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Francesc Tosquelles, père de la

psychiatrie humaniste française,


par Hugues HENRI

Francesc Tosquelles (1912-1994)

Introduction

Cet article est un hommage à un médecin psychiatre, le docteur Francesc


Tosquelles, catalan, républicain espagnol, (né le 22/08/1912 à Réus, Tarragone, mort
le 25/09/1994 à Granges-sur-Lot) - qui atterrit en France en janvier 1939, lors de la
« Retirada », c’est-à-dire l’exode forcé des quelques 700.000 républicains espagnols,
soldats et civils, familles entières, qui franchirent la frontière française en pensant être
accueillis par un pays « ami », par un gouvernement allié, de « Front populaire »
comme le leur, et se retrouvèrent internés dans des camps de concentration
improvisés par le gouvernement Daladier, à Rivesaltes, à Canet, à Saint Cyprien, alors
lieux déshérités devenus depuis 1960 des stations balnéaires.
Des milliers d’hommes, femmes et enfants y furent livrés à eux-mêmes dans
des conditions effroyables, sans baraquements, sans sanitaires, sans cuisines ni
ravitaillement. Les gendarmes français et les troupes coloniales qui les surveillaient,
avaient l’ordre de tirer sur tout individu tentant de s’échapper de ces enclos immenses
où ils étaient parqués comme du bétail. La mortalité y était énorme, beaucoup
d’enfants en bas âge et d’adultes épuisés et sous alimentés moururent dans ces
« Camps de la honte » durant cet hiver très rigoureux de 1939.
Les gendarmes français venaient quotidiennement dans les camps après la
déclaration de guerre en septembre 1939, avec l’Allemagne nazie, pour exhorter les
soldats républicains à s’engager dans la légion étrangère en leur disant : « Pour vous,
c’est Franco ou la légion ! ».

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Alors pourquoi cet hommage au docteur Francesc Tosquelles ? Parce que cet
homme est à l’origine d’un courant humaniste de la psychiatrie française, qui s’est
développée pendant la guerre, à l’hôpital Saint-Alban, au fond de la Lozère, courant
qui débouchera dans les années 1960 sur l’antipsychiatrie française, avec ses
épigones fameux comme « L’anti-Œdipe » de Gilles Deleuze et Félix Guattari ; son
principal héritier est Jean Oury, directeur de la fameuse clinique anti-psychiatrique de
La Borde.
Actuellement, la psychiatrie française est en crise, en déclin, et le gouvernement
du président Macron opère une régression totale par rapport à cette psychothérapie
institutionnelle qui avait ouvert une ère humaniste en reconsidérant le statut de l’aliéné
et les méthodes thérapeutiques pour le soigner et l’intégrer dans la société.

Biographie de Francesc Tosquelles

Enfant, avec son père, chaque dimanche, Francesc se rend à l'Institut Pere Mata. Dans
cet asile psychiatrique, sous l'influence de son directeur Mira Emil, il se trouvera atteint de ce
« vice » qu'il dit constitutionnel : la psychiatrie. Son implication dans l'affirmation nationale de
la Catalogne le pousse à apprendre tout en catalan, il choisit de parler le castillan, la « langue
de l'oppresseur » avec un fort accent, en « petit nègre », comme il dit. Il participe activement
avec son père à l'effervescence politique des années 1931 à 36, époque de la IIe république
espagnole, quand il devint proche des communistes dissidents et du Bloc Ouvrier et Paysan, il
participera à la création, en 1935, du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM), non affilié
au Komintern stalinien. Après ses études de médecine, dès 1935, psychiatre à l'Institut Pere
Mata, il travaille à la transformation de la pratique psychiatrique.
Par exemple, avant et pendant la guerre civile espagnole (1936-1939) à peine diplômé,
ce jeune révolutionnaire emmenait ses patients se baigner sur les plages de Barcelone. Entre
1931 et 1936, de nombreux psychanalystes allemands ou d'Europe centrale viennent se
réfugier à Barcelone qui devient une « petite Vienne », confortant les initiatives du professeur
Emili Mira et de Francesc Tosquelles qui se forme à la psychanalyse.
Durant la guerre civile, Francesc Tosquelles s'engage dans les milices anti fascistes du
POUM, il combat en Andalousie puis se charge de soigner les soldats mais aussi les médecins.
Pour constituer son équipe il évite de recruter du personnel hospitalier, il préfère des « gens
normaux » et parmi eux, il n'hésite pas à embaucher d'anciennes prostituées comme
personnel soignant, « celles-ci s'y connaissant en matière d'hommes », comme il s'amuse à le
préciser dans un documentaire qui lui est consacré en 1989.
Après la défaite républicaine et la « Retirada » de 1939, menacé (comme tous les
Républicains révolutionnaires) par le régime de Franco, Tosquelles se réfugie en France, au
camp de concentration de Sepfonds en septembre 1939. Il est chargé d'organiser les soins
dans l'hôpital de fortune du camp. Là encore, son équipe ne comporte presque pas de
professionnels de santé, un seul, et François Tosquelles considère que même dans ce contexte
extrême il a pu faire la plus efficace psychiatrie. Son service servira aussi à organiser des
évasions en lien avec les réseaux de résistance.

Saint-Alban

Paul Balvet, docteur à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole, en


Lozère, entend parler de l'expérience de Tosquelles à Septfonds et lui propose un
poste dans l’hôpital : il y arrive le 6 janvier 1940 avec, dans ses bagages, notamment

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deux livres : celui d’Hermann Simon : Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt
— c'est dans ce livre que l'on trouve la thèse selon laquelle il faut « d'abord soigner
l'hôpital pour pouvoir soigner des patients » (lutte contre l'aliénation sociale) — et la
thèse de Jacques Lacan : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité, dont il fait faire des copies (parmi d'autres références utiles) par
l'imprimerie du club des malades de l'hôpital en vue d'organiser la formation des
soignants. Tout en prenant part aux activités des maquis de la résistance de la région
aux côtés de Chaurand, Balvet, puis Bonnafé, Rivoire, Clément, Despinoy (notamment
au sein de la Société du Gévaudan). L'asile est à la fois lieu de résistance et lieu de
refuge pour des clandestins, Tosquelles établira une relation profonde avec Paul
Eluard notamment.

