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La collection « Hypothèses » est dirigée

par Jean-Richard Freymann

Parmi les titres déjà parus

Jean-Richard Freymann Robert Lévy


L’Amer amour L’infantile en psychanalyse
Patrick Delaroche La construction du symptôme chez l’enfant
Jouer pour de vrai Jalil Bennani
Daniel Lemler Psychanalyse en terre d’islam
Répondre de sa parole Introduction à la psychanalyse au Maghreb
L’engagement du psychanalyste Jean-Richard Freymann
Lucien Israël Passe, un père et manque
Boiter n’est pas pécher Françoise Decant
Essais d’écoute analytique L’écriture chez Henrik Ibsen, un savant nouage
Marcel Scheidhauer Accueil du réel et problématique paternelle.
Freud et ses visiteurs Essai psychanalytique
Français et Suisses francophones (1920 – 1930) Lucien Israël
Sous la direction de Jean-Richard Freymann La parole et l’aliénation
De la honte à la culpabilité Lucien Israël
Philippe Breton et David Le Breton Pulsions de mort
Le silence et la parole Michel Patris et Jean-Richard Freymann
Contre les excès de la communication Les cliniques du lien
Charlotte Herfray Nouvelles pathologies ?
Vivre avec autrui… ou le tuer ! Lucien Israël
La force de la haine dans les échanges humains Le désir à l’œil
Thierry Vincent Deux séminaires : La perversion de Z à A (1975)
La psychose freudienne et Le désir à l’œil (1976)
L’invention psychanalytique de la psychose Serge Lesourd
Michel Constantopoulos La construction adolescente
En-jeux de l’Autre Lucien Israël
Entre plaisir et jouissance Le médecin face au désir
Liliane Goldsztaub Le parcours freudien de Lucien Israël
Sociodrame et psychodrame analytiques Pierre Jamet
De l’art de jouer aux billes Le nœud de l’inconscient
Charlotte Herfray Nouer la clinique
La vieillesse en analyse Jean-Richard Freymann
Sous la direction de Thierry Vincent Éloge de la perte
La boulimie, une indication pour se perdre Perte d’objets, formation du sujet
Clinique de la déshumanisation
AVEC LA PARTICIPATION DE

Roland Ries, maire de Strasbourg


Catherine Trautmann, députée européenne
et
Bernard Baas
Moïse Benadiba
Cristina Burckas
Alice Cherki
Cristian Damsa
Marisa Decat de Moura
Olivier Douville
Claude Escande
Charlotte Herfray
Françoise Hurstel
Pierre Jamet
Karima Lazali
Daniel Lemler
Robert Lévy
Daniel Lysek
Jeferson Machado Pinto
Sophie Marinopoulos
Guilherme Massara Rocha
Jean-Raymond Milley
André Michels
Jean-Jacques Moscovitz
Israël Nisand
Freddy Raphaël
Robert Steegmann
Nicolas Velut
Sous la direction de
Jean-Richard Freymann

Clinique de la déshumanisation
Le trauma, l’horreur, le réel

Collection « Hypothèses »

Arcanes
Cet ouvrage a été élaboré à la suite des 4e journées de la Fédération
européenne de psychanalyse (FEDEPSY) à Strasbourg en décembre 2008 sur
le thème « Essais d’une clinique de la déshumanisation. Le trauma, l’horreur,
le réel ».

Couverture :
Anne Hébert

ISBN: 2-910729-80-X
© Éditions Arcanes, Apertura, 2011
16, avenue de la Paix, 67000 Strasbourg
www.apertura-arcanes.com

: 978-2-7492-1453-5
ISBN
CF – 1500
© Éditions érès, 2011
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
www.editions-eres.com

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fax 01 46 34 67 19.
à Pierre Jamet
à Catherine Neureuther
à Jean-Claude Schaetzel
OUVERTURE
Jean-Richard Freymann

Déshumanisation et fantasme de « réhumanisation »

Le malaise aujourd’hui

En passant de la lecture de Malaise dans la culture 1 à Actualités d’un


malaise 2, en entendant les conférences préparatoires au congrès 3, on
peut se demander ce qui pousse plus spécifiquement le psychanalyste
à poursuivre son art contre vents et marées du réel… C’est que l’être
parlant se trouve confronté à plusieurs fronts :
– aux décharges pulsionnelles, à savoir ce qui vient d’un dedans mais qui
brouille la notion de perception ;
– au réel inhumain qui concerne le déchaînement des éléments, ce qui
provoque une rupture de la réalité, le fracas, l’accident sur un fond de
mortalité toujours déniée ;
– à la réalité commune d’une époque résultant des conséquences de la
tyrannie humaine, des jalousies fracassantes, des erreurs et lâcheté
des générations passées, des exclusions et génocides qui ont traversé
l’histoire des hommes. Mais aussi effet de ce que La Boétie dénomme
la servitude volontaire 4.

Jean-Richard Freymann, psychanalyste, psychiatre, praticien hospitalier au CHRU, président de


la FEDEPSY.
1. S. Freud (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
2. J. Hassoun, Actualités d’un malaise, Toulouse, érès, 1999.
3. Conférences dont on peut lire les textes dans Analuein, journal de la FEDEPSY
spécial congrès, novembre 2008.
4. M. Safouan, Pourquoi le monde arabe n’est pas libre, Paris, Denoël, 2008.
12 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

La question sera ainsi de savoir ce qui permet au sujet parlant de


poursuivre sa destinée, tout en ayant ce savoir insu. Une des clés que
je voudrais proposer est l’idée du fantasme de « réhumanisation »,
fantasme qui n’est pas sans rapport avec celui de re-création du
monde qui succède aux fracas de la déshumanisation.
La dialectique humanisation-déshumanisation ou le triptyque
humanisation-déshumanisation-réhumanisation devrait avoir quelque
pertinence dans le champ analytique et non pas prêter uniquement à
une lecture traditionnelle du politique ou du militantisme. Mais la
question est complexe.
Nous définirons ce complexe par une interrogation : comment le
sujet clivé se débat-il avec un réel non symbolisable, au-delà du
représentable ? L’affaire touche à la psychopathologie ; elle est
sérieuse puisque la névrose elle-même est tentative d’évitement de
ces fracas (traumatismes, irruption du réel, effroi…) et qu’elle va
créer du symptôme.
Ainsi, à la limite, les effets de déshumanisation peuvent révéler ce
qui est le plus caché de la structure du sujet, à savoir les pulsions de
mort et d’autoconservation. Et c’est à ce titre que l’analyste est
enseigné dans sa pratique, et peut parler, à partir de ses patients, des
effets de crise d’une époque.
Aussi actualiser les choses de l’effet traumatique, c’est à la fois
repenser les choses en fonction de nouveautés révélées par la
pratique des instances psychiques, repenser la psychose collective et
les perversions ordinaires, sans oublier certains effets pervers de la
science. Ainsi la mainmise techno-médicale et le fait « d’être vu de
partout » ont modifié la donne.
On pourrait penser que le citoyen postmoderne est un désabusé
du traumatisme ou un addict de l’horreur. Rien n’est moins sûr si on
se réfère à l’inconscient. C’est que l’horreur, l’effroi reposent aussi sur
une structure d’une temporalité tout à fait particulière qu’il nous
faudra détailler. C’est le modèle de la névrose post-traumatique qui
nous éclairera le plus, dans la mesure où l’anticipation de l’événe-
ment est impossible. Autrement dit, c’est l’irruption ou plus précisé-
ment la brutalité du surgissement qui, par son fracas dans
l’imaginaire, déstabilise le moi et le sujet.
DÉSHUMANISATION ET FANTASME DE « RÉHUMANISATION » 13

Déshumanisation particulière et déshumanisation collective

En ce qui concerne la déshumanisation particulière, il est un


point tournant, un phénomène de bascule qui fait qu’après une
effraction du réel, à un moment, l’individu ne se retrouve plus dans
le même état qu’auparavant. Qu’est-ce à dire ? Que certains actes,
certaines conduites, certains passages à l’acte produisent un décen-
trement, une traversée du miroir, expulsant l’acteur dans la déshu-
manisation : c’est un coup porté ayant entraîné la mort, c’est une
phrase haineuse qui aurait pu provoquer le suicide, c’est un abandon
de poste qui a pu avoir pour conséquence des effets sur tout un
groupe, c’est une séparation qui a provoqué un deuil interminable.
À cet endroit, c’est souvent l’inconscience – et non l’inconscient –
qui a déchaîné les foudres dans le réel. À cet endroit, pour peu qu’il
y ait de la subjectivité, le fantasme est de repasser avant « l’événe-
ment », l’aspiration est de provoquer un scotome, une mise entre
parenthèses d’un fait non symbolisable. Il s’agit ici, au niveau fantas-
matique, de « réhumaniser » en déniant le réel. Refaire une marche
arrière, repasser à l’avant de l’acte, de cet acte qui a fait tomber dans
un autre registre, revenir sur l’autre rive, là où la terre n’était point
encore entachée d’horreur.
On voit très bien que la référence de ce mécanisme est la névrose
« post-traumatique », ici « pré-traumatique », à savoir une clinique qui
tient à l’articulation entre pulsion de mort et libido. La clinique des
pulsions est essentiellement à cet endroit-là.
Dans notre cas, il s’agit de tenter d’escamoter le réel. Il faut dire
que cet essai de mise entre parenthèses est un authentique processus
psychique, celui d’un enkystement. C’est ce qu’on trouve dans
certaines expériences traumatiques qui touchent à l’horreur. En effet,
à l’endroit d’actes de violence, de viols, d’effets de guerre, le
psychisme réagit par l’effroi même. Comme le dit Freud, l’irruption du
réel produit son effet du fait de la non-anticipation de l’événement, et
peut provoquer une série de symptômes dont les rêves répétitifs post-
traumatiques. Mais il arrive assez souvent que dans l’après-coup du
fracas d’événements naturels, d’actes violents, l’individu en cause (ou
le groupe ?) mette en place un état d’enkystement très particulier.
Ainsi l’effroi donne l’occasion de moments asymptomatiques…, pour
un temps. Mais un nouveau traumatisme viendra déchaîner les choses.
14 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

L’individu touché par la tuché ne semble pas réagir sur le


moment, moment qui peut durer, et ne présenter aucune plainte
directe. On a soit l’impression que le sujet n’y était pas, qu’il est resté
extérieur, soit qu’il y a comme un blanc sur l’événement. Nous
dirons plutôt qu’il s’agit d’un enkystement subjectif, d’une sidération
face à la déshumanisation par l’événement. Par la suite cela ne va pas
manquer de conséquences, ce qui déconcerte bien souvent le clini-
cien car les conséquences symptomatiques pour le patient peuvent
être lointaines.

Les fantasmes de réhumanisation

La libido, le fantasme de survie sont si forts que, même par


rapport aux actes déshumanisants, le psychisme réagit par une mise
entre parenthèses, autrement dit par un scénario d’anéantissement de
ce qui a existé. Au pire de l’effraction du réel, le moi et le sujet
réagissent en créant un espace de non-existence, autrement dit une
forme de clivage du moi, mais qui se réfère à un modèle ni vraiment
traumatique ni authentiquement psychotique. Dans les traumatismes
freudiens, le sujet est coagulé par un écho, un événement nouveau et
une trace mnésique ancienne.
Le scénario fantasmatique conjugue les différents pans de la
rencontre de la synchronie et de la diachronie en constituant du
symptôme.
À partir de l’irruption du réel sous la forme d’une violence inima-
ginable, de décès impensable, d’un exil imprévu…, les mécanismes
de subjectivation sont mis en défaut, les manifestations de deuil
s’avèrent non utilisables. Dans les meilleurs des cas, la pars
psychique qui n’a pu anticiper va créer une zone de déni du réel 5 qui
ne sera ni introjectée ni désavouée, pour constituer un no man’s land
de représentations psychiques. C’est cette zone sinthomale 6 qui
pourra se développer comme « mélancolie traumatique », comme

5. S. Freud (1924), « Névrose et psychose », dans Névrose, psychose et perversion, Paris,


PUF, 1973.
6. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005.
DÉSHUMANISATION ET FANTASME DE « RÉHUMANISATION » 15

témoignage d’expériences 7 ou comme développement d’une expé-


rience mystique… Il s’agit alors, vu de l’extérieur, d’une tentative de
« réhumanisation » d’un fracas, d’un essai de réinscription dans une
subjectivation.
C’est à cet endroit que l’urgence discursive est de mise, non pas
sous une forme verbalisante à tout prix, mais comme établissement
d’un échange autour du silence de l’effroi.
C’est à cet endroit que la psychanalyse peut montrer son efficace,
non pas comme « cure analytique typique », mais en instituant des
entretiens préliminaires qui visent dans un premier temps à une
induction imaginaire. Qu’est-ce à dire ? Qu’il va s’agir de réintroduire
la question de l’humanisation et de la « réhumanisation ».

Que la part inhumaine du réel n’est pas du même bois que la


logique du symbolique, que le sujet ne saurait s’identifier à un Tout-
Inhumain. Qu’à côté de la genèse des pulsions sadiennes, sadiques,
masochistes, fonctionne un devenir des pulsions qui peuvent rejouer
du désir. C’est ce que nous avons dénommé les fantasmes de « réhu-
manisation ». Qu’à côté de la cinétique sinthomale – par exemple
celle de ne pas cesser de témoigner – peut fonctionner une dyna-
mique symptomatique, donc de création, qui peut parfois exorciser
l’horreur.

5. P. Levi, Si c’est un homme, Paris, Pocket, 1988.


E SPOIR ET SYMBOLISATION
Catherine Trautmann

Humanisation et déshumanisation
dans l’Europe d’aujourd’hui

Si l’Europe existe, elle existe à cause du drame de la Shoah, à


cause de ce désastre humain qui nous a permis de constater plusieurs
choses. La première que la démocratie n’avait pas été un rempart
contre le régime nazi, ce régime qui a pu s’instaurer par absence d’ex-
pression citoyenne, par découragement démocratique et par une stra-
tégie de prise de pouvoir et une véritable idéologie violente. Mais
aussi par un message qui a pu passer, qui continue de circuler dans les
partis d’extrême droite, message qui est celui de l’exaltation de la
victime. Il y a là un paradoxe : ceux qui sont les plus violents sont ceux
qui traitent leurs auditeurs – je dirais leurs victimes politiques –
comme des victimes exaltées que l’on doit protéger, défendre,
soutenir. Elles sont ainsi manipulables et, de ce fait, on peut avoir le
pire des pouvoirs, celui du tyran ou celui du dictateur. Il y a donc, au
départ, ce paradoxe d’un avènement politique par le jeu démocratique
qui dysfonctionne, d’un régime qui aboutit au désastre humain.
Cette inhumanité de la Shoah est double. Il n’a pas seulement
suffi de s’appuyer sur l’antisémitisme et sur la volonté de destruction
d’un peuple qui était en contradiction avec l’idéologie nationale, avec

Catherine Trautmann, députée européenne, ancienne ministre de la Culture et de la


Communication (1997 à 2000), a été maire de la ville de Strasbourg de 1989 à 1997, et en
2000-2001, théologienne, maîtrise de théologie protestante, spécialisée en langue et littérature
copte.
20 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

les frontières et avec une vision strictement identitaire – ethnique dit-


on aujourd’hui – de l’identité de la personne et des groupes. Il y avait
là des personnes dans différents pays de l’Union qui, d’une certaine
manière, étaient de vrais Européens puisqu’ils étaient présents par
leur famille, par leur langue, par leur déplacement dans l’Europe
entière. Au même titre que les Tziganes qui ont été également
victimes. Tous ceux qui pouvaient marquer une différence par
rapport à une norme définissant une identité collective étaient néces-
sairement des ennemis. Ce fut le cas aussi des homosexuels.
Mais ce désastre humain par la destruction de la vie était en
même temps une destruction de la culture, une destruction de ce qui
pouvait être le plus subversif, c’est-à-dire les caractéristiques
communes qui permettaient l’affirmation d’un groupe, d’un peuple
qui dans le même temps aspirait aussi à une intégration citoyenne et
économique dans l’ensemble des pays où ils pouvaient vivre.
Il y a eu, dans cette double destruction, destruction de la vie et
volonté d’éradication de tout élément culturel qui pouvait rassembler
au-delà des territoires, au-delà du sol, au-delà des frontières, suppres-
sion d’une culture et d’une langue sous des formes multiples. Évidem-
ment cette volonté d’éradication allait bien au-delà de l’être même.
C’est la raison pour laquelle je pense que le projet européen
repose sur un choix dont on parle peu ces derniers temps. Ce choix
a été celui d’une certaine forme de rédemption, un choix à la fois poli-
tique et spirituel. Le débat sur le préambule du traité constitutionnel
a montré que nous n’étions pas tous d’accord sur la dimension spiri-
tuelle de la construction européenne. Et pourtant, comment répondre
par la politique, ou par la démocratie, immédiatement à ce qu’était ce
désastre ? Il fallait un processus qui garantisse la paix entre les nations
et il fallait en même temps que ce processus trouve la manière de faire
travailler ensemble les gens qui s’étaient combattus. Rédemption.
J’emploie ce terme parce qu’il a un double sens : il a un sens dans
certaines traditions religieuses, il peut aussi avoir un sens politique
dans la mesure où, s’éloignant de la repentance qui déclare la culpa-
bilité, il appelle la responsabilité pour s’affranchir de la dette.
Aujourd’hui, même s’il est moins apparent, le lien reste maintenu
avec l’objectif de la construction européenne qui dépasse la dimen-
sion économique ou la dimension politique. C’est en quelque sorte la
HUMANISATION ET DÉSHUMANISATION DANS L’EUROPE D’AUJOURD’HUI 21

permanence d’une forme partagée de culpabilité entre ceux qui ont


commis le principal des actes de destruction humaine dans les camps,
mais aussi de tous ceux qui en ont été les complices. Et je pense bien
sûr à notre pays.

Dans ce processus, nous avons eu un choix, celui de construire un


projet démocratique et de l’appuyer sur la Déclaration universelle des
droits de l’homme. Cette déclaration universelle part effectivement
des droits de la personne, des droits fondamentaux, des libertés
personnelles, mais a aussi permis une évolution après la Révolution
française. Ce fut, pour la construction européenne, l’étape des droits
sociaux et c’est aujourd’hui l’étape de la vérification des droits sociaux
et le débat sur les droits culturels. C’est peut-être aussi le débat sur la
réinterrogation du projet politique de l’Union, et c’est l’importance de
vos travaux. Je m’en explique rapidement.
Si nous réinterrogeons le passé de l’Union et de sa construction,
nous devons le faire avec la conscience acquise depuis que nous nous
sommes élargis, que nous n’avons pas la même histoire. Je vous parle
aujourd’hui d’une « Europe à 27 » dans laquelle ceux qui étaient de
l’autre côté du mur de Berlin n’ont pas connu cette démarche
progressive qui permettait de choisir un modèle d’État de droit, des
droits fondamentaux pour les personnes, à part les Anglais qui, il y a
vingt ans, avaient refusé la Charte sociale européenne. Refusée par
un seul pays, cette charte sociale, voulue par François Mitterrand, a
sombré par l’absence d’unanimité, le gouvernement économique a
sombré dans la négociation sur l’entrée de l’Allemagne dans l’euro,
sur l’acceptation de cesser la monnaie nationale pour adopter la
monnaie européenne. Nous avons cette histoire commune, ces choix,
ces échecs, l’échec de l’Europe de la défense.
Nous avons aujourd’hui du mal à rappeler que la construction
européenne à l’échelle des États est une association de pays qui se
déclarent solidaires en ayant tous accepté une conviction fondamen-
tale, celle d’abandonner tout désir d’empire. Il ne peut pas y avoir
d’Union européenne si un seul des pays membres, grand ou petit,
peut avoir la volonté d’en dominer un autre – pas forcément le
voisin –, en quelque domaine que ce soit, ou être celui qui détermi-
nera principalement – voire à lui seul – le sort de l’Union euro-
22 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

péenne. Cette condition n’est pas facile à mettre en œuvre. Certains


pays n’ont pas fini de passer par la case de l’affirmation de la souve-
raineté nationale et de l’autonomie nationale, je pense en particulier
à la Pologne. Ce n’est pas facile, et c’est pourtant une condition poli-
tique, celle d’entrer dans ce système démocratique qui repose sur une
cohésion décidée, acceptée et construite progressivement par les
États qui rapprochent leurs politiques et se donnent des règles
communes. Démarche garantie par le cadre parlementaire de
l’Union. Cette reconnaissance de l’abandon d’une part de souverai-
neté nationale n’est pas aujourd’hui partagée ; c’est là un danger car
si l’Europe s’unit, elle se fragmente aussi. Vous le voyez par les régio-
nalismes et vous le voyez même en Belgique entre Wallons et
Flamands. Vous le voyez dans ce risque de ne plus avoir un objectif
définitivement humain à cette construction et pas seulement à
l’échelle politique des États, mais à l’échelle de la personne. Il y a une
tentation, celle de répondre par la recherche indéfinie et impossible
d’une identité culturelle européenne qui n’existe pas, mais aussi celle
qui peut être exacerbée par la domination de la politique économique
à l’heure actuelle dans l’Union, c’est-à-dire la dimension exacerbée
de la prise en compte du consommateur sur celle de la personne qui
décide et qui détermine le sort qui peut être le sien par une décision
politique. Il y a, je crois, dans ce défaut de politique sur le plan euro-
péen, dans ce défaut de construction de cette relation de confiance
entre des institutions publiques et les personnes, un véritable défi, un
véritable risque d’accentuer les violences sociales. Pourquoi ? Je
pense que la violence économique vers laquelle nous allons avec la
crise actuelle, crise financière, crise économique mais aussi crise éner-
gétique, montre à la fois la nécessité d’être solidaires et de changer
notre mode de gouvernance, mais aussi qu’on ne peut décider à l’abri
de l’approbation populaire. Il y a donc aujourd’hui un défi politique,
celui de répondre à toutes les formes de crise, y compris démo-
graphique, au vieillissement de la population, au manque de force de
travail dans l’Union, mais qui doit répondre aussi à cette sorte de
découragement et de crise morale à l’œuvre dans l’Union euro-
péenne, dans cette volonté de se replier à l’échelle de son pays, à
l’échelle de son groupe, à l’échelle de son quartier.
HUMANISATION ET DÉSHUMANISATION DANS L’EUROPE D’AUJOURD’HUI 23

Il n’y a pas qu’une tentation de fragmentation nationale, il y a une


tentation de fragmentation régionale et aussi une tentation de frag-
mentation communautaire ou communautariste, et je pense que c’est
là l’échelle la plus dangereuse. Celle qui peut reposer alors non pas
sur les références d’un groupe qui se constitue de la manière la plus
large, à partir et d’abord par des valeurs universelles, mais d’abord et
à partir d’une définition fermée de l’identité, c’est-à-dire tout ce qui
me permet d’être distingué des autres. Il y a dans la société de
consommation à la fois ce besoin d’être distingué et ce besoin d’être
semblable. L’Union européenne agit par la progression des droits des
consommateurs, par le marché unique, par une certaine vision de la
concurrence économique, nécessaire entre des pays qui ne doivent
jamais reconstituer leur pouvoir politique par le biais de monopoles
ou de groupes qui exerceraient une domination indirecte, perni-
cieuse, non validée démocratiquement.
Fragilité et précarisation du travail sont entraînées par une compé-
tition exacerbée qui dicte même également le traitement de l’immigra-
tion. La possibilité d’affirmer qu’une rétention puisse être pratiquée en
Europe à 18 mois, sans procès, que l’on pourrait garder des enfants,
voire décider le retour dans leur pays d’origine. Il y a aujourd’hui, me
semble-t-il, deux processus de déshumanisation à l’œuvre dans le
projet européen, premièrement celui d’absence de réponse adéquate à
la globalisation de l’économie, le défaut politique, et deuxièmement la
place insuffisante du respect de la dignité humaine, dans la conduite
des politiques européennes en particulier. Nous le voyons aussi dans la
manière d’aborder la violence des jeunes. Une société qui n’accepte
pas le questionnement de sa jeunesse est une société qui ne peut pas
regarder lucidement l’avenir, la situation des jeunes et parfois leur
violence. Pour les candidats à l’immigration, il s’agit d’un avenir
bouché, un avenir difficile, de pauvreté. Mais, par-delà les discours sur
la coopération, certains veulent choisir les personnes qui doivent venir
en fonction de leurs intérêts, de leurs besoins en dépit de ce que nous
prétendons, que l’Europe doit être : un pôle de stabilisation, de paix et
de régulation à l’échelle du monde entier.

Je termine en disant que pour moi le défi est politique, le défi est
éthique et culturel. Il est politique parce que tout projet politique a
24 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

une dimension intellectuelle, une dimension culturelle. La construc-


tion européenne a représenté un défi pour remplacer les armes
produites avec l’acier et le charbon qui alimentait la puissance indus-
trielle du pays. Il y a bien eu déplacement, transformation et je pense
que le problème n’est plus a priori aujourd’hui de dépasser la guerre
pour la paix entre les peuples. Je crois que le plus difficile est celui qui
est devant nous, c’est-à-dire de relancer la paix entre les hommes.
Il y a une forme de violence de l’esprit de vengeance. En lisant
certains travaux de sociologues, je me suis beaucoup interrogée sur
cette manière d’exprimer un refus de certains électeurs du front
national ou de certains concitoyens qui reprennent – sans voter
d’ailleurs – les mêmes thèses.
Je pense que lorsque « avoir » donne du pouvoir, de la distinction
ou de la reconnaissance, « ne pas avoir » ne peut qu’entraîner une
forme de ressentiment. Et ce dernier s’exprime d’abord vers le voisin,
vers celui qui a le même problème, la crainte de perdre son travail, la
crainte d’une déchéance sociale…
Aujourd’hui, dans ce découragement politique, tous les partis sont
en difficulté parce que leur réponse a été de fermer le discours poli-
tique sur la thématique de la sécurité. Je ne veux pas reprendre les
travaux d’Ulrich Beck qui a écrit un livre sur la société cosmopolite 1,
comment nous vivons dans cette société, comment le grand débat de
la période est celui des catastrophes, des événements qui s’imposent
à nous et qui sont dramatiques. Il y a en même temps le risque de
perdre la vision de ce qu’est la souffrance, la vision de ce chemine-
ment lent mais inexorable vers la désertification, vers la faim, la
pauvreté et la mort. Les risques de conflits aujourd’hui dans le monde
tiennent à l’eau, tiennent à l’accès aux ressources naturelles, aux
ressources pétrolières et à l’énergie. Lorsque Poutine ferme les arri-
vées de gaz de l’Ukraine voisine, il commet un acte politique majeur
d’agression. Nous avons donc ces risques extérieurs. Mais sont-ils
principaux ? Non. Je crois qu’un des risques, et précisément celui
dont vous parlez, est que les projets politiques, le projet démocratique
de l’Union se décentrent et perdent ce qui était la motivation initiale :
créer les conditions de l’entente, de la concorde entre les hommes au-

1. U. Beck, La société du risque sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008.
HUMANISATION ET DÉSHUMANISATION DANS L’EUROPE D’AUJOURD’HUI 25

delà des frontières et sur la base des valeurs universelles. C’est-à-dire


le risque de perdre de vue le sens initial de ce qui caractérise l’huma-
nité et la manière dont l’homme peut y accéder selon la formule de
Lukàcs qui dit que la culture est « l’humanité de l’humain ».

Si l’on veut habiter un territoire qui a des frontières fluctuantes,


si l’on veut continuer de progresser selon un mode démocratique qui
est une alternative à la guerre et qui permet de réduire les souverai-
netés nationales, alors nous devons refuser de choisir une définition
identitaire de l’édification démocratique du citoyen. Car cette défi-
nition ne sera jamais commune, elle sera toujours particulière et
exclusive. Mais aurez-vous constaté qu’aujourd’hui ceux qui
devraient lier dans leur idéologie ou leur réflexion politique l’objectif
social collectif et l’objectif humain, celui de l’affranchissement, du
développement et de la liberté de toute personne dans la démo-
cratie, profèrent une parole ? Non, pour l’instant malheureusement,
elle n’existe pas vraiment. C’est la raison pour laquelle tous nos
partis sont saisis d’un autre risque, celui du défaut de pensée poli-
tique, celui de l’indifférenciation, celui de l’incapacité de produire du
changement, le changement positif dont nous avons besoin car, pour
reprendre cette formule de Walter Benjamin, « continuer comme
avant voilà la catastrophe » !
Si l’Europe s’arrête, elle sera destructrice pour tous ceux qui
auront cru en elle et c’est la raison pour laquelle nous allons aborder
dans cette période un débat qui sera difficile sur le terrain politique.
Je crois qu’il faut poser la question de la déshumanisation du
projet politique européen et l’aborder avec lucidité, l’aborder collec-
tivement.
Charlotte Herfray

La langue qui nous habite nous fait penser

« Toute cure psychanalytique est une tentative de libérer


l’amour refoulé, amour refoulé ayant trouvé,
dans un symptôme, pour une pauvre issue, un compromis. »
Sigmund Freud, « Délires et rêves » dans La Gradiva de Jensen

Qu’est-ce qu’une langue ?

Différentes théories sont possibles. Les chercheurs de l’École de


Prague 1 nous ont appris que le langage est un système spécifiquement
humain et que les êtres humains, selon leur origine et leur apparte-
nance, parlent des langues différentes. La parole, pour sa part, désigne
l’usage singulier qu’un sujet fera de la langue qui est la sienne et qui
est généralement la première parlée. Émile Benveniste nous a appris
que le langage était « la forme la plus haute d’une faculté inhérente à
l’espèce humaine : la faculté de symboliser 2 ». Nous rappellerons que

Charlotte Herfray, psychanalyste, était enseignant-chercheur à l’université Louis-Pasteur de


Strasbourg, elle a travaillé dans de nombreux groupes style « Balint » et assumé de nombreuses
formations en référence à la théorie de Freud-Lacan. Elle a écrit un certain nombre de livres et
poursuit toujours cette activité.
1. L’activité de l’École de Prague s’étend de 1926 à la guerre de 1940. Émile
Benveniste était un de ses membres, ainsi que André Martinet.
2. Émile Benveniste est né à Alep, professeur au Collège de France, il a écrit Problèmes
de linguistique générale publié chez Gallimard (2 tomes, 1964 et 1974).
28 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

le symbole représente autre chose que lui-même : il est un « dispositif


lié » qui permet aux membres de l’espèce humaine de représenter
l’absence par le fait que le symbole représente ce qui n’est pas là.
Après la dernière guerre, il y eut les « théories de la communica-
tion » qui nous sont venues d’outre-Atlantique dans les valises du plan
Marshall. Elles nous enseignent qu’un « émetteur » et un
« récepteur », séparés par une boîte noire, ont besoin d’un retour de
leurs messages grâce au feed-back. Ainsi pourront-ils rectifier les distor-
sions de leurs messages afin de mieux atteindre leur objectif, celui-ci
étant que « le message passe » ! C’est Norbert Wiener du courant
« fonctionnaliste » qui a ainsi formulé les choses, en se basant plus ou
moins sur le modèle biologique quand il parle de feed-back. Roland
Barthes soulignait que les théories de la communication sont sous-
tendues par des présupposés fascistes.

Qu’est-ce qu’un être humain ?

Là encore différentes théories sont disponibles. Au siècle des


Lumières, les philosophes définissaient l’être humain comme un être
soumis à la suprématie de la raison. Sigmund Freud a découvert grâce
à son travail clinique que c’est le « désir » qui nous meut et que chez
le sujet humain « tout est langage », comme le soulignait Françoise
Dolto. Il nous a enseigné que « la voix de l’intellect est basse, mais
elle ne s’arrête point qu’on ne l’ait entendue. Et après des rebuffades
répétées et innombrables, on finit quand même par l’entendre 3 ».
Françoise Dolto a mis en lumière que c’est le langage qui permet de
rencontrer autrui. Pierre Legendre nous dit que « nous sommes de la
vie qui parle ». Et Lacan a inventé le néologisme de « parlêtres » qui
véhicule la définition d’un sujet humain parlant. En effet, nous vivons
de paroles et ce sont les mots qui nous enrichissent symboliquement.
Ils nous instituent dans l’ordre symbolique et nous permettent de
nous représenter le monde visible et invisible. Ils éclairent ou assom-
brissent notre vie intérieure. Il y a des mots qui tuent et des mots qui
font vivre. D’une façon générale ce sont des mots qui nous aident à
vivre et à mourir.

3. S. Freud, Avenir d’une illusion, Paris, PUF, 2010, p. 77.


LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 29

Mon propos vise à mettre en lumière à quel point la langue qui


nous habite colonise nos esprits et modèle nos pensées. Elle véhicule,
à notre insu et fort insidieusement, des croyances et des connais-
sances. Dire « le jour se lève » a longtemps été pris à la lettre.
Aujourd’hui on le dit toujours, mais nous entendons que c’est une
métaphore. Les discours dominants diffusent des idéologies et des
théories qui colonisent nos esprits et dont nous ignorons trop souvent
la valeur d’exactitude. Les idéologies sont des croyances collectives ;
on se bat pour elles. Et les théories ont des prétentions d’exactitude.
En fait elles sont relatives aux présupposés qui les sous-tendent et aux
pertinences qu’elles développent. Ainsi en est-il des théories du
langage et de celles qui véhiculent une définition de l’humain : elles
sont plurielles. Il est donc important de savoir quelle est la « maison
épistémologique » dans laquelle nous nous situons et à laquelle se
réfèrent nos définitions.
Les théories de la communication ont gommé, dans le grand
public, toute référence aux théories européennes du langage. Et en
cinquante ans nous avons vu disparaître toute référence à la conver-
sation, à l’échange d’idées et à ces fameuses disputatio qui ont enrichi
les affrontements oratoires pendant tout le Moyen Âge et à la
Renaissance. Aujourd’hui nos contemporains parlent de « communi-
cation », et les institutions ont des « services com » ! Or les théories de
la communication nous mettent en situation de penser qu’il n’y a pas
de sujet : ce dernier est, la plupart du temps, réduit à ses fonctions
d’émetteur ou de récepteur. Freud soulignait déjà, au retour d’un de
ses voyages aux États-Unis, dans Ma vie et la psychanalyse, l’absence
totale de sujet dans les théories du comportementalisme nommé aux
Amériques the behaviourism 4.
Réduire le sujet à ses fonctions écrase peu à peu toute référence
au sujet et à son rôle. Or, de même que c’est un sujet qui parle, c’est
toujours un sujet qui joue son rôle. Car c’est toujours un sujet qui
pense et sa pensée est différente selon les connaissances dont il est
habité, selon ses lectures, selon l’indigence symbolique ou les
richesses symboliques qui constituent son entendement. De plus, le
parcours de chaque sujet est unique. Chacun procède à ses propres

4. S. Freud (1924), Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971, p. 66.
30 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

analyses de sa situation et de ses expériences. Et, dans sa manière de


faire vivre un rôle, c’est toujours un sujet qui investit ses rôles et qui
fait ses choix selon sa « vérité » la plus intime, celle de son « désir ».
C’est dans cette perspective que se déployaient les discours des cultu-
ralistes dont Erich Fromm fut un des représentants importants. Dans
son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », Lévi-Strauss écrit :
« Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes
symboliques 5. » Or, ce qui se passe insidieusement sous nos yeux
depuis une bonne cinquantaine d’années, c’est une prise de pouvoir
par des discours « fonctionnalistes » qui véhiculent à bas bruit des
modèles empruntés à la biologie, aux sciences de l’organisation ou à
la cybernétique. Dans la perspective des fonctionnalistes, l’explica-
tion des faits sociaux reposerait sur des fonctions, et nombreux sont
les présupposés véhiculant l’illusion de maîtrise de ces fonctions et de
notre destin, ainsi que l’idée que nous sommes tous interchangeables
et que, si nous avons été « formatés » comme il se doit, nous pouvons
être maîtres de la pensée d’autrui, si nous nous y prenons bien en le
bombardant de messages adéquats.
Avec les lunettes de la psychanalyse, nous dirons que le discours
des théories de la communication véhicule un déni subtil mais total de
la castration qui vient rappeler cruellement aux membres de l’espèce
humaine le fait qu’ils ont des limites et qu’ils ne sont pas maîtres de
tout, et surtout pas de leur vie et de leur mort. Mais notre culture
dominante actuelle propage bien des discours illusoires qui formatent
nos esprits et qui sont trop souvent sous-tendus par des modèles où
priment des théories qui nient l’importance de la fonction langagière
chez les humains. Sont aussi transmises des valeurs qui prônent l’uti-
lité et l’efficacité. Le discours marchand dominant se situe dans la
même perspective que le discours politique dominant. Et ces discours
développent d’étranges « novlangues » !

5. C. Lévi-Strauss reprend, dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », la


définition de E. Tylor : « Toute société peut être considérée comme un ensemble de
systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles
matrimoniales, les rapports économiques, la science, les religions », Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF, 1973.
LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 31

La « novlangue » du IIIe Reich

Dans la manière d’enrôler les esprits dans un discours dominant


unique, les nazis nous ont donné des leçons. Comment ne pas
évoquer la rigueur sans faille qui commandait leurs services de
propagande ? Ils ont su manipuler la langue et la pensée grâce à
leur service de communication avant la lettre : die Propagandastaffel.
Cette institution visait à formater une pensée uniforme et unique au
service d’une idéologie unique. Les sujets n’étaient considérés que
sous l’angle de leurs fonctions. Ils ignoraient trop souvent ce que
faisaient ceux qui avaient d’autres fonctions qu’eux dans la hiérar-
chie. Ainsi fut possible l’énorme entreprise de la Shoah. Tous les
agents étaient utiles, tous travaillaient au service d’une « grande »
idéologie, au service d’un « grand » peuple, dans un « grand »
Reich, aux ordres d’un « grand » Führer qui œuvrait au service de
« grandes » idées en vue d’édifier un « grand » pays rêvé, bâti sur
des critères mesurables et quantifiables, où la pureté raciale règne et
où l’efficacité prime. Chacun était considéré comme détenteur
d’une fonction précieuse qu’il devait gérer et maîtriser, chacun était
au service du Führer bien-aimé qui conduisait l’Allemagne à la
conquête du monde entier – « Morgen die ganze Welt » – et à qui tout
responsable devait prêter serment d’obéissance !
Comment ne pas établir des ressemblances entre ce régime au
service de la destruction industrielle des êtres et celui du monde
marchand ? Les valeurs, les méthodes et les objectifs qui les consti-
tuent visent à atteindre le triomphe du fonctionnalisme et le déclin du
culturalisme. Cette dérive si peu discrète s’accompagne de non moins
discrets « vols » de « signifiants ». Je suis reconnaissante à Georges
Steiner de nous fournir ce merveilleux néologisme des « signifiants
volés », que je redouble de l’expression de « signifiants déportés » !
Car bien des signifiants volés et des signifiants déportés sont de fait
des opérations pseudo-linguistiques qui témoignent d’un non-respect
du pacte symbolique, non-respect qui s’accomplit sur fond d’igno-
rance. Mais toute atteinte à la langue ne révèle-t-elle pas toujours une
idéologie en marche ?
32 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Comment ne pas penser à ce propos à Victor Klemperer et à son


remarquable livre, La langue du LTI 6 ? Destitué de son poste de philo-
logue et de spécialiste de la littérature française en 1935 par les nazis,
il est protégé de la déportation par un mariage mixte, sa femme
n’étant pas juive. Ils ont dû toutefois quitter leur maison pour aller
habiter dans un Judenheim ! Klemperer a travaillé à son livre sur la
langue du IIIe Reich depuis 1933 et l’a publié en Allemagne en 1947.
Il nous apprend qu’aucune langue n’est à l’abri de manipulations qui
en font vite une langue « contaminée », sorte de novlangue à laquelle
le grand public ne peut guère résister.
Je choisirai quelques passages du livre de Klemperer pour étayer
mon propos, mais tout le livre mérite d’être travaillé.
« Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers
des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’im-
posaient à des milliers d’exemplaires et qui furent adoptées de façon
mécanique et inconsciente. »
Un peu plus loin :
« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les
avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà
qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir… Si quelqu’un, au
lieu d’“héroïque et vertueux”, dit pendant assez longtemps “fanatique”,
il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que,
sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables “fanatique” et
“fanatisme” n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait
qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour
que d’autres époques en des années […]. »
« La langue nazie renvoie pour beaucoup à des apports étrangers et,
pour le reste emprunte la plupart du temps aux Allemands d’avant
Hitler. Mais elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle trans-
forme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu, à un
groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien
général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de
son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne
avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public
et le plus secret 7. »

6. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, coll. « Agora pocket »,
1996.
7. Ibid., p. 40.
LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 33

Bien d’autres exemples jalonnent les pages du livre de Victor


Klemperer. Ainsi attire-t-il notre attention, entre autres, sur le fait que
le vocable de « gouvernement » s’efface derrière celui de « système »
et surtout d’« organisation » ! Souvent nous rencontrons l’expression
« tout est organisé » en lieu et place de « travaillé », « accompli »,
« exécuté », voire « fait »… On entend dire : « Il faut que je m’orga-
nise un peu de tabac ! » Certains vont jusqu’à dire : « Nous sommes
supérieurement organisés. » Cette référence massive à l’organisation
renvoie, chez les nazis, à l’organique.
Ainsi Victor Klemperer met-il en lumière comment certains
néologismes nazis se mettent en place, mine de rien. Il cite Alfred
Rosenberg, philosophe du nazisme, qui plaide en faveur d’une raison
non rationnelle, une raison née de l’organique. Rosenberg invite à entrer
dans le « secret de l’organique », là où nous trouverons cette « vérité
organique » qui « naît du sang d’une race et qui ne vaut que pour cette
race ». Rosenberg argumente le fait que « cette vérité organique » se
trouve « au centre mystérieux de l’âme du peuple et de la race », et
« qu’elle est, pour le Germain, donnée dès l’origine dans le sang
nordique ». Ainsi en viendrons-nous fatalement à l’expression orga-
nische Wahrheit !
Klemperer nous rend attentifs à un autre phénomène linguistique
qui mérite d’être souligné : du temps du nazisme on parle moins des
Allemands mais bien plus des Aryens ! Il raconte une conversation
avec un jeune homme de leurs amis qui voulait les inviter à dîner
alors qu’Adolf Hitler était élu depuis peu. À la question de Victor
Klemperer qui lui demande : « Comment ça va à l’usine ? » Celui-ci
répond : « Très bien. Hier c’était un très grand jour pour nous.
Quelques communistes s’étaient incrustés à X…, alors nous avons
organisé une expédition punitive (Strafexpedition). » À la question de
Klemperer qui lui demande : « Vous avez fait quoi ? », il répond :
« Eh bien, on les a fait passer par des verges, c’est-à-dire par nos
matraques en caoutchouc, avec un peu de ricin, rien de sanglant, mais
très efficace tout de même, une expédition punitive, quoi ! »
Klemperer n’a pas demandé son reste : il ne l’a plus jamais revu !
Klemperer attire aussi notre attention sur le fait que beaucoup
d’Allemands, sans être nazis, saluaient en employant le salut Heil
Hitler !… Même sans être un nazi convaincu, cette obligation
34 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

n’avouait-elle pas un certain degré d’intoxication ? Dans la novlangue


du nazisme, Klemperer constate à quel point beaucoup de choses
sont devenues « historiques », « uniques », « éternelles » (dont le
IIIe Reich). Adolf Hitler lui-même a été envoyé par la providence et
beaucoup d’Allemands disaient : « Nous n’avons pas besoin de savoir
ce qu’il va faire : nous croyons en lui ! »

Les langues colonisent nos esprits et structurent nos pensées

De nos jours les théories issues du pragmatisme américain et du


fonctionnalisme, qui en est la digne fille, colonisent nos esprits et struc-
turent nos pensées. Ces théories nous habituent à un vocabulaire où
une étrange trahison du sens détourne celui-ci et quelquefois le tue.
Nous repérons de tels phénomènes dans le nouveau langage adminis-
tratif, dès lors qu’on vise à adoucir le poids de certains signifiants, ou
qu’on écrit des lettres pour ne rien dire. On le trouve dans les angli-
cismes qui viennent habiter notre langue au mépris des termes fort
appropriés qui composent celle-ci. Je pense par exemple au néologisme
de « plan social » en lieu et place de « licenciement collectif », la réfé-
rence à un « chantier social » pour désigner un chantier de démolition.
Pour sauver la compétitivité des entreprises on nous sert, mine de rien,
le néologisme « d’assouplissement de plan social » ! Et puis il y a le joli
terme de « dégraissage »… On nous laisse aussi croire qu’on pourrait
« s’approprier des connaissances ». Je n’ai jamais pu constater qu’on
puisse s’approprier quoi que ce soit sans en payer le prix ou sans le
voler, et les connaissances ne peuvent se voler !
Un bel exemple de langage administratif me paraît illustré par ce
court passage d’une lettre officielle actuelle : « Effectivement,
Madame, votre nouvelle posture de gouvernance va impacter de
manière très positive les dispositifs que nous venons de mettre en
place. Bien évidemment, il vous faudra, pour être réellement effi-
ciente, gérer votre personnel avec fermeté et sans états d’âme. Mais
pour cet item-là nous n’avons pas de souci. En cas d’informations
préoccupantes, sachez que vous avez tout notre soutien pour vous
aider à évaluer la situation et, s’il le faut, pour vous aider à procéder
aux décisions adéquates. »
LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 35

Quant aux anglicismes, pris dans la langue anglo-américaine, ils


sont nombreux. Il y a bien sûr le terme de « motivation » et « auto-
mation » (dont la prononciation s’est francisée). Le premier a été
inventé entre 1922 et 1925 pour désigner les ressorts qu’il faut mani-
puler afin de donner aux clients envie d’acheter. En fait, on avait en
français les vocables de « mobiles » (les envies non conscientes de
l’ordre du désir ou de la passion) et de « motifs » (les raisons conscientes
de nos actes) qu’on n’emploie plus du tout et dont le spectre linguis-
tique était bien plus riche et plus large que celui de motivations.
Nous avons désormais toute la kyrielle de l’« addiction », de
l’« addictologie », etc., qui ne sont rien d’autre que des emprunts à
l’anglo-saxon (le verbe to addict) pour désigner certaines formes de
l’attachement. Qu’est-ce que ces termes mettent en lumière sinon l’at-
tachement que les freudiens repéraient chez le sujet infans ? Son
remplacement par un vocable qui permet une référence plus facile
aux théories comportementalistes brouille nos pensées et la rigueur
de leur analyse.
Cette novlangue est trompeuse : elle nous conduit vers le « temps
du mépris » où, pour échapper aux contradictions dans lesquelles elle
nous enferme – contradictions comparables à un double bind, qu’on
peut traduire par double injonction ou injonction paradoxale –,
certains se tuent ! Ce qui permet de fuir l’insupportable. Car
comment choisir entre deux exigences éthiques aussi fortes l’une que
l’autre ? Comment échapper à ce qui pèse sur toute notre vie intime
et qui oriente notre climat intérieur où nous entendons le discours des
« figures d’autorité 8 » autour desquelles nous nous sommes struc-
turés, et les discours dominants qui en appellent à la trahison des
discours que nous avons aimés chez les figures d’autorité qui repré-
sentaient nos idéaux ? Comment libérer notre vérité intime et
privée ? Celle de notre désir ?
Les chercheurs de Palo Alto 9 ont mis en lumière que de telles
contradictions nous plongent dans un double bind qui rend fou. En

8. C. Herfray, Les figures d’autorité, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2e éd., 2006.


9. Les chercheurs de Palo Alto travaillent en Californie, au Mental Research Institute.
Ils s’appuient sur la cybernétique et par-delà la cybernétique sur certains modèles
logiques où nous retrouvons certains travaux français sur le rôle prééminent du
langage.
36 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

l’absence totale d’un espoir de dialogue avec quelqu’un qui nous


permettrait de dénouer ce qui est noué, sans interlocuteur qui pour-
rait être un répondant fiable, comment y voir clair ? Et comment
dépasser la contradiction par une synthèse satisfaisante ? De plus,
selon le diagnostic de ceux qui prendront soins desdits déprimés,
nous risquons d’avoir droit à des médicaments en lieu et place d’une
présence, d’une voix, d’une parole. Il y a, en effet, d’étonnantes cami-
soles chimiques au service du pouvoir dominant.
En fait, c’est bien au niveau de la mise en lumière des contradic-
tions entre l’exigence éthique dont nous sommes habités et ce que
notre monde marchand nomme l’éthique que se manifeste cette
impossibilité, cette faillite qui nous fait mal, nous écrase, voire nous
détruit, et entrave tout chemin vers notre humanisation dont Érasme
nous a enseigné qu’elle n’était jamais achevée car : « On ne naît pas
Mensch, on le devient. » Mais où reste-t-il des lieux qui nous permet-
tent de « mettre en problème » les contradictions dont nous sommes
habités et de faire nos choix selon la vérité de notre désir ?

Le whistelblowing, une dérive éthique ?

Chez Aristote l’éthique désignait une théorie morale. C’est ainsi


que l’entendaient les Grecs qui disaient que le politique se devait d’être,
au premier chef, une éthique. Nos sociétés contemporaines nous
placent entre deux logiques éthiques qui nous confrontent à des choix
souvent impossibles : une logique éthique marchande et une logique
éthique humaniste. Et voici que nous voyons apparaître un signifiant
étrange : celui d’« alerte éthique », traduction d’un anglicisme whistel-
blowing, dont l’usage remonte à l’an 2002 aux États-Unis.
Ce vocable, dans son sens actuel, est apparu dans le sillage des
scandales financiers qui ont donné lieu au vote de la loi Sarbanes-
Oxley, visant à restaurer la confiance des investisseurs dans les entre-
prises américaines. Pour éviter de nouvelles fraudes comptables
massives, cette loi a sensiblement modifié le droit applicable aux
sociétés cotées. Ainsi a-t-elle exigé la multiplication des niveaux de
contrôle, le renforcement des responsabilités des dirigeants, la modi-
fication du régime du commissariat aux comptes et l’accroissement
des sanctions en cas d’infractions. La loi Sarbanes-Oxley a également
LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 37

renforcé la protection des salariés qui dénonceraient des pratiques


irrégulières par le biais des procédures dites « d’alertes éthiques »,
whistelblowing.
D’abord jugée salutaire, cette loi a ensuite provoqué une vague de
contestations dans les milieux d’affaires américains, en raison du coût
de certaines mesures et de la culture du contrôle qu’elle promeut au
détriment éventuel du développement de l’activité, mais surtout à
cause du climat de méfiance qu’elle instaure ! Précisons que ces
alertes éthiques supposent un code éthique professionnel, ainsi qu’un
directeur éthique de la maison mère… Il résulte de tout ceci une sorte
de devoir de loyauté et de discrétion conduisant à des obligations
nouvelles dans le cadre des entreprises : le signalement des actes
répréhensibles graves, susceptibles de permettre des fuites d’informa-
tions et la dénonciation des dysfonctionnements relatifs à des secrets
de fabrication. Aucune organisation n’étant à l’abri de dérives,
dénoncer devient un devoir ! Et dans ce cas il faut veiller à protéger
les informateurs.
En fait cette règle qui s’inscrit dans le contrat de travail doit
protéger l’institution de production. Elle est parfaitement cohérente
par rapport aux théories qui mettent le sujet entre parenthèses. Mais
le sujet, ignoré, n’en est pas moins présent dans la situation qu’on lui
impose. Dans l’hypothèse où ce sujet serait le sujet freudien, qu’en
serait-il de lui ? Nous serions bien obligés de constater que la jouis-
sance est de la partie ! Car dans la « maison de Freud », là où il y a
appel au devoir de dénoncer autrui, il y a promesse de jouissance,
promesse de cette Schadenfreude, plaisir subtil, infini et hors paroles,
qui réjouit l’être au tréfonds de lui-même, quand ses actes apparem-
ment louables viennent satisfaire les pires affects inavouables,
souvent refoulés et donc ignorés. L’analyse des effets du whistelblowing
met en lumière non pas le Mensch qui est en devenir dans chacun de
nous et dont il s’agit de prendre soin, mais l’être en proie à la haine,
celui qui est un élément favorable, à son insu, d’une « anhumanisa-
tion » sur fond de perversion et de mensonge !
Mais l’humanisation du sujet n’est guère à l’ordre du jour dans
notre société. Le « pragmatisme » et le « fonctionnalisme » que nous
avons déjà évoqués nous conduisent là où nous n’avons pas forcé-
ment choisi d’aller car ces théories nous séduisent…
38 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Du pragmatisme et du fonctionnalisme

À la fin du XIXe siècle, Pierce (1839-1914), un des pères de la


sémiologie qui est d’ailleurs pour lui une logique, James (1842-1910),
psychologue, et Dewey (1859-1952), pédagogue, avaient l’habitude de
se réunir dans un club nommé le Club Massachusetts, à Cambridge.
En 1879 ils publient un article dans une Revue philosophique où ils
exposent les principes de base du pragmatisme dans un article
« Comment rendre les idées claires ». Ils définissent dans cet article les
effets pratiques de leur doctrine. Loin de La chose en soi de Hegel, leur
problématique objectale implique l’existence d’un « référent » à la
lumière de ses effets et non un référent qui fait effet. James, pour sa
part, applique le même principe à la religion et à la philosophie. En
1906 il dit que le pragmatisme est une théorie de la vérité. Ainsi le
pragmatisme a-t-il conduit à la notion de « vérités établies ». À propos
de celle-ci ; James écrivait d’ailleurs que « la vérité vit à crédit ». Le
postulat de base de cette théorie est que tout est vrai tant que les faits
n’infirment pas cette proclamation. Pour les pragmatistes, est bon ce
qui fonctionne. Je ne saurais souscrire à leurs options car ni les
sciences conjecturelles, ni l’heuristique ne peuvent s’entendre dans le
cadre des présupposés du pragmatisme.
Dewey pour sa part a fondé une « école laboratoire » à Chicago,
en 1896, sur les prémisses du pragmatisme. La « pédagogie par objec-
tifs » est née de là. Elle met l’accent sur les objectifs à atteindre et sur
les moyens nécessaires pour les atteindre ; elle donne de ce fait beau-
coup d’importance à la didactique. Malheureusement les problèmes
relatifs aux finalités, donc ceux des principes, c’est-à-dire les théories et
les valeurs, ne sont guère questionnés. Et l’enfant n’est pas un parlêtre
susceptible de signifier ses malaises par des symptômes ayant une
signification, car le pragmatisme est une philosophie sans parlêtre.
C’est aussi une théorie sans désir, au sens freudien du terme. Ce
dernier est remplacé par la référence à la motivation qu’il s’agit de
manipuler comme il se doit. Ainsi se répand la mode de stages qui
ont pour objet de « savoir motiver » autrui.
Le fonctionnalisme est né dans les milieux de la sociologie et de
l’anthropologie. C’est une théorie qui conçoit la société comme un
ensemble d’éléments qu’on peut considérer comme un « organisme »,
LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 39

un « appareil » ou un « système », composé de « fonctions » qui


concourent à l’équilibre de la vie de l’organisme et qui sont utiles à sa
survie. Cette conception de la société fut fortement, et à raison, criti-
quée par l’École de Francfort, qui se vit du coup accusée de marxisme.
Elle fut aussi critiquée par les culturalistes en raison de sa négation du
sujet. Car ce qui est frappant, là encore, c’est l’absence de référence
au sujet et, de ce fait, l’absence de toute référence à la ressemblance
et à la différence. Comme dans les théories de la communication, il
n’y a pas de parlêtre : il n’y a que des fonctions. Et comme dans le
comportementalisme il n’y a que des comportements qui relèvent de
l’observation et dont un observateur peut trouver les causes s’il a appris
à le faire. Il n’y a d’ailleurs guère de différence entre la manière d’ana-
lyser les comportements des petits chats, des petits singes et ceux des
petits humains. Car la question relative à la signification des compor-
tements n’est pas opportune.
De ce fait, ce que l’enfant signifie au moyen de certains symp-
tômes n’est pas pris en compte comme relevant de « signes linguis-
tiques » mais considéré comme un effet d’un désordre biologique ou
psychologique. Ainsi les théories de l’apprentissage et la didactique
deviennent-elles primordiales dans l’institution des enfants. L’amour
du symbolique n’est nullement pris en compte. Le psychisme struc-
turé de Freud est ignoré et l’angoisse de certains enfants les conduira
à être étiqueté comme des « hyperactifs » qu’il faudra bien calmer
avec un cache-misère efficace : la Ritaline® par exemple, cette fée
universelle…
Dans cette perspective, les formations aux responsabilités du
pouvoir privilégieront les apprentissages permettant de développer
des aptitudes à des « savoir-faire ». Ainsi se met en place une subtile
conformité à des « modèles culturels » dits « modernes » qui se carac-
térisent par l’écrasement de l’être et l’assomption de l’avoir. Et nos
esprits, colonisés par les discours ambiants et les valeurs marchandes
dominantes, rendront nos choix difficiles en raison de la présence
d’injonctions contradictoires, voire d’injonctions antagonistes, qui
bombardent le sujet freudien qui n’a pas droit de cité.
40 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Un monde en proie à deux logiques éthiques

L’éthique marchande nous enjoint de privilégier tout ce qui est de


l’ordre de l’efficacité et du rendement, conduisant à des résultats
visibles, lisibles, mesurables. Les richesses permettent de vivre plus
confortablement, certes, mais il nous a été rappelé, il y a fort long-
temps, que « l’homme ne vit pas que de pain »… Et du temps où on
lisait Saint-Exupéry, son Petit Prince soulignait que l’important était
invisible. Ainsi en est-il de l’amour. Et nous savons que l’amour n’est
pas naturel.
La deuxième logique éthique qui s’offre à nous dans notre monde
contemporain est celle de notre vieil humanisme européen, qui nous
est revenu lors de la Renaissance et qui nous rappelle l’importance du
« devenir humain » et de valeurs telles que l’honneur, le respect, la
solidarité, la liberté, la justice… Saint Augustin pour sa part nous
demandait de ne pas oublier qu’« il faut un minimum de confort pour
pratiquer la vertu ». Parler de Freud dans notre monde contemporain
n’est pas très bien vu car sa théorie est, au premier chef, un humanisme
et une éthique.
Nous sommes dans un monde en proie à une interrogation
souvent muette, portant sur la question humaine et sur nos devoirs à
l’égard d’autrui. C’est ainsi que je fais lecture du thème traité ici
concernant l’« anhumanité », voire l’« inhumanité ». Et cette lecture
me renvoie à Freud et à son texte – hélas, souvent trop peu connu –
portant sur « Le clivage du Moi », die Ichspaltung, texte inachevé, daté
de janvier 1938 et publié dans Imago en 1940, sous le titre « Die
Ichspaltung in Abwehrvorgang 10 ».

Du clivage du Moi

Freud commence son article en disant : « Pour un moment je me


trouve dans cette position intéressante de ne pas savoir si ce que je
veux communiquer doit être considéré comme connu depuis long-
temps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau et déconcertant. »

10. S. Freud (1938), « Le clivage du Moi », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris,
PUF, 1985.
LA LANGUE QUI NOUS HABITE NOUS FAIT PENSER 41

Dans son texte il fait référence à cette « instante pression », die


Bedrängnis, où un sujet, ou plus exactement son moi, a pu se trouver
au cours de son enfance. Et il choisit « un cas particulier nettement
circonscrit » où ce moi se trouve pris entre deux exigences nettement
contradictoires, situation où ne peut que s’opérer une « déchirure
dans le moi », un « clivage », une division. Freud nous suggère la
situation d’un enfant satisfaisant une puissante revendication pulsion-
nelle qui le contraint à se masturber, et qui éprouve soudainement
une grande frayeur parce qu’il se sent menacé d’un danger réel en
satisfaisant cette revendication.
En fait, Freud décrit avec beaucoup de simplicité la situation du
double bind. L’enfant doit se décider soit à renoncer à la masturbation,
soit à dénier la réalité de la menace. Freud nous dit que :
« L’enfant cependant ne fait ni l’un ni l’autre, ou plutôt il fait simulta-
nément l’un et l’autre, ce qui revient au même. […] D’une part […] il
déboute la réalité et ne se laisse rien interdire ; d’autre part, dans le
même temps, il reconnaît le danger de la réalité, assume, sous forme
d’un symptôme morbide, l’angoisse face à cette réalité et cherche ulté-
rieurement à s’en garantir. »
Et Freud nous dit le prix de cette opération : « Le succès a été
atteint au prix d’une déchirure dans le moi, déchirure qui ne guérira
jamais plus, mais grandira avec le temps. Les deux réactions au
conflit, réactions opposées, se maintiennent comme noyau d’un
clivage du moi. » En fait, Freud souligne que nous avons tort de croire
la synthèse du moi comme allant de soi.
Des situations analogues, nous en trouvons d’innombrables dans
nos vies et tout particulièrement dans l’histoire de l’Alsace. J’en ai
parlé avec crainte et tremblement dans mon dernier livre, Emil ou les
héritiers sans testament 11, à propos du drame des incorporés de force.
Les « doubles contraintes » dans lesquelles nous plongent les contra-
dictions éthiques de notre monde capitaliste, ne nous épargnent pas
non plus d’être éprouvés par cette « schize » qui nous divise contre
nous-même, « schize » plus ou moins profonde où quelquefois la
psychose et la perversion – dont Lacan disait que c’était souvent le
dernier rempart devant la psychose – viennent se nicher.

11. C. Herfray, Emil ou les héritiers sans testament, Strasbourg, Bf Éditions, 2008.
42 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Quoi qu’il en soit, ce clivage du moi renvoie à deux questions


théoriques importantes :
– la première est celle de la jouissance comme « invariant culturel »
chez les membres de l’espèce humaine ;
– la seconde, qui me taraude, s’énoncerait en ces termes : faut-il
considérer que cette aptitude à trouver, dans toute situation para-
doxale, des éléments de jouissance, serait une condition d’accepta-
tion de la dégradation de notre qualité humaine ? Ou au contraire,
la psychose et la perversion ne seraient-elles pas des manières de
témoigner de notre difficulté, voire notre impossibilité, à supporter
l’inhumain ?
Claude Escande

Actualité et prémisses de discours totalitaires


La fabrique des égarés

Les égarés

Le vocabulaire emprunté à l’industrie est désormais transposé aux


institutions culturelles, éducatives et de santé. Les discours comp-
tables, d’efficacité, d’évaluation, de rentabilité, de contrôle ne sont
pas à négliger dans les effets iatrogènes inévitables qu’ils produisent
sur nos capacités de penser, de prendre soin et d’organiser les liens.
L’exemple le plus caricatural de cette dérive trouve son apogée
lors d’une expérience tentée dans un établissement hospitalier
parisien.
Pour des raisons économiques, de sécurité et d’efficacité, des
managers ont pensé avec l’idée du « bien » de faire poser des brace-
lets à code-barres à tous les patients. Personne, dans un premier
temps, ne s’est offusqué de cette procédure, sans doute en raison de
nombreux problèmes d’effectifs de personnels infirmiers, déplacés,
intérimaires et en recherche de protocoles plus adaptés pour parvenir
à gérer les soins.
Un seul patient s’est opposé à cette obligation en évoquant auprès
d’une infirmière qu’il avait déjà un numéro imprimé sur la peau, dési-
gnant ainsi un code tatoué sur son bras d’ancien déporté à Auschwitz.

Claude Escande, professeur associé en psychologie clinique et psychopathologie, ULP de


Strasbourg.
44 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Dans un article à ce propos, on a pu lire dans la presse nationale


qu’après un moment de sidération chez cette infirmière, a succédé
une phase de prise de conscience de la déshumanisation de ce
procédé d’identification qui, dès lors, fut abandonné dans l’ensemble
de l’établissement.
Cette expérience nous montre qu’un discours opportuniste,
uniquement orienté vers l’efficacité parvient à égarer, à déplacer le
sens des pratiques du lien, du soin et des rapports à autrui. En effet,
dans cet établissement, les soignants étaient parvenus à travailler
plus vite, réduisant le risque d’erreurs aux dépens du travail rela-
tionnel devenu complètement absent. Ils n’avaient plus besoin
d’écouter les plaintes difficiles à supporter, les récriminations de
certains, les angoisses d’autres. Ils n’avaient plus besoin de parler
aux patients, de dédramatiser ou parfois de cacher la vérité à ceux
qui allaient mourir.
Si l’assujettissement ici est à questionner, nul ne peut ignorer que
l’être humain peut être confronté à des moments de panne ou à des
envahissements de la pensée par des propagandes au service d’un
pouvoir compromettant. L’organisation bureautique des hôpitaux,
par exemple, a de tous temps causé des effets iatrogènes sur les
personnels et sur les patients. Toutefois, aujourd’hui on assiste à un
nouveau paradigme dans un rapprochement à la fois de discours
scientistes et sécuritaires avec ceux du modèle néolibéral de la
marchandisation des êtres et des choses.
C’est ainsi que dans son livre Réenchanter le monde, Bernard
Stiegler fait l’hypothèse que le sujet postmoderne est affecté par le
contrôle des affects. Ce modèle induirait une profonde misère symbo-
lique et spirituelle qu’il compare à une panne. Il écrit :
« Un homme peut être désaffecté en ce double sens où :
Il peut ne plus éprouver d’affects et devenir en cela profondément indif-
férent, ne réagissant plus que par réflexes, c’est-à-dire pulsionnels des
comportements qu’il qualifie dénués de toute politesse, de tout ce policé
que forme la civilité.
Il peut ne plus avoir de place dans cet espace public qui se réduit comme
peau de chagrin, qui se privatise et transforme tout en marchandise […],
et d’ajouter, comme il y a des usines désaffectées, il y a des adolescents
désaffectés souffrant d’une saturation affective qui a été engendrée par
ACTUALITÉ ET PRÉMISSES DE DISCOURS TOTALITAIRES 45

une guerre esthétique induite par le contrôle des affects et la soumission


des technologies aux impératifs du contrôle comportemental 1. »
Cette forme d’impuissance qui est l’indice de désirs détruits ou
impossibles est récupérée dans les détresses contemporaines et la
déliquescence des liens que nous constatons dans les passions tristes,
chez les jeunes qualifiés d’hyperactifs et instables, et dans le désarroi
et le découragement des personnels éducatifs et hospitaliers que nous
rencontrons dans les groupes de supervision. Lorsque le sens des
messages est déplacé, que le vocabulaire est utilisé pour convaincre,
pour contrôler ; lorsqu’il ne contient plus d’ambiguïtés, il vise l’éco-
nomie psychique de celui à qui le discours est adressé pour tenter
d’hypothéquer sa capacité de penser.

