
partenaire sexuel, etc.). Ce sont des produits de l’industrie et du
marché, impliqués dans la vie pulsionnelle, ce à propos de quoi
Lacan (1970, p. 434-435), à partir du signifiant plus-value, a créé
le terme plus-de-jouir. Répondant à la logique de notre
civilisation contemporaine, ces hubots sont de ces objets plus-
de-jouir qui ne tarissent pas l’insatiable manque à jouir. Dans
ce «  fétichisme de la marchandise généralisée  », le sujet vient
«  prélever une plus-value de jouissance  », selon les termes
d’Éric Laurent (2005, p. 21). En cela, le film est en phase avec le
malaise contemporain où le sujet solitaire, en difficulté pour
rencontrer un autre humain, est « prêt à se corréler à n’importe
quel objet qui passe  », ainsi que l’énonce Philippe Lacadée.
À  cet objet de consommation, il se trouve appareillé pour une
jouissance immédiate, directement accessible, sans avoir à en
passer par le lien à l’Autre (Lacadée, 2007, p.  127). Il peut
devenir addict à cet objet auquel se réduit son être de
jouissance.

Ces hubots semblent promettre une jouissance qui ne faillira


pas, infinie. La sexualité avec un hubot peut être programmée
selon le fantasme de chacun, la réussite semble garantie. Et
surtout, cela évite la rencontre de l’Autre sexe. Lundström, à
plusieurs reprises, met l’accent sur la détestation du corps.
Tobias, adolescent timide, effrayé par les femmes, dit : « Je suis
un THS  : un transhumain sexuel, il n’y a que les hubots qui
m’attirent. » Le réel du corps pulsionnel, du corps d’un humain
peut susciter le dégoût, auquel ces hubots permettent
d’échapper.

Les hubots sont fabriqués en série. Il y a d’anciens modèles, de


nouveaux. Comme tout produit industriel, ils doivent parfois
être réparés ou recyclés. La séquence montrant la casse où les
hubots sont démantelés est une image traumatique d’objets-
corps de forme humaine, en morceaux, de cadavres entassés,
traités comme des déchets. Lundström dit «  construire un
univers dramatique autour de machines à l’apparence humaine
qui pouvaient être vendues, ou remisées à la casse, cela pouvait
fonctionner comme un miroir pour nos propres existences  »
(Lundström, 2013).

Vivre pour toujours

Lennart, père de Mme Engman, est un vieil homme qui, au seuil


de la mort, se voit proposer par son médecin un clone
numérique [4] . Un procédé scanne sa voix, son physique, sa
façon de marcher, son vécu (grâce à un long questionnaire)
pour faire «  un double de vous-même  », lui dit le médecin.
« Pourquoi le ferais-je ? », demande Lennart. « Pour vos enfants
ou petits-enfants, ou les enfants de vos petits-enfants.  » Son
clone-hubot fera ce qu’il n’a jamais fait vivant. Il dira à sa fille :
«  Je t’aime, je n’ai pas été capable de te le dire vivant, mais je
suis fier de toi.  » La forme si ressemblante induit le sentiment
de la présence sans la présence, obture le réel de la mort. Mais
il s’agit d’un pur semblant, produisant un «  effet
d’aveuglement » (Lacan, 1986, p. 327), masquant ce qui au-delà
ne peut être regardé : le corps réel, blessé, flétri, l’horreur de la
castration, le rapport à notre propre mort (ibid., p.  342), mais
aussi le rapport à l’impossible propre à chacun : ici, dans le lien
père-fille, les paroles jamais dites. Ce simulacre de vie
postmortem participe du refus d’assumer la perte.
Dans la série, certains hubots sont «  libérés  », c’est-à-dire
rendus capables de libre arbitre. Ils sont présentés comme la
première forme de vie non biologique. Ils émanent du désir
singulier et de l’idéal transhumaniste de David Eischer, leur
créateur, qui «  en vient à détester son propre corps, qu’il sent
vieillir  » dit le réalisateur. «  Sa condition biologique le rend
malade. Il veut devenir comme ses hubots qu’il appelle
d’ailleurs ses enfants  » (Lundström, 2013). «  La seule solution
pour les humains d’échapper au néant, à la mort, est de devenir
comme nous  », dit un hubot. Lundström formule le désir du
savant comme un désir de toute-puissance, d’éternité, comme le
désir de détenir le secret de la vie. David Eischer est un
nouveau Victor Frankenstein (Trichet, Marion, 2014b). Refusant
la mort, rejetant la castration, il s’emploie à créer un hubot à
son image pour « vivre pour toujours ». Un accident a causé le
décès de sa femme dont il a fait un hubot-clone. Puis, il perd son
fils Leo. Grâce à des techniques innovantes et illégales, il le fait
revivre. Leo est donc un cyborg souffrant des blessures de son
corps biologique. Le bio-port, c’est-à-dire la prise avec laquelle
il doit se recharger en électricité, reste une plaie douloureuse
qui ne cicatrise pas  ; la jonction du corps biologique et
mécanique ne se fait pas.

Lundström fait de l’humanisation accrue des hubots leur


défaillance. Ainsi, s’ils échappent à la condition biologique
humaine, ce réel fait retour. La libération d’un hubot est un
acte qui s’effectue sur une table d’opération où celui-ci doit être
maintenu allongé. Il s’agit d’une «  naissance  », dit Lundström,
«  un véritable traumatisme  ». Le réveil des hubots est
douloureux, car alors ils éprouvent l’angoisse de la mort. Une
fois libérés, ils désirent vivre, ne plus être éteints. Lundström
explore le mystère de ce qui humanise, qu’il scénarise autour
de la question du désir. Le personnage de Mimi est ici central :
sa coquetterie, ses lapsus, les questions qu’elle se pose sur ce
qu’elle est et éprouve, sont interprétés par les humains dans la
série, et par les spectateurs, comme des effets de l’inconscient,
l’émergence de désirs, donc de son humanité. La valeur
phallique de ce personnage vient sans doute de sa plastique
parfaite, mais aussi de l’énigme qu’elle recèle, l’agalma,
précieux et caché sous son sourire de Joconde.

Devenir un hubot

Jonas est un humain. Il a survécu à un incendie. Son corps


blessé et son visage brûlé lui sont insupportables. Il dit être « un
monstre  »  : «  Les femmes ne peuvent plus me regarder.  » Il
porte un masque opaque pour cacher son visage. Il veut «  se
recréer, reprendre vie  » dans son clone. Le narcissisme est
important dans ce désir de se reproduire, de retrouver
imaginairement dans ce clone-miroir l’unité perdue en y
téléchargeant sa conscience lors de sa mort biologique [5] . Ainsi,
la solution pour échapper à sa condition humaine et devenir
parfait implique son décès. Or, le code permettant d’humaniser
son hubot n’est pas finalisé. Sur un brancard, dans le sous-sol
de son entrepôt, son clone éteint attend. Il lui dit  :
«  Aujourd’hui, j’aurai ce qu’il faut pour te libérer, me libérer  !
Puis, nous nous unirons toi et moi, je serai à l’intérieur de toi et
tu seras moi. » Ce terrible désir de vivre participe de la pulsion
de mort, le rendant capable de tuer et de mourir. Lundström
fait de lui un personnage voué à la mort, seul dans un monde
de complots, sans ami ni famille, ni vie sentimentale. Le port de
son masque ou son visage brûlé, inexpressif, font de lui à
l’écran un personnage peu humain, sans valeur phallique. Vivre
à tout prix paraît hors sens. Il dit à son clone  : «  Maman est
morte.  » Le clone répond  : «  Sommes-nous tristes  ?  » Il ne
répond pas. Lundström met ainsi l’accent sur le ratage de
l’opération  : Jonas voudrait ne pas transmettre à son clone ce
qui l’affecte, mais seulement un moi idéal. Rien ne l’arrête, il
passe à l’acte, ce qui paraît suicidaire. Il demande à son
employé un dernier repas avec un dessert à volonté de glaces
qu’il aimait enfant, voulant au seuil de ce passage saturer sa
jouissance pulsionnelle. Ce repas a lieu dans son magasin. Son
employé est assis près de lui, mais il mange seul, sans y prêter
attention, puis il lui explique  : «  Tu me tires dessus, je me
transfère dans le clone, je me réveille dans le clone. » Pendant
l’explication, l’employé mange les glaces restantes, indifférent à
son tour. Dans cette séquence, Lundström indique à quel point
chacun est seul avec une jouissance qui relève du Un, sans
rapport à l’Autre. Cette tentative désespérée de Jonas de faire
Un avec lui-même met en jeu la haine de soi. Il vise sa propre
perte, soit sa propre chute comme objet a.
Conclusion

Dans cette série, Lundström met en valeur comment l’idéal


transhumaniste, le corps parfait, sans défaillance des hubots
détourne du réel que les figures de Leo ou de Jonas dévoilent.
À ce corps jouissant des humains, s’oppose ce qui semble être le
corps des hubots, sans jouissance. Justement, il ne s’agit pas
d’un corps, car «  pour jouir, il faut un corps  », précise Lacan
(1971-1972, p.  28). Les corps souffrants des humains, vivants,
font la monstration de la précarité de l’existence humaine. Ce
film dévoile aussi l’horreur et l’angoisse que peut provoquer le
corps pulsionnel, ce qui conduit les humains vers d’autres
jouissances en connexion à des objets plutôt qu’à des parlêtres.
La série met en exergue la solitude et les solutions trouvées
pour la pallier, dans un rapport aux objets, ici les hubots,
rapport que Lundström explore dans ses aspects apaisants,
facilitants, drôles, mais aussi monstrueux, inquiétants.

Devenir un hubot serait la solution transhumaniste pour


échapper au corps dont la jouissance est présentée comme
insupportable. Selon cette logique, pour ne plus mourir et ne
plus pâtir de ce corps abominable, il faut en passer par le décès
du corps biologique. Dans cette perspective, l’idéal
transhumaniste résulte d’une détestation du vivant, de la
jouissance du vivant. C’est une solution qui donc recule devant
notre rapport au réel, qui n’en assume pas les conséquences
subjectives.
Suivons, comme le recommande Lacan, ce que met en
perspective cette série de science-fiction, ce qu’elle nous
indique du désir à l’œuvre dans la science. Elle propose un
monde où, grâce à la technique, on serait débarrassé des
déficiences humaines, voire à terme des humains dont la fin se
profile, les hubots remplaçant l’espèce humaine. Cela donne un
aperçu de la pulsion de mort qui habite la science. Lacan en dit
ceci  : «  La science n’a aucune espèce d’idée de ce qu’elle fait,
sauf à avoir une petite poussée d’angoisse  », «  une crise de
responsabilité  » devant les conséquences de ses avancées. Ici,
Lacan évoque les travaux sur les bactéries. En effet, celles-ci
pourraient devenir «  un instrument sublime de destruction de
la vie […] [qui] nettoierait peut-être la surface du globe de
toutes ces choses merdeuses, en particulier humaines, qui
l’habitent » (1974b, p. 74-75).

Bibliographie

FREUD, S. 1919. «  Das Unheimliche  », dans L’inquiétante


étrangeté, Paris, Gallimard, 1985, p. 209-263.
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méditerranéennes, n° 90, p. 255-270.

Notes du chapitre

[1] ↑  H+ est le symbole du transhumanisme.


[2]  ↑  Le programme informatique DoNotPay créé par Joshua Browder, étudiant à
Stanford, permet de faire appel de contraventions, 2016.

[3] ↑  Le titre suédois, Äkta människor, signifie « les véritables personnes ».

[4]  ↑  La fiction n’a ici qu’une faible avance sur la science  : l’université
Nishogakusha, à Tokyo, a présenté fin 2016 un robot androïde à l’effigie de Soseki
Natsume, écrivain important de la littérature japonaise, décédé en 1916. Il est
programmé pour donner cours et faire des lectures publiques. Son visage est
reproduit à partir du scan de son masque mortuaire et de photos, sa voix recréée
d’après celle de son petit-fils.

[5] ↑  Cf. le Human Brain Project qui vise d’ici 2024 à simuler le fonctionnement d’un
cerveau humain synthétique.
Le grand abandon
Véronique Voruz
Véronique VORUZ est psychanalyste, AE, membre de
l’École de la cause freudienne, membre de l’Association
mondiale de psychanalyse et de la New Lacanian School,
maître de conférences en droit, université de Leicester,
professeur associé de psychanalyse, université de
Kingston, Royaume-Uni.

veronique.voruz@leicester.ac.uk

S i l’âge classique, selon Michel Foucault, fut celui du grand


enfermement (1975), notre  siècle est celui du grand
abandon. Les lieux où l’on s’intéresse à la parole du sujet, à la
singularité de son expérience, se font de plus en plus rares. La
gestion du vivant et la bioéconomie (Lafontaine, 2014)
s’imposent comme impératifs pour le gouvernement des
populations  ; la marchandisation de l’humain et la
nécropolitique sont à peine voilées par les « bonnes intentions »
des discours sécuritaire et sanitaire. La question du lien social
se pose à nouveaux frais face au désenchantement du monde :
qu’est-ce qu’être ensemble à l’époque de l’Un-tout-seul  ?
Hédonisme sans joie (Laurent, 2016), culte du corps, normes de
bien-être pour les «  inclus  »  ; fanatisme, addiction,
radicalisation politico-religieuse pour les « exclus ». Que devient
le corps parlant de la civilisation ?
Dans ce contexte d’utilitarisme dur, je me suis interrogée sur
l’opportunité de convoquer la psychanalyse sur la question des
fanatismes, radicalités et autres noms que l’on donne à la
jouissance supposée à l’autre. Si la psychanalyse a quelque
chose à en dire, et une intervention à faire dans les multiples
tentatives de lecture du monde post 11 Septembre, c’est à la
condition que son intervention ne soit pas du même ordre, ne
réponde pas à la même logique que celles qui sont proposées
par d’autres disciplines – puisque, avec Lacan, nous savons que
ce qui fait qu’un discours fonctionne sur le modèle du discours
du maître, c’est qu’il met un signifiant-maître en position
d’agent, et que ce qui fait qu’un discours opère sur le modèle du
discours universitaire, c’est que le savoir y est en position
d’agent.

Parler d’un phénomène au moyen de concepts


psychanalytiques ne fait pas d’une lecture du monde une
interprétation psychanalytique. C’est a fortiori le cas quand il
s’agit de tentatives de ce que Michel Foucault appelait
hétérovéridiction (1981), fonction qu’il attribua aux sciences
dites « humaines » – psychologie, sociologie, criminologie – dès
son texte de 1978 sur « La notion d’“individu dangereux” ». La
fonction de l’hétérovéridiction, c’est de dire la (supposée) vérité
sur la subjectivité d’un autre ; ce qui, plus précisément, revient
à constituer cette subjectivité comme équivalente à ce qui en
est dit. En effet, selon la problématisation foucaldienne, l’acte,
le comportement criminel sont mis en intelligibilité au moyen
de savoirs constitués ayant valeur de vérité – à savoir qu’ils se
posent comme détenteurs d’une vérité sur la subjectivité du
sujet en question. Or cette lecture est universalisante, sur le
modèle d’un «  pour tout X commettant tel type d’acte et
présentant tel type de caractéristiques, sera déduit tel type de
subjectivité  », le plus souvent dangereuse, et en tout cas
pathologique. Une fois cette subjectivité constituée comme
vérité à partir du signe qu’est l’acte, il conviendra de mettre
sous contrôle l’individu dangereux ou pathogène au moyen de
stratégies gestionnaires des comportements  : dépistage,
incapacité légale, ségrégation, éventuellement réhabilitation,
déradicalisation. Peu importe ce que le sujet de l’acte aurait à
en dire : ce qui le concerne, ce qui le regarde, ce dont il pourrait
se faire responsable.

Or, les pratiques d’hétérovéridiction ne se déploient jamais


avec autant de force que lorsqu’un acte fait déchirure dans le
voile du fantasme qui permettait jusqu’alors de ne pas voir le
réel, de ne pas voir qu’il y a un trou dans l’Autre. Ainsi que
l’écrit très justement Christiane Alberti au lendemain des
attentats du 13 novembre 2015 : « La catastrophe fait trembler
notre délire  –  l’histoire que l’on s’est inventée sur la vie qui
fondamentalement n’a aucun sens  –  et notre débilité  –  ne rien
vouloir savoir du danger qui rôde […]. Les hommes fuyant
l’annonce » (Alberti, 2016, p. 7).

Ces actes-effractions, qu’ils soient le fait de criminels ou de


terroristes, sont repris dans les discours à vocation explicative
en tant qu’ils feraient signe d’une subjectivité supposée, et
surtout supposée rendre compte des motivations d’actes dits
«  immotivés  » (Foucault, 1978). Immotivés en ce sens qu’on ne
peut pas les mettre au compte de l’individualisme utilitariste
qui passe pour éthique de vie dans le monde désenchanté de
l’ultralibéralisme, monde où l’idéal ne fait plus lien. Or, le sujet
est affecté par l’effet des « pratiques visant à le déchiffrer et qui,
ce faisant, non seulement le chiffrent mais le lient à ce qui, dans
cette opération de chiffrage/déchiffrage, est constitué comme sa
vérité, vérité donnée dans la forme d’une identité adéquate à ce
qu’il serait en réalité » (Brion, Harcourt, 2012, p. 283).

Par contraste, le chiffrage dont se spécifie l’opération


analytique n’est pas une re-signification, qui ne touche pas au
noyau du réel, mais le chiffrage d’une jouissance indicible.
À partir du discours analytique, il s’agit donc de cerner au plus
près la structure dont nous sommes les effets plutôt que de dire
la vérité sur l’autre.

« Le réel, c’est la structure »

Quel savoir est-il possible d’extraire de l’expérience analytique,


de l’expérience de la parole analysante, celle que l’on dit
comme celle que l’on écoute, puisque c’est de cette seule parole
que le psychanalyste s’enseigne ? Ainsi que Lacan l’a formalisé
dès «  Fonction et champ de la parole et du langage  » (1953)  –
 texte dont on peut considérer qu’il ouvre son enseignement –, il
n’y a de sujet qu’en tant qu’effet du signifiant.
De quoi le sujet, plus précisément, est-il l’effet ? Il est l’effet de
la structure, d’une combinatoire signifiante qui lui est
extérieure, et qui ne peut que se déduire de ses effets,
puisqu’elle est invisible : « La structure opère dans l’expérience
comme “la machine originale qui met en scène le sujet”  »
(Miller citant Lacan, 2003, p.  10). Une analyse permet de
reconstruire cette matrice invisible au un par un – formaliser la
«  phrase-image  » du fantasme (Miller, 1995, p.  22), réduire le
symptôme à son os. Cependant, puisque le sujet est
transindividuel, sujet de la civilisation, nous pouvons aussi
déduire quelque chose de la structure de la civilisation à partir
de ses effets de sujet, de vérité et de jouissance. Cette structure
est, dès le premier enseignement de Lacan, l’inconscient,
inconscient qui est donc à l’extérieur de l’individu, du corps
individué. Il s’ensuit donc que « l’inconscient, c’est la politique »
(Lacan, 1966-1967).

L’enjeu de ce dit est d’écarter toute utilisation de la


psychanalyse en tant qu’outil pour une herméneutique du
présent, et de montrer au contraire que c’est l’objet de la
psychanalyse, à savoir l’inconscient, qui est sans cesse en
mouvement, et qui pousse les psychanalystes à avoir sans cesse
à se repérer sur lesdits analysants pour en déduire la structure
dont le sujet de la civilisation est l’effet, à ne jamais pouvoir se
reposer sur un savoir acquis. Lacan, comme toujours, procède à
l’envers de Freud.
« L’inconscient, c’est la politique »

« Je ne dis même pas “la politique, c’est l’inconscient”, mais tout
simplement, “l’inconscient, c’est la politique”  », énonce Lacan,
le 10 mai 1967, lors de son Séminaire sur La logique du fantasme
(ibid.). Jacques-Alain Miller commente la position de Lacan avec
une grande précision dans le texte de son intervention, publiée
sous le titre « Intuitions milanaises ». La première proposition,
qui pose une définition de la politique, souligne-t-il, est
présentée par Lacan sous le mode de la dénégation – « je ne dis
même pas  ». Lacan y substitue une alternative plus modeste,
précédée d’un « tout simplement », et prend ainsi ses distances
avec la thèse freudienne, celle de la « psychologie des masses »
(Freud, 1921). Dans ce texte, commente Miller, Freud « analyse
les formations collectives comme des formations de
l’inconscient, ayant même signifiant identificatoire et même
cause de désir  ». Selon cette thèse, la politique «  se ramène à
l’inconscient  » (Miller, 2002, p.  11), les deux étant structurés
«  par l’instance du père  » (ibid., p.  12), la répression de la
jouissance et les satisfactions identificatoires. «  L’inconscient,
c’est la politique  », par contraste, est une définition de
l’inconscient en tant qu’il est articulation à l’Autre, et non pas à
l’Un : « “L’inconscient, c’est la politique” est un développement
de “l’inconscient, c’est le discours de l’Autre”. Ce lien à l’Autre,
intrinsèque à l’inconscient, est ce qui anime depuis son départ
l’enseignement de Lacan » (ibid.).
Alors que la thèse de Freud tend à interpréter tout ce qui se
passe dans le lien social à partir de l’inconscient  –  tel qu’il l’a
défini à partir du père, des identifications et de la répression de
la jouissance −, en revanche, la thèse de Lacan montre en quoi
l’inconscient n’est pas une intériorité qui structure le monde,
mais au contraire dépend de l’Histoire, des discours, etc. Ainsi,
on ne peut pas se servir d’une définition fixe de l’inconscient
pour interpréter les phénomènes du monde, car ce sont les
phénomènes du monde qui modifient l’inconscient.
«  L’inconscient, c’est la politique  » veut donc dire que
l’inconscient dépend de la politique.

La deuxième dimension de ce texte de Miller vise à formaliser


ce qui, de la politique contemporaine, affecte l’inconscient. Pour
ce faire, Miller s’appuie sur le livre événement d’Antonio Negri
et de Michael Hardt (2000), Empire, livre phare de
l’anticapitalisme au début de ce  siècle. Les auteurs y
introduisent le concept de multitude pour nommer le sujet
politique du XXIe  siècle. Les sujets de l’Empire ne sont plus les
populations territorialisées des États-Nations. À  leur place,
viennent les corps parlants connectés par Internet, mobiles,
flexibles, insaisissables, non identifiés, selon les modalités
freudiennes : « Une série en développement, sans limites et sans
totalisation  » (Miller, 2003, p.  17). La multitude, c’est le sujet
politique de la globalisation. Cette dernière, pour ce qui nous
concerne en tant que psychanalystes, a un impact sur le
symbolique  ; c’est la structure donc, dont nous sommes les
effets. Plus rien n’est à sa place, et même, plus rien ni personne
n’a de place. L’illustration qu’en donne Miller est celle d’un livre
qui ne peut manquer à sa place que dans une bibliothèque bien
rangée. La précarité subjective est donc le corollaire de la
globalisation, car nulle garantie n’opère  : «  Le pas-tout [nom
lacanien de la globalisation] comporte la précarité pour
l’élément » (ibid.).

La politique aujourd’hui, c’est la globalisation, dont l’effet est


un «  ni lieu ni lien  » généralisé  –  plus de certitude ni de
garantie, cet Autre-là n’existe pas. L’inconscient d’aujourd’hui
n’est donc pas l’inconscient freudien, structuré par l’instance du
père en tant qu’il prohibe la jouissance et par les liens
horizontaux entre frères unis par un objet mis en place d’idéal.

Faisons le pas supplémentaire que nous propose Éric Laurent


dans son livre L’envers de la biopolitique, pour tenter de cerner
ce qu’il en est du lien social lorsqu’il est appréhendé sans le
recours désormais artificiel à la théorie freudienne de
l’identification.

Lien social : identité, identification


et événement de corps

Pour Éric Laurent, le commentaire que fait Miller de la phrase


de Lacan nous guide «  vers la prise en compte de l’événement
de corps dans l’inconscient politique  » (Laurent, 2016, p.  218).
Les corps parlants sont les sujets de la globalisation et de la fin
du règne du signifiant-maître. Et, selon Laurent, la distance que
prend Lacan par rapport à l’analyse freudienne de la politique
à partir de l’inconscient, distance soulignée par Miller dans
« Intuitions milanaises », lui permet de « mettre l’accent sur un
inconscient disjoint de l’identification  » (ibid.) et donc du
signifiant-maître.

Dès lors, le rapport au corps que l’on a, et non pas que l’on est,
est à repenser au-delà de la théorie freudienne de
l’identification à un trait prélevé sur un autre comme
fondement du lien social. L’identité, le sentiment d’être soi,
s’obtient à partir de ce qui fait événement de corps pour un
sujet, sachant que ce corps n’est pas le corps de l’individu mais
le corps parlant de la civilisation, puisque ce qui affecte ce
corps, corps social, corps politique, affecte les individus qui le
constituent  ; le corps parlant, sujet de langage, affecté par le
langage, est transindividuel  : «  Tandis que la
Massenpsychologie freudienne était fondée sur l’identification,
à partir de l’événement de corps, c’est une nouvelle psychologie
des masses qui se dessine. Les mouvements des foules
contemporaines, les “multitudes”, se font et se défont en effet
au nom de quelque chose qui défie l’identification […]. La
nouvelle forme politique ainsi produite n’est pas celle du
sentiment, comme on le dit trop souvent, mais celle des affects,
au sens de l’événement de corps » (ibid., p. 20-21).

Le corps parlant est affecté, et de ces affects il faut faire lien,


leur donner un lieu. Il ne s’agit évidemment pas ici d’émotions,
ressentis supposés donner accès à la vérité du sujet, mais
d’affects causés dans le corps parlant par le signifiant.

Fanatisme du signifiant et « ne rien


vouloir en savoir » au transfert, lieu
du lien

Nous sommes tous des fanatiques du signifiant, surtout quand il


s’agit de nommer la jouissance de l’autre et de ne rien vouloir
savoir de la sienne propre. Mais s’accrocher à un signifiant-
maître, cela permet aussi de se constituer une «  bulle de
certitude  » (Miller, 2003, p.  21) à l’époque de la précarité
généralisée, de la fuite du sens, de la pluralisation des vérités,
du relativisme des discours, de la semblantification du réel
(Miller, Laurent, 1996-1997). Fanatisme et populisme sont deux
formes contemporaines d’accrochage en des croyances qui font
certitude (Laurent, 2016, p. 220). Deux modalités du rapport au
signifiant-maître qui permettent au sujet précaire de se ressaisir
dans sa perte  –  dimension qui met cependant en avant la
jouissance et le fantasme, selon la définition classique des
opérations constitutives de la subjectivité, aliénation et
séparation.

Mais croire au signifiant, c’est cela le délire, la débilité des


hommes fuyant l’annonce dont parlait Christiane Alberti.
L’histoire est toujours une fuite devant la jouissance  : «  L’être
est toujours agité par une jouissance qu’il ne comprend pas.
Celle-ci ne nous décerne aucun être mais elle est au fondement
de notre existence. Elle est sans répondant dans le savoir, sans
possibilité d’arrimage à une identification. On est […] rien du
tout, on a qu’un corps » (Alberti, 2016, p. 7).

On n’a qu’un corps affecté, et il est essentiel que ce corps puisse


donner une place à ses affects. Laurent en donne pour exemple
le mouvement Occupy, occuper la place dont l’Autre infernal
exile les sujets contemporains.

Notre monde peut ainsi être caractérisé par l’expression de


«  grand abandon  », utilisée à l’occasion par Éric Laurent. Cela
peut paraître paradoxal, car les sujets d’aujourd’hui sont pris
«  dans l’extension croissante de la gestion d’ensembles de
vivants constitués en populations dont il faut guider les modes
de jouir, soit par le marché, soit par la régulation
bureaucratique et ses normes envahissantes  » (Laurent, 2016,
p.  21). Malgré cette «  attention  », les Uns tout seuls se
multiplient. «  La promotion de l’attitude d’écoute  » (Miller,
2003, p. 18) n’y est sans doute pas pour rien : « Évidemment, on
ne propose l’écoute comme politique que sur le fond de
l’absence de réponse. L’écoute devient elle-même la réponse
dans le silence du maître. C’est ça l’usage politique de la
communication intersubjective, à savoir que vous ne recevez
jamais d’autre message que celui que vous avez adressé  »
(ibid.).
Pourquoi parler pour s’entendre répondre ce que l’on sait
déjà  ? Et comment faire surgir la dimension de l’inconscient
aujourd’hui, en tant qu’elle est une modalité de traitement du
Un par l’Autre  ? Ce lieu de l’Autre, condition de possibilité du
transfert, et donc du lien, seuls de rares endroits, dont la
psychanalyse, continuent à le rendre opérant pour faire exister
l’inconscient discours de l’Autre, traitement de l’inconscient
comme Un-jouissant.

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Le Kulturarbeit et ses
défaillances : passé et présent
Barbara De Rosa
Barbara DE ROSA est enseignant-chercheur en
psychologie dynamique, à l’université de Naples
Federico  II. Formation en philosophie et en
psychanalyse, doctorat de recherche en psychologie.
Membre titulaire de l’AIP (Association italienne de
psychologie) et du SIUEERPP (Séminaire interuniversitaire
européen d’enseignement et de recherche en
psychopathologie et psychanalyse). Membre du comité
de rédaction des revues Notes per la psicoanalisi et La
Camera blu. Auteure de plusieurs articles en italien,
français et espagnol, traductrice italienne de Nathalie
Zaltzman. Elle a dirigé l’ouvrage collectif qui lui est
dédié, Il male dal prisma del Kulturarbeit. Sull’opera di
Nathalie Zaltzman (Milan, Franco Angeli, 2014).

baderosa@unina.it

E n 1932, Freud introduit le concept de Kulturarbeit comme


point de rencontre entre l’individuel et le collectif, un
processus d’accroissement de la conscience et de l’intelligibilité
que l’homme et la civilisation arrivent à gagner sur ce qui les
détermine et leur échappe. Le concept a été travaillé dans la
littérature psychanalytique, en développant le regard appliqué
aux problématiques de la culture, notamment face aux
catastrophes de l’humain du XXe siècle – « le siècle malheureux »
comme l’a défini Kertesz (2002) –, et jusqu’à nos jours face aux
formes de mal-être (Kaës, 2012) contemporain.

Dans ce travail, je pars de la conviction que les formes de


fanatisme et d’extrémisme qui frappent notre contemporanéité,
et les approches totalitaires à l’humain qui s’affirment
subrepticement et à plusieurs niveaux dans nos cultures
civilisées, sont tributaires aussi de notre passé, c’est-à-dire des
logiques qui ont soutenu et poussé les idéologies et les
génocides du XXe siècle, en devenant le modèle à suivre pour les
messies meurtriers ou les formes de pensée unique que
l’histoire contemporaine a connues et connaît encore  : «  La
chronique des génocides dans le monde contemporain nous
maintient en permanence dans l’orbite de l’événement de la
Shoah, par-delà sa singularité historique […]. À  croire, comme
l’écrit Jean Améry [1966], que Hitler a remporté un triomphe
posthume » (Benslama, 2001, p. 449).

C’est un passé qui n’est pas passé, et qui semble plutôt plongé
dans l’ordre de la répétition. La Shoah a fait basculer l’humain
dans un monde sans limites (Lebrun, 1997), le manifeste
fondateur des totalitarismes étant que tout est possible (Arendt,
1973)  ; la politique nazie, disait Goebbels, n’était que l’art de
rendre possible ce qui semble impossible. Hybris par
excellence, qui ne peut être gagnée qu’avec le préalable
effacement du manque, et donc de la différence qui nous rend
humains. Et c’est la condition humaine qui est frappée
aujourd’hui, non pas seulement dans le désastre des migrations
des peuples poussés à l’exode par la violence et la misère, dans
les génocides ou les nouvelles formes de terrorisme qui sont
arrivées à nos portes, mais dans le cœur même de notre
culture, imprégnée comme elle l’est de scientisme, de folie de
l’évaluation (Abelhauser, Gori, Sauret, 2011) et de
technocentrisme, une véritable « machine de désintégration du
manque  » (Ham, 2008, p.  123). Nous sommes plongés dans la
«  damnation de la fabrique  » visant l’homme comme s’il était
un produit industriel, sous l’illusion de joindre « une humanité
augmentée jusqu’à l’immortalité […]. La fabrication, pour
efficace qu’elle puisse être, nous apparaît bien dans sa fonction
défensive de protection contre l’angoisse du devenir, contre
l’angoisse de l’indétermination et de l’incertitude, en un mot
contre l’angoisse de l’inachevé » (Gori, 2016, p. 164-165).

Aujourd’hui, c’est à la science qu’on demande de supporter ces


défenses, la même science qui avait ouvert sur la relativité, le
principe d’indétermination, la théorie du chaos  : «  La science
moderne est tout sauf un discours de certitude. Et pourtant,
quel rôle, actuellement, lui demande-t-on de jouer  ? Celui de
diseuse de vérité. Celui de garantie dernière. […]. Que notre
société fasse place à ce type de valeur, en vienne à sacraliser le
fait même de croire, est bien un symptôme […] de notre malaise
et de la mutation qui affecte l’Autre, l’empêchant de remplir sa
fonction tierce, parce que manquant à sa place (de manque)  »
(Abelhauser, 2008, p. 72-73).

L’homme et ses créations sont traités comme un produit


industriel, sérialisés, et la science est mise au service d’une
illusion mortifère, dans une ivresse collective toute-puissante
qui essaie de cacher l’angoisse de l’impuissance qu’on n’arrive
pas à gérer, même pas à voir. C’est un déjà-vu.

La Shoah se présente comme une loupe sur l’humain, sur ses


possibilités mortifères ainsi que sur ses capacités de résistance.
C’est de cette perspective que j’essayerai de creuser mon
propos, en la considérant comme le degré le plus élevé d’un
gradient où, aux pôles opposés, se trouvent le déshumain et
l’humain. Appliquée extra moenia, c’est la perspective
freudienne sur la différence entre pathologie et «  normalité  »,
qui relève seulement d’une question de degré. Antelme écrit  :
« Leur comportement [des SS] et notre situation [de victimes] ne
sont que le grossissement, la caricature extrême […] de
comportements, de situations qui sont dans le monde et qui
sont même cet ancien “monde véritable” auquel nous rêvons »
(Antelme, 1947, p. 240).

À  la distance temporelle qui nous sépare de la Shoah, nous


avons l’occasion  –  je dirais le devoir éthique  –  d’utiliser la
pensée, qu’elle n’arrête pas de solliciter pour comprendre et
gérer mieux notre présent, un peu plus du côté du Kulturarbeit
et un peu moins du côté de la répétition.

Une loupe sur l’humain

Face à la césure historique représentée par la Shoah, l’effort de


pensée qu’a fourni l’homme est immense et il nous a beaucoup
enseigné. L’inestimable travail historique de Hilberg (1985)
nous a montré que le mal extrême  –  dont les camps de
concentration sont l’emblème  –  est le fruit ultime d’un
processus lent, mené par étapes échelonnées, minimales et,
jusqu’à un certain point apparemment, anodines. Il s’agit d’un
processus où prévaut la logique bureaucratique qui
déresponsabilise les sujets en leur permettant de traiter l’autre
comme une procédure à accomplir et non plus comme un
semblable. Ce procédé a été décliné par épreuves, par aller et
retour, en testant la résistance qui allait se dégager, une
résistance capable de l’entraver [1]  (Arendt, 1963). Il a été
soutenu et alimenté par une collusion qui provenait non pas
seulement du dedans de l’Allemagne nazie, par une pléthore
d’hommes ordinaires, banals, par des bourreaux volontaires
(Arendt, 1963 ; Goldhagen, 1998), mais, et c’est le plus accablant,
par une collusion provenant du dehors, par les Alliés
(Breitman, 1998  ; Kerski, 2014  ; Gentiloni Silveri, 2015) et
l’Église catholique (Goldhagen, 2004). Les grand pouvoirs
politiques et religieux savaient ce qui arrivait aux Juifs, certes
peut-être pas jusqu’à quel point, mais ils le savaient, ils auraient
donc pu essayer de l’entraver.

Dans le totalitarisme s’exprime l’archaïsme fantasmatique de la


domination, qui est possible seulement dans la rencontre entre
l’impuissance et la toute-puissance absolue (De Rosa, 2013). Le
but qu’il poursuit «  ne réside pas seulement dans l’ambition
affichée de confisquer à long terme un pouvoir global, mais
dans la tentative jamais avouée et pourtant réalisée sur le
champ de dominer complètement l’homme  » (Arendt, 1950,
p.  212). Les camps de concentration sont des laboratoires de
domination totale, le lieu où a trouvé son emplacement ce
qu’Agamben a appelé l’état d’exception, ce primum movens de
la dimension politique et son élément d’origine qui s’appuie sur
l’arcanuum imperii, le pouvoir souverain qui donne lieu à
l’institution en décrétant le caractère sacré de la vie, soit
«  l’assujettissement de la vie à un pouvoir de mort, son
exposition irrémédiable dans la relation d’abandon  »
(Agamben, 1997, p. 93).

C’est l’effacement de toute différence qui est au cœur de ce


processus conduisant jusqu’au mal extrême, un processus lent
et échelonné par étapes minimales, qui implique une poussée à
l’homogénéisation concernant avant tout les membres de la
masse (Freud, 1921) totalitaire et qui, lorsqu’il vise ses supports
projectifs, parvient dans les camps de concentration à une
expérimentation toute-puissante de transformation de la nature
humaine (Arendt, 1973). Les camps sont des laboratoires pour
la désagrégation de l’individu (Bettelheim, 1943), pour sa
déshumanisation, où le renversement du processus de
subjectivation essaie de transformer l’homme en un numéro de
série.

Mais cette loupe sur l’humain que constitue l’univers


concentrationnaire met au jour aussi l’interdépendance
incontournable de cette déshumanisation (De Rosa, 2010).
L’obéissance du cadavre [2]  demandée à la pléthore des serveurs
de l’idéal nazi est déjà l’effet d’une déshumanisation, et le récit
du témoin sur ce point est d’une lucidité psychologique
poignante  : «  Tous, ils font quelque chose par rapport à nous.
On a beau foutre des coups de pied dans le ventre des malades,
ou les tuer […], gueuler pour la millionième fois “alles Scheiße,
alles Scheiße [3] ”, il y a entre eux et nous une relation que rien
ne peut détruire. Ils savent ce qu’ils font, ils savent ce qu’on fait
de nous. Ils le savent comme s’ils étaient nous. Ils le sont. Vous
êtes nous-mêmes ! » (Antelme, 1947, p. 257-258).

Cadavres obéissants d’un côté, numéro de série de l’autre, pas


d’humain en tout cas, coincés dans un processus qui a la même
direction  –  la sérialisation déshumanisante – mais avec des
côtés opposés  : tous égaux et glorifiés d’un côté, tous égaux et
dénigrés de l’autre. Une communauté de tous les mêmes
(Scarfone, 2007) produite par les processus d’idéalisation, de
clivage et de projection qui utilise la force agglutinante d’Éros
devenu mortifère, un Éros barbare tel que l’a défini Nathalie
Zaltzman (2011).

La Shoah montre aussi que la réification de l’autre est


nécessaire pour que le travail du bourreau soit possible. Couper
le lien de similitude, annuler toute possibilité identificatoire est
la condition sine qua non pour que la folie d’emprise (Gillibert,
1982) puisse se déclencher. Sereny, dans son interview à Stangl,
commandant de Treblinka, lui demande : « Puisqu’on allait les
tuer de toute façon, à quoi bon toutes les humiliations,
pourquoi la cruauté ? » Il lui répond : « Pour conditionner ceux
qui devaient exécuter ces ordres. Pour qu’il leur devienne
possible de faire ce qu’ils ont fait » (Sereny, 1974, p. 107-108), à
savoir «  celui qui déshumanise se déshumanisant afin de
déshumaniser  » (Cupa, 2012, p.  1034). Mais cette
interdépendance fonctionne aussi dans l’autre direction et, là
où la capacité forcenée de résistance des victimes arrive à
garder l’étincelle de l’humain, les bourreaux aussi semblent en
bénéficier. Dans la révolte de Treblinka, étouffée dans le sang,
les déportés suscitent chez les bourreaux des sentiments
inouïs  : «  On peut percevoir une certaine admiration pour les
insurgés  » (Sereny, 1974, p.  263). Ou encore, l’épisode de la
prisonnière juive qui, en ayant interprété les paroles du
commandant comme une proposition sexuelle, lui répond de
façon étonnante «  non comme une esclave à son maître, mais
comme un être humain libre à un homme qu’elle repoussait  »
(ibid., p.  217). La réaction du bourreau de Treblinka est
surprenante  : «  Je me suis senti tellement honteux…  » (ibid.,
p. 218).

Ainsi, la possibilité retrouvée d’une rencontre, homme face à


l’homme, transforme le mépris en admiration, en réveillant le
bourreau de l’indifférence où il est plongé. Une indifférence à la
souffrance de l’autre qui est l’effet d’un désinvestissement
profond, d’une désobjectalisation qui participe de la tendance
au point zéro de l’appareil psychique et, donc, de la pulsion de
mort (Green, 2000). Le mépris qui signale la perte du lien aux
autres laisse donc place à la honte, le signe révélateur «  de ce
qui les inclut en moi, de ce qui m’inclut en eux, de ce qui atteint
chacun du fait d’un lien inconscient aux autres, un lien de fait,
un lien de base » (Zaltzman, 1998, p. 30). Et c’est dans cette idée
d’une entité libidinale, commune à tous les humains, organisée
par une identification primordiale inconsciente, que Zaltzman
entrevoit l’obscure formulation freudienne de l’identification
première, celle avec le père de sa pré-histoire (Freud, 1921).
Issu de l’événement mythique fondateur – le parricide du Père
de la horde – et de par sa référence paternelle commune, ce lien
inconscient représente un garant narcissique minimal «  qui
répond de chacun comme faisant partie de l’espèce et dont
chacun, qu’il le sache ou l’ignore, se porte garant pour tous  »
(Zaltzman, 1998, p.  55). L’ayant rebaptisée identification
survivante, Zaltzman indique que c’est cette identification
primordiale à l’espèce humaine qui peut aider à survivre face à
la débâcle de l’humain dans les situations limites.

Il s’agit du lien auquel l’homme jeté hors du monde peut


s’ancrer, dans sa lutte forcenée de résistance  : «  Le ressort de
notre lutte n’aura été que la revendication forcenée […] de
rester, jusqu’au but, des hommes […]. La mise en question de la
qualité d’homme provoque une revendication presque
biologique d’appartenance à l’espèce humaine » (Antelme, 1947,
p. 11).

En même temps, cette identification est qualifiée de survivante,


car elle indique le dernier lien qui survit à la destruction
extrême dont le but ultime est celui de couper tout lien de
ressemblance entre individus. Malgré cette destruction, dans
son mouvement même, ce lien à l’humain reste indestructible,
inextirpable. L’homme, écrit Blanchot, est « l’indestructible qui
peut être détruit  » (1969, p.  192). Et c’est l’apparition du mal
extrême sur la scène de l’histoire qui pousse à dévoiler ce lien
inconscient à l’humain en le faisant venir à la lumière de la
conscience, un fruit du Kulturarbeit : « Il n’y a pas d’ambiguïté,
nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La
distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle
n’est pas historique […] la variété des rapports entre les
hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en
classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord
de la nature, à l’approche de nos limites  : il n’y a pas des
espèces humaines, il y a une espèce humaine […]. [Le SS] peut
tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose »
(Antelme, 1947, p. 239-241).

Ailleurs, j’ai soutenu que cette résistance forcenée à rester dans


l’humain se qualifie dans son fond comme résistance de la
différence (De Rosa, 2016) qui aide à contrer la poussée
totalitaire à l’homogénéisation, à la déshumanisation  : «  Les SS

qui nous confondent ne peuvent pas nous amener à nous


confondre. […]. L’homme des camps n’est pas l’abolition de ces
différences. Il est au contraire leur réalisation effective  »
(Antelme, 1947, p. 98). Mais la communauté totalitaire a besoin
pour sa survivance d’effacer les différences, soit au-dedans
d’elle soit au dehors, parmi les membres de son support
projectif. Bettelheim rappelle que les SS encourageaient et
appréciaient l’esprit de corps entre les prisonniers, en
attaquant férocement chaque forme d’individualisme,
dangereuse dans la mesure où ils pressentaient qu’« il était plus
facile de résister si on agissait en tant qu’individu » (Bettelheim,
1943, p. 105).
Tout en glorifiant le lien de similitude entre ses membres, la
communauté totalitaire a donc besoin d’effacer celui qui la lie à
ses supports projectifs, car la similitude fait obstacle à la
cruauté. L’anéantissement de l’altérité va de pair avec celui de
la similitude, c’est-à-dire de la dialectique autre-semblable qui
nous rend humains, et dont la préservation permet de nous
garder humains. Je est un autre disait Rimbaud dans « La lettre
du “voyant” » (1871). Nous ne devenons et ne restons humains
que dans la « nécessaire et insoluble contradiction inhérente à
tout sujet humain, d’être à la fois même et autre  ; d’être
semblable à autrui parce que autre » (Scarfone, 2007, p. 220).

La subjectivation, l’humanisation et le rapport à la réalité vont


ensemble, processus inaugurés par la rencontre avec l’autre et,
donc, avec la haine qui en découle  : «  L’externe, l’objet, le haï
seraient, au tout début, identiques  » (Freud, 1915, p.  183).
L’attaque de l’autre, car autre, à travers sa totale assimilation,
représente une protection de sa propre détresse et dépendance,
vu que son apparition dans l’univers de l’infans révèle
l’Objektlosigkeit [4] , à quoi Freud (1925) donne la portée
théorique du prototype de l’angoisse. L’autre est la preuve
vivante de mon manque, le manque qui nous pousse en avant,
mais avec lequel notre narcissisme devra faire les comptes tout
au long de la vie. C’est donc une défense contre le manque qui
est derrière l’homogénéisation, la réification de l’homme, et
tout cela est un patrimoine de la littérature psychanalytique.
Tâches (impossibles ?) de
Kulturarbeit

«  Ceux qui veulent tirer de ces événements un enseignement


pour l’avenir doivent accepter la probabilité que la plupart des
individus ne sont ni des héros ni des martyrs  ; que quand ils
sont soumis à une forte tension, à une grande détresse, certains
deviennent des héros, mais que le plus grand nombre se
délabre assez rapidement et que l’inhumanité peut se trouver à
la fois chez les nazis et chez leurs victimes » (Bettelheim, 1963,
p. 313).

C’est à casser la bipartition fallacieuse entre bourreaux et


victimes que Bettelheim nous invite ou, avec les mots de Fédida
(2007), à assumer le semblable dans le dissemblable, à se laisser
envahir par l’inquiétante étrangeté du dissemblable pour en
récupérer la ressemblance et, avec elle, mon humanité et la
sienne. Ce qui porte atteinte à l’humanité, hier et aujourd’hui,
fait partie intégrante d’elle-même  : «  Comme les pyramides ou
l’Acropole, Auschwitz est le fait, le signe de l’homme » (Fédida,
2007, p.  26). Il faudrait donc penser au mal extrême et au
processus de déshumanisation comme une potentialité toujours
prête à resurgir, il faudrait « imaginer une faille, une faiblesse
du sol sur lequel chemine (avance ?) la civilisation, et à travers
laquelle on tombe […] dans la barbarie qui toujours nous
accompagne, en silence ou bruyamment, obscurément ou au
grand jour. La civilisation ne succède pas à la barbarie, elle en
est le négatif » (Scarfone, 2011, p. 17), comme la névrose l’est de
la perversion.

Sommes-nous devenus capables de considérer les bourreaux


d’hier et d’aujourd’hui comme des semblables, hommes
ordinaires, banals  ? Songeons-nous à la déshumanisation
comme à une potentialité de chacun d’entre nous  –  en acte a
minima dans notre vie quotidienne, dans nos choix les plus
anodins –, une potentialité qui ne peut pas atteindre l’autre
sans avant tout nous avoir atteints nous-mêmes  ? Cette
perspective de Kulturarbeit nous amènerait à voir aussi la
partie active que nous pourrions avoir, a minima et malgré tout,
dans le renversement du processus de déshumanisation.

Lisons-nous les catastrophes de l’histoire et de notre présent à


partir des collusions internes et externes qui les ont alimentées
et les alimentent  ? S’avère ici en jeu ce don précieux que Levi
nous a offert avec le concept de zone grise (Levi, 1986). Les
murs élevés contre les migrants, les libertés de circulations
révoquées aux citoyens des sociétés soi-disant civilisées, ne
nous protégeront pas de la montée des fanatismes et de leurs
conséquences si nous n’arrivons pas à assumer la partie qui fut
la nôtre dans leur développement.

Bien sûr que non, nous ne sommes pas capables de « ce savoir
intime », l’humanité, « celle qui se purifie de ses propres crimes
en se sacralisant », n’est pas capable de « “connaître” l’intimité
en elle de la dimension du mal » (Zaltzman, 2007, p. 109). C’est
un travail psychique qui exigerait par l’individu et l’ensemble
une révolution intérieure, un dé-rangement, «  au sens d’avoir
l’esprit dérangé  », en sollicitant la levée de «  toute ligne de
démarcation entre le normal et l’abject qui amène à une
distance abyssale de la célébration de l’humain  » (Zaltzman,
2005, p. 226).

Certes, la prise en compte individuelle et collective de cette


réalité mortifère comme une possibilité consubstantielle à
l’humain, à tout être humain, nous ferait avancer dans le
Kulturarbeit et nous protégerait de la compulsion de répétition,
mais notre appareil psychique serait-il capable de supporter ce
travail  ? La psyché (individuelle et collective) se maintient en
vie, selon Aulagnier, dans la mesure où elle arrive à préserver
un investissement libidinal sur la réalité, et les conditions
élémentaires de ces investissements «  sont des illusions qui
réussissent à ignorer que la haine peut dominer sur l’amour et
que la volonté de mise à mort du désir est aussi grande que le
désir de désir » (citée par Zaltzman, 2001, p. 61). Donc c’est une
impasse, une aporie, comme celle qui se profile dans
l’assomption du dissemblable dans le semblable, une aporie qui
dans son fond « interpelle chacun au cœur de ce qui le fonde, le
divise et le lie à l’autre […]. Cet impossible concerne tout un
chacun dans ce qu’il a de plus intime, de plus partageable avec
la communauté des hommes, à savoir le manque à être
fondateur » (Stitou, 2011, p. 189).

À  ce sujet, Fédida écrit  : «  C’est là où achoppe la pensée qu’il


faut persister dans la pensée » (2007, p. 25). C’est donc l’ancrage
à la fécondité des apories qui devient un devoir éthique de la
pensée, c’est-à-dire la perspective freudienne du Kulturarbeit
où c’est la reconnaissance, la prise en compte de l’impossible
qui dévoile la possibilité même de l’espérance. Ce travail exige
la tolérance de l’angoisse de l’inachevé, impose un dé-
rangement individuel et collectif dont l’absence révèle les
défaillances du Kulturarbeit, passées et présentes. Mais il n’est
pas possible de traverser ce dé-rangement sans un cadre de
holding qui le soutienne, on ne peut pas poursuivre cette tâche
sans faire les comptes avec les fragilités de l’homme
contemporain. Ne pas prendre en compte l’effondrement des
garants métasociaux et métapsychiques où nous sommes
plongés, «  c’est faire violence au sujet et c’est accroître le mal-
être de tous » (Kaës, 2012, p. 246).

Les fanatismes, les fondamentalismes d’aujourd’hui sont la


pointe de l’iceberg d’un totalitarisme de la technique et du
marché – Pasolini l’appelait « technofascisme » –, un processus
lent, mené par étapes échelonnées et minimales, qui a procédé
par épreuves, en testant la résistance qui allait se dégager. Et
c’est à cette résistance qu’il faut s’ancrer, la résistance de
l’humain, mais peut-être en travaillant dans un horizon un peu
plus étroit, afin de préserver la complexité de la condition
humaine dans la rencontre avec l’autre.

Lors d’un congrès à Naples en 2016 [5] , Roland Gori nous invitait


à un travail de deuil nécessaire pour retrouver la dimension
artisanale et artistique des trois métiers impossibles  –
  gouverner, éduquer, analyser (Freud, 1937) –, à savoir la
dimension humaine de l’inachevé. Je me demande si on ne
devrait pas étendre à la société globalisée ce travail de deuil.

La globalisation des informations, des moyens, des stimulations


et de la souffrance, qui d’ailleurs est la fille prodige de la
technique, est-elle soutenable pour notre appareil psychique  ?
Ou bien se profile-t-elle comme un excès, dans le sens du
trauma, face auquel nous ne pouvons que nous défendre,
jusqu’à la réification de l’autre, et donc de nous-mêmes ?

Je n’ai pas de réponse, mais je sais que l’effort de me poser et


d’offrir cette perspective dans mon métier impossible, celui de
l’enseignement, de la formation des jeunes, a des effets
touchants, comme s’il y avait une soif inextinguible d’un regard
humain, bien que notre jeunesse ait grandi dans un monde
technocentrique, ou peut-être justement pour cela. D’ailleurs,
n’est-ce pas sur plus de deux décennies de fascisme qu’a poussé
la fleur de la jeunesse italienne devenue résistance ? Ici se joue
notre responsabilité dans la formation des jeunes, à nous, les
adultes (De Rosa, 2014).

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« penser/rêver ».
ZALTZMAN, N. 2011. « Qui est le barbare ? », dans N. Zaltzman et
coll., Psyché anarchiste. Débattre avec N. Zaltzman, Paris, Puf,
« Petite bibliothèque de psychanalyse ».
Notes du chapitre

[1] ↑  On peut ici rappeler l’opposition des évêques allemands, notamment de von
Galen, qui amena Hitler à interrompre le programme d’euthanasie (Sereny, 1974), ou
la résistance du Danemark sous occupation nazie – résistance mise en place en même
temps par le peuple, le gouvernement, le roi et les communautés religieuses – qui
finalement entrava la déportation et l’application des lois antisémites  ; cela signifie
qu’en rencontrant « une résistance “déclarée” [les nazis] en soient venus à croire que
l’extermination d’un peuple entier n’allait pas de soi » (Arendt, 1963, p. 195).

[2]  ↑  Il s’agit d’une expression utilisée par Eichmann pendant son procès, par
laquelle il rappelait la plus haute vertu demandée à un soldat hitlérien (Arendt,
1963).

[3] ↑  En allemand : « Vous êtes tous de la merde. »

[4] ↑  Le manque d’objet dont le désir de l’autre est révélateur.

[5]  ↑  «  Curare, educare  : due mestieri impossibili  ? L’ossessione valutativa nel


governo dell’umano », Istituto per gli Studi Filosofici, université Federico II (Naples,
Italie), 15-16 janvier.
Le pousse-au-fanatisme :
dynamique de la provocation à
l’époque des réseaux globaux et
des guerres dissymétriques
François Sauvagnat
François SAUVAGNAT est psychanalyste, membre de l’École
de la cause freudienne et de l’Association mondiale de
psychanalyse, professeur de psychopathologie, EA4050
«  Recherches en psychopathologie  : nouveaux
symptômes et lien social  », université Rennes 2, place
Recteur-le-Moal, 35043 Rennes cedex. Ancien
psychologue en secteur psychiatrique et expert à la cour
d’appel de Versailles.

francois.sauvagnat@uhb.fr

S elon plusieurs études, la France serait le pays d’Europe


occidentale qui aurait fourni le plus important contingent
de convertis aux conflits irakien et syrien  ; le chiffre de sept
cents personnes a été avancé, et les divers centres de
déradicalisation qui ont été créés semblent rencontrer certaines
difficultés. Dans les lignes qui suivent, nous tenterons de mettre
en évidence un certain nombre de particularités actuelles des
formes de terrorismes islamiques en milieu européen, en
comparaison des autres formes repérées depuis longtemps. Cela
ne peut véritablement être fait qu’en tenant compte de l’état
actuel des technologies au regard d’un phénomène plus global,
celui des pratiques de guerre. En effet, lorsqu’il est question de
terrorisme dans la situation historique actuelle, il s’agit
exclusivement de terrorisme de guerre dissymétrique, et non
pas de l’autre grand type de terrorisme classiquement décrit, le
terrorisme d’État (lui-même classiquement décliné en
révolutionnaire, c’est-à-dire lié à l’imposition d’un changement
politique massif, ou totalitaire, soit le fonctionnement d’un État
contradictoire avec l’État de droit).

De la cybernétique à
l’omniprésence des nouvelles
technologies

Nous vivons actuellement à l’ère de la deuxième vague de


l’informatique, bien au-delà des «  lamelles  », «  hommelles  »,
etc., décrites par Lacan dans le séminaire XI (Lacan, 1973,
p.  232), dont la multiplication reposait avant tout sur les
communications par ondes radio, et laissait prévoir une
multiplication des informations et des objets porteurs de
signifiants (et donc de jouissance) corporellement envahissants.
Dans la perspective de la cybernétique qui a déterminé très
largement la prééminence du symbolique telle que décrite par
Lacan dans les années 1950, l’accès aux formes d’informations
biologiques restait très partiel, et contrôler à distance telle ou
telle machine restait à l’état de projet. Avec la multiplication
actuelle des réseaux d’information, sociaux ou non, la
perspective s’est inversée  : il ne s’agit plus de savoir comment
contrôler des machines ou des corps à distance, mais comment
limiter, empêcher de telles prises de contrôle et à qui les
attribuer lorsqu’on suppose qu’elles arrivent. De même, à
l’époque des Wikileaks, où la pratique du hacking est, paraît-il,
à la portée d’un élève du secondaire modérément doué, la
notion de théorie du complot ne peut plus simplement référer à
des croyances primitives, malintentionnées, etc., attribuables à
quelques losers dévoyés, mais à la façon dont tel personnage,
parti, organisation, administration, etc., essaie de limiter les
accès aux informations qui les concernent et faisant savoir que
la prise de possession (présentée comme illégale) de ces
informations a donné lieu à des interprétations tendancieuses,
perverses, etc. Plusieurs instances ont déjà essayé de mettre en
place des modalités de censure clairement délimitées, tel le site
propornot.com. Ce type de dispositif tend à se généraliser. On
notera ainsi qu’un journal de premier plan en France, Le
Monde, a jugé utile de promouvoir un système automatisé
d’évaluation de la fiabilité des sources par Internet, selon un
modèle très proche de l’Index librorum prohibitorum promulgué
au Concile de Trente (1545-1563) par l’Église catholique suite,
notamment, au sac de Rome. Depuis février 2017, le ministère
des Affaires étrangères russe consacre également une page de
son site à désigner les fake news concernant la Russie dans la
presse anglo-saxonne. C’est dire que les nouvelles technologies
ont actuellement un impact qui ne le cède en rien aux
catastrophes entraînées, dans l’ordre catholique, par la
généralisation de l’imprimerie au cours du XVe  siècle. D’une
façon générale, comme le note Lacan dans L’envers de la
psychanalyse (1969-1970), dans sa présentation du discours du
maître, le problème posé par le savoir (S2) est celui de son
indépendance par rapport au pouvoir (S1) et de la mise en
évidence de l’impuissance de celui-ci. La crise actuelle, comme
celle du tournant du XVe  siècle, est visiblement liée à une
nouvelle libération de l’usage du signifiant, et à l’angoisse qu’il
ne soit plus soumis à un maître facilement identifiable. Une
angoisse dont un des aspects cruciaux est l’émergence de
terroristes, dont le lien avec un maître reconnu qui sache les
contrôler est douteux, et cela d’autant plus qu’ils tendent à
recevoir leurs consignes par des procédés échappant à la
détection. Mais l’envers de ce phénomène, la capacité des États
occidentaux à s’introduire dans la plupart des systèmes
d’information, y compris la grande majorité de ceux utilisés par
les terroristes, n’est guère plus rassurant, les services de
surveillance se retrouvant alors devant un autre dilemme  :
comment traiter la masse d’informations ainsi récoltée  ? Un
rapide parcours des différents attentats terroristes liés à Al-
Qaïda ou à Daech montre que la quasi-totalité des acteurs
étaient connus à divers titres des services de police, certains
ayant même accepté de servir d’informateurs. Le maniement
d’informateurs (les «  tontons  » en langage policier) et de
provocateurs, notion bien connue du mouvement ouvrier
(Serge, 1925), fait partie des techniques classiques de la police,
notamment depuis l’organisation de la Sûreté par Vidocq
(1829), et les limites de ce maniement constitue une question
classique (également présente dans les pratiques de
renseignement : l’informateur est-il un agent double, ou triple ?
Dans quelle mesure sera-t-il fiable, etc.). Les nouvelles
technologies ne font ici que complexifier des formes de
«  divisions subjectives  » déjà bien connues (Sauvagnat, 2001),
mais dont la gestion est toujours périlleuse.

Néo-énonciations et risque d’outing


généralisé

En attendant que les nanotechnologies permettent un accès


direct au décryptage des corps, des discours intérieurs, etc.,
c’est pour l’instant l’intimité externe, les messages digitaux, les
contenus d’ordinateurs, de pages Facebook, etc., qui sont en
permanence menacés d’être ouverts, exhibés par les nouvelles
technologies, constituant ce que nous proposons d’appeler une
néo-énonciation. Cette néo-énonciation vient visiblement mettre
en cause les structures de pouvoir en place, notamment
politiques, religieuses, commerciales, et spécifiquement leur
capacité à contrôler leur communication. Ce dernier terme,
bien évidemment, comprend non seulement les messages
explicitement formulés pour des destinataires bien identifiés
mais l’ensemble des messages formulés  –  même
involontairement – par n’importe qui, y compris des personnes
en poste dans des responsabilités considérables. De la même
façon que Sade annonçait une nouvelle énonciation
révolutionnaire avec sa célèbre prosopopée «  J’ai le droit de
jouir de ton corps, peut me dire quiconque  » (cité par Lacan,
1963, p.  768), l’ambiance actuelle est à la menace d’une sorte
d’outing généralisé, la question étant seulement de savoir qui
aura été à l’initiative de quelle annonce. On comprend que les
nouvelles technologies soient particulièrement un sujet
d’inquiétude lorsqu’il s’agit de répandre des discours
incendiaires invitant à divers massacres et sacrifices, puisque,
même si certains lieux de cultes ont été connus pour l’influence
néfaste de leurs prédicateurs, une forte proportion de candidats
au jihad s’est radicalisée au simple contact de sites Internet.

Corps et séparation

Or, comme l’a démontré Lacan, tout corps, tout groupe ne peut
exister que par séparation et ségrégation (notion déjà contenue
dans la division du travail marxiste). La certitude de base
s’obtient non pas par négociation intersubjective mais par
exclusion  : tout «  homme sait ce que n’est pas un homme  »
(Lacan, 1945, p.  213), notion qui s’appuie sur l’impossibilité de
coexistence des consciences selon Hegel (1807). De même, il n’y
a d’être, de sentiment d’exister, que par exclusion et mise en
place d’un objet séparateur. On peut donc s’attendre à ce que
les différences nationales, ethniques, locales, etc., grâce
auxquelles chacun a l’assurance de son identité, de se sentir
exister, non seulement favorisent, en étant menacées, le
racisme et les différentes sortes de ségrégation (Lacan, 1974),
mais que les mécanismes guerriers s’accentuent également.
Nous devons ici renforcer un point laissé implicite par Lacan,
qui est que toute énonciation suppose une localisation, et même
une ségrégation ; rien n’est autant susceptible de bousculer un
sentiment d’identité qu’une énonciation délocalisée. La
prévalence actuelle des thématiques substitutionnistes, du
grand remplacement, chez des essayistes cherchant à s’imposer
dans les opinions politiques (Camus, Finkielkraut, Houellebecq,
Onfray, Zemmour), témoignent de la panique ressentie lorsque
les frontières apparaissent ainsi mises en cause. Alors que,
depuis plusieurs siècles, les emprunts intellectuels et culturels
entre Occident et Moyen-Orient sont plus que massifs, au point
que maintes thématiques se voulant identitaires s’avèrent avoir
été largement empruntées, on exige que soit proclamée une
différence absolue. On proclame que l’Autre est définitivement
inassimilable, alors même que depuis plusieurs décennies un
quart de la population française pratique, à chaque génération,
une telle assimilation. On note également un effacement de la
dissymétrie culturelle dans l’accès à l’information  :
l’amélioration graduelle de l’accès aux réseaux sociaux dans les
pays les plus excentrés a rendu de plus en plus obsolètes les
distinctions colonialo-raciales (Mbembe, 2013).
La belle âme contemporaine

Le Moi européen-occidental contemporain, dans ses aspects de


« belle âme » (schöne Seele en termes hégéliens), ne voulant rien
savoir des désordres du monde, se définit comme innocence,
opposée à l’humilité obligée traditionnelle en Extrême-Orient
(Jang des cours chinoises et ses équivalent régionaux), au
ketman ou exhibition tactique d’une adhésion admirative à
l’opinion de l’interlocuteur dans le domaine moyen-oriental
(Lacan, Cenac, 1950), l’appellation takiyah étant préférée des
essayistes européens contemporains. Cette innocence exhibée a
quelques traits communs avec le narcissisme grandiose états-
unien (Lasch, 1978  ; Kohut, 1971), la fierté obligée, même si
cette notion est fréquemment mais assez secrètement
brocardée dans le domaine européen. L’important ici est en tout
cas cette exhibition d’innocence, s’étalant par exemple dans le
livre de l’époux d’une victime de l’attentat du Bataclan, Antoine
Leiris, Vous n’aurez pas ma haine. Rappelons que depuis
Bernays (1928), les individus occidentaux, et une partie
croissante de tous les autres, sont invités à être séparés entre
consommateurs, supposés jouir heureusement de la
consommation d’objets et assurer ainsi des débouchés à
l’industrie, et concepteurs. C’est le règne de la société de
consommation (Baudrillard, 1970) où la transcendance est
réinjectée dans l’objet, dans le triple du plaisir (Milner, 1997) où
toute promesse de vie éternelle, de bonheur dans l’au-delà, est
réinjectée dans l’ici et maintenant, le citoyen se voyant sommé
de jouir. Cette vision hédoniste est adossée à une religion
naturelle qui ne dit pas son nom. Elle est pacifiste par
consumérisme  : la consommation se veut relever d’une
production équitable, elle produit un sujet dit «  authentique  »,
exhibant son bonheur, son style de vie, son autonomie en
pleine innocence. Toutes présentations qui bien évidemment
rendent illisibles l’âpreté des rapports économico-commerciaux
dissymétriques, des relations agressives entre les mondes
(développés et en développement), les modes de domination
néocoloniaux, particulièrement présents au Moyen-Orient.
Rêvant la « fin de l’histoire » selon Fukuyama (1992), c’est-à-dire
l’illusion que plus jamais un adversaire significatif ne pourra
contester ce qu’on fantasme comme «  Empire  »  : on veut bien
faire l’effort d’imaginer qu’il puisse rester de façon résiduelle
des conflits extérieurs au monde développé, mais à la seule
condition que jamais ils ne rejaillissent sur nous. C’est
évidemment ce rêve que les attaques du 11-Septembre ont fait
voler en éclats, alors même que des attentats moyen-orientaux
ont en réalité eu lieu dès les années 1970 sur sol européen (Jeux
olympiques de Munich), où ils n’ont fait que prendre la suite
d’une longue suite d’attentats des armées de libération
irlandaise, basque, ou encore de formes radicalisées de lutte
des classes.

L’innocence obligatoire et les


psychologies positives
À cette imposition sociopolitique d’une innocence correspond la
promotion de «  psychologies positives  » (Seligman, 1991), ainsi
que de pratiques de méditation d’inspiration indienne
(Mindfulness) centrées sur la promotion du bonheur ici et
maintenant, de l’optimisme, au point de caresser l’idée d’une
suppression des pratiques psychiatriques comme étant facteurs
de pessimisme, quand il ne s’agit pas simplement de vérifier,
d’évaluer leur niveau de bienfaisance. Cette psychologie
positive, qui a emprunté aux travaux psychanalytiques des
années 1930 la notion de helplessness/hopelessness (Spitz, 1993 ;
Sauvagnat, 2007) et s’adosse paradoxalement à la notion
d’impuissance acquise, s’oppose diamétralement aux
conceptions francophones du sujet divisé. Elle rend
inconcevable la figure du terroriste, et tend à suggérer que sa
haine serait sans raison, sans justification, ou encore pure
jalousie, lorsqu’elle ne tend pas vers des explications
franchement racistes. Ainsi, une certaine presse se présente
comme faisant la chasse aux excuses sociologiques (supposées
dissimuler de fort mauvaises intentions) et recherchant des
preuves de haine ou des indices de passions musulmanes  –
  comme si chaque domaine culturel n’avait fourni
abondamment, selon les circonstances, son lot d’opérateurs
terroristes.

La triple stratification actuelle de la


guerre
La situation historique actuelle des conflits guerriers est fort
différente de celle qui prévalait au milieu du  siècle dernier.
Deux faits bien connus sont régulièrement allégués pour
l’expliquer  : d’une part, l’apparition de bombes
thermonucléaires, introduisant la notion de MAD (Mutually
Assured Destruction), autrement dit de dissuasion, empêche la
mise en place de guerres déclarées selon le modèle antérieur  ;
d’autre part, nous avons pu constater le déploiement progressif
des principes kantiens du Projet de paix perpétuelle (Kant, 1795),
notamment à partir de 1945 (Lemkin, 1945). Il existe une
multiplicité de traités internationaux et de tribunaux
interdisant pratiquement de déclarer la guerre. Le résultat est
non pas la paix perpétuelle effective mais la multiplication des
guerres asymétriques, à distance, présentées d’un côté comme
interventions humanitaires, et de l’autre comme résistance.
Carl Schmitt (1972), théoricien de l’État national-socialiste, et
modèle de maints penseurs actuels nostalgiques des  siècles
antérieurs, regrettait ainsi la perte de la décision libre des États
de déclarer la guerre à d’autres États reconnus comme d’égale
dignité : jusqu’au XIXe siècle les conflits étaient, selon lui, limités
par le principe du nomos de la terre (un territoire relativement
limité pour chaque État), et du katechon (limitation de fait des
pratiques guerrières empêchant une conflagration définitive).
Or, ces principes ont disparu sous l’effet de l’adoption des
principes kantiens, et nous sommes entrés dans le domaine de
l’illimité.

Il n’existe donc plus de déclaration de guerre  : seules restent


des interventions antiterroristes (prélèvements, exécutions
préventives) ou des interventions humanitaires motivées par le
sauvetage de la population civile.

Cette situation, au milieu des années 1940, a permis la mise en


place de la guerre froide, qui constitue encore actuellement la
première stratification des pratiques guerrières. Que celle-ci
soit encore en vigueur est évidemment prouvé par la situation
de blocus relatif dans lequel les États-Unis et leurs alliés
insistent pour maintenir la Fédération de Russie, et surtout, par
le succès massif des accusations de trahison contre les
politiciens soupçonnés de traiter avec ce pays. Une modification
relativement récente est le recours au soft power (culturel-
juridique, ou informatif) par lequel des coups sont portés, soit
en utilisant l’argument des droits de l’homme relayés par une
opposition locale, en exportant des révolutions colorées devant
recueillir l’assentiment populaire. Cette pression, indirecte à ce
premier niveau (ou utilisant des opposants au régime pour des
actions d’intensité modérée, comme des manifestations), se fait
plus forte, massive au second niveau, celui des guerres
asymétriques.

C’est le niveau des changements de régimes beaucoup plus


brutaux, dont on constate qu’il tend à toucher des pays soit
traditionnellement considérés comme coloniaux, soit liés à
l’ancien bloc soviétique, déclarés régulièrement non
démocratiques. Cette brutalité se manifestera notamment par
des campagnes de bombardements (toujours «  ciblés  »,
«  chirurgicaux  » ou «  humanitaires  » devant appuyer les
opposants démocratiques). Il existe des définitions plus ou
moins larges de cette notion, et également des cas où cette
qualité libérale apparaît moins déterminante que l’ardeur de
leur opposition au régime, cet enthousiasme pouvant être
nourri par des formations spécifiques ou la livraison de
matériels appropriés à des milices ou à des armées.

Le troisième niveau concerne ce qui est actuellement appelé


terrorisme, et qui se présente selon plusieurs modalités.
Actuellement, le fait que des attentats soient commis par des
forces conventionnelles (assassinat ciblé à l’aide de drones, par
exemple) suffit en général à ne plus parler de terrorisme, si
l’État décisionnaire est supposé faire partie de la communauté
internationale (c’est-à-dire membre de l’OTAN ou de l’ASEAN
[Association des nations de l’Asie du Sud-Est]). Les actions
seront nécessairement imputées à des pays du Tiers Monde.
Elles peuvent avoir lieu hors des pays occidentaux (attaques de
diplomates), mais doivent alors se différencier des simples
enlèvements (de type colombien), pirateries (de type somalien),
etc. Typiquement, l’acte terroriste est commis dans un pays
occidental en faveur d’une organisation localisée dans un pays
du Tiers Monde, ayant fait l’objet d’un changement de régime
ou de pratiques néocoloniales  –  l’asymétrie qui est de règle
suppose qu’il n’y ait pas de déclaration de guerre classique. Il
existe alors toute une variété possible d’actes terroristes  –  qui
ne manquent de se produire  –, entre l’attentat d’un soldat
hautement spécialisé infiltré à l’étranger, et l’acte d’un citoyen,
lié de façon très indirecte au pays ayant fait l’objet de
changement de régime, brutalement frappé d’une révélation
selon laquelle il lui reviendrait de jouer soudain un rôle central
dans le conflit.

Sommes-nous en guerre ?

Nous voyons donc qu’il existe au moins trois niveaux


d’implication dans la guerre, dont les différences sont d’autant
plus marquées que les distances géographiques tendent à être
considérables. Quelle est la différence d’implication des
citoyens dans la guerre, en fonction des États concernés ?

Il semble évident, du fait de la stratification et de l’asymétrie


dont nous avons parlé, que les citoyens des pays du Tiers
Monde impliqués se sentiront nécessairement concernés, du
fait du matériel militaire, des attaques incessantes, des
changements de régime, des déplacements de populations, etc.,
et que, en revanche, la majeure partie de la population des pays
occidentaux impliqués pourra considérer qu’elle ne l’est pas, et
cela d’autant plus que ses dirigeants auront légalement le droit
de mener des expéditions guerrières sans solliciter l’avis de la
représentation nationale – ce qui est le cas de la France. On sait
que l’état de guerre s’accompagne traditionnellement d’une
pratique intense de propagande et de censure, d’autant plus
nécessaire que la population serait directement impliquée, par
exemple dans une mobilisation de masse. Ainsi la presse
israélienne est-elle soumise régulièrement à des gag orders (qui
sont d’ailleurs annoncés comme tels) à propos de nouvelles
concernant le conflit qui oppose ce pays aux territoires
palestiniens. Il existe bien un «  secret défense  » dans le
domaine français, mais tout se passe comme si la presse en
faisait rarement état, à un point tel qu’une forte proportion de
la population considère que nous ne sommes pas en guerre,
même lorsque nous menons des interventions, des actions de
soutien, voire que nous participons à une coalition, etc.

Cela explique évidemment le faible niveau de mesures de


sécurité (le plan Vigipirate ne peut évidemment être considéré
comme une mobilisation de guerre) par rapport à des pays
ouvertement en guerre. Mais également, cela élucide le fait que
les effectifs militaires et policiers déployés à la suite d’attentats
puissent vigoureusement exprimer leur fatigue sans provoquer
de réaction majeure [1]  et, surtout, que les pratiques terroristes –
  toutes commandées à partir de pays en guerre, ou de
personnes ayant pris fait et cause pour eux  –  apparaissent
incompréhensibles, au regard du devoir de consommation qui
définit les sociétés occidentales et leur style innocent.

Ce compromis entre des nécessités guerrières portées a minima


et le devoir de consommation explique assez bien la promotion
de ce qu’il faut appeler la culture de l’insulte, comme substitut
des manifestations patriotiques ou des mesures
d’emprisonnements des populations étrangères dans les
derniers conflits mondiaux. Alors que l’hebdomadaire Charlie
Hebdo (et plus encore son prédécesseur Hara Kiri) faisait, dans
les décennies précédentes, l’objet d’un rejet massif de la part
des institutions dirigeantes en raison du ton sarcastique de ses
caricatures, il a été élevé à la dignité de publication quasi
officielle. Que deux attentats, dont le dernier particulièrement
meurtrier, aient marqué ses rapports avec l’islam radical et
qu’à cette occasion un consensus politique presque total ait eu
lieu  –  dans le style des consensus qu’on rencontre dans les
mobilisations guerrières – devrait à notre sens être lu comme le
résultat d’un compromis ; un compromis entre une vigilance à
l’égard des ennemis moyen-orientaux et leurs représentants en
France, et le souhait de maintenir la culture de consommation
par laquelle le citoyen est appelé à jouir. Ce compromis étant
une façon de refuser des mesures de protections plus radicales.

Nous envisagerons maintenant les différentes décisions


subjectives impliquées dans le devenir terroriste.

Anomie et strain theory

La plupart des travaux nord-américains sur les formes de


terrorisme considèrent que leur origine de départ est à
comprendre selon les deux théories sociologiques classiques de
l’anomie (Durkheim, 1897) et de la strain theory (Merton, 1957)
qui historiquement en dérive. L’anomie, présentée par
Durkheim comme le facteur déterminant de phénomènes
comme le suicide, au-delà d’autres motivations psychologiques
ou économiques, consiste en une discordance entre les buts
sociaux et les moyens acceptables disponibles. Cette thématique
a été développée par Merton en différenciant plusieurs types de
conduites anomiques, certaines conventionnelles, d’autres
modificatrices de ce qui est ressenti comme ordre social. Dans
les descriptions de progressions vers des activités terroristes, la
différence entre ces types de positions (plutôt passives,
dépressives, ou plutôt de révolte voire de délinquance) ne joue
pas un rôle central. Des renversements entre ces positions
peuvent avoir lieu  ; l’important reste la discordance
durkheimienne provoquant un profond sentiment
d’insatisfaction. La progression de celui-ci vers une révolte
radicale structurée est donnée comme facilitée par des facteurs
extérieurs, notamment, des organisations politiques à visées
radicales. On constate donc que cette approche sociologique,
qui est la plus fréquemment utilisée dans le domaine nord-
américain, insiste sur le changement qualitatif permettant de
passer d’une anomie ressentie comme massive (et relativement
indépendante de la pauvreté ou des épreuves objectives de
l’existence, sur laquelle insistent les critiques de l’excuse
sociologique) à une action violente, changement qui ne pourra
être actualisé que par des mécanismes spécifiques.

Dans le domaine français, en dépit de mesures comme


l’interdiction des statistiques ethniques, et de réalités comme
l’importance des unions mixtes (estimées à 22 % des mariages),
on constate une assez forte prévalence de la stigmatisation des
personnes dont le prénom, et dans une moindre mesure le
patronyme, montrent une origine musulmane. Il est évident
que de tels faits sont facteurs d’anomie  : on a pu montrer que
l’acceptation potentielle de ces personnes par des employeurs
était fortement diminuée par rapport à celle de personnes dont
les noms étaient francophones.

Déclenchement et provocation : les


terroristes psychotiques

Un premier type d’explication de l’engagement dans les


conduites terroristes repose sur la clinique psychiatrique et
psychanalytique, amplement documentée, des passages à l’acte
psychotiques. Nous souhaiterions rappeler ici un aspect
souvent méconnu, qui est la variété de ce type de phénomène.
En effet, une bonne partie des travaux sur le terrorisme, très
centrés sur les justifications pénales et influencés par les
visions mass-médiatiques des excuses de l’acte criminel, se sont
restreints à la seule question de la responsabilité ou de
l’irresponsabilité pénale qui pourrait être reconnue aux sujets
concernés, la plupart des auteurs essayant de généraliser, de
typifier à partir de cas montés en épingle.

Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion de montrer que la


clinique lacanienne situe deux versants dans les actes
psychotiques  : l’acting out, dans lequel le sujet exhibe la
question – et le cas échéant les phénomènes élémentaires – par
laquelle il est assailli (manifestant ainsi un je ne suis pas) ; et le
passage à l’acte, qui se présente comme une tentative de
réponse définitive (une tentative de sortir de la scène et
d’inscrire un je ne pense pas, corrélatif d’un choix de l’être bien
évidemment catastrophique) (Sauvagnat, 1992a).