Francesc Tosquelles participe à la transformation de Saint-Alban ; en effet, à


son arrivée à l'asile de Saint-Alban, il découvre que les pensionnaires sont soumis au
rationnement. Pour ne pas les voir mourir de faim, comme cela a été le cas dans la
plupart des asiles en France, il ouvre les portes de l'asile et envoie ses malades aux
champs pour y aider les fermiers qui, en retour, les rémunèrent en denrées
alimentaires : pommes de terre, choux. Cette action et celles qui suivirent (carnaval
avec défilé dans le village, fêtes, arts…) pendant les vingt ans que Tosquelles passa
à Saint-Alban sont des occasions de révolutionner la relation du soignant au patient,
avec plus de liberté et plus de richesse dans les soins et une meilleure insertion dans
la vie locale.

Parmi les inventions de Tosquelles figurent les clubs thérapeutiques. Les


patients et les soignants s'y réunissent sur un pied d'égalité, sans hiérarchie ni statut.
Le patient y développe ses capacités d'agir, de s'organiser, se responsabiliser et
prendre des initiatives dans le cadre collectif. En France, en 2021 une trentaine de ces
clubs fonctionnent, ils sont fédérés au sein du Truc (Terrain de rassemblement pour
l'utilité des clubs).

Tosquelles travaille à Saint-Alban jusqu'en 1962 ; avant d'en devenir le


médecin-chef en 1952, il a dû, à la suite de la guerre, recommencer en France toute
sa formation, repasser par le statut de stagiaire infirmier et obtenir sa naturalisation
(1948). Il restera très attaché à Saint-Alban, où il contribue notamment à la formation
de Jean Oury et Frantz Fanon, et participera à de nombreux groupes de travail
— notamment le Groupe de Sèvres, le Groupe de travail de psychothérapie et de
sociothérapie institutionnelles (GTPSI), qui se réunit à quatorze reprises entre 1960 et
1966 (avec notamment Jean Oury, Hélène Chaigneau, Horace Torrubia, Philippe
Rappard, Roger Gentis, Félix Guettari, Ginette Michaud et Henri Vermorel) et la
Société de Psychothérapie Institutionnelle— ainsi qu'à de nombreux colloques
(Bonneval) et à toutes les Rencontres de Saint-Alban.

Postérité

L'expérience pionnière menée à Saint-Alban sera théorisée et développée à


travers la psychothérapie institutionnelle, mouvement qui, de cet asile à celui de La
Borde, a influencé fortement la psychiatrie et la pédagogie depuis la seconde moitié
du XXe siècle. L'œuvre protéiforme de Francesc Tosquelles est en train d'être

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redécouverte, à travers des colloques et la publication d'inédits (édition d'une série
Archives Tosquelles dirigée par Jacques Tosquellas).

Contexte de l’exil : La Retirada

D’après Jean-François Gomez, in Cairn :

« Depuis toujours, j’ai ressenti la Retirada comme une offense personnelle. J’ai
toujours eu un sentiment de dégoût à propos de la façon dont la France de Léon Blum
a pu « accueillir » les réfugiés de la guerre civile espagnole et ce qu’il restait de l’armée
républicaine, les mettant dans des camps de transit où l’on mourait comme des
mouches, de maladie et quelquefois de désespoir ».

Jean François Gomez témoigne ici de son indignation pour cette époque
difficile, où beaucoup d’illustres Français et en premier lieu Léon Blum, ne surent pas
analyser sainement les événements qu’ils vivaient, où un poète du nom de Saint-John
Perse, qui assurait de hautes fonctions au quai d’Orsay sous son vrai nom d’Alexis
Léger, eut, semble-t-il, un rôle peu glorieux, dans la continuité logique de la lâche
posture gouvernementale française de « Non intervention » en Espagne.

Retirada de l’armée républicaine espagnole photographiée par Robert Capa

Un des témoignages les plus intéressants que Gomez a connu sur la Retirada
et qui l’a ému est le film No pasaran de Henri-François Imbert, sorti en 2003. Dans
l’histoire qu’il raconte, un homme retrouve par hasard un jeu de cartes postales dans
les affaires de son grand-père. Ces cartes sont chacune un aspect de la Retirada, mais
cet aspect est très limité. Gomez se met à vouloir rechercher la vérité et se fait
collectionneur de cartes postales. Il reconstitue toute une collection, qui lui restitue peu
à peu l’ampleur du phénomène vécu par son grand-père, lui aussi républicain espagnol
exilé en France, les trains bondés, les files interminables, les trains entiers venus

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déferler sur le paysage français, le désarroi de ces hommes et femmes accompagnés
de ces enfants qui se souviennent encore.

Camp de concentration d’Argelès

Gomez trouve des images du camp de concentration d’Argelès, au bord de la


plage, où il n’y avait rien, où les exilés espagnols durent tout construire de leurs mains.
Puis, il décide d’aller interroger des témoins. Ce qu’il y a d’extraordinaire, dans ce film,
c’est la façon de montrer que tout savoir est une opération de dévoilement, que
toujours il se dérobe, qu’il n’est possible qu’avec le désir de savoir. Finalement, la
Retirada rebondit sur une génération qui la découvre à son tour, non plus comme elle
fut dans le réel, dans sa cruauté, mais avec des traces, seulement des traces, rendant
nécessaire une recomposition. Et du coup, le récit détient quelque chose d’universel,
il montre l’humain quel qu’il soit, aux prises avec une histoire d’exil forcé qui lui
échappe et qu’il ne retrouvera pas s’il n’y met pas du sien.

