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Clinique de la déshumanisation
Le trauma, l’horreur, le réel
Collection « Hypothèses »
Arcanes
Cet ouvrage a été élaboré à la suite des 4e journées de la Fédération
européenne de psychanalyse (FEDEPSY) à Strasbourg en décembre 2008 sur
le thème « Essais d’une clinique de la déshumanisation. Le trauma, l’horreur,
le réel ».
Couverture :
Anne Hébert
ISBN: 2-910729-80-X
© Éditions Arcanes, Apertura, 2011
16, avenue de la Paix, 67000 Strasbourg
www.apertura-arcanes.com
: 978-2-7492-1453-5
ISBN
CF – 1500
© Éditions érès, 2011
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
www.editions-eres.com
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fax 01 46 34 67 19.
à Pierre Jamet
à Catherine Neureuther
à Jean-Claude Schaetzel
OUVERTURE
Jean-Richard Freymann
Le malaise aujourd’hui
Humanisation et déshumanisation
dans l’Europe d’aujourd’hui
Je termine en disant que pour moi le défi est politique, le défi est
éthique et culturel. Il est politique parce que tout projet politique a
24 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
1. U. Beck, La société du risque sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008.
HUMANISATION ET DÉSHUMANISATION DANS L’EUROPE D’AUJOURD’HUI 25
4. S. Freud (1924), Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971, p. 66.
30 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
6. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, coll. « Agora pocket »,
1996.
7. Ibid., p. 40.
LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 33
Du pragmatisme et du fonctionnalisme
Du clivage du Moi
10. S. Freud (1938), « Le clivage du Moi », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris,
PUF, 1985.
LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 41
11. C. Herfray, Emil ou les héritiers sans testament, Strasbourg, Bf Éditions, 2008.
42 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
Les égarés
3. Ibid., p. 197.
4. Ibid., p. 197.
ACTUALITÉ ET PRÉMISSES DE DISCOURS TOTALITAIRES 47
Conclusion provisoire
5. Ibid., p. 185.
6. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, coll. « Agora pocket »,
2007, p. 40.
48 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
« fait avec ». Enfin, cette histoire ne s’arrête pas avec la fin des camps.
Il reste alors à « vivre avec ». Et sur cette question, les cas sont
nombreux, selon la situation qui fut connue auparavant. Elle est
prégnante aussi bien pour les bourreaux que pour les victimes, mais
aussi pour tous ceux qui, là aussi à des degrés divers, ont été témoins
ou spectateurs, à un moment ou à un autre, du fait concentration-
naire. Le rescapé trouve aussi sa place ici – et avec lui tous ses
proches – et, par la force des choses, le poids doit alors être porté sur
le temps long.
Comment comprendre ? Comment y échapper ? Mon propos n’a
pas pour but d’apporter des réponses définitives – peuvent-elles
l’être ? – mais d’ajouter à la réflexion des éléments tirés de recherches
dont certaines sont encore en cours. Il s’agit aussi de tester des pistes,
des intuitions, pour aller plus loin.
Quatre-vingt-sept juifs (57 hommes et 30 femmes) sont sélec-
tionnés en juillet 1943 à Birkenau. Ils arrivent début août à
Natzweiler 1. La sélection s’est faite selon des critères très précis : ils
correspondent au type du « judéo-bolchevique », cet avatar nouveau
de la folie nazie, et doivent servir à la mise en place d’une collection
anatomique à l’institut d’anatomie de la faculté nazie de Strasbourg,
alors dirigé par le professeur Eugen Hirt. Les gazages ont lieu en
quatre soirées sous les ordres de Josef Kramer, le commandant du
camp de Natzweiler. En juillet 1945, Kramer est entendu par la justice
militaire française sur ces faits. Sa déposition est rigoureuse, stricte,
précise, n’omettant aucun détail. Nous n’en retiendrons ici que le
dernier passage :
« Je n’ai éprouvé aucune émotion en accomplissant ces actes, car j’avais
reçu l’ordre d’exécuter de la façon dont je vous ai indiqué les quatre-
vingt internés. J’ai d’ailleurs été élevé comme cela 2. »
Voilà qui nous plonge brutalement dans la réflexion. « J’ai été
élevé comme cela » : Kramer règle tous comptes. Or, l’on sait qu’il ne
fut pas le seul dans son cas. Exécutant froid, sans état d’âme, d’autres
le furent et ont été bien étudiés par Raul Hilberg 3, par Christopher
Browning 4, par exemple, ou observés et analysés par Primo Levi 5.
L’homme ordinaire. En l’occurrence un fils de comptable, éduqué
dans une famille catholique et peu politisée du sud de l’Allemagne,
abattu par la crise économique, perdant tout espoir de lendemain, qui
trouve dès 1932 son salut en s’inscrivant au Parti. Plusieurs petits
emplois, puis vient la première affectation à un poste subalterne au
camp de Dachau, en 1934. Après la guerre, sa femme assure qu’à
partir de ce moment « il s’est senti, pour la première fois, être un
homme ». Il ne quitte plus les camps jusqu’en avril 1945, et monte en
grade. De 1942 à 1944, il commande à Natzweiler avant d’être muté,
en mai 1944, à Birkenau. À lui de prendre en charge l’extermination
massive des juifs hongrois. Il s’en acquitte avec conscience, avant de
partir pour son dernier poste à Bergen-Belsen. Il quitte Birkenau sans
regret, détestant l’ambiance entre les SS. À Belsen – c’est sa femme
qui témoigne –, l’ambiance est « bien plus agréable » et il « souhaite
faire un camp modèle, propre et ordonné, avec beaucoup de fleurs ».
Le cas est intéressant et mériterait à lui seul une bien plus longue
analyse : il n’en demeure pas moins assez classique dans nos études.
L’autre cas est celui de sa veuve, ici interviewée en 1974 !
Un autre cas serait celui non des commandants, mais des
gardiens, la plèbe SS des camps, bien moins étudiée encore. Tous les
cas s’y retrouvent : celui du fanatique, bien sûr, mais aussi d’autres.
Or, c’est bien ici que se trouve l’objet intéressant de l’étude faite à
partir de ces hommes plongés dans un monde concentrationnaire
qu’ils doivent gérer, alors qu’ils ne font plus la plupart que leur temps
militaire, une fois versés dans la Waffen-SS. Veulent-ils échapper au
front, ils doivent y faire preuve d’efficacité s’ils veulent rester. Certains
le font et de manière ostentatoire – il faut le montrer –, ce qui ne peut
que se retourner contre leurs victimes. D’autres – mais peu
nombreux – ont gardé une dose d’humanité dans ce monde qui en est
privé, fermant les yeux, ou même, allant jusqu’à aider une résistance
interne. Dans le premier cas, celui d’une violence à laquelle on
répugne mais que l’on exerce d’une manière presque autoprotectrice,
les exemples seraient nombreux. Mais ici aussi, le pas entre la
conscience de l’acte que l’on commet et le moment où ce même acte
est commis de manière automatique, est vite franchi. La frontière est
mince, et la force du système de la délégation de pouvoirs est alors
redoutable. Ici, la déshumanisation trouve aussi sa place, par l’anni-
hilation totale au final de toute volonté de se comporter en homme.
Classique analyse de la soumission à l’autorité 6.
Au bas de l’échelle est le concentrationnaire. Tout le système
repose sur lui, et son poids est écrasant. Est-il pour autant vu comme
une victime pour le SS ? La question mérite d’être posée. Il est déjà
stigmatisé dans la société par le nazi vainqueur – et il faut rappeler
que cela concerne l’Allemagne dès 1933 avant de toucher l’Europe à
partir de 1940 –, il est mis à part : opposant politique, asocial, handi-
capé, Tsigane, Juif, il est marginalisé et exclu de la société. Une fois
regroupé dans les camps, par une procédure extrêmement rapide
d’entrée, il perd toute identité, ravalé au rang de numéro, de Stück.
Les convois de détenus ne sont pas qualifiés d’« arrivées » (Zugänger)
mais d’« arrivages » (Zugang). La sémantique nazie est essentielle. Les
travaux de Klemperer 7 montrent bien comment fonctionne cette LTI
(Ligua Tertii Imperii) qui fait perdre même aux mots le sens que
l’homme leur a donné : Opération spéciale signifie exécution de masse ;
mort pour tentative de fuite, exécution individuelle ; chambre de douche,
chambre à gaz, etc.
Aussi cet homme que l’on exclut, puis voue à la mort, est-il encore
un homme ? Sans autre identité qu’un numéro, jeté dans la mêlée, il
est plongé dans ce qu’il perçoit vite comme une anormalité, qui elle-
même est vue comme normalité par les nazis. Tout est là pour
rappeler cette dernière : un règlement, une discipline, mais aussi des
codes, des rites, souvent une bibliothèque, parfois un orchestre ou
encore une salle de cinéma. Ainsi, la déshumanisation est aussi
cachée par ses promoteurs qui se rassurent par des devises moralisa-
trices : Arbeit macht frei ; Jedem das Seine, ou, à l’entrée de certains
blocks à Buchenwald, un écriteau sur lequel on lit : Essuyez-vous les
pieds avant d’entrer. Le détenu n’est plus un homme, il est désubjectivé,
ravalé au rang de sous-homme. Dès lors, comment sa mort peut-elle
inquiéter, culpabiliser ? La banalisation de l’inférieur, qui suit sa stig-
matisation, fait le reste. Prenons un exemple, tiré d’une lettre – mais
il y en a ainsi beaucoup d’autres – qu’un soldat allemand envoie à sa
femme, le 5 octobre 1941, depuis le front russe. Il y parle des actions
des Einsatzkommandos :
« Au premier camion, j’avais la main qui tremblait un peu en tirant, mais
on s’habitue. Au dixième [camion], je visais déjà calmement et je tirais à
coup sûr sur cette quantité de femmes, d’enfants et de nourrissons. Je
songeais que j’ai aussi deux nourrissons à la maison, avec lesquels ces
hordes agiraient exactement de même, sinon de manière dix fois pire 8. »
Banalisation de l’ennemi, déshumanisation, et donc non-culpabilité.
