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Tobie Nathan et Isabelle Stengers

MÉDECINS ET SORCIERS
Nouvelle édition augmentée

2012
Présentation
Nous croyons savoir ce que font les guérisseurs : ils s’appuient
sur les croyances (irrationnelles) des patients et agissent de
manière « symbolique » ; s’ils obtiennent des résultats, c’est
grâce à leur capacité d’écoute. Nous croyons aussi savoir ce
qu’est la médecine moderne : une médecine très technique,
rationnelle, mais trop peu à l’écoute des patients. Dans ce livre,
Tobie Nathan et Isabelle Stengers montrent que cette opposition
est trompeuse. Selon Tobie Nathan, les guérisseurs sont
intéressants justement parce qu’ils n’écoutent pas les patients :
les techniques de « divination » s’opposent à celles du
« diagnostic ». En interrogeant l’invisible, en identifiant ses
intentions, ceux-ci construisent de véritables stratégies
thérapeutiques dont les guérisseurs africains sont des virtuoses.
La médecine moderne se caractérise, elle, par son empirisme et
non pas par sa rationalité. Le thème de la rationalité sert à
combattre les autres techniques de soin.
Ce livre, véritable manifeste de l’ethnopsychiatrie, bouleversera
tous ceux qui ont affaire avec le soin et la médecine. Au-delà,
l’objectif du psychologue et de la philosophe est de nous obliger à
repenser le rapport entre la culture occidentale et les autres.
Cette nouvelle édition est complétée avec deux textes où les
auteurs répondent à leurs contradicteurs.
Pour en savoir plus…

Les auteur-e-s
Tobie Nathan est Professeur de psychologie clinique et
pathologiste.
Isabelle Stengers, docteur en philosophie, enseigne à
l'Université libre de Bruxelles. Elle est l'auteure de nombreux
livres sur l'histoire et la philosophie des sciences, dont, à La
Découverte, L'Invention des sciences modernes (1993) et
Sciences et pouvoir (1997, 2002). Elle a reçu le grand prix de
philosophie de l'Académie française en 1993.

Collection
Les empêcheurs de penser en rond
Copyright
Collection dirigée par Philippe Pignarre
Première édition aux Empêcheurs de penser en rond : 1995,
deuxième édition : 2004.

© Éditions La Découverte, Paris, 2012.

ISBN numérique : 978-2-35925-133-3


ISBN papier : 978-2-35925-063-3

Composition numérique : Facompo (Lisieux), Juin 2016.

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Table
MANIFESTE POUR UNE PSYCHOPATHOLOGIE
SCIENTIFIQUE - Tobie Nathan

1 - LES BIENFAITS DES THÉRAPIES SAUVAGES


Thérapie scientifique et thérapie sauvage
Solitude
Diagnostic ou divination
Catégories statistiques/groupes culturels réels
La construction de la vérité
Une psychopathologie qui prend des risques
Illustration clinique
Suite de l’entretien
2 - LES MÉDICAMENTS DANS LES CULTURES NON OCCIDENTALES
Prolégomènes : pensée et croyance
La notion de symbole
Les médicaments des Blancs
La pensée se trouve dans les objets
Les concepts de la pensée sauvage
Les objets actifs
Pour conclure

LE MÉDECIN ET LE CHARLATAN - Isabelle Stengers

Guérir pour de mauvaises raisons


Le pouvoir de l’expérimentation
Qui définit les causes ?
Un défi pratique
SUPPLÉMENTS À LA NOUVELLE ÉDITION

USAGERS : LOBBIES OU CRÉATION POLITIQUE ? -


Isabelle Stengers
Une autre médecine est-elle possible ?
Disease-mongering
Une machine
Dénoncer ?
Bas les pattes !

MÉDECINS, SORCIERS, THÉRAPEUTES, MALADES,


PATIENTS, SUJETS, USAGERS... - Tobie Nathan

Thérapeute
Malades
Patients
Sujets
Usagers
Pharmaka
MANIFESTE POUR
UNE PSYCHOPATHOLOGIE
SCIENTIFIQUE
Tobie Nathan
1
LES BIENFAITS DES THÉRAPIES
SAUVAGES1

Nous poursuivons aujourd’hui notre enquête auprès de Zézé sur


l’origine des masques, mais cette fois, le sens de nos questions lui
échappe.
– Tout au début de la terre, lui dis-je, les esprits de la brousse
devaient bien exister ?
Zézé me regarde avec consternation ; je dois lui paraître stupide.
– Mais non, répond-il en haussant les épaules, c’est nous, les Zogui,
qui faisons tout ça.
Il m’explique le sens de ce mot que je ne connaissais pas. « Zogu »
signifie littéralement « l’homme », mais dans ce sens précis : « le
grand féticheur, le maître des esprits de la forêt, l’homme complet ».
– À la naissance de la terre, ajoute-t-il, existaient seulement l’eau, le
serpent et deux médicaments : le Bélimassaï et le Zazi. Ces mots
désignent d’ailleurs une seule et même chose : la pierre de foudre,
mais le premier est réservé aux hommes et le second aux femmes...
Pierre-Dominique GAISSEAU, Forêt sacrée. Magie et rites secrets
des Toma, Paris, Albin Michel, 1953.
Thérapie scientifique et thérapie sauvage
La psychothérapie qu’on appelle « scientifique » – je ne parle
évidemment pas de sa vérité, seulement de sa méthode ; quelle que soit par
ailleurs son obédience théorique (freudienne, antifreudienne ou
néofreudienne, kleinienne fanatique ou crypto-lacanienne, que sais-je...) –,
ce type de psychothérapie, disais-je, contient toujours une seule prémisse ;
elle est claire, explicite : l’humain est seul ! Il est seul dans l’univers, donc
seul face à la Science, par conséquent seul aussi face à l’État. C’est par
cette unique formule que je pourrais résumer les professions de foi des
psychothérapies « savantes » que je connais. Tous les systèmes théoriques
ayant vu le jour depuis la seconde moitié du XIXe siècle en découlent.
Et je parle bien de tous les systèmes théoriques car, à y regarder de près,
si l’on se place sur le seul plan logique, il n’existe qu’une seule catégorie de
psychothérapies puisqu’elles découlent toutes du même postulat :
1. la folie est une sorte de « maladie » ;
2. comme toutes les maladies, elle réside dans le « sujet » – sa psyché
(psychanalyse et ses innombrables dérivés), sa biologie
(psychopharmacologie), les sédiments de son histoire singulière
(« existentialisme »), les répercussions de son éducation (« bioénergie »,
« gestalt-thérapie », « analyse transactionnelle »).
Bien ! Imaginons maintenant un critique averti – disons un lettré, un
humaniste – s’intéressant certes à la psychopathologie mais aussi aux
différences culturelles, aux religions et à leur histoire, à la philosophie.
Imaginons qu’il engage un dialogue avec moi. Cet homme me dirait
certainement aussitôt :
– Je ne comprends rien à ce que vous dites. Ne sommes-nous pas tous,
autant que nous sommes, seuls, seuls face à nous-mêmes, face à notre
destin, face à la mort... De quelle solitude parlez-vous donc ? Expliquez-
vous !

Solitude
Une femme s’évanouit ! Considérons d’abord la solution offerte par les
sociétés comme la nôtre, les sociétés à univers unique. Nous pensons
nécessairement que cette femme souffre d’un désordre faisant partie du
monde connaissable – pour simplifier, disons l’hystérie. En initiant une telle
pensée, nous la pensons investie par des pulsions sexuelles qu’elle (elle
seule2 ?) ne se reconnaît pas. On fait alors appel à un savant – je ne suis pas
si naïf, je ne le crois pas particulièrement érudit, je définis seulement sa
fonction : celle d’un maître du savoir rationnel. Le savant, donc,
démasquera ses stratégies inconscientes, l’amènera à en prendre conscience,
il l’aidera à élaborer une stratégie d’existence plus mature. Réfléchissons un
instant : le regard que nous portons sur cette femme fait d’elle un
personnage simplifié (« régressé », dit-on). On pourra la plaindre (« elle
souffre ! »), la sermonner (« elle est infantile »), l’aider, par sentiment
chrétien (chrétien... chrétien ? Doit-on rappeler qu’il existe aussi des
malades « pas très catholiques » ?), la guider, par morale, par « humanité »,
par devoir en tout cas (Dieu sait ce que déclenchent chez les malades de tels
types d’intérêts...). Quoi qu’il en soit, elle restera seule – seule face au
« savant », donc face à la médecine3, à l’État.
Pour traiter le même fait, l’évanouissement d’une femme, la solution
immanquablement proposée par les sociétés à univers multiples consiste à
postuler qu’un esprit s’est emparé d’elle. De ce fait, et en toute logique, il
devient indispensable de faire appel au « connaisseur d’esprit » – maître du
secret4, maître du savoir initiatique. S’il officie selon son art, cette femme
deviendra nécessairement l’inconsciente informatrice d’un monde invisible,
bon à connaître. Personnage ambigu, potentiellement multiple, on pourra la
railler (c’est tout de même quelqu’un d’étrange, non ?), la craindre (c’est
aussi une sorte de « sorcière »), l’envier (c’est une élue), l’interroger (la
voilà interprète du caché, elle qui participe de deux mondes). Là, sitôt
apparu, le désordre sert au groupe tout entier ; il lui sert à complexifier le
monde, à s’informer sur ses invisibles.
Figure 1. – Une femme s’évanouit.

L’isolement délibéré des patients parcourt toute la pensée psychologique


et psychopathologique, c’est même l’un de ses présupposés implicites.
Considérez un instant un autre exemple, s’il vous plaît : celui d’un enfant
qui ne parle pas, se balance sans cesse, pousse des cris étranges et
incompréhensibles. Généralement, vous le savez, ces enfants aiment jouer
avec l’eau et le sable, ne dorment pas la nuit et curieusement préfèrent la
compagnie des hommes mûrs – parfois même des grands-pères – à celle de
leur mère, et plus généralement des femmes. Que nous dira notre savant ?
Il parviendra toujours à la conclusion selon laquelle ce pauvre enfant est
défaillant – qu’il a achoppé dans son ascension des stades que chaque
enfant doit gravir jusqu’à se hisser à l’humain. Il s’est arrêté à la
« symbiose », pensera-t-il, à l’« oralité archaïque », ou plus généralement à
la prégénitalité... Alors que le maître du savoir secret finira toujours par se
prononcer sur la « nature singulière » de l’enfant. À cet enfant, muet avec
les humains, le « maître du secret » attribuera des interlocuteurs invisibles,
une essence spécifique. L’un de mes patients, Douala du Cameroun5, a été
décrété « enfant hippopotame ». On l’a par conséquent déposé sur une île
au milieu du fleuve, demandant à ses semblables de venir rechercher l’un
des leurs. Peut-être les hippopotames n’ont-ils pas voulu priver les parents
de mon patient d’un si joli bébé ; peut-être, comme l’ont sans doute pensé
les Doualas, ont-ils repris le leur et rendu l’enfant d’humain... Toujours est-
il que, lorsqu’on a récupéré l’enfant, il est progressivement sorti de son
mutisme...
– Vous exposez les faits de manière partiale, reprendrait mon critique
averti. Votre sympathie pour les cultures africaines vous égare sans doute.
Que me racontez-vous avec votre notion de sociétés à univers multiples ?
Ne pourrions-nous pas penser qu’il doit exister quelque chose dont notre
science peaufine la connaissance avec patience ? Cette chose, que nous
nommons maladie « hystérique » par commodité provisoire, ne peut-on la
considérer comme un avatar possible du développement de tout humain ?
N’est-ce pas cette même chose que certains peuples, dont la science ne s’est
pas encore développée, interprètent métaphoriquement comme une attaque
d’êtres imaginaires ? Ne sommes-nous pas bien mieux lotis, nous qui avons
réussi à organiser des tableaux nosographiques, à les structurer, à vérifier
leur cohérence ? Ne vaut-il pas mieux penser l’enfant dont vous avez parlé
comme un « autiste », accepter humblement les bornes de notre pouvoir
thérapeutique ? Pour ce qui me concerne, je vois une sorte de grandeur
morale à reconnaître les limites de notre toute-puissance.
Figure 2. – Un enfant ne parle pas.

– Dieu que vous êtes naïf ! Avez-vous seulement réfléchi au fait qu’un tel
type d’énoncé – le plus répandu dans notre profession, je vous l’accorde –
implique que vous pensez qu’il existe des peuples irrationnels, à la « pensée
prélogique6 », baignant dans un maelström affectif, incapables de
conceptualiser, seulement de subir les mouvements de la nature ? Moi qui
reçois tous les jours des personnes issues de ces cultures, avec qui
j’entreprends un commerce régulier, je peux vous assurer que la raison est
aussi bien partagée là-bas que chez nous ! Je me sens même un peu bête de
vous le rappeler, car cela va sans dire ! Non, voyez-vous ! Nous sommes
obligés de penser que toutes les étiologies – qu’elles soient d’origine
savante ou sauvage –, toutes, vous dis-je, sont rationnelles. On peut
seulement les différencier par le fait que chacune déclenche un certain type
d’action sur le monde. C’est pourquoi je pense que les prétendues
« découvertes scientifiques » des professeurs Charcot et Freud, condamnant
sorcières, sibylles et pythonisses à la misère hystérique, ne sont que
l’enregistrement officiel, l’acte de décès signant la disparition de la
multiplicité des Univers – un constat de faillite, en quelque sorte...

Diagnostic ou divination
... D’ailleurs – l’a-t-on assez remarqué ? –, dès le premier instant de
l’acte thérapeutique, le « maître du secret » peuple le monde. Il n’interroge
pas le « malade », mais les objets reliés à l’univers caché – il interroge le
sable, les coquillages, le chapelet de noix de la palme7, le Coran8...
Quelquefois, il lui suffit seulement de « voir » grâce à un « don ».
– Voyons, m’interromprait sans doute aussitôt mon critique, vous ne
croyez tout de même pas aux tireuses de cartes et autres voyantes ?
– Pas si vite, pourquoi voulez-vous déjà jeter l’anathème ? Attendez !
Laissez-moi développer mon idée... Si l’on se soumet à ce type
d’investigation que vous semblez mépriser, le désordre est alors
nécessairement perçu d’une certaine manière. Il devient signe, par
conséquent obligation de s’intéresser à la richesse du monde, à la
multiplicité des êtres qui le peuplent. Dans ces mondes, le désordre se
révèle toujours nœud de communication, croisements des chemins, là où,
précisément, les univers se superposent... Ah, mon ami ! Il vous faut
supprimer de votre vocabulaire le mot « croire » ou « croyance ». Je peux
vous l’assurer : nul ne croit en rien, et nulle part ! Un dispositif divinatoire
est toujours un acte de création. Il institue, rend palpable puis pensable
l’interface des univers. Alors, continuez-vous tout de même à vous
représenter ces systèmes comme des pensées naïves, fondées sur la
crédulité « infantile » de peuples ignorants ? Pour ce qui me concerne, je
pense plutôt qu’il s’agit de déclencheurs d’une machinerie étonnamment
complexe destinée à créer des liens, un art consommé de la multiplication
des univers. Car de telles interrogations, essentiellement tournées vers le
caché, déplacent l’intérêt centré sur le malade (comme partout prêt à être
stigmatisé). Elles le déplacent :
1. vers l’« invisible » ;
2. de l’individuel au collectif ;
3. du fatal au réparable.
Mais pour cela, il faut encore qu’existe un monde caché, un monde
secret, seulement connaissable par les maîtres du secret.
Le savant, en revanche, vous le savez, interroge les symptômes,
naturellement par l’intermédiaire du malade lui-même, car aucune maladie
n’échappe au seul univers réel – celui décrit par la psychopathologie
universitaire. J’ai récemment découvert que la recherche scientifique ne
cherche jamais à découvrir des mondes, elle tend seulement à étendre le
sien. Dans notre univers, s’il peut exceptionnellement arriver que l’on pense
qu’un désordre n’est pas connu, on le sait potentiellement connaissable.
Peut-être le savant le découvrira-t-il un jour et lui donnera-t-il son nom ?
« Maladie de Charcot », « syndrome de Bleuler »...
C’est pour cette raison que tous les mondes culturels à univers multiples
recourent à la divination, tous ceux à univers unique au diagnostic.
– Voilà un constat intéressant, car il produit de la pensée. Pouvez-vous
m’en dire davantage ?

Catégories statistiques/groupes culturels


réels
– Je pourrais même ajouter que, lorsqu’il procède à une divination,
l’objectif implicite du maître du savoir caché est de découvrir aux malades
des appartenances insoupçonnées et donc, in fine, de leur attribuer un
groupe. Tel enfant serait par exemple un être exceptionnel, susceptible de
« manger » ses propres parents9. Nul ne l’a su naguère mais, dans le ventre
de sa mère déjà, il était en compagnie d’un jumeau qu’il a dévoré, encore
fœtus. Il appartient donc à la grande famille interethnique10 des jumeaux,
êtres obscurs, qu’il convient de protéger, de respecter, d’honorer si l’on ne
veut pas s’attirer l’ennui. Soyons sûrs qu’à la sortie de son parcours
thérapeutique ce malade se sera découvert une nouvelle appartenance, se
sentira en communion avec les jumeaux, se soumettra aux rituels de
protection de son nouveau groupe, en respectera des interdits alimentaires
spécifiques, etc.
Le but du « savant », en revanche, est toujours de couper le sujet de ses
univers, de ses affiliations possibles, de le soumettre, lui aussi, lui comme
tout le monde, de le soumettre, et surtout en tant qu’individu seul, à
l’implacable et aveugle « loi de la nature11 ». Mais à quoi travaille ainsi le
savant ? Quel objectif poursuit-il donc à supprimer tous ces groupes réels –
les jumeaux, les possédés d’Ogún, de Shangó ou de Sakpatá12, les sorciers,
les chasseurs de sorciers, les ancêtres, tous ces groupes qui constituent
d’indispensables relais dans les parcours thérapeutiques ? La réponse me
paraît évidente : il s’agit simplement pour lui d’accroître sa clientèle... Car
en matière de psychopathologie, la médecine, et ses dérivés, a toujours pour
conséquence, partout où elle installe ses soldats (les médecins), son
intendance (les laboratoires pharmaceutiques), ses juges (les savants qui
décident du « vrai » et du « faux », de ce qui existe et de ce qui est
« imaginaire »), a toujours pour conséquence, disais-je, de démanteler les
appartenances. Installez un dispensaire à Bamako et vous ne verrez plus
aucun Bambara, plus aucun Dogon, plus aucun Peul – seulement des
« sujets », qui deviendront très vite des enveloppes vides, des assujettis, des
« accros » de l’ordonnance, des « toxicos » du Largactyl-Nozinan-
Anafranyl-Prozac...
– Ah ! Vous m’agacez avec votre discours militant et tiers-mondiste,
reprendrait mon critique. Ne trouvez-vous pas que vous gâchez un
raisonnement qui débutait subtilement en le corrompant par des critiques
contre l’ordre médical qui peuvent pour le moins paraître suspectes ?
– Non ! Je n’aime pas les pensées molles sur lesquelles il devient vite
impossible de rebondir. Je tâche seulement d’énoncer mes idées avec clarté.
C’est sans doute pour cette raison qu’elles vous paraissent polémiques.
Considérez pourtant un fait d’évidence : les catégories psychopathologiques
à partir desquelles les psychiatres – mais tout autant les psychanalystes et
les psychothérapeutes – classent leurs patients ne sont jamais à l’origine de
groupes réels. Avez-vous déjà entendu parler de groupes
d’« obsessionnels » ou de « paranoïaques » ou de « toqués » – je veux bien
sûr parler des victimes de TOC13 ? Les avez-vous aperçus réunis en un
même lieu, se reconnaissant une même appartenance, peut-être – qui sait ?
– un même ancêtre commun, avant de se soumettre au même rituel
thérapeutique ? Connaissez-vous un temple de l’entité « hystérie », un autel
à la substance « schizophrénie » ? Bien sûr que non, puisque les catégories
psychopathologiques sont des concepts qui disjoignent, qui ne
« regroupent » les individus que de manière statistique. Je peux vous dire,
moi qui ai tout de même fréquenté un certain nombre de nos institutions
psychiatriques, que j’y ai toujours entendu les malades se plaindre d’être
mélangés avec des fous. (« Qu’est-ce que je fais là ? Il n’y a que des
fous... ») Et les médecins qui se gaussaient de leurs litanies, y reconnaissant
doctement un prétendu « déni » de la maladie... En fait – il faut toujours
écouter les mots exacts qui sont prononcés –, les personnes internées en
psychiatrie se plaignent explicitement de ne pas reconnaître le groupe dans
lequel on les a statistiquement incluses.
C’est pourquoi, croyez-moi, j’en ai l’expérience, vous avez beau légiférer
sur la liberté du malade d’accéder à son dossier, en psychopathologie, les
diagnostics, instruments d’extirpation des personnes (les « sujets ») à leur
groupe, restent toujours secrets.

La construction de la vérité
Mon critique averti me rétorquerait alors infailliblement :
– Répondez-moi franchement ! Vous savez bien, vous un intellectuel
« institué », que les « esprits » invoqués par les guérisseurs n’existent pas.
En tout cas, vous n’y croyez pas vous-même.
– Mon cher ami, je suis au regret de vous répondre que cette critique est
irrecevable. Je dispose au moins de deux arguments pour vous le montrer :
1. D’abord, permettez-moi de vous le dire : je vous entends parler comme
une divinité, non pas comme un humain ! Vous semblez développer une
pensée sans prémisses. Quelle étrange question que celle-ci : « Les esprits
existent-ils ? »
Dans un monde à univers unique, l’existence des esprits est évidemment
une farce. Imagineriez-vous des esprits ayant des problèmes pour enfiler
leurs souliers, prendre l’autobus, faire la queue en attendant de commander
leurs hamburgers ? Ce serait amusant, certes, mais absurde. Les esprits
possèdent des qualités irréductibles ; ils ne peuvent être évoqués que dans
un monde à univers multiples puisque leur évocation constitue à elle seule
le décret d’existence de l’univers second. Voici maintenant mon second
argument :
2. Et puis, vous recherchez les diagnostics de nature, les constats
d’existence, les preuves. Moi, je suis un technicien du lien et, comme tout
praticien, surtout soucieux d’efficacité. De cette place, j’ai appris
l’extraordinaire déclenchement de processus créatifs – donc producteurs de
vie – induits par les systèmes à univers multiples. Car un malade est comme
un galet. Au premier abord, il semble monolithe, entier, parfaitement lisse.
N’a-t-il pas appris à s’arrondir au gré des érosions ? Déclenchez
l’interrogation sur le caché et vous le verrez se fracturer devant vous selon
les lignes de ses failles. S’il est nécessaire de faire appel aux esprits pour
déclencher un tel système, alors les esprits existent bien, au moins en tant
qu’âmes invisibles du dispositif.
Figure 3. – Construction de la vérité.

– Soit, dira encore mon critique éclairé, je suis sensible au second


argument. Quoique n’étant pas un professionnel, je devine la souffrance de
celui qui fait métier de guérir, je veux bien admettre qu’un professionnel
préfère un système efficace, même s’il n’est pas approuvé, à un autre
système qu’il constate sans action, même si ce dernier a reçu la bénédiction
des universités et des Églises. Nous avons déjà connu des choses
comparables par le passé. Mais alors, quelle psychopathologie préconisez-
vous ? Vous ne plaidez tout de même pas pour un retour au passé, aux
charlatans, aux rebouteux, aux bateleurs, aux saltimbanques ?

Une psychopathologie qui prend des risques


– Ah, mon ami ! Vous connaissez sans doute les idées de notre si
précieuse Isabelle Stengers sur les caractéristiques d’une science. Vous vous
souvenez qu’elle démontre qu’une science est l’activité d’un groupe de
savants ayant accepté de prendre un risque ; je veux dire : de soumettre leur
pensée au risque14. Posez-vous franchement la question : à quels risques nos
psychopathologistes exposent-ils leur pensée ? Enfin, dites-le-moi : qui
dispose du moindre instrument susceptible de les contredire ? Ils décrètent
l’existence d’un objet qu’ils sont seuls à percevoir ; ils fabriquent seuls les
instruments destinés à décrire l’objet et le rendent opaque à tout étranger ;
ils valident eux-mêmes l’adéquation de leur instrument. La boucle est donc
bouclée – elle est même cadenassée. Il s’agit d’une pensée sans aucun
risque. Le maître du savoir secret, en usant de la divination et non du
diagnostic, s’expose lui au risque de manière permanente, et d’abord à celui
d’être contredit par le véritable expert que devient alors le malade.
Soumettez-vous à ce curieux exercice d’énoncer une vérité concrète sur
autrui. Dites par exemple à votre buraliste : « Monsieur, j’ai “vu” que vous
étiez l’aîné d’une fratrie de cinq... » Si, faites-le ! Faites-le et vous
ressentirez ce serrement de ventre lorsque l’autre vous répondra : « Que
nenni ! Je suis un enfant unique ! » Je devine votre émotion de loin plus
perturbante encore s’il vous répondait : « Oh !... Mais comment le savez-
vous ? » C’est seulement par cette expérience que vous comprendrez, et de
l’intérieur, le risque que le devin impose à sa pensée. Décrivez-moi
maintenant le risque que le psychologue fanatique de Rorschach ou le
psychiatre intoxiqué au DSM impose à sa pensée. Le recours à ces
instruments a pour seul but de disqualifier d’autres experts : le malade, sa
famille ou son environnement.
À mon avis, pour introduire la créativité, cette caractéristique
indispensable à la construction d’un discours scientifique, il faudrait
contraindre les psychopathologistes à prendre des risques. Ce qui se passe
dans les sociétés à univers multiples est ici très démonstratif. Prenez un
exemple : si je procède à une divination, le lieu de la dramaturgie du savoir,
c’est évidemment moi-même. Comment sait-il ? se demandera-t-on. Quelle
est sa nature, d’où tire-t-il son don ? Quelle technique utilise-t-il ? Alors
que, lorsque je procède à un diagnostic, la dramaturgie se joue dans le
patient en l’absence de tout témoin susceptible d’être cité à comparaître. Ce
n’est là qu’un simple exemple. Je ne prétends évidemment pas que le seul
remplacement des méthodes diagnostiques par des stratégies divinatoires
permettrait l’accession de la psychopathologie au statut de science15, je
souhaite seulement attirer l’attention sur le fait que ces praticiens
« sauvages » seraient plus enclins à s’engager dans une démarche
« risquée ».
En un mot, toute psychopathologie qui s’intéresse aux malades, qui a
pour seul souci d’objectiver les « maladies », s’éloigne de fait des tensions
qui permettraient la construction d’une science. Alors, pour répondre à
votre question, je préconise une psychopathologie qui prend des risques, qui
s’engage dans la description la plus fine possible des thérapeutes et des
techniques thérapeutiques, et non des malades. Car, en ce domaine, les seuls
observables sont le thérapeute et ses objets – je parle bien sûr de tous ses
objets : ses outils, mais aussi ses théories, ses pensées et même ses êtres
surnaturels...
– Justement, dites-moi une chose : les êtres surnaturels – pardonnez-moi
cette expression imprécise – sont spécifiques à chaque groupe humain.
Je crois même savoir que les uns les situent dans l’eau des rivières, d’autres
dans le cœur sombre des forêts, d’autres encore dans des canalisations
souterraines ou dans des demeures abandonnées... Il vous faut donc vous
informer de chaque groupe, de chaque modalité spécifique d’interaction
avec les invisibles. Plus même, il vous faudra travailler dans la langue
maternelle des patients car je ne pense pas que les noms et les
caractéristiques des esprits soient traduisibles. Un psychopathologiste
devrait-il connaître toutes les langues, toutes les cultures, toutes les
modalités spécifiques d’entrée en relation avec les esprits ? Allons, soyez
raisonnable ! Votre position est peut-être intellectuellement séduisante, elle
est, je regrette de vous le dire, totalement irréaliste.
– Votre volonté de simplification me surprend. Un naïf comprendrait sans
effort que, lorsqu’il s’agit de modifier en profondeur l’être d’une personne,
cela n’est possible que de l’intérieur de sa langue, en compagnie de ses
référents, de ses divinités16. C’est là, je crois, que résident la grandeur et
toute la difficulté de notre profession. Avant d’établir des « lois générales »
sur la nature des affections, la psychopathologie doit d’abord se livrer, et
cela dans chaque culture, à la description systématique des activités d’une
certaine catégorie de personnes chargées par leur groupe culturel de
modifier le fonctionnement intérieur d’autres personnes. Ces personnes,
qu’avec condescendance nous nommons « guérisseurs », alors que nous
nous réservons le noble terme de « docteurs » :
1. sont en fait nos confrères ;
2. sont dépositaires des connaissances que nous devons d’abord acquérir
avant de prétendre à un peu de scientificité.
– Ah, je vous reconnais bien là ! Vous avez l’art de tout inverser... Alors,
d’après vous, les guérisseurs détiendraient les vraies connaissances alors
que les psychopathologistes se débattraient avec des pensées idéologiques ?
C’est bien là votre pensée, n’est-ce pas ?
– Naturellement, puisqu’il s’agit de « connaissances techniques » ! Qui
pourrait en disposer sinon les guérisseurs, ces virtuoses qui cisèlent
finement leur art de faire depuis des millénaires...
– Parlons de technique alors, voulez-vous ? Je vous défie de me dire
comment vous vous y prenez pour faire fonctionner des systèmes aussi
étrangers à votre formation, et en plus au sein même de l’université.

Illustration clinique
Université de Paris-VIII, centre Georges-Devereux. Un mardi matin,
11 heures. Une très grande salle au plafond très élevé...
Imaginez la scène... Il y avait là Lucien, mon ami, mon frère yoruba, dont
le peuple – c’est du moins ce que j’aime à penser – a quitté le pays
d’Égypte quelques millénaires avant moi. Il est psychologue, psychanalyste,
diplômé de l’Université française. Cependant, nul, mieux que lui, ne sait
manier les subtilités des langues yoruba, fon, goun, adja, mina, ewé17. Nous
avons tous été un jour ou l’autre impressionnés lorsque, durant une séance,
il lui est arrivé de s’aventurer dans ses profondeurs pour retrouver les
formules que, selon l’expression yoruba, son grand-père « a autrefois
déposées en lui » et qu’alors ses yeux sont devenus rouges comme des
charbons ardents. Et aussi Hamid, psychologue d’origine kabyle, spirituel,
pondéré, profond, passionné plus que tout par les subtilités des nuances en
langues kabyle, berbère, arabe. Marième aussi, Peule du Sénégal, qui ne
peut écouter un patient sans traduire en son for intérieur ses paroles en
langue wolof18. Et puis Alhassane, Peul de Guinée, si fin qu’il semble
comme une ombre projetée sur le sol. Il entend le malinké, le soussou, le
bambara, le manding, le kassonkhé, le peul. Et puis Geneviève, joyeuse
Lari du Congo, qui donnerait, j’en suis certain, plusieurs années de sa vie
rien que pour ne pas manquer la manifestation d’un esprit de la forêt. Elle
parle le kikongo, le lari, le lingala, un peu de kiswahili19, de sango20... Sans
doute pense-t-elle aujourd’hui, comme chaque fois que nous évoquons
l’exil, aux temps perdus, au coassement des crapauds, la nuit, après l’orage,
à Brazzaville, lorsque l’on prend plaisir à la richesse d’un monde complexe
et multiple.
– Bien, bien... venons-en au fait, me couperait mon critique, combien
étiez-vous donc à recevoir votre patient ?
– Je ne sais plus ! Au moins une dizaine, tous diplômés de l’Université
française, des psychologues et des psychanalystes bien sûr, mais aussi des
médecins, des anthropologues... Auprès de nous, Bintou, magnifique jeune
fille malienne, d’ethnie bambara, âgée de dix-neuf ans. Elle était habillée
comme une jeune Française, en jeans et polo à la mode – superbe ! Elle
nous avait été adressée à cause de plaintes continuelles qu’elle présentait
aux médecins et aux services sociaux. Elle se sentait devenir aveugle,
s’évanouissait sans raison, errait comme une âme en peine du domicile
d’une tante à celui d’une sœur aînée, d’un foyer de jeunes à un squat
insalubre, inquiétant... Mais le plus étrange était que Bintou, enceinte à
l’âge de quatorze ans, avait caché sa grossesse à tout son entourage. Elle
avait accouché dans les toilettes, seule, avait déposé le nouveau-né sur le
rebord de la fenêtre, au deuxième étage. Et l’enfant était tombé, avait
miraculeusement survécu, mais définitivement handicapé, aveugle, sourd,
muet... placé dans une institution spécialisée, depuis lors, sans doute en plus
devenu autiste... Bintou était assise près de moi. Elle n’osait pas regarder
l’assemblée. Je lui ai présenté chacun d’entre nous, lui déclinant son origine
culturelle, ses titres universitaires. Nous prenions notre temps... Oui ! On se
serait cru au village, sous le sycomore, l’après-midi, à débuter la palabre...
Marième, qui avait déjà eu l’occasion de rencontrer individuellement
Bintou, avait commenté : « Nous essayons de faire en sorte qu’un parent
s’occupe d’elle, car elle n’arrête pas d’aller de famille en famille. Il faut
interrompre cette errance. » Et puis son éducatrice avait expliqué que
Bintou avait d’abord été inculpée pour tentative d’infanticide, puis désignée
par le juge des enfants comme victime d’attentat à la pudeur contre
mineure21.
Voilà donc une situation prise sur le vif. Nous aurions pu penser Bintou
aux prises avec des « fantasmes de destruction », dévorée de « culpabilité »,
durablement façonnée par sa « structure borderline »... peut-être lui
proposer une psychothérapie, une psychanalyse... Mais une psychanalyse
peut-elle réparer les dommages irréparables causés à l’enfant ? Peut-elle
expliquer pourquoi cet enfant a survécu, poursuivant sa mère
d’interminables et muettes accusations ? Dans une telle situation, je
l’affirme, le thérapeute prend une énorme responsabilité. Décider de
chercher un désordre dans Bintou, c’est à coup sûr la condamner à
poursuivre son errance solitaire dans un monde à un seul univers. Partir de
manière divinatoire à la recherche des êtres invisibles – et, j’insiste, des
êtres invisibles bambaras – à l’origine du désordre, c’est nécessairement
extirper Bintou de sa solitude.
– Dites-moi donc, au lieu de toujours philosopher. Comment avez-vous
procédé pour sortir Bintou du piège où elle était coincée, prise comme elle
l’était entre les accusations d’infanticide et la sollicitude des services
sociaux ?
– C’est moi qui, le premier, me suis mis à énoncer des vérités. J’ai
d’abord dit :
Tobie Nathan : Lorsqu’elle était petite, Bintou jouait avec des grands.
Elle regardait même les grandes personnes dans les yeux. (À Bintou.) C’est
pour cette raison, n’est-ce pas, que votre maman vous a envoyée ici, parce
que vous étiez « particulière »22 ?
Bintou : Je ne sais pas. Un jour je l’ai entendue parler avec quelqu’un de
mon départ, c’est tout...
Et j’ai ajouté, m’adressant maintenant au groupe :
Tobie Nathan : À un an, à la mort de son père, Bintou est tombée malade.
(Me tournant vers Bintou.) Vous êtes tombée malade à ce moment-là ?
Bintou : Je ne sais pas, j’avais un an...
Tobie Nathan : Votre maman ne vous a pas raconté.
Bintou : Non. Elle ne me raconte pas ces choses-là. Elle m’envoie
seulement des « choses pour me laver23 ».
Tobie Nathan : Je sais même que vous avez des marques sur le corps, des
traits de chaque côté du ventre, j’en suis sûr...
Bintou (les yeux brillant d’étonnement, le sourire aux lèvres) : Oui, j’ai
des traits. Là24. (Elle montre les côtés de son ventre.)
Tobie Nathan (m’adressant au groupe) : À la mort de son père, elle est
restée malade au moins pendant trois mois...
Hamid : Elle a même failli mourir.
Tobie Nathan (à Bintou) : Vous ressemblez beaucoup à votre père, n’est-
ce pas ? Je veux dire : physiquement...
Bintou : Je ne sais pas.
Tobie Nathan : Comment ? Vous n’avez pas de photos de votre père ?
Bintou : Ma mère ne veut pas que je les regarde...
Tobie Nathan (au groupe) : Elle pense beaucoup à son père, Bintou...
Bintou : Oui, je pense beaucoup à mon père, tous les jours... et ça me fait
peur...
Tobie Nathan : Et puis, lorsque vous étiez petite, vous vous blessiez
souvent. Vous rentriez à la maison les genoux en sang.
Bintou : Oui. Ma mère dit que je l’ai beaucoup fatiguée.
Tobie Nathan : Qu’en penses-tu, Lucien ?
Lucien : L’essentiel a été dit. Tu as bien signifié les choses importantes, il
me semble... surtout en mentionnant les traces sur le corps. Ces marques
sont la clé de tout le reste...
Tobie Nathan (à Lucien) : Toi, tu sais de quoi est mort le papa ?
Bintou : Ma mère dit que c’est moi qui ai « mangé25 » mon père.
Lucien : Il est mort d’une mort terrible, en tout cas !
Marième (précise, au groupe) : Bintou est arrivée après des jumeaux.
Alhassane : Chez les Bambaras, les personnes qui naissent après les
jumeaux, on les appelle « Sadjo ».
Bintou : C’est mon deuxième prénom...
Puis elle s’est mise à sourire, fixant le sol. On sentait que son esprit
travaillait à toute allure... à fabriquer des pensées, à établir des liens, à
élaborer des significations...
Alors, le sens s’est imposé à tous, évident quoiqu’implicite. Si sa mère
avait autrefois évité de lui montrer les photos de son père, c’était que
Bintou, « liée » à lui de manière imperceptible, cherchait sans cesse à le
rejoindre dans la mort. C’est pourquoi elle était gravement tombée et les
scarifications ventrales étaient venues la protéger – la fixer – dans le monde
des vivants. De plus, née après des jumeaux, Bintou possédait un pouvoir
étrange, d’où l’accusation d’avoir « mangé son père » (en sorcellerie). Nous
comprenions dès lors que Bintou avait probablement été envoyée à
l’étranger par mesure de protection, pour lui éviter les accusations de
sorcellerie... pour la mettre à l’abri des regards des jaloux et des envieux,
sans doute surtout pour l’éloigner du funeste attrait qu’elle ressentait pour
son père disparu. C’est pourquoi, malgré toutes les difficultés matérielles et
psychologiques endurées par sa fille, la mère faisait tout ce qui était en son
pouvoir pour laisser sa fille en France. Cependant, toujours attentive, elle
consultait les marabouts – les Mory, les Karamokos26, les Bammanan27 – et
lui expédiait des « choses » pour se « laver » (se purifier, se soigner).
C’est sans doute là que mon critique averti me demanderait :
– Ah, que votre cas est démonstratif ! Je comprends l’utilité des univers
multiples en psychothérapie. Je dois même dire que, maintenant, ils me
semblent, tout comme à vous, indispensables au déclenchement des
associations d’idées des Maliens. Je comprends aussi comment, en équipe,
vous parvenez à restituer l’ambiance des palabres en assemblée du village.
Je partage aussi votre intérêt pour les groupes de thérapeutes mettant en
commun leur connaissance des langues et des cultures. Mais répondez à
cette question qui me taraude l’esprit : comment avez-vous deviné que votre
malade avait des scarifications sur le ventre ? Vous n’allez tout de même
pas prétendre que vous êtes réellement voyant !
– Voyez comme vous êtes collé à vos modèles de pensée... L’important
n’est pas ce que je vois, mais que je voie – je veux dire que j’énonce les
propositions thérapeutiques sous cette forme. Vous allez être encore plus
étonné en apprenant la fin de cette consultation, je présume.