Des discours démétaphorisés

Lorsque la langue est démétaphorisée et qu’elle est au service


d’une idéologie, les messages deviennent toxiques. Qui peut dire qu’il
n’est pas contaminé, colonisé par les discours contemporains qui ne
visent qu’à asservir et à fabriquer des égarés ? Et si nous ne le sommes
pas, les efforts pour y parvenir sont au programme avec l’aide de
nouveaux experts adeptes et inféodés au néolibéralisme.
Dans ce nouveau système totalitaire se développe insidieusement
une dictature sans tyran, qui est à identifier à une guerre territoriale
contre la pensée. Primo Levi, dans son livre Les naufragés et les
rescapés, rappelle qu’un système totalitaire commence toujours par
transformer la langue, et Suzanne Ginestet-Delbreil d’ajouter, dans
La terreur de penser :
« Un discours peut venir tuer les mécanismes qui permettent de penser
et avec elle la pensée en supprimant les marges de liberté que nous
pensions acquises quand les processus de métaphorisation sont
anéantis 2. »

1. B. Stiegler et Ars Industrialis, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme


industriel, Paris, Flammarion, 2006, p. 94.
2. S. Ginestet-Delbreil, La terreur de penser, La Riche, Diabase, 1997, p. 187.
46 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

En fournissant de nombreux exemples, elle constate que quand le


discours politique, thérapeutique, scientifique, publicitaire se déclame
en promesse et en propagande, il entraîne des processus de déméta-
phorisation qui provoque une désubjectivation. Elle écrit :
« Les discours qui ont pour effet de détruire la dimension métaphorique
n’ont jamais eu autant d’importance et n’ont jamais été diffusés avec une
telle ampleur : la recherche médicale, dans les procréations médicale-
ment assistées en génétique ou dans un souci de trouver la cause physio-
logique de la maladie mentale, le discours médiatique sur le sexe,
l’inépuisable recours à la nature, la publicité et l’intégrisme religieux,
quelle que soit la religion concernée, atteignent directement les condi-
tions nécessaires pour qu’il puisse y avoir pensée 3. »
Citant Monette Wacquin dans son livre Frankenstein ou les délires de
la raison, elle indique :
« De plus en plus de logiques scientistes, positivistes, évolutionnistes
dérivent vers une réification de l’humain […] et de plus en plus
nombreux sont ceux qui perçoivent avec inquiétude que la techno-
science abrite aujourd’hui des forces qui ne sont pas simplement défi à
la nature mais assaut à la culture, aux différenciations subjectives, peut-
être à la pensée 4. »
Ainsi, abolir les mécanismes pour parvenir à penser par soi-même
est l’objectif des discours de propagande qui tentent l’adhésion du
plus grand nombre. Ce modèle extrême de manipulation de la langue
a été largement utilisé par les systèmes totalitaires et par le nazisme.
S’il n’est pas comparable avec le nazisme dans ses accents extrémistes
et mortifères, le « capitalisme pulsionnel » au sens de Dany-Robert
Dufour, dans ses formes paradoxales de liberté et de servitude, néces-
site qu’on s’y arrête au nom du principe de précaution.
Victor Klemperer, qui dans son livre La LTI a analysé les discours
des nazis, montre comment ces derniers en nazifiant la langue sont
parvenus à convertir les masses. En démétaphorisant la langue, en la
débarrassant de toute dimension poétique et esthétique, les nazis ont
soumis les masses en leur imposant leurs idées, pour les conditionner
et orienter leurs choix en détruisant leurs capacités à penser.

3. Ibid., p. 197.
4. Ibid., p. 197.
ACTUALITÉ ET PRÉMISSES DE DISCOURS TOTALITAIRES 47

Pessimiste ou réaliste, S. Ginestet-Delbreil insiste sur l’hypo-


thèse que ce qu’il s’est passé du point de vue des masses et leur assu-
jettissement est susceptible de se reproduire et se reproduit déjà
dans le monde.
Dans le nouveau monde de l’économie néolibérale, ce qui semble
être à l’œuvre relève d’une « nouvelle guerre » qui est une guerre
contre l’intelligence, contre la « valeur esprit » de l’être au sens de
Stiegler. Appliquée au domaine de la santé, de l’hôpital, on ne peut
que s’inquiéter du développement d’une telle logique portée par un
discours exclusivement managérial et économique. Le risque étant de
précipiter professionnels de soins, administratifs et patients dans les
dérives déshumanisées du lien qui n’auront rien à envier aux asiles du
passé. Selon S. Ginestet-Delbreil :
« La clinique nous montre cette extrême fragilité de l’humanité, de l’être
humain qui tient quelquefois dans un seul mot entendu […]. Un discours
peut venir tuer les mécanismes qui permettent de penser et avec la
pensée, de supprimer la marge de liberté que nous avons. Qui peut dire
aujourd’hui qu’Allemand en 1933-1945, il n’aurait pas été pris dans la
masse 5 ? »
La question fondamentale qui s’impose ici est celle qu’elle pose
notamment et que nous-même devons par éthique reprendre :
Comment s’arrête-t-on de penser ?

Conclusion provisoire

Pour Victor Klemperer, les messages démétaphorisés sont des


messages toxiques. Dans La LTI où il reprend la spécificité du discours
nazi, il écrit :
« Qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques
ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent
être comme de minuscules doses d’arsenic ; on les avale sans y prendre
garde, ils semblent ne faire aucun effet et voilà qu’après quelque temps
l’effet toxique se fait sentir 6. »

5. Ibid., p. 185.
6. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, coll. « Agora pocket »,
2007, p. 40.
48 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

C’est pour cette raison que la psychanalyse a pour responsabilité


de dénoncer toutes les tendances et les tentations à la barbarie, et à
celle de la langue, notamment, qui se propose de nos jours comme
une nouvelle menace. C’est sans doute pour cette raison que cette
discipline éthique est de plus en plus contestée par les adversaires de
la vérité qui avancent masqués derrière leurs dérisoires messages
objectivants et de rentabilité.
Toutefois, tout n’est pas entièrement joué. Nous savons que la
poésie contient au-delà d’une résistance créatrice un traitement de
l’absence par métaphore interposée. La philosophie, l’art, la psycha-
nalyse, l’humour, l’amour, l’éthique sont encore des chemins
possibles, faisant de ces voies pacifiantes les conditions essentielles
pour que les entreprises collectives ne sombrent dans les déclins
déshumanisés qui les guettent.
DÉLIRE DE MASSE ET TOTALITARISME
Robert Steegmann

Vivre dans les camps, vivre le camp,


vivre autour des camps :
victimes et bourreaux

La question est récurrente : comment pouvez-vous passer votre


temps à l’étude du système concentrationnaire ? En d’autres termes,
comment pouvez-vous penser, réfléchir à ce qui représente l’horreur
à l’état pur ? Certes, le sujet n’est pas joyeux, et d’autres champs
d’étude peuvent s’offrir à l’historien. Mais, outre ce que la question a
de vain et de surprenant parfois, elle sous-entend aussi que cette
horreur est connue, reconnue. Doit-elle pour autant être acceptée ?
Ne peut-on y réfléchir non pas pour donner des leçons – ce qui n’est
pas le rôle de l’historien – mais pour bien remettre notre science sur
son objet principal, qui est aussi celui des sciences humaines :
l’homme, notre semblable ?
Les camps nazis marquent l’histoire au fer rouge, et cette histoire
est tragique. Reste à savoir, et à reconnaître, que celle-ci ne s’est pas
faite sans les hommes, à des places diverses – ordonnateurs, exécu-
teurs, victimes – et que dans chacune de ces trois catégories, les
nuances à apporter sont nombreuses. Des degrés existent entre l’exé-
cuteur obéissant – quasi jouissant – et le suiviste ; entre la victime
assumée – « consentante » –, celle consciente, l’autre fataliste, le
« musulman », et ceux qui acceptent, pour diverses raisons, d’entrer
dans le jeu de leurs bourreaux – et cela va alors du kapo à celui qui

Robert Steegmann, professeur agrégé en histoire et docteur en histoire contemporaine, enseigne


en classes préparatoires littéraires de Strasbourg.
52 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

« fait avec ». Enfin, cette histoire ne s’arrête pas avec la fin des camps.
Il reste alors à « vivre avec ». Et sur cette question, les cas sont
nombreux, selon la situation qui fut connue auparavant. Elle est
prégnante aussi bien pour les bourreaux que pour les victimes, mais
aussi pour tous ceux qui, là aussi à des degrés divers, ont été témoins
ou spectateurs, à un moment ou à un autre, du fait concentration-
naire. Le rescapé trouve aussi sa place ici – et avec lui tous ses
proches – et, par la force des choses, le poids doit alors être porté sur
le temps long.
Comment comprendre ? Comment y échapper ? Mon propos n’a
pas pour but d’apporter des réponses définitives – peuvent-elles
l’être ? – mais d’ajouter à la réflexion des éléments tirés de recherches
dont certaines sont encore en cours. Il s’agit aussi de tester des pistes,
des intuitions, pour aller plus loin.
Quatre-vingt-sept juifs (57 hommes et 30 femmes) sont sélec-
tionnés en juillet 1943 à Birkenau. Ils arrivent début août à
Natzweiler 1. La sélection s’est faite selon des critères très précis : ils
correspondent au type du « judéo-bolchevique », cet avatar nouveau
de la folie nazie, et doivent servir à la mise en place d’une collection
anatomique à l’institut d’anatomie de la faculté nazie de Strasbourg,
alors dirigé par le professeur Eugen Hirt. Les gazages ont lieu en
quatre soirées sous les ordres de Josef Kramer, le commandant du
camp de Natzweiler. En juillet 1945, Kramer est entendu par la justice
militaire française sur ces faits. Sa déposition est rigoureuse, stricte,
précise, n’omettant aucun détail. Nous n’en retiendrons ici que le
dernier passage :
« Je n’ai éprouvé aucune émotion en accomplissant ces actes, car j’avais
reçu l’ordre d’exécuter de la façon dont je vous ai indiqué les quatre-
vingt internés. J’ai d’ailleurs été élevé comme cela 2. »
Voilà qui nous plonge brutalement dans la réflexion. « J’ai été
élevé comme cela » : Kramer règle tous comptes. Or, l’on sait qu’il ne

1. Sur ce camp, voir : R. Steegmann, Struthof. Le KL-Natzweiler et ses kommandos : une


nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin, 1941-1945, Strasbourg, La Nuée
Bleue, 2005. Plus récent, Le camp de Natzweiler-Struthof, Paris, Le Seuil, 2009.
2. Bundesarchiv Ludwigsburg, Metz Ordner 1, p. 3295-3305, cité dans R. Steegmann,
op. cit., 2005, p. 425.
VIVRE DANS LES CAMPS, VIVRE DANS LE CAMP, VIVRE AUTOUR DES CAMPS 53

fut pas le seul dans son cas. Exécutant froid, sans état d’âme, d’autres
le furent et ont été bien étudiés par Raul Hilberg 3, par Christopher
Browning 4, par exemple, ou observés et analysés par Primo Levi 5.
L’homme ordinaire. En l’occurrence un fils de comptable, éduqué
dans une famille catholique et peu politisée du sud de l’Allemagne,
abattu par la crise économique, perdant tout espoir de lendemain, qui
trouve dès 1932 son salut en s’inscrivant au Parti. Plusieurs petits
emplois, puis vient la première affectation à un poste subalterne au
camp de Dachau, en 1934. Après la guerre, sa femme assure qu’à
partir de ce moment « il s’est senti, pour la première fois, être un
homme ». Il ne quitte plus les camps jusqu’en avril 1945, et monte en
grade. De 1942 à 1944, il commande à Natzweiler avant d’être muté,
en mai 1944, à Birkenau. À lui de prendre en charge l’extermination
massive des juifs hongrois. Il s’en acquitte avec conscience, avant de
partir pour son dernier poste à Bergen-Belsen. Il quitte Birkenau sans
regret, détestant l’ambiance entre les SS. À Belsen – c’est sa femme
qui témoigne –, l’ambiance est « bien plus agréable » et il « souhaite
faire un camp modèle, propre et ordonné, avec beaucoup de fleurs ».
Le cas est intéressant et mériterait à lui seul une bien plus longue
analyse : il n’en demeure pas moins assez classique dans nos études.
L’autre cas est celui de sa veuve, ici interviewée en 1974 !
Un autre cas serait celui non des commandants, mais des
gardiens, la plèbe SS des camps, bien moins étudiée encore. Tous les
cas s’y retrouvent : celui du fanatique, bien sûr, mais aussi d’autres.
Or, c’est bien ici que se trouve l’objet intéressant de l’étude faite à
partir de ces hommes plongés dans un monde concentrationnaire
qu’ils doivent gérer, alors qu’ils ne font plus la plupart que leur temps
militaire, une fois versés dans la Waffen-SS. Veulent-ils échapper au
front, ils doivent y faire preuve d’efficacité s’ils veulent rester. Certains
le font et de manière ostentatoire – il faut le montrer –, ce qui ne peut
que se retourner contre leurs victimes. D’autres – mais peu

3. R. Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive 1933-1945, Paris,


Gallimard, 1994.
4. C. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande
et la Solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
5. En particulier, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, et Les naufragés et les rescapés,
Paris, Gallimard, 1989.
54 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

nombreux – ont gardé une dose d’humanité dans ce monde qui en est
privé, fermant les yeux, ou même, allant jusqu’à aider une résistance
interne. Dans le premier cas, celui d’une violence à laquelle on
répugne mais que l’on exerce d’une manière presque autoprotectrice,
les exemples seraient nombreux. Mais ici aussi, le pas entre la
conscience de l’acte que l’on commet et le moment où ce même acte
est commis de manière automatique, est vite franchi. La frontière est
mince, et la force du système de la délégation de pouvoirs est alors
redoutable. Ici, la déshumanisation trouve aussi sa place, par l’anni-
hilation totale au final de toute volonté de se comporter en homme.
Classique analyse de la soumission à l’autorité 6.
Au bas de l’échelle est le concentrationnaire. Tout le système
repose sur lui, et son poids est écrasant. Est-il pour autant vu comme
une victime pour le SS ? La question mérite d’être posée. Il est déjà
stigmatisé dans la société par le nazi vainqueur – et il faut rappeler
que cela concerne l’Allemagne dès 1933 avant de toucher l’Europe à
partir de 1940 –, il est mis à part : opposant politique, asocial, handi-
capé, Tsigane, Juif, il est marginalisé et exclu de la société. Une fois
regroupé dans les camps, par une procédure extrêmement rapide
d’entrée, il perd toute identité, ravalé au rang de numéro, de Stück.
Les convois de détenus ne sont pas qualifiés d’« arrivées » (Zugänger)
mais d’« arrivages » (Zugang). La sémantique nazie est essentielle. Les
travaux de Klemperer 7 montrent bien comment fonctionne cette LTI
(Ligua Tertii Imperii) qui fait perdre même aux mots le sens que
l’homme leur a donné : Opération spéciale signifie exécution de masse ;
mort pour tentative de fuite, exécution individuelle ; chambre de douche,
chambre à gaz, etc.
Aussi cet homme que l’on exclut, puis voue à la mort, est-il encore
un homme ? Sans autre identité qu’un numéro, jeté dans la mêlée, il
est plongé dans ce qu’il perçoit vite comme une anormalité, qui elle-
même est vue comme normalité par les nazis. Tout est là pour
rappeler cette dernière : un règlement, une discipline, mais aussi des
codes, des rites, souvent une bibliothèque, parfois un orchestre ou
encore une salle de cinéma. Ainsi, la déshumanisation est aussi

6. S. Milgram, La soumission à l’autorité, Paris, Denoël, 1974.


7. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
VIVRE DANS LES CAMPS, VIVRE DANS LE CAMP, VIVRE AUTOUR DES CAMPS 55

cachée par ses promoteurs qui se rassurent par des devises moralisa-
trices : Arbeit macht frei ; Jedem das Seine, ou, à l’entrée de certains
blocks à Buchenwald, un écriteau sur lequel on lit : Essuyez-vous les
pieds avant d’entrer. Le détenu n’est plus un homme, il est désubjectivé,
ravalé au rang de sous-homme. Dès lors, comment sa mort peut-elle
inquiéter, culpabiliser ? La banalisation de l’inférieur, qui suit sa stig-
matisation, fait le reste. Prenons un exemple, tiré d’une lettre – mais
il y en a ainsi beaucoup d’autres – qu’un soldat allemand envoie à sa
femme, le 5 octobre 1941, depuis le front russe. Il y parle des actions
des Einsatzkommandos :
« Au premier camion, j’avais la main qui tremblait un peu en tirant, mais
on s’habitue. Au dixième [camion], je visais déjà calmement et je tirais à
coup sûr sur cette quantité de femmes, d’enfants et de nourrissons. Je
songeais que j’ai aussi deux nourrissons à la maison, avec lesquels ces
hordes agiraient exactement de même, sinon de manière dix fois pire 8. »
Banalisation de l’ennemi, déshumanisation, et donc non-culpabilité.
Autre exemple où, en Ukraine, une ville est méthodiquement
ratissée. Les Juifs sont rassemblés. Dans une lettre à sa femme, un
soldat raconte qu’il est entré dans une boutique de coiffeur. Le coif-
feur juif et sa femme sont ramassés, mais le soldat, qui est lui-même
coiffeur, termine le travail du Juif en coiffant un Ukrainien resté sur
le fauteuil. Le soldat a fait scrupuleusement son travail de soldat
– chercher les Juifs – mais saisit l’occasion ensuite d’exercer son
métier civil, et de faire son travail d’homme. Dans une scène digne de
Chaplin, il finit de raser le client non juif, avant de poursuivre sa
tâche meurtrière, marquant ainsi la différence entre l’homme et celui
qui, à ses yeux, ne l’est plus 9.
Ainsi la déshumanisation passe-t-elle aussi par le cloisonnement :
celui des tâches, des responsabilités, du quotidien. Le SS va au camp
pour y exercer un métier ou une fonction, mais replonge ensuite assez
vite dans sa banalité. Il reste bon père de famille, entretient des
réseaux de camaraderie. Lorsque l’on analyse les lettres envoyées par
les soldats du front de l’Est, ou celles envoyées par les gardiens des

8. « Lettre de Walter Mattner à sa femme, 5 octobre 1941 », dans H. Welzer, Les exécu-
teurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Paris, Gallimard, 2007, p. 196-197.
9. Ibid., p. 204.
56 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

camps, il apparaît clairement que les récits des exécutions y trouvent


leur place, mais sans qu’apparaisse clairement la référence à la ques-
tion juive, à la « solution finale », ou au système des camps. Ainsi, s’il
existait une connaissance sans doute précise des détails du caractère
pratique des exécutions et de l’anéantissement de populations
entières, il était difficile de les agencer dans une vue d’ensemble de
l’extermination ou de la concentration 10. Le cloisonnement rend
possible le fractionnement de la culpabilité et rend acceptable la
déshumanisation. Jean Améry fait cependant une observation, notant
que si la victime cesse d’être humaine, son bourreau perd du même
coup sa dignité d’homme 11.
Revenons aux détenus. Plongés dans un univers qu’ils ne
comprennent pas et qui les écrase, mutés sans arrêt d’un lieu à l’autre
pour éviter tout enracinement, ils perdent vite tout repère. Seuls ceux
qui sont assez forts, assez jeunes, assez mûrs idéologiquement,
peuvent espérer s’en sortir. Sinon, il faut se compromettre, entrer
dans la zone grise définie par Primo Levi. Pour d’autres enfin, la
déshumanisation a tellement pris le dessus qu’ils se laissent aller, glis-
sent vers la mort, sans bruit, sans plus réagir, et deviennent alors ceux
que l’on nomme les « musulmans ». Michel Ribon, rescapé de
Natzweiler, en parle ainsi :
« Des hommes [qui] avaient cessé de lutter intérieurement contre
l’Ennemi qui, après avoir tout vaincu autour d’eux, pénétraient mainte-
nant en eux comme dans une forteresse en ruines qu’ils auraient
désertée ; nul appel à une aide extérieure ; même à leur voisin immédiat,
ne partait de ces dépouilles ; leur désertion semblait si totale qu’il était
difficile de supposer que de tels corps fussent habités par une vie fantas-
matique ou par le moindre rêve 12. »
Il resterait enfin, pour finir, un dernier champ à exploiter, celui du
rapport du camp avec l’extérieur. Penser que le camp est un monde
clos, sis hors de toute humanité vivante et encore œuvrante, est une
erreur. Les camps sont au cœur de la population, et encore plus à

10. Voir les analyses de P. Longerich, « Nous ne savions pas », Paris, éd. Héloïse
d’Ormesson, 2008, p. 290 et suiv.
11. J. Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995.
12. M. Ribon, Le passage à niveau, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 306.
VIVRE DANS LES CAMPS, VIVRE DANS LE CAMP, VIVRE AUTOUR DES CAMPS 57

compter de 1942. Le réseau complet n’est pas fait des seuls quatorze
camps principaux connus de tous, il doit être complété par celui des
camps annexes, et ceux-ci sont près de trois mille. Ils sont installés au
cœur des villes, des villages, parfois dans une école, dans une usine.
Les hommes travaillent dans les usines, en même temps que les
contremaîtres indigènes, traversent les rues le matin et le soir, sont
amenés par des chemins de fer qui ne roulent pas tout seuls, sont
alimentés par une nourriture qui ne pousse pas sur place.
Vient le temps de l’après-guerre et, dans une amnésie presque
totale, personne n’aurait rien su, ni même vu ! Peter Longerich, dans
un récent ouvrage, fait un sort à cette amnésie collective 13. On ne
savait pas tout, certes, mais on savait assez. Mais là aussi, même dans
un système aussi prégnant que celui du nazisme, ces hommes que l’on
voyait, l’étaient-ils encore ? Fallait-il attendre 1942 et la voix puis-
sante et courageuse de monseigneur von Galen, l’évêque de Munster,
pour que soit dénoncée l’Opération T4 14 ? Celle-ci a été officielle-
ment arrêtée – en fait elle continue – mais elle est désormais cachée
et touche moins les Allemands que d’autres, c’est-à-dire ceux qui
justement sont alors déshumanisés.
Le retour dans la société est difficile, pour les bourreaux comme
pour les victimes. Le survivant suscite l’incrédulité, le témoignage du
bourreau, exigé par un tribunal, désoriente s’il dit vrai. Le mensonge
est alors plus crédible, et il permet de ne pas entendre. Pour le
rescapé vient souvent le temps du silence, et ainsi, le bourreau a tué
même la mort 15.
La question du rapport avec la population civile est complexe,
mais elle montre bien, dans une région comme l’Alsace notamment,
qu’il y a homme et homme, victime et victime. Il me faudrait sans
doute du temps pour revenir sur la question du rapport entre
Schirmeck et Natzweiler. Deux camps dans la même vallée, deux
camps différents, mais deux lieux de terreur, et il est ici inutile et vain
de vouloir graduer celle-ci. Pourtant, après la guerre, malgré la chape
de plomb qui pèse longtemps sur ces années noires, Schirmeck est

13. P. Longerich, op. cit.


14. Opération d’euthanasie des malades mentaux.
15. Y. Ternon, L’État criminel, Paris, Gallimard, 1995, p. 102.
58 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

resté Schirmeck, c’est-à-dire le camp des Alsaciens, alors que


Natzweiler est devenu le Struthof, perdant même son nom pour celui
d’un lieu-dit qui n’a aucune validité historique, sinon que de rappeler
le lieu-dit où a commencé l’histoire d’un camp de concentration qui,
au final, fit près de 22 000 morts. La question est ici ouverte… De
même que celle de la concurrence des victimes – résistants et Juifs –
qui ont tous leur place dans l’histoire, mais dont la mémoire est diffé-
rente. Reste aussi la question de la culpabilité, Die Schuldfrage de
K. Jaspers, traduit en français dès 1946 sous le titre de La culpabilité
allemande 16.
L’historien a encore de beaux jours devant lui, car la page n’est
pas tournée. L’histoire continue, hélas !

16. K. Jaspers, La culpabilité allemande, Paris, éd. de Minuit, rééd. 1990.


Freddy Raphaël

Civilisation et décivilisation
dans l’œuvre de Norbert Elias

La cécité dont font preuve les Juifs allemands de l’entre-deux


guerres devant la régression dans la barbarie, constitue l’expérience
matricielle qui amène Norbert Elias (1897-1990) à analyser à la fois le
procès de décivilisation et l’attitude complexe, voire contradictoire,
des exclus.
Certes, « la culture est l’humanité de l’humain » (Schilter), mais
elle ne constitue pas une barrière contre le meurtre collectif. Bien
plus, la victime ne cesse de se réclamer de cette culture partagée qui
n’a en rien empêché son annihilation.

L’impossible rechute dans la barbarie

La vocation de Norbert Elias, tout comme l’infléchissement de


son œuvre de l’histoire vers la sociologie, constitue une illustration
paradigmatique de l’interaction de l’itinéraire chaotique d’un exilé et
de l’élaboration d’une réflexion scientifique. Tout aussi significative
est sa difficulté à rendre compte, malgré sa volonté de construire un
idéal-type des figures de domination, de la spécificité de sa propre
expérience de l’histoire. Il témoigne ainsi du drame de nombre d’in-
tellectuels juifs qui, ayant appris à penser l’homme et l’univers à partir

Freddy Raphaël, sociologue, professeur des universités, Strasbourg.


60 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

des catégories et des valeurs de la culture allemande, ne peuvent


comprendre qu’une telle civilisation ait pu sombrer dans la barbarie
absolue.
Toute société, dans la perspective de Norbert Elias, mais aussi de
Georg Simmel, est une configuration instable, traversée par des
tensions et des contradictions. Sa dynamique repose sur des rapports
de pouvoir et de domination, et repousse sur la périphérie des margi-
naux. C’est la violence symbolique qui est l’instrument de cette
oppression. Norbert Elias s’interroge sur la cécité particulière de
certains groupes opprimés : ils pensent qu’ils sont tout à fait intégrés
dans la société majoritaire, qu’ils y sont admis sans réticence, qu’ils
participent de l’identité commune, alors qu’ils sont « l’objet de stig-
matisations subjectives et d’exclusions objectives 1 ». La violence
symbolique est à l’origine de la fausse perception des victimes, qui
estiment qu’elles sont en sécurité et que rien ne peut leur arriver.
Norbert Elias porte témoignage de la volonté acharnée de la
communauté juive allemande du premier tiers du XXe siècle de se
considérer comme définitivement intégrée à la nation allemande.
Cette certitude repose notamment sur la loyauté dont les Juifs font
preuve à l’égard d’un pays qui leur reconnaît la plupart des droits, et
leur permet d’accéder à « la richesse et à la considération ». C’est à
l’État de droit que va d’abord leur confiance, qui garantit la sécurité
de chacun et qui réfrène la violence. Même lorsque les nazis parvien-
nent au pouvoir, et qu’après les combats de rue « l’ordre fut rétabli »,
les Juifs eurent le sentiment que, du moment que « c’était un État de
droit […] rien ne pouvait leur arriver 2 ». Ce sentiment était si profon-
dément ancré en eux que malgré les craintes qu’ils éprouvèrent, ils ne
songèrent nullement à quitter l’Allemagne. Le père de Norbert Elias
était convaincu qu’en Allemagne la justice prévalait « et qu’il n’y avait
pas de place pour la violence au sein de l’État 3 ». Même les syndicats,
et plus particulièrement les sociaux-démocrates, faisaient confiance à
ce dernier.

1. Cahiers internationaux de sociologie, « Norbert Elias, une lecture plurielle », vol. 99,
1995, p. 232.
2. A. Van Hoss, J. Heerma et A. Van Stolck, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard,
1991, p. 68.
3. Ibid., p. 59.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 61

La confiance des Juifs repose également sur l’attachement dont ils


témoignent pour la culture allemande. Ils excellent dans de
nombreux domaines, depuis la psychiatrie, la psychologie, l’art,
jusqu’à l’économie. La littérature allemande classique a joué un rôle
déterminant dans la formation initiale de Norbert Elias. À la veille de
sa bar-mitsva (sa majorité religieuse), alors qu’il abordait sa treizième
année, il se rendit dans la plus grande librairie de Breslau. Il savait
que les amis de ses parents ne manqueraient pas de lui offrir des
livres. Aussi prit-il les devants, et demanda aux vendeurs de leur
suggérer qu’il désirait « qu’on lui offrît des auteurs allemands clas-
siques dans l’édition de l’Institut bibliographique ». Possédant déjà les
œuvres complètes de Schiller, il fut très heureux de recevoir celles de
Goethe, de Heine, de Mörike, d’Eichendorff dans cette même collec-
tion d’auteurs classiques. Il éprouva une légitime fierté de posséder
ces ouvrages. À la fin de sa vie, il se rendit compte que le fait qu’il ait
été plongé très tôt dans cette littérature avait eu une influence déci-
sive sur sa personnalité. « C’est à la littérature allemande, entre
autres, que je dois l’étendue et la profondeur de mon approche des
problèmes humains, et ce, même quand je commençai à comprendre
l’insuffisance de l’orientation philosophico-idéaliste et que j’adoptai
finalement, en me consacrant à la sociologie, une attitude critique vis-
à-vis de son humanisme traditionnel 4. »
Cette passion pour la culture germanique, Norbert Elias l’a
partagée avec la société juive de son temps, qui « se concevait elle-
même, dans sa majorité, comme l’un des piliers de la culture alle-
mande 5 ». Le théâtre, la musique et les beaux-arts lui doivent
beaucoup. Elias se souvient aussi que dans son adolescence, il existait
un mouvement de jeunesse juif qui « s’occupait exclusivement » de
faire connaître et aimer les cathédrales et les chefs-d’œuvre de l’art
allemand. Il faut bien reconnaître que l’une des raisons qui amènent
Norbert Elias à ne pas s’appesantir sur la Shoah, c’est son refus de
réduire la civilisation germanique à l’horreur de cette période. Il
continue, à la fin de sa vie, à « s’identifier fortement à la culture alle-
mande 6 », à se réclamer de « Goethe, Schiller et Kant […] ». Il n’a

4. Ibid., p. 108.
5. Ibid., p. 29.
6. Ibid., p. 28.
62 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

cessé d’être « très attaché » aux paysages allemands et affirme, avec


une certaine fierté, qu’il n’y a pas une seule cathédrale qui lui soit
inconnue.
L’identification avec la patrie est telle que les Juifs vont jusqu’à
reproduire les préjugés des Allemands à l’encontre du monde
« sauvage » de l’Est. « “Et la Russie ?” “C’était l’Orient barbare, tout
cela ne faisait plus partie du monde civilisé 7” ». Bien plus, ils mépri-
sent de la même manière leurs coreligionnaires. « L’expression “juifs
polonais” était presque une injure. […] En Silésie, en tout cas, on
grandissait avec le préjugé que les “Polaks” étaient des êtres infé-
rieurs 8. » L’Europe orientale était considérée comme une région de
moindre culture et ses habitants étaient des « Cosaques » à qui il
fallait barrer la route.
Il y a pourtant des déchirures dans la trame de ce scénario inté-
grateur trop lisse, trop consensuel. Les Juifs s’efforcent de minimiser
les discriminations, et de les rejeter sur une poignée d’antisémites,
gens de peu « qui ne valaient pas la peine qu’on parlât d’eux 9 ».
Aucun Juif n’était admis dans une corporation d’étudiants alle-
mands. Et alors que des villes comme Heidelberg étaient entièrement
sous l’emprise de ces guildes qui arboraient képis et fanions, les Juifs
s’employèrent à créer leurs propres corporations sur un modèle iden-
tique. Mais le cœur n’y était pas : « On ne les prenait pas au
sérieux 10 » et eux-mêmes, affublés de tous les signes obligés, avaient
bien conscience de cette mascarade.
Alors qu’il avance en âge, Norbert Elias n’hésite pas à qualifier
d’« autoaveuglement » cette attitude d’évitement (Selbsttaüschung 11).
Il réalise que c’est une tentative de se rassurer à bon compte. « Si les
Juifs avaient pris conscience à quel point les couches moyennes et supé-
rieures de la société allemande étaient imprégnées d’antisémitisme, ils
auraient perdu une bonne part de leur sentiment de sécurité 12. »
Cependant l’empereur, qui invitait des Juifs à la cour, était considéré

7. Ibid., p. 29.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 20.
10. Ibid., p. 48.
11. Ibid., p. 21.
12. Ibid., p. 22.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 63

comme un garant contre tout débordement. Norbert Elias insiste sur


le sentiment de « pleine sécurité » qu’ils éprouvaient, lui et tous les
siens. Il reposait, entre autres, sur l’aisance dont bénéficiait la bour-
geoisie juive. Cet univers stable et rassurant, qui leur accordait l’éga-
lité des chances, était même « trop fade » . On s’y « ennuyait »
quelque peu, et « l’on ne pouvait pas s’imaginer que quelque chose de
nouveau puisse se produire un jour 13 ». C’est également la réussite
sociale de bien des Juifs allemands qui les a amenés à minimiser l’an-
tisémitisme. La mémoire collective de la communauté faisait l’im-
passe sur les conditions dégradantes qui avaient été imposées aux
Juifs, parqués dans un ghetto à la fois matériel et mental. Elle ne privi-
légiait que la progression économique et la réussite culturelle.
« C’était une ascension sociale linéaire, écrit Norbert Elias 14. Mes
grands-parents ont probablement mieux vécu que leurs parents […].
Ce qui s’était produit plus tôt – la vie de mes grands-parents dans le
ghetto – c’était très loin. »
Norbert Elias semble suggérer qu’il appartenait à un monde fami-
lial et intellectuel « trop civilisé » pour qu’il puisse mesurer le danger
que représentaient le Führer et ses partisans. En 1933 encore, Karl
Mannheim déclarait que « toute cette histoire avec Hitler ne durerait
pas plus de six semaines, car cet homme était complètement fou ».
Elias a lui aussi sous-estimé le danger, car il n’hésita pas en 1932 à
assister, certes déguisé, à un meeting de Hitler à Francfort. Il fut
fasciné par la foule surexcitée qui, deux heures durant, attendit le
Führer. Ce qui lui reste en mémoire, c’est le moment où, à la fin de la
réunion, celui-ci fit approcher les enfants, leur posa la main sur le
front et leur donna la bénédiction. En 1933 Norbert Elias fuit
l’Allemagne, et c’est en 1935 qu’il y retourne pour la dernière fois. Il
vient revoir ses parents. Il est significatif qu’en guise de cadeau
d’adieu son père lui ait remis une machine à écrire portable. Il ne s’en
est jamais séparé, jusqu’à sa mort. Alors qu’il est confronté à de
nombreuses oriflammes ornées de la croix gammée, il relève surtout
qu’il reste « des gens qui ne sont pas des nationaux-socialistes 15 ».
Bien plus, le pays, qui jusqu’à la prise du pouvoir par les nazis avait

13. Ibid., p. 23.


14. Ibid., p. 22.
15. Ibid., p. 68.
64 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

connu les combats de rue et « la violence à l’état brut », était redevenu


« un État de droit 16 ». Cette confiance en la Constitution ne fut pas
entamée. Chez Elias et les siens prévalut le sentiment « que rien ne
pouvait leur arriver ».
Il nous semble que la famille de Norbert Elias, lorsqu’elle s’ac-
croche désespérément au fait que « l’ordre règne encore en
Allemagne 17 », est représentative de l’aveuglement et de l’erreur de
jugement d’une grande partie de la bourgeoisie juive. Prisonnière de
sa vision de l’accomplissement culturel de l’Allemagne, reconnais-
sante pour l’émancipation et la promotion sociale qui lui avaient été
accordées, elle minimise le danger. En 1935, ni Norbert Elias qui
voyage à travers l’Allemagne, ni ses parents, ne sentent « peser sur
eux une menace imminente 18 ». Au nom de cette culture commune,
ils méprisent Hitler et la masse qui le suit. Ce n’est que « lentement »,
selon lui, et sans projet préétabli, que les nazis « se sont acheminés
[…] vers la solution finale. Ils n’avaient pas décidé dès le départ les
chambres à gaz 19 ».
En 1938 toutefois, Norbert Elias, à qui ses parents viennent rendre
visite à Londres, sent que le danger est immédiat. Il s’efforce de les
convaincre, il les supplie de rester avec lui en Angleterre. Ils lui oppo-
sent leur attachement à Breslau, leur peur de la solitude et de la
misère, leur incapacité à recommencer une nouvelle vie, et toujours,
comme une certitude à laquelle ils tentent désespérément de s’accro-
cher, cette conviction : « Je n’ai rien fait de mal. Que peuvent-ils me
faire ? » Ce moment décisif, où Norbert Elias ne parvient pas à les
convaincre, signifie la séparation définitive. Il ne cessera de le hanter.
En 1940 sa mère lui écrit que son père est mort. Puis les lettres s’in-
terrompent. Elle est déportée à son tour à Auschwitz.
À la fin de son autobiographie, Norbert Elias est amené encore
une fois à préciser son attitude par rapport à l’Allemagne. Non seule-
ment il refuse toute idée de culpabilité collective – ce serait avoir
recours aux catégories meurtrières utilisées par les nazis – mais il

16. Ibid., p. 68.


17. Id.
18. Ibid., p. 69.
19. Id.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 65

n’éprouve aucun « sentiment de haine 20 » face à d’anciens nazis.


Pourtant, cette attitude apparemment distanciée et maîtrisée ne
résiste pas à l’évocation lancinante de sa mère dans la chambre à gaz.
Il a conservé les dernières lettres qu’elle lui a envoyées du camp de
transit – « elle avait le droit d’écrire dix mots, pas un de plus ». Il se
sent impuissant et dépassé. « Mon sentiment est présent, et il est très
fort ; même quarante ans après, je n’arrive pas à le surmonter. Mais
que puis-je faire ? Que croyez-vous que je puisse faire quand je
rencontre par exemple cet homme ? [Il s’agit d’un ancien nazi qui
réside avec lui dans le même institut de recherches de Bielefeld.]
Dois-je aller le voir et lui dire : “Vous êtes un salaud, vous avez assas-
siné ma mère 21 !” »
Dans le champ des sciences humaines, la construction d’un objet
d’étude tout comme l’angle sous lequel on l’aborde portent l’em-
preinte d’une subjectivité et, parfois, la trace d’un itinéraire de vie.
Cette influence est d’autant plus significative chez les sociologues
pour qui celui-ci ne fut pas un « long fleuve tranquille ». L’exil qu’im-
posa la prise de pouvoir par les nazis introduisit une rupture brutale
dans le cours jusque-là relativement protégé de l’existence de Norbert
Elias.
Mais y a-t-il eu vraiment une brisure décisive ? Elle ne fut que
partielle, car l’enfance heureuse de Norbert Elias, la certitude de se
savoir entouré, protégé et respecté, forgèrent en lui la conviction
intime de sa propre valeur et le refus de la déchéance à laquelle il fut
confronté. C’est sous le signe de la marginalité revendiquée qu’il
inscrit son œuvre de sociologue. Il y a d’abord un lien entre l’intégrité
intellectuelle que lui ont enseignée ses parents, son refus d’abdiquer
devant la masse ralliée au nazisme, et la persévérance dont il n’a cessé
de faire preuve, cheminant sans reconnaissance sociale des années
durant. C’est au nom de cette honnêteté à l’égard de lui-même qu’il
a « nagé à contre-courant, contre tous ceux qui détenaient un
pouvoir 22 ». Il n’a pas dévié de sa rigueur, il n’a pas cédé. « J’ai
toujours eu conscience que les opinions dominantes étaient une

20. Ibid., p. 99.


21. Id.
22. Ibid., p. 96.
66 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

imposture 23. » Il assigne à la sociologie « une mission sociale 24 » en


se fondant là encore sur son itinéraire de vie, sur la conviction qu’il
faut sans cesse chercher une voie nouvelle, que « cela en vaut la
peine ». Il dénonce le « nihilisme » ambiant et attribue à sa démarche
une vocation singulière : dans un monde qui s’est débarrassé de l’em-
prise de la religion, qui a « enfin atteint l’âge adulte 25 » par la mise à
l’écart des figures tutélaires du père et de la mère, la sociologie doit
contribuer « à construire une vie qui ait un sens pour nous en tant que
groupe formant une société ».
C’est Paris qui fut, de 1933 à 1935, la première étape de l’exil de
Norbert Elias. Malgré la sympathie qu’on lui témoigna, il ne trouva
aucun travail. La non-réception de Über den Prozess der Zivilisation, qui
est le premier grand ouvrage rédigé par Norbert Elias, s’explique par
le fait qu’il est édité hors d’Allemagne et que son auteur est en exil.
André Burguière 26 souligne qu’il n’y eut en France qu’un seul compte
rendu, fouillé et stimulant, celui de Raymond Aron. C’est d’ailleurs
lui également qui suscitera au début des années 1970 une traduction
française de l’ouvrage.
Même si l’Angleterre l’a mieux accueilli, s’il y a progressivement
occupé différents postes universitaires avant que d’enseigner au
Ghana, son œuvre ne fut pas traduite. « Il est resté un sociologue un
peu à part et assez ignoré 27. » Il ne fut en fait véritablement reconnu
qu’aux Pays-Bas, où se constitua autour de lui un cercle de disciples.
Si l’Allemagne l’honora à partir des années 1970, c’est essentiellement
« comme l’un des rares survivants de la grande génération intellec-
tuelle d’avant-guerre 28 ». Il n’y exerça aucune influence décisive sur
la sociologie et l’histoire. Paradoxalement, c’est sa réception par les
disciples de Raymond Aron, puis par ceux de Pierre Bourdieu, et
surtout par les historiens des mentalités français, qui détermina la
traduction de l’œuvre en anglais et en italien. Ainsi, comme le

23. Ibid., p. 96.


24. Ibid., p. 97.
25. Id.
26. Cahiers internationaux de sociologie, op. cit., p. 213.
27. Ibid., p. 214.
28. Id.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 67

souligne Roger Chartier 29, l’exil a creusé un écart considérable entre


le moment de l’écriture et celui de la publication. Et de citer le cas le
plus extrême, celui de La société de cour qui fut rédigée comme thèse
d’habilitation avant 1933, et ne fut publiée en allemand qu’en 1969.
« La pensée d’Elias est constamment en mouvement, et il n’y a pas de
stabilité des œuvres, puisque à cause de ces écarts souvent très longs,
il déplace, retravaille, révise, ajoute. »

Le procès de la décivilisation

La guerre et la dépossession de soi


Il y a eu en fait plusieurs exils dans la vie de Norbert Elias. La guerre
en fut le premier. Elle signifie pour lui le passage brutal de la chaude
sécurité de l’enfance au danger absolu. Elle représente la dépossession
de soi. Il a 18 ans quand il est incorporé et se trouve précipité dans
une aventure qui le dépasse. « Connaissez-vous ces attractions de la
fête foraine dans lesquelles on est poussé de-ci, de-là, sans savoir où
l’on va parce qu’on est bousculé et heurté en permanence ? Eh bien,
c’est ce sentiment que l’on avait quand on devenait soldat. Ils vous
poussaient à l’intérieur sans ménagements et vous disaient : fais ceci,
fais cela, et on le faisait parce qu’on n’avait pas le choix 30. » C’est
aussi l’expérience de la banalité du mal, d’un antisémitisme qui
s’affirme parfois sans retenue. Il suffit qu’Elias veuille déloger de son
lit un camarade qui, profitant de son absence, se l’est approprié, pour
qu’il s’entende traité de « sale juif, cochon de juif ». Une bagarre s’en-
suivit et il fallut séparer les deux « camarades ». La guerre signifie
aussi pour Norbert Elias la proximité avec certains traits de la culture
allemande qui lui restent totalement étrangers. Lorsque son unité de
transmission monte en première ligne, près de Péronne, dans une
voiture tirée par un cheval, au milieu des éclairs de lumière incessants
et du feu roulant, un soldat joue de l’harmonica et chante. Ses chan-
sons, lentes, chargées de sentiment et de mélancolie, ont toutes partie

29. Ibid., p. 215.


30. A. Van Hoss, J. Heerma, A. Van Stolck, op. cit., p. 33.
68 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

liée avec la mort. Or, une telle fascination lui est tout à fait étrangère.
Il ne peut se reconnaître dans la célébration de l’aube qui annonce la
sonnerie du clairon et « la mort promise de celui qui chante ». Il n’est
pas enclin à louer le camarade exemplaire qui a été fauché à ses côtés.
« C’est très, très allemand. Aucun autre pays, si ce n’est peut-être la
Pologne, a une conscience de soi aussi sinistre 31. » Une telle obsession
du sacrifice et de la mort ne pouvait qu’être suspecte à Norbert Elias,
marqué par la tradition juive qui exalte la vie.
Si la guerre représente une telle rupture pour les Juifs c’est que,
pour nombre d’entre eux, la culture allemande à laquelle ils adhèrent
si fortement réactive leur patriotisme mais n’entraîne pas de nationa-
lisme. L’esprit des Lumières n’est guère conciliable avec le milita-
risme. Et lorsqu’ils furent contraints de combattre les Français et les
Anglais, et alors même qu’ils s’identifiaient très fortement à la tradi-
tion allemande, ils ne parvinrent pas à les considérer comme des
ennemis. « C’est étrange, écrit Norbert Elias, je ne me suis jamais inté-
ressé à l’ennemi, je n’ai jamais éprouvé ce sentiment 32. »
Ce n’est qu’après avoir subi lui-même « le choc » du front qu’Elias
comprend pourquoi un camarade de lycée qui avait dû partir à la
guerre avant lui, s’était, à son retour, muré dans un mutisme complet.

La fascination pour la culture d’accueil et la distanciation lucide


Norbert Elias évoque avec beaucoup de retenue le désir effréné
de l’étranger de nier la précarité de sa condition et son statut d’infé-
riorité. Il s’agit moins d’une revendication outrancière que de la
conséquence perverse de l’adhésion aux valeurs de la société d’ac-
cueil. Ce fut le cas aussi bien des Juifs d’Allemagne, qui étaient
persuadés d’être parvenus à concilier les valeurs de leur tradition
spécifique et celle de la civilisation germanique, que des Juifs français
de la deuxième partie du XIXe siècle, pour qui la Révolution et la
République signifiaient l’accomplissement des impératifs de leur code
recteur. D’où la tendance à considérer les attitudes du rejet comme
une trahison des principes fondateurs de la société majoritaire et à les

31. Ibid., p. 36.


32. Ibid., p. 74.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 69

attribuer à des individus méprisables, qui ne respectent pas le contrat


social. À partir de cette confiance absolue dans la culture, la dérive
vers « l’autoaveuglement 33 » semble inévitable, car interviennent
également les jugements de classe et les stéréotypes qui associent les
conduites déviantes à telle ou telle catégorie de la société, et estiment
que les autres en sont par essence indemnes.
Il arrive que l’étranger soit l’un des plus ardents soutiens de la
culture du pays d’accueil, œuvrant résolument pour son épanouisse-
ment et sa propagation, et qu’il prenne cependant ses distances à
l’égard d’autres traits caractéristiques de la société majoritaire. C’est
ainsi que les Juifs allemands étaient, selon Norbert Elias, dans une
situation quelque peu paradoxale : « Politiquement, ils étaient des
marginaux, et, en même temps, ils faisaient partie des piliers de la vie
culturelle 34. » Sans le mécénat juif, nombre de salles de concerts et de
théâtres n’auraient pas pu survivre ; à des degrés divers, il en était de
même à Paris, à Bâle et aux États-Unis.
Parfois l’étranger fait preuve de bonne volonté et imite servile-
ment les rites et les ordres les plus traditionalistes de la société majo-
ritaire, alors même que celle-ci l’exclut de cette « chevalerie ». Il se
heurte au mépris de l’entourage, et n’est pas dupe de la comédie qu’il
joue. À Breslau, les étudiants juifs, qui ne sont pas admis dans les
corporations, fondent la leur : « Je me souviens, écrit Elias 35, avoir
assisté, affublé de mon képi et de tout le tralala, au mariage d’un
vétéran de la corporation. Un camarade de corporation, qui était
présent lui aussi, à la synagogue, me glissa à l’oreille : “Un Moyen
Âge dans l’autre.” » Ainsi les Juifs, rejetés des corporations, fondent
les leurs sur le modèle des autres, « et en même temps s’en
moquaient ».
Mais la revendication de l’appartenance à la culture du pays d’ac-
cueil n’entraîne pas nécessairement, de la part de l’étranger, une
adhésion aveugle. En vertu de sa tradition, de la manière singulière
dont il l’assume, il peut fort bien s’identifier à certains traits signifi-
catifs et en rejeter d’autres. L’admiration que Norbert Elias vouait au

33. Ibid., p. 21.


34. Ibid., p. 29.
35. Ibid., p. 21.
70 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

classicisme allemand, à Goethe, Schiller et Kant, ne l’a pas empêché


de condamner le nationalisme et le militarisme. Ce refus fondamental
fait de lui, selon sa propre grille d’analyse, non pas quelqu’un
d’« installé » mais un « marginal » : « Je n’ai jamais été pour la guerre,
ni pour l’empereur – j’ai toujours été au fond de moi-même contre
tout cela. Je n’en parlais probablement jamais, mais spontanément et
de façon totalement non réfléchie, il était clair pour moi que ce n’était
pas mon univers, que je n’avais rien de commun avec tout cela. Ce
sentiment était très fort en moi. On peut considérer que c’était une
position marginale 36… » Il est significatif aussi qu’Elias soit étranger
à l’un des traits que Saul Friedländer a considérés par la suite comme
constitutif de l’idéologie nazie, le culte de la mort. Rappelons que
lorsqu’il se trouve en première ligne à Péronne, et que les cadavres
d’hommes et de chevaux jonchent le sol, il supporte mal le son de
l’harmonica, « les mélodies lentes, mélancoliques et le chant senti-
mental 37 ». Il se souvient encore, vers la fin de sa vie, de l’air et des
paroles de ces chants d’amour adressés à la mort. Le culte du sacri-
fice suprême, la fascination qu’il exerce, lui semblent inquiétants.
Dans le « kitsch de la mort » se trouvent amalgamés, comme le
souligne Saul Friedländer 38, deux éléments contraires, l’appel à la
communion émotionnelle, et la solitude et l’effroi. « Leur juxtaposi-
tion représente le fondement d’une certaine esthétique religieuse et le
soubassement de l’esthétique nazie… » Du romantisme allemand et
de Wagner jusqu’au nazisme, le motif d’une mort ritualisée et stylisée
prend une dimension mystique. « C’est une attirance pour la mort en
soi, quelque chose d’élémentaire, d’opaque, d’irréductible à l’ana-
lyse : c’est la mort en tant que révélation, que communion 39. »

36. Ibid., p. 28.


37. Ibid., p. 35.
38. S. Friedländer, Reflets du nazisme, Paris, Le Seuil, 1982, p. 23.
39. Ibid., p. 40.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 71

Culture et civilisation

C’est précisément sur sa condition et sa tradition « d’étranger » de


l’intérieur que se fonde partiellement la méfiance que Norbert Elias
manifeste à l’égard de ceux qui opposent radicalement « culture » et
« civilisation ». Cette antithèse trouve déjà une élaboration significa-
tive dans les Considérations d’un apolitique de Thomas Mann. En elle
s’exprime « une version spécifiquement allemande, profondément
enracinée, du conservatisme intellectuel et politique », qui confronte
deux figures emblématiques. Le symbole de la « culture », c’est le
baladin, le troubadour qui, « étranger à la politique et n’écoutant que
sa sensibilité », parcourt le pays en chantant des poésies populaires ;
le représentant de la « civilisation » c’est l’intellectuel, tout particuliè-
rement celui qui se permet de critiquer l’ordre établi et défend « les
idéaux de la civilisation occidentale, tels que le rationalisme, l’huma-
nisme et la démocratie parlementaire 40 ».
De son éducation et de son expérience d’exilé relèvent probable-
ment le parti pris de Norbert Elias de montrer, sous la diversité des
cultures, l’unicité du genre humain, ainsi que son engagement
« contre la conception de l’homo clausus 41 ». Il est significatif que
l’une des premières marques de l’hominisation qu’il privilégie
comme objet d’étude est le rire.
Très jeune, Norbert Elias fait l’expérience singulière et contradic-
toire de l’appartenance à un groupe minoritaire stigmatisé, alors
même qu’il éprouve le sentiment d’être « complètement inséré dans
le courant culturel et le destin politique et social de la majorité qui le
stigmatise ». Ce n’est pas tant la singularité ethnique et religieuse des
Juifs qui, selon lui, est à l’origine des difficultés qu’ils rencontrent, que
le fait qu’ils se rebiffent contre l’infériorité sociale dans laquelle on
veut les maintenir. À chaque fois que des groupes marginaux, assi-
gnés à un statut inférieur, refusent cette discrimination, ils constituent
une menace. Bien que certains de leurs membres, comme Norbert
Elias, se libèrent « du signe le plus distinctif » de cette minorité, « à
savoir la religion », ils n’échappent pas pour autant à son destin

40. A. Van Hoss, J. Heerma, A. Van Stolck, op. cit., p. 129.


41. Ibid., p. 109.
72 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

singulier. Le ressentiment se fait jour quand « le groupe marginal


socialement inférieur, méprisé et stigmatisé », revendique non seule-
ment l’émancipation politique mais également l’égalité sociale. La
concurrence de ceux qui refusent leur statut d’individus subordonnés
et soumis déstabilise les groupes établis, dont l’identité se définit à
partir d’une supériorité qu’ils prétendent fondée en nature.

La stigmatisation et l’obsession de la pureté


Norbert Elias relève également le fait que les groupes établis ont
besoin que leurs victimes arborent les signes de leur infériorité, et
qu’elles soient repérables : tant que les « Juifs restent de petits commer-
çants ou des colporteurs qui voyagent de par le pays, bizarrement vêtus
et clairement identifiables comme les autres membres du ghetto 42 », la
tension est moindre. Parfois, ils vont jusqu’à intégrer le stéréotype qui
les enferme dans leur déchéance. C’est ainsi que les Juifs qui, depuis
des siècles, constituent un groupe marginal en butte avec le mépris et
l’opprobre, en sont venus à leur tour à conférer au terme de « juif » une
connotation dégradante et injurieuse. « Moi-même, écrit Norbert Elias,
lorsque j’étais encore enfant, j’hésitais à prononcer le mot de juif. On se
rendait compte très jeune que ce mot était employé partout comme une
injure mêlée d’un profond mépris 43. »
Plus l’identité du groupe dominant est incertaine et mal assurée,
plus son hostilité est grande à l’encontre de tout ce qui semble le désta-
biliser. « C’est ce qui explique pourquoi en Allemagne on avait
tendance à passer d’un extrême à l’autre, à osciller entre un sentiment
d’humiliation et le sentiment de sa propre grandeur incomparable, de
son rôle dans l’histoire universelle 44. » De même, dans les États colo-
nisés, ce sont souvent les « petits Blancs », ceux dont le statut est le plus
précaire, qui s’opposent avec le plus d’acharnement à tout relâchement
de l’exploitation et de l’humiliation imposées aux opprimés.
C’est à partir de son expérience de Juif allemand stigmatisé, de
« ce qu’[il] avait vécu dans [sa] chair 45 », que Norbert Elias élabore

42. Ibid., p. 152.


43. Ibid., p. 153.
44. Id.
45. Ibid., p. 154.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 73

l’hypothèse, confirmée par son expérience ultérieure, que les groupes


dominants se fondent sur les qualités éminentes d’une minorité
d’entre eux pour construire une image valorisante ; par contre, ils
enferment le groupe méprisé dans un stéréotype incapacitant élaboré
à partir des turpitudes d’un petit nombre.
Le groupe stigmatisé peut réagir de deux façons : soit qu’il intègre
l’image négative dans laquelle on tente de le parquer, soit qu’il récuse
le stéréotype dévalorisant. Selon Norbert Elias 46, c’est probablement
en se fondant sur « leur longue tradition en tant que peuple du Livre,
qui accorde une valeur particulièrement élevée au travail intellectuel »,
que les Juifs allemands ont rejeté la représentation méprisable que leur
entourage s’employait à leur imposer. Les injures et les accusations
subies, l’existence humiliante à laquelle ils étaient soumis n’entamaient
pas le sentiment qu’ils avaient de leur propre valeur. « On était de facto
un homme de second ordre, mais ce n’était pas une raison pour se
considérer soi-même comme un homme de second ordre 47. »
Ils dénoncent l’antisémitisme comme le fait d’un ramassis de
fauteurs de troubles, sans éducation, sans foi ni loi.
Ce que les dominants mobilisent, c’est la conscience d’appartenir à
une communauté supérieure, ainsi que le mépris à l’égard des autres,
afin « d’engendrer une cohésion de groupe, une identification collec-
tive, une communauté de normes 48 ». Le contrôle social est la contre-
partie de la confiscation du pouvoir par les « ayants droit », qui tentent
d’exclure les « intrus » de tout poste de responsabilité. La stigmatisation
de ces derniers est une « arme puissante aux mains du groupe installé
pour perpétuer son identité, affirmer sa supériorité et maintenir les
autres à leur place 49 ». Il enferme les étrangers dans une essence malé-
fique extrapolée à partir des caractéristiques négatives de « ses pires
éléments », tandis qu’il s’attribue les vertus dont fait preuve « la mino-
rité de ses meilleurs éléments 50 ». Cette manipulation des « représenta-
tions » permet d’articuler un sentiment d’éminente supériorité et le
dénigrement systématique de l’adversaire, qui se perpétuent avec une

46. Ibid., p. 154.


47. Ibid., p. 155.
48. N. Elias, J.L. Scotson, Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, 1977, p. 33.
49. Id.
50. Ibid., p. 34.
74 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

« rigidité extrême 51 » de génération en génération. Lorsque les


tensions se font jour dans le groupe dominant, l’un des stratagèmes
auxquels il a recours pour restaurer une plus grande cohésion
consiste à « renforcer les contraintes que ses membres imposent à
eux-mêmes ainsi qu’au groupe qu’il domine – l’observance de ces
règles pouvant servir de signe du charisme 52 ».

De la souillure
À cela s’ajoute que « la gratification que chacun tire de sa partici-
pation au charisme collectif compense le sacrifice personnel de la
soumission aux normes collectives 53 ». Il est significatif que Norbert
Elias, à partir de l’expérience de réprouvé qui fut la sienne, a compris
la force émotionnelle et fantasmatique de l’obsession de la pureté : la
« peur de la pollution 54 » est telle que tout contact avec les étrangers
entraîne une souillure qui provoque la déchéance de l’homme supé-
rieur. Ceux qui sont stigmatisés sont censés être d’une saleté repous-
sante, qui n’est que le reflet de la laideur et de la vilenie de leur
personnalité profonde. « Presque partout, les membres des groupes
installés […] se flattaient d’être plus propres, au sens littéral comme
au figuré, que les intrus ; et, comme bien des groupes marginaux sont
déshérités, probablement avaient-ils souvent raison 55. » Ainsi le
risque de contamination est-il double, « par l’anomie et par la saleté,
celles-ci étant assimilées au point de ne plus faire qu’un 56 ». Norbert
Elias reprend la typologie wébérienne des Juifs comme « peuple
paria » lorsqu’il évoque ces groupes dont « le travail était réputé
impur, et donc socialement polluant 57 ». Le renforcement du
« tabou » et la crainte de la « souillure » entretiennent la « peur » de
la contamination. Pour éviter la souillure, il faut que l’intrus soit
immédiatement identifiable ; d’où l’imposition d’« un signe
distinctif ». Là encore, l’expérience de l’Allemagne nazie et, bien

51. Ibid., p. 38.


52. Ibid., p. 68.
53. Ibid., p. 39.
54. Id.
55. Ibid., p. 42.
56. Ibid., p. 47.
57. Ibid., p. 68-69.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 75

au-delà, l’obsession antisémite qui unit, par-delà les siècles, la rouelle


infamante imposée par le quatrième Concile du Latran au « J »
imprimé sur les papiers d’identité, ont rendu Norbert Elias sensible à
la marque stigmatisante.
C’est à partir des représentations fantasmées des Juifs élaborées
par les nazis, et de la réactualisation par l’imaginaire collectif d’une
perversion essentielle qui trouve son expression jusque dans une tare
physique, que Norbert Elias a perçu le rôle que joue la stigmatisation
dans les rapports entre les dominants et les marginaux. « Le fantasme
collectif […] reflète en même temps qu’il justifie l’aversion 58 . » Le
« stigmate social », qui participe de la « nature » même de ces
« parias », se transforme en « stigmate matériel 59 ». L’autre se trouve
enfermé dans son étrangeté et sa nature maléfique.
Norbert Elias, pour qui la prise en compte du travail fantasma-
tique de l’imaginaire collectif ne saurait être éludée, dénonce la cécité
qu’entraîne le rationalisme des Lumières. Pour lui, la conviction de la
place prééminente que la raison occupe dans la conduite des affaires
humaines « continue de nous barrer l’accès à la structure et à la dyna-
mique des configurations « installés-exclus », mais aussi des fantasmes
magnifiants qu’elles inspirent – toutes choses qui sont des données
sociales sui generis, ni rationnelles ni irrationnelles 60 ». Il reconnaît
implicitement sa dette envers Freud qui a eu le mérite de percevoir
que « les expériences affectives et les fantasmes des individus ne sont
point arbitraires, qu’ils possèdent une structure et une dynamique
propres 61 ».

L’enfermement dans un ghetto symbolique


L’expérience contradictoire de la pleine adhésion à une culture et
de la stigmatisation dont il est cependant victime amène le jeune
Norbert Elias à prendre conscience de son statut de citoyen de
seconde zone. « Ce ne fut certainement pas une mauvaise école pour
un futur sociologue 62. » Il fut de la sorte incité à prendre ses distances

58. Ibid., p. 51.


59. Id.
60. Ibid., p. 53.
61. Id.
62. A. Van Hoss, J. Heerma, A. Van Stolck, op. cit., p. 159.
76 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

à l’égard de la société dominante, à étudier les « déformations et les


occultations idéologiques des rapports de pouvoir au sein de la
société », et à s’écarter à tout jamais de la ferveur nationaliste. Si Marx
a pu analyser avec autant de lucidité les rapports de pouvoir entre les
patrons et les ouvriers, jusque-là occultés, « c’est, selon Elias, qu’il
était lui-même issu d’un groupe marginal 63 ».
Norbert Elias correspond d’une façon significative à l’idéal-type
de « l’étranger » élaboré par Georg Simmel. Dans son propre pays
d’abord, puis en exil, il s’efforce de participer à la culture de la société
environnante, tout en faisant l’expérience d’une distance qui creuse
un écart et le repousse sur les marges. « Bourgeois mais juif, homme
de culture mais sans viatique universitaire, enseignant confirmé mais
sans titre pour l’attester dans sa spécialité, Anglais d’adoption par
gratitude et par raison mais irrémédiablement exilé 64 », il n’est
jamais en totale adéquation avec le monde auquel il est confronté.
Bernard Lacroix souligne avec beaucoup de finesse que chacune des
expériences qui scandent cet itinéraire de vie présente une certaine
homologie avec celle qui la précède. « Elles se confortent ainsi
mutuellement, et la répétition de leur configuration en renforce les
effets sur celui qui se fait à travers elles 65. » Le judaïsme constitue un
facteur déterminant, moins par sa spécificité culturelle que par l’ex-
périence historique qu’il induit. Celle-ci illustre d’une façon paradig-
matique l’incomplétude de la condition humaine, le paradoxe des
conséquences, la proximité du tragique et du burlesque, l’inachève-
ment auquel est vouée toute entreprise individuelle ou collective.
L’antisémitisme sournois, puis hautement proclamé, le statut de
paria et l’enfermement dans un ghetto invisible, confrontent Norbert
Elias à des situations sur lesquelles il n’a plus prise : c’est l’expérience
de la proscription, dont la seule issue est l’exil. Le renoncement forcé à
la culture et à l’environnement humain qui l’ont façonné, ainsi que la
perte des repères, constituent une mutilation douloureuse. Mais
Norbert Elias se raidit : s’il ne renonce pas et s’il ne perd pas l’estime
de soi, c’est que pour la nouvelle bourgeoisie juive de l’Allemagne

63. Ibid., p. 176.


64. B. Lacroix, dans A. Garrigou, B. Lacroix (sous la directon de), Norbert Elias, la
politique et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 36.
65. Id.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 77

wilhelmienne la quête intellectuelle dans son inachèvement et sa curio-


sité infinie constitue une raison d’être. Elle confère un sens à l’exis-
tence, hors de la sphère du pouvoir qui lui est refusé. « On comprend
mieux ainsi, comme le souligne Bernard Lacroix, la transformation
d’une disposition cultivée en libre exercice intellectuel ouvert à tout et
sur tout, et immédiatement insouciant de sa reconnaissance, que
montrent assez la fringale culturelle et la boulimie intellectuelle du
jeune, puis du moins jeune, Elias. » La passion de l’aventure de la
pensée, que son éducation a profondément ancrée en lui, lui a permis
de faire face, même en l’absence de toute reconnaissance sociale.

L’arrachement au sens commun et la créativité continuée

Norbert Elias a souffert de la haine antisémite, il a vécu le déraci-


nement et l’exil. Cette expérience, ainsi que le soulignent Alain
Garrigou et Bernard Lacroix 66, non seulement le contraint « à
composer avec la brutalité d’une sanction injustifiable », mais le
confronte à un « mécanisme rampant beaucoup plus insidieux […]
qu’on pourrait appeler les fluctuations de la valeur sociale de l’iden-
tité 67 ». Le fait d’être exposé à un racisme larvé, qui éclate sournoise-
ment, l’enfermement progressif dans un « ghetto symbolique », la prise
de conscience de « la transformation du regard de l’autre sur soi », lui
font prendre conscience du mécanisme qui aboutit à la dénégation de
l’identité. La victime subit une série d’événements sur lesquels elle n’a
pas prise, « événements sans cause aisément assignable, sans origine
immédiatement localisable, hypothéquant obscurément l’avenir, mais
interdisant toute possibilité de calcul 68 ». Face à l’avilissement
programmé, à la dépossession de tout ce qui participe de l’identité
sociale, Norbert Elias a réagi en s’arc-boutant, sans jamais renoncer à
l’estime de soi. Il a fait l’expérience ultime de la résistance du déclassé,
du marginalisé, dont il a élaboré la théorie. « L’exacerbation du sens de
soi, sorte d’effet – noblesse oblige – propre à tous ceux qui ont été
élevés dans la culture de leur différence sociale, est tout ce qui reste à

66. « Introduction », dans A. Garrigou, B. Lacroix, op. cit.