Autre exemple où, en Ukraine, une ville est méthodiquement
ratissée. Les Juifs sont rassemblés. Dans une lettre à sa femme, un
soldat raconte qu’il est entré dans une boutique de coiffeur. Le coif-
feur juif et sa femme sont ramassés, mais le soldat, qui est lui-même
coiffeur, termine le travail du Juif en coiffant un Ukrainien resté sur
le fauteuil. Le soldat a fait scrupuleusement son travail de soldat
– chercher les Juifs – mais saisit l’occasion ensuite d’exercer son
métier civil, et de faire son travail d’homme. Dans une scène digne de
Chaplin, il finit de raser le client non juif, avant de poursuivre sa
tâche meurtrière, marquant ainsi la différence entre l’homme et celui
qui, à ses yeux, ne l’est plus 9.
Ainsi la déshumanisation passe-t-elle aussi par le cloisonnement :
celui des tâches, des responsabilités, du quotidien. Le SS va au camp
pour y exercer un métier ou une fonction, mais replonge ensuite assez
vite dans sa banalité. Il reste bon père de famille, entretient des
réseaux de camaraderie. Lorsque l’on analyse les lettres envoyées par
les soldats du front de l’Est, ou celles envoyées par les gardiens des
8. « Lettre de Walter Mattner à sa femme, 5 octobre 1941 », dans H. Welzer, Les exécu-
teurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Paris, Gallimard, 2007, p. 196-197.
9. Ibid., p. 204.
56 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
10. Voir les analyses de P. Longerich, « Nous ne savions pas », Paris, éd. Héloïse
d’Ormesson, 2008, p. 290 et suiv.
11. J. Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995.
12. M. Ribon, Le passage à niveau, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 306.
VIVRE DANS LES CAMPS, VIVRE DANS LE CAMP, VIVRE AUTOUR DES CAMPS 57
compter de 1942. Le réseau complet n’est pas fait des seuls quatorze
camps principaux connus de tous, il doit être complété par celui des
camps annexes, et ceux-ci sont près de trois mille. Ils sont installés au
cœur des villes, des villages, parfois dans une école, dans une usine.
Les hommes travaillent dans les usines, en même temps que les
contremaîtres indigènes, traversent les rues le matin et le soir, sont
amenés par des chemins de fer qui ne roulent pas tout seuls, sont
alimentés par une nourriture qui ne pousse pas sur place.
Vient le temps de l’après-guerre et, dans une amnésie presque
totale, personne n’aurait rien su, ni même vu ! Peter Longerich, dans
un récent ouvrage, fait un sort à cette amnésie collective 13. On ne
savait pas tout, certes, mais on savait assez. Mais là aussi, même dans
un système aussi prégnant que celui du nazisme, ces hommes que l’on
voyait, l’étaient-ils encore ? Fallait-il attendre 1942 et la voix puis-
sante et courageuse de monseigneur von Galen, l’évêque de Munster,
pour que soit dénoncée l’Opération T4 14 ? Celle-ci a été officielle-
ment arrêtée – en fait elle continue – mais elle est désormais cachée
et touche moins les Allemands que d’autres, c’est-à-dire ceux qui
justement sont alors déshumanisés.
Le retour dans la société est difficile, pour les bourreaux comme
pour les victimes. Le survivant suscite l’incrédulité, le témoignage du
bourreau, exigé par un tribunal, désoriente s’il dit vrai. Le mensonge
est alors plus crédible, et il permet de ne pas entendre. Pour le
rescapé vient souvent le temps du silence, et ainsi, le bourreau a tué
même la mort 15.
La question du rapport avec la population civile est complexe,
mais elle montre bien, dans une région comme l’Alsace notamment,
qu’il y a homme et homme, victime et victime. Il me faudrait sans
doute du temps pour revenir sur la question du rapport entre
Schirmeck et Natzweiler. Deux camps dans la même vallée, deux
camps différents, mais deux lieux de terreur, et il est ici inutile et vain
de vouloir graduer celle-ci. Pourtant, après la guerre, malgré la chape
de plomb qui pèse longtemps sur ces années noires, Schirmeck est
Civilisation et décivilisation
dans l’œuvre de Norbert Elias
1. Cahiers internationaux de sociologie, « Norbert Elias, une lecture plurielle », vol. 99,
1995, p. 232.
2. A. Van Hoss, J. Heerma et A. Van Stolck, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard,
1991, p. 68.
3. Ibid., p. 59.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 61
4. Ibid., p. 108.
5. Ibid., p. 29.
6. Ibid., p. 28.
62 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
7. Ibid., p. 29.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 20.
10. Ibid., p. 48.
11. Ibid., p. 21.
12. Ibid., p. 22.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 63
Le procès de la décivilisation
liée avec la mort. Or, une telle fascination lui est tout à fait étrangère.
Il ne peut se reconnaître dans la célébration de l’aube qui annonce la
sonnerie du clairon et « la mort promise de celui qui chante ». Il n’est
pas enclin à louer le camarade exemplaire qui a été fauché à ses côtés.
« C’est très, très allemand. Aucun autre pays, si ce n’est peut-être la
Pologne, a une conscience de soi aussi sinistre 31. » Une telle obsession
du sacrifice et de la mort ne pouvait qu’être suspecte à Norbert Elias,
marqué par la tradition juive qui exalte la vie.
Si la guerre représente une telle rupture pour les Juifs c’est que,
pour nombre d’entre eux, la culture allemande à laquelle ils adhèrent
si fortement réactive leur patriotisme mais n’entraîne pas de nationa-
lisme. L’esprit des Lumières n’est guère conciliable avec le milita-
risme. Et lorsqu’ils furent contraints de combattre les Français et les
Anglais, et alors même qu’ils s’identifiaient très fortement à la tradi-
tion allemande, ils ne parvinrent pas à les considérer comme des
ennemis. « C’est étrange, écrit Norbert Elias, je ne me suis jamais inté-
ressé à l’ennemi, je n’ai jamais éprouvé ce sentiment 32. »
Ce n’est qu’après avoir subi lui-même « le choc » du front qu’Elias
comprend pourquoi un camarade de lycée qui avait dû partir à la
guerre avant lui, s’était, à son retour, muré dans un mutisme complet.
Culture et civilisation
De la souillure
À cela s’ajoute que « la gratification que chacun tire de sa partici-
pation au charisme collectif compense le sacrifice personnel de la
soumission aux normes collectives 53 ». Il est significatif que Norbert
Elias, à partir de l’expérience de réprouvé qui fut la sienne, a compris
la force émotionnelle et fantasmatique de l’obsession de la pureté : la
« peur de la pollution 54 » est telle que tout contact avec les étrangers
entraîne une souillure qui provoque la déchéance de l’homme supé-
rieur. Ceux qui sont stigmatisés sont censés être d’une saleté repous-
sante, qui n’est que le reflet de la laideur et de la vilenie de leur
personnalité profonde. « Presque partout, les membres des groupes
installés […] se flattaient d’être plus propres, au sens littéral comme
au figuré, que les intrus ; et, comme bien des groupes marginaux sont
déshérités, probablement avaient-ils souvent raison 55. » Ainsi le
risque de contamination est-il double, « par l’anomie et par la saleté,
celles-ci étant assimilées au point de ne plus faire qu’un 56 ». Norbert
Elias reprend la typologie wébérienne des Juifs comme « peuple
paria » lorsqu’il évoque ces groupes dont « le travail était réputé
impur, et donc socialement polluant 57 ». Le renforcement du
« tabou » et la crainte de la « souillure » entretiennent la « peur » de
la contamination. Pour éviter la souillure, il faut que l’intrus soit
immédiatement identifiable ; d’où l’imposition d’« un signe
distinctif ». Là encore, l’expérience de l’Allemagne nazie et, bien
ceux qui n’ont plus rien 69. » L’arrachement toujours recommencé qu’a
connu Norbert Elias, la nécessité de construire un nouveau rapport au
monde, de ne pas s’abandonner, de déchiffrer les êtres et les choses,
l’ont amené à développer « une forme particulière d’acuité du
regard 70 ». Cette perpétuelle remise en cause suscite, selon Alain
Garrigou et Bernard Lacroix, « la mise en question des prérequis qui
font les évidences du monde commun 71 », et, par là même, favorise
l’interrogation sociologique. Le déracinement entraîne la rupture avec
le monde familier, et cette expérience de l’« étrangeté » introduit égale-
ment une distance à soi-même.
Norbert Elias ne fut jamais un véritable apatride, car il n’a cessé
d’habiter un lieu, l’univers des livres, et de s’adonner passionnément
aux « choses de l’esprit ». L’œuvre continuée, au cœur même de l’exil,
marque le refus de renoncer, de se laisser détruire. À ce monde qui
s’est dérobé, qui l’a rejeté, il oppose la créativité continuée qui est
source de dignité.