Suite de l’entretien
J’ai alors tiré de ma poche le petit sachet de toile noir dans lequel je
range mes coquillages. C’est à Marième que j’ai demandé de « lancer les
cauris ». Elle s’est drapée dans son pagne, a étendu un tapis sur le sol,
devant Bintou, et s’y est installée, accroupie. Elle a demandé une pièce de
monnaie à la patiente, l’a mêlée aux quatre premiers coquillages, les a jetés
à plusieurs reprises. Puis elle en a retiré un, puis un deuxième, un troisième,
le dernier. Elle a ensuite demandé à Bintou de jeter elle-même les
coquillages. Après cela, elle a ramassé tous les cauris, leur a chuchoté
quelques mots en wolof et les a lancés tous les douze d’un coup, à plusieurs
reprises.
Et elle énonçait ce qu’elle voyait...
Marième : Je vois un mariage. Je vois beaucoup de femmes parler
ensemble, se disputer, sans doute ; il y a aussi un homme important. Je vois
beaucoup de disputes à propos d’un mariage. Je vois beaucoup de richesses,
aussi... Bintou rapportera beaucoup d’argent à un homme, un jour... Je vois
aussi une femme... cette femme est malade.
Bintou : Oui ! Ma mère est malade. Mon frère dit qu’elle a mal aux
genoux, mais je sais que ce n’est pas vrai. C’est plus grave... Elle a autre
chose qu’on me cache – qu’on ne veut pas me dire.
Marième : Je vois un voyage. Je vois aussi qu’il faudra sortir deux choses
semblables, faire un sarakh (une offrande) de deux choses qui se
ressemblent.
Tobie Nathan : De deux choses qui se ressemblent... par exemple une
vache et un veau, une brebis et un agneau... (Un temps.) Tu as raison,
Marième, la maman est comme un homme...
Marième : Je vois une histoire de couple qui ne marche pas, et une
femme qui pense beaucoup... qui a beaucoup de soucis...
Tobie Nathan : Eh bien, c’est sa maman. C’est sa maman que tu vois !
(À Bintou.) Vous êtes tombée un jour. (À l’assemblée.) Elle tournait,
tournait, puis elle est tombée.
Bintou : Vous voulez dire... en dansant...
Tobie Nathan : Oui, un jour, en dansant...
Bintou : Oui, je tournais sans pouvoir m’arrêter et je suis tombée.
Et c’est Lucien qui a conclu la séance de divination ! Il a dit :
Lucien : Les choses commencent à se mettre en place, il faut maintenant
œuvrer à les consolider. Déjà autrefois, c’est à partir de Bintou qu’on a
imposé à la famille des interdits et des prescriptions. Je me demande si
Bintou respecte les prescriptions qui lui ont été faites autrefois.
Et puis, comme souvent, nous avons terminé par une prescription. J’ai dit
à Bintou :
Tobie Nathan : Lorsque vous parlerez à votre mère, au téléphone, dites-
lui que vous m’avez vu. Dites-lui aussi que j’ai vu dans les cauris qu’il
fallait enterrer vivants dans la cour, je dis bien vivants28, un gros animal et
son petit – une vache et un veau... peut-être seulement une brebis et son
agneau. Elle, elle comprendra...
Bintou semblait radieuse. Elle ne voulait même pas quitter le centre...
Elle restait à bavarder avec l’une ou l’autre des femmes du groupe...
Sitôt que j’ai entrepris de l’introduire au monde invisible, Bintou a
commencé à se détendre. Et nous avons « lancé les cauris » dans le but de
formuler une nouvelle proposition thérapeutique sous forme de prescription.
Car une prescription ouvre une nouvelle matrice de signification, tout en
l’inscrivant dans le monde réel, le monde des choses... Cette prescription,
renvoyant la patiente au pays, seul endroit où elle est susceptible de se
réaliser, contraint aussi Bintou à s’adresser à sa mère. Ainsi, du même coup,
avons-nous établi des relations :
Figure 4. – Illustration clinique.

1. entre la souffrance de Bintou et le monde invisible ;


2. entre Bintou et la pensée bambara ;
3. enfin, entre Bintou et sa mère, seule capable de lui expliquer pourquoi
nous avons proposé une telle prescription.
Car de tels systèmes thérapeutiques possèdent la curieuse caractéristique
d’être « contagieux », c’est-à-dire de transmettre leurs effets par contacts.
Ainsi, Bintou parlera-t-elle à sa mère, qui consultera un marabout, qui
interprétera ma prescription, interprétation qui reviendra sous une autre
forme à Bintou. De ce fait, ces systèmes, par leur simple déclenchement,
installent un réseau de relais et de supports autour du malade.
Bintou, naguère solitaire, se verra, du fait de cette consultation, entourée
par sa mère, des oncles et des tantes, un marabout, peut-être deux ou trois...
CQFD.
Peut-être mon critique averti trouvera-t-il encore à y redire. Peut-être me
demandera-t-il encore comment je « fabrique » mes prescriptions.
– Il me semble que j’en ai assez dit pour aujourd’hui... Une prochaine
fois, peut-être ?

Notes du chapitre 1
1. Si elles sont « sauvages », au moins ne sont-elles pas domestiques... Où on verra qu’il ne s’agit
pas seulement d’un jeu de mots !
2. Étonnant de constater combien les prétendues « interprétations sexuelles » de la psychanalyse ne
sont inconnues que de la seule malade. Pour le cas Dora, par exemple (Sigmund FREUD, Cinq
Psychanalyses, Paris, PUF, 1967), M. K. sait qu’elle le désire – il trouve seulement qu’elle ne le
désire pas assez. Quant à Mme K., c’était naturellement la maîtresse du père de Dora. À partir des
descriptions habituelles de ce type de patientes, on pourrait dire que « tout le monde sait » qu’elles
éprouvent des désirs sexuels, sauf elles...
3. Je parle naturellement de la seule psychopathologie, comme on le sait, calquée sur la médecine.
Le fait que les psychopathologistes – même ceux qui se sont le plus orientés vers ce que Pinel
appelait « traitement moral » – aient décidé de « mimer » la médecine mériterait un très long
développement que je ne ferai pas ici. Cf. le texte d’Isabelle Stengers, « Le médecin et le charlatan »,
en fin de volume.
4. En langue yoruba : babalawo – « père du secret ». Cf. Bernard MAUPOIL, La Géomancie à
l’ancienne Côte des esclaves, Paris, Institut d’ethnologie, 1988 ; Tobie NATHAN et Lucien
HOUNKPATIN, « Oro Lè. La puissance de la parole... en psychanalyse et dans les systèmes
thérapeutiques yorubas », Revue française de psychanalyse, LVII, 3, p. 787-805.
5. Tobie NATHAN, « Frère et sœur : l’amour sorcier (une illustration clinique) », Autrement, 112,
1990, p. 116-124.
6. Selon la célèbre formule de Lévy-Bruhl. Lucien LÉVY-BRUHL, La Mentalité primitive, Paris,
PUF, 1963.
7. Trois supports très différents pour mettre en scène un procédé divinatoire très répandu dans
toute l’Afrique : celui qui établit une correspondance entre les 256 combinaisons d’un système de
signes binaires et 256 mots-phrases d’une langue secrète. Robert JAULIN, La Géomancie. Analyse
formelle, Paris, Mouton, 1967.
8. Support essentiel des divinations islamiques très souvent fondées sur l’interprétation du verset
(sourate) coranique tiré au hasard par le devin. Cf. Toufik FAHD, La Divination arabe, Paris,
Sindbad, 1987.
9. Un exemple clinique d’un « enfant sorcier » d’origine zaïroise, suivi par moi, dans Marie-Rose
MORO et Tobie NATHAN, « Ethnopsychiatrie de l’enfant », in Serge LEBOVICI, René DIATKINE
et Michel SOULÉ (dir.), Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, nouvelle édition en 4
vol. Paris, PUF, 1999.
10. Les systèmes culturels africains semblent postuler que les jumeaux, notamment les jumeaux
hétérosexuels, ne sont qu’imparfaitement des « êtres culturels ». On les croit capables de se
reconnaître entre eux, de traverser les barrières des langues et des coutumes spécifiques, peut-être
même de se réunir en secret... Au fond, on les soupçonne toujours d’appartenir à des groupes de type
« sorcier ».
11. C’est sans doute cette « loi » que certains psychanalystes appellent castration à laquelle ils se
vantent non seulement de se soumettre eux-mêmes, mais de souhaiter y soumettre également leurs
malades...
12. Divinités yorubas.
13. Troubles obsessionnels compulsifs.
14. Isabelle STENGERS, L’Invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1994 ; Isabelle
STENGERS, La Volonté de faire science, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1992. Un
passage parmi tant d’autres possibles dans ce dernier livre tellement stimulant : « Je l’ai dit, parler de
science, c’est s’engager. C’est donc en ce point que je situerai mon engagement. Je soutiendrai que –
contrairement à ce que présupposent les épistémologues qui tiennent un énoncé objectif pour un droit
auquel peut prétendre tout scientifique rationnel – la possibilité pour une science d’accéder au statut
envié de ‘‘science dure’’ est de l’ordre de l’événement, qui se produit mais ne se décrète ni se mérite.
Ce faisant, je mets délibérément en cause les sciences qui ont tenté de ‘‘mériter’’ ce titre en mutilant
leur objet (psychologie behaviouriste) ou en l’oubliant (économie mathématique), ou plutôt je
renvoie leur histoire à un autre registre, où les intérêts dominants seront d’ordre académique,
économique et politique » (p. 29). On pourrait citer dans la longue suite possible de ces
« pseudosciences », « savoirs mimant celui d’une ‘‘science dure’’», la psychopathologie qui a tout
simplement oublié de construire son objet.
15. Quoique cela l’y aiderait beaucoup...
16. Cf. Sybille DE PURY-TOUMI, Tobie NATHAN, Lucien HOUNKPATIN, Hamid SALMI, Jean
ZUGBÉDÉ, Constant HOUSSOU, Gilberte DORIVAL, Souren GUIOUMICHIAN et Nathalie
ZAJDE, « Traduire en folie. Discussion linguistique », Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie, 25-26,
1994, p. 13-46.
17. Langues parlées au Bénin et au Togo.
18. Langue majoritairement parlée au Sénégal.
19. Langues parlées au Congo et au Zaïre.
20. Langue parlée en République centrafricaine.
21. En clinique, c’est banal de le rappeler, il s’agit toujours des constructions des représentations
des thérapeutes, jamais de la recherche d’une prétendue réalité – « structure » – objective... C’est
pourquoi la psychopathologie ne peut être que science des techniques des thérapeutes.
22. Le dialogue est retranscrit intégralement car, dans un tel groupe, au moins l’un des thérapeutes
prend en notes le mot à mot – quelquefois, elles sont vidéoscopées. Cf. Tobie NATHAN, Fier de
n’avoir ni pays ni ami, quelle sottise c’était. Principes d’ethnopsychanalyse, Grenoble, La Pensée
sauvage, 1993.
23. Médicaments traditionnels : écorces d’arbres en poudre, feuilles pour infusions ou pour
préparer des bains, talismans...
24. Scarifications.
25. « Manger » : attaquer en sorcellerie... dévorer la substance vitale.
26. Mots bambaras désignant des guérisseurs musulmans.
27. Mot bambara désignant les guérisseurs usant du savoir « païen », préislamique – littéralement
« insoumis » (à l’islam).
28. Le sacrifice animal est un élément crucial des dispositifs thérapeutiques dans les systèmes
africains. Généralement, il s’agit, par l’écoulement du sang – plus exactement par la capture des
« souffles de vie » inclus dans le sang –, d’acquérir un surplus de vitalité. Quelquefois, on ne fait pas
couler le sang. En étouffant l’animal, on enferme, au contraire, les souffles. Il s’agit dans ce cas-là de
substituer un animal à un humain en danger. Un tel acte rituel viendrait en fait souligner l’idée selon
laquelle l’humain est en danger de mort. Cf. surtout Henri HUBERT et Marcel MAUSS, « Essai sur
la nature et la fonction du sacrifice », 1899, in Marcel MAUSS, Œuvres, t. I, Paris, Minuit, 1968, et
aussi les cahiers Systèmes de pensée en Afrique noire, 2-4, « Le Sacrifice », 1976-1980.
2
LES MÉDICAMENTS DANS
LES CULTURES NON OCCIDENTALES

Prolégomènes : pensée et croyance


– Je suis heureux de pouvoir aujourd’hui reprendre notre discussion.
Vous me demandiez naguère la façon dont, à la consultation
d’ethnopsychiatrie1, nous construisions nos prescriptions. Vous m’avez vu
découragé devant la tâche de vous l’expliquer. Comment rendre compte de
modalités techniques précises et complexes sans restituer l’ensemble du
dispositif – philosophique, théorique, méthodologique... ?
– Vous exagérez la difficulté. Je voulais seulement savoir si ces
prescriptions étaient, comme le sont par exemple celles des médecins,
longuement méditées à partir de jugements bien établis ou si elles étaient
manières d’artiste – témoignant, je dois le dire, de votre intuition et de votre
créativité... Voilà tout !
– Eh bien, je vous convie à un exercice ! Mais il faudra au préalable me
suivre un moment dans toute une série de prémisses, voulez-vous ? Je vais
essayer de vous restituer l’ensemble des éléments permettant de
comprendre la guérison d’un homme, Kabyle d’Algérie, âgé d’environ 55
ans, que nous avons soigné pour un alcoolisme vieux d’une vingtaine
d’années. Cet homme, après plusieurs accidents de travail, s’était retrouvé
en invalidité avec une maigre pension de la Sécurité sociale. Il vivait dans
un appartement de quatre pièces d’une cité HLM avec sa femme et ses dix
enfants. Il avait attiré l’attention des services sociaux lorsqu’un soir, ivre
mort, il avait tiré à la carabine sur l’une de ses filles qu’il avait prise pour
un voleur...
Voilà donc la situation qu’il nous faudra éclaircir tout à l’heure. Mais
avant de commencer mon raisonnement, je vais vous inviter à réviser votre
jugement concernant deux notions.

La notion de croyance
Généralement, les Blancs pensent qu’il existe deux types de sociétés –
celles où l’on pense plus qu’on ne croit et celles où l’on croit plus qu’on ne
pense2 –, la leur faisant naturellement partie de la seconde catégorie. Pour
justifier cette distinction, ils invoquent toutes sortes d’explications des
croyances des autres... Combien de fois n’avez-vous entendu des niaiseries
du genre : « Les sauvages impressionnés par les phénomènes naturels ont
inventé des croyances pour se donner l’illusion de maîtriser les forces
incompréhensibles dont ils sont les jouets3... » À ce sujet, permettez-moi de
vous raconter la petite anecdote rapportée par Mary Douglas dans son petit
livre tellement astucieux : « L. Marshall raconte qu’un jour qu’une bande de
Boshimans Kung venait de terminer le rite de la pluie, un petit nuage
apparut à l’horizon, grandit et noircit. Puis, la pluie tomba. Des
anthropologues demandèrent à ces hommes s’ils pensaient que le rite avait
engendré la pluie. On les couvrit de sarcasmes4. »
– Je ne comprends en aucune manière le sens de cette anecdote,
répondrait sans doute mon critique. Que voulez-vous démontrer ? Ne peut-
on vraiment pas dire que les Boshimans croient que le rite produit la pluie ?
– Non !
1. Les Boshimans se soumettent au rite de la pluie. Cela constitue une
réalité, complexe, intriquée, produisant toute une série d’actions.
2. Et il pleut. Ce qui constitue une seconde réalité...
– Le rite de la pluie n’aurait-il donc aucun rapport avec la pluie ?
– Le rite est une négociation avec des puissances, avec des non-humains.
Il contient en lui-même la théorie du monde et l’action sur le monde. À la
limite, le rite de la pluie a aussi peu de relation avec la pluie que les
scarifications (les moustaches) des Yorubas ont de rapport avec les léopards
ou que la théorie des « enfants hippopotames », que j’évoquais lors de notre
dernière discussion, a de relation avec les véritables hippopotames...
– Oh ! Cela me paraît bien compliqué... Le sens commun, vous
l’admettrez, est plus simple. Que doit-on alors faire de cette notion de
« croyance », d’après vous ?
– L’abandonner ! L’abandonner et la remplacer par un postulat au fond
bien plus raisonnable : toute action culturellement définie – un rite, un
sacrifice, une offrande, une protection... – 1. est bien ce qu’elle prétend
être ; 2. est généralement efficace pour ce qui concerne sa propre
définition. (Par exemple : un rite de la pluie est destiné à entrer en relation
avec les puissances de la pluie. Et généralement il y parvient !)
Donc, une telle action n’a nul besoin d’interprétation. Si l’on accepte ce
postulat, le travail de l’observateur se révélera à la fois bien plus simple
dans sa démarche et bien plus considérable par son étendue. Car il lui
faudra alors reconstituer l’ensemble de la pensée à l’origine de l’action
culturellement définie, et cela même s’il s’agit d’une pensée non analytique,
même s’il s’agit d’une pensée en actes...
Ainsi, dans notre discipline, malgré les nombreuses mises en garde de
penseurs exceptionnels, véritables visionnaires, comme l’a par exemple été
Marcel Mauss5, malgré les recherches approfondies et extrêmement
démonstratives des anthropologues sur la « pensée sauvage6 », malgré les
résultats cliniques régulièrement publiés des chercheurs en
ethnopsychiatrie, les psychopathologistes continuent de prétendre qu’il
existe une pensée d’un côté – celle de la psychopathologie occidentale –,
des croyances de l’autre – celles de ces (pauvres) sauvages qui, englués de
fantasmes, ne savent que gesticuler naïvement des actes « symboliques ».
De plus, les recherches de plus en plus pertinentes des philosophes et des
sociologues des sciences sur la pensée scientifique montrent que les savants
« croient » tout autant que les « sauvages7 ». Pourtant, de par la construction
de leur discipline, les psychopathologistes ne parviennent à penser les
thérapeutiques « sauvages » que comme :
– des leurres d’illusionnistes,
– des manipulations de croyance8...
– voire de séduction,
– les effets de l’« effet placebo9 »,
– de simples consolations10,
– bref : de la « pensée magique » (entendez : une pensée infantile11)...
– les plus généreux reconnaissant aux guérisseurs une sorte de science
intuitive12...
Eh bien moi, je vous affirme que les autres pensent aussi13 ! Et je peux
même vous préciser que leur pensée est non seulement une véritable
pensée, mais qu’elle est radicalement hétérogène à celle des « Blancs ».
Je peux même ajouter qu’une telle pensée nécessite un apprentissage long et
fastidieux, et, comme le nôtre, cet apprentissage se trouve parfois voué à
l’échec.

La notion de symbole
À partir du moment où l’on renonce au couple conceptuel
croyance/pensée, on est nécessairement conduit à abandonner aussi une
autre banalité de la pensée psychopathologique : la notion de symbole. Car,
habituellement, les psychopathologistes disqualifient les « pensées
sauvages » en prétendant « comprendre » leur symbolisme. Si les
« sauvages » utilisent des procédés magiques, pensent-ils, c’est qu’ils
déplacent symboliquement des vérités profondes que les savants, eux,
parviennent à appréhender en « prise directe », c’est-à-dire sans leur gangue
fantasmatique. Ceux qui « croient » n’ont accès qu’au symbole alors que
ceux qui « pensent » auraient accès à la chose symbolisée, à l’être même de
la chose.
Ainsi a-t-on pu lire que les Wolofs14 voulaient agir sur la représentation
du père mais qu’ils l’avaient symboliquement déplacée sur celle de
l’ancêtre. Comment peut-on penser un seul instant que, pour un Africain, le
père peut être l’objet à symboliser et l’ancêtre le symbole ? Comment peut-
on ainsi intervertir une hiérarchie des valeurs sans cesse répétée, quasiment
dans chaque action de la vie quotidienne ? Ou bien, au sujet des Laris et des
Bakongos, qu’ils voulaient attaquer leur propre agressivité inconsciente,
mais l’avaient symboliquement déplacée – « projetée » – sur la
représentation du sorcier... Banal, me direz-vous ? Mais lorsque l’on sait ce
que représente un n’doki15 chez un Congolais et la terreur qu’il ressent à
l’idée d’être agressé par l’un de ces êtres, on ne peut qu’être effaré par le
simplisme des observateurs.
Je vous l’affirme, c’est bien la notion de « symbole » qui empêche
d’appréhender les thérapeutiques des non-savants comme de véritables
pensées techniques. C’est pourquoi je vous propose l’exercice de penser le
problème des techniques thérapeutiques en psychopathologie en évitant
systématiquement toute notion de « croyance » ou de « symbole ».
– Mais, dites-moi, comment allez-vous vous y prendre pour pénétrer, à
partir de votre propre pensée qui, vous en conviendrez, est de type
scientifique, ces autres pensées que vous-même décrivez comme
radicalement hétérogènes ? Je peux à la rigueur admettre que vos critiques
puissent être fondées. Mais la difficulté méthodologique que vous soulevez
par vos propositions me paraît insurmontable. Expliquez-moi un peu votre
méthode.
– Je suis totalement d’accord avec votre remarque. Je vous propose,
seulement pour commencer à parcourir l’étendue de la question, d’utiliser
une méthode apparemment grossière mais qui, vous le verrez, se révélera
efficace. Pour saisir une part de l’immense complexité qui se cache derrière
les théories tant des guérisseurs que des savants, je vous invite à considérer
le plus attentivement possible l’ensemble des conséquences de leur action
technique. Nous nous détournerons donc systématiquement des idées
qu’avancent les techniciens pour justifier leur action. Nous éviterons
systématiquement de discuter la quantité de « vérité » que véhiculent ces
idées et essaierons de concentrer toute notre attention sur les effets concrets
de leurs actions, voulez-vous ? Eh bien, commençons.

Les médicaments des Blancs

Théorie
Pour ce qui concerne la psychopathologie, les Blancs pensent que les
médicaments agissent et prétendent en connaître les circuits.
a. Les psychotropes sont des molécules de synthèse, molécules
« accueillies » dans l’organisme par des récepteurs. Les récepteurs sont en
quelque sorte les « organes sensitifs » des neurones, lesquels participent à la
structure générale d’un organe (le cerveau) qui est la propriété exclusive
d’une personne. Toute personne est nantie d’un cerveau pour la simple
raison qu’elle est humaine. L’utilisation d’un psychotrope présuppose que
l’on pense que le symptôme présenté par une personne provient d’un
dysfonctionnement de son organe ou qu’au moins l’action sur l’organe
donnera quelque résultat sur le symptôme. Tout cela n’est que simple
description, vous en conviendrez...
b. Décrivons maintenant la psychanalyse. Cette fois, nous partirons à
rebours, c’est-à-dire du symptôme. La psychanalyse s’est sans cesse battue
pour faire admettre qu’un symptôme était la propriété exclusive d’une
personne, allant même jusqu’à prétendre qu’il constituait une sorte de
marque de fabrique, comme si la personne entière était contenue, sous
forme condensée, dans le seul symptôme16. Après Freud, les psychanalystes
– surtout les psychanalystes français, je dois dire – se sont souciés de
définir le statut de cette personne. À l’heure actuelle, ils semblent d’accord
pour admettre que c’est la notion de sujet qui en rend le mieux compte – un
« sujet » philosophique (Lacan – le sujet du désir), voire de plus en plus un
« sujet » légal (Legendre – le sujet de la loi). Mais ce sujet est une synthèse
d’éléments structuraux constituant entre eux une sorte d’organe : l’appareil
psychique. Cet organe, tout comme le cerveau, possède des extrémités
sensitives : ce sont les affects. L’instrument destiné à établir des interactions
avec l’organe – j’ai nommé le transfert – passe toujours par l’intermédiaire
des affects. C’est pourquoi Freud souligne sans cesse qu’il ne peut y avoir
de psychanalyse sans transfert.
Voulez-vous regarder attentivement la figure 5 et me dire si vous n’êtes
pas frappé, tout comme moi, par l’identité des deux modèles de pensée
savante en psychopathologie : la psychopharmacologie dans la colonne de
gauche, la psychanalyse dans celle de droite. Dans les deux cas, il s’agit
d’agglomérer – plus même, de souder – le symptôme à la personne, puis de
justifier cet agglomérat par une sorte d’ascension logique. Une fois que l’on
est allé du signe au symptôme (par le diagnostic), l’on soude alors le
symptôme à la personne. Et pour ce faire, l’on gravit des étapes : de la
personne à la structure ; de la structure aux récepteurs (récepteurs
neuronaux pour la psychopharmacologie, affects pour la psychanalyse) ;
enfin, des récepteurs aux produits actifs (les molécules pour l’une, le
transfert pour l’autre).

Figure 5. – La pensée savante.


Mais la conséquence d’une telle opération, passablement complexe, je le
reconnais, est toujours de souder le symptôme à la personne.
– Je comprends parfaitement ce que vous dites. Il s’agit d’une simple
description de la séquence logique à laquelle se livrent nos thérapeutes
lorsqu’ils entreprennent d’y voir un peu plus clair dans l’amoncellement de
nos problèmes. Il me semble que vous analysez correctement l’ossature de
la pensée, plus précisément de ce que vous appelez les « modèles ». Mais
en quoi cela mérite-t-il d’être souligné ? N’est-ce pas cela qu’on appelle
« penser » ? On dirait que cette démarche vous semble scandaleuse.
Expliquez-vous !
– Je crois que vous n’avez pas encore discerné les deux conséquences
catastrophiques du fonctionnement de la pensée savante :
1. La première est que, en soudant le symptôme à la personne, l’on
désolidarise la personne de ses semblables. Agglomérée à son symptôme,
elle devient différente de ses proches : sa mère, son père, ses frères – elle
perd ipso facto ses appartenances familiales, ethniques, de langue. Elle
devient « objet d’experts » qui, d’ailleurs, quelquefois, revendiquent cette
propriété17.
2. La seconde tombe sous le sens : pharmacologues et psychothérapeutes
peuvent dialoguer sans cesse, même si c’est pour mutuellement se critiquer.
Ils dialoguent car ils s’entendent sur l’essentiel – le symptôme doit être
rendu solidaire de la personne –, ils ne divergent que sur les découpages des
parties élémentaires (structure du cerveau pour les premiers, structure de la
psyché pour les autres) permettant ce mécanisme d’attribution. En faisant
fonctionner un tel système, ils pensent qu’ils ne font que penser – et du
même coup disqualifient tout autre type de pensée.
Donc, vous disais-je, les Blancs pensent qu’ils pensent. Ils pensent même
que la leur est la seule façon de penser. Et constatant que les autres – je
veux bien sûr parler des guérisseurs originaires de sociétés non
occidentales, les Noirs – ne parviennent jamais à renoncer à leurs esprits,
leurs démons, leurs fétiches, leurs sorciers, ils en concluent que les autres
croient.
Mais arrêtons-nous un instant sur ce que les Blancs pensent que les Noirs
croient de manière opiniâtre. D’après les premiers, les seconds croient :
– que le monde est peuplé d’humains et de non-humains ;
– que les non-humains, tout comme les humains, sont doués
d’intentionnalité et donc :
– que la nature est animée,
– qu’en utilisant ces « forces », l’on peut agir à distance,
– que l’on n’est pas responsable de sa destinée,
– que l’on peut établir un commerce avec les non-humains pour les
influencer :
• en négociant avec eux,
• en s’opposant à eux,
• en les séduisant,
• en les suppliant,
• en les respectant,
• en les trompant,
etc.

La pensée se trouve dans les objets


Voilà donc, pour ce qui concerne la psychopathologie, la position de la
pensée occidentale – dite « savante ». Si vous me permettez, afin de
poursuivre l’exercice, je vais vous poser une question : quel est, d’après
vous, le médicament le plus utilisé de par le monde ?
– Je ne sais pas... Peut-être l’aspirine ?
– Non ! C’est la prière ! Et lequel classeriez-vous en second ?
– Cette fois, vous ne m’y reprendrez pas... Répondez vous-même...
– Eh bien, c’est le poulet ! C’est extraordinaire le nombre de poulets qui
sont tués chaque jour dans le seul but de venir en aide à des humains en
souffrance18. Le saviez-vous ? Comment se fait-il que, malgré l’insistance
fanatique des pensées médicales déferlant sur le monde, les populations
continuent à se soigner de la sorte ? Eh bien, je vais tenter de vous en
expliquer la raison19.

Les objets conceptuels


Voyez-vous, le système « sauvage » se trouve être à l’exact opposé du
système savant. La conséquence de l’application d’une « pensée sauvage »
pour la prise en charge d’un désordre est toujours de dissocier le symptôme
de la personne. Et afin de parvenir à ce but – rompre tout lien qui pourrait
unir le symptôme et la personne –, toutes les « pensées sauvages » que je
connais recourent à un même grand principe : l’attribution d’une
intentionnalité à l’invisible.
– Permettez-moi de vous dire, mon cher ami, que pour la première fois,
je commence à vous trouver obscur. Qu’est-ce donc que cet invisible, et
comment diable lui attribuer une intention ?

Figure 6. – Ce que les Blancs pensent que les Noirs croient.

– Prenez le moindre événement créant du désordre ; mettons le fait que,


malgré toutes nos tentatives, ma femme ne parvienne pas à tomber enceinte.
Nous pourrions, l’un et l’autre, nous livrer à toute une série d’examens
biologiques. Supposons même que l’on finisse par identifier la cause de la
stérilité de notre couple : mon oligospermie. La question n’est pas résolue
pour autant. Dès lors, il nous faudra expliquer pourquoi cette jeune fille
saine et en pleine santé est allée s’amouracher d’un jeune homme incapable
de lui fournir des enfants. Elle ne le savait pas alors, me répondrez-vous,
croyant seulement faire une remarque de simple bon sens. Sans doute, sans
doute ! Mais une force obscure ne le savait-elle pas ? Cette puissance
invisible n’est-elle pas aujourd’hui même en train de nous attirer l’attention
sur le fait que, tout comme les grands patriarches, nous pourrions avoir été
choisis comme origine d’une nouvelle lignée ? Qui sait si cette stérilité,
comme celle d’Abraham et de Sarah, n’est pas le signe de notre destin de
fondateurs20 ?
– Voilà qu’à nouveau vous glissez vers des explications obscures, ici
vous devenez même mystique. Je ne peux admettre ce type de
raisonnement ; vous comprendrez qu’il ne convient pas à mon esprit
rationnel.
– Il est temps, je crois, de vous rappeler les principes de notre méthode.
Il ne s’agit pas de discuter du degré de « vérité » des interprétations mais
d’observer la conséquence de leur mise en acte. Si je commence à dérouler
une telle interprétation, je me ferai un devoir d’interroger l’invisible,
non ?... d’identifier l’intention qu’il avait en créant ce désordre – ici ma
stérilité avec cette femme.
– Voudriez-vous dire que toutes ces interprétations incroyables que vous
ne cessez d’évoquer – ces esprits, ces diables, ces démons – n’auraient pour
seule nécessité que d’engendrer une procédure technique d’interrogation ?
Est-ce cela ? Ce serait alors une pensée proprement révolutionnaire que
vous tiendriez là. Devrais-je en conclure que, si l’on contraint ainsi des
peuples entiers à croire à des fadaises, c’est dans le seul but d’être en
mesure, devant un désordre donné, de déclencher l’interrogation de
l’invisible. Les phénomènes de croyance ne seraient-ils, en définitive, que
des sortes de prévention naturelle des désordres psychologiques d’un
peuple ?
– Vous n’êtes pas si loin de comprendre ma pensée quoique vous vous
laissiez aller à utiliser la notion de croyance malgré mes avertissements
préliminaires. Faites encore un effort. Prenons un second exemple : la mort.
Si l’on admet que tout événement produisant du désordre est engendré par
une intention invisible, alors aucune mort ne peut être considérée comme
« naturelle ». Eh bien, c’est exactement ce que l’on constate que les
Africains semblent penser21. Je dirais que, chez eux, 95 % des morts sont
attribuées à la malveillance d’un être invisible et peut-être 5 % seulement –
la mort des « sages », je veux dire ceux qui ont su passer leur vie à affiner
leur initiation chaque jour davantage, à aménager leur rencontre avec leur
double – à l’intention propre du mort. Ainsi, lors des funérailles, vous
verrez la plupart des ethnies africaines se livrer à l’interrogatoire du mort
alors chargé d’énoncer lui-même la cause de son décès – généralement de
révéler l’auteur du méfait. Quant aux vieux sages, il peut parfaitement
arriver que vous rencontriez l’un d’eux à l’orée de sa mort. Vous pourrez
même l’entendre vous livrer la date exacte de son décès. Et, généralement,
il tient parole22 !
– Curieux ! Bizarre ! Ne trouvez-vous pas étrange que les deux exemples
qui vous sont venus à l’esprit – la stérilité et la mort – sont plutôt traités par
la médecine somatique et non par la psychopathologie ?
– Je dois avouer que je les ai volontairement choisis tels pour vous
montrer que nos découpages entre médecine du corps et médecine de l’âme
n’ont d’intérêt que parce qu’ils contribuent à la construction d’une
discipline. Je préfère de loin la notion de « désordre » qui laisse ouvertes les
possibilités d’inscrire la souffrance du malade dans divers paradigmes.
Je m’explique !
Considérant que tout phénomène relevant chez nous du « soin » peut
entrer dans la catégorie que j’ai grossièrement définie par le mot
« désordre », nous pouvons maintenant énoncer trois constats qui, je le
crois, sont désormais clairement établis :
1. Le principe selon lequel tout événement produisant du désordre révèle
une intention invisible est en vérité un principe technique.
2. Il est destiné à engendrer des actions. Cela implique que ce principe
n’est pas une théorie fausse (une « croyance », une intuition empirique, une
protothéorie scientifique) mais une sorte d’interface entre la pensée et le
monde. C’est un outil.
3. Or, l’outil n’est pas la pensée ! Elle se trouve cachée, condensée dans
les manières de faire des actions techniques alors mobilisées et jamais,
malgré les apparences, dans ces énoncés qui vous paraissent tellement
ésotériques.
Ainsi, l’application de ce principe déclenche-t-elle toujours des
séquences complexes associant quatre éléments :
1. Le constat du désordre.
2. Le postulat de l’intention de l’invisible.
3. L’explicitation de cette intention.
4. La séquence la plus importante, souvent la seule séquence visible à un
observateur : la réponse adéquate, toujours adressée à l’invisible.
Prenons un exemple pour bien comprendre la succession de ces
séquences. Supposez que le couple stérile que j’évoquais tout à l’heure ait
été manding de Casamance. Devant le constat de leur stérilité, et quelles
qu’aient été par ailleurs les démarches entreprises auprès des médecins
(blancs ou « blanchis »), ce couple aurait nécessairement abouti chez un
devin. Imaginez que le devin ait interrogé le sable, ce qui, comme vous le
savez sans doute, est une technique d’interrogation de l’invisible
extrêmement répandue en Afrique de l’Ouest. Imaginez enfin que la terre
ait répondu que la femme était mariée depuis l’âge de cinq ans avec un
djidjinna (un esprit de l’eau) et que, si elle ne donnait pas des enfants aux
humains, c’est que chaque année elle en donnait aux djidjinnas, en quelque
sorte ses véritables beaux-parents. Sans doute le devin ne se donnera-t-il
même pas la peine d’expliquer le récit mythique dans le détail à la femme, à
son mari ni même à la famille qui les a sans doute accompagnés. Il se
contentera de fournir sa prescription. Il pourra par exemple demander à la
femme de coucher seule, chaque lundi, chaque jeudi vêtue de blanc.
Il pourra également prescrire de faire le sacrifice d’un agneau de couleur
blanche. Il demandera que les entrailles soient jetées dans l’eau du marigot
et la viande distribuée à la mosquée, à des pauvres ou à des étrangers.
Il fabriquera enfin une amulette pour la jeune femme, sorte de ceinture de
cuir qu’il fourrera sans doute de plusieurs sortes de plantes, de parfums ou
même d’écritures en langue arabe. Et il lui demandera de la porter autour de
la taille jusqu’à sa grossesse, qu’il prédira pour l’année suivante23.
Figure 7. – Séquences déclenchées par l’effort d’identification
de l’intention invisible.

Ainsi pouvons-nous restituer concrètement les différentes séquences :


1. Le constat du désordre – accueil de la plainte.
2. Le postulat de l’intention de l’invisible – c’est, en vérité, l’existence
même du devin.
3. L’explication de cette intention – interrogation divinatoire du sable.
4. La réponse adéquate adressée à l’invisible – prescriptions du devin.