Nous avons pu montrer que l’acting out, qui se situe dans le


registre des conduites d’appel, pouvait éventuellement trouver
un lieu d’adresse de la part de cliniciens bien formés, et
notamment capables de repérer les différents phénomènes
élémentaires dont le sujet est le siège, et que, en outre, la
différence entre acting out et passage à l’acte n’était pas
nécessairement infranchissable : certains passages à l’acte ne se
présentaient que partiellement comme une réponse définitive,
et pouvaient comporter encore des aspects permettant de les
traiter comme des conduites d’appel. Le point d’ambigüité porte
sur deux questions :

-  d’une part, le passage à l’acte est conçu par Lacan avec


une double référence, celle, psychotique, à un acte
définitif délirant  ; celle, issue de la théologie, de l’acte
divin (actus, entelecheia), plutôt que sur la question de
l’infraction à la loi ;

-  d’autre part, l’envahissement délirant, c’est-à-dire la


poussée des phénomènes élémentaires jusqu’à leurs
dernières conséquences, sont loin de s’accompagner
nécessairement de mesures pratiques conduisant à une
dangerosité.

D’une façon générale, le passage à l’acte, chez des sujets


psychotiques, peut être déclenché d’au moins six manières :
-  par identification immédiate à une figure imaginaire plus
ou moins idéalisée, dans le cadre d’un montage de type as
if (Sauvagnat, Vaissermann, 1997) ;

-  comme résultats d’intuitions, d’hallucinations délirantes


accusatrices, insultantes, de sentiments d’influence
corporelle (Sauvagnat, 1991a, 1991b, 1994) ;

-  comme résultats d’une discordance schizophrénique, où


dominent la bizarrerie, le dénouage entre les différentes
consistances (symbolique, corporelle, motrice, etc.)
(Sauvagnat, 1992b, 1995) ;

-  comme conclusion d’un délire plus ou moins organisé,


focalisé sur des conclusions de type fin du monde
(Sauvagnat, 1993) ;

-  dans un cadre maniaque, d’allure pseudo-psychopathique


(Sauvagnat, 1997) ;

-  enfin, dans un cadre dépressif délirant, le sujet ayant la


certitude de se trouver damné, ruiné, en enfer, et
cherchant, par un acte extrême, à «  sortir de cet enfer  »
par une « seconde mort » (Sauvagnat, 1996).

D’une façon générale, divers mélanges entre ces configurations


sont tout à fait possibles. Dans le célèbre cas d’Ernst Wagner,
par exemple, des intuitions délirantes persécutrices se sont
mêlées à des vécus dépressifs et se sont cristallisées en une
explication délirante, le meurtre de sa femme et de ses enfants
correspondant plutôt au cas de figure du meurtre altruiste, alors
que l’attaque des paysans du village voisin correspond plutôt à
un aspect persécutif-agressif (Sauvagnat, 1996).

Le cas princeps décrit par Wilmanns dans son ouvrage


classique, Le meurtre au stade prodromal de la schizophrénie, en
revanche, présente une série d’identifications politiques qui
n’arrivent pas à prendre de consistance au regard des
phénomènes corporels discordants  ; l’identification à un
criminel s’impose par à-coups, jusqu’à une cristallisation
brutale qui se termine par un passage à l’acte isolé, préludant à
une décompensation massive (Sauvagnat, 2007). Il se rapproche
du cas Durn, dont l’assassinat du conseil municipal de la ville
de Nanterre a été précédé par une vie faite d’hésitations,
d’identifications instables, jusqu’à un intérêt pour les armes qui
se conclura par un massacre, puis une défenestration létale
après son arrestation (Trichet, 2016). Le point de non-retour est
dans certains cas relativement évident, comme dans les cas de
mélancolie délirante, où le sujet vit littéralement en état de
damnation, dans un entre-deux-morts où le temps n’existe plus
(Sauvagnat, 1997), où son corps se décompose, où la conclusion
s’impose  : chaque instant impose une souffrance intolérable à
lui et à son entourage, dont il faut sortir séance tenante.
Néanmoins, ce vécu peut être dissimulé. Il en est de même pour
les passages à l’acte dans le cadre d’un délire d’interprétation,
où une progressivité du délire a souvent été évoquée, mais cela
pose tout de même la question de l’existence ou non d’une
adresse possible de ces vécus délirants. Dans d’assez nombreux
cas schizophréniques, le passage à l’acte apparaît comme quasi
instantané, lors d’un contact de face à face immédiat, évoquant
un équivalent du signe du miroir (Sauvagnat, 1992b), comme
dans le cas Heaulme.

D’autre part, il est évident que ce point de non-retour peut être


encouragé, facilité par une action extérieure.

Acting out et passage à l’acte


terroriste

Dès lors, la question se pose de savoir dans quelles conditions la


problématique fantasmatique propre au passage à l’acte au
sens lacanien se conclut par des actes terroristes. C’est ce que
j’appellerai le pousse-au-fanatisme. La littérature existante sur
la psychopathologie des terroristes montre bien ces deux
versants.

Deux journalistes spécialistes du renseignement, Christophe


Dubois et Éric Pelletier, dans leur ouvrage Où sont passés nos
espions  ?, citent ainsi le cas de Rémy  S., un délinquant
psychotique converti à l’islam, connu pour ses problèmes
psychiatriques mais également pour cinquante-six procédures
judiciaires pour voie de fait et divers types de délinquance.
Repéré dès 2004 en prison pour sa radicalisation, il a été, lors
d’une autre incarcération, approché par Fabien Clain, un des
facilitateurs des attentats du 13 novembre 2015. Il est ainsi
identifié par les services de police comme étant capable de
basculer à tout moment (Dubois, Pelletier, 2017). Dans un
rapport d’Europol, Changes in Modus Operandi of Islamic State
Terrorist Attacks, il est estimé que 20 % des combattants ayant
rejoint Daech seraient atteints de troubles mentaux. Dans un
rapport d’information sur les moyens de Daech du 13  juillet
2016, les députés Kader Arif et Jean-Frédéric Poisson insistent
de leur côté sur le fait que l’idéologie de Daech ne présente
qu’un vernis de contenu religieux, le discours tenu s’inscrivant
avant tout dans une «  dynamique apocalyptique  » signant le
processus d’emprise sectaire.

Tel semble avoir été le cas de Mohamed Lahouaiej Bouhlel,


responsable du massacre de Nice, que ses voisins disaient
capable d’accès de folie, comme «  asperger les murs de la
chambre de ses enfants avec des excréments » (ibid., p.  98). Si,
d’un côté, il prépare son acte meurtrier avec minutie
(repérages, location d’un camion, etc.), il mène une vie
particulièrement agitée. Selon son père, un début de psychose
aurait été diagnostiqué lorsqu’il avait 19  ans (ibid., p.  99). Sa
conversion à l’islam radical semble avoir été pratiquement
instantanée (mais intense, avec fréquentation assidue de sites
djihadistes), inconnue en tout cas de son entourage, qui avait au
contraire noté qu’il avait récemment reproché à une voisine de
porter le voile.

Un scénario semblable est présent dans le cas d’Adel Kermiche,


qui a égorgé un prêtre âgé dans son église de Saint-Étienne-du-
Rouvray, le 26 juillet 2016. Adolescent perturbé, exclu du collège
pour troubles du comportement, il est hospitalisé à plusieurs
reprises en psychiatrie, notamment en service fermé au CHS du
Rouvray. Alors que sa famille est décrite au contraire comme un
«  modèle d’intégration  », une sœur est chirurgienne, un frère
ingénieur, il s’est radicalisé « sous l’influence d’un ami parti en
Syrie » (ibid., p. 100).

On constate donc que de multiples influences peuvent favoriser


la canalisation vers le passage à l’acte. Dans certains cas, à
partir d’un prédicateur présent ou par l’intermédiaire de ses
enregistrements. Dans d’autres, une relation amicale ou
fraternelle est évoquée comme conditionnant cette
canalisation ; des sites Internet peuvent également tenir ce rôle.

L’effet Aaronson

Dans une série d’études retentissantes, un journaliste états-


unien, T. Aaronson (2013), a étudié certaines techniques de sting
pratiquées depuis longtemps par la police de son pays et
appliquées récemment pour appréhender des terroristes en
devenir. Il a constaté que des policiers, se présentant comme
des musulmans indignés par la politique états-unienne au
Moyen-Orient, fréquentaient certaines mosquées, repéraient
des individus rendus fragiles soit par un équilibre psychique
visiblement chancelant soit par un niveau intellectuel
particulièrement modeste, et les abordaient pour leur suggérer
progressivement d’entreprendre un acte d’envergure. Après
plusieurs rencontres, la cible se voyait proposer un matériel
particulièrement élaboré –  armes, explosifs, une fourgonnette,
de l’argent  – ainsi qu’un projet d’action d’éclat. Une dernière
rencontre permettait la livraison des objets promis, les
facilitateurs procédaient alors à l’arrestation dudit terroriste. Ce
schéma classiquement utilisé dans le domaine américain sous
l’appellation de sting, pour des affaires de prostitution (les
policiers et policières se déguisant alors de façon idoine) ou des
affaires de trafic de drogue, se voit donc ici appliqué à ce
nouveau champ d’une façon qui interpelle le sens du droit de
Aaronson et provoque son indignation (il qualifie les procédés
d’entrapment). Pour ce qui nous concerne, nous constaterons
simplement que si détestable soit le procédé, il montre que
maints sujets fragiles sont d’autant plus prêts à basculer dans
un projet terroriste que le chemin est particulièrement bien
tracé, et la proposition d’action clairement disponible.

Banalité de l’entre-deux-morts

Si au moins un cinquième des terroristes actuels semblent être


psychotiques, que dire des autres  ? Si nous avons caractérisé
comme entre-deux-morts la situation psychique la plus
susceptible d’amener un basculement vers des passages à l’acte
meurtriers, la question est ici de savoir si des équivalents
névrotiques sont repérables. Si l’entre-deux-morts a été
élaborée par Lacan sur la base d’observations de Cotard, de
Straus, de Gebsattel, elle a été appliquée pour discuter la
situation du désir d’Antigone dans son séminaire L’éthique de la
psychanalyse (1959-1960), à une époque où sa propre fille avait
été interpellée par la police pour l’aide qu’elle apportait au FLN
algérien (et donc à des terroristes). On peut donc considérer
que ce modèle puisse être étendu à certains types
d’engagements militants, notamment en temps de guerre. En
même temps, il est un autre type de circonstance dans lequel la
notion d’un entre-deux-morts a pu être classiquement
appliquée : celui de l’adolescence, notamment dans les travaux
de Theodor Reik (1935). Cet auteur, s’appuyant sur de
nombreux travaux ethnologiques, a montré que dans de
nombreuses traditions, l’adolescence faisait l’objet de rites de
passages, mais également que ces rites incluaient souvent des
simulacres de mort, le sujet devant par la suite renaître. La
clinique confirme la présence de tels fantasmes ordaliques,
dans lesquels la prise de risque est maximale. Il n’est que
d’examiner les contenus gothiques de la culture adolescente – et
qui parfois passent dans le réel. Rappelons que l’adolescence est
également l’âge où, dans une forte proportion des cultures
actuelles, l’incorporation dans l’armée a lieu pour des périodes
pouvant aller jusqu’à plusieurs années. Les passions
adolescentes pour les prises de risque peuvent donc se
rapprocher dans les faits de cet entre-deux-morts que la
clinique de la mélancolie franco-germanique continue à
reconnaître. Reste que pour des sujets névrosés, le passage à
l’acte requiert des justifications beaucoup plus élaborées que
pour des sujets psychotiques envahis par divers phénomènes
élémentaires, et notamment, des idéologies insistant sur
l’urgence de l’action, l’imminence de la fin du monde et autres
phénomènes apocalyptiques. On a coutume, dans les domaines
francophone et germanophone, d’insister sur le rôle délétère
que peuvent jouer certaines sectes apocalyptiques, beaucoup
mieux tolérées dans d’autres cultures où des formes de
protestantisme particulièrement virulentes peuvent
prédominer. Dernièrement, on a également porté attention à ce
qu’il faut appeler la militarisation de la révolte adolescente,
c’est-à-dire l’aspect logistique et la formation, notamment, au
maniement d’armes qui pouvait être proposée soit lors de
stages soit par des contenus informatiques.

La religion dans les limites du


passage à l’acte : un prêt-à-porter

Sur la visibilité actuelle de l’islamisme dans les pratiques


terroristes, on note deux types de posture particulièrement
fréquents. Pour certains essayistes et idéologues, il existerait un
lien fort entre terrorisme et islam. Cette opinion est en règle
générale associée à une forte antipathie pour cette religion et à
la crainte qu’elle ne vienne supplanter les autres, ou la laïcité
francophone, version locale de la religion (naturelle) franc-
maçonne de l’Être suprême.
Kant (1793) a essayé de décrire la religion naturelle dans les
limites de la simple raison, où il stigmatisait la Schwärmerei des
tenants des miracles et des révélations divines. Constatons que
nombreux sont ceux qui, actuellement, considèrent que l’islam
serait particulièrement propice à la folie djihadiste. C’est, nous
semble-t-il, confondre politique  –  dont la guerre, nous a
prévenus Clausewitz (1832), est la continuation par d’autres
moyens  –  et religion  ; et ce, même s’il existe des versions
minoritaires de l’islam, comme le wahhabisme, qui, sur le
modèle du judaïsme traditionnel, refusent de différencier droit
et religion et soutiennent un tel projet. Seule la deuxième partie
du Coran évoque des menées guerrières auxquelles seraient
conviés les croyants, et dans une proportion bien plus faible
que ce qu’on trouve dans la Bible. Ajoutons que les passages
apocalyptiques sont rares et allusifs. C’est dire que les
prédicateurs qui insistent sur de telles pratiques pourraient
difficilement passer pour des interprètes classiques de la
« dictée divine » (sens du terme arabe Qur’an), et qu’aucun des
grands débats théologiques classiques ne les occupe. Tous les
auteurs qui se sont penchés sur les prophètes du jihad guerrier
arrivent à des conclusions semblables malgré leurs désaccords
sur d’autres aspects plus théoriques. Les prédicateurs
apocalyptiques ont en général une faible connaissance des
écritures, et se gardent bien de toute exégèse, et encore plus
d’interprétations comparatives entre les différentes traditions
du Livre (Kepel, 2004  ; Roy, 2015  ; Benslama, 2016). Ressassant
un petit nombre de citations de façon répétitive, ils se gardent
bien de les situer dans leur contexte, et se contentent de répéter
que les croyants ont été humiliés, que l’heure de la vengeance a
sonné, que chacun doit prendre les armes, etc. Ce prêt-à-porter,
qui convient particulièrement à des sujets de faible
information, ou fraîchement convertis et sans curiosité
particulière, est resservi régulièrement pour assaisonner des
incitations au crime qui, elles, présentent un contenu beaucoup
plus détaillé.

Quelques propositions

Au terme de ce bref parcours, force est de noter que les


pratiques terroristes actuelles interviennent dans une
ambiance d’inquiétude extrême sur les limites territoriales et
culturelles, qui vient faire caisse de résonance par rapport à des
pratiques guerrières (la triple stratification que nous avons
présentée) installées depuis plusieurs décennies sous leur
aspect de changement de régime néoconservateur. Nous devons
admettre que le djihadisme ne constitue pas un prolongement
logique de l’islam, mais une simple instrumentalisation des
contrecoups de guerres néo-coloniales moyen-orientales.
Répliquant à telle ou telle tentative de regime change, de
nouveaux regroupements (Al-Qaïda, Daech et leurs différents
épigones) tentent d’activer à moindres frais des sujets très
généralement en situation d’anomie, en leur faisant miroiter
des idéaux de type sectaire, apocalyptique, etc., soit pour les
faire venir combattre au Moyen-Orient, soit pour exercer des
vengeances en territoire occidental. On ne constate que peu de
modifications par rapport aux engagements de volontaires dans
les différents conflits, coloniaux ou métropolitains, du  siècle
dernier. Il y a fort à parier que, comme pour ces derniers,
l’apaisement des conflits actuels au Moyen-Orient refroidirait
les ardeurs des djihadistes qui provoquent actuellement un tel
émoi. Mais on doit également, dans ce cas, se poser la question
des volontés politiques en faveur d’un tel apaisement  : on ne
peut qu’être frappé par l’intensité des manœuvres mass-
médiatiques prêchant, par exemple, en faveur d’une
prolongation du conflit syrien. Ce qui pose la question des
facteurs empêchant de minorer les conflits anomiques actuels.
Il est certain que l’inquiétude face à l’islam, et les craintes
devant les mouvements d’immigration qui s’en réclament,
jouent ici un rôle massif. Que le dépeuplement de l’Allemagne
ait provoqué d’imprudents appels à l’immigration par sa
chancelière est hors de discussion, mais dès lors, on doit
s’inquiéter du manque de prévision concernant les modes de
cohabitation entre les communautés, dans un pays connu pour
sa sensibilité en ce domaine (ce qui se manifeste par l’intensité
actuelle de ses crimes anti-immigrés). On ne pourra à tout le
moins que recommander que les passions pour les pratiques
insultantes, présentées imprudemment comme le parangon de
la liberté occidentale, soient fortement modérées  –  on sait
qu’elles font en réalité partie de l’attirail guerrier traditionnel.
Il y aurait ainsi à faciliter un autre type de profilage pour cette
partie des mass media qui s’est professionnalisée dans les
insultes hebdomadaires, au lieu de l’encourager à camper sur
une «  liberté de critique  » quelque peu déboussolée dont les
effets meurtriers ne peuvent qu’augmenter.

Au lieu de centres de déradicalisation dont l’efficacité semble


marquer le pas dans la plupart des pays occidentaux, on
pourrait imaginer de préserver certes la place des dispositifs
pénaux, mais de renforcer les aides de psychopathologues en
direction des nombreux sujets pour lesquels des troubles
psychotiques ont une valeur déterminante, et de minimiser et
d’alléger les modes de ségrégation sociale pour ceux chez qui
cet aspect est particulièrement lourd.

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Notes du chapitre

[1]  ↑  L’auteur de ces lignes a reçu de son grand-père, mobilisé pendant la guerre
1914-1918, le témoignage d’exécutions en réponse à des mouvements d’humeur à
peine plus fortement exprimés, à Verdun, en 1917.
Deuxième partie - Figures
contemporaines de
l’extrémisme et pousse-à-la-
mort
Jouir de la mort
Jean-Claude Maleval
Jean-Claude MALEVAL est psychanalyste, membre de
l’École de la cause freudienne et de l’Association
mondiale de psychanalyse, professeur émérite de
psychologie clinique à Rennes 2. Il est l’auteur de Folies
hystériques et psychoses dissociatives (Payot, 1981),
Logique du délire (Masson, 1997), La forclusion du Nom-
du-Père. Le concept et sa clinique (Le  Seuil, 2000),
L’autiste et sa voix (Le  Seuil, 2009), Écoutez les autistes
(Navarin/Le champ freudien, 2012), Étonnantes
mystifications de la psychothérapie autoritaire
(Navarin/Le Champ freudien, 2012) et il a dirigé
l’ouvrage collectif L’autiste, son double et ses objets
(Presses universitaires de Rennes, 2009).

Q ue l’être humain puisse trouver une satisfaction dans le


mal, parfois même infligé à soi-même, et sans raison, n’est
pas une bonne nouvelle. La découverte de l’inconscient elle-
même, déjà, ne l’était pas. Freud avait souligné combien elle
était difficile à recevoir en raison de l’atteinte au narcissisme
impliquée par la mise en évidence du fait que le moi n’est pas
«  maître en sa propre maison  » (Freud, 1915-1917, p.  295). Il
avait situé sa découverte dans la lignée des deux autres grandes
blessures narcissiques infligées à l’humanité, celle de Copernic,
établissant que la Terre n’était pas le centre de l’univers, et celle
de Darwin situant l’homme dans la descendance de l’animal. Or
la pulsion de mort en rajoute encore sur cette blessure. Une
kleinienne, Paula Heimann, constate à juste titre que ce concept
a beaucoup intensifié «  l’offense psychologique  » de la
découverte de l’inconscient  : «  Le ressentiment et l’angoisse
suscités par l’obstacle opposé au narcissisme humain, précise-t-
elle, doivent être encore plus grands, lorsque à la douleur de la
blessure s’ajoute la peur de voir que les forces de mort agissent
dans l’homme lui-même » (Heimann, 1952, p. 302).

C’est une des raisons majeures pour lesquelles la pulsion de


mort est l’un des concepts les plus discutés de la théorie
psychanalytique. Elle a rencontré une grande résistance à
s’imposer aux disciples de Freud. Seuls l’adoptèrent d’emblée
Ferenczi, Eitingon et Alexander. La plupart des courants de
l’IPA [1]  cherchent aujourd’hui encore à en minimiser le
scandale, sauf, nous le verrons, les kleiniens. Il est vrai que la
pulsion de mort constitue une offense au second degré à l’égard
des illusions que l’être humain se forge sur lui-même  : non
seulement une partie de lui-même échappe à sa volonté mais il
peut, sans le savoir, œuvrer à son propre malheur.

Evil syndrome

Cette opinion heurte tout autant le discours religieux que celui


des neurosciences. Pour comprendre comment certains
hommes peuvent devenir des bourreaux, ces dernières
s’orientent aujourd’hui vers une approche biologique du mal.
Dans un article publié en 1997, le neurochirurgien Itzhak Fried,
de l’université de Californie, à Los Angeles, soutient que la
transformation en tueurs répétitifs d’individus non violents,
tels que les gardes des camps de concentration nazis, est
caractérisée par un ensemble de symptômes qui suggèrent
l’existence d’une propriété commune, qu’il a nommée le
syndrome E (E pour evil). Son hypothèse selon laquelle le mal
est une maladie repose sur l’observation que les tueurs de
masse partagent des traits communs  : violence répétitive et
compulsive, croyances obsédantes, rapide désensibilisation à la
violence, séparation de la violence et des activités quotidiennes,
obéissance à une autorité, perception des membres du groupe
d’appartenance comme vertueux. Il suppose que le syndrome E
est le résultat d’une fracture cognitive qui survient quand l’aire
du cerveau supérieur, le cortex préfrontal  –  celle qui est
impliquée dans la pensée rationnelle et la prise de
décisions –, cesse de prêter attention aux signaux émanant des
aires plus primitives du cerveau et entre dans un état de
surmenage. Le point majeur est qu’une telle approche doit faire
l’hypothèse, d’une part, qu’il existe un homme normal, et
d’autre part, que celui-ci posséderait une aversion naturelle à
faire du mal à autrui (Spinney, 2015). Évidemment, cela
s’oppose à ce qu’a souligné Hanna Arendt à propos d’Eichmann,
à savoir «  la banalité du mal  » (Arendt, 1966). Beaucoup
d’autres après elle ont constaté que les auteurs d’assassinats de
masse ne sont pas des monstres sanguinaires, mais souvent des
fonctionnaires zélés, soumis à l’autorité, des hommes
tristement banals. À cet égard, en particulier, il faut mentionner
l’étude de Christopher Browning sur le 101e bataillon de
réserve de la police allemande, responsable de la mort directe
de trente-huit mille juifs et de la déportation de quarante-cinq
mille. Il établit que l’élément le plus important n’était pas
l’adhésion à l’idéologie nazie, dont seul un quart de ses
membres se réclamait, mais la volonté d’être acceptés par leurs
pairs, de ne pas passer pour un lâche, d’être solidaire devant le
« sale boulot » et d’obéir aux ordres des supérieurs. Ils n’étaient
pas prédisposés à devenir des meurtriers sans émotions, ils
n’étaient pas des antisémites notoires, mais, selon le titre de son
ouvrage, « des hommes ordinaires » (Browning, 1994).

Beaucoup de neuroscientifiques considèrent eux-mêmes que


l’approche de Fried est trop réductrice, ne tenant pas assez
compte de l’environnement dans la genèse de l’agressivité.
Cependant, tous considèrent que le cerveau est un organe de
gestion, qui dispose d’un libre arbitre, et qui maîtrise son
environnement grâce à un traitement des informations adapté
et efficace. Dès lors, agissant en statisticien intuitif en rapport à
ses apprentissages, il peut être amené à générer des conduites
agressives. Celles-ci révèlent «  une personnalité forgée par un
vécu, une façon individuelle et historiquement constituée
d’appréhender les situations et les événements, et d’y faire
face  » (Karli, 1987, p.  216). Dans la perspective des sciences
cognitives, l’agressivité n’est pas une pulsion mais le résultat
d’apprentissages plus ou moins adaptés. Cependant, la pulsion
de mort freudienne n’est pas réductible à l’agressivité envers
autrui  ; elle introduit un scandale plus grand encore en
établissant que le sujet peut trouver une satisfaction à vouloir
son propre mal. L’appréhension de l’homme sur le modèle d’un
animal ayant développé des comportements de plus en plus
adaptés, à la faveur de l’évolution, n’est pas en mesure de
rendre compte de cela. La pulsion de mort ne saurait trouver
place dans une approche de l’homme qui le réduit à son
organisme. Bref, les sciences cognitives peuvent penser
l’agressivité, mais la pulsion de mort reste insaisissable par
leurs modèles, faute de prendre en compte l’effet traumatique
du langage sur le parlêtre.

Freud a constaté de son vivant combien la pulsion de mort


constitue un concept qui heurte non seulement l’intuition
commune mais aussi les psychanalystes eux-mêmes. S’il
l’introduit comme une hypothèse en 1920, celle-ci s’est affermie
dans sa recherche de sorte que, dans ses derniers textes, il se
montre critique à l’égard de ceux qui en rejettent la notion.
«  Ceux qui préfèrent les contes de fées, écrit-il en 1929, dans
Malaise dans la civilisation, font la sourde oreille quand on leur
parle de la tendance native de l’homme à la “méchanceté”, à
l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté » (Freud,
1929, p.  75). En 1933, dans les Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse, il constate que nombre de gens
considèrent la pulsion de mort comme « une innovation et une
nouveauté très peu souhaitable, qui devrait être éliminée le
plus vite possible. Je suppose qu’un puissant facteur affectif
s’affirme dans ce rejet. Pourquoi, continue-t-il, nous a-t-il fallu à
nous-même si longtemps avant de nous décider à reconnaître
une pulsion d’agression  ? Pourquoi n’avoir pas utilisé sans
hésitation, pour la théorie, des faits qui sont exposés au grand
jour et connus de tout le monde ? Sans doute se heurterait-on à
peu de résistance si l’on voulait attribuer aux animaux une
pulsion ayant un tel but. Mais l’accueillir dans la constitution
humaine paraît sacrilège, cela contredit trop de postulats
religieux et de conventions sociales. Non, l’être humain doit
être, par nature, bon ou du moins bienveillant  » (Freud, 1933,
p. 140).

Les versions françaises et anglaises traduisent souvent Trieb et


Todestrieb par instinct et instinct de mort. Cependant, Freud
connaît et utilise le terme d’instinct (Instinkt), et il le différencie
de la pulsion. L’instinct désigne une impulsion innée,
automatique et invariable, qui régit le comportement
d’individus de la même espèce, il s’exprime en l’absence
d’apprentissage ; tel n’est pas le cas de la pulsion, qui constitue
un concept limite entre le psychique et le somatique. Selon
Freud, elle inclut «  un représentant  » qui introduit quelque
chose du psychique et du culturel dans le somatique. Elle est
humaine, liée au langage, inscrite dans une relation à l’Autre  ;
c’est pourquoi elle s’exprime de manière singulière, différente
pour chacun, tandis que l’instinct est universel dans une espèce
donnée. La seule propriété que les pulsions partagent avec les
instincts des animaux, note Freud, c’est qu’« elles constituent la
cause ultime de toute activité » (Freud, 1938, p. 7).

Klein et Lacan sont les principaux psychanalystes qui


prendront au sérieux la découverte de la pulsion de mort.
L’éluder de la doctrine de Freud, affirme Lacan, «  c’est la
méconnaître absolument  » (Lacan, 1960, p.  803). Si certains
persistent à ne pas la prendre en compte, c’est, selon lui, parce
que «  notre temps est prodigieusement tourmenté d’exigences
idylliques  » (Lacan, 1964a, p.  852). Certes, comme l’a souligné
Freud, les pulsions sont nos mythes, cependant, précise Lacan,
«  il ne faut pas l’entendre comme un renvoi à l’irréel. C’est le
réel qu’elles mythifient, à l’ordinaire des mythes » (ibid., p. 853).
Ces derniers, selon lui, sont une « tentative de donner mise en
forme épique de ce qui s’opère de la structure  » (Lacan, 1973,
p. 532), c’est-à-dire qu’ils la révèlent tout en la voilant.

La pulsion de mort rend compte d’une clinique dans laquelle le


sujet préfère sa jouissance à son autoconservation et dans
laquelle le narcissisme s’avère n’être pas une barrière
suffisante au mal. « Le sujet, note Éric Laurent, peut choisir de
“se donner la mort” de bien des façons dans notre civilisation.
L’overdose ne s’atteint pas seulement dans les comportements
suicidaires, comme les toxicomanies aux drogues dures. Le
sujet peut se tuer au travail, choisir de pratiquer des sports
dangereux, des voyages étranges, vouloir être astronaute
amateur, présenter une appétence multiforme pour le risque. Il
peut aussi choisir le suicide politique, se faire bombe humaine
en s’entourant de dynamite et jouir de sa mort » (Laurent, 2003,
p. 6).

La pulsion de mort selon Freud


Dans les années 1910, Freud commence à rencontrer des
difficultés dans sa pratique. Il discerne que la remémoration se
heurte à des limites : il arrive que le symptôme insiste en dépit
de son déchiffrage. Il prend ainsi conscience de l’échec du
paradigme de la levée de l’amnésie infantile. Dans Au-delà du
principe de plaisir, en 1920, il met l’accent sur un certain
nombre de phénomènes dont l’insistance lui paraît de plus en
plus évidente dans la clinique et la cure. Tous mettent en échec
l’aspiration au plaisir. Les principaux sont les suivants :

-  la compulsion de répétition, « qui ramène des expériences


vécues du passé qui ne comportent aucune possibilité de
plaisir et qui même en leur temps n’ont pu apporter
satisfaction  » (Freud, 1920, p.  60). Ce «  retour éternel du
même  » se manifeste, par exemple, chez des amoureux
dont l’attitude sentimentale traverse toujours les mêmes
phases et aboutit aux mêmes impasses. Les névroses
d’échec, qui conduisent à des mises en faillite répétées à
l’approche du succès, sont particulièrement révélatrices
d’une force qui s’impose en débordant le plaisir ;

-  le transfert, dans lequel les névrosés répètent et font


revivre avec beaucoup d’habileté des « circonstances non
désirées » et des « situations affectives douloureuses » ;

-  la névrose traumatique, lors de laquelle des cauchemars


ramènent sans cesse le sujet à la situation de son
accident ;
-  les rêves d’angoisse, qui ne semblent pas pouvoir être
expliqués par la réalisation d’un désir ;

-  la haine, qui témoignerait d’une relation aux objets plus


ancienne que l’amour ;

-  le sadisme comme perversion tendant à nuire à l’objet ;

-  la réaction thérapeutique négative, en tant que résistance


majeure à la cure, fondée chez les névrosés en un
sentiment inconscient de culpabilité ou un besoin de
punition ;

-  certains jeux d’enfants, qui répètent en action une


expérience pénible, inlassablement. Ainsi, dans le jeu du
Fort-Da, l’enfant mime une situation déplaisante, la
disparition de l’objet aimé.

Bien qu’une forte tendance à réduire les tensions soit inhérente


au psychisme pour satisfaire le principe de plaisir, tous ces
phénomènes obligent à constater, selon Freud, que certaines
forces s’y opposent, si bien qu’on ne peut s’empêcher
d’admettre qu’il existe dans la vie psychique une tendance
irrésistible à la répétition, tendance qui s’affirme sans tenir
compte du principe de plaisir, en se mettant au-dessus de lui.
Pour caractériser cette tendance, le terme « démoniaque » vient
plusieurs fois sous sa plume. Il tente de surcroît d’argumenter
sa nouvelle théorie des pulsions en faisant des « emprunts à la
science biologique  », dont il constate lui-même qu’ils ont
«  considérablement accru le degré d’incertitude de [sa]
spéculation  » (ibid., p.  110). Il est vrai que ses considérations
biologiques sur la pulsion de mort n’ont guère trouvé d’échos,
toute cette partie de son argumentation tend à tomber en
désuétude  ; en revanche, elle s’appuie sur des éléments à
prendre en considération quand elle s’ancre dans la clinique
analytique, en particulier, quand elle met l’accent sur des
phénomènes de répétition dont la recherche du plaisir ne
saurait rendre compte.

Sadisme et masochisme

S’il est une pratique qui incite à se demander comment le


déplaisir peut être source de plaisir, c’est bien le masochisme.
En 1924, Freud se penche sur Le problème économique du
masochisme. Il y considère que la libido a pour tâche de rendre
inoffensive la pulsion de mort en la dérivant, à l’aide de la
musculature, vers les objets du monde extérieur, elle se
nommerait alors «  pulsion de destruction, pulsion d’emprise,
volonté de puissance » (Freud, 1924, p. 291). Mise au service de
la pulsion sexuelle, elle donnerait naissance au sadisme.
Cependant, une partie de la pulsion de mort demeurerait
comme « résidu » dans l’intérieur et garderait pour objet l’être
propre de l’individu. Il s’agirait d’un masochisme primaire,
«  témoin et vestige de cette phase de formation dans laquelle
s’est accompli  » l’alliage de la pulsion de mort et d’Éros (ibid.,
p. 292).
Pour Freud, ces deux pulsions entrent rarement  –  peut-être
jamais – en jeu isolément, mais forment entre elles des alliages
divers au titre très variable. La pulsion de mort s’avère
insaisissable en elle-même, il n’y a pas de « destrudo ». Il n’y a
que dans «  le surmoi du mélancolique  » que lui apparaît
«  régner une pure culture de la pulsion de mort  », qui réussit
assez souvent à mener le moi à la mort (Freud, 1923, p. 268), car
celui-ci s’abandonne, se sentant haï et persécuté par le surmoi
au lieu d’être aimé (ibid., p. 274).

Freud regroupe dans son argumentation des phénomènes assez


hétérogènes, qui peuvent se scinder en deux grandes
catégories  : ceux qui relèvent de l’agressivité (haine, sadisme,
masochisme, mélancolie) ; et ceux qui mettent au premier plan
la répétition (rêves traumatiques, jeux d’enfants et compulsion
de répétition). Dans leur appréhension de la pulsion de mort,
les kleiniens mettront les premiers en avant, tandis que Lacan
privilégiera la clinique de la répétition.

Que le sadisme et le masochisme puissent être invoqués pour


conforter la mise en évidence d’un au-delà du principe de
plaisir, Lacan le conteste fortement. Selon lui, le masochisme
«  fait participer la douleur du caractère d’un bien  » (Lacan,
1986, p.  281). Il souligne l’importance du contrat dans cette
pratique, lequel dicte les conduites du masochiste et de son
partenaire. De même «  la relation sadique implique que le
consentement du partenaire soit accroché – sa liberté, son aveu,
son humiliation  » (Lacan, 1975, p.  240). La perversion, selon
Lacan, est une mise en scène qui participe toujours d’un certain
manque de sérieux. «  La relation sadique, précise-t-il, ne se
soutient que pour autant que l’autre (le partenaire) est juste à la
limite où il reste encore un sujet. S’il n’est plus rien qu’une
chair qui réagit, forme de mollusque dont on titille les bords et
qui palpite, il n’y a plus de relation sadique » (ibid.). Dans cette
perspective, quand des conduites dites «  sadiques  » ou
«  masochistes  » se font en rupture du contrat, sans
consentement du partenaire, pouvant conduire jusqu’à la
mutilation et au meurtre, il ne s’agit plus de perversion. Dans
certaines de ces pratiques, nous le verrons, la pulsion de mort
apparaît fortement désintriquée d’Éros. Le point à souligner est
que pour Lacan les perversions sadiques et masochistes ne
portent pas au-delà du principe de plaisir. La pulsion de mort
s’enracine selon lui dans les phénomènes de répétition, tandis
que les kleiniens vont plutôt l’appréhender comme une pulsion
de destruction. Cependant, cette opposition n’est pertinente que
dans le champ de la névrose ; dès que l’on s’aventure dans celui
de la psychose la défusion des pulsions se connecte à une
clinique de la destructivité.

La pulsion de mort selon M. Klein

Aucun des systèmes théoriques postfreudiens ne reprend à son


compte la lettre de la théorie freudienne. Cela vaut même pour
le système kleinien, qui adopte ouvertement l’hypothèse de
l’existence de Thanatos. Les kleiniens font jouer un rôle majeur
aux pulsions de mort dès l’origine de l’existence humaine, non
seulement en tant qu’elles sont orientées vers l’objet extérieur,
mais aussi en tant qu’elles agissent dans l’organisme et
induisent l’angoisse d’être désintégré et annihilé. Dans ce
système, la polarité instinct de vie/instinct de mort apparaît
comme l’axe de la vie psychique. La prédominance de l’un ou
l’autre de ces instincts, quoique toujours fusionnés, détermine
la nature sadique ou libidinale des fantasmes, qui, à leur tour,
engendrent des objets à prédominance bonne ou mauvaise,
lesquels produisent un moi et un surmoi fonctionnant de façon
plus ou moins harmonieuse et plus ou moins en accord avec la
réalité externe. Dans cette approche, plus un état psychique est
archaïque et régressif, plus les pulsions auto et
hétérodestructrices prédominent, et plus le monde interne
devient horrible. Finalement, et pour l’essentiel, c’est le
caractère du mélange pulsionnel qui décide si une activité est
saine ou morbide.

En 1952, Paula Heimann publie l’un des rares articles


postfreudiens consacrés à la pulsion de mort. Il s’intitule
«  Notes sur la théorie des pulsions de vie et de pulsions de
mort ». Pour tenter de donner consistance à la pulsion de mort,
elle est la première à s’élever contre sa nature insaisissable
prônée par Freud, qui la considère certes comme dominante
dans le ça, mais restant «  muette  », ne s’exprimant jamais de
manière pure, car toujours plus ou moins fusionnée avec Éros.

Heimann appuie son argument sur certains crimes,


improprement qualifiés de « sexuels », qui se caractérisent par
leur gratuité, leur cruauté bestiale, et l’absence totale
d’empathie du criminel pour les souffrances infligées à ses
victimes. La meilleure illustration de cette clinique est donnée
par certains tueurs en série, à propos desquels nous disposons
aujourd’hui de documents beaucoup plus précis que du temps
où elle écrivait. Ils confirment pleinement le point majeur de
son argumentation : ces crimes, affirme-t-elle, « qu’on croit, par
erreur, de nature sexuelle  ». «  Il faut distinguer, écrit-elle, les
pratiques sexuelles où le sadisme (et le masochisme) ont
quelque participation, et les agressions violentes où la cruauté
est le trait prédominant. […] La victime assassinée dans le soi-
disant crime sexuel ne meurt pas d’une expérience sexuelle,
quelque infantile qu’elle soit, mais de l’exercice de la violence la
plus cruelle. L’aspect sexuel du comportement du meurtrier est
peut-être introduit pour tromper la victime et pour fournir
ainsi une occasion de se réaliser au besoin de cruauté. Il se peut
que le meurtrier commence dans un état d’excitation sexuelle
qui cependant cède bientôt et ne sert qu’à ouvrir les portes au
flot des pulsions violentes et destructrices. Il semble que ceux
qui ont étudié ces crimes soient conscients du fait que seul le
pouvoir élémentaire d’une pulsion peut en être la cause, mais
qu’ils ne puissent concéder à autre chose qu’à la sexualité les
caractéristiques de cette force pulsionnelle. […] Je pense
pouvoir supposer avec raison que, dans des cas de cruauté
aveugle, il se produit une sorte de désastre pulsionnel, que pour
quelque motif la fusion entre les deux pulsions de base se brise,
et que la pulsion de mort s’éveille à l’intérieur de la personne
avec un degré extrême, sans pouvoir être adoucie par la pulsion
de vie  […]. (Le meurtrier est saisi d’un besoin frénétique de
trouver une victime – comme substitut de lui-même. Seule cette
hypothèse me semble expliquer l’absence complète de toute
sympathie pour la souffrance de la victime, le besoin d’une
sauvagerie aussi minutieuse que possible dans l’acte de tuer, et
de la satisfaction qu’il obtient (et qu’on croit, par erreur, de
nature sexuelle) dans l’agonie de la victime  » (Heimann, 1952,
p. 309).

Cependant Heimann, qui écrit en 1952, fait l’impasse sur une


objection de Freud avancée en 1936. En effet, dans ces formes
les plus extrêmes d’agressivité, Freud considère encore que la
pulsion de mort ne se manifeste pas sans voile. « Même lorsque
le [sadisme] entre en scène sans propos sexuel, écrit Freud dans
Malaise dans la civilisation, même dans l’accès le plus aveugle
de rage destructrice, on ne peut méconnaître que son
assouvissement s’accompagne là encore d’un plaisir narcissique
extraordinairement prononcé, en tant qu’il montre au Moi ses
vœux anciens de toute-puissance réalisés » (Freud, 1929, p. 77).

Le remarquable travail clinique de Zagury sur les tueurs en


série confirme pleinement cette indication de Freud, quand il
note que ce qui est central pour eux, «  ce n’est pas le plaisir,
encore moins le plaisir sexuel mais la recherche [de] toute-
puissance » (Zagury, 2008, p. 57).

Tueurs en série
De nombreux témoignages confirment que la satisfaction
obtenue par certains tueurs en série n’est pas une satisfaction
érotique mais plutôt une satisfaction narcissique.
Paula  Heimann souligne à raison une défusion des pulsions
dans ces « cas de cruauté effrénée », puisque, comme y insistait
Schaefer à propos des meurtres qu’il commettait, « ce n’est pas
érotique, c’est sale  » (Schaefer, 1992, p.  64)  ; en revanche,
Heimann méconnaît qu’une satisfaction d’un autre ordre est en
jeu, ne permettant pas de saisir un fonctionnement pulsionnel
qui s’exercerait « au-delà du principe de plaisir ». Le « crime de
jouissance  » (Miller, 2007, p.  13) n’est pas érotique, mais n’en
procure pas moins une intense satisfaction à ceux qui le
commettent. Dès lors, on ne saurait le considérer comme une
pure expression de la pulsion de mort.

Il semble pourtant exister quelques rares observations


d’extrême cruauté qui font objection à l’indication de Freud.
Dans ces cas-là, l’exercice de la mutilation et/ou du meurtre
n’apparaît guère sexuel et ne procure qu’une satisfaction
narcissique très pauvre.

Un acte exemplaire de ce genre s’est passé en Allemagne à


Rotenburg. Il s’agit de l’ahurissant consentement à la mort pour
satisfaire chez l’Autre un fantasme de cannibalisme. En mars
2001, Armin Meiwes a publié une annonce sur Internet
indiquant qu’il cherchait un bel homme entre 18 et 30  ans,
«  désirant être mangé  ». Un ingénieur de 42  ans, originaire de
Berlin, Bernd Juergen Brandes, a répondu à son offre et s’est
rendu à son domicile pour le rencontrer. Un enregistrement
vidéo de neuf heures relate ce qui s’est passé. Bernd se
déshabille, Armin lui tranche le pénis avec un couteau. Il le
bande pour limiter l’hémorragie. Le pénis de Brandes est frit
dans une poêle. Ils le mangent ensemble. Le tout sans que
Bernd proteste : la scène atteste que la castration s’est faite avec
son consentement. Après cette collation prise en commun,
Armin achève Bernd de plusieurs coups de couteau à la gorge,
découpe son corps en morceaux, et place ceux-ci dans son
congélateur pour les manger plus tard. Le crâne et d’autres
ossements ont été retrouvés enterrés dans le jardin de sa
propriété.

Brandes n’avait pas de passé psychiatrique. Au moment des


faits, il était ingénieur informaticien chez Siemens. Il habitait
un luxueux appartement dans une banlieue résidentielle de
Berlin. Le jour même de son meurtre, il avait légué tous ses
biens à son amant avec lequel il habitait.

Par la suite, Meiwes rechercha par les mêmes moyens d’autres


victimes consentantes. Il semble avoir obtenu plusieurs
réponses de candidats au sacrifice. Cependant, se présentant
comme «  un authentique cannibale  », il attira l’attention d’un
étudiant qui alerta les autorités. Le 10 décembre 2002, il fut
arrêté par la police qui trouva à son domicile plusieurs sacs de
viande humaine, condamné à huit ans et demi  de prison en
2004, puis, en appel, à la prison à perpétuité.

Un meurtre très semblable a eu lieu en 2013 à Dresde. Un


policier allemand, Detlev Günzel, a tué Wojciech Stempniewicz,
un consultant de 59  ans d’origine polonaise. Il avait fait sa
connaissance un mois auparavant, par le biais d’un site Internet
où les utilisateurs peuvent partager leurs fantasmes de
cannibalisme. Là encore le meurtrier a entièrement filmé les
faits.

Le site Internet revendique trois mille inscrits.

Pour exceptionnels que soient les fantasmes de cannibalisme


conduisant à des actes meurtriers, il serait cependant possible
d’en citer de nombreux exemples (Sagawa), souvent empruntés
à la clinique des tueurs en série (Albert Fish, Andrej Tschikatilo,
Edmund Kemper, Jeffrey Dahmer, Tamara Samsonova [2] ). De
tels actes procurent une incontestable satisfaction à leurs
auteurs, ce dont témoigne le fait qu’ils cherchent la plupart du
temps à les réitérer. Nous ne sommes pas dans l’au-delà du
principe de plaisir, Éros reste fusionné à Thanatos.

En revanche, se prêter à la mort pour satisfaire un cannibale


est un acte d’un autre ordre, ne fût-ce que parce qu’il ne saurait
être réitéré. Ici la satisfaction semble se conjoindre à ce qui est
au principe même de la pulsion : la mutilation et la mort. Dans
un tel acte le plaisir et son au-delà le plus radical deviennent
indiscernables. La pulsion de mort prend clairement le pas sur
la pulsion de vie  ; pourtant, la défusion n’est pas totalement
consommée. Certes, la satisfaction trouvée par Brandes n’est
apparemment pas érotique : manger son pénis n’est pas utiliser
l’organe à des fins sexuelles. Le réduire à un morceau de chair
témoigne de sa déflation phallique. Trouve-t-il une satisfaction
narcissique dans son sacrifice  ? Elle serait fugace et n’aurait
qu’un seul spectateur. Néanmoins son acte ne saurait être
gratuit, s’il le recherche, c’est très probablement parce qu’un
fantasme masochiste le fonde. De celui-ci, nous ne savons rien
concernant Brandes. Nous pouvons cependant le supposer à
partir d’actes apparentés, ce que l’on nomme les suicides
autoérotiques.

Leur forme la plus commune semble intervenir à l’occasion


d’asphyxies autoérotiques. Il s’agit du recours à une asphyxie
partielle, contrôlée et réversible, dans le but de provoquer ou
d’augmenter le plaisir sexuel au cours de manœuvres
d’onanisme. Cette pratique repose sur la croyance selon
laquelle la pendaison provoque une érection et sur celle qui
attribue à l’asphyxie la propriété de susciter des sensations
voluptueuses. Pour s’y livrer, la plupart des sujets s’entravent
dans des positions diverses et dans des mises en scène variées.
Ce n’est guère qu’à la faveur d’accidents (étranglements,
asphyxies, électrocutions, etc.) qu’ils sortent de l’ombre. Or, en
de nombreux cas, souvent associés à de sévères sévices
corporels auto-infligés, il apparaît que les sujets jouent avec la
mort  : plus ils l’approchent, plus le plaisir obtenu semble
important. L’entravement quelquefois extrême indique chez
certains une recherche intense du danger. Knight a recueilli
quatre observations dans lesquelles «  il apparaît clairement
qu’aucune possibilité de retour à la vie ne pouvait être
attendue  » (Knight, 1979), de sorte que l’hypothèse d’une
autodestruction doit être sérieusement envisagée  : la méthode
utilisée ne pouvait qu’être fatale aux yeux mêmes de la victime.
Allen rapportait déjà en 1963 plusieurs suicides de ce genre
dans son ouvrage sur Les déviations sexuelles. M. F. Clarke, par
exemple, a été découvert dans une poubelle, portant des
vêtements de femme, mort par asphyxie. Or «  la position du
corps était telle que cette mort n’avait pu être obtenue que par
un effort volontaire » (Allen, 1963, p. 284). Dans un autre cas, en
1960, le squelette d’un jeune homme avait été découvert
enchaîné et cadenassé à une échelle de fer, au fond d’un puits.
Auparavant, par deux fois, il avait déjà été retrouvé enchaîné à
des grilles (ibid., p.  163). En Belgique, le nombre de personnes
qui trouvent la mort par des actes d’asphyxie autoérotique est
estimé à quelques dizaines par an. Aux États-Unis, pendant la
même période, on recense entre cinq cents et mille cas. Les
spécialistes ne doutent pas que ces taux de mortalité ne
représentent que la partie émergée de l’iceberg, parce qu’il y a
très probablement des cas qui sont enregistrés comme suicides
(cité par Nobus, 1995). L’un des rares témoignages que nous
possédons sur ce type de comportement, celui de Nelson
Cooper, indique que, chez un sujet de structure psychotique, de
telles pratiques masturbatoires peuvent devenir envahissantes ;
il lui arrivait ainsi de se masturber jusqu’à douze fois par jour.
Il percevait lui-même que son contrôle de la mort s’affaiblissait
et qu’elle était à l’horizon de sa pratique. Il a fallu médication et
thérapie pour qu’il trouve une limite à sa jouissance. Il ne cache
pas que sa masturbation était associée à un fantasme complexe,
dans lequel il s’imaginait comme une femme essayant
d’échapper à un sadique homosexuel, et que la réalisation
pantomimique de son scénario masturbatoire lui procurait une
intense satisfaction.

En comparaison de ceux qui se suicident par autoérotisme, il


apparaît cependant que Brandes s’était affranchi plus
radicalement encore de la jouissance phallique : sa mort ne fut
ni précédée ni associée à un acte masturbatoire. Or il ne s’est
nullement agi d’un acte impulsif : les sacrifices de son sexe et de
son être se sont opérés avec son consentement, le second avait
clairement été anticipé – en témoigne la rédaction de son
testament le jour même. Il est donc très vraisemblable que la
mise en scène et la réalisation de sa mort ont trouvé leur
moteur dans un fantasme masochiste. Il semble dès lors que,
même à la faveur d’un acte qui porte aux limites extrêmes du
fonctionnement de l’être humain, la thèse de Freud trouve
encore à se confirmer : la défusion totale des liens de Thanatos
à Éros n’est pas observable.

On en trouve confirmation dans le témoignage d’un sujet en


prise plus que d’autres avec la pulsion de mort, pour avoir
perpétré un meurtre immotivé. Vingt-huit  ans avant l’acte de
Brandes, ce jeune Allemand avait l’intuition de la possibilité du
« sacrifice d’humains consentants » et du vécu qui pourrait lui
être associé. «  Je suis persuadé, affirme-t-il, qu’il y a des gens
qui seraient prêts pour ce sacrifice, de même qu’il y a des gens
qui s’offrent comme esclaves, qui veulent se faire battre […]. Le
sacrifice est une révélation de la force, d’une force jaillissante.
Quand tu te fais ouvrir les veines et que le sang coule sur la
table, sur la pierre sacrificielle, c’est une sorte de force
jaillissante, c’est une forme d’acte sacré  » (Eppendorfer, 1980,
p. 111).

Quand on lui demande si lui-même pourrait aller jusqu’à cette


extrémité, il répond  : «  Je ne crois pas. Pour moi, c’est encore
trop nouveau. Je ne l’exclus pas. On peut s’élever dans cette
sorte de culte du sacrifice. Je suis tout à fait prêt à cela. C’est
une sorte d’extase, exactement comme l’extase de la
suppression de soi. Vouloir vivre l’anéantissement de soi,
l’envie, le plaisir de se détruire par la drogue, par les excès de
toute sorte, la jouissance de la douleur, le plaisir et même la joie
de se détruire soi-même, se supprimer, l’envie de se déchirer,
de se ronger jusqu’aux os, tout ça ne m’est pas étranger » (ibid.).

S’il faut en croire Eppendorfer, nul doute que le sacrifice


humain consenti apparaît comme la forme extrême de la
satisfaction libidinale masochiste – à laquelle lui-même ne s’est
pas encore «  élevé  », mais qui lui paraît un horizon
envisageable. Il affirme dès 1973 qu’il croit «  complètement
possible que quelqu’un recherche consciemment les problèmes,
ou quelle que soit la manière dont on appelle ça, qu’il accepte
sciemment les conséquences de l’abandon de soi et éprouve du
plaisir à l’anéantissement de sa personne » (ibid., p. 112). Freud
partageait cette opinion quand il écrivait, à propos de la
connexion de la pulsion de mort au masochisme moral, que
celui-ci ne cesse de posséder une composante érotique, de sorte
que «  même l’auto-destruction de la personne ne peut se
produire sans satisfaction libidinale » (Freud, 1924, p. 297).
Il faut cependant souligner que dans les circonstances où
Thanatos prend largement le dessus sur Éros, une configuration
originale s’avère régulièrement rencontrée  : celle du sacrifice.
Une victime se propose comme objet à la jouissance explicite ou
supposée d’un Autre. Elle semble chercher dans la mort une
satisfaction ultime qui déborde les limites de la jouissance
ordinaire.

Existe-t-il des actes portant au-delà des sacrifices humains


consentis dans l’expression de la pulsion de mort ? On pourrait
évoquer le suicide accidentel de l’anorexique, mais celui-ci est
effectué dans la perspective d’une satisfaction narcissique, celle
d’obtenir un corps plus maigre, perçu par le sujet comme plus
beau. Seul le suicide du mélancolique franchit un pas
supplémentaire : nulle satisfaction érotique ni narcissique ne le
fonde, son seul mobile consiste à faire cesser une douleur
insupportable. Seul cet acte peut sans doute être considéré
comme une pure expression de la pulsion de mort.

Pourquoi s’attarder sur de telles horreurs  ? Parce qu’elles


rompent avec les conceptions idylliques dominantes de l’être
humain, forgées par les accointances de la religion et de la
science. Parce qu’elles échappent radicalement à la saisie des
modélisations à la mode prônées par les sciences cognitives.
Parce que seule la psychanalyse peut apporter une lumière sur
de telles conduites, sans que des jugements précipités viennent
y faire écran. Parce que ces horreurs sont particulièrement
révélatrices de caractéristiques majeures de la jouissance de
l’être humain, notamment de sa connexion foncière à la mort,
discernée par Freud, et sur laquelle Lacan s’est maintes fois
interrogé en son enseignement.

La pulsion de mort selon Lacan

Lacan ne fait pas mention de la pulsion de mort dans sa thèse


de 1932 ; cependant, dès 1938, dans une discussion à la Société
psychanalytique de Paris, il avance quelques-unes des notions
qui ne cesseront de l’orienter dans l’approche de ce concept. Il
affirme d’une part son importance, et d’autre part la nécessité
de mieux le cerner. «  Je crois, déclare-t-il, qu’il est difficile
d’éliminer de la doctrine analytique l’intuition freudienne de
l’instinct de mort. Intuition, parce que pour la mise au point
doctrinale, il y a fort à faire  » (Lacan, 1938). En faveur de la
pertinence de cette intuition, il souligne que « dans le domaine
biologique, l’homme se distingue en ce qu’il est un être qui se
suicide, qui a un surmoi ». Il ajoute que « l’homme est l’animal
qui sait qu’il mourra, qu’il est un animal mortel  ». Il esquisse
déjà une appréhension de la pulsion de mort en rapport à la
castration quand il note une «  convergence  » entre «  le
sacrifice  » et l’achèvement du principe de réalité, d’objectalité
(ibid.).

Dix  ans plus tard, dans son article «  L’agressivité en


psychanalyse », l’approche n’est guère différente. Il appréhende
«  l’instinct de mort » à partir d’une «  assomption par l’homme
de son déchirement originel, par quoi l’on peut dire qu’à
chaque instant il constitue son monde par son suicide » (Lacan,
1948, p. 124). Le déchirement auquel il se réfère est alors celui
qui est généré par l’aliénation du Je au miroir de l’autre.

Il est difficile de situer la pulsion de mort dans le premier


paradigme lacanien de la jouissance. Elle implique un sacrifice,
un déchirement, une perte, de sorte qu’elle se prête mal à être
corrélée à la jouissance quand celle-ci se trouve située sur l’axe
imaginaire et intriquée au narcissisme qui fait obstacle à
l’élaboration symbolique.

Lacan fait un saut conceptuel majeur en 1953, dans le Discours


de Rome, en référant la pulsion de mort à une perte
structurante produite par la négativité propre au langage. « Le
symbole, écrit-il, se manifeste d’abord comme meurtre de la
chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son
désir […] quand nous voulons atteindre dans le sujet ce qui était
avant les jeux sériels de la parole, et ce qui est primordial à la
naissance des symboles, nous le trouvons dans la mort, d’où son
existence prend tout ce qu’elle a de sens […]. Dire que ce sens
mortel révèle dans la parole un centre extérieur au langage, est
plus qu’une métaphore et manifeste une structure  » (Lacan,
1953, p. 319-320).

Dans ce deuxième paradigme de la jouissance, celui de sa


signifiantisation, le symbole efface la jouissance, la mortifie, et
la restitue sous forme de désir signifié. Produit par l’aliénation
signifiante, le sujet barré ne devient appréhendable que comme
un être de mort. L’instinct de mort est «  une affirmation
désespérée de la vie  », qu’il situe au principe du désir et
s’ancrant dans « un centre extérieur au langage ». En 1955, dans
le Séminaire II, il corrèle le meurtre de la chose et la répétition.
«  L’ordre symbolique à la fois non-étant et insistant pour être,
affirme-t-il, voilà ce que Freud vise quand il nous parle de
l’instinct de mort comme ce qu’il y a de plus fondamental – un
ordre symbolique en gésine, en train de venir, insistant pour
être réalisé » (Lacan, 1978, p. 375). Dans ce paradigme, la mort
est essentiellement appréhendée comme ce qui de l’ordre
symbolique n’est pas réalisé.

Le troisième paradigme de la jouissance, qui s’introduit dans


L’éthique de la psychanalyse, celui de la jouissance impossible,
décolle celle-ci de l’imaginaire et du symbolique pour la
rapporter à un réel radicalement extérieur au symbolique.
Lacan le nomme la Chose, das Ding, le premier extérieur,
étranger et même hostile à l’occasion, « autour de quoi s’oriente
tout le cheminement du sujet  » (Lacan, 1986, p.  65). Dans ce
paradigme, il connecte la jouissance à l’horreur ; «  elle s’avère
structuralement inaccessible, sinon par transgression » (Miller,
1999, p.  8), elle est «  enfouie dans un champ central, avec des
caractères d’inaccessibilité, d’obscurité et d’opacité  » (Lacan,
1986, p. 247). La pulsion de mort trouve là sa place en s’ancrant
dans le réel. Lacan la situe dans un au-delà de la chaîne
signifiante, «  elle indique, affirme-t-il, ce point que je vous
désigne alternativement comme celui de l’infranchissable ou
celui de la Chose » (ibid., p. 252).
Le quatrième paradigme, celui de la jouissance normale et qu’il
développe dans les Quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, ne situe plus la jouissance comme inaccessible,
mais forge une alliance étroite entre le signifiant et la
jouissance, en logeant cette dernière dans l’objet a, conçu
comme une perte corporelle. La répétition n’est plus pensée à
partir d’un automatum suscité par l’ordre symbolique  ; elle
prend sa source dans la tuché, un réel traumatique, qui, en tant
qu’inassimilable, fait de lui le ressort d’un dérangement qui
insiste [3] . La pulsion, qui est prise dans l’automatisme de
répétition, est alors appréhendée comme un vecteur, qui part
d’une zone érogène, fait le tour d’un objet qu’elle rate, le but
apparent, le «  aim  », et fait retour sur le corps propre, afin
d’atteindre son vrai but, le «  goal  », à savoir une satisfaction
auto-érotique, qui n’est pas nécessairement plaisante. L’objet
n’est qu’un « moyen de la voie de retour de la pulsion sur elle-
même  » (Miller, 2011a), mais il introduit une décomplétude
dans la jouissance foncièrement auto-érotique de celle-ci. Si le
plaisir est attaché à la saisie de l’objet et que celui-ci est
toujours raté, le vrai but de la pulsion se situe dans un au-delà
de principe de plaisir. Lacan le nomme jouissance, il témoigne
d’un « rapport dérangé à son propre corps » (Lacan, 1971-1972,
p.  43), et met en jeu une homéostasie supérieure à celle du
plaisir. Ce dernier, défini par l’homéostasie, c’est-à-dire par la
réduction des tensions, «  s’oppose à la jouissance qui, elle, est
au contraire une tension extrême, qui suppose l’excitation et
qui se trouve compatible aussi bien avec le contraire du plaisir,
à savoir la douleur. La pulsion n’atteint pas seulement la
satisfaction d’un principe de plaisir qui ne relève que de la
pulsion de vie. La pulsion atteint encore la satisfaction dans la
douleur, ce qui implique, en plus de la pulsion de vie, la pulsion
de mort en tant que retour en circuit, c’est-à-dire en tant que
compulsion de répétition, dont le moteur est le ratage  »
(Grontoft, 2015, p. 207). Dès lors, Lacan situe la pulsion de mort
au principe même de toute pulsion. Il existe, affirme-t-il dans
les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, deux
faces de la pulsion, de sorte qu’à la fois «  elle présentifie la
sexualité dans l’inconscient et elle représente dans son essence
la mort  » (Lacan, 1964b, p.  181). C’est son intrication avec
Thanatos qui fait d’Éros un Dieu noir, puisque «  la pulsion,
pulsion partielle, est foncièrement pulsion de mort, et
représente en elle-même la part de la mort dans le vivant
sexué » (ibid., p. 187).

En 1964, Lacan forge un mythe, celui de la lamelle, afin de


«  donner une articulation symbolique plutôt qu’une image  » à
la perte de vie impliquée par la libido. Contrairement aux êtres
élémentaires comme l’amibe ou les organismes unicellulaires
qui peuvent se diviser en deux et, ce faisant, potentiellement
vivre éternellement, la reproduction sexuée des êtres humains
implique la perte de la vie immortelle pour l’individu, afin que
l’espèce puisse survivre. Le mythe de la lamelle représente
« cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se produise par les
voies du sexe » (Lacan, 1964b, p. 847), il est indissociable d’une
foncière automutilation. Dès lors, toute pulsion possède «  une
affinité essentielle  » avec la zone de la mort (Lacan, 1973,
p. 181). L’originalité de ce mythe est de ne pas faire intervenir la
castration au principe de l’émergence de la libido. La perte de
l’objet n’y est pas causée par l’Autre mais par un phénomène
propre à l’espèce, la disparition de l’immortalité. Le mythe de la
lamelle, en appréhendant la libido comme « organe, objet perdu
et matrice de tous les objets perdus » (Miller, 1999, p. 11), noue
étroitement la pulsion de vie et la pulsion de mort, il rompt
avec l’approche freudienne qui différencie Éros et Thanatos en
les opposant dans une relation conflictuelle.

Le paradigme de la jouissance normale permet à Lacan de faire


passer la pulsion de mort d’un «  certain dramatisme à la
logique  » (Miller, 2006, p.  126). Il en produit une approche
rigoureuse en la rapportant à la chute de l’objet a, ce qui rend
possible une avancée décisive concernant un point doctrinal à
propos duquel il considérait, en 1938, qu’il y avait «  fort à
faire ». Dans le troisième paradigme, en 1960, il se montrait plus
incertain  : «  L’articulation de la pulsion de mort dans Freud,
notait-il, n’est ni vraie ni fausse. Elle est suspecte » (Lacan, 1986,
p. 252). Néanmoins, il avait déjà l’intuition qu’elle orientait vers
la prise en compte du réel et de la jouissance, et qu’il convenait
de la prendre au sérieux  : «  Il suffit qu’elle ait été pour Freud
nécessaire, ajoutait-il, qu’elle le ramène à un point d’abîme,
foncièrement problématique, pour être révélatrice d’une
structure de champ » (ibid.).

Dans le cinquième paradigme, celui que J.-A. Miller nomme « de


la jouissance discursive », qui apparaît à la fin des années 1960,
un tournant s’effectue qui prend appui sur un retour au corps.
Le point de départ n’est plus l’Autre et l’autonomie du
symbolique mais un corps affecté de jouissance. La perte n’est
plus considérée comme venant de la nature sexuée, comme
l’indiquait le mythe de la lamelle, il s’agit maintenant d’une
perte totalement signifiantisée. En marquant le corps, le
langage le mortifie. « Le signifiant comme tel, écrit Lacan, a, en
barrant le sujet par première intention, fait entrer en lui le sens
de la mort. (La lettre tue, mais nous l’apprenons de la lettre elle-
même). C’est ce par quoi toute pulsion est virtuellement pulsion
de mort » (Lacan, 1964b, p. 848). Dans le cinquième paradigme,
la jouissance est «  à la fois représentée par le signifiant et en
même temps cette représentation n’est pas exhaustive, elle est
ratée, et c’est précisément ce qui conditionne la répétition  »
(Miller, 1999, p.  15). Il est peu fait état de la pulsion de mort
dans ce paradigme, sinon pour la rapporter, en accord avec
Freud, «  au caractère radical de la répétition, cette répétition
qui insiste et qui caractérise, s’il en est, la réalité psychique de
l’être inscrit dans le langage » (Lacan, 1991, p. 200).

Le sixième paradigme, celui du dernier enseignement, qui


commence avec le Séminaire Encore, est le paradigme du non-
rapport. Dans celui-ci, les concepts transcendantaux, tels le
grand Autre, le Nom-du-père ou le phallus, « sont réduits à être
des connecteurs » (Miller, 1999, p. 18). Les pulsions s’y trouvent
conjointes dans le symptôme, terme qui désigne le mode de
jouir singulier d’un sujet  : «  la façon dont chacun jouit de
l’inconscient en tant que l’inconscient le détermine  » (Lacan,
1975, p. 106). Sa structure est celle d’une agrafe de signifiant au
réel. Son essence est dans la répétition, ce qui lui confère une
constance, à la différence des autres formations de l’inconscient
qui sont fugaces. Le sinthome est « une production réelle de la
pulsion  » (Miller, 2011a). Il contribue comme la pulsion à la
persévération de l’être, et comme la pulsion il implique une
continuation entre plaisir et au-delà du principe de plaisir. Le
monisme pulsionnel développé par Lacan à partir des Quatre
concepts fondamentaux, quand il intrique pulsion de vie et
pulsion de mort, conduit à distinguer deux sortes de
satisfaction : la première est liée à la rencontre de l’objet, étant
toujours ratée, elle doit se répéter ; la seconde résulte du retour
du trajet pulsionnel sur la zone érogène. Cette jouissance
réflexive du « se jouir » du corps, cette jouissance autoérotique,
Lacan l’a comparée au ronronnement du chat, ou au
suçotement du nourrisson, dont la bouche s’embrasse elle-
même. «  On peut dire, écrit J.-A.  Miller, que c’est le statut du
corps vivant de jouir de lui-même. Ce qui distingue le corps de
l’être parlant, c’est que sa jouissance subit l’incidence de la
parole. Un symptôme témoigne qu’il y a eu un événement qui a
marqué sa jouissance […] et qui introduit un ersatz, une
jouissance qu’il ne faudrait pas, une jouissance qui trouble la
nature de la jouissance qu’il faudrait, c’est-à-dire la jouissance
de sa nature de corps. […] La jouissance dont il est question
dans le symptôme n’est pas primaire. Elle est produite par le
signifiant » (Miller, 2011b, p. 56).

La pulsion de mort en tant que répétition, pure réitération, et la


pulsion de vie en tant que corps vivant qui se jouit, participent
toutes deux à la persistance du sinthome. L’une des fonctions de
celui-ci, selon J.-A.  Miller, est avant tout de positiver ce que
Freud nomme «  la réaction thérapeutique négative  » (Miller,
2006, p.  127), manière de désigner en lui un incurable dans
lequel satisfaction et souffrance se conjoignent. Dès lors,
rapportée au sinthome, la différence entre plaisir et jouissance
apparaît comme inessentielle. Au regard de la pulsion, le sujet,
souligne Lacan, « est heureux », il trouve dans la répétition une
satisfaction paradoxale qui est au principe de sa persévération
dans l’être. Bref, la jouissance du sinthome témoigne d’une
homéostasie supérieure à celle du principe du plaisir en
incluant ce qui la dérange. Il s’agit d’une homéostasie du sujet
qui tient à son mode de jouir.

La défusion des pulsions

Dans le dernier enseignement de Lacan, c’est par le


capitonnage du sinthome que s’opère la fusion des pulsions de
vie et de mort. Or, pour répondre à ce que veut l’Autre, certains
sujets ne disposent pas d’un sinthome porteur de la fonction
paternelle, c’est-à-dire permettant de nouer borroméennement
la structure. C’est dans ce champ clinique, celui de la psychose,
que la défusion des pulsions est portée au plus haut.

Quand la pulsion de mort prend le pas sur la libido, on constate


régulièrement l’irruption d’un phénomène xénopathique  :
l’initiative semble venir de l’Autre, d’une volonté maligne,
capricieuse, sans raison, et en attente d’un sacrifice, à laquelle il
est difficile pour le sujet de résister. La forclusion du Nom-du-
père libère la volonté de jouissance du surmoi. On sait que
Lacan, en ouvrant le surmoi freudien, y discerne un impératif
de jouissance qui ne s’apprend pas. Son approche équivaut à
« une surmoïsation de la pulsion » (Miller, Laurent, 1996), c’est-
à-dire à situer dans le surmoi un pousse-à-agir, qui s’impose
comme le premier devoir, et qui est au principe de la
persévération dans l’être. Or si on laisse libre carrière à cette
volonté de jouir, note J.-A.  Miller, si elle n’est pas captée par
l’objet a, et limitée par la fonction phallique, « elle révèle qu’elle
n’est que pulsion de mort » (Miller, 1999-2000).

Il existe une clinique qui met à nu de manière éclatante la


satisfaction que le sujet peut trouver dans l’effectuation d’un
mal qu’il ne peut justifier que par cette satisfaction même. Elle
était très peu connue du temps de Freud, ne l’était guère
davantage de celui de Lacan, et ni l’un ni l’autre ne l’ont
exploitée pour venir à l’appui de l’hypothèse de la pulsion de
mort. C’est en 1908 que Dieulafoy décrivit pour la première fois
une simulation de maladie somatique pouvant aller jusqu’à
endommager son propre corps pour y provoquer délibérément
des lésions, qu’il nomma pathomimie. Malgré un certain succès
d’estime, la notion eut tendance à tomber dans l’oubli, jusqu’à
ce qu’un médecin londonien, Richard Asher, isole, en 1951, le
syndrome de Münchhausen, suivi en 1967 par Jean Bernard,
qui observa le syndrome de Lasthénie de Ferjol, puis par Roy
Meadow (1985, p.  385), en 1977, qui cerna le syndrome de
Münchhausen par procuration. Tous ces phénomènes intègrent
la Classification internationale des maladies mentales en 1980
quand ils sont réunis dans le DSM-III sous le terme de « troubles
factices ».

Le plus choquant d’entre eux est sans doute le syndrome de


Münchhausen par procuration, car il conduit à porter atteinte
non pas au sujet lui-même mais à son enfant. Ce sont
principalement des mères qui le mettent en œuvre en
entretenant chez leurs enfants des pathologies qu’elles ont
elles-mêmes suscitées [4] .

Meadow rapporte le cas d’une petite fille de 6  ans, atteinte


depuis l’âge de 8 mois d’inquiétantes affections urinaires et
présentant du sang dans les urines. Elle était fortement
médiquée et souvent hospitalisée. Elle subit de nombreux
examens sans résultats probants. En considérant l’étrangeté
persistante de la situation, quelques soupçons vinrent aux
médecins, de sorte qu’ils montèrent une expérience permettant
de les mettre à l’épreuve. Elle établit que tous les prélèvements
étaient parfaitement normaux tant que la mère ne pouvait y
avoir accès. Une étude plus poussée montra que c’était bien la
mère qui mélangeait soit son sang menstruel, soit sa propre
urine infectée, à celle de sa fille. Confrontée à l’évidence, elle
n’en nia pas moins les faits (Meadow, 1977, p. 344). Il s’agit d’un
trait pathognomonique du syndrome  : quand ils sont
démasqués, en général ces sujets nient leurs actes, étant
incapables de les assumer puisqu’ils ne se les expliquent pas
eux-mêmes, et dès qu’ils le peuvent, ils répètent leur
comportement dans un autre hôpital. Sans doute tirent-ils une
certaine satisfaction libidinale de leur agissement, en se
présentant régulièrement aux médecins sous les apparences
d’une mère particulièrement attentive et dévouée à l’enfant  ;
néanmoins, la satisfaction majeure est trouvée au-delà du
principe de plaisir dans la maltraitance, voire la douleur d’un
objet dont elles sont peu séparées. Il n’est pas rare qu’elles
présentent elles-mêmes des traits du syndrome de
Münchhausen, générant sur leur propre corps, comme sur celui
de leur enfant, des pathologies factices.

En 1985, Meadow fit l’hypothèse, qu’il soutiendra fortement par


la suite avec quelques excès, ce qui lui vaudra de sérieux
déboires, que certaines morts subites du nourrisson seraient
dues à la forme pathologique de maltraitance qu’il avait
découverte. La chronique judiciaire ne tarda pas à valider son
intuition. Dans les deux dernières décennies du XXe  siècle,
Marybeth Tinning, Marie Noë, et Waneta Hoyt avouèrent avoir
tué plusieurs de leurs enfants, or, le plus souvent ces décès
avaient été rangés sous la rubrique «  mort subite du
nourrisson  ». Ces tueuses d’enfants débordent peut-être le
syndrome de Meadow  ; leurs actes n’en relèvent pas moins
d’une logique du réel, plus ou moins discernable dans la
plupart des pathomimies, dont l’automutilation constitue l’axe
majeur. Elles sont en proie à une exigence impérieuse, à elles-
mêmes inexplicable, poussant au sacrifice d’un objet de
jouissance à un Dieu obscur, appréhendable tantôt comme la
férocité du surmoi, tantôt comme un Autre animé d’une volonté
de jouissance.
En se séparant de leur enfant, c’est d’une part d’elle-même que
se privent ces meurtrières qui tuent sans raison. Les autres
pathomimes ne font pas ordinairement un tel détour par le
miroir  : ils trouvent l’objet sur leur propre corps. C’est ce que
découvre Jean Bernard en 1967, quand il décrit le syndrome de
Lasthénie de Ferjol, ou anémie par autospoliation (Bernard et
coll., 1967). Il observe douze patientes qui se plaignent
d’hémorragies dont elles sont responsables  : elles
s’autoprélèvent du sang dans le plus grand secret. Elles se
plaignent aux médecins de leur état de santé tout en
dissimulant qu’elles se provoquent de graves anémies les
conduisant parfois jusqu’à la mort. Découvertes, elles prennent
la fuite, et tentent de répéter la même conduite dans un autre
hôpital. Quand une patiente présentant ce syndrome accepte,
avec une grande réserve, de rencontrer un psychanalyste et de
se confier, tout en restant allusive sur ses autospoliations qui
s’avèrent déborder de beaucoup ses dons du sang pourtant déjà
fréquents, elle témoigne auprès de celui-ci, en l’occurrence
A. Abelhauser, qu’elle est « irrésistiblement poussée à le faire ».
«  Elle décrivait, écrit-il, une forme de compulsion qui
l’envahissait et à laquelle elle ne pouvait se soustraire.  “C’est
plus fort que moi”, confiait-elle très banalement, au point de ne
pouvoir trouver d’autre soulagement que dans le geste de la
saignée. C’était dans l’écoulement de son sang et dans la
sensation qui prenait alors possession d’elle, qu’elle arrivait à
trouver l’apaisement et seulement ainsi  » (Abelhauser, 2013,
p. 202).
Notons l’emploi de la formule, peut-être la plus révélatrice qui
soit de la jouissance : « c’est plus fort que moi », pour désigner
une satisfaction pulsionnelle trouvée dans une atteinte du
corps, qui n’a rien de plaisant mais qui procure un
soulagement. La pulsion de mort prend le pas en ce syndrome,
révélant nettement une homéostasie supérieure à celle du
plaisir.

À  l’occasion de la première observation d’un pathomime


présentant des «  escarres multiples et récidivantes depuis
deux ans et demi aux deux bras et au pied », Dieulafoy note que
cet homme éprouvait de sa supercherie «  une satisfaction
tellement grande » qu’il n’avait pas hésité à se laisser couper le
bras. Découvert, il avoue la facticité de ses symptômes, se
déclare « exorcisé », et commente : « j’étais dominé par une idée
fixe dont je ne pouvais me débarrasser, je m’étais laissé
amputer le bras, et je crois bien qu’un jour serait venu où, pour
continuer ma supercherie, je me serais laissé amputer la jambe
[…] J’obéissais comme une machine, sans savoir pourquoi  »
(Dieulafoy, 1908, p.  370). Notons qu’il obéit à une injonction
d’un Autre dont la référence à l’exorcisme révèle bien qu’il le
tient pour démoniaque. Le terme même qui venait sous la
plume de Freud pour qualifier la pulsion de mort.

Cette dernière est encore au premier plan dans un syndrome


plus récemment décrit par John Money, Russel Jobaris et Gregg
Furth, en 1977, dans un article du Journal of Sex Research.
L’apotemnophilie, ou amputisme, est un syndrome encore en
attente de reconnaissance dans la classification internationale,
mais qui s’est fait connaître sur Internet. Il se caractérise par le
fait de posséder une image idéale du corps en tant qu’amputé
auquel il manque un membre (Furth, Smith, 2002). Ces sujets
diffèrent des pathomimes car ils demandent au chirurgien de
procéder à l’amputation  ; néanmoins, la différence s’estompe
quand beaucoup d’entre eux, après s’être heurtés à une réponse
négative, s’infligent de graves blessures afin d’obtenir
l’amputation du membre concerné.

Ils invoquent comme raison principale de leur volonté


d’amputation d’un membre sain la restauration de leur
véritable identité, laquelle serait la seule manière de faire
cesser leur intense souffrance. Cette dernière n’est pas
douteuse, sachant que certains peuvent aller jusqu’à mettre en
jeu leur propre vie afin d’obtenir une intervention chirurgicale,
tandis qu’il en est qui tentent de s’amputer eux-mêmes. La
plupart sont convaincus qu’il n’existe aucun autre traitement
que l’amputation. Il est difficile de se prononcer sur les
conséquences de celle-ci. Les études cliniques font défaut, en
raison d’une volontaire discrétion des patients et des
chirurgiens après les opérations.

Néanmoins, en 1997, en Écosse, un des premiers


apotemnophiles amputés, Kevin Wright, a consenti à donner
une seule et unique interview. Il y explique qu’il éprouvait le
« besoin de perdre sa jambe gauche » depuis l’âge de 8 ans : « Je
n’en voulais simplement pas. Ça ne faisait pas partie de moi. » Il
n’était pas en mesure d’en donner raison  : «  Je ne comprenais
pas pourquoi, affirmait-il, mais je savais que je ne voulais pas
de ma jambe.  » Il approchait de la quarantaine quand il
rencontra le Dr Smith qui, sur son insistance, accepta
d’effectuer l’intervention en considération de l’intense
souffrance psychologique du patient. Wright déclara à la
presse, trois  ans plus tard, être très satisfait du résultat. Il
employait une expression souvent utilisée par ces sujets
soulignant  : «  En me retirant la jambe, ce chirurgien m’a fait
complet.  » Il ajoutait  : «  C’est pour moi un bonheur, un
contentement, et la vie est tellement plus stable, tellement plus
facile » (cité par Taylor, 2000).