Comme le souligne l’étude de Stephen Mennell consacrée aux
processus de décivilisation 72, Norbert Elias a parfaitement conscience,
comme il l’écrit dans la préface non traduite en français de La civili-
sation des mœurs, que « les questions soulevées par le livre trouvent
moins leurs origines au sein d’une tradition érudite […] qu’au cœur
des expériences dans l’ombre desquelles nous vivons tous, expé-
riences de la crise et de la transformation de la civilisation occiden-
tale telle qu’elle a existé jusqu’ici ». Il sait aussi que les conduites
civilisées, qui résultent en grande partie du contrôle social des
dangers, peuvent s’effondrer si le sentiment d’insécurité et la peur
viennent à l’emporter. C’est le cas notamment dans les périodes à
risques, où les événements échappent au contrôle social. Les indi-
vidus ont alors tendance à s’abandonner aux mythes, aux fantasmes,
à la violence et à la haine. L’analyse qu’entreprend Norbert Elias
témoigne de l’influence que le Malaise dans la civilisation de S. Freud a
exercée sur lui. Il comprend qu’une nation comme l’Allemagne, qui
s’est constituée tardivement et dont l’unité ne s’est réalisée que
4. Cette question est d’importance car selon que l’on considère les difficultés actuelles
dans le champ de l’éducation comme l’effet d’un « déclin » (celui du père comme
pater familias et plus généralement de « l’autorité »), ou au contraire comme l’effet de
ce qui est en cours d’invention – des liens familiaux nouveaux qui cherchent leur
réalisation –, la perspective change. Et ce sont à d’autres analyses et à d’autres posi-
tionnements que nous arrivons. J’en indiquerai ici deux : la construction de liens
démocratiques dans le champ de la famille suppose des parents conscients de leur
citoyenneté et de l’avenir de leurs enfants comme futurs citoyens (l’enfant dans la
démocratie est avant tout défini comme un sujet du droit) ; et, deuxième positionne-
ment nouveau, la question de l’autorité, de la soumission, et des rapports de paroles
au sens où l’entend la « démocratie participative » sont fondamentaux. F. Hurstel,
« Démocratie familiale et liens parents-enfants en France aujourd’hui », La pensée,
n° 354, p. 31-46, 2008.
FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 83
quement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en
boitant. Jusqu’à mon réveil je reste ainsi 21. »
Ce rêve, il le fera répétitivement avec des variantes et de nouveaux
détails humiliants.
Variante A : « À cause de mes efforts pour lever le bras la sueur me coule
sur le visage ; elle ressemble à des larmes, comme si je pleurais devant
Goebbels. »
Variante B : « Je cherche du réconfort sur le visage de mes employés et
je n’y trouve même pas de la moquerie ou du mépris, juste du vide. »
Variante C : « Après qu’il eut essayé pendant une demi-heure d’étendre
le bras, sa colonne vertébrale se brisa. »
En allemand, « Brach das mir Rückgrat » signifie littéralement
« briser sa propre échine ». « Avoir une forte échine » veut dire qu’on
a des convictions et qu’on agit en harmonie avec elles. « Briser sa
propre échine » signifie alors s’imposer à soi-même de briser ses
convictions et de ne plus vivre en harmonie avec soi-même.
Ce rêve recèle l’essence de la domination, sous les traits de la
terreur et de la soumission ; il révèle les modalités de la transforma-
tion de l’homme en non-sujet et en non-personne.
Les formes de la désubjectivation peuvent se décliner selon
plusieurs registres :
– par le mépris (« je ne vous salue plus ») ;
– par l’humiliation : faire baisser la tête de celui qui est le chef de ses
ouvriers, dont il est dit qu’il les aimait, et que ceux-ci le respectaient.
Le faire pleurer devant eux. Le chef ce n’est plus lui, c’est l’autre ;
– faire le salut hitlérien : dans toutes les versions du rêve ce salut d’al-
légeance est exigé et dans toutes les versions le bras de M. S. se lève
malgré lui, millimètre par millimètre ; comme si sous l’œil de l’autre
il perdait toute identité, devenait une chose ou plutôt un robot, obligé
de céder et de se soumettre. Racontant son rêve à Charlotte Beradt,
il dira que sa fierté, son sentiment d’existence, c’était de se sentir le
patron de ses employés et qu’il se sent déshonoré ;
– il est seul. Ce sentiment d’abandon, de non-communication, dont
rendent compte les « yeux vides » des ouvriers (le vide des yeux qui
apparaît fréquemment dans les rêves – parfois ce sont les voix qui
sont sans expression) marque l’absence de solidarité, la peur de
l’autre, l’isolement auquel le système le réduit, mais aussi la méfiance
qu’induit le régime ;
– M. S. s’effondre sans dignité : son échine est brisée, sa colonne
vertébrale ne le soutient plus (« Brach mir das Rückgrat »)… Et c’est lui-
même qui s’oblige à briser ses convictions, à devenir un homme sans
caractère !
Toute la portée de ce rêve apparaît ici : il ne s’agit pas seulement
de soumettre l’autre, il ne s’agit pas seulement de le réduire à une
« non-personne », par la terreur, il s’agit surtout que ce soit lui-même
qui, dans un mouvement de « servitude volontaire », se réduise à l’as-
sujettissement, se laisse « séduire », au sens de se-ducere, conduire
jusqu’à ce point d’assujettissement. Entre terreur et soumission il finit
par chanter la même chanson que les autres.
C’est ce que met en scène, à la lettre, le rêve suivant.
22. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
23. C. Beradt, op. cit., p. 69.
FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 93
24. Ibid.
94 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
En conclusion
Que s’est-il passé depuis trente ans, que se passe-t-il pour que
désormais des psychanalystes se rencontrent si fréquemment autour
de thèmes de politique, de civilisation en crise, où le collectif pren-
drait le pas sur l’individuel, sur le sujet de l’inconscient ?
La Shoah n’aurait pas dû avoir lieu. Non, la Shoah n’aurait pas dû
avoir lieu, or elle a eu lieu. Cela introduit mon propos sur l’impen-
sable et ses conséquences dans l’actuel. Elles sont immenses, chacun
le sait. Il existe l’exigence de symboliser ce qui a eu lieu et d’en perce-
voir le lien à la psychanalyse en tant qu’expérience du sujet, mais
aussi en tant que discours se confrontant aux autres discours.
Partons de ceci : que faisaient les Alliés alors que se produisait la
mise à mort du peuple juif en Europe ?
J’en veux pour exemple 1 deux événements qui se produisent au
même moment, en janvier 1942, et les crimes et la mise en place de
la justice pour les punir :
Rupture de transmission
9. Cf. note 8.
104 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
10. S. Freud (1915), « Actuelles sur la guerre et sur la mort », Œuvres complètes, vol.
XIII, trad. coll., Paris, PUF, 1988 ; S. Freud (1915), « Considérationss actuelles sur la
guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2001.
ACTUEL DE L’IMPENSABLE DE LA SHOAH 105
Nos acquis 12
11. S. Freud (1939), L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1989.
12. Les lignes qui suivent sont en partie celles d’un propos introductif que j’ai fait,
avec Claire Ambroselli, lors de cette journée du 14 décembre 2008, au Mémorial de
la Shoah, à Paris.
106 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
Le phénomène Pitesti
à travers le regard d’un survivant
Le phénomène Pitesti
Discussion
1492 ?
De la crise
Car aujourd’hui, c’est la crise. La crise est partout. S’il est difficile
de dire ce qu’elle est, on peut noter qu’elle se manifeste par un
moment unheimlich, un moment d’inquiétante étrangeté, lorsque le
voile de Verleugnung, de déni, qui couvre le réel se soulève un tout
petit peu. Autrement dit, quand nous sommes confrontés à une part
L’HOMME EST-IL RENTABLE ? 119
de réel. Les avis sont partagés quant aux conséquences de cette expo-
sition. Certains disent que cela provoque de l’angoisse, d’autres de la
dépression. C’est le cas des Américains qui affirment que l’on est
entré dans la Dépression avec un D majuscule. Une Dépression
comme on en a déjà bien connu là-bas.
Ce qui se passe ensuite n’est pas moins angoissant. Cela ressemble
beaucoup à de l’adaptation avec une forme de rationalisation, voire
de résignation. Finalement c’est comme le reste, cela se banalise et
fait partie de notre quotidien, jusqu’au moment où on ne résiste plus.
A-t-on affaire à un cycle économique long ou court ? On n’en sait
encore rien. Toujours est-il que quatre-vingts ans nous séparent du
spectre que véhicule le terme de crise aujourd’hui, à savoir la crise de
1929. Dans ce contexte de Dépression, par exemple, on avait prévu,
cet hiver-là aux États-Unis, la remise en place des soupes populaires
et d’autres éléments tout aussi réjouissants. On ne doit pas oublier
que cette crise de 1929, avec ses conséquences de faillites, de
chômages, de suicides, a été le creuset de cet autre spectre qui hante
notre société et qui est constamment évoqué durant ces journées, le
nazisme.
par Saül Friedländer 5 dans son dernier ouvrage : tous les registres de la
culture, toutes les disciplines ont participé à ce travail, à cette œuvre
d’industrialisation de l’extermination. Cette politique de réduction de
l’être humain à un pur objet de consommation était fondée, ce qui n’est
pas sans importance non plus, sur une conception bouchère de la filia-
tion, selon l’expression de Pierre Legendre. En effet, ce processus s’ac-
compagnait d’une atteinte de la filiation elle-même, ouvrant vers la
société sans père prophétisée par Alexander Misterlisch après la guerre.