Médecine populaire et médecine d’experts


Observons maintenant les conséquences de l’application d’un tel
principe. Si l’on interroge du visible – quelle qu’en soit par ailleurs la
difficulté (mobilisation de compétences, de technologies sophistiquées, de
matériels complexes24) –, l’on obtiendra toujours une médecine d’experts.
Or, les experts, réunis par le partage d’une même théorie, vont
nécessairement se constituer en groupe cohérent. Procéder en interrogeant
le visible produit des groupes de médecins, groupes autovalidés se
constituant très rapidement en groupes de pression. Pour comprendre ce que
je vous dis, il vous faut vous décaler un peu. Observez d’autres formes de
médecines savantes – par exemple la médecine islamique (encore appelée
médecine « coranique »). C’est aussi une médecine qui interroge le visible
que sont les textes coraniques. Elle aboutit nécessairement à la constitution
de clergés d’experts se constituant eux aussi, comme vous le savez, en
groupes de pression.

Figure 8. – Séquences déclenchées par l’effort d’identification


de l’intention invisible – exemple.

Je vous propose donc l’équation suivante : interroger le visible –


médecine d’experts (le visible n’est perceptible que par les experts) –,
constitution de clergés laïques (médecins et universitaires) ou de clergés
religieux (exemple de la médecine savante islamique).
En revanche, si vous interrogez l’invisible, vous finirez toujours par
attribuer une nouvelle affiliation à votre malade. La femme de l’exemple
précédent finira sans doute adepte d’une congrégation de femmes possédées
par les esprits de l’eau. Toutes ces femmes se retrouvent au moins une fois
par an, au cours de cérémonies d’appel aux esprits qui sont à la fois des
sortes de rituels religieux, des thérapies de groupe, des fêtes populaires et
bien d’autres choses encore25. En tout cas, vous en conviendrez avec moi,
l’application du principe technique de l’intentionnalité invisible a toujours
pour conséquence ultime la constitution de groupes de malades – ou plus
exactement, puisque, en général, ces groupes sont déjà constitués,
l’affiliation du malade à l’un de ces groupes (les jumeaux, les possédées, les
manifestations terrestres des ancêtres...). Ainsi donc, une première
médecine – celle des Blancs – aboutit, en psychopathologie, à l’isolement
du malade d’une part, au renforcement du groupe d’experts (les médecins)
d’autre part ; une autre médecine renforce les groupes de malades et isole le
technicien, le promouvant par une sorte de nécessité intrinsèque au statut
d’être singulier.
Dans un cas, l’on aboutit à une médecine d’experts, médecine imposée
par les groupes de pression que constituent toujours les clergés d’experts.
Dans cette médecine, le technicien est désigné par ses pairs, et toujours à la
suite d’un long apprentissage – qui, en fait, vous le savez bien, constitue
avant tout une affiliation26. C’est donc bien lui qui rejoint un groupe. Dans
l’autre, il s’agit d’une médecine populaire, subtile et toujours paradoxale.
Ainsi, dans le dialecte parlé tunisien, désigne-t-on cette médecine par
l’expression ra’ouani – ce qui signifie « médecine à l’envers » ou
« médecine paradoxale ». Sans doute la dit-on « paradoxale » car elle ne
s’adresse jamais au visible, le ramenant toujours au rang de signe. Combien
ai-je vu de guérisseurs africains qui, devant un problème clinique, ne
jetaient même pas un coup d’œil au malade, s’abîmant dans la
contemplation du sable, de l’eau ou des entrailles de l’animal sacrifié... Eh
bien, je peux vous dire que, là, le « docteur » est désigné – que dis-je ?
Il faudrait plutôt dire « élu » – par ses malades et non par ses pairs27.
– Je reste silencieux, non pas, croyez-le bien, parce que j’accepte tous
vos énoncés, mais devant l’énormité de ce que vous dites. Que vous fassiez
fi de l’efficacité de la médecine occidentale, des progrès qu’elle accomplit
chaque jour, passe encore – au fond, l’autre médecine obtient également des
résultats bien qu’ils soient, je crois, très difficiles à évaluer ! Mais votre
insistance à évoquer sans cesse les groupes me trouble. Voulez-vous donc
dire que le bien-être des populations est confisqué par ceux mêmes qu’elle a
chargés de l’assurer ? Voulez-vous m’expliquer un peu mieux votre
pensée ?
Modalités d’interrogation de l’invisible
– Patientez encore un instant et tout vous paraîtra simple. Comme vous
l’avez peut-être remarqué à l’écoute des brefs récits que j’ai pu vous faire,
l’interrogation de l’invisible ne peut se dérouler que selon des mécanismes
complexes mi-ludiques, mi-sacrés : ceux de la divination28. Car l’invisible
est toujours situé dans des substances aux formes indécises :
– dans le sable29,
– l’eau,
– le ciel,
– le sang des animaux,
– le mouvement imprévisible des animaux, comme le cri du
« margouillat » (à l’île de La Réunion) ou le vol des oiseaux...

Figure 9. – Diagnostic ou divination.

Et chez nous :
– dans le hasard de la distribution des cartes,
– ou le chatoiement des reflets dans une boule de cristal.
Je vous propose donc une première formule provisoire. La divination n’a
pas pour mission de mettre au jour un visible caché, sa fonction est
d’instaurer le lieu même de l’invisible. Si je procède à une divination, la
technique que je mobilise présuppose l’existence d’un univers autre.
Prenons un exemple : savez-vous ce que signifie, chez les Wolofs du
Sénégal, une phrase telle que « Nous ne sommes pas seuls dans ce
monde » ? N’allez pas croire qu’il s’agit de la complainte d’un jeune
homme envahi de spleen. Si l’on restitue les implicites de cette phrase, cela
donnerait à peu près :
« Le monde n’est pas seulement peuplé d’humains. Nous le partageons
avec une multitude d’êtres tels que les rabs – génies tutélaires –, les djinnas
– esprits (de la brousse, des eaux, des montagnes, des forêts, etc.) –, les
ancêtres... Ils sont là, tous ces non-humains, même si toi, humain, ne
parviens pas à les voir. Ils peuvent te frôler, te toucher, t’appeler,
t’apparaître dans tes rêves, te suivre, te frapper... Certains parmi nous
parviennent à les voir, parfois même à entamer quelque commerce avec
eux. Tu le sais, ce sont les enfants qui n’ont pas encore acquis la parole, les
fous et les devins. Et si je te rappelle tout cela, si c’est aujourd’hui que
j’attire ton attention sur ces faits, c’est parce que tu sembles te plaindre
d’une douleur sans même penser à te questionner sur sa véritable origine...
À toi donc de conclure ! »
Voilà la phrase restituée avec ses implicites. Son équivalent explicite en
serait donc :
« La douleur dont tu te plains sans cesse est due à la vengeance d’un
djinna dont tu as piétiné par inadvertance la plantation en brousse. »
Étrange ?
Cette phrase constitue un rappel de l’a priori implicite du groupe : les
non-humains existent, leur lieu est défini, les règles d’établissement d’un
commerce avec eux aussi ! En vérité, l’énoncé initial comporte de plus une
injonction :
– « Va donc consulter le spécialiste de l’invisible, le borom kham kham –
le maître du savoir secret – ou encore le borom khorom – le maître du
“trou” (du caché). »
Car l’invisible n’est éventuellement perceptible qu’à un être singulier ;
un être...
– à « quatre’z’yeux »,
– ou dont on a « ouvert les yeux » (que l’on a initié),
– ou encore qui a un « œil derrière la tête »,
– ou encore qui est muni d’une substance particulière dans le ventre,
– celui qui est « né-vieux30 »,
– ou « né coiffé31 »,
– ou bien enfin, comme l’on dit chez nous, qui « a un don »...
Si l’on s’arrête pour se demander la conséquence du fonctionnement d’un
système thérapeutique orienté vers les non-humains, vers l’éclaircissement
de leurs intentions, on est amené à constater que, à l’inverse du nôtre, un tel
système produit des thérapeutes solitaires et des malades en groupes32. Voici
maintenant la seconde formule :
La singularité de l’interrogateur de l’invisible a pour fonction
d’empêcher la création de « clergés » d’interrogateurs de l’invisible.
Ces groupes, les sociétés africaines semblent penser qu’ils peuvent
exister, malgré toute leur vigilance. Ils sont alors traqués sans pitié par des
sortes de « sociétés secrètes » – comme les « hommes léopards » –, groupes
spécialisés dans la mise hors d’état de nuire des « assemblées de
sorciers33 ».

Les concepts de la pensée sauvage


L’identification de l’« invisible » dont l’intention est à l’origine du
désordre
– Vous me suivez toujours ?
– Allez de l’avant ! Je garde en réserve quelques interrogations
théoriques. Je vous les soumettrai plus tard.
– Il me semble que vous avez désormais bien compris que les concepts
des « pensées sauvages » ne se trouvent pas dans leurs énoncés – c’est sans
doute là qu’a résidé le plus grand des malentendus entre pensée sauvage et
pensée savante – mais dans les manières de faire engendrées par
l’application de grands principes qui sont des sortes de postulats. Si vous
me le permettez, je vais maintenant vous guider dans l’explicitation de
quelques postulats « sauvages ».
D’abord, puisqu’il s’agit d’identifier l’intention d’êtres invisibles, que
sait-on de ces êtres ? Pour la commodité de l’exposé, je les ai classés en
trois grandes catégories :

1. Les êtres surnaturels – les entités


• Le dieu des grandes religions monothéistes (islam et christianisme).
• Les divinités des ethnies polythéistes (telles que les Yorubas du Bénin,
les Ewés du Togo, etc.).
• Les esprits (esprits tutélaires de groupes ou de familles, esprits des lieux
– rivières, forêts, carrefours –, esprits d’éléments – feu, métal, végétaux
–, etc.).
• Les principes (sortes d’allégories) – la mort, le respect, la cohésion de la
famille, la sexualité...
• Les organes (comparaison des fonctions de la tête et du ventre chez les
Yorubas, du foie, du cœur et du souffle dans la médecine arabe, etc.).

Conséquence de l’appel technique aux entités


Il vous paraîtra sans doute évident que l’appel aux êtres surnaturels
présente plusieurs avantages thérapeutiques.
Étant invisibles, ils sont inconnaissables par nature. Par conséquent, si le
processus thérapeutique se révèle inefficace, ce ne sera jamais signe
d’incompétence du thérapeute mais de la volonté de l’invisible de rester tel.
Là, il n’existe donc pas, stricto sensu, d’erreur thérapeutique, seulement des
tromperies de l’invisible... C’est sans doute ce qui explique les longs
parcours auxquels se livrent les malades34.

Exemple clinique
Nous avons autrefois reçu à la consultation d’ethnopsychiatrie de
l’hôpital Avicenne un jeune enfant d’une dizaine d’années, gravement
autiste. Son père, constatant l’absence de parole de son fils, affirmait qu’à
l’origine du mal dont souffrait son fils était l’action d’un Rou’hani35. Il nous
expliquait que les Rou’hani savaient parler toutes les langues – on en
trouvait qui parlaient l’arabe, le kabyle ou le français, sans doute, mais aussi
l’anglais ou même le chinois. En revanche, ce qui se révélait toujours
difficile, c’était de trouver... un cheikh sachant parler la langue de ce
Rou’hani ou, plus précisément, qui savait le « faire parler ».
Ainsi, quelle que soit la gravité du désordre, le principe reste toujours le
même : identifier l’intention de l’« invisible ». Dans un tel système, aucun
malade n’est inguérissable... Ce sont les êtres surnaturels qui sont parfois
inconnaissables... La différence est de taille surtout en ce qui concerne la
prise en charge de nos malades les plus gravement atteints ! C’est comme si
le groupe disait : l’enfant n’est pas muet « par nature » ou « par maladie »,
car un enfant ne peut être muet. Il entretient un dialogue, dans une langue
secrète, avec un invisible. Trouvez la personne susceptible d’entrer en
relation avec cet invisible et vous libérerez l’enfant du dialogue dont il est
captif.

2. Les sorciers par nature


Cependant, le recours aux êtres surnaturels, s’il souligne le caractère
inconnaissable des non-humains, laisse l’intentionnalité dans l’ombre.
Le concept central de la « sorcellerie par nature » se révèle bien plus actif
dans la mise en valeur du second pôle interprétatif : l’intentionnalité.
Selon cette théorie, il existerait des êtres, pourtant d’apparence
banalement humaine, mais nantis d’un organe de sorcellerie invisible.
La présence de cet « organe » implique une sorte de nature. Il est d’ailleurs
observable à l’« autopsie36 ». Il est quelquefois transmis par la mère, elle-
même sorcière, mais peut spontanément apparaître dans une lignée. Cet
organe induit chez le sorcier des comportements parfaitement connus :
– il agit la nuit ;
– de manière invisible ;
– selon des procédures surnaturelles ;
– on dit qu’il « mange » ses victimes. En vérité, il se nourrit soit de leur
substance vitale – on voit alors dépérir la victime –, soit de leur « force de
travail » –, il les soumet durant la nuit à un véritable esclavage magique.
En Afrique centrale, cette notion est la clé de voûte du système
thérapeutique. Là, soigner un malade consiste toujours à ce qu’un « maître
du secret » (nganga dans un grand nombre de langues d’Afrique centrale)
reçoive la famille entière dans laquelle est apparu le désordre et soumette le
sorcier (n’doki en lingala, langue véhiculaire au Congo, au Zaïre, en
Angola...) – qu’il aura identifié au préalable – à un procès en règle37.
Comme dans le système juridique américain, l’on doit parvenir aux aveux
explicites du coupable. Quelquefois, ces aveux sont consignés sur des
cassettes de magnétophone, parfois même vidéoscopés. Voici, traduits du
lari, quelques fragments de la confession enregistrée d’un sorcier (n’doki)
zaïrois :
« Je vais vous dire toute la vérité sur ma vie. C’est mon histoire
personnelle. La vie que je vais vous raconter est la vie que j’ai menée... une
mauvaise vie, une vie de voleur, une vie de tueur, une vie où je n’ai fait que
des mauvaises choses. Et pourquoi tout cela ? Parce que j’ai suivi le
mauvais chemin, le chemin de Satan. Je faisais de la magie. J’ensorcelais.
Je voyais tout ce qui n’était pas visible par les gens normaux38... »
Suit le récit de son initiation au monde de la sorcellerie, guidé par son
oncle maternel :
« ... Une autre fois, toujours en l’absence de mes parents, il m’a fait venir
vers 8 heures du matin. Mes parents étaient partis au champ. Chez lui, il
m’a fait asseoir. Mon oncle possédait un petit chien. Il a pris le chien dans
ses bras et s’est mis à lui laver la face dans une cuvette d’eau. Il lui retirait
la matière blanche produite par les yeux, qu’il diluait dans l’eau. Ensuite, il
a pris l’os d’un chat noir et l’a trempé dans l’eau avec le reste. Alors, il m’a
ordonné de venir me laver les yeux avec cette eau... »
Enfin, le récit du cannibalisme sorcier :
« ... Mon oncle est sorti en me laissant là au salon ; pris d’impatience, je
l’ai suivi. En écartant un peu le rideau, sans me faire voir, j’ai découvert un
être humain étendu sur le sol. On était en train de le découper en morceaux,
comme on coupe le poulet en morceaux ou le cabri en morceaux. On a
ouvert son ventre et on a mis ses entrailles de côté. On a coupé sa tête et on
l’a également mise de côté. On s’est acharné à le découper comme l’on fait
pour un animal... »
On constate donc que les concepts de la sorcellerie, profondément
cohérents, donnent lieu à des procédures sociales parfaitement codifiées.
Comme on vient de le voir, ces procédures sont intégrées par les seconds
acteurs du drame thérapeutique : les sorciers. Cette même notion se
retrouve au Maghreb, légèrement atténuée cependant, mais tout aussi
répandue sous le nom d’œil – ’eïn –, habituellement improprement traduit
par « mauvais œil ». En effet, « mauvais œil » laisse entendre que l’humeur
envieuse, visible dans les yeux pleins de désir, « gâche » l’objet convoité.
Au contraire, la notion d’œil fait vivement ressortir une caractéristique,
pour ainsi dire « biologique », de l’œil du sorcier. C’est ainsi que l’on a
l’habitude de dire que les effets de l’« œil » peuvent même se manifester
chez ceux que l’on aime le plus39. Ainsi une mère peut-elle « jeter l’œil »
sur son propre enfant, pourtant tendrement aimé.

Conséquences logiques des théories sur la sorcellerie


par nature : des sentiments humains
et des procédures surnaturelles
Les sorciers (n’doki) sont donc conçus comme des êtres d’apparence
humaine, mais un peu comme s’ils appartenaient à une autre espèce
parasite, secrètement occupés à investir le monde humain.
On peut soupçonner leur présence à certains caractères inversés :
– ils commettent volontairement des transgressions de tabous : inceste,
cannibalisme40 ;
– ils ont tendance à s’agglutiner en groupes antisociaux. On dit
fréquemment que la condition pour adhérer à un groupe de sorciers est de
livrer l’un des siens – par exemple son propre enfant – aux pulsions
cannibales du groupe. Ainsi, les groupes de sorciers sont-ils des « groupes
antifamille », des « hiérarchies antihiérarchie », etc.
Continuons maintenant à appliquer la méthode que l’on a initialement
définie. Interrogeons-nous sur la conséquence du fonctionnement technique
d’un système thérapeutique orienté vers l’identification d’un sorcier.

Conséquences techniques
Dans un tel monde, il est impossible de distinguer spontanément, sans
l’aide d’un n’ganga, le sorcier du non-sorcier. Étant donné que la sorcellerie
est conçue comme une sorte de « nature biologique » – à la limite : un
« caractère » –, la plus élémentaire prudence incitera chacun, devant un
inconnu, à ménager ses susceptibilités. Car vexer un « sorcier » entraînerait
immanquablement le déclenchement de sa substance sorcière et la
dévoration nocturne de l’imprudent. Ainsi, un tel système privilégiera-t-il
l’attention portée aux sentiments d’autrui. Ce type de pensée constitue pour
ainsi dire la psychologie par excellence puisqu’il contraint à toujours
envisager prioritairement le fonctionnement affectif d’autrui. Et cela, non
pas en vertu de « bons sentiments » mais, je dois le souligner, simplement
par peur ! Encore une fois, voyez-vous, nous constatons l’inanité de ces
« sentiments humanitaires » dont nous sommes si fiers comparés à la force
de véritables systèmes techniques totalement orientés vers la mise en valeur
de l’altérité – plus même : des systèmes destinés à contraindre les membres
d’un groupe à se représenter l’altérité.
– Alors là, je trouve que vous exagérez un peu ! Vous êtes en admiration
devant des systèmes que, j’en conviens, vous décrivez avec un certain
talent, mais qui sont essentiellement gérés par la peur – comme vous le
constatez vous-même, d’ailleurs ! Après quoi, vous critiquez nos systèmes
plutôt sereins, principalement tournés vers l’amour.
– Excusez le caractère lapidaire de ma réponse mais là encore, je vous
trouve naïf ! Les systèmes que je décris sont des « contraintes à penser ».
Excusez mon pessimisme ; je ne parviens absolument pas à adhérer aux
invitations – invitations à l’« amour », à la « compréhension », à
l’« écoute » – qui, le plus souvent, constituent de véritables barrages à la
pensée. Mais revenons maintenant à la technique, voulez-vous ? Un jour,
une jeune femme zaïroise m’a ainsi raconté sa thérapie par un n’ganga.
« C’était le jour de mon bachot. Je me suis rendue à la salle d’examen,
me suis installée devant ma feuille d’examen. Mais au moment d’écrire,
mon bras s’est trouvé paralysé. J’avais beau faire, impossible de le remuer
d’un seul millimètre. Il est ainsi resté immobile durant plus d’une année.
Après avoir consulté tous les médecins, mes parents ont finalement décidé
de se rendre chez un n’ganga qu’on leur avait recommandé. Il a d’abord dit
qu’il y avait un sorcier (n’doki) dans la famille. Il a demandé que tout le
monde vienne à la séance de prière. Il les a tous fait parler, tour à tour. Il a
désigné le sorcier, qui s’est repenti (?). Quelques semaines plus tard, j’étais
guérie... »
Et lorsque j’ai demandé s’ils avaient bien découvert le sorcier
responsable de son mal, elle m’a répondu :
« Naturellement, puisque j’ai guéri. »
Dans cette dernière phrase, vous avez, résumée, toute la théorie de la
sorcellerie par nature :
A. Postulat : le désordre est causé par l’attaque (parfois inconsciente
puisque « nocturne ») de la substance de sorcellerie portée par une
« apparence d’humain ». Dans ce cas, comme vous l’imaginez à partir de
mes descriptions, le non-humain est caché dans l’humain.
B. Réponse technique : le n’ganga convoque les suspects (en général,
l’ensemble de la famille), les interroge et, un peu à la manière d’un
détective, identifie le coupable.
C. Validation de la démarche : si, après l’identification du coupable, le
malade guérit, c’est que l’accusation était exacte.
– Mais alors, que fait-on de ce pauvre soi-disant sorcier ? Vous me
heurtez une fois de plus et, là, dans mes aspirations « banalement
occidentales » à la justice... Se livre-t-on après le traitement à des chasses
aux sorcières comme dans notre Moyen Âge ? L’un est peut-être « guéri »
alors que l’autre est « condamné ».
– Voilà deux questions en une... D’abord, il n’y avait pas de chasses aux
sorcières durant notre Moyen Âge. C’est au début de la Renaissance – à la
fin du XVe et au début du XVIe siècle – que le système sorcier occidental a
commencé à s’affoler et à pédaler dans le vide. La médecine naissante
n’était d’ailleurs pas étrangère à cette déstructuration. Mais c’est un
problème que je ne souhaite pas aborder ici. Arrivons maintenant à votre
seconde question : dans mes récits congolais et zaïrois, les sorciers ont le
choix entre deux possibilités :
1. Soit, comme l’on dit là-bas, vomir leur sorcellerie – c’est-à-dire
accepter qu’on leur extirpe définitivement du ventre la substance de
destruction. Les déclarés sorciers sont alors admis dans des sortes
d’internats où ils subissent une véritable initiation à l’issue de laquelle
ils peuvent à leur tour devenir n’ganga. Je dois dire que le traitement est
recouvert de la plus subtile ambiguïté. Car l’on prétend qu’on entreprend de
leur « fermer les yeux ». En vérité, on leur enseigne des techniques
destinées à « voir »... les sorciers. Bref : on transforme des sorciers en
chasseurs de sorciers. D’ailleurs, le peuple ne se laisse pas vraiment
tromper puisqu’on a l’habitude de dire là-bas : « Seul un n’doki est
susceptible de “voir” un autre n’doki. »
2. Soit, comme l’avait déjà signalé Evans Pritchard en 1937, on demande
au sorcier de jurer de ne plus attaquer la victime désormais ; en un mot : de
contrôler sa sorcellerie !
Je dois tout de même signaler par honnêteté que, dans certains cas, le
sorcier peut être maltraité. Il peut être chassé du village41 ou du quartier. Ce
n’est que très exceptionnellement qu’il subit des violences physiques.
Et cela pour plusieurs raisons :
1. Ce qu’il a fait, il est seul à pouvoir le défaire, il est donc bien plus
intéressant pour la communauté de s’en faire un allié.
2. On le soupçonne de faire partie d’un groupe de congénères pouvant
manifester des velléités de vengeance, deuxième raison pour s’en faire un
allié.
3. Il est en relation avec les forces de l’invisible, les puissances de la nuit
– relations qui, elles aussi, peuvent se révéler bien utiles à la communauté.
À mon sens, les cas qui tournent mal se voient surtout en ville, là où les
processus de régulation postthérapeutique n’ont pu se mettre en place...
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Ne s’agit-il pas d’un
système ?
– Bien entendu ! Mais, à ce que je sais, à Kinshasa ou à Brazzaville, on a
surtout conservé la première partie de l’action thérapeutique – les modalités
d’accusation du sorcier – et on a négligé la seconde : le traitement (ou, si
vous voulez, l’initiation) du sorcier qui ne peut se dérouler qu’au village.
Êtes-vous maintenant rassuré sur le destin de votre sorcier ? Permettez-moi
encore quelques remarques épistémologiques. Comme vous le constatez,
une telle thérapeutique ne s’occupe quasiment pas du malade. La maladie
est en quelque sorte l’occasion pour la communauté de rechercher, de
trouver puis éventuellement d’initier un acteur des plus ambigu et des plus
précieux. Chemin faisant, elle tisse des liens complexes et profonds. Loin
de désinsérer X, son symptôme le plonge au plus profond des humeurs
secrètes de Y. Autrement dit : si je présente un symptôme – disons une
dépression –, c’est parce que mon oncle maternel, par ailleurs sorcier (peut-
être même sans le savoir), a éprouvé une colère inconsciente en ma
présence. Belle intrication de liens, ne trouvez-vous pas ?
Là, l’interrogation de l’invisible se déplace selon une série de
glissements : du symptôme du patient à l’identification du sorcier, du
sorcier à la substance de sorcellerie, de la substance à la manière d’en
détourner les effets pour le bien de la communauté.
Ainsi, les théories centrées sur la sorcellerie par nature sont-elles dans
leurs déroulements techniques :
1. De véritables thérapies familiales42.
2. Elles fabriquent sans cesse du ciment social par le permanent tissage
de mécanismes interactifs d’une exceptionnelle efficacité.
3. Elles contraignent à s’interroger sur les humiliations, les vexations, les
manques de respect ; elles sont donc une école de respect social.
4. Je dois dire que ces théories sont la psychologie par excellence – ou,
en tout cas, ce qu’elle devrait être si elle existait vraiment : une obligation
intrinsèque à toujours envisager le fonctionnement affectif d’autrui.

3. Les sorciers par technique. Des intentions


humaines (trop humaines) et des procédés
surnaturels
Il s’agit dans cette troisième catégorie, vous l’avez deviné, de discuter la
sorcellerie volontaire, que j’appelle aussi « sorcellerie par technique ».
La théorie en est la suivante : vous déclenchez – la plupart du temps à votre
insu – un sentiment chez autrui : de la jalousie, de l’envie, parfois même de
l’amour. L’autre, harcelé, obsédé par ce sentiment, va se rendre chez un
professionnel de la manipulation sorcière. Lequel va fabriquer un objet
destiné à apaiser l’excitation du premier – peut-être même à assouvir son
désir. Eh bien, c’est à cet objet complexe que l’on va attribuer la
responsabilité directe du désordre observé. Voilà donc, schématisée, la
théorie qui va engendrer les techniques thérapeutiques. Dans ce cas,
l’intention est simple à deviner – en vérité, il s’agit toujours des mêmes
sentiments. Le coupable est généralement aisé à désigner ; en fait, c’est très
souvent le malade lui-même qui le repère parmi ses parents, ses proches ou
ses voisins. Là, ce qui est invisible et qu’il s’agira de « défaire », c’est
l’objet-sort. Le maître du savoir secret aura donc pour tâche d’interroger les
substances de divination sur la nature et le lieu de l’objet. Il peut même
quelquefois en manifester la présence par l’entremise de la divination
même. Ainsi, certains thérapeutes maghrébins sont-ils très habiles à faire
apparaître des cheveux emmêlés, censés avoir appartenu à la victime du
sort, dans la coquille d’un œuf qu’ils auront fait éclater au feu sous les yeux
de la personne souffrante. Puis-je me permettre de vous raconter encore une
histoire clinique ?

Exemple clinique
J’avais reçu une femme, délirante depuis environ une dizaine d’années –
en fait, à chacun des accouchements de ses cinq enfants, elle avait sombré
dans ce que les psychopathologistes appellent « psychose puerpérale ».
Lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois, elle errait la nuit, dans des
fuites échevelées, emportant avec elle son bébé âgé de quelques mois. Cette
femme, Kabyle d’Algérie43, n’avait de cesse d’accuser sa belle-sœur
(l’épouse du frère de son mari) de lui avoir fait un s’hur (« jeté un sort »).
Lors de la première séance, je lui ai simplement demandé de me rapporter à
la séance suivante un œuf ayant passé la nuit sous sa tête. Le soir où elle a
déposé l’œuf sous sa tête, elle a rêvé d’un objet caché sous le seuil de sa
porte. Elle a réveillé son mari qui, en pleine nuit, a entrepris de démonter le
saute-vent d’aluminium recouvrant le seuil de leur appartement. Ils ont
découvert, enveloppé dans un sac en plastique, une écriture arabe écrite à
l’encre de safran. Ils ont aussitôt porté cet objet chez un taleb44 qui leur a
bien sûr confirmé qu’il s’agissait bien d’un sort. Après cette série
d’événements – je vous prie de me croire –, cette femme n’a jamais plus
déliré. J’ai poursuivi une thérapie avec elle durant plus de deux années et je
peux dire qu’elle a totalement surmonté ses difficultés. Ce traitement s’est
déroulé voilà environ cinq ans. J’ai encore des nouvelles de temps à autre.
Jusqu’à ce jour, la guérison s’est révélée durable.
Je trouve cette situation clinique particulièrement édifiante, tant par son
fonctionnement que par ses dysfonctionnements. Cette femme errait depuis
des années, suppliant sa famille et ses médecins de l’inscrire dans le
système de la sorcellerie par technique. C’est pour cette seule raison,
croyez-le bien, qu’elle ne cessait d’incriminer sa belle-sœur. Que les
médecins n’y aient pas répondu, cela me semble, après tout, bien
compréhensible. Vous le savez, les psychiatres répugnent à attribuer la
cause de la maladie à quelque objet extérieur que ce soit. C’est en quelque
sorte le principe même de leur fonctionnement théorique. Mais si sa famille
lui refusait aussi ce recours, c’est que, seule en France de son lignage, elle
était livrée sans recours à la toute-puissance de son époux – je veux dire :
sans père, sans oncle paternel, sans frère pour défendre ses intérêts face à
ceux de la famille de son mari. Ma simple demande de rapporter un œuf a
agi comme déclencheur de toute une série d’événements. Cet œuf, elle se
l’est sans doute représenté à l’image des œufs des voyantes kabyles qu’elle
connaissait – un œuf qui pourrait éclater et laisser apparaître un des
éléments de l’objet-sort. La suite des événements montre qu’au fond elle
me savait incapable de faire apparaître réellement l’objet de sorcellerie dans
l’œuf de divination. Aussi s’en est-elle chargée elle-même.

Conséquences techniques
Dans le monde fabriqué par une telle théorie, le principal problème
consiste : premièrement, à localiser l’objet-sort, deuxièmement, à identifier
sa nature et son mode de fabrication, puis, troisièmement, à entreprendre
d’en annuler les effets. Là donc, l’interrogation de l’invisible se déplace
selon une autre série de glissements : du symptôme du patient à
l’identification du proche malveillant, du proche à l’objet-sort, de la
localisation de l’objet-sort à la technique pour en annuler l’effet – comme
on dit toujours dans ce cas : le défaire.
Le principal intérêt d’une telle théorie est donc de techniciser la relation
thérapeutique. Une technique a rendu malade, une autre technique – ou
plutôt une contre-technique – permettra de guérir.
Ainsi, les localisations des objets-sorts sont-elles œuvre de spécialistes
extrêmement sophistiqués. En Kabylie, on pourra par exemple vous dire à
la suite d’une divination qu’un morceau de votre foulard, contenant une
tresse de vos cheveux noués à neuf endroits ainsi que quelques autres
ingrédients, a été accroché à un arbre en pleine montagne. Il oscille sans
cesse au gré du vent. C’est peine perdue que de tenter de le retrouver. Seul
l’auteur du délit pourrait vous y conduire. Mais comme l’on sait par avance
qu’il niera toute responsabilité, on s’abstiendra d’une démarche qui fera
perdre la face à la victime. Reste la solution de fabriquer un anti-objet-sort.
À mon sens, nous trouvons dans cette théorie les concepts donnant lieu
aux thérapeutiques les plus efficaces qui soient :
– car ils permettent de rendre perceptible l’intentionnalité cachée ;
– car ils engendrent des contre-techniques sophistiquées ;
– car ils établissent des intrications complexes de liens avec
l’environnement ; des intrications à deux faces : l’une tournée vers
l’identification de l’intention invisible, l’autre vers la manipulation du
concret (les objets).
Avant de vous expliquer le fonctionnement réel de ces objets, je vais
vous résumer l’ensemble des informations dont je viens de vous abreuver
dans un schéma.
Vous voyez là trois catégories (les divinités, les sorciers par nature et les
sorciers par technique) qui cohabitent la plupart du temps dans les mondes,
essentiellement africains, que j’évoque aujourd’hui avec vous. Certes,
certaines cultures privilégient parfois explicitement l’une de ces catégories.
Comme je vous l’ai indiqué en passant, les cultures d’Afrique de l’Ouest
semblent plutôt favoriser les esprits, celles d’Afrique centrale plutôt les
sorciers, alors qu’en Afrique du Nord on semble marquer une certaine
prédilection pour la sorcellerie par technique. Cependant, regardez bien le
schéma. Ces trois catégories s’inscrivent dans un continuum. Et maintenant,
je vais peut-être à nouveau heurter votre amour de la logique : la plupart du
temps, dans chaque thérapie, en fonction du moment de la prise en charge,
on parcourt l’ensemble du continuum. Ainsi traitera-t-on un même patient
pour un investissement par un génie de la rivière, puis pour une attaque par
un « sorcier-cannibale », enfin pour un « enchaînement sorcier » – ligey,
comme le disent les Wolofs. Et cela pour la simple raison qu’il s’agit de
parcourir toutes les facettes du double concept d’invisible d’une part,
d’intentionnalité de l’autre45. C’est comme si l’on disait : pour bien
dissocier le symptôme de ta personne, il me faut faire fonctionner au
maximum de leurs capacités les deux notions « désarticulatrices ».

Figure 10. – Analyse de l’intention des « invisibles ».