67. Ibid., p. 41.
68. Ibid., p. 43.
78 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

ceux qui n’ont plus rien 69. » L’arrachement toujours recommencé qu’a
connu Norbert Elias, la nécessité de construire un nouveau rapport au
monde, de ne pas s’abandonner, de déchiffrer les êtres et les choses,
l’ont amené à développer « une forme particulière d’acuité du
regard 70 ». Cette perpétuelle remise en cause suscite, selon Alain
Garrigou et Bernard Lacroix, « la mise en question des prérequis qui
font les évidences du monde commun 71 », et, par là même, favorise
l’interrogation sociologique. Le déracinement entraîne la rupture avec
le monde familier, et cette expérience de l’« étrangeté » introduit égale-
ment une distance à soi-même.
Norbert Elias ne fut jamais un véritable apatride, car il n’a cessé
d’habiter un lieu, l’univers des livres, et de s’adonner passionnément
aux « choses de l’esprit ». L’œuvre continuée, au cœur même de l’exil,
marque le refus de renoncer, de se laisser détruire. À ce monde qui
s’est dérobé, qui l’a rejeté, il oppose la créativité continuée qui est
source de dignité.
Comme le souligne l’étude de Stephen Mennell consacrée aux
processus de décivilisation 72, Norbert Elias a parfaitement conscience,
comme il l’écrit dans la préface non traduite en français de La civili-
sation des mœurs, que « les questions soulevées par le livre trouvent
moins leurs origines au sein d’une tradition érudite […] qu’au cœur
des expériences dans l’ombre desquelles nous vivons tous, expé-
riences de la crise et de la transformation de la civilisation occiden-
tale telle qu’elle a existé jusqu’ici ». Il sait aussi que les conduites
civilisées, qui résultent en grande partie du contrôle social des
dangers, peuvent s’effondrer si le sentiment d’insécurité et la peur
viennent à l’emporter. C’est le cas notamment dans les périodes à
risques, où les événements échappent au contrôle social. Les indi-
vidus ont alors tendance à s’abandonner aux mythes, aux fantasmes,
à la violence et à la haine. L’analyse qu’entreprend Norbert Elias
témoigne de l’influence que le Malaise dans la civilisation de S. Freud a
exercée sur lui. Il comprend qu’une nation comme l’Allemagne, qui
s’est constituée tardivement et dont l’unité ne s’est réalisée que

69. Ibid., p. 44.


70. Ibid., p. 47.
71. Ibid., p. 49.
72. Ibid., p. 213-236.
CIVILISATION ET DÉCIVILISATION DANS L’ŒUVRE DE NORBERT ELIAS 79

progressivement, privilégie la « culture », afin de mettre en relief sa


singularité et son génie propre. Mais il est conscient aussi des dérives
que peut entraîner « l’abandon à l’exaltation du cœur que n’atténue
pas la froide raison 73 ». C’est ainsi qu’il mentionne cette réflexion de
Goethe dans Dichtung und Wahrheit (Poésie et Vérité) [Livre IX] :
« Nous étions à Strasbourg, à la frontière française, libérés directement
de l’esprit des Français. Nous avons trouvé bien trop précise et aristo-
cratique leur manière de vivre, nous avons trouvé leur poésie froide, leur
critique destructive, leur philosophie abstruse et insuffisante. »
L’œuvre n’est pas le reflet mécanique d’une expérience du
monde : elle transpose ce qui est de l’ordre de la nécessité en figure
de compréhension de l’existence. Une des dimensions les plus signi-
ficatives de la condition juive, que Norbert Elias assume peut-être à
son insu, c’est la nécessité pour l’homme de sentir qu’il ne constitue
qu’un chaînon dans une histoire qui fait sens. Il se doit d’œuvrer pour
la faire advenir, tout en ayant conscience de ses limites. Elias sent
bien que l’entreprise de démystification des systèmes doctrinaires et
de remise en cause des faux-semblants idéologiques est énorme, et
qu’il ne sera pas capable de la mener à bonne fin. D’autres se lève-
ront qui prendront la relève et poursuivront le combat.
« Pour des raisons que je ne connais pas, j’ai eu très tôt le sentiment de
me trouver au milieu d’une chaîne des générations : j’apporte ma contri-
bution, je fais un peu avancer les choses, mais je me situe dans une
chaîne de générations… La façon dont les choses continuent ensuite est
l’affaire des générations futures 74. »
La rigueur et l’exigence intellectuelles, il les doit à ses maîtres de
l’université mais aussi à son père, qui lui a inculqué la rectitude. En
vieillissant il se surprend à ressembler à ce dernier.
Dès le début du siècle, Georg Simmel avait analysé dans sa
Soziologie 75 la position contradictoire de l’étranger qui, tout en se
situant à l’intérieur du champ social et symbolique, est rejeté sur les
marges. C’est un exilé de l’intérieur. Le bannissement renforce l’ex-
périence d’une distance au monde, de la perte des repères et de la

73. N. Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 35.


74. A. Van Hoss, J. Heerma, A. Van Stolck, op. cit., p. 52.
75. G. Simmer, Soziologie, Berlin, Duncker & Humblot, 1908.
80 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

non-adéquation à l’environnement. L’étranger est contraint d’inter-


roger le monde, qui semble se dérober sous ses pas. Dans son étude
du Judaïsme antique, Max Weber attribue un rôle éminemment créa-
teur à la marginalité. Il souligne le fait que des conceptions religieuses
radicalement neuves ne sont apparues que très rarement dans les
grands centres où s’affirmait une culture consacrée :
« Ce n’est pas à Babylone ni à Athènes, Rome, Paris, Londres, Cologne,
Hambourg ou Vienne qu’apparurent de nouveaux courants de pensée
rationnels, prophétiques ou réformateurs, mais bien dans la Jérusalem
d’avant l’Exil, la Galilée de l’époque du bas-judaïsme, l’Afrique,
province du bas-empire romain, Assise, Wittemberg, Zürich, Genève,
ainsi que dans les régions en marge des grandes zones de culture hollan-
daise, anglaise ou de Basse-Allemagne telles que la Frise ou la Nouvelle-
Angleterre 76. »
Pour que naissent de nouvelles idées, il faut que
« [l’homme n’ait pas] désappris à affronter le cours des événements, à l’in-
terroger et à se poser des questions. Et c’est précisément celui qui habite à
l’écart des grands centres de culture qui est poussé à agir ainsi, lorsque leur
influence commence à le toucher ou qu’il se sent menacé dans ses intérêts
vitaux. L’homme qui vit dans des zones saturées de culture et qui est pris
dans le réseau de leurs techniques s’interroge aussi peu sur le monde qui
l’environne que l’enfant habitué à prendre quotidiennement le tramway
ne se demande comment on réussit à le faire démarrer 77. »
L’interrogation sociologique naît de la remise en cause des
évidences du sens commun. La brutalité de la déchéance qu’entraîne
la proscription contraint l’homme à élaborer une nouvelle mise en
perspective, à interroger les êtres et les choses, à cheminer en marge
des certitudes pétrifiées.

76. M. Weber, Le Judaïsme antique, Paris, Plon, 1970, p. 284.


77. Ibid., p. 284.
Françoise Hurstel

Fondements psychiques du nazisme


et rêves sous le IIIe Reich 1

À la mémoire de mon père, Paul Nury

« Que sont ces temps où parler


des arbres est presque un crime 2 ? »
Bertold Brecht (1941)

Un dirigeant de l’organisation du Reich, Robert Ley, disait : « La


seule personne en Allemagne qui a encore une vie privée est celle qui
dort 3. » Il se trompait. La vie privée elle-même était attaquée la nuit
par le système nazi si nous en jugeons par les rêves recueillis entre
1933 et 1939 par Charlotte Beradt. Mais attaques et persécutions ne
signifient pas anéantissement de l’humanité : l’homme résiste !

Françoise Hurstel, psychanalyste, professeur émérite de psychologie clinique, université de


Strasbourg.
1. Mes remerciements vont à Bill Freyd, comédien au TNS (Théâtre national de
Strasbourg), qui m’a fait découvrir l’ouvrage de Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe
Reich ; au docteur Marcel Ritter, psychanalyste, qui m’a aidée dans la traduction des
termes allemands ; à Laure Razon, maître de conférences à la faculté de psychologie
de Strasbourg qui a été la première lectrice critique de ce texte.
2. B. Brecht (1938), Grand-peur et misère du IIIe Reich, Paris, l’Arche, 2006.
3. Cette phrase de Robert Ley est citée par Charlotte Beradt en exergue de son
document.
82 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Dans le cadre de cette contribution sur les fondements psychiques


du nazisme, deux questions se posent : que signifie « déshumanisa-
tion » pour la psychanalyse ? Quels sont les processus de déshumani-
sation mis en œuvre par un état totalitaire comme le IIIe Reich pour
assujettir l’homme ?
Je travaille depuis deux ans sur la question de la « démocratie
familiale 4 », plus exactement sur la démocratisation des liens fami-
liaux et ses ressorts subjectifs. Or, je me suis rendu compte de la diffi-
culté qu’il y a non seulement à définir la notion de démocratie mais
surtout à mettre en application les principes de la démocratie et ce
qu’elle suppose pour les sujets. C’est pourquoi il m’a semblé que
prendre la démocratie par son envers, à savoir par l’étude d’un
système autoritaire, ici le nazisme avec les « valeurs » qui le caracté-
risent – hiérarchie, inégalité, pouvoir absolu, domination masculine,
racisme (antisémitisme)… – me permettrait de mieux saisir ce qu’est
la démocratie.
Aux fondements psychiques de ce régime particulièrement auto-
ritaire qu’est le nazisme, il y a d’abord l’exigence de soumission totale,
contrepartie psychique de la domination totalitaire. Il y a ensuite la
destruction de tout lien social et isolation des individus transformés en
une cohorte d’êtres indifférenciés. Pour atteindre cet objectif, les nazis
ont dans un premier temps tenté de détruire et d’anéantir l’homme en
tant qu’être de parole et de langage, c’est-à-dire en tant que « sujet » – la
déshumanisation est avant tout, du point de vue de la psychanalyse,
« désubjectivation » – et cela quels que soient les moyens employés :

4. Cette question est d’importance car selon que l’on considère les difficultés actuelles
dans le champ de l’éducation comme l’effet d’un « déclin » (celui du père comme
pater familias et plus généralement de « l’autorité »), ou au contraire comme l’effet de
ce qui est en cours d’invention – des liens familiaux nouveaux qui cherchent leur
réalisation –, la perspective change. Et ce sont à d’autres analyses et à d’autres posi-
tionnements que nous arrivons. J’en indiquerai ici deux : la construction de liens
démocratiques dans le champ de la famille suppose des parents conscients de leur
citoyenneté et de l’avenir de leurs enfants comme futurs citoyens (l’enfant dans la
démocratie est avant tout défini comme un sujet du droit) ; et, deuxième positionne-
ment nouveau, la question de l’autorité, de la soumission, et des rapports de paroles
au sens où l’entend la « démocratie participative » sont fondamentaux. F. Hurstel,
« Démocratie familiale et liens parents-enfants en France aujourd’hui », La pensée,
n° 354, p. 31-46, 2008.
FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 83

atteinte de la psyché, des corps, des droits de l’homme, atteinte en


somme de ce qui fait « la dignité humaine 5 ».
Mais l’homme peut-il être déshumanisé ou désubjectivé ? Je
montrerai que non ; il s’agit toujours de « tentatives » – d’assujettisse-
ment ou de destruction psychique – et non de « réalisation » de cette
destruction. L’homme tant qu’il est en vie reste un humain et un sujet.
La période que j’explore est celle des débuts du nazisme, période
qui précède la domination concentrationnaire. Peu étudiée du point
de vue de la subjectivité, elle se caractérise dès 1933 par une tentative
d’assujettissement total des individus par le pouvoir en place. Elle est
appelée par les nazis « mise au pas », Gleichschaltung.
J’ai choisi cette période après avoir eu accès à un document
clinique exceptionnel intitulé Rêver sous le IIIe Reich, constitué par le
récit de trois cents rêves qui ont été recueillis entre 1933 et 1939
auprès de personnes peu favorables au régime nazi, par une femme
courageuse et intelligente, opposante dès la première heure (commu-
niste), juive, Charlotte Beradt. Elle se propose explicitement de
collecter des preuves contre le nazisme en témoignant de la façon
dont la dictature « malmenait les âmes ». Il s’agit pour elle à la fois
d’un acte de résistance politique et d’une contribution à l’histoire du
totalitarisme 6.
Un second document, récemment traduit en français, m’a permis
de préciser le contexte de ces rêves. Il s’agit d’une enquête par ques-
tionnaires et entretiens menée après la Deuxième Guerre mondiale
en 1945-1946 aux États-Unis par Théodore W. Adorno 7, l’un des
fondateurs de l’École de Francfort, alors réfugié en Amérique. Cette
enquête, au titre ambigu « Études sur la personnalité autoritaire »,

5. Ceci est attesté par la Déclaration universelle des droits de l’homme du


10 décembre 1948, art. 1 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité
et en droits. »
Dignité : « Les lieux du psychisme et de la culture par où les femmes et les hommes
affirment leur appartenance au monde humain. » Définition proposée par B. Doray,
La dignité. Les debouts de l’utopie, Paris, La Dispute, 2006.
6. Un jour Bill (Bernard) Fred (1981) comédien au TNS, passionné par la Seconde
Guerre mondiale pour des raisons personnelles, m’interpelle : « J’ai un livre pour toi,
il t’intéressera en tant que psychanalyste. » Il s’agissait de l’ouvrage de Charlotte
Beradt Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2002.
7. T.W. Adorno (1950), La personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007.
84 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

avait pour but de comprendre comment le fascisme qui venait de


perdre la guerre avait pu convaincre la population, assassiner six
millions de juifs (et quelques minorités ethniques, tziganes et slaves
outre handicapés et malades mentaux..), « comprendre, écrit-il, pour
que cela ne se reproduise plus, comment se fabrique une personnalité
fasciste et antidémocratique ».
Si les rêves recueillis par C. Beradt permettent de saisir dans son
émergence les effets déshumanisants sur les sujets « au un par un », de
ce que politologues et historiens ont appelé après coup « la domina-
tion totale », les études d’Adorno complétées par l’étude d’un histo-
rien anglais, Ian Kershaw 8, portant sur le type de pouvoir qui fut celui
de Hitler au sein du parti national-socialiste, permettent de préciser le
socle psychique sur lequel s’est appuyé le nazisme.

Entre terreur et séduction, le socle psychique du nazisme

Pour Adorno le fondement psychique du nazisme réside dans ce


qu’il appelle « la personnalité autoritaire » : personnalité fondamenta-
lement tyrannique, oppressive, manipulatrice et perverse. Mais
Adorno y insiste, cette personnalité favorable à l’antisémitisme et à
toutes les formes de racisme est une organisation complexe, un
construit évolutif lié à l’histoire familiale des sujets. Elle est surtout
articulée à un contexte : à des raisons politiques, économiques, idéo-
logiques, et sociales spécifiques d’une époque, en l’occurrence celle de
l’Allemagne d’après la Première Guerre mondiale. La personnalité
autoritaire constitue ce qui permet d’être réceptif à la propagande anti-
démocratique mais elle est aussi le fondement psychique du régime :
soit l’amour de la figure autoritaire, ce que P. Legendre appelait dans
l’un de ses premiers ouvrages « l’amour du censeur », ou plus récem-
ment ce que Michel Tort désigne comme une forme ravageante du
patriarcat.

8. J. Kershaw (1985), Qu’est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation,


Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 85

Hitler, comme le montre l’historien anglais Ian Kershaw 9, a


incarné pour l’Allemagne la figure de « l’homme providentiel » et du
« père de la nation ». C’est une figure de chef charismatique qui ne
peut exercer sa séduction et ses ravages que par l’intermédiaire d’un
État exerçant lui-même un pouvoir absolu. L’expression « personna-
lité autoritaire » est pour Adorno la métaphore d’un État dictatorial.
Ce dernier met en avant la figure d’un chef – qui peut être un person-
nage médiocre – mais qui, de par sa position, par le rôle que d’autres
lui font jouer 10 et par un ensemble de facteurs historiques, conden-
sera les aspirations des Allemands. J’évoquerai deux facteurs parmi
les plus importants : le traité de Versailles qui, après la défaite de la
Première Guerre mondiale, laisse l’Allemagne humiliée à la
recherche d’une revanche, et la grande crise économique, sociale et
politique de 1929 qui exige des solutions urgentes. En Allemagne,
après plusieurs solutions qui s’esquissent, c’est le parti national-socia-
liste et la figure de Hitler, comme figure autoritaire, qui incarnera les
attentes des Allemands.
Pour ces raisons il représentera à la fois la figure « obscène et
féroce » (Lacan) du Surmoi et la figure séductrice, fascinante de
« l’idéal du Moi ». Entre terreur et séduction. Voilà les deux pôles entre
lesquels le régime nazi enserre les sujets dès le début et grâce
auxquels il obtint la soumission du plus grand nombre.
Comment, entre terreur et séduction, se décline la déshumanisa-
tion dans le miroir des rêves dès 1933 ? Mais tout d’abord, quelle est
la valeur de ce matériau particulier constitué de rêves recueillis sous
le IIIe Reich ? Quel en est le sens pour Charlotte Beradt ?

9. J. Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1995.


10. « Le pouvoir dictatorial de Hitler, écrit Kershaw, réside dans les conditions qui
permirent à un personnage médiocre d’accéder aux plus hautes charges de l’État et
non exclusivement dans la personnalité de l’homme » (p. 8). Et plus loin (p. 17) :
« Rien ne destinait Hitler à exercer un pouvoir dictatorial. »
86 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Le sens de l’œuvre de Charlotte Beradt 11

« Je me réveillai, trempée de sueur, claquant des dents. Une fois de plus,


comme tant d’autres innombrables nuits, on m’avait pourchassée en
rêve d’un endroit à l’autre. On m’avait tiré dessus, torturée, scalpée.
Mais cette nuit-là à la différence de toutes les autres, la pensée m’était
venue que parmi des milliers de personnes, je ne devais pas être la seule
à avoir été condamnée à rêver de la sorte par la dictature 12. »
On est au début de 1933, Charlotte Beradt décide alors de
recueillir des rêves qu’elle appelle « dictés par la dictature ».
Véritables « sismographes » ils sont, selon ses termes, des surfaces
d’enregistrement des événements politiques. Son objectif est clair :
contribuer à l’histoire politique de la dictature en renseignant sur la
manière dont les sujets sont insérés « comme des petites roues » dans
le mécanisme totalitaire. Pour nous psychanalystes, mais aussi pour
les historiens, ces rêves permettent de saisir de façon exemplaire dans
son émergence l’entreprise d’assujettissement.
Les récits de rêves sont bruts, sans association des rêveurs.
L’auteur ne précise pas comment elle les notait. En tant que tels ils
n’ont pas à être interprétés du point de vue de l’histoire singulière des
sujets. Reflétant ce qui a été vécu la veille et les jours précédents, ils
sont des « révélateurs » de l’actualité politique. Ce sont, selon la défi-
nition de Charlotte Beradt, « des fables politiques », des « paraboles »,
des « visions nocturnes », des « journaux de nuit ». Et à la différence
de celui qui écrirait son journal « de jour », ils sont l’enregistrement
minutieux, et inaperçu à l’état de veille, des effets au plus intime
d’eux-mêmes de l’emprise du régime.
Mais au-delà de la position rationnelle de Charlotte Beradt, ce
recueil de rêves prend un sens nouveau si l’on considère qu’elle-
même fait partie de ceux qui éprouvaient profondément les effets de
la domination nazie :
Conjurer sa propre terreur, celle que l’on entend dans le rêve
présenté plus haut. En effet, dans le choix qu’elle fait d’une trentaine

11. C. Beradt, op. cit.


12. Ce rêve n’est pas dans le texte de C. Beradt. Il est cité par Martine Leibovici dans
la préface du livre (p. 7).
FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 87

de rêves pour la publication, elle a retiré comme non significatifs les


rêves de terreur brute et les rêves de violence…
Témoigner de ce que fut pour elle cette période (dont elle ne dit jamais rien
de personnel) qu’elle ne peut qu’avoir vécue difficilement. Elle est
restée de 1933 à 1939 en Allemagne : comme opposante au régime et
comme juive, elle risquait doublement sa vie. Consciente de faire un
travail politique interdit en recueillant des rêves, car participant par
là à la critique du régime, elle les a codés puis cachés, et enfin
envoyés par paquets à l’étranger.
Ce qui m’a permis d’étudier ces rêves comme des révélateurs
authentiques de la tentative d’assujettissement – quel qu’en soit le
mode de recueil – c’est une hypothèse que j’ai alors faite. J’ai consi-
déré que tout le recueil de rêves était le témoignage de Charlotte
Beradt. L’agencement et les commentaires de la trentaine de rêves
choisis pour la publication sont sa conception de ce que fut pour elle
cette tentative « d’assassinat des âmes ». En somme, j’ai pris tout le
texte comme étant le témoignage d’un « passeur » au sens où Lacan a
parlé de « la passe », soit quelqu’un qui écoute et témoigne pour un
autre ou pour des autres, d’une expérience. Ce qui importe alors c’est
la parole même du témoin et non l’exactitude – au sens d’un enregis-
trement – de ce qui a été dit. C’est, de mon point de vue, cette posi-
tion qu’a tenue Charlotte Beradt : témoigner – ici devant l’Histoire et
les générations futures – de ce qu’elle a entendu. À partir d’une telle
hypothèse, ce qui compte est la position transférentielle de l’auteur.
C’est en cela que l’ouvrage tout entier serait à considérer comme le
contexte donnant valeur à chaque rêve.
De ce point de vue, l’organisation du livre est intéressante en ce
qu’elle reflète la position de l’auteur. L’ouvrage est constitué par
quatre sections d’inégales longueurs :
– la section la plus longue est celle qui comporte des rêves de peur,
où les rêveurs oscillent entre terreur et soumission. Ils sont caracté-
ristiques de « la mise au pas », de ce qui a été appelé Gleichschaltung 13
(« ensemble de mesures prises par les nazis pour que la population se
conforme au nouvel ordre »). Ce sont les rêves de ceux qui disent : « Il
n’y a rien à faire. » Ce sont ceux-là qui intéressent particulièrement

13. C. Beradt, op. cit., p. 140.


88 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

C. Beradt, son objectif premier étant de cerner comment un État peut


exercer une mainmise absolue sur des sujets et les transformer en
individus soumis ;
– la deuxième catégorie comprend des rêves de résistants (dont on
peut avancer que C. Beradt fait partie). Ceux-là, écrit-elle, « n’ont pas
peur mais agissent ». Leur mot d’ordre est : « Il suffit de vouloir. » Les
rêveurs de cette catégorie, écrit-elle, se distinguent des autres car ils
ne se parodient ni ne se dégradent… « Au miroir de leur conscience,
ils ne se voyaient pas déformés 14 » ;
– la troisième est constituée par des rêves de femmes, prises entre
pouvoir et érotisation – des « ménagères » comme elle les appelle non
sans un certain mépris. Celles-là se font mettre au pas entre propa-
gande et séduction ;
– et la quatrième catégorie de rêves – assez brève – rapporte des rêves
de Juifs. Ils apparaissent en 1935 et 1936 alors que les lois raciales
viennent d’être promulguées et avant la nuit de Cristal qui eut lieu en
novembre 1938. Rêves de ceux qui se sentent moins que « papier »,
et qui sont décrits par une brochure du Reichsführer SS comme « infé-
rieurs à l’animal ».
Que nous enseignent ces rêves « fables politiques » ?

Se soumettre : « déshumanisation » et pulsions de mort


à l’œuvre dans le miroir des rêves lors de « la mise au pas »

J’ai choisi de présenter quelques rêves qui mettent en scène trois


modalités de la « mise au pas » : entre terreur et séduction, entre
terreur et soumission, intériorisation de la langue du dominant.

Entre terreur et séduction


Le lien entre pouvoir et érotisme n’est pas nouveau – le pouvoir
est un objet érotique. Lorsque le chemin de la résistance est trop diffi-
cile, les rêves témoignent du passage d’une position d’opposant à une
position de participant, tant pour les femmes que pour les hommes.

14. Ibid., p. 134.


FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 89

En ce qui concerne certaines femmes – celles que Beradt appelle


« les ménagères » –, celles qui se sont laissé flouer par un effet d’éro-
tisme calculé dès le départ (« Nous avons besoin d’un célibataire pour
conquérir les femmes 15 ») tous leurs rêves obéissent à un schéma
identique dont voici un exemple.
Érotisme et politique dans le rêve d’une « ménagère » (1935) :
« De longues tables sont dressées sur le Kurfürstendamm, une foule
habillée en brun s’y presse. Par curiosité je m’assieds à mon tour, mais à
l’écart, à l’extrémité d’une table inoccupée et séparée […].
C’est alors qu’Hitler apparaît, à l’aise dans son frac, avec de gros paquets
de tracts qu’il distribue vite et négligemment, il jette un paquet au bout
de chaque table et ceux qui sont assis autour se les répartissent ensuite.
Il semble que je ne reçoive rien. Soudain tout à l’opposé de ce qu’il prati-
quait jusqu’alors, il pose délicatement un paquet devant moi.
Puis d’une main il me tend un tract tandis que de l’autre il me caresse,
des cheveux jusque dans le dos. »
La main gauche sait exactement ce que fait la main droite : l’une
distribue de la propagande, l’autre caresse 16.
Beradt cite une demi-douzaine de rêves de cette sorte 17.
Pour les hommes « quand le chemin de la résistance devient trop
empierré 18 », on assiste à l’émergence de rêves où la terreur est
masquée sous la séduction. En voici un bref exemple. Il s’agit du récit
d’un rêve d’un ouvrier dans les transports de 26 ans :
« Je défile avec une colonne de SA mais en civil. Ils veulent me rosser.
Alors Hitler vient et dit : “Laissez-le c’est lui que nous voulons
avoir 19 ”. »

15. Ibid., p. 150.


16. Ibid., p. 152.
17. Et l’on sait qu’en 1945 un officier américain a retrouvé des milliers de « lettres
d’amour » adressées à Hitler au siège du gouvernement. Elles ont été mises en scène
et jouées dans un spectacle présenté en Allemagne et en France il y a quelques
années : « Lettre d’amour à Adolf Hitler ». Production Théâtrale Willy Praml,
Francfort-sur-Main, jouée par des femmes d’une maison de retraite. Représentation
à La Laiterie de Strasbourg commandée par Jean Hurstel en avril 2002.
18. Ibid., p. 149.
19. Ibid., p. 150.
90 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Entre terreur et soumission, la parabole


de « la fabrication de la sujétion totale »
Voici deux rêves, tous les deux intervenus au début du régime. Le
premier a été rêvé en février 1933, le second fin décembre 1933. Ils
sont particulièrement révélateurs de « la mise au pas ».
Le premier permet de décliner les effets de la domination totale,
il est le rêve princeps rapporté par Charlotte Beradt ; le second met
en lumière quelques processus par lesquels cette domination
« entaille », selon l’expression d’un rêveur, les sujets. Entre les deux
il y a eu ce que l’historienne Nadine Fresco a nommé « un calen-
drier en rafale », soit un ensemble de décrets et d’événements qui
vont semer la terreur, désorienter les Allemands et détruire tous les
partis d’opposition 20.
Début 1933. Hitler vient d’être nommé chancelier du Reich par le
président von Hindenburg le 30 janvier 1933 ; trois jours après, M. S.
opposant au régime, social-démocrate et propriétaire d’une petite
entreprise fait le rêve suivant que j’ai intitulé « l’homme à la colonne
vertébrale brisée » :
« Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite
et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut
hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, milli-
mètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au
spectacle, sans applaudir ni protester. Mais quand j’ai enfin le bras tendu
il me dit ces cinq mots “Votre salut je le refuse”, fait demi-tour et se
dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon
personnel, au pilori, le bras levé. C’est tout ce que je peux faire, physi-

20. Dans la présentation de l’ouvrage d’Anne-Lise Stern, Le savoir-déporté, (2005),


Nadine Fresco rappelle « la rafale de lois » durant l’année 1933 qui privent, semaine
après semaine, les Allemands de leurs droits constitutionnels, les juifs de leurs droits
civiques, les partis et les syndicats de leur droit d’existence. Ainsi le 23 mars, vote
des pleins pouvoirs à Hitler et à son gouvernement, et le 14 juillet, le NSDAP est
devenu « parti unique » ; des événements sont fabriqués de toutes pièces par le parti
nazi pour s’assurer d’un pouvoir absolu – tel l’incendie du Reichstag le 27 février
1933 – accusant mensongèrement les communistes et permettant l’arrestation d’op-
posants communistes et sociaux-démocrates à Berlin et dans le Reich (voir l’ouvrage
de Gilbert Badia, Feu au Reichstag. L’acte de naissance du régime nazi, Paris, éd. Sociale,
1983) ; tel le 10 mai l’autodafé de livres, exclus de toutes les bibliothèques
d’Allemagne déclarés « livres dégénérés » (parmi lesquels ceux de Freud et de
Marx)…
FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 91

quement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en
boitant. Jusqu’à mon réveil je reste ainsi 21. »
Ce rêve, il le fera répétitivement avec des variantes et de nouveaux
détails humiliants.
Variante A : « À cause de mes efforts pour lever le bras la sueur me coule
sur le visage ; elle ressemble à des larmes, comme si je pleurais devant
Goebbels. »
Variante B : « Je cherche du réconfort sur le visage de mes employés et
je n’y trouve même pas de la moquerie ou du mépris, juste du vide. »
Variante C : « Après qu’il eut essayé pendant une demi-heure d’étendre
le bras, sa colonne vertébrale se brisa. »
En allemand, « Brach das mir Rückgrat » signifie littéralement
« briser sa propre échine ». « Avoir une forte échine » veut dire qu’on
a des convictions et qu’on agit en harmonie avec elles. « Briser sa
propre échine » signifie alors s’imposer à soi-même de briser ses
convictions et de ne plus vivre en harmonie avec soi-même.
Ce rêve recèle l’essence de la domination, sous les traits de la
terreur et de la soumission ; il révèle les modalités de la transforma-
tion de l’homme en non-sujet et en non-personne.
Les formes de la désubjectivation peuvent se décliner selon
plusieurs registres :
– par le mépris (« je ne vous salue plus ») ;
– par l’humiliation : faire baisser la tête de celui qui est le chef de ses
ouvriers, dont il est dit qu’il les aimait, et que ceux-ci le respectaient.
Le faire pleurer devant eux. Le chef ce n’est plus lui, c’est l’autre ;
– faire le salut hitlérien : dans toutes les versions du rêve ce salut d’al-
légeance est exigé et dans toutes les versions le bras de M. S. se lève
malgré lui, millimètre par millimètre ; comme si sous l’œil de l’autre
il perdait toute identité, devenait une chose ou plutôt un robot, obligé
de céder et de se soumettre. Racontant son rêve à Charlotte Beradt,
il dira que sa fierté, son sentiment d’existence, c’était de se sentir le
patron de ses employés et qu’il se sent déshonoré ;
– il est seul. Ce sentiment d’abandon, de non-communication, dont
rendent compte les « yeux vides » des ouvriers (le vide des yeux qui

21. C. Beradt, op. cit., p. 50.


92 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

apparaît fréquemment dans les rêves – parfois ce sont les voix qui
sont sans expression) marque l’absence de solidarité, la peur de
l’autre, l’isolement auquel le système le réduit, mais aussi la méfiance
qu’induit le régime ;
– M. S. s’effondre sans dignité : son échine est brisée, sa colonne
vertébrale ne le soutient plus (« Brach mir das Rückgrat »)… Et c’est lui-
même qui s’oblige à briser ses convictions, à devenir un homme sans
caractère !
Toute la portée de ce rêve apparaît ici : il ne s’agit pas seulement
de soumettre l’autre, il ne s’agit pas seulement de le réduire à une
« non-personne », par la terreur, il s’agit surtout que ce soit lui-même
qui, dans un mouvement de « servitude volontaire », se réduise à l’as-
sujettissement, se laisse « séduire », au sens de se-ducere, conduire
jusqu’à ce point d’assujettissement. Entre terreur et soumission il finit
par chanter la même chanson que les autres.
C’est ce que met en scène, à la lettre, le rêve suivant.

Lorsque le dominé intériorise la langue du dominant ou Le rêve du plomb


Une phrase de Victor Klemperer résume ce rêve de fin 1933 :
« La visée de la terreur totalitaire est de rendre impossible tout refuge
privé 22. »
Il s’agit d’une jeune femme de 30 ans qui fait le récit suivant ; elle
l’a noté dans la nuit tout de suite après avoir rêvé.
« Je vais me cacher dans le plomb. Ma langue est déjà en plomb, du
plomb serré (festgeschlossen). Ma peur passera quand je serai toute en
plomb. Je girai immobile, plombée, fusillée (bleierschossen). Quand ils
viendront je leur dirai : les gens en plomb ne peuvent se lever. Ah ! ils
veulent me jeter à l’eau parce que je suis en plomb 23… »
Ce rêve de terreur et d’angoisse fait référence à deux ensembles
de données : des données thématiques et des données signifiantes.
– Dans sa thématique il réfère à « la vie sans mur », à l’interdit
d’avoir une vie privée que les décrets, les règlements, les lois et
surtout la propagande sous forme de haut-parleurs dans les rues de

22. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
23. C. Beradt, op. cit., p. 69.
FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 93

Berlin distillent quotidiennement. « J’entends un haut-parleur hurler :


“conformément au décret sur la suppression des murs le 17 de ce
mois” » rêve un médecin de 45 ans à la même époque. Et son rêve
s’achève sur cette image : « Je vis au fond de la mer pour demeurer
invisible après l’ouverture publique des appartements. » La jeune
femme du rêve, elle, se cache dans le plomb. Pourquoi le plomb ?
D’une part nous sommes à la veille de la Saint-Sylvestre où se
pratique « la coutume du plomb » : elle consiste à jeter du plomb
fondu dans l’eau pour lire l’avenir dans les figures ainsi formée 24.
D’autre part la jeune femme donne quelques-unes de ses associations
à Charlotte Beradt : elle se sent depuis des mois, dit-elle, « un
mélange d’angoisse et de plomb ». Ce qui n’est pas sans évoquer l’ex-
pression en français « ça me plombe ».
– Puis elle évoque un chant guerrier nazi, des bouts de rimes du
Horst/Wessel/Lied. Cette évocation permet de caractériser le récit
du rêve à partir des signifiants qui le composent. Il s’agit d’un chant
des SA composé par Horst Wessel dont les nazis firent un héros
national après sa mort. C’est de ce chant qu’elle tire le rythme et les
signifiants principaux (« drapeau levé en rang “soudé” », geschlossen)
qui forment le récit du rêve. On trouve martelé comme un bruit de
bottes dans ce chant guerrier qui incite à la vengeance contre les
ennemis du Reich, les termes geschlossen/ erschossen qui ponctuent
son rêve.
– Si du point de vue formel le rêve utilise les signifiants des domi-
nants, si la rêveuse lorsqu’elle rêve parle la langue de l’autre, dans le
même temps en se plombant elle lui échappe. On ne peut mieux
signifier l’aliénation et l’arrachement à soi, l’assujettissement au domi-
nant que par ce double mouvement de terreur et de soumission, par
l’intériorisation des signifiants du dominant (à l’intérieur desquels elle
est « plombée », festgeschlossen) et dans le même temps, avec les
thèmes du plomb, la tentative d’échapper à ceux qui la plombent
(puisque le plomb est aussi sa cachette).
Ainsi, les rêves sont le miroir dans lequel le sujet aperçoit son
propre assujettissement et sa soumission, étreint par les pulsions de

24. Ibid.
94 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

mort : « Il n’y a rien à faire. » Et cependant dans le même temps, celui


du rêve, il se situe du côté des pulsions de vie et se « répare »…

Résister : fonctions libératoires des rêves


et pulsions d’autoconservation à l’œuvre

Les rêves ne manifestent-ils que l’emprise totalitaire ? Ne sont-ils


pas aussi ce qui permet aux sujets d’exister hors de cette emprise ? Ils
manifestent les deux. Ma réponse sera en forme de scénographie
théâtrale. Côté jardin, les pulsions de mort sont à l’œuvre comme
nous venons de le voir, et côté cour, les pulsions d’autoconservation
travaillent les sujets dans le même temps. En effet, comme Freud
l’écrit à propos de l’inconscient dans les rêves 25 : une même repré-
sentation peut signifier une chose et son contraire.
Car si les rêves mettent en scène le sujet, ils ne sont pas le sujet…
Le mettant en scène, ils sont une mise à distance du vécu donc un
moyen de connaissance et une prise de conscience de ce qu’il est en train de
vivre et qu’il ne savait pas à l’état de veille : les rêves apprennent aux
sujets qu’ils sont en train d’être mis au pas, de devenir des « rouages ».
Cette prise de conscience a permis à certains de prendre la fuite
avant d’être broyés par la machine totalitaire. C’est le cas du théo-
logien Paul Tillitch qui, après avoir rêvé répétitivement qu’il était en
train de « se transformer » au sens où Kafka use de ce terme, c’est-à-
dire de se transformer en « soumis », décide de partir en Amérique.
Le rêve est non seulement un moyen de connaissance mais il est aver-
tissement et donc permet l’action.
Enfin, le rêve en lui-même est une forme de résistance : « Je rêve,
raconte un jeune homme, que je n’ai pas le droit de rêver et cepen-
dant je rêve ! » Véritable refuge pour la faculté de penser, les rêves
sous le IIIe Reich sont très exactement – dans l’acte du rêve par le
rêveur – la transgression de l’interdit qu’ils mettent en scène.
En tout cela les rêves sont libératoires, ils sont, pour reprendre
une expression de J.-R. Freymann 26, une « réhumanisation » donc

25. S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1993.


26. J.-R. Freymann, « Déshumanisation et fantasme de “réhumanisation” », texte
d’ouverture du présent ouvrage.
FONDEMENTS PSYCHIQUES DU NAZISME ET RÊVES SOUS LE IIIe REICH 95

une restauration de la subjectivité. Ils sont résistance subjective. Et ils


le sont d’autant plus que tout rêve est mise en scène artistique, sa
dimension créatrice est la meilleure façon, comme Freud nous l’a
enseigné, de mettre le sujet du côté de la vie.

En conclusion

Tout régime fasciste se présente comme l’envers d’un régime


démocratique et nous instruit sur ce qu’est fondamentalement la
démocratie : insoumission, résistance et invention.
Cependant, aujourd’hui, il convient de rester vigilants… Des
indices concordants de l’actualité française la plus immédiate
devraient nous inquiéter. Des formes soft de déshumanisation font
leur apparition : des fichiers comme Edvige, la vidéosurveillance
généralisée, les seuils pénitentiaires ramenés à 12 ans, l’arrestation
musclée de journalistes, les opérations policières dans les collèges…,
ne sont-ils pas les indices d’une dérive de notre système politique ?
Bien entendu ce ne sont que des indices mais ils posent, entre autres,
la question des nouveaux habits de la déshumanisation dans notre
société.
Comme Charlotte Beradt, à nous d’écouter les rêves de ceux qui
pâtissent de la crise économique et du despotisme sécuritaire…
Jean-Jacques Moscovitz

Actuel de l’impensable de la Shoah


Essai sur la forclusion construite

Que s’est-il passé depuis trente ans, que se passe-t-il pour que
désormais des psychanalystes se rencontrent si fréquemment autour
de thèmes de politique, de civilisation en crise, où le collectif pren-
drait le pas sur l’individuel, sur le sujet de l’inconscient ?
La Shoah n’aurait pas dû avoir lieu. Non, la Shoah n’aurait pas dû
avoir lieu, or elle a eu lieu. Cela introduit mon propos sur l’impen-
sable et ses conséquences dans l’actuel. Elles sont immenses, chacun
le sait. Il existe l’exigence de symboliser ce qui a eu lieu et d’en perce-
voir le lien à la psychanalyse en tant qu’expérience du sujet, mais
aussi en tant que discours se confrontant aux autres discours.
Partons de ceci : que faisaient les Alliés alors que se produisait la
mise à mort du peuple juif en Europe ?
J’en veux pour exemple 1 deux événements qui se produisent au
même moment, en janvier 1942, et les crimes et la mise en place de
la justice pour les punir :

Jean-Jacques Moscovitz, psychanalyste, membre fondateur de Psychanalyse actuelle, membre


d’Espace analytique, Paris.
1. Cf. la rencontre au Mémorial de la Shoah à Paris ce 14 décembre 2008, « Et
pendant ce temps-là, les crimes... ou comment nous construisons la justice », avec
C. Ambroselli, et des membres de Psychanalyse actuelle : M. Landau,
A.M. Houdebine, F. Moscovitz, M. Aptekier, F. Moscovitz, N. Farès, J.-J. Moscovitz.
98 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

– la conférence de Wansee 2, le 20 janvier 1942 ;


– et début janvier 1942, la conférence de Washington : premier
départ de la déclaration des Nations Unies et de la décision de punir
les crimes.
C’est notre monde actuel depuis 1945, avec la Déclaration univer-
selle des droits de l’homme, et la création de l’ONU nées de la néces-
sité de juger les crimes et les criminels à Nuremberg. Mais entre
crimes et procès il y a un hiatus infranchissable. Voilà où existe l’enjeu
pour un psychanalyste, hiatus que l’on peut nommer : impensable de
la rupture de l’histoire dans la Shoah. Je vais tenter d’en dire l’actuel,
comment ça dure encore.
La rupture de l’histoire, en effet, fait souvent l’objet d’une
suppléance à la pensée puisque si y penser est possible, la penser est
impossible. Il n’y a pas de continuité entre l’avant et l’après. Avec les
crimes contre l’humanité, quand un tel crime a eu lieu, quelque chose
après ne peut plus se raccorder à l’avant, du fait même des meurtres
de masses qui s’y sont commis.

Rupture de transmission

L’enjeu freudien de toute transmission entre les générations, c’est


la reconnaissance de l’inceste et de son interdit, ce par quoi le sujet se
fonde au point de ne se situer que par son symptôme.
La transmission dès lors se définit au registre de la psychanalyse
en un « ou jouir ou transmettre », pas l’un sans l’autre, un poinçon, un
vel, un « et/ou » logique les tient ensemble. Et dans la rupture de l’his-
toire, ce poinçon a sauté, a été effacé, tout est jouissance du meurtre
où la mort est objet, qui n’a plus alors sa valeur de faire limite à la
vie… C’est là que s’engloutit le sujet, voilà le mot de déshumanisation
qui prend ici son sens.

2. Pour la citation de la conférence de Wansee du 20 janvier 1942, voir « Présentation


au monde du “Protocole de Wansee” » par Robert Kempner, au procès des ministres,
à Nuremberg : extrait de la préface du livre Le dossier Eichmann et la solution finale de
la question juive, Centre de documentation Juive contemporaine, 1960 (indication de
C. Ambroselli).
ACTUEL DE L’IMPENSABLE DE LA SHOAH 99

L’usage 3, en effet, pour un événement collectif, historique du


poinçon logique, que l’enseignement de Lacan promeut au registre
subjectif, individuel, fait écho à ma question de savoir ce qu’il s’est
passé depuis trente ans et plus dans notre civilisation et son
« Malaise », celui du sujet en danger de disparition dans le registre du
collectif. Que les tenants d’une pensée psychanalytique qui vaille
– c’est la mienne – puissent ne voir là que le moyen de réintégrer le
sujet dans la position qui est la sienne, celle de l’inconscient. C’est
bien là notre problème dans l’actuel de notre temps.
Dès lors que ce poinçon entre ces jouissances et un savoir qui les
cadre disparaît, que se passe-t-il quand plus rien ne les relie ? Elles
deviennent des jouissances non soumises à la parole, au surmoi
(Kultur über ich), elles deviennent jouissances en errances, celles que
ce congrès essaie de nommer, et je propose le terme de forclusion
construite pour désigner, nous allons le voir, le négationnisme, la
négation des chambres à gaz, ce qui attaque le « ça a eu lieu ». Ce
dont participe l’impensable.
Exemple majeur au niveau historique du négationnisme : à Baby
Yar en Ukraine, en deux jours de septembre 1941, le Einsatzkommando
4a de Paul Blobl massacre 33 771 juifs, ce pour quoi il sera condamné
à mort à son procès, mais il ne sera pas incriminé pour le négation-
nisme institutionnel qu’il a pratiqué sur ordre de Hitler, soit dès 1943
d’aller de camp en camp pour faire disparaître toutes les traces des
cadavres, des témoins oculaires, des engins de mort 4. C’est dire que
la destruction des juifs d’Europe, dans la Shoah, comme dans tout
génocide, implique son négationnisme d’emblée pour sa réalisation,
une forclusion à la fois construite, voulue et ignorée.
Effacer tout lien entre jouissance du crime et son savoir pensable…
Pas de poinçon, tout reste impensable, indicible, « insachable ».
Le procès de Nuremberg ne le désigne pas, il ne le voit pas, malgré
les dernières déclarations des accusés avant leur jugement, dans la
rétractation construite et totale de chacun d’eux, et malgré leurs aveux

3. Précision rajoutée à la suite de la remarque de Robert Lévy, sur le danger de se


retrouver trop facilement dans l’acceptation d’une telle disparition du sujet.
4. De Levana Frenk et le père Patrick Desbois, « L’Opération “1005”: des techniques
et des hommes au service de l’effacement des traces de la Shoah », dans Document du
Crif, n° 3.
100 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

préalables et les preuves accablantes que les juges ont proférées 5… Ce


négationnisme-là a rendu impensable ce qui s’est passé.

Impensable : pouvoir y penser mais non le penser

Un tel impensable met au pas les penseurs en dehors de tout


négationnisme ou de tout antisémitisme.
Ainsi pour le dépasser, des auteurs déplacent le problème. Un
exemple plus près de nous du travail de cet impensable, c’est l’article
paru dans Le Monde le 4 juin 2002.
En dehors de l’adresse quelque peu inadmissible faite aux
malades atteints de cette affection, ce texte a fait l’objet de procès et
de relaxe, pour délation envers Israël, car le « cancer », dans le conflit
moyen-oriental, se révélait pour les auteurs n’être que l’État sioniste.
Mais l’essentiel n’est pas là et consiste en ceci : ne pouvant pas expli-
quer, penser la Shoah, les auteurs du texte s’emploient à l’exporter au
Moyen-Orient où la répartition entre fort-faible, bourreau-victime
propre au couplage nazi-juif, devient pensable, je cite :
« C’est la conscience d’avoir été victime qui permet à Israël de devenir
oppresseur du peuple palestinien. Le mot “Shoah”, qui singularise le
destin victimaire juif et banalise tous les autres (ceux du goulag, des
Tsiganes, des Noirs esclavagisés, des Indiens d’Amérique), devient la
légitimation d’un colonialisme, d’un apartheid et d’une ghettoïsation
pour les Palestiniens 6. »
Or, déjà en 1964 dans un film d’Henri Calef, L’heure de la vérité,
Edgar Morin en écrit le scénario où il soutient cette thèse du couplage
nazi-juif, point que nous avons à combattre à l’évidence bien que ce
soit, comme dans l’exemple que je cite, de l’ordre de la maladresse
que chacun peut faire, encore faut-il s’en rendre compte.
Le scénario est une intrigue se nouant autour d’une imposture : un
ancien chef de camp, Hans Wernert, prend l’identité d’un juif alle-
mand assassiné, Jonathan Stauss, et trouve refuge en Israël où il s’in-

5. Ibid. et voir note 1.


6. E. Morin, S. Naïr, D. Sallenave, « Israël-Palestine : le cancer », Le Monde, 4 juin
2002.
ACTUEL DE L’IMPENSABLE DE LA SHOAH 101

tègre dans la vie quotidienne. Un jeune étudiant américain qui


enquête sur le camp découvre que l’imposteur est le seul survivant. Et
il est donc dévoilé. Dévoilée donc ici cette erreur de E. Morin de tenir
pour juste que dans tout nazi sommeille un juif et inversement,
comme la citation de l’article du Monde l’indique.
Impensable donc masqué sous cette erreur.
Autre exemple, plus tragique celui-là : Gunther Anders, dans
Nous, fils d’Eichmann 7, quand il s’adresse dans deux lettres aux fils de
cet assassin, fils qui, pour rester fidèles à leur filiation impossible, se
révèlent négationnistes, inscrits dans un parti néonazi, il argumente
fortement à partir de Freud la question du refoulement d’un crime :
si habituellement on le refoule après, ou pendant l’acte, dit-il, il s’agit
de la négation rétroactive, de sa négation ou encore de son déni, mais
avec le crime de la Shoah, il est refoulé avant, sorte de construction
active et très vite inconsciente d’un « ça n’a pas eu lieu ». Il y a forclu-
sion construite.
Cela nous lance dans une élaboration à produire dans nos liens
entre psychanalystes, afin de mettre des mots sur une telle ignorance
construite qui, si le plus souvent elle a lieu parmi nous de-ci, de-là,
n’est que signe de l’impensable. Et qui pourtant n’est pas sans lien à
notre pratique et nous oblige à repositionner sans cesse notre ques-
tion, celle du sujet.
Soulignons ici combien impensable, négationnisme, forclusion
construite, silenciation, jouissances erratiques sont utilisés par les poli-
tiques totalitaires et génocidaires dans leurs crimes.
Autre exemple de ce travail de l’impensable qui ouvre sur un
autre aspect de la mise en place de la Loi après les horreurs de la
Deuxième Guerre mondiale : c’est celui lisible 8 dans le nouveau
Code pénal (1994) en France ; les attendus du tribunal militaire inter-
national de Nuremberg sont inscrits et font loi en définissant depuis
lors les crimes contre l’humanité, alors que page suivante, les attendus
du TMI de Tokyo sont aussi cités puisque le Japon, puissance de l’Axe,

7. G. Anders, Nous, fils d’Eichmann, Paris, Rivages, coll. « Rivages-Poche », 2003.


8. Remarque d’Ali Magoudi dans nos travaux à Psychanalyse actuelle et dans le
« Forum Mémoire freudienne-Mémoire citoyenne » en décembre 1998 à la
Sorbonne.
102 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

a commis des crimes contre l’humanité, mais il est inscrit que la


France, nous donc, ne peut les ratifier car elle pouvait être accusée de
tels crimes pour les exactions commises en Indochine contre le Viet’
Minh : voilà un retranchement construit de la loi…
C’est dire que si, selon Freud, l’infraction fonde la loi, pour le sujet
comme pour le collectif, cette loi alors punit l’infraction suivante car
elle la désigne. Et dans notre exemple, cela devient bancal, boiteux…
Dire que c’est le lot des démocraties modernes ne résout rien, et rend
flou le lien à nos lois, alors même que le crime contre l’humanité est
désormais le crime suprême.
Oui, l’étude des lois et des textes sur les crimes contre l’humanité
doit faire partie de l’enseignement de la psychanalyse tout comme
Freud le préconisait pour l’histoire des religions, des mythes, de la
place de la science et d’autres disciplines affines. Parler de la Shoah
et des autres atteintes de l’humanité, c’est dire ce qui est arrivé à la
vie, à la mort devenues objets distribuables.
Sont à repérer les rapports à soi-même, la pratique de soi depuis
un tel changement psychique du statut du vivre et du mourir.
Comment en effet la psychanalyse, comme pratique du sujet, liée à la
science qu’elle interroge, peut-elle inscrire dans son corpus une telle
rupture de civilisation, comme le font, tant bien que mal, le droit,
l’art, la médecine, l’histoire ? Serait-ce la représentation désormais de
la mort dans l’inconscient ? Est-ce de trouver des nouveaux opéra-
teurs qui abordent un certain changement de la notion de refoule-
ment, centrale à la pratique, et qui tiennent compte désormais du lien
du sujet individuel au collectif ? Au point d’évoquer que le « malaise »
actuel dans la civilisation, celui du sujet pour se fonder et se main-
tenir, à partir du texte de Freud de 1929, serait une troisième topique
à promouvoir ?
En effet, si l’infraction crée la Loi, qui alors peut nommer et punir
l’infraction suivante ? Avec la Shoah, ce crime sans précédent, il y a
imprescriptibilité et rétroactivité instaurées aux procès de
Nuremberg. Et cela ouvre sur une nouvelle forme de droit : au parri-
cide, crime individuel, forfait suprême, le plus puni auparavant, se
substitue maintenant (selon le Code pénal de 1994) un crime collectif
commis sur un collectif, ce qui devient le crime suprême et le plus
puni… Que devient dès lors la vie fantasmatique centrée sur la figure
ACTUEL DE L’IMPENSABLE DE LA SHOAH 103

du père et de sa mort par meurtre symbolique dans le complexe


d’Œdipe 9 ?
Voilà le rapport du sujet individuel au politique qui se trouve à
être reconsidéré. C’est là que la psychanalyse est convoquée, elle qui
se donne pour pratique celle de l’inconscient individuel. Voilà pour-
quoi s’imposent des congrès comme celui-ci, car le fondement de la
loi concerne le psychisme et l’inconscient, concerne la parole sous
toutes ses formes au point que je verrais volontiers ajouter aux trente
articles de la Déclaration des droits de l’homme un trente et unième :
« Un homme, une femme, un enfant a le droit à sa parole afin que
cela lui soit assuré au plus loin que nous le pouvons. »
L’impensable dont il est question ici a trait à la proximité face à la
mort où nous mettent ces crimes sans équivalent, et cela questionne
l’usage des notions psychanalytiques, car une telle mort/meurtre
devenue objet perd sa valeur heuristique de limite de la vie, atteint la
fonction propre à la construction de l’abstraction dans la pensée,
atteint la fonction négatrice du langage, essentielle à la parole, telle
que, dans le fantasme, la disparition efface souvent la possibilité de
vivre désormais l’absence comme telle.

Comment percevoir l’absence en notre intime

Et du coup est atteint aussi ce qui est un des attributs propres de


l’humain, d’être irreprésentable. C’est ce que la « solution finale de la
question juive », par la destruction/effacement des corps, a voulu
rendre concret dans le réel. Et dès lors de l’effacer de notre pensée,
et atteindre à nos valeurs laïques et non laïques. D’où notre exigence
irrépressible de dire et de désirer malgré tout. Un psychanalyste,
comme tel, est témoin après coup de ce qui s’est passé et donc de ses
conséquences aujourd’hui dans l’écoute de l’analysant qui vient le
trouver afin de se situer, malgré tout, comme sujet de l’inconscient.
Lors d’un génocide, d’un crime contre l’humain, il nous faut sortir
la victime du crime de masse, d’où mon hypothèse d’une forclusion
construite du meurtre du père symbolique du côté du tueur, et sa

9. Cf. note 8.
104 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

silenciation consécutive du côté de la victime ; le génocide au


Rwanda l’évoque…
En effet, du côté du criminel, par l’action du collectif, de l’État, se
produirait, au niveau individuel, un retranchement construit dans la
conscience du crime à commettre. Cela évoque le propos de
G. Anders, mais aussi ce que Freud propose dans « Actuelles sur la
guerre et sur la mort 10 » de 1915, où le soldat part le matin au combat
la fleur au fusil, et revient le soir en chantant, pour enterrer ses morts.
Et il ajoute que « finalement dans l’inconscient, nous ne sommes
qu’une bande d’assassins » et cela à l’instar de l’État qui, en toute léga-
lité et à l’arrière des combats, non seulement autorise le meurtre mais
l’exige. Depuis le procès Papon, on appelle cela « crime de bureau ».
Reste alors, et il ne reste que cela, comment apprendre à désobéir.
Pour continuer à être libre dans sa position de sujet de désir.
Mon hypothèse voudrait que, du côté de la victime, la victime
civile sans arme, celle qui est la cible dans un génocide, tout est fait
pour qu’elle ne puisse plus désirer, oui, désirer tuer, que le psychique
comme lieu du meurtre en tant que désir est amputé du désir de
meurtre symbolique du père. Impossible dès lors de toute défense
consciente ou inconsciente, c’est la silenciation du désir de tuer
provoquée au registre inconscient de la victime par le criminel. Le
criminel ayant aboli de façon construite au-dedans de lui ce qu’est
tuer, la victime en recevrait le message : elle n’entend plus son propre
désir de meurtre, ne sait plus non plus l’existence même de l’interdit.
Et le système génocidaire sait très bien cela, c’est sa raison d’être.
Une telle annulation forclusive construite côté criminel provoque
l’abolition forclusive du côté de la victime, qui ignore alors le projet
meurtrier présent dans l’autre, si assurément meurtrier et reconnu
comme tel après son forfait. Pendant le crime, avant lui, plus moyen
de retrouver son désir de tuer inhérent, de structure, pour désirer
vivre. Tel que le génocidaire fait entrer sa victime dans son monde de
bourreau. Il nous faut le savoir, et savoir le dire aux politiques pour
participer et aider à sortir quelque peu de notre monde de violence et
de vacarme.

10. S. Freud (1915), « Actuelles sur la guerre et sur la mort », Œuvres complètes, vol.
XIII, trad. coll., Paris, PUF, 1988 ; S. Freud (1915), « Considérationss actuelles sur la
guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2001.
ACTUEL DE L’IMPENSABLE DE LA SHOAH 105

Mon hypothèse pour l’instant repose donc sur ce point central du


meurtre du père tel que nous le donne le texte de Freud de 1938,
L’homme Moïse et la religion monothéiste 11. Et pour participer à faire
cesser quelque peu ce vacarme du monde, il nous faut connaître les
acquis du droit et des institutions internationales nées pendant et
après 1945, bien que ces acquis soient en danger de caducité de nos
jours beaucoup plus qu’auparavant.

Nos acquis 12

Au sortir de la guerre, tout comme aujourd’hui plusieurs acquis


existent.
– Les procès de Nuremberg des grands criminels de guerre et le code
de Nuremberg à la suite des procès des médecins nazis : ces procès
nomment les crimes. Comme d’autres procès le font et le feront encore
après eux : les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-
Yougoslavie, le Rwanda.
– La Déclaration universelle des droits de l’homme et ses trente prin-
cipes qui ne sont pas des lois mais en sont la source, c’est une tenta-
tive de suturer la brisure de la civilisation en proposant un droit
international à protéger contre les politiques qui s’en servent aujour-
d’hui souvent comme faire-valoir au niveau de l’opinion. Exemple :
à la Conférence de l’ONU contre le racisme à Durban en 2001 et
prochainement à Genève, avec l’usage de la Déclaration universelle
des droits de l’homme à des fins de mondialisation, par exemple, par
l’Organisation de la conférence islamique en prônant la valeur
émancipatrice du port du voile, d’indicer chaque article à la Charia,
bref, où l’universalisme est dévoyé dans une guerre qui commence à
dire son nom.
– Autre appui majeur, repéré par beaucoup maintenant, notamment
à Psychanalyse Actuelle lors de sa fondation en 1986, les œuvres d’art

11. S. Freud (1939), L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1989.
12. Les lignes qui suivent sont en partie celles d’un propos introductif que j’ai fait,
avec Claire Ambroselli, lors de cette journée du 14 décembre 2008, au Mémorial de
la Shoah, à Paris.
106 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

et filmiques, je pense à Shoah de Claude Lanzmann qui a le premier


fait sortir la victime, chaque victime une par une, du monde des
tueurs, pour donner une sépulture, une par une, à chaque disparu. Le
mur des Noms au Mémorial de la Shoah à Paris, mais aussi la parole
de ceux revenus de là-bas prennent alors une plus juste place que
dans une simple muséographie.
– Et enfin, la psychanalyse.
« Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » À cette phrase
attribuée à Malraux alors qu’elle n’est qu’un effet des médias,
Malraux en 1955 avance :
« Depuis cinquante ans la psychologie réintègre les démons dans
l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. Je pense que la
tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait
connue l’humanité, va être d’y réintroduire les dieux 13. »
Serait-ce la religion ou la bombe à promettre pour notre
XXIe siècle ? Ou la psychanalyse ?
Dans les psychanalyses de ceux qui sont amenés à parler d’at-
taque du genre humain se réaménagent ces « démons dans
l’homme » que la psychanalyse a intégrés dans notre psychisme alors
que les religions les maintiennent en dehors de lui, démons pourtant
indicés à ce qui s’est passé. Tel enfant, tel adulte aujourd’hui et depuis
1945 peuvent là repérer selon leur propre parole l’atteinte, la chute
de la fiabilité dans/avec l’autre.
Par ailleurs il nous faut réfléchir à la place du mot « juif », ce nom,
ce signifiant dans notre culture. Et cela a sa place souvent, on le sait,
dans les cures que nous menons… Mais c’est nécessaire aussi pour
contrer quelque peu un courant philosophique qui ne voit « la portée
du mot juif 14 » que du fait de son extermination en Europe et non pas
aussi selon toute son histoire et ses valeurs.
Impensable de la Shoah : c’est là un enjeu majeur, celui de poser
que la parole subjective le soit afin de combattre son usage par trop
ustensilisé qui la dévoie.
À nous de nous construire les conditions pour y répondre.

13. F. Lenoir, « Éditiorial », Le monde des religions, Le Monde, septembre-octobre 2005.


14. A. Baliou, « Portée du mot juif », Circonstances 3, Paris, éd. Lignes, 2005.
Cristian Damsa

Le phénomène Pitesti
à travers le regard d’un survivant

Nous aborderons la question de la déshumanisation à travers le


regard d’un survivant d’une « expérience scientifique » qui s’est
déroulée en Roumanie dans les années 1950. Le but de « l’expéri-
mentation Pitesti » était de transformer profondément le psychisme
humain, au point d’obliger les éventuels opposants politiques à
devenir eux-mêmes des tortionnaires. L’exposé décrit le chemin à
travers l’enfer d’un sujet en dissociation ayant pu finalement s’en
sortir et se réinscrire parmi les humains, grâce à une rencontre inat-
tendue : un cafard !

Le phénomène Pitesti

« Le soleil va se lever radieux, comme si la nuit n’avait apporté aucun


malheur… » (Mahler)
Nous sommes en 1949 dans une petite ville de Roumanie, Pitesti.
C’est ici que va se dérouler un des actes les plus horribles de toute
l’histoire du goulag communiste, un véritable contrepoint dans
l’horreur absolue. Les tortures perpétrées à Pitesti sont fréquemment

Cristian Damsa, psychiatre, psychothérapeute FMH, professeur adjoint, Denver (Colorado),


directeur international Mental Health SA, Privat Docent, Genève (Suisse).
108 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

nommées comme étant un phénomène (« le phénomène Pitesti 1 »),


puisque la torture est devenue « une expérience scientifique », avec
de sinistres stratèges assistés et surtout conseillés par des médecins et
des psychologues. Le but était la transformation psychique des
prisonniers politiques, cyniquement appelée « rééducation ». Les
autres devaient s’habituer à la « discipline du Parti », le mensonge
organisé, la délation légiférée. Il fallait accepter les choix que le Parti
faisait pour tous : le travail, la maison, la nourriture, les vêtements, la
musique, les loisirs, et même le nombre d’enfants à concevoir avec un
partenaire hautement conseillé. De plus, on devait manifester son
enthousiasme, sa reconnaissance infinie envers le Parti : applaudir,
chanter, danser, écrire des slogans avec son corps dans des
« programmes artistiques », réciter des poèmes qui sanctifiaient
l’idole de tous : le grand-père de la nation, secrétaire général du Parti.
C’est pourquoi dans un tel pays on ne pouvait être libre qu’en
prison. Tout le monde le savait, et ceux qui étaient au dehors, prison-
niers de leur propre peur d’agir, prenaient exemple sur les hommes
emprisonnés et ne voulaient plus obéir. Pour le pouvoir, les tuer
n’était pas une solution, car l’élimination physique les aurait trans-
formés en martyrs. Le « lavage de cerveau », qui souille profondé-
ment l’honneur de l’institution médicale où il est pratiqué, ne
convainc pas non plus l’opinion de l’état psychique supposé délabré
de l’individu interné. C’est alors que le phénomène Pitesti a cru
apporter une solution à cette question que se pose tout dictateur :
comment détruire moralement l’opposant politique et le transformer
en fervent défenseur de la dictature ? C’est ce qu’on peut appeler tuer
le martyre en niant l’existence de l’idéal d’héroïsme parmi ceux qui
s’efforcent de reconquérir leur liberté.
« Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate ! » (Dante)
Les premiers à passer par l’enfer de Pitesti furent des étudiants qui
s’étaient trouvés coupables de « complot contre l’ordre social ». Le
choix de cette catégorie de prisonniers politiques était motivé par le
fait qu’une bonne partie d’entre eux étaient encore adolescents, avec

1. V. Ierunca, Pitesti laboratoire concentrationnaire (1949-1952), Paris, Michalon, 1996,


p. 1-152.
LE PHÉNOMÈNE PITESTI À TRAVERS LE REGARD D’UN SURVIVANT 109

une personnalité en devenir. Après avoir « perfectionné » les


méthodes utilisées sur les étudiants, les tortionnaires continuèrent à
les pratiquer sur les autres prisonniers d’opinion.
« “C’est un appareil très curieux”, dit l’officier à l’explorateur en jetant
sur cette machine, qu’il connaissait pourtant fort bien, un regard d’ad-
miration. » (Kafka)
Avec des moyens de torture qui dépassent l’imagination, les
tortionnaires ont réussi à transformer pratiquement tous ceux qui sont
passés par Pitesti, à l’exception de quelques tentatives réussies de
suicide (la volonté de se suicider était si grande qu’il y a eu des cas de
suicides par ouverture des artères avec les dents).
D’après les témoignages de survivants, encore sous l’emprise de
la peur, tout commençait par une préparation psychologique de
quelques jours. Dès l’arrivée à Pitesti chaque prisonnier était mis dans
une cellule d’où il pouvait entendre des cris confus, bruits bizarres
venus de trop loin pour en cerner l’essence. Les gardiens lui suggé-
raient que quelque chose d’abominable, de terrible, allait lui arriver,
une torture à laquelle nul être humain ne pourrait résister. L’attente
dans cette incertitude absolue se transformait en tension dramatique :
quoi ? qui ? comment ?
Le moment du premier « interrogatoire » était choisi en fonction
de l’évolution du comportement du détenu : il devait surprendre et
paralyser la victime. La nourriture était insuffisante (800 cal/j) et très
brûlante. Le « sujet » était obligé, sous la menace de coups redoublés,
de manger uniquement avec la bouche, à un rythme accéléré et
devait finir en nettoyant la gamelle avec la langue. Le temps permis
pour uriner et déféquer était de trente secondes. Toute hésitation
entraînait également une torture physique inimaginable, arrêtée
seulement par l’évanouissement de la victime. Les bourreaux se pres-
saient de la réveiller pour reprendre le processus. La lumière brûlait
en permanence le temps n’existait plus pour les prisonniers. De plus,
pour dormir, les détenus devaient accepter des positions incom-
modes, sans bouger, sous peine du renouvellement de toutes les
tortures. En effet, tout mouvement brusque pendant le sommeil
entraînait le réveil du prisonnier par des coups. D’autres punitions
étaient encore plus humiliantes, comme celle de devoir manger ses
110 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

matières fécales, nettoyer la cellule avec la langue, assister aux


supplices des proches. Le moment le plus dur à vivre était l’arrivée
d’anciens amis du prisonnier, déjà « rééduqués » et qui venaient parti-
ciper aux supplices en tant que bourreaux. L’étonnement était plus
fort que les souffrances physiques subies. Ils lui disaient tous : « Nous
voulons t’aider à devenir comme nous, à lutter pour la bonne cause.
C’est vrai que tu étais notre ami, c’est pourquoi nous allons t’aider à
renoncer à tes conceptions criminelles. » Le « rééduqué » était ensuite
obligé d’imaginer des histoires avilissantes : crimes, viols, perversions
sexuelles, vols, prostitution, trahison nationale, qui touchaient tous les
membres de sa famille, ses amis et lui-même. Les valeurs démo-
cratiques et toutes les personnalités qui avaient été des exemples
pour lui, devaient être « dénoncées » également. La religion était une
autre cible privilégiée. Des prières triviales devaient être accompa-
gnées de parodies rituelles. Le tout culminait dans l’obligation d’in-
fliger les mêmes peines qu’on avait subies à d’autres personnes. Il
suffit de croire qu’on est le plus abject des hommes pour le devenir.
La honte, la profonde douleur de n’avoir pas pu résister aux
demandes des tortionnaires, le sentiment d’être sali irrévocablement,
ont transformé les victimes en bourreaux de leurs proches. La confu-
sion de la réalité et du mensonge, dans des conditions physiques à la
limite de la survie, a contribué à créer une sorte de confusion du bien
et du mal et à pousser les prisonniers dans un monde fictif, dissocié,
né de la terreur. Dans cet univers, la vérité n’est que relative. La
réalité a bien dépassé le monde imaginé par George Orwell 2 dans
son roman 1984. La plupart des « rééduqués » de Pitesti n’ont pas
perdu la notion du réel, mais nombre d’entre eux ont rapporté la
dissolution du sentiment subjectif de la réalité de leur vécu. Ils n’arri-
vaient pas à se reconnaître dans leurs actions qui apparaissaient
étranges et étrangères, colorées d’irréalité. Le but à Pitesti était de
« convaincre » réellement le prisonnier de participer toute sa vie à la
« rééducation » d’autres prisonniers, et à la « dénonciation » de ses
amis après sa libération. Les meilleurs informateurs du Parti et les
plus sanglants tortionnaires devaient être ceux qui avaient représenté
un modèle de conduite pour l’opposition anticommuniste.