Francisco Ferrer, pédagogue libertaire fusillé sur pression de l’Eglise espagnole

Gomez fit des études d’éducateur à Saint-Simon, près de Toulouse, quand la


question de la guerre d’Espagne était encore dans les consciences. Il est vrai que le
docteur Francesc Tosquelles, ami du docteur Chaurand, directeur de l’Institut pédo-
technique avait un nom auréolé par son rôle dans cette fameuse guerre d’Espagne.
Tout le monde savait qu’il avait fait partie du POUM, parti communiste libertaire non
stalinien, proche de Léon Trotski et de la CNT-FAI anarchiste, et l’on chuchotait qu’il

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avait écrit à Staline que celui-ci ne comprendrait jamais rien à la Catalogne – ce qui
correspondait bien à son personnage téméraire et frondeur.
Tosquelles faisait allusion de temps en temps à toutes ces choses, disant à qui
voulait l’entendre, avec son accent inimitable, qu’il était dommage que dans les
guerres il y ait des morts, car cela excepté, la guerre était une expérience dont chaque
génération devrait pouvoir pleinement tirer profit.
Francesc Tosquelles était libertaire, dans la lignée de Francisco Ferrer, catalan
comme lui (né le 10 /01/1859 à Allela, fusillé le 13/10/1909 à Barcelone). Issu de la
bourgeoisie catholique espagnole, Francisco Ferrer devient libre penseur. Il fonde en
août 1901 l’École moderne de Barcelone sur ces principes libertaires. Il sera secondé
par sa compagne Soledad de Villafranca. Cette école, mixte, propose une nouvelle
pédagogie proche des idées libertaires et tente de soustraire l’enfant à l’influence de
l’Église qui exerçait un magistère absolu sur l’école espagnole. En raison de ses idées
subversives, Ferrer est emprisonné à plusieurs reprises.
A la suite d’émeutes révolutionnaires à Barcelone, lors de la « Semaine
sanglante » en 1909, il est arrêté à la demande de l’archevêque de Barcelone qui le
juge seul responsable des émeutes ayant entraîné l’incendie d’églises et de couvents.
Jugé par un tribunal militaire, il est condamné à mort après une parodie de procès.
Malgré les protestations qui affluent du monde entier, il sera fusillé dans les fossés de
Montjuich le 13 octobre 1909. L’Eglise et la Royauté espagnoles portent toujours une
lourde responsabilité dans cette exécution inique.

Gomez était alors sans doute dans cette disposition d’esprit, dans un désir de
savoir et de se souvenir, quand il était rentré, bien des années plus tard, au musée de
la déportation de Montauban, qu’il avait repéré depuis longtemps dans une ville où il
avait des amis. Situé dans une maison bien ordinaire à deux étages, on peut y voir
une série de cartes, d’objets et de registres, de vieilles photographies et des plans qui
restituent l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Au second étage, un grand
espace est consacré aux différents camps de transit. Il put ainsi retrouver des traces
du camp de Septfonds dont Francesc Tosquelles leur avait parlé.

Francesc Tosquelles à Saint-Alban

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Ce jour-là, le psychiatre catalan, sollicité pour une rencontre par des
intervenants psychiatriques italiens qui s’étaient déplacés pour l’entendre dans sa
maison de Granges-sur-Lot, réalisait un « numéro » époustouflant où il traitait tour à
tour de son expérience de l’hôpital de Saint-Alban, de la psychothérapie
institutionnelle, de la guerre d’Espagne, du travail de Basaglia… et de son arrivée au
camp de Septfonds.

Arrivée de Francesc Tosquelles au camp de concentration de Sepfonds

Francesc Tosquelles venait de rentrer clandestinement en France. Il s’était


caché d’abord, aidé par quelques femmes qui lui donnèrent à manger. Puis il descendit
à Bagnères-de-Luchon, pendant que les armées de Franco avaient pris position au
port de Barcelone. Certains officiels nationalistes espagnols déclaraient alors qu’en
huit jours Franco et Hitler arriveraient à Paris.

C’est là qu’un gendarme français lui proposa de s’enrôler dans la Légion


étrangère, ce qu’il ne souhaitait pas (« … et j’ai dit à cet homme que j’avais l’intention
de m’enrôler. Il me répondit qu’au mieux, ils pouvaient m’enrôler dans la Légion
étrangère, mais je lui répondis que je ne me sentais pas étranger. S’ils voulaient perdre
la guerre, qu’ils le fassent, mais moi j’étais disposé à travailler comme un bon Français,
ce que j’étais en effet, car tous les Catalans sont des Français, à la guerre antifasciste
»).

Puis, on lui donne une autre information, fausse dit-il, c’est qu’il existe un camp
de concentration à Septfonds, où il n’y a que des intellectuels. « Ainsi, d’autant plus
que ce que nous n’avions plus d’argent, accompagnés d’un ami et sans aucune
obligation, nous sommes allés tôt le matin faire un tour du côté du camp, convaincus
qu’y étaient concentrés des intellectuels. Nous sommes arrivés par le froid et le
brouillard et nous avons marché autour du périmètre, parce que nous n’osions pas
rentrer. À 6 ou 7 heures du matin, les fonctionnaires ne travaillaient pas encore. »

L’expérience du camp de Septfonds commença pour Tosquelles donc par une


grille fermée… Mais la suite est encore pleine d’enseignement sur le poids de
l’expérience et sur cette période pour celui qui inventera, avec quelques autres, le
mouvement de psychothérapie institutionnelle : « Vu du dehors, le camp ressemblait
à un Hôpital psychiatrique. On y voyait des types, des ombres qui sortaient des
baraques. Ils discutaient entre eux ; ils couraient. En somme, on aurait vraiment dit la
cour d’un HP mal organisé. Le commandant du camp s’appelait Vigouroux, devenu
plus tard mon parent, et comme il nous le dit lui-même, il appartenait à la famille du
psychiatre Vigouroux, collaborateur qui avait fait de l’hypnotisme et construit des
machines électriques. » Vigouroux ému par l’état de Tosquelles au vu de ses
espadrilles usées jusqu’à la corde, l’accueillit avec bienveillance et sympathie, le vêtit
et le chaussa de neuf. Ayant appris la qualité médicale de ce prisonnier volontaire, il
devint cordial et le pria d’exercer au sein du camp en tant que médecin psychiatre.