Beaucoup de chercheurs rapprochent ce trouble du


transsexualisme, pour lequel l’intervention chirurgicale est de
plus en plus acceptée comme traitement  ; de sorte qu’une
évolution semblable paraît se dessiner concernant
l’apotemnophilie, les juristes devenant moins affirmatifs quant
à l’interdiction d’amputation d’un membre sain. Ce n’est pas
encore le cas en France.

L’amputation n’est certes pas un acte plaisant, néanmoins chez


les apotemnophiles elle est fréquemment associée à des
fantasmes érotiques. Selon une étude de First, 87 % d’entre eux
sont sexuellement attirés par des personnes amputées (First,
2005, p. 8), et une excitation sexuelle est souvent liée au fait de
s’imaginer eux-mêmes amputés. La défusion pulsionnelle
apparaît donc moindre en ce syndrome que dans les
pathomimies. Il s’avère cependant centré sur une satisfaction
trouvée dans l’au-delà du plaisir.
Il existe encore une conduite humaine pour laquelle la pulsion
de mort est souvent invoquée comme déterminante  : l’acte du
kamikaze. Il est vrai qu’il s’agit d’un sacrifice humain consenti ;
mais faut-il avoir une propension au sacrifice ancrée dans un
mal-être psychotique pour le célébrer ? Il convient à cet égard
de rappeler que le terme en japonais signifie « vent divin », ce
qui le corrèle d’emblée à une forte idéologie, à la volonté de
Dieu, à un Autre consistant. Le phénomène apparaît pendant la
Seconde Guerre mondiale dans un pays à la tête duquel se
trouve un empereur considéré encore par la plupart de ses
sujets comme un dieu vivant. Or les kamikazes japonais
n’étaient pas tous des aviateurs volontaires  : beaucoup
exécutèrent leur mission suicide par ordre de la hiérarchie
militaire et poussés par la pression sociale. Nul doute que
l’idéologie de l’éthique samouraï et l’obéissance à l’empereur
ont joué un rôle décisif dans l’émergence des kamikazes
japonais. Elle rend compte de leur genèse de manière plus
essentielle que la défusion des pulsions. Il faut que l’Autre
existe pour que le phénomène kamikaze prenne de l’ampleur.

D’autre part, certains peuvent aussi s’immoler pour de nobles


causes, tels Jan Palach, Jan Zajic et Evzen Plocek, qui se
suicidèrent publiquement à Prague, en 1969, pour s’opposer à
l’invasion de leur pays par l’armée soviétique et les forces
signataires du pacte de Varsovie. L’histoire donne de multiples
exemples d’êtres humains qui ont sacrifié leur vie pour une
cause. Leur acte est beaucoup plus déterminé par une forte
croyance que par d’éventuelles difficultés psychologiques.
En revanche, le sacrifice de Brandes est d’un autre temps, de
celui de l’Autre qui n’existe pas, aucune idéologie explicite ne le
supporte, mais il s’inscrit jusqu’à ses limites dans l’exigence de
jouissance qui caractérise la modernité occidentale. Il tente de
court-circuiter le trajet de la pulsion, d’aller directement à son
but ultime, autoérotique, en gommant la perte de l’objet dégagé
par le parasite langagier : c’est son propre corps mutilé qui lui
tient lieu d’objet de satisfaction. Il s’agit d’une variante
sacrificielle de la bouche qui se baise elle-même. L’objet a
n’étant pas extrait, il est prélevé sur le corps du sujet. Aucun
discours ne permet de comprendre cet acte  ; seule l’ouverture
sur le réel apportée par la clinique psychanalytique donne un
aperçu quant à sa logique. Le kamikaze est porté par une
idéologie, il cherche à modifier le monde et à supprimer ceux
qui s’y opposent  ; en revanche, l’acte de Brandes est coupé de
l’Autre, il est sans raison. Certes, il est accompagné, mais non
par un idéologue  : Meiwes n’avait d’autre motivation que la
jouissance. Ce dernier est un petit autre qui fonctionne en
miroir : lui aussi jouit de la mutilation et du meurtre d’un corps.
Cela le conduit à son propre sacrifice, puisqu’il est aujourd’hui
en prison à perpétuité.

La pulsion de mort reste-t-elle donc toujours intriquée avec la


libido et, en tant que telle, impossible à isoler  ? Une seule
clinique semble véritablement faire exception, celle en laquelle
Freud discerne dans le surmoi une «  sorte de lieu de
rassemblement des pulsions de mort » (Freud, 1923, p. 269). Nul
doute que la mélancolie soit la position subjective la plus
douloureuse, celle dans laquelle un sujet qui se méprise ne peut
envisager d’autre apaisement que sa propre mort. Il n’est pas
rare que le mélancolique entende avec insistance une voix lui
intimant l’ordre de sauter par la fenêtre. Il témoigne combien il
est difficile de s’opposer à cette injonction qui semble venir
d’une autorité supérieure  –  souvent divine. Elle peut être
motivée par une faute imputée au sujet, mais elle est parfois
sans raison et n’en est pas moins exigeante. Le mélancolique ne
se confie pas aisément  : le plus souvent, il n’a d’autre attente
que sa propre mort. Ce n’est guère que lorsque son
ralentissement psychique et moteur lui fait obstacle au passage
à l’acte que nous parvenons à saisir l’horreur de son vécu.

« Mme C. a 38 ans et trois enfants ; elle se présente […] avec un


faciès terrifié. Ses mains triturent sans arrêt des plaies qui vont
en s’aggravant sur ses bras.  » Elle ne répond que par des
grognements ou des hochements de tête. Selon son mari, qui
l’accompagne, elle entend des voix, en particulier celle de sa
mère, morte cinq ans auparavant, qui insiste pour qu’elle se tue
afin de la rejoindre dans l’au-delà. « Son père lui apparaît aussi
dans des hallucinations visuelles et auditives  »  ; il la traite de
«  pute, sale conne  » et menace de la tuer si elle ne le fait pas
elle-même. De plus, de nombreuses voix méconnaissables se
mélangent pour la torturer et se moquer d’elle. Elle ne pourrait
les faire taire, dit-elle à son mari, qu’en se cognant la tête contre
un mur, mais elle n’en a habituellement pas la force. Mme C.
pense également qu’elle a un cancer et que ses enfants sont
aussi gravement malades. Elle a dit à son époux qu’elle pense
avoir reçu la mission de tuer toute la famille afin qu’ils puissent
tous être réunis après la mort. « Cet épisode dépressif a débuté
de manière insidieuse par un sentiment croissant de désespoir
et de vide. Mme  C. ne parvenait pas à s’endormir le soir car la
pensée qu’elle était une créature vile et malfaisante lui revenait
sans arrêt. Elle se reprochait la mort de sa mère et pensait être
une sorcière qui méritait le bûcher. Elle se réveillait tôt le matin
et restait assise à trembler sur le sol de la salle de bains pour ne
pas déranger son mari. Elle aurait voulu avoir la volonté et le
courage de se tuer et manipulait sans énergie des lames de
rasoir. Mme C. avait perdu tout espoir pour elle-même et elle
était persuadée qu’une guerre nucléaire allait bientôt mettre fin
à la planète. Elle présentait un ralentissement psychique et
moteur et était devenue une carcasse sans vie » (Frances, Ross,
1997, p. 102).

L’homéostasie supérieure à celle du plaisir ne pourrait être


atteinte en l’occasion que par la mort du sujet, sans qu’aucune
pulsion libidinale ne vienne contribuer à la satisfaction. Telle
n’était cependant pas l’opinion du Freud. Le suicide du
mélancolique, selon lui, cherche à porter atteinte à un objet
auquel le sujet se serait identifié, de sorte qu’il trouverait une
satisfaction en ce meurtre métaphorique. Pour pertinente que
soit souvent cette analyse en ce qui concerne les suicides de
névrosés, sa validité n’est nullement établie concernant les
psychotiques. Chez ces derniers, quand le sujet ne dispose ni de
la protection du fantasme, ni de celle du sinthome, une volonté
de jouissance sans limite tend régulièrement à se présentifier
au lieu de l’Autre. La fonction du sacrifice, comme le montrent
les religions, consiste à donner une réponse apaisante à la
question  : que me veut l’Autre  ? Le rituel sacrificiel, indique
Lacan, tente de transmuer le désir de l’Autre en réponse à nos
demandes (Lacan, 1964b, p.  247). Or, quand le sujet n’est pas
capable d’inventer ce que veut l’Autre, quand il ne sait
comment l’amadouer, quand la confrontation à sa volonté se
fait sans médiation symbolique, un appel semble surgir aux
ultimes objets d’offrandes recevables par le Dieu obscur. Dans
ces circonstances des objets réels sont parfois réclamés par les
hallucinations, on sait que leurs exigences peuvent aller
jusqu’au sacrifice du sujet lui-même, voire jusqu’à la cession de
parties de son corps. Il nous faut donc être encore plus
affirmatif que Freud : la forme la plus épurée de la pulsion de
mort se rencontre dans la mélancolie. Plus la défusion des
pulsions s’accentue, plus s’affirme une volonté de jouissance
maligne semblant venir de l’Autre.

La découverte de la pulsion de mort confine à celle de ce que


Lacan nomme la jouissance : elle révèle que le parlêtre est mû
par une exigence parfois plus forte que sa volonté consciente,
qui peut déborder la quête du plaisir et le conduire à chercher
un apaisement dans la douleur et le mal.

La jouissance n’ayant d’autre traitement que l’assomption de la


castration ou la construction d’une suppléance, nous sommes
conduit à conclure, avec Freud : « Si tu veux pouvoir supporter
la vie, soit prêt à accepter la mort » (Freud, 1915, p. 40).
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Notes du chapitre

[1] ↑  International Psychoanalytical Association.

[2] ↑  On a découvert en 2015, à Saint-Pétersbourg, que cette femme de 68 ans avait


démembré plusieurs victimes, notamment son aide-soignante, et qu’elle avait mangé
les organes de ses victimes.

[3]  ↑  «  La répétition qui se poursuit comme gouvernée par le même algorithme


dans l’automaton où c’est le même que l’on voit revenir et qui est associé par [Lacan]
à l’homéostase, au maintien d’un équilibre et puis la répétition comme tuché qui, elle,
n’a pas d’algorithme, n’a pas de loi et qui fait irruption avec une valeur de rencontre,
la rencontre d’un élément hétérogène qui introduit une altérité et qui dérange
l’harmonie homéostatique qui se soutient de l’algorithme automatique  » (Miller,
2011a).

[4] ↑  Pour une étude approfondie du syndrome de Münchhausen par procuration,


de son devenir et de ses conséquences, voir Kessaci (2015).
Racisme moderne et jouissance
radicale du kamikaze
Myriam Chérel
Myriam CHÉREL est psychanalyste, membre de l’École de
la cause freudienne et de l’Association mondiale de
psychanalyse, maître de conférences en
psychopathologie et clinique psychanalytique, EA  4050
«  Recherches en psychopathologie  :  nouveaux
symptômes et lien social  », université Rennes 2, place
Recteur-le-Moal, 35043  Rennes cedex. Elle est directrice
du master 2 de psychopathologie de l’adulte et
responsable du GRA (Groupe recherche autisme) et,
actuellement, directrice du Centre psychanalytique de
consultations et de traitement, CPCT-parents, à Rennes.
Elle a dirigé (sous le nom de Perrin) l’ouvrage collectif
Affinity Therapy, nouvelles recherches sur l’autisme
(Presses universitaires de Rennes, 2015).

myriam.cherel@uhb.fr

D epuis janvier 2015, nous connaissons, dans le monde


entier, une recrudescence massive des attentats
terroristes. Face à l’irruption de ce réel, de nombreux médias
osaient une question,  formulée avec effroi, car sidérante dans
la dimension de rencontre avec le réel qu’elle traduit : quel est
le rapport à la mort de ces gens qui se font «  sauter  »  ? Non
seulement ils tuent avec détermination, sans hésitation, mais ils
se tuent. C’est par une relecture serrée du séminaire  VII de
Lacan, L’éthique de la psychanalyse, qu’il m’a semblé possible
d’attraper quelque chose de ce qui est là en question. Autre
réponse que celles, vaines, qui tournaient en boucle sur les
chaînes de télé, où l’on s’étonne toujours que «  l’homme [soit]
un loup pour l’homme  » (Freud, 1929, p.  32). «  Ceux qui
préfèrent les contes de fées, dit Lacan dans L’éthique, font la
sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de
l’homme à la méchanceté, à l’agression, à la destruction, et donc
aussi à la cruauté. L’homme essaie de satisfaire son besoin
d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail
sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son
consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui
infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer » (Lacan,
1986, p. 217).

Lacan paraphrase là le texte freudien, et cet écrit, à s’y


méprendre, on aurait pu le croire de Sade. Pourtant, il s’agit du
Malaise dans la civilisation. Le Séminaire  VII, c’est la
reformulation de la pulsion de mort  : Lacan entreprend de
repenser la psychanalyse à partir de cette dernière, et par le
biais de la loi morale, «  loi morale en tant qu’elle comporte
précisément le rejet de tout pathologique, de tout pathos, rejet
qui peut aller jusqu’à coûter la vie au sujet » (Miller, 1985-1986,
leçon du 20 novembre 1985, p. 6).

En effet, L’éthique de la psychanalyse est un tournant dans


l’enseignement de Lacan, il veut «  donner l’instrument le plus
propre à mettre en relief ce que l’œuvre de Freud, et
l’expérience de la psychanalyse nous apportent de neuf  »
(Lacan, 1986, p.  9)  ; il s’agit bien sûr des catégories du
symbolique, de l’imaginaire et du réel, et c’est cette dernière
que Lacan entend préciser.

Ce quelque chose inclus dans


l’Autre

Si Lacan énonce que ce séminaire est dans le droit fil du


précédent, Le désir et son interprétation, c’est surtout avec le
Séminaire VIII, Le transfert, qu’il est intimement lié. Après ces
deux-là, il y a un virage radical dans son enseignement, et ce
qui les lie, nommons cela ce quelque chose inclus dans l’Autre,
est extime au sujet et tout aussi extime à l’Autre. Le signifiant
extimité n’est pas un mot du dictionnaire, c’est un néologisme
lacanien, mais à l’avoir extrait de L’éthique [1] , on peut croire
qu’il le devienne, car ici, l’analyste dans la cure «  s’il n’est pas
un intime, est un extime  » (Miller, 1985-1986, leçon du 20
novembre 1985, p. 7). L’extime, c’est ce qui est le plus proche, le
plus intérieur, tout en étant extérieur.

L’extimité et das Ding


Quand Lacan introduit le mot d’extimité, il le rapporte à das
Ding, la Chose (Lacan, 1986, p.  167). Que veut dire la Chose  ?
Que la satisfaction, la vraie, la pulsionnelle, ne se rencontre ni
dans l’imaginaire, ni dans le symbolique, qu’elle est hors de ce
qui est symbolisé, qu’elle est de l’ordre du réel. En effet, dans
L’éthique, Lacan tente d’élaborer sa théorisation de la
jouissance, et on peut dire que das Ding est ce mot dont il use
comme première nomination du réel, pour dire la Chose
freudienne. D’abord, il commence par opposer deux termes
allemands pour dire la Chose : die Sache, qui est « le produit de
l’industrie ou de l’action humaine, affirme-t-il, en tant que
gouvernée par le langage  » (ibid., p.  58)  ; et das Ding, «  c’est le
secret véritable » (ibid.), la chose de l’action humaine pas toute
gouvernée par le langage, la Chose «  étrange, voire hostile,
définit-il, […] Autre absolu du sujet qu’il s’agit de retrouver. On
le retrouve tout au plus comme regret, ce n’est pas lui que l’on
retrouve mais ses coordonnées de plaisir  » (ibid., p.  65). Cet
Autre, hostile et étrange, c’est ce qui ne peut être formulé dans
la chaîne signifiante, ce qui est étranger au dire. Pour Lacan,
c’est « l’Autre en tant que das Ding » (ibid., p. 69), c’est « le hors
signifié », une « réalité muette » (ibid., p. 68).

La coupure opérée dans ce séminaire, c’est donc quand la Chose


devient la partie de la libido qui n’est pas véhiculée sous les
espèces du signifiant. Dès lors, la jouissance, c’est le libidinal au-
delà du symbolique, un reste de ce que le symbolique ne peut
annuler.
La jouissance réelle

Jacques-Alain Miller, dans ce qu’il déplie comme le troisième


des six paradigmes de la jouissance, qu’il nomme « la jouissance
impossible, donc réelle  » (Miller, 1999, p.  8), montre combien
das Ding présentifie la disjonction radicale du signifiant et de la
jouissance, conséquence de la non-résorption de la jouissance,
jusqu’alors conçue comme imaginaire, dans l’ordre symbolique.
Ainsi, relation imaginaire et ordre symbolique se conjoignent
pour contenir la jouissance réelle.

Dans L’éthique, Lacan montre que la loi morale de Kant, qui est
par excellence un énoncé symbolique et qui comporte
l’annulation de toute jouissance, est d’un côté l’envers de das
Ding, de la jouissance, mais est en même temps identique à das
Ding, parce que cela en a le même caractère muet, aveugle,
absolu. La science répond à l’exigence première de das Ding
parce qu’elle est absolue, parce qu’elle revient à la même place.
«  Il s’introduit, d’une façon générale, une liste d’objets
substitutifs qui arrive jusqu’au plus dérisoire, commente Miller.
C’est la boîte d’allumettes de Jacques Prévert, dont le tiroir est
une variation sur le modèle du vase » (ibid., p. 8).

De plus, Lacan affirme que «  le pas fait au niveau du principe


de plaisir par Freud est de nous montrer qu’il n’y a pas de
Souverain bien – que le Souverain bien, qui est das Ding, qui est
la mère, l’objet de l’inceste, est un bien qui est interdit et qu’il
n’y a pas d’autre bien » (Lacan, 1986, p. 85).
D’autre part, au-delà du refoulement régi par les lois
signifiantes, il y a la défense, et c’est précisément le mensonge
originel, c’est-à-dire le mensonge structural que le sujet porte
sur la place de la jouissance. Reprenons ici, à la suite de Lacan,
le cas d’Emma Eckstein, cette jeune analysante de Freud
présentant une incapacité à se rendre seule dans un magasin,
de crainte qu’on ne se moque d’elle à cause de ses vêtements.
La cure de parole met d’abord au jour un souvenir datant de
ses 12  ans, peu après l’advenue de sa puberté, première
tentative d’expliquer cette phobie. Elle entre seule dans un
magasin, deux employés rient d’elle, de ses vêtements
apparemment. L’un des deux la trouble sexuellement. Elle
s’enfuit, prise d’effroi. Néanmoins, comme Freud le remarque,
la phobie et la détermination du symptôme restent
incompréhensibles. Plus avant dans l’effort d’élucidation
d’Emma, un second souvenir surgit. À  8  ans, elle s’est rendue
deux fois seule dans la boutique d’un barbon qui la pince aux
organes génitaux au travers de ses vêtements, tout en riant.
C’est le souvenir causal. Le symptôme, qui associe rire et
vêtement, Lacan le qualifie de «  représentation mensongère  ».
Mais c’est en même temps cette opacité qui « donne la direction
de la vérité » après coup, qui désigne ce qui s’est passé lors du
souvenir de ses 8  ans et qui n’était, alors, pas appréhendable  :
« C’est par là que nous avons l’indication de ce qui, chez le sujet,
marque à jamais son rapport avec das Ding comme mauvais  –
 dont il ne peut pourtant formuler qu’il soit mauvais que par le
symptôme » (ibid., p. 90).
Jouissance de la transgression

Puis, Lacan déplie également que la jouissance n’est accessible


que par forçage, c’est-à-dire qu’elle est structuralement
inaccessible, sinon par transgression. Lacan met alors en avant
la transgression héroïque. C’est la figure d’Antigone
« franchissant la barrière de la cité, la loi, la barrière du beau,
pour s’avancer jusqu’à la zone de l’horreur que comporte la
jouissance  ». C’est en quelque sorte un héroïsme de la
jouissance, un renoncement du symbolique et de l’imaginaire
«  pour atteindre au déchirement de la jouissance  » (Miller,
1999, p. 9).

Dans l’élaboration de la transgression et de la jouissance de la


transgression, Lacan expose en soubassement de la théorie de
Sade (Lacan, 1986, p.  249-250) le système du pape Pie VI, ce
pape criminel dont le postulat est que la nature elle-même veut
la destruction, la mort. N’en déplaise à Sade  –  qui rêve de la
mort des molécules, qui rêve d’un criminel qui pourrait, au-delà
de l’individu, tuer les molécules  –,  ce qui est spécifique à
l’homme, c’est de durer, non pas sous formes de molécules mais
de signifiants. C’est dans cette marge signifiante que Sade a
voulu s’atteindre en demandant expressément que son nom soit
effacé de sa pierre tombale. La demande de Sade porte bel et
bien sur le signifiant. Lacan distingue à ce propos deux morts :
celle de l’individu, qui est déjà la jouissance d’en finir avec
l’autre, et celle de la matière même du cadavre. Le criminel
radical veut atteindre non seulement l’autre au niveau de la vie,
du corps individuel, mais dans la matière qui subsiste après le
premier crime. C’est l’hylozoïsme de Diderot et de bien d’autres
du XVIIIe  siècle qui est le soubassement de la théorie des deux
morts. L’idée des deux morts est comme l’envers et l’endroit de
la double vie de Diderot : « Vivant, j’agis et je réagis en masse.
Mort, j’agis et je réagis en molécule  » (Diderot, 1769, p.  257).
Diderot est là comme l’envers exact du système sadien.

Concernant la mort, réglons-nous sur le dit de Lacan qui


distingue la biologie freudienne et la biologie proprement dite.
Qu’en déduire ? Que le dédoublement de la mort lacanien n’est
pas le dédoublement sadien ; il s’y étaye mais ne s’y réduit pas.
L’existence de ces deux morts suppose l’existence de deux vies
ou de deux formes de vie, dont la première se réalise sous la
forme du corps et la seconde s’accomplirait sous une forme
infracorporelle, soit  : une mort au-delà de la mort, une vie au-
delà de la vie. «  La dichotomie ainsi introduite répercute la
différence qu’il y a en définitive entre la vie et le corps. Ce
dédoublement […] repose sur le fait que la vie comme telle
déborde la vie du corps individuel et que le corps n’est qu’une
forme transitoire, une forme périssable de la vie. Le Wunsch de
Sade, que Lacan appelle finalement pulsion de mort, vise la vie
comme telle au-delà du corps » (Miller, 2000, p. 13 [2] ).

Lacan pose comme fait que l’humain anticipe la mort. C’est


précisément ce qui introduit un double statut de la mort. Ainsi,
ce séminaire est une explication de la fonction de la mort dans
la vie, c’est-à-dire celle rapportée à la logique signifiante. Ce que
Freud appelle notre relation à la mort, c’est ce que Lacan fait
équivaloir à la pulsion de mort. La pulsion de mort est
équivalente au rapport subjectif à la mort. « Cela implique que
cette mort anticipée, cette mort qui empiète sur la vie, est
équivalente à une disparition signifiante. C’est une mort qui est
équivalente au sujet barré, au sujet en tant qu’un signifiant en
moins » (ibid., p. 17). Ce que Lacan appelle la seconde mort, c’est
le manque-à-être signifiant du sujet. Mais ce qui aura retenu
notre attention, dans la question d’actualité qui nous intéresse,
c’est cette indication de Lacan à propos de cette tragédie
d’Antigone : « ce que sont toujours les bourreaux et les tyrans –
  en fin de compte, des personnages humains. Il n’y a que les
martyrs pour être sans pitié ni crainte » (Lacan, 1986, p. 371). Ce
que nous enseigne Antigone, rebelle à l’ordre de la cité, comme
visant l’unique, c’est qu’elle est vouée à l’Un-tout-seul (Miller,
2000, p. 17).

Sans pitié ni crainte ?

Articulons trois points pour poursuivre.

–  Le premier, une hypothèse  : ce kamikaze serait-il la


conjonction du héros et du martyr ? Serait-il le héros-martyr ?
Héros pour certains sans doute (les «  je suis Koulibali  »
semblent aller dans ce sens), mais s’agit-il pour celui qui se fait
exploser d’une identification au héros ? Un autre point viendra
nous éclairer ; en tout cas, il semble bien voué à l’Un-tout-seul.

– Deuxième point : le désir et la jouissance. C’est une première


citation de Lacan du séminaire que je propose de mettre en
exergue : « Ce que je veux, c’est le bien des autres à l’image du
mien. Ça ne vaut pas si cher ? Ce que je veux, c’est le bien des
autres pourvu qu’il reste à l’image du mien  » (Lacan, 1986,
p. 220). Et plus encore, Lacan poursuit : « La jouissance de mon
prochain, sa jouissance nocive, sa jouissance maligne, c’est elle
qui se propose comme le véritable problème pour mon amour »
(ibid.).

–  Troisième point  : bien loin de situer L’éthique du côté du


service des biens, ou du côté d’un triomphe de l’être-pour-la-
mort, Lacan ouvre sur la question de la livre de chair.
«  Sublimez tout ce que vous voudrez, il faut le payer avec
quelque chose. Ce quelque chose s’appelle la jouissance. Cette
opération mystique, je la paie avec une livre de chair. Voilà le
bien que l’on paie pour la satisfaction du désir » (ibid.).

Mais ce n’est pas tout. Lacan nous emmène sur le terrain de la


religion  : «  C’est là que gît à proprement parler l’opération
religieuse toujours si intéressante pour nous à repérer. C’est
que ce qui est sacrifié de bien pour le désir – et vous observerez
que ça veut dire la même chose que ce qui est perdu de désir
pour le bien  –, cette livre de chair, c’est justement ce que la
religion se fait office et emploi de récupérer. C’est le seul trait
commun à toutes les religions » (ibid, p. 371).
Lacan insiste donc sur le processus de récupération commun à
tout le secteur religieux. Dans ses Confessions, saint Augustin
qualifie Dieu comme « plus intérieur que mon plus intime et au-
dessus de mon plus haut » (saint Augustin, 400, Livre III, ch. 6,
p. 32). Il insiste sur le fait que Dieu n’est pas tant au-dessus de
nous, et par là même en dehors de nous, qu’au-dedans : « Tard
je vous ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle, tard je vous
ai aimée. C’est que vous étiez au-dedans de moi, et moi j’étais en
dehors de moi  » (Livre X, ch. 27, p.  168). C’est d’une place
d’extime qu’il s’agit et on peut la nommer Dieu. On peut la faire
occuper par Dieu. Il y a là ce que Miller qualifie de fonction
leurrante de l’extime  : «  Cela conduit à considérer que tout ce
qui s’efforce de recouvrir la béance de l’extime est une
malhonnêteté foncière » (Miller, 1985-1986).

Est-ce à dire que la religion est une escroquerie  ? Dans ce


séminaire, Lacan énonce que c’est la psychanalyse qui est une
escroquerie quand elle répond à une demande de bonheur. La
religion, elle, selon le comportement sur Terre, promet le
bonheur dans les Cieux. Mais surtout, dans la croyance en cet
islamisme radical, ne peut-on pas considérer que ce Dieu-là, qui
réclame obéissance et conviction, devienne la figure du Père
réel, jouisseur de tout ?

Celui qu’on nomme le kamikaze se sacrifie, au nom de Dieu,


pour sa jouissance, avec cette promesse de récupération de sa
livre de chair. Son anéantissement, en bout de chairs, ainsi que
plusieurs petits autres au passage, peut s’appréhender du côté
de la jouissance réelle – c’est l’hypothèse que je propose –, une
jouissance radicale. Au nom de Dieu, mais aussi au nom de
Daech. L’irrésistible capture (Lacan, 1986) n’est pas univoque.
L’adhésion au discours de radicalisation, eux-mêmes toujours
en mouvement, se fait au un par un et par voies diverses,
comme le fait remarquer Dounia Bouzar dans son livre
Comment sortir de l’emprise djihadiste  ?  : c’est «  une sorte
d’individualisation de l’offre qui permet à chacun de trouver les
motivations pour remplir sa mission  » (Bouzar, 2015, p.  47).
Camilo Ramirez dans une conférence sur « L’amour de la mort »
notait l’écart souvent très réduit entre le temps de bascule vers
la radicalisation et le passage à l’acte. Ainsi, révisons notre
hypothèse  : il ne semble pas y avoir d’identification au héros,
mais plutôt « un narcissisme triomphant et suicidaire » selon la
formule de Patricia Bosquin-Caroz [3] . Il s’agit d’une jouissance
radicale chevillée au corps.

En effet, nous avons plus précisément affaire à la question de la


jouissance ; et c’est parce que le discours de la science échoue à
y répondre que la psychanalyse y est convoquée. La
psychanalyse hérite donc du sujet de la science, un sujet
spécialement égaré quant à sa jouissance, parce que ce qui
pouvait l’encadrer de la sagesse traditionnelle a été soustrait. Et
c’est ainsi que peut se dégager le racisme moderne. En 1989,
c’est déjà ce que Miller saisissait pour situer le racisme : « Il ne
suffit pas de mettre en cause la haine de l’Autre, puisque,
justement, ça poserait la question de savoir pourquoi cet Autre
est Autre. Dans la haine de l’Autre, il est certain qu’il y a
quelque chose de plus que l’agressivité. Il y a une constante de
cette agressivité qui mérite le nom de haine, et qui vise le réel
dans l’Autre. Qu’est-ce qui fait que cet Autre est Autre pour
qu’on puisse le haïr, pour qu’on puisse le haïr dans son être ? »
(Miller, 1985-1986).

Pour répondre à cette question, reprenons la thèse lacanienne


du racisme. Lacan pose comme paradoxe qu’à ne pas savoir ce
qu’est la jouissance dont le sujet pourrait s’orienter, c’est celle
de l’Autre qu’il rejette. De plus, Lacan prend en considération
les variations des formes de l’objet rejeté. Ainsi, dans la
perspective lacanienne, comme le note Éric Laurent (2014),
«  toujours gît, dans une communauté humaine, le rejet d’une
jouissance inassimilable, ressort d’une barbarie ».

Nous pouvons conclure que la haine dont il est question, c’est la


haine de la jouissance de l’Autre, forme la plus générale du
racisme moderne. « C’est la haine de la façon particulière dont
l’Autre jouit. Ça fait que le voisin a tendance à vous déranger
parce qu’il ne fait pas la fête comme vous. S’il ne fait pas la fête
comme vous, ça veut dire qu’il jouit autrement que vous. C’est
ce à quoi vous êtes intolérant. On veut bien reconnaître votre
prochain dans l’Autre, mais à condition qu’il ne soit pas votre
voisin. On veut bien l’aimer comme soi-même, mais surtout
quand il est loin, quand il est séparé » (Miller, 1985-1986).

Faisons un pas de plus. Si le propre de toute utopie sociale est


de rêver à une universalisation du mode de jouissance, la
question est de se reconnaître dans l’Autre comme sujet de la
jouissance. En ce qui concerne la question de ces imputations,
on est passé très rapidement des reproches faits au nom du
refus du travail à ceux du vol du travail. « L’essentiel dans cette
affaire, c’est que l’Autre vous soutire une part indue de
jouissance » (ibid.). Ainsi, nous saisissons que la question de la
tolérance ou de l’intolérance vise précisément la jouissance de
l’Autre – « de l’Autre en tant qu’il est foncièrement celui qui me
dérobe la mienne » (ibid.).

La psychanalyse enseigne justement que le statut foncier de


l’objet, c’est d’avoir toujours été dérobé par l’Autre, mathème
même de la castration (-ϕ). «  Si le problème a des allures
d’insoluble, c’est que l’Autre est Autre à l’intérieur de moi. La
racine du racisme, c’est la haine de sa propre jouissance,
souligne Miller […]. Si l’Autre est à l’intérieur de moi en position
d’extimité, c’est aussi bien ma haine propre » (ibid.).

Peut-on supposer que c’est le kakon de son propre être qui est
visé dans l’attentat-suicide  ? En tout cas, c’est bel et bien sur
cette intolérance à la jouissance de l’Autre que se fondent les
atrocités commises, avec ce pas supplémentaire que nous
permet Lacan et son parcours dans L’éthique, c’est un sacrifice
pour une jouissance pure.

Déplions un peu : dans la citation que j’ai retenue, Lacan insiste


sur le fait que les bourreaux et les tyrans sont des humains.
Cela semble tellement aller de soi qu’il n’est pas vain que nous
nous y arrêtions. Premièrement, le rapport qu’entretient
l’homme à son corps signe sa spécificité, c’est-à-dire les effets de
la parole sur lui. Avec Lacan, on saisit via la forme du corps, via
l’image du corps, précisément par la fonction du narcissisme, ce
qui représente le rapport de l’homme à sa seconde mort, le
signifiant de son désir, un désir vide. C’est le « mirage central »
dit Lacan (1986, p. 345). Il indique la place du désir en tant qu’il
est désir de rien, rapport de l’homme à son manque-à-être. C’est
donc la Chose comme vide, quelque chose est perdu, qui est
dans le temps de son enseignement, pour Lacan, réel, et qui
deviendra l’objet a.

Deuxièmement, l’homme jouit dans la souffrance. Comme le


soulignait Anaëlle Lebovitz dans la revue Le diable
probablement, «  on n’a jamais vu un animal boulimique,
insomniaque, impuissant, addict ou suicidé  » (Lebovitz, 2008,
p.  9). L’hommestique en paiera le prix fort, celui des maladies
qui le détruiront. Et, pas supplémentaire, «  on n’a jamais vu
non plus un animal risquer sa vie pour une cause  » (ibid.).
Risquer sa vie pour une cause  ? Pire, opter, prôner même le
sacrifice suprême pour la cause sacrée. Est-ce le retour vers un
Idéal  ? Est-ce la vengeance d’un Idéal blessé  ? Des expressions
ou formules telles que «  venger ma vie  » entendues dans les
vidéos laissées par les kamikazes pourraient orienter, en effet,
vers l’interprétation d’une quête de sens. Cependant, devant la
montée au zénith de l’objet a, un monde dans lequel l’Idéal du
moi est mis à mal, on peut saisir davantage qu’il y a là une
jouissance spéciale, un pousse-au-jouir « qui donne un référent
nouveau au vieux nom de martyr  » (Laurent, 2015), entre
jouissance radicale et paradoxe du Un. Au nom de Daech nous
apparaît davantage tel « un appel provoqué par cette cause qui
est un pur impératif, qui ne connaît aucune division, aucun
recul, comporte pour ceux qui y succombent, un vide qui les
aspire […], les éjectant de l’Autre symbolique pour rejoindre la
toute-puissance de frapper de façon imprévisible en ôtant la vie
au plus grand nombre. Cela semble bien plus compter que
l’offrande à Dieu, sans doute trop lointain et obscur » (Ramirez,
2016).

La jouissance du kamikaze est une jouissance chevillée au


corps, c’est le pur narcissisme triomphant et suicidaire, et non
un narcissisme de la cause perdue.

Cependant, Éric Laurent pointe ce qu’il a nommé «  les


intermittences de la pulsion de mort  ». Difficile de saisir, en
effet, pourquoi deux des kamikazes autour du stade n’ont tué
personne, et que le troisième n’a fait qu’un mort. L’horreur
aurait donc ses mystères. Le témoignage des rescapés du
Bataclan vont aussi dans ce sens : alors qu’ils tiraient, éliminant
un à un leurs otages surpris par l’assaut, plus tard, ils laissèrent
la vie sauve à certains. Une vidéo montre aussi combien, alors
qu’un djihadiste assassine les gens en terrasse, il s’approche de
deux jeunes filles, elles sont à genoux, il les vise à bout portant,
et fait demi-tour  : «  Il y a là des intermittences dans la
jouissance de tuer et de se faire tuer dont ne rend pas compte le
supposé ‘‘profil’’ des kamikazes, qui est à la fois classique et
radicalement nouveau » (Laurent, 2015).
Bibliographie

BOUZAR, D. 2015. Comment sortir de l’emprise djihadiste, Ivry-sur-


Seine, Éditions de l’atelier.
DIDEROT, D. 1769. « Le rêve de d’Alembert », dans J.-A. Naigeon,
Mémoires historiques et philosophiques sur la vie de Diderot,
Paris, Library of Princeton University, 1821.
FREUD, S. 1929. Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1979.
LACAN, J. 1986. Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de
la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
LAURENT, É. 2014. «  Le racisme 2.0  », Lacan quotidien, n°  371,
http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-
content/uploads/2014/01/LQ-371.pdf
LAURENT, É. 2015. «  Jouissance et radicalisation  », Lacan
quotidien, n°  528, http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-
content/uploads/2015/07/LQ-528.pdf
LEBOVITZ, A. 2008. «  Le pilote et son navire  », Le diable
probablement, n° 4, p. 5-10.
MILLER, J.-A. 1985-1986. «  Extimité  », enseignement prononcé
dans le cadre du département de psychanalyse de l’université
Paris VII, séminaire inédit.
MILLER, J.-A. 1999. « Les six paradigmes de la jouissance », Revue
de la cause freudienne, n° 43, p. 7-29.
MILLER, J.-A. 2000. «  Biologie lacanienne et événement de
corps », Revue de la cause freudienne, n° 44, p. 7-51.
RAMIREZ, C. 2016. «  L’amour de la mort  », conférence des
échanges, ACF Aquitaine, inédite, septembre.
SAINT AUGUSTIN D’HIPPONE. vers 400. Les confessions, traduction M.
Moreau 1864, édition numérique réalisée par l’abbaye Saint-
Benoît de Port-Valais (Suisse),
http://www.samizdat.qc.ca/arts/lit/Confessions_Augustin.pdf

Notes du chapitre

[1]  ↑  Jacques-Alain Miller a extrait ce signifiant d’extimité de L’éthique de la


psychanalyse (Lacan, 1986, p. 167).

[2]  ↑  «  Lorsqu’on parle de Sade, qui porte le nom de Sade  ? C’est le sujet qui
assumerait, qui prendrait à son compte la pulsion de mort, qui la subjectiverait
comme un crime, et qui l’étendrait jusqu’aux éléments du corps décomposé dont il
désirerait la disparition, l’anéantissement » (Miller, 2000, p. 13).

[3] ↑  En 2016, lors de la soirée préparatoire du Congrès de l’AMP « Le corps parlant ».
Usage extrémiste de l’acte
Michel Grollier
Michel GROLLIER est psychanalyste, membre de l’École de
la cause freudienne, professeur de psychopathologie,
directeur de l’EA4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Ancien psychologue hospitalier en secteur de
psychiatrie générale et infanto-juvénile, et pratique
clinique également à l’ASE de Gironde.

michel.grollier@univ-rennes2.fr

Croire…

C ’est un constat récurrent, l’adhésion inconditionnelle à ce


qui se présente comme une certitude peut entraîner des
conséquences sociales radicales. Pourtant, cette adhésion a des
bases très simples. Pour faire civilisation, la communauté
humaine se doit de partager largement un grand nombre de
croyances, et donc chacun de ses membres y adhérer sans
chercher spécifiquement à les remettre en question, ce qui fait
de ces croyances des quasi-certitudes. La Terre est ronde, la
science l’a écrit et nous avons envoyé des sujets le vérifier. Cette
conviction n’a pas toujours été dominante et il reste quelques
personnes portées au doute. En fait, si d’un côté il faut bien
rester dupe pour partager nos croyances – un peu de doute ne
nuit pas –, de l’autre, quelques certitudes s’incrustent chez
certains. La difficulté se loge dans la limite du savoir qui jamais
ne recouvrira tout le réel, l’écart étant nappé par une adhésion
à un discours partagé par un nombre conséquent de
semblables. Les religions ont proposé des discours permettant
de maintenir une cohésion pour le plus grand nombre et ont
ainsi été le ciment des communautés. L’expansion du discours
de la science face à des religions devenues globales et
dogmatiques n’a pas manqué de provoquer des remous, et en
provoque encore, ne serait-ce que sur l’origine de l’humanité.
D’autres discours courants, comme le capitalisme, marquent
leur ambivalence face à ce qui se présente comme un savoir,
exploitant sa face productive pour rejeter sa version
contraignante (par exemple, sur le climat). Enfin, ajoutons que
la science elle-même ne prétend pas apporter la garantie d’un
discours établi. Elle reste, dans sa version honnête, humble
devant les futures écritures du monde à travers de nouvelles
formules parfois révolutionnaires. L’adhésion plus ou moins
consciente (voire inconsciente) de chaque sujet est donc
toujours une donnée de la situation.

Lorsqu’un grand nombre s’oppose aux croyances d’un autre


grand nombre, cela peut finir dramatiquement. L’Europe,
notamment, a ainsi connu des guerres de religion sanglantes. Et
lorsqu’un groupe se trouve largement minoritaire, ou dominé,
et qu’il ne veut pas céder sur ses certitudes, naissent les actions
désespérées que, d’un côté, on qualifie de terrorisme, et de
l’autre, de sacrifice. Mais la guerre a toujours été très inventive
chez les humains, et actuellement nous rencontrons une forme,
qui n’est pas totalement nouvelle, mais qui ne peut que
déstabiliser nos tranquilles civilisations. L’autre vient utiliser,
contre notre camp – puisque camp il y a, à partir du moment où
un des partenaires le décide –, les propres membres de notre
collectif pour nous attaquer. Et nous attaquer dans le plus
quotidien de notre espace, le plus banal, afin de jeter le trouble
au cœur de notre collectif.

Comment des membres de notre pays, peuple, civilisation,


peuvent-ils ainsi se retourner contre nous, se demande-t-on  ?
Mais justement, vient en écho la question sur ce qui soutient
notre collectif, ses croyances variables, croisées, juxtaposées. Il
est difficile, après deux  siècles de républicanisme laïc, de
justifier simplement notre unité par la religion. Religion qui
d’ailleurs, dans notre histoire, n’a pas toujours été un ciment.
Que les fondements de notre organisation soient imprégnés de
christianisme, sans doute, mais aussi de philosophie grecque,
d’ordre romain, et de beaucoup d’apports variés issus des
mouvements incessants des peuples. N’oublions pas le mythe
gaulois, inventé à l’aube du XXe siècle pour souder une nation
encore trop diffuse (Charle, Jeanpierre, 2016). La mise en place
des nations en Europe a donné à la fois l’illusion d’une
continuité de notre communauté et pas mal de conflits. Les
Alsaciens et d’autres ont ainsi connu bien des maîtres auxquels
ils ont su survivre. Mais là aussi, alsacien désigne une
communauté inscrite à partir d’une décision symbolique qui
vient nommer certains, sous certaines conditions qui elles-
mêmes ne sont pas si fixées. Dans son «  Discours de Rome  »
(1953) et dans quelques autres textes, Lacan revient sur ce
pouvoir du langage à créer des ordres, des lois et des logiques.

Terrorisme contemporain

Il est remarquable actuellement que des jeunes, qui


rencontrent les questions les mettant en difficulté, se tournent
trop souvent vers un des seuls discours d’opposition qui leur
semble consister pour notre société. Et ce n’est sûrement pas le
meilleur. Dans son «  Discours de Rome  », Lacan évoque cet
écueil de l’objectivation du sujet dans un discours social, une
religion ou une science, cette dernière lui paraissant à l’époque
le plus efficace, ce qui semble perdurer. Cette pente à
l’objectivation est l’un des écueils de la diffusion de la science,
ou plutôt de sa vulgarisation. La forme de simplification qu’elle
fait espérer intéresse notamment le monde économique et
produit ce qu’on peut considérer comme des dégâts dans le
champ de la santé, et surtout de ladite santé mentale. Mais, à
l’inverse, la force de la religion réside dans le fait qu’il s’agit
d’un discours qui garantit un lien social, un lien
communautaire. Lacan d’ailleurs pariait sur un succès à long
terme de la religion, mais comme il le disait avec humour, « de
la vraie » (Lacan, 1974, p. 80), la sophistiquée catholique.
Quelques-uns des jeunes que j’ai rencontrés à partir de la
problématique de la radicalisation ont mis en avant le support
que ce recours au discours religieux représentait pour eux, y
compris pour faire communauté contre les errances qu’ils
croyaient rencontrer du côté de la communauté familiale.
Surtout qu’avec la religion, il peut être question d’amour, d’un
amour dont on peut parler, car supposément séparé de la
sexualité et des vicissitudes du corps. Mais il n’y a sûrement pas
qu’un type de jeune qui se lance ainsi dans ce parcours effréné
qui peut conduire à tout, mais sûrement pas n’importe
comment pour chacun. Ainsi, parmi les plus de six cents
adolescents actuellement suivis par les services de police, et la
dizaine actuellement emprisonnés, combien de parcours
différents ? Combien sont prêts au passage à l’acte ? En tout cas,
il paraît bien difficile d’en faire un portrait simple et unique,
d’où les débats sans fin entre tous les nouveaux experts du
thème.

Il y a notamment un débat qui s’initie dans le champ


universitaire entre des positions incarnées par Olivier Roy
(2015, 2016a, 2016b) et celles avancées par Gilles Kepel (2014  ;
Kepel, Jardin, 2015). Directeur de recherche au CNRS, Olivier Roy
enseigne à l’Institut universitaire européen de Florence (Italie).
Gilles Kepel, lui, est professeur à l’IEP Paris (Sciences Po) et
membre de l’IUF (Institut universitaire de France). Kepel
interroge le discours même de l’islam et son rapport à la
radicalisation, alors que Roy s’interroge sur le rapport à la
radicalité chez les jeunes et l’usage de l’islam comme, à d’autres
époques, le marxisme par exemple. Ainsi que le résume dans
une formule Nicolas Truong, le journaliste qui a recueilli le
témoignage de Roy  : «  Pour schématiser, Kepel explique la
violence djihadiste par une radicalisation de l’islam, Roy y voit
une islamisation de la radicalité » (Roy, 2016a). L’analyse de Roy
nous paraît intéressante puisque basée sur l’étude des parcours
et témoignages des auteurs d’attentats ou des jeunes dits
«  radicalisés  ». Il y note l’écart avec les textes de l’islam,
notamment sur la mort et son usage propre à la question
existentielle de chacun. Pour l’islam comme pour les chrétiens,
en effet, la mort ne peut que relever d’une décision divine. D’où
cette difficulté qui se marque dans la définition du martyr pour
les activistes. Yohan Trichet montre ainsi dans son travail [1] 
comment il y eut, à un moment, une subversion par le discours
activiste, introduisant par un mouvement sémantique un écart
avec la loi originelle.

Roy en déduit un élément qui fait question, la reprise d’une


interprétation du positionnement du sujet vers ce qu’il nomme,
à la suite de Khosrokhavar, «  héros négatif  », c’est-à-dire dans
une image qui retient l’attention de la masse sur la base d’un
point d’horreur, de fascination. C’est ce que certains appellent
«  l’usage pornographique de l’acte  », où l’excès pousse au trop
de jouissance sur un versant destructeur. Il est clair que l’usage
de l’islam ici se réduit à être vecteur de cette orientation,
support à défaut d’être cause. C’est une thèse où la cause de
l’acte se situe ailleurs que dans la religion.

Pour Kepel, c’est donc l’inverse  : la cause est logée dans le


discours religieux et celui-ci se doit de faire un travail
d’extraction pour s’aligner sur des discours compatibles avec
les valeurs de notre civilisation. Kepel a plusieurs fois mis en
avant des textes d’idéologues du jihad, tel Abou Moussab al-
Souri (2004) qui considère l’Europe comme ventre mou de
l’Occident et qui invoque une résistance islamique mondiale. Ce
schéma de guerre civile organisée lui apparaît comme le
moteur des actions terroristes. Reste la question de l’adhésion
des jeunes à ce discours qui, bien que foisonnant (le texte d’al-
Souri faisait 1 600 pages), reste relativement imbuvable au-delà
des slogans qui le résument. Il y a pour Kepel un lien direct
entre salafisme et terroriste, un lien organique et fonctionnel.
On ne peut nier la volonté de nuire des organisations et les
efforts qu’elles déploient, mais cela laisse de côté la question de
l’adhésion des sujets à ce qui leur est ainsi proposé. Cela
induirait plutôt l’introduction d’un étage de plus dans cette
mécanique terroriste. Un étage de scénariste de la mise en acte.
Le lieu d’une autre jouissance donc que celle du « martyr » de la
jouissance de Dieu. C’est en ça que ce mouvement fait peur, par
l’absolu d’une promesse, promesse d’une jouissance au prix
fort, ce que caricature le mythe des cent vierges.

Par ailleurs, se référer à l’usage des réseaux sociaux n’est pas


une réponse sur le fond, c’est la mise en évidence d’un niveau
intermédiaire, un moyen parmi d’autres. On notera d’ailleurs
que l’arabe n’est pas le fort de la plupart de ceux qui sont
passés à l’acte, ramenant à la nécessité d’un intermédiaire.

Ces deux voies conduisent à deux types de traitement qui ne


sont pas évidents à saisir. Pour Kepel, il faut accompagner un
changement dans le discours religieux, le réformer, et même y
préconiser la disparition des discours les plus radicaux. Pour
Roy, il s’agit de prendre au sérieux la responsabilité du sujet et
de ses actes pour l’extraire de sa logique destructrice. Deux
conceptions du rapport du sujet à son acte, différenciant les
scénaristes et les acteurs, les deux étant eux-mêmes embarqués
par ce qu’on pourrait appeler un délire mystique, une
réinterprétation absolue du monde. Comment mener deux
actions conjointement –  la lutte contre la diffusion de propos
incitant à la haine et la prise au sérieux des acteurs les plus
fragiles » – sinon en différenciant ces deux places ?

Position subjective et terrorisme

N’oublions pas une autre question, souvent posée, celle de la


folie des auteurs de ces actes inadmissibles et leur
irresponsabilité. Nous avons vu que pour Roy ce n’était pas une
solution, la prise en considération, avec sérieux et donc
sanction, des positions de chacun étant au contraire une porte
de sortie. Et si pour Kepel, il y a la référence à une certaine
fragilité, elle ne peut tout justifier. Et je rajoute que pour nous,
entendre quelque chose de la logique du sujet n’est pas à
confondre avec un quelconque pardon ou excuse. La
psychanalyse tient en effet à une certaine responsabilité du
sujet, de même qu’à un minimum de croyance, en l’inconscient
déjà pour Freud, en l’existence d’un savoir concernant le sujet,
complétons-nous avec Lacan. Jean Birbaum, philosophe,
propose une formule : « Car la démence individuelle, loin d’être
coupée de l’histoire collective, éclaire ses principales lignes de
front. La folie est habitée par la politique  » (Birnaum, 2016).
C’est en effet ce que racontent ces témoignages qui nourrissent
leurs discours de ce qu’ils récupèrent, rejoignant la formule de
Lacan où « l’inconscient, c’est le politique » (Lacan, 1966-1967),
avec ici un inconscient plus qu’à ciel ouvert. J’utilise le terme
«  récupéré  » car, comme Guillaume Monod, docteur en
philosophie et consultant en prison, l’indique  : «  La quasi-
totalité des mineurs et jeunes majeurs que je rencontre en
détention ont une méconnaissance complète de l’islam, et, s’ils
ont choisi de faire le djihad, c’est parce que leur adhésion n’est
pas d’ordre théologique ou politique, mais mythologique  »
(Monod, 2016).

Un des derniers témoignages à notre disposition, celui de Sarah


Hervouët, arrêtée après avoir poignardé un policier en
compagnie de deux complices qui, elles, avaient déjà préparé
un attentat, exprime clairement ce qui a guidé son acte  : «  En
fait ce que je voulais, c’était le martyre. Je voulais que l’on me
tire dessus. Ce que je devais faire, moi, c’était tuer ou blesser
quelqu’un et continuer à marcher jusqu’à ce que la police
arrive  ; et quand j’aurais levé la main vers un policier, il
m’aurait tiré dessus » (citée par Seelow, 2016).

Ayant rencontré tard l’islam, à 21  ans, cette jeune femme


exprime à plusieurs reprises l’usage qu’elle fait non seulement
de l’islam mais aussi de ce qu’elle retire du champ social (aidée
en cela par quelques voies malveillantes sur les réseaux
sociaux). Brandir simplement une arme factice en agressant les
policiers aurait été pour elle la meilleure façon de mourir de la
main de l’Autre, en le trompant. Il y a une tentative ici pour se
raccorder au discours religieux, pour miser sa vie mais en
rendant l’autre, l’ennemi, acteur de sa mort, dégageant ainsi sa
responsabilité. À ce prix, nous constatons qu’alors son Dieu ne
lui a pas retiré la vie !

Par ailleurs, pour rendre acceptable sa décision, elle la justifie


en évoquant des bombardements français laissant des enfants
morts, ce qui la conduit à haïr François Hollande et la France,
son pays. Elle utilise ainsi une parcelle de vérité pour faire tenir
un discours qui l’isole et la conduit au pire ; c’est aussi, comme
le rappelle Freud, la logique du délire (1907, p.  225). Ses
complices se montrent encore plus malveillantes à l’égard de la
société qui pourtant les a vues grandir.

En 2003, dans la revue Topique (Grollier, 2003), discutant autour


du terrorisme, je m’étais saisi d’un passage de Freud dans
Malaise dans la civilisation : « Je n’en sais qu’une seule [chose],
en toute certitude, c’est que les jugements de valeur portés par
les hommes leur sont indiscutablement inspirés par leurs désirs
de bonheur, et qu’ils constituent ainsi une tentative d’étayer
d’arguments leurs illusions » (Freud, 1929, p. 106-107).

Freud, tout en trouvant notamment un intérêt social à la


religion, n’en faisait pas pour autant sa tasse de thé. Et ces
arguments un peu structurés font une excellente histoire qui,
avec un peu d’effort, fait d’un mythe la cause de l’acte. Les
jugements de valeur apparaissent alors plutôt incertains, du
moins liés aux contraintes et aux possibilités du sujet, et de son
environnement. Mai 68, qui a été si souvent remis en question
ces dernières années, a marqué la bascule entre  des valeurs
imposées au collectif par ses dirigeants  vers des valeurs plus
dispersées, augmentant les possibles. Ce ne sont pas seulement
le père et son autorité qui étaient remis en cause (cela avait été
largement fait à la suite de la Révolution qui avait coupé la tête
du roi et de quelques autres), c’est le fait qu’un seul ensemble
de valeurs convenait à tous en Occident. L’un des prix à payer
fut un individualisme galopant, et sa résistance, la
revendication d’appartenance effrénée de certains à des
valeurs communes. C’est que le mythe de l’identité est une
difficulté majeure pour l’être humain. La psychanalyse depuis
Freud s’en est inquiétée, Lacan y consacrant un séminaire
(1961-1962) et y revenant à maintes reprises. Se référer à
l’Autre, un grand Autre aux multiples incarnations, comme le
présente Alain Abelhauser dans son texte [2] , est toujours
l’appui que cherche tout sujet dans la solitude, le seul dont il
peut espérer qu’il garantirait son acte. Malheureusement, nous
savons qu’une telle garantie n’existe pas réellement, seul le
sujet s’en révèle responsable, responsabilité qu’il peut tenter de
faire avaliser par quelques autres, comme le disait Lacan du
psychanalyste. Lacan, s’il précisait que l’analyste ne s’autorise
que de lui-même (et donc de l’expérience de sa cure), ajoutait
que ce dernier pouvait vouloir la garantie de son École et,
comme il l’écrit, «  devenir psychanalyste de son expérience
même » (Lacan, 1968, p. 14). L’idée était aussi de vérifier, auprès
des autres analystes de son École, la logique des actes qu’il était
amené à poser comme analyste. Il reste donc toujours une
Autre place possible qui fasse adresse pour le sujet. Mais nous
saisissons que dans le champ social, à cette place Dieu peut
venir comme signifiant récupérant la donne, avec les
conséquences que la série implique derrière ce signifiant et les
liens forcés qui s’y présentent.

Paradoxe de l’acte

Je noterai que ce qui m’avait arrêté en 2002 était la dimension


paradoxale de l’acte terroriste, acte par lequel le sujet effaçait
sa responsabilité au nom d’un discours qui le dépassait.
Étonnant, quand on voit combien le sujet cherche soit à s’y
raccrocher, pour les plus fous  –  Althusser revendiquant la
responsabilité de son crime comme garantie subjective
(Althusser, 1992) –, soit à le minimiser ou à refuser de l’assumer
comme souvent le névrosé (ce n’est pas moi, c’est l’autre). Ici, au
nom d’un Autre de la religion, le sujet se fait instrument d’un
discours qui le dépasse, s’extrait du lien social pour y substituer
un discours contraint où, à la place du sujet, il y a l’Autre, Dieu
en l’occurrence. Ces actes terroristes impliquent donc
l’effacement du sujet, comme le passage à l’acte mais ici de
façon décidée, revendication d’une mort subjective avant d’être
réelle, supportée par une délégation à l’Autre, à Dieu, de la
charge de la responsabilité comme de la charge de jouissance.
Les mystiques, les béguines ou Thérèse d’Avila, nous ont
montré que l’être peut dédier totalement sa jouissance, son
corps à l’Autre, ce Dieu d’amour. Elles en ont parfois payé le
prix face à une Église qui tentait de minimiser la jouissance des
corps, à la civiliser à coups d’ordonnances et de contraintes.
Mais leurs excès, si fascinants et dérangeants qu’ils aient pu
être, ne mettaient en jeu que la dimension libidinale de la
jouissance, le lien. Les terroristes mettent en jeu tout le versant
mortifère, la destruction jouissive des corps, à l’envers pourrait-
on dire.

La dimension du corps vivant, que tente de contrer une


idéologie de la séparation corps et âme, qui est le paradigme du
discours religieux, et même son point d’achoppement, est
battue en brèche par cette mystique, quelle que soit sa pente.

Le discours religieux a suivi une voie souvent répressive et


parfois abusive. Nous ne saurons jamais si Arnaud Amaury, au
XIIIe  siècle, lors de la croisade cathare, au siège de Béziers, a

réellement lancé la terrible phrase  : «  Tuez-les tous, Dieu


reconnaîtra les siens » (ou approximativement). Mais elle reste
malheureusement plausible, de là son succès dans l’histoire.
Entre les meurtriers pathologiques qui incarnent sous leurs
noms l’horreur de la transgression des jouissances civilisées
(Landru, Dutrou, etc.), et les assassinats commis au nom d’un
idéal (l’IRA en Irlande, l’ETA en Espagne, etc.) se glissent aussi les
meurtriers de masse (Hitler, Staline, Pol Pot, mais aussi Eric
Harris et Dylan Klebold  –  tuerie de Newton, etc.). Dans cet
ensemble, la catégorie dite «  du terroriste  » reprend celle des
plus faibles qui ne veulent pas céder sur leur idéal, jusqu’à
l’extrême de l’acte. Il y a, dans ce nouveau terrorisme, une
scénarisation de l’acte pour le rendre le plus visible possible et
donc entraîner la mise en lumière du signifiant qui supporte cet
acte. Cela a déjà été utilisé, mais cela devient une version quasi
pornographique de la violence.

N’oublions pas aussi qu’en France le terrorisme connut dès le


XIXe  siècle un moment de développement, contre Bonaparte,
contre Louis-Philippe ou contre Napoléon  III. Sans parler du
fameux anniversaire du 1er Mai dont le roman La bombe, de
Franck Harris, publié en 1908, donne une terrible version.
L’écrivain y décrit tant la passion d’un homme pour un idéal
que la passion d’un autre pour cette relation. Celui qui passera
à l’acte n’étant pas celui qui en assumera la responsabilité.
Cette circulation peut suivre des voies variables selon même ce
qui l’oriente. Si Gandhi a mis sa vie en jeu, de même que ses
disciples, c’est au prix d’un idéal de non-violence qui ne lui a
malheureusement pas vraiment survécu, comme le montrent
les rapports difficiles entre l’Inde et le Pakistan. De même que
les immolations des moines tibétains témoignent d’un lien
inverse à la prise en considération de la vie, en lien avec une
philosophie de l’infini et de la résurrection.

Mais comme le remarque Yves Michaud, les groupes des années


1970, par exemple (Brigades rouges, Action directe, bande à
Baader, armée rouge japonaise…), se réduisaient à quelques
militants décidés, avec un vivier réduit. Actuellement, nous
avons affaire à des actions d’ensembles mouvants, bandes de
copains plus ou moins formés dans la délinquance, éléments
d’une famille ou fratrie, le tout réuni uniquement autour de
l’acte terroriste ou soustrait à notre société pour venir se faire
tuer au loin.

Fascination de l’idéal et attrait de


l’imaginaire

Dans ses Lettres à l’opinion éclairée (2002), Jacques-Alain Miller


parlait du terroriste comme de celui qui accepte de mettre sa
vie en jeu, de risquer de la perdre pour un signifiant idéal. Il y a
toujours un point d’ancrage imaginaire dans la justification
d’actes transgressifs majeurs, parfois ramené à un idéal partagé
ou que le sujet souhaite partager. Mais, ici, il y a (comme
toujours dans les crises majeures de nos sociétés) un idéal
universel qui a la particularité de viser à modifier la réalité du
monde par action concertée. C’est-à-dire un idéal porté par un
discours universel, celui de l’Autre radical qu’est Dieu. Et la
religion est formellement ce qui écrit un lien (religere) et est la
première trace de l’inscription des mythes fondateurs du lien
social.

Remarquons que les fanatiques de Daech, qui détruisent les


vies, eux, mettent la guerre au centre. C’est finalement le
signifiant qui s’impose au-delà de celui de Dieu. La guerre,
radicale contestation de l’autre, de tout autre en tant
qu’incarnant une différence. Et ce signifiant est celui que nous
avons tenté de mettre de côté en fondant l’Europe, dans la
seconde moitié du XXe  siècle. D’où notre difficulté à nous y
confronter. Mais il ne faut pas pour autant céder à notre propre
radicalité, ce qui ne pourrait qu’entraîner une régression pour
notre civilisation. Il y eut guerre entre des tribus, des princes,
des nations (et non des peuples), d’une classe contre une autre,
ou comme ici, d’un ordre social contre un autre. Car plus que
Dieu, ou même la religion, il y a là contestation de tous les
idéaux qui s’éparpillent en Occident, au profit d’un idéal
autoritaire que masque à peine le nom de Dieu, et qu’incarnent
des voix exposant des textes plus que simples. Cette
simplification elle-même est ce qui angoisse notre modernité et
sa multiplication des objets de jouissance. Un idéal d’ordre des
plus glaçants.

La seule chose qui relie tous ces acteurs, qui supporte leurs
actes dans leur radicalité même, c’est la mise en cause d’un
ordre social exposé dans la diversité de ses valeurs. Les causes
en sont manifestement en partie singulières, dans ce qui
conduit chaque sujet à endosser l’idéal qui va l’effacer comme
sujet. Dans le roman La bombe, nous voyons combien celui qui
anime le discours et va assumer l’acte, qu’il a dû laisser mettre
en œuvre par un autre, est dans une jouissance totalement
envahissante à se sacrifier pour son idéal. Alors même que celui
qui est au centre, celui qui finira par être l’auteur de l’attentat
meurtrier, jouit par procuration, ce qui retentit sur sa propre
histoire d’amour. Parcours singulier, mis en scène par l’auteur,
pour un drame social où chacun se laisse entraîner pour des
raisons diverses, mais où tous renoncent radicalement à
quelque chose au profit d’un idéal élu par un discours de
contestation. À  proprement parler, ce ne sont ni la Saint-
Barthélemy ni la bombe de mai 1886 à Chicago qui ont changé
le cours de l’histoire, c’est l’interprétation que certains ont su
leur donner.

Nos nouveaux terroristes s’effacent derrière un idéal qui s’offre


comme boussole, pour des raisons diverses. Ils s’effacent
réellement au profit de ce signifiant qu’est la guerre et la
contestation de ce qu’ils ne peuvent supporter, un ordre social
qui leur échappe. Mais dans cette voie, il est difficile de faire la
part entre ceux qui effacent une part de leur subjectivité,
singularité, pour contester certaines valeurs, et ceux qui
radicalement cèdent à l’idéal tout leur être et incarnent la
guerre à notre diversité sociale. Reste que, parmi ces sujets, il
faut séparer les scénaristes de l’horreur et les acteurs incarnant
ce point d’horreur qu’est le carnage de jouissance (hors
discours ?). Mais aussi ceux qui ont détourné le discours d’une
religion, de ce qui fait lien, vers ce qui incarne la béance, qui se
traduit en différence (radicale). D’être ainsi inscrits au sein
d’une religion établie, serait-ce au prix d’un certain schisme,
leur offre un appui indéniable. C’est le danger d’une dérive qui
reste parasiter son hôte, mythe de l’horreur au plus intime de
l’être (cf. Alien).
Bibliographie

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martyre_5011866_1653578.html
Notes du chapitre

[1]  ↑  «  Les attentats suicides de terroristes  : des meurtres de masse  ?  », dans cet
ouvrage.

[2] ↑  « Nom de Dieu », dans le présent ouvrage.


Ravages des idéaux hors de leurs
gonds, parfois jusqu’à la folie et
la destruction…
Antoine Masson
Antoine MASSON est psychanalyste, inscrit à l’Espace
analytique Belgique et Paris, professeur à l’École de
criminologie de l’Université catholique de Louvain
(enseigne la psychiatrie et les perspectives
psychanalytiques) et au département de philosophie de
l’université de Namur, psychiatre coresponsable du
département de consultations pour adolescents et jeunes
adultes au centre Chapelle-aux-Champs de Bruxelles.
Missions d’expertise à la demande des avocats, du
tribunal d’application des peines et du tribunal de la
jeunesse ou de la famille. Corédacteur en chef de la
revue Cahiers de psychologie clinique.

antoine.masson@uclouvain.be

L es destins venant s’organiser sous la forme d’une séquence


de comportements fanatiques, parfois jusqu’aux passages à
l’acte destructeurs, ne peuvent en réalité pas directement
s’expliquer  ; aucune causalité ne saurait être trouvée dans les
prémisses pour rendre compte de la singularité de ces trajets. Et
même lorsque ces trajets prennent une coloration de similitude,
celle-ci tient davantage du contexte et du monde que de la
singularité des sujets qui viennent ainsi s’abîmer. Telle est notre
hypothèse. Un destin est toujours constitué des accidents et des
contingences auxquels s’ajoute l’insondable décision d’un sujet
(Lacan, 1946, p. 177).

Est-ce à dire pour autant que nous puissions rester sans voix et
sans désir de savoir  ? Il n’en est rien. Ces destins fanatiques,
parfois jusqu’à la destruction, représentent en réalité, outre le
traumatisme qu’ils infligent à la collectivité tant par les actes
destructeurs effectifs que par la peur et le désarroi social qu’ils
génèrent, des interpellations auxquelles nous ne pouvons nous
dérober. Ils représentent un aiguillon nous forçant à penser les
troubles de la plasticité d’un monde dans lequel ils trouvent à
se déployer. Ils nous convoquent à une responsabilité, celle d’en
répondre, non pas par une réponse absolue qui ne pourrait être
que plus fanatique, mais bien par une forme de répondance,
une manière de se soutenir de l’insu, qui donne plus de chance
à la réinscription d’une vérité non désastreuse de ces destins.

Notre angle d’approche pour tenter d’en répondre consistera à


se laisser interpeller par le fait qu’un sujet puisse en arriver à
s’accrocher à un précipité de la vérité, se conjoignant avec la
destinée fatale d’un réel mortifère. Sans pouvoir reprendre tous
les éléments conceptuels qui soutiennent notre propos,
convenons cependant, d’une part, que la vérité se déploie sous
la forme d’une dialectique toujours mi-dite et inconsciente
animant notre style qui nous fait consister en sujet, d’autre
part, que les idéaux sont ces consistances imaginaires venant
polariser la quête sans pour autant en être la cause. Cette
dernière demeure en effet toujours un énigmatique Réel, un
Impossible, un Vide, ou encore les Racines d’ombre de la réalité.
À  partir d’une telle hypothèse  –  appuyée sur les
conceptualisations psychanalytiques de Jacques Lacan, de la
philosophie d’Alain Badiou, ainsi que de la poésie de Hölderlin,
Paul Celan, André du Bouchet, Salah Stétié et quelques autres –
nous sommes en mesure de formuler une interpellation, celle
que nous adressent ces destins subjectifs où les idéaux
semblent rejoindre la cause réelle pour se confondre dans une
actualisation mortelle d’une vérité désastreuse, s’imposant
comme une forme de collapsus réellement catastrophique.

Afin de circonscrire notre questionnement, nous partirons de la


figure de l’adolescent, en précisant une des modalités de la
dialectique de la vérité lors de ce moment d’adolescence, celle
qui s’énonce et se déploie comme un «  partir  ». Une des
formules par lesquelles s’actualise la dialectique de la vérité à
l’adolescence, c’est, en effet, « partir » : voilà un maître mot de
l’adolescence. Le fil de notre argument se branchera d’abord
sur les paroles du poète, afin de préciser ce qui peut être
pressenti de la dialectique de la vérité s’inscrivant comme
l’orbite d’un partir, prendra ensuite quelques points d’appui
dans la théorie lacanienne, avant de faire quelques références à
la situation contemporaine du monde et à la manière dont la
clinique aujourd’hui nous interpelle. Nous évoquerons ces
situations dans lesquelles le « partir » se présente sous la forme
du spectre d’un départ catastrophique, impossible, empêché,
compliqué, irrationnel.
Gonds de la vérité, gonds des
idéaux

Pour notre première remarque, nous repartirons de la


figuration du fanatisme qui suivrait «  l’orbite de la pulsion de
mort ». L’expression nous semble devoir être subvertie par une
équivoque dont elle est porteuse, afin de rendre compte d’une
intrication plus complexe des pulsions de vie et de mort. Le
mouvement de l’orbite renvoie d’abord à une pulsion de vie, un
mouvement qui détache de la planète originaire tout en la
faisant advenir comme toujours déjà perdue. Cet objet
inatteignable prend du même coup consistance de cause Réelle
venant infléchir de manière insue la trajectoire de l’orbite
parcourue. L’orbite se constitue ainsi comme un frayage
subjectif poinçonné à son objet a, mouvement intrinsèque du
sujet qui est la trace même de son désir. Être sur son orbite,
n’est-ce pas d’abord tourner autour de notre être, avec le
sentiment d’aller toujours plus loin, d’être vivant et en
mouvement  ? L’orbite d’un tel départ, toujours réactualisé en
chaque point de cette trajectoire qui nous soutient, voilà qui
représenterait les «  gonds  » tels que nous les entendons, ces
gonds que constitue la dialectique même de la vérité, gonds
autour desquels s’articule le miroitement des idéaux. Cette
image nous permet d’appréhender ce qui peut se passer lorsque
les idéaux déraillent de l’orbite ainsi tracée par la dialectique
de la vérité, lorsque le mouvement de vérité n’assure plus le
maintien de cette orbite qui fait les gonds autour desquels se
disposent les idéaux. Le corps en mouvement et animé par la
vérité chute alors, et devient météorite qui menace de s’écraser
sur la planète, s’abîmant dans ce Rien qui devient l’horreur,
semant la mort. Lors d’un tel événement, sortir de l’orbite, c’est
tout aussi bien devenir le Rien qui s’écrase sur la planète, en
une forme de raptus de la pulsion de mort.

Afin de préciser cette dimension de l’orbite de vérité, prenons


appui sur ce grand poète portugais qu’est Fernando Pessoa,
dont il est remarquable qu’il ait dit que, s’il avait été une
femme, il aurait souffert de neurasthénie, et que s’il n’avait pas
été poète, il aurait été un grand criminel. Au début du XXe siècle,
outre les poèmes, Pessoa écrit de petites pièces dramatiques
dont L’heure du diable, qui raconte l’histoire d’une femme
donnant naissance à un enfant qui garde l’empreinte, irréelle et
lunaire, d’une extase ou d’un rêve où le diable a entraîné sa
mère. Entre la femme et l’enfant fécondé par le diable, qui parle
par lui, s’engage une forme de voyage initiatique. Voici un
extrait de ce que dit le diable sur le monde : « Il y a, Madame, en
ce qui concerne ce monde, trois théories différentes – que tout
est l’œuvre du Hasard  [nous pourrions ajouter aujourd’hui de
la stochastique du capital et de la marchandise], que tout est
l’œuvre de Dieu et que tout est l’œuvre de plusieurs choses,
combinées ou entrecroisées » (Pessoa, 1989, p. 45). Aujourd’hui,
nous pourrions ne voir dans cet entrecroisement que le règne
sans vérité des opinions changeantes, tandis que pour le poète
Pessoa, il s’agit de rien de moins que l’entrecroisement des
sensations reconstruites dans l’appareil à rêver du poète
fictionneur, ainsi que des vérités toujours plurielles articulées
dans le dispositif hétéronymique. Le diable continue  : «  Nous
pensons, en général, en accord avec notre sensibilité, et ainsi
tout devient pour nous un problème de bien et de mal  ; il y a
longtemps que je subis, moi-même, de grandes calomnies à
cause de cette interprétation. Il semble qu’il n’est jamais venu à
l’esprit de personne que les relations entre les choses  –  à
supposer qu’il y ait des choses et des relations  –  sont trop
compliquées pour qu’un dieu ou un diable les explique, ou
qu’ils les expliquent tous les deux » (ibid.).

Nous voyons là se dessiner les gonds de Pessoa, qui essaie de


penser l’articulation des vérités qui se tiennent à partir de rien.
Posons que c’est précisément cette dimension qui aujourd’hui
peut faire défaut et expose la jeunesse à l’impossibilité
d’inscrire l’orbite de son départ. Selon cette hypothèse, la crise
de la jeunesse ne serait pas tant une crise d’identité mais plutôt
une difficulté à faire avec une absence d’identité pour dessiner
l’orbite de vérité. Mais le Réel de cette vérité se constitue
comme un inatteignable afin que les vérités puissent se
déployer comme autant d’orbites qui soutiennent son chemin
dialectique, à l’instar de ce «  voyageur immobile  » (Bréchon,
2002) qu’est Pessoa. Voici comment le diable tente d’en rendre
compte  : «  La vérité éternelle, Dieu lui-même ne la connaît
pas », ou encore « tout est plus mystérieux qu’on ne le croit, et
tout ici – Dieu, l’univers, moi – n’est qu’un recoin fallacieux de
la vérité inaccessible  » (Pessoa, 1989, p.  51). D’où se dessine
l’orbite sur laquelle va cheminer le poète, voici la nature de son
départ : « et il n’y a plus qu’à marcher sur la circonférence d’un
cercle dont la vérité est le point qui se trouve au centre […]
tournant toujours autour du lieu où l’on n’arrive jamais » (ibid.,
p.  53). Jusque-là, la chose reste encore accessible, car la vérité,
quoique inaccessible, peut encore être hypostasiée comme une
chose en soi maintenue hors de portée. Mais Pessoa poursuit en
montrant que seule l’orbite peut en réalité constituer la
dialectique de la vérité : « Tout cet univers, et les autres univers,
avec leurs différents Créateurs et leurs différents Satans – plus
ou moins parfaits et dressés  –  sont des vides dans le vide, des
riens qui tournent, des satellites, sur l’orbite inutile d’aucune
chose  –  dit le diable  » (ibid.). Voilà l’orbite de la vérité qui se
tient à partir de la cause qu’est «  l’objet perdu  », laissant
présager, si l’orbite ne peut être soutenue, la possible
catastrophe qu’est la chute décidée dans ce Rien devenu
l’horreur. Une orbite est en réalité un départ, un désir, une
pulsion de vie, avec le péril du déraillement qui conduit à la
catastrophe du météorite, à la mort et au désastre, désastre de
vérité qui peut à l’occasion apparaître préférable au désêtre ou
au néant du règne insensé de la mécréance.

Découverte du fondement
dialectique de la vérité et ses
actualisations catastrophiques sous
forme de conduites irréelles
De quelle manière, en tant que psychiatre enseigné par la
psychanalyse, pouvons-nous parler de la question du fanatisme
et du spectre de sa version destructrice ? Nous nous référons à
quelques indications fournies par Lacan lorsque, confronté à
un problème analogue, il s’est risqué à une «  Introduction
théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie  »
(Lacan, 1950). Il précise d’abord que, même si la délinquance et
le crime ne peuvent pas être abordés sans la référence
sociologique de leur actualisation, il ne s’agit pas pour autant de
compléter le savoir du criminologue mais plutôt de « poser les
limites légitimes, et certes pas pour propager la lettre de notre
doctrine sans souci de méthode, mais pour la repenser, comme
il nous est recommandé de le faire sans cesse, en fonction d’un
nouvel objet » (ibid., p. 126). Il s’agit pourtant de partir de ce qui
se manifeste sur le plan de la réalité sociale, sans en fournir
une explication mais plutôt pour en apporter un éclairage
particulier du fondement dialectique animant le social, et la
psychanalyse ne peut le faire que parce qu’elle est une sorte de
laboratoire tout à fait singulier. Grâce à la « technique qui guide
notre dialogue avec le sujet et les notions que notre expérience
a définies  » (ibid., p.  125), le psychanalyste découvre, tel un
spéléologue, le fondement dialectique sous-jacent de la loi et du
désir, qui est en réalité le même fondement que celui à l’œuvre
dans l’articulation insue des phénomènes sociaux, touchant là
en quelque sorte à une dimension universelle et éclairante.
«  Pouvant être poussé jusqu’aux significations les plus
radicales, ce dialogue [analytique avec un sujet singulier]
rejoint l’universel qui est inclus dans le langage et qui, loin
qu’on puisse l’éliminer de l’anthropologie, en constitue le
fondement et la fin, car la psychanalyse n’est qu’une extension
technique explorant dans l’individu la portée de cette
dialectique qui scande les enfantements de notre société et où
la sentence paulinienne  –  c’est la loi qui fait le péché  !  –
 retrouve sa vérité absolue » (ibid., p. 128).

Ainsi, c’est toujours le même fondement qui s’actualise de


manière singulière, et jamais de façon prédictive. Les
psychiatres et psychanalystes qui prétendent pouvoir prédire
sortent ainsi immanquablement de leur champ. L’universel mis
au jour dans le dialogue analytique est à distinguer le plus
clairement de la généralisation sociologique. Contrairement au
dégagement d’un fondement universel s’actualisant toujours de
manière singulière, la tentative de généralisation viserait à
construire des cohortes homogènes qui ne pourront que se
révéler inconsistantes, telle cette distinction entre les tueurs de
masse isolés et indépendants du social d’avec les djihadistes,
victimes aveuglées par des dynamiques sociales aliénantes : en
réalité, il s’agit de deux actualisations de la même dialectique,
même si les pôles s’y trouvent autrement disposés et jaugés.

Cette dialectique de la vérité, Lacan insiste à montrer qu’elle


doit œuvrer dans la structure inconsciente, sous-jacente, et
qu’elle ne peut que se mi-dire tout en déterminant de manière
insue les conduites de notre réalité individuelle, relationnelle et
sociale. Par contre, l’actualisation dans la réalité
empiriquement attestée de cette dialectique ne peut qu’être la
survenue plus ou moins désastreuse d’un pôle désarticulé de la
dialectique. Se référant à Mauss, Lacan indique que, dans la
psychopathie, ce qui devrait normalement fonctionner dans la
structure surgit pour faire trou dans la réalité, sous forme de
conduites qui apparaissent irréelles  : «  Formules limpides que
la mort de Mauss ramène au jour de notre attention  ; les
structures de la société sont symboliques  ; l’individu en tant
qu’il est normal s’en sert pour des conduites réelles  ; en tant
qu’il est psychopathe, il les exprime par des conduites
symboliques » (ibid., p. 132).

Il s’agit en quelque sorte d’incarnations tronquées unilatérales


d’un point de la structure dialectique qui ne peut pas
fonctionner, puisque la structure ne peut s’articuler que comme
une dialectique entre les différents éléments  : «  Mais il est
évident que le symbolisme ainsi exprimé ne peut être que
parcellaire, tout au plus peut-on affirmer qu’il signale le point
de rupture qu’occupe l’individu dans le réseau des agrégations
sociales. La manifestation psychopathique peut révéler la
structure de la faille, mais cette structure ne peut être tenue
que pour un élément dans l’exploration de l’ensemble » (ibid.).

Notre effort dans cette contribution est de montrer que la


possibilité d’inscrire un départ est inhérente à l’instauration de
la dialectique de vérité de toute adolescence. L’actualisation
d’une forme de départ irréel, sans retour et guidé par la pulsion
de mort, est en même temps l’indice d’un empêchement de la
dialectique adolescente du départ et une tentative désastreuse
d’en actualiser une dimension. Le départ se présente alors
comme une «  manifestation psychopathique venant révéler la
structure de la faille  » (ibid.) inscrite au cœur du social aussi
bien que dans la singularité psychique de ces adolescents. Le
départ se présente comme un acte en impasse n’ouvrant aucun
horizon et s’abîmant dans sa cause.