2. G. Orwell, 1984, Paris, Gallimard, coll. « poche », 1972.


LE PHÉNOMÈNE PITESTI À TRAVERS LE REGARD D’UN SURVIVANT 111

L’été 1952 a mis fin aux tortures de Pitesti. Le changement de


certains dirigeants communistes, et surtout le fait que le monde
commençait à savoir ce qui se passait là-bas, ont poussé le Parti à
« dénoncer les crimes de quelques prisonniers politiques qui avaient
voulu dénigrer le communisme en torturant sauvagement leurs
compagnons ». Pour le pouvoir, « l’expérience Pitesti » a contribué à
la « science de rééducation » dans d’autres endroits mieux cachés (la
plus grande partie de l’iceberg demeurait immergée). La théorie de
« l’homme nouveau » n’a pas cessé de se perfectionner avec les
années, à tel point que tout le pays est devenu une vaste prison. La
Roumanie n’était plus un territoire délimité par des frontières, mais
par un mur où les gardes-frontières avaient leurs fusils dirigés vers
l’intérieur. Après la chute du communisme en Europe de l’Est, la
Roumanie pouvait parvenir à créer le cadre juridique nécessaire à
l’engagement d’un procès des criminels, pour génocide physique et
spirituel, de type Nüremberg. Pourtant, cela ne s’est pas fait, ce qui a
eu un impact négatif sur plusieurs victimes de ces tortures.

Le regard d’un survivant

M. X., âgé de 22 ans au moment de son emprisonnement à


Pitesti, a développé progressivement durant ses tortures des symp-
tômes dépressifs et anxieux sévères, accompagnés de symptômes
psychotiques : délire de persécution, hallucinations auditives, expé-
riences sévères de dépersonnalisation. Notons qu’il n’avait jamais
vécu de telles expériences auparavant et qu’il n’existait aucun anté-
cédent psychiatrique familial ou personnel.
Durant son témoignage recueilli plus d’un demi-siècle après sa
libération, M. X. affirme avoir déjà observé l’apparition des souf-
frances psychiques similaires auprès d’autres détenus, en rapport
direct avec les tortures. De plus, il décrit aussi des prisonniers qui
n’ont pas pu se sortir de ces souffrances, car probablement « ils n’ont
pas eu sa chance ». En effet, M. X. a pu « s’en sortir » grâce à une
rencontre inattendue : un cafard ! Le cafard est devenu le symbole du
fait « qu’il existe encore un espoir d’humanité, même dans un enfer
comme celui de Pitesti ». Le cafard est devenu « son thérapeute », car
112 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

il acceptait de la nourriture de la part de M. X., tout en écoutant ses


histoires en rapport avec un vécu subjectif très dissocié et trauma-
tique. Une réelle relation transférentielle s’est installée entre M. X. et
le cafard, qui lui donnait la « chance d’être humain envers quel-
qu’un ». Mentionnons que le mot cafard en roumain gandac peut être
décomposé en deux mots : gand (pensée) et dac (Dace). Le peuple
roumain est un mélange des Daces et des Romains qui ont envahi la
Dacie il y a environ 2000 ans. De cette façon, pour M. X., le cafard
est devenu un Dace pensant (gand dac), prêt à aider sa psyché à lutter
contre une agression externe, de la même façon que les Daces ont
beaucoup combattu les envahisseurs romains.
Actuellement M. X. souffre encore de souvenirs traumatiques
envahissants en rapport avec les tortures subies, qui peuvent être
regroupés d’un point de vue médical sous le nom d’état de stress post-
traumatique. Toutefois, comme il le dit lui-même, « grâce à la
rencontre avec le cafard, symbole de la résistance de son huma-
nisme », M. X. a « développé un haut degré de résilience et de
pardon », ce qui lui aurait permis de guérir de sa dépression, de son
vécu de persécution et de dissociation, mais aussi de « sa honte et de
la culpabilité d’avoir lui-même torturé ses camarades ».

Discussion

Au-delà du drame personnel de M. X. et de la spécificité des


tortures perpétrées en Roumanie il y a cinquante ans, cette situation
peut interroger les thérapeutes ou les médecins généralistes qui
rencontrent des victimes de torture. Être attentif et écouter tout
élément « d’humanité » durant les tortures rapportées par les
survivants peut être déterminant pour les aider à s’inscrire progressi-
vement dans la voie de la résilience. Le rôle positif d’un animal
durant l’emprisonnement a déjà été décrit 3 et cela peut favoriser le
transfert avec un thérapeute soucieux d’accueillir sans jugement le
vécu de ses patients.

3. A.K. Fournier, E.S. Geller, E.V. Fortney, « Human-animal interaction in a prison


setting : impact on criminal behavior, treatment progress, and social skills », Behavior
and Social Issues, 16, 2007, p. 89-105.
LE PHÉNOMÈNE PITESTI À TRAVERS LE REGARD D’UN SURVIVANT 113

Les tortures étant restées malheureusement de nos jours une


réalité fréquente de notre monde civilisé (plus d’un million de
personnes chaque année), des médecins se sont récemment posé la
question de chercher un équilibre entre la nécessité psychothérapeu-
tique d’accueillir la singularité du discours de chaque sujet victime de
torture, et l’importance d’objectiver et de documenter les souffrances
subies. De cette réflexion est né un manuel, un guide pratique pour
rencontrer les survivants de tortures : The Manual on Effective
Investigation and Documentation of Torture and Other Cruel, Inhuman or
Degrading Treatment or Punishment 4. Le mérite de ces efforts consiste à
chercher un meilleur dialogue entre les médecins généralistes et les
psychothérapeutes qui sont invités à s’interroger quant à une éven-
tuelle symbiose, tout en gardant la spécificité de leur travail.
Enfin la question de la participation, voire de l’implication directe
de certains professionnels de la médecine dans la torture doit être
systématiquement investiguée 5, au moins pour mieux comprendre
comment le transfert peut paraître plus simple avec un cafard qu’avec
un autre être humain.

4. V. Iacopino, O. Ozkalipçi, C. Schlar, « The Istanbul Protocol : international stan-


dards for the effective investigation and documentation of torture and all treatment »,
Lancet, 354, 1999, p. 1117.
5. D.J. Nicholl, T. Jenkins, S.H. Miles, W. Hopkins, A. Siddiqui, F. Boulton, « Biko to
Guantanamo : 30 years of medical involvement in torture », Lancet, 370, 2007, p. 823.
Y A-T-IL DE NOUVELLES EFFRACTIONS
DU RÉEL ?
Daniel Lemler

L’homme est-il rentable ?

1492 ?

Ce matin-là 1, jour du congrès sur la déshumanisation, une date


insiste alors que, en tant qu’intervenant, je suis face au public. Et il y
a cette date : 1492.
Le 3 août 1492, Christophe Colomb part à la découverte des
Indes. Son journal commence ainsi : « Le même mois où leurs
Majestés ont promulgué l’édit imposant à tous les Juifs de sortir du
royaume et de ses territoires, dans le même mois, ils m’ont donné
l’ordre d’entreprendre avec des hommes en nombre suffisant mon
expédition en vue de découvrir les Indes. » Il note ensuite qu’il a
dépassé des bateaux de Juifs expulsés. À bord de la Santa Maria se
trouvent de nombreux marranes (conversos), dont l’interprète de
Colomb, Luis de Torrès, converti juste avant le départ. Il sera le
premier homme blanc à s’installer sur le nouveau continent.
Ainsi, la date du 9 avril 1492 a été fixée pour l’expulsion de tous
les Juifs d’Espagne. Cette expulsion massive a été une catastrophe
d’une ampleur que nous pouvons à peine imaginer. Le 9 avril corres-
pond aussi à la date de la destruction des deux temples, le premier
par Nabuchodonosor II en 586 av. J.-C., le second par Titus en 70.

Daniel Lemler, psychanalyste, psychiatre, président du Groupement d’études psychanalytiques


de la FEDEPSY de Strasbourg.
1. J’ai pris l’option de rester fidèle à ce qui s’est passé ce matin-là.
118 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

L’idée qui survient ensuite donne la clef de la petite énigme. Elle


se présente comme une conséquence particulière de cet événement
du 9 avril 1492. Elle est née à Safed où vit, entre 1559 et 1572, un juif
dont la conception du monde est extrêmement influencée par les
questions qui traversent la communauté à l’époque, traumatisée par
les expulsions d’Espagne et les méfaits de l’Inquisition. Isaac Louria,
ou Ari comme on le surnomme, y trouve des explications étonnantes
mais cohérentes, et entrevoit la fin des souffrances du peuple juif, ce
qui explique le succès de ses thèses, et la vitesse à laquelle elles se sont
propagées. Pour donner sens à son destin d’exilé, il a fondé une
conception eschatologique de l’homme et de la création. Pour situer
cet important cabaliste, il est celui qui a posé la question : « Où Dieu
a-t-il pu créer le monde, s’il est un, s’il est partout, s’il occupe tout ? »
Il a alors proposé une réponse, la théorie du Tsim Tsoum. Dieu doit se
retirer quelque part pour laisser place, pour générer un espace libre
de Dieu, qui soit possible pour la création du monde.
La figure d’Ari a émergé au cœur de la désespérance dans
laquelle m’a plongé la thématique de ces journées. Non pas la théma-
tique en tant que telle – elle est un de mes sujets de préoccupation et
de réflexion depuis bien des années –, ce qui m’a affecté, en l’occur-
rence, c’est de réaliser qu’aujourd’hui tous mes collègues partageaient
cette alarme. Chacun en parle à partir de ses référents, et dans le
contexte dans lequel il la rencontre.
Dans ce contexte de Unbehagen, de malaise profond, Isaac Louria
nous rappelle le pouvoir de sublimation de notre parole pour
subvertir tout risque de complaisance, de misérabilisme ou de refuge
dans l’établissement d’un simple constat. Son aura messianique
semble justifier sa présence dans mes pensées, ce matin-là.

De la crise

Car aujourd’hui, c’est la crise. La crise est partout. S’il est difficile
de dire ce qu’elle est, on peut noter qu’elle se manifeste par un
moment unheimlich, un moment d’inquiétante étrangeté, lorsque le
voile de Verleugnung, de déni, qui couvre le réel se soulève un tout
petit peu. Autrement dit, quand nous sommes confrontés à une part
L’HOMME EST-IL RENTABLE ? 119

de réel. Les avis sont partagés quant aux conséquences de cette expo-
sition. Certains disent que cela provoque de l’angoisse, d’autres de la
dépression. C’est le cas des Américains qui affirment que l’on est
entré dans la Dépression avec un D majuscule. Une Dépression
comme on en a déjà bien connu là-bas.
Ce qui se passe ensuite n’est pas moins angoissant. Cela ressemble
beaucoup à de l’adaptation avec une forme de rationalisation, voire
de résignation. Finalement c’est comme le reste, cela se banalise et
fait partie de notre quotidien, jusqu’au moment où on ne résiste plus.
A-t-on affaire à un cycle économique long ou court ? On n’en sait
encore rien. Toujours est-il que quatre-vingts ans nous séparent du
spectre que véhicule le terme de crise aujourd’hui, à savoir la crise de
1929. Dans ce contexte de Dépression, par exemple, on avait prévu,
cet hiver-là aux États-Unis, la remise en place des soupes populaires
et d’autres éléments tout aussi réjouissants. On ne doit pas oublier
que cette crise de 1929, avec ses conséquences de faillites, de
chômages, de suicides, a été le creuset de cet autre spectre qui hante
notre société et qui est constamment évoqué durant ces journées, le
nazisme.

D’une nouvelle Weltanschauung 2

Parmi les éléments qui doivent nous inquiéter comme symptômes


d’une répétition de l’histoire, on peut citer le recours à la loi, la petite
loi. Aujourd’hui tout conflit, qu’il soit d’ordre politique ou privé, se
règle sur un mode judiciaire. Le modèle a été importé des États-Unis
où on observe, au niveau politique, que la nouvelle forme de gouver-
nance s’installe par une légitimation systématique par la loi, sous
forme de décrets qui résolvent tout problème de société, en évitant
tout débat et surtout toute conflictualité… Un précédent doit retenir
toute notre attention, c’est la manière dont s’est installé le régime
nazi. Ce n’est donc pas un hasard si on peut établir un lien entre la
période actuelle et le nazisme, et ce lien se trouve dans la conception
industrielle de l’extermination de masse organisée par l’État, légi-
timée par la loi, qui a réduit l’être humain à devenir un pur objet de

2. Weltanschauung : conception du monde.


120 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

consommation. La société dite « de consommation » ne saurait s’en-


tendre sans cette référence. L’industrialisation de la mort est une des
conséquences du passage de la Weltanschauung religieuse à la
Weltanschauung scientifique qui s’est déroulée à l’orée du XVIe siècle.
Ce passage était lié à une double révolution géonomique et astro-
nomique. Il s’agissait du passage d’un discours dominant religieux,
qui était fondé sur le mythe, à un discours scientifique fondé sur le
vrai, sur le savoir et qui ne connaît pas de trou, un discours plein.
L’hypothèse sur laquelle je travaille peut s’exprimer par une ques-
tion : n’avons-nous pas un train de retard ? Ne sommes-nous pas passés
dans une nouvelle Weltanschauung ? Ne sommes-nous pas, aujourd’hui,
sortis de la Weltanschauung scientifique au profit d’une Weltanschauung
que je qualifierais d’économique ? Dans cette dernière, le signifiant
maître est la rentabilité, l’être humain n’y est plus sujet. Car, si on peut
parler du sujet de la science, dans le monde économique il n’y a plus
de sujet, l’homme y est réduit à une simple unité comptable. Le
système de référence a changé, ce qui n’est pas sans conséquences sur
le discours. Si le discours religieux était fondé sur un Dieu comme
absent, qui faisait trou dans le discours, celui de la Weltanschauung scien-
tifique est donc un discours plein qui se fonde sur le savoir et dont un
des aboutissements a été la modification progressive de notre rapport
au réel. À tel point qu’aujourd’hui, on en est à l’idée de dominer, voire
de vaincre le réel.
Cela n’est pas sans conséquences sur notre vécu du quotidien. On
l’observe très bien aux deux extrémités de la vie. Si on examine le
discours contemporain sur la fin de vie, sur la mort, ou sur la procréa-
tion, on se rend compte que cette idée de vaincre le réel n’est pas un
vain mot. Ce discours n’est pas sans lien, j’y insiste, avec ce qui s’est
déroulé dans les camps d’extermination. Dans ce lieu, la question de la
mort, à l’échelle industrielle, était accompagnée de la réduction de
l’être humain à un banal objet, sorte de pur réel. Cette massification de
la mort avait, entre autres, une particularité qui a été très bien montrée
par nos amis du GERSULP 3 dans leur livre La science sous le IIIe Reich 4, ou

3. GERSULP : Groupe d’études et de recherche sur la science de l’université Louis-


Pasteur, Strasbourg.
4. J. Olff-Nathan (sous la direction de), La science sous le Troisième Reich. Victime ou alliée
du nazisme, Paris, Le Seuil, 1993.
L’HOMME EST-IL RENTABLE ? 121

par Saül Friedländer 5 dans son dernier ouvrage : tous les registres de la
culture, toutes les disciplines ont participé à ce travail, à cette œuvre
d’industrialisation de l’extermination. Cette politique de réduction de
l’être humain à un pur objet de consommation était fondée, ce qui n’est
pas sans importance non plus, sur une conception bouchère de la filia-
tion, selon l’expression de Pierre Legendre. En effet, ce processus s’ac-
compagnait d’une atteinte de la filiation elle-même, ouvrant vers la
société sans père prophétisée par Alexander Misterlisch après la guerre.
Cette société sans père s’est réalisée aujourd’hui. Il suffit de regarder le
moindre Code civil pour se rendre compte que le père n’a plus aucune
place légitime au regard de l’enfant, c’est l’État qui s’est substitué à lui.
« Si Dieu est mort, tout est permis », disait Ivan Kamarazov. Que
nenni lui rétorque Lacan, « Dieu est mort, tout est interdit ». Dieu
serait donc mort et pourtant le Veau d’or, lui, est toujours debout.
Comment sommes-nous arrivés à cette Weltanschauung économique ?
Comment notre société a-t-elle pu complètement se déshumaniser
pour nous au profit de la logique du chiffre ? Cette logique fonde
aussi un processus que je nomme virtualisation de notre être social. À
travers Internet, le monde du Web, la toile, l’être humain vit de plus
en plus dans un univers habité par « des sehr hingemachte Männer, des
ombres d’hommes bâtis à la 6-4-2 6 ». C’est à cela que me font penser
les avatars virtuels avec lesquels les hommes prétendent, aujourd’hui,
établir de la relation et rencontrer l’autre. Il est frappant de réaliser ce
dont parlent certaines personnes lorsqu’elles vous disent : « Tiens, j’ai
rencontré Machin, on a discuté ensemble ! » En réalité ils ne se sont
pas vus, ce sont leurs avatars qui ont discuté ensemble par l’inter-
médiaire d’Internet. Il s’agit là d’un symptôme important de la
déshumanisation de notre société. Le vocabulaire d’Internet est tiré
d’un roman de William Gibson, Le neuromancien 7. Il raconte l’histoire
d’une société dans laquelle il y a une épidémie terrifiante qui fait que
les êtres humains ne peuvent plus entrer en contact les uns avec les

5. S. Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs, tome I, Les années de persécution, 1933-
1939, Paris, Le Seuil, 1997 ; tome II, Les années d’extermination, 1939-1945, Paris, Le
Seuil, 2008.
6. Voir D.-P. Schreber, Mémoires d’un névropathe, Paris, Le Seuil, 1975, et S. Freud,
« Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : le
Président Schreber », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2004.
7. W. Gibson, Le neuromancien, Paris, J’ai lu, 2001.
122 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

autres. Chacun vit dans son petit cube et n’a de contact avec les autres
que par l’intermédiaire d’un réseau. Si aujourd’hui l’épidémie n’est
pas là, chacun vit quand même de plus en plus dans son petit cube. Il
s’agit d’une des manifestations de la psychotisation de notre société.

Corps sans âme : la déshumanisation dans le champ médical

Afin d’étudier ce processus de déshumanisation, j’ai choisi un


observatoire qui me semble être particulièrement illustratif : le champ
médical. Le monde de la médecine a été profondément modifié par
le passage de la Weltanschauung religieuse à la Weltanschauung scienti-
fique, dans le sens où on est alors entré dans un univers du « primat
du regard ». Lorsque le discours religieux a montré qu’il était faillible,
cela a permis de transgresser certains tabous dont l’un des plus impor-
tants est celui de la mort. À partir de ce moment-là, on ose déterrer
des cadavres, les étudier et on découvre finalement le substratum
organique de la maladie. Du coup, on fonde une médecine du
cadavre. Cette dernière va organiser les hospices tels qu’on les
connaît, selon les différents systèmes organiques. Puis la science et la
technologie vont donner la possibilité de voir le cadavre sur l’homme
vivant. Grâce à tout ce qui s’appelle imagerie, on peut voir le cadavre
sur un personnage respirant et debout. Enfin, on est arrivé à l’ima-
gerie de haute technologie dont une conséquence est qu’aujourd’hui
on ne traite plus l’humain, on traite l’image. C’est l’image qui est
pathologique et c’est sur l’image qu’on suit l’évolution d’une maladie.
Autrement dit, à partir du moment où un sujet a amené sa plainte
chez un praticien, on n’a plus besoin de lui, seulement de ses chiffres,
de son image, et le reste est sans importance.
Parmi les éléments qui participent à ce processus de déshumani-
sation, il y a des choses que j’ai pu observer en participant au staff de
gynécologie. C’est un endroit où j’ai beaucoup appris puisqu’on y
décide aussi bien de donner la vie que de l’enlever. J’ai observé qu’à
chaque fois qu’une difficulté se rencontre en médecine, le plus
souvent une difficulté relationnelle, on met en place un protocole ; à
chaque fois qu’on a une difficulté à prendre une décision – en général
il s’agit de refuser un traitement auquel on ne croit pas –, cette
L’HOMME EST-IL RENTABLE ? 123

décision se dissout dans un consensus, par exemple celui d’un comité


pluridisciplinaire d’éthique.

De la rentabilité

Ce qui est venu renforcer ce système dans la Weltanschauung


économique, c’est que le soin lui-même, l’hôpital, est devenu une
entreprise comme une autre. Cela conduit à des questions tout à fait
précises. Devenant une entreprise, il est contraint, comme toutes les
autres entreprises, à être rentable. Nous nous trouvons alors face à
une véritable difficulté éthique : comment le soin pourrait-il être
rentable ? Cela a des effets tout à fait importants, l’introduction de la
T2A 8 contribue fortement à cette évolution. En effet, la T2A a néces-
sité le découpage de tout traitement en un certain nombre d’actes
minimaux qui ont des valeurs (économiques s’entend) et qui s’addi-
tionnent les uns les autres. De ce fait, on ne parle même plus du trai-
tement d’un malade, ou même d’une maladie, mais d’une succession
d’actes, de plus en plus indépendants les uns des autres, qui s’addi-
tionnent. Ce qui importe à l’hôpital, ce sont des actes qui rapportent.
Les autres… Par exemple, parmi les actes qui ne rapportent pas, il y
a la convalescence. La convalescence ne rapporte rien du tout, alors
il faut aller vous « convalescenser » à la maison !
Tout ce système s’inscrit dans une dimension particulière qui est
le temps réel. Aujourd’hui tout ce monde chiffré, tout ce monde
virtuel, est pensé en temps réel. Qu’est-ce que le temps réel ?
Quelque chose qui est suspendu à l’instant de voir. Ce qui est en
permanence éludé, c’est ce que Freud a appelé Durcharbeitung. On vit
dans un monde dans lequel il n’y a plus de temps pour comprendre. On
passe d’instant de voir en instant de voir. C’est là un autre élément de
psychotisation de la société dans laquelle nous vivons : elle est fondée
sur une Verwerfung de la Durcharbeitung, une forclusion de tout temps
pour comprendre.

8. T2A : tarification à l’acte.


Bernard Baas

Déshumanisation et amour du prochain

Je voudrais considérer cette forme de déshumanisation banale


mais bien réelle, cette forme de déshumanisation à laquelle nous
sommes quotidiennement exposés – et même de plus en plus –, cette
forme de déshumanisation que constituent la pauvreté et la misère. Il
ne sera ici question ni de « récit », où l’imaginaire joue toujours son
rôle, ni de « symbolisation », mais du « réel ».
Toutefois, je poserai d’abord une question plus générale : pour-
quoi donc des psychanalystes s’intéressent-ils à la déshumanisation ?
S’agit-il d’inscrire l’éthique de l’amour du prochain dans « l’éthique
de la psychanalyse » ? Ce serait évidemment paradoxal, tant la
psychanalyse s’est toujours fermement démarquée – c’est le moins
qu’on puisse dire – de l’idéal chrétien de « l’amour du prochain ». Je
n’ai pas besoin de rappeler les critiques acerbes qu’a inspirées à
Freud, dans Malaise dans la civilisation, ce fameux commandement
d’amour. En revanche, il n’est pas inutile de rappeler ici cette
remarque de Lacan, dans le Séminaire sur L’éthique de la psychanalyse,
à propos du commandement d’amour du prochain : « Freud lui-
même s’arrête devant l’amour du prochain [comme devant] quelque
chose d’insurmontable, voire d’incompréhensible 1. » « [Il] s’arrête, et

Bernard Baas, professeur agrégé, docteur en philosophie, enseigne en classe de khâgne à


Strasbourg.
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le
Seuil, 1993, p. 209.
126 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

recule avec une horreur motivée ; ce commandement lui paraît inhu-


main 2. » C’est que Lacan entend montrer que, pris dans sa significa-
tion radicale, l’amour du prochain met en jeu la jouissance en sa
dimension la plus cruelle. Aimer son prochain, ce serait – dit-il –
« forcer les portes de l’enfer intérieur 3 ». Et il ajoute : « Qu’est-ce qui
m’est le plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma
jouissance, dont je n’ose approcher ? » Ce qu’illustre la référence à la
légende de saint Martin et du mendiant, dont Lacan dit que « peut-
être, au-delà du besoin de se vêtir, mendiait-il autre chose, que saint
Martin le tue, ou le baise 4 ».
Voilà donc qui me conduit à la question de la pauvreté et de la
misère, soit à ce que Hannah Arendt appelait « le pouvoir déshuma-
nisant » de la pauvreté, dont elle soulignait « l’ignominie », en tant
que la pauvreté est « l’état de besoin constant et de misère aiguë qui
place les hommes sous les ordres absolus de leur corps, c’est-à-dire
sous l’autorité absolue de la nécessité 5 ».
Je n’ai malheureusement pas le temps ici de reprendre, ni même
de résumer les diverses thèses sur la pauvreté : la thèse d’Arendt sur
la relation entre pauvreté et pouvoir politique, celle de Platon sur les
« frelons de la ruche 6 », celle de Hegel sur la formation et le statut de
« la plèbe 7 », la thèse économique de Marx sur la paupérisation et sur
le Lumpenproletariat 8, la thèse sociologique de Simmel sur le sens de
l’assistance aux pauvres 9, et la thèse philosophique de Péguy sur la
distinction entre pauvreté et misère 10. Les pauvres dont parlent tous
ces auteurs ne sont pas simplement des gens de condition modeste ;
tels que ces auteurs en décrivent la condition, les pauvres sont effec-
tivement dans la misère ou à la limite de la misère. Car un pauvre,
même s’il n’est pas – absolument parlant – miséreux, est déjà à la
limite de la misère.

2. Ibid., p. 228.
3. Ibid., p. 221.
4. Ibid., p. 219.
5. H. Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 83.
6. Platon, République, VIII, 552c-e.
7. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 244, Paris, GF, 1999.
8. Manifeste du Parti Communiste, I.
9. G. Simmel, Les pauvres (1907), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1998, p. 42-49.
10. C. Péguy, De Jean Coste (1902), Paris, Actes Sud, 1993, p. 32-45.
DÉSHUMANISATION ET AMOUR DU PROCHAIN 127

Cette limite est la limite de ce qu’on appelle habituellement « l’ex-


clusion sociale ». Pourtant, le pauvre appartient encore à la société ; il
y appartient même suffisamment pour que celle-ci s’inquiète de son
éventuelle exclusion (même si les motifs de cette inquiétude, comme
le montrait Simmel, concernent davantage l’intérêt de la société que
l’intérêt du pauvre). Toutefois, la société ne s’en inquiéterait pas s’il
n’était déjà, d’une certaine manière, exclu. Car le pauvre est exclu en
tant qu’il n’a pas accès à ce qui fait la vie économique, juridique et
politique de la société à laquelle pourtant il appartient : il est en exclu-
sion interne à la société. Économiquement, c’est là, en effet, ce que
donnent déjà à comprendre les remarques de Hegel sur les pauvres
(ceux qui forment la « plèbe ») qui « gardent les besoins de la société
civile » bien qu’ils « perdent tous les avantages de la société 11 » et que
leur est refusée la possibilité de l’autonomie économique qui est au
principe de l’appartenance à cette société. Juridiquement, c’est aussi
ce que montrent les analyses de Simmel : le pauvre (l’assisté) appar-
tient à la communauté juridique, tout en n’ayant aucun droit objectif
à y faire valoir ; il est un élément du processus organique de l’État (ce
que Simmel appelle la « téléologie sociale d’assistance 12 »), bien qu’il
n’en soit ni la fin, ni même le moyen. On objectera avec raison que,
au moins politiquement, le pauvre est encore membre du corps poli-
tique et qu’il peut y exercer son rôle de citoyen. Mais ce qui est peut-
être encore vrai du pauvre ne l’est plus du miséreux : celui-ci est
supposé être encore citoyen, mais il est dans l’impossibilité d’exercer
sa citoyenneté (puisque, ne disposant pas d’un domicile fixe, ni même
parfois des papiers administratifs nécessaires, il ne peut être ni élec-
teur ni éligible).
Du point de vue politique, cette exclusion interne des pauvres
correspond aussi à ce qu’Arendt appelle « la conjoncture malheu-
reuse pour les pauvres » qui fait que « une fois assurée leur conserva-
tion, leur vie est sans intérêt, et ils n’ont pas droit au grand jour de la
vie publique […] ; où qu’ils aillent, ils restent dans l’ombre 13 ». Mais
il faut ajouter (avec et contre Arendt) que ce qui fait la réalité

11. Hegel, op. cit., § 241.


12. G. Simmel, op. cit., p. 48.
13. H. Arendt, op. cit., p. 97.
128 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

première du miséreux (cela, donc, dont est menacé le pauvre en tant


qu’il est à la limite de la misère) est d’être exclu du domaine privé : il
n’a pas de domicile, pas d’oikia. Et, du coup, il ne peut qu’apparaître
(certes, en un sens autre que celui qu’Arendt donne à l’« apparition »
publique) sur le domaine public que sont les rues et les places des
villes modernes. Et, parce que la société ne supporte pas que les
pauvres apparaissent ainsi sur cette « scène » publique et y exhibent
leur misère, elle s’emploie à les en chasser (on les disperse à la
moindre occasion, on conçoit des bancs publics sur lesquels il est
impossible de se coucher, on supprime les fontaines publiques…, et
l’on va jusqu’à imaginer – sans doute par souci « humanitaire » – de
« parquer » les miséreux dans des centres d’hébergement à la péri-
phérie des villes !). C’est dire que la société s’emploie à exclure les
pauvres de cette scène publique au moment même où elle prétend se
soucier d’eux. À considérer le sort qui leur est ainsi réservé, on peut
se demander quel est ce monde auquel le pauvre et le miséreux sont
supposés avoir « droit », alors que leur pauvreté et leur misère les en
excluent.
Mais on peut inverser la question et demander quelle est la place
que nous-mêmes faisons aux pauvres dans notre monde. Car pour
nous, le monde est cet ensemble symbolique qui nous est familier et
où nous prenons nos repères. Toutefois, dans notre monde, quelque
chose fait exception à cette « familiarité » du monde : c’est, justement,
le pauvre, plus exactement le pauvre déjà miséreux qui nous apparaît
étranger à ce monde et dont nous considérons la présence en ce
monde comme une intrusion indésirable.
Je ferai ici une observation phénoménologique (ou même simple-
ment empirique). Sans doute un pauvre est-il avant tout l’objet de
notre pitié ou de notre compassion. Or, en général – je veux dire :
devant d’autres formes de malheur –, la pitié nous pousse à aller vers
l’homme malheureux et donc pitoyable, à nous rapprocher de lui,
parce qu’il est – justement – notre prochain : ainsi, lorsqu’il s’agit de
consoler un ami dans la tristesse, de secourir un frère malade, de
réconforter un voisin malchanceux…, la pitié nous dicte spontané-
ment les gestes du rapprochement (se tenir tout près de lui, poser une
main sur son épaule, peut-être même l’embrasser – que sais-je
encore ?) ; même un animal pitoyable peut inspirer des gestes de
DÉSHUMANISATION ET AMOUR DU PROCHAIN 129

proximité. Mais, lorsqu’il s’agit du pauvre miséreux, la pitié nous


inspire peut-être de lui jeter une pièce ou de déposer devant lui
quelque bien, ou d’appeler le SAMU… ; toutefois, nous évitons le
contact, comme si quelque chose nous séparait irrémédiablement de
lui. Le pauvre est sans doute notre « prochain » auquel nous devons
secours ; mais, quand bien même nous lui faisons l’aumône, nous le
maintenons toutefois à distance de nous-mêmes. Car quelque chose
dans cette misère nous effraie et nous répugne, comme si nous nous
sentions déjà saisis, en quelque sorte happés par cette misère. Et c’est
peut-être en quoi nous tenons tous quelque chose du personnage
dostoïevskien d’Ivan, dans Les frères Karamazov, qui déclare impossible
d’aimer de près son prochain ; tout au plus peut-on l’aimer de loin : « Il
faut qu’un homme soit caché pour qu’on puisse l’aimer ; dès qu’il
montre son visage, l’amour disparaît […]. Les mendiants ne devraient
jamais se montrer, mais demander l’aumône par l’intermédiaire des
journaux 14. »
Si donc nous tenons toujours le pauvre miséreux à distance de
nous-mêmes, c’est parce qu’il nous apparaît n’avoir pas sa place en ce
monde, parce qu’il est pour nous une présence à la fois étrangère et
inquiétante, une présence unheimlich. Et j’ajoute ceci : nous le main-
tenons à distance de nous-mêmes, parce qu’il est cette part de nous-
mêmes devant laquelle nous reculons avec effroi. Pour justifier cette
dernière affirmation, il me faut revenir brièvement aux réflexions de
Lacan sur l’amour du prochain.
Je disais, en commençant, que Lacan prend l’amour du prochain
en sa signification radicale, c’est-à-dire la signification d’un amour non
pas de bienfaisance ou d’altruisme compassionnel, mais d’un amour
dont l’enjeu est la jouissance, avec toute sa dimension d’horreur et de
cruauté. C’est en ce sens que Lacan pouvait parler du « commande-
ment épouvantable du Dieu de l’amour 15 » et dire qu’aimer son
prochain serait « forcer les portes de l’enfer intérieur ». Mais, juste-
ment, c’est devant ces « portes de l’enfer » que le sujet recule, renon-
çant ainsi à sa jouissance et renonçant du même coup à véritablement
aimer son prochain. Lacan peut alors énoncer sa thèse en forme de

14. F. Dostoïevski, Les frères Karamazov, V, 4.


15. J. Lacan, op. cit., p. 203.
130 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

théorème : « Pour tout homme […], la résistance devant le comman-


dement Tu aimeras ton prochain comme toi-même et la résistance qui
s’exerce pour entraver son accès à la jouissance sont une seule et
même chose 16. » Et, à la page suivante, il répète cette équation en
l’explicitant : « Le recul devant le commandement d’amour est la
même chose que la barrière devant la jouissance, et non pas son
contraire. Je recule à aimer mon prochain comme moi-même, pour
autant qu’à cet horizon il y a quelque chose qui participe de je ne sais
quelle intolérable cruauté 17. » C’est aussi bien dire que le comman-
dement d’amour, le commandement qui nous apparaît le plus
« humain », porte en lui la possibilité de l’inhumain. Et c’est cela qui
se révèle à nous lorsque, dans les intervalles du monde symbolique,
quelque chose fait signe qui excède ce monde symbolique, quelque
chose qui excède le symbolique. Ce « quelque chose » est le prochain
lui-même sous la forme déshumanisée du pauvre miséreux. Car le
pauvre miséreux est au-delà de l’ordonnancement symbolique du
monde, il est ce qui, dans le symbolique, excède le symbolique.
Que l’on comprenne bien : je ne dis pas que le pauvre miséreux
est, pour lui-même, au-delà du symbolique ou qu’il serait par lui-
même étranger à la fonction symbolique. Je dis que la manière dont
il nous apparaît le situe, pour nous, au-delà de la « limite fatale » dont
parlait Péguy 18. Ou, pour traduire cela en dialecte lacanien : le
pauvre-miséreux est au-delà de la limite qui sépare, pour nous, le
symbolique et le réel.
Pour confirmer, je reprends mes observations phénoménolo-
giques, afin de montrer que le pauvre se présente bien à nous – pour
nous – comme cet objet non intégrable à notre monde, comme cet
objet non intégrable à l’ordre symbolique qui constitue pour nous le
monde.
Remarquons d’abord que, en général, on ne parle pas avec le
miséreux : on tolère de lui qu’il tende sa sébile, à condition qu’il le
fasse silencieusement, ou pas trop bruyamment, ni trop familière-
ment. Mais on ne dialogue pas avec lui ; on n’entend de lui que ses
cris, ses gémissements, sa toux, parfois son rire…, c’est-à-dire seule-

16. Ibid., p. 228.


17. Ibid., p. 229.
18. C. Péguy, op. cit., p. 55.
DÉSHUMANISATION ET AMOUR DU PROCHAIN 131

ment une simple voix, une voix détachée de la dimension symbo-


lique de la parole. La bouche du miséreux n’est pas, pour nous, le lieu
de profération d’un discours. On ne la perçoit que comme l’organe
de la nutrition, comme une bouche avide et affamée, une gueule
quasi animale qui renifle dans les poubelles de quoi se repaître.
Pourtant, comme le notait le jeune Marx, « manger, boire […] sont
des fonctions authentiquement humaines », parce que nous ne
consommons pas indistinctement de la nourriture, mais des mets
différenciés, et parce que le repas est aussi un acte social ; « mais,
séparées du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi
la fin dernière et unique, elles ne sont plus que des fonctions
animales 19 ». La dimension symbolique du repas est interdite au
miséreux. Son regard même n’est pas pour nous un regard humain,
parce que nous n’y cherchons aucune complicité, aucune entente,
aucune signification ; c’est un regard dans lequel on ne peut voir que
l’infini de la détresse, si tant est qu’on veuille bien le voir. Ainsi,
Baudelaire raconte comment, face aux yeux d’un pauvre fixés sur lui
et sa compagne attablés à un café, il se sentit lui-même « un peu
honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif »,
cependant que sa compagne s’exclamait : « Ces gens-là me sont
insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères !
Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici 20 ? »
Il s’agit bien d’éloigner le miséreux, de l’effacer de la scène du
monde. Car le spectacle du pauvre miséreux nous est, en effet,
« insupportable », comme nous est en général insupportable la vue
des déchets et des ordures. Et, de fait, les pauvres miséreux sont sales,
crasseux, pouilleux, si bien qu’on n’a pas manqué de les qualifier de
« lie » de la société, de « fange », de « débris » ou de « déchets »
– Marx lui-même parlait du sous-prolétariat comme de « basses
couches [sociales] qui se putréfient sur place 21 ». Le pauvre miséreux
est immonde. Mais cela doit être compris littéralement : il est « im-
monde », c’est-à-dire qu’il n’est pas du monde, qu’il est hors monde.
Pourtant, il est bien présent en ce monde ; mais, exclu de l’ordre
symbolique qui fait la teneur humaine du monde, il est la part hors

19. Manuscrits de 1844, I.


20. C. Baudelaire, Le spleen de Paris, XXVI, « Les yeux des pauvres ».
21. Manifeste du Parti Communiste, I.
132 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

monde du monde, la part immonde du monde. Cela signifie, d’une


part, que le pauvre est ce que notre société produit elle-même comme
son propre déchet, ce qu’elle rejette elle-même hors d’elle-même
comme son propre excrément. Mais, d’autre part, cela signifie que ce
qui est ainsi rejeté est le fond immonde qu’implique le monde, le reste
non intégrable à l’ordre symbolique du monde. Le pauvre miséreux
nous donne en quelque sorte à voir cette chose immonde que nous
serions nous-mêmes si nous n’étions pas soutenus par l’ordre symbo-
lique du monde. C’est le fond immonde du monde qui nous est révélé
sous les traits du pauvre ; et c’est précisément cela qui nous rend le
pauvre « étranger » et « inquiétant », en un mot : « unheimlich », cela
qui nous horrifie dans la vision du pauvre et qui nous fait le tenir
éloigné de nous, pour ne pas avoir à nous y exposer. Le pauvre misé-
reux est la part immonde du monde ; il est le visage du fond
immonde sur lequel s’édifie notre monde, le visage de l’immonde qui
hante notre monde comme sa vérité cachée. On peut traduire cela en
dialecte lacanien : le pauvre est, pour nous, la part du réel dans le
symbolique, la part du réel qui se manifeste dans les intervalles du
symbolique. Et l’on aura compris que mes observations sur la voix
hors discours du miséreux, sur sa bouche affamée, sur son regard vide
et sur sa saleté et son statut excrémentiel ne faisaient que décliner les
versions invocante, orale, scopique et anale de l’objet a, c’est-à-dire de
cet objet dont Lacan nous a appris qu’il est cette part du réel qui hante
notre rapport symbolique au monde et qui met obscurément en jeu
notre rapport à la jouissance.
Ainsi, ce que nous visons dans cette forme spécifique de déshu-
manisation qu’est la pauvreté et la misère, c’est précisément cette part
de nous-mêmes devant laquelle nous ne pouvons que reculer. La
question – peut-être la question éthique ici la plus pertinente – serait
alors de savoir comment, dans ce recul, nous pouvons échapper à
cette haine dont parle Lacan lorsqu’il disait que « la haine suit comme
son ombre tout amour pour le prochain qui est aussi de nous ce qui
est le plus étranger 22 ».

22. J. Lacan, Conférence à Bruxelles du 10 mars 1960.


Karima Lazali

Propos sur la guerre civile en Algérie

C’est à partir de ma pratique de la psychanalyse dans un aller-


retour entre deux villes, Alger et Paris, que s’est imposé le constat d’un
lien très étroit entre le politique et le langage. Le discours singulier est
ordonné par une vectorisation politique et, par là même, le politique
peut tracer des limites à la relation du sujet au langage, puisqu’il s’agit
parfois d’organiser l’écrasement de ce qui du langage excède à la fois
le politique et « l’individuel ». En d’autres termes, la règle de libre
association dans la cure analytique révèle de quelle manière le « laisser
dire » dans la séance peut trouver une limite imposée par le politique.
Et c’est en ces paroles retenues, limitées, arrêtées, que se loge ce qui,
de la parole, est une menace pour le politique.
L’engagement dans une cure après une guerre civile sanguinaire
dépasse une demande d’analyse autour du symptôme, dans la mesure
où, désormais, le symptôme singulier vient porter les effets d’une
certaine dissolution du lien qui permet de se tenir dans un vivre
ensemble. La demande d’analyse émerge autour de ce moment particu-
lier durant lequel il s’est produit un dévoilement de l’inconscient sans
médiation. La « frérocité » du meurtre a entamé le langage comme
système symbolique par excellence. La destruction hémorragique de
la fonction médiatrice du langage a ouvert à une question saisissante :
qu’est-ce que parler lorsque la figure du semblable est détruite ?

Karima Lazali, psychanalyste, psychologue clinicienne à Levallois (92300) et Alger (16000).


134 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

C’est dans ce contexte que la psychanalyse, comme pratique de la


parole, est interpellée pour répondre de cette atteinte du langage par
le parlêtre. Et ce d’autant plus qu’il est demandé par le politique de
se soumettre à une « réconciliation nationale », c’est-à-dire d’effacer,
en quelque sorte, les traces de cet « ayant eu lieu ». C’est là le meilleur
moyen d’ordonner le maintien des individus dans la terreur. Est-ce à
dire qu’il s’agit là d’un interdit de sortir de la terreur ?
La parole de l’analysant viendrait, là, transgresser cet interdit et
porter la psychanalyse au rang d’une menace pour le politique. Au-
delà du transfert de l’analysant sur le psychanalyste, il est surtout
question d’un transfert sur la psychanalyse, engagé à partir de ce qui
est mis en position de non-lieu de la destruction du lien social.
En effet, ce qui se trouve enfoui par le politique, régi par le reli-
gieux et l’identitaire, clos sur lui-même, c’est un terrible lien de
complaisance qui se situe à plusieurs niveaux et cela jusqu’à son appa-
rition extrême par le maintien dans la terreur, au point que celle-ci
devienne organisatrice des liens des individus entre eux. La place
accordée au religieux vient étouffer la question de la responsabilité du
sujet face au politique.
Il semblerait que la guerre civile se soit organisée à partir d’une
exclusion systématique de la différence, du différent et de la division,
au nom de l’érection d’un système politique régi par le religieux, en
position de UN, servant à fabriquer une inclusion sans écart entre le
sujet et le socius. Autrement dit le religieux, inentamable et au nom
duquel le politique se légitimait, servait à organiser une masse, au
sens freudien. Il est à supposer que cette opération se soit produite à
partir d’un phénomène de langue. En effet, le politique s’est particu-
larisé après l’indépendance à partir de l’assignation du sujet à une
langue unique, celle dite « du Livre sacré », créant l’illusion d’une
origine identifiable, et ce, à partir d’une exclusion de la pluralité des
langues. La sacralisation de la langue, jusqu’à devenir langue cadavé-
risée, a permis l’instauration d’un clivage, occasionnant une atteinte
de la fonction de référence symbolique, puisque le bain langagier du
sujet a été relégué au statut de langue clandestine au savoir et à la
culture.
En d’autres termes, un clivage dans la langue s’est mis en place
dans la parole adressée du sujet, matérialisant une dislocation de la
PROPOS SUR LA GUERRE CIVILE EN ALGÉRIE 135

pensée dans la chaîne signifiante. Ce clivage annule la possibilité


d’entrer dans un travail de traduction des traces de corps, formées par
la langue maternelle. Est-ce à dire qu’il s’agit d’imposer une langue
dépourvue de toute érotisation ? Il est probable que la pensée unique
et totalitaire se définisse à partir de cette opération d’évidement de la
langue, de sa corporéité érogène, et non l’inverse, à savoir permettre
un évidement du corps par la langue.
Cette injonction politico-religieuse au clivage dans la langue
empêche le travail d’altération et de circulation de l’intime dans et
par la parole. La langue se retrouve clôturée, fermée sur elle-même.
Dans ce cas, l’équivoque ne peut venir scander l’infini de la parole.
Est-ce à dire que la langue est réduite à un code ? L’intégrisme reli-
gieux commence donc par une purification des résidus de la langue,
à partir de la proposition d’une seule lecture figée du texte. Ainsi, il
s’agit de substituer à l’équivoque inhérente à toute pratique de l’inter-
prétation, l’univoque d’une interprétation totalitaire et oublieuse de la
dimension négociatrice du langage, entre l’Un et l’Autre.
On peut penser qu’à l’extrême, ce clivage dans la langue prive le
parlant d’une relation avec « l’étrangement familier 1 », soit un
possible retour des bribes d’étrangeté véhiculées par le langage. La
cadavérisation de la langue coranique – par les religieux – révèle le
fantasme d’une langue privée de sa fonction de dépôt et donc
dépourvue de rejetons de l’inconscient, ces sortes de fragments
métisses transportent un ensemble de théories sexuelles infantiles.
Cela conduit à l’hypothèse que dans un tel contexte la non-séparation
entre l’État et la religion impose l’effacement du langage sexuel infan-
tile, en proposant une langue pure de l’origine. Il ne s’agit donc plus
d’un mythe de l’origine, venant en lieu de l’insaisissable point de
commencement, mais plutôt d’une certitude totalitaire, qui abrase le
potentiel de croyance.
La religion d’État fonctionne en activant le règne de la certitude,
par l’extraction de ce qui spécifie la religion, à savoir la croyance
nécessaire à la fabrication de l’illusion. Cela se perçoit très simple-
ment à travers le constat que l’individu dispose peu de la possibilité
de se choisir une religion différente.

1. S. Freud (1919), L’inquiétante étrangeté, Paris, Payot, 1988, p. 214.


136 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

À travers cette opération d’évidement de la langue se trouvait


réactivé le mythe unique d’une origine Une et inaltérable, c’est-à-dire
fermée à tout travail de réinterprétation et encore moins de réécriture
de l’histoire.
Par ailleurs, la transformation à très grande vitesse, par le discours
techno-scientifique des éléments qui régissaient le lien des individus
entre eux, a probablement entraîné une forme de décomposition du
religieux, en position de référence. Le religieux a été un instrument
de fabrique de l’idéal, mais ce dernier ne tient pas sa promesse
d’accès à une unité, quelque peu purifiée, des différentes figures de
l’altérité. Le religieux mis en place d’idéal ne peut tenir cette fonction
face au discours techno-scientifique, et la guerre devient le processus
logique résultant de la fragmentation de ce qui donnait consistance au
politique.
Dans ce contexte de guerre civile, on assiste à la décomposition
de la religion par le religieux. La religion serait malade du religieux
qui l’infecte, sorte de maladie « auto-immune » ( J. Derrida) qui s’ap-
parente sur le plan psychopathologique à un véritable processus de
destruction mélancolique. La guerre tourne autour d’un plus de reli-
gieux purifié de la fonction de la religion, consistant à construire des
illusions 2. Il s’agit donc de fabriquer une religion vidée de sa corpo-
réité, c’est-à-dire du langage sexuel qui tisse le sentiment de croyance.
En effet, si l’on retient l’hypothèse selon laquelle le politique
utilise le religieux pour créer de la masse, à partir d’un lien de domi-
nation et d’asservissement, alors on comprend comment ce même
religieux est une menace qui revient fragmenter l’unité compacte de
la masse. C’est ainsi que les fondamentalistes dénoncent une perver-
sion dans l’usage du religieux et tentent de proposer un religieux plus
originel. La guerre tourne autour des modalités d’instrumentalisation
du religieux, engendrant une confusion dans l’usage de la religion.
L’islam, servant à donner consistance à un système clos, se plura-
lise et se hiérarchise à partir d’une quête de pureté. Il se dévoile un
vide en un lieu où le politique le recouvrait par l’illusion du religieux.
Ainsi, il apparaît donc que le religieux est en position de cause pour
le politique et pour lesdits intégristes. Cette identité de la cause – le

2. Voir S. Freud, L’avenir d’une illusion (1927), Paris, PUF, 1971.


PROPOS SUR LA GUERRE CIVILE EN ALGÉRIE 137

religieux – est au service d’une origine incarnée qui refuse de laisser


à Dieu sa fonction de place vide.
La religion en posture d’idéal féroce vient remplir ce vide en
créant une série d’équivalence entre origine, langue et religion. Ainsi,
ce n’est pas l’origine qui est perdue mais l’espace nécessaire au dépla-
cement et à la circulation entre le sujet et le socius. La prise en masse
du sujet s’exprime à travers un rétrécissement du lien à la parole. Ce
qui, par conséquent, engendre une chute des fondements symbo-
liques des institutions. D’où, à nouveau, depuis quelque temps, une
réémergence de l’appel au religieux comme instance interdisant le
meurtre, alors que c’est au nom de Dieu que la barbarie s’est
déchaînée et que l’interdit primordial a été interdit d’exercice.
Autrement dit, il y a fort à craindre pour l’avenir si aucun signifiant
nouveau ne vient prendre place en réorganisant un nouage inédit.
La guerre entre deux pays se distingue d’une guerre civile. Dans
le premier cas apparaît un ennemi identifiable par la langue et par des
insignes imaginaires. La question du territoire et celle de la langue
entrent clairement en position de cause alors que, dans le cas d’une
guerre civile, il est question d’une destruction massive des membres
d’une société qui se situent les uns et les autres dans une relation de
proximité au niveau familial, langagier, historique, géographique…
Cette proximité crée une atteinte au semblable et se manifeste à
travers un déferlement de jouissance sans limite, allant jusqu’à l’ou-
verture des corps par le découpage (têtes, sexes, etc.). Au départ, l’en-
nemi était identifiable : l’homme de parole et d’écriture, ce qui
permettait de situer, d’une part, une cause identifiable – l’État isla-
mique – et d’autre part, un ennemi identifiable. Cependant, peu à
peu, s’est produit un brouillage de ces deux catégories. À ce moment-
là, l’ennemi et la cause sont devenus non identifiables. Cela se révèle
à travers deux questions qui se sont posées avec une grande insis-
tance : qui tue qui ? et : qui est qui ?
Par ailleurs, les explosions de bombes et les faux barrages ont créé
un changement de cible. Désormais, c’est le n’importe qui qui devient
la cible avec, pour unique cause, la propagation de la terreur à
l’échelle nationale et internationale.
Le semblable s’est transformé en ennemi intime et barbare
puisque disparaît tout signe distinctif entre soi et son propre meur-
138 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

trier. Le soi n’est pas visé en tant que tel mais en tant que quelconque,
et le meurtrier est sans visage, lui aussi quelconque.
Au non-identifiable du « qui est qui » fait face le meurtre du n’im-
porte qui. C’est là que résident les coordonnées de la terreur absolue.
Ainsi, la guerre civile interroge la racine folle de la loi, c’est-à-dire ce
qui de la loi pousse à son envers, soit le meurtre. La terreur vient
signer, dans les failles du langage, le surgissement de l’inconscient
hors toute médiation Imaginaire et Symbolique. Il ne reste plus qu’un
tremblement muet et immobile du corps, privé de son arrimage au
nom et au langage.
Ainsi, le meurtre du n’importe qui ou du quelconque vient célébrer,
par un féroce retour dans le Réel, ce qui ne peut s’oublier du meurtre
pour que se constitue le lien social. Ce temps du meurtre signe la
disparition de la fonction tierce de l’institution. Dans ce cas, la terreur
généralisée ne peut que travailler à dissoudre le lien de médiation
entre le semblable et le différent. Cette opération de dislocation de la
masse par le meurtre se complexifie au moment où la terreur se met
à recréer de la masse, en prononçant un arrêt de mort qui se maté-
rialise par un état d’immobilisme singulier, ouvrant la voie à l’accep-
tation sans limite d’autres formes de servitudes.
La non-identification des sources de la terreur (nationale, inter-
nationale, État, islamistes) est l’indice d’une victoire sur le langage
quant à sortir de cet état de mort du sujet. Par la terreur, il est ques-
tion d’ôter au langage son potentiel de symbolisation. D’autant plus
qu’on peut penser que l’état de terreur a précédé la guerre, à partir de
cette atteinte au site du langage, tel que nous l’avons souligné.
Le clivage dans la langue est apparu comme instrument de fabri-
cation de la terreur permettant son hébergement dans la vie
psychique singulière. Il apparaît donc que la perte de la capacité poli-
tique du sujet a constitué un préalable logique à sa massification.
Est-ce à dire que le collectif massifié se serait produit par le rejet
forclusif de la corporéité du langage ?
Olivier Douville

Enfants et adolescents sous la guerre


Du meurtre à la mort

Cet article propose une synthèse de huit années de travail clinique


auprès d’enfants et d’adolescents en errance qui, pour nombre d’entre
eux, ont connu et fui une guerre où ils furent parfois tour à tour des
porteurs de morts ou des sujets menacés.
Ce travail clinique a d’abord été réalisé dans le cadre d’un lien
avec la pédopsychiatrie à Bamako, l’ONG qui m’a permis de travailler
étant le Samu Social Mali 1. Ce Samu que j’ai contribué à mettre en
place en 2000 est devenu, en 2002, une association de droit malien.
Sa méthode de travail est construite sur le modèle des Samu Sociaux
dont il retient un principe simple, le fait d’aller vers des enfants et, la
plupart du temps, adolescents très en errance et en danger en nouant
une triple approche : médicale, psychologique et éducative. Ces inter-
ventions m’ont amené à rencontrer des enfants et des adolescents
rescapés des guerres des pays de la sous-région (Sierra Leone,
Liberia). Plus tard, en 2004, je me suis rendu à plus d’une reprise au
Congo, pour le compte du Samu social Pointe-Noire, puis Virginie
Degorge a pris le relai pour former et assister des équipes éducatives

Olivier Douville, psychanalyste, maître de conférences des universités, Laboratoire CRPMS,


université Paris 7, directeur de publication de Psychologie clinique.
1. O. Douville, « Enfants et adolescents en danger dans la rue à Bamako (Mali).
Questions cliniques et anthropologiques à partir d’une pratique », Psychopathologie
africaine, XXXII, 1, 2004, p. 55-58. Les missions « Samu » ont été coordonnées par
le Samu social international présidé par le docteur Xavier Emmanuelli.
140 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

qui ont été confrontées à la présence de ces enfants, souvent « anciens


combattants » et vite stigmatisés sous la catégorie de l’« enfant-
sorcier », ce depuis une quinzaine d’années.
On dispose d’un grand nombre de témoignages autobiogra-
phiques d’enfants qui ont vécu la guerre. Des romanciers 2 ou des
cinéastes ont pu, non sans talent, composer et filmer des fictions qui
attirent l’attention du lecteur ou spectateur, le plus souvent occi-
dental, sur ces réalités ; en revanche, les recherches psychologiques et
anthropologiques sont assez rares à propos de la présence actuelle
d’enfants et d’adolescents au vif des conflits guerriers, qu’ils soient
définis comme combattants ou comme victimes, soit encore qu’ils
relèvent alternativement des deux situations.
Il est un stéréotype à faire voler en éclats, celui qui indique que
les guerres africaines sont des guerres ethniques. Il faut rappeler ici
que le mot d’ethnie essentialise des groupes humains en faisant fi des
strates historiques et des contradictions qui les traversent. De plus,
considéré sur le registre de l’individualité, ce terme renvoie aux plus
stériles convictions des études « culture et personnalité » qui édic-
taient des profils de personnalité selon les ethnies. On soulignera,
enfin, que la très équivoque notion d’« inconscient ethnique »,
proposée par Devereux 3 et portée à la caricature d’une identité
ethnocodée en France, après lui et à rebours de sa théorisation, a
laissé plus d’un malaise. Tel qu’il est utilisé dans les registres idéo-
logiques de l’identité groupale qui sont toujours mobilisés et surdé-
terminés en cas de conflits, ce terme d’ethnie est à entendre comme
un produit « fidéologique », qui est disponible sur le marché des réifi-
cations identitaires. Il y a un marché de l’ethnie comme il y a un
marché de l’identité. J’ai souvent remarqué la différence extrême qui
sépare la même phrase « je suis un (x) », (x) désignant un nom
d’ethnie, selon qu’elle était dite par quelqu’un qui vivait en paix et
pouvait entretenir un rapport de débat avec ce qu’il reconnaissait
comme étant « sa » culture ou par un de ces adolescents sous la guerre

2. L. Miano, Contours du jour qui vient, Paris, Plon, 2006.


3. G. Devereux (1956), « Normal et anormal », dans Essais d’ethnopsychiatrie générale,
Paris, Gallimard, 1977.
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 141

qui, se disant d’une ethnie « (x) » (disant plus souvent je suis « x » que
je suis un « x »), s’identifiait pleinement non pas à tel ou tel mode de
vie mais à un modèle de victime réclamant justice par le biais de la
vengeance. La première déclinaison de soi, je suis un « x », signifie je
suis un « x » parmi d’autres qui peuvent ne pas être « x ». Nous avons,
de fait, deux sortes de proposition.
Celle de l’identité paisible. Se dire alors un « x » ouvre à une
pluralité de relations et de négociations avec ce qui n’est pas « x ». Par
extension, l’identité ainsi dynamique peut se schématiser par un
opérateur qui est le « pas tout ». Mon « je » n’est pas tout inclus dans
le « x » qui le désigne. Exemplifions, au risque de choséifier, par une
logique qui s’exprimerait ainsi. Le signifiant « ethnie x » représente le
sujet pour une batterie d’autres signifiants : « ethnie x’ », « ethnie x’’ »,
« ethnie x’’’ ». Cet ensemble de signifiants représente le sujet dans son
lien social, c’est-à-dire dans sa circulation dans les régimes de la dette,
du don, de l’échange, et parfois aussi dans son propre roman familial
où bien des altérités ont droit de cité. Bref, un sujet peut se dire inclus
dans une famille au sein de laquelle cohabitent des personnes d’eth-
nies différentes et se référer à une lignée plus étroitement définie en
termes d’ethnicisation. C’est souvent cet écart entre le « nous » de la
famille et le « nous » de la lignée qui explique pourquoi l’ethnie n’est
le plus souvent qu’une catégorie parmi d’autres pour se saisir de soi,
parler de soi et entretenir avec soi-même un rapport de réflexivité. Ce
terme encombrant d’ethnie, trop vite et tout à fait à tort naturalisé
comme une propriété psychique (un contenant et un contenu qui plus
est) n’est pas une qualité per se de tel ou tel individu, l’« ethnie » est un
objet d’étude à déconstruire par et pour les sciences humaines, objet
mouvant lié autant à la géographie qu’à l’histoire, à l’actuel et à l’éco-
nomique 4. Quitte à enfoncer des portes ouvertes, on soulignera que
sa mise en avant dans la guerre renvoie non à un ressourcement de
populations qui y trouveraient leur supposée essence ou âme mais à
une idéologisation liée à une internationalisation des enjeux
économiques et géostratégiques des conflits.

4. G. Althabe, O. Douville, M. Sélim, « Ethnie, ethnicisme, ethnicisation en anthro-


pologie : échange épistémologique », Psychologie clinique, nv II, Série, 15, 2003.
142 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Si, maintenant, nous rencontrons ces revendications identitaires


ethnicisées fortes chez des adolescents sous la guerre, il nous apparaît
très vite que ce style de revendication identitaire vient masquer et faire
pièce à un affect sidérant de l’identité : l’affect de la honte de vivre,
l’affect accablé, épuisé, ressenti par celui qui survit sous la menace et
qui s’imagine, et ce parfois pour d’excellentes raisons, être mis au ban
du social, de l’histoire, de ce pays qui est, dit-il, le sien. La marchan-
disation idéologique de l’ethnie et qui en fait une arme de guerre vient
faire pièce à une angoisse de non-assignation qui se redouble souvent
d’une honte peu dialectisable tant elle ne s’adresse plus à qui que ce
soit. Cette revendication fait pièce à la dilapidation de la pluralité du
« nous » et à la ruine de toute dialectique de la construction d’un lieu
et d’un bien « commun ». Déjeté de sa famille, enfant souvent si mal
accueilli, l’adolescent soldat se retrouve dans une relation de spécula-
rité avec l’ancestralité, qu’il subjective comme une puissance de
vengeance et de destruction. Dans une position subjective où alternent
mégalomanie et mélancolie, il se fait le héros d’une altérité terrible,
obscure, déshabillée de ses mythes, et qui, sans médiation, réclame
qu’on la venge afin qu’elle ne meure pas. Or, si les anthropologues ont
clairement compris qu’il n’y a aucune essentialisation à faire de ce
terme d’ethnie, il n’en est hélas pas de même de certains cliniciens
friands de psychologie ethnique, alors que la souffrance psychique
extrême qui résulte de ces situations de guerre exigerait chez les clini-
ciens, sur le terrain, le plus vif des discernements à cet égard.
Il m’est arrivé souvent de demander à un adolescent pourquoi il
avait pris les armes et fait la guerre. C’est souvent, en réponse, le
même scénario qui revient. Celui d’un enfant mal accueilli, déjà, dans
sa famille et qui, errant ou rejeté, ou les deux, se retrouve, s’il est un
garçon, enrôlé dans une petite milice à la dérive, et si c’est une fille
dans un bordel militaire rudimentaire. Avec, chez la mère maquerelle
comme chez le chef de guerre, un accablement du sujet sous une
profusion de thèmes et de pratiques magico-religieuses de salut par
l’exorcisme, qui s’extériorisent par des possessions mystiques convul-
sives, des cérémonies de prières débouchant sur des transes. C’est
ainsi que de médiocres chefs de guerre se mettent dans des états quasi
convulsionnaires pour galvaniser leurs troupes hétérogènes et effilo-
chées. Avec ces jeunes rescapés, se déroule le fil des échanges lorsque,
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 143

plus tard, je les rencontre à Bamako, ville où ils échouent au terme


d’une errance de plusieurs mois, après leur participation aux conflits
armés. Après ces premiers temps de dépôt, plus que de construction,
de ces scenarii parfois préfabriqués concernant leur enrôlement et
leur première expédition, se ressent une vive difficulté à aller plus
loin, à expliquer pourquoi ils ont pris place dans telle ou telle guerre
qui leur a été présentée comme « leur » guerre. Revient, en un lanci-
nant leitmotiv, le thème de la vengeance. Avant de présenter un
extrait d’entretien avec un de ces adolescents rescapés, Ballan B., âgé
de 15 ans, précisons que ces entretiens ont tous été menés dans un but
d’assistance et de soin, non de simple recherche. Donc un transfert
était à l’œuvre. Du côté du jeune, une exigence de notre présence,
lentement décodée et admise, de notre côté et dans l’obscur d’un
contre-transfert, la demande implicite que l’adolescent rencontré
nous parle, rejoigne le monde de la parole, de l’eau douce de la
parole, comme le formulaient si bien les anciens tragiques grecs, qu’il
nous dé-sidère. Mais notre contre-transfert peut comporter un risque
pour autrui, si nous le vivons dans la hâte, si nous ne comprenons la
sottise et le péril qu’il y a à précipiter le temps du dire et du
comprendre. En effet, le fait d’évoquer les violences subies, ou parfois
les violences commises crée chez le jeune une sidération dépressive,
pouvant mener à des actes suicidaires. Le sujet n’a plus alors le senti-
ment de participer à une narrativité commune se faisant et se tissant
à plus d’une voix. Il est dans une position d’infra-témoignage pour
laquelle dire l’insupportable est effrayant car il ne s’est pas encore
constitué de langue pour le traduire et il ne s’est pas encore creusé
chez l’Autre un lieu d’accueil de telles paroles. Dans la plus vive soli-
tude de leurs énonciations, ces jeunes se vivent comme des sujets
radicalement exclus de la communauté des vivants et des parlants.
Aussi nos premiers échanges doivent-ils être graduels, cheminant
progressivement : au début il ne s’agit de rien d’autre pour moi que de
me présenter, de parler un peu de ce que je viens faire en ces lieux,
d’aider le jeune à dire son expérience actuelle du monde, en ce qui peut
se construire et se maintenir d’évidence naturelle et aussi en ce qui fait
encore étrangeté. Une fois ce territoire de l’intime si fragilement
construit et confié, alors, mais alors seulement, les paroles peuvent
venir chercher la mémoire comme l’indique cet extrait d’entretien.
144 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

« Pourquoi as-tu fait la guerre ?