Tosquelles aborde ensuite son travail dans le camp de Septfonds, où il est tout
de suite remarqué comme médecin psychiatre : « J’ai demandé une baraque au bout
du camp, hors des fils de fer : un pied à l’intérieur et l’autre au dehors. Ça a fonctionné,

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j’ai eu carte blanche. Dans cette baraque de bois, la moins bien mise de toutes, nous
avons ouvert un petit service de psychiatrie, en choisissant nos aidants parmi les gens
du camp : un peintre et un guitariste qui ne connaissaient rien en psychiatrie, mais qui
connaissaient l’art. Il y avait aussi un infirmier psychiatrique – un seul – et c’était plus
que suffisant. Ce service a servi à soigner des malades avec succès, et d’un autre
côté, c’est vrai aussi que je m’en suis servi pour faire entrer les personnes par une
porte et les faire sortir par l’autre, celle qui donnait à l’extérieur. Car il est plus facile de
s’évader d’un camp de concentration en passant à travers un service de psychiatrie
que directement. » Un certain nombre de républicains espagnols se firent ainsi la
« Belle » grâce à Tosquelles.

Francesc Tosquelles arrive donc au camp de Septfonds pendant l’hiver 1939-


1940, alors que le camp accueille les républicains espagnols dès la fin de février 1939
après un tri sommaire à Argelès par les gendarmes français. Tosquelles, Sauret, autre
médecin espagnol (tous les deux, médecins psychiatres, qui se connaissaient déjà en
Espagne), et Henri Sales, qui fait office d’infirmier et qui s’est lié d’amitié avec les deux
médecins, s’occupent d’une quinzaine de malades “perturbés du cerveau par ce qu’ils
ont subi en Espagne et par l’exil”. Tosquelles répétait souvent que s’il avait à sa
disposition un médicament, il remettrait sur pied ces malades. Tosquelles était
toutefois employé aux corvées comme tous ses camarades républicains espagnols.

Jean-François Gomez raconte : « Par quelque bout que je prenne le


personnage de François Tosquelles, il m’a toujours un peu échappé. Ces documents,
c’est peu, mais c’est beaucoup. Que Canguilhem, le grand Canguilhem, ait apprécié
Tosquelles me le rend encore plus précieux. J’aurais voulu entendre une fois, une fois
seulement à la veillée, les discussions de ces grands aînés, Bonnafé, Canguilhem et
Tosquelles, dans cette maison de Toulouse où ils furent accueillis, faisant les récits
des combats d’Almadovar del Campo et de la défaite du maquis d’Auvergne, dans ces
moments de l’histoire où le mot de résistance n’était pas encore usé, employé qu’il est
aujourd’hui de curieuse façon. Pourtant, certains lui donnent encore quelque lustre.

C’est sans doute pour retrouver le sens profond et initial de ce mot que cette
année, je me rendis le dimanche 17 mai 2014, sans gesticulations mais dans un
profond recueillement avec les résistants d’hier et d’aujourd’hui nous nous sommes
retrouvés au plateau des Glières, où 159 maquisards ont été fusillés par les nazis.
Mouvement unique où les plus jeunes sont venus écouter les anciens tels que
Raymond Aubrac, 95 ans, Stéphane Hessel, 92 ans, conscients à la fin de leur vie, de
la nécessité de transmettre quelque chose après eux de leur message. Et pour une
fois, on s’est souvenu que la résistance avait un héritage, on s’est rappelé que le
Conseil national de la résistance (CNR) avait un programme qui valait tous les
monuments, celui de la France libre publié en mars 1944 et qui faisait la guerre aux
puissances d’argent, instaurait la Sécurité sociale et voulait une presse libre et
indépendante ».

Gomez ajoute que parmi les acteurs présents à cette manifestation qui déplaçait
4 000 personnes, on pouvait voir des résistants d’aujourd’hui, des désobéisseurs, tels
l’instituteur Alain Refalo et le psychiatre Michaël Guyader, « l’un refusant d’obéir aux
directives ministérielles sur l’aide personnalisée, prélude à la disparition programmée

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des RAZED pour les élèves en difficulté », l’autre clamant sa rage et sa tristesse d’avoir
entendu un certain discours affligeant sur la psychiatrie le 2 décembre de cette année
2014, par la ministre socialiste Marie-Sol Touraine.

Gomez poursuit : « Pourquoi est-ce que je pense à cet événement exceptionnel


dans la France d’aujourd’hui, songeant à Tosquelles dont les engagements sont plus
ou moins ignorés par une nouvelle génération d’éducateurs et de psychiatres ? Il me
semble que j’ai trouvé la réponse dans ces propos d’un homme, petit-fils de Raymond
Aubrac, historien, qui se trouvait lui aussi au plateau des Glières : « Il y a là deux
conceptions différentes de la mémoire de la Résistance. Ceux qui prônent une
sanctuarisation et qui limitent soigneusement la Résistance à une période très limitée,
refusant de la considérer comme autre chose qu’une lutte armée. Et ceux pour qui la
résistance et son programme sont porteurs d’une vision de la société qui a permis
d’aller, après-guerre vers plus de justice. C’est pour cela que certains aimeraient la
plonger aujourd’hui dans le formol. »

Il est clair que Gomez dénonce ici, le désintérêt du pouvoir actuel pour la
psychiatrie dans son ensemble : aliénés, personnel soignant, méthodes
thérapeutiques, etc. : « Je pensais : à la formalisation actuelle systématique et
délibérée, en marche dans tous les domaines du social, n’ajoutons pas une
formolisation de nos ancêtres, nos grands prédécesseurs, en ignorant tout des
combats qui furent les leurs. C’est dans ce sens que résister, c’est déjà se souvenir ».

Lucien Bonnafé, directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, façade

Après Septfonds, Tosquelles dès 1940 exerce à l’hôpital psychiatrique de Saint-


Alban

Le directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, Lucien Bonnafé entend


parler de la démarche psychiatrique originale de Francesc Tosquelles à Septfonds et
fait appel à lui pour venir travailler avec lui à Saint-Alban dès janvier 1940. Le centre
hospitalier de Saint-Alban est déjà spécialisé dans la psychiatrie. Il se situe dans la
commune de Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère, à 950 mètres d’altitude dans le
massif de la Margeride. Dans le courant du XXe siècle, c'est un véritable lieu
d'effervescence artistique et intellectuelle mais aussi de résistance. De nombreuses
personnalités séjournèrent dans cet hôpital : Paul Eluard, Tristan Tzara, Gérard
Vullliamy et Jacques Matarosso.