Cette société sans père s’est réalisée aujourd’hui. Il suffit de regarder le
moindre Code civil pour se rendre compte que le père n’a plus aucune
place légitime au regard de l’enfant, c’est l’État qui s’est substitué à lui.
« Si Dieu est mort, tout est permis », disait Ivan Kamarazov. Que
nenni lui rétorque Lacan, « Dieu est mort, tout est interdit ». Dieu
serait donc mort et pourtant le Veau d’or, lui, est toujours debout.
Comment sommes-nous arrivés à cette Weltanschauung économique ?
Comment notre société a-t-elle pu complètement se déshumaniser
pour nous au profit de la logique du chiffre ? Cette logique fonde
aussi un processus que je nomme virtualisation de notre être social. À
travers Internet, le monde du Web, la toile, l’être humain vit de plus
en plus dans un univers habité par « des sehr hingemachte Männer, des
ombres d’hommes bâtis à la 6-4-2 6 ». C’est à cela que me font penser
les avatars virtuels avec lesquels les hommes prétendent, aujourd’hui,
établir de la relation et rencontrer l’autre. Il est frappant de réaliser ce
dont parlent certaines personnes lorsqu’elles vous disent : « Tiens, j’ai
rencontré Machin, on a discuté ensemble ! » En réalité ils ne se sont
pas vus, ce sont leurs avatars qui ont discuté ensemble par l’inter-
médiaire d’Internet. Il s’agit là d’un symptôme important de la
déshumanisation de notre société. Le vocabulaire d’Internet est tiré
d’un roman de William Gibson, Le neuromancien 7. Il raconte l’histoire
d’une société dans laquelle il y a une épidémie terrifiante qui fait que
les êtres humains ne peuvent plus entrer en contact les uns avec les
5. S. Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs, tome I, Les années de persécution, 1933-
1939, Paris, Le Seuil, 1997 ; tome II, Les années d’extermination, 1939-1945, Paris, Le
Seuil, 2008.
6. Voir D.-P. Schreber, Mémoires d’un névropathe, Paris, Le Seuil, 1975, et S. Freud,
« Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : le
Président Schreber », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2004.
7. W. Gibson, Le neuromancien, Paris, J’ai lu, 2001.
122 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
autres. Chacun vit dans son petit cube et n’a de contact avec les autres
que par l’intermédiaire d’un réseau. Si aujourd’hui l’épidémie n’est
pas là, chacun vit quand même de plus en plus dans son petit cube. Il
s’agit d’une des manifestations de la psychotisation de notre société.
De la rentabilité
2. Ibid., p. 228.
3. Ibid., p. 221.
4. Ibid., p. 219.
5. H. Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 83.
6. Platon, République, VIII, 552c-e.
7. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 244, Paris, GF, 1999.
8. Manifeste du Parti Communiste, I.
9. G. Simmel, Les pauvres (1907), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1998, p. 42-49.
10. C. Péguy, De Jean Coste (1902), Paris, Actes Sud, 1993, p. 32-45.
DÉSHUMANISATION ET AMOUR DU PROCHAIN 127
trier. Le soi n’est pas visé en tant que tel mais en tant que quelconque,
et le meurtrier est sans visage, lui aussi quelconque.
Au non-identifiable du « qui est qui » fait face le meurtre du n’im-
porte qui. C’est là que résident les coordonnées de la terreur absolue.
Ainsi, la guerre civile interroge la racine folle de la loi, c’est-à-dire ce
qui de la loi pousse à son envers, soit le meurtre. La terreur vient
signer, dans les failles du langage, le surgissement de l’inconscient
hors toute médiation Imaginaire et Symbolique. Il ne reste plus qu’un
tremblement muet et immobile du corps, privé de son arrimage au
nom et au langage.
Ainsi, le meurtre du n’importe qui ou du quelconque vient célébrer,
par un féroce retour dans le Réel, ce qui ne peut s’oublier du meurtre
pour que se constitue le lien social. Ce temps du meurtre signe la
disparition de la fonction tierce de l’institution. Dans ce cas, la terreur
généralisée ne peut que travailler à dissoudre le lien de médiation
entre le semblable et le différent. Cette opération de dislocation de la
masse par le meurtre se complexifie au moment où la terreur se met
à recréer de la masse, en prononçant un arrêt de mort qui se maté-
rialise par un état d’immobilisme singulier, ouvrant la voie à l’accep-
tation sans limite d’autres formes de servitudes.
La non-identification des sources de la terreur (nationale, inter-
nationale, État, islamistes) est l’indice d’une victoire sur le langage
quant à sortir de cet état de mort du sujet. Par la terreur, il est ques-
tion d’ôter au langage son potentiel de symbolisation. D’autant plus
qu’on peut penser que l’état de terreur a précédé la guerre, à partir de
cette atteinte au site du langage, tel que nous l’avons souligné.
Le clivage dans la langue est apparu comme instrument de fabri-
cation de la terreur permettant son hébergement dans la vie
psychique singulière. Il apparaît donc que la perte de la capacité poli-
tique du sujet a constitué un préalable logique à sa massification.
Est-ce à dire que le collectif massifié se serait produit par le rejet
forclusif de la corporéité du langage ?
Olivier Douville
qui, se disant d’une ethnie « (x) » (disant plus souvent je suis « x » que
je suis un « x »), s’identifiait pleinement non pas à tel ou tel mode de
vie mais à un modèle de victime réclamant justice par le biais de la
vengeance. La première déclinaison de soi, je suis un « x », signifie je
suis un « x » parmi d’autres qui peuvent ne pas être « x ». Nous avons,
de fait, deux sortes de proposition.
Celle de l’identité paisible. Se dire alors un « x » ouvre à une
pluralité de relations et de négociations avec ce qui n’est pas « x ». Par
extension, l’identité ainsi dynamique peut se schématiser par un
opérateur qui est le « pas tout ». Mon « je » n’est pas tout inclus dans
le « x » qui le désigne. Exemplifions, au risque de choséifier, par une
logique qui s’exprimerait ainsi. Le signifiant « ethnie x » représente le
sujet pour une batterie d’autres signifiants : « ethnie x’ », « ethnie x’’ »,
« ethnie x’’’ ». Cet ensemble de signifiants représente le sujet dans son
lien social, c’est-à-dire dans sa circulation dans les régimes de la dette,
du don, de l’échange, et parfois aussi dans son propre roman familial
où bien des altérités ont droit de cité. Bref, un sujet peut se dire inclus
dans une famille au sein de laquelle cohabitent des personnes d’eth-
nies différentes et se référer à une lignée plus étroitement définie en
termes d’ethnicisation. C’est souvent cet écart entre le « nous » de la
famille et le « nous » de la lignée qui explique pourquoi l’ethnie n’est
le plus souvent qu’une catégorie parmi d’autres pour se saisir de soi,
parler de soi et entretenir avec soi-même un rapport de réflexivité. Ce
terme encombrant d’ethnie, trop vite et tout à fait à tort naturalisé
comme une propriété psychique (un contenant et un contenu qui plus
est) n’est pas une qualité per se de tel ou tel individu, l’« ethnie » est un
objet d’étude à déconstruire par et pour les sciences humaines, objet
mouvant lié autant à la géographie qu’à l’histoire, à l’actuel et à l’éco-
nomique 4. Quitte à enfoncer des portes ouvertes, on soulignera que
sa mise en avant dans la guerre renvoie non à un ressourcement de
populations qui y trouveraient leur supposée essence ou âme mais à
une idéologisation liée à une internationalisation des enjeux
économiques et géostratégiques des conflits.
– Tu l’as quittée cette guerre, mais est-ce qu’elle est encore dans ton
cœur ?
– Je suis parti parce que mon copain s’est fait tuer et on a rien voulu faire
avec son corps, on l’a laissé dans la forêt, j’ai eu peur.
– Peur ?
– Je me suis demandé ce que les autres pourraient faire avec son corps,
j’ai gardé ça de lui (il me montre à ce moment-là une photo déchirée et maculée
qui serait celle de son camarade, à peine plus âgé que lui, prise avant toute parti-
cipation au conflit).
– Ça fait longtemps que tu n’avais pas regardé cette photo, on dirait ?
– Oui je la regarde pas, je la pose contre moi (montre sa poitrine).
– Si tu es d’accord, on peut la regarder ensemble (il me donne alors la
photo et ferme doucement ma main dessus puis réouvre ma main et reprend la
photo qu’il fait mouvoir entre mon regard et le sien).
– Mais là tu vois je me souviens plus de son visage à Adama, je me
souviens de ses cris… (il lutte contre des pleurs).
– De ses cris ?
– Oui, quand il a été blessé.
– Mais c’est au moment de sa mort que tu as ressenti que ce n’était pas
bien de le laisser seul dans la forêt ?
– Non, c’est pas comme ça, c’est pas tout de suite, c’est plus tard, c’est…
tu vois, plus tard j’ai été blessé grave (il me montre une énorme cicatrice sur
la jambe gauche), j’ai cru que j’allais mourir et, tu sais, c’est comme ça la
vie pour nous les soldats, on m’a laissé en plan, je me suis dit que comme
Adama j’allais être abandonné comme cadavre. (Puis, il me parle de la
façon dont il a été recueilli par une famille, soigné rudement – cautérisation par
une plaque de fer chauffée à rouge – et a fugué. Son arrivée à Bamako où il a cru
que des parents éloignés qu’il n’a jamais connus et jamais retrouvés pourraient
s’occuper de lui. Je le retrouvai deux jours plus tard pour un autre entretien où
nous avons reparlé de cette vengeance impérieuse et si peu explicitée.)