– Je ne sais pas, je l’ai faite à venger.
– Venger quoi ?
– À venger… Mon père, à venger, les autres il fallait les détruire, il fallait
venger. Je ne pouvais pas rester vivant, je ne pouvais pas rester sans
venger.
– Que se serait-il passé si tu n’avais plus vengé ?
– Je ne serais rien, un chien, rien. Je ne serais pas digne de mes ancêtres,
je ne serais pas un homme debout.
– Tes ancêtres, tu les connais, tu es en contact avec eux ?
– Il fallait que je les venge, y’a la guerre parce qu’ils étaient dérangés, je
le savais.
– Comment le savais-tu ?
– Ils étaient pas en paix dans la mort, il fallait que je les venge, la guerre
ça fait venir les ancêtres, la guerre c’est là tes ancêtres ils sont pas dans
la terre, ils ont le cœur qui pleure, ils te disent de venir, “allez, allez” ils
disent, “allez…”
– Tu les entendais te parler ?
– Je voyais des trucs, quoi, des trucs qui disaient des choses, mais des
choses qui faisaient pas le bruit de quand ça parle dans la rue, ou dans
la maison…
– Pas ce bruit de nos voix quand on discute comme en ce moment ?
– … Oui ça faisait pas comme toi quand on fait la causerie, toi tu parles
et moi je vois tes yeux et ta bouche, je te vois pas comme la fumée, j’en-
tends tes mots, ils viennent de ta bouche, ta bouche elle bouge quand tu
dis les mots, tes dents elles rient des fois (il m’explique qu’il voyait des
formes dans les brumes, les fumées, ou les reflets du fleuve, comme des ombres de
visages clos sur une forme de cri muet, mais ce ne sont pas des hallucinations à
proprement parler, ce sont des moments de continuum crépusculaire de la psyché
qu’entretiennent les consommations de toxiques).
[…]
– Et en ce moment-là, ce soir où on cause toi et moi, tu penses quoi de
ta guerre ?
– On n’était pas comme tu me vois là, on n’était pas pareil.
– Pas pareil comment ?
– On voulait trop se battre, on voulait venger.
– Les ancêtres ?
– Oui.
– Et maintenant ?
– Là je n’sais pas où ils sont les ancêtres, ici y a pas la guerre, ici on s’oc-
cupe avec les autres, on cherche l’argent mais y’a pas la guerre.
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 145

– Tu l’as quittée cette guerre, mais est-ce qu’elle est encore dans ton
cœur ?
– Je suis parti parce que mon copain s’est fait tuer et on a rien voulu faire
avec son corps, on l’a laissé dans la forêt, j’ai eu peur.
– Peur ?
– Je me suis demandé ce que les autres pourraient faire avec son corps,
j’ai gardé ça de lui (il me montre à ce moment-là une photo déchirée et maculée
qui serait celle de son camarade, à peine plus âgé que lui, prise avant toute parti-
cipation au conflit).
– Ça fait longtemps que tu n’avais pas regardé cette photo, on dirait ?
– Oui je la regarde pas, je la pose contre moi (montre sa poitrine).
– Si tu es d’accord, on peut la regarder ensemble (il me donne alors la
photo et ferme doucement ma main dessus puis réouvre ma main et reprend la
photo qu’il fait mouvoir entre mon regard et le sien).
– Mais là tu vois je me souviens plus de son visage à Adama, je me
souviens de ses cris… (il lutte contre des pleurs).
– De ses cris ?
– Oui, quand il a été blessé.
– Mais c’est au moment de sa mort que tu as ressenti que ce n’était pas
bien de le laisser seul dans la forêt ?
– Non, c’est pas comme ça, c’est pas tout de suite, c’est plus tard, c’est…
tu vois, plus tard j’ai été blessé grave (il me montre une énorme cicatrice sur
la jambe gauche), j’ai cru que j’allais mourir et, tu sais, c’est comme ça la
vie pour nous les soldats, on m’a laissé en plan, je me suis dit que comme
Adama j’allais être abandonné comme cadavre. (Puis, il me parle de la
façon dont il a été recueilli par une famille, soigné rudement – cautérisation par
une plaque de fer chauffée à rouge – et a fugué. Son arrivée à Bamako où il a cru
que des parents éloignés qu’il n’a jamais connus et jamais retrouvés pourraient
s’occuper de lui. Je le retrouvai deux jours plus tard pour un autre entretien où
nous avons reparlé de cette vengeance impérieuse et si peu explicitée.)
[…]
– Mais contre qui tu devais te battre ?
– Je ne sais pas, contre les autres.
– Les autres ?
– Oui, ceux qui ne parlent pas comme nous, nous dans l’armée on a nos
façons de se parler, on met un peu des langues de chacun, tu vois dans
mon groupe y avait bambara mais y avait aussi des Sierra-Léonais, au
début ils aimaient pas les maliens qui vivaient en Sierra Leone, mais
après on a fait comme frères, on a inventé nos mots, notre chef, il avait
aussi des mots à lui quand il entendait le Christ vengeur, il entendait des
mots qui existaient pas avant lui, ça faisait des ordres après (il m’explique
146 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

longuement que son groupe où il fut intégré de force comptait deux de ces enfants
de familles maliennes ayant migré vers la Sierra Leone dans l’espoir d’y vivre
moins pauvrement, ce avant les conflits, le chef était un Ivoirien qui, sans doute
épileptique, connaissait, dans des états de crises comitiales perçues par lui-
même et ses affiliés comme une transe mystique, des moments de glossolalie vite
récupérées en néolangue valant pour la cohésion du groupe. Groupe dans lequel
la voix du leader avait un effet de cohésion libidinale).
– On avait nos façons de faire la drogue aussi.
– De faire la drogue ?
– Oui on prend la drogue pour le combat et pour écouter ce que disent
les morts.
– Ils disent…
– De tuer, de venger.
– Comment ils le disent ?
(À ce moment-là il chantonne, les yeux clos, non sans effort, c’est entre la berceuse
et la psalmodie, l’interprète tisse par les navettes du sens ce qui n’est que lanci-
nante jaculation d’un signifiant compact, l’adolescent acquiesce à cette traduction,
le mot proposé est “antarra” ce qui signifie “va, va de l’avant”, il le prononce,
surpris, perplexe, concerné. Alors je continue à lui parler.)
– “Antarra”, c’est ça ?
– Oui ça peut dire ça, mais tu vois, quand c’est l’ancêtre qui parle c’est
comme un bruit, c’est pas des voix comme nous quand on parle, c’est
pas la même chose quand c’est Ballan (le prénom de l’interprète) qui le dit
comme ça avec sa bouche, avant, ça fait comme un grondement, comme
les mauvais rêves, des fois tu vois tu rêves, tu as tout ton “miri” (traduc-
tion possible : appareil de l’âme) qui a peur…
– Mais là c’est un peu comme si tu te réveillais avec Ballan et moi.
– Un peu, faut revenir me voir là (ce que nous fîmes à plus d’une reprise). »
Comment entendre ceci ? Ne retenons pour le moment que les
moments de notre échange où cet adolescent parle des ancêtres et du
rapport qu’il entretient avec eux. Le mot d’ancêtre encombre ici, tant
le sentiment est vif qu’une telle désignation ne peut recouvrir une
ancestralité cousue dans le trésor mythique d’une tradition, s’y
indique plus exactement une façon de condensation entre un adulte
de la famille appartenant à une génération antérieure à celle des
parents (grands-parents et arrière-grands-parents) et une voix féroce,
beaucoup moins situable, qui ordonne au sujet de venger et de jouir
de la mort et de la destruction. En tous les cas rien d’une ancestralité
qui ouvre et garantisse un espace d’identification. Nous voyons ici
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 147

comment l’impératif de vengeance qui n’ouvre sur aucune possibilité


de se retourner, d’en revenir – et il faut entendre ici comme ce qui
met en arrêt le processus même de retournement du pulsionnel –
conduit à une élision du sujet. C’est souvent à l’adolescence, temps
non seulement du meurtre, mais encore plus de la subjectivation du
rapport à la mort, que le jeune récupère une position de sujet par des
actes qui le réinscrivent dans la densité anthropologique du deuil, du
tabou des morts, et du devoir de sépulture. C’est là que la réintro-
duction du sujet dans la scène du monde se redouble d’une autre mise
au monde du sujet, monde possiblement marqué par l’échange, par
la sédation de la haine vis-à-vis de l’ennemi, par le respect pour ce
qui, dans le corps mort, va nourrir l’universel de la scène des funé-
railles. Cette densité anthropologique prend en compte et étaye le
pulsionnel. Ensevelir c’est bien recouvrir un corps, le voiler. C’est
bien faire taire le langage sadique de la théorie infantile de la mort qui
tente de scruter le mystère de l’origine en dévoilant le corps, en le
scrutant, en le fouaillant.
Si je remonte maintenant avec ces jeunes le fil de leur parole afin
d’explorer leur prime enfance, je fais souvent le constat qu’ils sont
presque tous des « enfants mal accueillis ». Cette expression ne peut
prendre toute sa force que dans la mesure où on ne la réduit pas à une
succession de rebuffades ou de réprimandes, voire de maltraitance
subie dans l’enfance. S’y désignent plus exactement des enfants qui
n’ont pas été mis au monde, mais qui, dans le monde, furent jetés. Ni
présentés au monde, ni sujets auxquels le monde aurait été présenté.
On constate souvent une abrasion des rites de naissances ou, plus
drastique encore, une possibilité que leur naissance ait été occasion
de déclenchement de psychose puerpérale chez leur mère. On sait
que de telles psychoses sont favorisées par la cessation brutale des
rituels lorsque cette cessation se redouble d’un effacement de tout ce
qui ferait tiers entre la mère et l’enfant. On sait aussi que si un tiers
joue son rôle, alors le fait que les rituels aient un moindre caractère
d’obligation que par le passé n’a pas d’incidences psychopathologiques
avérées. Mais là il s’agit souvent d’un temps, plus ou moins après la
naissance, où la mère a été sidérée par son enfant, s’en occupant
d’une façon a-rythmée, avec des périodes de fusion alternées par de
grandes latences d’indifférence. Bien entendu, il ne s’agit pas de faire
148 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

une quelconque psychogenèse de l’enfant ou de l’adolescent soldat


mais de constater que ceux qui, parmi ces mineurs sous la guerre,
passent de groupes guerriers en groupes guerriers, sous la contrainte
d’un devoir de vengeance aussi obstiné qu’immédiat, sont souvent
des enfants qui ont été trop souvent une énigme menaçante pour l’en-
vironnement normalement chargé des premiers soins et des
premières paroles.
Voici ce que me dit une adolescente, rencontrée elle au Congo, et
qui fut la « maîtresse » forcée d’un chef de guerre et de son second.
Elle avait 13 ans alors, et les deux plus grands n’avaient pas encore
atteint leur dix-huitième année.
« Tu as souvenir de ce qu’on disait de toi quand tu étais toute petite ?
– Ah ben, on ne m’aimait pas, tu sais ma mère est morte j’avais peut-être
4 ans quelque chose comme 4 ans, mon père s’est remarié, moi on avait
un peu peur de moi, on disait que je pouvais apporter des mauvaises
choses, il fallait pas que je parle aux enfants de la deuxième épouse de
mon père, on avait peur.
– Tu as une idée de ce qui faisait peur ? Et toi tu avais peur de quoi ?
– Moi j’avais peur des cris, ça criait beaucoup, j’avais peur des coups
aussi, mais maman je m’en souviens pas trop, ce que je sais, eh bien
quand je suis née, maman elle a eu la peur, vraiment, la peur, elle criait,
elle pleurait, elle disait que j’étais morte, elle pleurait que j’étais cadavre,
et puis elle s’est mise à taper le médecin, lui demandant pourquoi il lui
avait pris son vrai enfant, qui était un enfant vivant, moi elle me regardait
pas, mon père, alors il parlait avec moi au moment où maman est morte,
et après avant qu’il se trouve femme à nouveau, mon père me dit que
quand maman me regardait elle avait sa tête à faire peur, elle hurlait
comme si j’étais fantôme ou vampire, alors on m’a confiée à la sœur du
frère de ma mère, mais là aussi ils avaient la peur, ils pensaient que peut-
être j’étais morte et revenue à vivante par sorcellerie, maman elle est
morte, des gens du village disent que c’est un esprit sorcier qui l’a fait
mourir, elle avait peut-être la maladie dans la tête, je sais pas. (Il est
possible que sa mère soit morte d’une méningite d’après ce que j’ai pu comprendre
de l’état sanitaire de la région où est née et où a été élevée cette jeune fille. Il est
patent qu’au moment de sa naissance sa mère a vécu un épisode puerpéral nette-
ment psychotique – avec une confusion entre le mort et le vif et un vécu hallucina-
toire dans la relation à son enfant – à distinguer de la dépression post-partum,
donc.) »
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 149

De tels récits ne sont pas rares. L’enfant, dès sa naissance ou peu


après, a été mis dans une position de mort-vivant ou de porteur de
mort. Ceci n’explique pas la rhétorique de la vengeance, et il serait
absurde et dangereux de prétendre édifier une typologie psycholo-
gique de l’enfant soldat. En revanche il est à noter que, dans des
contextes de délabrement des grands récits et des grandes média-
tions, les guerres qui sont manœuvrées en dessous par des intérêts
économiques d’ordres internationaux sont vécues par des jeunes en
errance, et jamais tant que cela assurés de leur lien à la dette de vie,
comme des guerres pour sauver leur nom. Leur principe généalo-
gique se résume à un balbutiement féroce d’un supposé ancêtre qui
crie vengeance dans le réel. Ancêtre terrifiant, terrible, représentant
ce savoir absolu de savoir qu’il est mort ; savoir absolu qui n’est qu’en
résonance avec une possible condition d’enfant mal accueilli et
porteur de mort qui est sans doute celle qu’ont connue et subie
nombre d’enfants partie prenante des guerres. Il y avait quelque
chose de pourri au royaume du Danemark et Hamlet entendait (et
voyait en une brume) le spectre de son père crier vengeance ; il y a
quelque chose du symbolique des filiations et des appartenances qui
se décompose en de nombreuses régions d’Afrique et les enfants
entendent aussi ces spectres réclamer vengeance. Alors venger,
certes. Mais dans ce qu’ils disent s’entend un autre fait qui ne manque
alors pas d’alerter, semblant surgir en parfait contraste avec cet amné-
sique devoir de vengeance car dans leur groupe guerrier, le plus
souvent des petites unités d’une quinzaine d’individualités, lorsque
meurt un de leurs pairs, il n’est pratiquement jamais question de le
venger. Ce devoir de vengeance ne soude en rien la fraternité de leur
dite « communauté » actuelle, celle qui va au combat, dans une indif-
férence dangereuse. Comment comprendre ceci ?
Venger, c’est s’acharner sur le corps de l’ennemi, et qui est ennemi
parce qu’il est autre, et même parce qu’il fait effraction dans le champ
scopique, parce qu’il fait intrusion. C’est-à-dire que l’ennemi n’est
plus, au-delà de sa mort, un partenaire possible pour l’identification.
Il n’est pas un ancêtre capable de dialoguer avec d’autres ancêtres.
S’indique encore que ces mineurs sont parmi les survivants d’un
projet qui vise à doublement supprimer l’ennemi. Le supprimer
physiquement, mais aussi et plus encore le retrancher systématique-
150 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

ment de son appartenance à l’humanité. Réduire ce projet à un exer-


cice de la pulsion de mort est un truisme, et presque une insanité.
L’appartenance de la victime au monde de la mort humaine est visée.
La mort comme pur réel, comme objet est ce qui est produit. Se posi-
tionner dans un tel rapport à l’ennemi, et donc à soi-même, revient à
vouloir en finir avec l’incomplétude et l’indéterminé de chaque
fondation humaine. Nul n’en sort indemne.
Voilà que nous pouvons mettre en lien trois traits :
– extrême perméabilité à un impératif de vengeance qui résonne
comme une grosse voix surmoïque ;
– indifférence à la mort d’un proche, laquelle ne déclenche aucune
réponse sociale comme la mise en place d’un rituel de deuil et aucune
réaction psychique comme une amorce de trauma ;
– acharnement contre le corps d’autrui réduit à un nihil.
Il nous faut, à ces trois traits, rajouter une autre particularité pour
mieux comprendre la solidarité psychique qui les agence. Je propo-
serais pour cela un quatrième terme : le vécu d’indestructibilité. Je le
définirais en commentant l’usage que ces enfants et adolescents font
des toxiques. Ils sont de grands consommateurs de drogue. C’est là
leur pharmakon. Que consomment-ils ? Si certains peuvent attendre
de la drogue qu’elle développe leur imaginaire, ce qui est le cas pour
les produits hallucinogènes, de telles consommations sont peu
fréquentes et peu nombreuses car la plupart de ces jeunes aban-
donnés à (et dans) la rue disent de leur période guerrière que c’était
une période où, généralement, ils avaient peur de leur vie psycho-
logique intérieure. Il s’agissait pour eux davantage d’exciter l’exté-
rieur, l’armature et la carapace corporelle. Et rien ne saurait alors
mieux leur convenir que ce produit qui développe de l’excitation : les
amphétamines. De telles drogues qui donnent la sensation d’excita-
tion et d’invulnérabilité altèrent généralement toute conscience du
danger. Compliquée de solvants, la consommation toxique répond
aussi à une autre disposition subjective, les produits conjointement
consommés détruisent et la pensée et la sensation. Il serait certes aussi
dérisoire d’expliquer ce type de consommation en y voyant un plein
choix du sujet, une telle ligne de raisonnement laisserait penser que
les litres de vinasse engloutis par les soldats des tranchées de 1914-
1918 l’avaient été en raison d’un penchant à l’alcoolisme des
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 151

« poilus ». Les nécessaires notations cliniques sur l’usage de produits


toxiques nous intéressent en ceci. Un chef de guerre a généralement
conscience du niveau de toxiques accessible au groupe et sait recruter
qui va trouver le produit, ce « garçon de course » n’est pas le plus
fragile, mais il est le plus dévoué. En revanche, nul dans ces groupes
ne semble jouir du moindre savoir se rapportant aux effets qu’entraî-
nent les ruptures brutales de consommation. Or, il est avéré que la
rupture de consommation de produits solvants entraînera des confu-
sions psychiques avec une anesthésie du corps. Revenons à la néces-
sité où nous étions de mieux situer ce qui semble une discordance
entre venger un principe d’ancestralité, réduit à une voix qui
ordonne, et l’indifférence pour la mort d’un de ces adolescents juste
avant compagnon d’arme, et dont le décès brutal, par meurtre ou
accident, ne donne lieu à aucune représaille vengeresse. L’usage des
drogues nous éclaire suffisamment. De telles prises de produits, qui
sont inévitablement prescrites par les leaders, renforcent la convic-
tion terrifiante d’être indestructible et immortel. Tout se passe comme
si le sujet n’avait plus un corps, qu’il était strictement devenu un
corps. Ce vécu de devenir un corps indestructible n’est en rien
euphorique. C’est une mise hors-jeu de la scène du monde qui s’en
déduit. Indestructible le sujet l’est, car il est devenu le spectateur figé
d’un monde réduit à une scène sans histoire et sans profondeur.
Je livre un autre moment d’entretien avec ce premier adolescent,
rencontré à Bamako.
« Et alors tu prenais de la drogue ?
– On en prenait tous, au même moment.
– Tous ?
– C’était la loi dans le groupe, tous, oui on prenait de la drogue qui rend
froid, ça rend froid, ça donne le froid, sous cette drogue on pouvait atta-
quer, les autres, les maisons c’était pas comme maintenant, comme
quand je te vois là, dans la rue à Bamako, c’était pas pareil.
– Essaie de m’expliquer…
– C’était comme si tu voyais un film, une vidéo, comme à la gare routière,
là où on regarde les vidéos 5, tu vois les maisons c’était tout plat, les gens

5. À la gare routière de Bamako, il y a en effet, sur d’anciens hangards des projections de


DVD, souvent des films de guerre, de karaté…
152 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

c’était tout plat, on pouvait couper, on pouvait couper on voyait pas que
quelque chose crevait, là si je coupais ce truc (passe un cafard) je verrais
que ça sort du corps, quelque chose, qu’il est plein, mais là avec la
drogue, si tu étais gâté (blessé) tu sentais pas et les autres, tu sais, c’étaient
des images, comme des images, tu pouvais couper, pas grave, normal.
Les autres ils étaient tout plats, plus plats encore que ce bout de carton-
là, tu vois (il désigne ici un grand carton qui peut lui servir d’abri le soir). »
Nous voici maintenant avec quatre termes : à l’indifférence à la
mort d’un pair, à l’acharnement contre le corps d’un autre réduit à
une image puis à un nihil et, enfin, à l’impératif de vengeance se
superpose un vécu irréel d’un monde dans lequel le sujet se sent
indestructible. Mais de ce monde, il en est de fait exclu par une
double opération. D’abord une dilution de la troisième dimension.
L’univers extérieur n’est alors que platitude. Le sujet en est exclu, il
en est au-dehors, excentré. On saisit ici que la ruine de la parole
décompose la perspective, tout devient comme feuilleté. Il n’est plus
possible de lire l’espace avec le temps. Tout prend la dimension
uniforme de l’immédiat. Le corps n’est plus contenant, il est scindé :
autrui est une image, le sujet est une sensation, un affect. À son tour
il se vit comme la pure énergie, l’extension armée d’un Autre qui
commande et ordonne. Ce temps du meurtre est un temps de trouage
et déchirement de l’image d’autrui. Et d’acharnement contre ce corps
de l’ennemi qui est une pure altérité spéculaire sans consistance qui
doit se trouver détruite en raison du simple fait qu’elle surgit en oppo-
sition frontale au sujet, en une opposition sans médiation. Aussi,
mourir dans un tel groupe n’est pas vraiment mourir, c’est s’évanouir,
comme s’évanouit dans le meurtre un autrui fantoche. Où l’on voit
que l’appel à la colle libidinale, dans de tels groupes, est un appel à la
fusion, à la massification. C’est là que réside la seconde opération. Il
n’est pas ici un groupe qui se compte comme étant fait par des indi-
vidualités identifiables dans le « un par un ». La massification de ces
groupes est l’indice le plus flagrant de la maladie d’un lien social plus
large, où l’unification se fait au nom de la dillllution de soi venant
faire preuve ultime de la dette infinie porté à une cause qui ne se dit
plus et se camoufle en amour pour le Père, l’Ancêtre, réduit à sa voix
intimante. Dans une telle massification du lien, chacun est le doublon
de l’autre dans une parfaite et compacte interchangeabilité.
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 153

Si, à l’inverse, des adolescents guerriers commencent à se sentir


comptables d’avoir à mettre en place un rituel funéraire, c’est parce
qu’une profonde modification subjective s’est opérée en eux. Loin de
n’être que des indestructibles, ni vivants ni morts, le surgissement d’une
angoisse d’avoir pu mourir pour de bon fait d’eux des survivants.
La mort n’est plus déniée. Ils ne sont plus l’immortel bras armé du
courroux vengeur d’un principe d’ancestralité redoublant de férocité,
ils deviennent en face de la mort comme on l’est en face d’une alté-
rité symbolique. Se sachant à nouveau mortels, se vivant comme des
survivants, c’est alors qu’ils peuvent développer une névrose trauma-
tique, ou mettre en place des semblants d’inhumation de ceux qui
sont morts et laissés sur place. Ils le font in absentia, enterrant les
malheureux restes de leurs camarades, ces pauvres morts dont on a
abandonné les corps cloués sur place. Ils entrent de la sorte dans la
communauté humaine des vivants-parlants définie comme celle qui
est forgée et maintenue par ceux qui savent prendre soin des morts ;
or, la mise en place de rituels funéraires suppose un enveloppement
des corps, ce qui se situe à l’extrême opposé des gestes de découpe
ou d’enfouissement du corps de l’ennemi réduit à rien.
Il reste alors à considérer ce qui du politique permettrait de sortir
de ce rapport à l’ancêtre si empli de cauchemar que des pans entiers
de la population vivent et subissent. Le moins que nous puissions dire
est que des lectures non politiques des guerres africaines abondent de
toutes parts dans le monde. Que ce soit en les réduisant à des guerres
ethniques ou à des guerres traditionnelles qu’amplifie dans leur
pouvoir de destructivité l’importation d’outils de mort, que ce soit
encore en utilisant le terme si embarrassant d’ethnie à des fins de
manipulation des esprits et des masses. Les grilles de lecture sont
brouillées, et elles le sont gravement. Les adolescents rescapés des
guerres, comme ceux que j’ai pu rencontrer, nous enseignent
comment ce politique qui réduit l’identité à une origine primitive,
humiliée et jamais en partage avec l’étranger, joue sur les structures
inconscientes. L’ancestralité, loin de régir la chaîne signifiante des
lignages et des alliances, fonctionne comme un impératif surmoïque
réclamant que par le meurtre de l’altérité soit récupérée une jouis-
sance perdue. L’enfant est alors accolé à l’ancêtre. Une telle formula-
tion égarerait toutefois si nous ne pouvions pas situer correctement
154 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

les termes qui la composent sans arriver à préciser de quel ancêtre et


de quel enfant il s’agit dans ces temps dont nous parlons. Car souvent
une fois la guerre finie, ou suspendue un temps, la volonté d’effacer
le passé récent à seule fin de reconstruire un pays neuf et unifié
confisque le conflit sous des mirages d’amnistie généralisée et porte
atteinte au travail de transmission de la vie psychique d’une généra-
tion à une autre. Des mises en silence qui font violence, des amnisties
autoritairement décrétées confisquent des mémoires et paralysent les
énergies des souvenirs. Les morts, vite oubliés, insistent dans la nuit
psychique. Et j’ai pu voir, au Cambodge comme au Congo plus
récemment, à quel point cette chape de plomb fragilisait les ferments
du lien social. Se produisent alors, à nouveau et en retour, des massi-
fications qui visent à homogénéiser les communautés désœuvrées et
traumatisées ; mais c’est souvent en les scindant, mettant en exergue
des sujets tout protégés par une légitimité citoyenne (ce qui est
normal), et de l’autre côté, des sujets qui n’auraient droit qu’à entrer
dans des communautés d’assistanat. Un des signifiants de cette massi-
fication, c’est « la victime ».
Or, qui ne pense le lien social qu’avec le seul axe du préjudice
irréparable ne fonctionne plus, dans sa lecture de son histoire en
l’Histoire enchâssée, qu’avec une grille qui toujours oppose le bour-
reau à la victime. Toute économie libidinale de la massification victi-
maire, laquelle ne peut être que favorisée par un abandon des
prérogatives du droit à dire les fautes et les crimes, renverra à la fabri-
cation d’un danger, d’un persécuteur à conjurer, bien plus qu’à
combattre par les moyens de la lutte politique et de la parole
publique. Un mot s’impose ici à propos des « enfants-sorciers »,
souvent anciens soldats. Une part importante des enfants et adoles-
cents errant dans les mégapoles de Kinshasa, Pointe-Noire ou
Brazzaville souffrent de cette réputation que parfois ils revendiquent.
N’allons pas croire qu’ils ne font que reprendre sous une autre moda-
lité de présentation la catégorie de l’« enfant-ancêtre ».
Résumons afin de distinguer. Les rationalités traditionnelles se
centrent sur la façon dont une famille accueille son enfant, dont un
lien social accueille et les enfants et ces adultes qu’il a fait, par sa
naissance, devenir les parents. De plus, l’environnement culturel se
doit d’imaginer et de figurer la façon dont le tout nouveau-né
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 155

accueille et adopte le Monde. Ce croisement entre deux actes


d’adoption figurés par les rituels peut ne pas s’effectuer ; l’enfant
refusant sa mise au monde, par exemple, en décédant à peine issu
des chairs de sa mère. Mais c’est aussi un monde incapable de le
protéger contre des sorts, encore un autre exemple. Alors ce « trou »,
cette faille de l’office d’un tiers faisant passerelle entre la mère, l’en-
fant et la mort, est une catastrophe qui va d’abord être conjurée par
nomination. Le nouveau-né, ou l’enfant ensuite grandi (et il faudrait
mieux comprendre les âges et les temps de cette nomination, la mise
au travail préalable à cet acte de nomination) est désigné comme
enfant-ancêtre. Cette opération est souvent le prélude à la mise en
scène de ritualisations qui surdéterminent la force et la générosité de
la puissance adoptante. Il en est ainsi du rituel kagan décrit par
Eschliman 6 où une « vieille » qui a parlé à l’enfant, l’a scarifié discrè-
tement, puis a fait mine de le brutaliser et de le menacer de mort,
consent peu après cette mise en scène à le vendre à une autre femme
qui va racheter l’enfant pour le ramener, enfin, dans la maison de la
mère. D’autres rites consistent à isoler transitoirement l’enfant et à le
« placer » ; d’autres encore, à attribuer à l’enfant un nombre consé-
quent de « marraines tutélaires » qui font mine de l’insulter et de se
moquer de lui pour conjurer le mauvais œil. L’énumération serait
longue et sans probant. Elle rassemblerait dans le désordre des
gestes prescrits et des vocables, différents selon les champs culturels,
et qui renvoient à des univers sémantiques difficilement transpo-
sables les uns aux autres.
Voilà que se discerne mieux la nébuleuse de l’enfant-ancêtre qui
désigne :
– des particularités psychologiques et physiques très composites
(allant de signes d’autisme à la phobie précoce) ;
– un rapport précis entre la présence du nouveau-venu qu’est l’enfant
et celle du dernier parti qu’est le dernier mort de la famille. On trouve
là un fond de théorie à rationalité traditionnelle qui boucle le temps
de la génération qui vient sur celle des générations précédentes (cet
axiome correspond à une logique qui suspend le temps et découpe

6. J.-P. Eschliman, Naître sur la terre africaine, Abidjan, INADES-Éditions, 1982.


156 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

l’ordonnance des parentés et des lignées, il ne convient pas de


l’aborder avec un surplus d’imaginaire qui renverrait à des modèles
propres au fantastique « gothique » européen) ;
– une disposition du groupe qui, par le prisme de l’enfant, tente de
s’adresser sur le mode de sacrifice de réconciliation à l’ancêtre peut-
être mal honoré qui fait ainsi retour. Le groupe, en surcodifiant les
mondes auxquels appartient l’enfant, redésigne les opérations de
passage entre mort et vie, entre matrie et famille, puis entre famille et
lignages, entre lignages et sociétés ;
– une théorie consolatrice dans des processus de deuil lorsqu’il y a
succession de morts d’enfants. Bien évidemment, la façon dont chaque
mère adopte et fait de ses théories le matériel de construction d’un
ouvrage de deuil est loin d’être identique d’une femme à une autre,
même si elles sont de la même culture, du même village, de la même
famille, etc. Il est nécessaire, où que ce soit, de disjoindre le pattern
culturel de la causalité psychique, sauf à retourner à des pratiques d’in-
fluence et de suggestions mortifères. On se rend aisément compte que
le bénéfice de cette théorie qui fait des enfants morts une figure récur-
rente de l’enfant revenant, brise la relation duelle mère-enfant, inter-
posant entre elle et eux la tiercité de l’ancêtre.
Nous sommes instruits par la prodigieuse habileté des cultures
africaines à faire jouer, dès les premières relations de l’enfant, du
manque et du symbole, et conscients de la façon dont elles disposent
des stratégies de séparation et de coupure/lien. Ceci étant, on voit
que par une fidélité obstinée aux dogmes les plus éculés de la psycho-
logie occidentale, on risque de méconnaître ce que disent les théories
africaines de l’ouvert et du tiers.
Aussi, le premier et principal problème que nous pouvons
rencontrer en Afrique, à propos des enfants et des adolescents stig-
matisés, est celui de l’évolution pénible et rapide dans les pays où
sont dévastées les solidarités générationnelles de la catégorie d’en-
fant-ancêtre vers celle de l’enfant-sorcier.
La situation problématique de ce jeune stigmatisé, dans nombre
de grandes villes africaines, est, aujourd’hui, une réalité préoccupante
pour les politiques de santé. Ainsi la stigmatisation d’un enfant
comme enfant-sorcier, si cet enfant est errant, s’il est mal inscrit dans
son périmètre d’existence, est-elle trop courante à Kinshasa, comme
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 157

en attestent les travaux de J. Le Roy 7 et d’A. N’Situ. Les repères s’af-


folent et les deux termes qui organisent les espaces traditionnels, l’an-
cêtre et le sorcier, se confondent et se condensent en une synthèse qui
accable l’enfant. Une logique de l’étendue qui associe les humains et
les génies se trouve télescopée avec une logique de la durée qui
associe les humains et les ancêtres. Des familles désarrimées, des riva-
lités non médiées sont des facteurs qui impliquent des « pannes »
dans la transmission culturelle. De plus, des partitions anciennes
propres à régir et conforter les fondations de l’espace et de la durée
s’effaçant, le groupe familial ou sociétal ne se vit plus dans le reflet du
monde. La génération qui vient surgit comme antagoniste.
L’ancêtre et le génie sont alors confondus, de plus en plus fréquem-
ment. À Kinshasa, Le Roy repère des mutations du principe d’ances-
tralité. A. D’Hayer 8 convient que les thèses « ethnopsychanalytiques »
sur le sorcier ne permettent plus guère de comprendre la brutalité des
émergences de ces stigmatisations d’enfants-sorciers dans cette même
ville (ou ailleurs). Aujourd’hui prolifère autour des enfants, le plus
souvent, un accroissement morbide et inquiétant des thèmes d’enfants
et d’adolescents-sorciers, possédés, anthropophages. Or, l’accusation
d’anthropophagie est la plus redoutable de toutes, elle peut frapper
post mortem. Chez les Bamiléké étudiés par Pradelles de Latour tout
comme dans l’ex-Zaïre, à Douala comme à Kinshasa, cette accusation
est terrible et terrifiante. Pourquoi donc assistons-nous aujourd’hui à
une telle variation morbide de ces thématiques de dédoublement, de
possession et à propos d’enfants ? La question est très ouverte.
D’autre part, nous devons considérer comme symptomatique non
seulement le fait qu’il y a de l’ancêtre dans l’enfant, mais aussi et
encore du sorcier, et que cette cohabitation inédite est alors le signe
d’un affolement des sujets par rapport à ce qui organisait le rapport à
la naissance et à la mort. Les ancêtres, rappelait A. Barry 9, ont une
fonction continue. Ils deviennent ancêtres après leur mort et fonc-

7. J. Le Roy, « Migrations, ruptures et reconstructions identitaires dans la modernité


d’une capitale africaine : Kinshasa (R.D. du Zaïre) », PTAH Modernités. Résonances
psychiques, 1/2, 1997, p. 139-152.
8. A. D’Haeyer, Enfants sorciers entre magie et misère, Bruxelles, éditions Labor, 2006.
9. A. Barry, Le corps, la mort et l’esprit du lignage. L’ancêtre et le sorcier en clinique africaine,
Paris, L’Harmattan, 2001.
158 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

tionnent dans un monde qui est en reflet du monde des humains. À


l’inverse, les sorciers occupent une fonction discontinue. Ils font
brèche et surindividualisent celui qui les porte au risque de la folie.
Un autre point encore. Les Églises de réveil, de salut ou de
guérison pentecôtistes poussent à Pointe-Noire ou à Kinshasa comme
des champignons. Et elles sont largement subventionnées par l’État
qui les utilise grandement dans le sens d’un contrôle social. Rien de
plus réactionnaire alors que ces Églises qui déréalisent tout ce que la
mémoire d’une ville ou d’un quartier peut conserver et transmettre de
repères et de signifiants du lien à l’histoire et au politique. Ces Églises
sont des industries de perte de contact avec la réalité et avec les héri-
tages du passé aptes à donner forme à la réalité des dons, des dettes
et des affiliations. On y persuade par le biais de techniques d’hypnose
des garçonnets et des adolescents d’avoir commis des crimes au sein
de la famille. Les disparus sont nommés et leur trace est confisquée
dans un occulte lugubre. Les enfants et adolescents n’avouent pas
leurs prétendues fautes. Ils ne les déclarent pas, mais tout comme
l’Œdipe de Sophocle qui n’a jamais explicitement reconnu le parri-
cide, ils finissent, dans un crépuscule de leur conscience, à acquiescer
aux accusations, par un simple hochement de leur tête, par un
murmure. Sorciers les voilà dépistés. Mais de quelle sorcellerie s’agit-
il ? De celle qui les fait être le véhicule d’un sorcier, esprit mort-
vivant, les possédant pour assouvir sa vengeance. Le procès de
l’enfant-sorcier devient alors occasion d’identifier cet esprit malé-
fique. Revient alors la question non du lignage mais de ce qui semble
aujourd’hui impossible à tolérer, de ses métissages.
Pour expliquer cela, il faut encore faire retour sur l’enfant-ancêtre.
L’enfant qualifié ainsi donne occasion de discuter avec l’ancêtre, de le
séduire, ou de le réprimander, de le cajoler ou de le tancer s’il en
demande trop au vivant. L’enfant-ancêtre est une figure de médiation.
L’enfant-sorcier, non. L’esprit sorcier ne peut qu’être conjuré ou
banni. Il n’est plus ce mixte de secourable et d’hostile qui donnait
consistance à l’ancêtre présenté par l’enfant éponyme. Il n’y a pas à
composer avec lui, ni à partir de lui. Or, les sorciers qui agissent par
des actes supposés (et non plus par des symptômes mimiques ou
thymiques) à travers le corps de l’enfant-sorcier ne sont pas choisis au
hasard par ces Églises de réveil. Il ne saurait être indifférent que ces
ENFANTS ET ADOLESCENTS SOUS LA GUERRE 159

sorciers appartiennent pour la plupart à cette part devenue étrangère


de la famille métissée, et que les représentations identitaires closes de
la néo-ethnicité moderne ne peuvent plus héberger. Ce sorcier repré-
sente la part métisse de l’origine, ce qui pouvait rester de tutsi dans
une lignée hutu, ou l’inverse. Les Églises de guérison ou de réveil sont
donc au service d’un fantasme et d’une politique de purification
ethnique. Une lecture strictement traditionnelle se tromperait cruel-
lement à considérer les enfants soldats comme des enfants initiés 10 et
à estimer que la prolifération des Églises de réveil serait le signe que
le pays un peu en paix reprendrait goût à la perpétuation de ses
coutumes, ses croyances, ses transes et ses emphases spirites, comme
on suppose vainement que c’était le cas à la « belle époque » de la
paix coloniale.
Alors, oui, les enfants et adolescents sous la guerre sont bien en
peine pour rentrer dans un lien social ordinaire, mais ils ne sont pas
les seuls. Il en est de même des liens sociétaux en général, devenus
profondément bouleversés et fragilisés. Aussi la grande difficulté, là
où la silenciation du passé violemment récent est de mise, est bien,
pour ces garçons et pour ces filles naguère enfants combattants et/ou
victimes des guerres, de se réaffirmer comme appartenant non seule-
ment à la communauté « ethnique » ou nationale, mais plus radicale-
ment encore à la communauté humaine. Il nous revient d’inventer
avec eux le fait que nous appartenons bien au même monde, et que
ces enfants de l’actuel, à reconsidérer ici la belle expression d’Alice
Cherki 11, sont, de facto, des adolescents voués à s’inscrire dans un
futur en partage.
Or ce que montrent ces brèves remarques sur des situations
d’adolescence sous la guerre rencontre une configuration générale de
l’adolescence. Ce moment logique de l’existence subjective, attisé par
les boiteries entre le réel pulsionnel et les circonstances culturelles qui
informent la pulsion, s’exprime, où que ce soit, dans des adresses à
l’autre, soit l’adulte, mais en tant qu’il est non seulement le représen-
tant du parental, mais surtout le tenant-lieu d’une instance sociale
chargée de prendre en compte la souffrance de l’adolescent avec lui.

10. Ce que fit avec précipitation Marie Rose Moro dans l’édition du 5 février 2007 du
quotidien Libération.
11. A. Cherki, Frantz Fanon. Portrait, Paris, Le Seuil, 2000.
160 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Les changements brutaux de l’économie subjective groupale, cultu-


relle, dans leurs rapports aux fondements mythiques de la Loi et de
l’autorité, font disparaître ces figures adultes de médiation et de
consolation. De sorte que ces adolescents rencontrent de plus en plus
dans le réel la dimension de la mort. Mort réelle, mort objet, mort en
masse et non partenaire à l’horizon d’une morose mais salutaire méta-
physique reconstruction de l’identité. Alors tout semble devenir
possible. C’est par la subjectivation du meurtre que l’adolescent
rencontre un impossible dans son rapport à la mort. Il n’en est plus le
bras armé, le fantassin fétiche et automate. Comment les sociétés
délabrées, les communautés réduites à la sensitivité de la survie
accueilleront-elles à leur tour cet impossible ? Comment accueille-
raient-elles alors autour de cet impossible à s’équivaloir à la mort la
génération qui vient, sans la rabattre sur les plus insidieux et les plus
inlocalisables des spectres ?

On peut lire également


DE BOECK, F. 1998. « Au-delà de la tombe : histoire, mémoire et mort dans
le Congo-Zaïre postcolonial », PTAH, (ARAPS), 7/8, « Effets d’histoire,
production du politique », p. 51-80.
H EUYER, G. 1948. « Psychopathologie de l’enfance victime de la guerre »,
Sauvegarde, 17, p. 3-43.
MARCUS-J EISELER, S. 1947. « Réponse à l’enquête sur les effets psycho-
logiques de la guerre sur les enfants et les jeunes gens en France »,
Sauvegarde, 8, p. 3-23.
M EIDEROS, E. 2005. « Dynamique des jeunes Libériennes appelées “enfants
soldats” en situation postconflit armé », Colloque international Femme,
féminin et criminalité, université de Rennes 2.
M INKOWSKI, A. ; MORISSEAU, L. ; MARCIANO, P. ; H URAUX-RENDU C. et
coll. 1993. « Le stress et ses conséquences psychiques chez les enfants
exposés à la guerre et aux catastrophes naturelles. Observations
préliminaires », Devenir, vol. 5, 1, p. 55-73.
M UNYANDAMUSTAN, N. 2001. « Peur au Rwanda. Document clinique »,
Adolescence, 19, 2, p. 517-527.
Revue Adolescence, « En Guerre », automne 2001, t. 19, volume 2.
Robert Lévy

Une inhumanité aussi vieille que le monde

« La prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite


des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles
avec la dignité et la valeur de la personne humaine. »
2009, 60e Anniversaire de la convention
des Nations Unies du 2 décembre 1949

« Lorsque je te dis que je te désire ça veut dire que je te fais entrer


dans mon fantasme », telle pourrait être la définition de la sexualité
humaine par opposition à celle des animaux, avec une connotation
particulière suivant les époques et une différence très grande dans ce
qu’il est convenu d’appeler la sexualité prostitutionnelle et les abus
pédophiles.
L’acceptation du mythe de la prostitution selon lequel il s’agirait
d’un travail comme un autre, ou bien qu’il existerait une prostitution
volontaire, repose sur la même idée et les mêmes propos que l’on
retrouve chez les violeurs ou les pédophiles : « Elle l’a bien cherché,
elle m’a accosté et a mis des vêtements pour m’aguicher » ou bien
encore : « Elle disait non mais en réalité elle voulait que ce soit oui. »

Robert Lévy, psychanalyste, docteur en psychologie clinique, chercheur associé au Laboratoire de


psychanalyse et psychopathologie clinique (EA 3278) université de Provence, coordonnant (prési-
dent) de l’association Analyse freudienne, Paris.
162 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Il existe bon nombre de points communs entre prostitution et


abus sexuel infantile, à commencer par un peu de statistiques ; en
effet, selon les dernières études en date, 80 % des femmes prostituées
ont été des enfants abusées.
La personne prostituée tout comme l’enfant abusé se trouvent
donc à une place/la place identique de cet objet supposé nous
permettre de jouir sans contrainte, c’est-à-dire d’exercer une jouis-
sance pulsionnellement hors du champ habituel des lois qui régissent
notre société. Dans cette mesure, la personne prostituée et l’enfant
abusé deviennent cet objet délesté de ses caractéristiques humaines,
qui n’est plus ni femme ni enfant mais un objet réduit à la métonymie,
défini par ses orifices.
En effet, si déjà dans toute rencontre amoureuse il y a une sorte
d’erreur sur la personne qui permet que chacun intègre l’autre à son
propre fantasme, dans le cas du client de la prostitution et de l’abu-
seur d’enfant, l’erreur est totale et l’autre n’existe que comme un
réceptacle masturbatoire.
Bien entendu, ceci n’est possible que par la spécificité de la
construction masculine du rapport à l’objet sexuel, car nous savons
tous que les femmes consommatrices de prostitution ou pédophiles
sont de l’ordre de l’exception.
Par conséquent les personnes prostituées et les enfants abusés ont
en commun d’être à la place de cet objet sexuellement consommable
grâce auquel nous croyons pouvoir assouvir nos pulsions. Nos
pulsions par essence déshumanisées ne trouvent à s’humaniser que
grâce à une certaine forme de renoncement que Freud appelait
« Kultur ». Ce renoncement se construit par identification à l’autre sur
le modèle de la sublimation, identification de par nature absente dans
l’acte prostitutionnel et l’abus d’enfant.
Les femmes prostituées font en fait partie d’un ensemble plus
vaste qui est celui des femmes « mal traitées », qui le sont par les
méthodes de contrôle et de domination qu’utilisent les proxénètes et
les clients : contrôle économique, contrôle social, isolement, intimi-
dation, dévalorisation de la femme.
De la même façon que les mauvais traitements infligés aux
femmes dans le couple, la prostitution et l’abus sexuel des enfants
sont à la fois inscrits dans notre propre culture et souvent invisibles
au grand jour, même si ces pratiques en font partie. Si on comprend
UNE INHUMANITÉ AUSSI VIEILLE QUE LE MONDE 163

ce qu’est un mauvais traitement domestique, on comprendra égale-


ment pas mal des mécanismes qui régissent la prostitution.
Les femmes prostituées font donc partie également du grand
ensemble des femmes battues que l’on peut considérer comme une
variante de la violence de couple dans laquelle le conjoint, le parte-
naire n’est lui-même dans ce cas qu’une variante de la figure du client
ou du proxénète. L’acceptation du mythe de la prostitution est étroi-
tement liée aux comportements coercitifs et violents domestiques
dans le couple, et une étude récente montre que les hommes violents
et abusifs dans leur propre couple sont ceux-là même qui justifient
pleinement la prostitution.
Tout comme chez les femmes battues dans leur couple, le
mauvais traitement verbal, les insultes et les cris résonnent encore
pendant pas mal d’années dans la tête des femmes prostituées, bien
longtemps après que leurs atteintes physiques ont été cicatrisées. Je
songe plus précisément aux violences corporelles et sexuelles
(coups à mains nues, avec objets contondants, blessures par armes
blanches, viols par les proxénètes et les acheteurs), sans oublier les
violences verbales (menaces, injures, etc.).
Premier enseignement : l’acceptation culturelle de la prostitution
permet, voire fomente la violence contre la femme, contre toutes les
femmes et pas seulement contre celles qui sont prostituées ; la bana-
lisation de la pornographie y contribuant énormément.
Si l’on s’intéresse à l’effet produit par la prostitution chez les
personnes prostituées souffrant de ce traumatisme très particulier qui
consiste à avoir été mis à la place d’un objet sexuel consommable, on
observe que ce type de douleur psychique n’est pas très éloigné des
traumatismes causés par l’enfermement dans les camps de concen-
tration ou par les tortures au cours desquelles les caractères d’huma-
nité ont été éradiqués par des actes dont les conséquences sont
souvent la disparition des personnes elles-mêmes.
Les femmes prostituées présentent les mêmes symptômes que
certains militaires de retour d’un conflit guerrier, mais également les
mêmes symptômes que certaines femmes battues ou maltraitées
dans leur couple. Néanmoins, la grande différence est que, dans une
écrasante majorité, la personne prostituée est quelqu’un qui a déjà
subi un premier traumatisme sexuel infantile sous forme de viol
et/ou d’abus sexuels. Bien évidemment, l’inceste a une place très
164 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

importante dans ces actes car, là encore, ce sont 80 % des abus


sexuels infantiles qui sont perpétrés au sein même de la famille
proche. C’est pourquoi l’exploitation du corps des femmes, et
a fortiori de celui des enfants, est indissociable de l’inceste et du viol.
Ce type d’exploitation des corps commence justement avec les
enfants sexuellement abusés et se termine parfois par la torture ; ce
qui ne signifie pas pour autant que tous les enfants abusés aient un
devenir prostitutionnel.
C’est également pour cette raison que les symptômes psychiques
qui sont le résultat des incestes, des viols et de la prostitution sont très
proches : disparition de l’estime de soi, haine contre soi-même avec
automutilation, troubles de la personnalité, dissociation. Bien
entendu, il faut ajouter à cette liste l’usage et l’abus de drogues en tout
genre, sans oublier les dépressions, les angoisses et les phobies.
Évidemment, ces derniers éléments sont des facteurs aggravant la
négligence à prendre soin de son corps et de sa santé.
On retrouve chez les personnes prostituées et les traumatisés de
guerre la même culpabilité qu’éprouvent les enfants violés ou abusés.
Entendons que, dans ce premier traumatisme sexuel infantile, une
initiatique imprégnation, pour ne pas dire empreinte, s’est inscrite ;
celle d’avoir été un corps abusé, c’est-à-dire d’avoir connu l’expé-
rience d’être utilisé comme objet réduit à un sexe consommable. Ce
premier temps va créer ce que l’on appelle une effraction du fantasme
chez l’enfant en raison de la disparité des désirs en jeu ; ce que l’on
retrouve également dans le syndrome post-traumatique des
personnes prostituées.
Chez la personne prostituée, il ne s’agit même plus de fantasme,
mais de cette rencontre très particulière avec un réel qui rend impos-
sible l’identification à la réduction métonymique de l’objet, en tant
que réduction à son propre trou. On ne peut se sortir de cette place
de réduction qu’en mettant en œuvre un processus d’annulation
psychique, pour ne pas dire d’anesthésie. Face à cet acte dont les
sujets deviennent l’objet, le résultat du processus est très exactement
identique à celui que l’on rencontre chez les personnes ayant subi des
tortures, ou bien encore chez celles sorties des camps de concentra-
tion ou d’extermination. L’« amour » supposé des prostituées pour
leur proxénète n’est autre qu’une variante, comme dans les cas de
tortures, du syndrome de Stockholm.
UNE INHUMANITÉ AUSSI VIEILLE QUE LE MONDE 165

Par conséquent ces personnes souffrent dans leur écrasante majo-


rité de syndrome post-traumatique, associé souvent à un syndrome de
dépersonnalisation dans lequel leur nom et leur identité disparaissent.
On retrouve également des éléments dissociatifs nécessaires à leur
système défensif qui leur permet de ne plus ressentir physiquement
ce qui n’est pas désiré. C’est un mode de défense contre l’horreur de
la rencontre avec ce réel répétitif remis en jeu à l’occasion de chaque
nouvel acte prostitutionnel, entraînant à chaque fois une nouvelle
effraction du fantasme.
La dissociation existant sur le plan psychique se manifeste aussi
sur le plan physique, car on ne peut dissocier de manière contrôlée le
ressenti physique de ce qui se passe dans la tête de la personne.
L’ensemble de ces troubles perturbe le fonctionnement de la sensibi-
lité corporelle ; les manifestations physiques essentielles vont être des
troubles de la sensibilité à la douleur et aux sensations tactiles,
troubles non organiques dus à la dissociation « tête-corps ». Le seuil
de la tolérance à la douleur chez ces personnes est nettement
augmenté par rapport à la moyenne de la population. Plus la situation
prostitutionnelle se prolonge dans le temps, plus l’hypoesthésie se
transforme en anesthésie.
C’est pourquoi la prostitution est si souvent associée à la prise de
drogues ; drogues qui permettent également la mise en œuvre d’une
forme d’anesthésie dont les conséquences psychiques sont, quel que
soit le cas de figure, un processus de rupture avec la réalité. Cette
forme de rupture, nécessaire à un moment donné pour supporter l’in-
supportable, obligera dans l’éventualité d’une sortie de la prostitution
à des soins au long cours, afin que tout cela puisse revenir dans
l’ordre de l’humain.
C’est pourquoi la personne prostituée qui choisit de s’en sortir
demeure longtemps une polytraumatisée psychique et physique, chez
qui on constate un grand nombre de troubles de la personnalité, du
caractère et du comportement, et des éléments persécutifs très
proches de ceux rencontrés chez les grands traumatisés de guerre.
Enfin, exactement à l’égal de ce que sont les problèmes des femmes
battues, j’insisterai sur le fait que la prostitution est une forme de
violence contre le genre et que toute violence physique sur un adulte
ou un enfant est une violence sexuelle psychique.
Sophie Marinopoulos
Israël Nisand

Quand le « Malaise dans la civilisation » devient


« Le meilleur des mondes »

Cette contribution se situe dans une poursuite de réflexion que


nous partageons sur la question de la procréation médicalement
assistée et de son champ d’application. Tous les deux cliniciens,
s’adressant à des corps différents, nous cherchons, en écho à nos
accords et désaccords, à structurer un discours qui ne perde pas de
vue son ancrage démocratique.
Notre propos est délibérément construit dans un mouvement qui
revisite les siècles passés, à la recherche d’un sens à trouver, d’un
imaginaire originaire sur les questions filiatives.
La dimension informative de ce parcours historique prendra la
forme d’une continuité narrative, qui sera régulièrement interrompue
par l’énonciation des grands moments de changements de l’histoire.
Il s’agit là de créer une arythmie, une discordance dans la mélodie
même du récit, et ce, en vue de questionner si la déshumanisation
moderne ne se cache pas dans les meilleures intentions du monde ou,
dit autrement, si nos progrès d’humanisation ne sont pas aussi à l’ori-
gine de notre déshumanisation ; si derrière une histoire de progrès
aux allures uniformes, ne se crée pas à notre insu une fracture dont il
est difficile aujourd’hui de mesurer la nocivité pour demain.

Sophie Marinopoulos, psychanalyste au centre hospitalier universitaire de Nantes.


Israël Nisand, professeur de gynécologie obstétrique et chef de pôle aux hôpitaux universitaires
de Strasbourg.
168 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Le progrès n’est pas une invention du XXIe siècle et il suffit de


déplacer notre curseur sur la grande échelle du temps pour mesurer
le chemin parcouru sur les questions de la famille, de l’enfance, de la
filiation.
Un rapide balayage nous permet de constater que nous sommes
loin de cette vilaine époque où l’enfant batard, l’enfant chétif, l’enfant
non désiré, était tué, exposé, et même fréquemment écrasé sous le
corps de sa mère endormie. Les pratiques d’infanticides déguisés en
accidents étaient si fréquentes que Henri II, en 1556, publie un édit
dans lequel il oblige les femmes à déclarer leur grossesse. Il ira jusqu’à
punir de mort la mère présumée coupable, laissant présager l’impor-
tance accordée à la vie de l’enfant.
Le XVIIIe siècle se montrera plus pragmatique et moins répressif
sur la question de l’infanticide et donc du sort réservé à l’enfant non
désiré, en organisant les abandons, seule solution pour éviter la mort
de l’enfant, laissant au XIXe siècle le soin d’humaniser les pratiques de
la naissance et d’organiser des prises en charge des mères et des
enfants. Sur les pères, ces siècles restent silencieux. La naissance
biologique reste l’affaire des femmes, et les hommes sont évoqués
quand ils acceptent de reconnaître l’enfant et de lui transmettre son
patronyme, signe de leur paternité.
Pour l’enfant désiré par le couple sans enfant, il a fallu attendre le
XXe siècle pour que l’adoption des mineurs soit autorisée, et seule-
ment par des personnes de plus de 40 ans. Auparavant seules les
personnes majeures étaient adoptables, et par des adultes de plus de
50 ans – loi instituée par Bonaparte pour lui permettre d’adopter les
enfants de sa femme Joséphine, la loi comme vecteur de désir a
trouvé là son aïeul.
Arrêtons-nous quelques instants sur l’entrée dans notre XXe siècle,
pour se glorifier de voir une société préoccupée par le sort de ses
enfants, qui donne une valeur à leur vie, qui découvre l’importance
d’éduquer sa jeunesse et qui, par-dessus tout, veut lutter contre la
mortalité en général et la mortalité enfantine en particulier.
Grâce à ces mutations, le siècle s’ouvre avec un programme
ambitieux, moderne dans son désir de s’élever au dessus de la fata-
lité biologique, un thème qui ne nous quittera plus et qui pour l’heure
cherche à lutter contre la mortalité.
QUAND LE « MALAISE DANS LA CIVILISATION » DEVIENT… 169

Nos meilleurs spécialistes se mettent au service de cette tâche qui


rapproche les hommes, structure les liens sociaux, et prouve que nous
sommes au cœur d’un programme d’humanisation : rapprochement
des hommes, appartenance à la même humanité, résistance face à
l’adversité, à la terreur que la mort procure.

Au service de la vie et de l’humain, cet être de langage

Et c’est ainsi que les médecins du XXe siècle, au service de notre


humanité, traquent l’infection, pendant que les pédiatres s’imposent,
luttant sans merci contre ce fléau de la mortalité. Auprès d’eux,
d’autres spécialistes se rassemblent, créant l’éducation pour tous,
donnant à la pédagogie une place non négligeable et inventant la
croissance infantile avec ses étapes dont l’ultime est l’adolescence.
L’enfance nous intéresse, Freud continue de marteler de ses
concepts les décennies qui passent et la psychologie rivalise avec la
psychanalyse. La famille, dans ses exigences de modernité, quitte le
carcan institutionnel et son modèle patriarcal pour investir le resser-
rement de la famille conjugale. La famille institutionnalisée est
troquée contre la famille intimisée (M. Gauchet) dans laquelle l’auto-
rité paternelle est pérenne.
Le sujet névrosé refoule ses désirs et s’allonge de plus en plus chez
son psychanalyste, recevant le complexe d’Œdipe comme une des
grandes inventions de son époque.
Ce couple empreint de modernité, établi dans des nouveaux
rapports familiaux, n’en est pas moins préoccupé par le nombre d’en-
fants qu’il doit assumer. Il commence à rêver une procréation
consciente, qui lui permettrait de faire des enfants quand il le désire
et en limitant le nombre de naissances. Ce grand vœu n’est pas
encore réalisable et la seule solution est de déserter le lit conjugal.
Cette solution est insatisfaisante et le nouvel homme moderne le sait,
conscient que l’épanouissement de son Moi s’en trouve atteint. Il se
surprend à imaginer, dans ses rêves les plus fous, une dissociation de
la procréation et de la sexualité. Cette pensée, vécue au départ
comme originale et surtout irréalisable, progresse dans l’esprit de
tous, allant jusqu’à permettre une nouvelle mobilisation dans la
170 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

volonté de s’élever au-dessus de la fatalité biologique, donnant comme


but à cette mission de limiter le nombre de naissances tout en gardant un
équilibre dans la vie sexuelle.
Nos spécialistes relèvent le défi et quelques décennies plus tard,
nous retrouvons une famille au mieux de sa forme.
La contraception s’avale comme des cachous, les filles ont
raccourci les jupes, les garçons rallongé leurs cheveux, le retour au lit
est consommé, le mobilier se veut en contre-plaqué, et le petit écran
trône dans le salon.
L’enfant est désiré pour lui-même.
La société se dessine incubateur de nouveaux individus que nous
programmons. L’enfant est pensé, calculé, attendu, avec toute l’atten-
tion qui lui est due.
Mais dans ce monde presque parfait, une dissonance se fait
entendre. L’enfant désiré, attendu en tant que personne, ne se présente
pas. Il se fait attendre. Parfois il va même jusqu’à refuser de venir alors
qu’il est désiré. À notre grande stupeur, le désir ne répond pas à notre
souhait conscient. Le fléau de l’infertilité recouvre nos villes, plus que
nos campagnes, et semble épargner quelques pays lointains. L’infertilité
est notre lot, pas celui de l’Afrique. On s’inquiète, on panique. L’enfant
désiré et l’enfant refusé se superposent, se confondent, nous propulsant
dans ce que nous haïssons un peu plus chaque jour de nous-mêmes,
cette part insaisissable, capable des vices de l’inconscient. L’infertilité
psychogène serait-elle une des causes de ce fléau ?
La question est vite balayée, et se situe sur un mode purement
démographique, créant une tension dans son expression interro-
gative. Car qu’allons-nous faire si nous ne faisons plus d’enfant ? Nos
politiques nous sermonnent et brandissent le chiffre terrifiant de
1,8 enfant par femme, soit un pied dans la tombe.
De nouveau on se tourne vers ceux qui jusque-là ont vaincu la
fatalité biologique sous toutes ses formes, et une fois encore on espère
qu’ils vont pouvoir lutter contre cette nouvelle fatalité inattendue :
l’infertilité.
QUAND LE « MALAISE DANS LA CIVILISATION » DEVIENT… 171

Naissance des fictions filiatives au service de l’humanisation

Le résultat est de taille. Freud nous l’avait dit en 1898 :


« Ce serait théoriquement l’un des plus grands triomphes de l’humanité,
l’une des libérations les plus tangibles à l’égard de la contrainte naturelle
à laquelle est soumise notre espèce, si l’on parvenait à élever l’acte
responsable de la procréation au rang d’une action volontaire et inten-
tionnelle et à le dégager de son intrication avec la satisfaction nécessaire
d’un besoin naturel. »
Mais il ne s’est pas cru lui-même.
Et pourtant c’est chose faite, la procréation médicalement assistée,
la PMA, entre dans nos foyers. Et fait son travail en réparant le corps
qui défaille.
Les infertilités de notre « tuyauterie humaine » se voient immé-
diatement analysées, comprises, prises en compte. Les FIV se déve-
loppent et de nombreux couples bénéficient de cette aide. Côté cour,
dirait I. Nisand 1, tout va bien ; nous tentons de faire naître un enfant
au sein d’un couple hétérosexuel en âge de se reproduire. Côté jardin,
c’est-à-dire côté dérives, quelques constats sont à faire : une consom-
mation importante des traitements contre l’infertilité, une élévation
de l’âge de la première grossesse, une augmentation de la gémellité,
sans compter les embryons surnuméraires, embryons de l’espoir qui
sont congelés.
Ces petites choses nous tracassent mais nous prenons le parti de
ne pas trop ternir notre joie et repoussons à plus tard ces quelques
questions. Nous sourcillons à peine d’ailleurs devant quelques
demandes marginales, inattendues, dérangeantes, tels les couples sans
sexualité, les couples un peu âgés, les personnes seules.
Nous constatons que les infertiles se font au fil des ans plus
nombreux que prévu. Nous énonçons alors des lois dans un souci dit
« éthique ». Lois qui occupent leurs fonctions limitatives, sans toute-
fois nous éviter des inquiétudes grandissantes. Car nous sommes
conscients que « nous jargonnons sur fond d’ignorance 2 ». Pas d’igno-

1. I. Nisand, S. Marinopoulos, 9 mois et ceatera, Paris, Fayard, 2007.


2. Expression empruntée à Charlotte Herfray (cf. sa contribution dans cet ouvrage).
La justesse de ses propos nous a semblé correspondre exactement à notre sujet.
172 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

rance de la technique, mais de l’homme lui-même, cet inconnu de la


science, celui qui porte en lui une histoire intérieure, une famille inté-
rieure structurée par une fonction œdipienne, rappelant que la filia-
tion est un lien de transmission ; transmission qui porte la vie
psychique.
Et l’évidence est bien là : nous courrons après nos pratiques et l’am-
pleur des demandes que la PMA rassemble, ressemble de plus en plus
à un tsunami. Encore loin des côtes certes, mais la vague est là, prête à
déferler, annonçant déjà dans son programme d’humanisation, sa part
de déshumanisation. On pourrait sans doute la voir, tenter même de la
prévenir, mais nous préférons la douce ignorance, celle qui nous rend
sourds et aveugles grâce aux mécanismes puissants du déni.
La fracture se consomme donc sans que nous en parlions. Les
hommes se désunissent, s’isolent et le programme, jusque-là fédéra-
teur de lutter contre la fatalité biologique, nous divise, nous oppose.
La belle harmonie d’antan nous fait défaut et l’entrée dans le
XXIe siècle, ne suffit pas à nous rendre pleins d’élan. Notre société
doute en silence, crée de faux débats sur le sujet de la procréation,
invitant des idéologues en tout genre qui occupent la scène publique
chacun emmenant à son bras un expert. Pendant ce temps le public
ignore le fond du débat, consomme quelques articles polémiques à
des fins alimentaires, oublieux de l’importance de leur opinion, de
leur pensée, notre nourriture collective.

Des fictions aux sciences-fictions filiatives

La fatalité qui nous assaille n’est plus de l’ordre de la biologie. Le


malaise est grand et il éclate dans une société nouvelle dans laquelle
la famille du XXIe siècle a pris certaines habitudes. La famille divorce,
se recompose, se diversifie. Elle s’exerce à l’effacement de la diffé-
rence, différence des générations, des sexes. Dans ce mouvement les
mères ressemblent à leur fille, comme le martèle la publicité de
grandes marques vestimentaires, les nouveaux pères en attendant
d’accoucher viennent dans les salles de naissance, prennent un congé
paternité. L’effacement s’exprime jusque dans l’annulation de la
dissymétrie, jusqu’à gommer ce qui différencie la place de chacun.
QUAND LE « MALAISE DANS LA CIVILISATION » DEVIENT… 173

Quant à l’enfant du désir, transformé en enfant tel que je le désire,


il se voit attendu dans un carcan de normes vertigineuses. Nous rejoi-
gnons Marcel Gauchet 3 quand il énonce :
« L’inconscient des enfants du désir ne sera pas construit sur le même
refoulement que ceux du passé […] la pathologie typique de l’ancien
mode d’institution était la névrose, celle du nouveau sera l’impossible
entrée dans la vie […] son trouble emblématique sera non plus le déchi-
rement intérieur mais l’interminable chemin vers soi-même. »
La procréation, vue du côté des nouvelles propositions scienti-
fiques, se voit possible dans un hors corps, hors sexe, hors vie stimulant
chaque jour des demandes aux allures expérimentales. Une
nouvelle forme de violence voit le jour, dans l’apparente normalité
des demandes, dans leurs revendications qui prennent des allures
d’exigences sans appel, que la moindre contradiction traduit en
discrimination.
Les infertiles du XXIe siècle n’ont plus de problèmes de tuyauterie
mais des problèmes de désir. Et ils vivent dans une société où tous
veulent baiser sans sexe, procréer sans enfanter, dépasser leur Œdipe
sans l’avoir consommé. Dans un collage à ces discours qui fait un
hymne à la jouissance et un refus du manque, quelques intellectuels
emboîtent le pas. Sur un fond d’intérêts personnels, dans une quête
de passages médiatiques qui attirent un regard collectif aux allures
parentales pré-œdipiennes, ces derniers n’hésitent pas à s’exhiber, et
jouissent de ces regards scopiques. Dans leur pseudo-raisonnement
qui a pour objectif d’ouvrir la boîte de Pandore et de créer un
nouveau monde du « tout est permis », on a envie de rire et de consi-
dérer leur propos comme une simple fanfaronnade. Mais on est au
bord des larmes quand on réalise la répercussion de leur discours sur
notre société et son opinion publique, aujourd’hui fragile, sans
« repères-père », prête à se saisir de ce discours qui n’a pas encore
atteint la maturité de la névrose infantile.
La déshumanisation n’est plus un simple tsunami loin de nos côtes.

3. M. Gauchet, L’impossible entrée dans la vie, Bruxelles, Éditions Yakapa, 2007.


174 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Dans cet espace permissif qui attaque le Sujet, laissant penser qu’il
n’est qu’une personne ayant des droits, dénués de toute existence
symbolique, les questions se succèdent dans un rythme effréné,
soumettant nos pratiques à des tensions perceptibles :
– Car que penser en apprenant que le sperme d’un pays nordique est
le plus recherché du monde car il donne 90 % de chance d’avoir un
enfant blond ?
– Que dire face à l’idée répandue que la GPA 4 en famille (mère/fille)
est celle qui évite la question de la dette ?
– Comment penser sur la génération DPN, celle qui a glissé du
diagnostic, cette rencontre singulière entre le patient et le médecin, au
Dépistage prénatal, ce programme de santé publique aux examens
quasi obligatoires, provoquant lors de la première consultation médi-
cale une confusion entre l’annonce de la vie et la formulation de la
mort (puisque la patiente doit pouvoir énoncer qu’elle accepte une
interruption de sa grossesse en cas de problème de santé du bébé) ?
Quant au programme d’éradication de la trisomie 21, qui nous
propulse dans une handiphobie grandissante, n’est-ce pas là un signe
flagrant d’une fracture de notre humanité ?
– Et la mort, est-elle autorisée à enfanter ?
– Quant à la différence des sexes, n’a-t-elle aucune importance dans
la structuration de la filiation ? Faut-il superposer la filiation et la
parentalité ?
De notre observatoire, nous voyons venir un flux de demandes
qui pour certaines rendent compte d’un désir d’être parents dans un
cadre filiatif garant de la fragilité native de l’enfant. Pour d’autres le
discours est délirant, le Sujet ignoré, annulé dans son existence.
L’enfant devient un bien social à posséder et reflète alors notre crainte
d’une société qui posséderait sa novlangue, celle du désir, exclue du
sens critique, langue totalitaire aux simplifications lexicales et
syntaxiques.
Sa formulation de prédilection dans les quêtes filiatives est binaire
et en point d’interrogation : « Vous êtes pour ou contre » martèlent les
idéologues en tout genre du monde du Désiralia 5.