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Aujourd'hui considéré comme le berceau de la psychothérapie institutionnelle,
y ont exercé, par exemple : Francesc Tosquelles, Lucien Bonnafé, Jeau Oury, Paul
Balvet et Frantz Fanon.

Enfin, plusieurs créateurs d’art brut, viennent de cet hôpital : Auguste Forestier,
Marguerite Sirvins, Benjamin Arneval, Aymable Jayet et Clément Fraisse. En ce lieu
éloigné de tout, au milieu d'un paysage composé de montagnes et de hauts plateaux,
un religieux décide de fonder, au début du XIXe siècle, un asile qui deviendra par la
suite un des plus célèbres hôpitaux psychiatriques de France.

Hôpital de Saint-Alban, entrée et localisation en Lozère

Les origines de l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban remontent à 1821. Ce


n'est alors qu'un austère château, ancienne forteresse médiévale. Le frère Hilarion
Tissot, membre de l’ordre monastique de Saint Jean de Dieu, achète ce château à la
famille Morangiés (qui régnait sur Saint-Alban depuis plus de deux cents ans), celui-ci
était alors dans un état plutôt délabré. Après quelques réparations urgentes et des
installations sommaires, il décide d'en faire un asile.

Cependant, frère Hilarion ne tarde pas à rencontrer de graves difficultés


financières et, le 27 avril 1824, le préfet de la Lozère Thomas Bluget de Valdenuit
acquiert le château pour le département. À partir de là, l'établissement devient asile
public départemental.

Humanisation de l'hôpital de Saint-Alban

En 1930, l'asile est vétuste. Les patients doivent vivre de façon rudimentaire
sans eau, ni électricité ou chauffage. Le personnel est constitué de « gardiens » et de
religieuses sans aucune formation médicale. En mai 1933, le docteur Agnès Masson
accède à la direction de l'établissement. À partir de cette date, des travaux ne
cesseront d'être entrepris toujours dans le même objectif : améliorer la vie des
patients. À sa suite, des personnes telles que Paul Balvet, Francesc Tosquelles et
Lucien Bonnafé ne cesseront d'œuvrer en ce sens.

Francesc Tosquelles contribuera à faire de l'hôpital un lieu ouvert aux échanges


et à la confrontation, à travers des discussions sur le communisme, le surréalisme,

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malgré le régime de Vichy. Discussions qui vont alimenter des réunions, impliquant les
patients et vont devenir quasi permanentes pour la gestion de l'asile et pour appuyer
les opérations de la résistance. L'ouverture est aussi physique, les patients pourront
sortir et gagner quelques nourritures en travaillant pour les paysans du voisinage. Ceci
a permis de constater que l'asile de Saint-Alban a échappé à l'horrible mortalité dans
les asiles français, pendant la guerre, quand la sous-alimentation et l’absence de soins
ont été volontairement généralisées par l’administration de Vichy, rappelons au
passage la mort de Camille Claudel pour ces raisons. Enfin, pour humaniser l'hôpital,
l'ouverture s'est accompagnée de la démolition des murs d'enceinte réalisée
collectivement par les patients et par les soignants.

Sortie de toute la « population » de Saint-Alban

Le berceau de la psychothérapie institutionnelle

La majorité des médecins qui passent par Saint-Alban jusque dans les années
1970 portent un regard nouveau sur les patients et tentent de leur offrir une qualité de
vie meilleure. Sous l’influence de Tosquelles, les médecins psychiatres considèrent
les aliénés comme des individus à part entière et non pas uniquement comme simples
« fous ». Ils vont ainsi créer dans l'hôpital un lieu de vie ouvert, avec des activités
diversifiées et adaptées, et ainsi rendre à ces personnes une liberté qu'elles avaient
perdue. Cette transformation de l'asile vers l'hôpital redonne une place au malade.
L'addition de tous ces éléments forme les bases ce que Tosquelles à Saint-Alban, puis
Oury (clinique de la Borde), Jeangirard (clinique de La Chesnaie à Chailles) et
Daumezon (hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubrais) notamment, dès les années
1950, nomment psychothérapie institutionnelle.

« Dès les premières élaborations théoriques du mouvement, les précurseurs de


la psychothérapie institutionnelle à Saint-Alban ont compris que le soin de la folie
passait par la maîtrise du milieu interhumain dans lequel évoluait l'hôpital. »

Mais, s'il faut en croire, Michel Lecarpentier, psychiatre à la clinique de La


Borde, cet esprit libérateur est en train de disparaitre. Malheureusement, selon lui, il
ne reste plus rien de l'esprit de Francesc Tosquelles au Centre hospitalier de Saint-

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Alban qui porte son nom désormais. Les impératifs gestionnaires et les neuroleptiques
généralisés referment les portes et entraînent "une grande souffrance des travailleurs
et des malades".

Le club Paul-Balvet

Le club Paul-Balvet est créé en 1942 à l'initiative de Francesc Tosquelles. Le


club organise la vie sociale de l’institution. Les patients s'y retrouvent pour discuter,
jouer à des jeux de société ou encore boire quelque chose au bar. Avec les années,
on note la création d'une bibliothèque, d'un salon de coiffure, d'une radio interne ou
encore d'un journal dans lequel chacun pouvait s'exprimer librement. Beaucoup de
clubs thérapeutiques se sont créés en France dans les HP à la suite de l'expérience
de Saint-Alban qui fut un exemple sur bien des points. Les patients et les soignants
s'y réunissent sur un pied d'égalité, sans hiérarchie ni statut. Le patient y développe
ses capacités d'agir, de s'organiser, se responsabiliser et prendre des initiatives dans
le cadre collectif. En France, en 2021, une trentaine de ces clubs fonctionnent, ils sont
fédérés au sein du « TRUC » (Terrain de rassemblement pour l'utilité des clubs).

Imprimerie du journal de Saint-Alban

L'ergothérapie

« Par ergothérapie, au sens large, nous entendons, non seulement le travail


proprement dit, à but thérapeutique, mais aussi toutes les activités tendant à réadapter
le malade à notre réalité et à utiliser et développer ce qui reste en elle de normal et de
vivant. »

Ainsi, dès 1940, une société sportive des malades est organisée au sein de
l'établissement, les patients participent à des ateliers artistiques, jouent dans des
pièces de théâtre et en conçoivent les décors, ils assistent à des séances de cinéma
et participent à des fêtes avec le village.