Face à une telle actualisation psychopathologique du départ,


notre manière d’en répondre consiste en une forme de partage
de la faille, en vue de permettre une inscription dialectique.
Notre responsabilité est engagée, non pas en tant qu’agent
causal mais plutôt en tant que nous sommes contraints d’en
répondre et de contribuer, de la place que nous occupons, à
rétablir la possible dialectique de vérité du départ adolescent.
Les jeunes partant pour la mort, la leur et celle des autres,
n’actualisent-ils pas une faille de la dialectique de la structure
qui nous concerne tous ?

Précisons encore que, selon Lacan, cette instance de la


dialectique venant s’actualiser chez le psychopathe sous une
forme psychopathologique n’est autre que le Surmoi : « Si notre
expérience des psychopathes nous a porté au joint de la nature
et de la culture, nous y avons découvert cette instance obscure,
aveugle et tyrannique qui semble l’antinomie, au pôle
biologique de l’individu, de l’idéal du Devoir pur que la pensée
kantienne met en pendant à l’ordre incorruptible du ciel
étoilé » (ibid., p. 137).

La conduite irréelle du psychopathe ne serait que le mode de


manifestation psychopathologique de l’instance du Surmoi qui,
normalement, s’articule à notre insu dans l’inconscient pour
déterminer nos conduites réelles, tandis que dans la
philosophie kantienne cette instance du Surmoi se présentifie
comme un idéal de Devoir pur. Ce sont les modalités
d’actualisation plus ou moins désastreuses de la même instance
du Surmoi qui différencient ces occurrences.

La source de cette actualisation psychopathologique du Surmoi


dans l’individu, Lacan la situe dans le désarroi et le malaise de
la culture  : «  Toujours prête à émerger du désarroi des
catégories sociales pour recréer, selon la belle expression
d’Hesnard, l’Univers morbide de la faute, cette instance n’est
saisissable pourtant que dans l’état psychopathique, c’est-à-dire
dans l’individu  » (ibid.). À  l’époque, en 1950, Lacan soutient
qu’« aucune forme donc du Surmoi n’est inférable de l’individu
à une société donnée  », dans la mesure où «  le seul Surmoi
collectif que l’on puisse concevoir exigerait une désagrégation
moléculaire, intégrale de la société  » (ibid.). Cependant, Lacan
entrevoyait déjà le spectre d’une menace plus globale  : «  Il est
vrai que l’enthousiasme dans lequel nous avons vu toute une
jeunesse se sacrifier pour des idéaux de néant nous fait
entrevoir sa réalisation possible à l’horizon de phénomènes
sociaux de masse qui supposeraient alors l’échelle universelle »
(ibid.). Aujourd’hui, il nous revient donc d’assumer la question
de savoir si nous sommes à l’heure de la survenue d’une
psychopathologie d’un Surmoi collectif, actualisation irréelle de
la faille de toute une civilisation. En suivant les conceptions de
Fethi Benslama, il semble qu’«  à travers l’analyse du discours
des islamistes radicaux, s’est dégagé le motif de la blessure de
l’idéal islamique comme le lieu d’un appel à la réparation, voire
à la vengeance, le croisement du clinique et du social a permis
la décantation de la figure du surmusulman » (Benslama, 2016,
p. 10). L’auteur nous dit avoir « pendant de nombreuses années,
observé la montée du tourment de “n’être pas assez
musulman”, conduisant des personnes à se constituer une foi
en feu, à porter la revendication et les stigmates d’une justice
identitaire, à chercher une élévation à travers un mouvement
paradoxal d’humilité arrogante, qui veut inspirer le respect et
la crainte » (ibid., p. 9-10).

Le déploiement d’un tel processus inciterait-il à considérer que


plusieurs individus en viennent à incarner la satisfaction du
Surmoi d’origine, sinon collectif du moins partagé, comme
revendication morbide de l’origine en partage blessée, incarnée
par le surmusulman  ? Au-delà de ce que Lacan pouvait
concevoir, dans le fil de ce qu’il voyait se dessiner chez les
jeunes qui se sacrifient pour des idéaux de néant, assisterions-
nous aujourd’hui au surgissement d’un Surmoi, sinon collectif,
tout du moins archaïque, ayant pris visage du surmusulman et
auquel peuvent se brancher ceux qui décrochent de leurs gonds
inconscients qui pouvaient les tenir dans le processus de la
vérité ?

Dialectique de la vérité adolescente


et celle de la recherche, le départ
Nous proposons d’envisager une dimension de la dialectique de
la vérité adolescente comme semblable à celle du mouvement
de la recherche en psychanalyse, telle que l’envisage Paul-
Laurent Assoun, rappelant «  le propos de Lessing déclarant
avec provocation qu’il laisse volontiers ouverte sa main
contenant “la vérité”, la laissant échapper, refermant celle qui
recèle “l’amour de la vérité” » (Assoun, 2004, p. 52).

La vérité adolescente comme le programme de recherche en


psychanalyse consisteraient à «  mettre le cap sur un
inprogrammable objet » et « le Réel [qui est derrière soi comme
la cause, serait] le principe de déprogrammation chronique, qui
fait de la recherche une aventure et du chercheur un
aventurier » (ibid., p. 51) qui se dote cependant, pour se donner
du courage, d’un idéal fantasmatique vers lequel il va. Il y a
donc toujours, d’une part, la consistance d’un idéal jamais
atteignable, et d’autre part, un Réel impossible qui fait de cette
quête un processus infini. Ainsi, ajoute-t-il, «  on va beaucoup
plus loin, quand on ne sait pas où l’on va » (ibid.), même s’il y a
de temps à autre une trouvaille, plus ou même terrible, avec
alors le sentiment que c’est plutôt l’objet qui nous a trouvés  :
«  Cela donne sa dimension de hasard (Tuché) à la recherche  :
l’essentiel est de tomber sur quelque chose de neuf –  à quoi le
chercheur, en ces moments rares, peut répondre par l’eurêka, à
traduire peut-être plus justement par  : “l’objet m’a trouvé”  !  »
(ibid.).

Ainsi, la vérité  –  ou plutôt l’amour de la vérité  –  est le


mouvement d’une dialectique, celle du désir articulé à l’objet
perdu comme cause, même si cette dialectique ne se soutient
que de poser devant elle l’objet idéal, fantasmatique, qui lui
procure le courage. Le dérèglement du fanatisme serait-il une
des formes de ravage, avec une sortie des gonds qui nous
pousse à ce mouvement d’orbite à partir de ce Réel de
déprogrammation vers l’inprogrammable objet, sortie qui se
paie d’un collapsus entre le fantasme et le Réel et qui brise alors
le porteur traversé par l’éclair de la destruction ? Le porteur de
ce collapsus entre le Réel et le fantasme équivaudrait à celui
que nous appelons le héros du néant, celui qui est tout autant
fait par cette sortie des gonds qu’il ne se pose en acteur,
incarnation de ce que nous avons désigné comme le météorite.

Un des supports de cette dialectique de la vérité se pose à


l’adolescence comme mouvement de « partir ». Qui a fréquenté
les adolescents a pu éprouver l’importance de cette
thématique  : «  se tirer de là  », «  se casser d’ici  », «  larguer les
vieux  », «  partir  » jusque dans les formes extrêmes vers nulle
part, avec le risque de se retrouver errant en montagne, les
pieds nus et sans matériel, égaré dans une gare sans savoir
dans quel train monter, au bord du fleuve sans reconnaître le
sens du courant, errant dans la zone à la recherche d’un
croisement qui puisse permettre de s’accrocher quelque part.
Quel qu’en soit son avatar, sous une forme ou une autre, à un
moment donné, un partir s’impose. Et ce partir consiste à
inscrire une charnière, ou encore, à articuler une métaphore
comme transport. Le poète Jean-Paul Michel rappelait [1]  que la
métaphore est ce qui effraie le plus le poète, car il s’agit par
cette opération de tirer quelque chose de productif à partir d’un
blanc. Il soulignait à cette occasion que les gros engins de
transport, en Grèce, s’appellent «  métaphoros  ». Cette analogie
rappelle les notions de transport, départ et déménagement,
contenues dans la métaphore. Et si, comme l’a soutenu Lacan,
les conduites irréelles sont des actualisations partielles et
irréelles du point de la faille dans la structure, ne pourrions-
nous pas voir dans l’horreur de ce camion blanc fonçant sur la
foule, sur la promenade des Anglais à Nice, le 14 juillet 2016,
une forme de passage à l’acte d’un point de la structure en
impasse, conduite irréelle venant répondre de manière
désastreuse à une incurie des pouvoirs de la métaphore dans la
structure  ? Face à l’horreur, les explications manquent, les
prétentions aux remèdes assurés ne peuvent qu’être
fallacieuses  ; nous ne pouvons cependant pas éviter
l’interpellation. Notre responsabilité, notre manière d’en
répondre, ne consiste-t-elle pas à tenter de rétablir, depuis le
lieu d’une pratique singulière, les puissances de la métaphore
poétique inscrite à sa juste place ?

Pour revenir à l’adolescence, disons qu’exister ne peut consister


que dans l’orbe de la dialectique ancrée dans un partir,
aventure et quête, en vue de réinventer son chez-soi comme le
sien,  quoique rempli de mystère et de secret. La thématique
hante la poésie depuis toujours. Le poète formule ainsi cette
possibilité du partir et du revenir, puissance de transport vers
soi en passant par le monde  : «  Heureux qui, comme Ulysse, a
fait un beau voyage, / Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
/ Et puis est retourné, plein d’usage et raison, / Vivre entre ses
parents le reste de son âge ! » (du Bellay, 1558, p. 410). Hölderlin
aussi y aspire  : «  Et des ailes, ô donne-nous-en, tout fidèles,
donne-nous / Le cœur d’outrepasser et ensuite de revenir  »
(Hölderlin, cité dans Dextre, 1995, p. 13). Quant à Pessoa, il fait
de la figure d’Ulysse  –  dont le nom renvoie comme le sien à
« personne », Pessoa – le fondateur mythique de Lisbonne, dont
le poème éponyme – repris dans le recueil Message (1934) – en
expose la puissance : « Le mythe est le rien qui est tout / Celui-
ci, qui débarqua ici, / Fut, puisqu’il n’a jamais existé. / Sans
avoir existé, il nous combla. / Puisqu’il n’est pas arrivé, toujours
il fut l’arrivant / Et nous créa  » (Pessoa, dans Jakobson, 1968,
p. 466). Ces trois occurrences montrent comment la dialectique
du poème est en mesure d’inscrire cette dialectique du partir
visant à se retrouver et à inventer son origine inaccessible. Cela
nous indique en contraste que l’impasse de cette articulation
dialectique peut exposer à l’actualisation psychopathologique
d’un partir qui se confond, dans le passage à l’acte, en une
origine qui s’équivaut à la mort et à l’horreur.

Empêchement du partir,
catastrophe ou passage à l’acte du
partir

Évoquons quelques empêchements contemporains au partir.


Que propose-t-on aujourd’hui aux jeunes qui tentent de
s’inscrire dans l’utopie d’un partir  ? Ne sommes-nous pas en
train de soutenir explicitement ou implicitement le message
suivant  : contentez-vous du monde tel qu’il est, c’est le moins
désastreux et le plus sûr, contentez-vous de consommer
sagement dans le cadre d’un libéro-capitalisme bien régulé. Ou
encore : au regard des catastrophes avérées des grands projets
émancipateurs du  siècle dernier, contentez-vous de vivre
tranquilles, de consommer avec plaisir, d’être un corps sans
autre idée que celle de votre subsistance, ayez cet idéal de
l’harmonie d’un monde auquel, par ailleurs, plus personne ne
croit et dont tout le monde se plaint. La proposition faite à la
jeunesse serait dès lors d’être un corps sans départ, de troquer
le départ hasard contre la marchandise consommable. Une telle
monotonie du monde peut d’ailleurs pousser à vouloir
expérimenter cette marchandise sous la forme de la petite
délinquance, de quoi se distraire par des consolations
dérisoires. Lorsque l’idéal est la consommation, sans plus en
avoir les moyens – vu la vie dans des quartiers défavorisés qui
n’offrent aucun rêve d’avenir –, que faire d’autre, en effet, pour
se distraire et tenter de ne pas sombrer dans le désespoir que
de troquer la marchandise pour quelques bénéfices matériels
ou de jouissance de pouvoir  ? Mais cela n’est pas exister  ! Et
notre hypothèse est que personne ne peut se résigner à ne pas
se sentir exister au moins une fois, à ne forcer l’inscription d’un
départ, fût-il sous une forme sans issue. Et quand ces jeunes qui
ont vécu les jouissances dérisoires de la petite délinquance
rencontrent une cause qui peut enfin les transporter, les
«  métaphorer  », de manière réelle, certains pourront être pris
dans la fascination d’un départ sans retour où l’actualisation de
la mort procure ce sentiment d’exister dans sa disparition. Bien
sûr, pas tous, mais il n’en faut cependant que quelques-uns
pour se trouver exposés à ces conduites réelles de départ sans
issue, catastrophiques. Il n’y a pas lieu d’en faire une
explication sociologique généralisable, mais l’association de la
petite délinquance avec la trouvaille d’une version fatale
fanatique du départ insiste cependant comme un phénomène
trop fréquent pour ne pas considérer qu’il s’agisse d’un champ
où il y a quelque chose à chercher. Il y a là un phénomène vis-à-
vis duquel nous ne pouvons que nous laisser interpeller, et qui
devrait littéralement nous remettre en cause. Comment se fait-il
que ceux qui ont été tout un temps de petits délinquants dans
une forme de capitalisme mal régulé deviennent tout à coup les
porteurs d’une vérité radicale, jusqu’à se faire les météorites de
la planète du Rien, venant s’abîmer dans l’horreur et la mort ?

Et si la rencontre avec le départ absolu (par exemple, vers la


Syrie) a lieu, il se fait la plupart du temps à l’aveugle : nous ne
disons pas que les partants n’y pensent pas, nous ne disons pas
qu’ils ne le savent pas, mais qu’en tout cas ils ne sont pas en
mesure de s’expliquer qu’ils y ont pensé. Tout se passe comme
s’il n’y avait pas pour eux de savoir réflexif sur ce qu’ils vont
vraiment trouver là-bas. Simplement, il faut partir  ! Combler
cette douleur d’être sans départ  ! Vivre quelque chose, quoi
qu’il en coûte, même si le prix en est l’arrivée catastrophique
dans la mort.

Mais face à ce péril, qu’est-ce que nous, notre société, leur


proposons  ? Nous leur demandons de ne pas partir, de ne pas
métaphorer, de ne pas se précipiter dans la vacance et dans le
blanc. Par cette réponse, ne les engageons-nous pas un cran
plus avant, les mettant au défi de pousser l’impasse un peu plus
loin ? Et s’ils sont partis et qu’ils ne savent pas quoi faire de leur
départ parce que ce qu’ils trouvent est une catastrophe de leur
quête, quand ils reviennent, le pays de leur origine leur propose
alors un séjour en prison. Ils y seront tout seuls, en cellule
d’isolement, là où nous pouvons être sûrs qu’ils ne pourront
plus partir, à moins qu’ils ne soient éjectés sans retour. Nous
sommes bien loin ici de correspondre aux caractéristiques de ce
divin auquel Hölderlin s’adressait dans son poème «  Patmos  »,
pour le prier de lui donner la capacité d’outrepasser et de
revenir, tel un aigle volant au-dessus de l’abîme. Pour être à la
hauteur du poème, il nous faudrait proposer la possibilité
d’inscrire un départ comme une orbite autour de ce qui se
constitue dès lors comme aucune chose, un rien cause du désir,
nous enracinant dans le proche inatteignable qui nous fait
vivre. Une telle conception permet de saisir que l’outrepasser et
le retour sont en réalité deux faces inextricablement nouées
l’une à l’autre de manière dialectique.

L’approche que nous proposons permet, à partir des


enseignements tirés de notre expérience clinique, de repérer
des modes d’actualisations catastrophiques du partir. Il ne s’agit
pas de proposer une explication sociologique, ni de dévoiler des
motivations mondaines qui en réalité n’existent pas, mais bien
plutôt de mettre en évidence les empêchements, voire les
barrages qui peuvent être vécus et ressentis par certains jeunes
en quête de départ en repassant par l’origine. La spécificité du
clinicien ne consistera alors pas à expliquer mais plutôt à
proposer des pistes pour rétablir la dialectique du partir, telle
que nous avons cherché à la saisir en prenant appui sur le
poème.

Dans les occurrences catastrophiques, un des symptômes de la


vérité du départ  –  hors de ses gonds pour l’adolescence
empêchée  –  serait en quelque sorte un passage à l’acte du
départ confondu avec son arrivée mortelle, un métaphoros dans
lequel l’idéal et l’objet réel se rejoignent, des logiques
terroristes dans lesquelles un Surmoi collectif se manifesterait
sous sa forme psychopathologique en conduites irréelles. Ce ne
serait dès lors pas tant une psychopathologie des individus,
plutôt une catastrophe, au sens qu’a donné René Thom à ce
terme, du partir, avec une forme de collapsus entre le départ et
l’arrivée. Une telle catastrophe pourrait être imagée comme un
Big Bang à l’envers. Ce moment de collapsus de la dialectique
instaurant la topologie du sujet pourrait encore être figuré par
une tente de camping à déploiement instantané – dite « tente 2
secondes » – qui passerait subitement à l’acte de se compacter,
aussi subitement qu’elle est réputée s’ouvrir, en détruisant dans
ce mouvement ses occupants, aboutissant à la destruction totale
de l’espace et à la néantisation de la vie contenue. De la même
manière, le collapsus de la dialectique du départ vient en réalité
détruire toute possibilité d’inscrire l’orbite qui dessine un
frayage subjectif tout en mettant de l’air dans soi et son origine
perdue, tout en permettant de respirer dans la compacité du
Réel. Une telle catastrophe du partir expose alors le jeune à être
le porteur incarné de cette impossibilité, faisant de lui, à corps
perdu, ce héros du néant, pouvant semer la mort et la
destruction.

Notre responsabilité consiste alors à œuvrer, de la place que


nous occupons, à rétablir les conditions de possibilité d’une
dialectique du partir, contribuant ainsi, sans garantie mais de
manière effective, à délivrer ces héros du néant de leur destin
d’incarner le passage à l’acte désastreux d’un partir empêché.

Bibliographie

ASSOUN, P.-L. 2004. «  La recherche freudienne. Petit discours de


la méthode à l’usage de la recherche en psychanalyse  »,
Recherches en psychanalyse, n° 1, p. 49-46.
BENSLAMA, F. 2016. Un furieux désir de sacrifice, le sur-musulman,
Paris, Le Seuil.
BRÉCHON, R. 2002. Fernando Pessoa. Le voyageur immobile, Paris,
Aden.
DEXTRE, R. 1995. Carrières de grève, Chambéry, Éditions
Comp’Act.
DU BELLAY, J. 1558. Les regrets, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1953.
JAKOBSON, R. 1968. «  Les oxymores dialectiques de Fernando
Pessoa », dans Essais de linguistique générale, Paris, Les Éditions
de Minuit, 1963, p. 463-483.
LACAN, J. 1946. « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits,
Paris, Le Seuil, 1966, p. 151-193.
LACAN, J. 1950. «  Introduction théorique aux fonctions de la
psychanalyse en criminologie  », dans Écrits, Paris, Le  Seuil,
1966, p. 125-149.
PESSOA, F. 1989. L’heure du diable (écriture non datée 1888-1935),
Paris, José Corti.

Notes du chapitre

[1] ↑  En juillet 2016, lors du colloque de Cerisy qui lui était consacré.
Les attentats-suicides
terroristes : des meurtres de
masse ?
Yohan Trichet
Yohan TRICHET est psychologue clinicien, psychanalyste,
professeur de psychopathologie clinique, EA4050
«  Recherches en psychopathologie  : nouveaux
symptômes et lien social  », université Rennes 2, place
Recteur-le-Moal, 35043 Rennes cedex. Ancien
psychologue de la fonction publique hospitalière, il a
exercé une quinzaine d’années en psychiatrie adulte. Il
intervient désormais pour des analyses de pratiques en
CSAPA, CAARUDet MECS. Il a publié L’entrée dans la psychose
(Presses universitaires de Rennes, 2011,) puis codirigé
avec Romuald Hamon l’ouvrage collectif Psychanalyse et
criminologie aujourd’hui (Presses universitaires de
Rennes, 2016).

yohan.trichet@univ-rennes2.fr

S i, depuis sa création en 1959, la catégorie de meurtre de


masse ne fait l’objet que d’un consensus relatif, au regard
des crimes qu’elle est censée regrouper [1] , les attentats
terroristes en ont cependant, en théorie, toujours été exclus.
Deux critères, le mobile et le commanditaire, discriminaient
jusqu’alors les meurtres de masse des attentats terroristes. En
effet, traditionnellement, les études sur les meurtriers de masse
considèrent que ces derniers ne commettent leurs crimes au
nom d’aucune idéologie identifiée, ni au profit d’aucune
organisation criminelle. Tandis que les meurtriers de masse
seraient, selon Hassid et Marcel, des «  électrons libres  », dont
les mobiles se révéleraient souvent «  très vagues  » (Hassid,
Marcel, 2012, p.  14), à l’inverse, les mobiles des terroristes
seraient directement corrélés à l’idéologie d’une organisation
terroriste encourageant, sinon commanditant l’attentat. Ainsi,
Poulin et Dulong affirment en 2009 que «  les actes terroristes
comme ceux commis par Al-Qaïda  » ne constituent pas des
meurtres de masse (Poulin, Dulong, 2009, p.  15). Or, le
politologue Olivier Roy opère en 2014 un subtil rapprochement
entre les auteurs d’attentats d’Al-Qaïda et ceux des tueries
scolaires, qui représentent une sous-catégorie significative des
meurtres de masse [2]   : «  Même mise en scène de soi-même,
même haine indifférenciée de l’autre […]. Même retournement
contre son univers proche, même quête de l’héroïsme, mais
d’un héroïsme en négatif, même recherche de la médiatisation,
même discours des proches (c’était un garçon normal, jusqu’au
jour où il s’est renfermé sur lui-même), souvent même effet de
groupe (on prépare l’attentat à deux ou trois)  » (Roy, 2014,
p. 116).

Dans son étude sur les tueries scolaires publiée l’année


précédente, Ilana Lachkar avait déjà identifié des
«  ressemblances  » entre les auteurs de school shootings et les
terroristes, sans qu’elle s’attache néanmoins à en dégager la
logique commune (Lachkar, 2013, p. 20). À cet égard, Roy estime
qu’Al-Qaïda exprime un «  nihilisme générationnel  », qui «  se
répand […] mais on ne veut pas voir le lien. Il s’agit de
“Colombine”, c’est-à-dire du passage à l’acte soudain de jeunes
lycéens qui tuent un maximum de personnes dans leur
établissement scolaire pour se tuer ou se faire tuer dans la
foulée » (Roy, 2014, p. 116). De sorte qu’il semble alors légitime
au politologue de s’interroger  : «  Et si la structure était la
même  ?  » (ibid.). Depuis, les attentats terroristes, notamment
ceux perpétrés en France [3] , s’avèrent fréquemment comparés
voire assimilés aux meurtres de masse, et aux tueries scolaires
en particulier (Berardi, 2016 ; Biagi-Chai, 2016 ; Garapon, 2016 ;
Le Goff, 2016  ; Suaudeau, 2016  ; Roy, 2016). Loin de ressortir
d’une simple méconnaissance ou d’un usage abusif de cette
catégorie hors de son champ d’origine psychiatrico-
criminologique, ce rapprochement judicieux mérite d’être
examiné et approfondi. Ce faisant, au moins six dénominateurs
communs relativement récurrents chez les meurtriers de masse
(en dehors des tueries familiales) et les terroristes européens
auteurs d’attentats-suicides perpétrés en Europe, et
spécialement en France, peuvent être discernés. Procéder au
repérage de ces connexions n’avalise nullement l’existence d’un
prétendu profil type, en réalité illusoire tant pour les meurtriers
de masse que pour les terroristes. La diversité des profils est
bien au contraire une réalité largement admise. Ce repérage ne
constitue donc pas une finalité, mais un préalable permettant
de dégager autant de coordonnées de la logique sous-tendue
dans ces passages à l’acte. Du reste, cette dernière ne peut être
isolée de son contexte sociopolitique d’émergence. En effet,
nous montrerons que la logique d’(auto-)destruction inhérente
aux meurtres de masse et aux attentats-suicides terroristes n’est
pas sans lien avec notre régime démocratique. Les idéologies
totalitaires donnent consistance à la radicalité de ces crimes de
haine. Elles semblent en effet répondre à la division
démocratique et à l’individualisme des sociétés occidentales, où
les grands récits affaiblis voire ruinés ne proposent plus de
solutions mythiques à l’énigme de l’être. La malignité de ces
gangues idéologiques s’enracine, notamment, dans les
impératifs obscènes d’une jouissance mortifère et les certitudes
qu’elles procurent pour saturer la vacuité de l’être et dissoudre
sa souffrance (Abelhauser, 2014) dont les effets
d’anéantissement surgissent dans le corps social.

Meurtres de masse et attentats-


suicides terroristes

Les études sur les meurtres de masse ont toujours exclu de


leurs classifications les attentats terroristes en se référant à
deux critères réputés distinctifs, le mobile et le commanditaire.
Ainsi, les auteurs de l’une des études françaises les plus
récentes sur les meurtres de masse estiment, d’une part, qu’il
«  apparaît important d’exclure du champ des tueurs de masse
tous les meurtres multiples qui ont un mobile clairement
identifié : meurtre familial, meurtre lié à une vengeance entre
gangs, acte terroriste » (Hassid, Marcel, 2012, p. 29). Et, d’autre
part, ils considèrent que «  ce qui doit retenir l’attention pour
appréhender la question des tueries de masse, c’est la personne
qui s’attaque non pas à un individu désigné mais à une masse, à
un collectif sans motif politique, sans revendication et n’ayant
pas pour visée de déstabiliser une communauté ou un État. Il ne
s’agit pas de semer la terreur dans la population ou de se
rebeller contre le pouvoir en place » (ibid.).

Cette délimitation porte à discussion. Non seulement les


mobiles de certains tueurs de masse ne sont pas aussi flous et
«  vagues  » que certaines études le prétendent, de surcroît, ils
peuvent posséder une certaine dimension politique, si
condamnable soit-elle. Les cas de Richard Durn, Anders Breivik
et Lortie, fréquemment cités dans les études spécialisées, en
attestent (Hassid, Marcel, 2012  ; Dieu, Person, Sorel, 2012). En
outre, les mobiles des auteurs d’attentats-suicides djihadistes
sur le territoire français ne semblent pas ressortir
exclusivement de l’islam radical violent. D’ailleurs, doivent-ils
être considérés comme de véritables membres d’une
organisation terroriste islamique et y être réduits ? Appliqués à
ces derniers, ces deux critères se montrent en réalité relatifs, de
sorte que la ligne de partage se révèle poreuse et labile. En
témoigne l’étude d’Hassid et Marcel dans laquelle se trouve une
présentation du parcours criminel de Mohamed Merah (2012,
p. 27-28), que leurs deux auteurs, étrangement, n’assimilent pas
à un terroriste [4] . Il semble donc que non seulement cette
séparation hermétique s’avère douteuse, mais en outre, qu’elle
élude les dénominateurs communs discernables entre certains
meurtriers de masse et les auteurs d’attentats-suicides
terroristes. Schématiquement, il semble possible d’en dégager
au moins six, qui doivent être considérés comme des tendances
et non des invariants.

– Tout d’abord, ces tueries font souvent un nombre important


de victimes. Si ce dernier diffère selon les passages à l’acte, les
études sur les meurtres de masse s’accordent sur un seuil
minimal de trois victimes décédées (Trichet, 2016, p. 165). Dans
un certain nombre de cas, le meurtrier de masse cherche à faire
le plus de victimes possible tout comme, d’ailleurs, la majorité
des attentats-suicides djihadistes. Cette volonté n’est cependant
pas toujours présente, elle varie notamment selon des critères
identifiables. Si lors de l’attentat du 7 janvier 2015 au siège de
Charlie Hebdo, les victimes étaient ciblées en raison de leur lien
professionnel au journal satirique – tout comme lors du double
homicides du couple de policiers à Magnanville, le 13 juin 2016
–, au cours des attentats de novembre 2015 et à Nice le 14 juillet
2016, les victimes, nettement plus nombreuses, ont été tuées ou
blessées du fait de leur présence contingente sur les lieux
attaqués. Dans ce second cas, la valeur symbolique de ces lieux
et/ou de la festivité républicaine semble avoir déterminé leur
choix par les terroristes. De même, pour les meurtres de masse,
il y a deux cas de figure  : lors de la tuerie de Nanterre, le 27
mars 2002, la volonté de Durn de tuer les membres du conseil
municipal, en premier lieu la maire, était explicite  ; en
revanche, le 6 octobre 1989, Marc Lépine tue quatorze
étudiants de l’École polytechnique de Montréal qu’il avait lui-
même essayé en vain d’intégrer. S’il s’agit dans la volonté du
tueur de commettre un «  fémicide de masse  » (Dulong, 2009,
p.  75), contre des jeunes femmes polytechniciennes, ces
dernières ont eu le malheur de se trouver là, fait de
contingence, lorsque Lépine décida de perpétrer son acte
meurtrier de vengeance. Elles n’étaient ni nominativement ni
personnellement visées.

– Puis, il convient de constater le suicide fréquent de l’auteur ou


des auteurs des attentats-suicides et des meurtres de masse.
Comme ces derniers, les terroristes périssent très souvent lors
du massacre, soit en se suicidant, soit en se faisant tuer par les
forces de l’ordre, forme de suicide indirect (suicid cop). Selon
Daniel Roy, la caractéristique du suicide du terroriste ou du
tueur scolaire est d’être un « suicide de séparation », c’est-à-dire
« séparation d’avec l’Autre qui a pris possession du corps et du
mental du sujet  » (Roy, 2016). Cependant, la recherche d’un
mourir en martyr chez les auteurs d’attentats-suicides leur
confère, en apparence, une particularité sur laquelle nous
reviendrons.

– En outre, les auteurs de meurtres de masse ou d’attentats-


suicides sont, pour nombre d’entre eux, à la recherche, à
travers leur passage à l’acte, d’une autopromotion. À cet égard,
la notion de «  héros négatif  » avancée par le sociologue
Khosrokhavar, à propos des terroristes djihadistes, nécessitera
d’être discutée. Du reste, cette recherche de célébrité n’est pas
sans lien avec un certain usage des réseaux sociaux, en
témoignent notamment les vidéos ou les photos postées dans
lesquelles les djihadistes terroristes font allégeance à Daech [5] .
Les meurtriers de masse les utilisent également pour annoncer
leur passage à l’acte et livrer une sorte de testament posthume.
À  l’ère numérique et d’Internet, les réseaux sociaux
représentent un vecteur privilégié d’une «  mise en scène de
soi  », d’un moi idéal tout-puissant, ainsi que Nathalie Paton le
met en évidence dans son étude sur les tueries scolaires (Paton,
2015). Il s’agit là d’un ressort de la culture du narcissisme
analysée par Christopher Lasch, dans laquelle la question
centrale, ainsi que la formule Jacques-Alain Miller, se pose
ainsi  : «  Comment attirer l’attention  ?  » (Miller, 2002b, p.  15).
Cette question, relève-t-il, était en effet présente dans les
motivations de Richard Durn, l’auteur de la tuerie de masse de
Nanterre en 2002 (Trichet, Hamon, 2015 ; Trichet, 2016).

– Ces sujets ne semblent éprouver au moment de leur passage à


l’acte ni pitié ni crainte, restant impassibles devant le sort de
leurs victimes. En 2013, Lachkar note que les auteurs de tueries
scolaires et les terroristes «  ne ressentent aucune compassion
ou empathie pour ceux qu’ils s’apprêtent à tuer car ils estiment
que leurs victimes méritent de mourir. Ces dernières sont, dans
les deux cas, déshumanisées, diabolisées  » (Lachkar, 2013,
p.  20). Cette désertification des affects serait corrélative d’une
radicale désubjectivation chez ces meurtriers, tueurs scolaires
et terroristes, placés «  sous la commande d’un Autre
implacable, sans pitié, absolument cruel » (Roy, 2016).

– Un vécu d’humiliation et une volonté haineuse de vengeance


sont relativement récurrents chez les meurtriers de masse et les
terroristes suicidaires, et dans lesquels s’ancre la radicalité de
leur passage à l’acte. Selon Lachkar, le terroriste, tout comme le
tueur scolaire, est « avide de vengeance » (Lachkar, 2013, p. 20).
Ces meurtres apparaissent comme des solutions fatales pour ces
sujets leur permettant de sortir de leur place supposée de
victime. Cette violence n’est peut-être pas sans lien avec la
montée au zénith social du statut de victime de la jouissance de
l’Autre et sa sacralisation. Pour les terroristes suicidaires, «  la
victimisation trouve alors une issue dans la violence sacrée  »
(Khosrokhavar, 2014, p.  120). Les témoignages des meurtriers
de masse convergent également vers cette supposée
victimisation. Chez certains de ces sujets criminels, cette
victimisation s’avère délirante.

– Enfin, très souvent, les tueurs de masse et les terroristes


suicidaires perpétuent et légitiment leurs massacres au nom
d’une idéologie totalitaire, qu’il s’agisse de l’islam radical
violent pour les djihadistes terroristes fanatisés ou, chez
nombre de meurtriers de masse, d’idéologies extrémistes
faisant l’apologie du meurtre de supposés ennemis identifiés
comme les représentants d’une population à abattre,
d’opposants politiques (Breivik), de supposés responsables de la
situation politico-économique du pays (Durn, Lortie). Les tueurs
de masse puisent souvent dans l’idéologie néo-nazie, le
suprématisme blanc, l’anarchisme ou des idéologies sectaires,
pour les combiner dans des constructions singulières, s’édifiant,
dans certains cas, dans une logique délirante. Dans ces
massacres, l’idéologie possède une connotation assurément
négative, qui s’oppose à la définition de «  science des idées  »,
que lui avait donnée Destutt de Tracy, en 1796, deux ans après
avoir été emprisonné sous la Terreur. C’est précisément de cette
dramatique période de l’histoire française que provient le
terme de terrorisme, formé en 1794. Ces idéologies fanatiques,
ou « peste[s] des âmes [6]  » (Voltaire, 1769, p. 265), s’avèrent non
dialectisables, ne souffrant aucun débat, et justifient, pour leurs
auteurs, des assassinats de masse. Et dans le cas des terroristes,
l’islam radical violent présente la particularité d’en pousser
certains à l’autosacrifice. De sorte qu’en son fond, dans sa
version fanatique, cette idéologie djihadiste est un pousse-à-la-
mort.

Ces dénominateurs communs ont déjà été en partie repérés,


notamment par Olivier Roy qui constate qu’une fois la bascule
de la radicalisation opérée, « une fois born again, les jeunes ne
se cachent pas et étalent leur nouvelle conviction sur Facebook.
Ils exhibent alors leur nouveau moi tout-puissant, leur volonté
de revanche sur une frustration rentrée, leur jouissance de la
nouvelle toute-puissance que leur donnent leur volonté de tuer
et leur fascination pour leur propre mort. La violence à laquelle
ils adhèrent est une violence moderne, ils tuent comme les
tueurs de masse le font en Amérique ou Breivik en Norvège,
froidement et tranquillement. Nihilisme et orgueil sont ici
profondément liés » (Roy, 2015).

Dans une tribune du Monde, l’écrivain et enseignant franco-


américain Julien Suaudeau estime même, en faisant référence
aux attentats terroristes jihadistes, que «  faire la différence
entre tuerie de masse et terrorisme est absurde  » (Suaudeau,
2016, p. 14).
Ces similitudes n’accréditent pas les recherches d’un prétendu
profil unique et spécifique du meurtrier de masse ou de
l’auteur d’attentats-suicides, dans la mesure où le profilage à
prétention scientifique se fonde sur le rejet de la subjectivité.
À  l’inverse, elles constituent à leur manière des coordonnées
concordantes à partir desquelles il semble envisageable de
discerner les ressorts subjectifs de la logique de ces passages à
l’acte. En ce sens, elles demandent à être affinées, car elles
possèdent des particularités respectives. En effet, il n’est guère
possible de dégager la logique qui oriente les auteurs
d’attentats-suicides sans prendre notamment en compte leur
radicalisation et ses fonctions subjectives, ni la jouissance du
mourir en martyr à laquelle la majorité d’entre eux, mais pas
tous, se livrent.

Mourir en martyr : une logique


(auto-)sacrificielle ordonnée par la
jouissance divine

Si la France, entre 1996 et 2012, a connu une période de


«  sanctuarisation [7]   » de son territoire (Kepel, Jardin, 2015,
p.  16), elle est désormais avec les États-Unis, l’Allemagne et la
Belgique, l’un des pays occidentaux les plus frappés par des
attentats terroristes. En ne considérant que leur mode
opératoire, seul un nombre relatif constitue des attentats-
suicides au sens strict, c’est-à-dire qu’en se tuant le terroriste
entraîne avec lui dans la mort ses victimes. Mais si l’on tient
compte que, dans un certain nombre de cas, aucun plan de fuite
ne semblait prévu, et que le massacre ne prend fin qu’avec la
mort du ou des terroristes abattus par les forces de l’ordre,
nous pouvons en conséquence estimer que ces terroristes
n’envisageaient pas de survivre à l’attentat, mais au contraire
d’y mourir. Comme ce fut le cas à l’Hyper Cacher [8]  le 9 janvier
2015, au Bataclan le 13 novembre de la même année [9]  ou, plus
récemment, à Nice le 14 juillet 2016. Il ne s’agit pas d’une mort
accidentelle, contingente, mais d’un suicide indirect, le
terroriste cherchant à mourir en martyr. En effet, comme le
souligne Pierre Conesa, «  l’attentat-suicide ne nécessite pas de
plan d’évasion », car il « constitue un acte opérationnel violent
indifférent aux victimes civiles, dont la réussite est largement
conditionnée par la mort du ou des terroristes » (Conesa, 2004,
p. 14). On peut donc considérer ces attentats, tels ceux commis
au Bataclan ou à Nice, comme des attentats-suicides.

Aussi, il me semble nécessaire de distinguer les objectifs


stratégiques visés par ces attentats  –  modifier la politique
étrangère du gouvernement français (présence et opérations
militaires françaises en Syrie notamment), générer un rejet et
des tensions à l’égard de la population de confession
musulmane dans le but de provoquer une guerre civile, etc.  –
  de la logique (auto-)sacrificielle du terroriste opérant sur le
territoire français. Cette logique n’est pas réductible aux
objectifs stratégiques recherchés par les idéologues d’État
islamique. Celle-ci s’inscrit dans une tradition martyriologique
fondamentaliste. En effet, il existe, selon Benslama, une
« “martyropathie” de masse [10]  » (Benslama, 2008, p. 72).

D’origine grecque et latine, le terme de martyr signifie


témoin [11] . Dans l’islam, le martyr, chahîd, renvoie, selon
Hurayra, à cinq catégories, dont la dernière nous intéresse
particulièrement puisqu’elle désigne «  celui qui est mort au
service de Dieu  » (cité par Aggoun, 2006, p.  55). Mais cette
dernière catégorie subsume elle-même deux versants. Dans le
premier, le martyr possède une dimension de victime alors que
le second, selon Nader Barzin, « met l’accent sur l’héroïsme de
l’acte de sacrifice, au-dessus de la victimisation qui fait partie
de l’acte  » (Barzin, 2010, p.  180). Il s’agit alors dans ce second
versant de mourir en martyr (istichhâd), terme apparu dans les
années 1980. En effet, auparavant, le terme de mujâhid
(combattant) et celui de chahîd (martyr) ne s’équivalaient pas,
selon Benslama : « Le “mujâhid” n’est pas forcément un martyr,
et le martyr (chahîd) n’est pas nécessairement un combattant
(mujâhid). Le “mujâhid”, en allant au combat, est certes prêt au
sacrifice (fidâ’), il peut devenir “chahîd” s’il est tué, mais le
devenir martyre n’est pas intentionnellement visé, il veut se
battre et survivre » (Benslama, 2008, p. 77).

Mais, d’après Benslama, les années 1980 sont marquées par la


création d’un nouveau signifiant, celui d’istichhâdî, « substantif
par lequel va être désigné celui qui effectue “l’attentat-suicide”.
Autrement dit, on invente à travers ce nom : “le demandeur de
martyre”. Il y a là un virage historique qui fait passer l’univers
de signification du “chahîd” de l’ordre du sujet passif, subissant
son sort accidentellement, à celui d’un actant, en quête de la
mort, sous le mode du vouloir tuer et être tué simultanément »
(ibid., p. 77-78).

Cette invention d’un nouveau signifiant est contemporaine, et


peut-être corrélative, d’une nouvelle pratique d’attentats-
suicides, dès lors «  revendiqué[s] au nom de l’islam  » (ibid.,
p. 78). Relativement récents, les tout premiers attentats-suicides
auraient été commis, au tournant des années 1980, par le
groupe islamiste Al-Da’wa (Conesa, 2004, p.  14) et les Tigres
tamouls (Roy, 2014, p.  112). Ils deviennent alors pour le
Hezbollah [12]  une «  méthode de guerre contre l’occupant
israélien  » (Conesa, 2004, p.  14), avant d’être utilisés par Al-
Qaïda (Roy, 2014, p.  112). Se démultipliant et se propageant à
travers le monde, les attentats-suicides deviennent ainsi une
arme stratégiquement privilégiée par certaines organisations
terroristes, au sein des guerres asymétriques où prédomine la
dimension sacrificielle, afin de développer une politique de
terreur. À travers cette multiplication, Roy distingue deux types
d’attentats-suicides : le premier s’avère nettement en lien avec
des objectifs «  géostratégiques  » nationalistes (Tigres tamouls,
Palestiniens). Roy note que l’auteur de l’attentat « est en général
bien intégré  » (ibid., p.  113). Le second se révèle
stratégiquement plus incertain (Al-Qaïda). « Le gain, relève Roy,
n’est pas rationnel en termes géostratégiques (qu’a rapporté le
11-Septembre  ?)  » (ibid.). Si l’auteur de l’attentat possède des
motivations idéologiques, il met surtout en acte un désir
«  explicite  » de mourir qui «  va au-delà du simple sacrifice  »
(ibid.). Ce second type, que le politologue rapproche du martyr
chiite iranien étudié par Khosrokhavar, semble également
pouvoir être étendu aux attentats terroristes djihadistes
perpétrés en Europe occidentale, et spécialement en France, ces
dernières années.

Des suicides homicides propitiatoires

L’auteur d’attentat-suicide vise le sacrifice de supposés impies.


Les victimes, ravalées à des mécréants, sont offertes «  à la
jouissance de la divinité  » (Blanchet, 2015). L’objet de ce
sacrifice, «  c’est l’objet odieux  : l’objet impur. Il a pour nom
l’apostat et l’hérétique musulman, l’idolâtre et l’impie
occidental  » (ibid.), qui ont pour point commun de vivre en
dehors de la version littérale de la charia promue notamment
par Daech. «  Car, poursuit Blanchet, Dieu jouit aussi de ces
victimes immondes. À vrai dire, c’est leur jouissance immonde
d’impie qui lui est comme telle donnée en offrande  » (ibid.).
Dans l’attentat-suicide, non seulement le terroriste cherche à
tuer le plus de «  mécréants  » possible, offrandes à son «  Dieu
obscur [13]  » mais en outre, il s’offre lui-même, en se tuant ou en
se faisant tuer, à la jouissance divine. Ces massacres et sa
propre mort sont donc l’occasion pour lui de s’extraire de «  sa
condition profane, voire de profané, il rachète son existence
infamante […]. Dans la mort, le combattant djihadiste se
constitue en objet sublime rendu propre à la jouissance divine »
(ibid.). Dans un sens, le jihadiste, auteur d’un attentat-suicide, à
la fois sacrifie, détruit des «  mécréants  » supposés incarner
l’objet immonde, le rebut, l’objet paléa, soit l’objet a lacanien,
mais se détruit également lui-même ou se fait détruire – réduit
lui-même à cet objet a –, pour atteindre un statut d’«  objet
sublime » (ibid.) et ainsi accéder au Paradis. Dans la destruction,
il semble ne pas s’exclure des mécréants. Il menait lui aussi, il y
a peu encore, une vie impie ainsi que l’attestent divers
témoignages de proches, de voisins ou d’amis de terroristes
suicidaires. Par exemple, un cousin de l’ancienne épouse de
Mohamed Lahouaiej Bouhlel, auteur du massacre à Nice, assure
à un journaliste du Daily Mail qu’il «  buvait de l’alcool,
mangeait du porc et prenait des drogues  » (cité par Bourdier,
2016).

Croyant massivement être élevé par son acte de suicide-


homicide au statut de martyr, le djihadiste terroriste est
convaincu d’obtenir l’immortalité de son âme en entrant au
Paradis. Objet d’une sorte d’apologie, la mort est donc
recherchée dans une quête d’immortalité et de bonheur. Abou
Mariam, un Français converti de 24 ans parti en Syrie, déclare à
la journaliste syrienne Loubna Mrie  : «  Le martyre est
probablement le chemin le plus court vers le paradis, et ce n’est
pas quelque chose qu’on m’a appris. Je l’ai directement vu sur
mes camarades martyrs. Sur leurs visages, j’ai vu la félicité, et
j’ai senti l’odeur de musc qu’exhalent leurs dépouilles.  » Il
ajoute pour conclure : « La seule chose qui nous manque pour
atteindre le paradis est la mort » (cité dans Joignot, 2016, p. 7).
Mais la mort doit être vécue comme une «  bacchanale fatale  »
dans laquelle, relève Éric Laurent, «  on passe hors civilisation,
dans une déliaison, faite de jouissance » (Laurent, 2015a, p. 24).
Dans ces deux exigences absolues de sacrifice promues, voire
exigées par la doctrine jihadiste, la jouissance divine «  s’avère
totalitaire : elle se nourrit de tous les objets, nobles et ignobles »
(Blanchet, 2015). En ce sens, cette doctrine est une apologie de
la mort, salvatrice, rédemptrice en quelque sorte, pour les
combattants de cette supposée «  guerre sainte  ». Ils rejettent
l’inexistence de l’Autre et se soumettent aux impératifs d’un
Autre divin avide de jouissance, selon l’interprétation littérale
de la charia qu’en donnent les idéologues du groupe terroriste
État islamique. Adhérant profondément à cet Urvater freudien,
ces jeunes récusent l’assomption du renoncement pulsionnel,
opérateur nécessaire à la civilisation selon Freud. À  ce refus
d’un renoncement à leur jouissance s’oppose la valence
négative d’un déchaînement de jouissance sapant les
fondements de la civilisation, d’un vivre ensemble ordonné et
régulé par un discours déterminant une forme de lien social
pacifié. De sorte que l’on peut s’interroger sur cette
«  héroïsation  » du mourir en martyr. Mais avant, attardons-
nous sur une réalité, certes rare, mais qui peut nous enseigner.
Si ces auteurs d’attentats-suicides sont décrits comme de
«  pures machines de guerre  » (Laurent, 2015b), il arrive
néanmoins qu’un terroriste épargne des personnes se trouvant
là, à portée de fusil, comme au Bataclan le 13  novembre 2015,
également le même soir aux abords du Stade de France, les
kamikazes Bilal Hadfi et Mohammad Al-Mahmod se faisaient
exploser sans faire de victime [14] . Si le contexte reste encore
indéterminé – ont-ils ou non essayé d’entrer dans le Stade de
France ? – on peut néanmoins s’interroger sur ces suicides sans
homicide, et sur cette éclipse d’un des terroristes au cours du
carnage du Bataclan, ainsi que le fait Éric Laurent : « Comment
rendre compte des différences de comportements dans
l’horreur  ? Faut-il supposer des niveaux d’entraînement très
différents ? Des cadres et des exécutants ? Des doses différentes
de captagon, la drogue favorite de Daech, celle qui fait oublier
la peur  ? Ou bien encore, faut-il supposer des battements
subjectifs chez ceux qui veulent se faire pures machines de
mort ? » (ibid.).

Ces faits inciteraient à concevoir des discontinuités ou des


suspensions «  dans la jouissance de tuer et de se faire tuer  »
(ibid.). Et pour les deux terroristes djihadistes du Stade de
France, la suspension de la jouissance du meurtre dévoile la
prévalence de la logique autosacrificielle. Ces deux cas
concordent avec les observations de Benslama  : «  Certains
publient eux-mêmes leur annonce nécrologique sur les réseaux
sociaux avant le passage à l’acte ; d’autres laissent de nombreux
indices afin d’être retrouvés et que s’accomplisse le scénario
final de leur mise à mort  ; d’autres encore se font exploser
même lorsqu’ils n’ont pu atteindre l’objectif qui leur a été
assigné. Ainsi l’identification au martyr l’emporte sur celle du
combattant qui cherche à persévérer dans la vie pour continuer
le combat » (Benslama, 2016a, p. 104-105).
Le martyr, mourir sans combattre, supplante alors
l’identification au combattant. Ces observations mettent en
évidence la nécessité, partagée par nombre d’entre eux, de
mourir. Précisons  : nécessité pour eux de mourir dans le réel,
car il ne semble pas hasardeux de se demander s’ils ne sont pas
déjà morts subjectivement (Roy, 2016). En effet, Daniel Roy
présume que le «  point de terreur sans nom  » rencontré dans
l’Autre djihadiste opère pour ces terroristes suicidaires, selon le
terme de Lacan, comme une « seconde mort », annihilant toute
«  existence symbolique  » (ibid.). S’en dégage donc une logique
qui, peut-être, sous-tend en réalité les attentats-suicides
perpétrés en France. L’expression born again (Roy, 2015)
n’indique-t-elle pas une sorte de renaissance imaginaire liée à
la radicalisation sur fond de mort symbolique ?

Un triomphe narcissique et
médiatique

Diffuser ou ne pas diffuser

Pour des motivations distinctes, les meurtriers de masse et les


terroristes démontrent, dans la plupart des cas, une volonté de
mourir presque sans faille, que ce soit sur le lieu même du
massacre qu’ils viennent de commettre ou lors d’affrontements
ultérieurs avec la police (Merah ou les frères Kouachi). Comme
le note Le Breton, «  dans les tueries scolaires ou dans le
djihadisme […], la mort est à l’horizon de l’acte, elle est désirée
sous une forme extatique comme promesse de notoriété pour
les premiers et de paradis pour les seconds. La mort devient le
principe de l’action  » (Le Breton, 2016, p.  128). Nombre de
témoignages de meurtriers de masse attestent de cette
recherche de notoriété, tel celui de Richard Durn, auteur de la
tuerie de Nanterre en mars 2002, à cet égard probant : « Je vais
devenir un serial killer, un forcené qui tue parce que le frustré
que je suis ne veut pas mourir seul [et aussi] pour laisser une
trace et par vanité. » Il « espère à [son] niveau, être à la hauteur
d’un Ben Laden, d’un Milosevic, d’un Pol Pot, d’un Hitler ou
d’un Staline » (cité par Smolar, 2002, p. 8).

De tels propos, qui possèdent une certaine note


mégalomaniaque, ne sont pas rares chez les meurtriers de
masse, dont le passage à l’acte est souvent l’aboutissement
planifié. Cette programmation s’accompagne d’une sorte de
maîtrise de leur sortie de la scène du monde, qui s’appuie sur le
vecteur médiatique  : «  Tuer, massacrer, fusiller, c’est
finalement faire l’objet d’une médiatisation planétaire. C’est
s’assurer une gloire dont le fait qu’elle puisse être post-mortem
n’a que peu d’importance. Le tueur de masse orchestre cette
future célébrité, tel un metteur en scène, il travaille son
costume, il choisit ses répliques et prend soin en amont de
disséminer quelques clefs qui permettront de comprendre et
d’analyser son œuvre. Ainsi, l’auteur d’une tuerie de masse
diffusera au hasard d’Internet des films et des textes qu’il aura
travaillés des heures durant » (Hassid, Marcel, 2012, p. 154).

S’ils visent le statut de martyr pour, croient-ils, aller au Paradis,


les terroristes djihadistes ne sont pas non plus sans rechercher
une gloire personnelle, une hypermédiatisation à travers les
médias traditionnels, les réseaux sociaux ou d’autres canaux
clandestins de diffusion. Selon Benslama, «  ceux qui
commettent ces actes veulent être connus et reconnus, ils
escomptent une gloire planétaire d’autant plus grande qu’elle
est sanglante. Il s’agit de l’un des ressorts qui conduisent des
individus anonymes, de petits délinquants dans plusieurs cas,
se considérant eux-mêmes comme insignifiants, à devenir le
point de mire de tout un pays, à accéder à une renommée
mondiale et, pour la mouvance à laquelle ils appartiennent, à
devenir des héros » (Benslama, 2016b).

En 2014, le sociologue Khosrokhavar soulignait déjà cette


recherche par les djihadistes auteurs d’attentats-suicides  :
«  Devenu jihadiste, s’il commet un acte “éclatant”, il accédera
du jour au lendemain au statut envié d’une star de réputation
internationale. Peu importe qu’il soit décrit en termes négatifs,
considéré comme un fanatique, qu’on le haïsse – il sera sorti de
l’insignifiance, célèbre. Désormais il compte, il n’est plus
quantité négligeable. Il tire fierté de faire peur  »
(Khosrokhavar, 2014, p. 122).

Si la propagation planétaire de leur image et de leur nom


participe à ce triomphe narcissique, ne faut-il pas alors les
anonymiser  ? La réponse est délicate, tant elle mobilise des
enjeux complexes (droit à l’information, canaux parallèles, etc.),
néanmoins, certains médias français, les journaux quotidiens
Le Monde, La Croix et les chaînes Europe 1, BFM.TV et France
Médias France (Piquard, 2016  ; Ricard, Zeghoudi, 2016) ont
décidé en 2016 de ne plus diffuser certaines photographies des
terroristes djihadistes [15] . Ainsi, Jérôme Fenoglio, le directeur
du Monde, a annoncé que le quotidien ne publierait plus
d’images de djihadistes «  tirées de leur vie quotidienne ou
précédant leur passage à l’acte, souvent prises par eux-mêmes »
(cité par Piquard, 2016 [16] ). Le sociologue Dominique Wolton ne
se montre pas opposé à certaines restrictions de diffusion
d’images et/ou de noms [17]  : « Dans le contexte actuel et d’après
les informations dont nous disposons, les médias occidentaux
servent de caisse de résonance aux jihadistes par leurs visages,
leurs noms, leurs exploits. Cela ne me paraît donc pas
extraordinaire, ajoute le sociologue, que l’on change de fusil
d’épaule et que l’on change de stratégie […] Masquer une partie
des noms ou mettre des initiales, flouter les visages ou mettre
des dessins, cela fait partie des réflexions importantes  » (cité
par Ricard, Zeghoudi, 2016).

La position de Benslama s’avère plus tranchée, estimant qu’il


est désormais temps pour les médias « de tirer les conséquences
éthiques et politiques face à cette stratégie de la terreur, en
refusant leur utilisation comme amplificateurs du crime, en ne
leur offrant pas la renommée par l’abjection  » (-Benslama,
2016b). D’avis contraire, le journaliste David Thomson avance :
«  Les jihadistes n’ont pas besoin des médias de masse pour
exister. Ils ont leurs propres agences de presse, leurs propres
organes de production et de diffusion via Internet. Nous ne
sommes plus à l’époque où Al-Qaeda devait envoyer une
cassette VHS de Ben Laden à la chaîne de télévision Al-Jezira.
Aujourd’hui, les médias classiques n’ont plus la main, les
cercles jihadistes fonctionnent en parallèle. Le processus
d’héroïsation se fait lui aussi au sein de la jihadosphère. Elle
compte déjà de nombreux héros que le grand public ne connaît
pas. Certes, les médias de masse amplifient ce phénomène, mais
l’essentiel ne se joue pas là. Ils sont d’abord des héros – positifs
– aux yeux des leurs ; à l’extérieur, l’héroïsation se fait de façon
négative » (cité par Daumas, 2016b).

Si les positions divergent quant à la diffusion ou non des


photographies et/ou des noms des auteurs d’attentats
djihadistes par les canaux médiatiques traditionnels, chacun
semble néanmoins s’accorder sur les incidences de ces
diffusions dans la djihadosphère. À  l’évidence, «  le danger de
“glamourisation” des tueurs de masse  » (Hassid, Marcel, 2012,
p.  122) et leur héroïsation post mortem, telle celle de Marc
Lépine (Blais, 2008, p.  86-92), concernent également les
terroristes suicidaires djihadistes et leur héroïsation en martyr.

Le jihadiste : « un héros négatif » ?


Selon le sociologue Khosrokhavar, «  le degré ultime de la
radicalisation […] correspond à l’assomption du statut de héros
négatif  » (2014, p.  123), qui opère comme le mirage «  d’une
promotion individuelle  » (ibid., p.  121). Lorsque le jeune
radicalisé assume ce statut et ses implications meurtrières, il
s’engage alors dans la violence armée, prenant très souvent sur
le territoire français la forme d’un attentat-suicide. Ce syntagme
du « héros négatif » est un oxymore, réunissant deux termes qui
s’opposent. Le premier indique la relative célébrité
qu’acquièrent par leurs actes monstrueux ces djihadistes
(Khosrokhavar, 2015). En outre, plus ces derniers sont rejetés
«  par la société “impie” [qui] les déteste, selon le sociologue,
plus ils se sentent confortés dans le statut de héros pour la
société islamique imaginaire dont ils se veulent les martyrs  »
(Khosrokhavar, 2014, p.  123). Ainsi, le terme de héros ne se
réduit pas ici à une starification médiatique, mais épingle aussi
bien leur héroïsation au sein de la djihadosphère que la figure
idéale du héros à laquelle ils cherchent à s’identifier. Ainsi que
le note O.  Roy, «  leur radicalisation se fait autour d’un
imaginaire du héros, de la violence et de la mort, pas de la
charia ou de l’utopie  » (Roy, 2015). Le second terme de ce
syntagme souligne la dimension négative du héros, la terreur
qu’il provoque, la barbarie de son acte et la radicale négativité
des valeurs au nom desquelles il le commet. Pour sa part,
Reginald Blanchet utilise le syntagme de «  héros-martyr  »
(Blanchet, 2015), là aussi pour relever l’héroïsation des auteurs
d’attentats-suicides. Toutefois, le choix du terme héros ne
semble pas le plus approprié, le plus congruent avec la réalité
qu’il est censé qualifier. Certes, son existence et ses incidences
sont indéniables au sein de la djihadosphère, mais son usage
dans le cadre de recherches, et plus encore dans le discours
médiatique, ne vient-il pas donner consistance à cette
héroïsation djihadiste  ? Tout au moins, il est nécessaire d’en
contester la positivité, ce que l’ajout du terme négatif tente de
souligner. En effet, si l’on suit Lacan, l’auteur d’attentat-suicide
est précisément l’inverse du héros puisqu’il s’agit pour le
terroriste suicidaire djihadiste d’atteindre un gain de jouissance
et non son désir. Dans son séminaire L’éthique de la
psychanalyse, Lacan estime que le héros est l’homme du
commun qui parvient à s’orienter dans le champ du désir, qui
ne cède pas sur son désir et en paie le prix, un bien, la livre de
chair, soit une part de jouissance (Lacan, 1986, p. 368-369). Et si
l’auteur d’attentat-suicide sacrifie, selon Khosrokhavar, « le seul
bien dont il dispose, la vie des autres […] et en dernier ressort,
la sienne  » (Khosrokhavar, 2014, p.  123), il les sacrifie pour sa
jouissance et celle supposée de son Dieu, dans l’espoir
d’atteindre une place de martyr au Paradis. À cet égard, Lacan
avance dans son commentaire d’Antigone de Sophocle : « Il n’y
a que les martyrs pour être sans pitié ni crainte. Croyez-moi, le
jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel  »
(Lacan, 1986, p.  311). Notre époque témoigne, en la subissant,
d’une certaine forme de triomphe des martyrs, ici djihadistes,
pour lesquels le monde se divise en deux : les vrais musulmans
et les mécréants. Ne s’agit-il pas là d’une forme de racisme, à
propos duquel Lacan considère qu’il suffit, pour sa constitution,
«  d’un plus-de-jouir qui se reconnaisse comme tel  » (Lacan,
1971, p. 30) ? La « guerre sainte » menée au nom d’une lecture
littérale et totalitaire de l’islam, et spécialement les attentats-
suicides djihadistes répondant au commandement divin vorace
de jouissance, pourrait en être une version contemporaine.

L’islamisation de la radicalité : un
régime de jouissance radical

La fonction et l’importance accordées à la radicalisation dans


l’analyse des liens entre les attentats terroristes perpétrés en
Europe, spécialement en France, et l’expansion du salafisme
radical puis du jihad violent font l’objet d’hypothèses
divergentes. La radicalisation, soit « le processus par lequel un
individu ou un groupe adopte une forme violente d’action,
directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique,
social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan
politique, social ou culturel  » (Khosrokhavar, 2014, p.  7-8), y
occupe une place différente selon qu’elle est rattachée ou non,
dans ses déterminants, à cette montée en puissance de l’islam
radical depuis 2005 (Daumas, 2016a). Il semble que nombre de
terroristes ayant sévi en France, peut-être pas tous, ont islamisé
leur radicalité, pour faire référence à la thèse de O.  Roy,
considérant qu’«  il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam,
mais de l’islamisation de la radicalité  ». L’historien Pascal Ory
rejoint la thèse de Roy «  quand il dit qu’il faut raisonner en
termes moins de radicalisation de l’islam que d’islamisation du
radicalisme. Notre société individualiste libérale mais en crise –
  économique, donc sociale, donc culturelle  – fabrique du
radicalisme. Celui-ci cherche, sinon la solution à ses
souffrances, du moins un exutoire à sa colère, soit dans le
populisme soit dans le totalitarisme dit religieux – qui
s’épaulent l’un l’autre » (Ory, 2016a).

Les recherches de Khosrokhavar abondent en ce sens. En effet,


selon le sociologue, les jeunes déclassés ou issus de la classe
moyenne possèdent peu, voire aucune connaissance véritable
de l’islam (de ses textes fondateurs, de sa pratique religieuse,
etc.), mais s’emparent de ce mouvement totalitaire en
radicalisant et en localisant dans les valeurs européennes,
françaises, démocratiques, le lieu de leur mal, de leur haine. Ils
identifient dans l’Autre démocratique occidental la cause de
leur précarité, qu’elle soit éventuellement familiale, sociale,
économique, spirituelle, et plus sûrement subjective. Ils y logent
leur mal, le kakon de leur être (Trichet, 2012). Dans cette
perspective, Le Breton estime que l’islam de ces jeunes, qu’ils
soient désaffiliés, venus des classes moyennes ou convertis, est
un islam remanié «  selon un sentiment de rejet et
d’humiliation, de déception face à un “Occident” dont ils sont
infiniment proches tout en pensant ne pas y avoir leur place. Il
potentialise dès lors leur colère en lui donnant une légitimité et
un cadre de pensée et d’action » (Le Breton, 2016, p. 120-121).

Selon O.  Roy, il ne s’agit pas d’un mouvement de «  révolte de


l’islam  » ou des «  musulmans  », dans la mesure où les
djihadistes proviennent, pour la majorité d’entre eux, de la
« deuxième génération » (Roy, 2015), alors que 15 à 20  % sont
des Français de « souche » convertis (ibid.). Ces deux catégories
de jeunes ne sont donc pas représentatives de la communauté
musulmane. Essentiellement issus d’une même génération, ils
s’avèrent en rupture familiale, générationnelle et religieuse,
«  plus précisément, relève Roy, avec ce que leurs parents,
représentent en termes de culture et de religion […] ils ne
veulent ni de la culture de leurs parents, ni d’une culture
“occidentale”, devenues symboles de leur haine de soi » (ibid.).
Nombreux sont ceux dont les parents pratiquent un islam
modéré, certains étant même catholiques, d’autres non
pratiquants, et dans certains cas athées. Par ce recours, ces
sujets trouvent ainsi une solution radicale à leur exil auquel, du
reste, chacun se trouve confronté à l’adolescence. La
propagande islamiste violente, en héroïsant ces combattants
suicidaires et en leur conférant un statut valorisé de martyr,
capte ces jeunes déboussolés, à la recherche « d’un point d’où »
ils puissent se voir aimables (Lacan, 1973, p. 243) et donner une
orientation à leur existence (Lacadée, 2007, p 18). Cette funeste
captation opère donc à partir des impasses du sujet à traiter son
exil, c’est-à-dire à inventer une solution singulière lui donnant
sa place pacifiée dans l’Autre. Dévalorisés, rejetés et stigmatisés,
ces jeunes identifient dès lors leur mal, la jouissance dans un
Autre supposé jouir d’eux et pour lequel ils éprouvent une
haine vengeresse pouvant se retourner contre eux. Ici, nulle
ouverture sur un point d’où ouvrant sur un « point de fuite [18]  »
(Biagi-Chai, 2016), mais engluement imaginaire.
Le «  retournement sur la personne propre  » constitue l’un des
destins possibles des pulsions isolés par Freud (1915, p. 25). Ce
destin pulsionnel, à un degré nettement moindre, est déjà à
l’œuvre lors des émeutes de 2005 [19] . Ces dernières concordent
avec le « passage à un nouvel âge de l’islam en France [qui] se
produit au moment même où, à l’échelle internationale, la
mouvance islamiste radicale exprimée par le djihadisme
amorce sa propre mutation  » (Kepel, Jardin, 2015, p.  33-34).
L’analyse développée par Kepel corrobore ce retournement sur
la scène sociale [20] . Ce dernier remarque en effet que «  le
spectre » de ces émeutes « est essentiellement autodestructeur »
(ibid., p.  35). Les infrastructures publiques vandalisées,
incendiées et détruites sont celles dont précisément ces jeunes,
et habitants des quartiers populaires, avaient l’usage («  écoles,
gymnases, bureaux de poste ou moyens de transport  » [ibid.]).
Toutefois, il ne s’agit pas d’amalgamer ces émeutes et les
attentats terroristes, qui se distinguent nettement (Garapon,
2016, p.  49), mais de repérer la présence commune de ce
retournement autodestructeur, qui n’était pas sans portée
symbolique en 2005.

Dans un certain nombre de cas, il semble que l’on retrouve un


point commun avec les meurtriers de masse adhérant
massivement à une idéologie radicale prônant la violence
armée, telle que l’idéologie néo-nazie, le suprématisme blanc,
etc. En effet, dans les témoignages qu’ils laissent, nombre de
meurtriers de masse affirment se venger d’humiliations,
assouvissant alors leur haine à l’égard de leurs victimes de
manière ciblée ou indifférenciée. Ainsi, lors d’une conversation
rapportée par le site belge 7 sur 7, entre l’islamologue
Montasser AlDe’emeh et Abdelmalik Boutalliss, ce dernier, peu
avant de commettre un attentat-suicide, lui confie  : «  Les
musulmans combattent sur le chemin d’Allah. Vous, qui restez
chez vous, vous êtes dans le péché parce que vous n’êtes pas
venus rejoindre le califat. Vous n’avez pas de courage pour
Allah. Vous restez en Belgique à vous faire humilier. Pour rien !
Venez au front  ! Combattez  ! Nous vivons pour Allah, nous
sommes les esclaves d’Allah et nous refusons d’être des esclaves
pour quelqu’un d’autre qu’Allah » (cité par Collignon, 2015).

La faille de la démocratie et la faille de


l’inconscient : une communauté de
structure ?

La faille du symbolique, qui n’est pas contingente mais de


structure, répond en quelque sorte à la faille de la politique, qui
fut qualifiée au milieu des années 1990 de «  fracture sociale  »
par Marcel Gauchet, puis de «  fracture de la vérité  » (cité par
Miller, 2002a, p. 12). Pour Miller, cette division de la vérité vaut
comme perte du Un (ibid., p. 13-14). Les démocraties procèdent
de cette division que rejettent les totalitarismes, qui font
précisément la promotion du Un. Cette communauté de
structure constitue, semble-t-il, ce que Miller vise à cerner
quand il estime que l’inconscient politique est l’inconscient
dans son lien à l’Histoire, rejoignant l’Histoire. Le «  Un en
politique  » (Miller, 2002a, p.  12) imposé par les totalitarismes
vectorise l’islam radical violent développé notamment par
Daech, tandis que dans le régime démocratique, la vérité «  est
vouée à être divisée » (ibid.). Ainsi, « l’Autre est divisé et n’existe
pas comme Un » (ibid., p. 14) vaut aussi bien pour l’inconscient
que pour la démocratie, en quoi «  l’inconscient est politique  ».
Les témoignages de jeunes djihadistes ou de jeunes souhaitant
s’engager dans le jihad l’attestent. Ceux-ci font l’insupportable
expérience de cette faille, ne trouvant pas de point d’appui pour
s’en protéger, un point d’appui dans l’Autre à partir duquel il
pourrait exister un point d’où ils pourraient trouver une place
dans le lien social, dans un vivre-ensemble relativement pacifié.
Ils trouvent en revanche dans l’adhésion, dans l’allégeance à
l’islam radical, une consistance imaginaire qui, à l’inverse,
s’emploie à saper le lien social, tout en cherchant néanmoins à
y exister (photo dans le journal, etc.). Il s’agit pour ces sujets
d’attirer le regard de l’Autre, en réponse au rejet de l’Autre,
qu’ils vivent comme une injustice. Mais ils s’enferment alors,
sans possibilité de retour, dans un « jouir de l’injustice » (Miller,
2002b, p. 13).

L’idéologie djihadiste chercherait à obturer la faille


démocratique, le «  pas-tout social  » conditionné par la
globalisation (ibid., p. 19) et ses effets de malaise, c’est-à-dire de
symptômes dans la civilisation. Le djihadiste semble l’obturer
en se vouant «  à être l’instrument du commandement divin,
commandement absolu et totalitaire » (Blanchet, 2015), et en se
soumettant à une lecture littérale de la charia, ordonnant dès
lors son existence. Pour cette organisation terroriste, du reste
comme pour les autres, la vérité existe, elle est Une. Elle doit
conduire à la néo-umma, cette pseudo-communauté musulmane
régie par les lois divines d’Allah. Ce Un se situe à l’opposé de la
démocratie, de sa vérité divisée  : «  Ce sont des adolescents ou
des hommes qui ne supportent pas le relativisme des valeurs de
nos sociétés démocratiques. À leurs yeux, la vérité est unique, il
n’existe qu’un seul Dieu et une seule foi. Le grand récit du
djihadisme propose un prêt-à-penser pour des jeunes sans
attaches, en quête de repères, de croyances solides pour
s’enraciner enfin dans un monde où ils peinent à trouver une
raison d’être » (Le Breton, 2016, p. 124).

Ce relativisme démocratique comporte donc une perte de


l’unicité de la vérité et repose sur le pluralisme
communautaire, religieux, politique, etc., donnant lieu à des
figures variées de l’Altérité. Aussi, on saisit mieux le pouvoir
d’attraction du discours djihadiste et la volonté de ses
idéologues de construire une néo-umma. Car, comme le note
Garapon, cette «  communauté utopique  », telle qu’elle vise à
mettre en œuvre une destruction radicale de l’Altérité,
« contourne la question politique, qui est celle de la pluralité »
(Garapon, 2016, p. 47). Cette néo-umma cristallise un des points
d’impossible sur lesquels se fonde cette idéologie, impossible
d’assumer la communauté de structure entre régime
démocratique et structure du désir  : «  Au niveau du désir, en
démocratie, le Un de l’union est toujours perdu  » (Laurent,
2016, p. 227).
Dans un sens, ces totalitarismes, et en particulier le djihadisme,
visent à produire une forme d’holophrase de la division
démocratique. Ce qui implique, me semble-t-il, pour celui qui
adhère massivement au djihadisme, une position subjective se
caractérisant par le rejet de la division signifiante, de la
castration au profit de la séparation. Cette position peut-elle
s’inscrire dans la série ouverte par Lacan (1973, p.  215), dans
laquelle il loge, uniquement à partir de ce critère de la position
subjective, le paranoïaque, le débile, et le PPS  ? Cela est
évidemment à discuter. Mais il ne s’agit pas uniquement de
croyance, fût-elle religieuse, qui implique la division. Nombre
de ces jeunes n’ont guère de connaissances de l’islam, de ses
pratiques quotidiennes. Leur adhésion massive à l’idéologie
djihadiste rompt avec le registre de la croyance, car elle s’ancre
dans une impossible « ouverture dialectique ». Cette « prise en
masse  » (Lacan, 1973, p.  215) délivre alors, pour qui y adhère,
une vérité unique, tout en lui prescrivant une identification
idéale, celle du mourir en martyr.

La concordance, et même l’articulation logique, entre la faille


démocratique et le réel de la structure se cristallise dans
l’inexistence de l’Autre, dont les conséquences se mesurent à
l’aune des pertes des repères traditionnels, obligeant chacun à
l’invention d’un traitement de l’indicible de sa jouissance. Mais,
à l’occasion, ces modes de jouir peuvent sur un trait commun se
collectiviser. Des sujets partageant un point de réel peuvent se
rassembler dans des communautés de jouissance. Leur mode de
jouir s’en trouve ainsi valorisé et même revendiqué. Opère
ainsi un point d’identification entre pairs, semblables, où
l’altérité n’est pas recherchée mais élevée au rang de casus belli.
Cette communauté vit à côté, à l’extérieur, mais parfois pour le
pire. L’altérité est vécue comme l’ennemi à abattre. Les autres
deviennent, comme dans le cas du djihad, des «  mécréants  »,
des « impies ». Les semblables, ici, sont les frères, les épouses, le
contingent de djihadistes appartenant essentiellement à la
même classe d’âge, à la même seconde génération. Comme le
note Olivier Roy : « Ils se radicalisent autour d’un petit groupe
de “copains” qui se sont rencontrés dans un lieu particulier
(quartier, prison, club de sport) ; ils recréent une “famille”, une
fraternité. Il y a un schéma important que personne n’a étudié :
la fraternité est souvent biologique. On trouve très
régulièrement une paire de “frangins”, qui passent à l’action
ensemble (les frères Kouachi et Abdeslam, Abdelhamid
Abaaoud qui “kidnappe” son petit frère, les frères Clain qui se
sont convertis ensemble, sans parler des frères Tsarnaev,
auteurs de l’attentat de Boston en avril 2013). Comme si
radicaliser la fratrie (sœurs incluses) était un moyen de
souligner la dimension générationnelle et la rupture avec les
parents. La cellule s’efforce de créer des liens affectifs entre ses
membres » (Roy, 2015).

Ils se radicalisent entre eux, mais le voyage initiatique dans une


zone de conflit, la rencontre d’un plus âgé, en âge d’être un
frère aîné, constituent également des temps importants dans la
bascule subjective de la radicalisation. On connaît l’influence
des deux recruteurs français opérant sur Internet, Rachid
Bassim [21] , notamment sur Adel Kermiche et Malik Petitjean, ou
celle d’Abou Saad Al Maghrebi qui recrute en particulier des
jeunes filles mineures (Seelow, 2016, p. 14). Sans le recours à un
discours établi régulant et limitant la jouissance, celle-ci se
collectivise dans des cellules de va-t-en-guerre. Geneviève
Morel identifie dans cette différence un point de discontinuité
entre les meurtriers de masse et ces terroristes (Morel, Adins,
Kepel, 2016, p.  92). Certes, à la différence des meurtriers de
masse agissant majoritairement seuls, et parfois en binôme [22] ,
les terroristes opèrent plus souvent en cellule, celle-ci trouvant
de surcroît un point d’appui parmi les idéologues djihadistes en
zone irako-syrienne. Toutefois, l’attentat-suicide n’implique
dans son passage à l’acte qu’un ou deux terroristes, qui tueront
et mourront, et non pas l’ensemble des membres de la cellule
organisatrice. Ces attentats partagent avec les meurtres cette
(auto)destruction de masse mais non son organisation.

Les Uns contre l’Autre

En dehors des zones de conflits armés dans lesquelles les


combattants mènent la « guerre sainte », ce sont donc des pays
démocratiques qui sont les plus frappés par des attentats. Car,
comme le note Khosrokhavar, dans l’idéologie islamique
radicale «  l’idolâtrie démocratique consiste à substituer à Dieu
un peuple par son aliénation et par la manipulation des élites
perverses » (2014, p. 120).
Envisageant en 2014 un rapprochement entre les attentats-
suicides perpétrés par des sujets liés à Al-Qaïda et les auteurs de
tueries scolaires, Roy constate qu’il est «  curieux qu’on soit
aveugle à la concomitance entre les attentats d’Al-Qaïda et les
attaques suicidaires de jeunes lycéens  » (Roy, 2014, p.  116).
Selon le politologue, cet aveuglement procéderait d’une « fausse
téléologie  : l’attentat d’Al-Qaïda est islamique et renvoie à la
question “Que dit l’islam  ?”, alors que les attentats du type
Colombine ne seraient que l’expression d’individus isolés ayant
un problème psychiatrique  » (ibid.). Roy relève que ces
violences sont contemporaines  : «  Ce sont des dizaines de cas
qui ont fait des dizaines voire maintenant des centaines de
victimes aux États-Unis, en Finlande ou en Allemagne (mais pas
en France, ni en Italie, ni en Espagne) sur une période de temps
identique à celle des activités d’Al-Qaïda » (ibid.).

En effet, la situation nationale est particulière. Le France fut le


pays européen le plus frappé par des tueries de masse entre
1995 et 2004, au moins sept meurtres de masse y furent
perpétrés, soit presque les trois quarts des meurtres de masse
commis en Europe [23] . En revanche, depuis 2005, la France est
relativement épargnée par les tueries de masse, notamment les
tueries scolaires. Depuis le drame de Meyzieu en 2008 [24] ,
« aucun acte de ce genre, notait Lachkar en 2013, n’a été relevé,
et la France semble davantage touchée par des attaques
commises par des adultes, comme le montre le raid meurtrier
de Mohamed Merah dans une école toulousaine, en mars 2012 »
(Lachkar, 2013, p. 22). Mais neuf ans plus tard, le 16 mars 2017,
une fusillade éclate au lycée Alexis-de-Tocqueville de Grasse et
fait quatorze blessés [25] . Toutefois, ce drame ne modifie pas le
constat dressé par Lachkar. La France est désormais, depuis
2012 et les crimes commis par Merah, et surtout depuis
deux ans, l’un des pays les plus ciblés par les attentats-suicides
djihadistes, puisque, entre juin 2014 et juillet 2016, une
douzaine d’attentats en lien avec l’EI ont été commis sur le
territoire national [26] . Certes, leur nombre dépasse celui des
meurtres de masse, mais la France est là aussi, aux côtés de
l’Allemagne et de la Belgique, un territoire européen privilégié.
Il serait évidemment trop simplificateur d’appréhender
exclusivement, sur la base de ces chiffres, les attentats-suicides
perpétrés en France comme les répliques des meurtres de
masse du tournant du XXIe siècle. Toutefois, il serait illusoire de
ne voir dans les meurtres de masse et les attentats-suicides
terroristes perpétrés dans les pays occidentaux que des
épiphénomènes accidentels et sporadiques de la globalisation,
commis par des individus ou des cellules isolés  ; ne serait-ce
que parce que nombre d’attentats ont été déjoués avant leur
mise en acte meurtrière, et ce depuis une vingtaine d’années
(Kepel, Jardin, 2015, p.  59). Ceux-ci semblent au contraire
ressortir de l’extension d’une violence politique contemporaine.
Ainsi que le relève Ory, « la tuerie commise par Anders Breivik
(soixante-dix-sept morts, cent cinquante et un blessés) ou les
attentats à répétition aux États-Unis attribuables à des
extrêmistes, pour ne citer que ces exemples, dessinent le visage
d’une violence politique radicale répandue dans tout
l’Occident » (Ory, 2016b, p. 159).
La haine de l’Occident vise son régime politique démocratique
et, partant, la destruction du sujet démocratique et son réel
insupportable. Toutefois, cette violence ne se réduit pas à sa
dimension politique hétéro-agressive, là réside sans doute sa
particularité, car elle se fonde également sur une logique
d’autodestruction. Dans un sens, le pouvoir d’attraction de
l’idéologie djihadiste s’enracine, selon Roy, dans sa
«  perspective nihiliste  […] où la vie ne vaut pas la peine d’être
vécue ». Si celle-ci semble avoir surgi chez les combattants d’Al-
Qaïda, et s’être ensuite propagée chez les autres groupes
djihadistes, Roy considère qu’« Al-Qaïda ne fait qu’exprimer un
nihilisme générationnel qui, lui, ne s’embarrasse pas des
frontières religieuses » (Roy, 2014, p. 116). Le politologue étend
à une génération cette fuite du sens de la vie, de repères
orientant et donnant à l’existence une valeur sacrée. Ce
nihilisme «  des radicaux  » prendrait son essor sur un
«  sentiment de non-appartenance  » (ibid.) au monde et, en
particulier, à la communauté musulmane. Selon Roy, les
auteurs d’attentats-suicides, mais tout aussi bien leurs
promoteurs, partagent ce sentiment de «  déterritorialisation  »,
soit une sorte d’exil de l’Autre du sujet vectorisée par la
recherche d’une jouissance conclusive. Roy précise : « Ils ne se
battent jamais au sein d’une communauté concrète de
musulmans, ils ne sont jamais intégrés comme acteurs d’une
telle communauté. Ils pratiquent le nomadisme djihadique, le
plus souvent à la périphérie du monde musulman (Tchétchénie,
Afghanistan, Sahel, Bosnie). Ils proviennent la plupart du temps
de la périphérie occidentalisée (Europe, États-Unis). Leur
trajectoire implique souvent trois pays (celui d’origine de la
famille, celui de leur éducation et celui de l’action)  » (Roy,
2016a, p. 115).