4. Gestation pour autrui.


5. En référence à Georges Orwell et à son ouvrage sur le monde Océania.
QUAND LE « MALAISE DANS LA CIVILISATION » DEVIENT… 175

Pour les contrer nous cherchons nos mots, agrippés sur un mode
archaïque à notre langue maternelle, pour continuer de penser, pour
refuser la stérilité que la science comme objet de maîtrise nous
propose, pour ne pas être annulé, aspiré en tant que Sujet par un
discours aux formulations délirantes. Nous révisons notre latin et
répétons vitam institure pour évoquer la fonction propre à la Loi, insti-
tuer le vivant, car le vivant est violent.
Notre mise en mots sur un mode grand public de notre ouvrage
9 mois et cætera est le désir de partager, avec le plus grand nombre,
notre refus de faire de la filiation un sujet en QCM.
Cet ouvrage est un essai/erreur pris dans une dynamique de
pensée qui lutte face à la dimension mortifère ambiante et qui valide
la narrativité filiative comme instance vivante.
Cet ouvrage est une transmission et, si nous n’y prenons pas
garde, Le malaise dans la civilisation va devenir Le meilleur des mondes.
EXIL, EXCLUSION ET SYMBOLISATION
Moïse Benadiba

Moïse et la migration dans la tradition biblique

« Lorsqu’Israël fut en exil, son langage le fut aussi. »


Parole du Zohar

Depuis le « Moïse » de Philon d’Alexandrie il y a vingt siècles, les


écrits sur Moïse, en toutes les langues, abondent ; il s’agit en fait
surtout d’hypothèses sur Moïse car, en réalité, tout ce que nous
savons sur lui, dès l’origine et jusqu’à ce jour, se trouve dans le
Pentateuque 1. C’est le Pentateuque qui me servira de point de départ
et d’appui. Il sera ma référence, avec les textes de la tradition
biblique, le Talmud 2 notamment.
Le point de départ, donné par le texte biblique lui-même, c’est
l’Égypte. Tout cheminement auprès de Moïse commence nécessai-

Moïse Benadiba, psychiatre des hôpitaux, psychanalyste, diplômé en anthropologie, chef de pôle
de psychiatrie infanto-juvénile de Marseille.
1. Dans quatre des cinq livres du Pentateuque, plus exactement : l’Exode, le
Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. La Genèse n’évoque pas Moïse, et les
autres textes de la Bible ne le mentionnent que très rarement.
2. Le lieu de mes propos se trouve dans les écrits talmudiques et dans l’ensemble des
commentaires rabbiniques qu’ils ont suscités, selon la « tradition » ici avancée. Le
Talmud, c’est la consignation par écrit de la « Michna » (commentaires sur les textes
bibliques et recueils de décisions juridiques réunis par écrit par Rabbi Yéhouda
Hanassi vers la fin du IIe siècle) et de la « Guemara » (enseignements oraux de la
période qui suit la consignation par écrit de la « Michna » et consignés eux-mêmes
par écrit par Rav Ashi et Ravina vers la fin du Ve siècle, commentaire de la
« Michna »).
180 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

rement en Égypte sur les rives du Nil. L’Égypte… Déjà le nom de


ce pays est riche en enseignement : en hébreu, cela se dit
« MiTZRaïm ». Le Talmud, très attentif au nom que porte chaque
chose 3, interroge : « Pourquoi MiTZRaïm s’appelle MiTZRaïm ? »
Réponse : Parce que « MeTZaR », racine de ce mot veut dire « l’an-
goisse », mais aussi « la frontière » et encore « la limite ». Et de là
sera déduit : « Jamais un esclave n’a pu s’enfuir d’Égypte. » Pour le
Talmud, c’était le pays de l’oppression, un pays où ce qui primait sur
tout, c’était la surveillance des frontières, les limites, donc les diffé-
rences, l’exclusion et les inégalités. L’enjeu ici, selon la pensée talmu-
dique 4, consiste dans le fait de comprendre pourquoi l’Éternel 5 a
mis un peuple en Égypte et pourquoi il l’a fait sortir. Parce qu’il a
fallu à l’humanité, par l’intermédiaire d’un peuple, un temps de déra-
cinement et d’exil en Égypte pour comprendre que, dans un monde
aussi étouffant et oppressant que ce pays, on ne pouvait s’en sortir
qu’avec un monarque tel que celui du temps de Moïse, « Pharaon ».
Là encore, la référence à l’étymologie est pertinente. « Pharaon » se
dit en hébreu « PaRHó » ; selon Rachi 6 : « PaRouaH’ MéGouLé »
qui signifie « visible » et aussi « déshabillé ». C’était cela aussi
l’Égypte de Pharaon de l’Exode : un monde exposé, dans lequel rien
n’est caché, un monde de splendeur et grandeur manifestes.
L’enseignement de la pensée talmudique ici concerne exil et statut
du transplanté, en ceci, en ce paradoxe : l’Égypte, pays hermétique
aux frontières, pays duquel on ne peut pas partir, est gouverné par
un despote qui édicte la permissivité, les licences, l’ouverture, la
« découverture 7 » littéralement, comme loi du pays. Résister à ce
paradoxe fermeture-ouverture, nous enseigne le Talmud, est vital en

3. Rabbi Méir notamment, réputé dans le Talmud pour cela : il laissait parler les
noms.
4. Rappelée par Joseph Sitruk (1992), « Pessa’h : Hametz et Libération », Le cours du
Grand Rabbin de France, n°40, Epinay-sur-Seine, Association Dvar Torah.
5. Ce « signifiant » peut être entendu ou perçu – point de vue de Denis Vasse
(Le temps du désir, Paris, Le Seuil, 1969) qui souligne qu’aucune action, aucun discours
autant que ceux de l’homme en face de celui qu’il appelle Dieu n’entretiennent des
rapports plus étroits avec le désir, la mort et la loi – en tant qu’être de désir à l’image
duquel l’homme serait créé dans son désir d’être.
6. Commentateur illustre et autorisé de la Bible et du Talmud.
7. J. Sitruk, op. cit.
MOÏSE ET LA MIGRATON DANS LA TRADITION BIBLIQUE 181

exil, vital pour les déracinés ; et la résistance qui s’avère ici opérante
est celle qui consiste à garder, à préserver ses principaux atouts iden-
titaires : si les enfants d’Israël ont mérité de sortir d’Égypte, c’est,
selon la conception talmudique, parce qu’ils ont su garder trois
choses de leur identité : ils n’ont changé ni leurs vêtements, ni leur
langage, ni leur nom.
Le Talmud, ainsi que le texte biblique et ses commentateurs, ne
cessent de souligner l’importance du nom pour l’homme, dans l’exil
encore plus, comme facteur d’identification, « comme confirmation
symbolique qu’il est bien toujours le même 8 ». Quant à l’importance
du langage, de la langue dite « d’origine », sur laquelle insiste la tradi-
tion biblique, il suffit de rappeler combien il est frappant de voir
quelle angoisse représente pour un exilé, pour tout homme déraciné,
le fait de se rendre compte qu’il a oublié tel mot ou telle expression
de ladite langue.
S’agissant ici précisément d’une réflexion sur la migration, le
déracinement et l’exil tels que conçus par la tradition biblique à
travers Moïse, je ne m’attarderai pas sur tout le contexte de sa vie,
avant et après l’épisode de l’Exode, me permettant en ce lieu une
adresse à consultation des excellentes monographies parues à ce
sujet 9. Mon cheminement consistera ici à parcourir surtout les lieux
où la problématique de la migration a lieu avec l’homme Moïse, selon
la tradition biblique.
Pour appréhender Moïse, concernant l’exil, on ne peut ignorer
Joseph. En effet, le texte biblique, la Genèse, à sa fin, met clairement
en relation le séjour des Hébreux en Égypte avec l’histoire de Joseph
et lie à Moïse, dans « l’Exode », le processus migratoire qui met fin à
ce séjour en terre étrangère. Soixante-dix âmes forment la famille de
Jacob, père de Joseph, lorsqu’elle émigre en Égypte, poussée par la
famine 10. En Égypte, cette famille devient peuple. Ce qui est ici à
retenir, le texte biblique à sa manière le souligne, c’est que le premier
véritable exil de la Bible, celui de Joseph, le premier déracinement au

8. M.F. Kalman-Laroque, « Problèmes psychologiques de l’exil », Annales de psychia-


trie, 1995-10, 1, p. 55-60.
9. A. Neher, Moïse et la vocation juive, Paris, Le Seuil, 1956.
10. Et aussi par le fait, secondairement, que Joseph avait été vendu comme esclave
en Égypte où par la suite, exemple d’intégration, il était devenu vizir de Pharaon.
182 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

sens strict de l’histoire selon la Bible, est le résultat d’un conflit fami-
lial, de querelles entre frères, de rivalités fraternelles. Et, dans le récit
biblique, c’est à noter, autour de ce moment de l’histoire d’Israël,
Dieu n’est pas mentionné. Le récit biblique ici, n’est pas comme les
autres : tout se passe entre humains, au niveau de l’intrigue psycho-
logique. Dieu « ne fait pas partie ici de la distribution 11 », comme
pour mieux dire que dans ces histoires de perturbations dans la dyna-
mique intrafamiliale où des frères ennemis créent un contexte où l’un
d’eux se voit contraint à partir, Dieu refuse de participer.
Joseph, déraciné seul en Égypte, réussit à parfaitement s’intégrer,
gravissant tous les échelons administratifs et politiques jusqu’à la
détention du pouvoir, devenu conseiller principal du roi. Elie Wiesel
à ce sujet, reprenant les dires du « Midrach 12 » signale que cela a
nécessité d’importants bouleversements dans la personnalité de l’im-
migré Joseph. Il s’est agi radicalement, dit-il, d’une « transformation
d’être ». Véritable « self-made man 13 » des temps bibliques, Joseph
parvient en s’imposant dans le pays qui l’accueille à transformer son
statut de transplanté. Son aventure d’immigré finit bien. La Bible le
décrit comme un homme à succès : tout ce qu’il entreprend réussit et
son dénuement devient splendeur exceptionnelle. Il nous apprend,
selon la Bible, que l’exil peut mener à la Rédemption, « à condition
que l’on y rêve sans désespérer […] sans se renier ». Immigré parfai-
tement intégré, Joseph fait venir en Égypte la famille de son père qu’il
installe dans la région de Goshen. Moïse se situe dès lors dans l’héri-
tage de Joseph car, Goshen, lieu de refuge pour les exilés de la famille
de Joseph, se transforme en lieu de détresse pour celle de Moïse.
Finesse et subtilité ici du texte biblique, un petit verset de cinq mots :
« Pharaon n’a pas connu Joseph » [Exode I, 8] résume à lui seul un
long épisode historique et relie les destinées de Joseph et Moïse,
porteurs d’un même témoignage sur l’exil.
Suite donc à un changement de dynastie royale, il est mis fin au
répit de Goshen. Tous les privilèges acquis sont révoqués, les familles
des Hébreux réduites en esclavage et accablées de travaux pénibles.

11. E. Wiesel, Célébration biblique, Paris, Le Seuil, 1975.


12. Mode le plus traditionnel du commentaire juif de la Bible.
13. E. Wiesel, op. cit.
MOÏSE ET LA MIGRATON DANS LA TRADITION BIBLIQUE 183

Un décret est promulgué : tous les enfants mâles des Hébreux seront
mis à mort. Là se situe la naissance de Moïse, dans la maison des
Lévi ; à un moment où des Hébreux, étrangers en Égypte, terre
d’exil, sont sous le joug de l’oppression.
Ce que les récits de l’Exode décrivent au sujet de cette oppression
des temps bibliques demeure d’actualité : il s’agit de situations « à
jamais actuelles, omniprésentes et prégnantes 14 », dans le cadre des
grandes migrations contemporaines. À ce sujet la Bible fait claire-
ment état déjà de ce fantasme actuel : « le complot étranger » contre
une nation et ses autochtones. L’extermination de tous les nouveau-
nés mâles, décidée par Pharaon et ses principaux conseillers contre
les Hébreux, s’avère être, selon le récit biblique et son interprétation
dans le Midrach, un des syndromes pathologiques de ce fantasme
ravageur du xénophobe. Un lien est affirmé entre le fantasme du
« complot étranger » par Pharaon et sa traduction par la décision du
meurtre d’enfants mâles. Il y a lieu ici de noter ce que la tradition
biblique souligne elle-même : les despotes, dans les conflits entre
peuples, depuis Pharaon et jusqu’à nos jours, en veulent toujours aux
enfants.
Concernant justement la question des enfants, un commentaire du
Talmud dit ceci sur Moïse, l’enfant et les détresses de l’exil : Moïse
enfant est jeté dans un coffret de jonc dans les eaux du Nil et retrouvé
par Bithya, fille de Pharaon, grâce aux pleurs ; elle eut pitié de l’enfant
qu’elle entendit pleurer. Le Talmud dit ici que Moïse est un nourrisson
et pourtant il pleure déjà comme un adulte, et ce pour affirmer qu’à
travers les larmes de l’enfant dans les flots du Nil, c’était le peuple
hébreu tout entier qui pleurait. Un enfant pleure et c’est aussi la vie qui
s’exprime, et c’est à partir de Moïse enfant qui pleure et crie que l’his-
toire d’un peuple renaît à l’espoir, s’épanouit, revit.
À ce point du parcours du texte biblique et ses commentaires
traditionnels, on peut clairement poser leur rapport à la vie, à l’actualité
du déracinement en la circonstance. Autrement dit, en quoi la vie de
Moïse et ses exils concernent encore l’actualité du fait migratoire.
Entre le Moïse biblique et nous, quels liens ? Tentatives de réponses
dans ces enseignements de la tradition biblique. Moïse dans la Bible,

14. A. Chouraqui, Moïse, Monaco, éditions du Rocher, 1995.


184 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

comme tout déraciné, apparaît partagé, clivé, dans l’entre-deux, entre


deux cultures, deux identités, deux mondes : celui d’où il vient et
celui où il vit. À ce propos, le récit biblique est explicite et le Midrach
dévoile des symptômes en rapport avec ce qu’on peut s’autoriser à
appeler une clinique du déracinement, de la transplantation ; on
dévoile chez l’homme Moïse tout d’abord l’angoisse : dans l’entre-
deux mondes de ses appartenances, « l’angoisse le saisit et ne le
lâchera plus qu’il n’ait trouvé la réponse à sa quête, l’angoisse […] de
sa naissance, enfant hébreu condamné à mort avant même d’être né,
angoisse née des déséquilibres entre les deux cultures entre lesquelles
il balance : l’hébraïque et l’égyptienne 15 ». Ici on peut situer des
événements du récit biblique de l’Exode lui-même : le conflit inté-
rieur de Moïse devient manifeste quand, adolescent encore, il « sort
vers ses frères et voit leurs souffrances » [Exode II, 11]. Le Midrach
insiste sur le terme « sort », le thème de la sortie, le signifiant « sortie »
peut-on même dire, pour rappeler qu’il faut entendre déjà dans le
mot utilisé, déjà entrevoir, la véritable sortie dont il s’agit : la Sortie
d’Égypte, le départ, l’Exode 16. En ce lieu du récit biblique, le
Midrach élabore de très nombreux commentaires sur la notion d’al-
térité, de la place d’autrui, et insiste sur deux aspects mis en parallèle
chez Moïse : la compassion, affect qui dit-on le caractérise lui qui
« souffre des siens à cause des siens », et sa « double culture 17 »,
évoquée nettement sous le mode d’un facteur favorisant son œuvre et
sa fonction de libérateur. La grandeur tout entière de Moïse réside en
cette sortie vers ses frères, en cet être allé vers autrui, auprès des
oppressés, de ne pas être resté au palais, enfermé ou prisonnier de ses
habitudes confortables 18.
Cela, dans la Bible, ne va jamais sans risque ; cela conduit à des
passages à l’acte et cela a conduit Moïse jusqu’au meurtre : un jour,
dit le texte : « Il aperçut un Égyptien frappant un Hébreu, un de ses
frères. Il se tourna de côté et d’autre et ne voyant paraître personne,

15. Ibid.
16. « Exodos » ou exode, signifie en grec « sortie » ou « départ » : A.-M. Gerard,
Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, 1989.
17. A. Chouraqui, op. cit.
18. Selon un commentaire hassidique, rappelé par E. Wiesel, P. Nemo, « Joseph,
Moïse », dans Rencontres bibliques, Paris, Cassettes Radio-France, K 1026, 16, 1997.
MOÏSE ET LA MIGRATON DANS LA TRADITION BIBLIQUE 185

il frappa l’Égyptien et l’ensevelit dans le sable » [Exode, II, 12].


Moïse, toujours entre-deux, se voit donc contraint à choisir entre
deux camps, deux parties. Et il le fait, il tue l’Égyptien. Dans la Bible,
Moïse, le prophète Moïse, le libérateur d’un peuple, « commence sa
carrière publique par un crime 19 », suivi en plus de délit de fuite. Sur
ce meurtre commis par celui qui promulguera justement l’ordre de ne
pas tuer, le Midrach discute beaucoup, s’y attarde pour soutenir que
Moïse tue non par vengeance mais « pour que justice soit faite, pour
que le droit de l’homme torturé par son bourreau soit reconnu et
sanctionné, pour que le plus impuissant des hommes, l’esclave, soit
respecté, protégé ». Ce que le Midrach veut faire ici entendre, c’est
que la « sortie » de Moïse, sortie physique hors des frontières réputées
hermétiques d’un État clos, verrouillé, ou sortie intellectuelle, psycho-
logique, mentale, hors des idées qui s’imposent et dominent, des
slogans et des mots d’ordre d’idéologies au cours forcé, cette sortie
donc, forme désormais « l’une des figures paradigmatiques, l’une des
représentations les plus parlantes, l’une des pratiques les plus
tangibles et les plus probatoires de la liberté humaine, individuelle et
collective 20 ».
La tradition biblique, très claire à ce sujet, date de ce jour du
meurtre la vocation de Moïse, la rupture des liens qui le rattachaient
à l’Égypte et à son statut de privilégié, et son retour vers sa famille
d’origine, ses racines. C’est alors, dit cette tradition, que Moïse
apprend par son père, sa mère, son frère, sa sœur et la famille de
Lévi, les secrets de sa naissance et de sa première enfance. Le lende-
main du meurtre, témoin d’une dispute entre deux esclaves hébreux,
car il « sortait » toujours pour aller voir le sort des Hébreux en leurs
lieux, il intervient, reprochant à l’agresseur d’attaquer son compa-
gnon. Il voulait comprendre, aider, « comprendre pour mieux
aider 21 ». L’homme interpellé lui répondit : « Qui t’a mis en chef et
juge contre nous ? Me tueras-tu, dis, toi, comme tu as tué l’Égyp-
tien ? » [Exode, II, 14]. Il connaissait donc l’affaire du meurtre et la
seconde identité de Moïse.

19. A. Chouraqui, op. cit.


20. R. Draï, L’invention de la responsabilité. La traversée du désert, Paris, Fayard, 1988.
21. E. Wiesel, op. cit.
186 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Découvert, trahi, dénoncé, menacé de mort par Pharaon, Moïse


doit à nouveau sortir, fuir seul, quitter l’Égypte. Il se résout à s’exiler,
non par peur de Pharaon, dit le Midrach, mais, comme c’est le cas de
nombreux exils individuels, par dépit, déçu par les siens, par déses-
poir et honte. Il a eu honte d’avoir été dénoncé par l’un de ceux vers
qui il sortait, par l’Hébreu qu’il avait secouru. Ce fut pour lui un tour-
nant critique : jeune prince habitué à une vie dans le luxe, il a à
devenir, du jour au lendemain, un fugitif solitaire menant une vie de
réfugié, d’immigré clandestin.
Assumant désormais sa condition nouvelle, le voici devenu « un
étranger, à plus d’un titre. Étranger au peuple égyptien, au peuple juif
et à lui-même 22 ». Il fuit dans le désert et arrive au pays de Midian 23.
Là, la première rencontre qu’il fait, avec des autochtones, le confirme
dans son statut d’étranger clandestin : c’est avec les sept filles du
prêtre Jethro, près du puits où elles viennent abreuver les chèvres et
les moutons de leur père. Les filles lui demandent qui il est ; il ne
répondra pas. Elles l’appelleront « Égyptien » et il ne démentira pas,
ne réagira pas : c’est cela qui, plus que la fuite, rend vraisemblable
l’hypothèse du Midrach, chez cet immigré clandestin, de la honte, du
sentiment de honte 24.
Mais cette sortie de Moïse d’Égypte conduit la tradition biblique
à éclairer d’autres aspects, d’autres dimensions de ce qu’est un déra-
cinement, l’exil. Dans ce qui précède, il y a déjà une ébauche consé-
quente d’une clinique de l’exilé, de l’immigré qui entreprend le
périple du déracinement contraint, forcé pour fuir. Ces transplantés
recherchent le plus vite possible à instaurer de nouveaux liens en
terre d’accueil, surtout quand le retour au pays d’origine s’avère
impossible ou que le migrant, en raison de résistances internes qui lui

22. Ibid.
23. Probablement chez les ancêtres des Éthiopiens contemporains.
24. Honte de la résignation de son peuple qui avait accepté de subir la souffrance,
perdu jusqu’au goût de la révolte, incapable de dignité et de solidarité ; peut-être
honte aussi de rester hébreu. Ici le Midrach, cité par Elie Wiesel, dit que Moïse en ce
moment est accablé, il est désespéré parce qu’il s’était rendu compte que les gens de
son peuple acceptaient les souffrances, l’oppression, sans révolte. Et le Midrach
rappelle qu’en hébreu « LiSBoL » est un verbe qui veut dire « souffrir » mais aussi
« tolérer » ou « se tolérer », ou enfin « être patient ».
MOÏSE ET LA MIGRATON DANS LA TRADITION BIBLIQUE 187

sont propres, ne souhaite plus ce retour. C’est le cas de Joseph dans


la Bible, déçu par ses frères, et de Moïse aussi. L’épisode qui suit
l’illustre justement, dans le récit de l’Exode. Une nouvelle inter-
vention de Moïse a lieu après la rencontre avec les filles de Jethro :
témoin de leur agression par des bergers venus à leur encontre, il
chasse ces derniers et fait boire les troupeaux. Moïse, trouvant gîte,
nourriture et un emploi de berger chez le prêtre de Midian, s’y établit.
Il décide de demeurer chez cet homme qui lui donnera pour épouse
l’une de ses filles. Il y a ici, en ce moment de l’histoire de Moïse,
comme un excès d’adaptation, une suradaptation que parfois on
retrouve chez des exilés solitaires, qui « tournent la page » comme on
dit ; prendre épouse autochtone aide en ce sens ; ce que fait Moïse
d’emblée en se mariant avec la fille de Jethro : TSiPoRa 25 ; elle
enfanta un fils que Moïse appela du nom de GueRSHoM 26, car dit-
il, « j’habite un pays étranger ».
Le texte biblique en ce lieu ne fait nulle allusion aux Hébreux
dont le sort semble ne plus intéresser Moïse, séparé d’eux par le
désert ; comme si tout ce qui s’était passé devait être effacé, oublié.
Paradoxe encore : pendant quarante ans que va durer ce séjour à
Midian, Moïse vécut dans son nouveau pays adoptif sans jamais se
soucier du sort des siens, de sa famille d’origine, comme si ce qui se
passait là-bas, en Égypte, ne l’intéressait plus, ne le concernait plus.
« Cela frôle l’invraisemblable 27 », ce déni des origines chez Moïse
l’exilé. Cela, en fait, ne cadre pas avec le tempérament de Moïse, ni
avec la logique de ses engagements périlleux précédents. Que s’était-
il passé en lui ? Cela reste sans réponse définitive dans le Midrach.
Moïse renaît et fait l’apprentissage d’une liberté nouvelle et de la soli-
tude, il se dépouille de son éducation de prince et prend ses distances
aussi avec la composante tribale de la religion pratiquée par ses
frères. Ce qui le prépare à l’événement décisif de sa vie : la rencontre

25. En hébreu signifie : « oiselle ». Il fait donc un mariage « mixte », car il s’agit de
la fille d’un prêtre idolâtre ; c’est un acte en contradiction avec les traditions de sa
famille, comme la non-circoncision de son premier fils.
26. « GueRSHoM », en hébreu signifie « un métèque, là » et on peut le traduire par
« émigré » dans Dictionnaire de la Bible ; ce terme est formé par deux mots : « GueR »
qui signifie « immigré résident » et « SHoM » qui veut dire « là-bas ».
27. E. Wiesel, op. cit.
188 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

du Buisson Ardent, dans le désert avec le Dieu de ses pères, qui lui
révèle son Nom et lui parle pour la première fois.
Cette rencontre fait acte, rien n’est pour Moïse comme avant ; elle
vient souligner qu’il y a retour d’exil, des retours forcés d’exil, ce qui
pour Moïse veut dire qu’il doit retourner en Égypte, ressortir pour
faire sortir son peuple. La suite, dans l’Exode : après le retour de
Moïse en Égypte, les événements se précipitent et après de multiples
péripéties, la malédiction des dix plaies et la traversée de la mer
Rouge, advient l’événement fondamental : la Sortie d’Égypte. Cette
sortie 28, paradoxalement, quelques mots suffisent dans la Bible pour
l’évoquer [Exode XII, 36-40]. Dans le Pentateuque, la nuit de la
Sortie d’Égypte, la nuit de l’Exode, est désignée par le mot
« PeSSa’H » qui désigne dans la tradition biblique aussi la solennité
qui commémore cette sortie. Que signifie ce terme ? « PeSSa’H »,
selon la Kabbale, doit se lire « PeH-SSa’H », c’est-à-dire « la bouche
qui parle ». La sortie d’Égypte c’est « la bouche qui parle » dit la
Kabbale, pour affirmer un lien entre exil et parole, libération de la
parole en lien avec la libération d’un peuple. À partir de ce point
dans l’Exode, la nuit de « PeSSa’H », concernant l’exil, le fait migra-
toire plus particulièrement, Moïse n’est pas seul : il va s’agir de la
problématique d’un groupe.
Dans la nouvelle traversée du désert par Moïse et son peuple, le
texte biblique fait état des difficultés d’un groupe déraciné, du déra-
cinement d’un groupe, de défaillances groupales collectives.
Qu’apprend-on effectivement ? À peine les Hébreux ont-ils quitté
l’Égypte que déjà rien ne va, tout est pire qu’avant, dit le peuple.
Avant, là-bas, c’était mieux. Moïse est donc pris dans les remous de
cette vie d’exil du groupe et après la révélation du Décalogue 29, le
Veau d’or, la rédaction et le don des tables de la Loi, il se voit
contraint d’errer dans le désert quarante ans. Autre exil, deuxième
désert : « Moïse et le désert ». Selon le Midrach, les années d’errance
dans le désert peuvent être appréhendées comme « le paradigme de
la vie en tant que processus 30 », avec pour l’exilé déraciné, l’évoca-

28. Sortie que la tradition biblique considère comme un accouchement.


29. Sept semaines après la sortie d’Égypte.
30. D.J. Silver, Moses, trad. fr., Moïse, Paris, Fayard, 1984.
MOÏSE ET LA MIGRATON DANS LA TRADITION BIBLIQUE 189

tion des sacrifices exigés de tous ceux qui espèrent que leurs enfants
vivront une vie meilleure sur une terre qu’ils n’auront plus à quitter
et le rappel en parallèle de la fragilité de l’homme en cette situation.
Dans la Bible, le mot qui désigne l’exil 31 n’est jamais un terme
abstrait et si l’exil n’apparaît pas comme un processus irréversible, il
est néanmoins désigné comme un état tragique d’aliénation. Le
Talmud va même jusqu’à distinguer, dans cette aliénation, avec pour
modèle l’exil d’Égypte, des gradations dans la gravité, très actuelles
encore, selon les critères suivants :
– vivre sur sa terre sous une domination étrangère ou être véritable-
ment, physiquement expulsé ;
– le pays d’accueil selon qu’il est proche ou lointain du pays natal ;
– l’importance de la population de la même ethnie que l’exilé et la
taille de ses regroupements.
L’exil est conçu comme événement marquant de la relation de
l’homme avec la Terre 32 et la fin de l’exil, l’enracinement, n’enlève
pas définitivement la trace du périple : le sédentaire, finalement, n’est
que fils de nomade et tant celui qui se trouve un jour ici sait qu’il vient
d’ailleurs. Ainsi, quand le cultivateur, dans la tradition biblique
présente à l’Éternel les prémices de sa récolte, voici ses premières
paroles : « Enfant d’Adam, mon père était errant, il descendit en
Égypte, y vécut étranger » [Deutéronome, XXVI, 5].
De ce point de vue, sont associés le nomade, l’exilé et le maudit,
en opposition à la vie sédentaire qui est valorisée, considérée comme
une vie paradisiaque. Par exemple, au-delà de toutes les métaphores
qui, dans le Pentateuque et la Genèse plus particulièrement, compa-
rent l’homme à l’arbre33, « la plantation du jardin d’Éden dévoile
surtout l’extrême valorisation de l’enracinement et de la sédentarisa-
tion dans la pensée biblique 34 ». Le premier homme puni dans la

31. « Galout » en hébreu, dont le synonyme est « Golah ».


32. Écho linguistique significatif : en hébreu « Homme » au sens générique se dit
« Adam », masculin de « Adama » qui signifie « Terre ».
33. En hébreu, cette parenté trouve un écho linguistique significatif dans le terme
« ZeRaH » qui désigne le grain, la semence qui va donner l’arbre, et la descendance
d’un homme.
34. J. Eisenberg, A. Abecassis, « Et Dieu créa Ève », dans À Bible ouverte, II, Paris,
Albin Michel, 1979.
190 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Bible, rejeté, deviendra nomade, déraciné : c’est Caïn après le


meurtre d’Abel, son frère. Le châtiment de Caïn consiste justement
en ce qu’il cesse d’être enraciné, c’est l’instabilité, la transplantation,
le perpétuel déracinement. « À Adam l’implanté s’oppose Caïn le
vagabond, et l’exil, dans la Bible, c’est le signe même de la faute et de
la malédiction 35. » Ambiguïté du destin de l’exilé ; de l’exil et du
déracinement, où rien n’est définitif et où tout reste en mouvement,
mouvement de sortie, de fermeture et d’ouverture.
Ce qui m’autorise à conclure avec ces deux paroles, issues de
sources lointaines et proches à la fois : Sigmund Freud et le Talmud.
Sigmund Freud d’abord, qui en 1914 exprimait l’espoir, toujours
actuel, que les peuples aient acquis « tant de compréhension à l’égard
de leurs points communs et tant de tolérance à l’égard de leurs diver-
sités qu’“étranger” et “hostile” ne puissent plus fusionner pour eux en
un seul concept 36 ».
À quoi fait écho cette belle phrase du Talmud : « Non seulement
une porte peut être entr’ouverte, mais encore elle peut être à la fois
fermée et ouverte. »

35. Ibid.
36. S. Freud (1915), « Actuelles sur la guerre et la mort », dans Œuvres complètes,
tome 13, Paris, PUF, 1988.
Alice Cherki

Le cri des sans-voix

Alors que j’abordais cette contribution, j’ai ouvert le journal de la


FEDEPSY. Dès la première page j’y rencontre J. Hassoun, l’ami mort
trop tôt, et C. Castoriadis, moins proche mais si précurseur aussi, tous
deux des étrangers de par leur nationalité d’origine, des émigrés-
immigrés donc.
J’y trouve également cette citation de Freud qui fut lui aussi
contraint à l’émigration : « Tout ce qui est pour la culture travaille
contre la guerre. » Et même après avoir vu, vécu, éprouvé et écouté
les violences de plusieurs guerres et leurs conséquences sur les sujets
et leurs descendants sur plusieurs générations, je n’ai pu m’empêcher
de constater que je faisais mienne cette phrase de Freud, ou plutôt
qu’elle rencontrait mon propre chemin. Travailler obstinément à ce
qui fait tiers dans la culture, au développement des espaces de média-
tion imaginaires, symboliques, pluriels, au sens large du travail de la
culture comme mutation, transformation de la société. Ce petit
préambule pour introduire ce que j’entends par espace de symbolisa-
tion dans le collectif pour transformer le cri en parole.
Je ne me détourne pas, ce faisant, de l’horreur car c’est bien dans
la traversée des débris, des points de désastre dirait Blanchot, ou de
la traversée du désert chère à Jabès, que sont à trouver les lieux à

Alice Cherki, psychanalyste, psychiatre, Paris. Elle a travaillé en Algérie et en Tunisie.


192 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

partir desquels peuvent s’inscrire les lettres en souffrance, en rade de


symbolisation, dont sont porteurs les exclus.
Mon travail et mon expérience clinique portent surtout sur les
descendants des violences et guerres coloniales sur deux et mainte-
nant trois générations, de part et d’autre de la Méditerranée et plus
particulièrement d’origine algérienne. J’ai constaté, sur les descen-
dants du silence, les effets de l’assignation à ce silence et plus encore
du déni qui ont entouré dans un non-après-coup, pourrait-on dire, ces
violences et ces guerres. Ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu. Récits exclus
de la famille. Beaucoup de jeunes que l’on s’est habitué à désigner
sous l’appellation de « beurs » sont dans l’ignorance d’une histoire
familiale le plus souvent traversée de drames et de violences. Qui,
dans la famille restée au pays, a été tué et par qui ? Qui faisait quoi,
quand ? En France également, pendant les sept années de guerre
franco-algérienne : qui aurait disparu le 17 octobre 1961 ? Quelle
rupture en Algérie avec la croyance imposée d’une origine zéro de la
nation algérienne, d’une histoire tronquée et d’une identité Une ?
Familles silenciées, mais aussi et surtout silence 1 du collectif assi-
gnant les enfants de l’émigration maghrébine et africaine à une
rupture généalogique, sans passé autre que la France et en même
temps « les enfants illégitimes », selon la belle expression
d’Abdelmalek Sayad en 1991 : Rien dans l’Autre. De plus, ce qui
circule dans le collectif vise généralement à la dévalorisation et à l’ex-
clusion par un ordre dominant d’autres références, celles des
dominés, des plus faibles, les pauvres aussi exclus des repères symbo-
liques, a-t-on souligné. Et ceci est encore plus évident pour l’immi-
gration postcoloniale. Le « corps d’exception » qu’était l’indigène
dans la colonie continue de perdurer, parfois en sourdine, parfois au
grand jour, dans les représentations.
Ainsi, pas de représentations circulant librement sans honte ni
gloire, sans logique binaire du ou bien-ou bien, et surtout sans exclu-
sion des autres référents. Aujourd’hui encore, Rama Yade parlera
sans sourciller de la France, pays des droits de l’homme et de la

1. La notion de silence revient souvent dans mon texte, pas au sens du silence
suspendu qui ouvre sur l’énonciation mais entendu comme silence assigné, celui de
l’assignation à résidence.
LE CRI DES SANS-VOIX 193

« mission française », au moment des reconduites à la frontière à


l’aune d’un arbitraire tampon préfectoral de familles entières, d’en-
fants que l’on vient, aux dernières nouvelles, chercher dans les écoles.
Déjà dans la situation coloniale, les systèmes dominants de réfé-
rence proposés, langue, culture, politique, juridique, étaient fondés
sur la dévalorisation, le rejet, plus encore l’exclusion des valeurs, des
références, des langues des générations antérieures de ceux que l’on
a appelés les colonisés. Au-delà des personnes, ce rapport dominant-
dominé était un fait de structure, dont la violence, même implicite,
était constante. La conséquence en était une conduite générale de
déni et de désaveu. Déni du dominant, le colonisateur en l’occur-
rence, « l’agent traumatisant », mais pour ceux qui y furent soumis,
silence, désaveu d’une part d’eux-mêmes qui reste encryptée, incluse
comme un corps étranger à l’intérieur même du psychisme. Le trajet
vers la subjectivation est en panne. Mais s’il importe de reconnaître
que le sujet est affecté, encore faut-il préciser comment.
Il ne s’agit pas de s’arrêter à un contenu, à des valeurs véhiculées,
ni même à la construction de récits qui sont, il faut s’en réjouir, de
plus en plus nombreux, mais de comprendre l’empêchement de la
constitution même de la mémoire inconsciente, de l’organisation de
traces mnésiques entrant dans le libre jeu du refoulement et du retour
du refoulé. Or le déni et le désaveu de l’agent traumatisant, qui dit :
« Tu mens, ce n’est pas vrai, cela n’a pas eu lieu », maintiennent le
sujet dit « traumatisé » dans le trouble, sans représentation possible,
clivé, portant en lui cette part morte qui l’habite et dont il ne peut se
défaire. C’est là que se constitue pour le sujet ce qu’on peut appeler
le suspens du traumatisme. Il n’a pas de mots à sa disposition pour
l’élaborer, pas de lieux tiers pour soutenir la réinscription en souve-
nirs de cette part morte, silencieusement omniprésente. D’où le
silence si souvent observé chez ces personnes. Mais ce trauma en
suspens, encrypté, cette part muette et secrète, passeront dans la
transmission chez les descendants. Ils auront pour charge impossible
d’élaborer pour leurs ascendants et pour eux-mêmes ce qui n’a pu
trouver une scène représentable. Ils n’y parviennent pas toujours.
Surtout quand l’exclusion et la dévalorisation persistent. Aux
silhouettes sans visage des travailleurs émigrés, réduits au silence
dans leurs foyers de la Sonacotra, vient se superposer l’image des
194 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

jeunes habitants des banlieues déshéritées, le Noir, le beur, le


musulman, représentations infériorisantes annulant les différences
sociales alors qu’eux-mêmes, quand il leur arrive de rencontrer ces
vieux travailleurs, s’insurgent… contre eux…
J’entends par nécessité de systèmes symboliques ce qui peut offrir
des représentations en libre circulation, dans lesquelles chaque sujet
puisse puiser de quoi constituer ses propres traces, trouver les fictions
et les métaphores permettant cet exil psychique, nécessaire trajet
subjectif de tout infans, et accéder au libre jeu de se souvenir pour
oublier. Cela suppose qu’il n’y ait pas de conflit de souveraineté entre
ces systèmes, d’exclusion réciproque ou plus encore de rejet et de
dévalorisation de l’un par l’autre, ce dont furent tissés l’histoire colo-
niale et son après-coup raté.
Tout trajet de subjectivation s’accompagne de l’exil psychique, de
l’écart avec le premier autre, à la fois proche et lointain, de la perte
d’un premier objet halluciné, de la reconnaissance du manque à être
inévitable de l’origine, et de l’exil également de la langue, et aussi la
présence de l’étranger en soi et hors de soi qu’il faut bien reconnaître
et accueillir.
Pour que ce trajet soit possible, encore faut-il que circulent des
représentations symboliques véhiculées par des systèmes symbo-
liques multiples dans lesquels l’infans puisera de quoi constituer ses
propres traces psychiques, traces psychiques au sens de la double
inscription freudienne des perceptions en représentations de choses,
des représentations de choses en représentations de mots puisées
dans les représentations verbales environnantes. Tout enfant avale, en
même temps que son biberon, les comptines de la grand-mère dans
une langue que lui-même ne parlera pas, mais aussi la télévision, et
parfois le bruit des bombes et des mitraillettes.
Autrement les représentations de choses, bribes en rade de réins-
cription insistent, muettes mais présentes, enkystées, « part morte du
moi » dit Ferenczi, chez ceux qui sont en suspens d’exil psychique,
« exclus de l’intérieur », car considérées comme corps étranger inclus
à exclure. C’est la marque des « sans », que l’on rejette dans le registre
de la privation et du besoin. Ils deviennent alors des « enfermés de
l’intérieur ». Leur mode d’être peut prendre le visage d’un sentiment
de vide intérieur et/ou de l’inhibition avec empêchement de l’activité
LE CRI DES SANS-VOIX 195

de penser jusqu’aux passages à l’acte souvent destructeurs et mortels


sur les autres et sur soi, en passant par toutes formes d’errance que
j’entends ici comme signe d’enfermement.
Depuis s’assujettir aux représentations dominantes jusqu’au
forçage identitaire (plus Français que moi tu meurs !), jusqu’à l’identi-
fication sous forme de déchet à ce qui n’a pu avoir droit de cité, bien
loin de la pluralité identificatoire inscrite et non prescrite d’une
subjectivité en mouvement, beaucoup de ces figures sont autant de
modes de survie psychique témoignant de cette exclusion.
Je laisserai de côté l’assujettissement aux représentations domi-
nantes, qui n’est pas sans évoquer le « faux self » identité d’emprunt,
qui obéit à la même impasse de fragments encryptés non symbolisés,
mais compatibles avec la « normopathie » et l’assimilation qui
évoque, comme son nom l’indique, un trajet d’incorporation et non
d’introjection. Souvenons-nous de Césaire s’exclamant : « Je veux
bien assimiler la culture, Platon, Eschyle, Voltaire mais non être assi-
milé par eux. »
Je retiendrai trois figures comme trois moments, moment au sens
freudien du terme qui indique un temps logique :
1. Celui de l’identification au déchet qui s’accompagne toujours
d’un désastre des repères narcissiques ;
2. Celui de l’errance qui est en fait à la fois un enfermement et une
quête d’un lieu qui fasse lien ;
3. Celui de la nostalgie et du recours à une origine originelle toute-
puissante, qui conduit non plus à l’identification au déchet mais à une
assignation à une identité prescrite et sans faille qui pourra avoir
comme conséquence sur la place publique la guerre des mémoires.

Le temps de l’identification au déchet

Un peu difficile, voire abrupt de proposer identification au


déchet, et pourtant, comment désigner ce qui à la fois est jeté de la
langue et reste comme cette part morte encryptée, évoquée par
Ferenczi ? C’est toujours là et c’est rien, ça insiste pour accéder à la
symbolisation et ça chute sans cesse, non nommé, non accessible au
refoulement. Comment indiquer à la fois ce déchet et que, dans le
196 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

ressac de ce sentiment de vide intérieur dans lequel l’enfermé se


débat ou se love, il se prend pour ce rien, cette part morte innommée
mais présente, omniprésente ? « J’ai la haine. » S’il fallait transitiver
ce serait « j’ai la haine de ça-de-moi », encore que passer de la honte
à la haine soit un pas pour faire consister l’altérité.
Désastre narcissique : on peut imaginer qu’à se regarder dans le
miroir se profile toujours autre chose qui serait derrière, ne fût-ce que
l’ombre d’un bout de ciel. Un mirage même qui aurait le statut précaire
mais vital de l’illusion, illusion-temps et illusion-espace. Or, dans ce
temps c’est comme si rien ne se reflétait, ne se donnait à voir qui ferait
bord, assise imaginaire ou… surface d’ardoise. Pour ceux qui se
souviennent du film La haine, il est utile de se rappeler du jeune homme
qui se regarde dans une petite glace, comme s’il voyait pour la
première fois son image dans un miroir. Il se donne des gifles en s’ex-
clamant : « C’est moi ça, c’est moi ça ! »
Ces corps épinglés, couverts de marques et d’emblèmes n’arrivent
pas à être regardés par eux-mêmes et seul parfois un petit « truc »
– un bout de chiffon « winnicottien ? » – tient lieu bizarrement de
fragment de miroir où se voir autrement que comme monstrueux ou
sans image.

Le temps de l’errance

Ces corps marchent dans un temps étal et fragmenté, sans tempo-


ralité et dans un espace déserté, errants. Cette errance consiste
souvent à tourner en rond, enfermés de l’intérieur entre l’impossible
de traduire les récits ou les silences des parents pour les oublier et se
séparer, et la carence de l’espace public à s’offrir comme lieu d’ac-
cueil des repères symboliques, ou tout du moins des traces qui font
tenir le père, ou en tout cas comme « réservoir » de représentations
permettant de reprendre ces traces et de les faire bouger sans qu’elles
soient d’emblée déjetées ou exclues par cet espace même.
Mais dans le même temps leur marche, un piétinement souvent,
avance en quête d’un lieu métaphoriseur permettant de reprendre et
de réinscrire ces lettres en souffrance.
LE CRI DES SANS-VOIX 197

Le temps de la nostalgie et du recours


à une origine originelle

Autre temps de l’enfermé de l’intérieur. Temps de résolution


régressive ? En tous les cas, conséquence de l’échec de la rencontre
du lieu métaphoriseur, permettant le déplacement et le passage.
Recours à la crispation sur l’origine, sur la croyance en une origine
originelle, sans écart et sans perte ; certitude le plus souvent désaf-
fectée mais qui fige dans l’impossibilité de créer ce pays de l’ailleurs
qui soutient la subjectivation.
Ce recours, au prix de la désubjectivation, rend parfois vivable
l’enfermement et vient habiller le sentiment de vide intérieur des
oripeaux de croyances anoblies. Mais il conduit à l’assignation à une
logique identitaire, identité UNE, de laquelle est vidée la question de
sa propre étrangeté, de son altérité à l’autre, mais aussi, et surtout à
l’Autre de soi dont l’accueil est l’un des temps du déplacement d’un
exil psychique… réussi. De ce recours-là de singularités en détresse,
bien des groupes sociaux se nourrissent, ou même se repaissent et
font le lit de l’intégrisme.
Cet enfermement-là donne lieu à ce que j’ai nommé « les enfants
de l’actuel », ni pervers ni psychotiques. Ils se manifestent comme
errance psychique dans un espace et surtout un temps fragmentés,
dans un « ici et maintenant » où le présent a du mal à construire un
passé pour créer un devenir. La répétition s’impose en place de la
remémoration, signant la panne de la subjectivation. Dans ces états
d’empêchements subjectifs, ce qui peut éventuellement surgir
comme « affect » (est-ce vraiment le terme qui convient ?) est la
honte, plus souvent d’ailleurs sous la forme de la honte de la honte,
jusqu’à pouvoir nous réjouir comme d’un progrès de l’apparition de
la haine 2.
Les enfants de l’actuel, enfants des guerres et des catastrophes, qui
hantent le social et certains divans, ne sont certes pas hors sexualité
infantile ni hors langage mais soumis à la Verleugnung, au déni, pris

2. Claude Birman, dans un article publié dans Espaces, n°16, 1988, p. 95-106. Il
indique qu’un même verbe, en hébreu, « voch », signifie à la fois « être honteux » et
« tarder ». Il montre entre autres que, dans l’épisode du Veau d’or, la honte apparaît
doublement comme confusion du peuple sans loi et comme retard du législateur.
198 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

dans une fracture psychique au niveau même du remaniement des


inscriptions de la mémoire freudienne. Ils ne sont pour autant ni
psychotiques ni pervers 3. Mais ils posent de façon aiguë la question :
« Qu’est-ce qui est arrivé à la métaphore, qu’est-ce qui est arrivé à la
langue et aux garanties symboliques de la culture ? » Car même si
certains sont traités comme des cas à proximité de la psychose, il ne
s’agit pas de forclusion au sens de la forclusion du nom du père irré-
versible dans la structure. Ils sont dans le registre de la Verleugnung et
du clivage.
Les discours psychologique et même psychanalytique cherchent à
les classer nosographiquement ou structurellement en états limites,
pathologies addictives, délinquances, névroses narcissiques générale-
ment affectés du signe moins : non-élaboration des identifications
secondaires, carence de la régulation des pulsions… Affectés du signe
moins en effet par rapport à la négativité. Plutôt que de marquer les
enfants de l’actuel d’un signe moins par rapport à ce qu’on nomme
limite et castration, je les qualifierais d’un moins de moins, et je
marquerais ce signe plutôt dans un excès. Ils témoignent d’une
douleur de la langue même si leur débit est intarissable : ils disent que
les mots ne disent rien et dans le meilleur des cas réinventent une
langue à base de rythmicités liées au corps, de réinfiltrations dans la
langue d’accueil des fragments de langue des générations antérieures,
comme le « verlan » dans un jeu de désarticulation/réarticulation
entre le cri de la détresse et la parole d’aujourd’hui, ou du moins la
tentative d’une parole énonciatrice. Leur opposer qu’ils commettent
un crime par rapport à la langue française, à la pureté de la langue,
c’est paradoxalement porter atteinte à la culture en tant qu’elle est
mutation de la société.

3. Certes, ceux qui s’occupent de la folie insistent eux aussi sur la fracture du tissu
psychique au niveau même du remaniement des inscriptions de la mémoire freu-
dienne. Solal Rabinovitch met l’accent sur la fracture de la trace signifiante d’avec la
trace perceptive, et montre de la forclusion qu’elle s’instaure au niveau même du
remaniement des signes de perceptions en représentations de choses (il serait plus
exact de parler de possible ou impossible traduction) ; La forclusion, Toulouse, érès,
1998.
Max Gaudillère insiste davantage sur les effets de l’explosion des garanties du
symbolique entraînant un impossible de l’inscription, je dirais de la réinscription
(représentations de choses en représentations de mots), Ptah.
LE CRI DES SANS-VOIX 199

Dans un « ici et maintenant » figé, dans une temporalité troublée,


toujours décalée, l’errance est toujours circonscrite, tournant finale-
ment en rond dans des espaces clos, deux bancs de boulevard ou un
carré entre deux tours d’immeubles comme je l’ai indiqué.
Mais également souvent dans une absence de mémoire des rêves
dont la langue elle-même est appauvrie, et une non-réappropriation
de la mémoire du passé. Des souvenirs peuvent être égrenés comme
s’ils appartenaient à quelqu’un d’autre. En effet, ils transportent dans
le meilleur des cas des blocs d’histoires non historicisés, exclus d’une
représentation mémorielle commune, et non subjectivés.
Ce qui s’impose est l’excès : du débit de la voix, de la gestuelle du
corps, un corps exposé et en même temps exclu de la parole, souvent
marqué de signes, d’entailles, véritables hiéroglyphes. Mais ce corps
fait appel à l’ouverture d’un espace de symbolisation pour accéder à
une traduction, traduction avec reste comme toute traduction, mais
traduction quand même, une inscription en traces psychiques, et sous
l’audace affichée et l’attitude éhontée, ce qui parfois s’en repère, c’est
la honte. Honte et non culpabilité. La honte « affect » ou plutôt
« expérience » à la jonction du privé et du social, du plus intime et du
public, de la subjectivité/désubjectivée et du culturel, mais qui
marque la violence faite à la capacité de se représenter, laisse sans
mots, sans voix aussi, et le corps propulsé veut disparaître, s’enfoncer
et est condamné à l’assignation immobile.
Et ce d’autant plus qu’ils sont porteurs d’une histoire familiale tue
et non reçue dans le temps social où nous sommes.
De cette honte, de ces traces de langue qu’ils transportent, de ces
mémoires séquestrées, de cette dérive pulsionnelle de l’errance ne
peut sortir qu’un cri et aussi une infinie violence erratique, s’adressant
aussi bien à soi-même qu’à tout autre. Mais ce cri et cette violence
sont un appel, appel à l’Autre qui ne se disloquerait pas.
En effet, s’ils ne rencontrent pas de dispositifs d’échanges et de
paroles, lieux métaphoriseurs et fictionnels permettant l’accroche et
la transformation des traces en souffrance, alors la dérive pulsionnelle
l’emporte. « J’ai la honte » devient « J’ai la haine » et ce qui n’a pu
s’élaborer en parole « juste » passe du corps à la rue.
La rue entre deux tours d’immeubles, cet espace circonscrit où
tente de s’inscrire l’errance par le marquage de lieux déshérités,
200 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

hangars désaffectés, locaux vides d’histoire, points de désastre, mais


points d’appui qui, à l’instar des novlangues territoriales, sont autant
de points d’appui, je le répète, pour tenter une inscription.
À propos des violences, on a souvent évoqué les voitures brûlées
et les agressions de bus. Je souscris volontiers à l’hypothèse d’Olivier
Douville que ce qu’il s’agit de brûler ou d’endommager est ce qui est
destiné à aller vers le dehors, qui permet de se déplacer, et l’on sait
combien le franchissement hors de cet espace circonscrit est redouté
et redoutable.
J’avais évoqué, il y a quelques années, l’étonnement des
travailleurs d’une mission locale devant la difficulté de faire prendre
le train et de venir à 50 kilomètres de la cité pour les jeunes généra-
lement issus de l’émigration africaine et maghrébine. J’ai été de mon
côté frappée très récemment par l’arrivée à la Bastille, certains soirs,
des jeunes, africains, maghrébins, des cités. Je pestais en disant qu’ils
ne savaient pas marcher, traverser. Or, j’ai été frappée de les voir
marcher sur un trottoir, pas droit mais en biais ou s’agglutinant
comme un corps soutenant l’autre. Finalement non pas par incivilité,
mais comme s’ils ne prenaient pas la mesure de leur corps dans l’es-
pace de la rue de la ville.
Aussi, mon insistance tient en ceci que ces enfants de l’actuel
supposent une écoute particulière dans laquelle il ne s’agit pas d’ins-
taurer immédiatement une fonction de séparation ou d’une tentative
d’inscrire le manque. Il ne s’agit pas non plus de penser à canaliser
un imaginaire qui serait débridé et tout-puissant. En effet, l’imaginaire
tout autant que la métaphorisation est vacillant. Il ne s’agit pas d’une
neutralité silencieuse. Il s’agit de temps, d’accueil, de voix, voix
portée par l’étranger en soi.
Si les descendants n’arrivent pas à trouver les lieux « métaphori-
seurs », ils restent « enfermés » dans l’errance psychique. Ils vien-
dront grossir le nombre des « exclus de l’intérieur ». Faut-il encore le
rappeler ? L’exclusion « de l’intérieur » et l’échec de la rencontre de
ces lieux conduisent à la crispation sur la croyance en une origine
originelle. Se prendre pour l’origine, au-delà même de l’origine, fait
le lit de tous les intégrismes.
Nicolas Velut

Mourir à la rue :
ne pas laisser de trace ?

Comment peut-on disparaître quand on est déjà invisible ?


Comment orienter tout à coup l’espace et le temps alors même qu’on
s’en absente ? C’est ce qui semble parfois se produire quand part ou
meurt une de ces « figures » devant lesquelles on passe jour après jour
et qui, sans qu’on y prête garde, font notre paysage quotidien, sorte
d’existences ponctuelles et sans épaisseur, fondues dans la grisaille
des murs comme des points de suspension mis entre parenthèses.
C’est bien lors de la disparition de ces « monuments » qu’apparaît
soudain quelque chose de leur inscription symbolique qui semblait
faire défaut, et que se manifestent des effets subjectifs de l’ordre d’une
inquiétante étrangeté qui tout en nous saisissant peuvent en miroir
nous faire nous interroger sur une possible position de « sujet en état
d’exclusion », errants, « grands psychotiques à la rue »… Et c’est alors
que peut se dessiner, dans l’après-coup de la disparition, la figure
singulière de l’exclu, de l’errant, de l’itinérant que l’on ne connaissait
pas, que l’on croyait tellement lointaine qu’elle en serait méconnais-
sable. C’est autour d’exemples cliniques, et d’une expérience, toute
nouvelle à Toulouse, d’un collectif qui se destine à prendre acte et à
accompagner le décès dans ses diverses dimensions, imaginaires et
symboliques, des résidents isolés de la rue, que nous comptons
aborder ces questions et nourrir notre réflexion.

Nicolas Velut, psychanalyste, psychiatre, Toulouse.


202 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Je voudrais tenter de décrire ici un événement particulier et spéci-


fique, suscitant chez moi beaucoup de surprise, et dont je suis régu-
lièrement témoin dans ma pratique de psychiatre travaillant en
supervision auprès d’équipes de terrain au contact avec les exclus et
les populations en grande précarité, équipes que je côtoie depuis
maintenant plus de deux ans.
J’appelle « exclu », ou « sujet en état d’exclusion » toute personne,
quelles que soient son origine, sa situation sociale, statutaire, profes-
sionnelle ou autre, se trouvant en situation « d’empêchement
subjectif », c’est-à-dire ne pouvant faire appel, se réclamer ou bien
être reconnue des structures institutionnelles dites de « droit
commun », si bien qu’elle se retrouve de quelque façon que ce soit en
position d’invisibilité et de non-prise en compte au regard de l’insti-
tution, bien qu’elle fasse parfois « tâche » au regard de celle-ci, néces-
sitant d’une façon ou d’une autre, pour lui rendre la parole, d’en
passer par la mise en place artificielle d’un « système de soin » au sens
large du terme, la situation pouvant aboutir dans le cas contraire, et
dans de nombreux cas en fait, à un état de « catastrophe subjective »,
tableau d’effacement total du champ social avec autoconsommation
mélancoliforme, délitement psychique et physique, pourrissement
charnel sur pied, entité morbide semblant constituer, dans sa forme
ultime et la plus aboutie, une sorte d’orifice et de plaie ouverte et
purulente du tissu social.
L’événement en question va justement à l’encontre de ce que je
viens de décrire puisqu’il s’agit des effets de réinscription du sujet
dans du discours et du lien social, effets constatés paradoxalement
lors de la disparition physique, décès ou départ pour quelque raison
que ce soit, de « l’exclu », personnage qui est là et pourtant invisible,
comme fondu aux murs de la ville, faisant à ce point partie du
paysage qu’on n’y pense plus, qu’il faut vraiment être « profes-
sionnel », comme ces équipes d’éducateurs, de travailleurs sociaux et
d’infirmiers de la veille sociale, du 115, qui font des maraudes, et qui
« veillent » à proprement parler sur ces publics de la marge, les empê-
chant de totalement disparaître, « grands clochards » dans l’errance
mobile ou immobile, comme enracinés sur un bout de trottoir, et qui
tout à coup s’absentant nous font signe, et semblent nous faire
prendre conscience qu’ils ont été là, et que nous y restons après eux,
MOURIR À LA RUE : NE PAS LAISSER DE TRACE ? 203

comme dégrisés, en proie à l’inquiétante étrangeté d’un quotidien au


réel un instant aperçu, comme si là le décor avait vacillé.
Il est grand temps, me direz-vous, de s’en apercevoir, mais si
quelque chose peut caractériser les situations d’exclusion, dans leur
grande diversité de causes et d’incidences, c’est précisément les effets
d’effacement et de mise en suspens subjective qu’elles génèrent. C’est
ainsi que là se décline tout le lexique renvoyant aux signifiants du
défaut, de la désaffiliation et de la déchéance, tous ceux qu’on qualifie
par la négative, qu’on pourrait qualifier de « sans objet », sans travail,
sans papier, sans domicile fixe, « sans qualité », tous ceux qu’on croise
sans jamais les rencontrer, tous ceux que la perte d’un « objet social »,
travail, famille, patrie, santé, langue, projette du même coup hors du
champ d’inscription du langage, continuellement mis en instance de
chuter du champ social, menacés d’expulsion du foyer, du territoire, du
statut professionnel, familial, affectif et langagier…, menace perma-
nente d’irruption du réel d’une notification de mise en demeure d’ex-
pulsion, de licenciement, autant de frontières auxquelles on est tous
possiblement reconduits, suivant qu’on l’a ou qu’on ne l’a pas, le
travail, la famille, ou la patrie… Et c’est alors que « l’exclu » garde le
choix entre rester hors du champ du visible et du dicible, plus ou moins
bien refoulé, au besoin à coups de charité et de grandes déclarations de
principe, ou bien de n’apparaître plus qu’à travers l’écran au journal
télévisé, qui nous le montre, monstrueux, réfugié débarquant hagard
d’un bateau, ou reconduit à la frontière pour respecter les « quotas », ou
bien encore, et surtout en ce moment, découvert mort de froid dans
quelque bois parisien. Il devient alors jouet des modes, climatiques ou
politiques, mais quoi qu’il en soit, on ne lui demande plus rien, rien
d’autre que de rester là, bien sagement en place, au mieux comme objet
de nos fantasmes, nous renvoyant avec l’altérité de l’étranger aux
discours racistes, ou sexistes, comme point d’appui d’un renforcement
identitaire, voire au pire comme objet de jouissance, clochard,
étranger, dont il faut se débarrasser, épurer la société – les ratonnades
et autres violences faites aux gens à la rue nous le rappellent suffisam-
ment –, ou bien, clochard et/ou étranger toujours, dont on sait a priori
mieux que lui ce qui est bon pour lui et qui au fond n’est plus là que
pour nous, pris en otage comme objet de jouissance de quelque asso-
ciation charitable, et redoutable de charité…
204 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Ainsi, le propre de « l’exclu » semble être de ne plus pouvoir


prendre la parole en son nom, ne plus pouvoir se représenter au
regard de l’institution, ne plus être le sujet de sa propre histoire, pour
quelque raison que ce soit, oscillant entre objet de fantasme et de
jouissance de l’autre, comme dépouillé de sa subjectivité, figure qu’on
ne finit pas de tenter de requalifier, comme pour lui injecter un peu
de consistance imaginaire, car elle est en soi inimaginable et ne se
laisse d’ailleurs saisir sous aucune rubrique du savoir. Plat et sans
épaisseur, l’exclu se réduit alors à la portion congrue de corps vivant,
de déchet biologique à éliminer. Et c’est souvent, au-delà de la honte,
à un déballage de chair à vif auquel on assiste sur le trottoir, plaies
ouvertes qui ne se referment jamais, asticots qui sortent des chaus-
sures, et odeur, omniprésente… Invitation à en jouir… C’est, me
semble-t-il, précisément la viande crue et putrescible, cette altérité
radicale et pourtant si intime, de l’ordre de la déliaison pulsionnelle,
que l’édifice social soutenu de ses fondements culturels, structurés et
traversés par le dogme religieux, nous a permis de refouler et tente de
nous faire oublier à chaque instant. C’est cet intime de nous-mêmes
qui nous est présenté, représenté, jeté à la figure par le clochard,
figure sociale qui s’offre là au détour de la rue, et qui nous frappe litté-
ralement les sens, d’abord l’odorat, persistant et omniprésent, qui
s’incruste et résiste, non refoulé, mais aussi la vue, excitée par la
béance des plaies offertes et jamais refermées, jamais guéries, trous
dans le sac peaussier par lequel on voit la viande, qui sont aussi autant
de trous dans l’institution qui nous en laisse percevoir les fondements
pulsionnels ; plaies entretenues à leur corps défendant ou bien
complice comme leur seule et ultime raison sociale avant effacement
complet, mais aussi entretenues avec la complicité du corps social
pour qu’il ait toujours sous les yeux ce point aveugle mais central,
source entr’aperçue de sa raison d’être et de sa jouissance. Le « fou »
et son corollaire, l’errant, le clochard, seraient ainsi des figures
extrêmes, qui viendraient borner notre jouissance du centre même du
champ social, là où la figure de « l’étrange étranger » viendrait la
borner à la périphérie.
Il me semble donc que l’exclu nous force à jeter un œil au-delà du
fantasme, au-delà du principe de plaisir, du côté du trou, du côté de
la Chose, à la fois matrice originelle, et notre propre tombe… Un trou
MOURIR À LA RUE : NE PAS LAISSER DE TRACE ? 205

qui ne serait pas vide, point d’appel du signifiant et point d’accroche


du langage, mais au contraire sidérant, débordant, jaillissant, excé-
dant d’un trop plein. L’exclu dans le champ social m’apparaît fonc-
tionner comme une sorte d’objet a qui serait réel, qui ne pourrait pas
s’échapper du côté du semblant et de l’objet symbolique, maintenant
ouverte la dynamique du désir, mais qui au contraire paierait « cash
et comptant » par la jouissance de l’autre et par sa propre destruction,
sa dernière chance d’inscription au regard du champ de l’institution.
De ce fait, il est intéressant d’observer les effets de « révélation »
que peuvent avoir ces moments de présentation de la figure de l’exclu
face au champ social, d’une part parce que la façon dont une société
en général traite ses exclus en dit long sur elle-même, mais aussi plus
particulièrement et singulièrement lorsque la figure de l’exclu s’ab-
sente tout à coup et qu’on assiste à une brusque désaturation de réel
donnant lieu à une béance à combler, un véritable appel d’air. Il s’agit
là d’une « révélation » au sens où ce moment va spécifiquement nous
dire quelque chose de la position subjective qu’occupait l’exclu, ce
qui jusque-là ne pouvait pas nous apparaître, mais va aussi tout à la
fois nous dire quelque chose de notre propre subjectivité, et au-delà,
de l’état et de la qualité du lien social dans lequel nous sommes
inscrits.
Ainsi, quand un clochard meurt, on assiste tout d’abord à des effets
de dévoilement du fantasme des éducateurs et des intervenants, et les
réunions de supervisions deviennent tout à coup le lieu d’évocations
interminables et pour autant nécessaires au travail de deuil et de
réorientation d’un désir libre de son objet… Il y aurait pourtant dans
ces réunions beaucoup de situations impliquant des gens encore bien
vivants et qui nécessiteraient qu’on parle d’eux, mais c’est comme si
l’urgence était du côté du disparu qui prenait tout à coup tout l’espace
de parole, et que tout ce qui n’arrivait pas à se dire sur lui de son
vivant devait sortir là, couler de façon intarissable. Il ressort notam-
ment de ces réunions particulières un trait invariable : la question
sans cesse réémergeante du « faire » : « Que peut-on faire ? », traduc-
tion du fantasme des équipes et de l’impuissance à laquelle elles sont
soumises au quotidien : « Qu’aurait-on pu faire pour que ça n’arrive
pas ? » mais aussi : « Que peut-on faire pour éviter l’oubli total de la
fosse commune ? » Continuer encore et jusqu’au bout dans cette
206 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

dynamique de réinscription de l’exclu dans de l’humain. On retrouve


des réactions similaires du côté des « gens de la rue », quand la
personne était connue et avait un réseau, ce qu’on peut aussi décou-
vrir dans l’après-coup, avec des moments de rapprochement et de
fraternisation des différents groupes, à l’occasion de cérémonies ou
de réunions plus ou moins spontanées.
En second lieu, on observe des effets de déblocage de mises en tensions
des liens familiaux, dont certains ont été parfois comme maintenus à
distance et en tension pendant des dizaines d’années. On voit ainsi
apparaître une famille qu’on pensait inexistante, ayant depuis long-
temps abandonné l’exclu, et qui a en fait été mise à l’écart, plus ou
moins volontairement d’ailleurs, et exhumée par les recherches pour
la succession, et l’on assiste à des réactions, parfois violentes, de rejets
puis de retour, de rappropriation et de retrouvailles de père, de frère,
de fils, de mère. C’est alors le temps des « règlements de compte »
traduisant le déblocage de positions désirantes parfois très anciennes
et comme figées en l’état depuis longtemps, mais toujours aussi
vivantes et vivaces, et permettant aussi le début d’un travail de deuil
jusque-là empêché.
Enfin, ce qui me semble le plus étonnant : quand disparaît une
figure de la rue, quelqu’un qui semblait centrer un quartier, s’y être
posé et y avoir pris racine des années durant, ayant parfois, mais pas
toujours, développé un réseau de connaissances et d’aides auprès des
commerçants et des riverains, on constate des effets de « désorientation »
et même de « désolation » au sens de « dérobement du sol et des
repères » qui peuvent saisir le passant lambda, celui qui ne s’était
jusque-là jamais arrêté, celui pour qui l’exclu était, croyait-on, invi-
sible, et qui se met alors à appeler le 115 de façon angoissée, lui qui
ne l’avait jamais appelé du vivant de la personne, pour s’inquiéter de
son absence. Ces appels angoissés et désorientés semblent venir
témoigner d’un brusque changement dans ce qui venait ordonner
jusque-là la jouissance des passants, et qui tout à coup viendrait à faire
défaut, un peu comme un monument devant lequel tout le monde
passe sans le voir, autour duquel la vie d’un quartier s’organise, et
dont tout à coup le vide laissé par sa disparition un beau matin génère
un malaise, comme une sensation de réveil douloureux, de gueule
de bois…
MOURIR À LA RUE : NE PAS LAISSER DE TRACE ? 207

À Toulouse, à l’instar d’autres villes de France, et plutôt en retard


d’ailleurs, est en train de se créer un collectif des Morts de la Rue,
appelé « Goutte de Vies ». Cette association se donne pour but de
prendre en compte le phénomène des décès à la rue, en commençant
bien entendu par se soucier d’accompagner, quand c’est possible,
souhaitable et souhaité, les personnes qui y meurent, comme elles y
ont vécu, ou parfois seulement existé, mais aussi de tenter de struc-
turer et d’encadrer les événements s’y rattachant pour ceux qui
restent, entourage amical quand il existe, équipes de travailleurs
socio-éducatifs, mais aussi famille et riverains ou passants. Il s’agit
d’aider ou de promouvoir des événements de l’ordre du deuil et donc
en réinscrivant d’une façon ou d’une autre le sujet dans le champ du
désir, même post mortem, et nécessitant donc que soit mis en place un
cadre, une cérémonie, une collecte de témoignages sur ce que fut la
vie du défunt, la conservation d’une trace de son passage, mais aussi
un travail de recension statistique et de réflexion plus théorique, tant
sociale que médicale et épidémiologique, et ceci dans le respect
autant que possible des dernières volontés du disparu, quand elles
sont connues, mais aussi dans la volonté et le désir de réintégration
au sein de la communauté humaine de celui qui y a vécu, toujours à
la marge et pourtant aussi toujours au centre…
Marisa Decat de Moura

Le psychanalyste à la hauteur de son temps ?