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« Dès les premières élaborations théoriques du mouvement, les précurseurs de la
psychothérapie institutionnelle à Saint-Alban ont compris que le soin de la folie passait
par la maîtrise du milieu interhumain dans lequel évoluait l'hôpital. »

Un autre point très important en ce qui concerne la liberté du patient est cette
possibilité qu'ils avaient à aller et venir comme bon leur semblait. En effet, très vite, les
murs de l'asile sont abattus et chacun peut se rendre au village dès qu'il le désire. Ceci
est extrêmement rare à cette époque. L'asile embauche son personnel au village et
les villageois ne sont pas contre un peu de main d'œuvre. Lors de fête organisée à
l'hôpital, les villageois venaient y faire la fête avec les malades.

Auguste Forestier, sculpteur

Sculptures d’Auguste Forestier

Comme dans de nombreux hôpitaux psychiatriques, à Saint-Alban, certains


patients produisent des créations plastiques en obéissant à une force intérieure et non

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sous l'impulsion d'une tierce personne. Or, souvent, ces productions étaient jetées aux
ordures. Si elles étaient conservées, c'était le plus souvent afin de l'étudier d'un point
de vue psychopathologique.

Or à Saint-Alban, les créations plastiques de certains patients sont conservées


et ce dès 1914. Ces créations vont intéresser les plus grands : Jean Dubuffet, père de
l’Art Brut, Paul Eluard, Raymond Queneau... C'est d'abord le poète Paul Éluard, qui
entretient des liens étroits avec de nombreux artistes, qui se réfugie, avec sa femme
Nusch, à l'hôpital de Saint-Alban, en novembre 1943, et y découvre les œuvres de
patients, qu'il rapporte à Paris, notamment celles d’Auguste Forestier, qui fabrique des
petites statues avec des bouts de ficelle, de bois ou de métal. Aujourd'hui regroupées
sous le vocable d’art brut, les créations émanant du Centre Hospitalier de Saint-Alban
font partie des plus grandes collections et sont reconnues à travers le monde. Auguste
Forestier, Marguerite Sirvins, Aimable Jayet ou encore Clément Fraisse, ont
aujourd'hui une place de choix dans les rangs de l'art brut.

Paul Eluard et Nusch, réfugiés à Saint-Alban

Saint-Alban et la résistance

L'hôpital abrite dès 1943 un mouvement de résistance clandestin, animé par les
docteurs Tosquelles et Bonnafé. Pendant l’Occupation, les religieuses, les médecins,
le personnel et les patients accueillent, cachent et soignent des maquisards blessés
et des réfugiés parmi lesquels on compte Paul Eluard et sa femme.

Saint-Alban est loin des grandes villes et isolé dans la campagne. Cela favorise
la rencontre de nombreux clandestins fuyant les régimes totalitaires nazis ou
franquiste, des intellectuels, médecins et hommes de lettres. Tout ceci forme un riche
brassage intellectuel.

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« Nous étions des résistants de fond et des résistants dans tous les domaines,
intellectuels, militaires et psychiatriques. »

Ainsi, à Saint-Alban, pendant la seconde guerre mondiale, des juifs et des


résistants vont venir s’y cacher, se faisant passer pour des malades mentaux, ou
intégrant les équipes soignantes. Parmi eux, Denise Glaser, qui deviendra plus tard
une vedette de petit écran grâce à son émission "Discorama", mais aussi le poète,
résistant et membre du groupe surréaliste Paul Eluard, accompagné de sa seconde
épouse Nusch. Paul Eluard a commis l'imprudence de signer sous son vrai nom des
poèmes alors qu'il utilise pas mal de faux noms, de pseudonymes. Il a signé son
poème Liberté, de son propre nom. Et ce poème Liberté est diffusé partout, mais il est
surtout diffusé par l'aviation anglaise quand elle livre des armes par
parachutage. Dans les containers, il y a des milliers et des milliers d'exemplaires de
Liberté signés Paul-Eluard et sa vie est véritablement en danger et il va donc trouver
refuge lui aussi à Saint-Alban.

Poème Liberté j’écris ton nom, Paul Eluard et Fernand Léger

1er épisode : Un asile à l’abri de la folie du monde

Eluard est membre du comité de lecture des Editions de Minuit clandestines,


artisan du Comité national des écrivains, mais aussi, auteur de "Liberté", ce poème
devenu l’hymne de la Résistance française, dont les copies sont parachutées par les
avions anglais en même temps que les armes et les munitions destinées aux maquis.
C’est pour cette raison-même que le poète est recherché par la Milice de Darnand et
la Gestapo, et qu’il doit lui aussi trouver refuge à l’hôpital de Saint-Alban. Ce refuge,
et d’une certaine manière son salut, il le doit à deux psychiatres charismatiques et
engagés : d’abord son ami résistant communiste Lucien Bonnafé ; et l’ancien membre
du POUM et réfugié politique catalan Francesc Tosquelles.

A eux deux, ces médecins hors normes transforment l’asile en lieu de refuge
pour la résistance, mais préparent aussi une révolution psychiatrique en faisant
émerger un mouvement majeur : la psychothérapie institutionnelle. Celle-ci prône un

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modèle de psychiatrie humaniste, où il s’agit de soigner les patients, mais aussi
l’hôpital, l’institution psychiatrique elle-même.

Ici, parmi les patients, Paul Eluard va composer "Souvenirs de la maison des
fous", un recueil de poèmes- portraits de malades. C’est là aussi que le poète va
rencontrer le sculpteur Auguste Forestier, interné à Saint-Alban depuis plusieurs
années déjà, et qu’il présentera après la guerre à Jean Dubuffet, futur théoricien et
collectionneur de "l’art brut".

Dans ce premier volet, nous reconstituons cette histoire particulière dans la


grande histoire grâce aux éclairages de Didier Daeninckx, écrivain de polars mais
aussi auteur du livre Caché dans la maison des fous qui raconte l’histoire de ce réseau
de résistance. A travers les archives, nous entendons les voix de Lucien Bonnafé et
Paul Eluard, auxquelles viennent s’articuler les souvenirs d’enfance d’habitants de
Saint-Alban parmi lesquels ceux des filles de Francesc Tosquelles et Lucien Bonnafé.