D’où le succès promotionnel d’une pseudo-communauté


imaginaire transnationale et d’un paradis aux promesses de
jouissance illimitée congruent avec le discours capitaliste : « Ces
tueurs sont […] les héros d’une époque nihiliste et de stupidité
spectaculaire : l’ère du capitalisme » (Berardi, 2016, p. 26). Mais
ce succès reste dans la dimension imaginaire et nourrit la face
pseudo-idéale, publicitaire pourrait-on dire, de Daech, où cette
communauté représente une sorte de produit d’appel pour
vendre la mort, son véritable programme. Comme l’analyse
Roy  : «  Daech déclare vouloir établir un califat, établir une
société islamique pure et juste. Or quelque chose cloche  : si
vous pensez que vous rejoignez un mouvement qui va créer la
société juste, vous ne vous tuez pas, ou alors vous êtes prêt à
vous sacrifier mais vous aimeriez bien quand même vivre dans
la société bonne et juste, etc. Mais aucun d’entre eux ne le
souhaite. Quand ils vont en Syrie, ils y vont pour le djihad, ils y
vont pour la mort. Dans le fond, ils ne croient pas au projet
utopiste que Daech met en avant. Et même Daech, à y regarder
de près, ne met pas en avant de projet utopiste dans ses textes,
mais l’apocalypse et l’annonce de la fin des temps  » (Roy,
2016b).

Ces terroristes suicidaires optent pour le réel du plus-de-jouir,


et non pour l’imaginaire communautaire. Ils traduisent, estime
Gauchet, «  leur sécession personnelle et sociale en langage
religieux » (Gauchet, 2016, p. 81). Ils rejoignent dans ce choix les
meurtriers de masse qui représentent une sorte d’épure de
cette « violence mondialisée » (Garapon, 2016), mise en acte par
des Uns-tout-seuls. Soit une guerre des Uns contre l’Autre.

Conclusion

Si les meurtres de masse et les attentats-suicides ne se


recouvrent pas, ils présentent cependant des caractéristiques
communes, que nous avons dégagées sans prétendre à
l’exhaustivité. Ils ne constituent pas de nouvelles violences, qui
seraient inédites dans l’histoire de l’humanité et celle de
l’Europe occidentale, en particulier. Il convient toutefois de
relever leur nette augmentation, tout d’abord au milieu des
années 1980, puis au milieu des années 2000 [27] . Celle-ci semble
corrélée avec le contemporain de notre modernité et ses
impasses civilisationnelles, ainsi que le montre la logique sous-
tendue par ces suicides-homicides. La globalisation, la structure
sociale qu’elle induit, impose un mode de lien social précaire où
prévaut non plus le sens du bien commun, une collectivisation
du renoncement pulsionnel et sa sublimation, mais au contraire
un éclatement des discours traditionnels, une pluralisation des
régimes de jouissance, communautaires ou individuels. Et ce
faisant, à l’occasion, une « radicalisation du pousse-au-jouir […]
qui fait sauter le corps  » (Laurent, 2015a, p.  24). Nos sociétés
occidentalisées peinent, et dans une certaine mesure échouent,
à agréger autour d’un ou de quelques signifiants-maîtres ces
sujets sans repères. Cet échec témoigne de la fin du règne du
monopole du Nom-du-père. La promotion de soi prévaut,
l’individualisme impose un régime de jouissance narcissique
aux effets délétères. L’historien Pascal Ory considère même que
«  l’individualisme produit du terrorisme  » (Ory, 2016b, p.  231).
Les faits abondent en faveur de cette thèse, à laquelle il semble
nécessaire d’en ajouter une seconde  : la «  disparition de soi  »
(Le Breton, 2016, p.  130). Ainsi, l’analyse de l’idéologie
djihadiste et de son programme apocalyptique s’avère
insuffisante, dans la mesure où, comme le souligne Olivier Roy,
certains terroristes ne sont pas partis faire le djihad, et les
djihadistes ne deviendront pas tous terroristes suicidaires  :
«  Les terroristes aujourd’hui sont un sous-ensemble des
djihadistes » (Roy, 2016a, p. 16). Aussi, ces attentats-suicides ne
sont réductibles ni à des effets de discours de propagande, ni
même à leur utilité stratégique dans la guerre asymétrique
opposant groupes terroristes islamistes et États-nations
occidentaux. Ils répondent également à une autre logique où
s’articulent la fonction du passage à l’acte et la position du sujet
dans le lien social, celle-ci devant être vérifiée au cas par cas.
Ces sujets viennent s’identifier à « un lieu d’impossible » dans le
discours (Laurent, 2015a,  p.  24). Cette identification à l’objet a
répond à cet impossible, au trou dans l’Autre du sujet ainsi
divisé, qui est aussi bien l’Autre démocratique. On peut ainsi
saisir les propos de Marcel Gauchet les qualifiant de « soldats de
l’impossible et de l’autodestruction » (Gauchet, 2015, p. 81), que
l’on peut du reste étendre aux meurtriers de masse, et aux
tueurs scolaires en particulier. Ainsi, ces deux variétés de
suicides homicides témoignent, avec la particularité propre à
chaque sujet, des effets d’anéantissement dûs au rejet de la
différence, qui porte sur les modes de jouir pluralisés. En cela,
ils sont martyrs, c’est-à-dire témoins des effets de ségrégation
de cette pluralisation et de son refus radical, mais aussi
bourreaux portant cette ségrégation jusqu’à l’(auto)destruction.
Cette dernière incite, au-delà des motivations utilitaristes et/ou
idéologiques, à postuler qu’ils ne sont pas sans lien avec les
« crimes de jouissance » (Miller, 2007, p. 13).

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Notes du chapitre

[1]  ↑  Si certaines études incluent notamment dans cette catégorie nombre de


meurtres multiples intrafamiliaux, d’autres, en revanche, les excluent. Sur ce point,
voir Trichet (2016). Dans ce chapitre, nous n’incluons pas les tueries familiales.

[2]  ↑  Entre 1984 et 2011, 39  % des meurtres de masse sont perpétrés dans un
établissement scolaire ou universitaire (Hassid, Marcel, 2012, p. 98).

[3]  ↑  Notre étude porte sur les attentats djihadistes perpétrés en Europe, et
spécialement en France, par des ressortissants européens.
[4]  ↑  Bien qu’ils relèvent les motifs djihadistes de Merah, les deux auteurs
l’intègrent dans la sous-catégorie des spree killers, qui compose, avec les meurtriers
de masse et les tueurs en série, la catégorie des meurtres multiples.

[5] ↑  Notamment en levant un doigt de la main droite. Sur ce point, voir Aggoun,
2006, p. 55.

[6] ↑  Voltaire précise : « Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la
fièvre […] celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique » (Voltaire, 1769,
p. 263).

[7] ↑  Soit entre les attentats commis par Khaled Kelkal en 1995 et Mohamed Merah
en 2012.

[8] ↑  La veille, à Montrouge, Amedy Coulibaly avait assassiné une policière.

[9]  ↑  Les trois terroristes Samy Amimour, Ismaël Omar Mostefaï et Foued
Mohamed-Aggad portaient du reste des ceintures explosives.

[10] ↑  Benslama emprunte le terme de « martyropathie » à Khosrokhavar (2002).

[11] ↑  Dans son séminaire Encore, Lacan s’adressant à ses auditeurs précise : « Vous
savez que martyr veut dire témoin – d’une souffrance plus ou moins pure » (Lacan,
1975, p. 105).

[12] ↑  Cette « organisation islamiste libanaise financée par l’Iran » renouvelle, selon
Pascal Ory, « en matière politique la tradition du martyr chiite » (Ory, 2016b, p. 220).

[13] ↑  Dans son séminaire de 1964, Lacan évoque le nazisme et les « dieux obscurs »
(Lacan, 1973, p.  247) au nom de qui et pour lesquels d’atroces sacrifices et
exterminations ont été commis.

[14] ↑  Le frère de ce dernier, Ahmad Al-Mohammad, s’est fait exploser faisant alors
une victime. Cf. Bonnefoy, 2015 et Anonyme, 2016.

[15] ↑  La radio généraliste Europe 1 a décidé en 2016 de ne plus mentionner le nom


des terroristes djihadistes (Piquard, 2016).

[16] ↑  Il précise néanmoins dans son communiqué que « cette règle ne concerne pas
les images apportant différents types de preuves (par exemple, capture d’écran
attestant d’une présence à tel endroit, photo de groupe donnant des informations sur
des proximités entre personnes ou réseaux), accompagnées d’explications et
éventuellement recadrées, ou les documents d’identité » (cité par Piquard, 2016).
[17] ↑  Il critique en revanche le traitement médiatique des attentats : « Au nom de
l’information transparente, rapide et événementielle, on en fait trop. Beaucoup trop.
Si on retire les noms et les photos mais que l’on continue à être dans la même vitesse
quasiment hystérique de l’événement, cela aura les mêmes effets » (cité par Ricard,
Zeghoudi, 2016).

[18] ↑  Cf. son chapitre dans le présent ouvrage.

[19]  ↑  Comme le note Kepel, l’état d’urgence est alors proclamé par le
gouvernement, «  une première depuis la fin de la guerre d’Algérie  » (Kepel, Jardin,
2015, p. 33).

[20] ↑  La médiatisation des émeutes de 2005 amplifie et dénature largement «  un


mouvement, réactif et spontané, ne se nourriss[ant], jusqu’à épuisement, que des
aléas de son propre spectacle, y compris télévisuel » (ibid., p. 36). Dans le contexte de
ces violences devenues spectacle, la télévision, relève Lacadée, « devenait le point de
perspective, le point d’où la jeunesse se regardait, et aussi celui où, de façon
paradoxale, elle donnait à voir ce qu’on était en train de faire d’elle. “Plus je brûle,
plus j’existe”, actualisait dans la violence une sorte de cogito de l’acte  » (Lacadée,
2007, p. 7). Sans assimiler ces émeutes et les attentats djihadistes, constatons toutefois
que déjà, en 2005, la médiatisation des violences commises par des jeunes de cités
participait de cette logique d’auto-destruction trouvant, dans la boucle médiatique
des images, un support pour le pire. Sans commune mesure, les attentats portent à
l’acmé cet impératif du pousse-au-jouir, ici sacrificiel, et sa médiatisation.

[21] ↑  Âgé d’une trentaine d’années, il peut ainsi faire figure de grand frère et user
de ce lien pseudo-fraternel.

[22]  ↑  D’après Dulong (2009, p.  107), les meurtriers de masse de moins de 20  ans
agissent dans 60 % des cas en équipe.

[23] ↑  Il y en aurait eu sept en France entre 1995 et 2004, sur les quarante-deux au
monde dont dix en Europe (Hassid et Marcel, 2012).

[24]  ↑  Un collégien de 15  ans avait planifié une tuerie scolaire dans son
établissement situé à Meyzieu (Rhône). Il a blessé à l’arme blanche trois collégiens.

[25] ↑  Le suspect est un élève du lycée Tocqueville.

[26] ↑  Cette estimation regroupe les attentats revendiqués (sept), attribués (un) ou
vraisemblablement en lien (quatre) avec l’EI (cf. Audureau, Zerrouky, Vaudano, 2016).

[27] ↑  Attentats de Madrid (11 mars 2004) et de Londres (7 et 21 juillet 2005).


L’innomé. De l’obscur au dire,
l’espace du hors-sens
Pierre-Paul Costantini
Pierre-Paul COSTANTINI est psychanalyste, maître de
conférences en psychopathologie, EA 4050 «  Recherches
en psychopathologie  :  nouveaux symptômes et lien
social  », université Rennes 2, place Recteur-le-Moal,
35043  Rennes cedex. Ancien expert près du tribunal de
grande instance de Metz et psychologue au SMPR de Metz.

pierre-paul.costantini@uhb.fr

« La terre était belle d’être retrouvée Belle et déshabitée »

(Delbo, 1970, p. 178).

Un poème

« Tout au fond
de la crevasse des temps,
près de la
glace alvéolaire,
attend, cristal de souffle,
ton inébranlable
témoignage »
(Celan, 1967, p. 239)

I l est toujours difficile de pouvoir témoigner. Bien souvent les


mots manquent à dire ce qui, au-delà des faits, constitue
l’essence même de ce qui s’est déroulé. Le réel de la violence y
est indicible. La formule d’Adorno «  écrire un poème après
Auschwitz est barbare » (Adorno, 1955, p. 26) témoigne plus de
cet impossible que d’une réelle condamnation. D’ailleurs, il
reviendra plus tard sur le malentendu né de cette affirmation :
«  Je suis prêt à concéder que, tout comme j’ai dit que, après
Auschwitz, on ne pouvait plus écrire de poèmes – formule par
laquelle je voulais indiquer que la culture ressuscitée me
semblait creuse –, on doit dire par ailleurs qu’il faut écrire des
poèmes, au sens où Hegel explique, dans l’Esthétique, que, aussi
longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les
hommes, il doit aussi exister de l’art comme forme objective de
cette conscience » (Adorno, 1966, p. 164). Primo Levi, confronté
à cet impossible, pourra affirmer que le témoin de l’Holocauste
est celui qui a subi totalement l’épreuve. Donc demeure le
survivant, et celui qui est le réel témoin est le témoin mort.
«  Avec le recul des années on peut affirmer aujourd’hui que
l’histoire des Lager a été écrite presque exclusivement par ceux
qui, comme moi-même, n’en ont pas sondé le fond » (Levi, 1986,
p.  17). D’autres comme Celan ont osé dire cet impossible, dans
un affrontement avec la langue et les mots. La seule façon de
résister consistera à chercher dans la langue et ses impasses
une façon de survivre. Comme l’écrit Jean-Pierre Lefebvre dans
sa préface de Choix de poèmes de Paul Celan, «  un verbe va
subsister avec toute la force du refus de l’humiliation  : stehen,
être debout, persister […] sa poétique se fonde là : donner sens
à la parole, c’est creuser son néant, “donner son ombre”  »
(Lefebvre, 1959, p. 10-11). Dès lors, il nous appartient de creuser
le néant, afin que ne se perdent pas ces «  voix, dans le vert  »,
ces « voix venues du chemin des orties », ces « voix à l’intérieur
de l’arche  » où «  les bouches sont à l’abri. Vous qui sombrez,
entendez-nous aussi » (Celan, 1959, p. 9).

Une rencontre

L’instant de ma mort (Blanchot, 1994) est le récit énigmatique


d’un homme vieillissant, qui se souvient  ? Qui imagine  ? «  Un
jeune homme – un homme encore jeune –, empêché de mourir
par la mort même  » (ibid., p.  9). Comme si le temps avait été
nécessaire pour s’approprier ce qui un temps lui fut ravi : « La
rencontre de la mort et de la mort  ?  » (ibid., p.  11). La vérité
allégorique du texte dénude la vérité événementielle, d’ailleurs,
tout dans ce court récit déjoue les certitudes. « Je me souviens »,
« d’un jeune homme – un homme encore jeune », « Je sais – “le
sais-je” –  », «  “À  sa place”, je ne chercherais pas à analyser ce
sentiment de légèreté  », «  “Je crois” qu’il s’éloigna  », «  Je sais,
“j’imagine”, que ce sentiment inanalysable changea ce qui lui
restait d’existence. » Les mots dans leur incertitude se refusent
à fixer la narration, effaçant ce que précédemment ils avaient
affirmé, ils laissent le lecteur dans une attente indécise et
inquiète. Quelle valeur accorder à ce qui se refuse à être un
témoignage et à quoi se refuse l’auteur par l’affirmation d’un
style qui nous éloigne de tout récit et de toute narration ? C’est
parce que ce texte se déjoue des effets de style, et aussi parce
que nous sommes invités à explorer ce que cette mort
empêchée fait résonner que «  [le] mot, presque privé de sens,
est bruyant » (Blanchot, 1980, p. 87).

L’instant de ma mort

Les Allemands au temps où, déjà vaincus, ils luttaient avec une
«  inutile férocité  » (ibid., p.  9), croisèrent dans une grande
maison, celle que l’on appelait le « château », un jeune homme
qui naïvement leur ouvrit les portes. Il fut surpris par les
hurlements qui avec une rage démesurée intimaient aux
habitants du lieu de sortir. L’officier nazi, dans un «  français
honteusement normal  », commandait, voire exigeait que tous
furent dehors (ibid., p.  10). Au regard de tous, il montra les
douilles qu’il avait trouvées et qui témoignaient du combat qui
y avait eu lieu. Au jeune homme déjà vieillissant, il hurla « voilà
à quoi vous êtes parvenu » (ibid.).

Sans un soupçon de procès, il mit ses hommes en rang, afin que


l’exécution fût immédiate. Voulant protéger sa famille, le jeune
homme demanda que sa famille ne fût pas témoin du crime qui
allait se dérouler. Tous alors, comme «  si tout cela était déjà
accompli  », purent «  en un long cortège s’éloigner de la scène
tragique » (ibid., p. 11).

Alors que déjà les Allemands le visaient, il fut surpris par le


sentiment de légèreté qui l’habitait. Désormais il fut lié «  à la
mort, par une amitié subreptice » (ibid.). Mais, comme dans un
brusque retour au monde, éclata le bruit assourdissant d’une
proche bataille. Voulait-on le sauver, lui porter secours  ? Les
Allemands, disciplinés, restaient en ordre dans une immobilité
qui arrêtait le temps. Une voix s’approcha et il entendit « nous,
pas allemands, russes » et il lui fit signe de disparaître. Pris par
l’exigence d’un temps qui semblait s’être arrêté, il partit et se
retrouva dans un bois éloigné. Abrité dans ce bois et après un
laps de temps incertain, il retrouva ce qu’il appela plus tard « le
sens du réel » (ibid., p. 12).

Cependant d’autres furent abattus, comme pour témoigner


honteusement qu’il n’avait pas rêvé. L’officier nazi fit brûler les
fermes et les champs, mais épargna le « château ». Est-ce cela la
guerre, «  la vie pour les uns, pour les autres la cruauté de
l’assassinat » ? conclut-il, témoin de l’horreur (ibid., p. 15).

Demeurait alors de cet instant, au moment où la fusillade


n’était plus qu’en attente, «  le sentiment que je ne saurais
traduire  » écrivit-il (ibid.). Temps où après l’anonyme jeune
homme, le je pouvait s’écrire. Dans ce témoignage, il n’était plus
le jeune homme indéfini. «  Demeurait le sentiment de la
légèreté que je ne saurait traduire : libéré de la vie ? » (ibid.). Et
pour affirmer la singularité de ce qu’il avait vécu, il put écrire :
«  Ni bonheur ni malheur. Ni l’absence de crainte et peut-être
déjà le pas au-delà. Je sais j’imagine que ce sentiment
inanalysable changea ce qui restait d’existence » (ibid.). Comme
si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la
mort en lui : « Je suis vivant. Non tu es mort » (ibid.).

L’instant inqualifiable

L’instant inqualifiable est la rencontre «  de la mort et de la


mort  » (ibid., p.  11). Dimension dans laquelle ceux qui l’ont
rencontrée ne peuvent le vivre dans une expérience concrète.
Comme si la temporalité de l’événement ne pouvait en
circonscrire toutes les modalités. Comme si l’exigence du récit
ne pouvait rendre compte de ce qui, dans l’instant, se trouve
exclu. Il fallut un temps au jeune homme pour retrouver le sens
du réel. Ce qui excède advient alors comme ce qui ne peut être
soutenu, c’est-à-dire supporte ce qui a été comme ne pouvant
être. C’est ce caractère déroutant qui provoque l’incrédulité,
mais qui laisse entrevoir cette part obscure de l’expérience,
celle qui se déploie à l’écart de tout possible et qui défie, en
conséquence, toute nomination.

L’expérience du dehors
L’expérience du dehors (Foucault, 1986, p. 15) constitue alors ce
moment où le sujet semble être exclu, car quelque chose nous
est donné, quelque chose émerge, et l’on se sent «  sans raison
devenu autre, autre parmi les hommes, autres à lui-même  »
(Michaux, 1967, p.  180). Nouveau et unique surgit un
événement. L’événement est à la fois une déchirure et un bond
de la temporalité, une déchirure dont le jour, opposé au non-
sens de la nuit, n’arrive plus à rendre compte. Le sujet est exclu,
et témoigne d’une incompatibilité peut-être sans recours entre
lui et son être, la conscience de soi et son identité.

Jean Améry a tenté de rendre compte de cet instant : vertige où


l’être n’apparaît pour lui-même que dans la disparition de ce
qui le représente, le laissant seul désemparé, habité par un cri
qui le submerge. Le prochain est réduit à l’état de corps, de
chair, écrit-il, processus par lequel il se trouve déjà au bord du
gouffre de la mort. Ici se glisse le pacte méphistophélique où le
tortionnaire réalise sa propre corporalité meurtrière, mais sans
qu’il ait à s’y perdre totalement : « Le cri de douleur et le cri de
mort poussés par le supplicié appartiennent au tortionnaire, il
règne alors en maître absolu sur la chair et l’esprit, la vie et la
mort  » (Améry, 1966, p.  86). Telle est la mesure du cri, qui
s’exprime sur fond de silence. « Il semble que le silence soit en
quelque sorte le corrélatif qui distingue dans sa présence ce cri
de toute autre modulation imaginable. Et pourtant, ce qui est
sensible, c’est que le silence n’est pas le fond du cri, il n’y a pas
là rapport de Gestalt, littéralement le cri semble provoquer le
silence en s’y abolissant, il est sensible qu’il le cause [1]  » (Lacan,
1964-1965).
Ce pacte souligne les deux rives de la violence, l’une où le sujet,
exposé à la violence absolue, n’est que le pur déchet de celui qui
l’observe et qui peut contempler sa ruine, et l’autre, le cri. Le cri
qui émerge sur fond de silence et qui devient la demeure d’un
sujet « seul sans solitude » (Michaux, 1967, p. 180).

Telle semblerait être l’indécente prescription de la violence,


violence qui inscrit un hors-temps et un hors-lieu. Temps de
l’exception qui noue l’instant inqualifiable au réel de
l’expérience, parvenu au bord de lui-même, le jeune homme ne
voit pas surgir le vide face auquel il va s’effacer. Le silence n’est
pas l’intimité d’un secret, mais le pur dehors où les mots se
déroulent indéfiniment. Ainsi se figure l’autre dimension
impure de la violence, le sujet affronté à l’expérience du dehors
n’est pas seulement sans pouvoir sur ce qui lui advient, il est
aussi dessaisi de lui-même  : le dehors, d’un seul geste, l’exclut
du monde et de soi, pour le jeter dans le vide désormais sans
limites, où règne l’impuissance absolue. Disparaissant de la
scène, il disparaît aussi comme sujet de l’expérience, « l’épreuve
n’est réelle que pour celui qui s’y perd, et celui qui s’y perd n’est
plus là pour porter témoignage de sa perte  » (Blanchot, 1949,
p. 219).

Un savoir impossible
Le savoir, qui va jusqu’à accepter l’horrible pour le savoir,
commente Blanchot (1949) dans l’écriture du désastre, révèle
l’horreur du savoir, le bas-fond de la connaissance, complicité
discrète qui le maintient en rapport avec ce qu’il y a de plus
insupportable dans le pouvoir. Ainsi commente-t-il le destin
tragique de Kalmin Furman, homme de 25  ans qui put
témoigner d’une expérience extrême. Un jour, il fut contraint de
conduire ses parents au crématoire. Il se pendit, mais on le
sauva in extremis. Il fut «  dispensé de la manipulation des
cadavres », cependant, quand les SS fusillaient certains détenus
dans une pièce spéciale, il devait tenir la victime par le bras et,
si l’une d’elles se débattait, la saisir par l’oreille pour que le
tireur pût placer sa balle dans la nuque. On lui aurait demandé
comment il pouvait supporter un tel spectacle, il répondit
« qu’il observait le comportement des hommes devant la mort »
(Langbein, 2011, p.  212). Sa réponse (j’observais «  le
comportement des hommes  ») ne fut pas une réponse, affirme
Blanchot, il ne pouvait répondre. Ce qui reste, «  c’est que,
contraint par une question impossible, il ne put trouver d’alibi
que dans la recherche du savoir, la prétendue dignité du savoir :
cette convenance ultime dont nous croyons qu’elle nous serait
accordée par la connaissance » (Blanchot, 1949, p. 130-131).

Et comment, en effet, accepter de ne pas connaître ? Nous lisons


des livres sur Auschwitz. Le vœu de tous, là-bas, le dernier
vœu  : sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas, et en même
temps, jamais vous ne saurez. Ce que confirme l’apophtegme
que Lewental laissa enfoui près du crématoire : « La vérité fut
toujours plus atroce, plus tragique que ce que l’on en dira  »
(Lewantal cité par Langbein, 2011, p. 212).

L’indicible

Avec L’instant de ma mort, Blanchot convoque l’indicible


comme partenaire et la parole comme son représentant,
puisque, ici, ce n’est pas tant qu’une parole ne puisse se dire qui
est problématique, mais comment entendre que cet indicible en
soit l’essence même. Comment dire ce que l’on ne peut dire ou,
plus exactement, comment dire ce qui dans le dire lui résiste ?
« On n’expliquera pas de façon satisfaisante cette faible fidélité
de nos souvenirs tant que nous ignorerons dans quel langage,
dans quel alphabet, ils sont écrits, avec quelle plume, et, jusqu’à
aujourd’hui, c’est là un objectif dont nous sommes éloignés  »
(Levi, 1986, p. 23).

D’où la tension qui devra toujours s’exercer pour oser affronter


cette impossible alliance entre une pensée du dehors et une
pensée du dedans. Une pensée du dedans qui dévoile une
parole sans énigme, qui autorise la présence des choses et leur
saisie par une conscience, et une autre plus sombre, une pensée
du dehors, qui ne s’ouvre que sur le vide ou le silence, où le
sujet «  effet de langage  » est un effet de vide, un vide qui le
cerne, c’est-à-dire « le fait apparaître, écrit Lacan, comme pure
structure de langage, c’est là le sens de la découverte de
l’inconscient [2]  » (Lacan, 1966-1967).

Il y aurait toujours un silence de base, un silence toujours déjà


là, «  néant insupportable, qui d’aucune manière ne peut être
reconnu  » (Quignard, 2005, p.  25). D’où, dans cette
reconnaissance, la dimension essentiellement incommunicable
dont peut faire l’objet cette expérience, car ne pouvant se
partager, elle s’oppose à l’ordre du langage, d’autant plus que
l’inconscient dans sa structure ne «  tombe sous le coup
d’aucune représentation, étant plutôt de son usage qu’il n’y eût
égard que pour s’en démarquer » (Lacan, 1967, p. 329).

Écrire

L’instant de ma mort, écrit tardif de Maurice Blanchot, témoigne


d’une expérience extrême de la mort. Et, par cette volonté
d’écrire cet instant, interroger comment témoigner de cette
fracture entre ce que je peux savoir, et d’autre part, comment
vivre une expérience où surgit ce qui résiste au dit, où résiste
dans ce qui ne peut se dire ce reste d’impensé et
d’inimaginable ? « Il nous paraissait impossible, écrit Antelme,
de combler la distance que nous découvrions entre le langage
dont nous disposons et cette expérience que, pour la plupart,
nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Et
cependant c’était impossible. À nous-mêmes ce que nous avions
à dire commençait alors à nous paraître
inimaginable.  »  (Antelme, 1955, p.  9, souligné dans l’original).
Mesnard ajoute  : «  Entre la tâche immonde et la vie
quotidienne, au lieu même du désespoir de cette coexistence,
pouvait prendre forme l’écriture – possibilité qui, en tant que
telle, était déjà une résistance première au destin  » (Mesnard,
2015, p. 214).

Peut se lire dans cet effort d’écriture le témoignage de Zalmen


Gradowski. Ici, ceux qui y travaillent : « Les mains tremblantes,
nos frères tournent les manettes, et soulèvent quatre loquets.
Deux portes se sont ouvertes, de deux immenses tombes. Une
vague de mort atroce souffle son haleine. Tous sont frappés
d’horreur, ne semblent croire en leurs yeux. Combien de
temps  ? Combien de temps s’est écoulé, devant nos yeux flotte
encore l’image de ces jeunes corps frémissants de femmes,
d’hommes, à nos oreilles résonne encore le dernier écho de leur
parole. Et nous poursuit encore le regard profond de leurs yeux
embués de larmes » (Gradowski, 2001, p. 191). « Cher lecteur, si
un jour tu veux comprendre, tu veux connaître notre “moi”,
médite bien ces lignes, tu pourras te faire un témoignage de
nous là-bas – et tu comprendras aussi pourquoi nous étions
ainsi et non autrement » (ibid., p. 51).

L’effraction du réel : l’instant de ma


mort toujours en instance
L’instant de ma mort, c’est «  la rencontre de ma mort toujours
en instance » (ibid., p. 18), l’expérience qui convie l’autre en soi,
une expérience qui à la fois fonde la conscience de l’humain,
conscience de sa mort, et détermine le réel en tant que
l’impensable de la mort (Hunault, 2014, p. 212) : « L’orientation
du réel, dans mon territoire à moi, forclôt le sens » (Lacan, 2005,
p. 121). Là réside la coupure, insiste Claudine Hunault, lorsque
Blanchot introduit l’impensable de la mort et non pas un face-à-
face avec la mort, ou un face-à-face avorté avec la mort, mais
dans un espace qui s’éloigne de tout témoignage, il semble alors
évident d’entendre Antelme lorsqu’il écrit que confronter à
l’impossible témoignage, «  que c’était seulement par le choix,
c’est-à-dire encore par l’imagination que nous pouvions essayer
d’en dire quelque chose  » (Antelme, 1955, p.  9). D’ailleurs il
insiste  : «  Durant les premiers jours nous avons été tous, je
pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être
entendus enfin, on nous a dit que notre apparence physique
était assez éloquente à elle seule. Nous revenions juste, nous
ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute
vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle
quelle » (ibid.).

Sans doute est-ce là, si nous suivons le commentaire de


Claudine Hunault, que Blanchot offre à l’écriture un autre
destin, car il fait résonner dans cet acte tout le poids de cette
effraction du réel, en nous écartant « d’un retour à la preuve et
de la tentation de rabattre le texte sur une vérité. Cette
effraction du réel nous met devant une rupture soudaine. Une
déliaison s’est faite, nous demeurons avec le sentiment d’une
perte qui opère dans l’expérience et dans le langage  : perte
d’une dette, de l’espoir et de la peur » (Hunault, 2014, p. 214).

L’étranger

Avec «  l’impression d’étrange, d’étranger  », Henri Michaux


explore cette dimension surprenante de la perte. Sans doute
est-ce ici la prise de drogue et son effet sur le corps qui
constitue le point de départ de cette expérience, mais c’est aussi
tout l’enjeu de cette perte et de cette expérience de corps, et de
la nécessité d’en passer par l’extraction dans le langage d’un
dire qui soit à la hauteur de l’expérience vécue. Si c’est bien
après l’injection de mescaline que « l’homme jusque-là sain sent
son corps rapidement se retirer de lui ». Et c’est bien ce retrait
qui le pousse à concevoir dans l’extrême qu’il peut écrire qu’il
«  n’est plus un corps, n’est plus évocable, n’est plus rien, n’est
plus qu’un lieu » (Michaux, 1967, p. 180). Jean Améry décline la
même situation quand il parle de l’Heimat, patrie ou terre
natale  : «  Quand je pense aux premiers jours d’exil passés à
Anvers, j’ai la sensation d’avoir titubé sur vacillant. Le simple
fait de ne pouvoir déchiffrer l’expression des visages était en
soi une source d’angoisse  » (Améry, 1966, p.  108).
Incontestablement cette dimension de l’étranger peut être une
expérience courante, partir à l’étranger n’empêche pas de se
sentir chez soi, et de s’habituer à se situer. Mais cette adaptation
ne se fait qu’à partir d’un travail intellectuel, un effort spirituel,
car ce qui constitue la Heimat, c’est le pays de l’enfance et de la
jeunesse  : «  La langue maternelle et le pays de l’enfance
grandissent avec nous, grandissent en nous et deviennent ainsi
l’univers familier qui nous garantit la sécurité. Celui qui l’a
perdu restera toujours un égaré, quand bien même il aura cessé
de tituber sur le sol étranger, comme un homme ivre et a appris
à y poser le pied avec une certaine assurance » (ibid., p. 110).

Ayant perdu son corps, l’homme a perdu sa demeure. Il a perdu


la jouissance du phénomène demeure, il en a perdu le
recueillement et presque l’idée. « Ayant cessé d’être signifiante,
toute demeure se dissipe autour de lui tout en restant là  »
(Michaux, 1967, p.  181). Dans cette expérience de l’étrangeté,
c’est la pensée qui tourne autour du corps, «  soustrait
inexplicablement, d’une soustraction qui n’a pas de nom, d’une
soustraction méchante, comme un “tu ne rentreras pas” proféré
indéfiniment. Et la pénitence dure, venue sans raison,
demeurant sans raison » (ibid.).

« Des hommes mouraient partout,


mais la figure de la Mort avait
disparu » (Améry, 1966, p. 183)

Alors, que reste-t-il après l’affrontement  ? Des mondes sans


objets, au-delà d’un objet, n’est-ce pas de la fumée qu’il restera
moins encore que la fumée ? Quelque chose qui continue à agir
sournoisement, qui ne peut être effacé et qui ne supporte
aucune possibilité de retour en arrière, vivant à la dérobée de
l’inoubliable.

Telle est l’exigence de cette expérience qui nous fait rencontrer


l’indicible et côtoyer des horizons incertains où la mort et la
folie ne sont pas exclues. Tel est ce moment de déréliction que
reconnaît Freud dans l’Hilflosigkeit, moment de détresse,
irréductible à toute expérience, car il touche aux rivages
inexplorés de l’Être. C’est une expérience fondamentale qui a
son prototype dans l’état du nourrisson faisant l’épreuve que
rien ni personne ne répond à l’appel pressant de son besoin ou
de quelque urgence vitale. Freud y voit le traumatisme
originaire, modèle de tous les autres, par rapport auquel
l’angoisse représenterait une première défense. Ainsi la
violence, toujours insidieuse, confronte le sujet à un réel qu’il
ne soupçonnait pas. Ces figures étranges, voire inquiétantes, ne
sont pas sans arrêter Freud dans son élaboration théorique.
Ainsi, dans son texte sur l’Unheimlich, tente-t-il de cerner ce en
quoi cette expérience singulière est redevable d’une analyse
particulière. Parlant de l’inquiétant, il considère qu’il «  ne fait
pas de doute qu’il ressortit à l’effroyable, à ce qui suscite
l’angoisse, l’horreur », mais affirmant qu’il n’est pas certain que
ce mot ait toujours été utilisé avec rigueur, car on pourrait le
confondre avec l’angoisse, il poursuit  : «  On est en droit
d’attendre qu’il y ait là un noyau particulier justifiant
l’utilisation d’un terme conceptuel particulier. On aimerait
savoir quel est ce noyau commun permettant peut-être de
différencier, à l’intérieur de l’angoissant, un inquiétant » (Freud,
1919, p.  151), dès lors s’agit-il de supposer que l’énigme qui
advient dans ces instants surgit en lieu et place d’un savoir
impossible. «  L’étrangement inquiétant serait toujours quelque
chose dans quoi, pour ainsi dire, on ne se retrouve pas » (ibid.,
p. 153).

La déréliction s’expérimente dans la faillite du retour à l’Autre


comme instance tutélaire. Cet Autre, notre primitive protection,
nous apparaît alors comme celui-là même d’où vient le danger,
à la merci que nous sommes de son bon ou mauvais vouloir, de
son désir énigmatique, voire de sa jouissance. Ce désir, insiste
Catherine Millot (2001), cette jouissance qui pourrait bien être
notre perte, nous tenterons alors de la désarmer, d’ériger
contre elle le rempart de l’amour, le conduisant ainsi à une
dépendance qui durera toute sa vie, même si changent les
visages de la détresse. Mais la forme ultime, nous la
rencontrons dans l’Hilflosigkeit, nous la rencontrons face à la
mort, « dans un rapport fondamental à la mort » (Lacan, 1986,
p.  351) que nous ne pouvons guère appréhender que comme
une condamnation finale par les puissances du destin. «  C’est
profondément cela que Freud, parlant de l’angoisse, a désigné
comme le fond où se produit son signal, à savoir l’Hilflosigkeit,
la détresse, où l’homme, dans ce rapport à lui-même qui est sa
propre mort, n’a à attendre d’aide de personne » (ibid., p. 351).

Si l’Hilflosigkeit est cette position d’être sans recours, la plus


primitive de toutes, selon les mots de Lacan, c’est elle que nous
rencontrons quand le ciel a cessé d’être une coupole et que
nous nous heurtons à l’affrontement indélicat de l’abîme. « Les
hommes aiment à bâtir et se tracer des chemins, d’accord. Mais
pourquoi aiment-ils aussi passionnément la destruction et le
chaos ? » (Dostoïevski, 1993, p. 47).

Comment avoir accès à cet étrange rapport ? Extrême difficulté


de donner à cette pensée un langage qui lui soit fidèle, car tout
discours purement réflexif risquerait de reconduire cette
expérience du dehors à la dimension de l’intériorité. Il s’agit de
s’autoriser de l’expérience qui se donne initialement. Cette
expérience étant vécue, il s’agit de la décrire comme elle est,
dans ses traits spécifiques, sans référence à une mesure
extérieure qui pourrait l’obscurcir, la travestir, voire l’annuler.
On perçoit bien qu’il s’agit d’une expérience qui ne peut se
circonscrire dans les limites, étroites, de la conscience. «  Le
renversement du regard, depuis la perception non réfléchie
d’une chose naturelle, par exemple, jusqu’au percevoir lui-
même, a cela de particulier que la tendance d’abord dirigée sur
la chose à appréhender se re-tire (Zurückziehen) de la
perception non réfléchie pour se diriger sur le percevoir
comme tel. Cette ré-duction (Rückführung) de la tendance
appréhensive hors de la perception, ainsi que le renversement
de l’appréhender en direction du percevoir, ne modifient en
rien la perception comme telle, mais précisément la réduction
qui la rend accessible en son essence, à savoir comme
perception de la chose » (Heidegger, 1927, p. 41).

Cette expérience, il s’agit de la dépasser, puisque, comme


l’exprime Foucault, l’extrême difficulté est de donner à cette
pensée un langage qui lui soit fidèle, «  invinciblement la
réflexion tend à la rapatrier du côté de la conscience et à la
développer dans une description du vécu où le “dehors” serait
esquissé comme expérience du corps, de l’espace des limites du
vouloir, de la présence ineffable d’autrui  » (Foucault, 1986,
p. 21).

De là, sans doute, la nécessité de convertir le langage réflexif,


qui ne doit pas être seulement tourné vers une certitude
centrale d’où il ne pourrait plus être contesté, mais vers une
extrémité où il lui faut toujours se contester, « le mot ne donne
que ce qu’il signifie, mais d’abord il le supprime  » (Blanchot,
1949, p. 312).

Conclusion

Au bord du dire, gît l’obscure jouissance qui dans sa sombre


solitude contient l’innommé. L’innommé n’est pas ce qui se
situe dans les recels de l’aveu, mais ce qui au cœur de l’être
ordonne un silence. Un silence qui n’est pas l’interdit de dire,
mais une ponctuation qui ne permet plus d’ordonner une
quelconque parole. En ce sens il est une pure violence, car libre
de tout écho, il renvoie à la solitude la plus nue. L’indécence de
ce silence exige plus qu’il ne soumet. L’édification de ce lieu qui,
ne pouvant être nommé, renvoie à un hors sens dont peut-être
seule sa figure monstrueuse viendra nous remplir d’effroi, tel le
masque hideux de Gorgô. De ce lieu innommé, où apparaît cette
position d’énigme, seul l’affrontement à un dire témoigne de cet
innommé. « Écrire c’est faire ressentir sur la neige chaque pas
de l’ange. Écrire c’est par instants se retourner, et voir l’éclair
de la hache haut levée, d’un seul coup la fin de l’énigme  »
(Bobin, 1989, p. 101).

« Je suis revenu d’entre les morts


et j’ai cru
que cela me donnait le droit
de parler aux autres
et quand je me suis retrouvée en face d’eux
je n’ai rien eu à leur dire
parce que
j’avais appris
là-bas
qu’on ne peut pas parler aux autres »
(Delbo, 1970, p. 185).

Témoignage saisissant de l’élévation poétique qui nous porte,


nous soutient dans l’affrontement indécent avec l’Hilflosigkeit.
Rupture avec un temps adamique, espace indicible où surgit
l’innommé. Seul, alors, il nous appartient de «  se soulever
contre ce qui est là, pour se faire les gardiens des vivants de
l’éveil et des morts  » (Héraclite, fragment  63, cité par Bollack,
Wismann, 1972, p. 212).
Bibliographie

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Notes du chapitre

[1] ↑  Leçon du 17 mars 1965.

[2] ↑  Leçon du 12 avril 1967.


L’homme justicier : paranoïa
quérulente et passage à l’acte
meurtrier
Romuald Hamon
Romuald HAMON est psychanalyste, maître de
conférences (HDR) en psychopathologie clinique
psychanalytique, EA4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Il est responsable du programme transversal de
recherche de l’EA4050 « Les nouveaux fanatismes ».

romuald.hamon@univ-rennes2.fr

D ès les années 1930, Lacan remet en cause la catégorie des


psychoses passionnelles et les bases affectives qui en
fondent l’entité clinique selon Clérambault (1921a, 1921b, 1923).
Les délires de revendication, de jalousie et érotomaniaques qui
la composent relèvent, soutient-il, du cadre de la paranoïa en
raison de leur ordonnance même  ; soit à partir de l’idée
prévalente, constante, sur laquelle ils s’édifient et qui les
caractérise [1]  (Lacan, 1931). Néanmoins, en 1955, dans son
Séminaire Les psychoses, Lacan accentue la particularité du
délire de revendication. Il affirme qu’il y a lieu, en raison d’une
insuffisante subdivision clinique, de distinguer les psychoses
paranoïaques des psychoses passionnelles. Il poursuit en
ajoutant que le cadre de référence doit rester celui de la
paranoïa afin d’éviter une pulvérulence des types cliniques,
tout en précisant qu’«  un délire d’interprétation n’est pas du
tout la même chose qu’un délire de revendication  » (Lacan,
1981, p. 27). La question est de savoir ce qui fait qu’un délire est
un délire d’interprétation ou un délire de revendication. À  cet
égard, en se situant sur un plan classificatoire, sans doute s’agit-
il de distinguer «  les psychoses qui  –  sur le plan du
phénomène – sont plus nettement constituées sur le versant du
signifiant et celles où le rapport à l’objet est prévalent » (Miller,
2010, p.  199). Or, l’investissement du signifiant est
prépondérant dans le délire d’interprétation, tandis que la
dynamique du délire de revendication pousse au
surinvestissement de l’objet.

En effet, suite au dévoilement de la forclusion du Nom-du-père


et à la période de perplexité angoissée qui l’accompagne, le
sujet, dans le délire interprétatif, mobilise le signifiant afin de
trouver une explication propre à justifier la délocalisation de la
jouissance qui l’envahit et pullule dans le réel. Dans l’essai de
rigueur de son délire, il part ainsi en quête d’une invention de
sens, assumant cette fonction d’en assurer le traitement. Il vise
à solutionner, par le signifiant, le déchaînement de la
jouissance en la significantisant. Dans cette élaboration, il peut
parvenir, avec certitude, à identifier, au champ de l’Autre, la
jouissance qui le persécute (Lacan, 1966) mais aussi, pacifié par
ce travail autothérapeutique du délire, à y consentir sur un
mode mégalomaniaque et trouver à prendre position
d’exception dans la néo-réalité construite au gré de sa
métaphore délirante (Maleval, 2011).

Dans le délire de revendication, le sujet ne présente pas, ou


exceptionnellement, d’hypocondrie et d’hallucinations, ni
n’aboutit à une reconstruction délirante du monde. Il possède
par contre une certitude acquise d’emblée à laquelle ses
interprétations se circonscrivent. Il est convaincu d’être l’objet
d’une foncière injustice. Agissant sa psychose dans la réalité
sociale, il n’a de cesse de la dénoncer et d’en exiger réparation.
Persuadé d’être victime d’un préjudice attentatoire à ses biens
et à son honneur par un personnage précis ou une
communauté identifiée ayant fomenté ce complot contre lui, il
se fait mission de remédier au scandale de la situation jusqu’à
passer à l’acte sur ceux qui le persécutent. Autrement dit, le
délire paranoïaque de revendication s’édifie sur fond de
dépossession d’un objet de jouissance. D’où la prévalence du
rapport à l’objet et ce, en tant que «  le sujet ne peut pas
encaisser telle perte, tel dommage » (Lacan, 1981, p. 31).

Le préjudice sur lequel le sujet demeure centré est «  localisé à


un fait déterminé  » (Sérieux, Capgras, 1909, p.  263). Celui-ci
porte sur un dommage réel ou subi comme tel  ; soit sur une
perte précise d’objet survenue dans la réalité. De sorte que les
sujets font preuve de «  raisonnements [qui] n’ont rien
d’absurde et s’appuient, le plus souvent, sur un principe vrai »
(Taguet, 1876, p.  5). En ce sens, leur psychose peut être
considérée comme étant «  plus proche de ce qu’on appelle la
normale  » (Lacan, 1981, p.  31) puisque les arguments qu’ils
développent sont conciliables et conformes au discours
commun. En puisant leur origine dans un point de départ
empreint d’une certaine vraisemblance (Cullerre, 1888, p. 162),
leurs revendications sont compréhensibles puisque leur cause
est objectivable, mais leur quérulence s’avère «  dominer de
beaucoup l’intérêt de l’enjeu qu’elle comporte  ». Elle témoigne
«  d’un arrêt dans la dialectique  ». Ancré dans sa position de
locuteur infaillible, les postulats délirants du revendicateur
sont en effet indiscutables. Mû par une conviction sans faille, il
règle sa vie sur la compensation du dommage subi (Lacan, 1981,
p.  31-32). Portant atteinte à son être de jouissance, ce dernier
est vécu comme une injustice fondamentale dont l’Autre est
incriminé.

Ainsi le sujet, dans le délire de quérulence (forme processive ou


pseudo-altruiste), revendique-t-il sa jouissance en l’espèce d’un
objet qui, par sa perte, la condense. À  cet égard, Clérambault
notait que le quérulent «  revendique l’objet  » et, s’il multiplie
les arguments de nature juridique, c’est en tant que «  le point
de droit l’obsède » (Clérambault, 1921b, p. 402-403). Ce droit sur
l’objet de jouissance est prévalent dans la clinique des
psychotiques revendicateurs. Le cas Valéry Isaac Fabrikant,
chargé de cours en génie mécanique à l’université Concordia, à
Montréal, l’illustre. L’analyse de son témoignage permet
d’éclairer cette logique du délire de revendication [2]  et les
fonctions de son passage à l’acte justicier par lequel il a tué
quatre de ses collègues universitaires.
Victime d’un préjudice de
jouissance

Né en 1940 à Minsk, Fabrikant a entrepris des études


supérieures en ingénierie et mathématique à Moscou. À  partir
de 1966, il occupe trois emplois de chercheur dans des instituts
scientifiques [3]  et décide, fin 1978, d’immigrer au Canada.
Arrivé en 1979 à Montréal, il convainc le directeur du
département de génie mécanique de l’université Concordia, le
Pr  Sankar, de l’employer en tant qu’assistant de laboratoire.
Dans les années qui suivent, il rencontre sa femme avec
laquelle il a deux enfants. À l’université, il est promu chercheur,
puis professeur-chercheur  ; soit, selon la classification
universitaire canadienne, chargé d’enseignement et de
recherche, et ce, à la faveur du nombre important de ses
publications et des subventions qu’il obtient et qui profitent
tant à l’université qu’au département. C’est, semble-t-il, la
raison pour laquelle son contrat est renouvelé chaque année,
alors même qu’il néglige les recherches menées par le
département au profit de ses propres travaux en
mathématiques appliquées sur la théorie de l’élasticité. Sa
charge de cours est d’ailleurs limitée à ce seul domaine
d’expertise suite à des évaluations négatives. En outre, les
instances universitaires déplorent ses scandales répétés  : il
dénonce le mauvais traitement dont il s’éprouve victime, faute
d’être titularisé (Beauregard, 1999, p. 38-43).
Fabrikant brigue le statut de professeur permanent de longue
date. En 1986, trois postes sont susceptibles d’être créés et
financés par le gouvernement, au terme d’un programme de
recherche sur cinq  ans avec le centre Concave [4] , une
entreprise privée spécialisée dans l’ingénierie et la conception
mécanique assistée par ordinateur, et dont le directeur n’est
autre que le frère du Pr  Sankar. Fabrikant est associé à ce
programme. Sa titularisation étant pour lui actée, il entend
jouir des privilèges financiers et matériels du statut de
professeur permanent tout en réclamant divers avantages, dont
celui d’être dispensé de travail au centre Concave pour mener
ses propres recherches. N’obtenant pas gain de cause auprès de
Sankar, ses revendications deviennent incessantes et il se
montre accusateur. Dans une lettre au recteur, il incrimine
Sankar de malversation financière. Ce dernier aurait escroqué
l’université «  en utilisant des subventions qui lui étaient
destinées pour payer des recherches lui profitant
personnellement [et] pour s’accorder des voyages » (ibid., p. 43).
Le recteur rejette la plainte de Fabrikant. Cependant, Sankar est
ensuite démis de sa direction administrative pour «  erreur de
comptabilité [5]   » et Fabrikant interprète cette destitution
comme une preuve du complot ourdi contre lui, et ce d’autant
plus quand le frère de Sankar menace de l’exclure du centre
Concave (ibid., p. 44-45). Dès lors, Fabrikant entend démontrer à
l’université que Sankar profite, en les lui spoliant, de ses
travaux et lui a fait perdre sa titularisation. Si l’enquête
démontrera qu’il a volontairement ajouté le nom de Sankar sur
une trentaine de ses articles ainsi que celui de Dean Swamy,
doyen de la faculté d’ingénierie, afin de les parer d’un certain
prestige [6] , il est persuadé qu’ils jouissent indûment de ses
recherches.

Ce qu’il dénonce au début des années 1990 et, afin de le


prouver, il enregistre secrètement des conversations avec
Sankar et ses collègues durant lesquelles il tente de les faire
avouer ce méfait. Il les surveille et, persécuté, les menace au
moindre incident «  de régler les choses à l’américaine  » (ibid.,
p. 46). La peur qu’il suscite mène l’équipe à voter son exclusion
du département. Manquant de critères universitaires, ce vote
n’est pas légitimé par les instances décisionnelles. Le doyen
Samy exige cependant de Fabrikant qu’il participe durant
l’année universitaire 1991-1992 à l’enseignement de cours
généraux ainsi qu’aux travaux de recherche de son équipe.
Fabrikant s’insurge  : un chercheur de sa qualité n’a pas à
justifier ses activités et son emploi du temps. Il réclame un
congé recherche ainsi que sa titularisation en usant de la
nouvelle convention collective qui reconnaît l’abondance des
travaux scientifiques comme un critère qui la légitime. La fin de
non-recevoir qu’il accuse alimente sa persécution (ibid., p.  46-
49).

Début 1992, il se défend des injustices dont il est victime, d’une


part, en adressant deux lettres au recteur Kenniff. La première,
afin de solliciter une recommandation pour l’obtention, auprès
du service de police provincial, d’un permis de port d’arme à
autorisation restreinte pour tir à la cible (Clément, 1992). Le
non catégorique qu’il essuie motive une seconde lettre. Il
l’accuse de prendre parti pour Swamy et de vouloir, à son
instar, «  ternir sa réputation de professeur  » en lui assignant
des cours qui se trouvent hors de son expertise (Noël, 1992).
Devant témoins, il menace alors de le tuer [7]  (Beauregard, 1999,
p. 51). D’autre part, il porte plainte contre Sankar et Swamy afin
que la cour reconnaisse qu’ils n’ont pas contribué à ses articles.
Son pourvoi est rejeté et, insultant le juge Allan Gold, chancelier
de l’université de Concordia, il l’accuse de malhonnêteté et de
complicité. Il est inculpé d’outrage à magistrat. Aux lendemains
de cette sentence, il s’adresse à la communauté scientifique de
Concordia par post interne  : «  Chers collègues, les faits que je
vous relate ici sont outrageants […]. Il y aura plusieurs envois
de faits et de documents. Il me reste peu de temps parce que le
25  août, je serai en prison pour outrage au tribunal. […] Je
soulève la question de la prostitution scientifique. […] Des faux
scientifiques, incapables de faire de la recherche, embauchent
quelqu’un d’un pays en voie de développement ou de l’URSS en
utilisant des bourses du gouvernement. Cette personne fait de
la recherche et son superviseur parasite appose son nom. Plus
le parasite publie, plus il reçoit des subventions, plus de
personnes il peut embaucher, et plus il peut publier, etc. » (ibid.,
p. 53).

Fabrikant est victime d’un préjudice de jouissance qui intéresse


son existence même de parlêtre. Rappelons que le psychotique
ne peut être séparé de l’objet  a. Il demeure présence à lui-
même, faute d’assomption de la castration symbolique en ayant
opéré l’extraction. Si la pullulation de l’objet a dans le réel peut
s’avérer persécutrice, la présentification de son manque l’est
également en raison de la non-symbolisation de la castration.
Or, précisément, Fabrikant s’éprouve illégitimement dépossédé
de biens de jouissance dont le manque leur fait prendre statut
d’objet a  : la titularisation qui lui est due et, conséquemment,
les subventions qui lui reviennent ainsi que la propriété
exclusive de ses articles. Réalisant dans le réel la castration,
cette perte le persécute et Sankar, ainsi qu’il l’identifie, est cet
Autre parasite qui, avec Swamy et leurs complices, le dépossède
et tire jouissance de son être. Son recours aux plus hautes
instances universitaires possède à cet égard une fonction
double : il relève d’un appel au Père justicier et pacificateur de
la jouissance pour traiter, par la loi, la persécution de cet Autre
jouisseur dont il est « la prostituée scientifique » ; et il est aussi
sous-tendu par une revendication du patrimoine de sa
jouissance. Victime d’un crime de lèse-majesté portant
préjudice à la régence de ses biens de jouissance et à sa haute
représentation de lui-même, Fabrikant entend faire triompher
son droit. Le recteur et le chancelier de l’université s’y
opposant, il les accuse de malhonnêteté et de complicité. Ce sont
des escrocs qui prennent fait et cause pour la partie adverse et
qui, en s’associant à elle, empêchent que la vérité éclate au
grand jour, ce qu’il dénonce auprès des enseignants-chercheurs.
Ce recours demeurant vain, il poste un dernier message avant
la tuerie de Concordia dans lequel il demande aux étudiants
d’écrire au doyen de la faculté d’ingénierie pour lui signifier
qu’il possède leur appui et celui de la communauté scientifique.
Il présage son passage à l’acte meurtrier : « Aujourd’hui, je n’ai
plus peur de rien ni de personne. Nous devons tous mourir un
jour. Le jour où je mourrai, je mourrai en homme honnête. Je
me demande seulement combien d’administrateurs pourront
en dire autant. Ghandi considérait la prison comme
indispensable à une personne honnête. Je suis aussi prêt à cela.
Je regrette seulement d’avoir côtoyé toute cette saleté durant
douze  ans. Ne vous trompez pas, je suis mortellement sérieux
dans ce que je fais. Je ne puis combattre tous les voleurs du
monde, mais je n’aurai de cesse que lorsque tous les faux
scientifiques de cette université seront démasqués et que justice
sera rendue. Parce que je suis le seul dans cette université – et
peut-être dans tout le pays – à dénoncer le système de fraude et
d’extorsion qui sévit dans la recherche scientifique, je
représente un grand danger pour ces personnes  » (ibid., p.  53-
54).

Convaincu d’être à la merci d’un Autre jouisseur qui vise sa


perte en le dépossédant de ses recherches et de sa titularisation,
Fabrikant entend se faire justice en passant à l’acte. Il est prêt à
être incarcéré et à mourir pour confondre les faux scientifiques
et traiter leur infamie. Mais aussi pour démontrer qu’il est un
«  honnête homme  » de là où le jugement inique rendu contre
lui au procès diffame cette image idéale de lui-même à laquelle
il s’identifie et qui témoigne, en elle-même, de son innocence et
de son honorabilité. Il est en outre persuadé que l’Autre, dans
sa malignité, s’évertue à le perdre en le poussant à la violence
afin de l’en rendre coupable. C’est ainsi qu’il interprète après
coup ses menaces de mort à l’encontre du recteur  : «  Me
considérant dangereux, [les faux scientifiques] ont décidé de
m’éliminer. Comment pouvaient-ils le faire légalement  ? Ils ne
pouvaient me combattre au niveau de la recherche – je suis un
scientifique de classe mondiale  –  ils ne pouvaient pas me
combattre au niveau de l’enseignement  –  je suis évalué parmi
les meilleurs dix pour cent. Ils ont donc inventé quelque chose
[…]. Ils devaient prouver que j’étais violent ou potentiellement
violent, m’inciter à menacer quelqu’un […]. Ce sont les raisons
qui ont mené à toutes leurs actions illégales. Ils croyaient que
plus leurs actions seraient illégales, plus grande serait la
possibilité que je perde mon sang-froid et commette quelque
chose de très grave » (ibid., p. 54).

La violence dont il va faire preuve n’est guère fautive pour lui.


Ce sont des crimes de sang-froid par lesquels il considère, ainsi
qu’il l’énonce sur son site web qu’il tient jusqu’en 2007 [8] , avoir
éliminé à juste titre « quatre scélérats » (Fabrikant, 1993-2007).

Se faire justice pour défendre le


patrimoine de sa jouissance

Le 24 août 1992, la veille de son incarcération pour outrage à


magistrat, Fabrikant, muni d’un attaché-case contenant trois
armes à feu et une grande quantité de munitions [9] , s’introduit
dans le bâtiment Henry F. Hall de l’université vers 14 h 30. Au
neuvième étage, au département de génie mécanique, il
recherche, sans le trouver, Swamy. Puis il se rend à son bureau.
Le Pr Hogben (génie chimique), président du syndicat des
professeurs, l’y attend pour lui remettre un courrier officiel
l’informant des conditions auxquelles il doit se soumettre ; son
accès aux locaux est désormais limité. Vers 15  heures, il
l’exécute de trois balles. Parcourant l’étage, il tire ensuite à
plusieurs reprises sur le Pr  Saber (génie mécanique) et le
Pr  Ziogas (génie électrique et informatique) qui décèdent
respectivement le lendemain et un mois plus tard à l’hôpital, et
il abat le Pr  Douglass (génie civil) et blesse une secrétaire qui
tente de s’enfuir. Il prend ensuite en otage un agent de sécurité
ainsi qu’un autre professeur. Vers 16  h  30, il négocie avec les
forces de l’ordre arrivées sur les lieux. Il veut parler à un
journaliste de la télévision (Wolfe, 2002). Alors qu’il est au
téléphone, ses otages parviennent à le désarmer et à le
maîtriser. Il n’oppose pas de résistance. Interpellé, il apparaît
« très émotivement détaché » et, avant d’être conduit à l’hôpital,
il demande « calmement à quelques reprises aux policiers d’en
terminer au plus tôt avec l’affaire  » (Dumas, 1992)  ; non pas
pour être condamné pour ses crimes mais afin de justifier son
passage à l’acte justicier  : «  C’est un crime sérieux que j’ai
commis. Je suis l’auteur, mais également la victime. Tout ce que
je veux, c’est la vérité  […]  Je veux prouver que je ne suis pas
celui qui devrait comparaître, montrer que la situation était
propice à l’accomplissement d’un crime  » (Beauregard, 1999,
p. 56).

Ses meurtres possèdent en partie cette fonction de traiter, dans


le réel, la jouissance de l’Autre qui le parasite. Il se défend de
l’injustice qui lui est faite en abattant des membres de la
communauté qui le persécute. Cependant, ces crimes
paranoïaques sont aussi perpétrés afin d’attirer l’attention
publique et celle des plus hautes juridictions sur le préjudice
scandaleux dont il est victime. En effet, les tentatives
d’homicides et les meurtres du paranoïaque revendicateur lui
servent le plus souvent pour aller devant le tribunal afin de
plaider sa cause (Cullerre, 1888, p. 185) ; celle de sa jouissance.
Se considérant comme un martyr, Fabrikant a tout sacrifié à la
nécessité de rester dans ses droits. Afin de les restaurer, il
entend démontrer la vérité, la sienne, au tribunal.

Présidé par le juge Fraser Martin, le procès débute le 8 mars


1993. L’expert psychiatre préconise la déjudiciarisation de
Fabrikant en raison de son délire de persécution (Beauregard,
1999, p.  55). Ce dernier s’insurge contre sa prétendue folie et,
répudiant les avocats commis d’office, décide d’assurer sa
propre défense : « Je ne veux pas d’un avocat qui me suggère de
plaider l’aliénation mentale pour obtenir une réduction de
peine. Il y a des questions importantes qui doivent être
débattues  […]  À  l’aide des documents que je vais produire en
cour, je vais démontrer comment Concordia a préparé
méthodiquement le crime […] Si j’ai explosé, c’est parce que ma
vie était en danger. [Cette explosion] fut causée par une
extrême injustice » (ibid., p. 119).

Pour ce faire, il appelle soixante-quatorze témoins à la barre.


Leurs témoignages ne prouvent pas qu’il fut, ainsi qu’il
l’énonce, poussé au crime par les faux scientifiques de
l’université ayant ciblé sa perte en le dépossédant. Ni qu’ils ont
tenté d’éliminer un scientifique de classe mondiale ainsi qu’il
s’infatue, pénétré de ses propres mérites, dans une image
grandiose de lui-même dont la chute, entraînée par la perte de
sa titularisation, l’a coupé de sa valeur phallique en portant
ainsi atteinte au sentiment de la vie et en précipitant son
passage à l’acte. Doublement outragé, Fabrikant insulta les
témoins ainsi que le juge, qui multiplia les accusations pour
offense au tribunal. Le 11 août 1993, il est déclaré coupable des
sept chefs d’accusation pesant contre lui (quatre meurtres
prémédités, une tentative de meurtre et deux séquestrations) et
il est condamné à l’emprisonnement à perpétuité, sans
libération conditionnelle avant vingt-cinq  ans [10] . Incriminant
le juge, il revendique alors son statut de victime et menace les
jurés. Il quitte la salle d’audience en déclarant  : «  Ce qui s’est
passé dans cette cour n’est que la répétition de ce qui s’est
produit à Concordia  » (ibid., p.  56-57). Victime de l’Autre, il
continue depuis de défendre sa cause et de défrayer la
chronique judiciaire. La Cour supérieure du Québec, en
jugement du 30  mai 2000, l’a déclaré «  plaideur vexatoire  »,
c’est-à-dire quérulent, afin de l’empêcher d’adresser de
nouvelles procédures devant les tribunaux [11] . Fabrikant, quant
à lui, «  soutient ne pas être un plaideur vexatoire mais qu’il
tente plutôt de faire valoir ses droits  » (Rolland, 2000). Raison
pour laquelle il dénonce sans fin l’injustice dont il est victime,
en déposant près de huit cents griefs par année en prison
(Desjardins, 2011).

En 2008, il requiert sa mise en liberté anticipée. Le juge Brunton


le déboute et lui retire la possibilité de présenter à l’avenir une
telle demande car, sans traitement psychiatrique, « il est clair et
indéniable qu’il n’y a aucun signe démontrant [qu’il] va
changer un jour  ». Fabrikant clame toujours son innocence en
déclarant qu’il a «  été délibérément et malicieusement
provoqué à tirer », « que sa vie était menacée et qu’il avait réagi
en conséquence » (TVA Nouvelles, 2014). Le magistrat ajoute que
les accusations de Fabrikant ne se limitent plus à la
communauté universitaire (Brunton cité par Desjardins, 2008).
Elles s’étendent aux systèmes judiciaire et correctionnel et à
l’ordre médical.

Les gardiens de prison, selon lui, commettent des abus de toutes


sortes (Fabrikant, 1993-2001, p. 220-223) et ils peuvent, accuse-t-
il, le violenter sans raison : « Le directeur de la prison est venu
me voir vers 10 h 30 pour me dire que le personnel me traitait
vraiment bien. Je lui ai alors demandé s’il savait que ce
personnel modèle avait brisé quelques-unes de mes côtes. Il a
répondu qu’il était au courant et qu’à l’Est, j’aurais été bien plus
maltraité ! » (ibid., p. 192).

Les médecins le brutalisent pour le pousser au crime [12] . Par


malveillance, ils ne lui prodiguent pas les soins qu’il nécessite.
En mai 1998, Fabrikant a été victime d’un infarctus du
myocarde. Le cardiologue a recommandé un pontage
coronarien. Fabrikant l’a refusé en réclamant une angioplastie,
celle-ci offrant, selon lui, de meilleurs résultats. Douze
cardiologues se succèdent à son chevet suite à ses
récriminations. Tous préconisent le pontage coronarien ou un
traitement médicamenteux. Le savoir étant de son côté,
Fabrikant dément l’avis de ces spécialistes. Il dépose de
nombreuses plaintes contre le Service correctionnel du Canada,
contre les médecins qui y sont rattachés et ceux qui l’ont soigné.
Il exige une décision émanant d’une juridiction ou d’un comité
de discipline médical en vue d’être transféré en Colombie-
britannique où, selon lui, il pourrait bénéficier d’une
angioplastie, mais aussi afin d’obtenir des sanctions à l’égard de
ceux qui lui refusent ce traitement, car ils font de lui un
«  condamné à mort  ». Déposant plainte jusqu’en Cour
supérieure, il fait appel, juste avant d’être jugé plaideur
vexatoire, début avril 2000, au Comité des droits de l’homme en
accusant l’État de lui refuser le traitement médical approprié et,
ainsi, de «  menacer son droit à la vie  ». Sa plainte sera jugée
irrecevable en 2003 (Comité des droits de l’homme, 2003).

Fabrikant dénonce aussi la malignité du système judiciaire. Les


magistrats sont malhonnêtes et, s’il fait appel à eux en
mobilisant les plus hautes instances judiciaires, il affirme que le
jugement qu’ils auront alors à rendre «  démontrera s’il avait
raison de se faire justice […] plutôt que d’avoir recours aux
tribunaux qu’il dit corrompus » (Rolland, 2000). Il se réfère ici à
ses quatre meurtres, et les juges, en rejetant ses plaintes,
nourrissent sa persécution. Ses déboires judiciaires renforcent
son idée de préjudice en alimentant sa quérulence. Se montrant
toujours plus accusateur, les injustices dont il s’éprouve victime
s’accroissent en demeurant liées au fait initial qu’il dénonce.

À  cet égard, début 2011, le procès civil que Fabrikant avait


intenté au printemps 1992 contre Sankar et Swamy a pu
reprendre [13] , celui-ci n’ayant pu se conclure en raison de son
passage à l’acte. Le juge en chef de la Cour supérieure, F.
Rolland, a alors démontré que Fabrikant avait de lui-même
apposé les noms de Sankar et Swamy sur ses articles et a rejeté
le montant colossal des dommages et intérêts qu’il réclamait,
600 000 dollars canadiens (Superior Court of Quebec, 2011).
Cela n’a pas empêché Fabrikant de dénoncer l’indignité de ses
conditions de détention, d’accuser tout le monde de mensonges
lors du procès et d’incriminer le tribunal pour avoir tenté de
l’assassiner par le jugement l’ayant, en 2000, déclaré plaideur
vexatoire (Boisvert, 2011).

Fabrikant est victime d’un préjudice attentoire à son honneur et


à sa jouissance de la part de la communauté universitaire et de
la justice elle-même. Le site web qu’il a pu tenir jusqu’en 2007
l’atteste. Il y démontre, en reprenant les minutes et les
conclusions de ses procès, le rejet de ses plaintes et les articles
de presse qui le concernent, la partialité des juges et des
journalistes qui prennent fait et cause pour l’Autre parasite qui
le persécute. Il s’attache aussi à consigner, dans le journal qu’il
tient depuis son incarcération, tous les faits mettant selon lui en
cause celles et ceux avec lesquels il a été en rapport au gré de sa
carrière universitaire et de son parcours judiciaire. Il peut
également s’indigner ironiquement des propos tenus sur lui. Un
journaliste l’ayant comparé à Marc Lépine, et comptabilisé
leurs victimes en énonçant que ce dernier et Fabrikant ont tué
dix-huit personnes, il écrit  : «  Et pourquoi pas  : ‘‘Hitler, Marc
Lépine et Valery Fabrikant ont tué 6  000  018 personnes’’  ?
Lépine a tué des personnes innocentes. Dans mon cas, aucun
innocent n’a été blessé  » (Fabrikant, 1993-2001, p.  133).
Convaincu que ses meurtres sont justifiés, il répertorie en outre
dans son journal l’ensemble des injustices du monde ainsi que
les crimes qui en sont, selon lui, la juste conséquence. Il enjoint
d’ailleurs son lecteur à les dénoncer au risque sinon de se faire
tuer  : «  Voici des extraits de mon journal. […] Il montre
principalement que le carnage continue  : des personnes dont
on a abusé tuent leurs semblables, eux-mêmes, voire les deux.
Alors si vous voulez que cesse le massacre, lorsque vous êtes
témoin d’un abus, élevez votre voix en signe de protestation.
Quand une personne victime d’abus pète un plomb, vous
pourriez être celle qui se fait tuer » (ibid., p. 121).

Cette conviction irrécusable d’un préjudice subi a déterminé


sans réserve son existence. Elle est aussi indiscutable
qu’immuable et inentamable. Ce n’est sans doute pas un hasard
si Fabrikant a pu consacrer ses recherches sur la théorie de
l’élasticité et étudier ainsi les corps solides qui retrouvent et
conservent leur forme d’origine en demeurant inaltérables
malgré les forces extérieures qui s’exercent contre eux.

Quérulence processive généralisée

La frénésie contentieuse des quérulents processifs et autres


plaideurs belliqueux de leur mode de jouissance est devenue
une préoccupation juridique sensible. La multiplication des
litiges portés devant les tribunaux en témoigne. À  croire que
nos contemporains sont devenus des fanatiques épris de justice
et que nous sommes entrés dans l’ère de la quérulence
processive généralisée. Il n’y a pas lieu de s’en étonner
maintenant que le droit à jouir est devenu démocratique.
Chacun est en effet poussé à le revendiquer dans cette époque
de l’Autre qui n’existe pas (Miller, Laurent, 1996-1997) et qui, se
débarrassant du Père, suscite la judiciarisation du lien social
afin de répartir et de distribuer la jouissance.

La névrose revêt toujours davantage une forme revendicatrice,


notamment dans la clinique de l’hystérie, où ce qui paraît
désormais prévaloir pour les sujets, c’est moins, par la plainte,
la question désirante que la revendication de celle-ci à des fins
de réparation de leur insatisfaction, dans les divers procès en
responsabilités qu’ils peuvent intenter contre les figures
paternelles, la médecine, le monde professionnel, etc. Ce, au
risque que la justice, en y répondant, les aveugle plus encore
sur le fait qu’ils sont intéressés dans et par ce qu’ils dénoncent,
et qu’elle en vienne ainsi à les déresponsabiliser en les
victimisant. En s’imposant dans le discours social, le statut de
victime tend en effet toujours plus à exonérer les sujets
névrosés de toute responsabilité à l’égard de ce qui, de la
jouissance, s’impose à eux répétitivement, ainsi que sur les
déterminations du désir qui les oriente.

Notre modernité, de par le droit à jouir qui la caractérise, égare


nombre de nos contemporains. Est-elle aussi un terreau fertile
favorisant l’essor des délires psychotiques de préjudice qui
s’édifient sur fond d’une perte, réelle ou éprouvée comme telle,
d’objet  ? Laissons la question ouverte, en ajoutant qu’elle leur
confère, d’une part, toujours plus leur caractère de normalité,
et d’autre part, qu’elle soutient la position subjective du
paranoïaque revendicateur qui, dans la conviction, s’éprouve
victime de l’Autre, en étant visé par un complot scandaleux
attentatoire à son image qui cible sa perte en le dépossédant,
enfin, qu’elle participe de son recours à la loi pour répondre de
l’injustice fondamentale portant atteinte à sa jouissance et à sa
haute représentation de lui-même.

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Notes du chapitre
[1]  ↑  Il accorde la prééminence à l’élément idéatif plutôt qu’à l’élément affectif,
ainsi que Clérambault l’argumentait pour maintenir l’indépendance du syndrome
passionnel hors du cadre de la paranoïa.

[2]  ↑  Cette logique du délire de revendication est davantage étudiée dans l’article
«  Quérulence processive et droit à jouir dans la psychose paranoïaque  » (Hamon,
2016).

[3] ↑  Selon une enquête journalistique, il en fut à chaque fois renvoyé en raison des
plaintes qu’il adressait aux autorités, en cour civile et au KGB, et dans lesquelles il
accusait ses collègues de vouloir lui voler ses idées (Marsden, 1993). Considérant
cette enquête comme diffamatoire, Fabrikant énonce avoir été victime du régime
soviétique et de l’antisémitisme  –  son père est d’origine juive. Il portera plainte
contre la Gazette de Monréal ayant publié cette enquête. Son action en diffamation
fut rejetée (Morissette, 2002, p. 6).

[4] ↑  Concordia Computer Aided Vehicle Engineering.

[5]  ↑  Les trois commissions d’enquête indépendantes (Rapports Arthurs de 1993,


Cowan et Levi de 1994) qui seront mandatées par le conseil d’administration de
l’université Concordia aux lendemains du procès de Fabrikant se montrent critiques
à l’égard des universitaires que ce dernier accuse  : d’une part, pour avoir trempé
dans des conflits d’intérêts ; d’autre part, pour avoir géré seul ou en équipe des fonds
privés et publics et en ayant soumis des contrats sous la raison sociale d’une
entreprise privée (Beauregard, 1999, p.  57-64). Cependant, ces faits font sens pour
Fabrikant à partir de sa conviction d’être victime d’un préjudice. Alimentant son
délire de revendication, ils sont interprétés comme le concernant et visant sa perte.

[6] ↑  Les commissions d’enquête déploreront l’attitude des enseignants-chercheurs


qui, s’ils n’ont pas obligé Fabrikant à mettre leurs noms sur ses articles, ont
cependant accepté d’y figurer comme auteurs.

[7] ↑  Suite à cette menace, il fut soupçonné de transporter une arme à feu. Refusant
d’ouvrir sa serviette, les forces de l’ordre sont appelées et ne découvrent aucune
arme. Outré, Fabrikant déposa plainte auprès de la commission de discipline en
réclamant une compensation financière. Il l’obtint, ainsi que celle qu’il avait exigée
après la rixe lors de laquelle ses collègues l’avaient empoigné, l’ayant surpris à
écouter la conversation précédant le vote susmentionné (Lévy, 1992, p.  26  ;
Beauregard, 1999, p. 47).

[8] ↑  En 2007, les autorités lui en interdisent l’accès et lui retirent son ordinateur.
En 2012, il perd sa bataille juridique pour les récupérer et avoir accès à sa
messagerie.
[9] ↑  Une des trois armes a été achetée par Fabrikant, en mars 1992. Sa femme lui
fournira les deux autres, qu’elle achète les 13 et 24 août, jour de la tuerie. Tous deux
se sont entraînés au tir. Selon Beauregard, Fabrikant, faute de disposer des
recommandations requises pour l’obtention du permis d’achat et de port d’arme, a
réussi à convaincre sa femme, en prétextant la protection de leurs biens, de réaliser
cette démarche en son nom (Beauregard, 1999, p.  83). Il est aussi probable que
Fabrikant soit parvenu à la persuader de l’injustice dont il était l’objet et de la
nécessité de s’en défendre (Clément, 1992).

[10] ↑  Il purge sa peine à l’établissement Archambault de Sainte-Anne-des-Plaines,


dans les Laurentides, au Québec.

[11] ↑  Ce jugement survient après une plainte, en 1999, dans laquelle il allègue que
les autorités correctionnelles lui refusent des soins médicaux.

[12]  ↑  «  Le médecin de la prison, le docteur Verette, a dû laver mon oreille. Il a


d’abord fait sortir un long jet de liquide de sa seringue, qu’il a ensuite placée dans
mon oreille, avant d’asséner un grand coup dessus, manquant me perforer le
tympan. Encore une fois, j’ai écrit un rapport sur tout cela. C’est clair, le médecin
essayait de susciter une réaction violente chez moi. Je lui ai montré le sang qui
coulait de mon oreille et lui ai demandé les raisons de son geste. Il m’a simplement
répondu : “Au revoir” » (Fabrikant, 1993-2001, p. 173-174).