« Que celui qui n’atteint pas à son horizon la subjectivité


de l’époque y renonce donc avant. »
Jacques Lacan 1

« J’en ai mis du temps à me rendre compte que nous avions effec-


tivement changé d’époque. C’en est fini de la désubjectivation, de la
sempiternelle adaptation nécessaire au monde actuel qui n’en finirait
pas de bouger, de la prise de possession de la machine sur l’humain.
Nous sommes aujourd’hui le jour d’après. » C’est ainsi qu’Alain
Schaefer débute la préface de la revue Analuein de juin 2008. Ces
propos pertinents seront le point de départ de mes réflexions sur
l’époque actuelle qui résiste à la psychanalyse tout en révélant fonda-

Marisa Decat de Moura, psychanalyste, psychologue, coordinatrice de la Clinique de psychologie


et psychanalyse de l’hôpital Mater Dei à Belo Horizonte (Brésil), coordinatrice du cours de
master et doctorat en psychologie hospitalière de l’université FUMEC (Brésil), doctorat en science
et psychanalyse, université fédérale de Rio de Janeiro UFRJ (Brésil). Cette intervention s’est
tenue en français.
1. J. Lacan, « Função e campo da fala e da linguagem », in Escritos, Rio de Janeiro,
Jorge Zahar, 1998, p. 322.
Note du traducteur des citations : N’ayant pas eu accès aux textes originaux cités
(notamment ceux de Freud et de Lacan), nous avons fait une traduction en français
à partir des textes déjà traduits en portugais : une traduction de la traduction…
210 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

mentalement sa place. Plus le sujet est exclu, plus la psychanalyse


devient nécessaire. Cette question de la société en mutation et l’exi-
gence qui en découle pour le psychanalyste d’être « à la hauteur de
son temps » sont à la source de mon effort pour « trouver » la place
de l’analyste dans une praxis qui affronte le « non-vouloir-savoir » de
la vérité du désir.
Je me propose de réfléchir sur des questions concernant l’inter-
vention du psychanalyste et le champ d’action de la psychanalyse,
dans un espace autre que celui du cabinet de consultation.
La psychanalyse, parce qu’elle agit sur le champ de la cause et
non sur celui de l’idéal, a besoin de construire sa possibilité. Dans
cette construction – en abordant le sujet qui n’est pas lié à la situation
de la cure psychanalytique, mais plutôt à son « extension » – sa
pratique soulève des questions relatives aux conditions qui rendent
possible l’au-delà du discours produit par la conscience, champ
soutenu par la vérité d’un sujet qui se trouve dans une institution
hospitalière.
Je considère cette réflexion féconde et nécessaire, car nous savons
qu’il ne s’agit pas d’une psychanalyse/fin d’analyse, quand nous
parlons de la praxis du psychanalyste dans un hôpital général. Les
psychanalystes s’efforcent de plus en plus de répondre à une culture
qui est dans un processus constant de changement, ce qui est néces-
saire et vital à l’avancement de la psychanalyse. Nous sommes
constamment dans le champ de sa réinvention, et ce qui m’est parti-
culièrement « cher », c’est l’exigence de créativité au sein d’une
praxis qui, par le fait même d’être un espace relativement nouveau
– espace de temps et de lieu –, exige qu’on mette en question la place
de l’analyste et, par conséquent, sa formation.
Au cours de ma pratique clinique, j’ai pu remarquer des change-
ments, et je m’interroge souvent sur les interventions et leurs effets
d’analyse qui me surprennent et me font réfléchir à la façon de les
formaliser pour qu’« on puisse en faire bon usage ». La clinique d’ur-
gence subjective à l’hôpital général offre des éléments importants à la
psychanalyse qui, en plus de son expérience d’ordre privé, existe
aussi à travers ses écrits, comme témoignage de l’expérience de son
mode d’être dans le monde, des expériences responsables de la créa-
tion de sa possibilité et de sa transmission. La clinique exige des chan-
LE PSYCHANALYSTE À LA HAUTEUR DE SON TEMPS ? 211

gements, les personnes sont là et présentent leurs souffrances d’une


autre manière, ce qui exige de l’analyste la réaffirmation de sa posi-
tion d’analyste, sa place a-typique, a-topique et sa rigueur éthique
nécessaire. L’éthique de la psychanalyse a un rapport avec le discours
de l’analyste, qui n’est pas celui de n’importe qui. L’impossible de
cette position exige qu’on recrée toujours la psychanalyse dans ce qui
lui est fondamental.
À partir de la décision de ne pas reculer devant la praxis du
psychanalyste dans une institution hospitalière, nous savions que
nous luttions « contre vents et marées ». Lieu a-typique parce qu’à
contre-courant du discours de la culture. Nous avons décidé
d’avancer pour plusieurs raisons : quelques-unes méconnues de
nous ; d’autres peu à peu « oubliées » ; et encore d’autres qui,
consciemment, nous ont soutenue dans un certain parcours :
– Pourquoi la psychanalyse restreinte au cabinet de travail ?
– Considérée comme une des réponses à la souffrance humaine,
pourrait-elle être dans la ville, dans le social ?
– Pourrait-elle être dans d’autres espaces, et, notamment, dans des
endroits où il y aurait des gens en souffrance, due à la maladie et aux
hasards de la vie, comme dans un hôpital général ?
Comme nous l’avons déjà affirmé 2, c’est chez Lacan que nous
avons trouvé un chemin fécond pour l’autorisation de l’analyste
« hors du cabinet de travail » quand, en le désignant comme fonc-
tion et « sans place », car il s’agit d’un lieu effet d’analyse, il l’a auto-
risé à quitter son cabinet de travail. Lacan parlait déjà des
changements contemporains, constatés par nous aussi, et réaffirmait
dans son enseignement l’importance pour le psychanalyste non
seulement de ne pas reculer, mais aussi de ne pas s’isoler du monde,
celui-ci étant soumis à un processus constant de changement : l’ana-
lyste donc non pas dans une position d’exclusion, d’exil de soi-
même 3.
Ne pas reculer, voilà la direction de la clinique lacanienne. Pour
savoir les limites et les possibilités d’une praxis, pour considérer les
issues possibles pour le sujet en question, il faut être là sur le terrain.

2. M. Decat de Moura, Psychanalyse et hôpital, éditions Revinter, 1996, p. 7.


3. E. Laurent, « O analista citadão », dans A sociedade do sintoma a psicanálise hoje, Rio
de Janeiro, Contra Capa, 2007, p. 149.
212 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Il est important de souligner ce que dit le discours courant, en affir-


mant l’impossibilité de la praxis du psychanalyste dans un hôpital
général. Discours qui, mis en question par le désir d’analyste et par la
formalisation des effets de son intervention, ouvre de plus en plus
d’espace pour le surgissement d’autres questions qui, à leur tour,
questionnent la manière de penser la psychanalyse et sa transmission.
À l’hôpital, nous sommes proche des événements qui renversent des
paradigmes. Mouvement reviviscent pour le psychanalyste, pour sa
réinscription dans le champ de la culture.
Pour situer et donner une direction au travail que je prétends
formaliser, je fais l’hypothèse qu’il n’existe pas d’institution idéale
pour la psychanalyse, que la psychanalyse n’existera que tant qu’il y
aura un psychanalyste et qu’un sujet ne sait ce qu’un psychanalyste
peut lui offrir qu’en étant face à l’un d’eux.

Réflexions sur une intervention clinique :


Le « prisonnier » hospitalisé 4

Hospitalisé pour le traitement d’une grave infection, le « patient


menotté » « crée des problèmes », « rend le traitement difficile » et
« fait tout pour ne pas pouvoir sortir ». Il s’agit de sa troisième hospi-
talisation. L’un des médecins infectiologues « passe le cas » à un autre
collègue parce qu’« il ne supportait plus tant de réclamations » de la
part de l’équipe soignante comme du patient. Le médecin qui suit le
patient demande au psychanalyste « de prendre part au cas » et de
« préparer le patient pour sa sortie de l’hôpital » puisque le moment
de la fin du traitement médical approche. Le psychanalyste, à la
demande, répond en proposant une rencontre avec le médecin pour
« savoir comment rendre sa demande effective ». Durant la
rencontre, le médecin parle de sa relation avec le patient qu’il qualifie
de bonne et construite mais avec de nombreuses difficultés. Il décrit
donc un « patient huit ou quatre-vingts », ou « tout ou rien ».

4. Ce patient était emprisonné dans l’attente de son jugement quand il fut hospitalisé
suite à une grave infection. Il devait être menotté et restait sous la surveillance d’un
policier, nuit et jour, durant la période de son hospitalisation.
LE PSYCHANALYSTE À LA HAUTEUR DE SON TEMPS ? 213

Face aux faits cités, j’ai suggéré qu’une « participation », au


moment où la relation du médecin avec le patient était bonne, pour-
rait créer des interférences négatives et que, peut-être, ceci ne s’avé-
rait pas intéressant à ce moment-là. La déception évidente du
médecin se modifia à partir de l’affirmation de l’analyste que ce
dernier allait « prendre part au cas », mais peut-être dans un autre
endroit, afin que son intervention puisse être effective. Il serait impor-
tant, à cette fin, de mieux connaître l’historique de l’hospitalisation du
« patient menotté » – comme on l’appelait.
L’analyste suggère alors une réunion avec l’équipe soignante de
l’étage. Se réunissent le médecin assistant, le cadre infirmier, l’équipe
de soins infirmiers et le psychanalyste. Durant le premier moment de
la réunion surgissent un bon nombre de réclamations qui révèlent
l’impuissance des professionnels face à la conduite du cas.
Des faits sont cités par des révélations exaltées : patient séducteur
et agressif, reste sans les menottes et fait semblant d’être menotté pour
tromper tout le monde. Le policier de permanence dans la chambre
fait l’ignorant. Le patient marche dans les couloirs sans les menottes,
les visites de la famille ont lieu en dehors des horaires autorisés,
l’équipe soignante offre des cadeaux au patient. Faits et réclamations
révélant l’aliénation de l’équipe au pouvoir séducteur du patient.
Suite aux faits cités à partir des réclamations, le responsable de la
sécurité de l’hôpital est appelé pour confirmer les règles obligatoires
qui devaient être respectées durant la période d’hospitalisation du
patient. L’agent de sécurité affirme que le patient « n’a pas d’identité
et qu’il est propriété de l’État » et que les règles devaient être vrai-
ment respectées. Il se montre surpris parce qu’il avait clairement
expliqué les règles à tous et que personne ne les suivait. Nous deman-
dons alors la signification « d’être propriété du gouvernement », et de
« ne pas avoir d’identité ». C’est à ce moment que le nom donné au
patient est apparu : le « patient menotté ». Vu la demande d’orienta-
tion objective de la part de l’équipe pour suivre le cas, et avant de
terminer la réunion, le psychanalyste suggère un changement de
« focalisation » de l’équipe : de la sortie de l’hôpital vers le traitement et
l’engagement de tous en vue de la guérison.
Une nouvelle réunion avec l’équipe soignante est convenue. Dans
un premier moment, les mêmes réclamations et « rien n’a changé » !
214 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Au fur et à mesure, à partir des observations de l’analyste, des ques-


tions surgissent qui n’avaient pas été abordées :
– dans un premier temps, le patient avait très mal reçu le retour aux
règles ;
– le kinésithérapeute était très nerveux à cause de la « méchanceté »
à l’égard du patient. Il pouvait rester sans menottes, cela le déran-
geait, il était devenu un ami du patient et il lui donnait des cadeaux,
et que « s’il était de race blanche, tout ceci ne serait pas arrivé » ;
– le fait marquant, et qui a touché tout le monde, est quand le
médecin s’est rappelé que le patient avait levé ses bras menottés et lui
avait dit « ce qui fait mal, c’est ça ».
Face à l’analyste, le médecin surpris se rappelle que l’une des diffi-
cultés pour la sortie de l’hôpital, est que le patient se plaint de
douleurs physiques. Et qu’une « autre douleur » avait surgi.
L’analyste peut alors formuler des questions face à toutes ces certi-
tudes :
– Qu’est-ce qui rend un être humain prisonnier ?
– De quelles menottes parle-t-on ?
– L’équipe aussi était-elle impuissante, « prisonnière des règles du
discours institutionnel » ?
Le kinésithérapeute ainsi que le personnel de l’hygiénisation sont
invités à participer à une autre réunion, ils y exposent leurs craintes
face aux menottes du patient. Le patient parle maintenant au
médecin des autres douleurs : « Quand je sors d’ici, le jugement va
avoir lieu, et si je suis condamné ? »
À partir de ces réunions, le médecin arrive à la conclusion qu’il
existe une différence entre faire sortir un patient mieux connu de tous
et une sortie uniquement technique. Les interventions de l’analyste
auprès de l’équipe ont tranquillisé le médecin qui affrontait la sortie
de João, patient avec un nom et non pas propriété de l’État, au lieu
de suivre les protocoles de sortie sans considérer le sujet.
Après toutes ces années de praxis à l’hôpital, l’effet de l’opération
« provoquée » par la présence de l’analyste et son intervention me
surprend toujours.
Dans une brève réflexion sur la place de l’analyste dans sa praxis
au sein des institutions, dans la mesure où le Sujet supposé Savoir met
en question le symptôme, et qui implique l’Autre ainsi que le champ
LE PSYCHANALYSTE À LA HAUTEUR DE SON TEMPS ? 215

de la jouissance sur lequel la supposition du savoir vise à opérer, nous


pouvons reformuler deux définitions du symptôme :
– la première quand Lacan prend la psychanalyse comme symptôme
(1974) ;
– et une autre qui situe le psychanalyste, et non pas la psychanalyse,
comme sinthome 5.
En 1974, lors de sa troisième conférence à Rome 6, Jacques Lacan
a défini le symptôme comme quelque chose qui vient du réel 7, et
proposé que le sens du symptôme dépend de l’avenir du réel, et ceci
est le succès de la psychanalyse. Si ce que nous demandons à la
psychanalyse est ce qui nous libère du réel et du symptôme, si elle
triomphe ainsi, nous n’aurons que peu à attendre sinon un retour de
la « véritable religion ». En cas de succès, elle sera elle-même en
extinction et il ne restera à peine qu’un « symptôme oublié 8 ». Pour
l’insistance du réel, et pour qu’il insiste, il est nécessaire que la psycha-
nalyse échoue. En questionnant encore la relation entre la psychana-
lyse et la science, l’importance du symptôme s’est également révélée.
En observant que pour la majorité des personnes la science se réduit
à ce qu’elle peut offrir 9, le futur de la psychanalyse dépend de ce qui
va arriver au réel, dépend du fait que ce qui est offert par la science ne
s’impose pas véritablement, ce qu’il pense être peu probable 10.
Lacan 11 en parlant du réel, quand il est dépourvu de sens, ajoute
que ce sens pourrait se clarifier en étant pris pour un sinthome. Il
complète en disant que « ce n’est pas la psychanalyse qui est un
sinthome, mais le psychanalyste ». « Je pense que l’on ne peut pas
concevoir le psychanalyste d’une autre manière sinon comme un
sinthome 12. » Ainsi, considéré comme un sinthome, le psychanalyste
fait voir la possibilité que le sens du réel puisse être éclairci.

5. Marcia Rocha (1976), J. Machado Pinto, « Marylin Monroe : a persistência do


sintoma », Inédito, 2008.
6. J. Lacan, « La tercera », Actas de la Escuela Freudiana de Paris, Barcelona, Petrel,
1980.
7. J. Lacan, « La tercera », dans Actas de la Escuela freudiana de Paris, Barcelone, Petrel,
1974-1980, p. 159-186.
8. Ibid., p. 169.
9. Ibid., p. 186.
10. Ibid.
11 J. Lacan, O seminário, livro 23, O Sinthoma, Rio de Janeiro, JZE, 2007, p. 131.
12. Ibid.
216 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Durant l’hospitalisation d’un patient, comme celle du « patient


menotté », on peut instituer des moyens dits « humains », tels que l’af-
fection de l’équipe face aux manipulations du patient. Néanmoins, de
tels moyens « humanisants » sont insérés au sein des mêmes discours
impératifs institutionnels et, donc, déshumanisants puisqu’ils renfor-
cent la consistance de l’Autre.
L’analyste comme sinthome est un moyen pour être à la hauteur
de son temps. Les interventions auprès de l’équipe, dans le cas du
« patient menotté », mettent en évidence l’importance d’une clinique
hors les murs. Nous réaffirmons la place nécessaire et privilégiée de
l’éclaircissement du sens par le réel, place d’un échec responsable de
l’avenir de la psychanalyse, au sein d’une société toujours en muta-
tion. Et, donc, responsabilité de l’analyste.
Guilherme Massara Rocha
Jeferson Machado Pinto

Déshumanisation et éthique de la psychanalyse

Déterminer avec précision les raisons d’un appel renouvelé au


champ du sens, réouvert par le recours au terme « humanisme » dans
la contemporanéité, s’avère une tâche plus difficile qu’il n’y paraît. Il
faudrait, néanmoins, considérer suspect l’événement de cet appel,
qu’on dit « humanitaire », justement dans ce moment où notre monde
découvre des nouvelles manifestations de la souffrance psychique.
Celles-ci ont suscité des réflexions à propos des phénomènes, des
pathologies et des formes de vie pour lesquels la notion de « limites »
est fréquemment convoquée.
La recrudescence de la violence et de ses manifestations intersub-
jectives, ajoutée à une menace d’anomie et de fragmentation du lien
social; de même que les symptômes psychopathologiques qui défient
les méthodes cliniques fondées dans le seul recours au signifiant ;
ainsi que, finalement, la globalisation de la rationalité instrumentale
et de la progressive mercantilisation de la consistance propre du tissu
social, tout cela, pour le dire comme Bataille, rend « i-monde » notre
monde. La négativité introduite par ces phénomènes, dans le sein de
la subjectivité, semble produire une curieuse conséquence pour la
réflexion contemporaine à propos de nos formes de vie, c’est-à-dire

Guilherme Massara Rocha, psychanalyste, professeur du Département de psychologie de l’uni-


versité fédérale de Minas Gerais (Brésil), docteur en philosophie (université São Paulo).
Jeferson Machado Pinto, psychanalyste, professeur du programme de post-graduation en psycho-
logie (Études psychanalytiques) de l’université fédérale de Minas Gerais (Brésil).
218 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

un appel à la réintroduction urgente de l’« humanisation » du sujet et


des liens intersubjectifs.
Nietzsche nous a déjà avertis, dans sa critique de l’idéal ascétique,
à propos des risques d’une position humaniste. Il a montré surtout le
fondement sacerdotal de cette position, ainsi que son appui dans la
notion de compassion. Le risque inhérent à cela ne consiste que dans
sa dévotion à réintroduire dans le monde une « ultracivilisation 1 ».
Pour le philosophe, l’envers de ce projet civilisatoire pacificateur,
« humanisateur » et solidaire, ne conduit qu’à la négation radicale des
puissances inconscientes et aussi de l’inaliénable dimension du conflit
sur lequel se sont fondées les subjectivités. À la limite, taire le sujet
correspondra au programme de « rédemption du mal », de déshuma-
niser le monde. On voit donc la psychanalyse dans les antipodes
sinon de l’humanisme proprement dit, du moins de l’humanitarisme
pamphlétaire qui commande la majorité des pratiques cliniques, poli-
tiques et civilisatrices de notre temps.
Il faudrait, néanmoins, comme le disait Bernard Baas, rappeler
que la question de la déshumanisation ne pourrait pas être posée en
dehors du champ des axes éthiques de la psychanalyse. Même si l’on
considère, comme le propose le philosophe Peter Slojterdijk, que
l’humanisme était à l’origine une « prise de partie », une « résistance »
ou même une « opposition » contre la brutalité et la bestialisation – ce
qu’il appelle « les courants déshumanisants et colériques 2 », déjà bien
connus à l’âge classique –, d’autre part, il est nécessaire de tenir
compte des tensions entre la pensée freudienne et l’humanisme de
Romain Rolland ou d’Oscar Pfister. Tensions que Lacan reprenait et
rendait plus radicales, comme nous l’indiquait Bernard Baas.

Rapport des expériences au Brésil

Nous nous proposons ici de donner visibilité à l’exercice de la


pratique psychanalytique dans les institutions hospitalière et universi-
taire brésiliennes. Paradoxalement, ces institutions, réceptives au

1. Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard, Folio, 1989.


2. P. Slojterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Éd. Mille et Une Nuits, 2000,
p. 16-17.
DÉSHUMANISATION ET ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE 219

discours humanitaire, ont accueilli le travail du psychanalyste. Ce


faisant, elles ne mesurent peut-être pas que les axes éthiques de la
psychanalyse ne coïncident pas avec les idéaux qui y règnent. Les
conditions, les particularités et les effets du discours et de l’acte analy-
tique dans ces institutions, tels sont les sujets d’un programme de
recherche à l’université fédérale de Minas Gerais (UFMG) qui, à partir
de l’initiative de notre collègue Marisa Decat, s’est élargi vers un des
plus importants hôpitaux brésiliens, l’hôpital Mater Dei à Belo
Horizonte. Nous présenterons de manière très succincte deux aspects
de cette recherche, à partir de quelques particularités de la présence
du psychanalyste dans deux institutions publiques de traitement
psychique.
Au Brésil, dans le contexte public des politiques et des pratiques
de la santé mentale – et particulièrement dans la ville de Belo
Horizonte (BH) –, la participation des psychanalystes est sinon conso-
lidée, du moins très répandue depuis longtemps. Dans diverses insti-
tutions hospitalières et centres des soins consacrés au traitement de la
psychose, des toxicomanies et des diverses autres modalités graves de
la souffrance psychique, les analystes sont sollicités pour intervenir,
pas seulement en qualité de responsables des traitements. Dans la
mesure où ils participent régulièrement aux discussions et aux défini-
tions des politiques, des stratégies et des dispositifs qui seront
implantés par les agences publiques de santé, on peut noter des
efforts pour introduire la dimension du sujet de l’inconscient au
niveau de ces coordonnées.
Par exemple, dans la plus importante institution publique de trai-
tement des toxicomanies de la ville de BH – qui s’appelle CMT
(Centro mineiro de toxicomanias) – a eu lieu une reformulation des
protocoles d’accueil et de traitement des patientes. Cette reformula-
tion a introduit quelques modifications décisives : la règle d’absti-
nence de l’usage de la drogue et de l’alcool était une condition
incontournable pour l’accès d’une personne aux dispositifs de traite-
ment de l’institution. Cette norme est très fréquente dans diverses
autres institutions, civiles et religieuses, consacrées au traitement des
toxicomanies. On sait que ce principe d’abstinence a comme consé-
quence un taux considérable d’abandon précoce du traitement. En
plus, l’aspect normatif de cette politique a une caractéristique éthique
220 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

particulière. Ce qu’elle exige n’est qu’une certaine position de sacri-


fice du sujet, c’est-à-dire une position d’abstinence radicale de sa
jouissance comme condition d’obtention des bénéfices offerts par
l’institution. Notre réserve à cet égard porte sur le fait que cette
exigence présente une sorte d’appel humanisateur, c’est-à-dire cet appel
si manifeste dans notre contemporanéité, et qui révèle ce qu’il y a
d’insupportable dans le malaise de la culture de nos jours.
Au CMT, après ladite reformulation, le principe d’abstinence a été
substitué par la pratique d’accueil avec des entretiens préliminaires,
au cours desquels seraient définies, cas par cas, les modalités de parti-
cipation de chaque personne aux dispositifs de traitement de l’insti-
tution (traitement psychiatrique, psychanalytique, ateliers d’activités
diverses – littérature, musique, artisanat, vidéo ; activités de forma-
tion et capacité professionnelle). La règle de l’abstinence incondi-
tionnelle a été abolie. Mais, en considérant que 80 % des patients sont
en traitement à cause de l’abus d’alcool ou de crack, certaines
périodes d’abstinence peuvent être l’objet d’un accord entre le patient
et l’analyste, ou même avec la participation d’autres professionnels de
l’institution avec lesquels une relation de transfert a été établie. Si le
patient, néanmoins, revient à une condition d’abus qui met sa vie en
péril, il est invité à renouveler les termes de l’accord initial, mais sous
de nouvelles conditions – substitution par d’autres substances moins
dangereuses, par exemple – mais toujours en considérant des condi-
tions qu’il s’affirme capable d’accomplir. Depuis cette modification
dans la politique de l’institution, il semble y avoir une diminution de
l’abandon du traitement, mais qui ne se traduit pas, pour le moment,
en une hausse dans les statistiques de succès du traitement, qui est, lui
aussi, un concept très discutable. Quoi qu’il en soit la pratique substi-
tutive présente, dans ce contexte, des résultats très favorables, surtout
au niveau de la baisse de mortalité et de la moindre violence exercée
contre soi-même ou autrui.
Nous ne pouvons développer ici les considérations théoriques que
ces pratiques exigent, mais il est clair qu’elles prennent en considéra-
tion la condition inaliénable de la jouissance – par opposition à toute
croyance humaniste dans la logique du sacrifice – et ce sont en outre
des pratiques qui opèrent avec la relation du sujet à cet objet si puis-
sant qu’est la drogue. Ces pratiques ont été créées en se référant à la
DÉSHUMANISATION ET ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE 221

dimension de l’impossible du sujet. Cette dimension n’insiste pas sur


la répétition qu’on sait impliquée par l’impuissance du sacrifice sacer-
dotal. Notre pari est que l’introduction de cette dimension induira
peut-être un déplacement du rapport du sujet avec sa jouissance, et
cela à travers un biais qui n’est pas celui de la culpabilité, mais celui
de la responsabilisation.
À l’université publique aussi, dans le département de psychologie,
il existe un réseau de traitement psychique où les élèves des dernières
années de licence, élèves du master et aussi des professeurs travaillent
tous à différentes modalités d’approche clinique, psychodiagnostique
et psychosociale. Ces services sont offerts gratuitement ou à des coûts
très accessibles. La majorité de la population qui a recours à ces
services est très pauvre et habite dans les banlieues voisines de l’uni-
versité. Les professeurs de la section de psychanalyse et de psycho-
patologie de l’UFMG sont responsables, actuellement, d’une partie
significative des stages cliniques dans le réseau. Les étudiants, qui sont
sous leur supervision, sont responsables des traitements d’une durée
de six mois (durée d’une période de stage) mais, dans le cas des stages
cliniques, il est possible de prolonger le traitement d’un patient
jusqu’à deux ans.
Cette activité, qui relève de la psychanalyse « en extension », ne
va pas sans problèmes et polémiques. Soit à cause de la formation des
élèves – en termes théoriques (ils sont obligés de suivre un certain
nombre de cours en psychanalyse et psychopatologie avant le début
du stage), soit en ce qui concerne la question de l’analyse personnelle
(ce dont ils ne sont évidemment pas obligés de faire la preuve devant
leur superviseur, même si, informellement, on leur pose la question) ;
ou encore, en raison des particularités du transfert dans le contexte
d’une institution aussi plurielle, et même celui d’une période
prédéterminée par le cours des traitements. Les impasses et les
débats sur la question de la psychanalyse à l’université ne sont pas,
dans ce contexte, relatif au seul niveau de la théorie mais aussi à la
clinique. Néanmoins, si l’on prend en considération la précarité des
conditions de la santé mentale d’un très grand nombre de personnes
des banlieues et favelas du Brésil, et si l’on considère aussi la question
de la responsabilité sociale de l’université publique, nous dirions que,
malgré ces risques et impasses, le travail se justifie.
222 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Les particularités et les effets divers de ces traitements psychana-


lytiques conduits par les étudiants de l’UFMG sont mis en débat,
annuellement, dans le cadre d’une journée clinique, avec la partici-
pation de leurs contrôleurs et d’autres psychanalystes – non-membres
de l’institution – qui sont aussi invités à discuter les cas cliniques.
Après plusieurs années de travaux cliniques et d’efforts de formalisa-
tion de ces pratiques, nous sommes convaincus que la psychanalyse
réaffirme son importance dans le cadre des politiques publiques de la
santé mentale. On constate aussi que, même fondée sur une éthique
très éloignée de celle de l’humanisme – et, peut-être, justement pour
cela – elle invite les sujets à chercher, au-delà du malaise et de la souf-
france, leur place dans l’ordre du désir, mais aussi leur place en tant
que sujets d’un ordre politique et social qui n’est jamais définitive-
ment établi.
TRAUMA ET IRRUPTION DU RÉEL
Daniel Lysek

Traumatisme, élaboration et créativité

Un sujet peut avoir une vie mentale accomplie quand son


psychisme assure les trois fonctions essentielles que sont la liaison, la
symbolisation et l’élaboration. Or, un traumatisme interfère directe-
ment avec ces fonctions qui rendent l’homme pleinement humain.
Lorsque le champ qu’il touche est relativement vaste, le traumatisme
a donc un effet déshumanisant dont on peut se sortir par l’analyse.
Pour qu’un événement provoque un traumatisme psychique, il faut
que le sujet se sente menacé dans son existence, qu’il ne puisse pas
affûter ses défenses et qu’il soit impuissant face au réel qui s’impose à
lui. L’effroi provoque alors une sorte de sidération : l’horreur du réel
bloque les mécanismes qui donneraient une dimension psychique à
l’événement subi. Parallèlement, le sujet s’extrait de la sidération en
excluant l’expérience ingérable du domaine psychique. Ces défenses
d’urgence permettent d’éviter un conflit, mais il se produit un appau-
vrissement dans le champ psychique touché par le traumatisme : les
déplacements d’une représentation à l’autre sont inhibés, les glisse-
ments associatifs qui donnent du sens sont entravés, les transpositions
affectives sont empêchées, diminuant ainsi la richesse expressive de
l’être et générant de l’angoisse. En d’autres termes, à cause d’un affect

Daniel Lysek, médecin, micropsychanalyste, directeur de l’Institut suisse de micropsychanalyse,


Peseux (Suisse).
226 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

intolérable, la pensée et l’affectivité rétrécissent. Or, lorsque la fonc-


tion de liaison, la symbolisation et l’élaboration sont hypothéquées,
elles sont remplacées par la répétition douloureuse de l’effroi subi et
des images mentales qui lui sont associées.
La répétition est un des effets particulièrement douloureux d’un
traumatisme psychique. Elle reproduit sans fin l’événement trauma-
tique, dans un essai désespéré – éternellement raté et donc toujours à
recommencer – de maîtriser les informations qui ont pénétré le sujet
par effraction. Comme si le processus primaire qui règne dans l’in-
conscient n’avait que ce moyen illusoire pour essayer de revenir à
l’état précédant le trauma. Comme si, privé de mécanismes
psychiques essentiels, il n’avait d’autre choix que de s’appuyer sur la
dynamique de la pulsion de mort (tendance à restaurer un état anté-
rieur et à abaisser radicalement la tension psychique) pour tenter
d’annuler ce qui est arrivé.
Par la reproduction de la scène traumatique qui hante ses jours et
surtout ses nuits, le traumatisé semble enfermé dans le passé à la
manière du névrosé. Il n’en est rien. La névrose traduit un conflit
psychique et implique les mécanismes inconscients qui sont précisé-
ment mis hors jeu lors d’un traumatisme. Elle repose sur des symboli-
sations et des élaborations compliquées, conduisant à des chaînes
signifiantes complexes, au terme desquelles le contenu inconscient se
trouve masqué et d’où surgit un foisonnement de manifestations origi-
nales, même si certains symptômes sont très répétitifs. Bien qu’elle soit
archaïque, c’est une manière sophistiquée de penser son monde inté-
rieur et l’environnement. À l’inverse du traumatisme, elle intègre l’ac-
tuel au psychique, c’est-à-dire à ce que le sujet a mémorisé au cours de
son développement. Elle transforme ainsi les expériences brutes en
vécus, avec leur sens symbolique et leur épaisseur subjective.
En d’autres termes, il n’y a rien de plus humain que la névrose :
elle résulte de la condition humaine et elle la façonne, dans une
inventivité qui sublime l’éternelle reproduction du semblable.
On pourrait dire la même chose du sadomasochisme, avec lequel
on risque pourtant de confondre les expressions d’un traumatisme.
Ce faisant, on sous-évaluerait l’aspect déshumanisant du traumatisme.
Effectivement, le sadomasochisme est aussi humain que la névrose.
L’érotisation de l’agressivité qui le caractérise est typique de notre
TRAUMATISME, ÉLABORATION ET CRÉATIVITÉ 227

espèce et elle se prête parfaitement à une élaboration psychique. Le


sadomasochisme peut donc s’infiltrer, à des degrés divers, dans n’im-
porte quelle relation d’objet et s’exprimer, de manière plus ou moins
camouflée, dans tout rapport familial ou social. Il trouve toujours un
moyen de se dire et ses expressions sont parfois si élaborées que seule
une interprétation analytique parvient à le révéler.
À l’inverse du conflit névrotique et du sadomasochisme, l’expé-
rience traumatique laisse sans voix, en tout cas sans mots. En manque
de destin psychique, elle ne peut pas se nourrir du polymorphisme
des pulsions sexuelles et des multiples variantes du plaisir érogène.
L’horreur du traumatisme tient justement à cette impossibilité de
relier inconsciemment l’agression à la sexualité, ce qui empêche de
décharger la tension au moyen des pulsions sexuelles. C’est une expé-
rience de destruction non tempérée par l’érotisme, si bien que l’évé-
nement ne peut prendre qu’un sens mortifère.
Ainsi, les conséquences déshumanisantes du traumatisme, qui
proviennent d’une paralysie de mécanismes psychiques essentiels,
réalisent de manière individuelle ce que les régimes totalitaires cher-
chent à obtenir sur un plan collectif : une entrave à l’autonomie, une
diminution du spontané au profit d’un ordre où le répétitif prend le
pas sur l’évolutif, un contrôle permanent des mouvements créatifs…
Il n’est donc pas étonnant que les dictateurs aiment les défilés mili-
taires et qu’ils aient horreur des artistes et des écrivains qui ne leur
sont pas soumis. Car les créateurs montrent la voie pour sortir de la
dynamique mortifère qui piétine l’humain.
Rappelons au passage que la créativité est certainement, avec le
langage articulé, un des traits majeurs spécifiant l’être humain. En
effet, pour développer un processus créateur, le psychisme doit
pouvoir symboliser et élaborer ce qui a été mémorisé, ainsi que relier
et réorganiser des représentations, des affects et des éléments de la
réalité extérieure. Or, on l’a vu, ces mécanismes sont grippés dans
l’état de stress post-traumatique, si bien que la créativité naturelle de
l’être s’en trouve inhibée et parfois complètement bloquée (nous y
reviendrons). Mais venons-en à un paradoxe inhérent à la genèse du
traumatisme.
Un événement, quel qu’il soit, ne touche jamais un psychisme
vierge. Il provoque nécessairement un écho dans l’inconscient et l’ex-
228 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

périence en question interagit avec ce qui a été mémorisé au cours de


l’histoire du sujet. Le fait qu’une situation ait objectivement mis la
personne en danger et ait provoqué une frayeur intense ne suffit pas
à expliquer les effets traumatiques, surtout si l’événement est unique,
comme lors d’un viol, d’une agression ou d’un accident. Dans sa
nature animale, l’homme est préparé aux chocs violents. L’événement
traumatique n’induirait qu’un signal d’angoisse 1 et ne laisserait
d’autre trace qu’un réflexe d’évitement salvateur, s’il n’interagissait
pas avec le psychique, c’est-à-dire avec la dimension humaine, préci-
sément. Le psychisme transforme l’événement subi en un vécu, en
une expérience subjective qui, en l’occurrence, dramatise ce qui
arrivé et lui donne une connotation de mort.
C’est bien là que se trouve le paradoxe : le traumatisme coupe
localement la faculté de liaison, mais il établit un lien dramatique
avec la mort. Le paradoxe se résout si on se souvient, comme j’y ai
fait allusion, que c’est avec le sexuel que l’expérience traumatique
rompt. Ce qui laisse le champ libre à l’expression d’une pulsion de
mort non tempérée par la pulsion de vie.
La résonance entre la pulsion de mort et le réel est particulière-
ment manifeste lorsque la violence imposée au sujet est extrême et
durable, par exemple lors de tortures répétées, d’exposition à une
guerre ou d’enfermement en camp de concentration. Pas besoin
d’évoquer alors une dramatisation pour expliquer la symptomato-
logie. Le stress intense, la douleur physique et les blessures morales
peuvent alors directement entraîner des modifications structurales et
fonctionnelles dans le système nerveux central. La barbarie féroce et
la sauvagerie brutale peuvent faire d’énormes dégâts sans passer par
le psychique ! D’ailleurs, s’agit-il là encore d’une déshumanisation
– au sens entendu jusqu’ici – quand une exposition à une situation
inhumaine agit essentiellement au niveau biologique, donc au niveau
non spécifiquement humain de l’homme ?
Si un sujet est exposé à un événement traumatique plus limité, le
psychique interagit avec le biologique et les effets du choc subi
entrent donc dans le cadre de la psychosomatique. On retrouve là,

1. S. Freud, « Inhibition, symptôme et angoisse », dans Œuvres complètes, vol. XVII,


Paris, PUF, 1992.
TRAUMATISME, ÉLABORATION ET CRÉATIVITÉ 229

mais vu sous un autre angle, le paradoxe qui vient d’être mentionné.


Il se place cette fois à un carrefour entre le psychique et le biologique.
En effet, le traumatisme a une cause non psychique : l’intrusion d’un
facteur externe. Pourtant ce facteur fait résonner des contenus incons-
cients et il fait réagir le psychisme ; or, la réaction défensive coupe les
liens associatifs de ces informations, empêche leur élaboration
psychique et les expulse dans une sorte de no man’s land, qu’on pour-
rait situer au centre d’un carrefour psychobiologique ; c’est de cette
position qu’elles font subir au sujet la torture de leur pression angois-
sante, en s’exprimant tant dans le champ mental (ruminations, images
répétitives) que sur le plan corporel (manifestations somatiques de
l’angoisse : sueurs, palpitations, constriction thoracique).
Comme le levier analytique agit à l’embranchement psychique de
ce carrefour, examinons ce qui s’y passe. Une expérience violente a
un fort potentiel traumatogène si elle entre en résonance avec un
contenu psychique qui lui ressemble et s’il s’agit d’un refoulé à forte
connotation mortifère. Le refoulé se réactive alors, ainsi que les désirs
et les fantasmes inconscients qui lui sont associés. La résonance entre
l’événement actuel et le refoulé provoque une sidération et un effroi
qui empêchent la mobilisation de défenses névrotiques. Tout se passe
comme si la résonance entre l’agression présente et le passé refoulé
se faisait au diapason de la valence mortifère, et comme si cette
angoisse de mort ne pouvait déboucher que sur une forclusion. Les
liens avec les contenus psychiques analogues sont coupés, toute
élaboration devient impossible et l’expérience ne peut pas s’intégrer.
Il me semble que cette hypothèse se vérifie bien dans les cas où la
résonance concerne un vécu d’exclusion familiale ou d’ostracisme
social, car il y a là également une équivalence dynamique : le rejet
hors du champ psychique fait écho au mouvement d’exclusion et le
seul retour possible aura la forme d’images angoissantes et de symp-
tômes corporels.
En somme, l’événement traumatogène semble agir en deux temps.
Dans un premier mouvement, l’expérience entre en résonance avec un
vécu de perte ou de séparation inscrit dans la mémoire du sujet ; or, ce
vécu est hautement anxiogène parce qu’il est inconsciemment consi-
déré comme un risque de mort. Dans un second mouvement, il se
produit un déséquilibre pulsionnel qui fait le jeu de la pulsion de mort :
230 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

l’agressivité rompt des connexions dans le champ psychique concerné


par l’expérience traumatique. Il s’ensuit une ouverture béante entre des
contenus normalement associés, un vide où les mécanismes élaboratifs
qui fondent l’humain sont suspendus, parce que traiter avec ce vide, ce
serait réveiller le vécu de mort. Seul un cri bestial peut dire l’horreur,
comme ceux qui ponctuent les cauchemars répétant le moment catas-
trophique.
Il peut sembler surprenant d’associer aussi étroitement les notions
de vide et de mort. Cela ne l’est plus si l’on sait que la pratique micro-
psychanalytique indique que la pulsion de mort pousse moins à un
retour à l’inorganique qu’à faire le vide 2. Force de désunion par
excellence, elle tend à abaisser la tension psychique en rompant les
liens entre différents contenus, en les séparant les uns des autres, en
aménageant des espaces vides. C’est pour la même raison que le titre
de ce travail associe la créativité au traumatisme, par le truchement
de l’élaboration recombinative (ce concept sera explicité par la suite).
La créativité entretient un rapport complexe avec la pulsion de
mort et le vide. La création a besoin d’un vide pour prendre place et
se développer. Mais d’autre part, elle est sous-tendue par un travail
d’élaboration psychique impliquant une dynamique de liaison,
d’association et de symbolisation dont le support pulsionnel est la
pulsion de vie. Voilà pourquoi le traumatisme, qui fait le jeu de la
pulsion de mort au détriment de la pulsion de vie, a un effet anticréatif.
Avec Daniela Gariglio, nous avons tenté d’expliquer 3, l’émer-
gence d’un processus créateur à partir de la résolution d’un conflit
psychique. En nous fondant sur les grandes chaînes d’associations
libres qui se développent au cours d’une micropsychanalyse 4, nous
émettons l’hypothèse que le passage de la répétition névrotique à la
création se fait par la reviviscence d’expériences précoces d’apaise-
ment, de détente et de satisfaction. On observe effectivement en
longues séances que les conflits importants empêchent le sujet d’ac-
céder à ces traces de bien-être, dont l’expression constitue un vecteur
de liaison et de transformation psychique. Il se produit certainement

2. S. Fanti, L’homme en micropsychanalyse : continuer Freud, Paris, Denoël, 1981.


3. D. Lysek, D. Gariglio, Créativité bien-être. Mouvements créatifs en analyse, Lausanne,
L’Âge d’Homme, 2008.
4. P. Codoni (sous la direction de), Micropsychanalyse, Paris, L’Esprit du Temps, 2007.
TRAUMATISME, ÉLABORATION ET CRÉATIVITÉ 231

le même phénomène dans l’état de stress post-traumatique. Dans ce


cas, ce n’est pas tant un conflit psychique qui génère la répétition au
détriment de la créativité, mais le défaut de liaison et d’élaboration
psychique. On pourrait dire que l’intense mal-être vécu lors de l’ex-
périence traumatique empêche les traces de bien-être de jouer leur
rôle de liant psychique.
Alors, comment expliquer que la créativité de certains artistes et
écrivains puisse avoir un grave traumatisme pour moteur ? Ces créa-
teurs ont une exceptionnelle capacité de sublimation et d’élaboration
psychique. Elle leur fournit un outil efficace pour ramener dans le
champ psychique ce qui en a été exclu. Ainsi peuvent-ils essayer de
cicatriser la blessure, ce qui représente une évolution non négligeable
par rapport à la répétition brute, beaucoup plus douloureuse et
souvent handicapante. Mais cette solution évolutive ne guérit pas du
traumatisme, comme en témoignent l’œuvre et le destin de Bruno
Bettelheim ou de Primo Levi. De toute manière, une telle créativité
n’est pas donnée à tout le monde. Il faut une exceptionnelle capacité
d’élaboration sublimée pour jeter des ponts sur le vide creusé par le
traumatisme. C’est en somme faire de la béance 5 un support de créa-
tivité ou établir une transmission à travers une sorte de synapse
psychique grâce à laquelle pourra se concrétiser la « capacité créa-
trice du vide 6 », c’est-à-dire le sursaut vital qui fait jaillir une création
de l’ouverture suscitée par la pulsion de mort. Grâce à un effort
surhumain, il devient alors possible d’établir des connexions entre le
non-psychique de l’événement traumatique et le psychique issu de
l’histoire du sujet.
Pour tous ceux dont la structure ne permet pas une telle sublima-
tion, une analyse peut aider à franchir la brèche causée par le trauma-
tisme, en transformant l’absence de sens en perte féconde, donc en
vide créateur. À une époque où l’on recommande souvent de traiter
l’état de stress post-traumatique de manière pharmacologique ou
cognitivo-comportementale, il vaut peut-être la peine de rappeler que
la méthode associative ne manque pas d’atouts dans l’abord de ces cas.

5. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966 et Le Séminiaire, Livre I (1953-1954), Les écrits
de Freud, Paris, Le Seuil, 1975.
6. S. Fanti, avec la collaboration de P. Codoni et D. Lysek, Dictionnaire pratique de la
psychanalyse et de la micropsychanalyse, Paris, Buchet/Chastel, 1983, p. 46.
232 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Certes, les défenses activées par le traumatisme rendent le travail


analytique ardu parce qu’il met en rapport l’actuel et l’inconscient, ce
qui est ici particulièrement anxiogène ; chaque fois que les associations
tendront à établir des liens avec des vécus de mort, on se trouvera face
à des résistances difficiles à surmonter, l’élaboration psychique sera de
nouveau bloquée et la symptomatologie s’exacerbera. Cependant, la
méthode associative est la technique la plus efficace pour relier l’évé-
nement subi au vécu du sujet et au passé inscrit dans l’inconscient. Elle
peut ainsi rétablir la chaîne signifiante entre le psychique et le non-
psychique. Avec beaucoup de patience, la dynamique en jeu prendra
sens, ce qui donnera une chance de résoudre en profondeur la problé-
matique soulevée par l’événement traumatique.
Même si le travail analytique sera difficile, il va transmettre « un
certain rapport à la conviction de l’inconscient ou en l’inconscient,
donc à la perte déjà agissante 7 ». En d’autres termes, les associations
libres utilisent le manque lié à des objets perdus pour construire des
passerelles signifiantes connectant l’expérience traumatique à des
éléments de l’histoire personnelle et familiale du traumatisé. D’échos
de la réalité extérieure en échos de l’inconscient, l’analyse comble
peu à peu le vide de sens par la prise de conscience de déterminants
psychiques. Lorsque cela permet de dépasser le manque, la brèche
devient une sorte de synapse transmettant une information créative.
La perte d’objet mise en résonance par l’expérience traumatique se
mue alors en une ouverture fertile d’où un désir de créer peut jaillir.
En somme, l’analyse tend aussi à déboucher sur un développement
naturel de la créativité, ouverture vers un espace de liberté où le sujet
s’affranchit de la répétition dans laquelle le traumatisme l’a enfermé.
Un exemple illustrera mon propos. Il s’agit d’un homme de
30 ans présentant un état de stress post-traumatique. Il travaillait
comme technicien dans une usine où des produits inflammables
étaient couramment utilisés. Une explosion, suivie d’un incendie,
s’est produite à l’autre bout du local où il se trouvait. Soufflé par la
déflagration et intoxiqué par un gaz, il s’en est miraculeusement sorti
avec des blessures qui ont guéri sans laisser de séquelles. Mais il en

7. J.-R. Freymann, Éloge de la perte. Perte d’objets, formation du sujet, Strasbourg/


Toulouse, Arcanes/érès, 2006, p. 117.
TRAUMATISME, ÉLABORATION ET CRÉATIVITÉ 233

va tout autrement sur le plan psychique : chaque nuit ou presque, des


cauchemars le replongent dans l’horreur de l’incendie ; durant la
journée, à des moments où il s’y attend le moins, il est souvent en
proie à des crises asthmatiformes au cours desquelles il a l’impression
qu’il va mourir d’étouffement. Dès que son état physique l’a permis,
il a repris son travail. Dans les lieux qui lui rappellent l’accident, il
souffre l’enfer et il demande son affectation à un autre site. Mais une
injustice va à nouveau faire basculer sa vie : à la suite d’une enquête
douteuse, on l’accuse à tort de n’avoir pas respecté certaines
consignes de sécurité et il est licencié. Une symptomatologie dépres-
sive s’ajoute désormais à l’état de stress post-traumatique et il m’est
adressé.
Au fil des séances, on découvre le ressenti qui n’a pas eu droit de
cité dans son psychisme : il a vécu comme une exclusion le souffle de
l’explosion qui le projette à travers la baie vitrée et l’hospitalisation
qui le tient éloigné de son lieu de travail. Cette expérience n’a pas pu
s’intégrer psychiquement parce que la conjugaison d’une frayeur
intense, d’une peur de mourir et d’une angoisse d’exclusion ont
trouvé un écho profond en lui, lié aux particularités de son histoire.
Dernier d’une fratrie de trois, il est né bien après les autres, d’em-
blée détesté par son père pour qui sa naissance a « fichu la famille en
l’air », ainsi qu’il le lui a mille fois répété. Enfant, il a bénéficié de l’af-
fection de sa mère, une femme fragile, totalement soumise à son mari,
par qui elle était régulièrement battue. Comme le père ne supportait
pas de voir la tendresse que lui prodiguait sa mère, le cadet était tenu
à l’écart de nombreuses activités familiales. Il en a développé un
sentiment de rejet chargé de rancœur. Sa mère était souvent hospita-
lisée et il devenait alors la cible de la violence paternelle. Quand il
n’était pas frappé, il était enfermé des journées entières dans un
hangar attenant à la maison. Fréquemment, son père le frappait par
surprise ou l’emmenait dans le hangar en l’attrapant par derrière, sans
autre motivation que des phrases comme « tu as rendu ta mère
malade », « tu vas la faire mourir » ou « t’es d’une sale race, tu n’es pas
de moi ». Effectivement, blond et chétif comme sa mère, il ne
ressemble ni à son père ni à ses frères, qui sont des costauds à la peau
mate et aux cheveux noirs. À l’école, il est aussi en position d’exclu :
rejeté par les autres élèves, il est l’objet de quolibets et de brimades.
234 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Au début de l’adolescence, ce garçon a un regard si lourd que son


père prend peur et l’envoie brusquement dans le pays nordique d’où
vient sa mère. Il y est accueilli par une tante qui lui offre une vie fami-
liale harmonieuse. Bien que sa mère ne cessera de lui manquer, le
jeune homme peut alors se reconstruire. Jusqu’à l’explosion dans
l’usine, il mènera une vie normale, ni heureuse ni malheureuse, juste
marquée par des douleurs physiques récurrentes, qui semblent d’ori-
gine psychosomatique, peut-être un rappel des coups reçus.
Le travail analytique va montrer une forte tendance à l’isolation
des vécus traumatiques de son enfance, qui n’ont jamais été élaborés.
Les souvenirs de violence ne sont pas refoulés, mais ils n’ont aucune
coloration affective et ne s’associent pas avec les autres contenus
psychiques. En séance, l’analysant ne fait aucun lien entre ses symp-
tômes et ses vécus d’enfant. Au contraire, il exprime une certaine
compassion à l’égard de son père, influencé par les convictions reli-
gieuses de sa tante. Il ne se souvient pas avoir eu peur de son père et
ne peut pas imaginer que de la haine pourrait se cacher derrière cette
compassion. L’affect de haine mettra du temps à émerger. Il
commence par se déverser transférentiellement, puis il s’élabore asso-
ciativement. Des chaînes d’associations commencent alors à relier la
symptomatologie actuelle à des vécus d’enfant. Lentement, les
enchaînements associatifs incluent la dimension fantasmatique et
débouchent sur le complexe d’Œdipe. Au plus profond de son
psychisme, l’analysant découvre alors qu’être exclu équivaut à mourir
et que cette équivalence inconsciente, fortement chargée d’angoisse,
fait partie de son Œdipe. De nouvelles chaînes d’associations élabo-
rent ensuite les vécus œdipiens jusqu’à en dégager les désirs de
meurtre. À partir de ce point, la symptomatologie s’atténue et cet
homme effectue une reconversion professionnelle qui lui permet de
trouver un emploi dans une autre branche (car son ancien métier
reste anxiogène). Il développe également un hobby artistique dont il
retire un plaisir qu’il n’avait jamais connu.
Ce travail analytique montre bien que l’état de stress post-trauma-
tique est surdéterminé par un conflit psychique que les événements
actuels ont télescopé et réactivé. La violence que cette personne a subie
pendant la première partie de sa vie a figé les désirs œdipiens. Lorsque
l’expérience traumatique entre en rapport choc avec eux, ils ne
TRAUMATISME, ÉLABORATION ET CRÉATIVITÉ 235

peuvent plus se réaliser symboliquement et la tension psychique doit


alors se décharger dans une symptomatologie auto-agressive.
Examinons maintenant les ressorts analytiques qui ont amené le
sujet à devenir plus créatif et à se réaliser en utilisant cette voie d’ex-
pression. Dans Créativité bien-être, nous émettions l’hypothèse que le
passage de répétitions névrotiques à la création serait alimenté par la
réactualisation d’expériences de bien-être inscrites dans l’inconscient.
Or, il ressort aussi de notre travail que ces expériences de bien-être
sont systématiquement associées à des interactions harmonieuses qui
traduisent le dépassement d’un vécu de séparation ou de perte, réelle
ou fantasmée. En d’autres termes, le processus créateur se développe
en réaction à une expérience de vide, comme essai pour combler le
manque en formant de nouveaux objets par la réunion d’éléments
auparavant isolés.
Cette hypothèse ne s’appuie pas seulement sur notre pratique
analytique, elle reprend des éléments classiques. Dans le prolonge-
ment de Freud et de sa conception de la sublimation 8, Melanie Klein
apporte un élément nouveau à la question de la créativité 9. Pour elle,
quand un nourrisson a faim et que le sein maternel lui manque, il
éprouve une frustration qui le rend dépressif. En proie à son agressi-
vité, le nourrisson vit la perte de l’objet-sein comme une destruction
qu’il répare par la création imaginaire d’un nouvel objet, ce qui
constitue le prototype de la créativité adulte. Quant à lui, Winnicott a
mis en évidence qu’un « objet transitionnel » se substitue par la suite
à l’objet perdu et que ce phénomène forme une sorte de « créativité
primaire » qu’on retrouve à la base de toute activité artistique, imagi-
naire et scientifique 10. Encore une fois, la perte donne l’impulsion à
créer quelque chose d’aussi gratifiant que l’objet qui manque. Dans ce
contexte, il faut évidemment aussi mentionner Lacan 11. Il a établi de
manière convaincante que la castration porte d’abord sur le lien à la
mère et que cette perte primordiale est à l’origine du désir inconscient
et donc, après de multiples commutations, de la créativité elle-même.

8. Voir en particulier : S. Freud, « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », dans


Œuvres complètes, vol. X, Paris, PUF, 1993, p. 79-164, et « Métapsychologie », dans
Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1988, p. 165-185.
9. M. Klein (1929), « Les situations d’angoisse infantile et leur reflet dans une œuvre
d’art et dans l’élan créateur », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1966.
236 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Si le dépassement du manque suscité par la perte ou la séparation


constitue la première étape du processus créateur, on comprend faci-
lement que le traumatisme ait un effet anticréateur : il provoque une
angoisse de mort et une déliaison qui débouche sur une expérience de
vide intérieur, coupant ainsi la créativité à sa base. Au cours d’une
analyse, le phénomène peut s’inverser lorsque les résistances majeures
ont été surmontées. Le travail analytique établit alors de multiples
connexions entre le présent et le passé, comme entre les rêves, les
fantasmes, les désirs et la réalité. Il restaure ainsi la dynamique de
liaison inhibée par le traumatisme. Voilà pourquoi il tend aussi à
débloquer la créativité et à lui ouvrir de nouvelles voies d’expression.
Autrement dit, le dépassement de la situation de vide produit des
interactions qui jettent des ponts sur l’espace ouvert par la perte ou la
séparation. Ces ponts peuvent être conçus comme des vecteurs de
liaison entre représentations, des lieux de passage pour les affects, des
points de rencontre entre les informations dont l’assemblage consti-
tuera le futur objet créé. En somme, il se produit un entraînement réci-
proque entre la méthode associative et la créativité, qui accentue
l’élaboration du vécu traumatique et en diminue les effets paralysants.
La mémoire de situations de bien-être tend alors à se réactiver.
Tempérant les effets de la pulsion de mort, elle aide à élaborer les
vécus d’agression. Dans ces conditions, une élaboration psychique
particulière prend place, qui nous paraît, à D. Gariglio et à moi-même,
spécifique de la créativité et que nous avons appelée « élaboration
recombinative ». Elle consiste en l’établissement de connexions, dans
le préconscient, entre des dérivés du refoulé, des informations de bien-
être et des contenus langagiers, cognitifs, affectifs ou issus du corporel.
Au fil de leur élaboration, ces différents composants s’associent et se
réorganisent conjointement pour finir par s’assembler en un objet
psychique original, prototype de ce qui sera créé dans le monde exté-
rieur. À nouveau, on peut comprendre l’effet « contre-traumatique »
de l’élaboration recombinative par la dynamique d’association qui la

10. D.W. Winnicott (1953), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels »,


dans Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 2004.
11. J. Lacan, Le Séminaire, Livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981,
et Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil,
1986.
TRAUMATISME, ÉLABORATION ET CRÉATIVITÉ 237

sous-tend : elle rassemble des éléments de provenance diverse pour en


faire des ensembles organisés et articulés entre eux.
Reprenons sous cet angle l’exemple de la personne soufflée par
l’explosion. Un profond refoulement – dû à la peur œdipienne de la
violence paternelle – pesait sur les traces du plaisir éprouvé au
contact de sa mère et sur le bien-être ressenti pendant le temps passé
avec elle. Non seulement interdits d’expression, ces éléments étaient
aussi exclus de la dynamique de liaison ; plus précisément, ils étaient
sortis du stock de contenus psychiques disponibles pour être associés
aux autres, et ils formaient des sortes d’îlots isolés dans un océan de
vide, archipel rayé des cartes maritimes. À partir du moment où le
refoulement a pu être levé, les vécus de bien-être ont retrouvé leur
place et récupéré leur efficacité. Dès lors, cette mémoire a joué un
rôle d’organisateur psychique et insufflé une élaboration recombina-
tive : ces représentations de bien-être se sont combinées avec les
informations de sécurité issues des rapports structurants avec la
tante ; les affects plaisants, jusqu’alors scotomisés par la nostalgie, ont
pu retrouver des objets correspondants et faire office de liant
psychique. L’élaboration de tous ces éléments a amené des remanie-
ments importants, en particulier un déblocage de dispositions créa-
trices, ce qui a ouvert la voie à l’apprentissage d’un nouveau métier
et à un investissement artistique.
En résumé, le travail analytique transforme l’expérience trauma-
tique brute en un véritable vécu, empreint de subjectivité, et il lui
donne ainsi du sens. Ensuite, les associations libres relient ce vécu
aux noyaux inconscients auxquels l’expérience traumatique a fait
écho, puis elles appréhendent – et, dans l’idéal, désamorcent – la
résonance entre l’événement récent et le refoulé. Enfin, l’analyse
remet en marche l’élaboration recombinative que le traumatisme
avait bloquée. Sous l’impulsion d’expériences de bien-être qui lui sert
d’axe porteur, cette élaboration recombine le vécu traumatique avec
des dérivés de l’inconscient et avec différents éléments préconscients,
comme des contenus langagiers, cognitifs et affectifs, ou encore avec
des informations provenant du corporel. Ainsi se forme progressive-
ment un ensemble fonctionnel inédit permettant de lier l’énergie
psychique et de la décharger à travers un acte créateur qui tend à se
substituer à la répétition.
Pierre Jamet

Réel et réalité psychique

« Le combat contre la nature grandit l’homme mais il détruit


aussi la nature, c’est la relation singulière psychique au réel qui
nous intéresse. »
Hegel

Réel et réalité sont deux termes mal différenciés dans le langage


courant. Ce sont des notions intuitives pour désigner ce qui existe
vraiment et pour dire qu’il faut avoir le sens des réalités. Par exemple
en politique, après les promesses, il y a toujours la réalité qui fait
obstacle, et cette réalité est en général financière, c’est l’arrêt des illu-
sions, ou la fin de nos rêves.
En psychanalyse les deux termes sont différenciés. La réalité
psychique est un concept freudien, c’est le principe de réalité, le Real
Ich, opposé au principe du plaisir, et directement lié à la découverte
de l’inconscient. Quand Freud parlait de réalité psychique, il parlait
en fait des rêves, de la vie inconsciente, du refoulement, des phan-
tasmes, etc. C’était sa fameuse métaphore de l’iceberg, que je me
dépêche d’utiliser parce que les icebergs sont en train de fondre, donc
l’inconscient c’est la partie immergée de l’iceberg ; 85 % de la réalité
psychique, d’après Freud, est inconsciente. Elle fonctionne donc

Pierre Jamet nous a quittés le 23 août 2010. Il était psychanalyste, psychiatre et président de
l’EPS, l’École psychanalytique de Strasbourg.
240 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

selon la satisfaction hallucinatoire – le rêve – et le principe de réalité


vient simplement limiter le principe de plaisir pour assurer les
pulsions d’autoconservation.
Pour Freud le réel – terme qu’il a peu employé –, c’est le corps, le
biologique. Et le seul lien entre la réalité psychique et le corps se situe
dans la pulsion qui prend sa source dans le somatique et qui se
détache pour être prise dans la représentation. Donc pour Freud, le
réel du corps biologique est représenté par des représentations des
pulsions, avec sa cartographie érogène, l’image du corps lié au prin-
cipe du plaisir et la jouissance.
Pour Lacan le réel, c’est ce qui revient toujours à la même place
– l’observation des étoiles –, et c’est l’impossible du langage en tant
qu’il « ne cesse pas de ne pas s’écrire ». Dans son séminaire
L’identification 1, Lacan a introduit cette notion de réel en citant une
phrase de Kant en allemand, « Leer, Gegenstand ohne Begriff », c’est-à-
dire Leer, le vide, une résistance sans saisie possible, et Lacan fait une
anagramme de ce mot Leer qui devient le réel donc le vide. Ce réel
qui part d’un Witz de Lacan peut aussi devenir notre cauchemar et
c’est le thème de cet ouvrage.
Donc un trou, un impossible du langage, une limite, une frontière,
qui nécessite un pont, un trait qui peut faire trace, une inscription, une
écriture qui sera la bordure du réel de l’inconscient. Lacan, dans sa
topologie du tore, situait ce trou en tant que lieu central du tore ;
imaginez une bouée, une bouée de sauvetage par exemple, il y a ce
trou central appelé courant d’air, c’est là que Lacan situe la chose,
donc le réel, alors que l’objet petit a, il le situe dans le vide de la
bouée, autour duquel tourne la demande, toujours en ratant cet objet
petit a. Il fait le tour du solénoïde, autour de l’objet perdu, de l’objet
du désir, de l’Autre.
Tandis que Freud parlait de das Ding, dans la première séparation
avec le Nebenmensch, dans son « Esquisse d’une psychologie scienti-
fique 2 », Lacan en fait lui, la première perte irréductible, celle que
certains comparent à la séparation avec la mère lors de l’accouche-

1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX (1961-1962), L’identification, , inédit.