[…]
– Mais contre qui tu devais te battre ?
– Je ne sais pas, contre les autres.
– Les autres ?
– Oui, ceux qui ne parlent pas comme nous, nous dans l’armée on a nos
façons de se parler, on met un peu des langues de chacun, tu vois dans
mon groupe y avait bambara mais y avait aussi des Sierra-Léonais, au
début ils aimaient pas les maliens qui vivaient en Sierra Leone, mais
après on a fait comme frères, on a inventé nos mots, notre chef, il avait
aussi des mots à lui quand il entendait le Christ vengeur, il entendait des
mots qui existaient pas avant lui, ça faisait des ordres après (il m’explique
146 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
longuement que son groupe où il fut intégré de force comptait deux de ces enfants
de familles maliennes ayant migré vers la Sierra Leone dans l’espoir d’y vivre
moins pauvrement, ce avant les conflits, le chef était un Ivoirien qui, sans doute
épileptique, connaissait, dans des états de crises comitiales perçues par lui-
même et ses affiliés comme une transe mystique, des moments de glossolalie vite
récupérées en néolangue valant pour la cohésion du groupe. Groupe dans lequel
la voix du leader avait un effet de cohésion libidinale).
– On avait nos façons de faire la drogue aussi.
– De faire la drogue ?
– Oui on prend la drogue pour le combat et pour écouter ce que disent
les morts.
– Ils disent…
– De tuer, de venger.
– Comment ils le disent ?
(À ce moment-là il chantonne, les yeux clos, non sans effort, c’est entre la berceuse
et la psalmodie, l’interprète tisse par les navettes du sens ce qui n’est que lanci-
nante jaculation d’un signifiant compact, l’adolescent acquiesce à cette traduction,
le mot proposé est “antarra” ce qui signifie “va, va de l’avant”, il le prononce,
surpris, perplexe, concerné. Alors je continue à lui parler.)
– “Antarra”, c’est ça ?
– Oui ça peut dire ça, mais tu vois, quand c’est l’ancêtre qui parle c’est
comme un bruit, c’est pas des voix comme nous quand on parle, c’est
pas la même chose quand c’est Ballan (le prénom de l’interprète) qui le dit
comme ça avec sa bouche, avant, ça fait comme un grondement, comme
les mauvais rêves, des fois tu vois tu rêves, tu as tout ton “miri” (traduc-
tion possible : appareil de l’âme) qui a peur…
– Mais là c’est un peu comme si tu te réveillais avec Ballan et moi.
– Un peu, faut revenir me voir là (ce que nous fîmes à plus d’une reprise). »
Comment entendre ceci ? Ne retenons pour le moment que les
moments de notre échange où cet adolescent parle des ancêtres et du
rapport qu’il entretient avec eux. Le mot d’ancêtre encombre ici, tant
le sentiment est vif qu’une telle désignation ne peut recouvrir une
ancestralité cousue dans le trésor mythique d’une tradition, s’y
indique plus exactement une façon de condensation entre un adulte
de la famille appartenant à une génération antérieure à celle des
parents (grands-parents et arrière-grands-parents) et une voix féroce,
beaucoup moins situable, qui ordonne au sujet de venger et de jouir
de la mort et de la destruction. En tous les cas rien d’une ancestralité
qui ouvre et garantisse un espace d’identification. Nous voyons ici
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 147
c’était tout plat, on pouvait couper, on pouvait couper on voyait pas que
quelque chose crevait, là si je coupais ce truc (passe un cafard) je verrais
que ça sort du corps, quelque chose, qu’il est plein, mais là avec la
drogue, si tu étais gâté (blessé) tu sentais pas et les autres, tu sais, c’étaient
des images, comme des images, tu pouvais couper, pas grave, normal.
Les autres ils étaient tout plats, plus plats encore que ce bout de carton-
là, tu vois (il désigne ici un grand carton qui peut lui servir d’abri le soir). »
Nous voici maintenant avec quatre termes : à l’indifférence à la
mort d’un pair, à l’acharnement contre le corps d’un autre réduit à
une image puis à un nihil et, enfin, à l’impératif de vengeance se
superpose un vécu irréel d’un monde dans lequel le sujet se sent
indestructible. Mais de ce monde, il en est de fait exclu par une
double opération. D’abord une dilution de la troisième dimension.
L’univers extérieur n’est alors que platitude. Le sujet en est exclu, il
en est au-dehors, excentré. On saisit ici que la ruine de la parole
décompose la perspective, tout devient comme feuilleté. Il n’est plus
possible de lire l’espace avec le temps. Tout prend la dimension
uniforme de l’immédiat. Le corps n’est plus contenant, il est scindé :
autrui est une image, le sujet est une sensation, un affect. À son tour
il se vit comme la pure énergie, l’extension armée d’un Autre qui
commande et ordonne. Ce temps du meurtre est un temps de trouage
et déchirement de l’image d’autrui. Et d’acharnement contre ce corps
de l’ennemi qui est une pure altérité spéculaire sans consistance qui
doit se trouver détruite en raison du simple fait qu’elle surgit en oppo-
sition frontale au sujet, en une opposition sans médiation. Aussi,
mourir dans un tel groupe n’est pas vraiment mourir, c’est s’évanouir,
comme s’évanouit dans le meurtre un autrui fantoche. Où l’on voit
que l’appel à la colle libidinale, dans de tels groupes, est un appel à la
fusion, à la massification. C’est là que réside la seconde opération. Il
n’est pas ici un groupe qui se compte comme étant fait par des indi-
vidualités identifiables dans le « un par un ». La massification de ces
groupes est l’indice le plus flagrant de la maladie d’un lien social plus
large, où l’unification se fait au nom de la dillllution de soi venant
faire preuve ultime de la dette infinie porté à une cause qui ne se dit
plus et se camoufle en amour pour le Père, l’Ancêtre, réduit à sa voix
intimante. Dans une telle massification du lien, chacun est le doublon
de l’autre dans une parfaite et compacte interchangeabilité.
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 153
10. Ce que fit avec précipitation Marie Rose Moro dans l’édition du 5 février 2007 du
quotidien Libération.
11. A. Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Paris, Le Seuil, 2000.
160 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
Dans cet espace permissif qui attaque le Sujet, laissant penser qu’il
n’est qu’une personne ayant des droits, dénués de toute existence
symbolique, les questions se succèdent dans un rythme effréné,
soumettant nos pratiques à des tensions perceptibles :
– Car que penser en apprenant que le sperme d’un pays nordique est
le plus recherché du monde car il donne 90 % de chance d’avoir un
enfant blond ?
– Que dire face à l’idée répandue que la GPA 4 en famille (mère/fille)
est celle qui évite la question de la dette ?
– Comment penser sur la génération DPN, celle qui a glissé du
diagnostic, cette rencontre singulière entre le patient et le médecin, au
Dépistage prénatal, ce programme de santé publique aux examens
quasi obligatoires, provoquant lors de la première consultation médi-
cale une confusion entre l’annonce de la vie et la formulation de la
mort (puisque la patiente doit pouvoir énoncer qu’elle accepte une
interruption de sa grossesse en cas de problème de santé du bébé) ?
Quant au programme d’éradication de la trisomie 21, qui nous
propulse dans une handiphobie grandissante, n’est-ce pas là un signe
flagrant d’une fracture de notre humanité ?
– Et la mort, est-elle autorisée à enfanter ?
– Quant à la différence des sexes, n’a-t-elle aucune importance dans
la structuration de la filiation ? Faut-il superposer la filiation et la
parentalité ?
De notre observatoire, nous voyons venir un flux de demandes
qui pour certaines rendent compte d’un désir d’être parents dans un
cadre filiatif garant de la fragilité native de l’enfant. Pour d’autres le
discours est délirant, le Sujet ignoré, annulé dans son existence.
L’enfant devient un bien social à posséder et reflète alors notre crainte
d’une société qui posséderait sa novlangue, celle du désir, exclue du
sens critique, langue totalitaire aux simplifications lexicales et
syntaxiques.
Sa formulation de prédilection dans les quêtes filiatives est binaire
et en point d’interrogation : « Vous êtes pour ou contre » martèlent les
idéologues en tout genre du monde du Désiralia 5.
Pour les contrer nous cherchons nos mots, agrippés sur un mode
archaïque à notre langue maternelle, pour continuer de penser, pour
refuser la stérilité que la science comme objet de maîtrise nous
propose, pour ne pas être annulé, aspiré en tant que Sujet par un
discours aux formulations délirantes. Nous révisons notre latin et
répétons vitam institure pour évoquer la fonction propre à la Loi, insti-
tuer le vivant, car le vivant est violent.
Notre mise en mots sur un mode grand public de notre ouvrage
9 mois et cætera est le désir de partager, avec le plus grand nombre,
notre refus de faire de la filiation un sujet en QCM.
Cet ouvrage est un essai/erreur pris dans une dynamique de
pensée qui lutte face à la dimension mortifère ambiante et qui valide
la narrativité filiative comme instance vivante.
Cet ouvrage est une transmission et, si nous n’y prenons pas
garde, Le malaise dans la civilisation va devenir Le meilleur des mondes.
EXIL, EXCLUSION ET SYMBOLISATION
Moïse Benadiba
Moïse Benadiba, psychiatre des hôpitaux, psychanalyste, diplômé en anthropologie, chef de pôle
de psychiatrie infanto-juvénile de Marseille.