[13]  ↑  En 1998, alors qu’il était emprisonné, Fabrikant avait en outre amendé sa
poursuite pour ajouter aux noms de Swamy et Sankar ceux de trois autres
professeurs : S. Sankar, G.D. Xistris, et S.V. Hoa.
Troisième partie -
Radicalisation, pratique et
clinique
Radicalisation, lutte
antiterroriste et
(néo)bureaucratie
Thierry Lamote
Thierry LAMOTE est psychologue clinicien, psychanalyste
et maître de conférences à l’UFR d’Études
psychanalytiques de l’université Paris Diderot-Paris 7.
Après avoir exercé comme psychologue pour le compte
du ministère de la Justice (Plan de lutte antiterroriste), il
coordonne actuellement, sous la direction de Fethi
Benslama, certaines recherches cliniques en relation
avec la radicalisation, menées dans le cadre du Centre de
recherches psychanalyse médecine et société (EA3522),
université Paris Diderot, bâtiment Olympe de Gouges, 8
rue Albert Einstein, Paris, 13e. Outre divers articles et
chapitres d’ouvrages traitant des phénomènes sectaires,
du terrorisme et de la radicalisation, il est l’auteur de La
scientologie déchiffrée par la psychanalyse  :  la folie du
fondateur (Presses universitaires du Mirail, 2011), et de
L’envers obscène de la modernité. De la scientologie à
Daech (Hermann, 2017).

thierry_lamote@yahoo.fr

C es dernières années, dans les grandes administrations


publiques, furent mises en place de nombreuses
dispositions légales et administratives visant, d’une part, à
encadrer et à juguler le terrorisme, d’autre part, à prévenir la
radicalisation. Mais malgré les importants budgets alloués, ces
nouveaux dispositifs, et plus particulièrement les dispositifs de
prévention de la radicalisation, donnent le sentiment d’une
sorte de paralysie. Ce qui retiendra ici notre attention est le fait
que cette puissante inertie semble émaner directement de la
bureaucratie dense et complexe mise sur pied pour mener à
bien ces nouvelles missions de prévention. Avec leur
soubassement doctrinal inspiré de la psychologie
comportementale et de la psycho-criminologie anglo-
américaines, ces nouvelles pratiques bureaucratiques, faites de
grilles, de protocoles, d’objectifs à court terme et de
questionnaires d’autoévaluation, sont, tout comme l’actuel
terrorisme 2.0, les produits de la globalisation libérale  : elles
résultent de la montée au zénith d’un savoir technique
directement issu des deuxième et troisième âges du
capitalisme [1] . Nous commencerons donc par parcourir les
grandes mutations historiques de notre bureaucratie, depuis
son moment d’acmé (au temps de la monarchie) jusqu’à sa
version actuellement dominante, afin de voir comment cet
appareillage bureaucratique a fini par figer l’ensemble des
pratiques professionnelles en les enserrant dans sa logique
tatillonne. Nous nous demanderons ensuite si les
métamorphoses repérables dans les processus de radicalisation
ne pourraient pas être l’effet de nos techniques de surveillance
et de notre savoir bureaucratique  : dans quelle mesure les
discours des experts favorisent-ils l’émergence et la diffusion de
formes nouvelles de radicalisation  ? Ce n’est qu’arrivés au
terme de notre étude que nous pourrons affronter le problème,
plus fondamental, qui sera le fil de notre interrogation
concernant les liens attachant néobureaucratie et
radicalisation  : le nouveau djihadisme, tel que Daech en offre
l’éminente matérialisation, ne peut-il être envisagé comme un
accident collatéral de cette néobureaucratie  –  le contre-monde
obscène directement suscité par la bureaucratie
contemporaine ?

La bureaucratie, histoire et
discours : du commandement du
maître…

Entre 2015 et 2016, l’administration pénitentiaire a recruté


plusieurs dizaines d’équipes de psychologues et d’éducateurs.
Leur mission était de mettre sur pied des dispositifs de
prévention et de repérage de la radicalisation. Mais derrière la
clarté apparente de la mission, des difficultés se profilèrent
rapidement lorsqu’il s’est agi de sa mise en œuvre. Tout
d’abord, pour tout ce qui touche à la radicalisation, chaque
projet proposé par ces équipes doit s’appuyer sur des grilles de
«  signaux  » de radicalisation élaborées par des comités
d’experts  –  pas de projet hors de ces grilles. Ensuite, toute
proposition pratique d’accompagnement des personnes et des
équipes doit impérativement s’inscrire dans des cadres
administratifs déjà existants  : aucune pratique n’est
envisageable si elle ne cadre pas avec des protocoles
préalablement évalués. Enfin, chaque projet présenté doit
s’accompagner de ses propres procédures d’auto-évaluation (en
vue de sa transformation finale en statistiques). Cet ensemble
de contraintes institutionnelles a eu pour double effet
immédiat, d’une part, d’empêcher l’apparition de nouvelles
pratiques psychoéducatives – seules les pratiques déjà validées
par l’expérience sont acceptées dans le fonctionnement
pénitentiaire  –, et d’autre part, de rendre la clinique
(étymologiquement : l’attention portée à chaque cas, un par un,
au pied du lit  –  klinè) impraticable  : nulle singularité n’est ici
envisageable, nul traitement au cas par cas, puisque les mêmes
techniques doivent être appliquées, de façon standardisée, à
toutes les situations qui se présentent. On voit donc ici la
bureaucratie dans sa forme la plus pure : un système homogène
dans lequel chaque pas en avant doit se subdiviser en
d’innombrables procédures intermédiaires (évaluables),
l’ensemble aboutissant, comme dans l’un des fameux paradoxes
de Zénon («  la dichotomie  »), à la paralysie quelquefois totale
des professionnels [2] . Tout se passe au final comme si cet
appareillage complexe visait moins à toucher le phénomène
(qui reste hors de sa portée, toujours comme chez Zénon [3] )
qu’à mettre en mouvement ses propres règles de
fonctionnement  –  comme si les procédures bureaucratiques
étaient en elles-mêmes leur propre fin. Comment a surgi cette
machinerie bureaucratique pour ainsi dire aveugle, mise en
marche selon les cadres fixes d’innombrables protocoles
standards, autrement dit, animée par un savoir sans
énonciateur (le savoir anonyme de collèges d’experts) ? Et quel
effet une telle bureaucratie peut-elle avoir sur les phénomènes
qu’elle est supposée traiter ? Pour mieux saisir le cheminement
qui a permis l’émergence de cette bureaucratie moderne  –
 omniprésente, envahissante et paralysante –, commençons par
étudier ce qui offre le modèle-étalon de l’administration d’État,
à savoir, la bureaucratie de l’Ancien Régime telle qu’elle fut
conceptualisée par Hegel (1821, p. 298-375).

Son État «  organiquement développé  » (Hegel, 1821, p.  345) se


compose de trois strates  : la société civile où s’affrontent
férocement les innombrables intérêts individuels  ; un premier
niveau institutionnel  –  corporations et autres communautés
professionnelles, administrées par des individus qui ne visent
pas simplement leur intérêt privé  –  dont l’objectif est de
subordonner ces divers intérêts particuliers à des intérêts
supérieurs (ceux des corporations, compatibles avec ceux de
l’État) ; enfin, les institutions publiques qui garantissent le libre
jeu des intérêts particuliers tout en veillant au «  maintien de
l’intérêt général de l’État et de l’élément légal dans ces droits
particuliers  » (ibid., p.  347). À  la stratification complexe de la
société civile, il faut donc ajouter celle des institutions
publiques, constituées de fonctionnaires exécutifs et de leurs
instances de tutelle organisées « en collèges, qui convergent au
sommet dans les conseils qui ont un contact avec le monarque »
(ibid., p.  347-348). Comment cet ensemble d’intérêts
effroyablement hétérogènes tient-il, au point de former le Tout
organique tant admiré par Hegel  ? Par l’intervention du
monarque – non pas parce qu’il serait le mieux habilité par ses
qualités objectives (caractère, formation, idéaux) à soutenir
l’instant de la décision mais, précisément, parce que son
intervention échappe au cadre objectif des «  habilitations
capacitaires » (Lacan, 1975, p. 307). Il s’agit là, nous dit Hegel, de
l’apparition dans le processus d’une pure «  singularité  », à
entendre quasiment dans son sens contemporain, c’est-à-dire
comme ce qui contrevient à la rationalité du processus
(délibératif). L’ensemble du fonctionnement complexe de la
machinerie étatique, dont les missions sont fondées en raison et
les tâches menées à bien grâce aux capacités objectives des
individus qui la composent, s’ordonne, s’organise et se
rassemble donc en un Tout cohérent par le détour d’un «  saut
irrationnel  » (Žižek, 1983, p.  65)  : l’intervention excentrée et
autoréférente du monarque. La décision de celui-ci ne se fonde
que sur le pur acte d’énonciation d’un « Je veux » (Hegel, 1821,
p. 336) subjectif qu’il signe de son nom. Le monarque est alors
bien ce signifiant-maître (noté S1 dans la grammaire
lacanienne), dont l’intervention subjective la chaîne et ordonne
le savoir (objectif), sans cela éparpillé, de l’autre (les diverses
strates de la bureaucratie, inscrites ici en S2), soit le couple
primordial « S1 – S2 » que l’on trouve à la base de l’écriture de
ce que Lacan (1991) nomma le « discours du maître » :
Figure 1
 – 
Mathème du « discours du maître »

Rappelons que chaque lettre de ce mathème est à lire sur le


fond matriciel des quatre «  places  » ci-dessous (S1 en place
d’agent, S2 en place d’autre, etc.) :

Figure 2
 – 
Tableau des quatre places

Dans l’État bien organisé de Hegel, avec sa Constitution, ses


principes supérieurs, et les garde-fous que sont les institutions,
le monarque (S1) maintenait donc l’écart entre S1 et S2, c’est-à-
dire entre le signifiant performatif de l’autorité symbolique
(qu’il représentait) et le champ du savoir objectif (de la
bureaucratie). Cet écart entre la Loi et le savoir était un rappel
que l’ordre bureaucratique ne devait rien au savoir (qu’il
s’agisse de quelque technique rationnelle de management, ou
d’un quelconque protocole standardisé). Cet ordre ne se fondait
pas sur une connaissance particulière, il surgissait de
l’énonciation du monarque, c’est-à-dire d’une parole subjective.
C’est précisément cette intervention subjective du monarque, ce
moment de pure irrationalité dans la gestion des affaires
publiques, que le libéralisme économique aspirait à supprimer.

… à la domination du savoir
(néo)bureaucratique

Foucault (1979) nous apprend, dans La naissance de la


biopolitique, qu’il s’agissait pour les premiers théoriciens
libéraux de fournir aux États les éléments d’une méthode de
gouvernement fondée sur la raison, c’est-à-dire selon des
protocoles de prise de décision vérifiables et falsifiables,
articulés non plus à la volonté subjective du monarque mais
aux lois du marché  –  des lois présentées comme objectives et
naturelles. Une nouvelle bureaucratie a donc vu le jour, entre le
XVIIIe et le XIXe siècle : une bureaucratie alignée sur les sciences
économiques. Le monarque perdit sa fonction de maître, qui fut
dès lors remplie par les signifiants-maîtres de la théorie
économique. Si l’on en reste à nos mathèmes, au moment du
passage de l’Ancien Régime à la modernité libérale, la
monarchie fut (symboliquement ou réellement) décapitée  : le
nouveau maître, S1 (les lois de l’économie), chuta et passa sous
la barre où il coïncida avec la vérité indicible. Par le jeu de
permutations des petites lettres propres au fonctionnement des
mathèmes, le savoir (S2) prit alors les commandes du lien social,
engageant un changement de discours  –  on est ainsi passé du
discours du maître à ce que Lacan (1991) désigna comme le
«  discours universitaire  », dans lequel le savoir (S2) se
positionne en place d’agent :

Figure 3
 – 
Discours universitaire

(à lire toujours sur le fond de la Figure 2)

Depuis ce grand virage vers la modernité politique, ce savoir


bureaucratique a lui-même connu plusieurs métamorphoses.
On sait, par exemple, qu’au tournant du XIXe et du XXe siècle, les
grandes firmes américaines n’ont pu devenir transnationales
qu’en empruntant leurs méthodes aux grandes bureaucraties
d’État  –  notamment, les techniques bureaucratiques et
organisationnelles inventées par les administrations postales
américaines et allemandes (Graeber, 2015). Le deuxième âge du
capitalisme, l’âge des grandes entreprises multinationales, ne
put donc se produire que grâce à l’importation des techniques
de la bureaucratie publique dans le giron des entreprises
privées. Les choses changèrent durant la seconde moitié du
XXe siècle.

Il y eut tout d’abord un renversement du curseur, puisque ce ne


fut plus l’administration publique qui influença
l’administration privée, mais l’inverse  : la bureaucratie
publique se mit à absorber les techniques administratives
inventées par les experts en management des grandes
entreprises (ibid.), avant de se laisser contaminer par leurs
critères d’efficacité et de rentabilité fondés sur des procédures
d’évaluation. C’est maintenant ce savoir d’experts qui domine
l’ensemble des dispositifs administratifs, s’immisçant partout,
régulant toutes les pratiques. Après s’être infiltré dans les
administrations publiques, l’impératif méthodologique de
l’évaluation resserra son emprise sur chaque pratique
professionnelle particulière : nul ne saurait prétendre y résister
puisque cette méthodologie néobureaucratique, armée des
outils statistiques et informatiques, revendique un savoir
«  rationnel  » qui, selon ses promoteurs, n’est que la
manifestation objective de lois naturelles qui régiraient le
monde humain (théorie des jeux, sciences du comportement,
etc.). L’actuel maître (S1) qui ordonne le savoir bureaucratique
(S2) est donc ce champ hégémonique de l’évaluation, laquelle
prétend régenter (en la mécanisant) toute la sphère des affaires
humaines. Saisissons-en les effets sociétaux grâce aux
mathèmes.

Lors du basculement de l’Ancien Régime vers la modernité, le


maître, on l’a dit, perdit sa place d’agent du discours. Depuis
lors, il œuvre toujours mais en sourdine. L’effet immédiat de ce
refoulement du maître sous la barre, c’est-à-dire la perte de
l’écart entre S1 et S2 que le monarque soutenait (du temps de
l’Ancien Régime) à partir de sa position d’agent du discours,
touche directement au rapport à la Loi (laquelle, comme
l’affirmait Lacan, a toujours à voir avec le signifiant-maître, S1).
Celle-ci, dès lors qu’elle ne commanda plus au savoir (S2) depuis
le point d’extériorité de l’agent du discours, l’infiltra de
l’intérieur, au point que le savoir se mit à prétendre coïncider
avec la Loi. Tirons-en deux conséquences : tout d’abord, on peut
dire ici avec Kafka que la Loi (symbolique) n’existe pas  –  non
pas, comme le commente pertinemment Žižek, parce que la loi
serait réduite «  à une chimère imaginaire et vide  », mais au
contraire parce qu’elle est alors transformée «  en un Réel
impossible, un vide qui néanmoins fonctionne, exerce une
influence, produit des effets, courbe l’espace symbolique  »
(Žižek, 2008b, p. 59-60). La Loi, une fois subsumée sous la barre,
fait donc d’autant plus ressentir ses effets de réel  –  hors
symbolique donc non dialectiques, non interprétables (la Loi
est, dans ce cadre, prise à la lettre). C’est ensuite le savoir lui-
même qui subit les effets de cette permutation. Dès lors que
n’est plus maintenu l’écart entre l’autorité symbolique (S1, en
place d’agent) et le registre du savoir objectif fondé sur les
habilités capacitaires réelles des experts de la bureaucratie (S2,
du côté de l’autre), dès le moment, en somme, où manque le
point d’exception qui totalise le savoir de l’extérieur, alors « le
savoir “devient fou”, indique Žižek, la neutralité propre au
savoir prend un air de malfaisance, son indifférence même
provoque chez le sujet, dans l’absence du “capitonnage”, l’effet
d’un impératif surmoïque » (Žižek, 1983, p. 68). C’est donc en ce
S2 «  décapitonné  »  –  sans maître et sans point de référence
extérieur susceptible de le totaliser et de le borner –, qui s’est
emparé des rênes du discours, que l’on doit positionner la
bureaucratie moderne. Et c’est dans le cadre de cette
néobureaucratie intrusive et surmoïque que furent lancés les
dispositifs administratifs de lutte antiterroriste  –  notamment,
celui du ministère de la Justice et des services pénitentiaires,
évoqués au début de ce travail.

Le savoir sur lequel s’adossent les pratiques administratives de


prévention de la radicalisation, nous l’avons dit, est issu de la
psychocriminologie et des sciences du comportement nord-
américaines. La radicalisation y est envisagée comme un
comportement déviant, mesurable (via des tests), par rapport à
des normes comportementales définies statistiquement et
légalement. Autrement dit, il s’agit d’un comportement
considéré comme anormal et potentiellement criminel, dont il
faut anticiper les risques grâce à des grilles comportementales,
avant de le domestiquer par des techniques appropriées. Reste
à interroger les profonds bouleversements produits par
l’arrivée au poste de commandement de ce savoir d’experts (S2).
Revenons aux questions soulevées dans notre introduction.

La néobureaucratie, apparue dans le sillage du terrorisme


djihadiste, revendique sa connaissance scientifique, donc
«  objective  », des lois qui régissent l’homme, une fois celui-ci
naturalisé et réduit à la somme de ses comportements. Elle se
voue, depuis lors, à appliquer son savoir rationnel à l’entièreté
du réel (S2    a), de façon à le mesurer et (le cas échéant) à le
plier, à le modeler selon ses normes. Ne peut-on supposer que
cette application systématique du savoir des experts aux
phénomènes de radicalisation a conféré leur forme à ces
phénomènes ? Autrement dit, n’avons-nous pas ici affaire à une
niche éco(patho)logique propre à notre époque ? Tout se passe,
en effet, comme si les discours des experts, en promouvant
cette catégorie de la «  radicalisation  », lui donnaient
consistance, essaimant ainsi (involontairement) une expression
plastique (reconnaissable par tous) du malaise dans la
civilisation, et suscitant dès lors des vocations chez des sujets
qui font ainsi l’économie d’avoir à inventer une solution
singulière. Plus radicalement  : le djihadisme contemporain ne
peut-il être envisagé comme l’un des effets, monstrueux et
incontrôlés, du développement de notre bureaucratie – l’une de
ses sécrétions obscènes ? Déplions, en trois points, ce qui nous
semble être les conséquences de l’application systématique du
savoir néobureaucratique au réel (de l’islamisme).

Du savoir au réel

Le premier point apparaît comme une forme de confirmation,


pour le champ des sciences humaines et sociales, d’une thèse
issue de la physique des particules  : l’observateur produit
nécessairement des modifications sur les phénomènes
observés. Ces trente dernières années, trois vagues du djihad se
sont succédé sur notre territoire (Kepel, Jardin, 2015). La
première, initiée au début des années 1980, s’est éteinte avec les
attentats de Kelkal en 1995 – moment où se profila la deuxième
vague. Celle-ci, qui dura jusqu’en 2005, se développa dans
l’ombre du règne sans partage d’Al-Qaïda. Durant près de
vingt ans (de 1995 à 2012), aucun attentat ne se produisit sur le
sol français. Cette « sanctuarisation », admettent Kepel et Jardin
(ibid., p.  57-66), fut notamment [4]  liée à l’expertise développée
par les services de renseignements  : les pratiques policières
nées au contact d’Al-Qaïda, avec sa structure hiérarchisée et
ultra-centralisée, incitèrent les experts du renseignement à
surveiller les mosquées (et les autorités religieuses) par
lesquelles circulaient les éléments de doctrine émanant de la
direction centrale du groupe. Cette surveillance efficace, alliée à
l’émergence des réseaux sociaux aux alentours de 2005,
occasionna la profonde mutation qui devait faire entrer le
djihadisme dans son troisième âge. C’est en effet à ce moment
qu’apparut (sous l’impulsion doctrinale d’Abu Musab al-Suri)
«  un djihadisme de proximité  », s’étendant «  selon un système
réticulaire pénétrant par la base, et non plus le sommet, les
sociétés ennemies à abattre  » (ibid., p.  52). Autrement dit, pris
dans les rets du savoir des bureaucraties policières, et pour leur
échapper, le djihadisme muta  : il passa sous leurs radars en
devenant rhizomorphe.

Le deuxième point se situe au joint entre l’appel de l’Autre et la


performativité du S1, leur capacité conjointe à vouer le sujet
(auquel ils s’adressent) à endosser un mandat symbolique.
Illustrons-le d’un exemple tiré de notre expérience
professionnelle. Tahir est un jeune délinquant, issu d’une
famille bien insérée d’une petite ville du sud de la France. Après
avoir commis divers délits, il finit par «  tomber  » pour une
affaire de stupéfiants  –  c’est un petit dealer des quartiers. On
découvre que son réseau était, peu ou prou, impliqué dans le
financement de départs en Syrie. Tahir est alors envoyé à Paris
pour association de malfaiteurs et aide à une entreprise
terroriste. Il y rencontre les juges des affaires terroristes. Le
petit délinquant est soudain rehaussé à la stature du
combattant de l’islam. Cette modification de son statut
symbolique n’aura cependant pas d’effet immédiat sur Tahir.
Lorsqu’il revient dans son village, Tahir est suivi en contrôle
[5]
judiciaire par son SPIP   . Dans un premier temps, rien ne
change dans son attitude  : il s’habille comme autrefois, en
survêtement (remonté sur une jambe au-dessus du mollet pour
marquer son insoumission), traîne toujours dans les quartiers,
etc. Mais l’attention que lui portent les autorités – le fait d’être
sous la surveillance des renseignements généraux et de faire
l’objet d’un suivi attentif et exceptionnel de la part du SPIP (la
directrice le reçoit en entretien, devient son interlocutrice lors
de ses appels téléphoniques) – fait progressivement basculer sa
position. Il s’aperçoit rapidement de l’effet performatif de sa
parole sur les autres jeunes, qui le prennent pour un initié du
djihad, une «  pointure  » suivie pour terrorisme. Il commence
alors par coller au masque du combattant : il laisse pousser sa
barbe, ses cheveux ; s’habille en treillis noir, chausse des bottes
de guerrier. Puis, son discours change, prend une tournure
politico-religieuse. Bref, l’Autre (de la Justice et de l’Intérieur),
via le signifiant-maître «  terroriste  », lui a fourni le mandat
symbolique qu’il assume désormais. Le petit délinquant s’est
laissé élever en place de héros du quartier, dont la parole
suscite elle-même de nouvelles vocations chez ceux qui
l’écoutent. Un djihadiste prosélyte était né…
Le troisième point, quant à lui, détourne l’idée de la sphère
pascalienne [6] . Résumons avec Bronner le propos de Pascal  :
« Si la connaissance est une sphère […], sa surface est en contact
avec ce qu’elle ne contient pas, c’est-à-dire l’inconnu. De ce fait,
à mesure que la connaissance progresse et que la surface de
cette sphère fait de même, l’aire en contact avec l’ignorance ne
cesse de progresser elle aussi » (Bronner, 2009, p. 20).

À  la place de la «  connaissance  », mettons l’«  ordre


bureaucratique  »  : si l’on envisage celui-ci comme une sphère,
plus cet ordre étend son empire, plus sa surface, en contact
avec le monde non bureaucratique, s’étend également. C’est
pourquoi, loin de réduire la « barbarie », le développement des
bureaucraties suscite au contraire son expansion. À mesure que
s’étire son pourtour, le monde antibureaucratique augmente en
égale proportion. Autrement dit, la raison bureaucratique
génère toujours, comme un double fantomatique, son propre
contre-monde  : un espace où se renversent l’ordre légal et la
stabilité des institutions. N’est-ce pas précisément la thèse de
Graeber, lorsqu’il écrit que les ordres sociaux
antibureaucratiques n’émergent «  pas de façon purement
spontanée, parallèlement aux sociétés bureaucratiques  », mais
«  dans une sorte de rivalité symbiotique avec elles  » (Graeber,
2015, p.  207-208)  ? «  Les barbares, assure-t-il, existent toujours
en relation symbiotique avec une civilisation bureaucratique »
(ibid., p.  210). De tout temps  –  des premières émergences de
techniques proto-bureaucratiques jusqu’à nos actuelles
civilisations néobureaucratiques –, sur les franges des empires
bureaucratisés, ont toujours bourgeonné ce que Graeber
nomme des « sociétés héroïques [7]  » : des sociétés n’ayant gardé
du trépied soutenant les civilisations bureaucratiques
(souveraineté, administration, politique) que le dernier terme –
  la politique, celle-ci étant liée (selon lui) à la capacité de
certains chefs charismatiques à générer des récits. Jusqu’il y a
peu, donc, les civilisations bureaucratiques (hiérarchiques et
ordonnées selon des règles stables) généraient à leurs marges
des sociétés «  héroïques  » dominées par des figures
charismatiques dont on chantait les exploits – des arrière-pays
barbares ténébreux et fascinants, qui nourrissaient les légendes
et permettaient l’invention de nouveaux genres littéraires [8] .
Que dire, alors, de Daech  ? N’a-t-on pas affaire, avec le
néocalifat, à l’émergence d’un tel arrière-pays chaotique (-
antibureaucratique) suscité, dans leurs franges, par nos
civilisations bureaucratiques elles-mêmes ? Certes. Mais il nous
faut, en guise de conclusion, apporter certains détails
concernant, et la bureaucratie contemporaine, et le contre-
monde (Daech) qu’elle a généré. Car notre nouvel ordre
bureaucratique, en renversant les coordonnées de l’ancien (il
fonctionne à l’autoévaluation, donc à l’intériorisation
surmoïque des exigences de la machinerie administrative), a
certainement produit un contre-monde inédit. Ce double
renversement se produit au niveau du registre de la Loi.

La loi du surmoi
Dans la théorie lacanienne, l’espace narratif où s’actualisent les
discours ordinaires se divise en un aspect public, officiel, régi
par la Loi symbolique, et un niveau sous-jacent masqué  : le
domaine fantastique de son double spectral. Dans ce dernier,
fonctionne un autre registre de loi – la loi du surmoi – dont on a
vu qu’il courbe le champ symbolique tout entier. On ne peut,
dès lors, résumer la pensée de Lacan à la tension entre la Loi
symbolique et la Chose réelle [9]  (soient les forces en jeu dans
l’Œdipe). Il ne s’agit pas simplement de penser la Chose (das
Ding) comme l’obscur au-delà de la Loi, comme l’instance
fuyante sécrétée par la Loi symbolique, mais au contraire
d’envisager la possibilité que ce soit la Chose elle-même qui
fasse Loi (au niveau inconscient), en-deçà de la Loi symbolique :
« Das Ding se présente au niveau de l’expérience inconsciente
comme ce qui fait la loi. […]. C’est une loi de caprice,
d’arbitraire, d’oracle aussi, une loi de signes où le sujet n’est
garanti par rien, à l’endroit de quoi il n’a aucune Sicherung,
pour employer encore un terme kantien » (Lacan, 1986, p. 89).
Or, qu’est-ce que la Chose, chez Lacan, sinon l’équivalent de la
jouissance elle-même  ? La Loi de la Chose n’est alors «  rien
d’autre que celle du surmoi, cette loi dont l’injonction revient à
l’impossible commandement  : “Jouis  !”  » (Žižek, 2008a, p. 191).
Nous avons vu que c’est cette loi surmoïque qui met en marche
la néobureaucratie : non plus la Loi symbolique, qui soutient le
désir, mais au contraire cette loi capricieuse se manifestant à
tout moment par des règles indéchiffrables et arbitraires qui
paralysent et ajournent indéfiniment l’acte. N’est-ce pas sur la
base de ce même renversement de la loi qu’il nous est possible
de résoudre l’ambiguïté troublante que l’on repère dans le
parcours de plusieurs terroristes de la troisième vague du
djihad  ? Car, en effet, comment concilier les revendications
morales rigoristes de l’idéologie djihadiste « officielle », dont se
réclament ces nouveaux terroristes («  Il faut en finir avec les
mécréants qui mènent une vie de débauche  !  »), avec leur
propre vie débauchée et décadente  ? Pour sortir de l’impasse,
nous devons concevoir que ce nouveau djihadisme s’épanouit
très exactement à l’intersection des deux registres narratifs,
entre l’espace symbolique public et son double obscur – entre la
Loi symbolique, qui forme l’écume superficielle des discours (la
ligne doctrinale officielle du djihad, soutenue par les dignitaires
islamistes dans l’espace public et colportée sans distance
critique par les médias : « l’islamisme prône un retour à la Loi
morale  !  »), et son envers obscène (sadien), la Loi de la Chose,
qui en dévoile la vérité, à savoir que loin de vouloir imposer
une morale rigoriste, l’islamisme (prôné par Daech) fonctionne
en réalité selon une loi surmoïque qui vise à suspendre les
interdits moraux. C’est pourquoi le néocalifat nous révèle
l’envers obscène de la néobureaucratie contemporaine  :
organisé, comme cette bureaucratie, selon l’impératif de
jouissance propre au surmoi, il ne peut dès lors être envisagé
comme une « société héroïque », mais simplement comme une
bande (un gang), prépolitique et barbare – nul héros n’émerge
hors de la loi du désir.
Bibliographie

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techniques de Freud, Paris, Le Seuil.
LACAN, J. 1986. Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de
la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
LACAN, J. 1991. Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de
la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
ŽIŽEK,  S. 1983. «  Le stalinisme  : un savoir décapitonné  »,
Analytica, n° 33, p. 57-83.
ŽIŽEK, S. 2008a. Fragile absolu : pourquoi l’héritage chrétien vaut-
il d’être défendu ?, Paris, Flammarion.
ŽIŽEK, S. 2008b. La parallaxe, Paris, Fayard.
ŽIŽEK,  S. 2010. Quatre variations philosophiques sur le thème
cartésien, Paris, Germina.
Notes du chapitre

[1]  ↑  Le deuxième âge du capitalisme est celui des grandes entreprises


transnationales, avec leurs hiérarchies de cadres et leurs promesses de carrières. Le
troisième âge s’ouvre au moment du tournant financier  : lorsque le capitalisme n’a
plus eu pour vocation principale de produire des biens manufacturés, mais de
nouveaux produits financiers destinés à augmenter le capital. Nous sommes alors
passés du règne des patrons à celui des actionnaires.

[2]  ↑  Zénon d’Élée pensait avoir démontré que le mouvement était impossible,
puisque avant qu’un mobile puisse atteindre sa destination, il doit parcourir la
moitié du trajet ; et avant d’avoir parcouru la moitié du trajet, il doit en avoir effectué
le quart, avant le quart, le huitième, avant le huitième le seizième, etc. De subdivision
en subdivision, le mouvement s’enlise jusqu’à la paralysie complète (Dunan, 1884,
p. 28-37).

[3] ↑  Selon Zénon, Achille, le héros grec, ne rattrapera jamais la tortue qui marche
devant lui, car avant de l’atteindre, il doit atteindre le point de départ de celle-ci ; or
quand ce sera fait, elle aura de nouveau avancé. Il lui faudra donc atteindre sa
nouvelle position, sachant que, quand ce sera fait, elle aura encore avancé – et ainsi
de suite, à l’infini (ibid., p.  18-31). Les professionnels traitant la radicalisation sont
comme Achille : ils courent après un phénomène que les procédures administratives,
fondées sur des grilles de repérage toujours déjà obsolètes, rendent inaccessible.

[4]  ↑  Outre le savoir-faire policier, l’autre garde-fou propice à juguler l’islamisme


des jeunes (lors de la deuxième vague de djihadisme) fut le « contrôle exercé par la
génération des “darons” » (Kepel, Jardin, 2015, p. 59). Les « darons », ce sont les pères,
et plus largement les figures (masculines) de l’autorité, issues de la génération
précédant celle de jeunes Français musulmans qui se laissa séduire (dans les années
1980-1990) par l’islamisme radical et le djihad.

[5] ↑  Service pénitentiaire d’insertion et de probation.

[6] ↑  Il s’agit d’une métaphore qui permit à Blaise Pascal de tracer les limites de la
raison pour en déduire la nécessité d’un espace propre à la croyance.

[7]  ↑  Les Huns, en périphérie de l’Empire romain  ; les Mongols, aux frontières
(entre autres empires) de la Chine, etc.

[8]  ↑  L’Heroïc Fantasy (Conan le Barbare, Le trône de fer, etc.) est née sous l’ère
victorienne, au temps des grandes bureaucraties publiques occidentales (Graeber,
2015, p. 210).

[9] ↑  C’est-à-dire la tension entre la Loi du Père et la Chose maternelle interdite par
cette Loi, et qui polarise dès lors le désir.
Le psychologue clinicien à
l’épreuve de la « lutte contre la
radicalisation » en milieux
ouvert et fermé des services
pénitentiaires
Corentin Mengual
Corentin MENGUAL est psychologue clinicien. Il pratique
dans le cadre du Plan de lutte antiterrorisme mis en
place par le ministère de la Justice au sein de la Direction
interrégionale des services pénitentiaires du Grand
Ouest (Bretagne, Pays de la Loire et Normandie).

mengual.corentin@gmail.com

A ux lendemains des attaques dont les locaux de Charlie


Hebdo et l’Hyper Cacher ont été respectivement le théâtre
les 7 et 9 janvier 2015, le ministère de la Justice adoptait un Plan
de lutte antiterroriste, visant à combattre les phénomènes de
radicalisation en détention et en milieu ouvert. Un budget
exceptionnel y était alloué, assorti d’une création de postes
importante, parmi lesquels des « binômes de soutien », chacun
constitué d’un psychologue et d’un éducateur spécialisé.
Rattachés à la Direction interrégionale des services
pénitentiaires, ils doivent «  participer […] à l’amélioration de
l’identification des phénomènes de radicalisation et de la prise
en charge des personnes placées sous main de justice en voie de
radicalisation ou radicalisées [1]  ». De plus, ils doivent apporter
un «  soutien aux professionnels des services déconcentrés sur
l’approche du phénomène, l’analyse des pratiques et les
stratégies de prise en charge dans une finalité de prévention de
la récidive [2]   ». La prise en charge des personnes identifiées
comme «  radicalisées  » implique de repérer les fonctions
subjectives de cette « radicalisation », afin de pouvoir prétendre
à amener le sujet à remplir ces fonctions par d’autres moyens
que le passage à l’acte, qui ne seraient pas socialement
condamnés. Toutefois, cette approche ne semble pas éminente,
l’idée que l’on pourrait plutôt modeler le système de croyance
et la structuration de la pensée de ces sujets présentant une
simplicité plus attrayante. Nous explorerons les limites
certaines de cette approche, après avoir présenté la façon dont
s’oriente la prévention des phénomènes de radicalisation, à
partir de notre expérience dans le grand Ouest de la France.

Une construction de missions ex


nihilo

Les binômes débutent par deux semaines de formation à l’École


nationale de l’administration pénitentiaire, début novembre
2015, et se poursuivent avec deux autres semaines de formation
dans des établissements pénitentiaires et des SPIP [3] . Les
attentats du 13 novembre surviennent entre-temps. La pression
se fait conséquemment sentir chez les professionnels mais aussi
chez les détenus. À mesure que d’autres événements de ce type
surgiront, la saturation de l’espace médiatique rendra la tâche
ardue au contact des professionnels, qui n’ont que rarement le
temps et le lieu pour prendre le recul nécessaire. Le risque est
que «  la poussée de la pulsion destructrice […] l’emporte
lorsque nous court-circuitons les problèmes par les émotions
plutôt que de les analyser » (Haynal, 2013, p. 72).

Les missions qui nous sont confiées sont nébuleuses, et la


marge de manœuvre espérée est longtemps illusoire. L’une des
premières tâches allouées aux deux binômes de la DISP [4]  de
Rennes est de recueillir les bilans des actions en détention
financées dans le cadre de la lutte antiterrorisme. Il leur est
demandé d’évaluer l’efficacité de ces actions en vue d’une
reconduite, tâche bien délicate au vu de ce qui en est
mesurable. Nous dessinons nos missions autour de deux axes.

Le premier concerne la prévention de la radicalisation. Ainsi,


nous rédigeons un cahier des charges afin d’orienter les sujets
qui viennent d’être placés en détention  vers des discussions
autour du vivre ensemble, des libertés, de la loi, ou encore des
théories du complot. La visée est de donner quelques clés aux
participants pouvant pallier la vulnérabilité face aux discours
radicaux.
Le second axe concerne la prise en charge des personnes
repérées comme radicalisées ou en voie de radicalisation. Dans
ce sens, nous proposons de mettre en place, au sein des
détentions ainsi que des SPIP (pour le milieu ouvert), des
réunions pluridisciplinaires visant à élaborer cette prise en
charge au cas par cas, avec chaque acteur y prenant part, mais
aussi, une dynamique de réflexion mêlant différentes
approches. Elles peuvent, dans le même temps, constituer un
temps pour appréhender la singularité du sujet et la manière
dont elle s’exprime dans sa radicalité.

Nous présentons ces outils aux chefs d’établissements, ainsi


qu’aux directeurs fonctionnels des SPIP, fin janvier 2016. Il leur
est donc demandé de mettre en place ces instances le plus
rapidement possible. Afin de faciliter la communication et
l’articulation entre les terrains et nous-mêmes, nous leur
transmettons également une fiche « de saisine ». Celle-ci permet
au(x) professionnel(s) estimant avoir besoin d’un soutien ou
d’un éclairage extérieur sur une situation préoccupante de
provoquer une rencontre avec un binôme. Elle constitue, selon
nous, le moyen d’enclencher un travail pluridisciplinaire avec
les professionnels, notamment en SPIP.

En mars, une note tentant de donner un cadre aux missions des


binômes émane de la DAP [5] . Elle stipule notamment que les
binômes de soutien doivent rencontrer toutes les personnes
placées sous main de justice (PPSMJ) repérées comme
radicalisées. Cette tâche semble irréalisable, d’autant que l’objet
de ces rencontres n’est pas clairement formulé. La note
demande également d’attribuer aux personnes repérées comme
radicalisées un « degré de radicalisation » sur une échelle de 0 à
4, qu’elle fournit. Au-delà des questions éthiques que suscite
cette disposition, elle nous situe clairement à un niveau
d’évaluation plutôt que de prise en charge. Néanmoins, cette
échelle tombera, in fine, dans l’oubli, et le cadre de nos missions
se dessinera plutôt sur un plan local.

La première réunion pluridisciplinaire est mise en place dans


un établissement pénitentiaire fin mars. Il nous faut composer
avec des éléments provenant souvent de dossiers, sans que
nous ayons rencontré les personnes dont nous étudions le cas.
La richesse des informations dépend des observations réalisées
par les personnels et s’avère donc assez variable. Le contenu
ressemble parfois à de la gestion plutôt qu’à une prise en
charge adaptée. Les autres réunions de ce type ne débuteront,
dans la quasi-totalité des établissements, qu’en octobre 2016.
À  partir d’avril, les premières sollicitations en provenance des
[6]
CPIP    nous parviennent. Nous nous déplaçons pour étudier les
situations avec eux, ainsi que les axes des prises en charge. Au
même moment, des grilles d’observation et de repérage sont
produites par la DAP et il est demandé de les diffuser dans trois
établissements, en vue d’une expérimentation. Ces grilles
doivent apporter un faisceau d’indices menant à une réflexion
sur les situations en commission pluridisciplinaire. Bien que
conscients de l’absence de validité scientifique de l’outil, qu’il
faudra pallier, nous nous concentrons sur le fait qu’il peut
néanmoins aider à la mise en place de réunions.
Une autonomie rognée par la
commande politique fluctuante

Mais il n’en sera rien : nous devrons batailler pour obtenir des
informations sur l’évolution de l’expérimentation et pour
participer à une réunion par site. Nous transmettons donc, à
l’issue de l’expérimentation, un retour à la DAP faisant état de
toutes les limites de l’outil et de son utilisation. Avant l’été, nous
ébauchons un programme de prise en charge visant le
désengagement de la violence chez certaines personnes
inscrites dans un système de pensée radicale. Nous incluons
dans ce projet, structuré en temps individuels et collectifs, la
participation d’agents et de cadres des SPIP et des
établissements. Nous réfléchissons également à une formation à
dispenser aux personnes qui seront amenées à participer à ce
projet, à une supervision et à toute la logistique qu’il nécessite.
Nous présentons ensuite le projet à notre hiérarchie, celle des
SPIP et celle des établissements où nous comptons mener
l’expérimentation. Il est dans un premier temps validé, puis
notre hiérarchie le repousse à 2017. Nous tentons alors de
mettre sur pied un groupe de parole dans un établissement
pénitentiaire, auprès de personnes détenues qu’une pensée
radicale a menée à des violences. Mais il est mis de côté lorsque
la DAP, en octobre, demande de mettre en place dans deux
établissements classés comme « priorisés » sur la thématique de
la radicalisation des programmes de prévention de la
radicalisation. Ces derniers nous laissent perplexes, puisqu’on
nous recommande, notamment, de les présenter de manière
attrayante en ne mentionnant pas la radicalisation aux
participants. En essayant de faire entendre notre
positionnement sur les modes de prise en charge, nous
reconstruisons sur cette base à partir de décembre 2016.

De cette année au sein d’un binôme, ressortent d’importantes


difficultés à avancer, à pouvoir tenir une ligne cohérente sur un
moyen terme. Les résistances sont nombreuses, provenant à la
fois des professionnels sur les terrains comme des échelons
supérieurs. L’information descend difficilement la chaîne
hiérarchique dans les divers services, et la dimension de prise
en charge s’avère difficile à transmettre aux personnels de
surveillance. Par ailleurs, il est délicat de composer au
quotidien avec des orientations dépendant des réactions
politiques à l’actualité et à l’opinion publique, en perpétuel
mouvement. Celles-ci privilégient d’ailleurs le sécuritaire plutôt
que la prise en charge au cas par cas. Mais, surtout, il existe
dans l’administration pénitentiaire un manque de connaissance
et de confiance en ce qui constitue les métiers de psychologue
et d’éducateur spécialisé. De facto, leur autonomie est moindre,
et ils sont attendus sur des fonctions telles que veiller au
respect de la laïcité, participer au renseignement, ou encore
évaluer l’efficacité d’activités en détention, plutôt que d’utiliser
leurs compétences. Cela n’est pas sans rejoindre l’analyse de
Marcel Sanguet  : «  L’essentiel n’est plus de soigner mais de
rendre compte, par avance et dans l’après-coup de ce qui
pourrait se faire, afin d’obtenir des subsides de ceux dont le
métier est de vérifier la conformité des choses. Doucement
l’objet du travail, ce pourquoi les professionnels sont payés,
subit une mutation monstrueuse : il ne s’agit plus de soigner le
mieux possible mais de se conformer à un instrument de
mesure. Comme dans un roman de Kafka, la réalité ploie
lentement pour n’exister qu’au travers de ce qui la mesure. La
vieille et mauvaise blague de chirurgien, “l’opération a réussi
mais le malade est mort”, semble être la devise de ces nouveaux
managers qui font bien peu cas de la clinique et du patient au
profit d’une fascination pour la procédure  » (Sanguet, 2016,
p. 76).

Où l’on vise le moyen d’expression


de la radicalité plutôt que la cause

Le contenu du Plan de lutte antiterroriste est parfois


déconcertant. L’expérimentation de grilles de repérage en est
un exemple. L’avis des professionnels qui devaient apporter
leur compétence à «  l’amélioration de l’identification des
phénomènes de radicalisation  » est mis de côté. Ces grilles
témoignent également d’une méprise sur ce qui doit attirer
notre attention pour entamer une prise en charge. Il semble
qu’à trop se focaliser sur l’islam, habit que revêt cette radicalité,
le danger soit d’oublier qu’il représente le moyen de la
radicalisation et non la cause. Nous ne pouvons nier la
complexité du phénomène et la diversité des situations liée à la
subjectivité de chacun. Cependant, il nous semble important de
garder à l’esprit la nuance qu’Olivier Roy signifiait ainsi : « Il ne
s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation
de la radicalité » (Roy, 2016, p. 61). Cela ne revient pas à nier le
développement de certaines branches radicales de l’islam dans
certains endroits du monde. Et, quand bien même des
personnes embrassant une approche rigoriste de la religion
pourraient répondre de phénomènes fanatiques, elles ne sont
pas nécessairement hors la loi. Surtout, ce n’est pas cela qu’est
censée viser la lutte contre le terrorisme, c’est le passage à l’acte
violent, «  la prévention de la récidive [7]   ». Interrogeons-nous
plutôt ainsi  : les auteurs des différents attentats étaient-ils des
rigoristes, des sujets pour qui prévalait le cadre imposé par la
loi religieuse ?

Aussi singulières que soient leurs histoires de vie, les éléments


qui en ressortent ne paraissent pas indiquer, pour la plupart, de
pratique religieuse stricte, ritualisée. L’islam auquel ils se sont
identifiés ne semble pas être venu consolider leur surmoi et
réguler les interdits, mais plutôt leur offrir un support
idéologique permettant la libération pulsionnelle, un pousse-à-
jouir. En clair, l’utilisation de l’islam dans le terrorisme donne
un support à la construction plus ou moins délirante de ces
personnes, il permet une identification. Autrement dit, une
vision rigoriste de l’islam peut mener à la violence, mais elle ne
peut représenter une indication fiable quant à un potentiel de
violence. Car, d’un individu à l’autre, la religion et l’idéologie
qui y est liée peuvent venir exalter tout comme, a contrario,
canaliser l’angoisse ou la violence. La religion ou l’idéologie
peuvent remplir une fonction explicative chez une personne en
quête de sens sur le monde environnant. Elle peut également
venir combler le vide identitaire, ou prodiguer du lien social,
qui plus est en situation d’incarcération, d’isolement. Dans tous
les cas, ce n’est qu’à la lumière des fonctions qui s’expriment
dans la radicalité du sujet que nous pouvons être éclairés sur ce
qui se joue chez lui. Roland Gori utilise en ce sens une
métaphore intéressante  : «  L’idéologie est bien souvent une
“machinerie” qui permet à beaucoup de monde de
“fonctionner”, et de combler le vide de l’existence. Il ne suffit
pas de supprimer les “machines” pour faire disparaître l’usage
que nous en faisons. Mais il y a des machines plus dangereuses
que d’autres, c’est celles dont nous devons nous préoccuper en
priorité pour savoir quels besoins les ont fait naître, et
pourquoi c’est aujourd’hui qu’elles trouvent un “personnel”
pour les faire tourner » (Gori, Graulle, 2016).

La vignette suivante illustre l’idée que la radicalité possède des


fonctions propres au sujet et que, si nous tentons de faire
disparaître le symptôme, il prendra alors un autre aspect. Ce
cas est issu d’un entretien du journal Streetpress avec un
homme incarcéré à 18  ans (Belgacem, Garnier, 2016). Au
contact d’hommes du GIA, il se radicalise dans sa vision du
monde, rejetant progressivement la télévision, les femmes nues
et la «  propagande occidentale  », car «  c’était là pour te
pervertir dans ta foi ». Il reconnaît dans ses actes, à ce moment,
une recherche de l’affrontement. Il devient ensuite imam
autoproclamé et, au vu du nombre de personnes qu’il fédère, se
voit transféré pour prosélytisme. Il explique que lorsqu’il
lançait des prières sauvages, «  cela montrait que ça n’était pas
les surveillants qui dictaient leur loi, mais l’islam et l’heure des
prières ». Parallèlement, il tente d’inciter ses fidèles à rejoindre
les combats armés, soulignant la difficulté d’atteindre une
situation de rupture avec l’entourage et avec la vie d’avant,
nécessaire à cet engagement. Voulant protester contre une mise
au quartier disciplinaire, il met le feu à sa cellule. Brûlé et
asphyxié, il tombe dans le coma.

Lorsqu’il se réveille et prend conscience qu’il a failli mourir, il


décide de «  tout arrêter  » et de pratiquer son culte seul. En
revanche, il n’abandonne pas son système de pensée radicale et
dit avoir «  rencontré un détenu qui [lui] a montré que le
chiisme était plus juste que le sunnisme ». Il devient alors chiite
et se rapproche de la lutte armée du Hezbollah, en conflit
ouvert avec son ancien dogme. Plus tard, il explique avoir pu se
réinsérer et trouver un travail comme assistant metteur en
scène, grâce à un aménagement de peine et des personnes qui
lui ont fait confiance. Il assure : « Si je n’avais pas trouvé ce job,
je serais parti combattre au Liban avec le Hezbollah. » Bien que
détaché de cette cause, il n’abandonne pas sa pensée radicale.
Revendiquant que « la religion, c’est de la merde », il est depuis
«  anarchiste athée  ». Nous pouvons noter ici que, lorsqu’une
forme de radicalité tombe, lorsqu’une idéologie est rejetée chez
ce sujet, elle ne tarde pas à être remplacée par une forme
différente, religieuse ou non.
La suggestibilité ne rend pas le
sujet malléable

Bien avant que des sujets en viennent à se radicaliser en


utilisant l’islam pour sacraliser leur haine, nous avons connu
plusieurs vagues d’extrémismes menant à des passages à l’acte
violents  ; et ceux-ci n’étaient pas toujours accompagnés d’un
discours religieux, comme en témoignent les indépendantistes
corses, basques ou bretons et le mouvement Action directe.
L’idéologie soutient la nécessité de la réponse violente apportée
à l’Autre vécu comme persécuteur envers le sujet, son peuple,
ou sa communauté. À  cette idéologie, d’aucuns voudraient
opposer la leur, fournir le contre-discours nécessaire pour faire
entendre leur vérité. En abordant le phénomène de la sorte, le
risque est de renforcer la position radicale des personnes. Tout
d’abord parce que, pensant ainsi, on mélange la vérité au sens
commun et la vérité subjective. Notre subjectivité implique
chez chacun une vision divergente du monde qui nous entoure,
un ressenti différent des événements que nous vivons. Ensuite,
parce que ce discours est justement construit de telle manière
qu’il se veut sans faille. Il permet de donner un sens à ce qui
pourrait échapper au sujet, à maintenir éloignée l’angoisse de
l’inconnu. S’acharner à démonter sa construction possède un
caractère insupportable pour le sujet, qui ne pourra s’y
résoudre sans élaboration alternative qui réponde de sa
singularité. Il est donc utopique d’espérer apporter un contre-
discours aux personnes s’inscrivant dans un système de pensée
radicale pour enclencher un changement.

La complexité des facteurs de changement est plus importante,


ainsi que le fait remarquer Jean-Claude Maleval (2012),
reprenant les études sur la résistance du sujet à la suggestion. Il
prolonge les remarques de Bernheim, à propos des sujets ayant
recours aux psychothérapies utilisant l’hypnose. Ce dernier
notait que, quand bien même le transfert a lieu, certains sujets
hypnotisés, «  très suggestibles, hallucinables, dociles, savent
résister aux suggestions qui leur sont désagréables ou jurent
avec leur caractère  » (Bernheim, 1916, p.  138). Ce constat a
également été dressé auparavant par le marquis de Puységur, à
propos du magnétisme. Si la suggestion permettait un certain
nombre d’effets avec cette forme de thérapie, ils ne pouvaient
dépasser la santé et le bien-être du sujet, qui posait lui-même
les bornes. À partir des cas cliniques apportés par ces derniers,
Maleval souligne que le patient n’est pas un « objet plastique en
attente d’un contenant théorique  » et que sa participation est
« essentielle en l’affaire » (Maleval, 2012, p. 25). La construction
d’une alliance est nécessaire avec ces personnes, qu’elle soit
thérapeutique ou non, au vu de l’éclectisme des professionnels
pouvant participer à la prise en charge. Cette pluridisciplinarité
peut permettre de trouver des accroches et d’amener le sujet à
verbaliser son vécu, le conduisant à cette position subjective.
Apporter de la réflexion et du doute chez les personnes qui
répondent de cette problématique peut permettre d’entamer un
travail d’accompagnement, mais dans tous les cas, si nous
spolions une alliance dans cette tâche, le processus n’en sera
que plus violent pour le sujet. La réinsertion, la prévention de
la récidive se joue dans la prise en charge qui doit être mise au
premier plan, avant la coordination de l’action de partenaires,
ou l’évaluation répondant à des commandes politiques.

Bibliographie

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de djihadistes en prison : entraînements, prières en promenade
et poster de Ben Laden  », Streetpress, 2 mai,
http://www.streetpress.com/sujet/1462180400-prison-recruteur-
djihadistes-al-qaida
BERNHEIM, H. 1916. De la suggestion, Paris, Retz-CEPL, 1975.
GORI, R. ; GRAULLE, P. 2016. « Daech nous empêche de voir que la
question majeure est politique  »,
http://www.politis.fr/articles/2016/07/daesh-nous-empeche-de-
voir-que-la-question-majeure-est-politique-35183/
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MALEVAL, J.-C. 2012. Étonnantes mystifications de la
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PUYSÉGUR, A.M.J. de CHASTENET, 1784. Mémoires pour servir
l’histoire et à l’établissement du magnétisme animal, Paris,
Privat, 1986.
ROY, O. 2016. « Islamisation de la radicalité ou radicalisation de
l’islam ? », entretien avec M. Lemmonier, L’Obs, n° 2683, p. 61.
SANGUET, M. 2016. Le pervers n’est pas celui qu’on croit, Paris,
Eyrolles.

Notes du chapitre

[1] ↑  Fiche de poste des psychologues des binômes de soutien.

[2] ↑  Ibid.

[3] ↑  Services pénitentiaires d’insertion et de probation.

[4] ↑  Direction interrégionale des services pénitentiaires.

[5] ↑  Direction de l’administration pénitentiaire.

[6] ↑  Conseillers pénitentiaire d’insertion et de probation.

[7] ↑  Fiche de poste des psychologues des binômes de soutien.


La propagande jihadiste : le cas
de Daech
Miloud Gharrafi
Miloud GHARRAFI est maître de conférences aux écoles de
Saint-Cyr-Coëtquidan. Il y enseigne l’arabe et contribue
aux activités du Centre de recherche des Écoles de
Coëtquidan (CREC) en tant que membre du pôle
«  Mutations de la conflictualité et des organisations
militaires  ». Il est membre permanent du laboratoire
ERIMIT (Équipe de recherche interlangues  :  mémoires,
identités et territoires) à l’université Rennes 2 dans
lequel il dirige la composante arabisante LASIMA (Langue,
société et imaginaire dans le monde arabe). Il est
également poète, romancier et traducteur.

miloud.gharrafi@st-cyr.terre-
net.defense.gouv.fr

« Personne n’a le monopole du fanatisme et personne n’a,


à l’inverse, le monopole de l’humain »

Maalouf, 1998

D ès lors qu’il a conquis une grande partie du territoire


irakien et syrien et y a planté son drapeau, le mouvement
jihadiste Daech [1]  venait d’inaugurer une nouvelle phase dans
l’histoire du terrorisme international. Avec des structures
économiques, administratives et politiques tangibles,
l’organisation jihadiste s’est transformée en proto-état. Pour ne
traiter ici que de notions structurelles sur lesquelles est fondée
sa propagande, rappelons que cette organisation criminelle et
terroriste dispose de moyens très modernes et performants
pour diffuser sa théorie et recruter de nouveaux jihadistes. Elle
s’appuie sur toutes les nouvelles technologies de l’information,
de la communication et du multimédia. Le recrutement se fait
auprès de toutes les catégories sociales, mais surtout auprès de
personnes de plus en plus jeunes.

Daech dispose d’une radio, Al-Bayân, basée à Mossoul et de


plusieurs revues (Dabiq et Inspire en anglais, Dar al-islam en
français et récemment Rumiyah en plusieurs langues). La
communication est parfaitement maîtrisée aussi bien dans la
forme que dans le contenu éditorial.

Ces moyens sont mis au service d’une nouvelle forme du jihad :


avec Daech, celui-ci ne prend plus le sens d’une action
défensive comme l’avait envisagé le fondateur d’Al-Qaïda,
Abdallah Azzam [2] . Il prend désormais le sens de l’attaque,
d’une forme hégémonique pour mettre le monde entier sous la
domination d’un seul État  : l’État islamique. Ce jihad à
dimension universelle est basé à son tour sur la théorie de
takfîr (excommunication)  : tout individu refusant de prêter
allégeance (bay’a) au groupe État islamique est considéré
comme kâfir (infidèle, mécréant). C’est ainsi que Daech a dans
sa ligne de mire non seulement des dirigeants musulmans, mais
aussi tous les autres mouvements jihadistes qui refusent de se
rallier à lui comme Al-Qaïda et le Front al-Nosra. Se trouvent
également exclus de la sphère des croyants les chiites,
considérés comme apostats. Le jihad de Daech est offensif,
ultraviolent et transnational. Il s’agit, comme le dit le sociologue
Farhad Khosrokhavar, d’un « jihad hyperbolique qui ne recule
devant aucun obstacle moral dans la mise à mort des
“coupables” » (Khosrokhavar, 2015, p. 35).

Pour mettre en œuvre cette violence, Daech mène une guerre


de communication dans laquelle il adapte son discours selon les
pays de recrutement, l’âge et les conditions sociales des jeunes
recrutés. Bien que son discours soit plus violent que ceux des
autres mouvements salafistes, il s’appuie sur des procédés
classiques des discours salafistes (Gharrafi, 2013)  : citations
récurrentes de versets et des hadith-s [3]  arrachés à leurs
contextes, appel au retour à l’islam des salaf (ancêtres),
injection du sentiment de culpabilité chez le destinataire
musulman par un rappel de sa supposée faiblesse ou lâcheté
face un Occident qualifié de  «  méprisant  », «  mécréant  »,
« colonisateur ». Tout cela est minutieusement structuré et mis
en forme par la nouvelle théorie du jihad. Trois grands
principes fondateurs de l’idéologie de Daech régissent cette
théorie et constituent la base de sa propagande politico-
religieuse : le salaf, le califat et la hijra.

Le salaf : un passé fantasmé


Le groupe État islamique se veut être une copie de l’islam des
premiers temps, dont les mouvements salafis [4]  et salafistes
idéalisent l’existence. Sur cette base, l’organisation jihadiste
tente de transposer dans les régions qu’elle administre le mode
de vie économique, social, moral et vestimentaire qui serait,
selon elle, le mode de vie de l’époque du prophète et de ses
compagnons. Dans son discours d’intronisation à la mosquée de
Mossoul, le 29 juin 2014, le chef de groupe État islamique, qui se
fait appeler Abou Bakr en référence au premier successeur du
prophète de l’islam, s’identifie à ce calife en lui empruntant,
sans le nommer, la célèbre formule qu’il avait prononcée dans
son discours de succession à Mahomet en l’an 11 de l’hégire  :
« Ô gens ! J’ai été chargé d’être votre chef sans être le meilleur
parmi vous. Si j’agis en bien assistez-moi et si j’agis en mal
corrigez-moi […]. Obéissez-moi tant que j’obéis à Dieu et à Son
Messager. Si je désobéis à Dieu et à Son Messager, vous ne me
devez aucune obéissance [5]  » (Al-Baghdâdî, 2014).

En faisant sienne cette formule, le chef de l’État islamique


s’entoure auprès de ses partisans d’une aura sacrée. La
modestie qu’il affiche par un procédé rhétorique relevant ici de
l’éthos se trouve immédiatement écartée en profit d’une
ambition calquée sur le modèle de la proclamation du califat
par le premier successeur de Mahomet. Par conséquent, tout le
discours qui suit cette célèbre formule devrait avoir dans
l’esprit du public auquel il s’adresse une valeur incontestable et
une vérité sans faille. L’Obéissance (tâ’a), qu’il réclame lui
confère déjà le statut d’un «  détenteur de pouvoir [6]   » (waliyy
al-amr) que le Coran place hiérarchiquement après Dieu et le
prophète.

Cette identification verbale est précédée par une identification


physique et cérémoniale. Il s’agit d’une mise en scène dans
laquelle Al-Baghdâdî s’assied sur la marche du minbar et
nettoie ses dents avec le siwâk (bâton d’arak). Cette tradition,
qui était jusque-là réservée à la gent féminine, et pratiquée plus
par souci esthétique et hygiénique que par une quelconque
conviction religieuse, fait partie désormais des pratiques que
les mouvements salafistes attribuent au prophète de l’islam et
intègrent dans leur mode de vie quotidienne [7] .

L’appel au retour à l’islam des « ancêtres » (salaf) est justifié par


une autre transposition  : le mouvement jihadiste affirme que
l’état actuel du monde arabe et musulman est à l’image de la
société arabe peu avant l’arrivée de l’islam  : conflits tribaux,
guerres civiles, pauvreté. L’islam est arrivé en Arabie afin de
mettre fin à cette situation. Le groupe État islamique s’appuie
ici sur le célèbre livre du jihadiste Abou Bakr Al-Nâjî,
L’administration de la sauvagerie (Idârat al-tawahhouch) [8]  qui
prévoit une période décisive, «  la plus difficile  » comme le
souligne le sous-titre de l’ouvrage, avant d’instaurer
définitivement le califat  : une période de chaos, de sauvagerie
extrême où règnerait «  la loi de la jungle dans sa version
primitive [9]   ». Là aussi, le discours jihadiste tente de regarder
les sociétés actuelles avec l’œil d’un passé fantasmé et considère
que cette période décisive est à l’image de la situation sociale et
économique de Médine avant l’émigration de Mahomet  : «  Le
système tribal dans la péninsule arabique était basé sur une
gestion semblable à la gestion de la sauvagerie […] Et lorsque le
prophète émigra à Médine et fut chargé de la gouvernance, la
cité fut soumise au système idéal de la gestion de la
sauvagerie » (Al-Nâjî, sans date, p. 12).

Dans son discours qui a suivi la déclaration du califat par Al-


Baghdâdî, le porte-parole de Daech Abou Mohamed Al-Adnânî,
tué en été 2016, affirme  : «  Ainsi étaient les Arabes avant
l’islam  : des tribus divisées, disloquées, qui se faisaient la
guerre et s’entretuaient. Ils souffraient de la famine et de la
pauvreté. Quand Dieu les a gratifiés de l’islam et quand ils ont
cru en Lui, Il les a unifiés et sauvés de leur dispersion  ». Et
comme «  Dieu de cette Oumma est le même hier
qu’aujourd’hui » et que « Celui qui l’a sauvée [la Oumma] hier la
sauvera aujourd’hui  », alors «  le temps est venu pour les
générations d’aujourd’hui de se révolter » (Al-Adnânî, 2014).

Dans un discours adressé aux jihadistes de Daech en 2013, Abou


Mouslim al-Chichani (le Tchétchène) va encore plus loin en
transposant la migration du prophète à Médine en 622 à la
Syrie actuelle. Les jihadistes qui émigrent vers la Syrie sont des
mouhâjiroun (immigrés) et ceux qui les accueillent parmi les
autochtones sont des Ansâr (alliés). Deux termes qui désignent
respectivement les musulmans qui ont émigré avec le prophète
à Médine et ceux qui parmi ses habitants les ont reçus et
soutenus : « Une des erreurs des Mouhâjiroun envers les Ansâr
est de ne pas avoir pris en considération la situation dans
laquelle se trouvaient ces derniers sous le régime tyrannique
qui pratiquait volontairement la politique du maintien de la
population dans l’ignorance et la politique de l’injustice et de la
violence, car le peuple syrien a beaucoup souffert de ces
crimes » (Abou Mouslim Al-Chichani, 2013).

À  ce stade de fusion totale entre le passé et le présent, entre


l’image des premiers musulmans et celle des musulmans du
XXIe  siècle, le calife de l’État islamique prend dans l’imaginaire
des jihadistes le statut suprême : celui de prophète.

C’est dans cette perception par identification aux pratiques d’un


islam supposé être le meilleur de toute son histoire – celui des
trois premières générations  –  que s’enracinent les premiers
germes de la radicalisation. Car, à force de vouloir tout ramener
aux valeurs et aux pratiques de ce qui est considéré comme
l’islam des «  ancêtres pieux  » (salaf sâlih), les salafistes se
coupent de la réalité et du présent. Dans leur langage quotidien,
certaines formules de politesse (bonjour, au revoir, merci, etc.)
ancrées dans le dialecte et la culture locale de chaque pays
arabe sont remplacées par des formules en arabe littéral et à
connotation religieuse pour affirmer ce retour aux « traditions
prophétiques ». Rappelons que le drapeau de Daech incarne lui
aussi ce regard permanent tourné vers un islam ancestral  :
outre le noir et blanc, synonyme d’une autre époque dans notre
imaginaire contemporain, la devise consignée sur le drapeau
est transcrite dans un style typographique révolu qui rappelle
les débuts de l’écriture arabe [10] , et impose de ce fait une image
attirante pour tous les nostalgiques de l’islam supposé être pur.
Pis encore, les surnoms Abou (père de) et Oum (mère de) que se
donnent les jihadistes sont calqués sur un vieil usage
onomastique arabe. Ce qui n’était jusque-là qu’une tradition
qui, en Arabie, remontait bien avant l’islam, a tendance à
devenir dans les milieux salafistes  –  y compris au Maghreb et
en Europe  –  une règle à connotation religieuse. Le chef du
groupe État islamique est surnommé Abou Bakr, en référence
au meilleur compagnon du prophète et premier calife de
l’islam, lequel a succédé à Mahomet non seulement parce qu’il
était son meilleur compagnon mais notamment parce qu’il était
un Qorachite, issu de la même tribu que Mahomet. On
comprend donc mieux pourquoi son porte-parole (Al-Adnânî,
2014) ainsi que la notice biographique publiée par l’État
islamique dès son intronisation présentent Al-Baghdâdî comme
étant « qorachite » et le relient par son arrière-grand-père aux
descendants directs de Mahomet.

Cette présentation attire l’attention sur la légitimité politique et


religieuse indiscutable de Baghdâdî, car en le rattachant à des
origines à la fois «  qorachite hachimite et hussaynite  », elle
confère à « l’Émir des croyants » une appartenance par le sang
à la tribu du prophète (Qoraych), à son ascendance (Banou
Hâchim) et à son descendant préféré (son neveu Al-Housayn,
fils de Alî). Il serait donc, selon la propagande jihadiste, dans la
pure lignée du prophète de l’islam. De même, la mention de son
lieu de naissance, Samarra, n’est pas sans enjeu discursif  :
Samarra fut au IXe  siècle la nouvelle capitale du monde
musulman sous le règne de la dynastie Abbasside, suite au
désordre semé à Bagdad par des mercenaires de l’armée
califale. Enfin, rattacher Abou Bakr à Bagdad (Al-Baghdâdî),
lieu de sa formation intellectuelle et de résidence, ne fait que
renforcer sa légitimité en tant que descendant de cette même
dynastie, puisque Bagdad fut pendant plusieurs  siècles la
capitale du monde musulman.

Ces symboles regroupés font du chef du groupe État islamique,


aux yeux de ses partisans, l’homme parfaitement légitime
prédestiné à «  devenir imâm et calife des musulmans partout
dans le monde » (Al-Adnânî, 2014) : c’est l’homme qui incarne la
communauté musulmane dans son ensemble – les salafistes ne
reconnaissent pas les chiites, qu’ils surnomment rafidites [11]   –
et celui qui unifierait les différentes contrées du monde
musulman. C’est à partir de cette présentation propagandiste
autour de la personne et des origines de Baghdâdî que le
communiqué de son porte-parole appelle «  logiquement  » (wa
‘alayh) à mettre fin à la dénomination « État islamique en Irak
et au Levant » et à la remplacer par « État islamique ».

Le califat : une promesse de Dieu

L’islam modèle auquel Daech se réfère est celui de la période


prophétique et des trois générations qui lui succèdent. C’est là
un point commun à tous les mouvements salafis et salafistes [12] .
Ce qui distingue Daech des autres mouvements quant à ce
retour aux «  sources  » est que le califat auquel il est attaché
serait aussi celui des grandes dynasties musulmanes à partir
desquelles fut fondée la notion de dawla (État). Conscient du fait
que les califes de ces grandes dynasties n’étaient pas
irréprochables sur le plan religieux, ni proches
idéologiquement des thèses de Daech, le mouvement État
islamique ne les mentionne pas. Mais l’ambition de construire
un État islamique qui s’étendrait du Maghreb au Machreq en
passant par l’Occident se donne plutôt comme idéal les grands
empires abbasside et ottoman, davantage que le premier
modèle islamique fondé par Mahomet et ses quatre
successeurs.

Force est de constater que la couleur noire du drapeau de


Daech et de la tenue officielle de son calife Al-Baghdâdî n’est
pas un héritage prophétique confirmé par la tradition. La
plupart des hadith-s mentionnent le blanc comme étant la
couleur préférée du prophète. En revanche, le noir est le
symbole du califat abbasside qui l’a adoptée sur son étendard
dès le début de la révolte contre les Omeyyades, afin de rallier
les chiites à sa révolte. Aujourd’hui encore, le noir est la couleur
des chiites en Iran et de leurs partisans, tel le Hezbollah au
Liban. Cependant, lorsqu’on sait que le chiisme est l’ennemi
farouche de Daech et que l’ambition de l’organisation jihadiste
est de devenir le seul représentant des musulmans sur terre, on
est en droit de se demander si le recours à la couleur noire n’est
pas une stratégie pour priver le chiisme de l’un de ses symboles
les plus emblématiques. Rappelons ici que Daech dispute
également au chiisme son langage. Abou Bakr Al-Baghdâdî est à
la fois calife et imâm, comme le rappelle son porte-parole (Al-
Adnânî, 2014).

Cette ambivalence se manifeste aussi dans le nom choisi par


Daech pour une de ses revues  : Dabiq. Le nom renvoie à un
hadith cité dans l’éditorial du premier numéro de la revue. Il
annonce que la fin du monde aura lieu à Dabiq, une région au
nord d’Alep, et opposera les musulmans aux chrétiens. Mais
Dabiq est aussi le lieu symbole de la victoire des Ottomans sur
les Mamlouks en 1561. Là aussi, la grandeur d’un empire
comme celui des Ottomans, dont la chute catastrophique
conduira en 1924 à l’abolition du califat par Kamel Atatürk,
constitue pour Daech, comme pour les premiers mouvements
islamistes (les Frères musulmans en Égypte, le Groupe
islamique en Inde, le mouvement Nurgiu en Turquie…) le
modèle à ressusciter. Selon le psychanalyste Fethi Benslama,
cette chute et cette abolition ont «  produit un effet de
disjonction des idéalités pour toute une civilisation. Aux yeux
de beaucoup de musulmans, c’est une catastrophe qui a
interrompu la succession souveraine dans l’islam, le calife étant
symboliquement le vicaire du prophète, depuis les origines  »
(Benslama, 2015, p. 12).

Le panarabisme, qui est né en réaction au colonialisme et à une


prise de conscience du naufrage identitaire et culturel de ceux
qui étaient à l’origine de l’islam et de son expansion au-delà de
l’Arabie, ainsi que la grandeur de la civilisation arabo-islamique
médiévale ont constitué un autre idéal censé reprendre le
flambeau de cette grandeur. Mais l’échec de l’expérience de
Nasser et de celle du parti Baas en Irak et en Syrie fut un choc
pour la Oumma arabe, et permit aux nostalgiques de l’islam
conquérant de substituer à la Oumma arabe la Oumma
islamique, afin d’établir à nouveau ce que le porte-parole de
Daech qualifie de « devoir perdu » (al-wâjib al-mudayya’), c’est-
à-dire le califat.

Dans son discours d’autoproclamation du califat, Al-Baghdâdî


annonce sa nomination en tant que calife de tous les
musulmans sans dire par qui il «  [a] été chargé d’être [leur]
chef  ». C’est le discours de son porte-parole qui viendra
développer ce que le mouvement entend par la notion de
khilâfa (califat) et justifier cette nomination  : «  Cela est une
promesse de Dieu  », affirme le bras droit de Baghdâdî (Al-
Adnânî, 2014). La formule est extraite du verset coranique cité
dès le début de ce discours : « Dieu a promis à ceux d’entre vous
qui croient, effectuent les œuvres salutaires, qu’Il ferait d’eux
Ses lieutenants sur la terre, comme Il l’a fait de leurs
devanciers ; qu’Il consolidera pour eux la religion que pour eux
Il agrée, qu’Il substituera à leur peur la sécurité, à condition
qu’ils M’adorent, sans rien d’autre M’associer. Après une telle
[promesse], ceux qui dénient, ceux-là sont entre tous des
scélérats » (Le Coran, 2002, La Lumière, verset 55).

Il y a là donc une volonté divine, la tenue d’une promesse


sacrée envers celui dont le profil réunit «  toutes les conditions
du califat  »  : il est «  savant, dévoué, adorateur, imâm  » et de
surcroît «  descendant de la famille du prophète  » affirme Al-
Adnânî. Cette promesse sera concrétisée par une nomination
basée sur le mode consultatif  : «  L’État islamique, représenté
par ceux qui lient et délient [13]  parmi ses dirigeants, ses chefs
militaires et le conseil consultatif, a décidé de proclamer le
Califat et de nommer un Calife » (Al-Adnânî, 2014).

Cette justification est une réponse implicite à tous les


représentants musulmans et organisations jihadistes qui ont
rejeté dès son annonce la proclamation du califat par le groupe
État islamique. L’UISM (Union internationale des savants
musulmans), présidée par le célèbre prédicateur égyptien exilé
au Qatar Youssef Al-Qardawi, considère une telle proclamation
comme «  nulle au regard de la législation islamique  », parce
qu’elle «  n’est pas conforme  » aux conditions du droit
musulman parmi lesquelles figurent le consensus de « toute la
communauté musulmane » et le principe de « la consultation »
(Al-choura) (Al-Qardawi, 2014). Le même rejet a été prononcé
par l’organisation AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) qui
n’apprécie pas d’avoir été écartée de ladite consultation. Son
communiqué indique qu’elle souhaite bel et bien le
rétablissement du califat, mais «  dans la voie de la prophétie,
sur la base de la choura [la consultation] » (AFP, 2014).

On voit bien que la notion de califat continue à poser problème


dans un monde musulman large et de plus en plus divisé. Le
principe de choura basé sur une délibération collective des
sages, notables et représentants religieux (ahl al-hal wa al-’aqd),
nécessite l’existence d’une communauté (Oumma) où s’exerce
déjà un pouvoir qui rassemble tous les musulmans. Or,
l’histoire du monde musulman n’a jamais connu un califat issu
véritablement d’un principe de consensus. L’exemple que les
salafistes aiment citer est celui de l’investiture, après le décès
du prophète, de son fidèle compagnon Abou Bakr. Mais, là
encore, la question ne fait pas l’unanimité des chroniqueurs au
regard du conflit qui opposa les compagnons du prophète
originaire de la Mecque aux gens de Médine. Abou Bakr a
accédé au pouvoir califal parce qu’il aurait été proclamé par les
puissants compagnons du prophète. Dominique Sourdel écrit à
ce sujet  : «  Quelles qu’aient été donc les circonstances dans
lesquelles cette proclamation fut faite, quelle que fût la pression
exercée par ‘Umar sur l’assistance pour faire reconnaître Abû
Bakr, quelles qu’aient été les protestations possibles de ‘Alî et de
ses partisans, il semble avoir été dès lors admis que le serment
des Croyants, auquel répondait l’engagement pris par le
nouveau chef de la communauté de conduire celle-ci sur la voie
droite, constituait à lui seul l’investiture  » (Sourdel, 1978,
p. 970).

Depuis l’arrivée des Omeyyades au pouvoir en 661 après J.-C., le


califat prend définitivement une dimension dynastique et
testamentaire, et le principe de la choura, ne faisant que
confirmer la désignation anticipée du nouveau régnant, devient
une simple formalité. Conscient que la choura ne fait que
s’éloigner dans un monde musulman caractérisé par
l’éclatement du paysage étatique, régional et politico-religieux
et qu’il ne peut de ce fait rassembler autour du groupe État
islamique un maximum de partisans, le mouvement jihadiste
joue la carte de la légitimité dynastique de son calife proclamé :
« Il est qorachite hachimite » et « descendant (salîl) de la famille
du prophète  », indique le discours de son porte-parole (Al-
Adnânî, 2014).

La hijra : le pilier du projet jihadiste

Dans le discours de propagande de Daech, la hijra, ou


émigration de tout individu qui adhère au projet de l’État
islamique vers ses zones syriennes ou irakiennes, est « un pilier
inhérent au jihad  » sur lequel reposent tous les autres (Dabiq,
2014a, p. 37). Dans le premier numéro de la revue Dabiq, figure
un article intitulé  : «  From hijra to khilafa  » («  De la hijra au
califat  ») qui explique le processus de mise en place d’un État
islamique. Ce processus est illustré par un schéma dans lequel
la hijra est placée à la base de la pyramide et le califat au
sommet. Entre les deux figurent, dans l’ordre  : la jamâ’a
(communauté), la déstabilisation du tyran, et enfin le tamkîn
(consolidation du pouvoir) (ibid., p.  39). L’acte d’émigrer
consiste, ainsi que le revendique ce discours radicalisé, à
quitter «  la terre de mécréance  » (dâr al-koufr) pour aller vers
« la terre d’islam » (dâr al-islâm). Daech s’inspire ici de l’exil du
prophète en 622 de la Mecque vers Médine, où il put rallier à sa
cause davantage de croyants et mettre en place les premiers
germes du futur Empire islamique. Le calendrier musulman
(hégire) est fondé sur cet événement. Cependant, les
musulmans ne fêtent que modestement leur nouvel an, et la
hijra ne constitue pas dans leur imaginaire un acte hautement
sacré. C’est Daech qui en fait désormais une règle à suivre et un
principe primordial dans son appel au jihadisme. L’éditorial de
la revue Dabiq est sans ambiguïté  : «  La première priorité est
d’émigrer de n’importe quel endroit où vous vous trouvez vers
l’État islamique ; de la terre de mécréance à la terre d’islam […].
Si, pour une raison contraignante vous n’y parvenez pas, faites
votre allégeance sur place […]. Enfin, si vous n’y arrivez pas
pour une raison extrêmement hors de votre contrôle, votre
intention et le fait de croire [14]  que l’État islamique est le califat
de tous les musulmans suffiront pour vous sauver de
l’avertissement mentionné dans le hadith…  » (Dabiq, 2014b,
p. 3-4).

Dans un discours attribué à Baghdâdî et publié en 2014 par


l’agence de communication de Daech Al-Furqân, la hijra vers
«  la terre d’islam  » est «  obligatoire  » (wâjiba), «  notamment
pour ceux qui ont des compétences militaires et administratives
et pour les médecins et ingénieurs en différents domaines  »
(Ajel, 2014).

Associé à l’image de voyage, de découverte, de nouvelles


rencontres et de résidence « dans la meilleure partie de la terre
de Dieu [15]  », selon un hadith cité par Al-Adnânî (2014), le terme
hijra est fréquemment employé dans le but d’éviter celui de
jihâd, devenu synonyme de « mort ». Selon des témoignages de
jeunes embarqués dans cette aventure  : «  Là-bas, personne ne
t’oblige directement à combattre, mais tout est planifié pour
que tu te retrouves dans l’obligation de porter des armes. Si tu
ne combats pas, tu n’as ni travail ni logement. Si tu ne combats
pas, tu n’es pas des leurs » (Arabic, 2016).

La propagande jihadiste qui présente l’émigration vers la Syrie


et l’Irak sous un aspect touristique s’appuie entre autres sur des
documents vidéo, où l’on peut voir des jeunes hommes chanter,
danser et rire aux éclats autour d’un méchoui (Al-Furqân,
2014). Bien que ces jeunes soient montrés armés, aucune
séquence de la mort ou de la guerre ne figure dans le
document.

Rappelons enfin que le mot hijra en arabe n’est pas employé


exclusivement dans le sens de quitter un endroit pour un autre,
mais aussi dans le sens de quitter une ou des personnes  : sa
famille, sa femme, ses enfants… La rupture avec les siens fait
partie de cet acte sacré par lequel le jihadiste tourne le dos à
tous ceux qui ne partagent pas son adhésion à l’État islamique.

Conclusion

Contrairement à la propagande d’Al-Qaïda qui a toujours donné


à son discours un aspect politique affiché, le discours de Daech
est habillé très religieusement et il est nettement plus offensif.
Daech y incarne la communauté par laquelle, selon elle,
arriverait la délivrance, soit l’Apocalypse. Cette vision
eschatologique et nihiliste du monde, représentative d’un
rapport singulier au Temps  –  le présent comme inexistant,
éphémère ou irréel, et l’avenir de l’humanité comme un
chaos  –,  n’est autre que celle d’une secte, basée généralement
sur une «  socialisation en interne  » et une «  dépréciation du
réel » (Aclimandos, 2007, p. 26).

Cependant, quel que soit le degré de performance de cette


propagande, quels que soient le nombre et la qualité des
moyens utilisés par le mouvement jihadiste pour la rendre plus
efficace auprès de ses cibles, il serait imprudent de penser que
cette efficacité est due entièrement à la forme et au contenu
d’un discours salafiste. Car à regarder de très près, le discours
de Daech n’est point en rupture avec le discours salafiste
classique qui structure déjà l’islam politique de certains partis
et monarchies arabes. Daech ne fait que réactiver, avec une
malignité plus habile, les éléments-clés de ce discours et les
réadapter aux attentes de sa cible privilégiée  : adolescents,
jeunes désorientés, malfaiteurs et délinquants, déjà prêts à
prendre le chemin de la violence meurtrière. Selon Olivier Roy,
la radicalisation de ces jeunes «  se fait autour d’un imaginaire
du héros, de la violence et de la mort, pas de la charia ou de
l’utopie […]. Ils sont plus nihilistes qu’utopistes  » (Roy, 2016,
p. 17).