– Quoique avec une certaine difficulté, je parviens néanmoins à


comprendre ce que vous voulez m’expliquer. La complexité mythologique,
communautaire et technique de ces notions aurait pour but de signifier –
plus même : de concrétiser – les concepts initiaux que sont l’invisible et
l’intentionnalité. Est-ce bien cela ? Mais permettez-moi tout de même de
douter. Ne prêtez-vous pas à ces systèmes beaucoup plus de finesse qu’ils
n’en contiennent en réalité ? Est-ce que tout cela ne consiste pas bien plus
simplement à dédouaner la personne d’une culpabilité – peut-être les
psychanalystes pourraient-ils même parler de sentiment inconscient de
culpabilité – liée à leur désordre ?
Les objets actifs46
– Pour vous démontrer que je ne me livre pas à un exercice de virtuosité
inutile, je crois qu’il vous faut maintenant me suivre dans l’exposé des
techniques. Mon projet ne consistait-il pas à vous expliquer comment je
suis parvenu à guérir un homme de son alcoolisme ? Arrivé à ce point de ce
long développement, je peux hasarder une définition de ce qu’est un
médicament dans une culture non occidentale :
Dans une société non occidentale, un médicament est un objet actif
permettant de créer, de maintenir puis de pérenniser la disjonction du
symptôme et de la personne. Un médicament est donc un objet permettant
de rendre concrète la théorie que professe la communauté sur la nature du
désordre.
Peut-être cette définition vous intéressera-t-elle car elle permet de
comprendre également ce que sont les médicaments dans notre propre
monde :
Dans notre monde, en psychiatrie, un médicament est aussi un objet actif
qui permet de créer, de maintenir puis de pérenniser le contraire : cette fois,
il s’agit de la jonction du symptôme et de la personne. Un comprimé de
Largactyl est bien un médicament, puisqu’il rend sensible la théorie selon
laquelle la schizophrénie se trouve à l’intérieur du sujet – de même, nous
pouvons dire qu’une séance de psychanalyse est aussi un médicament.
Vous comprendrez aisément que, dans les sociétés non occidentales, les
médicaments ne sont efficaces que dans la mesure où ils instaurent puis
aident à maintenir la théorie générale selon laquelle il faut à tout prix – et à
l’aide de tous les dispositifs disponibles – disjoindre symptôme et personne.
C’est évidemment le cas d’objets tels que les protections – prières,
amulettes, sacrifices – qui constituent à mon sens, dans ces univers, le degré
zéro du médicament47. C’est pourquoi je vous disais plus haut que la prière
est sans doute le médicament le plus utilisé par le monde.
– Oui ! Je comprends maintenant ce que vous vouliez dire...
– Certains autres médicaments, bien plus complexes, ne peuvent exister
que parce qu’ils sont des antipoisons ; autrement dit : parce que,
socialement, on impute l’action de leurs antagonistes. Ainsi en est-il des
objets contre-sorts. Mais en toute logique, il me faut dire que les objets-
sorts, ceux qui constituent l’attaque de sorcellerie, sont tout autant des
parties constituantes du système de soins que les objets destinés à s’en
défendre.
Je vais d’abord essayer de vous décrire l’univers à l’intérieur duquel
circulent ces objets. Ce qui est premier, vous en conviendrez, c’est l’attaque
technique de sorcellerie. Un maître-sorcier perdu aux confins de l’invisible
– je veux dire : dont l’identification n’intéresse personne48 – possède des
pouvoirs de deux sortes : naturels et techniques. Peut-être est-il lui-même
un sorcier par nature – de naissance. Peut-être s’est-il allié avec quelque
génie ou même avec des démons (par un pacte). Il n’en reste pas moins que,
dans tous les cas, il a appris des techniques. Quelquefois c’est un parent qui
les lui a transmises (un oncle, une mère), mais ce peut aussi être un maître ;
certains prétendent néanmoins que c’est un non-humain qui leur a transmis
leur savoir technique en rêve.
Je voudrais au préalable vous prévenir que je me désolidarise totalement
de tous ces ethnologues qui prétendent que les objets-sorts n’existent pas en
tant que tels49. Certes, souvent, on ne fait qu’imputer leur présence. Mais il
arrive qu’on les trouve réellement. Leurs fabricants sont connus et souvent
réputés. Leur efficacité, longuement testée par des populations entières, est
tout à fait réelle. Ce qui me semble néanmoins crucial en cette affaire, c’est
l’appartenance de ces objets à la catégorie des choses et non à celle des
symboles, des principes ou des entités.
Comment peut-on appeler les objets que fabrique le maître-sorcier ?
Objets-sorts, objets de destruction, anti-objets, objets antinature ? Toujours
est-il que ces objets possèdent un certain nombre de caractéristiques et, ce
qui me paraît fondamental pour la cohérence du système, ce sont les mêmes
caractéristiques que nous retrouvons toujours dans les objets destinés à
contrecarrer leurs effets :
– Ils sont toujours constitués d’un mélange d’éléments hétérogènes50.
Par exemple : statuette de bois, contenant du métal incrusté. Si l’on
radiographie la statuette, on constate qu’une dent humaine a été enfoncée
en son milieu. Sur le tout, on aura fait couler des substances animales,
cassé des œufs, procédé à plusieurs sacrifices sanglants, ce qui donne cette
patine reconnaissable au bois. On a également accroché une bouteille de
verre contenant une certaine qualité de sable et un liquide. La bouteille
tient à la statuette par un morceau de tissu provenant d’un vêtement, de
couleur rouge. Mais l’on sait que, sur cette statuette, on a également
prononcé certaines paroles et que, dans la bouteille, on avait également
inclus un certain parfum qui s’est échappé depuis.
– Les éléments qui les composent proviennent presque toujours de
chacun des règnes de la nature : humain, animal, végétal, minéral.
– Ils possèdent toujours une enveloppe.
Ces enveloppes sont diverses. Il arrive que l’on enferme l’objet dans une
peau d’animal (poils à l’extérieur ou à l’intérieur), parfois un simple
morceau de toile. Souvent, il est nécessaire de la coudre. Quelquefois,
notamment lorsqu’il s’agit d’écritures sur papier, l’enveloppe est la pliure –
selon une modalité précise – de la feuille de papier. Certaines enveloppes
sont plus subtiles. Les parfums composés sont de cette nature : on mélange
un certain nombre d’essences par le feu (encens), puis l’on imprègne un
support de l’odeur composée. On enferme enfin le support – par exemple
dans une bouteille. La véritable enveloppe est le feu qui a réuni les odeurs.
L’éclatement ou même la simple ouverture de la bouteille rompt
l’enveloppe. Ainsi pouvons-nous dire à coup sûr que le djinn de la lampe
d’Aladin était un parfum, puisque l’ouverture de la lampe l’a libéré et qu’il
a été dès lors impossible de lui reconstituer une enveloppe. Une dernière
enveloppe est plus subtile encore car sa constitution est aléatoire. Il peut
arriver que l’on réunisse l’ensemble des éléments à rassembler et qu’on les
dépose, pour ainsi dire « en vrac », dans un lieu de passage – carrefour (à
trois ou quatre voies). C’est le pied du malheureux qui écrasera
l’amalgame, ici donc désigné par le hasard qui constituera l’enveloppe. Les
« services poule noire » que l’on rencontre à La Réunion sont conçus selon
cette modalité. Là, le seul regard du premier passant est l’enveloppe de
l’objet51.
– Ils possèdent le plus souvent un noyau compact.
Le noyau est un corps subtil, pour ainsi dire l’âme de l’objet. Ainsi, la
plupart des amulettes musulmanes possèdent-elles une « âme » sous forme
d’un écrit : soit le nom même de Dieu, soit celui de l’un de ses attributs.
Même les objets les plus techniquement complexes, comme les statuettes de
sorcellerie des Yorubas, des Ewés ou des Lubas, ou même les
bouteilles des Laris du Congo, sont nantis de ce noyau, parfois simplement
constitué des paroles qui ont été prononcées lors de leur fabrication.
– Ils sont indémontables.
Ces enveloppes assurent le caractère indémontable de l’objet car les
ouvrir conduit à en libérer le principe actif et à le rendre désormais
incontrôlable. Est-il possible, à partir d’une simple odeur, de décomposer
chacune des molécules et de reconstituer les corps à l’origine de sa
fabrication ? Certes, non ! C’est pourquoi, lorsque l’on trouve l’un de ces
objets, on court chez un maître du savoir technique, seul susceptible de les
« défaire » et non de les démonter.
Ces cinq caractéristiques font de ces objets des êtres vivants. Car, dans
les mondes où ils circulent, les propriétés qui désignent le vivant sont
précisément : amalgame d’éléments hétérogènes, opposition
noyau/enveloppe, possession d’une âme-noyau, caractère indémontable52.
Leur caractère d’être vivant a une conséquence : ces objets, une fois
fabriqués, poursuivent leur « vie » pour leur propre compte. Ils deviennent
désormais indépendants de la personne qui les a fabriqués.
Voici maintenant les caractéristiques techniques de ces objets :
– Ils sont donc « vivants ».
– C’est-à-dire qu’ils sont actifs indépendamment de leur fabricant et
naturellement de leur destinataire.
– Ils s’utilisent selon un mode d’emploi extrêmement codifié.
– Lorsqu’il s’agit de remèdes, ce sont des médicaments « sur mesure » –
ils ne peuvent donc se prêter ni se donner.
– Toute la pensée est contenue dans l’objet lui-même – ils ne sont le
symbole de rien d’autre que d’eux-mêmes.
– Leur fabrication et leur mode d’emploi sont tenus secrets.
– Si leur apparence à un moment donné du développement d’une société
est souvent très semblable d’un objet à l’autre, il faut savoir que leur
industrie résulte d’une poursuite effrénée d’expérimentations. C’est
pourquoi leur forme, leur utilisation, leur nom même sont en perpétuelle
modification.
Maintenant, je vais vous livrer une dernière caractéristique – à mes yeux
la plus importante. Malheureusement, je pense que vous aurez le plus grand
mal à l’accepter. L’amalgame hétéroclite contient en vérité une contrainte à
penser. Ces objets sont avant tout une intrication de concepts. C’est de cette
caractéristique qu’ils tirent leur efficacité réelle. Mais pour vous expliquer
cela, il me faudra prendre un exemple. Supposons qu’en Kabylie un sorcier
ait été chargé par une personne malveillante de fabriquer un s’hur. Ce sort
devra pénétrer l’être de la victime pour agir sur elle dans chacune de ses
pensées, chacun de ses actes, chacune de ses attitudes. Eh bien, l’objet à
fabriquer va agglutiner l’ensemble des champs sémantiques disponibles
dans cet univers autour du concept de pénétration. En vérité, de tels objets,
pour être vraiment indémontables, utilisent la plupart du temps plusieurs
concepts noyaux intriqués ensemble tels que pénétrer, nouer, ligoter, etc.
Mais pour simplifier ma démonstration, je me cantonnerai ici à l’exposé du
seul paradigme de la pénétration.

La piqûre
La première des pénétrations à laquelle on pense spontanément est celle
des objets pointus qui perforent l’enveloppe corporelle : le couteau de
l’agresseur avant tout, sans doute, mais surtout tous ces objets qui perforent
pernicieusement, tels que les aiguilles ou les épines de conifère.

La scarification
Un autre type de pénétration est celui de la scarification. Ces
scarifications, vous le savez, sont des entailles inscrites sur l’enveloppe afin
de signifier que nul n’est définitivement clos, sinon le mort. Elles se
pratiquent sur le sommet du crâne, sur le visage (en Kabylie, souvent sur les
oreilles), le ventre, les alentours des parties sexuelles. Lorsqu’elles sont
destinées à protéger, elles sont faites sur les articulations : poignets,
chevilles, épaules. On en rend la cicatrice indélébile en enduisant les lèvres
de l’entaille de noir de charbon ou, particulièrement en Kabylie, d’une
encre issue de la sève d’une cactée. Ce sont alors des sortes de tatouages.
Les extractions de « boules »
Il arrive souvent que les guérisseurs « extraient » au moyen des
scarifications des substances qu’ils montrent ensuite aux malades. J’ai
souvent entendu nommer ces substances « boules », tant en Afrique de
l’Ouest53 qu’au Maghreb. Cette notion permet d’inverser la scarification, de
la faire passer du paradigme de la pénétration à celui de l’extraction.

Les paroles à l’envers


Il existe un halo de notions autour de certaines paroles construites selon
des règles spécifiques :
1. elles sont dites dans une langue « secrète », langue initiatique ou
originaire54 ;
2. elles sont fabriquées de manière à être « indémontables » – c’est-à-dire
que nul ne parviendra jamais à les attribuer à une intention de
communication ;
3. elles sont réputées « pénétrer la personne » en la rendant perplexe55 –
on dit : « lui casser la tête ». Elles sont donc assimilables, dans la sphère du
langage, aux procédures de scarification. Les Yorubas du Bénin les
nomment paroles à l’envers56.

Les paroles sacrées


Ces « paroles à l’envers » évoquent d’autres types de paroles aux qualités
« pénétrantes ». Avant tout, naturellement, les paroles sacrées, paroles de
prière qui, adressées à la divinité, ont évidemment aussi une action sur le
croyant. Dans la religion musulmane, certaines litanies – thikr –,
inlassablement répétées, des dizaines, voire des centaines ou des milliers de
fois, sont réputées mettre le prieur en transe.
Les paroles décomposées
Ces paroles sacrées sont parfois « décomposées » par divers moyens
techniques. Dans les pays musulmans, on peut les inscrire dans des carrés
magiques – jedwel – où sont entrelacés, grâce à des décomptes savants :
1. le nom de la personne concernée57,
2. le nom de sa mère,
3. plusieurs avatars du nom de Dieu,
4. plusieurs avatars de noms d’esprits auxiliaires, anges ou démons.

Les paroles dissoutes dans l’eau... ou dans le feu


Un procédé extrêmement courant pour envelopper une parole, pour la
rendre définitivement indémontable consiste à l’écrire sur une feuille de
papier puis à la diluer dans un liquide. Désormais, la parole se trouve
répandue sous forme de molécules dans tout le liquide. Il devient dès lors
impossible de la reconstituer. Un procédé tout à fait similaire consiste à
brûler le support sur lequel la parole avait été inscrite (papier, mais aussi
morceau de chiffon ou lainage). On recueille alors les cendres dans
lesquelles l’ensemble de la parole originaire se trouve disséminé.

L’infiltration
On peut aussi pénétrer l’être de la personne par infiltration, à l’image
d’un liquide disparaissant doucement dans une terre sèche. Ainsi pouvons-
nous dire que les paroles du paragraphe précédent ont « infiltré » l’eau,
laquelle pourra désormais, à son tour, « infiltrer » lentement la personne.
C’est pourquoi les liquides dans lesquels des paroles actives ont été
dissoutes seront utilisés pour pénétrer lentement les personnes – soit par des
bains58, soit par des applications régulières qui devront disparaître sans être
séchées à l’aide d’un objet extérieur, comme un mouchoir ou une serviette.
L’encensement
Un autre mode de pénétration, voisin du précédent, est extrêmement
répandu dans toute l’Afrique. Il s’agit de la pénétration par fumigations.
L’ustensile associé à ces techniques est le brasero sur lequel on projette des
amalgames de plantes odoriférantes (beaucoup de résines, naturellement,
mais aussi toutes sortes d’essences), de substances animales (surtout des
graisses), de minéraux (comme la pierre d’alun). Le résultat, composite
parfumé, est avant tout inhalé, mais il est aussi réputé pénétrer par les pores
de la peau. C’est d’ailleurs pourquoi, avant de livrer son corps à toutes
sortes de fumigations, on prend un bain au cours duquel on se frotte avec un
gant de crin59.

L’onguent
Cousin du procédé précédent, nous rencontrons l’onguent. Là, on dissout
le composite dans une substance grasse dont on masse longuement le corps.
Dans certaines régions, on a l’habitude d’enfermer les parfums dans des
graisses – l’Éthiopie, le Soudan et toute la Corne de l’Afrique utilisent par
exemple toutes sortes de beurres en tant que diluants (enveloppes) des
parfums. En Afrique occidentale, la même fonction est attribuée au « savon
noir » dans lequel on inclut également des essences, des substances et aussi,
comme toujours, des « paroles actives ».

L’extraction
Comme je l’ai rapidement évoqué dans la discussion de la notion de
scarification, la pénétration conduit nécessairement à l’un de ses contraires :
l’extraction. On « extrait » de l’être qu’il s’agit de pénétrer des substances
ou des organes inclus dans un même paradigme. Il s’agit en fait de
construire, et cela à l’aide de l’objet technique, un équivalent du placenta.
Car le placenta est par excellence un objet des demi-mondes : 1. propriété
moitié du fœtus qu’il alimente, moitié de la mère qui lui fournit ses matières
premières ; 2. moitié au fœtus auquel il est relié, moitié à l’environnement
auquel il sera restitué. Une série de substances du corps humain possèdent
ces mêmes caractéristiques d’appartenir à des demi-mondes : les cheveux –
reliés à la tête mais que l’on restitue périodiquement à l’environnement –,
les ongles, la sueur, l’urine, le sperme, les menstrues60.

Liste (naturellement non exhaustive) des catégories


d’éléments impliquant l’obligation d’évoquer
ces concepts
– Éléments naturels : épines, aiguilles, dents ou griffes d’animaux, etc.,
mais aussi, dans un autre registre, piments, épices, alcools, substances
« pénétrantes ».
– Éléments manufacturés : parfums, graisses, savons, miels, etc.
– Actions directement liées aux processus de pénétration : percer,
découper, éventrer, extraire, etc.
– Actions liées à l’enveloppement de l’objet hétéroclite : chauffer,
bouillir, faire évaporer, brûler, diluer, dissoudre, enfermer, coudre, lier, etc.
Après cet exposé, j’imagine assez difficile à suivre, regardez maintenant
le tableau page suivante où j’ai tenté de restituer l’ensemble du champ
conceptuel d’un fabricant d’« objet actif61 ».
Bien ! Désormais, vous pouvez comprendre comment notre homme
kabyle a guéri de son alcoolisme. Nous l’avons patiemment guidé jusqu’à
sa découverte de l’objet-sort. En effet, cet homme se prétendait attaqué par
sa femme. Il a finalement pu ramener les traces du délit : c’était une
casserole dans laquelle avait bouilli une infusion constituée d’épines de
conifère, de cheveux et d’ongles qu’il a reconnus comme étant les siens, de
plusieurs fragments de papier écrits en arabe, aux trois quarts consumés, sur
lesquels on pouvait distinguer des fragments de versets coraniques dans
lesquels certains mots avaient été changés. Il a néanmoins pu y distinguer
son nom et celui de sa mère. Il y avait aussi une peau de salamandre
soigneusement écorchée, les ossements pointus d’un oisillon à l’espèce non
identifiée, un fragment de pierre d’alun calciné. Le tout, après avoir mijoté
dans la casserole, avait sans doute été inhalé par la victime, probablement
durant son sommeil.

Figure 11. – Champ conceptuel d’un fabricant d’objets.

Après la découverte de cette casserole, qu’il s’est naturellement empressé


de nous rapporter et qu’il nous a d’ailleurs confiée (avec sans doute
l’implicite mission d’en « défaire » les effets), l’homme n’a plus jamais bu
une seule goutte d’alcool. Alors, que dire de cela ?
Nous sommes obligés de convenir que cet objet – visiblement un s’hur,
un « objet-sort » – était en fait un médicament, puisque, selon la définition
que j’en donnais plus haut, il en respectait les règles. En effet :
– il révélait l’intentionnalité invisible (ici le désir de sa femme de le tuer
ou de le rendre débile à force de boisson et cela afin de s’emparer de sa
richesse et d’en faire profiter sa propre famille) ;
– il disjoignait, et de manière définitive, le symptôme de l’homme –
l’alcoolisme ne pouvant plus désormais lui être attribué62 ;
– il permettait d’envisager un dispositif technique susceptible de
construire une réponse adéquate ;
– ici, un objet de contre-sorcellerie dont, implicitement, il nous confiait la
mission.
Alors, cher ami, précieux critique, avez-vous suivi l’explication ? Vous
ai-je démontré que ces dispositifs techniques sont tout sauf
« irrationnels » ? Ai-je réussi à vous convaincre qu’il s’agit de techniques
articulées autour de véritables pensées, complexes, subtiles et, surtout,
socialement fécondes – je veux dire : dont la fonction est de produire des
intrications profondes de liens entre les personnes ?
– Ah, mon sentiment est mitigé ! Vous m’avez certes séduit par l’habileté
de la démonstration. Mais il me reste une foule de questions. D’abord,
comment cela se fait-il que vous restiez encore le seul psychopathologiste
(ou à peu près le seul) à prendre au sérieux ces systèmes que même les
anthropologues, à ce que je sais, trouvent surannés, qu’ils considèrent
comme des sortes de survivances destinées à disparaître ? Et puis, si tout
cela était vrai, ne devrions-nous pas nous résigner à une refonte totale de
notre psychopathologie ? Comment imaginez-vous cela ? Devrions-nous
abandonner tout notre système théorique – ou au moins le relativiser de
manière notable ? En un mot : je ne comprends pas le but ultime de votre
recherche. Voulez-vous seulement détruire... détruire notre assurance, notre
foi en la science, en notre médecine ? Ou bien nourrissez-vous également
des ambitions constructives ? S’il vous plaît, éclairez-moi sur ce point.

Pour conclure
Après avoir constaté avec vous :
1. qu’il existe de par le monde une infinité de systèmes thérapeutiques
efficaces ;
2. que ces systèmes ne sont en aucune manière réductibles au nôtre ;
3. que ce sont de véritables systèmes conceptuels et non de vaines
« croyances » ;
je suis amené, en toute logique, à repenser ce que pourrait être une
psychopathologie scientifique – c’est-à-dire avant tout respectueuse des
faits et non seulement préoccupée de défendre une idéologie, une doctrine,
un type de culture. Je considère désormais que le seul objet d’une
psychopathologie véritablement scientifique doit être la description la plus
fine possible des thérapeutes et des techniques thérapeutiques – jamais des
malades. Allons ! Reconnaissons nos erreurs ! Oublions nos symptômes,
nos syndromes, nos entités morbides, nos structures, toutes dirigées à
défendre un seul type de clinique. Non, nous ne pouvons plus continuer à
chercher des maladies mentales dans des malades ! Je vous l’affirme, en ce
domaine, les seuls observables sont les thérapeutes et leurs objets – je parle
bien sûr de tous leurs objets : leurs outils, mais aussi leurs théories, leurs
pensées techniques, les concepts qu’ils présupposent, et même, ou peut-être
surtout, les êtres surnaturels mis en œuvre par leurs procédés... Le travail
n’a pas même débuté. La recherche (encore à mettre en œuvre) devrait
partir de l’analyse la plus fine possible des techniques réelles des acteurs63
pour remonter ensuite vers la théorie de ces techniques avant d’en faire
éventuellement découler un jour des modèles de fonctionnement et des
objets théoriques.
Voilà le fond de ma pensée. Et je vous prédis qu’en procédant de la sorte
nous constaterons vite combien les ethnies apparemment les plus éloignées
de ce que nous nommons « pensée scientifique », combien ces ethnies,
disais-je, ont engrangé de véritables conceptualisations. Peut-être
apprendrons-nous à les laisser utiliser leurs ressources thérapeutiques plutôt
que d’essayer de leur céder nos vieilleries à tout prix, y compris en usant de
violences et d’injures... Mais à quoi bon dire tout cela ? En ce domaine, à
quoi sert donc de parler ? Après m’avoir écouté, pensez-vous qu’un seul
psychopathologiste accepterait de se dessaisir de son pouvoir d’expert, et
cela rien que pour obtenir un petit peu plus de plaisir à penser ?

Notes du chapitre 2
1. Les consultations d’ethnopsychiatrie ont progressivement affiné leur méthodologie. Elles ont
commencé, de 1979 à 1987, dans le service de psychopathologie de l’hôpital Avicenne, service alors
dirigé par le professeur Serge Lebovici ; elles se sont ensuite poursuivies, de 1987 à 1992, à la
Protection maternelle et infantile de Seine-Saint-Denis. À partir de 1993, elles se sont déroulées au
sein de l’université de Paris-VIII, au centre Georges-Devereux – Centre universitaire d’aide
psychologique aux familles migrantes. Actuellement le centre est installé à Paris, cf.
<ethnopsychiatrie.net>. Une discussion du dispositif technique se trouve dans Tobie NATHAN, Fier
de n’avoir ni pays ni ami, op. cit., quelques perspectives théoriques et la discussion des résultats
cliniques dans Tobie NATHAN, L’Influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994, et un grand nombre
de cas cliniques dans différentes livraisons de la Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie.
2. Je ressens une aussi grande difficulté à désigner les sociétés occidentales industrialisées à partir
d’une description externe de l’observable. Il faudrait les qualifier à partir des pensées qu’elles
nourrissent sur elles-mêmes. Ce sont des sociétés qui sont traversées par une ligne de force qui prend
ses sources dans l’Antiquité gréco-latine – la confiscation du monde à ses premiers propriétaires : les
dieux. Pour l’opposition traditionnelle entre ceux qui croient et ceux qui pensent, on peut sans peine
se référer à tous les grands penseurs du XIXe siècle : Bachofen, Tylor, Morgan, Marx, Engels et, au
premier rang, pour le sujet qui nous concerne ici : Sigmund FREUD, Totem et Tabou, 1912 ; Les
Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933, etc. Une très bonne description,
pleine d’humour, de cette opposition classique par Bruno Latour dans une conférence prononcée en
octobre 1994 au 1er Colloque international d’ethnopsychiatrie.
3. Cf. Freud et sa célèbre comparaison de l’enfant qui chantonne dans la nuit. Il n’a rien changé au
monde, mais il en a moins peur.
4. Mary DOUGLAS, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris,
Maspero, 1981.
5. Marcel MAUSS et Henri HUBERT, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », in
Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950.
6. Cf. Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
7. Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1989.
8. Certainement une part de la pensée de Claude LÉVI-STRAUSS, L’Anthropologie structurale,
Paris, Plon, 1958.
9. Effet dont ils ne peuvent pas dire grand-chose ! Cf. l’article de Philippe PIGNARRE, « L’effet
placebo n’existe pas », <pignarre.com>.
10. Certainement une part de la pensée de mon regretté maître, Georges DEVEREUX, Essais
d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970.
11. La plupart des psychanalystes classiques, à commencer d’ailleurs par Freud – et cela dans toute
son œuvre !
12. C’était la pensée de Róheim qui considérait les chamans indiens comme des sortes de
psychanalystes sans le savoir. Geza RÓHEIM, Origine et Fonction de la culture, Paris, Gallimard,
1972.
13. Belle découverte, en vérité ! Être contraint à tout un développement pour parvenir à une telle
évidence montre bien la misère de notre pensée en psychopathologie !
14. Ethnie du Sénégal. Il est inutile de citer explicitement les textes tant il serait facile de réfuter ce
type de raisonnement, par ailleurs tellement fréquent.
15. Sorcier cannibale ; cf. infra.
16. Cf. les remarques techniques de Freud selon lesquelles si l’on tirait jusqu’au bout le fil présenté
par le symptôme et que l’on s’armait de patience, on parviendrait jusqu’à l’élucidation complète de la
personne entière.
17. Par exemple, ce cas d’une enfant peule originaire du Mali. Elle était âgée de deux ans lorsque
les médecins ont diagnostiqué une maladie génétique grave pour laquelle a été préconisée une
thérapeutique extrêmement complexe, nécessitant un très long séjour de l’enfant à l’hôpital. L’enjeu
est vite devenu le suivant : la garder coûte que coûte à la maison, quitte à en faire une Peule morte,
ou la confier pour plusieurs années à l’hôpital en étant certain qu’elle deviendra éventuellement
« corps vivant-survivant » enfermant une âme errante... Ce cas montre de plus que la
psychopathologie devrait développer le plus rapidement possible une théorie cohérente de ses
rapports avec les êtres culturels car les disciplines annexes de la médecine – ici la génétique – en ont
sans cesse cruellement besoin.
18. Cf. par exemple, la guérisseuse réunionnaise décrite avec autant d’affection que de précision
par Jacqueline ANDOCHE, « Une désenvoûteuse réunionnaise : Mamie Louisa », Nouvelle Revue
d’ethnopsychiatrie, 24, 1994, p. 19-44.
19. Il me faut rendre hommage à Marcel Mauss qui, dès le début du siècle, a dressé le modèle de
ce que devrait être un véritable manuel de psychopathologie. Les chapitres que ce manuel devrait
traiter, Mauss les a indiqués, article après article : la prière, le sacrifice, la magie, le don... Marcel
MAUSS, Œuvres, Paris, Minuit, 3 vol., 1968.
20. Pour une ébauche d’analyse de ce mythe : Tobie NATHAN, Psychanalyse païenne. Essais
ethnopsychanalytiques, Paris, Dunod, 1988.
21. Cf. l’œuvre de Louis-Vincent THOMAS, La Mort africaine, Paris, Payot, 1973.
22. Sory CAMARA, Paroles très anciennes, Grenoble, La Pensée sauvage, 1982.
23. Alors, la stérilité du couple a-t-elle été soignée par le traitement hormonal du médecin blanc ou
par le rituel du devin ? Il est clair qu’il devient indispensable de disposer de nombreuses « études de
cas » avant de parvenir à une vision un peu plus globale des faits plutôt que de continuer à ânonner
ces affaires de « glissements » : est-ce le devin qui empiète sur le territoire du médecin ou bien
l’inverse ?
24. Ce qui, d’ailleurs, en psychopathologie, relève surtout du mime. Les tests psychologiques
miment la complexité des appareillages diagnostiques de la médecine biologique. Leur méthodologie
est en vérité simpliste. Les psychotropes ne font que mimer la complexité des substances actives des
autres médecines biologiques. Toutes les « nouvelles » molécules transnosographiques apparaissant
sur le marché ne font que souligner que l’on est très loin, en psychopathologie, de disposer de
médicaments s’attaquant dans l’organisme à des cibles clairement définies. Cf. Édouard ZARIFIAN,
Des paradis plein la tête, Paris, Odile Jacob, 1994.
25. Sur les rituels de possession, la littérature est considérable. Cependant, elle se veut la plupart
du temps descriptive, c’est-à-dire qu’elle prend les énoncés explicites pour de la pensée et non,
comme je le préconise, pour des outils techniques. On peut cependant se référer utilement au texte
d’András ZEMPLENI, « Possession et sacrifice », in Michel CARTRY, Dans la peau de l’animal,
Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1967 – texte qui tente de discuter les rituels de
possession d’un point de vue technique.
26. Un médecin étudie bien sûr un peu la médecine durant ses études – il l’apprendra surtout plus
tard avec ses malades ! –, mais il apprend surtout à « faire le médecin ». On l’infiltre lentement de
l’ethos médical.
27. Cf. le fameux texte de Lévi-Strauss sur « le sorcier et sa magie » (Claude LÉVI-STRAUSS,
Anthropologie structurale, op. cit.) dans lequel il raconte comment le chaman kwakiutl, Quesalid,
s’est trouvé désigné comme chaman du fait qu’un malade a rêvé de lui comme étant celui qui allait le
guérir... celui-là parmi bien d’autres exemples possibles !
28. Toutes les descriptions de prétendue « anthropologie médicale » qui considèrent les divinations
comme des « protodiagnostics » faits selon une méthodologie intuitive ne montrent qu’une chose :
leur totale incompréhension du processus divinatoire.
29. Sans doute parce qu’il représente l’amas de particules contenant des fragments de morts
stockés là depuis le premier ancêtre. En interrogeant le sable ou la « terre », on ne fait sans doute
qu’appeler des particules d’ancêtres.
30. Toutes ces expressions se rencontrent telles quelles en Afrique.
31. Expression que l’on rencontre aux Antilles et aussi dans nos campagnes. Elle désigne ces
thérapeutes que l’on appelait autrefois les « panseurs du secret » – curieuse conjonction des
dénominations...
32. Il existe bien entendu des tendances contraires. Les babalawos yorubas se réunissent
annuellement en congrès internationaux regroupant des devins du Togo, du Bénin, du Nigeria et
même d’Haïti et du Brésil. Mais c’est avant tout, il me semble, en tant que maîtres de rituels aux
divinités. Pour ce qui concerne leurs « trucs » de thérapeutes, je serais bien étonné d’apprendre qu’ils
les échangent dans le but de les faire partager à la communauté...
33. Il existe partout en Afrique – particulièrement investie en Afrique centrale (Zaïre, Congo,
Angola, Cameroun...) – l’idée selon laquelle les sorciers auraient tendance à se faire des adeptes et à
se réunir, la nuit, en assemblées de sorciers. Certaines sociétés créent même des sociétés secrètes de
chasse aux sorciers.
34. Parcours évoqués dans des énoncés tels que : « Sur dix guérisseurs, il y a neuf charlatans », ou
encore : « Il faut chercher bien longtemps avant de tomber sur celui qui te convient... » D’ailleurs,
qui s’intéresse aux thérapeutiques non occidentales devrait partir de la notion de parcours
thérapeutique plutôt que de celle de dispositif thérapeutique.
35. Une rapide présentation de ce cas appelé Yehia dans Tobie NATHAN et Marie-Rose MORO :
« Le bébé migrateur. Spécificités et psychopathologie des interactions précoces en situation
migratoire », in Serge LEBOVICI (dir.), Psychopathologie du bébé, Paris, PUF-INSERM, 1989,
p. 683-748.
36. Evans-Pritchard est à ma connaissance le premier à avoir tenté une conceptualisation de cet
univers sorcier (Edward Evan EVANS-PRITCHARD, Sorcellerie, oracle et magie chez les Azandés,
Paris, Gallimard, 1967). Il raconte que l’autopsie d’un cadavre de sorcier révèle la présence dans le
ventre d’une boule de cheveux avec des dents (tératome ?). Cependant, lorsque le sorcier est vivant,
on se contente de l’autopsie d’un poulet sacrifié. Un cas clinique chez une jeune femme antillaise,
respectant pourtant exactement le modèle azandé, dans Rébecca DUVILLIÉ, « Approche
ethnopsychiatrique d’enfants migrants en milieu scolaire », Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie, 28,
1995.
37. Thierry Baranger et Martine de Maximy ont procédé à une comparaison entre le système du
« procès thérapeutique » et celui du « procès légal », mettant en valeur les pensées juridiques de l’un
et les vertus thérapeutiques du second. Thierry BARANGER et Martine DE MAXIMY, « L’enfant
sorcier entre ses deux juges », mémoire pour le DEA de psychopathologie, université de Paris-VIII.
38. Récit recueilli par Geneviève N’Kossou au cours d’un travail de terrain. Nous disposons d’un
grand nombre de confessions de sorciers. La plus étonnante est celle, également enregistrée sur
magnétophone, d’un jeune Zaïrois de huit ans. Le cas de cet enfant, que j’ai nommé Mélampous, a
fait l’objet d’une rapide présentation dans Tobie NATHAN et Marie-Rose MORO,
« Ethnopsychiatrie de l’enfant », art. cit.
39. Cf. un cas clinique détaillé dans Tobie NATHAN, Fier de n’avoir ni pays ni amis, op. cit.
40. Je ne comprends absolument pas l’insistance des psychopathologistes occidentaux à privilégier
la notion d’inceste. Par exemple, dans de tels systèmes sorciers, l’inceste n’est pas un concept –
souvent même, il n’existe pas de mot spécifique pour désigner la notion. Il n’est que le signe d’une
transgression volontaire d’un tabou – signe d’une adhésion à un groupe de sorciers. Si un homme a
commis l’inceste avec sa fille, c’est en réalité une manière de se faire parrainer dans un cercle de
sorciers... Cela ne devrait pas nous étonner puisqu’une notion un peu comparable se retrouve dans le
mythe de fondation de la cité grecque de Mycènes : celui des Atrides.
41. Un cas bien décrit dans Suzanne LALLEMAND, La Mangeuse d’âmes, Paris, L’Harmattan,
1988.
42. Je ris de ces thérapeutes de famille occidentaux qui mendient la présence à leur séance d’un
grand-père ou d’un oncle. En Afrique centrale, quiconque refuse de se rendre à l’une de ces réunions
familiales d’accusation sorcière se dénonce en quelque sorte lui-même.
43. Les deux premières séances de ce cas ont fait l’objet d’une analyse détaillée dans Tobie
NATHAN, L’Influence qui guérit, op. cit.
44. Guérisseur musulman.
45. Quelquefois, on peut regrouper l’ensemble des éléments conceptuels du continuum dans une
interprétation concernant les morts. Par souci de cohérence, je n’aborderai pas l’utilisation des morts
dans les thérapies africaines. On peut en trouver un aperçu dans Tobie NATHAN, L’Influence qui
guérit, op. cit.
46. J’emploie cette expression dans le même sens où l’on parle en pharmacologie de « substance
active ».
47. La distinction occidentale entre « prévention » et « thérapeutique » devrait être revue à la
lumière des processus en cours dans ces mondes. En fait, le postulat de l’existence de non-humains
constitue à la fois une « prévention » et l’organisation préalable (la matrice) des dispositifs de soin
qui auront un jour à se dérouler.
48. Sauf naturellement ceux qui désirent attaquer quelqu’un en sorcellerie.
49. Il existe une certaine mode en anthropologie qui veut que l’on considère ces objets comme des
« symboles ». Je n’en comprends absolument pas l’intérêt, la principale caractéristique de ces objets
étant précisément d’être réels. On peut les voir ou même s’en faire fabriquer. Chaque anthropologue
faisant du travail de terrain a pu en toucher – voire, souvent, en possède lui-même. Il suffit d’ailleurs
de bien connaître les véritables habitants de nos banlieues pour être persuadé qu’il y en a tout autant
en région parisienne. De plus, n’importe quel utilisateur de ce type d’objets leur attribue le même
genre d’efficacité que celle que nous supposons à nos comprimés. Alors, lorsqu’on parle de symbole,
d’où parle-t-on ? Bien sûr, Jeanne Favret-Saada, durant son travail dans le bocage, n’a pu les voir et,
les ayant constatés inutiles au vu de sa théorie, les a supposés cases potentielles, sommets d’un
schéma structural (de préférence triangulaire...). Mais il s’agissait de la France contemporaine,
soumise, plus peut-être qu’aucun autre pays au monde, à la propagande des intelligentsias des demi-
mondes que sont les gens du cinéma et de la télévision, les journalistes, les vulgarisateurs, etc. Il va
de soi – et elle l’admettra sans doute avec moi – que, dans les systèmes africains, les objets-sorts sont
aussi répandus que les techniques et les objets contre-sorts.
50. En cela, ils ressemblent aux objets d’industrie – par exemple, un magnétophone ou un
ordinateur. Mais aussi à un plat cuisiné. Pour une première tentative de description de ces objets, cf.
Tobie NATHAN, L’Influence qui guérit, op. cit.
51. Étant donné qu’il s’agit de principes techniques, il n’est pas exclu qu’il existe et que l’on
inventera bien d’autres mécanismes de constitution d’enveloppes.
52. Une introduction à ce type de philosophie dans Tobie NATHAN et Lucien HOUNKPATIN,
« Oro Lè. La puissance de la parole... en psychanalyse et dans les systèmes thérapeutiques yorubas »,
art. cité.
53. Un cas soninké est évoqué dans Tobie NATHAN, Le Sperme du diable, Paris, PUF, 1988.
54. Pour la discussion de ce type de langue, cf. Sybille DE PURY-TOUMI, Tobie NATHAN,
Lucien HOUNKPATIN, Hamid SALMI, Jean ZUGBÉDÉ, Constant HOUSSOU, Gilberte
DORIVAL, Souren GUIOUMICHIAN et Nathalie ZAJDE, « Traduire en folie. Discussion
linguistique », art. cité.
55. On trouve le même type de notion dans Le Grand et le Petit Albert, étrange manuel de
sorcellerie à l’origine confuse mais qui est devenu un véritable guide pour des milliers de guérisseurs
francophones – antillais, réunionnais, haïtiens, parfois même africains. Cf. mon commentaire de la
« pénétration par perplexité » : Tobie NATHAN, La Folie des autres, op. cit.
56. Voir la discussion de cette notion dans Tobie NATHAN et Lucien HOUNKPATIN, « Oro
Lè... », art. cité.
57. Pour le « bien » ou pour le « mal » – pour la protection ou pour l’attaque sorcière.
58. J’ai volontairement exclu de mon exposé toute référence à l’utilisation des plantes, procédés
trop facilement « assimilables » par la pensée savante. Il faudra y revenir ultérieurement afin de
restituer les mécanismes dans toute leur complexité.
59. Procédé systématiquement utilisé, comme on le sait, dans les « bains maures » : hammams.
60. L’importance du placenta est considérable dans toutes les thérapeutiques africaines utilisant
l’objet. Il ne s’agit en effet jamais de constituer un « double » du sujet sur lequel on agirait à distance,
comme on le conçoit généralement de manière naïve, mais de fabriquer un véritable « placenta » dont
découlera désormais la vie ou la mort de la personne. Pour une discussion de tels objets chez les
Malinkés, cf. Yossouf CISSÉ, « Les nains et l’origine des boli de chasse chez les Malinkés »,
Systèmes de pensée en Afrique noire, 8, 1985, p. 13-24.
61. Je le répète, il s’agit tant des protections que des « objets-sorts ».
62. Selon des formules occidentales dont on l’a naturellement affublé durant toute son errance
thérapeutique : « structure perverse », « caractère infantile », « fixation au stade sadique-oral », etc.
63. De tous les acteurs, sans exception, médecins, paramédecins, pseudo-médecins, mais aussi
maîtres du secret, maîtres du trou, panseurs du secret, tout comme les prêtres, les gourous, les
chamans et autres sorciers...
LE MÉDECIN ET LE CHARLATAN
Isabelle Stengers
Guérir pour de mauvaises raisons
Nous savons tous, nous sommes tous persuadés que notre médecine est
très différente de celle que pratiquaient les médecins de Molière ou ceux de
Louis XIV. D’une manière ou d’une autre, elle est devenue « moderne », à
la manière de l’ensemble de nos savoirs et de nos pratiques qui se veulent
rationnels. Cela, c’est l’évidence, mais je voudrais interroger cette évidence.
Non pas afin de la dénoncer, afin de montrer que, au-delà des apparences,
rien n’a changé, mais afin de saisir de manière un peu plus précise « ce
qui » a changé. Et, pour être encore plus précise, « ce qui » a changé pour le
médecin, celui qui pratique la médecine.
L’ensemble des savoirs qui s’accumulent aujourd’hui à propos des
organismes vivants, l’ensemble des techniques d’analyse biochimique et
métabolique, des moyens de visualisation et de mise en image ne seront pas
absents de la scène, mais n’y occuperont pas la position centrale, reléguant
le médecin au rôle de courroie de transmission entre un malade individuel
et un savoir biologique général. N’occuperont pas non plus de position
centrale l’ensemble des institutions, des industries, des régulations
administratives, des modes de financement qui contribuent pourtant à
façonner les pratiques médicales. Bref, il ne s’agit pas de parler de la
médecine en général, avec ses problèmes, ses inerties, ses ambitions, ses
cercles plus ou moins vicieux ou ses dérives plus ou moins incontrôlables.
Ma question n’a rien, non plus, de sociologique. Ce qui m’intéresse n’est
pas de savoir « qui » est le médecin, mais « ce que » cela signifie, depuis
que notre médecine est moderne, d’être médecin : d’avoir affaire à un
« corps souffrant », et d’y avoir affaire dans le cadre d’une pratique qui se
veut rationnelle. Bref, que signifie, pour le médecin, le fait de relever d’une
pratique rationnelle ?
Un premier problème se pose. Depuis qu’existe ce qu’on appelle les
sciences modernes, chaque savoir, chaque pratique qui se veulent rationnels
doivent se situer par rapport à cette référence. Or, dans le spectre des
stratégies rhétoriques et/ou pratiques déployées à cet effet, la médecine
présente un cas assez particulier, et ce pour trois raisons au moins.
D’une part, il s’agit d’une pratique que l’on peut dire immémoriale : dans
toutes les civilisations, dans tous les groupes humains, dans toutes les
cultures, il existe et a existé des guérisseurs désignés comme tels, et des
savoirs thérapeutiques transmis de génération en génération.
D’autre part, la volonté de définir la médecine comme pratique
rationnelle est, du point de vue historique, assez indépendante de la
production de pratiques que, quant à nous, nous jugerions rationnelles, au
sens d’améliorant de manière systématique les chances de guérison d’un
malade. En d’autres termes, il n’y a pas de « Galilée » de la médecine,
créant du même coup un discours, une pratique et une différenciation
d’avec le passé qui nous obligeraient à reconnaître que, d’une manière ou
d’une autre, « l’histoire de la médecine moderne commence ». On peut,
bien sûr, être tenté de mettre Pasteur ou Koch dans ce rôle, mais ils
interviennent bien tard, à une époque où chacun pense que la médecine est
d’ores et déjà devenue moderne.
Enfin, la médecine en tant que profession, autorisée par un diplôme, fruit
d’un enseignement organisé par les médecins eux-mêmes, précède de
beaucoup l’apparition des sciences modernes. En Europe, la médecine était
enseignée dans l’université médiévale et, déjà à cette époque, était engagée
une lutte, qui continue aujourd’hui, des médecins diplômés contre les
« guérisseurs » hétérodoxes ou traditionnels. De ce dernier point de vue, qui
est celui de la réglementation du droit de soigner, l’histoire de la médecine
occidentale marque une grande continuité. À quel moment passe-t-on d’un
droit corporatiste – désignant la médecine comme profession défendant son
monopole – à un droit qui pourrait effectivement, c’est-à-dire pour nous, se
prévaloir de la rationalité ? Un droit qui pourrait invoquer une « vraie »
différence entre les pratiques des médecins et celles des charlatans ? C’est
affaire de discussion au cas par cas et, aujourd’hui encore, la différence
n’est pas toujours très claire. C’est cependant à partir de la question du
« charlatan » que je voudrais construire mon approche de la médecine dite
moderne, et plus précisément à partir de la transformation du mode de
dénonciation dont fait l’objet le « charlatan » et de la transformation de son
identité.
Ce choix traduit d’abord le fait que, en médecine, le thème de la
rationalité a un accent polémique qu’il n’a nulle part ailleurs. Bien sûr, c’est
sur un mode polémique que la chimie s’est différenciée de l’alchimie,
l’astronomie de l’astrologie, la biologie darwinienne de la doctrine
« fixiste » des espèces. Mais la polémique, dans tous ces cas, fait partie du
récit des origines ou de la pédagogie édifiante. L’astrologue ne hante pas
l’astronome, qui n’éprouve aucune crainte d’être confondu avec cet
« autre » que le plus souvent il n’a d’ailleurs jamais rencontré. Aucune
procédure propre au métier d’astronome ne vise à établir la différence
d’avec le savoir des astrologues. La polémique est emblématique, mais ne
crée ni contrainte ni problème. Dans le cas de la médecine, en revanche – et
que l’on pense ici aux médecines dites « douces » –, la référence au
charlatan reste centrale, sans cesse rappelée et réexpliquée au public, à la
presse, aux pouvoirs publics, organisant également de manière implicite,
nous le verrons, la recherche médicale et pharmaceutique.
Ce choix traduit également la possibilité amusante de désigner une
« scène inaugurale », c’est-à-dire à la fois un moment précis et un épisode à
multiples facettes, où sont explicitement rassemblés, identifiés et mis en
spectacle les enjeux et les dilemmes auxquels je propose de reconnaître la
médecine moderne.
Cette scène se situe à Paris, en 1784. Deux commissions ont été
nommées pour enquêter sur les pratiques du médecin viennois Franz Anton
Mesmer, et surtout pour mettre à l’épreuve les prétentions qui fondent ces
pratiques. Selon Mesmer, le baquet autour duquel ses malades se réunissent
concentrerait un fluide magnétique qui, par les crises qu’il suscite, aurait le
pouvoir de causer les guérisons qui font son renom. Nous savons que le
fluide mesmérien ne fait pas partie de l’arsenal thérapeutique moderne, et
qu’il n’a donc pas résisté à l’enquête. Cependant, il faut souligner que, à
l’époque, le « magnétisme animal » de Mesmer était bel et bien candidat à
fonder une médecine enfin scientifique. La référence à un fluide inconnu,
auquel seuls les êtres vivants seraient sensibles, ne le disqualifiait pas
a priori. Celui-ci est invisible, d’accord, mais n’en est-il pas de même de
l’attraction newtonienne, dont l’existence a été reconnue à partir de ses
effets ? En ce sens, le baquet de Mesmer aurait pu être reconnu comme un
dispositif à la fois thérapeutique et démonstratif, son pouvoir curatif
constituant en même temps la démonstration de l’existence du fluide qui
explique ses effets.
Aurait pu être reconnu... si le dispositif de Mesmer avait résisté à sa
« mise en controverse ». Avec le docteur Léon Chertok, j’ai étudié dans le
détail la démarche de la commission nommée par le roi Louis XVI, à
laquelle appartenaient les grands scientifiques de l’époque, tels Lavoisier et
Benjamin Franklin1. Qu’il suffise de dire que, après avoir tenté, sans trop de
succès, de « purifier » les phénomènes qui se passaient autour du baquet du
magnétiseur Deslon (Mesmer avait fermé sa porte aux enquêteurs), après
s’être eux-mêmes soumis au « fluide », puis y avoir soumis des pauvres,
puis des gens de la bonne société, le tout sans pouvoir trancher, la
commission inventa une méthode d’investigation bien plus active. Elle
demanda à un magnétiseur complice de magnétiser un « sujet doué » sans le
prévenir, de faire semblant de magnétiser un autre sujet, ou encore, le sujet
ayant les yeux bandés, de magnétiser un endroit de son corps en annonçant
en magnétiser un autre. La commission put alors conclure que « le fluide
sans l’imagination est impuissant, alors que l’imagination sans le fluide
peut produire les effets que l’on attribue au fluide ». En bref, le fluide, en
tant que ses effets démontraient son existence, n’existait pas.
Cette scène va nous accompagner et le premier élément que j’en extrairai
est la nouvelle définition du « charlatan » dont elle est porteuse. Afin
d’expliquer les guérisons qui, malgré tout, se produisaient bel et bien autour
du baquet de Mesmer, la commission « interdisciplinaire » remarqua : « On
voit des hommes, attaqués, ce semble, de la même maladie, guéris en
suivant des régimes contraires et en prenant des régimes entièrement
différents ; la Nature est donc alors assez puissante pour entretenir la vie
malgré le mauvais régime, et pour triompher à la fois du mal et du remède.
Si elle a cette puissance de résister aux remèdes, à plus forte raison a-t-elle
le pouvoir d’opérer sans eux. » Quant à la seconde commission, composée
uniquement de médecins, elle renchérit : « L’espérance que les patientes ont
conçue, l’exercice auquel elles se sont livrées tous les jours, la cessation des
remèdes dont elles pouvaient user antérieurement et dont la quantité est si
souvent nuisible en pareil cas sont des causes multipliées et suffisantes des
résultats que l’on dit avoir observés dans de semblables circonstances. »
En d’autres termes : la guérison ne prouve rien. Je propose de définir la
médecine au sens moderne, par opposition aux thérapies traditionnelles ou à
la médecine médiévale, non par une doctrine ou des pratiques, qui sont en
mutations continuelles, mais par la conscience de ce fait. Il a un corrélat :
l’objectif poursuivi par la médecine (guérir) ne suffit pas à faire la
différence entre pratique rationnelle et pratique de charlatan. L’impératif de
rationalité et la dénonciation du charlatan deviennent en ce sens solidaires :
le charlatan est désormais défini comme celui qui revendique ses guérisons
pour preuves.
Cette définition du « charlatan » en fait un protagoniste lui-même
moderne. Utilisant la guérison pour démontrer, il se réfère à un modèle de
vérité scientifique, et non pas à une tradition impliquant une « surnature »
qui, elle, ne se laisserait pas mettre en scène et à l’épreuve au gré de la
curiosité et des exigences des hommes. C’est précisément parce que le
fluide s’est présenté comme un référent « moderne », sur le modèle de la
force newtonienne, comme une « cause » capable d’imposer sa propre
existence à partir de l’examen de ses effets, qu’il a succombé au contre-
examen critique des commissaires. En d’autres termes, non seulement la
définition que je propose du charlatan ne comporte pas de jugement de
valeur puisqu’elle a pour seul enjeu de définir ce contre quoi la médecine
moderne s’invente, mais encore sa portée est strictement limitée. C’est
Mesmer, et non les exorcistes dont Mesmer croyait avoir « laïcisé »,
« rationalisé » la pratique, qui tombe sous les coups de la critique des
commissions de 1784. Le diable se serait ri du montage rusé des
commissaires.
Les commissaires invoquent trois types de causes pour expliquer les
guérisons attribuées au fluide magnétique de Mesmer : la puissance curative
de la Nature dont témoignent les guérisons spontanées dont le corps vivant
est capable ; la confiance des malades dans le traitement de Mesmer ;
l’interruption d’autres remèdes en eux-mêmes nuisibles. Je ne parlerai pas
de cette troisième explication, que les progrès de la médecine contribuent
peut-être à réduire progressivement. En revanche, les deux autres n’ont rien
perdu de leur actualité, bien au contraire. En fait, sous la dénomination
d’« effet placebo », le pouvoir curatif de la confiance, de l’espérance, de la
« foi qui sauve » est aujourd’hui mis en scène de façon systématique par les
protocoles qui décident de l’accession d’un composé chimique au titre de
médicament2. La médecine moderne, scientifique, reconnaît donc
officiellement les vertus de « la foi qui sauve », mais elle les reconnaît sur
un mode négatif, à la manière d’un effet parasite qui risque, s’il n’est pas
pris en compte, de faire obstacle à son progrès.
C’est ici, déjà, que l’on peut comprendre pourquoi, contrairement à
l’astrologie, l’alchimie ou la doctrine créationniste des espèces, l’« autre »
de la médecine, le charlatan, n’a pu être disqualifié une fois pour toutes.
C’est que le charlatan ne profite pas seulement de la crédulité et de
l’ignorance. Du point de vue de la médecine moderne, il est le corrélat exact
de l’« effet placebo » qui parasite la relation entre une substance et ses
effets curatifs. De même que la contribution clandestine du second doit être
identifiée à chaque fois, pour chaque nouveau produit, de même le premier
doit être à chaque fois disqualifié, pour chaque nouveau remède auquel il
attribue le pouvoir de guérir. Ce qui permet de comprendre, du même coup,
l’usage singulier du terme « irrationalité » en médecine. Dans beaucoup de
textes dus à des médecins, ce terme est utilisé pour condamner non
seulement les charlatans qui utilisent des guérisons en tant que preuve de
l’efficacité d’une quelconque poudre de perlimpinpin, mais aussi pour
condamner le public qui se laisse entraîner à croire à cette efficacité. On
parle même d’irrationalité à propos de ces guérisons inexplicables elles-
mêmes, comme si, témoignant de la confiance irrationnelle du malade, elles
traduisaient le fait que celui-ci fait obstacle au progrès rationnel de la
médecine.
C’est là, bien sûr, un étrange usage de la notion d’irrationalité. Seuls,
a priori, pourraient être dits « irrationnels » des raisonnements ou des
décisions qui affirment s’inscrire dans le cadre d’une démarche rationnelle
déterminée et qui ignorent ou contredisent les contraintes de cette
démarche. Or, ni le patient ni a fortiori le mal dont il souffre n’ont pris
l’engagement de se soumettre aux contraintes d’une démarche déterminée.
Il faut, me semble-t-il, comprendre cet usage non pas seulement en termes
de propagande, visant à détourner le public des médecines douces ou autres
pratiques non homologuées, mais aussi en termes plus affectifs. Il exprime
alors une véritable déception à l’égard de ce corps souffrant qui ne
récompense que peu et mal, de manière toujours marginale, les efforts de
rationalité que l’on fait à son sujet, ce corps qui se fait complice des
charlatans.
Alors que d’autres pratiques modernes réfèrent leurs origines à un
triomphe, au récit merveilleux de l’invention des questions et
interprétations qui ont constitué leur objet en témoin enfin fiable, capable
de faire la différence entre l’énoncé scientifique et la fiction, j’en arrive
donc à proposer, pour la médecine moderne, une origine qui se lit en termes
de frustration : le corps souffrant n’est pas un témoin fiable. Il est
susceptible de guérir pour de « mauvaises raisons ».
Cette frustration réveille d’anciens échos, qu’elle met en communication
avec de plus récentes déconvenues. Dans « La pharmacie de Platon3 »,
Jacques Derrida nous a rappelé le réseau de renvois bien plus techniques
que métaphoriques qui s’agencent autour du terme pharmakon, poison ou
remède, un réseau que la lecture de Platon autorise Derrida à ramener à la
question de l’écriture. L’écriture est-elle un remède pour la mémoire ? C’est
ainsi, dans Phèdre, que Thot, son inventeur, la présente au roi des dieux.
Mais celui-ci la disqualifie comme poison. « C’est du dehors, grâce à des
empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu’ils se
remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la
remémoration que tu as découvert un remède. » Et ce remède de la
remémoration est un poison pour la mémoire, pour l’âme que le défaut
d’exercice rendra oublieuse. Ce que, en hommage au pharmakon ambigu,
dont les effets hésitent et s’inversent entre remède et poison, j’appellerai la
« Voie royale », la voie préconisée par le roi des dieux égyptiens, suppose
une disjonction stable : la mémoire vivante, présente à elle-même, opérant
du « dedans » contre la remémoration oublieuse, se rapportant à des
prothèses, à des empreintes étrangères. Seule l’âme elle-même, soulignons-
le, a le pouvoir de créer le contraste entre parole vive et écriture, de faire la
différence entre mémoire et remémoration, et donc de disqualifier le
prétendu remède en poison. Le roi se borne à se faire le témoin de ce
qu’exige l’âme en sa vérité. La Voie royale n’est pas celle que décide le roi,
le roi lui-même parle au nom de l’âme.
On peut lire Freud comme héritier du roi des dieux lorsque, disqualifiant
le pouvoir curatif apparent de ce qu’il appelle suggestion, il fait de la
psychanalyse ce qu’exige en sa vérité le psychisme humain. Ce n’est pas du
« dehors », grâce aux prothèses suggestives ou à la couche de peinture
appliquée de l’extérieur (per via di porre), que procède l’analyse. Elle sait
atteindre, au-delà de la surface (per via di levare), sans introduire la
moindre prothèse, le moindre élément nouveau, le sens propre des
symptômes. En cela, elle se fait témoin de l’âme, créant une disjonction
stable entre la démarche rationnelle, fidèle à ce qu’exige ce à quoi elle
s’adresse, et les pharmaka aux effets peu fiables, remèdes-poisons qui
méconnaissent cette exigence.
Certains peuvent certes penser, aujourd’hui encore, que la psychanalyse
est cette « Voie royale » autorisée par ce qu’exige en vérité le psychisme
humain. Je n’en fais pas partie. C’est pourquoi la « scène » de 1784, où, par
la ruse des commissaires, fut disqualifié le magnétisme animal, cet ancêtre
de l’hypnose dont Freud critiquait précisément l’usage lorsqu’il parlait des
vieilles techniques suggestives agissant per via di porre, inaugure pour moi
la question qui traverse l’ensemble de l’« art » moderne de guérir.
L’imagination, à laquelle les commissaires donnèrent le pouvoir d’expliquer
les effets mis par Mesmer sur le compte du fluide, est aussi bien présente à
travers l’« effet placebo » qui hante l’industrie pharmaceutique que dans le
soupçon de suggestion qui hante la scène analytique, d’autant plus
redoutable qu’elle y serait implicite. Elle est présente également au cœur de
l’histoire de la psychiatrie, où les catégories sémiologiques en termes
desquelles le « regard clinique » devait déchiffrer les troubles mentaux se
révèlent mixtes incontrôlables, matrice commune, historique et changeante,
du psychiatre et de son malade. Le corps souffrant, l’âme souffrante n’ont
pas le pouvoir de faire la différence que suppose la Voie royale : ils ne sont
pas des témoins fiables capables d’identifier le charlatan, le prétendant
illégitime au pouvoir de guérir.