1. Dans quatre des cinq livres du Pentateuque, plus exactement : l’Exode, le
Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. La Genèse n’évoque pas Moïse, et les
autres textes de la Bible ne le mentionnent que très rarement.
2. Le lieu de mes propos se trouve dans les écrits talmudiques et dans l’ensemble des
commentaires rabbiniques qu’ils ont suscités, selon la « tradition » ici avancée. Le
Talmud, c’est la consignation par écrit de la « Michna » (commentaires sur les textes
bibliques et recueils de décisions juridiques réunis par écrit par Rabbi Yéhouda
Hanassi vers la fin du IIe siècle) et de la « Guemara » (enseignements oraux de la
période qui suit la consignation par écrit de la « Michna » et consignés eux-mêmes
par écrit par Rav Ashi et Ravina vers la fin du Ve siècle, commentaire de la
« Michna »).
180 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
3. Rabbi Méir notamment, réputé dans le Talmud pour cela : il laissait parler les
noms.
4. Rappelée par Joseph Sitruk (1992), « Pessa’h : Hametz et Libération », Le cours du
Grand Rabbin de France, n°40, Epinay-sur-Seine, Association Dvar Torah.
5. Ce « signifiant » peut être entendu ou perçu – point de vue de Denis Vasse
(Le temps du désir, Paris, Le Seuil, 1969) qui souligne qu’aucune action, aucun discours
autant que ceux de l’homme en face de celui qu’il appelle Dieu n’entretiennent des
rapports plus étroits avec le désir, la mort et la loi – en tant qu’être de désir à l’image
duquel l’homme serait créé dans son désir d’être.
6. Commentateur illustre et autorisé de la Bible et du Talmud.
7. J. Sitruk, op. cit.
MOÏSE ET LA MIGRATON DANS LA TRADITION BIBLIQUE 181
exil, vital pour les déracinés ; et la résistance qui s’avère ici opérante
est celle qui consiste à garder, à préserver ses principaux atouts iden-
titaires : si les enfants d’Israël ont mérité de sortir d’Égypte, c’est,
selon la conception talmudique, parce qu’ils ont su garder trois
choses de leur identité : ils n’ont changé ni leurs vêtements, ni leur
langage, ni leur nom.
Le Talmud, ainsi que le texte biblique et ses commentateurs, ne
cessent de souligner l’importance du nom pour l’homme, dans l’exil
encore plus, comme facteur d’identification, « comme confirmation
symbolique qu’il est bien toujours le même 8 ». Quant à l’importance
du langage, de la langue dite « d’origine », sur laquelle insiste la tradi-
tion biblique, il suffit de rappeler combien il est frappant de voir
quelle angoisse représente pour un exilé, pour tout homme déraciné,
le fait de se rendre compte qu’il a oublié tel mot ou telle expression
de ladite langue.
S’agissant ici précisément d’une réflexion sur la migration, le
déracinement et l’exil tels que conçus par la tradition biblique à
travers Moïse, je ne m’attarderai pas sur tout le contexte de sa vie,
avant et après l’épisode de l’Exode, me permettant en ce lieu une
adresse à consultation des excellentes monographies parues à ce
sujet 9. Mon cheminement consistera ici à parcourir surtout les lieux
où la problématique de la migration a lieu avec l’homme Moïse, selon
la tradition biblique.
Pour appréhender Moïse, concernant l’exil, on ne peut ignorer
Joseph. En effet, le texte biblique, la Genèse, à sa fin, met clairement
en relation le séjour des Hébreux en Égypte avec l’histoire de Joseph
et lie à Moïse, dans « l’Exode », le processus migratoire qui met fin à
ce séjour en terre étrangère. Soixante-dix âmes forment la famille de
Jacob, père de Joseph, lorsqu’elle émigre en Égypte, poussée par la
famine 10. En Égypte, cette famille devient peuple. Ce qui est ici à
retenir, le texte biblique à sa manière le souligne, c’est que le premier
véritable exil de la Bible, celui de Joseph, le premier déracinement au
sens strict de l’histoire selon la Bible, est le résultat d’un conflit fami-
lial, de querelles entre frères, de rivalités fraternelles. Et, dans le récit
biblique, c’est à noter, autour de ce moment de l’histoire d’Israël,
Dieu n’est pas mentionné. Le récit biblique ici, n’est pas comme les
autres : tout se passe entre humains, au niveau de l’intrigue psycho-
logique. Dieu « ne fait pas partie ici de la distribution 11 », comme
pour mieux dire que dans ces histoires de perturbations dans la dyna-
mique intrafamiliale où des frères ennemis créent un contexte où l’un
d’eux se voit contraint à partir, Dieu refuse de participer.
Joseph, déraciné seul en Égypte, réussit à parfaitement s’intégrer,
gravissant tous les échelons administratifs et politiques jusqu’à la
détention du pouvoir, devenu conseiller principal du roi. Elie Wiesel
à ce sujet, reprenant les dires du « Midrach 12 » signale que cela a
nécessité d’importants bouleversements dans la personnalité de l’im-
migré Joseph. Il s’est agi radicalement, dit-il, d’une « transformation
d’être ». Véritable « self-made man 13 » des temps bibliques, Joseph
parvient en s’imposant dans le pays qui l’accueille à transformer son
statut de transplanté. Son aventure d’immigré finit bien. La Bible le
décrit comme un homme à succès : tout ce qu’il entreprend réussit et
son dénuement devient splendeur exceptionnelle. Il nous apprend,
selon la Bible, que l’exil peut mener à la Rédemption, « à condition
que l’on y rêve sans désespérer […] sans se renier ». Immigré parfai-
tement intégré, Joseph fait venir en Égypte la famille de son père qu’il
installe dans la région de Goshen. Moïse se situe dès lors dans l’héri-
tage de Joseph car, Goshen, lieu de refuge pour les exilés de la famille
de Joseph, se transforme en lieu de détresse pour celle de Moïse.
Finesse et subtilité ici du texte biblique, un petit verset de cinq mots :
« Pharaon n’a pas connu Joseph » [Exode I, 8] résume à lui seul un
long épisode historique et relie les destinées de Joseph et Moïse,
porteurs d’un même témoignage sur l’exil.
Suite donc à un changement de dynastie royale, il est mis fin au
répit de Goshen. Tous les privilèges acquis sont révoqués, les familles
des Hébreux réduites en esclavage et accablées de travaux pénibles.
Un décret est promulgué : tous les enfants mâles des Hébreux seront
mis à mort. Là se situe la naissance de Moïse, dans la maison des
Lévi ; à un moment où des Hébreux, étrangers en Égypte, terre
d’exil, sont sous le joug de l’oppression.
Ce que les récits de l’Exode décrivent au sujet de cette oppression
des temps bibliques demeure d’actualité : il s’agit de situations « à
jamais actuelles, omniprésentes et prégnantes 14 », dans le cadre des
grandes migrations contemporaines. À ce sujet la Bible fait claire-
ment état déjà de ce fantasme actuel : « le complot étranger » contre
une nation et ses autochtones. L’extermination de tous les nouveau-
nés mâles, décidée par Pharaon et ses principaux conseillers contre
les Hébreux, s’avère être, selon le récit biblique et son interprétation
dans le Midrach, un des syndromes pathologiques de ce fantasme
ravageur du xénophobe. Un lien est affirmé entre le fantasme du
« complot étranger » par Pharaon et sa traduction par la décision du
meurtre d’enfants mâles. Il y a lieu ici de noter ce que la tradition
biblique souligne elle-même : les despotes, dans les conflits entre
peuples, depuis Pharaon et jusqu’à nos jours, en veulent toujours aux
enfants.
Concernant justement la question des enfants, un commentaire du
Talmud dit ceci sur Moïse, l’enfant et les détresses de l’exil : Moïse
enfant est jeté dans un coffret de jonc dans les eaux du Nil et retrouvé
par Bithya, fille de Pharaon, grâce aux pleurs ; elle eut pitié de l’enfant
qu’elle entendit pleurer. Le Talmud dit ici que Moïse est un nourrisson
et pourtant il pleure déjà comme un adulte, et ce pour affirmer qu’à
travers les larmes de l’enfant dans les flots du Nil, c’était le peuple
hébreu tout entier qui pleurait. Un enfant pleure et c’est aussi la vie qui
s’exprime, et c’est à partir de Moïse enfant qui pleure et crie que l’his-
toire d’un peuple renaît à l’espoir, s’épanouit, revit.
À ce point du parcours du texte biblique et ses commentaires
traditionnels, on peut clairement poser leur rapport à la vie, à l’actualité
du déracinement en la circonstance. Autrement dit, en quoi la vie de
Moïse et ses exils concernent encore l’actualité du fait migratoire.
Entre le Moïse biblique et nous, quels liens ? Tentatives de réponses
dans ces enseignements de la tradition biblique. Moïse dans la Bible,
15. Ibid.
16. « Exodos » ou exode, signifie en grec « sortie » ou « départ » : A.-M. Gerard,
Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, 1989.
17. A. Chouraqui, op. cit.
18. Selon un commentaire hassidique, rappelé par E. Wiesel, P. Nemo, « Joseph,
Moïse », dans Rencontres bibliques, Paris, Cassettes Radio-France, K 1026, 16, 1997.