La lutte contre le jihadisme, dans toutes ses versions, ne doit


pas perdre de vue que le religieux, ou ce qui est présenté
comme tel, n’est en grande partie qu’un habillage, un
instrument, un mode de manipulation. Les véritables facteurs
de la montée du fanatisme en Occident ou dans le monde arabe
se trouvent donc ailleurs, à l’intérieur de ces sociétés.
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KHOSROKHAVAR, F. 2015. «  Le héros négatif  », dans F.  Benslama
(sous la direction de), L’idéal et la cruauté, Paris, Lignes, p.  29-
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MAALOUF, A. 1998. Les identités meurtrières, Paris, Grasset.
ROY, O. 2016. « Une révolution générationnelle et nihiliste », Le
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SOURDEL, D. 1978. «  Khalîfa  », Encyclopédie de l’islam, t. IV,
Leiden-Paris, Brill-Maisonneuve et Larose, p. 970-980.
WENSINCK, A.J. 1986. «  Niyya  », Encyclopédie de l’islam, t.  VIII,
Leiden, E.J. Brill, p. 67-68.

Notes du chapitre

[1]  ↑  Daech est l’acronyme arabe de «  État islamique en Irak et au Levant  » (Al-
dawla al-islâmiyya fî al-’irâq wa al-châm). En 2013, le groupe jihadiste abandonne ce
nom au profit de État islamique.

[2]  ↑  La théorie d’Abdallah Azzam (1941-1989) qui a donné naissance au


mouvement d’Al-Qaïda est basée essentiellement sur la stratégie de libération des
territoires musulmans de la domination des mécréants. Ce jihad consiste à procéder
par étapes : l’Afghanistan, la Palestine, etc. L’idée d’Azzam était aussi de combattre en
premier lieu « l’ennemi le plus proche », c’est-à-dire « les dirigeants musulmans qui
collaborent avec l’ennemi  » avant de frapper «  l’ennemi lointain  ». C’est le point
essentiel de son désaccord avec Ben Laden qui appelait à frapper en premier lieu
« l’ennemi lointain », les États-Unis.

[3] ↑  Les hadith-s sont les paroles et récits attribués au prophète.

[4] ↑  Historiquement, le mouvement salafi (en arabe Al-haraka al-salafiyya) désigne


un courant de pensée réformiste (harakat al-islâh) né en Égypte à la fin du XIXe siècle.
Son fondateur, Jamal Al-Din Al-Afghani (1838-1897) et son disciple, Mohamed Abduh
(1849-1905), appelaient à la réforme de l’islam par le biais d’une nouvelle lecture des
textes en vue d’une réadaptation de l’islam au monde moderne. Plus tard, un autre
disciple, Rachid Rida (1865-1935), vulgarisera l’idée du «  retour aux sources  » et se
ralliera aux idées du wahhabisme (Mohamed Abd Al-Wahhab  : 1703-1792) qui
rejettent toute forme de rationalité dans la lecture des textes coraniques. La forme
politique de cette pensée sera mise en œuvre par son disciple Hassan Al-Banna (1906-
1949) et donnera naissance au mouvement des Frères musulmans. Aujourd’hui, les
mouvements dits « salafistes » sont totalement à l’opposé du mouvement d’Afghani et
Abduh. Si Daech et d’autres mouvements islamistes se revendiquent du jihadisme
salafiste (Al-jihâdiyya al-salafiyya), c’est sans doute pour se distinguer aussi bien du
« salafisme quiétiste » que de la pensée salafie du XIXe siècle, dont les deux premiers
fondateurs étaient, par ailleurs, francs-maçons. Force est de constater que Jamal Al-
Din Al-Afghani et Mohamed Abduh sont aux yeux des salafistes (quiétistes ou
jihadistes) «  deux égarés égareurs  », et «  un outil des ennemis de l’islam pour
détruire l’islam  » (propos tenus par un imâm salafiste. Cf. salafiya-contre-
terrorisme.over-blog.com [en ligne] 21 janvier 2012, http://salafiya-contre-
terrorisme.over-blog.com/article-l-imam-muqbil-a-propos-de-jamal-ad-din-al-afghani-
muhammad-abduh-et-muhammad-rachid-rida-97593100.html

[5]  ↑  Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de nous et celles des
versets coraniques sont de Jacques Berque (2002).

[6]  ↑  La notion d’obéissance est un principe fondamental de la gouvernance en


islam. Elle a été politiquement et juridiquement forgée à partir du verset coranique :
«  Vous qui croyez, obéissez à Dieu, obéissez à l’Envoyé et aux responsables d’entre
vous. Si vous êtes en désaccord grave sur une affaire, déférez-la à Dieu et à l’Envoyé,
pour autant que vous croyiez en Dieu et au Jour dernier. Cela sera meilleur pour
vous, et de plus belle incidence » (Coran, Les Femmes, verset 59).

[7] ↑  Outre le fait de ne pas se raser la barbe et d’imposer le niqab aux femmes et le
qamîs aux hommes, les salafistes appellent à se lécher les doigts après avoir mangé, à
prononcer des invocations avant d’entrer aux toilettes et d’y pénétrer avec le pied
gauche et d’en sortir avec le pied droit, etc. Selon les propos d’un salafiste rapportés
par Pierre Conesa  : «  Du plus haut degré de la gestion de l’État, jusqu’aux toilettes,
l’islam gère » (Conesa, 2015).

[8]  ↑  L’ouvrage est consultable sur http://dorarr.blogspot.fr/2015/07/book-idart-


twhsh-abu-bakr-naji-.html

[9]  ↑  «  Avant d’être administrée, la région qui connaît la sauvagerie se trouverait


dans la même situation que celle de l’Afghanistan avant le pouvoir des Talibans : une
région soumise à la loi de la jungle dans sa version primitive. Les bons parmi sa
population ainsi que les plus raisonnables de ses méchants attendraient avec
impatience ceux qui administreraient cette sauvagerie. Ils seraient même prêts à
accepter n’importe quels administrateurs, qu’ils soient bons ou méchants. Mais les
méchants risqueraient d’exposer la région à plus de sauvagerie » (Al-Nâjî, sans date,
p. 11).

[10] ↑  Sur le drapeau de Daech, nous lisons horizontalement tout en haut « Il n’y a
de divinité que celle de Dieu  » et verticalement en dessous «  Mohamed est le
Messager de Dieu ». Cette dernière phrase se lit de bas en haut, car afin de respecter
à la lettre la hiérarchie entre «  Dieu  » et son «  Messager  », Daech ne peut admettre
que le nom d’« Allah » soit consigné en dessous de son « Messager ». C’est l’exemple
par excellence de la pensée dogmatique et littéraliste du mouvement jihadiste.
[11]  ↑  Rafidites (en arabe, ceux qui refusent) désigne depuis le VIIIe  siècle les
membres d’un grand courant chiite qui ont rejeté la légitimité des deux premiers
successeurs du prophète de l’islam. Notons que la haine que les jihadistes de Daech
éprouvent pour les chiites n’est pas doctrinale mais politique : Daech est né en Irak
suite à l’invasion américaine qui a porté au pouvoir les chiites.

[12]  ↑  Certains chercheurs privilégient la distinction entre «  salafistes  » et


« néosalafistes » (Gherardi, Korchane, 2016, p. 25).

[13] ↑  Ceux qui lient et délient (en arabe Ahl al-hall wa al-’aqd) sont les décideurs
parmi les notables et savants religieux dignes de confiance auprès de la
communauté.

[14]  ↑  En islam, l’intention (niyya en arabe) est une notion fondamentale dans
l’accomplissement des actes et rituels religieux. Il est exigé de tout croyant « l’énoncé
préalable qu’il a l’intention d’accomplir l’un de ces actes ». Elle est l’équivalent de la
kawânâ dans le droit juif (Wensinck, 1986, p. 67-68).

[15] ↑  « Partez en Châm [Levant]. C’est la meilleure partie de la terre de Dieu pour
laquelle il a choisi les meilleures de ses créatures  », propos attribués à Mahomet et
cités par Al-Adnânî dans un discours diffusé par l’agence Al-Furqân en mars 2014.
Bascules, et retour ?
Laetitia Belle
Laetitia BELLE est psychanalyste, membre de l’École de la
cause freudienne, maître de conférences en
psychopathologie clinique, EA 4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Elle a dirigé les ouvrages collectifs Les
fondamentaux de la psychanalyse lacanienne (avec
L.  Ottavi, Presses universitaires de Rennes, 2010) et Le
non-rapport sexuel à l’adolescence au XXIe siècle. Théâtre
et cinéma (avec C. Page, Presses universitaires de Rennes,
2015).

laetitia.belle@univ-rennes2.fr

P artons d’un constat récent issu du rapport du député


Sébastien Pietrasanta de juin 2015 à propos des personnes
parties en Syrie rejoindre le groupe État islamique
(Khosrokhavar, 2015)  : sur vingt-neuf mineurs partis, dix-neuf
sont des filles et dix des garçons. Sur cent cinquante-neuf
adolescents ayant entre 18 et 25  ans, soixante-neuf sont des
filles et quatre-vingt-dix des garçons. Enfin, sur les quatre-vingt-
dix-neuf personnes ayant plus de 26  ans, vingt-cinq sont des
filles et soixante-quatorze des garçons.

Ce rapport reste d’actualité en 2016, à savoir que 25 % sont des


mineurs, 35  % sont des femmes et 40  % sont des convertis à
l’islam, eux-mêmes représentant 50  % de ceux qui partent au
combat. Deux tiers de cette population ont entre 15 et 25 ans. Ils
partent de plus en plus jeunes, et sont issus de toutes les classes
sociales. La radicalisation n’est ainsi pas uniquement réservée
aux classes moyennes ou populaires, 10  % issus des classes
aisées sont également impliqués. Ils sont ainsi environ mille
jeunes Français à partir, depuis 2015, dans les zones de guerre,
et deux cent vingt à en revenir.

Le rapport indique aussi que pour certains de ces jeunes, leur


décision de rejoindre État islamique n’est pas en lien avec la
problématique de l’immigration,  tandis que d’autres sont
athées. De nombreuses familles et des femmes, c’est un fait
nouveau, partent en Syrie pour rejoindre une terre sacrée où il
leur semblerait possible de fonder une famille, voire d’en
trouver une selon la modalité du Un idéal et absolu.

Autrement dit, à la lecture de ces données récentes, le départ


vers les terres jihadistes relève davantage, pour certains, d’une
décision personnelle d’adhésion à un discours radical voire
totalitaire qu’à une croyance à la religion musulmane. Pour
reprendre les propos du sociologue Farhad Khosrokhavar, nous
sommes ici devant la composition d’un groupe de jeunes
jihadistes qui «  rêvent d’un jihadisme soi-disant bienveillant  »
(ibid.). Au premier groupe qu’il qualifie de « désaffiliés » « s’en
juxtapose un autre depuis la guerre civile en Syrie à partir de
2013  » précise Khosrokhavar  : «  Ce sont des jeunes des classes
moyennes, de plus en plus des adolescents attardés, des
convertis de presque toutes les religions, chrétiens, juifs,
bouddhistes…, mais aussi des jeunes filles souvent de bonne
famille qui vont rejoindre la horde des prétendants au djihad
exacerbé. Eux n’ont pas la haine de la société, ni n’ont
intériorisé l’ostracisme dont la société a accablé les jeunes des
banlieues, ils ne vivent pas non plus le drame d’une
victimisation qui noircit la vie. Mais alors, qu’est-ce qui les
motive  ? Chez eux, poursuit-il alors, sévit une dimension anti-
Mai 1968  : les jeunes d’alors cherchaient l’intensification des
plaisirs dans l’infini du désir sexuel reconquis, désormais on
cherche à cadrer les désirs et à s’imposer par un islamiste
rigoriste […] des restrictions qui vous ennoblissent à vos
propres yeux. Désormais on veut des normes, on y aspire et on
les sacralise » (ibid.).

Prenons ici l’exemple de Clémence dont nous avons, dans le


livre de David Thomson Les Français jihadistes (2014), la
restitution par elle-même de ce qui a présidé à son engagement
dans l’islam sur son versant extrémiste.

Le point de départ est pour elle la recherche d’une loi qui


viendrait lui délivrer une réponse univoque sur le sens de la
vie. La loi n’est pas prise en charge par un Dieu comme
substitut de la figure paternelle, mais, comme le rappelle
Jacques-Alain Miller dans son texte intitulé «  En direction de
l’adolescence  », Allah, comme le «  Un unique, absolu, figure
féroce et obscène d’un ordre déshumanisé, sans dialectique et
sans compromis. […] Il n’y a pas de petite histoire de famille
avec Allah » (Miller, 2015).
«  Clémence se souvient d’une enfance heureuse en pleine
campagne française dans une vaste propriété. Je n’ai jamais
grandi avec des Arabes, dit-elle, mais plutôt dans une famille un
peu raciste. Mes deux parents sont français de souche, un peu
bourgeois. Peu après sa naissance, la famille quitte la région
parisienne pour élever Clémence loin de la délinquance.
Inscrite au catéchisme, le dimanche, elle fréquente l’église et
s’acquitte des sacrements. […] Pourtant, très vite sa réflexion
sur le dogme de l’église romaine la conduit à remettre en
question certains concepts tels que la Trinité ou le culte des
saints qui font du catholicisme, à ses yeux, une religion
polythéiste  : “J’ai toujours été monothéiste. Pour moi, il n’y a
qu’un seul Dieu et je n’ai jamais cru que Jésus était le fils de
Dieu. Je me disais toujours  : mais qu’est-ce qu’il va faire pour
moi, le saint  ?” Et vers mes 17  ans, j’ai commencé à bien
chercher dans le christianisme et puis vraiment ça a été la
rupture. C’était trop contradictoire, trop illogique  » (Thomson,
2014, p. 79-80).

Elle cesse alors toute pratique religieuse pendant un an


jusqu’au jour où elle découvre une édition bilingue du Coran.
Elle se dit alors : « Et là, la petite Blanche que je suis l’a pris et lu
à l’envers. J’ai commencé de gauche à droite au lieu de droite à
gauche, et donc forcément la première sourate que j’ai lue
c’était “Il n’y a pas de dieu digne d’être adoré en dehors d’Allah,
il n’a pas engendré, il n’a pas été engendré”, et là je me suis
sentie trop visée parce que c’était vraiment ce qui me gênait
dans le christianisme » (ibid., p. 80).
C’est une «  révélation qu’elle a perçue comme un signe divin.
Cette sourate répond à toutes ses interrogations sur le
christianisme » (ibid., p. 81). Étudiante en BEP, elle a le sentiment
que Dieu lui envoie directement un message. Elle poursuit  :
«  Sur Internet, j’ai cherché “islam” ou “Allah”. Et là j’étais trop
heureuse, j’avais une religion. J’appartenais à une communauté
mais je ne le savais pas. Depuis tout ce temps, j’étais seule dans
mes pensées. Et là je découvre qu’il y a d’autres gens qui
pensent comme moi. Je me suis convertie peu après mes
18 ans » (ibid.).

Clémence adopte alors la charia, l’applique à la lettre sur le


mode répressif, rejoint une communauté de sœurs
musulmanes, prie à quatre heures du matin. Les tensions
familiales sont des plus fréquentes. Elle rencontre Souleymane
sur Internet, ils se marient religieusement. Un enfant naît.
L’idée leur vient ensuite de rejoindre la Syrie comme but ultime
et logique de leur amour pour Allah (ibid., p. 83-86).

Clémence le dit  : «  Sans Internet et les réseaux sociaux, la


propagande qui l’a touchée à l’extrême, elle ne serait pas partie
en Syrie avec leur enfant de 3  ans. Si j’y arrive, là-bas, je ferai
moi-même ma propre propagande pour aider les gens à venir »
(ibid., p. 85).

Moments de bascule
Nous pouvons alors faire l’hypothèse que, pour Clémence, la
radicalisation se réalise avant l’islamisation, au moment de ce
qui fait révélation pour elle, soit qu’Allah est un Dieu unique et
n’appartient à aucune filiation. Pas d’histoire de famille, en effet,
ici. C’est un Dieu qu’elle trouve sur Internet, comme elle le dit à
sa façon, prêt à l’emploi, celui qui répond aux questions sur la
mort et sur le sexe de façon univoque. Elle dit bien que le
christianisme est trop illogique. Pas moyen pour elle, depuis
son plus jeune âge, de pouvoir appréhender la sainte Vierge, le
Christ et Jésus. Pas de Trinité, donc, mais du Un tout seul qui
commande la jouissance surmoïque.

Au contraire, dans le cas de Claire, qui veut partir seule avec


son fils de 8 ans en Syrie, la révélation opère avec des mots qui
ne lui ont jamais été dits jusque-là. Jeune mère isolée, délaissée
par sa famille, elle trouve sur Internet, auprès des sœurs
salafistes qui démarchent sur les réseaux sociaux, une chaleur
humaine inconnue d’elle-même. Sarah, une amie, elle-même
embrigadée par le jihad puis finalement revenue, témoigne de
sa situation auprès de l’équipe de Dounia Bouzar [1] , pour tenter
d’arrêter Claire dans son projet de départ. «  Claire, dit Sarah,
c’est comme une personne qui a besoin d’alcool, et toutes les
supérettes sont fermées. Elle peut aller loin pour en trouver.
Quand on a besoin de gens qui font attention à vous, d’une
famille qui donne de l’amour, alors on peut aller loin. Ça vient
tout de suite, cette addiction, car c’est quelque chose qu’on n’a
pas ressenti auparavant, et quand on le ressent, c’est comme si
on naissait, comme si c’était une nouvelle naissance  » (Envoyé
spécial, 4 septembre 2015).
Dans ce témoignage, Sarah vient dire ce qui l’a poussée elle-
même à partir pour la Syrie  : «  Satisfaire un Dieu et non un
homme  » (ibid.). Elle voulait vivre sa foi absolue sur la terre
d’État islamique. On veut alors la marier à un jihadiste français.
Elle refuse, et elle est emprisonnée dans des conditions
inhumaines dont elle parviendra in extremis à se dégager pour
revenir en France.

Ce moment de bascule prit pour elle le visage de la déréliction


lorsque les sœurs, si bienveillantes sur Internet, la prirent pour
une espionne du Mossad. Son corps fut fouillé pour découvrir
des micros cachés. «  Franchement, dit l’une de ces sœurs, si
c’est une espionne, directement je l’abats. C’est une épreuve
d’Allah, même si ce qu’on fait, c’est pour rien. C’est moi qui fais
la vidéo, et qui la montre au djihad. » Sarah commente : « Elles
étaient alors en extase, je n’étais plus rien, qu’un objet jetable et
plus un être humain » (ibid.).

Dans le cas de Claire, l’utopie de la terre sainte et idéale


fonctionne pour elle comme un fantasme où elle élèverait son
enfant dans le tout amour de Dieu, entourée par ses frères et
sœurs islamistes. Dans cet exemple, il y a un ravalement de la
dimension de l’amour à une addiction orale que l’on consomme
puis que l’on jette, et ce dans une mise en série illimitée. Nous
trouvons la dimension de l’objet capitaliste que l’on adore puis,
une fois consommé, jeté puis recherché à nouveau dans sa
brillance phallique.
Quant à Sarah, son témoignage met en évidence toute
l’importance de la pulsion scopique dans des mises en scène de
tortures filmées puis exhibées à l’Autre. Quel en est le statut
d’un point de vue clinique ?

Modalités cliniques du fantasme et


déchaînement de la pulsion de
mort

Selon Khosrokhavar, certains jeunes jihadistes sont désaffiliés.


Ils ont connu une trajectoire personnelle dont les tueries
collectives constituent le terme ultime : «  Ils sont presque tous
des jeunes au passé délinquant, ayant commis des actes de vol
ou de trafic  ; ils ont presque tous connu une période
d’emprisonnement  ; quasiment tous étaient désislamisés, et
sont devenus musulmans born again ou convertis sous
l’influence d’un gourou, des copains ou à partir de leurs
lectures sur Internet  ; enfin, ils ont tous fait un voyage
initiatique dans un pays du Moyen-Orient ou des zones de
guerre (Irak, Afghanistan, Pakistan…). Le quadrilatère
délinquance, prison, voyage guerrier et islamisation radicale,
les caractérise quasiment tous » (Khosrokhavar, 2015).

Il convient évidemment d’en restituer pour chacun d’eux ce qui


a fait l’expérience intime de la radicalisation, et de ce moment
de bascule dans l’islamisation versant jihadiste.

Fethi Benslama, dans son ouvrage Un furieux désir de sacrifice.


Le surmusulman, évoque la nécessité de considérer la
radicalisation comme un symptôme « dont le sens est couplé à
la jouissance […] excès qui peut conduire quelqu’un à aller au-
delà du simple plaisir vers la souffrance voire vers sa propre
destruction  » (Benslama, 2016, p 39). Dans ces cas de
radicalisation, «  le symptôme est effacé par l’effet d’une
saturation de l’idéal qui place le sujet dans une mission divine »
(ibid.). Ici c’est le triomphe du moi qui exalte le sujet, qui le sort
de sa condition d’objet exclu par la société, ou, pour reprendre
Ogilvie (2012), «  d’homme jetable  » comme produit pur du
capitalisme (cité par Blanchet, 2015b, p. 145).

Ainsi, dans ce cas, mourir en martyr n’est plus une contingence,


comme ce fut le cas dans l’islam traditionnel. Cette fois, la mort
est recherchée, elle est même attendue, comme une délivrance
de la vie matérielle pour accéder à l’immortalité. La mort fait
accéder le jihadiste au statut de héros, un nom lui est donné.
«  Certains publient eux-mêmes leur annonce nécrologique sur
les réseaux sociaux avant le passage à l’acte  ; d’autres laissent
de nombreux indices afin d’être retrouvés et que s’accomplisse
le scénario final de leur mise à mort ; d’autres se font exploser
même lorsqu’ils n’ont pu atteindre l’objectif qui leur a été
assigné. Ainsi l’identification au martyr l’emporte sur celle du
combattant » (Benslama, 2016, p. 105).
Le jeune jihadiste atteint son accomplissement dans la mort,
souvent selon une modalité mélancolique. C’est dans la mort
que commence la vie. Je pose ici l’hypothèse qu’un fantasme
peut s’énoncer comme celui «  de se donner soi-même
conjointement la mort et la vie sous le regard d’Allah ».

Il en est tout autre, me semble-t-il, quant au statut des


exécutions humaines réalisées par les jihadistes, filmées en
direct puis visionnables sur Internet. Mohammed Merah, lors
des attentats à Toulouse et à Montauban en 2012, filmait aussi,
avec une caméra portée au cou, ses assassinats.

Une autre modalité du fantasme opère ici et concourt à


produire, du côté de celui qui exécute, un sentiment de toute-
puissance, de triomphe grandiose. Il est un bourreau qui
applique en direct la mise à mort de la victime et la réduit à un
pur objet de jouissance jetable.

Samy, 26  ans, témoigne aussi lors de l’émission sur Envoyé


spécial de son adhésion sans faille à la vision radicale de l’islam,
puis de son repentir assez modéré : « S’il y a quatre, cinq morts
et cent vingts blessés, je ne vais pas être content, mais je ne vais
pas être choqué. […] À partir du moment où on atteint ce truc-
là, on banalise la violence, et après on va plus loin dans l’acte,
dans le délire, surtout si on a des gens autour de nous. On
regarde des vidéos publiées sur des plates-formes de jihad. Et
entre nous on se fait des blagues. Ça devient banal en fait.
À partir de là, c’est qu’on est tout près pour prendre un vol en
seconde classe pour n’importe quelle destination  » (Envoyé
spécial, 4 septembre 2015).

Sans doute la dimension collective participe de la surenchère


de jouissance qui est produite là. Le «  tout près  » évoqué par
Samy situe la porosité de l’écran entre imaginaire et réel. Le
scénario d’exécution évoque dans sa mise en scène la
perversion où un bourreau met à mort une victime et l’y
soumet radicalement tout en filmant les supplices.

Ici, la perversion tient plutôt statut de suppléance à une carence


du fantasme fondamental propre à la psychose où le sujet barré
n’est pas séparé, par le poinçon, de l’objet a propre au désir. Si
cela évoque la structure perverse, cela n’est qu’en apparence,
car il se démontre plutôt qu’elle n’en reproduit que la mise en
scène et non la structure. Cela procure alors, à celui qui exécute
sous le regard de l’Autre, une jouissance non pas phallique mais
de l’Autre.

Là se retrouve ce sentiment de triomphe, dans le fait de


transgresser, sans obstacle aucun, l’écran imaginaire à des fins
de jouissance folle et illimitée, autre nom de la pulsion de mort.
Pas d’inhibition ici, ni de honte pour celui qui passe à l’acte. La
mise en jeu de la castration imaginaire est absolument
inopérante dans ce qui fait son fantasme, qui prend ici non pas
la forme inconsciente d’«  on tue un homme  »  –  énoncé que je
reprends là de Freud à propos d’un fantasme inconscient
construit dans la cure analytique «  On bat un enfant  » (Freud,
1919) – mais celle de « mettre à mort tous ceux que je soumets à
ma volonté » où le je de l’énonciation est forclos.

Ici, donc, pas de refoulement, mais la mise en acte de la


jouissance qui fait du djihadiste un sujet de la jouissance pour
Daech, et non un sujet divisé par une perte. La preuve en est de
la préservation des morceaux de corps qui ont été mutilés et
qui, tels des trophées, servent la jouissance mégalomaniaque.
Quelle fonction possède ces mises en scène sanguinaires et
d’apparence perverse  ? Serait-ce celle de suppléance à une
structure psychotique mélancolique ?

Appui sur le désir et nouage


symptomatique

Je pose l’hypothèse que, pour Haquim, 16  ans, un retour est


possible ; non seulement retour en France, mais aussi un retour
au désir qui, pour lui, a pu vaciller mais a tenu bon, jusqu’au
bout.

C’est à l’occasion d’une rencontre avec un garçon perdu de sa


classe que l’idée lui est venue d’aller en Syrie afin d’aider le
peuple et de le soigner. Ce camarade lui montrait beaucoup de
vidéos d’enfants et de femmes dévastés par la guerre, «  ayant
tout perdu  », dit-il. Un projet humanitaire prend forme, puis
devient une évidence. Il lui faut faire quelque chose, partir et
aider l’Autre. Il ne prévient pas sa famille qui pourtant compte
beaucoup pour lui. Il laisse une lettre où il annonce son départ
et sa décision.

Une fois arrivé, il réalise la tromperie. Il y a des


bombardements sans cesse, il n’a aucun lieu pour dormir,
aucun confort. « Le matin, j’étais dans ma maison, bien installé,
et j’ai tout perdu par ma faute  », dit-il alors (Envoyé spécial,
4 septembre 2015). Il n’a jamais eu la moindre envie de tuer ou
de mourir en martyr. Mais désormais seul, sans le secours du
père, il doit en sortir.

Son père décide de venir le chercher. Une transaction


financière, devant aboutir à la libération de son fils, a lieu. Le
père y met toutes ses économies, 26 000 euros. Mais le fils n’est
pas là, et le père a tout perdu. Il n’a pas d’autre choix que de
rentrer. Finalement, Haquim parvient à s’échapper par ses
propres moyens. Père et fils, dont les liens s’étaient distendus
avant le départ, se consolident. Ensemble cette fois-ci, et à
partir de l’expérience de Haquim, ils décident d’aider l’autre  :
aller à la rencontre de jeunes en perte de repères et qui sont
tentés par le djihad.

Dans ce cas, l’appui sur le fantasme a rendu possibles un retour


du désir et le nouage symptomatique qui fait lien. L’expérience
de Haquim a produit, me semble-t-il, une traversée sauvage du
fantasme et la rencontre avec le réel traumatique. Le retour,
c’est aussi trouver une nouvelle « alliance de la pulsion avec les
identifications » (Miller, 2015) de l’enfant perdu et à sauver – tel
qu’il s’est fait lui-même comme objet qui manque à l’Autre.

Conclusion

À l’issue de ces quelques développements, je me suis formulé le


terme de désactivation de la jouissance pour appréhender dans
la pratique clinique ces hommes et femmes dits « radicalisés ».
Chacun d’eux, en effet, témoigne d’un moment de jouissance
extatique. Daech est le nom de cette jouissance.

Cela passe sans doute par un travail de déradicalisation du


sujet, c’est-à-dire une lecture différente de son histoire et du
texte en prenant appui non pas cette fois sur Internet, qui
court-circuite la parole et le corps vivant et désirant, mais sur
un Autre qui soutient le travail de serrage de la jouissance par
une autre mise en jeu de la langue et de la signification.
Articuler donc – lorsque c’est possible – à ces signifiants-maîtres
(S1) implacables et univoques un autre savoir (S2), une autre
lecture de l’histoire.

Bibliographie
BENSLAMA, F. 2016. Un furieux désir de sacrifice. Le sur-
musulman, Paris, Le Seuil.
BLANCHET, R. 2015a. «  Émergences jihadistes  », Lacan quotidien,
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content/uploads/2015/03/LQ496.pdf
BLANCHET, R. 2015b. « Émergences jihadistes », La cause du désir,
n° 90, p. 144-148.
FLAVIGNY-NOGUERAS, C. 2015. «  Les repentis du djihad  », Envoyé
spécial, France 2, septembre.
FREUD, S. 1919. «  On bat un enfant  », Revue française de
psychanalyse, t. VI, n° 3-4, p. 274-297.
KHOSROKHAVAR, F. 2015. « Des jeunes radicalisés qui se rêvent en
héros négatifs », Le Monde, 10 janvier.
MILLER, J.-A. 2015. « En direction de l’adolescence », intervention
de clôture de la troisième journée de l’Institut de l’enfant,
13  avril, http://www.lacan-universite.fr/en-direction-de-
ladolescence/
OGILVIE, B. 2012. L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la
violence extrême, Paris, Éditions Amsterdam.
PIETRASANTA, S. 2015. La déradicalisation, outil de lutte contre le
terrorisme, www.ladocumentationfrancaise.fr
THOMSON, D. 2014. Les Français jihadistes. Qui sont ces citoyens
en rupture avec la République  ? Pour la première fois, ils
témoignent, Paris, Éditions les Arènes.

Notes du chapitre
[1]  ↑  Dounia Bouzar est anthropologue, elle dirige le Centre de prévention des
dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), créé en 2014.
La radicalisation et la honte
David Bernard
David BERNARD est psychanalyste, membre de l’École de
psychanalyse des forums du champ lacanien (EPFCL),
maître de conférences en psychopathologie et clinique
psychanalytique, EA 4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Il a publié Lacan et la honte (éditions du Champ
lacanien, 2011).

david.bernard@uhb.fr

J e m’appuierai dans ce travail sur un certain nombre de


thèses du psychanalyste Jacques Lacan. Il y a bien sûr ce qui,
entre son époque et la nôtre, aura changé, et qu’il faut étudier
de très près. Mais il y a aussi de l’une à l’autre ce qui perdure,
de structure, et qu’il ne faut pas moins repérer, sans quoi nous
tomberions dans la fascination de l’actualité, relayée
aujourd’hui en boucle sur nos écrans, si bien nommés medi-a,
venant donner corps télévisuel et numérique à l’écran spontané
de l’être parlant, son fantasme. Nous savons en effet le risque
discriminatoire que comporte toujours la logique du fantasme,
avec cette hâte à comprendre qu’elle précipite dans toute vision
du monde. Aussi commencerai-je par dire tout l’intérêt que j’ai
trouvé à la lecture des analyses du politologue Olivier Roy,
concernant les phénomènes de radicalisation. Je parle
notamment de la distinction qu’il propose, dans le concert de
stigmatisations de la religion islamique auquel on assiste depuis
les attentats, entre «  une radicalisation de l’islam  », et une
«  islamisation de la radicalité  » (Roy, 2015). La nuance me
semble en effet fondamentale, nous invitant d’une part à ne pas
susbtantifier une figure du mal, forcément située au lieu de
l’Autre, et d’autre part, à questionner ce qu’est la radicalité, en
tant que telle. Les jeunes radicalisés sont aussi, rappelle Olivier
Roy, des jeunes qui « cherchent une cause » (ibid.), avant que de
penser l’avoir radicalement trouvée.

L’émoi de Mai

Je questionnerai donc d’abord le rapport de la jeunesse à cette


recherche d’une cause, avant d’en venir aux phénomènes
possibles de radicalisation. Pour en saisir la structure, il vaut de
reprendre la façon dont Lacan rebaptisa les événements
français de Mai 68  : «  L’émoi de Mai  » (Lacan, 1972a, p.  512).
Une double équivoque traverse cette expression. Tout d’abord,
qu’est-ce que l’émoi, sinon l’affect qui accompagne la chute, le
retrait d’une puissance  ? Ainsi l’expression «  L’émoi de Mai  »
vise premièrement à désigner la castration, qui est bien le
savoir qui affecte la jeunesse. «  Le savoir de la castration, […]
est ce qu’à quatorze  ans on évite mal  » (ibid., p.  513), avance
Lacan. La jeunesse, au-delà de l’âge, consiste donc en ce réveil
structural que produit la rencontre d’un trou dans le savoir, au
moment de se demander comment devenir homme, ou femme.
Ce qui, dès lors, en fait un moment fécond de questionnement,
de contestation, et de possible invention. Un moment, pour le
dire avec les mots de cette récente série sur l’histoire du hip-
hop, The Get Down (2016), où l’on voudrait «  vaincre la nuit  »,
réinventant pour cela, sinon tout, du moins tout un langage,
voire toute une musique. Il y a en effet une espérance, qui ici se
lève, de pouvoir mieux dire et mieux vivre le désir et la
jouissance. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » (Besançon,
1968, p.  88), lisait-on en 1968 sur l’un des murs de l’université
de Nanterre, la salle C.20. À  quoi viendra faire écho, près de
cinquante  ans plus tard, une autre phrase retrouvée elle aussi
sur l’un des murs de l’université de Nanterre, au lendemain de
l’une des Nuits debout : « Une autre fin du monde est possible. »

La phrase, avec son équivoque, fit d’ailleurs suffisamment


mouche pour être ensuite grandement relayée sur les réseaux
sociaux, ce nouveau mur. Mais justement, sur quel mur se
cognent et s’écrivent aujourd’hui ces phrases ? Il y a d’abord le
mur de la structure, qui lui existe depuis toujours, et que
constitue l’impossible du rapport sexuel. Tout contre lui
s’élèveront et s’essouffleront les espérances. Il y aura en effet ce
qui ici s’inventera pour tenter de vivre, autrement, mais sans
jamais pouvoir franchir la limite que constitue le non-rapport
sexuel. Tel est ce que démontre la psychanalyse : il n’y a pas de
libération de cette «  malédiction sur le sexe  » (Lacan, 1973a,
p. 532), que cause le réel de la castration. En cela, le moment de
la jeunesse sera aussi celui d’une expérience qui intranquillise
le sujet. Le savoir de la castration réveille, pour la raison aussi
qu’il divise et angoisse. « Pourquoi ne m’a-t-on pas laissé dormir
tranquille ? » (Wedekind, 1974, p. 24), demande le jeune Moritz
dans L’éveil du printemps.

Lacan en souligna un autre effet, d’allure paradoxale. En ce


moment de vif et riche questionnement, ceux que l’on croyait
révoltés pourront alors en appeler à un retour du maître, à de
nouveaux signifiants-maîtres qui permettraient de retrouver
cette tranquillité. N’allons pas croire pour autant que cette
servitude volontaire serait réservée à la jeunesse, quand Lacan
aura montré, au contraire, qu’elle constitue une pente naturelle
pour tout sujet qui s’éprouvera ainsi égaré dans son désir et sa
jouissance. «  Vous n’avez pas remarqué, notait-il, que c’est
quand même une chose étrange que dans l’espèce parlante
l’obéissance existe. Non seulement elle existe, mais c’est là-
dedans qu’elle se déplace » (Lacan, 1972c, p. 10). Ainsi, les êtres
parlants baignent dans l’obéissance, pour la raison qu’ils
parlent, et que cela les divise autant que cela les commande.
L’être parlant est celui qui pourra en appeler à l’Autre, pour lui
remettre la charge de son corps déséquilibré, et se croire enfin
bien orienté, selon le sens, comme Un. Ainsi, notera Lacan,
« toute la politique repose sur cela, que tout le monde est trop
content d’avoir quelqu’un qui dit En avant marche  –  vers
n’importe où, d’ailleurs  » (Lacan, 1975, p.  22). Peu importe où,
en effet, quand l’essentiel sera ici d’être soulagé de sa division.
L’armée le sait depuis longtemps, remarquait Peter Sloterdijk
(2005, p.  367), rien de mieux qu’un chant et qu’un rythme
communs, pour déplacer une troupe militaire. Qui plus est à un
rythme auquel aucun homme ne parviendrait seul.
Telle est donc la servitude volontaire de l’être parlant. Pas
étonnant dès lors que le réveil de la castration, qui fait le
mouvement intranquille de la jeunesse, puisse aussi venir
titiller chez les sujets la tentation de l’appel à l’Autre. Suivant
cette logique, Lacan ne manqua pas en effet de vérifier
comment l’émoi de la jeunesse pourra aussi se convertir en cet
appel à l’Autre, qu’il proposera cette fois d’écrire, jouant de
l’équivoque  : «  Et moi  ?  » «  L’émoi  » de Mai sera aussi «  L’et
moi ?  » de Mai (Lacan, 1972a, p.  512). Les «  et moi  ?, écrit-il, à
s’esmayer […] font bon marché  » (ibid.) des effets du discours
capitaliste. Quelle précision des termes ! S’esmayer, emprunté à
l’ancien français, signifie dans la langue française s’inquiéter,
se troubler. Ainsi, l’Et moi  ? de Mai dira, d’une part, l’angoisse
de castration réveillée pour la jeunesse en ce moment
structural où le sujet, s’éprouvant divisé, désirerait mieux s’y
retrouver. Mais il dira aussi le risque de choisir alors de
refouler cette angoisse de l’égarement, par l’aspiration
narcissique. Où l’et moi  ? premier se convertira en Et moi, et
moi, et moi…, ainsi que le chantait, en 1966, un autre Jacques
(Dutronc).

Lacan ne cessa plus alors de souligner le risque de ce


rabattement où le sujet, qui avait su reposer courageusement la
question de son désir, se laissera bercer par les farces et
attrapes du discours capitaliste. Tel est peut-être le paradigme
de l’offre immobilière, et de son invitation à s’installer [1] , où les
banques ne manqueront pas de suggérer à ce désir
d’engagement de se convertir très vite en désir…
d’investissement [2] . Notons d’ailleurs, miracle du timing, que
c’est toujours «  le moment d’acheter  », «  soit que les prix
baissent, soit qu’ils vont monter » (Schifres, 2016, p. 83). Lacan
aura donc soutenu ce questionnement révolté de la jeunesse,
autant que critiqué le risque qu’il se referme dans la conformité
à un nouveau maître, avec ce que cela produira comme effets
d’égarement. Quel égarement  ? Celui où le sujet se laissera
tromper par les prêts-à-jouir en toc, l’éloignant toujours plus de
ce désir qui certes le divisait, mais qui parlait déjà mieux de lui.
Il faut alors donner son poids clinique à cet égarement. Lacan
s’y employa, isolant parmi ses multiples conséquences ce qu’il
nomma le « malaise de la jeunesse » (Lacan, 1972b), et incluant
dans ce malaise plusieurs affects types  : l’«  ennui  », la
« morosité » (Lacan, 1973a, p. 532), ainsi qu’une forme de honte,
radicale.

La honte de vivre

Il se pourrait en effet qu’à ce désir de vivre de la jeunesse que


j’évoquais plus haut, qu’à cette tentation de vivre et de
s’inventer une autre cause, puisse s’opposer ce que Lacan
nomma une « honte de vivre » (1991, p. 211). Je m’appuie pour
cela sur une leçon de séminaire où Lacan commente l’affect de
honte dans sa logique structurale, mais aussi dans sa forme
nouvelle, y voyant un affect signe de la modernité. S’adressant à
son jeune auditoire, et désirant le titiller quant aux effets du
capitalisme à leur endroit, c’est par l’affect de honte que Lacan
entend les réveiller. Et en quels termes, leur balançant ceci  :
« Vous êtes servis, vous pouvez dire qu’il n’y a plus de honte. »
Voilà pour le reproche fait à leur suffisance moderne. À quoi il
ajoute  : «  Faites une tranche, comme on dit. Cet air éventé qui
est le vôtre, vous le verrez buter à chaque pas sur une honte de
vivre gratinée. C’est ça, ce que découvre la psychanalyse  »
(ibid.). Double diagnostic, donc. Lacan avance qu’il n’y a plus de
honte, aussi bien que, au un par un, de la honte en retour, et
même, « une honte de vivre gratinée ».

Ainsi, il y avait de structure la honte première, hontologique,


que produit la rencontre du savoir de la castration, avec son
effet de division pour le sujet, cet émoi, ainsi que son appel à
l’Autre pour la résoudre  : et moi  ? Il y aura ensuite ce qui, au
gré des discours, pourra répondre à cet appel, promettant
d’effacer la honte première. Il s’agira de cette solution homo-
généisante que propose le discours capitaliste, par où le sujet
tentera de se réconforter, et même de se regonfler. Nous
retrouvons ici cette suffisance du sujet moderne que j’évoquais
plus haut, «  cet air éventé qui est le vôtre  » (ibid.). En somme,
rien d’autre que l’infatuation de l’individu moderne, se croyant
complété de son objet plus de jouir en toc, produit par la
science, et dont il partagerait dès lors le plus de qualité. Lacan
souligne donc la tromperie d’une telle solution visant à
homogénéiser les jouissances, pointant qu’elle ne fera au
contraire que redoubler la honte, jusqu’à la faire dériver en
cette honte de vivre. Il y a ainsi une honte affine à l’égarement
moderne du sujet. À terme, rien de plus perdu et de plus
honteux [3]  que cet individu type, promu par le discours
capitaliste, qui, infatué, saurait toujours où il en est.

Une autre raison me semble participer à ce renforcement


possible de la honte. Je viens en effet de souligner l’importance
du mode de réponse de l’Autre, à cet appel de l’Et moi ? Dès lors,
une autre question se pose, concernant cette fois cet Autre. En
ces temps d’homogénéisation des jouissances, nous pourrions
en effet nous demander quelle place il est fait aujourd’hui au
«  nouveau  », selon le terme par lequel, nous apprend Hanna
Arendt, les Grecs désignaient les adolescents au moment de leur
entrée «  dans la communauté des adultes  » (Arendt, 1972,
p.  227). Quelle place lui faisons-nous, qui lui permette
«  d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que
nous n’avions pas prévu »  ? (ibid., p. 252). Quelle place, qui lui
permettrait de s’aventurer, au sens que vient de lui donner
Giorgio Agamben, en 2016, dans son remarquable livre,
L’aventure  ? Je souhaiterais en effet souligner, ajoutée aux
fausses promesses d’une jouissance standardisée, la peur de
l’Autre qui se révèle à notre époque à l’endroit de la jeunesse. Il
en va certes ici d’un effet de la structure. Depuis toujours,
l’Autre du code, l’Autre du sens commun, s’est trouvé inquiet
d’être remis en cause par la nouvelle génération. Seulement, ne
faut-il pas y ajouter aujourd’hui, autour de ce thème de la
radicalisation, plus qu’une inquiétude, une suspicion, voire un
rejet ségrégatif à l’endroit d’une partie de cette jeunesse ? Une
façon, ainsi que Lacan le disait du Maître moderne, de la
pointer du doigt en disant, « Regardez-les jouir ! » (Lacan, 1991,
p. 240).
Nous savons alors comment, sur ce thème de la radicalisation,
nos écrans ne manqueront pas de participer à cette logique de
monstration, venant orienter ce regard, et le sonoriser d’une
voix. Pensons en effet aux commentaires de l’homme politique
ou de l’essayiste, de plus en plus animés de ces nouvelles
passions identitaires et haineuses, qui ici se satisferont sans
honte. «  Décomplexé  », dira l’élément de langage. À  quoi
pourront répondre les satisfactions du spectateur qui, tout
contre son propre ennui et son propre égarement, attendait sur
son écran «  des nouvelles de l’extérieur  » (Sloterdijk, 2010,
p. 259) qui lui permettent de refouler au-delà des frontières sa
jouissance étrangère. La terreur, cela se consomme aussi, au
point que, dira Peter Sloterdijk, on en parlera désormais sur les
écrans avec une régularité qui la placera «  sur la même ligne
que la météo, le mystère des femmes, et les derniers
mouvements des cours de la Bourse » (ibid., p. 260). Il y a donc
un usage possible, lui-même radical et ségrégant, du signifiant
de radicalisation, qui participe de ce « Regardez-les jouir ».

La honte et le signifiant-maître

Je propose donc d’ajouter à cette honte de vivre, que Lacan


isolait comme effet du discours capitaliste, son redoublement
possible par ces effets de ségrégation, venus aujourd’hui de
l’Autre. Je reprends ainsi mon point de départ, ajoutant à la
question de la jeunesse et de la radicalisation cet affect de
honte. Il y avait donc ce désir de vivre Autre chose, à quoi
pourra venir s’opposer cette honte de vivre, ainsi redoublée.
Quelles conséquences alors pour la radicalisation de la
jeunesse ? Le risque, si l’on suit Lacan, que cette honte cuisante
puisse être le terreau d’un appel, à l’occasion féroce, aux
signifiants-maîtres. Je dis le risque, quand fort heureusement, il
prévaudra ici toujours le choix du sujet, jamais prédictible.
Mais reste que, sur le plan de la structure, le risque est bien là.
Nous avons vu comment Lacan dénonçait la passion identitaire
comme recouvrement de la honte première. Il en donnera la clé
logique : la honte, « c’est peut-être bien ça, le trou d’où jaillit le
signifiant-maître  » (Lacan, 1991, p.  218). Tout contre la honte
première, il pourra y avoir cet appel aux signifiants-maîtres,
pour qu’à partir de l’idéal qu’ils constituent, le sujet puisse
substituer à son désir la demande de l’Autre, et en retour, se
voir être vu autrement, (ré)conforté dans son aspiration
narcissique. Qu’il s’agisse de cette suffisance du moi fort, se
conformant à la demande de l’Autre jusqu’à devenir un « sans
nom  » (Lacan, 1960, p.  826), ou bien, autre logique, ce
«  narcissisme suprême de la Cause perdue  » (ibid.), où le sujet
dans un triomphe maniaque pourra jouir de se sacrifier
(Benslama, 2016, p.  57), au nom de la «  volonté  » de l’Autre
(Lacan, 1960, p.  826). Ainsi que le proposait Olivier Douville, il
pourra s’agir alors de «  contrer la fuite de la vie et la fuite du
sens ». (Se) « tuer, pour se sentir digne », et même « fugacement
réel  » (Douville, 2015, p.  167). Jusqu’à, sans honte aucune, se
prendre en selfie sur le lieu choisi de son attentat.
D’où mon hypothèse : la radicalisation est peut-être aussi ce qui,
du trou de la honte, et même de la honte de vivre, pourra jaillir
comme destin de ces signifiants-maîtres. La radicalisation n’est-
elle pas en effet une vaine tentative, pour certains sujets, de
restituer contre cette homogénéisation des jouissances dont ils
peuvent par ailleurs être exclus, la radicalité d’une différence ?
N’est-elle pas aussi la tentative de produire de nouveaux
signifiants-maîtres qui puissent faire La différence  ? Une
différence qui ne soit plus honteuse, mais qui soit au contraire
une solution à la honte de vivre, et qui oriente vers le pire. Dans
cette logique, la radicalisation sera alors la radicalisation de
quoi ? Tout d’abord de l’identité, comme réponse à l’égarement
premier. En cela, elle sera aussi une radicalisation de la cause,
pour passer de la cause d’objet, qui divise, à une cause
signifiante, un Un, le même pour tous. Il s’agira alors de faire
passer la jouissance opaque et honteuse qui divise à la clarté
d’un signifiant-maître et du sens comme Un, qu’il pourrait
délivrer sur le monde. Il s’agira de substituer à l’impureté du
corps jouissant un signifiant qui soit une cause… pure. L’acte de
«  se faire  » (Lacan, 1973, p.  177) exploser comme corps en
morceaux, pulsionnel, au nom de, n’en est-il pas le paradigme ?
Ainsi que le proposait Olivier Douville, «  se faire cramer, pour
faire tenir un mot [4]  ».

Il faut alors souligner le caractère spécialement «  con  », d’une


telle solution. Il y a, dans toute forme de radicalisation, cette
connerie que Lacan définira précisément  : un usage du
signifiant-maître qui vienne à boucher – « … pour Tous » disait
récemment un slogan  – le trou qui laissait ouverte la question
du désir. Nous voyons alors comment le sujet, dans cet usage du
signifiant qui invite à ne plus rien lire entre les lignes, inter-
ligere, pourra se croire d’autant plus orienté. De part et d’autre
de ce mur de la pure différence, pourront être enfin situés, si
simplement, le mal et le bien. Il y aura d’un côté la jouissance
coupable et honteuse à abolir, dont le sujet ne voudra plus rien
savoir, la situant désormais au lieu de l’Autre, là où il y aurait
« la grande ambiance » (Sloterdijk, 2005, p. 459), à envier et/ou à
haïr. À  quoi une fausse éthique opposera le Bien, cette
jouissance idéale qu’il faudrait. Ainsi qu’Alexandre Levy l’aura
fait valoir (Levy, 2016), ségrégation et déségrégation font ainsi,
selon Lacan, un funeste ménage.

Je conclus sur cette proposition, à vérifier par la clinique : n’y a-


t-il pas dans la radicalisation une tentative, vaine, de sortir de
cet égarement de la jouissance qui fait la honte de vivre  ? Cet
égarement que Herman Broch, dans un livre que Peter
Sloterdijk considère comme le plus grand livre qui ait été écrit
sur la logique fascisante, avait su déjà réduire à une seule
question, celle qui depuis toujours fonde l’égarement de
l’homme radicalisé  : «  Mère, où est le réel  ?  » (Broch, 1960,
p. 295). À cette question, que répond la psychanalyse ? Je m’en
tiendrai à la réponse que Jacques Lacan fit à un jeune homme
qui, au nom de toute une jeunesse, lui adressait la question
kantienne  : «  Que m’est-il permis d’espérer  ?  » Quelle fut la
réponse de Lacan  ? Aucun conseil de sage [5] , aucune
transmission d’un prêt-à-désirer, fût-ce la psychanalyse elle-
même. Mais en lieu et place, une autre question, qui permettrait
à qui le désire de mieux s’y retrouver : «  Pour que la question
de Kant ait un sens, je la transformerai en  : d’où vous
espérez ? » (Lacan, 1973a, p. 543).

Bibliographie

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ARENDT, H. 1972. La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll.
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2001, p. 509-545.
LACAN, J. 1973b. « Intervention au congrès de l’École freudienne
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LACAN, J. 1975. «  Conférence à Genève sur la symptôme  », Le
Bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985, p. 5-23.
LACAN, J. 1991. Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de
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LEVY, A. 2016. «  Ségrégation et déségrégation, Variations
hontologiques », conférence prononcée à l’université Rennes 2,
dans le cadre du Groupe de recherche « Actualités de la névrose
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et Stephen Adly Guirgis.
WEDEKIND, F. 1974. L’éveil du printemps, Paris, Gallimard.
Notes du chapitre

[1]  ↑  Je renvoie sur ce point aux analyses de Peter Sloterdijk sur le logement
moderne, notamment l’idéal du confort, et le «  phénomène de l’appartement  »
(Sloterdijk, 2005, p. 448-504).

[2]  ↑  Je remercie Boris Grillet pour cette remarque sur l’impératif moderne
d’investissement.

[3] ↑  Sur les rapports de la honte de vivre et du capitalisme, voir D. Bernard (2011).

[4] ↑  Je dois cette remarque à Olivier Douville, lors d’une conversation.

[5] ↑  Sur les rapports de la psychanalyse et de la sagesse, voir Lacan (1973b).


Crimes de droit commun et
crimes au nom de l’idéal
Quelques spécificités des jeunes
délinquants issus des favelas
brésiliennes [1] 
Andréa Máris
Campos Guerra
Andréa MÁRIS CAMPOS GUERRA est psychanalyste,
professeur de psychanalyse à l’université Federal de
Minas Gerais au Brésil, coordonnatrice du groupe de
recherche au CNP (Psychanalyse et lien social à la
contemporanéité) et membre du Réseau franco-latino-
américain de psychanalyse et criminologie (RFLPC).

andreamcguerra@gmail.com

M algré nos différences culturelles, économiques, entre


autres, il me semble qu’il existe des traits communs entre
nos adolescents, brésiliens, et les vôtres, européens, qui
meurent pour des idéaux. Ce n’est pas un contrepoint, mais
plutôt une comparaison que j’essaierai d’établir entre les
djihadistes occidentaux et les Brésiliens pauvres et noirs. Avant
de développer une perspective analytique, je présenterai
brièvement le cadre dans lequel nous avons entrepris cette
recherche. Nous partons des taux de mortalité juvénile qui, au
Brésil, témoignent d’un véritable génocide de la population
noire masculine. Sur la tranche d’âge 12-21  ans, il y a
proportionnellement 153,9  % de plus de jeunes Noirs qui
meurent que de jeunes Blancs (Waiselfisz, 2012, p. 33). Le taux
est multiplié par trois entre 15 et 17  ans. Parmi les jeunes qui
sont tués, 76,6 % sont noirs et 91,3 % sont du genre masculin [2] .
En 2012, sur 77  805 décès de mineurs recensés, 55  291 étaient
déterminés par des causes externes (c’est-à-dire des homicides).
En 2011, sur les deux tiers des jeunes Brésiliens
décédés, 71,1 % sont morts de causes externes (Waiselfisz, 2014,
p. 6). L’impact de ces données a entraîné une baisse du taux de
croissance du nombre de jeunes dans la population
brésilienne  –  de 34,5 millions en 1980 à 52,2 millions en 2012.
Nous avons un taux de mortalité juvénile nettement plus élevé
que les taux des pays en guerre. C’est un véritable génocide
passif.

Les analyses du phénomène sont variées et j’essaierai ici d’en


isoler une à partir de l’enseignement de Lacan. Ce dernier nous
offre la logique de la structure de la ségrégation moderne qui
aboutit à la mort de jeunes Brésiliens. À  ce sujet, Lacan note  :
«  Je crois que, dans notre temps, la trace de la cicatrice de
l’évaporation du père est ce que nous pourrions mettre dans
l’en-tête et dans le titre général de la ségrégation. On croit que
l’universalisme, la communication de notre civilisation,
homogénéise les relations entre les hommes. Je pense,
cependant, que ce qui caractérise notre  siècle est une
ségrégation ramifiée, renforcée, coupée à tous les niveaux, ce
qui ne fait que multiplier les obstacles » (Lacan, 1968, p. 84).

Pour lui, c’est ce que « signe l’entrée de tout un monde dans la


voie de la ségrégation » (Lacan, 1969, p. 369).

Le cas de Cruzeirense

Nous partirons d’un cas clinique ; celui d’un jeune adulte, noir,
habitant un bidonville, qui fut impliqué dans un trafic de
drogue vers l’âge de 10 ans. Cruzeirense vivait avec sa mère, ses
deux sœurs et trois neveux. La mère était seule à soutenir
financièrement toute la famille. Elle travaillait beaucoup, était
absente une bonne partie de la journée. Le père était connu,
mais il n’était pas là. L’une des sœurs, âgée de 26 ans, avait déjà
trois enfants et était consommatrice de crack. Cruzeirense a
passé une bonne partie de son enfance dans la favela. « Alors, à
10  ans je me suis embrouillé, j’ai commencé à être utilisateur
[des drogues], je me suis mis en relation avec des personnes qui
étaient impliquées dans le trafic, j’ai commencé à vendre de la
drogue. Parce que je voulais des choses que ma mère ne
pouvait pas me donner […] C’est comme ça, des désirs de
jeunesse, d’enfant, les choses que tu veux en tant qu’enfant. »

Peu à peu, il a commencé à trafiquer et à commettre des petits


larcins. «  Aujourd’hui je vois, en revoyant le passé, que je
n’avais pas beaucoup d’idée de ce que je faisais, ça non. Parce
que, aujourd’hui […] un jeune de 9, 10  ans fait déjà des
embrouilles, à cause de l’émotion et parce que c’est valorisé, tu
comprends ? »

Il énumère ensuite ce qui constituait des idéaux ardemment


recherchés au prix, à cette époque, de s’aliéner aux signifiants-
maîtres qui dominent dans certains gangs  : «  Le respect,
l’argent, les armes, les femmes, la drogue, les voitures, célébrité
et puissance. Mais tout cela, dit-il, est une illusion. J’avais
12 ans, j’étais très impressionnable. […] Tout le monde était en
train de le faire… Je le voulais aussi. Donc, […] je le faisais. »

Il semble ne pas s’impliquer dans sa décision, comme s’il avait


juste suivi les normes de la criminalité locale. Il paraît y avoir
une compression du temps de latence, pendant lequel un savoir
nouveau aurait dû être fabriqué  : un court-circuit entre
l’enfance et la vie adulte, supprimant le temps de préparation
de l’adolescence et comprimant le temps de latence. Nous
supposons une suppression de la production du fantasme et du
temps de la prise de décision, qui fondent tous deux le sens de
responsabilité chez l’adulte, dans le difficile passage de
l’enfance à la vie adulte. Cette compression de la latence
suspend le caractère d’«  essai  » de l’adolescence tout en
engageant un mode de jouissance soumis à la loi de fer de la
criminalité, et ce, d’une façon qui n’est pas dialectisée.

Un changement radical se produit à 14  ans. Après avoir


participé durant une semaine à une retraite dans une église
évangélique, Cruzeirense ressent une révélation religieuse, il se
«  convertit  » immédiatement et abandonne le trafic des
drogues. «  J’ai été cinq  ans loin de tout ça. Il y a eu quelque
chose de… surnaturel […]. Ce fut une rencontre avec Dieu lui-
même. J’ai été confronté à ce que je suis vraiment. Et cela m’a
apporté, m’a fait prendre conscience du fardeau de ma faute. Et
aussi pour arrêter, et pour voir ce que je faisais avec ma vie. »

Il y a eu un moment de suspension où le sujet ne se


reconnaissait plus à partir des références qu’il avait établies de
façon imaginaire. La loi de fer du crime est confrontée à une loi
nouvelle et absolue, la loi de Dieu. Par la voie du surmoi,
Cruzeirense est poussé à l’adhésion à une autre forme de
tyrannie, celle de préceptes divins. Depuis, il s’est consacré à
l’Église évangélique. Il est devenu l’un de ses missionnaires, l’un
de ceux qui prêchent la parole de Dieu. Il a commencé à mener
le prêche, en particulier auprès des jeunes. « Quand je suis sorti
du crime, je me suis vu comme ça ! Que j’avais fait une certaine
chose dans ma vie. Quand je suis sorti, j’ai dit Bonne Mère  !
J’aurais pu perdre ma vie en très peu de temps…Très peu…
Quand je me suis converti, j’avais 14  ans. Et à 14  ans, en deux
temps, trois mouvements, j’aurais pu mourir. Ça m’a beaucoup
libéré, ça m’a libéré de la mort, de me mettre le pistolet sur la
tempe, comme ça, tu comprends  ? Un policier a tiré à côté de
moi. Mais pendant cette retraite que j’ai faite, je me suis arrêté
pour penser à tout ça. Et ma mère, toute la souffrance qu’elle a
éprouvée avec tout ça, m’a donné conscience de tout ça. Je me
suis senti libre, et j’ai senti que j’avais une mission, sauver les
jeunes qui avaient la même vie que moi. »
Sa sœur aînée, également convertie, était un fort soutien
identificatoire pour lui à cette période. Après environ cinq ans
d’adhésion, il a occupé une place élective, tenu une fonction
importante dans l’Église évangélique et sauvé des enfants de la
délinquance juvénile. Un statut valorisé lui était fourni par sa
communauté évangélique et, inscrivant son être de jouissance
sous ce signifiant-maître (S1), ce dernier lui permettait de
trouver un mode d’inscription pacifié dans le lien social et de
limiter sa jouissance. Cependant, il s’est progressivement
éloigné de l’Église, affaibli par les « tentations du monde ». « Tu
dois tout faire d’après les paroles de Dieu, de façon certaine […].
J’étais très bon pour faire ça, mais si tu ne nourris pas ça en toi,
[…] si tu laisses refroidir la foi en toi, tu vas la perdre. Je pense
que ça a été comme ça une question de distraction. Parce que je
voyais aussi le monde et la concupiscence du monde  […]. Tu
vois beaucoup de jeunes qui font beaucoup de choses, et ça
pousse en toi, le désir de le faire. Je me suis fait reprendre par
les tentations du monde. »

Cruzeirense voulait sortir avec des jeunes filles mais l’Église ne


permettait pas de rapports sexuels avant le mariage. À  cette
époque, son adhésion aux idéaux (S1) de la religion évangélique
est remise en question. Comme il s’agit d’une solution qui ne
passe pas par l’étape de préparation d’une nouvelle
connaissance de la jouissance, mais par une sorte d’adhésion
aliénée à un commandement, le sujet ne trouve pas un point
symbolique, un nom à partir duquel appuyer son corps.
C’est un problème récurrent chez les Noirs héritiers de
l’esclavage, dont le nom a été perdu dans les rituels de
baptêmes et les cérémonies d’attribution d’un nom blanc par
des prêtres catholiques ou des Portugais, il y a des  siècles. Ils
ont perdu leurs noms d’origine et sont toujours en recherche
d’un nouveau nom.

La paternité précoce est désormais l’élément opérant une


liaison pour lui. En effet, il va essayer de construire un point
d’où il puisse se fabriquer un nom. Après avoir trouvé une
compagne et être devenu père, il est devenu l’assistant d’un
peintre. Mais durant la semaine où son fils est né, il a été
renvoyé de son travail. Il a essayé par différentes voies
d’obtenir un autre emploi, en vain. En raison de difficultés
financières, il a déménagé de la maison de sa compagne pour
revenir chez sa mère, mais là, il se sentait « humilié » et exploité
par cette dernière.

À  cette époque, il bascule à nouveau dans la criminalité. Son


engagement religieux l’a aidé à sortir du crime  –  de droit
commun –, dans lequel il est ensuite retourné. Mais, cette fois, il
sait ce qu’il fait. Il prend la décision de risquer sa vie, de se faire
un nom et d’avoir une place parmi les trafiquants de drogues. Il
poursuit, en la répétant, sa recherche d’une position centrale
comme « chef du crime », de la même manière qu’il l’avait fait
dans l’Église évangélique. Mais, cette fois, il n’y a plus d’idéaux,
il y a seulement les motifs financiers, utilitaristes du crime.
Aujourd’hui, à 21 ans, Cruzeirense vit avec sa compagne et son
fils de 1 an. Il est désormais l’un des chefs d’un réseau de
trafiquants. Il dit : « Je suis conscient de ce que je fais avec ma
vie, ce que je suis, ce qui pourrait m’arriver, la prison ou le
cercueil  […]. Mais je suis toujours en attente d’une occasion
pour travailler, tu sais. Quelque chose qui m’amène vers un
autre chemin. […] Oui, il y a trop de risques. Mais ce risque est
compensé lorsque nous rentrons à la maison et qu’il ne manque
rien pour mon fils et pour ma femme. J’ai cherché un emploi,
mais les portes n’ont pas été ouvertes pour moi. »

Le prestige qu’il a gagné grâce au crime et le sentiment de


révolte qu’il a acquis renforcent sa solution subjective. Il
occupait cette position lorsqu’il fut rencontré, en 2015, dans le
cadre du programme de recherche du Réseau franco-latino-
américain de criminologie et psychanalyse (Brésil-Colombie-
France).

Notre hypothèse

Que nous enseigne le cas de Cruzeirense ? Il nous semble que,


face à la chute des grands récits historiques qui certifiaient la
cohésion du tissu social et donnaient une impression d’unité
holistique dans la période prémoderne, nous vivons une
montée de l’individualisme et de l’hédonisme, soutenus par des
régimes libéraux autocratiques et alimentés dernièrement par
le consumérisme lié au capitalisme et à la science. Cette
configuration a modifié le régime du S1. Selon Lacan  :
«  Quelque chose a changé dans le discours du maître à partir
d’un certain moment de l’histoire […] le point important est
qu’à partir d’un certain jour, le plus-de-jouir se compte, se
comptabilise, se totalise. Là, commence ce que l’on appelle
accumulation du capital. […] Ce qu’il y a de frappant, et qu’on
ne semble pas voir, c’est qu’à partir de ce moment-là, du fait
qu’ont été aérés les nuages de l’impuissance, le signifiant-
maître n’en apparaît que plus inattaquable, justement dans son
impossibilité » (Lacan, 1991, p. 207).

Ainsi, les signifiants-maîtres (S1) se multiplient à notre époque,


ils s’endurcissent, deviennent non dialectisables, même s’ils
témoignent aussi de l’impuissance du maître. C’est pour cela
qu’ils deviennent un commandement surmoïque, source
d’identification aux idéaux, dans un régime d’adhésion nourri
par la constance de la pulsion de mort. Divers commandements
(S1) homogénéisent des collectifs variés de jouissance, avec des
sujets radicalement accrochés par la pulsion de mort, de plus en
plus sectaires et intolérants envers leurs pairs.

Tout en s’écartant les unes des autres, ces communautés


façonnent un territoire discursif qui doit absolument être
assuré, coûte que coûte (au prix de sa propre vie, le cas
échéant), jusqu’à donner aux sujets qui les composent une
existence sociale, auparavant amorphe. Il s’agit de l’adhésion
(accrochage) à une loi de fer. Lacan nous signale, dans le même
chapitre de son séminaire Les non-dupes errent, que la version
«  classique  » du Nom-du-père (amour qui suppose la
transmission d’un nom par la voix de l’Autre maternel) a connu
une mutation  : il aurait été remplacé par ce qu’il appelle le
«  nommer à  ». C’est, explique-t-il, une configuration dans
laquelle « la mère se retrouve seule à en désigner le projet, à en
faire la trace, à en indiquer le chemin ». Lacan nous dit « qu’il
est tout à fait très étrange que là, le social prenne une
prévalence de nœud, et qui littéralement fait la trame de tant
d’existences. C’est qu’il détient ce pouvoir du “nommer-à”, au
point qu’après tout, s’en restitue un ordre, un ordre qui est de
fer » (Lacan, 1973-1974, 19 mars 1974).

Précisément parce que cet ordre désigne le retour du Nom-du-


père dans le réel, puisqu’il a été verworfen de la culture. Il nous
semble que l’adolescence court-circuitée des sujets que nous
décrivons porte précisément cette marque de façon
particulièrement brutale. Il s’agit de la jouissance (du Un), de la
réalisation d’une nouvelle voie de satisfaction, fondée sur
l’illusion de plénitude (entre S et I, en image congelée qui
capture le Réel de façon sidérée) et qui pousse le sujet vers les
voies de la pulsion de mort.

Néanmoins, la dimension paradoxale de la jouissance comme


impossibilité réelle implique que ce S1 n’arrive pas à dominer le
S2. Il y a quelque chose qui cloche par la voie de la jouissance et
qui se montre par les processus inconscients, ce qui est
utilisable dans une certaine mesure pour des manœuvres
thérapeutiques.
Approche théorique

Si d’un côté «  il y a de l’Un  » (Lacan, 1971-1972, p.  138-139),


l’universel qui attribuerait une unité identitaire à l’ensemble
des égaux, de l’autre côté, l’Un est la condition de désignation
de cet ensemble, établie comme la référence pour l’organiser.
En ce sens, il est simultanément dedans comme vide et élément,
et dehors comme référant de l’ensemble des égaux, marquant
la différence qui les a bâtis.

L’ensemble contient dans son intérieur un vide constitutif et


originaire, sans correspondance, repéré par Frege dans son
entreprise pour penser, par la logique, contre Hume, les
fondements de l’arithmétique, et repris par Lacan pour
articuler la notion de sujet. Cette discussion me semble centrale,
car elle éclaircit le point où les jeunes fanatiques se figent dans
leurs engagements idéaux. C’est en raison de la croyance dans
le sens qui s’y dégage qu’ils confondent le vide dont le nom
propre se soutient, lieu d’où pourraient émerger des
significations au sens propre, et le Un quasi-parménidien,
exclusif de la subjectivité qu’ils adorent sous la forme des
idéaux de consommation ou de jouissance. Essayons de
comprendre cette opération identitaire à partir d’une
digression de Lacan à Frege.

D’après Frege, il n’y a pas d’identité entre l’Un et l’Unité, ainsi,


comme pour Lacan, il n’y a pas d’identité entre le sujet et son
moi. En tant que cardinal, le Un est un objet et, en tant que
chiffre, il peut être un nom propre (qui désigne le nombre Un),
et finalement, aussi, puisqu’il s’agit d’une Unité, un concept – en
tout cas, rien qui corresponde à une appréhension empirique
naturelle. «  L’Un […] de l’ensemble, est distinct de l’Un de
l’élément  » (Lacan, 1971-1972, p.  143), et ils sont les deux
différents de l’unité comme fonction.

Voyons comment. Un nombre, chez Frege, est défini en


correspondance bi-univoque en termes d’équinuméricité  : le
nombre appartenant au concept X équivaut au nombre
appartenant au concept Y (Frege, 1971, p. 134). Ce raisonnement
est important pour comprendre que toute identité sera toujours
spécifique par rapport à un référent qui lui fournit de
l’équivalence.

En psychanalyse, nous pouvons dire que le sujet sera toujours


référé à l’Autre, en qualité d’objet, comme sa demande inversée
(Lacan, 1960). Le sujet cherchera toujours un niveau
d’équivalence dans l’Autre pour se désigner, même s’il n’y a pas
de correspondance de cet « identique à » lui-même. Le sujet se
conforme à un signifiant auquel il peut adhérer, à une image à
laquelle il s’identifie. Il y aura ainsi toujours un malaise
disjonctif quand l’image (entre Imaginaire et Symbolique) lâche
ou pas, mais capitonne le Réel.

Dans l’expérience de l’adolescence, voire de la jeunesse, cette


disjonction est nécessairement expérimentée par rapport à
l’Autre sexe, lors d’une rencontre avec le réel. Le sujet se trouve
confronté à la faillite du savoir infantile par rapport au savoir-
faire du corps sexué, lors d’un «  moment critique dans lequel
s’opère une disjonction entre l’Autre du symbolique, de
l’autorité, et l’Autre du corps, entre la place d’où ça parle et la
place d’où ça jouit » (Roy, 2016). La jeunesse suppose la rupture
ou perte des barrières que Freud (1905) qualifia de
«  protection  » contre l’irruption d’hyper-stimuli, toujours
traumatiques. Rompues, elles annuleraient les ressources
symboliques du sujet par lesquelles il signifie la réalité et la
traite psychiquement. Sans ressources, l’adolescent se lance
dans l’errance, dans le manque de sens, proie facile des
discours totalitaires du maître.

À propos du fondement de la
question

Nous allons essayer d’indiquer le point où les discours


totalitaires servent à l’agencement de l’errance dans le passage
de l’adolescence à l’âge adulte (Lacan, 1950), en constituant des
supports de la modalisation de la jouissance. Nous pourrons
ainsi envisager des alternatives au fanatisme qui mène à la
mort des milliers de jeunes, que ce soit dans les guerres
déclarées, dans le terrorisme, ou sous le commandement voilé
de la norme du crime.

Le nombre est un objet logique. Il est issu d’un rapport


d’identité enraciné au symbole égal à, identique à, ce qui assure
son indépendance. «  Une équation ne peut être une tautologie
qu’en ayant en vue précisément que ses propositions indiquent
le même objet  » (Cardoso, 2010, p.  131, notre traduction).
L’existence indépendante et l’identité de l’objet sont alors
synonymes et définissent logiquement le nombre. Il est
pourtant un objet indépendant qui retombe sous l’extension
d’un concept (Frege, 1969, p.  182). L’objet n’est donc pas une
attribution ou une qualité. Comme l’ensemble des éléments qui
retombent sous l’extension d’un concept, cela est
rigoureusement l’ensemble de ces objets logiques qui forme
l’extension. Le concept est ainsi un prédicatif, néanmoins, le
nom d’un objet (nom propre) ne le sera jamais (Frege, 1971,
p. 128).
Par contre, le zéro, attribué à un concept, indique qu’il n’a pas
d’extension et que, en tant qu’objet, il n’a pas d’identité propre :
«  0 (zéro) peut se définir comme nombre appartenant au
concept “non identique” à soi-même  » (Frege, 1969, p.  200). Le
zéro est ainsi un concept sans extension, étant donné qu’aucun
objet ne lui correspond. Parce qu’il n’implique pas d’objet, il est
un concept contradictoire, possédant une extension vide. Il ne
peut déterminer un existant. C’est exactement de là que dérive
le Un : « l’Un commence au niveau où il y en a un qui manque »
(Lacan, 1971-1972, p.  146). Cette contradiction immanente et
inévitable génère une valeur indéterminée en permanence. Il
n’y a pas de métalangage qui ne contienne, ni sens qui ne borne
ou représentation qui ne produise pas sa mêmeté (ibid., p. 139).
Le rapport de chaque nombre avec l’ensemble des nombres
n’élimine pas l’ensemble (vide), soustrait en tant qu’élément
désignant. Il est celui qui, hors série, (-1) la rend possible. Ou
encore, il est celui qui sera toujours compté comme supplément
(+1), toujours référé comme un élément en plus. «  Ce qui
constitue l’Un et qui le justifie, c’est qu’il ne se désigne que
comme distinct, sans autre repérage qualificatif. C’est qu’il ne
commence que de son manque » (ibid., p. 146).

Ce point nous intéresse pour penser la dimension politique de


la logique du pas-tout, qui nous semble déterminer la condition
de possibilité d’adhésion aux régimes totalitaires. En effet,
quand ce vide se montre sans voile, comme dans l’expérience
de l’adolescence, la totalité de sens promet une réponse qui le
fouille, une réponse au «  tremblement du fond de l’être  »
(Lacan, 1958, p. 751). Le paradoxe qui implique le sujet dans la
construction lacanienne fait du zéro son point d’élucidation.
Puisque le 0 est un nombre qui possède deux propriétés : (1) il
désigne le concept d’un objet impossible  ; et, dans le même
mouvement, (2) il se compte comme Un. Ainsi, comme le sujet :
(1) il est un signe vide ; et, dans le même mouvement, (2) il est
une entité dénombrable discrète. La réitération du vide du sujet
comme un Un comptable désigne non pas une attribution  –
 comme le fanatisme peut à tort faire accroire – mais le propre
manque d’un tel attribut, ce qui implique le sujet comme corps,
comme vide et comme objet. «  Le passage du 0 (zéro) au Un
nombrable ne fait pas plus que réitérer le vide au sein de
chaque extension, le 0 (zéro) étant toujours la même extension
vide qui, à chaque fois, par récurrence, se trouve à l’origine de
la succession » (Cardoso, 2010, p. 135, notre traduction).

Des principes stratégiques pour des


interventions
Le vide du sujet n’est pourtant pas du rien, mais du manque, et
donc renvoie à un désir en attente. Il fonctionne, d’une part,
comme élément dénombrable et, d’autre part, en tant que
fonction signifiante de l’inexistence. Il est l’élément discret et,
en même temps, l’élément parlant, valeur logique indéterminée
puisque contradictoire. C’est donc «  l’impossibilité déterminée
qui incarne la limite intérieure à la domination même de la
représentation » (ibid., p. 136, notre traduction). Il est la propre
inexistence comptée comme une, et non pas une trace sur un
champ vide  –  il est le vide où s’abrite la pulsion de mort. D’où
l’inexistence est à la fois Une et la Même (Lacan, 1971-1972,
p.  164). «  Entre les différences relatives de tous les éléments
d’un système se trouve un élément supplémentaire, une pure
limite, une pure impossibilité qui se réitère  : le même de la
différence pure. Pour Lacan, c’est cette mêmeté du Un de
l’inexistence qui ne cesse de se répéter » (Cardoso, 2010, p. 138,
notre traduction).

L’enjeu est alors de faire saisir au sujet que derrière


l’identification forcenée à un Un idéal, qui exclut en réalité
l’existence du sujet, ce qui le fascine est le fait que lui-même,
comme sujet, est ce qui se compte en moins. Nous croyons que
c’est là un lieu où la politique de la psychanalyse puisse se
porter à contre-sens du discours totalitaire du maître
contemporain. Elle touche la singularité de cette jouissance, en
faisant sens de la chiffrer, alors que les croyances totalitaires
créent un sommet de jouissance pour les jeunes. Cependant,
avec la psychanalyse, nous savons que le réel pulsionnel est le
paradoxe logico-propositionnel corrélatif à la détermination du
sujet par le langage. Il n’y a pas de jouissance comme il se veut,
mais comme il se peut.

La mêmeté de la différence absolue, repérable, sera comptée


comme supplément, puis encore une fois, et une autre, etc. Ici
se trouve paradoxalement, il nous semble, la possibilité de
sortie de l’itération, car la réitération de la mêmeté est ce que
produit, par le symbolique, une valeur de différence. D’où le
fait que l’unicité de la différence se rapporte, précisément, à
une singularité. Si la différence relative concerne une
multiplicité de différences (signifiants), le Un implique le
singulier (corps parlant), qui se manifeste comme insistance
pulsionnelle du même (et non pas répétition différentielle,
puisque le même ne peut pas se répéter en différence…). La
création d’une nouvelle valeur différentielle, qui ne peut
advenir d’un travail au tour du point vide, du nom propre, est
nécessaire.

Le point d’où nous extrayons les principes suivants de déprise à


cette adhésion identitaire non dialectisable  : (1) la continuité
nécessaire d’offres multiples de S1 qui puisse étendre les choix
du jeune dans ce moment d’errance  ; (2) s’ils adhèrent déjà à
ces signifiants mortifères, il est nécessaire de trouver des façons
de produire une vacillation de la croyance  ; (3) proposer de
nouvelles offres aux moments de vacillation de la certitude liée
à l’adhésion. En tout cas, il s’agit toujours de tenir compte de ce
qui peut faire office de nomination, pour savoir si, au cas d’un
deuxième retour, le jeune puisse se (re)fonder un nouveau
nom, dans une langue qui ne s’articule pas uniquement à la
violence de la pulsion de mort. Il nous semble que ces éléments
peuvent être pris comme principes d’orientation de notre
clinique analytique.

Conclusion

Les crimes au nom de l’idéal sont commandés par des S1 rigides


opérant comme des ordres supermoïques, commandant une
imposition de jouissance. Alors que dans les crimes de droit
commun, dans les crimes utilitaires, les sujets renonceraient à
cette jouissance en prenant une décision pragmatique. Dans le
premier cas, les sujets ont été commandés par des idéaux et
dans le second cas, ils renoncent à cette commande.

Cependant, cela n’est pas seulement une relation binaire.


Plusieurs éléments sont en jeu dans cette différence. Tout
d’abord, il convient de noter que nous nous référons à des
adolescents qui construisent un nouveau savoir pour utiliser
leur corps dans la vie publique comme des adultes. Il s’agit là,
par conséquent, de tentatives de consolidation d’un savoir, d’un
nom et d’un nouveau mode de jouir. Et elles peuvent être
anticipées ou même supprimées en générant des conséquences
sur la responsabilité que le sujet peut constituer par rapport à
ses actes comme futur adulte.
Deuxièmement, nous devons considérer les particularités
culturelles de chaque pays ou territoire géographique. Au
Brésil, ce sont les hommes jeunes et noirs qui se livrent
davantage à la criminalité et qui, en conséquence, meurent plus
souvent, et ce pour des motifs liés à cette criminalité. Ils sont les
héritiers de l’esclavage, d’une part, et, d’autre part, ils
représentent une population sans intérêt pour le capitalisme.
De ce fait, l’enjeu de la nomination dans leur cas est double : il
s’agit de recréer une nomination qui a été historiquement
effacée, mais également de créer un «  nommer à  » qui soit
permis par les circonstances extérieures, notamment
économiques, qui impliquent différents modes de vie. Les
bidonvilles (favelas), en outre, ont tous une occupation
spécifique du temps et de l’espace. La rue dans laquelle ils
habitent, leur travail, leur religion, toutes ces coordonnées
donnent un lieu symbolique aux adolescents. L’ensemble de ces
facteurs constituent un terrain subjectif et politique complexe,
ce qui complique l’analyse actuelle de la croyance, des idéaux
religieux et de la loi, en rapport avec les types de crimes.