Le pouvoir de l’expérimentation
Et pourtant, objectera-t-on, le fluide magnétique de Mesmer n’existe pas.
La démarche des commissaires a bel et bien extrait des sujets magnétisés
cet aveu véridique. De même les épreuves placebo en double aveugle qui se
déroulent tous les jours, là où des substances chimiques sont candidates au
titre de médicament, attribuent ce titre de manière véridique aux substances
qui en triomphent, à celles qui ont fait la preuve qu’elles étaient douées
d’un authentique pouvoir thérapeutique. L’expérimentation ne serait-
elle pas, ici comme ailleurs, cette « Voie royale », capable de transformer ce
à quoi nous avons affaire en témoins fiables ?
Très souvent, les distinctions entre des champs qui relèvent, d’une
manière ou d’une autre, de la rationalité scientifique moderne tendent à être
sous-estimées. Ainsi, on évoquera l’exemple de l’astrologie vaincue par
l’astronomie, de l’alchimie ridiculisée par la chimie, pour promettre le
même type d’avenir triomphant à tous, pour annoncer que le clair-obscur
des confrontations, où la différence entre « rationnel » et « irrationnel » ne
s’est pas pleinement imposée, n’a qu’un caractère transitoire, que toute
hésitation disparaîtra à mesure que le progrès scientifique augmentera le
pouvoir des démarches rationnelles dans chaque champ. Dans cette
perspective, la singularité de la pratique médicale est bel et bien de l’ordre
du « pas encore ».
L’histoire des sciences n’a pas le pouvoir de condamner une attitude ou
un espoir, mais elle n’offre pas non plus la moindre garantie de ce triomphe
espéré de la rationalité expérimentale.
En fait, il me semble même possible de soutenir que les succès de la
médecine moderne, aussi remarquables soient-ils, ne vont pas dans cette
direction et confrontent donc la médecine à un défi pratique. Mais pour
m’expliquer sur ce point, il me faut d’abord distinguer l’expérimentation au
sens effectif, celle qui crée des témoins fiables, et l’image inoffensive et
généralisable que l’on en donne parfois : celle d’une pratique neutre,
autorisée par une observation objective, dépouillée de partis pris et de
croyances, se bornant à établir des relations générales d’où devrait naître
une théorie.
Lorsque les commissaires ont trompé les sujets de Deslon, c’est bien le
pouvoir de la démarche expérimentale qu’ils ont mis en œuvre. Ils ne se
sont pas bornés à observer ; ils ont mis en scène activement ; ils ont inventé
une manière de poser le problème du fluide qui purifie la scène
expérimentale de causalités parasites. L’expérimentation est une pratique
active, inventive, et c’est surtout une pratique sélective4. Elle suppose,
implique et actualise la possibilité de mettre en scène un phénomène, de le
contrôler, de le purifier, de telle sorte qu’il devienne ce qu’il n’était pas,
témoin répondant de manière fiable à la question de l’expérimentateur. Mais
cette possibilité, qu’actualise l’expérimentation, n’a rien d’un droit qui
pourrait être généralisé. On ne soumet pas un phénomène à
l’expérimentation par le simple exercice du droit du plus fort, de celui qui
peut manipuler et purifier. Encore faut-il que le phénomène soit susceptible
de répondre aux exigences de l’expérimentation, soit capable de témoigner
qu’il est bel et bien purifié, et non pas « fabriqué ».
Donnons ce qui, à mes yeux, est un contre-exemple : un exemple de
pseudo-expérimentation. C’est l’exemple de la psychologie expérimentale
telle que l’ont créée John B. Watson et Burrhus F. Skinner. La psychologie
expérimentale a voulu soumettre les rats et les pigeons à l’expérimentation.
Et pour ce faire, elle a inventé un dispositif de laboratoire qui présuppose et
réalise l’élimination de tout ce qui, dans le comportement de l’animal,
pourrait témoigner de ce qu’il n’est pas le lieu passif où s’articulent deux
types de données observables, les stimuli et les réponses. La description qui
résulte de cette démarche peut certes être dite « objective », puisqu’elle ne
reprend que des éléments observables et quantifiables. Il reste que cette
démarche s’est définie en transformant en autant d’obstacles l’ensemble des
activités qui font du rat, par exemple, un producteur de sens, habitant un
milieu qui fait sens pour lui. Au nom de l’impératif d’une description
objective a été éliminé en tant qu’obstacle ce qui, du point de vue
éthologique, par exemple, est pertinent, ce qui fait que le rat est un animal
différent du pigeon ou de la souris, ces autres habitants des laboratoires de
psychologie. En ce sens, le « rat objectif », au comportement quantifiable,
peut être défini comme un « artefact », un être à l’allure scientifique, mais
qui, du fait de la manipulation dont il résulte, a été privé de toute capacité
de témoigner à propos de ce sur quoi, pourtant, on l’interroge...
L’expérimentation, ici, n’a pas purifié et mis en scène un comportement
naturel de telle sorte que celui-ci devienne intelligible, devienne capable de
témoigner de lui-même. Elle a créé de toutes pièces un comportement
artificiel, de laboratoire. Elle n’a pas conféré au rat le pouvoir de confirmer
ou de réfuter des hypothèses à son sujet ; elle a « créé un rat de
laboratoire », un rat réduit à un mode d’existence soumis à l’impératif
d’observabilité objectivement quantifiable, un rat incapable de nous
apprendre quoi que ce soit sur les rats en liberté, un rat témoignant avant
tout de l’abus de pouvoir qui l’a fabriqué.
L’expérimentation est donc toujours un risque : il s’agit de faire parler, au
risque de faire taire, de mettre en scène, au risque de devenir seul auteur de
la scène. Galilée a pris un risque de ce genre : il a considéré que l’air, le
frottement compliquaient seulement le mouvement des corps qui tombent.
Le « vrai » mouvement, celui auquel correspond l’intelligibilité
mathématique, est celui qui se produirait dans le vide. Et ce risque a été
couronné de succès. Depuis le début du XIXe siècle, les ingénieurs, qui
travaillent dans un monde où (heureusement pour nos machines, d’ailleurs)
il y a du frottement, ont appris à le comprendre à partir du monde idéal
décrit par la mécanique, prenant ensuite en compte les effets du frottement
qui sont alors jugés responsables de la complication des mouvements réels.
Galilée a pris un risque, et le fait que le mouvement auquel il s’adressait
se soit révélé susceptible de répondre aux exigences du mode de jugement
qu’il a inventé appartient à ce que, dans L’Invention des sciences modernes,
j’ai caractérisé comme « événement ». L’événement crée une distinction
que je juge cruciale entre les sciences théoricoexpérimentales, qui, chacune,
ont « fait événement », et ces pseudosciences, la psychologie expérimentale
par exemple, qui font du laboratoire le lieu où s’affirme le droit qu’aurait la
rationalité scientifique de soumettre ce qui est interrogé au statut d’objet
expérimental.
Or, n’est-ce pas précisément un événement du type de ceux qui créent
une science « théorico-expérimentale » que Pasteur a fait exister ? N’a-t-il
pas pris le risque de distinguer, dans les maladies épidémiques, la question
du germe et de sa propagation, de la question du « terrain », c’est-à-dire de
la question de savoir pourquoi, au contact des mêmes germes, certains
tombent malades et d’autres pas ? Ne faut-il pas reconnaître que nous avons
ici affaire à une véritable entrée de la médecine dans le domaine de la
science expérimentale ? Pasteur et Koch ont pu isoler des germes, des
microbes, en tant que causes spécifiques de maladies spécifiques. Ils ont
donc pu les « faire parler », les mettre en scène de telle façon qu’ils
deviennent les témoins fiables de leur pouvoir de causer une maladie et
d’en constituer le vecteur de propagation. Corrélativement, les postulats de
Koch autorisent une théorie de la maladie infectieuse, c’est-à-dire un point
de vue plus économique, plus puissant que la seule description empirique
du phénomène. Ils rendent la médecine capable de prévoir et de hiérarchiser
les problèmes, avec, au sommet, l’identification du germe et l’établissement
de sa responsabilité.
L’exemple de Pasteur et de Koch ne démontre-t-il pas que
l’expérimentation est la Voie royale de la médecine ? La nécessité de
recourir aux épreuves par comparaison avec un placebo ne signifie-t-elle
pas alors tout simplement que nous ne disposons « pas encore » de cette
Voie royale en ce qui concerne l’ensemble de nos pathologies ? C’est un
espoir de ce genre que traduit l’expression « pharmacologie rationnelle ».
Un jour le pouvoir curatif d’une substance pourra être déduit d’un savoir
théorico-expérimental sur le corps vivant, et c’est à ce savoir qu’il devra
son titre de médicament. On pourra, pour chaque trouble, déduire le type
d’action appropriée, la structure de la molécule ayant le pouvoir de guérir,
et il deviendra de moins en moins nécessaire de se demander si sa seule
efficacité ne tient pas à la confiance du malade. Corrélativement, le
personnage insistant du charlatan, cet artiste des relations qui exploite la
sensibilité du corps souffrant à des influences « irrationnelles », rencontrera
enfin un rival, capable de le disqualifier à coup sûr, le médecin ayant le
pouvoir d’agir sur les vraies causes du trouble. L’effet placebo et le
charlatan ont tous deux une place bien marquée dans la perspective d’une
médecine enfin théorico-expérimentale. Ils devraient disparaître : le
placebo, parce qu’il traduit le caractère seulement empirique de la recherche
en pharmacologie, et le charlatan, parce que, à mesure que la médecine
gagnera en efficacité, lui-même perdra son pouvoir de séduction parasite.
Cependant, le précédent que constitue le triomphe de la médecine
pastorienne ne constitue ni une promesse ni un premier pas vers cet avenir
lumineux. J’en reviens ici à la question du « terrain » que Pasteur a abordée
du seul point de vue du micro-organisme. Éprouvette ou corps vivant, la
différence ne compte pas du point de vue du micro-organisme, ce qui
permet au biologiste de caractériser ce point de vue : quel milieu permet à
l’intéressé de se reproduire, quel milieu atténue sa virulence. Bien sûr, avec
l’immunologie, la biologie et la médecine ont, depuis Pasteur, hautement
contribué à éclairer la question du terrain du point de vue de l’organisme
contaminé lui-même. Mais c’est précisément là que disparaît la
ressemblance avec les sciences théorico-expérimentales.
La manière dont les sciences théorico-expérimentales étendent le champ
de leurs questions et la pertinence de leurs pratiques n’a rien de simple5 ni
de spontané. Néanmoins, le récit qui peut, a posteriori, mettre en scène
cette extension a un style reconnaissable. A posteriori, ce qui se raconte et
se transmet dans les manuels scientifiques ressemble à ce que le philosophe
Kant a caractérisé comme les effets de la « révolution copernicienne », qui
permet à un champ scientifique de quitter la pratique empirique. Pour Kant,
ladite « révolution copernicienne » traduit le fait que le scientifique
n’apprend plus du phénomène, mais lui impose ses propres questions. Ce
qui signifie que ce scientifique possède sur le phénomène un point de vue
qui lui permet de prévoir a priori quelles questions sont pertinentes, quelles
manipulations mettront en scène les relations causales dominantes, celles
qui organisent toutes les autres.
C’est bien ce que l’on peut raconter à propos de l’extension de la
mécanique galiléenne, mais non pas à propos de la médecine héritière de
Pasteur et de Koch. Nous savons aujourd’hui que la question laissée ouverte
par Pasteur (celle du « terrain » épidémique du point de vue des réactions
de l’organisme contaminé) a été une véritable boîte de Pandore et que nul
récit a posteriori ne peut, aujourd’hui, lui conférer un style « copernicien ».
À la question « pourquoi tombe-t-on malade ? », le système immunitaire,
réseau où peuvent jouer des causalités multiples et enchevêtrées, n’offre pas
de réponse simple. Certes, il y a eu progrès en termes de connaissances et
aussi de moyens d’action, mais ce progrès est loin d’avoir maintenu l’allure
d’un mode d’explication toujours plus économique, toujours plus puissant,
capable de faire une différence toujours plus stable entre ce qui est cause, ce
qui est conséquence, ce qui est dénué d’importance. La définition de la
maladie à partir du micro-organisme n’a pas eu le pouvoir de hiérarchiser et
de devenir la Voie royale vers la définition de la maladie du point de vue du
malade. Elle a été le point d’entrée dans un labyrinthe de questions subtiles
dont le biologiste et le médecin doivent, encore et toujours, explorer les
détours, apprenant du corps vivant de quoi il est capable.
Pasteur et Koch ont cru découvrir le point de vue à partir duquel pourrait
s’organiser le paysage des relations causales ou fonctionnelles qui
définissent la maladie épidémique. Je soutiens que, quel que soit son degré
inégalé d’instrumentation technique, la médecine épidémique est
aujourd’hui définie par une forme d’empirisme : par la nécessité d’essayer,
d’observer et de décrire. Bref, d’apprendre du phénomène sans avoir le
pouvoir de décider a priori quelles questions lui poser. Je souligne ce point
parce que souvent le caractère éminemment technique de la description
biomédicale fait illusion. Comment, par exemple, lorsqu’il s’agit de la
chimie du cerveau, oser parler d’empirisme alors que nous avons désormais
des images de plus en plus précises traduisant l’intensité du métabolisme de
différentes régions cérébrales, alors que nous pouvons identifier des sites
neuronaux spécifiques et les neurotransmetteurs qui leur correspondent ?
Il convient pourtant, même dans ce cas, de parler de recherche
fondamentalement empirique. En effet, entre la richesse des effets
psychiques d’une drogue, par exemple, et l’hypothèse selon laquelle elle
perturbe les effets d’une classe de neurotransmetteurs, il y a un gouffre
qu’aucune théorie contemporaine ne permet de franchir. Ce que ce mode de
description met en scène est d’abord et avant tout des corrélations entre
deux modes d’approche distincts du fonctionnement psychique, deux modes
qui sont privilégiés par le seul fait qu’ils sont tous deux accessibles à
l’observation.
Bien sûr, nul ne niera qu’il « doit » y avoir un rapport entre l’effet d’une
drogue et la perturbation d’une transmission entre neurones. Mais c’est
exactement ce « il doit y avoir un rapport » qui définit l’espace pratique de
l’empirisme : la recherche est dominée par le caractère accessible ou non
des observations, entre lesquelles « il doit y avoir un rapport » et entre
lesquelles toutes sortes de corrélations peuvent en effet être établies. Mais la
signification des observables comme celle de leurs corrélations sont
ouvertes à un nombre indéterminé d’interprétations. Nous avons certes des
moyens techniques de plus en plus puissants pour mesurer, et même pour
créer des possibilités d’observation nouvelles en ce qui concerne les
différents aspects de l’activité cérébrale, mais ce que nous mesurons et
observons n’a pas le pouvoir de mettre d’accord quant à ce qui est, de la
sorte, observé et mesuré.
Revenons au baquet de Deslon, où s’est manifestée la puissance de la
démarche expérimentale dans la lutte contre le charlatan de type moderne,
celui qui se fait représentant d’une « cause » prétendant au pouvoir de
provoquer, quelles que soient les circonstances, des transformations
physiologiques. Que se passait-il donc autour du baquet mesmérien ?
La scène du baquet illustre le caractère dissymétrique de la démarche
expérimentale telle qu’elle a cours en médecine. Elle a permis d’éliminer,
de détruire des prétentions, de réfuter, mais elle est restée muette sur les
guérisons qui ont été effectivement observées. Certes, elle les rapporte à
l’« imagination » des malades. Mais l’imagination comme la « foi qui
sauve » ne sont rien d’autre que des manières de disqualifier le phénomène,
non pas de le comprendre. Les commissaires, protesta d’ailleurs Deslon,
n’ont pas défini ce qu’est cette « imagination » à laquelle ils attribuent le
pouvoir de guérir.
Il est intéressant que, parmi les commissaires, le seul qui ait critiqué,
dans une note minoritaire, le jugement de la commission niant tout intérêt
aux pratiques mesmériennes ait été un naturaliste, c’est-à-dire un pratiquant
de la méthode empirique : le grand botaniste Jussieu. Jussieu souligna que,
même si la commission avait réfuté avec succès une idée fausse, elle n’en
avait pas pour autant compris ce qui se passait autour du baquet de Deslon.
Car la démarche de ses collègues majoritaires dépendait de l’hypothèse
d’une causalité simple et n’avait fait que substituer une hypothétique cause
« simple », l’imagination, à une autre cause simple, le fluide. Elle avait en
effet mis en scène le phénomène en le définissant comme site d’une rivalité
entre deux causes possibles : ou bien le fluide ou bien l’imagination. Mais
pourquoi ne pas imaginer une causalité multiple, où interféreraient les
causes « morales » (dont relève l’« imagination ») et les causes
« physiques » (l’action éventuelle d’un agent qui expliquerait le rôle des
« attouchements » auxquels procèdent les magnétiseurs et dont Jussieu lui-
même avait eu l’occasion d’expérimenter l’efficacité) ? Si les deux types de
causes pouvaient avoir, dans certaines circonstances, le même type d’effet,
le protocole d’enquête des commissaires perdrait sa valeur démonstrative.
On peut en effet, plaidait Jussieu, concevoir que la « cause morale », l’idée
que l’on n’est pas magnétisé, contrecarre l’action de la « cause physique »
hypothétique, alors que, lorsque les deux causes se conjuguent
effectivement, l’effet est démultiplié, ce que l’on observe autour du baquet.
Jussieu terminait en appelant à une étude empirique des possibilités
thérapeutiques de ce qu’il appelait une « médecine de l’attouchement », loin
de tout effet de mode et de toute recherche du spectaculaire.
Jussieu, à sa manière, a posé à ses collègues expérimentateurs la question
des limites de l’expérimentation dès lors que l’on s’adresse à un être
capable d’espoir et d’imagination. Il a, en effet, souligné que l’« idée que
l’on n’est pas magnétisé » n’est pas simplement l’absence de facteurs liés à
l’imagination, mais fait également intervenir un certain type d’imagination,
tout aussi active peut-être et, le cas échéant, capable de contrecarrer
d’autres effets. Les commissaires ont réduit l’imagination à une variable
binaire, qu’ils peuvent faire agir seule, lorsque par exemple ils prétendent
faussement qu’un sujet est magnétisé, ou qu’ils peuvent réduire à zéro,
lorsqu’ils font magnétiser le sujet sans que celui-ci le sache. Mais
l’imagination ne se laisse pas réduire à zéro dans des conditions
expérimentales. On ne peut pas empêcher les sujets d’imaginer,
d’interpréter, de prendre position quant à ce qu’on leur fait subir ou quant à
ce qu’ils ressentent.

Qui définit les causes ?