MOÏSE ET LA MIGRATON DANS LA TRADITION BIBLIQUE 185
22. Ibid.
23. Probablement chez les ancêtres des Éthiopiens contemporains.
24. Honte de la résignation de son peuple qui avait accepté de subir la souffrance,
perdu jusqu’au goût de la révolte, incapable de dignité et de solidarité ; peut-être
honte aussi de rester hébreu. Ici le Midrach, cité par Elie Wiesel, dit que Moïse en ce
moment est accablé, il est désespéré parce qu’il s’était rendu compte que les gens de
son peuple acceptaient les souffrances, l’oppression, sans révolte. Et le Midrach
rappelle qu’en hébreu « LiSBoL » est un verbe qui veut dire « souffrir » mais aussi
« tolérer » ou « se tolérer », ou enfin « être patient ».
MOÏSE ET LA MIGRATON DANS LA TRADITION BIBLIQUE 187
25. En hébreu signifie : « oiselle ». Il fait donc un mariage « mixte », car il s’agit de
la fille d’un prêtre idolâtre ; c’est un acte en contradiction avec les traditions de sa
famille, comme la non-circoncision de son premier fils.
26. « GueRSHoM », en hébreu signifie « un métèque, là » et on peut le traduire par
« émigré » dans Dictionnaire de la Bible ; ce terme est formé par deux mots : « GueR »
qui signifie « immigré résident » et « SHoM » qui veut dire « là-bas ».
27. E. Wiesel, op. cit.
188 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
du Buisson Ardent, dans le désert avec le Dieu de ses pères, qui lui
révèle son Nom et lui parle pour la première fois.
Cette rencontre fait acte, rien n’est pour Moïse comme avant ; elle
vient souligner qu’il y a retour d’exil, des retours forcés d’exil, ce qui
pour Moïse veut dire qu’il doit retourner en Égypte, ressortir pour
faire sortir son peuple. La suite, dans l’Exode : après le retour de
Moïse en Égypte, les événements se précipitent et après de multiples
péripéties, la malédiction des dix plaies et la traversée de la mer
Rouge, advient l’événement fondamental : la Sortie d’Égypte. Cette
sortie 28, paradoxalement, quelques mots suffisent dans la Bible pour
l’évoquer [Exode XII, 36-40]. Dans le Pentateuque, la nuit de la
Sortie d’Égypte, la nuit de l’Exode, est désignée par le mot
« PeSSa’H » qui désigne dans la tradition biblique aussi la solennité
qui commémore cette sortie. Que signifie ce terme ? « PeSSa’H »,
selon la Kabbale, doit se lire « PeH-SSa’H », c’est-à-dire « la bouche
qui parle ». La sortie d’Égypte c’est « la bouche qui parle » dit la
Kabbale, pour affirmer un lien entre exil et parole, libération de la
parole en lien avec la libération d’un peuple. À partir de ce point
dans l’Exode, la nuit de « PeSSa’H », concernant l’exil, le fait migra-
toire plus particulièrement, Moïse n’est pas seul : il va s’agir de la
problématique d’un groupe.
Dans la nouvelle traversée du désert par Moïse et son peuple, le
texte biblique fait état des difficultés d’un groupe déraciné, du déra-
cinement d’un groupe, de défaillances groupales collectives.
Qu’apprend-on effectivement ? À peine les Hébreux ont-ils quitté
l’Égypte que déjà rien ne va, tout est pire qu’avant, dit le peuple.
Avant, là-bas, c’était mieux. Moïse est donc pris dans les remous de
cette vie d’exil du groupe et après la révélation du Décalogue 29, le
Veau d’or, la rédaction et le don des tables de la Loi, il se voit
contraint d’errer dans le désert quarante ans. Autre exil, deuxième
désert : « Moïse et le désert ». Selon le Midrach, les années d’errance
dans le désert peuvent être appréhendées comme « le paradigme de
la vie en tant que processus 30 », avec pour l’exilé déraciné, l’évoca-
tion des sacrifices exigés de tous ceux qui espèrent que leurs enfants
vivront une vie meilleure sur une terre qu’ils n’auront plus à quitter
et le rappel en parallèle de la fragilité de l’homme en cette situation.
Dans la Bible, le mot qui désigne l’exil 31 n’est jamais un terme
abstrait et si l’exil n’apparaît pas comme un processus irréversible, il
est néanmoins désigné comme un état tragique d’aliénation. Le
Talmud va même jusqu’à distinguer, dans cette aliénation, avec pour
modèle l’exil d’Égypte, des gradations dans la gravité, très actuelles
encore, selon les critères suivants :
– vivre sur sa terre sous une domination étrangère ou être véritable-
ment, physiquement expulsé ;
– le pays d’accueil selon qu’il est proche ou lointain du pays natal ;
– l’importance de la population de la même ethnie que l’exilé et la
taille de ses regroupements.
L’exil est conçu comme événement marquant de la relation de
l’homme avec la Terre 32 et la fin de l’exil, l’enracinement, n’enlève
pas définitivement la trace du périple : le sédentaire, finalement, n’est
que fils de nomade et tant celui qui se trouve un jour ici sait qu’il vient
d’ailleurs. Ainsi, quand le cultivateur, dans la tradition biblique
présente à l’Éternel les prémices de sa récolte, voici ses premières
paroles : « Enfant d’Adam, mon père était errant, il descendit en
Égypte, y vécut étranger » [Deutéronome, XXVI, 5].
De ce point de vue, sont associés le nomade, l’exilé et le maudit,
en opposition à la vie sédentaire qui est valorisée, considérée comme
une vie paradisiaque. Par exemple, au-delà de toutes les métaphores
qui, dans le Pentateuque et la Genèse plus particulièrement, compa-
rent l’homme à l’arbre33, « la plantation du jardin d’Éden dévoile
surtout l’extrême valorisation de l’enracinement et de la sédentarisa-
tion dans la pensée biblique 34 ». Le premier homme puni dans la
35. Ibid.
36. S. Freud (1915), « Actuelles sur la guerre et la mort », dans Œuvres complètes,
tome 13, Paris, PUF, 1988.
Alice Cherki
1. La notion de silence revient souvent dans mon texte, pas au sens du silence
suspendu qui ouvre sur l’énonciation mais entendu comme silence assigné, celui de
l’assignation à résidence.
LE CRI DES SANS-VOIX 193
Le temps de l’errance
2. Claude Birman, dans un article publié dans Espaces, n°16, 1988, p. 95-106. Il
indique qu’un même verbe, en hébreu, « voch », signifie à la fois « être honteux » et
« tarder ». Il montre entre autres que, dans l’épisode du Veau d’or, la honte apparaît
doublement comme confusion du peuple sans loi et comme retard du législateur.
198 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
3. Certes, ceux qui s’occupent de la folie insistent eux aussi sur la fracture du tissu
psychique au niveau même du remaniement des inscriptions de la mémoire freu-
dienne. Solal Rabinovitch met l’accent sur la fracture de la trace signifiante d’avec la
trace perceptive, et montre de la forclusion qu’elle s’instaure au niveau même du
remaniement des signes de perceptions en représentations de choses (il serait plus
exact de parler de possible ou impossible traduction) ; La forclusion, Toulouse, érès,
1998.
Max Gaudillère insiste davantage sur les effets de l’explosion des garanties du
symbolique entraînant un impossible de l’inscription, je dirais de la réinscription
(représentations de choses en représentations de mots), Ptah.
LE CRI DES SANS-VOIX 199
Mourir à la rue :
ne pas laisser de trace ?
4. Ce patient était emprisonné dans l’attente de son jugement quand il fut hospitalisé
suite à une grave infection. Il devait être menotté et restait sous la surveillance d’un
policier, nuit et jour, durant la période de son hospitalisation.
LE PSYCHANALYSTE À LA HAUTEUR DE SON TEMPS ? 213
5. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966 et Le Séminiaire, Livre I (1953-1954), Les écrits
de Freud, Paris, Le Seuil, 1975.
6. S. Fanti, avec la collaboration de P. Codoni et D. Lysek, Dictionnaire pratique de la
psychanalyse et de la micropsychanalyse, Paris, Buchet/Chastel, 1983, p. 46.
232 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
Pierre Jamet nous a quittés le 23 août 2010. Il était psychanalyste, psychiatre et président de
l’EPS, l’École psychanalytique de Strasbourg.
240 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
Trauma et transmission
que je me pose se limitent au XXe siècle. Face aux catastrophes qui ont
secoué le siècle dernier et culminé dans le drame de la Shoah durant
le national-socialisme, s’impose la question suivante : quel rapport
peut-il y avoir entre tous ces signes de déshumanisation insidieux et
les effets d’une telle catastrophe sur l’humanité ?
Depuis toujours, l’humanisation a été une des fonctions de la
culture. L’éclatement du national-socialisme non seulement a remis
en question la culture, mais aussi les prémisses mêmes sur lesquelles
elle se fonde. Dans ce sens on peut parler d’une rupture au niveau de
la civilisation.
Une telle rupture ne peut rester sans conséquences. En 1961, l’his-
torien Raul Hilberg écrivait déjà :
« Avec le temps, l’extermination des Juifs européens passera à l’arrière-
plan. Ses conséquences immédiates font presque partie du passé, et tous
les événements qui à l’avenir pourraient se rapporter à cette catastrophe-
là, ne seront que des conséquences de conséquences toujours plus éloi-
gnées dans le temps 1. »
Même si, en écrivant cela, Hilberg se référait avant tout aux déve-
loppements de la technique et à ses possibles applications sur la
société à venir, son énoncé peut s’étendre à d’autres champs. Ainsi,
on s’interroge quant aux conséquences de cette même catastrophe sur
les générations suivantes, étant donné que ce régime et son idéologie
non seulement ont visé l’extermination de tout un peuple, mais ont
aussi subverti le système de filiation sur lequel se fonde tout le
système juridique du monde occidental « en désarticulant toute sa
construction par une mise en scène de la filiation comme pure corpo-
ralité », comme le fait remarquer Pierre Legendre. De cette façon,
c’est la loi sur laquelle est fondée la culture humaine qui a été affectée
en tant que telle. Afin que la culture et, par elle, le monde humain
puissent continuer, afin que le sujet ne soit pas exposé au trou de non-
sens, cette loi sur laquelle repose la vie humaine doit être transmise
de génération en génération (sous forme d’une dette symbolique).