Bibliographie

CARDOSO, M. 2010. «  Lacan e Frege  : sobre o conceito de


Um  »,  Psicologia USP, 21(1), p.  127-144,
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rasil.pdf

Notes du chapitre

[1] ↑  Cette recherche en psychanalyse auprès d’adolescents brésiliens ayant commis


un acte infractionnel est issue du groupe de recherches Réseau franco-latino-
américain de criminologie et psychanalyse (Brésil-Colombie-France).

[2]  ↑  Ces données sont disponibles sur le site  :


http://www.juventude.gov.br/juventudeviva/.
Clinique de la radicalisation
Thierry Lamote
Thierry LAMOTE est psychologue clinicien, psychanalyste
et maître de conférences à l’UFR d’Études
psychanalytiques de l’université Paris Diderot-Paris 7.
Après avoir exercé comme psychologue pour le compte
du ministère de la Justice (Plan de lutte antiterroriste), il
coordonne actuellement, sous la direction de Fethi
Benslama, certaines recherches cliniques en relation
avec la radicalisation, menées dans le cadre du Centre de
recherches psychanalyse médecine et société (EA3522),
université Paris Diderot, bâtiment Olympe de Gouges, 8
rue Albert Einstein, Paris, 13e. Outre divers articles et
chapitres d’ouvrages traitant des phénomènes sectaires,
du terrorisme et de la radicalisation, il est l’auteur de La
scientologie déchiffrée par la psychanalyse  :  la folie du
fondateur (Presses universitaires du Mirail, 2011), et de
L’envers obscène de la modernité. De la scientologie à
Daech (Hermann, 2017).

thierry_lamote@yahoo.fr

Laure Westphal
Laure WESTPHAL est psychologue clinicienne au pôle de
psychiatre-addictions «  La Terrasse  », établissement
public de santé Maison Blanche, 222bis, rue Marcadet,
Paris 18e. Docteure en psychanalyse et psychopathologie
(ED 450) et attachée temporaire d’enseignement et de
recherche à l’UFR d’Études psychanalytiques, elle
participe à la recherche sur la radicalisation menée par
le Pr Fethi Benslama dans le cadre du laboratoire CRPMS
(Centre de recherches en psychanalyse, médecine et
société ; 3522) à l’université Paris 7 Diderot, bâtiment
EA

Olympe de Gouges, 8, rue Albert Einstein, Paris 13e.

laure_westphal@hotmail.fr

Repenser la radicalisation

P arallèlement à la montée du terrorisme islamiste, on a


assisté, depuis 2004 et 2005 (attentats de Madrid et de
Londres), à une inflation régulière du marché de la
déradicalisation en Europe et un peu partout dans le monde.
Par-delà leur diversité, un même socle doctrinal sous-tend ces
techniques  : le double présupposé selon lequel les idéologies
extrémistes s’installent durablement par le biais de stéréotypes
(sur les juifs, etc.), et/ou d’erreurs dans les processus cognitifs
(Bronner, 2009, 2013). Déradicaliser, ou prévenir la
radicalisation, consiste dès lors, d’une part, à travailler sur ces
stéréotypes, à les « miner » (par des contre-discours ou par des
ateliers de formation à la citoyenneté), de façon à ce que, une
fois dissous, la personne délaisse sa croyance, et, d’autre part, à
parcourir avec les individus radicalisés les moments de
déraillement dans leurs processus cognitifs, afin de les mettre
au jour et de réengager ces sujets sur une autre voie.
L’ensemble des protocoles proposés en matière de
déradicalisation suit ce double schéma d’analyse. C’est
pourquoi, lorsque la psychologie est convoquée, elle est
généralement requise soit pour apporter son expertise en
matière de stéréotypes (versant psychosociologie), soit pour
élaborer des grilles de repérage des signes comportementaux
observables de radicalisation (versant psychologie cognitive-
comportementale), ou encore, pour produire des protocoles
d’entretiens motivationnels (issus du champ de la psychologie
du changement et étayés par des techniques de
communication).

Nous proposerons un autre abord de ces phénomènes, un


abord clinique d’inspiration psychanalytique, c’est-à-dire fondé
sur des entretiens individuels, au cas par cas, visant à
débusquer les conflits inconscients sous-jacents aux
comportements observés. Nous introduirons nos arguments en
trois temps. On s’intéressera d’abord aux réflexions d’Hannah
Arendt sur les mécanismes d’adhésion des masses aux
idéologies totalitaires, puis à la théorie développée par Gérald
Bronner dans une perspective de sociologie cognitive, avant de
proposer ce qui forme le soubassement de notre approche
clinique, à savoir que cette forme particulière d’extrémisme
politico-religieux qu’est la radicalisation islamiste, sans pour
autant former une nouvelle catégorie nosologique, serait
néanmoins à inscrire au registre du symptôme, au sens
psychanalytique, c’est-à-dire comme la tentative de solution
apportée par un sujet à un conflit psychique. À  partir de cette
trame de fond, nous nous demanderons si la radicalisation,
dont une représentation stéréotypée s’est progressivement
cristallisée dans la culture mondialisée via les discours et les
images transmis par les médias, ne vient pas fonctionner à la
façon d’un voile, qui soit enveloppe le symptôme [1]  proprement
dit, lui donnant alors sa coloration reconnaissable par tous, soit
masque superficiellement le malaise qui l’a suscité, sans pour
autant y apporter de solution symbolique  –  exposant alors le
sujet à la recherche d’une solution en acte. Au terme de ce
travail, nous poserons des pistes de réflexion pour saisir dans
quelles conditions cette adhésion peut conduire certains sujets
à pousser à son extrémité la logique du discours qu’ils ont
adopté.

La radicalisation : entre contrainte


logico-déductive et symptôme ?

Comment en vient-on à se soumettre à une idéologie, au point


d’en épouser toutes les conséquences jusqu’aux plus extrêmes ?
Hannah Arendt, dans l’immédiat après-guerre, a apporté des
arguments assez puissants pour dépasser le contexte qui les
justifiait (la réflexion sur le totalitarisme) et nous permettre de
penser les phénomènes qui nous intéressent. Tout d’abord,
note-t-elle, et pour troublant que cela paraisse, les
gouvernements totalitaires du XXe  siècle se sont établis et
maintenus avec l’appui de la population, qui était en outre
parfaitement informée «  de tous les prétendus secrets » de ces
régimes (Arendt, 1958, p.  7 [2] ). Or, ajoute-t-elle, il «  est bien
évident que le soutien de masse apporté au totalitarisme ne
s’explique ni par l’ignorance ni par le lavage de cerveau » (ibid.,
p.  8 [3] ). Parmi tous les rouages de la mécanique complexe et
subtile d’installation du totalitarisme qu’elle nous décrit, un, le
plus banal et le plus invisible, apparaît tout particulièrement
décisif dans la mobilisation totale des masses, à savoir ce
redoutable outil d’incarcération de la pensée qu’est l’idéologie.

Une idéologie « est très littéralement ce que son nom indique :


elle est la logique d’une idée  » (ibid., p.  295). Son objet est
l’histoire, à quoi l’idée est appliquée et vouée à tout expliquer
par déduction, à partir d’une prémisse dont elle fait la cause de
tous les événements. Dès qu’elle s’est emparée de l’histoire, son
espace de prédilection, elle «  traite l’enchaînement des
événements comme s’il obéissait à la même “loi” que
l’exposition logique de son “idée”  » (ibid., p.  296)  : «  Le
mouvement de l’histoire et le processus logique de cette notion
sont censés se correspondre point par point, de telle sorte que
tout arrive conformément à la logique d’une seule “idée”  »
(ibid., p.  296). La logique dialectique  –  par laquelle la pensée
chemine de la thèse à l’antithèse, pour aboutir à la synthèse
(laquelle pourra devenir la prémisse d’un nouveau mouvement
dialectique)  –  devient elle-même un redoutable instrument de
l’idéologie, puisqu’elle permet «  de rendre compte des
contradictions entre les faits comme des moments d’un
mouvement unique, identique et cohérent » (ibid., p. 297).

Arendt (ibid., p.  298-300) synthétise, en trois points, les


caractéristiques « spécifiquement totalitaires » de toute pensée
idéologique. Premier point, nous l’avons vu, l’idéologie a une
propension spontanée, par son intérêt exclusif pour l’histoire et
le devenir des choses, à expliquer l’intégralité des événements
historiques. En second lieu, elle a tendance à s’affranchir de
toute expérience, à s’émanciper de la réalité empirique pour
s’intéresser à une autre réalité, à la fois plus vraie et plus
obscure, dissimulée derrière la surface des choses que l’on
perçoit, pour régner sur elles depuis cette cachette  ; il s’agit
alors de déchiffrer cette autre réalité, de débusquer les
intentions (malignes) qu’elle recèle, ce qui requiert un outillage
spécifique  : c’est à fournir cet outillage que s’attèle la
propagande. Et enfin, troisième point, puisque les idéologies
sont impuissantes à transformer la réalité, elles « accomplissent
cette émancipation de la pensée à l’égard de l’expérience au
moyen de certaines méthodes de démonstration » : « Le penser
idéologique, conclut Arendt, ordonne les faits en une procédure
absolument logique, qui part d’une prémisse tenue pour
axiome et en déduit tout le reste  ; autrement dit, elle procède
avec une cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de
la réalité » (ibid., p. 299).

L’endoctrinement idéologique, dans ce contexte, ne vise pas à


« laver le cerveau » pour ensuite le remplir avec une doctrine,
mais à engager la pensée sur les rails rigides de la logique
dialectique  ; la force auto-contraignante de la dialectique, en
soumettant l’esprit à la «  tyrannie du système logique  », se
chargera alors du reste  : par cette soumission, que l’esprit
s’impose d’une certaine façon à lui-même, chacun peut être
amené à renoncer « à sa liberté intérieure » pour s’engager (de
déduction en déduction) dans un processus sans fin, propice à
dissoudre les contradictions, à annihiler les distinctions
symboliques et à faire basculer la morale pour conduire la
pensée vers des extrémités qu’en temps normal elle
réprouverait.

Gérald Bronner, d’une certaine façon, a prolongé la réflexion


arendtienne [4]  en lui fournissant des arguments
expérimentaux  : la pensée extrême n’est pas explicable par
l’irrationalité, mais par l’«  extrême rationalité  » («  rationalité
cognitive  ») des processus qu’elle mobilise, «  leur cohérence
presque inhumaine  »  –  «  leur rationalité mécanique,
n’acceptant aucun compromis, appliquant jusqu’au terme de
leur logique des prémisses que n’importe quel croyant pourrait
admettre  » (Bronner, 2009, p.  81). La «  pensée extrême  » de
Bronner (comme l’« idéologie » arendtienne) implique donc une
prémisse («  raison  », «  postulat  », «  axiome  »), justifiant
logiquement l’adhésion, d’où découleront d’autres arguments
qui renforceront l’adhésion, dans le cadre d’un raisonnement
structuré (toujours comme chez Arendt) selon l’impératif de
cohérence. Dès lors, «  les actions ne deviennent qu’un
prolongement de cette voie lumineuse vers la vérité  » (ibid.,
p.  96)  : son aboutissement logique, qui inscrit l’ensemble du
processus dans le cadre de la «  rationalité instrumentale  »,
laquelle désigne « l’aptitude des individus à utiliser des moyens
qui leur paraissent adéquats pour atteindre certaines fins  »
(ibid., p. 96-97).

Bronner admet que l’usage du raisonnement logique ainsi que


la mise en adéquation des moyens et des fins ne sont ni l’un ni
l’autre le propre de l’extrémiste  ; dans ce cas, comment le
distinguer du citoyen ordinaire ? Pour commencer, par le mode
d’adhésion à la croyance. Il s’agit chez l’extrémiste d’adhérer
inconditionnellement à une idée radicale, c’est-à-dire à une idée
qui rompt avec les consensus collectifs  : une idée qui, parce
qu’elle diverge des consensus, menace la cohésion sociale et
exige, dès lors, de la part de celui qui la défend, de lourds
sacrifices. Pour être considérée comme extrême (ou radicale),
une idée (ou croyance) doit être «  faiblement transsubjective
et/ou socio-pathique  » (ibid., p.  137)  : elle doit être peu
convaincante, difficilement partageable (avec ceux dont la
pensée ne procède pas de la même prémisse), et/ou peu
compatible avec la vie collective (parce qu’elle rejette certaines
populations qui font partie de la collectivité). D’où une
distinction entre terrorisme et fondamentalisme  : les idées qui
conduisent au terrorisme sont à la fois faiblement
transsubjectives et sociopathiques (ou agonistiques) ; mais tous
les fondamentalismes religieux, généralement extrémistes
(puisque faiblement transsubjectifs), ne sont pas
nécessairement socio-pathiques  –  tous ne visent pas
l’éradication de figures élues de l’ennemi. Bronner propose
quatre modes de radicalisation.
Tout d’abord, l’adhésion à la pensée extrême se fait
progressivement, par palier, selon une «  mécanique
incrémentielle  » (ibid., p.  183) qui procède de premières idées
relativement admissibles (transsubjectives) jusqu’aux idées les
plus extrêmes ; or, c’est précisément parce que l’extrémisme est
le résultat d’un tel processus incrémentiel que le retour en
arrière est si difficile pour celui qui s’y est engagé : « Il ne suffit
pas de défaire le terme de sa croyance par une contre-
argumentation qui pourrait faire la démonstration de sa
fausseté, il faut tenir compte du fait que celle-ci s’enracine dans
une histoire longue dont l’extrémiste peut même avoir oublié
les étapes et qui inscrit dans son esprit un sentiment de
certitude  » (ibid., p.  211). Le second mode de radicalisation
relève de l’« adhésion par transmission » : chacun partage plus
favorablement les idées de son environnement, notamment
parce que celui-ci sélectionne spontanément ses sources
d’information, choisissant préférentiellement celles qui
renforcent ses idées. Mais quelque chose du libre arbitre
demeure : la vie sociale fonctionne comme un marché cognitif,
un espace où entrent en concurrence des systèmes d’idées
divergentes. Dès lors, plus large est l’offre cognitive proposée à
l’individu, moins il est soumis à l’emprise de son groupe  –  ce
qui le porte, de fait, à tenir une position médiane, à adhérer aux
idées les plus consensuelles, celles qui entrent le moins en
contradiction avec les valeurs communes. Bronner note que,
contrairement à ce qui se produit pour la majeure partie de la
population, qui occupe ces positions consensuelles défendues
avec une moindre conviction, les engagements religieux des
membres de groupes minoritaires sont plus profonds et
peuvent les conduire à des sacrifices plus importants. Le
sociologue l’explique par le fonctionnement du «  marché
cognitif  », où cohabitent tous les groupes et systèmes d’idées  :
ceux qui y défendent des positions minoritaires sont confrontés
à une contradiction plus forte que les individus des groupes
majoritaires  ; «  en conséquence, face aux arguments opposés,
nombreux sont ceux qui abandonnent leur doctrine initiale, ou
qui ne l’endossent pas. En revanche, après cette sélection
sévère, ceux qui conservent leur foi sont aussi ceux qui ont une
force de conviction importante  » (ibid., p.  226). Vient ensuite,
troisième mode, l’«  adhésion par frustration  ». Celle-ci naît de
l’«  écart entre ce que nous croyons possible et trouvons
désirable, d’une part, et ce que nous propose la vie future telle
qu’elle s’actualise dans le présent, d’autre part  » (ibid., p.  245-
246). Plus l’écart est grand entre l’un et l’autre, entre aspirations
et moyens de les mettre en œuvre, plus explosive est la
situation. Or la prospérité moderne, en mettant en scène le
modèle méritocratique qui en forme l’infrastructure
idéologique, laisse miroiter des promesses de réussite sociale
qui suscitent une inflation des ambitions, que les conditions
socio-économiques contemporaines ne permettent que
rarement d’actualiser. Le ressentiment issu de cette frustration
sociale peut alors conduire une frange d’individus à adopter
des discours extrémistes, non seulement porteurs de sens
(rationalité cognitive) mais en outre bien souvent performatifs,
autrement dit, aptes à tracer des voies d’action pour rétablir
une forme de justice (rationalité instrumentale). Enfin,
quatrième mode, l’«  adhésion par révélation/dévoilement  »  :
certains esprits prédisposés, frappés par des coïncidences ou
des événements singuliers qu’ils s’attèleront à interpréter,
peuvent soudain glisser vers des croyances qui vont les isoler
(ibid., p. 271).

Le sociologue, on le voit à ce bref aperçu, envisage l’être


humain comme un automate mû par des calculs rationnels, une
machine poreuse aux informations de son environnement,
lesquelles, comme des programmes informatiques qui se
mettraient soudain à régir incoerciblement son comportement,
peuvent l’amener à gravir les divers paliers qui le mèneront à
l’isolement et au passage à l’acte. Nul désir singulier ne semble
ici impliqué : le sujet n’y est pour rien. Il n’est qu’un ordinateur
mis en route selon les coordonnées d’un logiciel tronqué, que
l’expert cognitiviste se propose de rectifier en transmettant à
l’individu les informations et les modes de raisonnement
corrects. Cette théorie compacte, fondée sur une conception
mécaniste de l’humain, pour érudite et cohérente qu’elle soit,
ne peut toutefois manquer de soulever une série de questions
auxquelles l’approche sociologique-cognitive ne fournit pas de
réponse. Pourquoi seule une minorité de croyants, au terme de
la logique incrémentale, gravit-elle assez de paliers pour finir
par s’isoler de la communauté de ses semblables, tandis que
d’autres (majoritaires) s’interrompent en cours de route  ?
Qu’est-ce qui a lâché, pour cette minorité, au point que rien ne
la retienne de glisser vers les franges du lien social ? À l’inverse,
sur quoi tiennent (fermement) ces mêmes individus aux
moments où ils doivent affronter l’adversité  –  sur quoi
s’appuient-ils, dans leur isolement, lorsqu’ils doivent faire face
à la contradiction, sachant qu’ils ne disposent pas du point
stable offert par le consensus  ? Arrivés au terme de l’ouvrage
de Bronner, on ne peut se défaire du sentiment qu’y manque un
élément essentiel. Nous y avons, certes, trouvé des explications
sur les mécanismes qui mènent certaines personnes sur les
voies de l’extrémisme  ; mais seuls de rares sujets deviennent
terroristes  –  une infime fraction de ceux qui ont adopté les
discours radicaux. Ce qui manque dans le système explicatif du
sociologue, ce sont les arguments qui nous permettraient de
discerner, dans la masse des croyants, les pratiquants
«  orthodoxes  », rigoristes, de ceux qui sont susceptibles de
pousser le fanatisme jusqu’au passage à l’acte terroriste. En
effet, si nous sommes tous susceptibles d’adhérer à une
idéologie, quelle qu’elle soit, en revanche, non seulement nous
ne sommes pas tous exposés à glisser vers l’extrémisme,
contrairement à ce que suppose l’auteur, mais surtout, nous ne
sommes pas tous exposés à devenir des terroristes. En
détournant la fameuse formule lacanienne, nous pouvons
avancer en guise de préalable à notre thèse que «  ne devient
pas terroriste qui veut ». Pour faire un pas de côté par rapport à
la sociologie, repérons qu’aucun des contextes décrits par
Bronner n’ouvre à un comportement univoque, aucun d’entre
eux ne détermine à l’avance la réponse de l’individu (la
frustration sociale, par exemple, ne conduit pas nécessairement
à la radicalisation). Des conditions identiques suscitent une
profusion de réactions différentes, autant de réactions qu’il y a
de sujets  : il y va donc de réponses propres à chaque sujet, à
envisager au cas par cas. Voilà qui ne relève plus de l’étude
statistique de cohortes, ni de l’approche «  computationnelle  »
privilégiée par les sciences cognitives, mais de la clinique. C’est
pourquoi il nous faut maintenant quitter le champ de la
sociologie, car que met en jeu cette dimension de la singularité
subjective, sinon le symptôme ?

Le symptôme, en psychanalyse, n’est pas la maladie


proprement dite  : la maladie est le désordre issu du conflit
psychique, le symptôme, lui, est déjà une réponse
autothérapeutique à la maladie, une solution de compromis qui
vise la guérison. Cette réponse est chiffrée dans l’inconscient,
elle «  constitue donc un langage à déchiffrer, qui a aussi une
valeur d’attachement structural pour le sujet » (Benslama, 2014,
p. 142). Ainsi compris, le symptôme implique que le sujet se soit
confronté au conflit qui l’a rendu nécessaire : il est l’indice d’un
choix actif, quoique inconscient, du sujet. On peut d’ailleurs
faire un pas de plus en notant que le symptôme recèle
l’expression d’un désir du sujet  –  tout comme le rêve, avec
lequel Freud le mit très tôt en série. Pour le comprendre,
rappelons que, dans le cas de la névrose, lorsque survient un
désir inconciliable avec les exigences morales de la réalité et du
surmoi, ce désir est refoulé, il tombe sous la barre de
l’Inconscient. Loin de disparaître, il va alors au contraire
s’exprimer par deux voies. D’une part, il vient irriguer l’activité
onirique du sujet : c’est d’abord par le rêve qu’il s’exprime, de
façon détournée  –  l’une des fonctions du rêve est en effet de
permettre une réalisation sur l’Autre scène de ces désirs
interdits, via l’articulation de divers matériaux symboliques
(restes de souvenirs diurnes, éléments culturels, etc.), et
moyennant des mécanismes de déplacement et de condensation
de signifiants. D’autre part, donc, par le truchement du
symptôme, lequel se pare d’éléments anodins empruntés à
l’environnement du sujet (expériences ordinaires, bribes de
culture, religion, etc.) pour exprimer ces désirs tout en
contournant les barrières de la censure surmoïque. Il arrive
pourtant que le sujet parvienne à faire l’économie d’avoir à
produire et à soutenir un symptôme  : en adoptant la solution
religieuse, en tant que «  névrose obsessionnelle universelle  »
(Freud, 1907, p.  141), pour traiter ses conflits psychiques  ; ou
alors en escamotant ces conflits derrière un voile [5] , pour éviter
de les affronter, ce qui peut susciter des tentatives de résolution
par le passage à l’acte. Dans la psychose, les choses s’agencent
un peu différemment, mais selon une ligne très proche.
Lorsque, à l’occasion d’un événement souvent banal de la vie
(naissance d’un enfant, promotion professionnelle, etc.) se
révèle, pour un sujet, la carence du signifiant paternel – requis
pour se lier aux autres et s’inscrire dans le lien social –, celui-ci
peut tenter d’y répondre par l’élaboration d’une suppléance
mobilisant le registre du symbolique (la construction d’un
délire, par exemple), ou se contenter de solutions moins
exigeantes, mais plus précaires, qui n’en appellent qu’au
registre de l’imaginaire. Il tentera alors tantôt de calquer son
comportement et sa tenue sur l’image d’un proche (ou de
quelque personnage élu), tantôt d’emprunter superficiellement
des idées en vogue dans son environnement.
C’est en ce triple sens que nous envisagerons la radicalisation :
soit dans le cadre du symptôme proprement dit, ou de la
suppléance, comme bricolage singulier mobilisant des
ressources symboliques qui peuvent, à l’occasion, emprunter
certains matériaux à la religion  ; soit, en empruntant la voie
religieuse, en tant que «  névrose universelle  »  ; soit encore,
comme un masque donnant au sujet l’illusion de traiter son
malaise subjectif, mais laissant en réalité le conflit sans
solution, ouvrant dès lors la porte à l’adoption radicale d’une
idéologie et/ou aux passages à l’acte. Déplions ces trois aspects à
partir de cas tirés de notre pratique auprès de sujets dits
« radicalisés ».

Le symptôme et le masque, trois
vignettes cliniques

Mélanie est issue d’une famille très peu concernée par les
questions religieuses. Pour sa part, elle commença à s’y
intéresser dès l’âge de 9 ans – mais « pas à toutes les religions,
précise-t-elle, seulement à deux religions monothéistes, le
catholicisme et l’islam  ». Elle traversait alors une crise
personnelle, sur fond de grave crise familiale, comme nous le
découvrons par bribes : ce regain de religiosité se produisit en
effet au moment où ses parents se séparèrent, peu après que
son père eut perdu son travail (il était à ce moment-là
chauffeur-routier). Remettons les choses dans l’ordre. Premier
temps, son père, jadis incarnation de l’autorité et de la loi («  il
était militaire, donc il était droit, à cheval sur la loi  », dira-t-
elle), tombe malade, perd son emploi et hérite du statut de
handicapé. Deuxième temps, la mère se sépare du père et quitte
le foyer avec les enfants. Entre les deux, un souvenir
traumatique, étonnamment net, qui la hante encore. Elle nous
dit qu’un jour où elle était souffrante, l’école appela chez elle
pour qu’on vienne la chercher. Son père étant immobilisé à la
maison, c’est sa mère qui vint la prendre. Elles passèrent la
matinée ensemble, ce qui permit à Mélanie d’être témoin d’une
scène qu’elle n’aurait pas dû voir  : sa mère passa chez un
avocat pour discuter de sa séparation d’avec son père, lequel
n’était encore au courant de rien. Cette scène ne se chargera de
sa valeur traumatique qu’après coup, lorsque l’enfant
comprendra que sa mère quittait son père pour un autre
homme (un ami de la famille). Outre la double déchéance,
physique et sociale, son père était donc un homme trompé par
sa femme, avec la complicité de Mélanie. Durant deux ans, elle
fera vivre un enfer à sa mère et à son nouveau compagnon,
lequel n’avait aucun droit puisque, lui fera-t-elle remarquer, il
n’était pas son père. C’est à ce moment-là qu’elle se met à
chercher des réponses du côté des deux religions
monothéistes  –  deux religions organisées autour de Dieu, cette
figure d’un père «  exalté jusqu’au grandiose  » (Freud, 1930,
p. 15). Elle s’intéresse d’abord à l’islam, dont le Livre lui semble
à la fois plus poétique et plus clair dans son rapport à la Loi.
L’affirmation selon laquelle « il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah »
(le premier syntagme, donc, de la Chahadah) la touche
particulièrement – de dieu, il n’y en a qu’un, comme le père. Le
Coran (où est retranscrite «  la parole du Prophète  », nous dit-
elle) recèle une autorité qui « l’apaise ». À l’endroit où le père a
défailli est venue se loger la parole du Prophète, la
manifestation écrite de la Loi, autrefois représentée par le
père – un père fantasmé puisqu’elle ne l’a pas connu du temps
de sa splendeur (et de sa rectitude) militaire. D’un autre côté,
elle poursuit le dialogue avec le catholicisme, dont le texte
recèle les ressources requises pour traiter à la fois la culpabilité
(à l’égard du père) et le pardon (adressé à la mère, qu’elle
recommencera à voir après quelques années de froid).

Ce parcours engagera Mélanie à bricoler, via le nouage de


différents éléments prélevés au religieux, un symptôme propice
à soutenir son désir en l’articulant à un projet d’insertion
sociale : elle souhaite se consacrer à des études de droit, c’est-à-
dire étudier la loi pour devenir avocate afin de défendre les
enfants maltraités. Elle a donc fini par s’identifier à deux traits
du père, que la religion l’avait aidée à renforcer  : le Droit
(« mon père était droit, il a fait l’armée ») et la Loi. Mélanie reste
encore sensible aux paroles émanant de figures qui, pour elle,
font fonction d’autorité, à savoir les hommes, surtout ceux qui
lui prêtent attention et dont elle cherche encore à se faire
aimer. Elle guette par ailleurs toujours la moindre occasion de
se dévouer au service du père, notamment en jouant à la garde-
malade. Pour autant, et paradoxalement, son détour par les
religions du père semble l’avoir mise sur la piste d’une sortie de
la «  père-version  », de la solution par le père (Lacan, 2005,
p.  85), c’est-à-dire d’un apaisement de la longue crise qui a
précipité sa prise en charge, et dont Lacan nous a laissé la
formule – « se passer du père, à condition de s’en servir » (ibid.,
p.  136). Une porte s’ouvre ainsi, qui pourrait permettre à cette
jeune femme de quitter sa posture de révolte fondée sur
l’identification à une figure politique fantasmatique (le croyant
en quête de pureté) pour la remplacer par de nouvelles
identifications – l’avocate/la juriste qui défend les plus faibles.

Ce n’est vraisemblablement pas la voie qu’a empruntée Ali. Ce


jeune homme vient d’un milieu musulman très modéré ; lui se
revendique salafiste. Fidèle (sans forcément le savoir) à la ligne
idéologique qutbiste (Kepel, 1984, p.  30-72), il nous explique
qu’il aspire à vivre dans une cité («  une Oumma  »)
intégralement régentée par Dieu, via un calife  : un homme,
précise-t-il, ayant adhéré sans reste à la Loi divine, et dont la
parole véhicule cette Loi auprès de son peuple. Face à un tel
homme, dont toutes les décisions portent l’inspiration divine,
nulle violence n’est requise. Le peuple, des musulmans aspirant
à vivre selon la loi d’Allah, ne peut que se soumettre librement
à ses directives. Au cœur de la cité utopique d’Ali, il y a donc
une incarnation consistante de la Loi, dont les directives ne se
discutent pas  –  elles s’appliquent, à la lettre, seul moyen
d’atteindre la paix. Ali, qui semble lui-même avoir trouvé la
paix, illustre ainsi à la lettre, encore une fois, les significations
des termes «  islam  » (soumission au dieu unique, et paix) et
«  musulman  » (celui qui s’est soumis à Dieu)  : il s’est
intégralement soumis à la volonté d’Allah et à l’application
littérale de Sa Loi (favorisant la lettre au détriment de l’esprit
de celle-ci). Son rapport à la loi n’a pourtant pas toujours été
aussi strict. Ali est en effet entré en religion juste après avoir
traversé une période de grande addiction aux jeux en ligne  :
seule la religion, pratiquée avec rigueur, est parvenue à réguler
son irrépressible compulsion. Il y a donc une nette coupure
entre un avant et un après, comme chez Mélanie  : d’abord un
temps de jouissance débridée, puis une vie d’ascète méditatif  ;
entre les deux, l’adoption de la voie salafiste, ultra-rigoriste. Son
rapport littéral au texte sacré et de la liturgie religieuse
paralyse leur métabolisation. Ali ne cherche pas à emprunter à
la religion les éléments symboliques qui lui permettraient de se
fabriquer un symptôme propice à traiter ses conflits
psychiques. Contrairement à Mélanie, qui est parvenue à
décoller du Livre (en en exploitant la dimension
métaphorique), de façon à articuler (intimement) certains de
ses signifiants à son symptôme, Ali est resté à la surface du
texte, qu’il lit dans le texte et répète en arabe à longueur de
journée. Il l’a endossé tel quel, sans y faire un pli, sans le
réinterpréter à partir de son désir. C’est pourquoi, encore une
fois à rebours de la problématique de Mélanie, Ali semble voué
à coller à son identification aux salafs, ces premiers
compagnons du Prophète dont l’image fantasmatique hante les
branches dures de l’islam.

Cette démission subjective, au profit d’une entière soumission à


la souveraineté du texte, ne risque-t-elle pas d’inscrire Ali dans
la série de fanatiques étudiés par Bronner pour illustrer sa
théorie de la pensée extrême ? Le littéralisme du jeune homme,
son refus de tout compromis, ne pourraient-ils pas, en effet,
contraindre sa pensée dans l’étau de la «  camisole de la
logique  » (Arendt, 1958, p.  297), voie royale vers la
radicalisation qui, en outre, permettrait aux sujets de
«  s’abandonner avec délices à la pureté d’une conclusion
inévitable  » (Bronner, 2009, p.  82)  ? Il ne nous semble pas. Ali
nous paraît plutôt coller aux canons freudiens de la religion
comme «  névrose obsessionnelle universelle  » (Freud, 1907,
p. 139-140) : après avoir sacrifié sa jouissance à son Dieu, il s’est
mis à respecter scrupuleusement les piliers de l’islam, scandant
son temps de nombreux rituels, et balisant son espace
(topologique et moral) avec des interdits, le tout régulièrement
entrecoupé de périodes de jeûne et de brides à la pensée (il
répète à longueur de journée des «  invocations  »). Freud
soutenait que ce mode de rapport au religieux permettait au
sujet de se décharger de ses «  pulsions mauvaises et
antisociales » (ibid., p. 142) au profit de la divinité. Ali, dès lors,
en dépit de ses deux timides tentatives de voyage vers la Syrie,
ne serait-il pas, d’une certaine façon  –  grâce à son rigorisme
religieux et à son effort pour soutenir une grandiose et
consistante figure divine  –  protégé d’un passage à l’acte
violent  ? L’hypothèse est plausible, quoique, bien évidemment,
indémontrable. Ce pourrait être, en tout cas, un élément
clinique propice à distinguer sa problématique de celle de notre
dernier cas.

Jérôme est un jeune adulte originaire du nord de la France. Il


est né dans un milieu familial pathogène, à tel point que chacun
des enfants de la fratrie nombreuse dont il est issu a
systématiquement été placé, dès la naissance, en famille
d’accueil. Son passé a été difficile à recomposer  –  les détails
(dates, lieux) se perdant dans la brume. On sait seulement qu’il
semble s’être lié à l’une de ses familles d’accueil, dans une autre
région  ; sa famille biologique, en revanche, lui est restée
étrangère. Ce jeune homme très perturbé est apparemment
parvenu à se faufiler sous tous les radars médicaux  : sa
psychose est passée inaperçue dans les diverses institutions où
il a séjourné, jusqu’à sa prise en charge dans l’institut où nous
l’avons rencontré. Peut-être, d’ailleurs, s’est-elle déclenchée lors
de son entrée dans le centre ? Le contexte, en effet, possède de
nombreux atouts pour occasionner une décompensation  : il
s’agissait d’un centre spécialisé très sécurisé, avec des caméras
et des grilles de protection. Le malaise semble être allé
crescendo en quelques semaines. Jérôme se sentit d’abord
oppressé par la présence des autres, harcelé par les regards.
Des idées se mirent rapidement à lui venir, de mauvaises idées,
des images violentes où giclait le sang. Il finit par admettre que
des voix le harcelaient, le poussant à commettre certains actes ;
tout à la fin, au moment où il fut finalement hospitalisé, les voix
s’étaient mises à l’inciter à frapper, à trancher. Peu avant son
arrivée dans ce centre, Jérôme s’était fait remarquer pour avoir
fréquenté des sites Internet liés au jihad et pour avoir tenu des
propos équivoques concernant les événements récents liés au
terrorisme… Il était, depuis quelque temps, immergé dans la
problématique de la radicalisation, bien que de façon très
superficielle – il n’en a retenu que la violence. Que lui disaient
ses voix  ? L’incitaient-elles à passer à l’acte au nom d’une
religion  ? On ne le saura pas, puisque le processus a
heureusement été stoppé avant qu’il se plie aux injonctions des
voix  ; mais n’a-t-on pas à ce moment-là assisté au marasme
subjectif qui peut, en certaines circonstances très particulières,
conduire un psychotique à puiser dans son environnement
culturel les éléments favorisant le passage à l’acte  ? En quoi
consiste ce contexte  ? Tentons, pour conclure, d’affiner notre
diagnostic différentiel.

De la désolation au passage à l’acte

Cliniquement, nous avons donc repéré, à l’intérieur de ce que


l’on nomme « radicalisation », trois positions subjectives. Notre
premier cas (Mélanie) nous a montré de quelle façon certains
sujets peuvent emprunter à la religion quelques-uns de ses
signifiants, non pas dans une perspective de radicalisation mais
pour élaborer un symptôme singulier, lequel porte par ailleurs
en lui-même les voies de désaliénation d’avec les discours
religieux et les figures identificatoires qui en ont nourri
l’enveloppe. C’est d’ailleurs à faire déconsister cette surcharge
imaginaire (surcharge de sens qui encombre le symptôme,
déplacement des identifications) que s’attèlera la thérapie par
la parole. Notre deuxième cas (Ali) nous engage à envisager
avec prudence certaines pratiques rigoristes de l’islam  : ces
sujets, bien souvent, se sont engagés dans des pratiques
ascétiques pour domestiquer leur pulsion  –  pour la mettre au
pas de la Loi symbolique. C’est ce qui nous incite à soutenir
qu’ils sont dès lors, peut-être, par leur attachement même à la
littéralité du texte, par leur tendance à le calcifier dans un
canon éternel, protégés des dérives interprétatives qui justifient
chez d’autres les passages à l’acte violents. Ceux qui méritent
notre attention seraient alors plutôt les sujets qui ont développé
un rapport superficiel au texte. Pour certains d’entre eux, très
souvent ignorants des choses religieuses, il est moins question
de soumettre la pulsion à l’autorité du texte que de tirer les
conclusions logiques permettant de plier celui-ci, via des
interprétations idoines, aux impératifs de leur jouissance, de
façon à donner libre cours aux pulsions les plus violentes. Pour
affiner la clinique différentielle entre cette position et les deux
premières, revenons pour finir au symptôme.

Le symptôme, lorsqu’on le dépouille de son enveloppe formelle,


implique un point irréductible, un point de réel : c’est ce point
«  qui assure chacun de la résistance du réel de son être au
symbolique  » (Sauret, 2008, p.  228). Autrement dit, c’est par ce
point que l’on peut vérifier que nous ne sommes pas
réductibles à du savoir, ni celui de la science ni celui de la
psychanalyse, mais qu’au contraire, ce qui nous spécifie est
notre radicale singularité, notre foncière indétermination.
Celle-ci n’est pas sans lien avec ce que Arendt nommait la
«  spontanéité  », dont on peut dire qu’il s’agit du fondement de
la liberté, de l’aptitude humaine à s’arracher à toutes ses
déterminations (biologiques, sociales, etc.), c’est-à-dire sa
capacité d’acte. On voit bien ici de quelle façon, outre le fait
qu’il soit un préalable à l’acte, le «  symptôme conditionne la
possibilité même d’un choix » (ibid., p. 228). C’est pourquoi, par-
delà sa face pathologique, il nous faut envisager sa fonction
essentielle, « fonction de nouage du corps, de la jouissance et du
langage autour du “radical de la singularité” justement, mais
aussi localisation de cette singularité dans un “vivre-ensemble”
en évitant deux écueils  : la dissolution du singulier dans le
commun, la pulvérisation du commun sur le roc des
singularités » (ibid.).

Le symptôme vient ainsi à l’interface du singulier et de


l’universel : il offre à la fois au sujet de loger sa singularité dans
le lien social, tout en l’empêchant de s’y dissoudre. En plus de
permettre l’acte et le choix, le symptôme est donc une défense
contre ce que l’on peut nommer, nous inspirant d’Arendt,
« massification », soit la dilution des liens entre les hommes par
leur indistinction. Voilà très exactement ce que visaient les
procédures nazies  : l’homogénéisation des sujets, leur
massification, la perte de leur singularité, donc l’empêchement
de la mise en jeu de leur symptôme, de façon à ce que rien ne
les retienne d’être totalement mobilisés dans le mouvement. Il
s’agissait de susciter un état non pas d’isolement mais de
« désolation ». Contrairement à l’isolement ou à la solitude, qui
requièrent l’absence physique d’autres humains, «  l’homme
désolé (eremos) se trouve entouré d’autres hommes avec
lesquels il ne peut établir de contact, ou à l’hostilité desquels il
est exposé  » (Arendt, 1958, p.  308). Est désolé celui qui, en
perdant les autres et le monde, a perdu son propre moi ainsi
que tout lien avec la commune humanité. Si cet état était visé
par les systèmes totalitaires, c’est qu’il permet de libérer et
d’exploiter au mieux la pleine puissance d’autocoercition des
systèmes logiques  : «  La seule faculté de l’esprit humain qui
n’ait besoin ni du moi, ni d’autrui, ni du monde pour
fonctionner sûrement, et qui soit aussi indépendante de la
pensée que de l’expérience, est l’aptitude au raisonnement
logique dont la prémisse est l’évidence en soi  » (ibid., p.  309).
Lorsque tout s’est dissout, «  en un monde où personne n’est
digne de foi et où l’on ne peut compter sur rien », ne reste que
« la contrainte intérieure, dont le seul contenu est le strict refus
des contradictions, qui semble confirmer une identité d’homme
en dehors de toute relation à autrui » (ibid., p. 311).

La tyrannie de la logique peut alors se déchaîner, emportant


toujours vers les pires conclusions l’esprit de l’homme seul
(ibid., p. 310).

On voit ici le lien entre dissolution du symptôme (support des


identités et de la vie collective), désolation (perte du monde), et
adhésion inconditionnelle à une idéologie. Ne retrouve-t-on pas
une telle séquence dans certains cas de radicalisation, en
l’occurrence les cas tel celui de Jérôme (troisième mode) ? Mais
s’il s’agit bien de désolation, comment en expliquer la
survivance en dehors d’un contexte totalitaire ? D’abord par la
psychopathologie  : la psychose  –  c’est le cas de Jérôme  –  situe
les sujets en dehors du lien social, hors discours, ce qui explique
leur sensibilité aux systèmes logiques. Bien évidemment, les
radicalisés qui s’enferrent dans de telles logiques jusqu’au-
boutistes au point de passer à l’acte ne sont pas tous
psychotiques. Ils portent, en revanche, la trace de leur époque,
une époque où le vivre-ensemble est marqué par les implicites
du discours de la science. Or cette nouvelle modalité du lien
social, qui s’est largement imposée, « nourrit la conviction qu’il
n’existe pas de manque qui ne soit comblé, au moins
potentiellement, par un objet manufacturé, tandis que toute
autorité qui tiendrait sa position d’une autre rationalité que
scientifique se trouve disqualifiée jusque dans l’intime  »
(Sauret, 2008, p. 214). D’où l’hypothèse émergente, chez nombre
d’auteurs, «  d’une nouvelle économie psychique qui ne
compterait ni sur l’Œdipe (faute d’autorité), ni sur la castration
(faute d’avoir à consentir au moins potentiellement à un
quelconque déficit de jouissance) » (ibid., p. 214) : une économie
psychique, autrement dit, qui ferait l’impasse sur les deux
opérations requises pour produire un symptôme tel que nous
l’avons défini. Nous aurions ainsi affaire à un sujet qui ne
cherche pas à prendre appui sur sa structure, quelle qu’elle soit,
pour accoucher du symptôme qui lui permettrait de trouver sa
place dans le lien social  –  un sujet brumeux, inlocalisable en
termes de structure, qui a envahi le champ clinique au point d’y
faire proliférer la catégorie d’état-limite. C’est selon nous ce
sujet-là, et non pas le pratiquant orthodoxe, tel Ali, cet individu
«  flottant  » (Sztulman, 2008), cet être désolé, ouvert à tous les
branchements (Dufour, 2003), prêt à tous les retournements,
qui est le plus exposé à adopter, sans reste, une idéologie, voire
de la pousser vers sa fin ultime.
Bibliographie

ARENDT, H. 1958. Le système totalitaire, Paris, Le Seuil, 2005.


BENSLAMA, F. 2014. La guerre des subjectivités en islam, Paris,
Lignes.
BRONNER, G. 2009. La pensée extrême, Paris, Puf, 2016.
BRONNER, G. 2013. La démocratie des crédules, Paris, Puf, 2016.
DUFOUR, D.-R. 2003. L’art de réduire les têtes, Paris, Denoël.
FREUD, S. 1907. «  Actions compulsionnelles et exercices
religieux  », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf,
1997, p. 133-142.
FREUD, S. 1930. Le malaise dans la culture, Paris, Puf, 2004.
KEPEL, G. 1984. Le prophète et le pharaon, Paris, Gallimard, 2012.
LACAN,  J. 2005. Le Séminaire, Livre  XXIII (1975-1976), Le
sinthome, Paris, Le Seuil.
SAURET, M.-J. 2008. L’effet révolutionnaire du symptôme, Toulouse,
érès.
SZTULMAN, H. 2008. Psychanalyse et humanisme : manifeste contre
les impostures de la pensée dominante, Toulouse, Librairie
Ombres blanches.

Notes du chapitre

[1]  ↑  Cette approche par l’enveloppe du symptôme est actuellement mise à


l’épreuve dans certaines recherches cliniques que nous menons avec Fethi Benslama,
dans le cadre du CRPMS (EA 3522), université Paris Diderot.
[2] ↑  Cf. note 1.

[3] ↑  Cf. note 1.

[4] ↑  Bizarrement, dans La pensée extrême, alors même qu’il en suit exactement le
fil, Bronner ne cite à aucun endroit la thèse sur l’idéologie développée par Hannah
Arendt dans Le système totalitaire, ouvrage qu’il connaît par ailleurs puisqu’il y fait
référence sur des points anodins.

[5]  ↑  C’est par exemple le cas des toxicomanies  : le produit d’addiction détourne
l’attention, contourne le conflit, c’est pourquoi il ne s’agit pas d’un symptôme au sens
freudien.
Fonctions subjectives des
radicalités et traitements
analytiques
Pierre Bonny
Pierre BONNY est psychologue clinicien, docteur en
psychopathologie, PAST à l’université Rennes 2. Il est
membre associé de l’EA4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Il exerce au centre hospitalier Guillaume-Régnier,
108 avenue du Général Leclerc, BP 60321 – 35703 Rennes
cedex 7.

pierre.bonny@yahoo.fr

C e chapitre présente deux cas d’adolescents reçus en


institution psychiatrique. Ce ne sont pas des sujets que l’on
peut qualifier de radicalisés ou de fanatiques. Néanmoins, leurs
positions subjectives elles-mêmes peuvent, sous certains
aspects, être considérées comme radicales et comme prenant
appui sur des discours fanatiques. Elles nous éclairent donc sur
certains processus subjectifs qui peuvent être à l’œuvre dans
les nouveaux fanatismes et la clinique des radicalités. L’un
présente un délire dans lequel se déploient des scenarii de
violence et la recherche d’une position héroïque. Le second cas
prend appui sur une figure de Dieu extrême  –  figure de Dieu
qui, dans un second temps, va le déstabiliser. Ces deux sujets
sont par ailleurs en impasse dans leur vie et dans leurs liens
aux autres. Mais, grâce au dialogue analytique (Lacan, 1994), le
réel qui a conduit ces sujets à faire appel à l’institution
psychiatrique peut être amené à se modifier. Je développerai
donc la façon dont des entretiens cliniques ont permis de
diversifier les points d’appui de ces sujets dans l’existence, afin
de tempérer ce que leur position de départ pouvait avoir de
radical.

Comment des entretiens cliniques sont-ils susceptibles d’avoir


un tel effet  ? Les travaux de Lacan (2006) nous orientent pour
répondre à cette question. Lacan suggère que le travail
analytique consiste à remobiliser l’univers de langage dans
lequel un sujet s’oriente, en réintroduisant du jeu au niveau
signifiant (ibid., p.  117). Ainsi, le clinicien peut faire jouer la
parole dans le dialogue avec le patient, afin de redistribuer les
coordonnées signifiantes de son existence. Plus précisément,
une des visées thérapeutiques d’un tel dialogue peut consister à
construire une suppléance (Maleval, 2000). Par suppléance,
j’entends ce qui va faire solution pour le patient et venir
compenser sa difficulté initiale. Autrement dit, comment les
conversations avec le clinicien vont-elles permettre au patient
de se construire une solution qui traite sa souffrance  ? Et
comment cette solution pourra-t-elle demeurer un point
d’appui pour le patient dans la suite de son parcours de vie  ?
Enfin, à quelles modalités d’échange avec le patient cela
correspond-t-il  ? L’exposé des deux cas me permettra de
répondre au moins en partie à ces questions, en m’attachant
aussi aux difficultés que cela soulève.

Max, un traitement de
l’identification au « tueur »

Je reçois Max depuis trois  ans dans une institution


psychiatrique. Au début des entretiens, Max a 14  ans. Ses
parents l’amènent car il n’a aucun projet ni ami. Max me dit
être «  nul  ». Il est persuadé que ses camarades lui veulent du
mal, et il est très perplexe face aux jeunes filles. Ses parents
notent qu’il a toujours été isolé, mais il semble que c’est au
moment de la puberté que ses difficultés se sont aggravées.
Pendant plusieurs mois, j’accueille sa plainte, en essayant de
repérer s’il y a des domaines dans lesquels il ne se sent pas ou
moins « nul », si, auprès de certains camarades, cette certitude
est moins forte qu’avec d’autres, etc. Enfin, je tente doucement
d’entamer sa certitude. Par exemple, lorsqu’il relate un travail
en classe qui s’est bien passé, je lui dis qu’à l’inverse de ce qu’il
peut souvent anticiper, personne ne s’est moqué de lui. Il me
répondra  : «  Seulement trois se sont foutus de moi  !  » Ensuite,
s’engage le second temps du travail. Max me confie qu’il joue à
des jeux de guerre en ligne et en équipe. Il y a toujours des
moments où il est persécuté par ses coéquipiers, mais le
dispositif technique (écran, casque) lui permet de gérer cela en
choisissant ses équipiers, en coupant le son à certains moments,
etc. C’est donc une manière de se réinscrire dans un lien social
a minima. Par la suite, il pourra jouer dans des laser game avec
quelques camarades auxquels il s’est lié dans sa classe et qu’il a
invités.

Puis, Max me dit qu’il s’interroge  : est-il un «  tueur  », un


«  fou  »  ? Quand je lui demande pourquoi il se pose cette
question, il rapporte plusieurs faits. Il note ne pas ressentir
d’émotion dans les situations engageant le sens de la vie et de la
mort (par exemple, à l’enterrement d’un proche) ; et il a ce qu’il
appelle lui-même plusieurs hallucinations intervenant dans ce
qu’il nomme des « rêves ». En fait, ces « rêves » ont lieu à l’état
de veille, et on peut les considérer comme des élaborations
délirantes. Que s’y passe-t-il, en effet  ? Max hallucine un
homme qui vient l’agresser, lui et ses camarades. À partir de là
se déploie un scénario dans lequel Max agresse l’agresseur, le
tue, ce qui à la fin lui permet de sauver ses camarades et d’être
considéré par eux comme un «  héros  ». Je lui réponds en
plusieurs temps. Tout d’abord, je lui indique que ces éléments
ne font pas de lui un tueur, mais aussi que le fait de m’en parler
indique qu’il en est inquiet et que je prends cela au sérieux.
Puis, je souligne que son « rêve » semble surtout témoigner de
sa volonté de se faire une place auprès de ses camarades, mais
qu’évidemment, dans la réalité on ne peut pas user de tels
moyens. Enfin, je lui affirme qu’il ne peut pas rester avec de tels
cauchemars, et je l’informe que je transmettrai certains
éléments au médecin pédopsychiatre de l’institution afin
d’envisager un traitement visant à l’en soulager. Max est
d’accord.

Le dernier temps du travail est amorcé à partir de sa rencontre


avec un élève de sa classe qui veut intégrer la police. Max se
branche sur cette idée  : «  Pour être dans la police, on n’a pas
besoin de femme », dit-il. Il m’explique s’entraîner pour réussir
les épreuves de sélection qui l’attendent dans quelques années,
et aussi pour «  ne plus sentir son corps  ». Je soutiens sans
insister ce projet, tout en posant des questions à Max sur
d’autres centres d’intérêt, mais seul «  être policier  » fait sens
pour lui désormais. C’est le nouveau signifiant auquel il
s’identifie. Puis, Max m’apprend qu’il pratique le tir à l’arc, seul,
et décrit dans ces moments une certaine perte de contact avec
la réalité (il a le sentiment bien trop réel de « jouer en équipe »
lorsqu’il tire seul, «  d’être à la guerre  », etc.). Il s’agirait
maintenant d’obtenir de lui qu’il pratique le tir à l’arc en club,
afin d’encadrer ce qui risque sinon de se développer du côté
d’une loi personnelle (Biagi-Chai, 2007, p. 45).

Pour résumer, il y a donc une élaboration signifiante par


laquelle Max passe de « nul » à « tueur/fou », puis à « policier ».
Le transfert crée un lieu d’adresse qui lui permet de se dégager
d’une position d’objet, ce qui engage une construction dans
laquelle le corps se relie progressivement au langage. «  Être
policier  » pourrait s’avérer une suppléance pour Max, nouant
l’image du corps, l’inscrivant dans un ordre symbolique et
tempérant ses pulsions. Ainsi, dans le dialogue avec ce patient,
j’ai tenté de soutenir ce qui allait dans le sens de cette
suppléance, en limitant le côté hors-la-loi de ses constructions
et en les rendant inscriptibles dans un lien social. Il est très
probable que, si Max poursuit dans cette voie, les épreuves
pour devenir policier le confronteront à d’autres difficultés,
difficultés vis-à-vis desquelles il sera nécessaire que le discours
analytique demeure pour lui un appui.

Tom, un traitement de la
persécution divine

Lorsque je le reçois, Tom est lui aussi très isolé et malmené


dans son collège. Il se fait «  taper  » parfois, sans pouvoir
identifier par qui. Il ne sait «  comment enclencher un sujet de
conversation  », et a des «  blancs  » lorsqu’on lui pose des
questions. Les allusions des autres adolescents à la sexualité le
rendent perplexe. Tom cogite incessamment  : «  Pourquoi sont-
ils méchants avec moi ? », et sa réflexion est infinie tant elle ne
trouve pas de réponse. Seule sa certitude que l’Autre est
méchant en ressort renforcée. Par ailleurs, Tom explique que
ces cogitations lui prennent beaucoup trop d’énergie, qu’il en
ressort « vidé », et qu’alors il a le sentiment de « commencer à
perdre la raison  ». Seule la gymnastique l’aide à récupérer de
l’énergie : « C’est vital que mon corps bouge, c’est mon déclic. »
Dans un premier temps du traitement, je lui réponds de
manière appuyée qu’il lui est nécessaire de récupérer son
énergie, et en ce sens je lui suggère de s’aménager dans ses
journées des temps où il peut faire de la gymnastique.

Plus tard, je dis à Tom qu’il est assez étonnant qu’il ne sache
jamais nommer ses camarades, ce avec quoi il est d’accord.
À partir de là, il pourra différencier ceux qui ne sont « pas ses
amis  », ceux qui sont «  neutres  », ceux qui sont des
«  connaissances  », et ceux qui «  pourraient être des amis  ».
Nous ordonnerons aussi les différents types de proximité avec
l’autre. Pour Tom, en effet, quand un camarade lui tape sur
l’épaule pour l’interpeller, « taper » est pris au pied de la lettre
(« j’ai été tapé ») et prend de fait le sens de frapper. En fait, Tom
voudrait n’avoir aucun contact physique avec ses camarades. Il
ne s’y oppose cependant jamais. Je lui dis qu’il n’a pas à être
touché s’il ne le souhaite pas et qu’il peut dire non.
Parallèlement, j’introduis l’idée que pour se lier aux autres,
sans doute cela nécessite-t-il de partager un intérêt commun.
Tom répond être «  tellement différent qu’il ne sait pas quoi
partager ».

L’ouverture de cette question lui permet par la suite de cibler


des sujets de conversation pour aller vers ses camarades  : la
philosophie, l’économie, etc. Tom cherche à faire lien social en
partageant l’ordonnancement du monde auquel il s’attelle. Les
questions qu’il se pose sont : « Qu’est-ce que le bien ? Y a-t-il une
vérité  ? Tout est lié  », dit-il. Une pointe de persécution revient
toujours lorsqu’il ne trouve pas l’accord complet de ses
interlocuteurs avec ses idées (ce qui est très fréquent). S’il peut
relativiser cela en le mettant sur le compte de sa « différence »,
il reste cependant très isolé. Par la suite, Tom me confie être
croyant. Il l’a toujours été, mais cette croyance maintenant
nommée dans les entretiens va prendre une certaine fonction, à
partir du travail analytique déjà engagé. Je suggère alors à Tom
de partager sa foi avec d’autres jeunes croyants de sa
municipalité. Il va pouvoir progressivement se lier à eux et
aborder de manière collective des questions liées à la vie, à
l’amour, etc. Se référer aux textes établis lui permet d’y trouver
une réponse pacifiée.

Ces nouvelles assises vont avoir pour effet de tranquilliser ses


relations au collège. Mais sa foi a un revers : Tom me fait part
de sa « haine » vis-à-vis des « incroyants » et des « païens ». Et il
entend maintenant que ses camarades le critiquent pour son
intransigeance religieuse. Remarquant lui-même qu’il génère
ainsi sa propre exclusion, il dit : « Il ne faudrait pas que je sois
un intégriste.  » Je soutiens cela, mais en veillant à ne pas
insister sur sa propre exigence. En effet, Tom a affaire à un
surmoi féroce. Par exemple, Tom se sent « déstabilisé » lorsqu’il
ne parvient pas à suivre les préceptes religieux. Sur ce point, je
lui suggère que les textes peuvent être interprétés et aussi
nuancés en fonction de sa différence. Il explique également que
le développement de sa foi peut, lorsqu’il est fatigué, relancer
ses questions et l’amener au bord du «  sentiment de perdre la
raison  ». Il pourra alors se responsabiliser sans s’autoaccuser,
en remarquant que ces moments interviennent précisément
après qu’il a oublié de faire sa gymnastique. « Mon inconscient
me joue des tours ! Mais c’est pour ça que je viens vous voir »,
dit-il.
Enfin, sa croyance elle-même va se limiter en se structurant
autour d’une recherche plus théorique et théologique,
concernant notamment l’histoire politique de la chrétienté. « Je
pense que je suis un chercheur », dit-il. Et j’ajoute : « Et comme
tout chercheur, vous êtes aussi un idéaliste », ce avec quoi il est
d’accord. Introduire le signifiant d’«  idéaliste  » visait à
reformuler ce qu’il définissait auparavant comme
«  intransigeance  », afin de soutenir l’identification au
chercheur. À présent, Tom peut dire : « Je sais maintenant que
je dois me méfier de trop chercher. »

Dans ce cas donc, l’appui pris sur le discours religieux fait


l’objet d’une élaboration dans les entretiens. Tom cherche une
référence qu’il n’a pas dans une figure de Dieu, mais avec
l’appui du discours analytique, c’est lui qui produit une théorie
adaptée à sa «  différence  ». Celle-ci lui permet de faire lien
social en maintenant son unicité, c’est-à-dire qu’il parvient à
doser sa relation à l’autre de manière à être nettement moins
persécuté sans devenir persécutant. On peut même considérer
qu’il parvient aussi à limiter son usage du discours religieux en
diversifiant ses suppléances. C’est ce que vient nommer le
signifiant «  chercheur  » auquel il a pour l’instant conclu de
s’identifier, un point de singularité qui est non normé et
inscriptible dans un lien social.

Pour conclure
Que nous enseignent ces deux cas à propos des enjeux cliniques
de la radicalité ? Le point essentiel me semble être que, chez ces
sujets, la radicalité est avant tout une solution. Les positions
radicales de Max et de Tom (« être un tueur », « être intégriste »)
ont en effet une fonction défensive contre ce qu’ils interprètent
comme jouissance de l’Autre à leur endroit (Maleval, 2000). En
effet, leur radicalité traite ce point de réel, et en ce sens elle a
déjà une fonction de suppléance. Il leur faut cette radicalité, à
un moment de leur existence, afin de s’extraire a minima de
leur souffrance. La radicalité intervient d’ailleurs dans la
dynamique thérapeutique du dialogue analytique puisque, chez
Max et Tom, elle ne va se développer qu’à partir du moment où
ces deux adolescents ne sont plus entièrement en position
d’objet de jouissance de l’Autre. Bien sûr, il ne s’agit pas de
considérer que ce serait là le point d’aboutissement de leur
cure, car en effet la radicalité va elle-même être amenée à se
modifier dans la suite du dialogue analytique. Ainsi, il apparaît
nettement que des entretiens cliniques orientés par la
psychanalyse peuvent réintroduire une dialectique signifiante
afin de désidentifier le sujet de sa radicalité.

Cette désidentification du sujet à sa radicalité indique que les


processus psychiques en jeu relèvent avant tout
d’identifications. La dimension structurante des identifications
imaginaires, en effet, est très prégnante dans ces deux cas. Cette
structuration tente de venir suppléer à un manque initial dans
le symbolique, Max et Tom faisant état d’un vide initial dans la
signification de l’existence. «  Être un tueur  » et «  être un
intégriste  » sont deux nominations signifiantes qui procèdent
de l’imaginaire, car elles tendent à aliéner le sujet à des
identités. Elles se substituent à « être nul » et « être exclu », qui
dénotent à la fois la dimension de rebut du sujet et sa vacuité.
Ce processus de substitution est thérapeutique car, dans un
premier temps, il déloge le sujet de sa position d’objet, et dans
un second temps, il permet d’enclencher d’autres substitutions
pacifiantes. Max conclut ainsi sur « être un policier » et Tom sur
«  être un chercheur  ». Ainsi, à partir d’une position de départ
très déchétisée, le dialogue analytique engage une créativité
signifiante. Il fait passer le sujet d’une position d’objet à une
position d’unicité et d’exception : « être un policier  », «  être un
chercheur ». S’ils poursuivent dans ces voies par la suite, Max et
Tom seront confrontés aux institutions militaire et
universitaire. Sans doute l’enjeu sera alors pour eux de trouver
une modalité d’insertion de leur unicité, dans les liens sociaux
spécifiques à ces institutions.

Ces cas nous enseignent en ce sens que le discours analytique


(Lacan, 1991) est un outil particulièrement précieux dans notre
modernité marquée par les nouveaux fanatismes. On repère en
effet que Max et Tom développent leur problématique
subjective dans le cadre de discours bien précis : Max s’appuie
sur des dispositifs de jeux vidéo qui sont produits par l’alliance
du discours de la science et du discours capitaliste  ; Tom
s’appuie lui sur le discours religieux, dans la référence qu’il
trouve chez le pape. L’inscription dans ces discours leur permet
de s’extraire de leur position d’objet, mais ces discours ne leur
permettent pas de sortir durablement de l’impasse dans
laquelle ils demeurent. C’est la rencontre avec le discours
analytique qui les amène à construire véritablement une
suppléance faisant point d’appui dans l’existence. Le discours
analytique intervient en effet dans leur parcours de vie à la
suite des autres discours, qu’il permet de réarticuler en les
tempérant. Ainsi, Max et Tom pacifient leur usage de ces
discours à partir de leur cure analytique. Dès lors celle-ci
permet de réaliser ce qui n’avait pas été possible avant  :
produire une signification viable de leur existence.

Ces deux cas ont été traités dans une institution psychiatrique.
Comme tout cas, ils sont évidemment singuliers et uniques,
mais les thématiques que l’on y retrouve, elles, ne sont sans
doute pas exceptionnelles. À  partir de notre expérience
professionnelle, nous pouvons constater que l’isolement, le
sentiment d’être rejeté et persécuté, l’absence de désir,
l’agressivité, la haine, les fantasmes de passage à l’acte, sont au
fond des problématiques relativement communes dans les
centres de consultations psychiatriques. Les hôpitaux
spécialisés ont en effet une pratique ordinaire et ancienne de
l’accueil et du traitement de ce que l’on pourrait donc nommer
des subjectivités radicales. Dans cette acception, la radicalité
n’est pas spécifique à la religiosité ni à une religion en
particulier. Finalement, elle serait même plutôt à situer au
fondement de la subjectivation. En effet, pour se distinguer de
l’Autre, le sujet ne doit-il pas enclencher un processus de
différenciation qui suppose nécessairement une forme de rejet
et d’opposition ? Comment alors se produit pour certains sujets
le passage de cette radicalité structurante à une radicalité qui
acte la haine de l’autre  ? Sur ce point, Max et Tom nous
enseignent que la prévalence des identifications imaginaires et
de l’appui pris sur un discours religieux non dialectisé semble
déterminante.

Au regard de ce type de cas et dans l’atmosphère sociale


actuelle, la pertinence clinique et l’utilité collective de
l’orientation psychanalytique apparaissent évidentes. On peut
donc espérer qu’à l’avenir elle soit largement mobilisée dans les
institutions nouvelles accueillant des sujets dits «  radicalisés  »
ou «  fanatiques  ». Les concepts et les méthodes d’entretiens
orientés par la psychanalyse s’avèrent particulièrement
opérants, dans la mesure où ils permettent de réintroduire une
dialectique signifiante créatrice qui vient suppléer au vide
initial de l’existence. Cela suppose de pouvoir reconnaître la
radicalité comme un moment de structuration possible de la
subjectivité, et de miser sur le dialogue analytique avec les
sujets concernés pour les en désidentifier.

Bibliographie

BIAGI-CHAI, F. 2007. Le cas Landru à la lumière de la psychanalyse,


Paris, Imago.
LACAN, J. 1991. Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de
la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
LACAN,  J. 1994. Le Séminaire, Livre  IV (1956-1957), La relation
d’objet, Paris, Le Seuil.
LACAN, J. 2006. Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à
l’autre, Paris, Le Seuil.
MALEVAL, J.-C. 2000. La forclusion du Nom-du-père, Paris, Le Seuil.
En guise de conclusion.
Radicalités contemporaines
Yohan Trichet
Yohan TRICHET est psychologue clinicien, psychanalyste,
professeur de psychopathologie clinique, EA4050
«  Recherches en psychopathologie  : nouveaux
symptômes et lien social  », université Rennes 2, place
Recteur-le-Moal, 35043 Rennes cedex. Ancien
psychologue de la fonction publique hospitalière, il a
exercé une quinzaine d’années en psychiatrie adulte. Il
intervient désormais pour des analyses de pratiques en
CSAPA, CAARUDet MECS. Il a publié L’entrée dans la psychose
(Presses universitaires de Rennes, 2011,) puis codirigé
avec Romuald Hamon l’ouvrage collectif Psychanalyse et
criminologie aujourd’hui (Presses universitaires de
Rennes, 2016).

yohan.trichet@univ-rennes2.fr

Romuald Hamon
Romuald HAMON est psychanalyste, maître de
conférences (HDR) en psychopathologie clinique
psychanalytique, EA4050 «  Recherches en
psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social »,
université Rennes 2, place Recteur-le-Moal, 35043 Rennes
cedex. Il est responsable du programme transversal de
recherche de l’EA4050 « Les nouveaux fanatismes ».

romuald.hamon@univ-rennes2.fr
L
a radicalisation de la croyance et de l’idéal à laquelle nous
assistons représente une réalité politique dont les
incidences sociales et cliniques sont malheureusement
indéniables. D’un point de vue didactique, cet ouvrage de
psychopathologie clinique et criminologie psychanalytique
participe à l’étude de la discursivité sociale dans laquelle les
radicalités d’aujourd’hui prennent corps, en montrant que la
montée en puissance des fanatismes est étroitement liée au
déclin du crédit fait au Père, de l’autorité et de ses figures
idéalisées. Elle s’avère également corrélée à la ruine de l’Autre
et au droit à jouir caractérisant notre époque. De plus, nous
nous sommes attachés ici à analyser la clinique des extrémistes
épris de doctrines idéologiques et d’utopies sociales (religieuses,
politiques, scientifiques), dans laquelle des sujets, en vertu
d’une croyance ou/et au nom d’un idéal, se dévouent à une
cause – le plus souvent celle de leur jouissance – jusqu’à l’agir,
en passant à l’acte, dans le champ de la réalité sociale. Enfin,
nous avons interrogé les processus de la radicalisation, les
réponses sociales possibles et les apports de la psychanalyse
dans ses modalités cliniques et institutionnelles de traitement,
dont on sait qu’elles possèdent des enjeux cruciaux.

D’une manière générale, les chapitres rassemblés dans cet


ouvrage mettent en évidence le pousse-au-fanatisme inhérent à
notre lien social contemporain. Mais, loin d’être conclusifs, ils
ouvrent sur des perspectives de recherches que nous
présentons ici.
Mutations du lien social
contemporain et essor des
radicalités

Les extrémismes religieux, idéologiques et politiques naissent et


se développent dans des conditions socio-historiques
particulières, dont la saisie concourt à l’appréhension de leur
logique. Si ces phénomènes sociaux ou mouvements
idéologiques sont récurrents dans l’histoire, ils possèdent
toutefois, au-delà de leur résurgence, des spécificités propres à
leur époque d’émergence. Dans cette perspective, leurs formes
actuelles paraissent étroitement liées à notre époque
hypermoderne façonnée par le néolibéralisme et les
technosciences, et dans laquelle un pousse-à-jouir est à l’œuvre.
Les figures variées de l’extrémisme constituent
vraisemblablement à la fois les conséquences et les réponses
« aux impasses croissantes de notre civilisation » (Lacan, 1968,
p. 50). Ce malaise contemporain semble ne pouvoir être détaché
de l’expansion des intégrismes communautaires, sectes et
groupuscules, qui se révèle être une conjoncture propice à la
ségrégation. Fondées sur un régime de jouissance, ces
communautés résultent, dans leur multiplication, de
l’inexistence de l’Autre et de la chute du Père. Elle visent à
rétablir un ordre, une cohésion, une unicité, là où l’Autre
démocratique s’avère divisé et ne peut garantir la vérité comme
Une (Miller, 2002, p. 14). Pressentant, dans les années 1970, les
incidences de ces mutations du lien social, Lacan estimait
qu’elles pouvaient conduire à des procès de ségrégation,
institués sur le rejet et la haine de l’altérité, autre nom du
racisme : « Quiconque s’intéresse un peu à ce qui peut advenir
fera bien de se dire que toutes les formes de racisme, en tant
qu’un plus-de-jouir suffit très bien à le supporter, voilà ce qui
maintenant est à l’ordre du jour, voilà ce qui nous pend au nez
pour les années à venir » (Lacan, 2006, p. 29).

Le lien social contemporain, en effet, est devenu un terreau


fertile à l’essor de la radicalité  –  radicalisation des croyances,
floraison de certaines idéologies ou pseudo-discours (sectaires,
scientistes, sécuritaires) – et à la haine des autres, mais aussi de
soi. Par exemple, les phénomènes sectaires reposent sur
l’invocation d’un principe paternel imaginaire basé dans
certains cas sur une Un-posture  : le gourou se positionnant
comme l’incarnation même de Dieu, de cet Au-moins-Un qui
refuse la castration. Il exige que ses adeptes s’orientent de son
discours unique et sacrifient à sa volonté de jouissance  : son
mode de jouir valant pour idéal auquel chacun doit se plier
(Hamon, Trichet, Lamote, 2016). Le lien social qui s’organise à
partir de lui n’est autre qu’une communauté de jouissance. Il en
va de même pour la néo-umma. Dans le discours des idéologues
de Daech, l’appartenance à cette communauté est placée au-
dessus de toute autre appartenance. Fonctionnant comme un
pseudo-idéal, la néo-umma constitue une solution visant la
forclusion de la castration, qui vaut aussi bien pour la division
du sujet que pour la faille de l’Autre démocratique (Miller,
2002). Ce pseudo-idéal est vendu comme un lieu
communautaire où il fera bon vivre, dans lequel régnera la
pureté, où il sera enfin possible de jouir de la vie selon,
notamment, des normes sexuelles strictes, d’une vie libérée du
carcan occidental, où l’on serait enfin soi, entre soi. Les règles y
sont censées normaliser le lien social à partir d’une lecture
littérale de la charia. Mais cette interprétation non dialectisable
impose une loi coercitive, évidemment présentée comme la
seule possible et la plus juste, d’où est exclu le caractère
« paradoxal, déviant, erratique, excentré, voire scandaleux » du
désir (Lacan, 1958, p. 690). Cette communauté, dans sa mise en
acte, se révèle être le lieu d’une jouissance maléfique. Ainsi que
le note le politologue Olivier Roy, «  Daech déclare vouloir
établir un califat, établir une société islamique pure et juste  ».
Or, cette loi renverse et nie les valeurs démocratiques de l’Autre
pour faire régner leur interprétation de l’Un, de sorte que
«  Daech, à y regarder de près, ne met pas en avant de projet
utopiste dans ses textes, mais l’apocalypse et l’annonce de la fin
des temps  » (Roy, 2016, p.  18). Le programme de vie de Daech
est un «  programme mélancolique  » (Rollier, 2015), un
programme de mort. De sorte qu’il est nécessaire de distinguer
la fonction et le pouvoir d’attraction de cette communauté
factice, de son programme véritable. Ce dernier semble être en
rapport avec une apologie de la pulsion de mort qui s’oppose au
renoncement pulsionnel civilisateur, que les attentats-suicides
réalisent dans le champ social. À  l’impossible jouissance du
corps social que constituerait cette néo-umma, jouissance
impossible du corps de l’Autre, répond une jouissance du corps
explosé. On peut entendre ainsi la question que pose Éric
Laurent : « Mais ce corps de l’oumma, est-il imaginaire ou réel ?
L’oumma est-elle grande matrice, communauté mythiquement
imaginaire comme le pense Farad Khosrokhavar, ou lieu d’un
événement de corps réel  ?  » (Laurent, 2017). La puissance
maligne du djihadisme s’enracine notamment dans la
récupération post-mortem de ces événements de corps, afin
d’ériger une communauté de martyrs glorifiés, nourrissant en
retour l’Autre divin d’autant plus avide.

Demain, les fanatismes ?


Perspectives de recherches

Parmi les analyses des phénomènes radicaux, les doctrines de


la manipulation mentale connaissent aujourd’hui un franc
succès, car elles servent aussi bien à expliquer l’embrigadement
sectaire que le processus de radicalisation. Ces théories se
soutiennent d’une dichotomie manichéenne
(manipulateur/manipulé) suggérant l’existence d’un Autre
omniscient et omnipotent. De surcroît, elles nourrissent en
retour le fantasme particulièrement contemporain d’être
potentiellement trompé, endoctriné, jouit par cet Autre. En
suscitant méfiance et défiance, elles participent, d’une part, à la
diabolisation des figures d’autorité qui sont toujours plus
suspectées de malveillance et, d’autre part, à la ruine des
sources de savoir et de pouvoir remises en cause de manière
croissante. Ces théories de la manipulation mentale évacuent,
surtout, la dimension subjective et la responsabilité du sujet
d’adhérer, par exemple, à un discours sectaire, radicalisé ou
extrémiste. Elles font de la sorte l’économie d’un triple
questionnement essentiel dans l’analyse de cet essor de la
radicalité qui, pensons-nous, doit prendre en compte la
dimension psychique des sujets adhérant à ces discours
fanatiques : pourquoi le sujet porte-t-il crédit à un tel discours ?
Quels sont les motifs pour lesquels il y recourt ? Enfin, pourquoi
en vient-il lui-même à éluder sa propre responsabilité et à la
méconnaître en souscrivant à l’hypothèse d’une manipulation
ou influence exogène  ? Ce qui est ici à l’œuvre appelle, au cas
par cas, à être éclairé, mais soulignons que le principe même de
ces théories est d’entretenir cette croyance d’avoir été joué/joui
par un Autre. Plus encore, elles incitent le sujet, alors même
qu’elles le dénoncent, à s’ancrer dans une position de victime
en le déresponsabilisant (Lamote, Hamon, 2016). Ces figures
d’influence s’avèrent dès lors criminalisées, suspectées de
fomenter des complots à l’échelle mondiale, comme la vague
complotiste liée aux attentats du 11 septembre 2001 en a
témoigné. Ces derniers marquent d’ailleurs un virage dans la
montée des discours conspirationnistes (Campion-Vincent,
Renard, 2015). Cette doctrine « de la manipulation généralisée »
(Lamote, Hamon, 2016, p.  394) a pu conduire à des formes de
déni globalisées. Prise dans le discours capitaliste et les
politiques sécuritaires, cette promotion d’un Autre menaçant a
donné lieu à une marchandisation du sentiment d’insécurité
qui s’est massivement diffusé, jusqu’à être instrumentalisé
politiquement (Mucchielli, 2014). En retour, la prédictibilité du
crime, nouvel avatar scientiste, se trouve ainsi légitimée. Ces
deux phénomènes s’alimentent dans une boucle qui, selon
nous, reste encore à analyser.

De même, l’accroissement des fanatismes contemporains peut


être assimilé à une poussée des fondamentalismes, dont la
cartographie serait à réaliser. Ces derniers et autres
extrémismes protéiformes ne conduisent pas nécessairement
aux actions violentes. Leur promotion d’un Autre consistant,
délivrant des principes rigides et non dialectisables à partir
desquels des sujets s’orientent dans l’existence, ne constitue pas
à elle seule la condition nécessaire et suffisante au
surgissement et au déchaînement de violences meurtrières. La
bascule de l’idéologie dans les passages à l’acte n’est pas
inhérente à la radicalité. Si cet ouvrage collectif s’est attaché à
analyser certaines violences commises dans le cadre de la
radicalisation des croyances, mais aussi au nom d’un idéal,
cette bascule reste encore largement à élucider dans ses
déterminants et sa recrudescence. Une logique
(auto-)sacrificielle semble toutefois pouvoir y être discernée, et
particulièrement dans les attentats terroristes qui ont frappé les
pays occidentaux. Celle-ci pourrait donner lieu à des
investigations et à des approfondissements, d’une part, à partir
d’études de cas cliniques et, d’autre part, en poursuivant
l’analyse de la poussée (auto-)destructrice, et de ses formes, qui
se manifeste dans notre modernité. Peut-être même la
caractérise-t-elle  ? Ainsi que le note Berardi, «  on peut certes
expliquer le terrorisme contemporain en termes politiques,
mais cette grille d’analyse ne suffit pas. Ce phénomène, parmi
les plus effrayants de notre époque, doit avant tout être
interprété comme la propagation d’une tendance
autodestructrice » (Berardi, 2016, p. 22).

Ces mutations du lien social alimentent et soutiennent les


conditions d’une possible fanatisation. Sommes-nous désormais
en présence d’une clinique que l’on pourrait qualifier du nouvel
homme, qu’il soit, indépendamment ou à la fois, missionnaire,
justicier, augmenté, meurtrier ? Un tel questionnement nécessite
de continuer à étudier les causes et les raisons pour lesquelles
le sujet radicalise son rapport à la croyance, à l’idéal, au corps, à
la jouissance.

Enfin, rassemblant aujourd’hui de nombreux chercheurs issus


de disciplines différentes et mobilisant des professionnels et des
institutions des domaines du soin, de l’éducatif, et de la justice,
la question du traitement, tant social, judiciaire que psychique,
des sujets dits «  fanatisés  » ou «  radicalisés  », et spécialement
des jihadistes, est éminemment contemporaine. Là aussi,
l’analyse des pratiques et des expériences menées mériterait
d’être approfondie. En raison, notamment, de leur actualité et
de l’absence de recul suffisant, les prises en charge des
jihadistes et de leur famille qui ont fui les zones de conflits pour
revenir sur le territoire national représentent un champ de
recherches à explorer. Mais soulignons à nouveau qu’une telle
investigation nécessite  –  il s’agit là d’une position éthique  –  de
cerner, au cas par cas, la logique subjective qui sous-tend
l’adhésion à une communauté ou groupuscule extrémiste et les
fonctions psychiques qu’elle remplit, au même titre qu’il
convient de s’orienter des dits du sujet, en étant attentif au réel
auquel il a affaire, pour préciser la causalité psychique de l’acte
auquel il peut être conduit (Trichet, Hamon, 2016).

Bibliographie

BERARDI, F. 2016. Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du


capitalisme absolu, Montréal, Lux Éditeur.
CAMPION-VINCENT, V.  ; RENARD, J.-B. 2015. «  Avant-propos  »,
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HAMON, R.  ; TRICHET, Y.  ; LAMOTE, T. 2016. «  Secte et regain du
religieux. Le cas Georges Roux, contempteur de la “Science” et
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LAMOTE, T.  ; HAMON, R. 2016. «  Manipulations, harcèlements et
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LACAN, J. 1958. « La signification du phallus », dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966, p. 685-695.
LACAN, J. 1968. « De Rome 53 à Rome 67 : la psychanalyse. Raison
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LACAN,  J. 2006. Le Séminaire, Livre  XVIII (1970-1971), D’un
discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Le Seuil.
LAURENT, É. 2017. «  De la folie de la horde aux triomphes des
religions  », L’Hebdo-Blog, n°  100, http://www.hebdo-blog.fr/de-
la-folie-de-la-horde-aux-triomphes-des-religions
MILLER, J.-A. 2002. «  Intuitions milanaises (1)  », Mental, n°  11,
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MUCCHIELLI, L. 2014. Criminologie et lobby sécuritaire, Paris, La
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ROLLIER, F., 2015. «  Le programme mélancolique du
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http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-
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ROY, O. 2016. «  Il n’y a pas de retour du religieux  », propos
recueillis par N. Truong, Le Monde, 6 août, p. 18.
TRICHET, Y. ; HAMON R. (sous la direction de). 2016, Psychanalyse
et criminologie aujourd’hui, Presses universitaires de Rennes.

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