Comme l’ont montré l’enquête de Lavoisier et de ses collègues puis la
médecine pastorienne, la démarche expérimentale constitue une Voie royale
lorsqu’il s’agit de mettre à l’épreuve les prétentions d’une cause (cause de
guérison ou de maladie) à avoir en elle-même le pouvoir de causer. Mais
cette voie ne peut être empruntée par décision (royale, méthodique,
rationnelle). Le roi des dieux égyptiens n’a pu disqualifier l’écriture qu’en
se faisant représentant de l’âme, ce qui présuppose que celle-ci peut
qualifier un représentant. De même la démarche expérimentale exige que ce
à quoi elle a affaire puisse devenir capable d’engendrer des « faits
expérimentaux ». Cela se produit lorsque, d’une manière ou d’une autre,
l’expérimentateur invente une façon de prendre l’initiative, de mettre en
scène une situation qui réponde à sa question : le magnétiseur complice
magnétisant un membre alors qu’il prétend en magnétiser un autre, Pasteur
inoculant des moutons, le médecin donnant en double aveugle aux uns une
substance sans effet physiologique, aux autres la substance peut-être active.
L’initiative signifie que l’expérimentateur, face à une « cause » prétendue,
exige que cette « cause » montre ses effets de manière non ambiguë, dans
une situation qui a été activement dépouillée de toute possibilité que
d’autres facteurs clandestins, non identifiés, puissent intervenir. Cette
initiative se traduit toujours par une mise en variation de la situation, que
cette variation soit continue, comme c’est le plus souvent le cas en
physique, ou binaire (présence ou absence) lorsque la mise en scène relève
de la logique et non de la mise en fonction de mesures quantitatives.
Le fluide invoqué par Mesmer était en effet un candidat au titre de cause
devant par définition répondre aux exigences de l’épreuve expérimentale.
Mais il n’en est pas de même pour l’imagination. L’imagination n’est pas
une véritable variable car l’expérimentateur n’est pas libre d’en contrôler
les variations. Il ne peut pas, par exemple, dire au sujet ce que celui-ci doit
imaginer, et l’empêcher d’incorporer des éléments « parasites » qui
transforment le sens de la situation expérimentale. Du point de vue
expérimental, la question de l’imagination correspond à un obstacle car elle
constitue un contre-pouvoir rival s’opposant à ce que la définition de la
scène thérapeutique appartienne à l’expérimentateur. Le corps vivant
intervient lui-même dans la définition des causes qui agissent sur lui.
Et si le corps a ainsi un pouvoir d’initiative, s’il intervient au lieu d’être
soumis, la mise en scène expérimentale n’est plus elle-même une simple
mise en scène, condition pour la preuve. Elle devient un ingrédient
irréductible de la situation. L’initiative du chercheur, qui pose la question,
qui cherche à prouver, se heurte au fait que l’autre, à qui il s’adresse, n’est
pas soumis à cette initiative comme, par exemple, un composé chimique est
soumis à la purification. La preuve, pour cet autre, est une épreuve, à
laquelle il donne sens, qui l’affecte selon des modes que les conditions
mêmes de la démarche de preuve rendent incontrôlables. La démarche de
preuve peut dès lors devenir créatrice d’artefact, de « faits » purement
relatifs à la situation expérimentale. C’est d’ailleurs ce que, depuis
cinquante ans, l’histoire des tentatives expérimentales de définir l’hypnose
a largement, et à leurs propres dépens, démontré6.
Certes les enquêtes statistiques permettent de contourner cette dimension
individuelle incontrôlable. Mais entre les statistiques sur les grands
nombres et la compréhension du cas individuel, on retrouve la même
différence qu’entre le pouvoir négatif d’éliminer les causes aux prétentions
illégitimes et le pouvoir positif de comprendre comment les « causes
causent ». L’un, le pouvoir négatif, ne mène pas à l’autre, le pouvoir de
comprendre, mais permet plutôt d’oublier l’autre. Et c’est lorsqu’ils se
heurtent au rappel frustrant de cette différence, au fait frustrant que le corps
vivant fait obstacle à la démarche de la preuve, que les médecins sont tentés
de parler d’irrationalité, de parler de l’« effet placebo » sur le mode de la
dérision.
La dissymétrie entre le pouvoir négatif de l’expérimentation en médecine
et les obstacles que rencontre aujourd’hui sa vocation à définir de manière
positive les situations qu’elle interroge n’est donc pas une simple difficulté
anecdotique, que devrait tôt ou tard lisser un progrès prévisible. La
« question de l’imagination » est le symptôme d’une contradiction pratique
entre les exigences qui définissent le laboratoire et les exigences qui
définissent le mode d’existence des êtres qui y sont interrogés.
Le laboratoire a besoin qu’un système réponde à une définition en termes
de variables, telle qu’il puisse le « faire parler », alors que les vivants à
propos desquels se pose la question de l’imagination « répondent » en un
tout autre sens, selon la signification qu’ils prêtent eux-mêmes à leur
environnement. Comment éviter l’artefact si le laboratoire doit éliminer,
pour donner au scientifique le pouvoir de poser ses propres questions, le
contre-pouvoir que constitue l’« interprétation », consciente ou non, de ce
qui leur arrive par les êtres interrogés ?
Apparemment, les significations qu’un micro-organisme prête à son
environnement sont assez stables pour que l’interrogation expérimentale ne
crée pas, dans son cas, d’artefacts. C’est pourquoi Pasteur a pu étudier la
question du « terrain », éprouvette ou corps vivant, du point de vue de ses
germes. Mais les précautions quasi paranoïaques assurant la reproductibilité
des expériences dans le cas de la psychologie expérimentale témoignent de
ce que, lorsqu’il s’agit de rats et de pigeons déjà, la mise en scène
expérimentale fabrique un artefact. Elle crée en effet des variables
observables (combien de temps un rat nage-t-il dans une cuve de Porsolt
avant de se laisser couler ?) dont la première signification est de s’imposer
contre ce qu’elle prétend étudier. Quelle que soit la définition que nous
puissions envisager de donner à l’« esprit » d’un rat, une seule chose est
sûre : l’art de la preuve expérimentale pratiquée dans les laboratoires, où
sont utilisés des « modèles animaux » pour tester des « médicaments »
visant la modification de comportements psychiques humains, ne met pas
en scène cet esprit mais en nie activement le problème.
Mais parler de contradiction pratique, n’est-ce pas conférer à l’« esprit »
du rat ou à celui du malade une capacité quelque peu spiritualiste de créer
ses propres significations ? Pourquoi abandonner l’espoir d’un avenir où
cette capacité serait elle-même mise en variables, sinon parce que l’on
maintient en sourdine la bonne vieille opposition entre matière soumise et
esprit libre ? C’est en raison de ce type d’objection qu’il n’est pas inutile de
considérer l’exemple que donnent aujourd’hui les sciences où la démarche
expérimentale a triomphé. Il ne s’agit pas de chercher dans ces sciences un
« point de vue » quant à l’imagination, la souffrance, l’interprétation ou la
suggestion. Ce que la physique et la chimie contemporaines nous offrent
n’est pas une ressource interprétative. Elles autorisent ce simple énoncé
qu’il n’y a rien de mystérieux ou de spiritualiste à supposer qu’un corps
vivant puisse ne pas satisfaire l’exigence expérimentale. Qu’il n’y a rien
d’étonnant à rencontrer des « causes » qui ne peuvent être identifiées
comme des variables, que l’on peut manipuler et mettre en scène à loisir. En
effet, l’exploration de la différence qualitative entre les systèmes
fonctionnant à l’équilibre et près de l’équilibre, d’une part, et ceux que leurs
relations avec leur milieu maintiennent loin de l’équilibre, d’autre part,
permet de conclure au caractère assez exceptionnel des situations où l’on
peut identifier de manière générale et reproductible une cause à partir de ses
effets.
Apparemment, la différence entre ces deux situations, à l’équilibre et loin
de l’équilibre, est purement quantitative et elle est certainement sans
mystère. À l’équilibre, les échanges d’un système avec son milieu sont soit
nuls, soit équilibrés, comme c’est le cas, par exemple, d’un verre d’eau en
équilibre thermique avec la pièce où il se trouve. Le maintien loin de
l’équilibre signifie simplement que les échanges avec le milieu
entretiennent certains processus dont le système est le siège, et les
empêchent donc d’évoluer vers une situation où ils sont statistiquement
compensés par des processus inverses. Du point de vue de la définition du
système, c’est-à-dire de la définition des processus dont il est le siège, des
interactions qui le caractérisent et donc des équations mathématiques qui
le décrivent, le non-équilibre ne semblait pas devoir apporter quoi que ce
soit de nouveau. C’est pourquoi, d’ailleurs, la physico-chimie est restée
longtemps centrée autour de l’étude des systèmes à l’équilibre,
éminemment plus simple.
On sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Loin de l’équilibre, certains
systèmes physico-chimiques sont susceptibles d’adopter un type de
comportement nouveau, le comportement de ce qu’Ilya Prigogine a appelé
des « structures dissipatives ».
Les structures dissipatives ont introduit au cœur de la physique un
concept qui, jusque-là, appartenait exclusivement à la biologie ou à la
pensée politique : le concept d’« auto-organisation ». Je me bornerai ici à
souligner que l’auto-organisation physico-chimique signale d’abord et avant
tout une transformation du type de causalité à partir duquel il est possible de
décrire l’activité macroscopique, productrice d’entropie, d’un système
physico-chimique. À l’équilibre et dans les régimes proches de l’équilibre,
il est possible d’affirmer que l’activité dissipative d’un système est
entièrement déterminée par ses échanges avec le milieu : elle est nulle à
l’équilibre ; elle correspond, près de l’équilibre, au minimum compatible
avec les échanges et est donc déductible de ces échanges. En revanche,
l’activité des structures dissipatives ne peut plus être définie comme
déductible des échanges avec le milieu qui sont pourtant sa condition
nécessaire. En d’autres termes, les « variables de contrôle », qui décrivent
les échanges avec le milieu, perdent ici leur statut de déterminants suffisants
et nécessaires, pour devenir des contraintes rendant possible une activité.
C’est en ce sens que cette activité peut être dite « auto-organisée ».
L’identité même du système peut d’autre part être transformée : des
facteurs insignifiants à l’équilibre, telle l’existence du champ gravitationnel,
peuvent se mettre à jouer un rôle crucial loin de l’équilibre, c’est-à-dire
rendre le « système » capable de régimes d’activité cohérente différenciée.
Ainsi, sans la gravitation, dont l’influence peut être négligée lorsqu’une
couche liquide est à l’équilibre, les spectaculaires cellules de Bénard ne se
formeraient pas dans cette couche liquide chauffée par le bas. Loin de
l’équilibre, la gravitation n’est pas simplement synonyme de « pesanteur »,
agissant de la même manière sur chaque molécule ; elle rend possibles des
comportements collectifs qualitativement nouveaux.
La sensibilité d’un système loin de l’équilibre à des facteurs qui étaient
insignifiants, négligeables à l’équilibre, est une découverte
conceptuellement très importante. Elle signifie en effet que ce qui a le statut
de cause, devant intervenir dans la description et la prédiction d’un
comportement, n’est pas donné une fois pour toutes. C’est l’activité même
du système qui, ici, détermine ce qui, pour lui, aura statut de cause, et
comment cette cause causera. Les physico-chimistes avaient l’habitude de
déduire les comportements possibles d’un système à partir de sa définition.
Ils supposaient donc, et c’est d’ailleurs ce que l’on entend usuellement par
« système », que la définition d’un système donne le pouvoir de déterminer
son activité. La notion d’auto-organisation physico-chimique traduit que,
loin de l’équilibre, c’est l’activité qui, au contraire, détermine la manière
dont le système doit être défini.
Bien sûr, les physico-chimistes maintiennent la notion de système, même
loin de l’équilibre. Ils en ont le pouvoir puisque ce qu’ils étudient est
préparé en laboratoire, puisque les constituants en interaction leur sont
connus, puisqu’ils savent ce que leur définition du système à l’équilibre a
négligé. Ils peuvent donc poser la question de savoir si cette définition reste
stable loin de l’équilibre, si ce qui a été négligé reste négligeable. Le fait
que le système puisse intégrer dans son activité des facteurs insignifiants à
l’équilibre constitue donc pour eux un nouvel instrument d’exploration :
puisque le régime d’activité d’un système loin de l’équilibre n’est pas
déductible de sa définition à l’équilibre, étudier ce régime, c’est aussi
étudier la stabilité ou l’instabilité de cette définition, poser la question de
savoir dans quelles conditions le système peut devenir « sensible » à ce qui,
dans d’autres conditions, n’était que bruit.
Les théories issues de la physique et de la chimie jouissent toujours d’un
énorme prestige. C’est pourquoi j’ai hésité à utiliser un argument lié à ces
sciences, craignant de le voir revenir sous une forme inversée : c’est donc
cela, le secret de l’« effet placebo », une simple question de sensibilité loin
de l’équilibre... Or, le terme « sensibilité » peut peut-être garder le sens
précis que lui confère la physico-chimie lorsqu’il s’agit de poser le
problème de phénomènes qui échappent à la définition du laboratoire mais
répondent au même type de modèle, les phénomènes atmosphériques par
exemple. Il fonctionne seulement comme un argument de type a fortiori
lorsque les définitions de laboratoire ne communiquent plus avec une
possibilité pratique de mise en problème, c’est-à-dire lorsque s’impose la
dissymétrie entre le pouvoir positif et le pouvoir négatif de
l’expérimentation.
L’exemple de la physico-chimie loin de l’équilibre a donc pour fonction
non de proposer un nouveau modèle, mais de rompre la perspective
générale qui fait coïncider rationalité et triomphe de l’expérimentation.
Il n’est pas besoin d’oppositions dramatiques, entre la soumission de l’objet
et la liberté du sujet, par exemple, pour dire les limites de
l’expérimentation. Déjà le système loin de l’équilibre cesse d’obéir à ses
conditions aux limites, au sens où le système à l’équilibre leur obéit.
L’obéissance du chien implique encore de tout autres significations, et
l’obéissance de l’humain qui se plie aux consignes de l’expérimentateur
implique quant à elle – l’expérience de Milgram7 en témoigne – de quoi en
transformer plus d’un en bourreau, au nom de la science. Il en est de même
à propos de ce terme, « répondre », que l’on retrouve aussi bien en physico-
chimie – comment un système « répond » à une perturbation ou à une
transformation de ses conditions aux limites – qu’en clinique – comment un
malade répond à différents dosages d’un médicament. Toute mise en scène
clinique qui établit un rapport de ressemblance entre ces deux types de
réponse se voue à la production systématique d’artefacts.

Un défi pratique
Revenons à l’identité de la « médecine moderne » telle que je l’ai définie
pour commencer. Il apparaît peut-être maintenant que cette définition
reconnaît certes le « pouvoir de l’imagination », mais de telle sorte que la
question pratique que suscite ce pouvoir soit bien plutôt évitée qu’élaborée.
Plus précisément, elle implique l’espoir de voir un jour ce défi disparaître
de lui-même, lorsque sera résorbée la dissymétrie qui caractérise le pouvoir
de l’expérimentation en médecine, lorsque celle-ci pourra, Voie royale enfin
découverte, identifier positivement des modes d’action fiables, au lieu de se
borner à éliminer les prétendants illégitimes.
On peut penser ici à la fameuse parabole du réverbère. Le passant
serviable, après avoir aidé pendant un certain temps un homme qui cherche
ses clefs auprès du réverbère allumé, ose lui demander s’il est bien sûr que
c’est là qu’il les a perdues ; non, répond l’autre, pas le moins du monde,
mais c’est le seul endroit où l’on y voit...
Peut-on y « voir » autrement ? Poser cette question en termes de « défi
pratique » signifie abandonner la perspective du progrès que pourrait
symboliser ici l’illumination d’autres réverbères, qui étendraient toujours
plus loin le champ d’investigation. Je n’ai pas le moindre doute quant à la
multiplication à venir de ces réverbères, ni le moindre scepticisme quant à
l’intérêt de ce qu’ils éclaireront. Mais je veux ici parler de la médecine en
tant qu’« art de guérir » et prendre au sérieux sa vocation à la rationalité.
Cela implique la mise en question de la situation qui prévaut aujourd’hui,
où la rationalité est tout entière du côté de techniques et de médicaments
issus d’épreuves toujours plus exigeantes et variées, que le médecin se
borne à représenter, quitte à ce que ses qualités « humaines »,
« psychologiques » créent le « supplément d’âme », incontrôlable et
précieux, qui signe l’acte médical. Une telle situation reproduit purement et
simplement la dissymétrie qui marque les pouvoirs de l’expérimentation :
toute la dynamique est du côté de l’accumulation de « moyens », suscités
par les réverbères du progrès en laboratoire, la relation entre médecin et
malade restant dans l’ombre de bonnes volontés et d’expériences peu
transmissibles.
Défi pratique ne signifie pas défi « seulement » pratique. Le terme
pratique a beaucoup de sens, dont certains donnent à son usage des
connotations subalternes, du genre « en théorie, c’est ainsi que cela doit se
passer, mais en pratique... ». J’utilise le mot « pratique » au sens où toute
théorie suppose une pratique, où cela même que nous disons exister ou ne
pas exister suppose une pratique et renvoie à elle. La pratique est d’abord la
manière de s’adresser à ce à quoi nous avons affaire, d’exiger de ce à quoi
nous avons affaire qu’il satisfasse à certains critères, et d’être obligé par la
manière dont il répond à cette adresse. Pour être triviale, je rappellerai que
ce que nous exigeons d’une table a peu à voir avec ce qu’un spécialiste de
microscopie exige des fibres de bois, qui, elles-mêmes, « existent » très peu
pour les techniques d’analyse des atomes au sens chimique, qui... Pour être
plus pertinente, je soulignerai que le « fluide » de Mesmer n’existe pas
selon les critères de la pratique expérimentale puisqu’il ne satisfait pas à ses
exigences, mais que la question que suscitent les pratiques mesmériennes
n’en insiste pas moins.
Elles n’étaient « irrationnelles » – rétroactivement –que de prétendre à
un type de rationalité qui ne leur convient pas.
Comment entendre le défi pratique d’une médecine « rationnelle » sans le
renvoyer au réverbère du progrès expérimental ? En d’autres termes,
comment devenir digne des problèmes que nous impose ce à quoi nous
avons, en l’occurrence, décidé d’avoir affaire, le corps souffrant ?
L’expérimentateur souscrit aux obligations de la rationalité à laquelle sa
pratique l’engage dans la mesure où il s’oblige à poser la question de la
différence entre fait expérimental et artefact. En ce sens, sa pratique est, et
doit être, de type polémique, axée sur la chasse aux artefacts aussi bien que
sur l’invention de nouveaux types de faits. Si l’art de guérir ne permet pas
d’opposer fait expérimental et artefact, si le corps souffrant ne peut devenir
témoin fiable, authentifiant le « vrai médecin » contre le charlatan, la
définition « polémique » de la médecine, axée sur la chasse au charlatan, ne
devient-elle pas incongrue ?
Je ne veux pas dire par là que le personnage du « charlatan moderne »,
celui qui entend prouver par les guérisons qu’il opère, doive être réhabilité.
En tant que tel, il n’est pas plus intéressant que l’« effet placebo » lui-
même, symptôme comme lui de la différence entre guérison et
démonstration expérimentale. L’« effet placebo » fait partie des épreuves
que doit surmonter une substance chimique pour être définie comme
médicament, et le charlatan continuera à être l’« autre » de l’industrie
pharmaceutique, dans la mesure où celle-ci est obligée d’établir qu’elle ne
produit pas de simples poudres de perlimpinpin. Mais la chasse au charlatan
a les mêmes limites que l’art de la preuve en médecine, qui permet de
disqualifier de faux prétendants et non pas d’identifier positivement les
prétendants authentiques. Et c’est à ces limites qu’il s’agit de faire
correspondre des obligations positives, définissant la singularité de l’art de
guérir.
Je proposerai donc, à mes risques et périls, une disjonction radicale entre
les sites relevant certes de la médecine mais ne l’organisant pas, où règnent
l’art de la preuve négative et la chasse au charlatan moderne, et ceux où, au
contraire, ces deux ingrédients devraient cesser de hanter la pratique, les
sites où il s’agit de guérir et non de prouver. Que ma proposition soit
« rationnelle » peut se vérifier aux réactions prévisibles qu’elle suscitera :
« Mais si nous renonçons à nos différences avec de vulgaires charlatans,
diront les médecins, tout sera permis, nous serons libres de faire n’importe
quoi ! » C’est donc bien d’une véritable épreuve qu’il s’agit, d’un devenir
« digne » de ne pas faire n’importe quoi, alors même que l’on perd la
référence à la Voie royale, alors même que l’on abandonne la fiction selon
laquelle le corps souffrant « devrait » être capable de faire la différence
entre vrai médecin et charlatan.
C’est ici qu’il s’agit de se souvenir que le charlatan, tel que je l’ai défini,
est le charlatan moderne : comme le médecin, ce charlatan prétend que sa
pratique est « rationnelle » car prouvée par les guérisons qu’il opère. Lui-
même prétend en conséquence relever du monde des pratiques théorico-
expérimentales. Il n’a donc pas de relation directe avec ce que, pour utiliser
un terme générique, j’appellerai les « guérisseurs ». Et c’est alors que
résonne la question-défi de Tobie Nathan : n’aurions-nous pas à apprendre
de ceux-là dont la caractéristique commune est de ne pas avoir été hantés
par l’idéal d’une Voie royale capable par définition de disqualifier les
autres, mais d’avoir cultivé ce que, d’après Nathan, on peut appeler une
« pratique de l’influence » ?
Il convient ici de distinguer « influence », au sens de Nathan, de
« suggestion », « imagination » ou « effet placebo », car ces trois derniers
termes, même lorsqu’ils ne sont pas définis de manière péjorative, en
relation avec le grand thème de l’irrationalité, désignent un ingrédient tenu
pour « naturel », psychologique », « que l’on retrouve partout », et non une
pensée technique susceptible de comporter des enseignements spécifiques
quant à l’art de guérir. La suggestion, c’est ce que nous sommes tous
susceptibles d’opérer, comme M. Jourdain, sans même le savoir.
L’influence implique l’expert, elle implique un savoir dont la force et
l’intérêt sont, montre Nathan, de « techniciser la relation thérapeutique ».
La manière dont Tobie Nathan propose de réhabiliter la « contrainte à
penser » que créent les dispositifs thérapeutiques dits traditionnels,
contrainte qui « affilie » le malade à un monde où prend sens ce qu’il vit, et
par rapport auquel il peut se construire comme membre d’un groupe pour
qui ce qu’il vit a une signification, heurte de plein fouet le double registre
idéal qui nous habite. Seront pareillement scandalisés les deux rivaux
occidentaux prétendant à la Voie royale de la thérapie : le « savoir écouter »
de la psychanalyse et la purification expérimentale de la « médecine
moderne ». Forçage, violence, suggestion, création délibérée d’artefact, ces
deux frères ennemis se retrouvent dans les termes qu’ils utiliseront pour
dénoncer la trahison que constitue la « fabrication de malades endoctrinés »
par rapport au projet de vérité qui les définit respectivement8.
Mais c’est le prix dont se paie l’idéal de cette Voie royale qui apparaît du
même coup. Le roi des dieux prétendait dire la vérité de la mémoire, et
l’événement expérimental se produit lorsque, à propos de phénomènes
souvent bien humbles, billes qui roulent ou micro-organismes, une
prétention de ce genre réussit à résister aux épreuves reconnues comme
susceptibles de la contester. Les thérapies occidentales, hantées par l’idéal
d’une Voie royale, par l’idéal de constituer le corps souffrant en témoin
fiable de son symptôme, sont agies par une exigence qui, même si elle ne
peut être satisfaite, opère : elles doivent et peuvent, écrit Nathan, « souder
le symptôme à la personne ». Ce qui signifie que le malade doit se retrouver
« seul », face à un dispositif de savoir qui le définit par un problème dont
les termes relèvent du collectif auquel le thérapeute est, quant à lui, affilié.
La proposition nous heurte, donc, mais elle n’en est pas arbitraire pour
autant. Bien au contraire, le dispositif inducteur de liens et de signification
que décrit Nathan relève le défi pratique que j’ai tenté d’identifier :
reconnaître que ce qui fait obstacle à nos idéaux et à nos exigences
pratiques n’est autre que la singularité de ce à quoi nous avons affaire, et
devenir capable de nous adresser à cette singularité sans tenter de l’éliminer
ou de la contourner. Si le psychisme, l’« esprit », mais aussi, comme
l’« effet placebo » en témoigne, le corps se fabriquent dans la relation, ils ne
peuvent « répondre » à un traitement sans aussi, et par le fait même, « se
fabriquer » à partir de ce traitement. L’« influence » désigne une pensée
pratique portant sur cette fabrication.
Cela dit, apprendre ne signifie pas imiter. Comme Tobie Nathan le
souligne souvent, les affiliations culturelles ne s’improvisent pas. Si le
guérisseur ne fait pas « n’importe quoi », c’est parce qu’il est lui-même issu
de la culture à laquelle il affilie son patient. La « culture » du médecin
moderne, hantée comme elle l’est par le charlatan et par l’art de la preuve,
définit a priori le malade comme membre virtuel du groupe statistique
grâce auquel ce qui est prescrit a fait ses preuves, ou, pour le psychanalyste,
comme « cas » qui pourrait être publié pour l’édification de ses collègues.
Elle est certes susceptible d’« affilier » le malade – c’est-à-dire de
transformer celui-ci en témoin vivant et croyant de ses pouvoirs –, et sans
doute cette affiliation est-elle un ingrédient de son efficacité thérapeutique.
Mais, sauf à devenir créateur de secte, le médecin, tel que sa culture
« moderne » le définit aujourd’hui, ne peut viser une telle affiliation, se
donner les moyens de la cultiver, l’admettre en tant qu’ingrédient officiel de
la scène thérapeutique.
À ce point, je suis au plus proche de l’une des grandes spécialités de la
production intellectuelle occidentale, de la signature même de la
« modernité » lorsqu’elle se veut lucide. Il s’agit de l’aveu douloureux de ce
que nous avons irrémédiablement perdu une ressource dont nous
reconnaissons maintenant le caractère précieux, mais que nous savons aussi
ne pas pouvoir reconstituer de manière artificielle. Reste alors le grand
mouvement final : l’appel à poursuivre l’approfondissement héroïque de
notre singularité, le désenchantement du monde dont nous sommes les
vecteurs, sauf à retomber dans ce qui n’est plus que caricature de ce que
nous avons détruit, les sectes qui prolifèrent et savent comment « affilier »
ceux qui s’adressent à elles. Je n’ai pas la moindre intention de tomber dans
ce genre convenu, dont la plus grande vertu est d’épargner à celui qui s’y
conforme le risque d’être dénoncé comme naïf.
Parmi les inconnues qui maintiennent la question ouverte figure
certainement ce travail d’apprentissage auquel en appelle Nathan :
apprendre à décrire de manière fine les thérapeutes et leurs techniques.
La question n’est plus ici d’imitation mais de transformation de celui qui
s’intéresse par ce qui l’intéresse. Son enjeu n’est pas seulement de cesser de
détruire les techniques thérapeutiques des « autres », au sens de « chacun sa
technique ». Pour ce type de tolérance, le travail n’est pas nécessaire. Son
enjeu est indissociable du rôle que s’inventeront, et qui inventera, ceux qui,
parmi nous, seront issus de ce travail, ceux qui en auront appris les
exigences et accepté les obligations. Nous ne savons pas quelles ressources
ils seront capables de mobiliser au sein de notre tradition, quels fragments,
qui ne nous semblent absolument pas relever de la médecine, ils
s’approprieront pour les reconvertir. Les darwiniens n’ont-ils pas, par
exemple, redéfini à leur usage les techniques de l’investigation policière,
par traces et indices ? Nous ne le savons pas mais une chose, cependant, me
semble sûre, ce n’est pas seulement ce qu’on appelle un médecin qui sera
réinventé, mais aussi ce qu’on appelle un patient.
L’exemple que donne Tobie Nathan est très significatif à cet égard : dès
les premiers pas d’une recherche, dont il nous dit qu’elle n’a pas encore
commencé, il se lance à l’assaut de la « cité » et met en accusation non pas
seulement la manière dont nous « soignons » les immigrés et leurs
descendants, mais la manière dont nous nions, avec nos normes, nos
évidences et nos bonnes intentions, leur droit vital à maintenir les exigences
et les obligations de leur culture9. En d’autres termes, Tobie Nathan pose un
problème politique.
Cela n’a rien d’un hasard ni d’une dérive, mais relève de la singularité
vivante de notre tradition, qu’occulte le thème si plausible du
désenchantement du monde dont nous serions les héritiers. S’il y a une
tradition qui nous singularise, c’est, me semble-t-il, celle qui a nom
« politique ». La question de savoir ce qu’est la cité, qui lui appartient,
quels droits, quelles responsabilités traduisent cette appartenance, et les
mouvements de lutte, inventant des exigences, des obligations et des
identités nouvelles, transformant les modes d’appartenance, sont ce qui
singularise d’abord notre histoire.
La « rationalité » elle-même a partie liée avec cette invention politique,
car elle s’est d’abord produite comme puissance de contestation et de
transformation des rapports d’autorité et des modes de légitimation
autrefois dominants. Et elle n’en est pas aujourd’hui détachée : elle ne
constitue pas une instance consensuelle neutre, surplombant les conflits et
les rapports de force, mais un ingrédient qui lui-même change de sens selon
qu’il s’allie aux pouvoirs qui maintiennent et reproduisent les catégories à
travers lesquelles nous définissons la cité, ou avec les mouvements sociaux
qui interrogent et déstabilisent l’évidence de ces catégories.
Je n’ai pas l’intention de transformer ce texte en une dissertation
politique, et je me bornerai donc à affirmer tout uniment que l’identification
de la rationalité au désenchantement place celui qui l’énonce, et quelles que
soient ses intentions, du côté des vainqueurs de notre histoire, de ceux qui
ont su capturer et soumettre ses puissances de transformation.
Corrélativement, le défi pratique d’inventer pour la médecine d’autres voies
que la Voie royale, qui « soude le symptôme à la personne », place celui qui
l’énonce du côté de l’invention politique, c’est-à-dire du mode singulier
selon lequel, chez nous, les minorités s’inventent et inventent.
Dans notre histoire, les « jacques », les « gueux » et les « sans-culottes »,
peut-être même aussi les esclaves se reconnaissant à travers le Dieu des
chrétiens, ont su s’inventer à travers l’adjectif qui les disqualifiait. Mais
n’est-ce pas aussi ce qui est en train d’arriver, dans le champ de la
médecine, avec lesdits « toxicos », qui balaient les dissertations savantes sur
la légitimité de cet adjectif, pour se revendiquer tels dans des associations
d’usagers « non repentis » (les Hollandais se sont eux-mêmes baptisés
junkies dans l’acte de création des junkiebonden) ? Les usagers auto-
organisés ne sont pas, je le sais, des interlocuteurs faciles pour les membres
du corps médical, car ils exigent une aide en refusant d’en payer le prix
attendu, la reconnaissance de leur soumission aux catégories de la
médecine, en refusant donc de se laisser « souder à leur symptôme ».
Je considère, quant à moi, que ce sont eux, comme les malades du sida
organisés pour faire valoir leurs droits et leurs revendications, qui sont
vecteurs, sans doute balbutiants et parfois incohérents, de la tradition qui
nous singularise, de celle dont nous pouvons nous affirmer les héritiers.
Et cet héritage inclut aussi bien ceux qui se préoccupent de rationalité que
ceux qui se préoccupent de justice, car les « toxicos », qui s’inventent
comme composantes d’une cité et non objet de définition médicale et
policière, créent ce faisant, pour nous tous, citoyens, médecins et experts,
les contraintes et les risques à partir desquels pourra s’élaborer un discours
enfin « rationnel » sur l’usage des drogues10.
Au fond, ma conclusion, même si elle peut sembler paradoxale, était
parfaitement prévisible. Elle était prévisible en ce que la « psychiatrie » et
la « médecine » ont affaire, chez nous comme partout, à des problèmes
inséparables de ce qui fait exister les collectifs. Leurs identités pratiques
dépendent donc bien évidemment de la manière dont elles acceptent cette
inséparabilité, ou la définissent comme un obstacle à une pratique
professionnelle enfin respectable. Cependant, cette conclusion n’a rien
d’une recette, d’un mot d’ordre ou d’une dénonciation. Elle ne désigne pas
les « bons » et les « mauvais », les « malheureux malades aliénés » et les
« institutions répressives », comme s’il suffisait de mettre en question les
unes pour que les autres se retrouvent comme par miracle capables de
redéfinir eux-mêmes ce qui les qualifiait de l’extérieur. Elle vise avant tout
les images qui peuvent faire entrave aux dynamiques d’invention en cours
ou à venir : d’abord l’image où s’opposent rationalité et politique ; ensuite
celle qui mènerait un médecin de bonne foi à considérer les mouvements
d’autosupport des usagers de drogue ou des malades du sida avec
bienveillance, les confondant avec les « toxicos anonymes » par exemple
(« des associations bien utiles pour soutenir le moral des intéressés ») ;
enfin celle qui mènerait à les confondre avec les associations de malades
« collant en groupe à leur symptôme », qui prolifèrent surtout aux États-
Unis. Ma conclusion vise à proposer au médecin d’y reconnaître des
mouvements d’un intérêt vital pour l’avenir de la médecine.
Qu’il me soit permis de rappeler, pour terminer, que cet avenir pose, en
tout état de cause, un problème politique. La médecine ne peut, aujourd’hui,
être réduite à une réponse à la souffrance individuelle car elle n’est pas
seulement l’affaire du médecin et de son malade. Elle est devenue l’un des
grands vecteurs de l’histoire humaine elle-même, l’un des sites où se décide
la manière dont les humains construisent leur identité à la fois collective et
individuelle. Je me bornerai à rappeler qu’il n’est pas impossible que nos
descendants se retrouvent dans un avenir assez proche classifiés dans des
« groupes à risque » et que leurs parents soient, sous peine d’opprobre
social, contraints de les soumettre dès leur jeune âge à des régimes qui
actualiseront dans un présent « responsable » une probabilité statistique qui
appartient aujourd’hui encore à l’avenir. Assurances, procédures
d’embauche, techniques de procréation, droit au soin, nous savons que tout
cela va, d’une manière ou d’une autre, se redéfinir à partir du
développement de techniques dont la seule vocation au départ semblait être
de soulager la souffrance individuelle. Au-delà des problèmes légaux et
réglementaires, c’est la manière dont les humains espèrent, anticipent,
craignent et imaginent, la manière dont se conçoit mais aussi se fabrique
leur propre identité qui est en question. Car, bien sûr, nos sociétés
fabriquent cela tout autant que les sociétés dites traditionnelles. La seule
différence, mais elle pèse lourd, est qu’elles se refusent, sur ce point, la
pensée de ce qu’elles font11.
Bien sûr, il n’appartient pas aux médecins de décider de cet avenir. Mais
les termes dans lesquels la question de cet avenir se pose dépendent
néanmoins de la manière dont ils se situeront. La position dominante
aujourd’hui est qu’il s’agit certes d’une question posée à la société par la
médecine, mais que les médecins doivent se cantonner à la position
modeste de représentants d’une rationalité et d’une vocation qui leur
commandent de faire ce qu’ils ont à faire, quitte à exiger, à attendre ou à
subir les réglementations et les contraintes que les « politiques » décideront.
Chacun sait que la situation n’a pas cette lumineuse simplicité, mais le mot
d’ordre n’en est pas moins d’éviter de trop penser à ce qui met en question
les catégories de l’acte médical dans la cité, c’est-à-dire d’éviter de penser.
Je suis partie de la définition de la médecine moderne contre le charlatan,
et j’en arrive à la question de la médecine dans la cité. Par quel tour de
passe-passe ? On peut certes souligner que, dès le départ, les deux questions
sont associées. Pour revenir une dernière fois au baquet, la question qui
préoccupait les commissaires était politique aussi bien que scientifique.
Mesmer troublait l’ordre médical, certes, mais aussi l’ordre de la cité, car
beaucoup de ceux qui se rassemblaient autour du fluide en faisaient le
symbole actif de l’égalité entre les hommes : le roi, comme le dernier de ses
valets, disait-on, est sensible au fluide ; le « rapport magnétique » unit tous
les humains et affirme leur égalité foncière. Mais le mouvement de mon
argumentation revendique un sens plus profond, qui renvoie à la singularité
politique de notre tradition. La question de la rationalité de la médecine
n’appartient pas au seul paysage des pratiques qui se réfèrent aux sciences
modernes, et elle n’est pas non plus une question de type
« épistémologique ». Nous sommes, médecins et citoyens, engagés dans
une tradition qui a inventé la rationalité comme enjeu, comme référence
discriminante quant aux avenirs que nous construisons. Elle est pour nous
vectrice d’obligations et d’exigences qui, pour le meilleur et pour le pire,
nous fabriquent et nous forcent à penser. Ce faisant, nous sommes inscrits
dans une tradition redoutable. Là où les masques neutres de l’objectivité,
des bonnes intentions et du sérieux professionnel justifient un arrêt de la
pensée, là où la lumière de nos réverbères maintient activement dans
l’ombre ce qui nous fait obstacle, cette tradition voue ceux qui se réfèrent à
elle et s’en autorisent à devenir complices d’une histoire aveugle, c’est-à-
dire criminelle. C’est pourquoi le « défi pratique » d’une médecine capable
de devenir digne de ce à quoi elle a affaire n’est pas et ne peut être compris
comme un simple enjeu local, tenant à la définition que se donnerait, selon
les aléas de l’histoire, chaque pratique qui se voudrait « moderne ». Devenir
capable d’entendre ce défi, c’est aussi devenir capable de reconnaître en
quoi il constitue, qu’il soit ignoré ou accepté, un ingrédient crucial de notre
avenir.

Notes
1. Léon CHERTOK et Isabelle STENGERS, Le Cœur et la Raison, Paris, Payot, 1989.
2. Voir Philippe PIGNARRE, Le Grand Secret de l’industrie pharmaceutique, Paris,
La Découverte, coll. « Poche/Essais », 2004.
3. Jacques DERRIDA, « La pharmacie de Platon », in La Dissémination, Paris, Seuil, 1972.
4. Voir Isabelle STENGERS, L’Invention des sciences modernes, Paris, La Découverte, 1993.
5. Voir Bruno LATOUR, La Science en action, Paris, La Découverte, 1989.
6. Voir Léon CHERTOK et Isabelle STENGERS, Le Cœur et la Raison, op. cit.
7. Milgram, on s’en souviendra, a mis en scène une expérience où ses sujets, croyant participer à
une expérience sur la mémoire, se sont vu intimer la consigne de sanctionner par des chocs
électriques de plus en plus intenses les erreurs de mémorisation commis par d’autres (des complices
de Milgram). Le plus grand nombre a obéi et poursuivi l’administration des chocs alors que les
« victimes » hurlaient et suppliaient qu’on arrête cette torture.
8. Pour la psychanalyse, qui s’inscrivit d’abord dans le champ de la rationalité « expérimentale »
pour ensuite se définir à partir d’une éthique qui oppose « sujet » et « objet de connaissance », voir
outre Léon CHERTOK et Isabelle STENGERS, Le Cœur et la Raison, op. cit., Isabelle STENGERS,
La Volonté de faire science, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1992, et « Les déceptions du
pouvoir », in Daniel BOUGNOUX, La Suggestion. Hypnose, influence, transe, Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond, 1991, p. 215-231.
9. Tobie NATHAN, L’Influence qui guérit, op. cit.
10. Voir Isabelle STENGERS, « L’expert et le politique », in Francis CABALLERO (dir.),
Drogues et Droits de l’homme, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1992.
11. Voir Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.
SUPPLÉMENTS À LA NOUVELLE ÉDITION

Isabelle Stengers et Tobie Nathan ont proposé de prolonger les questions


posées dans les contributions précédentes. Une première version de ces
deux nouveaux textes a été présentée au colloque « La psychothérapie à
l’épreuve de ses usagers », organisé les 12 et 13 octobre 2006 par le centre
Georges-Devereux.
USAGERS : LOBBIES
OU CRÉATION POLITIQUE ?
Isabelle Stengers
JE ME SOUVIENS D’UNE RENCONTRE faite il y a bien longtemps
déjà, à l’époque où j’écrivais « Le médecin et le charlatan ». Une jeune
femme me narre un projet de recherche, un projet issu d’une expérience qui
implique autant son propre corps que le corps médical. Elle souffre de
vertiges, expérience effrayante où les repères du monde s’absentent
brutalement, où l’on se sent tomber, expérience qui dicte sa réponse : aller
voir un médecin.