Si nous partons du fait qu’il y a eu une rupture de civilisation, il
n’est que conséquent de nous questionner sur les effets de cette
1. R. Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, coll. « poche essais »,
2006.
TRAUMA ET TRANSMISSION 245
rupture sur les générations suivantes. C’est une question que les cures
me posent depuis plus de vingt ans – cures qui ont lieu encore en
Allemagne.
Pour aborder cette question, je voudrais me rapporter brièvement
à quelques prémisses théoriques. Tout d’abord, que l’homme parle
parce que le symbole l’a fait homme. Toute son expérience ne s’arti-
cule qu’à partir du moment où il entre dans l’ordre symbolique. Cet
ordre, disposé selon une chaîne signifiante, est organisé à partir d’un
trou dans le réel, trou où prend place le signifiant qui représente le
sujet : le phallus, la dernière signification, et en tant que telle inacces-
sible par essence. La constitution du sujet implique son exclusion au
niveau de la chaîne signifiante ; c’est-à-dire que l’inscription au
symbolique ne va pas sans un certain prix à payer : la castration. Ce
prix est à payer sous forme d’une dette symbolique.
La dette précède le sujet, de même que l’ordre symbolique dont
elle est l’effet. Nous l’héritons en quelque sorte de ceux qui nous
précèdent, nos pères. Au début, les mots sont du côté de l’Autre.
Dans ce sens, on peut dire que le sujet a une dette envers l’Autre.
Mais aussi quand on parle, souvent, on ne fait que citer un autre. Ce
n’est que lorsqu’on reconnaît au nom de qui l’on parle, à qui l’on doit
ces mots, qu’il devient possible de s’acquitter de la dette.
Comme il s’agit d’une dette de parole, elle est payable par sa
transcription sur un plan symbolique, ce qui permet une nouvelle
version de ce que le sujet a hérité de ses ancêtres. « Ce que tu as hérité
de tes pères, acquiers-le afin de le posséder 2 », nous disait Goethe.
Mais il a également ajouté : « Ce que l’on n’utilise pas, c’est un
pesant fardeau. Seul ce que l’instant crée peut servir 3. »
En paraphrasant Goethe, on pourrait dire que si l’héritage des
ancêtres n’est pas utilisé, c’est-à-dire s’il n’est pas acquis par un acte
de parole, il se transforme en un lourd fardeau auquel le sujet reste
accroché.
Par contre, sur un plan symbolique, la dette a un rapport avec ce
qui se situe au-delà du sujet, c’est-à-dire la loi. C’est la loi – fondée sur
un manque – qui inscrit le sujet en tant que désirant au niveau de la
4. Culpabilité collective.
5. B. Cassin (sous la direction de), Vocabulaire européen des philosophies, Paris,
Le Seuil/Le Robert, 2004.
248 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
leur décision de se faire appeler par leur prénom par leurs enfants. La
cure de cette analysante se caractérisait par la question du sujet : « Où
est ma place ? », tandis que sa vie oscillait entre les pôles de la fusion
totale avec l’autre et de l’isolement, raison pour laquelle elle avait
commencé son analyse.
La supposée troisième génération après la catastrophe de la
Shoah – car il n’est pas sûr qu’il y ait eu passage de relais d’une géné-
ration à l’autre – semble généralement moins affectée par le poids du
silence que ses parents. Le silence concerne le discours des grands-
parents, non celui des parents. Malgré tout, ici aussi le sujet se
confronte à un trou dans sa relation à l’Autre qui le laisse en détresse,
comme le montrent les cures des analysants de la génération des
petits-fils. Une détresse encore plus grande qu’au niveau des parents.
Chez eux au moins, il y a l’appel du sujet qui se fait entendre, un
appel adressé aux propres parents visant leur silence.
Mais ce n’était pas seulement le silence auquel le sujet était
confronté ; il y avait aussi des allusions. « Le plus important, mon
père l’a toujours passé sous silence », exprimait une analysante.
En allemand « allusion » peut être traduit par Andeutung, mais
aussi par Anspielung. Les deux termes n’ont pas le même sens, il y a là
une différence aussi subtile qu’importante. Une allusion dans le sens
d’Anspielung se réfère à quelque chose de spécifique que l’autre sait
mais qu’il ne dit pas, qu’il cache. La vérité a ici le statut de secret.
C’est la supposition que l’autre est en possession d’une vérité que l’on
peut dire. C’est-à-dire qu’un accès à la vérité est possible. À ce sujet
Werner Bohleber fait observer que « si les parents, dû à des événe-
ments traumatiques, ne se débrouillent pas avec leur propre histoire
ou cherchent à la taire […] qu’alors l’enfant phantasme autour des
secrets des parents et remplit la place vide avec ses propres repré-
sentations infantiles 9 ».
Une Andeutung est une tout autre chose. En latin indicare, signifi-
care, mieux encore, indigitare, veut dire signaler quelque chose avec le
doigt. Donc, dans l’allusion au sens de l’Andeutung, la place du
manque reste ouverte. Étant donné que la vérité ne peut pas avoir
d’autre fondement que la parole, elle ne peut que se mi-dire. En
Réel du trauma
Vérité du témoignage
Réel et vérité
2. S. Freud (1939), Der Mann Moses und die monotheistische Religion, GW XVI, p. 236-240.
RÉEL DU TRAUMA 255
Abolir le temps
Quelle poétique ?
Nécessité du témoignage
Apories du témoignage
Témoin intégral ?
7. Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 1989, p. 82-83.
RÉEL DU TRAUMA 261
Transmettre le reste
8. J.-C. Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, Lagrasse, 2003,
p. 59.
262 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
Conclusion
2. S. Freud (1921), « Psychologie des foules et analyse du Moi », dans Essais de psycha-
nalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971.
266 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
10. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, ouvrage cité par de nombreux inter-
venants.
11. P. Fédida, Humain/déshumain, Paris, PUF, coll. « Petite bibliothèque de psychana-
lyse », 2007.
270 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION
fait qu’il y ait eu des résistants, mais dans le fait que ça résiste. Philippe
Breton nous avait parlé des « refusants 12 ». On peut évoquer le fait
que les remémorations, les commémorations n’en finissent pas d’es-
sayer de mettre en échec l’oubli ou plutôt le « rien-savoir ». Christian
Damsa a parlé des modalités transférentielles ténues, complètement
archaïques pourrait-on dire, pratiquement des transferts de survie qui
sont à l’œuvre face au risque d’anéantissement de la subjectivité.
Cela amène au moins un point, à savoir comment la clinique
psychanalytique, puisque l’intitulé était tout de même « Clinique de
la déshumanisation », peut s’emparer de ces modalités de résistance
pour y prendre appui et en faire un espace d’élaboration clinique, un
espace de travail clinique qui puisse reprendre les effets des tentatives
de déshumanisation et peut-être permettre une élaboration jusqu’à la
naissance d’un traumatisme, l’articulation dans un symptôme d’ordre
traumatique ou autre chose d’ailleurs.
Et, pour ce faire, n’y a-t-il pas à penser que le dispositif analytique
lui-même a, comme Freud l’avait fait en 1918, à se réorienter par
rapport à ce nouveau défi ?
Annexe
Clinique de la déshumanisation, un colloque à Strasbourg
Avant tout, je dois dire mon grand plaisir de voir se tenir dans
notre ville ce colloque organisé par la Fédération européenne de
psychanalyse et l’École psychanalytique de Strasbourg, dont la répu-
tation dépasse désormais les frontières de notre ville et s’inscrit dans
l’espace européen.
Si la thématique Clinique de la déshumanisation. Le trauma, l’horreur,
le réel fait certainement sens pour les spécialistes de la psyché, elle
paraît à première vue énigmatique pour le profane. Je souhaite donc
vous faire part de ce qu’un tel intitulé évoque pour l’élu que je suis.
Cette question m’interpelle car elle se situe au croisement de diffé-
rents champs de connaissance et donc aux frontières du psychique, du
politique et du social. Or, en tant que maire d’une grande ville, mon
devoir est précisément d’apporter modestement ma pierre à l’édifice
de l’équilibre social. Cette mission est particulièrement importante à
Strasbourg en raison de notre tradition sociale, héritée pour une part
de la période allemande, qui se double depuis maintenant soixante ans
d’une identité européenne très forte.
Contrairement à l’image parfois réductrice que l’on peut en avoir,
la vocation européenne de Strasbourg ne se limite pas à la bataille du
siège du Parlement européen. Il suffit de se tourner vers un passé
encore récent pour se souvenir qu’au lendemain des barbaries de la
Seconde Guerre mondiale, notre ville a été choisie comme siège du
E SPOIR ET SYMBOLISATION
Humanisation et déshumanisation dans l’Europe d’aujourd’hui
Catherine Trautmann . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
La langue qui nous habite nous fait penser
Charlotte Herfray . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Actualité et prémisses de discours totalitaires.
La fabrique des égarés
Claude Escande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43