Jean Oury Frantz Fanon

Nous n’oublierons pas de citer : Marie Bonnafé, psychiatre – psychanalyste et


fille unique de Lucien et Jeanne Bonnafé ; Marie-Rose Oura-Bah, fille aînée de
Francesc et Hélène Tosquelles ; Didier Daeninckx, écrivain, auteur du livre Caché
dans la maison des fous ; Mireille Gauzy, ancienne infirmière psychiatrique, membre
de l’association culturelle du personnel de l’hôpital de Saint-Alban ; Juliette et Joseph
Pradin, ancien infirmiers psychiatriques à Saint-Alban et Claude Gasc, ancien infirmier
psychiatrique à Saint-Alban.

Quand le Dr Tosquelles combat la faim à Saint-Alban

L’hôpital lozérien raconte, à travers la figure du médecin catalan pendant la


Seconde Guerre mondiale, une histoire qui a bouleversé la psychiatrie française.

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Francesc Tosquelles comprend-il immédiatement ou faut-il attendre quelques
mois que les effets de la guerre se fassent ressentir jusque dans les gamelles ? Très
vite en tout cas après l’arrivée, en janvier 1940, du médecin catalan Francesc
Tosquelles à l’hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère), une urgence saute aux
yeux, bien loin des traités de psychiatrie, une urgence aussi élémentaire que visible :
nourrir les malades.

La tâche est immense, et elle l’est d’autant plus qu’en 1940, l’Etat français a
réquisitionné 25 établissements psychiatriques en France, dont les malades se sont
retrouvés expatriés vers d’autres hôpitaux. Saint-Alban, déjà bien rempli, a dû
accueillir les patients de Rouffach (Haut-Rhin) et de Ville-Evrard, en banlieue
parisienne.

Cimetière des « Fous » de Saint-Alban

Ils sont là, ils s'entassent dans le vieux château et ses dépendances. Sous-
alimentés, pour certains enfermés en cellule. Le lieu, parfois, ressemble à un camp de
concentration. Que faire ? Bizarrement, comme un trop lourd secret, il y a très peu de
témoignages de patients, très peu aussi de témoignages de médecins ou d'infirmières
sur la famine qui va régner dans les hôpitaux psychiatriques.
Nous connaissons cette situation tragique par les témoignages de médecins ou
d'infirmières sur la famine qui va régner dans les hôpitaux psychiatriques. La
question de la survie avait beau être la première des préoccupations, c'est le silence
qui prévaut. Et il faudra attendre 1987 pour que Max Lafont, un jeune médecin de
l'hôpital du Vinatier près de Lyon, publie un ouvrage intitulé l'Extermination douce. Il
évoque les 40 000 malades mentaux morts de faim dans les asiles de l'Hexagone.
Non pas une famine intentionnelle décidée d'en haut comme en Allemagne nazie,
mais voilà une foultitude de morts à petits feux, partout en France. Plus de 3 000 par
exemple à l'hôpital psychiatrique du Vinatier où aucun des poilus post-traumatisés
internés depuis la Première Guerre mondiale ne survivra, et les cinquante malades
mentaux juifs, convoyés depuis l'Alsace fin 1940 et qui avaient échappé à la

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déportation, mourront de faim, tout comme l’artiste sculpteur Camille Claudel qui
meurt à l'asile de Montfavet, le 19 octobre 1943 à 2 h du matin, d'un ictus
apoplectique, vraisemblablement par suite de la malnutrition sévissant dans les
asiles français.

Camille Claudel, morte de faim en 1943

« Marché noir »

Partout, dans les asiles, on meurt par centaines, faute de nourriture. Et surtout
faute d’attention. Partout, sauf à Saint-Alban. Les chiffres de décès des patients ont
certes augmenté, mais faiblement. En 1938, il y a eu 32 morts. En 1939, 30. En 1940,
56. 1941 sera l’année la plus meurtrière avec 74 décès. Puis, le nombre de morts
diminuera : 65 en 1942 ; 62 en 1943 ; 29 en 1944 et 16 en 1945.

Pourquoi ? En fait, très vite, le jeune psychiatre catalan Francesc Tostelles et


le directeur de l'hôpital, Paul Balvet, avant de partir dans un autre établissement, en
font une de leurs priorités : nourrir les malades. Cela peut paraître banal, mais c'est
une réaction rarissime. « On a fait tout ce que l'on pouvait », racontera par bribes
Francesc Tosquelles qui, de fait, n'en parlera pas beaucoup. Juste par des anecdotes :
« On a mis les malades pour faire le marché noir, on a fait aux malades des expositions
de champignons pour apprendre à les reconnaître. » Une autre fois : « On se servait
de tout, il y avait des cartes de tuberculeux qui permettaient d'avoir de meilleures
rations. On a inventé un service de tuberculeux, à chaque malade ayant un œdème
pulmonaire [marque éventuelle d'une sous-nutrition, ndlr], on faisait le diagnostic. Il y
a tout un enchaînement de choses comme ça. »

Troc avec les villageois

A Saint-Alban, on réagit aussi en sollicitant une augmentation de budget afin de


couvrir les dépenses occasionnées par l’arrivée de nouveaux malades, mais on ne sait
pas si la demande a été acceptée. En matière de nourriture, l’hôpital n’est pas démuni
comme les grands établissements citadins, mais il est dans une situation paradoxale :
il a ses propres ressources, notamment grâce à la ferme du Villaret située juste au-
dessus du château, mais celles-ci sont largement réquisitionnées. Ainsi, sur les

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7 tonnes de viande produites, l’hôpital ne peut en garder qu’un peu plus de 2 tonnes
en 1941. Et surtout, tout manque. L’herbage aussi, des bêtes meurent. A partir
de 1941, il n’y a plus que du porc et du mouton. Les hivers sont rudes, et, en 1941 et
1942, c’est au tour de la viande et du fromage de faire défaut. La quantité de lait passe
de 50 litres par jour en 1939 à 15 litres.