Une autre médecine est-elle possible ?


Mais pour le médecin – et comment le lui reprocher ? –, le vertige est
d’abord symptôme, et il peut l’être de beaucoup de choses, depuis une
tumeur jusqu’à un X non identifiable... Il s’agit donc pour lui de remonter le
plus vite possible vers le responsable éventuel, c’est-à-dire de faire coller le
symptôme à une catégorie désignant le traitement adéquat. S’il y en a un.
Le problème est que lorsqu’il n’y en a pas, une compassion quelque peu
fataliste remplace l’intérêt actif du médecin. Et pour la patiente commence
à s’insinuer quelque chose comme une honte d’encombrer les médecins
successivement consultés avec un « mauvais problème », auquel ils n’ont
pas de réponse. Jusqu’à ce qu’un jour l’un d’entre eux fasse allusion à un
groupe de personnes réunies par le même mal et par le besoin de produire
un savoir qui porte non sur le vertige en tant que symptôme mais sur
l’expérience effrayante à anticiper, à apprivoiser, à accompagner, bref à
civiliser. Rejoindre ce groupe, travailler avec eux, à la fois comme
intéressée et comme chercheuse, tel était le projet.
Je n’ai plus revu cette jeune femme, mais son souvenir ne m’a pas
quittée : précurseur fugace d’un avenir possible. Je savais bien qu’ici ou là
des malades se regroupent en collectifs, et que des médecins acceptent de
collaborer avec ces collectifs. Mais ce qui a avivé mon imagination est
l’idée que la production de savoir issue de tels collectifs était susceptible de
quitter le domaine de l’improvisation. Je suis plus que sceptique face à une
interdisciplinarité qui rejointoie des savoirs d’abord déconnectés, comme
dans l’expression « psychosomatique ». Mais la possibilité que des
collectifs rassemblés autour de ce qui les atteint, tous et chacun à sa
manière, puisse produire des savoirs distincts de ceux de la médecine, mais
néanmoins susceptibles de transmission, ouvrait une tout autre
perspective, susceptible de modifier la pratique médicale elle-même.
Le processus collectif de transformation de la plainte impuissante d’un
être isolé, dépendant d’un savoir dont les catégories ont été élaborées
ailleurs, en un point de vue articulé par ceux-là mêmes qui en ont besoin,
appartient à l’ordre de l’événement. De tels événements sont décisifs dans
l’histoire des savoirs concernant les humains. Ce processus s’est produit
lorsque des femmes, devenues féministes, ont entrepris de penser ensemble
et que leur souffrance personnelle s’est transformée en compréhension
active, politique (« le personnel est politique »). Ce n’est pas que la lecture
féministe soit « vraie », au sens de vérifiable par un état de choses. Sa vérité
est dans la transformation qu’elle induit. Depuis qu’elle a été produite,
aucun chercheur ne peut plus se permettre d’accepter tranquillement la
manière dont ses prédécesseurs caractérisaient les « femmes ». De même
lorsque les addicts ont créé des associations d’autosupport et ont
revendiqué d’être reconnus comme des « citoyens comme les autres », pas
comme des délinquants ou des malades en demande d’aide psychologique,
ils ont produit une analyse de la situation qui a modifié la manière dont les
intervenants en toxicomanie définissent le problème de l’usage des drogues.
Ce n’est pas que certains consommateurs n’aient pas besoin d’aide
psychologique, c’est que ce besoin ne définit pas le problème posé par les
drogues1.
Dans le cas du « vertige », il ne s’agirait certes ni de revendiquer ni de
lutter contre, « seulement » de construire. Construire un savoir, des mots et
des pratiques qui ne nient pas le vertige comme symptôme pour le médecin
mais en fassent également une expérience qui importe en tant que telle.
Et ce processus de construction, s’il était reconnu en tant que tel, cultivé,
raconté, élaboré avec des chercheurs acceptant le risque de chercher
d’abord la position adéquate (ni voyeurs, ni juges, ni rapporteurs neutres),
pourrait devenir susceptible d’importer aussi pour les médecins, de les
intéresser collectivement, de faire partie de leur formation. Car de tels
savoirs, s’ils sont articulés, les médecins pourraient s’en faire l’écho. Ils ne
seraient alors plus dépendants seulement des possibilités de traitement, leur
compassion pourrait se transformer en intelligence active, ouvertement
redevable à ceux et celles par qui elle a été nourrie, faisant relais entre sa
« malade » et les mots créés par d’autres pareillement « touchés »,
l’orientant, si c’est possible vers des groupes où ce qu’elle vit pourra se
construire, où elle pourrait devenir capable de penser et d’expérimenter ce
qui lui arrive, non pas seulement de le subir.
Ne nous y trompons pas, le langage éventuel issu de tels groupes ne
serait pas l’authentique « vérité vécue », à opposer à la compétence
« technique », « déshumanisée » du médecin face à ce qui est pour lui
« symptôme ». Un savoir construit n’est jamais authentique, ce n’est pas ce
qui lui est demandé. Il s’agirait donc d’un savoir construit, opératoire,
créant, comme le savoir médical, une distance par rapport au « vécu ». Mais
les distances créées feraient exister des espaces pratiques différents,
définissant sur des modes différents le « mal » qui est leur référence
commune. Les groupes réunis autour de ce qui les « touche » ne seraient
donc pas seulement des groupes d’entraide, partageant souffrance et
conseils, mais des groupes producteurs d’un « savoir qui compte », des
« associations d’usagers », pourrait-on dire, qui donnent à ce qui, de fait, les
rassemble le pouvoir de les faire penser. Et, comme chaque fois que naît un
savoir là où il y avait plainte, ce serait aussi une « création politique » qui
oblige l’approche dite rationnelle à se situer, qui oblige le médecin à
s’adresser à son « patient » autrement que comme à quelqu’un que l’on doit
écouter gentiment, mais dont on ne peut rien apprendre.
Se dessinait ainsi non le rêve flou d’une « médecine plus humaine »,
mais l’imagination d’une autre médecine possible. D’études de médecine
initiant les étudiants à des langues multiples, toutes venues d’ailleurs, les
unes de l’horizon de la recherche pharmaceutique certes, mais d’autres
aussi, qui leur donneraient le goût de ce que serait leur rôle à eux, futurs
médecins, à l’articulation entre des espaces disparates mais tous
nécessaires. De médecins qui, ainsi formés, ne liraient plus seulement des
revues médicales parlant de nouveaux médicaments, mais aussi des revues
rapportant des processus d’apprentissage qui les concernent tout aussi
directement.
J’étais naïve, bien sûr, car je ne savais pas à l’époque que d’autres
envisageaient eux aussi l’intérêt d’« associations d’usagers », mais sur un
mode quelque peu différent, celui de lobbies associés à ce que les Anglo-
Saxons ont nommé le disease-mongering. On pourrait dire alors que ce que
je pensais imagination est redevenu rêve, et en l’occurrence rêve dégonflé
comme une baudruche par le heurt avec la « réalité ». Je préfère aller plus
loin, tenter d’apprendre à partir de ce qui s’est produit.

Disease-mongering
Mongering signifie à la fois vendre et susciter. On appelle war-
mongerers, fauteurs de guerre, ceux qui suscitent des guerres usuellement
pour vendre des armes. En avril 2006, la revue en ligne PloS Medicine
publiait un ensemble spécial d’articles à propos du disease-mongering,
défini comme la tentative de « convaincre des gens à peu près en bonne
santé qu’ils sont malades, et des gens légèrement malades qu’ils le sont
gravement ». L’opération est définie par plusieurs étapes : mettre au point
un ensemble de critères symptomatiques, dont chacun pourrait avoir de
multiples significations mais qui, ensemble, définissent une maladie,
quelque chose qui devrait être traité ; faire savoir qu’une grande partie de la
population souffre de cette maladie ; faire savoir qu’il s’agit d’un manque
ou d’un déséquilibre auquel peut répondre une molécule active ; présenter
le traitement comme dépourvu de risques (notamment à long terme) ; enfin,
le cas échéant, faire un usage sélectif des statistiques pour exagérer les
bénéfices du traitement... Et la réussite de l’opération est la formation de
groupes réunis par la cause que constitue cette « nouvelle maladie », qui
revendiquent qu’elle soit reconnue, que les médecins apprennent à la
diagnostiquer, que son traitement soit remboursé.
Le disease-mongering n’est pas limité au champ psy, mais ce champ est
particulièrement disponible – de fait, la définition d’un ensemble de critères
symptomatiques permettant de diagnostiquer un « trouble » est la démarche
même du DSM. On pourrait aller plus loin et affirmer que depuis qu’il y a
la psychiatrie, y inclus la psychanalyse, tout diagnostic correspond à la
réussite d’une « vente », et que certaines ventes ont été portées par un
véritable travail de lobbying incluant des patients (sans même parler de la
psychanalyse, que l’on se souvienne de l’épidémie des personnalités
multiples aux États-Unis). Le phénomène n’aurait donc rien de neuf.
Il en est le plus souvent ainsi dans l’histoire humaine : il est toujours
possible de « dramatiser » une nouveauté, ou de la relativiser sur le mode
du « en fait, ce n’est pas si nouveau que cela ». Les esprits férus de critique
s’arrêteront à cette indétermination et ricaneront. Mais la critique, en
l’occurrence, fait abstraction du problème à partir duquel la question de la
nouveauté peut, ou non, être intéressante.
Si je voulais combattre l’idée qu’une « bonne psychiatrie » devrait être
possible, à défendre contre de vilains vendeurs de maladie, j’adopterais la
position « ce n’est pas si nouveau ». Mais la thèse que je voudrais soutenir
implique que le nom nouveau, disease-mongering, traduit bien un problème
nouveau. Ne nous y trompons pas, cette thèse ne vise pas à dire le « vrai »,
mais à construire le problème sur un mode qui échappe tant à la conclusion
ricanante du relativisme qu’à l’appel à défendre la « vraie médecine »
contre des usagers influençables, qui se mêlent de ce qui ne devrait pas les
regarder.
Ma thèse, de fait est, double. Il s’agit d’abord de faire apparaître une
dimension effectivement nouvelle du phénomène. Alors que les psys du
passé auraient été profondément scandalisés qu’on les accuse de « vendre
une maladie », ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui est effectivement
organisé autour d’acteurs dont le problème officiel est la vente, c’est-à-dire
les industries pharmaceutiques. Corrélativement, la question n’est plus celle
d’une position critique, devenue trop facile, mais celle de la position à
prendre face à un processus de redéfinition des acteurs, un processus qui, en
tant que tel, est susceptible de redéfinir l’ensemble du champ des
psychothérapies. Il s’agit ensuite de spéculer sur la manière dont les
associations d’usagers pourraient jouer un rôle crucial dans le champ du
disease-mongering, si elles réussissaient à changer le problème, en
l’occurrence à « démoraliser » le processus. J’insiste sur « dans le champ du
disease-mongering », ce qui signifie dans un champ qui n’est pas seulement
caractérisé par des conflits de diagnostics, de catégories, d’étiologies, à
propos d’une souffrance reconnue comme nécessitant, en tout état de cause,
une aide compétente, mais qui est caractérisé d’abord par la production de
la catégorie « vraie maladie » là où les personnes concernées ne se
pensaient pas jusque-là « malades »2.

Une machine
Pour souligner la nouveauté processuelle du disease-mongering, je le
décrirai dans les termes d’un nouvel « agencement machinique », au sens de
Félix Guattari3. Ce serait bel et bien une machine qui serait venue à
l’existence, et qui a commencé à conquérir et à reconfigurer non seulement
le champ « psy », mais aussi un ensemble de questions usuellement
renvoyées à des problématiques éthiques, politiques, culturelles et sociales.
L’apparition d’une nouvelle machine, au sens de Guattari, implique que
des éléments auparavant plus ou moins indépendants, ou liés de manières
diverses, sont « pris » ensemble, se mettent à fonctionner ensemble sur un
mode tel que c’est désormais à partir du fonctionnement machinique lui-
même qu’il faut les décrire. La machine est comme un nouveau sujet, les
éléments sont devenus « ses » pièces. En ce sens, l’enclenchement d’un
nouveau type de fonctionnement machinique est un événement : la venue à
l’existence d’un être nouveau au sein d’un environnement que cet être
transforme et annexe en pièces de son propre fonctionnement.
Une caractéristique importante de l’événement de « prise » machinique
est le désarroi et/ou l’impuissance relative de la position critique : ce qui,
jusque-là, pouvait être critiqué comme faible, voire risible cesse de l’être.
Chaque élément de la machine reste facile à dénoncer, mais lorsque cette
machine se met à fonctionner, ce sont les faiblesses même des différentes
pièces isolées qui font sa force : chacune a besoin des autres, et elles
doivent toutes leur rôle au fonctionnement de la machine elle-même. Bref,
ce qui était faiblesse devient force, et la machine se moque des critiques. Ce
dont nous avons déjà rencontré un exemple : les anciens psys auraient été
indignés, et donc inquiétés, par l’idée qu’ils pratiquent le disease
mongering ; l’industrie pharmaceutique protestera certes de sa bonne foi
« au service des malades », mais vendre des maladies fait partie de ses
opérations de publicité usuelles, menées en toute tranquillité.
La faiblesse devient force : on peut, avec Philippe Pignarre, associer les
traitements médicamenteux « psychotropes », se revendiquant d’une
approche enfin scientifique des fonctionnements neuronaux, avec une
« petite biologie » et une « petite psychologie4 ». Petite biologie : une
molécule sera associée statistiquement à des « effets » sur le comportement,
et tout discours supplémentaire, interprétant l’association statistique, est
mensonger. Petite psychologie : les catégories identifiant les « troubles »
seront définies et redéfinies en fonction des effets de la molécule – pas tous
ses effets, seulement ceux qui ont pu leur être statistiquement associés à la
suite d’essais cliniques. Or, la faiblesse de ce qui tient lieu de biologie et de
psychologie en matière de traitements médicamenteux de problèmes « psy »
n’est pas, du point de vue du fonctionnement machinique, un problème.
Bien au contraire, c’est une condition de son fonctionnement. Sans cette
double faiblesse, il lui serait impossible d’annexer de nouveaux territoires,
de transformer de nouvelles fractions de la population en « marché » pour
une nouvelle molécule, parce que les nouvelles molécules mises sur le
marché devraient faire leur preuve dans un paysage « stable » dont le relief
ne pourrait être modifié selon les opportunités.
De même, on peut critiquer les questionnaires qui permettent d’identifier
les troubles répertoriées dans le DSM, et montrer par exemple que les
patients comprennent très vite comment ils doivent répondre s’ils veulent
entrer dans telle ou telle catégorie, ou lui échapper. Mais cette faiblesse
devient force du point de vue de la « vente » de maladie, car les
questionnaires mis au point ont cette fois une valeur ouvertement inductive,
transformant en élément de diagnostic des difficultés qui n’avaient pas,
jusque-là, été considérées comme relevant du domaine « psy ». Ces
questionnaires font partie d’opérations actives de recrutement. Ils sont
diffusés à fin d’autodiagnostic, accompagnés du thème : nous avons ici
affaire à un trouble nouvellement identifié, et ceux qui en souffrent doivent
informer leur médecin, et exiger, le cas échéant, qu’il prescrive la molécule
adéquate.
Les questionnaires que l’on propose aux fins d’autodiagnostic ou de
diagnostic par les parents sont un peu analogues aux petits tests que l’on
trouve dans les magazines pour adolescents – êtes-vous un jaloux, un
passionné, un grand amoureux, etc. ? Mais ils contiennent le message clef
du recrutement : « Attention, ce dont vous souffrez est peut-être une vraie
maladie ! », pas seulement un mal-être que vous devez gérer vous-mêmes,
vaille que vaille. Et ce message met en branle en même temps, et en les
connectant, nouveaux patients, journalistes, médecins, politiques, etc.
Les sites Internet ne sont donc pas ici de simples véhicules de
l’information. Ce n’est pas pour rien que les industries pharmaceutiques les
subventionnent comme elles subventionnent des congrès savants. Ce sont
des sites souvent créés par des associations de personnes recrutées par la
nouvelle maladie, et s’adressant à ceux et celles qui « souffrent encore
inutilement », sans savoir que ce dont ils souffrent se soigne. Ces sites
fonctionnent comme concentrateurs et producteurs d’identité et de
compétence. « Va voir sur le site CHADD5, tu pourras expliquer à ton
médecin... »
Le message « c’est une vraie maladie ! » que produit le questionnaire
fonctionne comme un opérateur de capture et de création de lien. Sont
désormais liés, tenus ensemble par le questionnaire, les nouveaux malades,
l’industrie pharmaceutique, mais aussi les psychiatres et les chercheurs
neurocognitivistes attirés par la perspective d’un progrès scientifique. C’est
donc le questionnaire lui-même qui produit les acteurs, les mobilise autour
du trouble comme cause – nul ne devrait plus, par ignorance, subir ce dont
il ne sait pas que c’est une « vraie maladie » – et transforme l’identification
de cette maladie en synonyme de triomphe de la science sur la croyance –
on « croyait » que c’était dû au stress, au culte de la performance ou de la
perfection, à une mauvaise image de soi, à un manque de confiance, à...
Maintenant on sait.
Le cas du trouble dit de l’hyperactivité est exemplaire de ce point de vue.
Il est devenu trouble du déficit de l’attention, est désormais interprété
comme affectant le « centre de commandement exécutif » et est invoqué par
les théoriciens cognitivistes comme témoignant de l’existence d’un tel
« centre ». Ce qui, auparavant, pourrissait la vie des parents et des
enseignants intéresse désormais ceux qui nous livrent une conception
« enfin scientifique » du cerveau. Les connotations morales, portant tant sur
les parents qui ne savent pas élever leurs enfants que sur les enfants qui ne
savent pas faire attention, écouter ce qu’on leur dit, comprendre qu’il ne
faut pas déranger les autres, disparaissent au profit d’une redéfinition
« objective », fondée sur l’efficacité de la molécule et promettant une
meilleure compréhension des mécanismes cérébraux. De grands récits de
type progressiste peuvent alors se construire : avant on reprochait leur
impatience aux enseignants, on culpabilisait les parents, on sermonnait les
victimes, alors que maintenant on sait que ce n’est la faute de personne, et
les personnes autrefois mises en cause sont désormais appelées à joue un
rôle de témoins et d’experts pour le diagnostic.

Dénoncer ?
On peut parler de lobbies à propos des associations de personnes qui ont
été recrutées par la machine, diffusent des récits de leur parcours de
souffrance avant qu’elles aient été reconnues comme « malades », et partent
en croisade pour qu’on ne laisse pas souffrir inutilement ceux qui peuvent
être traités : pour que l’on dépiste, pour que les médecins soient alertés,
voire mis sous pression, pour que les assurances remboursent le traitement
salvateur. Mais attention ! : parler de lobbies ne signifie pas une
condamnation.
Comme le souligne Philippe Pignarre à propos de l’épidémie des
diagnostics de dépression, il s’agit d’éviter une critique réductrice, qui ferait
par exemple du déficit de l’attention une « simple » construction sociale
(« simple » signifiant mensongère), une construction qui traduirait par
exemple l’intolérance de notre société au moindre enfant agité et la
déresponsabilisation systématique, par la médicalisation, de parents qui
n’arrivent pas à jouer leur rôle de parents. Je soulignerais que la culpabilité
que l’on fait peser sur les parents dont les enfants, dits mal élevés,
pourrissent la vie familiale et sont mis en échec scolaire est, elle aussi, une
construction. Et, d’autre part, même ceux qui dénoncent la médicalisation
ne peuvent que reconnaître que la Rilatine peut avoir des effets tout à fait
bénéfiques.
La question n’est donc pas la construction ou le mensonge, c’est plutôt la
mobilisation pour une cause. Et, plus précisément (car les personnalités
multiples ont également été l’enjeu d’une telle mobilisation, alors que
n’existait aucune thérapie médicamenteuse), le processus de production à
répétition de telles mobilisations, nourri par le flux permanent de molécules
en quête de maladie que produit l’industrie pharmaceutique, c’est-à-dire par
la recherche tout aussi permanente d’une association entre une molécule et
ce qui deviendra alors un « trouble ». La moindre corrélation, souvent
découverte par hasard, et le processus machinique peut se mettre en branle,
fabriquer à la fois un médicament, le trouble qui lui correspond, une échelle
d’évaluation permettant de recruter les intéressés, et le recrutement de
lobbies insistant pour que nul ne continue à souffrir inutilement, à
considérer comme normales, à accepter des difficultés qui signalent « on le
sait désormais » le nouveau trouble.
Le nom donné au processus, disease-mongering, a très évidemment une
vocation de dénonciation, de mise en alerte et en accusation. Et l’industrie
pharmaceutique est la première accusée. Cependant, cette dénonciation a le
défaut de laisser indemne le fonctionnement qui distribue les rôles. Elle
peut attaquer chaque pièce de ce que j’ai décrit comme « machine », et
chacune, je l’ai dit, est en effet « faible », vulnérable à la dénonciation.
Mais chacune est prise dans le fonctionnement et peut désigner les autres
comme ce qui lui « fait faire » ce qu’elle fait. Ainsi l’industrie
pharmaceutique pourra dire : « Ce n’est pas notre faute, les associations de
patients ne comprendraient pas si nous ne les aidions pas à diffuser une
information pertinente. »
La dénonciation est une immense tentation. Et s’il s’agit d’y résister,
c’est dans la mesure où céder à cette tentation risque bien de donner une
force nouvelle à une opposition éculée et dévastatrice. Que l’industrie
pharmaceutique tente par tous les moyens de gagner de l’argent, c’est son
rôle, et la dénonciation n’ira donc pas loin. En revanche, la nouveauté des
lobbies mobilisés à son service pour faire reconnaître une nouvelle maladie,
ou sa gravité, offre une cible formidable. On parlera alors du poids des
revendications de ces lobbies, qui déséquilibre le paysage des soins, on
posera le problème de leur intérêt passionné, de leur désir d’être
déresponsabilisés ou de leur capacité à transformer leurs souffrances en
raisons auxquelles tout devrait se soumettre. Bref, on dénoncera alors le fait
que des gens incompétents se mobilisent, qu’ils se mêlent de ce qui les
concerne peut-être, mais ne les regarde pas. Et la conclusion risque bien
d’être que la définition de la maladie doit rester entre les mains des
praticiens !
On l’a vu, le fait d’apprendre à se mêler de ce qui n’est pas censé les
regarder est précisément pour moi la définition de l’événement que
constitue l’apparition d’associations d’usagers, événement politique
transformant un paysage défini autant par les savoirs en présence que par
l’exclusion de ceux qui sont définis comme incapables de produire un
savoir qui compte. La question des lobbies de patients recrutés par les
opérations de disease-mongering peut donc donner des armes contre
l’événement politique que constitue l’apparition d’associations d’usagers.
Les tenants de la raison, à protéger contre l’opinion, iront répétant : « Voilà
ce qui se passe lorsque les patients se mêlent de thérapie ; ils sont
vulnérables à tous les faiseurs de miracle qui leur promettent une solution
facile, une petite pilule, et qui les déresponsabilisent. »
Il importe donc, politiquement, de construire la différence entre les
associations de patients mis au service de leur maladie, telle qu’elle a été
définie par les industriels (et, à leur suite, les scientifiques), et les
associations d’usagers produisant un savoir propre à propos du paysage de
diagnostics, de traitements, de rapports thérapeutiques dont ils sont usagers.
Mais, comme je l’ai annoncé, je soutiens la thèse supplémentaire selon
laquelle cette position défensive peut se doubler d’une intervention active.
Les associations d’usagers pourraient jouer un rôle crucial, dans la question
du disease-mongering, car elles pourraient devenir capables de changer le
problème : d’échapper à la dénonciation toute faite – la cupidité des
industries, la faiblesse des « preuves » scientifiques, la crédulité du public –
et de mettre en question la machine elle-même, c’est-à-dire ce qui fait tenir
ses différentes pièces.
Si je conçois cette possibilité, c’est parce que j’ai fait l’expérience de ce
que pouvaient des associations d’usagers dans un domaine un peu différent,
celui des drogues prohibées par la loi. Dans ce cas, le paysage était défini
par l’incapacité radicale, quasi définitionnelle des consommateurs à
intervenir dans la question de leur consommation. Les lois les définissaient
à la manière de mineurs, à protéger contre eux-mêmes. L’alternative qui
leur était proposée était d’être dénoncés comme délinquants, tombant sous
le coup de la loi, ou de se reconnaître comme malades, en demande de
soins. L’apparition de ceux qui se sont définis comme usagers non repentis
a été cruciale : même si les usagers de drogue impliqués dans les
associations d’auto-support étaient minoritaires, la possibilité même qu’ils
se réunissent pour penser, apprendre et lutter a transformé brutalement la
perception de beaucoup d’intervenants en matière de drogue, a imposé, à
l’époque, sinon un changement de la loi, du moins ce qu’on a parfois appelé
un « changement de paradigme », avec la formulation d’une question dont
l’évidence, rétroactivement, crevait les yeux : et si la situation créée par les
lois de prohibition était largement responsable des catastrophes que l’on
attribue à la « prise de drogue » ?
Le trait le plus marquant de ce changement est que le problème posé par
les drogues définies comme illicites a été « démoralisé ». Et cela en un
double sens : la perspective de soins n’a plus été dominée par le principe
moral « il ne faut pas se droguer » ; et ceux qui luttaient pour l’idéal d’un
« monde sans drogue » ont été démoralisés. On n’éradiquerait pas l’usage
des drogues, c’est-à-dire les drogués. Le problème qui se posait désormais
était celui du mode de coexistence dont nous sommes, ou pourrions être,
capables avec ces drogues. Comment vivre avec cette puissance
intéressante mais redoutable qu’on appelle drogue ?
Le possible était fragile. La question des drogues a bel et bien été
« démoralisée », et a ainsi échappé à l’empire de la psychanalyse, mais elle
a été investie par de nouveaux protagonistes, nouant de nouvelles
possibilités de médications à un nouveau champ de recherche
psychopharmaco-cognitiviste en pleine expansion, portant sur l’addiction et
le craving, qui concerne désormais toutes les « drogues », licites ou
illicites6. Ce n’est plus la morale, mais le progrès des sciences qui a pris les
commandes. Il reste que l’événement, avec ses questions, ses imaginations,
ce que Guattari a appelé le surgissement de nouveaux agencements
collectifs d’énonciation, a eu lieu et il s’agit pour moi d’en faire mémoire,
afin de ne pas ratifier l’échec, de ne pas le redoubler de raisons qui le
normaliseraient. C’est donc cet événement qui me fait penser lorsqu’il
s’agit de disease-mongering, c’est-à-dire de drogues qui ne sont pas, quant
à elles, prohibées mais, au contraire, présentées comme médicaments, fruits
d’un progrès scientifique au service de l’humanité.
Je pose donc que la dénonciation, qui porte avec elle la référence à
l’éradication souhaitable de ce qui est dénoncé, est un piège. On
n’éradiquera pas ces drogues nouvelles, licites, produites par l’industrie, qui
bouleversent l’économie de la prescription en confrontant le médecin à la
demande de ceux qui ne sont plus tout à fait des « patients » puisqu’ils se
mêlent de suggérer, voire de réclamer un traitement et savent répondre point
par point (ils l’ont appris sur la Toile) aux objections du médecin. Et on ne
renverra pas ceux que ces drogues intéressent au rôle de malades dociles,
obéissant au savoir des thérapeutes seuls capables de définir une maladie
authentique et de prescrire le traitement adéquat.

Bas les pattes !


Je voudrais ici risquer un second parallèle, avec un autre événement
politique, celui qu’a constitué la lutte pour le droit à l’avortement. Là aussi
celles qui étaient concernées par une loi, et par un impératif moral au nom
duquel cette loi leur demandait d’accepter et de subir, ont appris à se mêler
de ce qui les regardait. Des femmes ont pris en main ce qui était censé les
définir. On connaît le slogan « mon ventre est à moi », et on peut certes en
commenter le caractère individualiste et simplificateur. Mais si l’on entend
ce qui mettait les femmes en mouvement, c’était bien plutôt « mon ventre
ne vous appartient pas », et, là, toute simplification individualiste disparaît.
Le cri est un véritable « bas les pattes ! », adressé à tous ceux qui, au nom
des intérêts de l’État ou de la morale, s’approprient le ventre des femmes.
En parallèle, on pourrait entendre ceux qui affirment « nous savons, nous
sommes les seul/e/s à savoir ce dont nous souffrons » comme signifiant
d’abord : « Bas les pattes ! Ce dont nous souffrons ne vous appartient pas. »
Nous avons besoin d’aide, peut-être ou peut-être pas, mais la question de ce
besoin n’autorise personne à nous capturer, à nous mettre au service de sa
théorie, à nous transformer en matière à preuve. Nous n’avons pas à
dépendre de vos conflits théoriques, que vos théories nous identifient
comme souffrant d’un « vrai » trouble, défini objectivement, ou comme
fuyant nos conflits inconscients, ou alors comme victimes d’une société qui
encourage la performance ou la perfection, ou encore comme coupables de
fuir nos responsabilités. Nous ne serons pas otages de vos théories !
Une telle position ne serait pas seulement une manière, pour les
associations d’usagers, de se différencier des lobbies de patients, ce serait
aussi et surtout une manière nouvelle, non dénonciatrice, faisant événement,
de mettre en cause la machine à vendre des maladies. Car cette machine a
besoin de ce qu’elle détruit, c’est-à-dire le savoir médical, ou, plutôt, de
l’autorité habilitée à statuer « c’est une vraie maladie ». La machine a,
comme les médecins, besoin du modèle que l’on peut dire « centré sur la
maladie », qui implique qu’une drogue est justifiée si et seulement si elle
répond à ce qui est authentifié comme une « vraie maladie ».
De ce point de vue, le disease-mongering, la vente d’une maladie, est
bien nommé, car c’est la revendication « nous souffrons d’une vraie
maladie » qui mobilise les patients, et c’est aussi la référence à une vraie
maladie qui permet la rhétorique du progrès scientifique, centrée sur la
découverte des causes enfin objectives, biologiques à la souffrance
humaine. Mais c’est elle aussi qui nourrit la dénonciation portant sur
l’avidité de l’industrie et la crédulité des gens : si cela doit être vendu, c’est
parce que ce n’est pas une vraie maladie !
Peut-on envisager que l’action de collectifs d’usagers permette de passer,
dans le domaine défini par le disease-mongering en tout cas, d’un modèle
centré sur la maladie à un modèle centré sur la drogue7 ? Ce qui signifierait
délier la question des drogues, et avant tout des drogues psychotropes, qui
interviennent dans le régime d’activité cérébrale, de la différence
empoisonnante entre vraie maladie, qui les rendrait légitimes, et manières
(réputées illégitimes) de fuir une réalité trop dure, trop exigeante, trop
ennuyeuse, trop frustrante. Peut-on envisager que ceux qui prennent de
telles drogues le fassent pour des raisons qui leur appartiennent, sans avoir
besoin d’une justification dans les termes moralisateurs de la médecine :
oui, vous pouvez la prendre parce que votre maladie fait que vous en avez
« vraiment » besoin ?
Prenons la Rilatine, que bien des étudiants (et notamment en médecine)
consomment pour « se doper ». Qu’y a-t-il finalement de si révoltant à ne
pas accepter passivement les différences dans les capacités de se concentrer,
alors que l’école et les examens les rendent décisives, ce dont pourrait
dépendre sinon une vie, du moins une carrière ? On protestera : mais cela
peut-être dangereux ! Toute la question ici est de savoir si le critère au nom
duquel sa prise pourrait être considérée comme légitime – le fait qu’elle
intervienne sur un « véritable » déséquilibre au niveau du fonctionnement
cérébral – contribue à promouvoir et à cultiver l’attention qui convient à ces
dangers éventuels.
L’exemple des anciennes associations d’usagers de drogues définies
comme illicites est ici pertinent, car ces usagers furent les premiers à
reconnaître que consommer des drogues n’est pas insignifiant. Mais ce sont
eux-mêmes, ont-ils soutenu, qui étaient les mieux qualifiés pour construire
le savoir de ces risques et pour les faire reconnaître sur un mode pertinent à
d’autres usagers qui sauraient qu’il ne s’agissait pas de propagande
déguisée pour les persuader d’abandonner leur consommation.
L’idée d’un modèle « centré sur les drogues » n’est donc pas celle d’une
consommation déchaînée. Elle implique la construction d’un savoir
d’usager, d’un savoir portant sur l’usage des drogues en tant que tel, leur
évaluation, le type d’attention qu’il convient d’apprendre à leur sujet.
Une telle perspective, celle d’une culture des risques, n’est pas tout à fait
inédite. Les amateurs d’ULM (engins volants ultralégers motorisés) n’ont-
ils pas, avec succès, organisé l’étude documentée de chaque accident et la
diffusion des conclusions ? Dans le cas des drogues que l’on pourrait
appeler « psychotropes », cette perspective pourrait traduire la nécessité de
s’adresser à elles comme à des puissances qui peuvent être redoutables si
l’on ne cultive pas l’art et les précautions qu’elles demandent. Ce qui
commence par renoncer à tout discours d’appropriation : ces drogues,
même si elles sont synthétisées au laboratoire, ne sont pas définies par un
savoir de type médical ou scientifique, ce qui signifie qu’il n’appartient à
personne de justifier leur consommation au nom de raisons morales-
médicales-scientifiques. Les amateurs d’ULM savent les risques associés à
la métamorphose d’un « terrien » en « aérien » – bien des habitudes doivent
être changées pour apprendre à vivre en milieu aérien. Apprendre ce que
cela demande de vivre avec une drogue, c’est d’abord et avant tout ne pas la
définir comme un moyen, justifié par sa fin (notamment, répondre à une
« vraie maladie »), plutôt comme un trajet à faire avec un être qui exige et
oblige, qui peut être vecteur de métamorphose ou pouvoir dévorant.
La culture des usages, et non des utilisations justifiées par un diagnostic
ou visant une fin, est un problème d’intérêt collectif, qui requiert un savoir
collectif, ce que l’on peut appeler une expertise collective au vieux sens où
l’expertise désignait d’abord un savoir issu de l’expérience et cultivé dans
ses rapports avec l’expérience. Il s’agit ici de l’expérience de la rencontre
avec des puissances qui ne sont pas seulement associées aux drogues mais
sans doute à toute psychothérapie. Et cette expérience a un besoin vital du
savoir propre que peuvent construire les associations d’usagers. Car c’est ce
savoir qui peut, outre sa valeur propre, contraindre les autres savoirs à
reconnaître qu’ils sont tous rassemblés autour de quelque chose – un être ?
une puissance ? – qui n’appartient à personne, que nul ne peut s’approprier
ou représenter.
Les industries pharmaceutiques sont bien nommées : les Grecs, en effet,
nommaient pharmakon non seulement les drogues, mais l’ensemble de ce
qui se caractérisait par une puissance indéterminée, c’est-à-dire bénéfique
ou redoutable selon les usages. On pourrait dire, de ce point de vue, que ce
ne sont pas seulement les drogues qui sont des pharmaka, mais l’ensemble
des puissances mises en œuvre par les psychothérapies, participant à ce qui
n’est jamais une « réparation » sur le modèle de la maladie « idéale » –
l’infection que les antibiotiques permettent (mais jusqu’à quand ?) de
vaincre – mais bien plutôt une transformation, une métamorphose. On
devrait alors ajouter que la référence à un traitement enfin scientifique, ou
enfin rationnel, est la pire des réponses à la question du pharmakon :
s’approprier un pharmakon, c’est-à-dire se définir comme possesseur de sa
« vraie » définition, c’est se rendre incapable de ce qu’il exige, une culture
des usages.
Au terme de ce parcours, je n’ai pas abandonné ce qui me faisait penser
au départ, la possibilité d’une médecine qui, pourrait-on dire, marcherait sur
deux pieds. Cette possibilité, mise à l’épreuve des lobbies d’usagers, s’est
bien plutôt enrichie. La maladie est devenue spectrale8. À un extrême du
spectre, la question de la « vente » ne se pose pas parce que la maladie a le
pouvoir de s’imposer comme telle et n’a pas besoin de lobby : il ne s’agira
pas alors de lutter contre les moyens de diagnostic et de traitement des
médecins, mais de les situer, d’empêcher le savoir médical de s’approprier
ce qui n’est plus alors qu’un cas. À l’autre extrême, là où, au nom de la
science, psychiatres, psychanalystes et pharmaciens « vendent » des
définitions de « ce qui ne va pas » dans la vie des gens, et le traitement que
cette définition justifie, il s’agit bel et bien de se réapproprier une expertise
collective et pratique. Ce n’est pas tellement la question de la « vente » qui,
finalement, importe, car à leur manière tous les guérisseurs « vendent » les
êtres dont ils diagnostiquent l’intervention, au sens où, comme n’a cessé de
le montrer Tobie Nathan, le diagnostic a pour première fonction de rendre la
maladie accessible au traitement, fait à proprement parler partie du
traitement. Ce qui pose problème est le « au nom de la science », de la
prétention à une « vraie définition », monothéiste en quelque sorte,
fabriquant convertis et missionnaires.
Le disease-mongering, fonctionnement machinique procédant par
captures et redéfinitions incessantes, offre une image grossissante,
caricaturale de la question qui habite en tout état de cause le champ
psychothérapeutique et le transforme en champ de bataille, où s’affrontent
prétentions, dénonciations, lobbies de patients convertis, clamant les uns
que la psychanalyse les a sauvés, d’autres que ce sont les TCC, d’autres
encore la dernière molécule™... Mais le processus qui caricature ce qui
semblait normal interdit le rêve d’un retour au normal, le rêve d’un retour
au modèle respectable centré autour d’une maladie que le progrès nous
permet enfin d’identifier et de soigner. C’est pourquoi il donne une place
cruciale aux associations d’usagers mais leur demande de ne pas se situer
comme héritiers d’une histoire de progrès, mais bien plutôt comme héritiers
de ce que ce progrès a exclu, exproprié ou disqualifié comme opinion ou
superstition. C’est ce que les activistes américains appellent reclaim, se
réapproprier non pas une position d’autorité (« mon ventre est à moi ! »)
mais la capacité de sortir de l’impuissance, de résister à ce qui a fabriqué
l’impuissance (« mon ventre ne vous appartient pas ! »).