2. S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans Naissance de la psycha-
nalyse, Paris, PUF, 8e éd., 2002.
RÉEL ET RÉALITÉ PSYCHIQUE 241

ment. Quand vous venez au monde, vous perdez votre mère, ou


plutôt vous perdez le placenta, les annexes, vous laissez définitive-
ment quelque chose derrière vous qui pourrait être ce réel, mais c’est
déjà une reconstruction avec les mots, donc à prendre avec précau-
tion. Cette première perte est de suite recouverte par une autre perte,
qui est la perte de l’objet du désir. Le sujet va naître de cette double
perte, de cette double négation, rappelez-vous « racine de moins un »
multiplié par « racine de moins un » égale « moins un », on est
toujours dans le manque et cette perte fait l’apparition du sujet en tant
que signifiant qui vient de l’Autre.
Vous pouvez parler grâce à cette perte mais elle restera perte
originelle ou primordiale, tout ce que la psychanalyse a théorisé sous
le terme de castration. Il y a une réalité de ce réel, qui se subit, qui
résiste, à laquelle nous nous heurtons. Par exemple en biologie
l’homme subit le temps, la maladie, la vieillesse, la mort ; on ne peut
facilement franchir les distances : si vous avez une amie au Canada,
il est difficile de l’atteindre ; on ne peut pas non plus empêcher les
grandes catastrophes de la nature, le réveil des volcans, les ouragans
et tsunamis, etc. La rencontre avec la réalité de ce réel peut être trau-
matisante car subie, imprévue, immaîtrisable, et nous confronte à une
disparition irréversible.
L’autre prise de conscience de ce réel est la rencontre du réel de
l’autre sexe. Les corps sont sexués, il y a deux sexes, masculin et
féminin, et pour chacun d’eux, l’autre sexe est un réel. Ces réels
– celui de la mort, de la pulsion de mort – et le réel du sexe sont très
liés, ils sont les principaux organisateurs de notre vie psychique. La
pulsion de mort et le désir sexuel s’originent de ce vide du réel laissé
par le trou du réel. Ce réel du sexe qui est un manque dans l’incons-
cient, ne peut être repris dans le langage que par une connotation
symbolique qui est celle de la fonction phallique, notion essentielle en
psychanalyse comme référent de la différence des sexes. Mais ce
phallus a mauvaise presse et on ne le met plus sur le devant de la
scène comme dans le théâtre antique, grec ; pour cette différence, on
s’adresse directement aux gamètes, ou cellules sexuelles, l’ovule et le
spermatozoïde, et vous pouvez mettre un embryon congelé dans une
mère porteuse. La formule de Lacan sur la « non-existence du rapport
sexuel » ne visait pas ce rapport réel-là, celui de la procréation.
242 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Je terminerai avec la rencontre du réel, inattendue dans les


névroses ou psychoses post-traumatiques, et qu’on appelle maintenant
les « états de stress post-traumatiques », terme international, ce qui
n’empêche pas les soldats qui reviennent d’Irak de se suicider. Ces
névroses de guerre continuent d’exister depuis que Freud s’y est inté-
ressé après la Grande Guerre. Il en a décrit les deux aspects, cliniques
et théoriques, la répétition de la scène traumatique dans la vie quoti-
dienne et surtout dans les cauchemars. L’introduction de son concept
de pulsion de mort et de l’automatisme de répétition pour expliquer
ces symptômes date de cette époque-là. La réalité psychique est
protégée par l’écran du fantasme, le sujet est suspendu à son fantasme
qu’il peut interposer avec le réel, et l’événement traumatique va faire
effraction dans cette réalité psychique, où gèle ce fantasme qui protège
le sujet, et va provoquer une dépersonnalisation.
Je vous raconterai l’histoire d’un soldat qui revenait du Kosovo, et
qui souffrait d’une névrose post-traumatique. Il devait surveiller avec
ses jumelles, à partir d’un poste éloigné, la place du marché d’un
village. Subitement une bombe a explosé, et dans la visée de ses
jumelles, il voyait le regard d’une femme gravement blessée. Dans ses
cauchemars, il revoyait le regard de cette femme, son regard de
détresse, d’une manière répétitive et angoissante, et le fantasme
soutenu par le regard de cette femme s’est coagulé, figé en lui, dans
une jouissance résiduelle qui le faisait souffrir dans son sommeil.
Mais, comme disait Freud, cette irruption du réel ne produit pas
nécessairement l’angoisse névrotique, mais selon la structure préexis-
tante, on peut faire endosser ce réel par toutes sortes de fatalité ou de
reconstruction, et même dire « Dieu l’a voulu », pour amorcer un
délire ou un déni pervers.
Cristina Burckas

Trauma et transmission

Est-ce qu’on peut encore comprendre le monde d’aujourd’hui ?


On a l’impression que les lois sur lesquelles le monde humain s’ap-
puie n’ont plus de prise. Tandis qu’au niveau du champ de la science,
la recherche a dépassé de loin les limites de l’imaginable, nous consta-
tons en même temps, non sans préoccupation, la présence d’un
processus de déshumanisation croissant qui se répand dans tous les
domaines. Pour le sujet, les espaces rétrécissent de plus en plus.
L’impuissance et la désorientation augmentent, surtout parmi ceux
qui, aujourd’hui, sont confrontés à la difficile situation du passage du
monde de l’enfance au monde des adultes, c’est-à-dire le passage d’un
espace familial – si tant est que cet espace ait jamais existé – protégé
et idéalisé à un espace public où les lois de la jungle s’imposent de
plus en plus.
Se poser la question sur les origines de cet état de choses – qui
remontent en partie au XVIIe siècle – est une entreprise aussi variée
que complexe. Je n’ai pas l’intention d’aller aussi loin ; les questions

Cristina Burckas, psychanalyste argentine, installée en cabinet libéral à Freiburg (Allemagne)


depuis 1989, membre et enseignante de formation permanente de l’IPPF (Institut für
Psychoanalyse und Psychotherapie Freiburg/DPG), membre fondateur de l’AFP (Assoziation für
die Freudsche Psychoanalyse), fondée en 1993 par des psychanalystes des pays de langue alle-
mande, membre fondateur et enseignante de formation permanente du Psychoanalytisches Kolleg
(Association fondée en avril 2004 par des psychanalystes de langue allemande), membre d’hon-
neur de la FEDEPSY.
244 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

que je me pose se limitent au XXe siècle. Face aux catastrophes qui ont
secoué le siècle dernier et culminé dans le drame de la Shoah durant
le national-socialisme, s’impose la question suivante : quel rapport
peut-il y avoir entre tous ces signes de déshumanisation insidieux et
les effets d’une telle catastrophe sur l’humanité ?
Depuis toujours, l’humanisation a été une des fonctions de la
culture. L’éclatement du national-socialisme non seulement a remis
en question la culture, mais aussi les prémisses mêmes sur lesquelles
elle se fonde. Dans ce sens on peut parler d’une rupture au niveau de
la civilisation.
Une telle rupture ne peut rester sans conséquences. En 1961, l’his-
torien Raul Hilberg écrivait déjà :
« Avec le temps, l’extermination des Juifs européens passera à l’arrière-
plan. Ses conséquences immédiates font presque partie du passé, et tous
les événements qui à l’avenir pourraient se rapporter à cette catastrophe-
là, ne seront que des conséquences de conséquences toujours plus éloi-
gnées dans le temps 1. »
Même si, en écrivant cela, Hilberg se référait avant tout aux déve-
loppements de la technique et à ses possibles applications sur la
société à venir, son énoncé peut s’étendre à d’autres champs. Ainsi,
on s’interroge quant aux conséquences de cette même catastrophe sur
les générations suivantes, étant donné que ce régime et son idéologie
non seulement ont visé l’extermination de tout un peuple, mais ont
aussi subverti le système de filiation sur lequel se fonde tout le
système juridique du monde occidental « en désarticulant toute sa
construction par une mise en scène de la filiation comme pure corpo-
ralité », comme le fait remarquer Pierre Legendre. De cette façon,
c’est la loi sur laquelle est fondée la culture humaine qui a été affectée
en tant que telle. Afin que la culture et, par elle, le monde humain
puissent continuer, afin que le sujet ne soit pas exposé au trou de non-
sens, cette loi sur laquelle repose la vie humaine doit être transmise
de génération en génération (sous forme d’une dette symbolique).
Si nous partons du fait qu’il y a eu une rupture de civilisation, il
n’est que conséquent de nous questionner sur les effets de cette

1. R. Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, coll. « poche essais »,
2006.
TRAUMA ET TRANSMISSION 245

rupture sur les générations suivantes. C’est une question que les cures
me posent depuis plus de vingt ans – cures qui ont lieu encore en
Allemagne.
Pour aborder cette question, je voudrais me rapporter brièvement
à quelques prémisses théoriques. Tout d’abord, que l’homme parle
parce que le symbole l’a fait homme. Toute son expérience ne s’arti-
cule qu’à partir du moment où il entre dans l’ordre symbolique. Cet
ordre, disposé selon une chaîne signifiante, est organisé à partir d’un
trou dans le réel, trou où prend place le signifiant qui représente le
sujet : le phallus, la dernière signification, et en tant que telle inacces-
sible par essence. La constitution du sujet implique son exclusion au
niveau de la chaîne signifiante ; c’est-à-dire que l’inscription au
symbolique ne va pas sans un certain prix à payer : la castration. Ce
prix est à payer sous forme d’une dette symbolique.
La dette précède le sujet, de même que l’ordre symbolique dont
elle est l’effet. Nous l’héritons en quelque sorte de ceux qui nous
précèdent, nos pères. Au début, les mots sont du côté de l’Autre.
Dans ce sens, on peut dire que le sujet a une dette envers l’Autre.
Mais aussi quand on parle, souvent, on ne fait que citer un autre. Ce
n’est que lorsqu’on reconnaît au nom de qui l’on parle, à qui l’on doit
ces mots, qu’il devient possible de s’acquitter de la dette.
Comme il s’agit d’une dette de parole, elle est payable par sa
transcription sur un plan symbolique, ce qui permet une nouvelle
version de ce que le sujet a hérité de ses ancêtres. « Ce que tu as hérité
de tes pères, acquiers-le afin de le posséder 2 », nous disait Goethe.
Mais il a également ajouté : « Ce que l’on n’utilise pas, c’est un
pesant fardeau. Seul ce que l’instant crée peut servir 3. »
En paraphrasant Goethe, on pourrait dire que si l’héritage des
ancêtres n’est pas utilisé, c’est-à-dire s’il n’est pas acquis par un acte
de parole, il se transforme en un lourd fardeau auquel le sujet reste
accroché.
Par contre, sur un plan symbolique, la dette a un rapport avec ce
qui se situe au-delà du sujet, c’est-à-dire la loi. C’est la loi – fondée sur
un manque – qui inscrit le sujet en tant que désirant au niveau de la

2. J.W. Goethe, Faust I.


3. Ibid.
246 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

chaîne signifiante, en même temps qu’elle lui donne sa place dans la


chaîne des générations. La transmission de cette loi sous la forme
d’une dette symbolique est ce qui rend possible la succession des
générations. Sans transmission de la loi, il n’y a pas succession de
générations ; le temps s’arrête.
À ce propos se pose la question : quel a été l’héritage de la catas-
trophe causée par le national-socialisme ? En partant de ce que les
cures donnent à entendre, une grande partie de cet héritage semble
constitué d’un lourd sentiment de culpabilité. Bien que la culpabilité
dont il s’agit ne soit pas toujours la même ; chez les fils des rescapés,
il pourrait s’agir d’une culpabilité de type mélancolique tandis que,
dans d’autres cas, la culpabilité présente plutôt des aspects para-
noïaques.
Les cures que j’évoque concernent principalement des fils et des
petits-fils de témoins directs de la catastrophe. La génération de leurs
parents n’a presque jamais trouvé le chemin de mon cabinet. Bien
que les causes puissent être naturellement diverses, l’une d’elles
réside certainement dans le fait que le régime nazi a eu pour effet l’ef-
fondrement de tous les repères pour le sujet, jusqu’au point de
détruire les garanties mêmes qui fondent la parole.
Dans les analyses également, le silence des parents est un thème
aussi fréquent qu’important. Non seulement dans les cures de ceux
qui sont issus de familles de bourreaux ou de familles où il y a eu
complicité passive, mais aussi dans les cures de ceux dont les parents
furent du côté de la résistance ou victimes du régime nazi, le discours
parle d’un silence des parents, même si l’arrière-plan a été totalement
opposé.
En ce qui concerne l’histoire qui précède le sujet, celui-ci est
confronté à un silence qui le plonge dans la sidération. C’est un
silence bien différent du silence qui, au niveau de la structure, est en
rapport avec le non-dit. Ce dernier est un silence créateur qui ouvre
l’espace à la parole dans la mesure où il pose des questions au niveau
du discours. Par contre, le silence dont il est question concerne le
discours lui-même. Ce qui se tait ici, c’est le discours des parents.
Ce qui se tait du côté des parents, soit à cause d’un impossible, soit
comme l’effet d’un déni, se montre à nu dans les écoles et dans la vie
publique. Dans ce contexte surgit un mot qui va déclencher une véri-
TRAUMA ET TRANSMISSION 247

table vague de discussions et de polémiques : c’est le mot allemand


Kollektivschuld 4.
C’est un mot très fort ! La question est de savoir quels effets un tel
mot a pu avoir sur le sujet dans le processus d’accès à la culture. Que
la culpabilité a une fonction constituante, Freud l’a démontré dans
son œuvre Totem et tabou, dans la mesure où la culpabilité face à la
mort du père a fait surgir la Loi. Dans ce sens, la culpabilité témoigne
de l’inscription du sujet dans la Loi, de même que de son introduc-
tion à la culture. Alors, que se passe-t-il quand, au lieu du sujet, c’est
tout un collectif qui est interpellé ? Est-ce qu’un tel appel pourrait
plutôt empêcher l’accès du sujet à sa culpabilité ?
Les analyses renvoient ici à une culpabilité insupportable, ainsi
qu’à la tentative de s’en débarrasser en la transformant en culpabili-
sation. De même, ces analyses montrent la présence d’une honte
profonde, généralement liée à une question au père : « Que faisais-tu
à cette époque (du national-socialisme) ? », et qui ne trouve pas de
réponse. Moins on en sait sur l’histoire du père, plus la parole
manque, plus la honte est intense.
Il me vient à l’esprit une expression de ma langue maternelle :
« vergüenza ajena », vergogne d’autrui. C’est « le sentiment de honte
éprouvé face à l’incompétence ou à l’inadéquation de la conduite
d’une autre personne. Le sentiment de honte, dans ce cas, est complè-
tement étranger à l’action du sujet puisque celui-ci n’a pas agi, et ne
peut donc ni se sentir responsable ou coupable, ni être tenu pour tel.
Précisément parce qu’il n’y a pas de relation directe avec celui pour
qui l’on ressent de la honte, le sentiment de vergüenza exhibe et
fabrique le lien 5 ».
La question est de savoir si, de cette façon, le sujet ne reste pas
collé à l’histoire de l’autre, qui, dans notre cas, serait le père.
Tandis que la culpabilité est en rapport au Surmoi, la honte a
plutôt un lien avec l’Idéal du moi, ce substitut du narcissisme
primaire perdu, où l’enfant était son propre idéal. L’Idéal du moi se
constitue à partir des insignes du père. Point d’identification au signi-

4. Culpabilité collective.
5. B. Cassin (sous la direction de), Vocabulaire européen des philosophies, Paris,
Le Seuil/Le Robert, 2004.
248 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

fiant radical, l’Idéal du moi représente un premier repère dans la


constitution du sujet. La honte surgit quand cet Idéal manque.
C’est le psychanalyste Werner Bohleber 6 qui a remarqué que les
traumatismes collectifs produisent des conflits et problèmes d’identi-
fication spéciaux dans la succession des générations, étant donné que
le trauma collectif développe une présence amorphe qui pénètre
partout et qui marque la représentation interne de la réalité pour
plusieurs générations.
Alors, comment réaliser l’identification si l’ombre de la mort du
national-socialisme est tombée sur les insignes du père ? C’était une
véritable impasse pour le sujet. Une impasse à laquelle les fils ont
répondu par une révolution. Une tentative pour se dédire des pères
et pour tout recréer ? Bien que cela pose la question de savoir si un
rejet tellement abrupt n’a pas enseveli l’histoire pour une seconde
fois 7, comme vient de l’observer Aleida Assman dans une interview
récente 8.
Qu’est-ce que cela veut dire, se dédire des pères et de leur
histoire ? Est-il possible de se dédire de la parole qui a fait de soi un
être parlant ? Et si cela était possible, à quel prix ? Est-ce que le sujet
peut simplement se débarrasser de la dette qu’il a contractée à sa nais-
sance par la parole ? C’est en assumant cette dette que le sujet va
prendre la voie du désir. S’il la refuse, cette voie lui sera barrée.
Se détacher de la chaîne à laquelle on est accroché, se penser en
dehors de la génération précédente, ne mène qu’à la solitude et à
l’isolement.
Ainsi, la révolution des fils avait remplacé le modèle familial
traditionnel par un idéal d’égalité socialiste où chacun n’est appelé
que par son prénom, sans considération de son degré de parenté. De
cette façon, rien au niveau de la parole ne marquait plus la différence
entre les générations. « Les enfants ont les mêmes droits que les
parents », tels les mots des parents d’une analysante pour expliquer

6. W. Bohleber, « Trauma, Trauer und Geschichte », dans B. Liebsch, J. Rüsen (sous


la direction de), Traner und Geschichte, Weimar, Wien, Böhlan Verlag.
7. Aleida Assmann, professeur de lettres à l’université de Konstanz, Allemagne,
auteur de plusieurs livres, dont Der Lange Schatten der Vergangenheit (La longue ombre du
passé).
8. Interview transmise par radio, Deutschlandfunk en 2008, à l’occasion de la présen-
tation de son livre Der lange Schatten der Verganagenheit, Munich, CH Beck, 2006.
TRAUMA ET TRANSMISSION 249

leur décision de se faire appeler par leur prénom par leurs enfants. La
cure de cette analysante se caractérisait par la question du sujet : « Où
est ma place ? », tandis que sa vie oscillait entre les pôles de la fusion
totale avec l’autre et de l’isolement, raison pour laquelle elle avait
commencé son analyse.
La supposée troisième génération après la catastrophe de la
Shoah – car il n’est pas sûr qu’il y ait eu passage de relais d’une géné-
ration à l’autre – semble généralement moins affectée par le poids du
silence que ses parents. Le silence concerne le discours des grands-
parents, non celui des parents. Malgré tout, ici aussi le sujet se
confronte à un trou dans sa relation à l’Autre qui le laisse en détresse,
comme le montrent les cures des analysants de la génération des
petits-fils. Une détresse encore plus grande qu’au niveau des parents.
Chez eux au moins, il y a l’appel du sujet qui se fait entendre, un
appel adressé aux propres parents visant leur silence.
Mais ce n’était pas seulement le silence auquel le sujet était
confronté ; il y avait aussi des allusions. « Le plus important, mon
père l’a toujours passé sous silence », exprimait une analysante.
En allemand « allusion » peut être traduit par Andeutung, mais
aussi par Anspielung. Les deux termes n’ont pas le même sens, il y a là
une différence aussi subtile qu’importante. Une allusion dans le sens
d’Anspielung se réfère à quelque chose de spécifique que l’autre sait
mais qu’il ne dit pas, qu’il cache. La vérité a ici le statut de secret.
C’est la supposition que l’autre est en possession d’une vérité que l’on
peut dire. C’est-à-dire qu’un accès à la vérité est possible. À ce sujet
Werner Bohleber fait observer que « si les parents, dû à des événe-
ments traumatiques, ne se débrouillent pas avec leur propre histoire
ou cherchent à la taire […] qu’alors l’enfant phantasme autour des
secrets des parents et remplit la place vide avec ses propres repré-
sentations infantiles 9 ».
Une Andeutung est une tout autre chose. En latin indicare, signifi-
care, mieux encore, indigitare, veut dire signaler quelque chose avec le
doigt. Donc, dans l’allusion au sens de l’Andeutung, la place du
manque reste ouverte. Étant donné que la vérité ne peut pas avoir
d’autre fondement que la parole, elle ne peut que se mi-dire. En

9. W. Bohleber, op. cit.


250 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

raison de ce manque à être que détermine le signifiant, l’Autre non


plus, n’a pas la vérité. Mais la vérité peut être interprétée. Dans ce
sens, l’allusion en tant que An-deutung ouvre la voie à la Deutung.
Parce que la parole de la mère vient sous forme d’Andeutung, du côté
de l’enfant peut advenir une Deutung, ce qui permet l’avènement d’un
nouveau signifiant. Donc, la transmission symbolique, en tant que
transmission du manque, tiendrait lieu entre l’allusion, Andeutung, et
la Deutung, l’interprétation.
Par contre, une allusion en tant qu’Anspielung n’ouvre pas à la
Deutung. Le mot An-spielung contient le radical « Spiel ». En allemand
Spiel veut dire « jeu ». On pourrait dire que ce à quoi ouvre la
Anspielung est bien plus à un jeu de devinettes, parce qu’elle donne
une indication pour deviner ce qui est caché, ayant pour effet de
bloquer dans un sens. Ce n’est plus la dimension du refoulé, mais le
déni du manque. Là se noue quelque chose de la jouissance. L’effet
est l’arrêt de la transmission symbolique.
C’est de cela que parlent une grande partie des cures de la géné-
ration des petits-fils. Bien qu’on puisse se demander si « ça » parle
encore dans les cures, ou s’il s’agit plutôt de montrer quelque chose
qui fut exclu du champ de la parole. Parfois il semble que les seuls
signes sont des bribes disparates qui surgissent par moments, dénon-
çant une histoire ensevelie concernant les ancêtres, et sans aucune
possibilité de lien avec l’histoire du sujet. Même si dans la vie
publique, on a connaissance de cette histoire, au niveau du sujet, il
n’y a pas inscription. Il ne peut se montrer que par une mise en scène
ou un acte, sans un repère qui donne sens à la parole du sujet.
Dans ce contexte, l’appel du sujet est devenu presque inaudible.
À la différence des parents, il semble que pour cette génération, il n’y
a plus rien pour se rebeller. On a tout (jusqu’à l’amour narcissique des
parents), et malgré cela (ou à cause de cela), on a très souvent la
sensation d’un grand vide ; il n’y a rien qui fasse vraiment sens. L’acte
même de penser peut devenir insupportable ; l’alcool et la drogue,
une tentative pour l’effacer, en même temps que s’éclipse le sujet.
Sans repère (et sans espoir), le sujet a de plus en plus de difficultés à
trouver sa place dans la chaîne des générations.
Donc, au niveau de la génération des petits-fils aussi, les cures
indiquent que le passage d’une génération à l’autre n’a pas eu lieu.
TRAUMA ET TRANSMISSION 251

Cependant, les difficultés par rapport à la structuration du sujet ne


concernent pas le même temps dans la structure. Tandis qu’en
général, les symptômes au niveau de la génération des fils témoignent
encore que quelque chose par rapport au sujet s’est noué, au niveau
de la génération des petits-fils, cette question s’avère beaucoup plus
problématique.
En abordant la question de la culpabilité, on se rend compte que,
pour la génération des fils, la difficulté réside principalement dans la
transcription de la culpabilité en une dette symbolique. En allemand,
c’est la langue même qui fait le lien entre l’une et l’autre, exprimant
les deux notions par le même mot : Schuld. On pourrait dire qu’au
niveau de cette génération le sentiment de culpabilité est installé,
d’une certaine façon il y a reconnaissance. Mais le sujet reste
accroché à la culpabilité en tant que faute narcissiste. Par contre, au
niveau de la génération des petits-fils, c’est l’accès même à la dimen-
sion de la culpabilité qui est mis en question. Parfois, la seule possi-
bilité pour y accéder est de la mettre en scène par un acte. Si avant il
s’agissait d’une culpabilité insupportable, maintenant elle est devenue
inabordable pour le sujet. L’une n’est pas sans lien avec l’autre.
Comme les cures le décèlent, au niveau des générations précédentes,
une culpabilité n’avait pas pu être transcrite au niveau du symbo-
lique. Étant donné que la culpabilité témoigne de l’inscription du
sujet dans la loi, c’est l’inscription de la loi qui ici a échoué, c’est-à-
dire l’introduction à la culture. Ainsi, ce dont il est aussi question,
c’est l’accès à la culture. La culture crée les instruments qui font
barrière à la jouissance. Quand l’accès à la culture échoue, il n’y a
plus de place pour le sujet. Sans ancrage et hors du temps, celui-ci
reste exposé à l’envahissement d’une jouissance déshumanisante.
Peut-être ce tableau fait-il naître une impression trop pessimiste.
Mais ce n’est pas tout à fait le cas. En effet, tant qu’il y aura de la
parole, il y aura aussi une chance pour le sujet, qui, dans sa détresse,
frappe à la porte de nos cabinets. Cela demande de la part de l’ana-
lyste une attention tout à fait particulière pour repérer où appelle le
sujet. Gardons à l’esprit que l’appel ne devient tel que s’il est entendu
par l’Autre; même aujourd’hui, l’essentiel est souvent de rétablir sa
crédibilité, c’est-à-dire la confiance en la parole.
André Michels

Réel du trauma
Vérité du témoignage

Réel et vérité

Distinguer la vérité du réel représente un enjeu logique, éthique


et politique de premier ordre. Le réel n’est présent qu’à l’état de trace
et ne subsiste que sous la forme d’un reste. Il fait donc appel à une
lecture qui cependant ne pourra jamais reconstituer la plénitude de ce
qui a été. La trace, finalement, évoque un réel qui n’a jamais été
présent et ne s’inscrit dans le temps que du fait de ne pas ou de ne
plus être.
La perte de sa consistance ontologique marquera son apparition
sur le plan discursif, avec laquelle se posera la question de la vérité.
Le réel y fait fonction de référent, à la condition toutefois de se laisser
dépouiller de son être, de se laisser creuser par une lacune, un trou.
Cela nous conduit à l’aporie suivante : c’est le non-être du réel – fruit
de tout un travail préalable de traitement et d’élaboration du réel –
qui en assure l’existence discursive. Le réel, comme lieu d’une perte
essentielle, constitutive d’un discours donné, peut y resurgir et être
réarticulé en termes de vérité.
De cette entrée en matière, un peu abrupte et rapide, je voudrais
maintenant montrer le bien-fondé. C’est à propos de « Constructions
en psychanalyse 1 » que le dernier Freud évoque la notion de « vérité

André Michels, psychanalyste, psychiatre, Luxembourg, Paris.


1. S. Freud (1937), Konstruktionen in der Psychoanalyse, GW XVI, p. 54.
254 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

historique » qui, dans sa différence avec la « vérité matérielle 2 »,


s’avère décisive dans l’élaboration de son « Moïse ». La « vérité maté-
rielle » repose sur des traces tangibles, appelées à témoigner par elles-
mêmes, tandis que la « vérité historique » est l’effet d’une
interprétation de ce qui s’en inscrit dans la langue, la tradition, le rite.
La vérité, indépendamment de son registre ou de sa forme, est
donc fonction d’un reste témoignant d’un réel à jamais perdu et dont
il est difficile de prouver qu’il n’a jamais été. En aucun cas, le réel ne
saurait être pensé en termes de présence mais, selon une lecture
imposée par notre époque, signe au contraire la faillite de toute méta-
physique de la présence, de l’entendement traditionnel du « monde à
venir » (haolam haba). Cette construction logique de la vérité, dans
son rapport au réel, est un casse-tête, aussi bien pour les théologiens
que les scientifiques, et un appel aux révisionnismes de tous ordres
– de l’histoire en particulier. Les conséquences sur les plans clinique
et politique en sont désastreuses.

Abîmes de nos catégories

Ce que je viens d’exposer prend une tout autre tournure si le réel


en question est celui des camps, et la vérité, celle de ce qui peut en
être dit ou témoigné. Cette simple indication souligne la nécessité de
distinguer vérité et réel, deux catégories qui prêtent facilement à
confusion, et de repenser, à partir de leur clivage, certaines catégories
fondamentales de la science, de la politique et de l’éthique.
La valeur d’un témoignage est fonction de sa référence au réel,
d’une part, dont il marque et remarque les détails. En les détaillant, il
taille dans le réel. C’est ainsi que procède l’inconscient, de même que
l’artiste ou l’écrivain. Ils ne représentent jamais la totalité du réel
mais, en y introduisant des coupures, plutôt un détail pris pour le tout
(pars pro toto). Le témoignage, d’autre part, use avec parcimonie du
langage et des moyens de représentation dont il indique les limites. Il
s’inscrit toujours en marge de l’indicible, de l’innommable.
Avec le recul du temps, les camps nous apparaissent, avec une
précision plus aiguë et une violence accrue, comme le lieu où s’abî-

2. S. Freud (1939), Der Mann Moses und die monotheistische Religion, GW XVI, p. 236-240.
RÉEL DU TRAUMA 255

ment et se brisent nos catégories de représenter, de penser, de dire le


réel. Que valent les mots les mieux intentionnés, les concepts les plus
solidement établis face au réel radical, atroce du camp privant l’indi-
vidu, juif en particulier, non seulement de sa vie mais de sa mort ?
Que vaut la mort, comme catégorie métaphysique et comme celle de
son dépassement – l’« être-pour-la mort », comme fondement de
toute possibilité, même de l’impossible –, face à l’écriture à la fois
radicale et sobre d’un Paul Celan dans « Fugue de la mort »
(Todesfuge) ?
Il a fait son entrée fracassante dans le monde de la poésie, dans le
monde tout court, en contredisant la sentence d’Adorno, avant même
qu’elle ne fût prononcée. Que penser de l’assertion qu’« après
Auschwitz », on ne saurait plus faire de la poésie ? Paul Celan a
subverti à jamais la langue allemande, celle que Primo Levi qualifie
d’infernale, issue de l’enfer donc, au même titre que le polonais :
« Der Tod ist ein Meister aus Deutschland
(La mort est un maître d’Allemagne)
er ruft: streicht dunkler die Geigen
(elle crie : sonnez plus graves les violons)
dann steigt ihr als Rauch in die Luft
(alors comme fumée vous montez dans l’air)
dann habt ihr ein Grab in den Wolken
(alors vous avez un tombeau dans les nuages)
da liegt man nicht eng
(on n’y repose pas à l’étroit). »
Cette ironie finale est comme un pied-de-nez – à qui ? à quoi ?
L’ironie permet de continuer à vivre ou de prolonger, un tant soit peu,
l’état de survie, si précaire soit-il.

Abolir le temps

Ce que voulait sans doute dire Adorno est qu’après Auschwitz, il


n’est ni convenable ni concevable de faire de la poésie ou de belles
phrases, que bien plus radicalement la poésie est atteinte dans son
essence. Elle est métaphore, d’abord celle du nom, intervenant
comme « principe de nomination », qu’on a voulu éradiquer. C’est le
nerf même de la transmission qui a été touché et mortellement blessé.
256 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Il relie les générations entre elles dont la texture fonde l’humanité de


l’homme et l’arrache à son être biologique.
Est-ce que les nazis s’imaginaient pouvoir déshumaniser une
partie de l’humanité tout en sauvegardant la leur ? C’est ce que
Himmler semblait vouloir dire en s’adressant à ses cohortes : « Vous
avez su tuer en masse et garder votre dignité. » Le pensait-il vrai-
ment ? « C’est un chapitre de notre histoire qui n’a jamais été écrit et
qui ne le sera jamais. » Il ne voulait surtout pas que cela se sache. Il
s’agissait d’effacer non seulement la vie mais aussi la mort, d’effacer
les traces de l’effacement. Il révélait ainsi le fond de l’idéologie nazie,
une forme d’idolâtrie infiniment plus terrifiante que tout ce que
l’Antiquité avait pu imaginer. Ce moloch des temps modernes exigeait
non seulement des sacrifices humains, mais l’effacement de toute
trace d’humanité des victimes, dépouillées même de leur mort.
Cela ne s’est pas fait en une fois. Il y a fallu toute une préparation
pour enlever les repères temporels, un à un, les montres d’abord, et
marquer les individus par un tatouage, comme du bétail. C’est le
signe paradigmatique de l’abolition du temps et du nom, c’est-à-dire
du temps référé à la génération. Dès 1934, Levinas écrivait dans ses
réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme 3 qu’elle visait l’essence de la
civilisation. Or, celle-ci est soumise au « principe de nomination », à
l’interdit fondamental, qui fonde la filiation. C’est à ce prix que la
métaphore intervient entre les sexes et les générations, qu’elle se
manifeste dans le plus infime élan amoureux, dans le moindre vers de
poésie, le plus insignifiant des mots d’esprit.

Quelle poétique ?

Non, il n’est pas interdit d’écrire des poèmes après Auschwitz,


mais Auschwitz signe la ruine de toute une poétique, associée tradi-
tionnellement au nom d’Aristote, et donc de ce qui a fait sens. Le
verdict d’Adorno est comme un appel à une autre façon d’écrire, à un
autre genre littéraire qui transcende tous les autres, en particulier nos

3. E. Levinas (1934), Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Rivages,


1997, p. 7-8.
RÉEL DU TRAUMA 257

modes littéraires faites pour nous divertir. La poétique à venir doit


répondre à l’urgence de rétablir le sens d’une vérité face au réel le
plus brutal et le plus terrifiant qui a ébranlé les fondements de l’hu-
manité.
De ce genre littéraire, citons quelques noms : Primo Levi, Paul
Celan, Georges Pérec, Imre Kertesz et quelques autres qui, peut-être
sans le savoir, ont établi les bases d’une poétique nouvelle. Il ne s’agit
pas de la légitimité ou non de faire de la belle littérature mais de
l’avenir de l’humanité, c’est-à-dire du « monde à venir », de ses condi-
tions minimales requises. Les limites de l’humanisation, après
Auschwitz, se posent différemment.
C’est ainsi que je propose d’entendre Adorno : que valent la
poésie, la littérature, la production artistique mesurées à cette aune ?
Quelles sont les exigences auxquelles doit répondre une poétique à
venir ? Elle est déjà à l’œuvre dans ces nouveaux genres littéraires
que représentent les auteurs cités, sans que nous soyons prêts à la
formuler et à en percevoir toute la spécificité. Cette littérature a
comme fonction de rétablir le langage, là même où il a été aboli, de
restaurer la dimension de la vérité, là même où son ressort a été cassé
et exposé à la pire des manipulations.

Nécessité du témoignage

C’est ici qu’intervient la fonction du témoignage, notion à forte


connotation théologique et juridique. Tout un traité du Talmud,
faisant partie de l’ordre des « Dommages » (nezikin), souligne son
importance cruciale. En effet, il n’y a pas de justice sans témoins,
auxquels on se réfère pour établir les preuves indispensables à la
procédure judiciaire, c’est-à-dire à l’exercice de la justice. Il n’y a pas
de fait social et donc de société sans justice. Il n’y a pas de civilisation
sans que ces questions ne soient réglées d’une manière ou d’une
autre.
Rétablir les faits à propos d’Auschwitz revêt la plus haute valeur
civilisatrice, la plus grande importance pour l’avenir de la société
humaine. Un phénomène qui dépasse largement les contours et les
enjeux de l’Europe. Elle n’est pas seule à avoir été touchée, puisque
c’est l’espèce humaine qui a été ébranlée dans son assise.
258 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Or, comment témoigner ? Qui est en mesure de le faire ? De qui


le témoignage est-il recevable ? Remarquons d’abord que seuls les
témoignages des victimes paraissent véridiques, donc recevables.
Aux noms précédemment cités, je pourrais ajouter ceux d’Elie
Wiesel, Aaron Appelfeld, Jean Améry, Robert Antelme, David
Rousset, Jorge Semprun et quelques autres. On pourrait établir une
liste analogue de ceux qui ont témoigné du Goulag, des génocides
cambodgiens, rwandais et autres. En tout et pour tout, très peu de
noms face aux millions de disparus. C’est sur eux que repose une
responsabilité écrasante.
Qui peut en répondre? Et de quoi ? Que valent les propos des
bourreaux SS ou autres ? Ont-ils valeur de témoignage, leur déni mis
à part ? Ils apparaissent plutôt comme les exécutants d’une force
obscure et occulte qui nie jusqu’à sa propre existence. Y a-t-il eu un
seul dignitaire du régime nazi qui se soit déclaré prêt à répondre de
ses actes ou de ceux de ses concitoyens ?
C’est le sens de la démarche de Paul Celan auprès de Heidegger,
très exposé pendant son année de rectorat. Il n’a par ailleurs jamais
rendu sa carte du parti nazi. Sa parole, ne serait-ce qu’en raison de sa
renommée internationale et de la place qu’il occupe dans la tradition
philosophique, aurait eu une valeur d’exemple et de référence. Son
silence est un acte théorique et politique que nous n’avons pas fini de
méditer 4. Différente est l’approche d’un Jankélévitch qui, dans une
lettre publique, s’adresse au citoyen de base : « Y a-t-il un seul parmi
vous à nous demander pardon ? »
Combien de temps les victimes n’ont-elles pas dû attendre avant
de pouvoir prendre la parole et avant qu’elle ne soit entendue ? À
cela s’ajoute cette autre question lancinante : dans quelle mesure,
pendant le premier demi-siècle après la Shoah, les tribunaux ont-ils
été à la hauteur des témoignages reçus ? Pour juger les crimes nazis,
tous les discours se heurtent à leurs limites, y compris celui du droit.

4. I. Segré, Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?, Paris, Lignes, 2009, p. 36-39.


RÉEL DU TRAUMA 259

Apories du témoignage

Une difficulté majeure est liée à la structure même du témoignage,


à laquelle s’est intéressé Agamben : « D’une part, […] ce qui s’est
passé dans les camps apparaît aux rescapés comme la seule chose
vraie, comme telle absolument inoubliable ; de l’autre, la vérité, pour
cette raison même, est inimaginable, c’est-à-dire irréductible aux
éléments réels qui la constituent 5. » Le clivage entre vérité et réel,
souligné plus haut, éclate ici avec une violence telle qu’elle menace et
fait basculer nos catégories, nos modes de pensée les plus solidement
établis. « Des faits tellement réels que plus rien, en comparaison, n’est
vrai ; une réalité telle qu’elle excède nécessairement ses éléments
factuels : telle est l’aporie d’Auschwitz 6. »
L’auteur cite Zelman Lewental, un membre du Sonderkommando
d’Auschwitz qui, sur des feuillets enterrés près des fours crématoires
et exhumés dix-sept années après la libération des camps, avait écrit
en yiddish : « Comment exactement les choses se sont passées, aucun
être humain ne peut l’imaginer, et c’est en fait inimaginable qu’on
puisse raconter exactement comment nous avons vécu cette épreuve.
Nous – un petit groupe de gens obscurs qui ne donnera pas de fil à
retordre aux historiens. » Ce dernier point n’est nullement établi. Je
dirais même le contraire.
Lewenthal, lui-même broyé par la machine d’extermination,
représentant extrême de la non-coïncidence du réel et de la vérité, est
clivé, littéralement déchiré par cette frontière qui sépare l’homme du
non-homme. Cependant, il a pu sauvegarder un reste, si infime soit-
il : quelques feuillets enterrés à proximité du crématoire III, quelques
notes. Qu’est-ce qu’elles représentent face à la terreur incommensu-
rable, au tragique inénarrable qu’il a vécu ? Même pas une goutte
d’eau dans un océan. En se référant à ce que « nous avons vécu », il
sauvegarde un reste – infinitésimal – d’humanité. Il sauvegarde avant
tout un nom, pour la postérité, mais qui ne nous est parvenu que par
le plus pur des hasards.

5. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Bibliothèque Rivages, 1999, p. 11.


6. Ibid.
260 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Témoin intégral ?

Il faut se pencher sur la fonction du « musulman » (Muselman)


– dans le langage des camps – dont la traduction n’est pas autre chose
qu’une allitération. Ce terme décrit l’attitude de ceux qui s’étaient
résignés face à la fatalité de leur sort, sans disposer d’autres ressources
pour réagir aux événements qui, il est vrai, dépassent tout entende-
ment. Ils ont représenté la grande masse anonyme des « naufragés »,
dans la terminologie de Primo Levi, en qui peu à peu toute trace d’hu-
manité avait disparu, qui n’avaient plus de visage, plus de nom. Ils
étaient morts avant même d’être tués, avant de disparaître définitive-
ment dans les chambres à gaz. Une fois morts, leurs dépouilles étaient
privées du statut de cadavre, que les nazis qualifiaient de « Figuren ».
Primo Levi élève le Muselman au rang de « témoin intégral », le seul
dont le témoignage aurait pu être véridique, mais qui ne peut avoir lieu,
puisqu’il est mort. Les survivants, dit-il, ont tous profité de quelque
privilège. Les meilleurs, ne cesse-t-il de répéter, sont tous morts.
Culpabilité de survivant ? Sans doute, mais il y a autre chose. Le
Muselman représente une lacune essentielle au niveau des témoignages
que personne ne peut venir combler à sa place. Il est indispensable de
la reconnaître, de la prendre en compte, pour réévaluer la fonction
même du témoignage et rétablir, dans son cas particulier, le fil de l’hu-
manité, pour sauvegarder ce reste qui le rattache à l’humanité.
Je me contenterai de le dire dans les termes de Primo Levi qui, dans
son dernier ouvrage, a écrit peu avant de disparaître, c’est-à-dire de se
donner la mort : « Je le répète : nous, les survivants, ne sommes pas les
vrais témoins. Nous, les survivants, nous sommes une minorité non
seulement exiguë, mais anormale : […] ce sont eux, les “musulmans”,
les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu
une signification générale. Eux sont la règle, nous, l’exception… La
destruction menée à son terme, l’œuvre accomplie, personne ne l’a
racontée, comme personne n’est jamais revenu pour raconter sa propre
mort. Les engloutis, même s’ils avaient eu une plume et du papier,
n’auraient pas témoigné, parce que leur mort avait commencé avant la
mort corporelle… Nous, nous parlons à leur place, par délégation 7. »
Un facteur de déshumanisation essentiel a été l’effacement de la

7. Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 1989, p. 82-83.
RÉEL DU TRAUMA 261

frontière entre la vie et la mort, décrit ici de façon saisissante, qui


s’ajoute à l’absence de reconnaissance du statut de cadavre, à l’ab-
sence de sépulture. Un ensemble d’éléments par rapport auxquels la
tragédie d’Antigone, confrontée à l’interdiction d’ensevelir son frère,
nous est de peu d’utilité. Ici, nous sommes confrontés à un tragique
d’un autre ordre qui, pour être pensé et élaboré, nécessite d’autres
catégories que celles dont nous disposons. Il y a une sorte d’urgence,
face à laquelle il ne saurait suffire d’évoquer l’indicible de l’horreur.

Transmettre le reste

Pour rétablir la parole et le langage, nous sommes réduits à ces


quelques restes qui ont pu être sauvés des cendres, malgré l’acharne-
ment à les faire disparaître – avant, pendant et après. C’est la raison
pour laquelle Primo Levi a voulu s’adresser non seulement à ceux qui
ne veulent pas savoir, mais avant tout à ceux qui veulent ne pas savoir.
La traduction en langue allemande – en 1958 – de son premier livre,
Se questo è un uomo, dont la première édition remonte à 1947, lui a
permis de comprendre à qui il a voulu s’adresser en premier lieu. C’est
dans la suite qu’il a pu se mettre à écrire La trêve, son deuxième livre.
Je ne voudrais pas omettre de soulever une question cruciale à
laquelle je n’ai pas de réponse : la Shoah fait-elle partie intégrante de
la modernité ou n’en est-elle qu’un accident ? À cela s’ajoute une
autre question, tout aussi vertigineuse : pourquoi le peuple allemand,
au faîte de la civilisation ? Pourquoi s’y être prêté, à en devenir l’exé-
cutant, dans une sorte d’élection à l’envers ? Pourquoi ne pas s’être
attaqué à un adversaire politique ou à une idéologie, mais au fonde-
ment même de toute civilisation ? L’Allemagne n’était-elle que le bras
armé ou la face cachée de la modernité en Occident ?
Une autre question est tout aussi insupportable : pourquoi le
peuple juif ? Jean-Claude Milner a eu cette formulation terrible : « Le
juif est celui pour qui la chambre à gaz a été inventée 8. » Si, pour s’at-
taquer aux fondements de la civilisation, c’est le juif qui aurait dû

8. J.-C. Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, Lagrasse, 2003,
p. 59.
262 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

disparaître, comme son tenant-lieu, comme son dernier bastion, quel


est alors son destin, sa fonction plutôt que son sort, dans le « monde
à venir » (haolam haba), pour le penser, le reconstituer, le reconstruire
à partir des restes, des quelques bribes dont nous disposons, qui ont
survécu au naufrage ? Il n’y a pas un seul parmi nos fous politiques
– de Le Pen à Ahmadinejad – à ne penser devoir s’en faire une réfé-
rence négative, pour donner quelque consistance à un discours qui
n’en a pas d’autre.
Le judaïsme, dit Lévinas, se transmet à partir des restes 9. Le
peuple juif se reconstruit à partir des restes, comme l’a déjà dit le
prophète Isaïe : « Oui, Israël, même si ton peuple est comme le sable
de la mer, seul un reste sera sauvé 10. » Dans le contexte fondamenta-
lement différent de la modernité, le terme « sauver » prend une tout
autre signification. Allusion directe au Messie (Mashiah) que Walter
Benjamin appelle à entrer dans le monde, dans le « temps-mainte-
nant » (Jetzt-Zeit) – le fondement nouveau et combien ancien du
« monde à venir » – dont la plus infime fraction de seconde peut
constituer une porte d’entrée pour le Messie 11.
En d’autres termes : qu’est-ce qui va sauver l’humanité ? Qui la
sauvera ? C’est de transmettre le reste qu’il s’agit.

9. E. Levinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1976.


10. Isaïe 10, 22.
11. W. Benjamin (1940), Über den Begriff der Geschichte, Gesammelte Schriften, Bd I, 2,
Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1974, p. 703-704.
Jean-Richard Freymann
Jean-Raymond Milley

Conclusion

Jean-Richard Freymann : Après ces différentes contributions, je


voudrais reprendre trois ou quatre points.
D’abord, ces journées étaient dédiées à Jean-Pierre Bauer qui
nous a quittés en 1985. Nombreuses sont les personnes présentes
dans cette salle qui l’ont connu. Que bien des années après l’on
reprenne ces thèmes qui n’étaient pas purement intellectuels, mais
renvoyaient à des choses assez terrorisantes et terrifiantes, c’est le
premier point.
Jean-Pierre Bauer est quelqu’un qui a beaucoup travaillé, sur le
plan personnel et dans ses écrits, les rapports entre humanisation et
déshumanisation, questions terribles qui ont été posées ici. Mais une
question revient derrière tout cela : que fait-on avec les erreurs radi-
cales de l’autre, cet autre de la génération d’avant ? Non seulement
comment cela se transmet-il, mais qu’en fait-on ? Jusqu’où peut-on se
positionner par rapport à ces fautes ? Cette question, Jean-Pierre
Bauer n’arrêtait pas de la poser. Il est intéressant de penser que c’est
souvent une certaine culture philosophique qui permet une espèce de
rationalisation des questions du côté de « l’immonde » ou de la trans-

Jean-Richard Freymann, psychanalyste, psychiatre, praticien hospitalier au CHRU, président de


la FEDEPSY.
Jean-Raymond Milley, psychanalyste, psychologue, responsable de la Commission européenne de
la FEDEPSY, Strasbourg.
264 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

mission transgénérationnelle. C’est tout de même intéressant : le


discours philosophique comme résistance à la psychanalyse, ça
change un peu…
Le deuxième point, Bernard Baas et nombre de philosophes
– beaucoup étaient présents – ont pleinement joué le jeu de
l’échange. Je suis heureux du fait que Philippe Breton 1 et bien
d’autres ont permis de mettre en place une structure permettant à des
virtualités de se développer, avec comme point de départ de conti-
nuer à échanger.
Nous avons interrogé le Politique et non pas la politique. Les poli-
tiques n’y ont pas été insensibles. Il y a eu des effets de signifiant sur
les politiques, ce qui tout de même est assez intéressant dans ce qui a
été produit…
Bernard Baas nous a ramenés aux rapports de J. Lacan à l’éthique
freudienne. Je voudrais rappeler en une phrase quelque chose que j’ai
entendu chez plus d’un de mes collègues psychanalystes et qui pose
un problème très important. Peut-on affirmer, au sens de la Bejahung,
de l’affirmation primitive, que les psychanalystes ont un devoir de
mémoire ? La question du devoir de mémoire ne passe-t-elle pas
toujours obligatoirement par un édifice de croyance ou un discours
religieux ? Il s’agit d’un lieu de parole qui doit être tout le temps
travaillé comme un fantasme inconscient ou préconscient. Cela a été
très bien montré dans la pratique de J. Lacan et de S. Freud. La
pratique de la psychanalyse – qui est différente d’une psychothé-
rapie – devrait permettre, par touches successives, de décoller du
discours religieux dans lequel l’analysant a été pris. Réussir à changer
de discours en passant du religieux au « RELIGIO ». Cela veut dire
qu’on ne peut pas poser la question du religieux comme ça, en un
bloc. Il faut différencier le religieux des intégrismes.
Pouvoir analyser la question du religieux suffisamment loin dans
le transfert, c’est une question de formation de l’analyste. En effet,
l’analyste doit pouvoir se repérer afin de savoir jusqu’à quel point, à
un moment donné, il faut qu’il pousse l’analysant jusqu’au fond des
fantasmes religieux ou, comme on l’a dit, de toutes les différentes
formes, souvent délirantes, de réincarnation ou de concrétude de

1. P. Breton, voir Analuein, journal de la FEDEPSY, spécial congrès, 2008.


CONCLUSION 265

Dieu. Ce sont des questions à travailler entre différents discours.


Cette idée qui a surgi dans ces journées est la question de « l’étranger
en soi », idée qui semble importante et opérationnelle. Je ne sais pas
si cette idée est directement de Hannah Arendt, mais en tout cas elle
est intéressante, en particulier par rapport à ce que nous avait amené
Jacques Hassoun sur toutes ces questions.
Plusieurs aspects de nos thèmes n’ont pas été abordés. C’est pour-
quoi il convient de continuer ces travaux pour un deuxième congrès
sur la clinique de la déshumanisation. C’est tout de même incroyable, par
exemple, qu’on n’ait pas entendu parler du « tiers exclu » et de sa
place dès lors qu’un tiers devient incarné. C’est extraordinaire et très
intéressant. L’introjection du tiers, l’incorporation, c’est une question.
Mais la fonction du tiers exclu est tout de même, dans la psychologie
collective, quelque chose de crucial, structuralement.
Tout un monde conceptuel a été évoqué de différentes manières.
Une question qu’on a beaucoup entendue dans les exposés sur les
différentes positions subjectives des exécuteurs, des victimes, c’est
cette affaire contemporaine du travail sur les jouissances que nombre
d’analystes abordent actuellement. La jouissance n’est pas la satisfac-
tion du désir, la jouissance a à voir avec quelque chose de la réalisa-
tion du côté de la pulsion et mieux encore de la pulsion partielle. Le
biais de la jouissance, on en a fait les préliminaires.
C’est aussi une question par rapport à la philosophie, présente
dans toute l’histoire de la philosophie. Ce n’est pas quelque chose que
seuls les psychanalystes peuvent interroger. J’insisterai encore sur
cette affaire d’une intrication des pulsions. C’est un domaine fonda-
mental pour les études théoriques à venir. Comment une dynamique
de foule peut-elle entraîner le sujet pour que, à un niveau individuel,
il se retrouve face à ses propres pulsions, dans un au-delà du miroir,
ailleurs ? En quoi les schémas de psychologie collective 2 – qui
mettent en place la question de l’objet, de l’idéal du moi, de ce qu’est
un objet extérieur –, viennent-ils rencontrer cette affaire des jouis-
sances ? Et n’oublions pas la question de la médecine que chacun a
posée un peu à sa façon, il y a tout de même un rapport dialectique

2. S. Freud (1921), « Psychologie des foules et analyse du Moi », dans Essais de psycha-
nalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971.
266 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

entre la psychanalyse et la médecine qu’il faut reprendre. On a d’un


côté le cadavre, la question de l’image du cadavre, le rapport à la
mort, et puis toute cette question du rapport du sujet à la maladie
ainsi que de la psychanalyse, qui entre difficilement dans une institu-
tion. Ce n’est pas naturellement présent dans l’ordre des choses, cela
reste toujours une structure conflictuelle.

Jean-Raymond Milley : En fin de congrès et au regard des confé-


rences préparatoires, il me semble qu’on peut déjà dégager une idée
princeps, une idée force que traduisent les différentes approches de ce
concept de déshumanisation. Cette idée force, c’est que, avec la déshu-
manisation, nous sommes face à quelque chose qui est du registre d’un
processus et non d’un état. Parce que le « déshumain » ne s’est jamais
rencontré. Et que ce processus serait à entendre comme processus
d’effacement de l’humain, comme mise en transparence de l’humain
jusqu’à son invisibilité plus que comme un moment de déflagration de
l’humain. Il serait donc aussi à entendre dans un en deçà ou un au-delà
de la question traumatique. Je reprendrais là volontiers la formule de
Pierre Jamet qui pose le moment traumatique comme moment de
débordement de la réalité psychique par le réel.
Alors, de quel effacement a-t-il été fait état ?
Effacement du corps lui-même pourrait-on dire dans un premier
temps. Et tout d’abord effacement de ce qui représente le corps, de
son iconographie. Didier Francfort 3 avait fait état de ces caricatures qui,
à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, prêtaient à l’ennemi
des traits de plus en plus tirés vers l’animalité, vers une animalité
monstrueuse, répugnante, dégradante, donnant à la figure de l’en-
nemi un caractère archaïque, inquiétant, hors du champ de toute
considération humaine.
Effacement du corps dans ses traces organiques, dans sa réalité bio-
logique pour le priver de sépulture. Bien avant l’idéologie de la
Shoah, Freud 4 avait déjà pointé le fait que les massacres de masse de
la Grande Guerre rendaient impossible le dénombrement des morts,

3. Cette intervention de Didier Francfort figure dans la revue Analuein, journal de la


FEDEPSY spécial congrès, novembre 2008, p. 28.
4. S. Freud (1915), « Considérations actuelles sur la vie et la mort », dans Essais de
psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
CONCLUSION 267

la mort n’étant plus arbitraire mais systématique. Les morts ne


pouvant plus tous être nommés, la mort ne pouvait plus être désignée
ni ritualisée. Olivier Douville l’a illustré pour nous dans une dimen-
sion plus radicale, à partir des guerres civiles et génocidaires
d’Afrique, en évoquant les effets de ce qu’il nomme « désépultarisa-
tion » sur ces enfants, enfants soldats et enfants victimes de ces
enfants soldats. Le rituel de meurtre aveugle et de dépeçage des
victimes auquel étaient soumis ces enfants soldats témoigne de
l’acharnement à faire que toute trace concrète du corps soit effacée
selon le principe – qui fut le principe nazi – que le mort n’est jamais
suffisamment disparu. On peut, là aussi, se référer à ce projet nazi
connu sous le nom de « Aktion 2005 » qui a consisté, de juin 1943 à
juin 1944, à faire déterrer des centaines de milliers de cadavres des
fosses communes pour les brûler et ainsi effacer toute trace. Ce projet
est à entendre comme visant à rendre impossible toute sépulture,
donc toute survivance de l’humain dans un autre.
Effacement de l’acte d’effacement lui-même, pour rendre impossible
toute mémoire. Jean-Luc Godard en fait état dans son Histoire du
cinéma 5 en rapportant ce propos : « S’il s’agit d’extermination de l’hu-
manité, et non pas des humains, l’oubli de l’extermination fait partie
de l’extermination. » Hannah Arendt avait repris et mis en évidence
ce projet dans un discours de Goebbels en 1942 : « On ne prononcera
pas le Kaddisch, on vous assassinera sans restes et sans mémoire 6. »
Rendre invisible l’acte d’effacement en le rendant inintelligible, non
représentable, c’est ce que Primo Levi rapporte de la bouche d’un SS :
« Peut-être y aura-t-il les soupçons, des discussions, des recherches
faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitude. Nous détrui-
rons les preuves en vous détruisant et même s’il devait subsister
quelques preuves, et si quelques-uns d’entre vous devez survivre, les
gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour
être crus 7. »
Je crois qu’il est intéressant d’entendre ce que Jean-Jacques
Moscovitz a affirmé à ce propos. Il a dit que l’effacement de l’efface-

5. J.-L. Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard, 1988.


6. H. Arendt, Auschwitz et Jérusalem, Paris, Deux-temps-Tierce, 1991.
7. P. Levi, Les naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard,
coll. « Arcades », 1989.
268 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

ment est un acte en soi, et que c’est un acte délictueux. Le problème


c’est que cet acte, au niveau notamment du procès de Nuremberg, n’a
pas été pris en compte comme crime, comme acte délictueux, donc
cela n’a pas été jugé. Il appelle cela « forclusion construite par la loi ».
Cela a des effets de silenciation et d’abolition forclusive du côté de la
victime elle-même. Quelque chose ne peut plus s’élaborer du côté de
la victime parce qu’il n’y a pas eu cette reconnaissance par un juge-
ment d’un acte qui est un acte d’effacement.
Cet effacement que transmet le silence du non-dit, Christina Burkas a
pu nous en faire état à partir des effets cliniques qu’il produit sur les
deuxième et troisième générations après la Shoah. C’est ce qu’elle
désigne comme « trous du non-sens » et qui témoignent d’une atteinte
de la filiation. Olivier Halfon 8 parle, lui, des enfants déportés de la
première génération et la manière dont cela pouvait fonctionner sur
un mode identificatoire fusionnel pathologique ensuite. On peut aussi
entendre là tout ce qu’a pu développer notamment Alice Cherki à
propos de « la part morte du moi », quelque chose qu’on traîne de
génération en génération sans réel accès à une quelconque
Durcharbeitung.
Effacement du corps mais également effacement de la parole.
Effacement de la parole sous les strates d’un discours sans sujet.
Sophie Marinopoulos, Israël Nisand, Daniel Lemler se rejoignent en
une manière de démonstration cinglante pour dénoncer les effets
délétères de cette nouvelle grammaire bio-techno-scientiste qui tente
de réécrire le vivant, sur le mode du consensus et du protocole, écra-
sant ce faisant la demande du sujet.
Effacement de la parole ou plus exactement des lieux de la parole, que
l’on parle de lieu extérieur ou intérieur au sujet. Cette atopie du sujet
peut être entendue comme un non-lieu dans les deux sens du terme,
sens topologique et sens juridique. Au niveau de l’Umwelt, Philippe
Breton 9 nous l’a illustré d’abord avec le concept de sécession, cette
position de repli qui témoigne symptomatiquement de l’absence d’es-
pace public de débat démocratique, à entendre dans son discours
comme espace d’élaboration et d’articulation de la parole singulière

8. Voir Analuein, op. cit., p. 52.


9. Ibid., p. 46.
CONCLUSION 269

dans le discours collectif. Ce qui conduit à un non-lieu au sens de


jugement de non-responsabilité du sujet, d’un sujet de l’intériorité qui
n’aurait plus à répondre de sa parole dans un espace public.
Mais également effacement des lieux de parole intérieure pourrait-on
dire, des lieux d’énonciation de l’Innenwelt. Françoise Hurstel en fait
état dans son intervention à propos des rêves sous le IIIe Reich. Ce
qu’elle nous dit à partir du recensement des rêves fait par Charlotte
Beradt témoigne de l’impact de la neutralisation de la parole d’un
sujet dans les états totalitaires sur les espaces d’élaborations
psychiques. Ce qui rend compte du fait que c’est la langue elle-même
qui est atteinte. Primo Levi le disait dans Les naufragés et les rescapés :
« Cette violence absolue qui est faite à l’humain, pas seulement un
homme, à l’humain : on peut faire violence à l’homme, on peut s’atta-
quer à l’homme, on peut le massacrer, on peut le tuer, mais la violence
faite à l’humain, c’est une violence qui subtilement est aussi une violence
faite à la langue. »
Paul Celan le vivait dans ses poésies au travers desquelles il a
tenté jusqu’à sa mort de démontrer l’atteinte faite à la langue alle-
mande dans les effets de paradoxe, les effets d’impasse de sens, les
effets de mensonges de dissimulation durant la période nazie. C’est ce
qu’a, méthodiquement et en profondeur, exploré l’ouvrage du philo-
sophe Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich 10.
Ces problématiques de la transmission de l’impensable et du non-
lieu, avec la mise en perspective de leur effet sur la filiation et sur l’er-
rance, ont été reprises dans les forums de cette deuxième journée. Et
déjà ne peut-on penser, comme l’a initié Pierre Fédida 11, que cette
dynamique de l’effacement amène à envisager la clinique psychana-
lytique dans une autre logique que celle de l’objet et de la perte de
l’objet, dans la mesure où dans ces mouvements de déshumanisation,
c’est la consistance même de l’objet qui est mise en défaut ?
Ce qui semble très important dans tout ce qui a été dit, c’est qu’il
y a des modalités de résistance qui ont été évoquées non pas dans le

10. V. Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, ouvrage cité par de nombreux inter-
venants.
11. P. Fédida, Humain/déshumain, Paris, PUF, coll. « Petite bibliothèque de psychana-
lyse », 2007.
270 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

fait qu’il y ait eu des résistants, mais dans le fait que ça résiste. Philippe
Breton nous avait parlé des « refusants 12 ». On peut évoquer le fait
que les remémorations, les commémorations n’en finissent pas d’es-
sayer de mettre en échec l’oubli ou plutôt le « rien-savoir ». Christian
Damsa a parlé des modalités transférentielles ténues, complètement
archaïques pourrait-on dire, pratiquement des transferts de survie qui
sont à l’œuvre face au risque d’anéantissement de la subjectivité.
Cela amène au moins un point, à savoir comment la clinique
psychanalytique, puisque l’intitulé était tout de même « Clinique de
la déshumanisation », peut s’emparer de ces modalités de résistance
pour y prendre appui et en faire un espace d’élaboration clinique, un
espace de travail clinique qui puisse reprendre les effets des tentatives
de déshumanisation et peut-être permettre une élaboration jusqu’à la
naissance d’un traumatisme, l’articulation dans un symptôme d’ordre
traumatique ou autre chose d’ailleurs.
Et, pour ce faire, n’y a-t-il pas à penser que le dispositif analytique
lui-même a, comme Freud l’avait fait en 1918, à se réorienter par
rapport à ce nouveau défi ?

12. P. Breton, voir Analuein, journal de la FEDEPSY spécial congrès, 2008.


Roland Ries

Annexe
Clinique de la déshumanisation, un colloque à Strasbourg

Avant tout, je dois dire mon grand plaisir de voir se tenir dans
notre ville ce colloque organisé par la Fédération européenne de
psychanalyse et l’École psychanalytique de Strasbourg, dont la répu-
tation dépasse désormais les frontières de notre ville et s’inscrit dans
l’espace européen.
Si la thématique Clinique de la déshumanisation. Le trauma, l’horreur,
le réel fait certainement sens pour les spécialistes de la psyché, elle
paraît à première vue énigmatique pour le profane. Je souhaite donc
vous faire part de ce qu’un tel intitulé évoque pour l’élu que je suis.
Cette question m’interpelle car elle se situe au croisement de diffé-
rents champs de connaissance et donc aux frontières du psychique, du
politique et du social. Or, en tant que maire d’une grande ville, mon
devoir est précisément d’apporter modestement ma pierre à l’édifice
de l’équilibre social. Cette mission est particulièrement importante à
Strasbourg en raison de notre tradition sociale, héritée pour une part
de la période allemande, qui se double depuis maintenant soixante ans
d’une identité européenne très forte.
Contrairement à l’image parfois réductrice que l’on peut en avoir,
la vocation européenne de Strasbourg ne se limite pas à la bataille du
siège du Parlement européen. Il suffit de se tourner vers un passé
encore récent pour se souvenir qu’au lendemain des barbaries de la
Seconde Guerre mondiale, notre ville a été choisie comme siège du

Roland Ries, maire de Strasbourg.


272 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Conseil de l’Europe et qu’il s’agissait alors de l’un des tout premiers


actes de la reconstruction et de la pacification européenne. Ainsi, les
valeurs fondatrices de l’Europe sont enracinées à Strasbourg. Ces
valeurs de démocratie, de droits de l’homme et de citoyenneté sont
celles que je m’attache à promouvoir lorsque j’affirme que l’Europe de
Strasbourg doit prendre le pas sur l’Europe à Strasbourg. Confor-
mément à sa tradition humaniste, notre ville est bien le lieu où bat le
cœur de cette Europe, celle qui place les citoyens au centre de la
construction européenne. Ces derniers ont pourtant souvent le senti-
ment que cette construction ne les concerne pas et que tout se passe
entre spécialistes et politiques, quelque part à Bruxelles. C’est pour-
quoi, pour ma part, je privilégie cette vision de l’Europe des peuples,
des citoyens et donc de la proximité. J’ai souhaité en outre donner vie
à l’Eurodistrict, cet espace transfrontalier qui constitue un véritable
laboratoire de l’Europe en marche. C’est pourquoi enfin, en matière
de gestion des affaires municipales et de gouvernance, je donne la
priorité absolue à la concertation et à la participation des citoyens à la
décision publique.
Ce sentiment de distance qu’ils ressentent avec les sphères du
pouvoir et avec des projets qui leur semblent souvent très éloignés de
leur quotidien est selon moi à l’origine de la désaffection qu’ils mani-
festent à l’égard du politique ; désaffection qui se traduit notamment
par un taux inquiétant d’abstention aux dernières élections.
Je suis donc convaincu que c’est en réconciliant les citoyens avec le
politique au sens de « ce qui se rapporte à la cité », en leur donnant la
parole au niveau local, national et européen, et en les associant à la
décision publique que nous lutterons contre cette disparition de la
conscience citoyenne qui ne peut mener qu’à un repli sur soi, à la perte
de repères et à un individualisme qui menace la cohésion sociale.
Ainsi les élus jouent certainement un rôle majeur en incitant le
citoyen à se ressaisir de ses droits et de ses devoirs, et à en faire usage.
En encourageant la vie associative, la participation à la vie collective
et la concertation, qui sont autant de clefs pour favoriser le vivre
ensemble, ils contribuent au nécessaire équilibre social. En redonnant
aux citoyens le goût de l’engagement, ils en font des acteurs à part
entière de la construction de nos sociétés.
Et c’est bien l’engagement qui fonde notre humanité et nous met à
l’abri du risque de déshumanisation.
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Table des matières
OUVERTURE
Déshumanisation et fantasme de « réhumanisation »
Jean-Richard Freymann . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

E SPOIR ET SYMBOLISATION
Humanisation et déshumanisation dans l’Europe d’aujourd’hui
Catherine Trautmann . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
La langue qui nous habite nous fait penser
Charlotte Herfray . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Actualité et prémisses de discours totalitaires.
La fabrique des égarés
Claude Escande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43

DÉLIRE DE MASSE ET TOTALITARISME


Vivre dans les camps, vivre le camp, vivre autour des camps :
victimes et bourreaux
Robert Steegmann . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Civilisation et décivilisation dans l’œuvre de Norbert Elias
Freddy Raphaël . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Fondements psychiques du nazisme et rêves sous le IIIe Reich
Françoise Hurstel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Actuel de l’impensable de la Shoah.
Essai sur la forclusion construite
Jean-Jacques Moscovitz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Le phénomène Pitesti à travers le regard d’un survivant
Cristian Damsa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

Y A-T-IL DE NOUVELLES EFFRACTIONS DU RÉEL ?


L’homme est-il rentable ?
Daniel Lemler. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Déshumanisation et amour du prochain
Bernard Baas. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
Propos sur la guerre civile en Algérie
Karima Lazali . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
280 CLINIQUE DE LA DÉSHUMANISATION

Enfants et adolescents sous la guerre. Du meurtre à la mort


Olivier Douville . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
Une inhumanité aussi vieille que le monde
Robert Lévy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
Quand le « Malaise dans la civilisation » devient
« Le meilleur des mondes »
Sophie Marinopoulos et Israël Nisand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167

EXIL, EXCLUSION ET SYMBOLISATION


Moïse et la migration dans la tradition biblique
Moïse Benadiba . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
Le cri des sans-voix
Alice Cherki . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Mourir à la rue : ne pas laisser de trace ?
Nicolas Velut . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
Le psychanalyste à la hauteur de son temps ?
Marisa Decat de Moura . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
Déshumanisation et éthique de la psychanalyse
Guillerme Massara Rocha et Jeferson Machado Pinto . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217

TRAUMA ET IRRUPTION DU RÉEL


Traumatisme, élaboration et créativité
Daniel Lysek . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Réel et réalité psychique
Pierre Jamet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
Trauma et transmission
Cristina Burckas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
Réel du trauma. Vérité du témoignage
André Michels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
CONCLUSION
Jean-Richard Freymann et Jean-Raymond Milley . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263
ANNEXE
Clinique de la déshumanisation, un colloque à Strasbourg
Roland Ries . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271
B IBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273

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