Notes
1. Voir Isabelle STENGERS et Olivier RALET, Drogues, le défi hollandais, Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond, 1991.
2. On remarquera que d’autres procédures de « vente » passent par des stratégies distinctes, telles
que le traitement pour des « malades sains » d’un excès (ou manque...) de X, dit « favoriser » le
développement d’une maladie Y – ici ce sont de vastes entreprises à destination du public qui
informent tout un chacun d’avoir à faire évaluer son taux de...
3. Voir, notamment, Félix GUATTARI, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, ainsi que Gilles
DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.
4. Philippe PIGNARRE, Comment la dépression est devenue une épidémie, Paris, La Découverte,
coll. « Poche », 2012.
5. Children and Adults with Attention Deficit Disorder.
6. Voir Josep RAFANELL I ORRA, En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et
communauté, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2011.
7. Voir à ce sujet le très novateur article de Joanna MONCRIEFF et David COHEN, « Do
antidepressants cure or create abnormal brain states ? », PLoS Medicine, 3, juillet 2006,
<plosmedicine.org>.
8. Un spectre dont seules des associations d’usagers peuvent briser l’uniformité médicale et
explorer les composantes distinctes, selon le type de rôle qu’elles pourront tenir, et le type de savoir
qu’elles se rendront capables de construire. Quoi, notamment, du cas d’une maladie qui a
incontestablement le pouvoir de s’imposer, la maladie de Huntington, dont les tests génétiques
permettent de prévoir la survenue, mais face à laquelle les médecins sont impuissants ? Au moment
où je corrige ce texte, une association, Dingdingdong, a commencé à construire cette question.
MÉDECINS, SORCIERS,
THÉRAPEUTES, MALADES,
PATIENTS, SUJETS, USAGERS...
Tobie Nathan
Voici la seconde en sagesse de leurs coutumes [les
Babyloniens] : ils apportent leurs malades sur la place
publique, car ils n’ont point de médecins. Les gens
s’approchent du malade, et ceux qui ont souffert d’un
mal semblable ou vu quelqu’un en souffrir proposent
leurs conseils ; ils s’approchent, donnent des conseils et
recommandent les remèdes qui les ont guéris d’un mal
semblable ou qu’ils ont vu guérir quelqu’un. Il est
interdit de passer près d’un malade sans lui parler, et de
passer sa route avant de lui avoir demandé quel est son
mal1.
HÉRODOTE, L’Enquête, I, 197.

En parallèle, on pourrait entendre ceux qui affirment


« nous savons, nous sommes les seul/e/s à savoir ce dont
nous souffrons » comme signifiant d’abord « Bas les
pattes ! Ce dont nous souffrons ne vous appartient pas ».
Nous avons besoin d’aide, peut-être, ou peut-être pas,
mais la question de ce besoin n’autorise personne à nous
capturer, à nous mettre au service de sa théorie, à nous
transformer en matière à preuve. Nous n’avons pas à
dépendre de vos conflits théoriques, que vos théories
nous identifient comme souffrant d’un « vrai » trouble,
défini objectivement, ou comme fuyant nos conflits
inconscients, ou alors comme victimes d’une société qui
encourage la performance ou la perfection, ou encore
comme coupables de fuir nos responsabilités. Nous ne
serons pas otages de vos théories !
Isabelle STENGERS, « Usagers : lobbies ou création
politique ? »

IL S’AGIT D’ABORD D’UNE QUESTION de vocabulaire. Comment


se nommer et nommer ceux pour qui on travaille ? Thérapeute ?...
Guérisseur ?... Mercenaire ?... Et eux ? Patients ?... Clients ?...
Sujets ?... Ou usagers ?

Thérapeute
Dans la pensée juive traditionnelle, on dit volontiers que la pratique de la
thérapie, l’art de soigner, est le premier niveau de ce qu’on appelle « Cabale
pratique », c’est-à-dire la connaissance religieuse appliquée à la vie
quotidienne... Travail de débutant que celui du thérapeute, donc, en général
réservé aux apprentis, à ceux qui ne sont pas encore capables... Travail tout
de même, sans doute, mais qui ne serait qu’une sorte d’introduction au
véritable mouvement de la pensée. Et dire que j’ai fait cela durant trente
ans ! En toute logique, avec le temps, j’aurais dû accéder au second
niveau... D’ailleurs, je ne sais pas en quoi consiste ce second niveau, s’il
existe. Reste évidemment la question : pourquoi la pensée religieuse juive
accorde si peu d’importance à la thérapie, alors qu’à l’université on m’a
enseigné le contraire – et notamment lorsqu’il s’agit de psychothérapie ?
Là, l’accès à la thérapie se devait une consécration, le dernier niveau du
savoir, pour ainsi dire : l’apothéose. L’on nous enseignait d’abord la théorie
et puis, en toute fin du parcours, l’on nous autorisait enfin à agir, à faire.
L’on passait donc de l’idée à la matière, dans une sorte de progression qui
se voulait logique, de l’abstrait au concret, comme si l’on n’avait pas
remarqué que ce sont les mains qui apprennent en faisant ; que le savoir – et
surtout le savoir pratique – entre bien plus par les yeux que par les oreilles.
Je l’ai ensuite très souvent constaté chez les guérisseurs qu’il m’a été donné
de rencontrer, à l’île de La Réunion, au Mali, au Bénin, au Burkina Faso, au
Brésil. L’acte thérapeutique proprement dit est aussi pour eux un travail
subalterne, qu’ils abandonnent volontiers aux jeunes apprentis. Ce sont eux,
les jeunes, ceux qui apprennent en silence, eux qui cherchent les
ingrédients, fabriquent les amulettes, cousent les morceaux de cuir.
Le maître se réserve la parole – non pas celle destinée au patient, mais celle
qui informe l’ordre du monde. C’est ainsi ! Platon a infiltré notre
enseignement, rendant si malaisé l’apprentissage de la thérapie dans nos
univers.

Malades
Durant mes activités de thérapeute, j’ai traversé trois époques, trois
façons de désigner les personnes dont s’occupe la psychiatrie. Lorsque j’ai
débuté, au tout début des années 1970, on les appelait encore « malades ».
Je trouvais – je trouve encore ! – que c’était une bonne chose de les appeler
ainsi – sans doute le moindre mal, sachant la force des désignations et les
conséquences des dénominations qui se sont succédé. En les désignant
malades, l’on reconnaissait qu’il y avait un être qui les accompagnait, une
force qui leur était étrangère et qui, pourtant, régentait leur existence : la
maladie. Et lorsque la présence d’un tel « être » est attestée, les humains se
réunissent toujours autour, pour le reconnaître, l’étudier, rechercher les
moyens de l’apprivoiser, les moyens de l’introduire dans le monde des
humains. Les êtres, au moins, font de la politique... pas les psys !
À considérer ce qui se passe lorsqu’une étiologie de type biologique est
trouvée, à chaque fois une libération des malades, la constitution de groupes
de semblables et la mise en œuvre de processus solidaires. Tout le monde
s’attendait qu’il en fût de même pour les désordres psychopathologiques.
On s’attendait à trouver un être simple, d’un type déjà connu, tel un
microbe ou une bactérie, ou même un gène. Malheureusement, cet être reste
introuvable dans la plupart des pathologies psychiatriques, et Philippe
Pignarre a raison de rabattre les prétentions de cette psychiatrie qui n’est
« biologique » que dans ses intentions lointaines ; cette psychiatrie qui ne
peut se permettre qu’une « petite biologie », tout comme ses échelles sont
fondées sur une toute « petite psychologie2 ».
Je me souviens aussi que, lorsqu’on désignait les personnes comme
« malades », il y avait ce côté qui tenait presque de l’enquête policière :
rechercher l’être qui se cachait derrière l’étrange pâleur d’une fiancée par
exemple. On retrouve cette démarche dans les lettres de Freud à Martha –
Freud qui se demande si sa fiancée n’est pas atteinte d’une « maladie »
transmise par ses ascendants. Avoir la maladie, c’était être aussi, d’une
certaine manière, en être... Et c’est cette même logique au Sénégal ou au
Mali où, s’il y a eu des esprits qui ont possédé les femmes d’une famille,
une ou deux générations plus tôt, il y a de fortes chances que ces esprits
surgissent à nouveau à la génération suivante. Les maladies ne font pas que
classer des personnes ; elles dessinent aussi des généalogies.

Patients
Une seconde dénomination que j’ai beaucoup utilisée, comme tout le
monde, du moins dans le milieu qui était le mien, celui des « psys », parce
que c’était l’habitude, et sans trop réfléchir à ses implications sémantiques –
on les appelait naguère encore « patients ». Le mot « patient » provenant du
latin patientem, de pati, « souffrir », nul doute que c’était une façon de
dire : « Ce qui m’intéresse en lui c’est qu’il souffre. » Et, bien entendu, les
« psys » avaient une arrière-pensée. Ils se disaient qu’ils finiraient bien par
convaincre ce fameux « patient » qu’il avait « choisi » de souffrir. Combien
en ai-je rencontré de ces personnes qui souffraient d’une « névrose
traumatique », des migrants pour la plupart, des ouvriers, qui avaient eu un
accident de travail et continuaient à avoir mal malgré le traitement, malgré
les radiographies qui montraient l’absence de lésion, malgré le scanner... On
finissait par l’envoyer chez le psy et le voilà qui s’écriait : « Vous
m’adressez au psychiatre... Vous insinuez que je le fais exprès, que je suis
un simulateur ? »
Ce personnage fabriqué par la « psy », qui souffre tant jusqu’au moment
où il finit par se rendre compte que tel était « son désir », c’était lui, le
« patient »... On peut l’identifier plus finement encore ; je n’y pensais pas
alors, mais je le reconnais facilement aujourd’hui : il s’agit de l’agneau du
sacrifice. Car, comme le savent les anthropologues, du moins depuis Marcel
Mauss, on ne sacrifie pas un animal qui n’accepte pas d’être sacrifié ! Un
animal offert à une divinité est toujours volontaire. Et comment fait-on pour
savoir si l’animal accepte de mourir ? Cette poule, par exemple, que l’on
veut sacrifier pour le salut de cet homme ou de cette femme malade,
comment sait-on qu’elle consent à se livrer en sacrifice ? Il arrive souvent
qu’on lui glisse un brin d’herbe dans le bec, ou bien quelques gouttes d’eau.
Alors, si la poule mange le brin d’herbe, si elle avale l’eau, c’est qu’elle
y consent ; c’est qu’elle accepte d’être l’animal de sacrifice3. Mais s’il
arrive que la poule recrache le brin d’herbe ; s’il arrive qu’elle rejette l’eau,
c’est qu’elle refuse ! On ne la tue pas, alors ; on la laisse poursuivre sa vie
de poule. Je dois dire que le cas se rencontre rarement. Tout cela, nous le
savons aussi dans notre monde, marqué par le christianisme, notamment par
le récit de Jésus se sacrifiant pour le salut des hommes, accédant de ce fait
au statut d’« agneau de Dieu ». En se portant volontaire pour le salut des
hommes, Jésus ne fait rien d’autre que reprendre les modalités de
consentement de l’animal de sacrifice.
C’était donc cela que l’on recherchait chez nos malades lorsqu’on les
désignait par le terme « patient » ; on les voulait consentants, soumis à leur
destin d’agneau de Dieu. Je sais même comment l’on testait leur
consentement ! L’équivalent du brin d’herbe ou des gouttes d’eau, c’était
l’exigence du paiement. S’il accepte de payer, pensait-on alors, c’est qu’il
consent, qu’il assume le rôle d’animal de sacrifice. Mais, dans ce cas,
l’animal se confond avec le sacrifiant. Il n’est pas celui par lequel
surviendra le salut des hommes, mais seulement son propre salut. C’est
pour moi la seule explication de l’étrange coutume financière qui entourait
la pratique de la psychanalyse. Reste seulement à savoir quelle était cette
religion obscure à laquelle on sacrifiait tant d’agneaux ; et surtout quel était
ce dieu qui aimait à ce point se repaître de la souffrance des hommes.
J’ai si souvent retrouvé cette séquence dans ma carrière de psy, si souvent
dans l’univers de la psychanalyse ; ces gens qui n’en finissent pas de
souffrir jusqu’au moment où ils « prennent conscience » qu’ils l’avaient
choisi, que tel était leur « désir ». C’est même le paradigme du fameux
« récit de cas4 » tel qu’il a été défini par les premiers psychanalystes, et
toujours confirmé par la suite. La cure commence par une sorte de révolte –
« mon père, mon père pourquoi m’as-tu abandonné ? » – et finit par une
acceptation : « J’accepte cette souffrance qui me propulse à l’avant-garde
de l’humanité, conscient au sein d’un peuple d’inconscients, égal dans un
groupe d’élus acceptant de se soumettre à la “Loi”. »

Sujets
La troisième manière de désigner les patients, que je trouve la plus
mensongère peut-être, mais aussi, d’une certaine façon, la plus optimiste,
c’est de les assigner au statut de « sujets ». Il est inutile de s’appesantir sur
l’imprécision du terme « sujet » ; des philosophes ont démontré mieux que
je ne le ferais le caractère fallacieux de cette désignation. Je voudrais
simplement remarquer combien cette qualification est une sorte de
tautologie optimiste. La séquence pourrait ressembler à ceci : « Dans ce
désastre qui caractérise ma vie, la seule lueur, celle-là même qui me permet
de prétendre au statut d’être humain, c’est ma décision de venir jusqu’à toi,
pour te consulter, toi, mon thérapeute. » C’est tout de même un énoncé très
optimiste. C’est ce type de démarche que l’on évoque lorsqu’on désigne
comme sujets les personnes qui consultent. Comment se révèlent-elles
sujets ? Comment éclate cette lueur qui va illuminer leur vie ? Par un signe ;
par le fait qu’elles viennent me voir ! Un sujet, c’est donc cela : une
personne dans la détresse, le malheur, la souffrance ; mais du fond de ces
ténèbres qu’est sa vie, apparaît une lumière et elle s’écrie : « Il existe un
thérapeute ! »... Voilà ! C’est un sujet !
Nous avons vu comment on les a appelés « malades », « patients »,
« sujets »... Et puis aujourd’hui, l’on commence à dire autre chose. Un mot
nouveau est arrivé : « usager ». Mais attention : « usagers » est un pluriel,
« usagers » désigne des gens et non pas quelqu’un qui parle en tant que
« sujet ». Françoise Giroud, par exemple, évoquant sa psychanalyse avec
Lacan, ce n’est pas un « usager ». Pourquoi ? Parce qu’elle parle toute
seule ; elle parle en son nom, pour elle-même ; elle s’offre en modèle. Elle
est un récit de cas incarné. Elle n’est en aucune manière membre d’un
groupe. De même Marie Cardinal racontant sa psychanalyse n’est pas
davantage un « usager ». C’est un témoin, un martyr en vérité, mais ce n’est
certainement pas un « usager » !
Quand des personnes se regroupent, en revanche, autour d’une question
et que cette question devient politique... Lorsque l’AFSGT5, la première,
sans doute à faire entendre la spécificité de la vie intérieure des personnes
atteintes par le syndrome de Gilles de La Tourette, a exigé une adaptation
moderne des traitements... Lorsque l’UNAFAM6 a apostrophé les députés
au sujet de l’implication des laboratoires pharmaceutiques dans le choix des
traitements en psychiatrie... Ou plus récemment lorsque les associations de
parents d’enfants autistes, comme Autisme France, par exemple, ont exigé
des lieux de soins spécifiques, utilisant des méthodes dont l’efficacité a été
démontrée... On a vu apparaître un groupe social concerné par des êtres
singuliers, un groupe politique. C’est alors qu’on peut parler d’« usagers ».
Et ce type de groupe, ces usagers, ce ne sont en aucune manière des héros
solitaires ou des martyrs de telle ou telle thérapie, comme le furent durant
un siècle les études de cas ou les autobiographies de patients. C’est même
tout le contraire !

Usagers
« Collectifs d’usagers », dit Isabelle Stengers – j’aime le mot « usager »
lorsqu’il est appliqué aux personnes recourant à des dispositifs
thérapeutiques, il contraint les personnages de la dramaturgie thérapeutique
à des positions sociales. Il désigne le thérapeute comme « prestataire de
services », par conséquent responsable, c’est-à-dire actif et susceptible de
rendre des comptes. Il encourage le patient à se penser consommateur, donc
attentif aux offres et susceptible de les mettre en regard, voire en
concurrence. Il se réfère au corps social dans lequel circulent les
« usagers », permettant d’identifier les groupes d’intérêts qui se constituent
toujours autour de la distribution des services. Pour toutes ces raisons, le
simple fait d’utiliser le mot « usager » déblaie le terrain, ouvre les
perspectives, permet les comparaisons et autorise à penser le monde comme
il va.
Il est bon de rappeler ici que les « collectifs d’usagers » existent depuis
fort longtemps – sans doute depuis la plus haute Antiquité ! Il suffit de
repenser au début de la pièce d’Euripide, Les Bacchantes. Dionysos, un
dieu étrange, à la fois grec et provenant d’ailleurs, du dedans et du dehors,
pour ainsi dire7, décide d’installer son culte dans la ville de Thèbes. Il se fait
lui-même promoteur du service qu’il exige des humains. On n’a pas
suffisamment réfléchi, il me semble, sur la modernité de ce dieu, principal
agent de sa propre promotion. Sitôt arrivé dans la ville, il entraîne les
femmes sur la montagne dans une course échevelée. Là, elles s’adonnent à
des « mystères » dont on apprend dès les premières répliques qu’ils
comportent la poursuite d’animaux sauvages, l’immolation et la lacération
d’un bouc et d’autres animaux, l’absorption de leur chair crue et de leur
sang, la consommation du lait, du miel et du vin, et sans doute des activités
d’ordre sexuel. Les vieux de la cité, représentés par Cadmos, le fondateur,
et Tirésias, le devin aveugle, décident de prendre part au rituel.
« Cadmos : – Serons-nous seuls à danser pour Bacchos ?
Tirésias : – Oui, car nous sommes seuls à être gens sensés. Tous les
autres sont fous8. »
Mais le roi, Penthée, prend peur devant le désordre et veut interdire le
culte au dieu nouveau. Bien mal lui en prend. Caché au haut d’un sapin
pour épier les ébats des Ménades, les femmes adeptes de Dionysos, il sera
repéré par sa propre mère qui, l’apercevant au loin, verra en lui un lionceau.
Elle se précipitera, lui arrachera un bras de ses propres mains et finira par
détacher sa tête de son corps. Le roi de Thèbes aura non seulement été
assassiné par sa propre mère, mais traité comme un animal de sacrifice9.
Euripide a fort bien décrit la séquence de la constitution des collectifs
d’usagers. Dionysos est la force nouvelle qui s’impose soudain à la cité.
Elle est inconnue, et donc étrange. Elle impose des obligations nouvelles.
On ne peut ni s’y soustraire ni lui appliquer des rituels déjà connus.
L’ignorer et voilà les femmes qui errent comme des folles, des
« Ménades », à travers la montagne. Ne pas la servir selon le rite est à
l’origine de catastrophes. Le pouvoir politique veut nier son existence,
interdire les regroupements qu’elle induit – Penthée, le roi, tente même
d’emprisonner le dieu.
On sait que l’introduction du culte de Dionysos10, qui s’est déroulée en
Grèce à partir du VIe siècle, a abouti à la création dans chaque cité de sortes
de congrégations (les « thiases »), qui organisaient périodiquement le rite.
On sait aussi que le rite s’est progressivement fixé et qu’il comportait
sacrifices animaux, absorption de substances et transe des adeptes. Les
Dionysies étaient en Grèce à la fois un culte, une fête et une thérapie
populaire11, dont le succès fut si grand qu’on considère généralement que
Dionysos a succédé à Zeus sur le trône divin.
Voici donc comment se constituent les collectifs d’usagers, tels que la
séquence des Bacchantes en a parfaitement brossé le schéma : 1. apparition
d’une force, d’une puissance, dont le pouvoir est ambivalent – Isabelle
Stengers parle à juste raison de pharmakon ; 2. constitution d’un collectif
concerné par la force et dont l’activité principale consiste à investiguer les
modalités de contrôle de cette force ; 3. institution de la force, par le biais
du collectif, dans l’environnement social.
Les Bacchantes de l’Antiquité constituaient, à n’en pas douter, un tel
collectif, regroupant des femmes (sans doute pas seulement des femmes,
mais surtout des femmes), rassemblées autour de leur recours commun à ce
même dispositif qu’était le rituel de Dionysos12.
Collectif d’usagers implique par conséquent l’existence d’une force –
utilisons pour l’heure le mot le plus vague. Ici, il s’agit d’un dieu. Mais
l’exemple est fécond, qui nous permet de penser, chemin faisant, que les
religions ne sont en aucune manière un assemblage de croyances, mais le
code d’un collectif d’usagers qui s’est fixé pour tâche la connaissance de
cette force spécifique, de ce pharmakon soudain apparu, le dieu nouveau,
Dionysos.
Les religions sont toujours procédures de connaissance d’une divinité,
des obligations que crée sa présence, des services qu’elle implique et des
précautions à prendre pour contenir la divinité dans un périmètre défini13.
Ce qui nous apprend en passant qu’une divinité est toujours toxique et que
les religions sont des sortes de modes d’emploi permettant de manipuler,
sans trop de risques, une substance dangereuse.
Ailleurs, dans d’autres mondes, nous trouvons ce même type de
regroupement d’usagers dans les rituels de possession tels que le n’döp au
Sénégal, le djinadon des Bambaras du Mali, le culte des zars en Éthiopie ou
au Soudan ou celui des mlouks chez les Gnawas du Maroc14... Et là aussi,
tout commence par le désordre, la maladie. Lorsque des personnes tombent
malades et qu’on diagnostique (qu’on postule) qu’elles sont
« accompagnées », il faudra avant toute chose « présentifier » la puissance.
Pour ce que nous désignons par le mot « possession », les rituels
maghrébins (Maroc et Algérie) utiliseront le mot ‘hadra, « présence ». Cet
esprit que l’on veut voir s’exprimer, peut-être s’agit-il d’un esprit que l’on
connaît déjà ; peut-être ne le connaît-on pas encore. C’est en ce temps du
rite, le temps de l’identification, que les connaissances accumulées par le
collectif d’usagers sont indispensables. Car les esprits – je veux dire les
djinns, les zars, les mlouks – se comportent de manière spécifique.
Ils aiment vivre avec les esprits, tout comme les humains vivent avec les
humains.
Or, les collectifs d’usagers, ceux qui regroupaient autrefois les
Bacchantes ou aujourd’hui les n’döpkat au Sénégal, par exemple15, tiennent
compte de cette exigence des esprits. Ils proposent aux humains des
moments durant lesquels ils vivront la vie des esprits, des rabs, des djinns,
des mlouks ; durant lesquels ils deviendront esprits, ou du moins prêteront
leur corps, leur parole, leurs pensées aux esprits, au moins le temps du
rituel. Et puisqu’il s’agit de reconstituer une ambiance, une tonalité de vie
conforme à l’écologie des esprits, on ne pourra le faire qu’en réunissant des
personnes qui ont elles-mêmes l’expérience des esprits. Ainsi, les esprits
nouveaux, reconnaissant la présence d’autres esprits ayant fréquenté les
humains depuis plus longtemps, se sentant accueillis dans un monde
d’esprits en pleine élation, finiront par s’y manifester à leur tour. C’est ainsi
que ces rituels, que nous avons l’habitude de désigner comme
« possessions », exigent pour se dérouler la présence d’habitués de la
possession, donc d’anciens possédés.
Il s’agit donc bien d’une association d’usagers, mais une association
rendue nécessaire par une sorte d’exigence des forces que ces associations
se sont donné pour tâche d’explorer. Les possédés anciens doivent
régulièrement octroyer une place à l’esprit avec qui ils ont un jour conclu
une alliance, et les possédés nouveaux ont besoin de la possession des
anciens pour attirer, apprivoiser leur esprit, encore timide, encore sauvage,
hésitant encore à prendre pied chez les humains. À ceci près que, dans de
tels groupes, on ne pose pas la question en termes d’« usagers » – je veux
dire que la conceptualisation n’est pas centrée sur les humains. On décrit le
dispositif à partir des êtres qui investissent les usagers, ces êtres que l’on
appelle djinns, rabs, zars, mlouks ou haoukas16...
Et, du simple fait du déroulement du rituel, les humains se constituent,
sous la pression d’une nécessité fonctionnelle, en collectif d’usagers – et
cela parce que la force en jeu, le pharmakon, est précisément d’une autre
substance, inconnue des humains.
Il s’agit bien ici d’« usagers » et non de « malades », car il est très
difficile de voir en quoi un tel rassemblement diffère d’un groupement
religieux qui se réunit pour honorer une divinité, d’une assemblée familiale
ou villageoise, ayant décidé de commémorer une date. Plus encore, le
traitement du pharmakon, de la substance ambivalente, de l’être pouvant se
révéler meurtrier, le dieu, concerne le groupe dans son entier. Le collectif
d’usagers se sent par conséquent non seulement concerné par le pharmakon,
mais aussi investi d’une tâche utile au plus grand nombre.

Pharmaka
Reste à savoir ce que l’on peut considérer aujourd’hui comme équivalent
de ces forces. Quelles puissances, comparables à l’irruption d’un dieu dans
une cité antique, exigent par leur présence que se constitue un groupe de
personnes concernées – un groupe se donnant pour tâche d’explorer
l’écologie de cette force ?
En premier lieu, il s’agit, comme dans l’Antiquité, des maladies – et sur
ce point la petite remarque d’Hérodote sur les Babyloniens me semble
prophétique. Hérodote avait bien compris, à travers sa description d’une
Babylone sans doute imaginaire, que les maladies n’avaient d’existence que
pour autant qu’elles constituaient un groupe de « malades », nécessairement
solidaires.
Alors, ces maladies, une fois constituées en tant qu’objets d’investigation
de collectifs, se déploient et enrôlent de nouveaux adeptes. Il est plusieurs
explications à ce phénomène qui pourrait sembler paradoxal au premier
abord. C’est que les maladies ne font pas recette, tant qu’elles n’ont pas
trouvé ces collectifs. Pour ne considérer que les syndromes psychiatriques,
je me souviens que, durant mes études, nous apprenions de longues listes de
catégories de « troubles psychotiques », allant de la « bouffée délirante » à
la « psychose hallucinatoire chronique »... Il en existait plus de cent. Ces
catégories, qui déjà à l’époque me rappelaient les classifications des
entomologistes, se sont évanouies car, concernant les seuls professionnels,
elles ne pouvaient être à l’origine de la constitution de collectifs. Sont
restées quelques catégories fécondes, car polémiques, au vif d’un débat
public. La dépression, qui n’existait pratiquement pas au tout début des
années 1970, du moins dans les manuels où l’on parlait plutôt de mélancolie
et de neurasthénie, a connu un développement spectaculaire, au point que
Philippe Pignarre a pu évoquer à juste raison une véritable épidémie17. Mais
la dépression n’a pas su réunir de groupes d’intérêts autour d’elle ; elle a
intéressé les laboratoires pharmaceutiques et produit à foison des
dissertations bavardes de sociologues en mal de sujets de recherche. Les
troubles bipolaires, en revanche, sont en passe de réunir quantité de
collectifs d’usagers – usagers de la maladie, mais aussi des médicaments,
des différentes catégories de régulateurs de l’humeur, des nouvelles
propositions chirurgicales, des réflexions sur les personnalités engendrées
par l’amalgame singulier de personnes et de produits. L’autisme est un
exemple paradigmatique du succès que peut remporter une maladie, du fait
de sa capacité à constituer des groupes de personnes concernées – ici les
associations de parents d’enfants autistes. Dans les années 1970, les
statistiques donnaient un cas pour 10 000, dans les années 1990, un
cas pour 1 000, aujourd’hui, l’étude la plus récente (2009) évalue la
prévalence des troubles envahissants du développement (TED) à un cas sur
15918. De plus, la mobilisation des associations de parents a réussi à obtenir
de la HAS (Haute Autorité de santé) qu’elle déconseille l’application de
méthodes inspirées de la psychanalyse dans la prise en charge de l’autisme.
Cet événement est à proprement parler historique, la décision ayant été
obtenue contre l’avis de la majorité des professionnels et des groupes de
pression médiatiques et politiques. Elle amorce un tournant et laisse
présager des restructurations profondes du champ de la santé mentale en
France. De même pour la schizophrénie ou les troubles psychotiques, qui
n’ont pas réussi à agglomérer des personnes intéressées, malgré les
remarquables percées des textes de Deleuze et Guattari dans les années
1970 sur la schizoanalyse, qui attribuaient à la schizophrénie une capacité
de déconstruction radicale du système de pensée moderne.
C’est en revanche par un côté considéré secondaire par les professionnels
que les troubles du registre psychotique se sont révélés capables de réunir
des personnes concernées : les voix. Nous avons vu apparaître, d’abord en
Suisse, aujourd’hui en France et en Belgique, des associations d’entendeurs
de voix, qui prétendent faire valoir que l’on peut vivre avec des voix et en
tirer certains bénéfices, et qu’il n’est pas souhaitable que cette capacité
singulière soit étouffée par des neuroleptiques particulièrement abrasifs.
Bref, en psychopathologie, les maladies peuvent se constituer en forces, à
l’égal des pharmaka, et se révéler susceptibles de rassembler des collectifs
d’usagers. Mais l’analyse des mouvements récents nous montre que ce ne
sont pas les maladies telles que définies par les « experts », mais des
catégories voisines, dont l’extension ne recouvre pas totalement celles des
experts, mais qui rattrapent des pensées anciennes, « traditionnelles », dont
on avait prédit la mort de longue date. Les entendeurs de voix en livrent un
exemple frappant, rejoignant les préoccupations millénaires sur les
perceptions des non-humains. Mais les collectifs réunis autour des enfants
autistes s’intéressent désormais avec passion, et de manière pratique, à la
singularité irréductible de ces enfants, tellement différents qu’il leur faut
une éducation spécifique pour les amener à rejoindre l’assemblée des
humains.
Je rejoindrai donc Isabelle Stengers dans sa définition des pharmaka,
construite sur le modèle des drogues, mais, outre les médicaments, j’y
adjoindrai des êtres qui n’ont avec les drogues que des relations
d’appétence réciproque, les dieux et les maladies. Je considère ces êtres
comme aussi dynamiques que les drogues, peut-être plus actifs qu’elles
dans la construction des personnes, notamment de leur identité.
Que devient alors le rôle d’un thérapeute dans un monde qui laisserait –
qui laissera – toute leur place aux collectifs d’usagers ? Il restera une sorte
d’expert, sans doute, mais certainement plus le seul, les collectifs
constituant une expertise d’une autre nature, qui viendra questionner la
sienne. Il ne pourra plus se référer à son seul groupe professionnel, sera
contraint de partager ses points de vue, de les confronter avec ceux des
collectifs. Mais c’est dans sa technique que les changements seront les plus
sensibles. Il devra intégrer d’une manière ou d’une autre les collectifs dans
l’espace même de la séance. Cette façon de travailler, nous l’avons déjà
expérimentée depuis une trentaine d’années, depuis les premières séances
d’ethnopsychiatrie, qui ont toujours intégré des experts des mondes des
patients dans l’espace des séances. Désormais, cette façon de travailler ne
sera plus seulement celle des « ethnopsys », elle sera nécessairement celle
de tout psy, qui devra introduire le contradictoire là où régnait la « parole du
maître19 ».

Notes
1. D’après les historiens de l’Antiquité, il existait bien des médecins à Babylone. Peut-être cette
coutume était-elle seulement celle des villages et non de la grande ville ? Ou bien Hérodote est-il
séduit par cette idée de partage démocratique d’une médecine populaire, tant il perçoit chez les
Babyloniens le modèle même de la solidarité...
2. Voir Philippe PIGNARRE, Comment la dépression est devenue une épidémie, op. cit.
3. Tobie NATHAN et Lucien HOUNKPATIN, La Parole de la forêt initiale, Paris, Odile Jacob,
1996.
4. Voir le livre décisif de Mikkel BORCH-JACOBSEN, Les Patients de Freud, Paris, Éditions des
sciences humaines. Il démontre de manière incontestable que la majorité des cas cliniques rapportés
par Freud étaient « bidonnés », comme on dit dans le monde du journalisme. Nous le savions déjà,
depuis la somme incontournable du même Mikkel Borch-Jacobsen avec Sonu Shamdasani (Mikkel
BORCH-JACOBSEN et Sonu SHAMDASANI, 2006, Le Dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la
psychanalyse, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006), mais cette fois, nous ne pouvons plus
nous voiler les yeux. Nous savions aussi, sans peut-être en avoir tiré toutes les conséquences, que la
majorité des patients suivis par Freud s’en sont portés plus mal, parfois beaucoup plus mal. Certaines
cures psychanalytiques, nous l’apprenons dans ce livre, ayant tourné en lamentable tragédie. Le récit
de cas, cette figure littéraire inaugurée par Freud, devrait désormais prendre fin pour être remplacée
par la prise en charge des données cliniques par les collectifs d’usagers.
5. Association française des personnes souffrant du syndrome de Gilles de La Tourette.
6. Union nationale de familles ou amis de personnes malades et handicapées psychiques. On
trouve sur le site Internet de l’UNAFAM la liste des diverses associations de malades ou de familles
de malades.
7. Marcel DÉTIENNE, Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1977 ; Maria DARAKI, Dionysos
et la déesse Terre, Paris, Flammarion, 1994.
8. EURIPIDE, Les Bacchantes, 200-201.
9. On remarquera que la spécificité du sacrifice animal dionysiaque est précisément un animal
sauvage, c’est-à-dire non consentant. C’est pour cette raison qu’il faut l’abattre de manière sauvage,
le lacérer et le dévorer comme une proie. Penthée, le récalcitrant, sera l’animal sauvage
paradigmatique du culte.
10. ... qui était en vérité une réintroduction puisque le culte de Dionysos, bien que peu fréquenté à
l’époque, existait depuis le second millénaire av. J.-C. (Maria DARAKI, Dionysos et la déesse Terre,
op. cit.)
11. Eric Robertson DODDS, Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Flammarion, 1999 ; Eric Robertson
DODDS, Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse. Aspects de l’expérience religieuse de Marc-
Aurèle à Constantin, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
12. Voir le texte de Michel BOURLET, « L’orgie sur la montagne », 1983, <ethnopsychiatrie.net>.
C’est un des meilleurs textes jamais écrits sur les rituels de possession.
13. C’est d’ailleurs l’étymologie du mot « sacré », tant en latin qu’en hébreu ou en arabe.
14. Pour le n’döp, les travaux d’Andràs Zempleni sont la référence incontournable (par exemple,
Andràs ZEMPLENI, « Les dimensions thérapeutiques du culte des rabs n’döp Tuuru et Samp. Rites
de possession chez les Lebous et les Wolofs du Sénégal », Psychopathologie africaine, II, 3, 1966 ;
voir aussi sa thèse « L’interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les Wolofs
et les Lébous du Sénégal »). Pour le djinnadon au Mali, le livre de Jean-Marie GIBBAL, Guérisseurs
et Magiciens du Sahel, Paris, Métailié, 1991. Pour le culte des zars en Éthiopie, le texte précurseur de
Michel Leiris (Michel LEIRIS, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de
Gondar, Plon, 1958). Pour l’étude des zars au Soudan, la thèse de Sadok Abdessalam (Sadok
ABDESSALAM, Le Voleur et le Visiteur. Analyse de deux systèmes thérapeutiques (le djinn et le zar)
au Soudan, dans la région de Gézira, thèse pour le doctorat d’ethnologie, université de Paris VII,
1993). Pour les Gnawas du Maroc, la thèse d’Abdelafid Chlyeh, (Abdelafid CHLYEH, La Thérapie
syncrétique des Gnaouas marocains, thèse pour le doctorat d’ethnologie, université de Paris VII,
1995).
15. N’döpkat : membres des confréries du n’döp. On peut voir en ligne sur Internet le film
d’Andràs ZEMPLENI et Henri COLLOMB, Le N’döp.
16. Pour ce qui concerne les haoukas, voir le film paradigmatique que Jean ROUCH a réalisé au
Ghana sur la confrérie des haoukas : Les Maîtres-fous.
17. Philippe PIGNARRE, Comment la dépression est devenue une épidémie, op. cit.
18. Suniti CHAKRABARTI et Eric FOMBONNE, « Pervasive developmental disorders in
preschool children », JAMA, 24, 285, 27 juin 2001. Dans cette étude menée en Angleterre sur 15 500
enfants, les auteurs ont trouvé un taux de prévalence pour l’ensemble des troubles envahissants du
développement de 62,6 pour 10 000, soit un cas sur 159 enfants.
19. Voir Tobie NATHAN et Nathalie ZAJDE, Psychothérapie démocratique, Paris, Odile Jacob,
2012.
DÉJÀ PARUS AUX EMPÊCHEURS DE PENSER EN
ROND / LA DÉCOUVERTE
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Christine BERGÉ, Superphénix, déconstruction d’un mythe.
Grégoire CHAMAYOU, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et
XIXe siècles.
Julie DELEAU, Portraits d’ados (par eux-mêmes).
Vinciane DESPRET, Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ?
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à la pensée ?
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John DEWEY, La formation des valeurs.
Didier GILLE, Je ne ramènerai rien de Bamako.
Émile HACHE, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique.
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Bruno LATOUR et Vincent Antonin LEPINAY, L’économie, science des intérêts
passionnés. Introduction à l’anthropologie économique de Gabriel Tarde.
Bruno LATOUR, Sur le culte des dieux faitiches suivi de Iconoclash.
Teodor LIMANN, Classé X. Petits secrets des classes prépa.
Damien LORTON, Le père est une mère comme les autres.
Jean-Clet MARTIN, Une intrigue criminelle de la philosophie. Lire la Phénoménologie de
l’Esprit de Hegel.
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masquent la réalité du monde.
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garenne aux guerres biologiques.
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