Comment survivre, dès lors ? C’est tout l’hôpital qui doit changer. Et c’est une
aubaine. L’institution doit s’ouvrir, l’extérieur aussi : non seulement bon nombre de
fermes avoisinantes manquent de main-d’œuvre, et l’hôpital peut leur en fournir en
échange de nourriture, mais la bonne idée va être la transformation de la ferme de
l’hôpital en potager. Une partie du personnel et 124 malades sont désignés pour
activer la production agricole. Dans la ferme, sont cultivés des choux, des raves, des
poireaux, des oignons, des aulx, des haricots, des choux-raves, des pois verts et des
carottes. Le chou est le légume le plus abondant, à tel point que, pendant la guerre,
l’hôpital va produire jusqu’à 5 tonnes de choucroute. Et ce n’est pas tout. Ainsi, le
travail de malades dans le cadre des ateliers d’ergothérapie évolue : on leur fait
fabriquer des objets plus utiles, ce qui va permettre de faire du troc avec les villageois,
d’obtenir des œufs, des fruits et d’autres denrées.

Au final, Saint-Alban, loin de tout, sera l’hôpital qui aura perdu le moins de
patients. Mais, bizarrement, cette histoire ne s’inscrit pas dans les murs, ni dans les
mots. Cela reste discret, et même Francesc Tosquelles ne mettra jamais en avant ce
qui est la plus grande victoire de tous ses combats. Et cette expérience de lutte contre
la faim sera fondatrice de la révolution psychiatrique qui s’annonce.

Psychothérapie institutionnelle : une révolution humaniste de la psychiatrie ?

Définition : La psychothérapie institutionnelle est un type de psychothérapie en


institution psychiatrique qui met l'accent sur la dynamique de groupe et la relation entre
soignants et soignés. La visée de soigner le collectif soignant et d'humaniser le
fonctionnement des établissements psychiatriques, afin que les patients reçoivent un
soin de meilleure qualité, est une caractéristique de ce mouvement thérapeutique.

Le secteur psychiatrique français a ainsi été refondé par les représentants de


la psychothérapie institutionnelle dans les années 1970, dans le but de rompre avec
les pratiques asilaires antérieures et de favoriser les soins ambulatoires dans la Cité.

Le Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie institutionnelles est


fondé en 1960 par Francesc Tosquelles, Jean Oury, Roger Gentis, Horace Torrubia,
Jean Ayme, Yves Racine, Jean Colmin, Maurice Paillot et Hélène Chaigneau, puis il
est rejoint notamment par Félix Guettari, Ginette Michaud, Claude Poncin, Henri
Vermorel, Michel Baudry, Nicole Guillet, Robert Millon, Jean-Claude Polack, Gisela
Pankow et Jacques Schotte.

Les lieux emblématiques en France sont : l'hôpital de Saint-Alban-sur-


Limagnole (autour du Dr François Tosquelles), les cliniques de La Borde (Dr Jean

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Oury) et de La Chesnaie à Chailles (Dr Claude Jeangirard). En France, en 2021 une
trentaine de clubs thérapeutiques fonctionnent, ils sont fédérés au sein du Truc
(Terrain de rassemblement pour l'utilité des clubs).

L’hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole, Lozère est souvent cité comme origine


de la psychothérapie institutionnelle, avec comme fondateur, le psychiatre catalan
Francesc Tosquelles. Ce dernier, républicain marxiste de sensibilité libertaire, a déjà
eu l'occasion de transformer la pratique médicale en Espagne, pendant la guerre civile
espagnole. Il a, par exemple, permis à des prostituées d'exercer la fonction de
personnel soignant. Condamné à mort par le régime de Franco, il se réfugie en France
à l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban, en Lozère, avec dans ses bagages, deux
livres : celui d’Hermann Simon (Hermann Simon, Aktivere Krankenbehandlung in der
Irrenanstalt, c'est dans ce livre que l'on trouve la thèse qu'un établissement est un
organisme malade qu'il faut constamment soigner) et la thèse de Jacques Lacan
(Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité),
dont il fait réaliser pendant la guerre des éditions clandestines par l'imprimerie du club
des malades de l'hôpital. Tosquelles devra recommencer en France toute sa
formation, repassant par les statuts d'infirmier, d'interne, pour devenir médecin-chef
Influences

Selon Tosquelles la psychothérapie institutionnelle doit marcher sur deux


jambes : Karl Marx et Sigmund Freud dont les œuvres permettent de penser les deux
aliénations, l'une psychopathologique, l'autre sociale. Dès le départ, la richesse des
références est une des caractéristiques de ce mouvement : la psychanalyse et la
psychiatrie, mais aussi le marxisme, la pédagogie selon les méthodes de Francisco
Ferrer et Célestin Freinet (qui prêtera son imprimerie à l'hôpital de Saint-Alban). Plus
tard, les techniques de groupe nord-américaines (Kurt Lewin, Jacob Levy Moreno)
sont introduites à Saint-Alban par M. Monod qui y est psychologue.

Le directeur, Lucien Bonnafé, orchestre cette activité, il reçoit et cache Paul


Eluard qui transforme Saint-Alban en plate-forme d'édition clandestine, ainsi que
d'importants agents de liaison de la Résistance française comme Georges Sadoul et
Gaston Baissette. Tout cela pour fonder sur le terrain une pratique qui prenne en
compte la souffrance psychique.

En retour, la psychothérapie institutionnelle influencera non seulement des


psychiatres ou des psychanalystes mais également des philosophes, des sociologues
ou encore des artistes.

Une nouvelle relation thérapeutique

À l'époque, selon Jean Oury, « les hôpitaux gardaient, en général, une structure
concentrationnaire ». L'élan presque fondateur, c'est la prise de conscience, chez
certains membres des équipes soignantes, qu'ils se comportent avec les malades un
peu comme les gardiens des camps avec les prisonniers. Il s'agit alors de modifier
l'institution, la structure de l'établissement, pour modifier les rapports soignants /
soignés.

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La psychothérapie institutionnelle tente alors de « profiter au maximum des
structures existantes afin d'essayer d'exploiter tout ce qui peut servir à « soigner » les
malades qui y vivent ». L'institution est intégrée au traitement et cesse d'être réduite à
un lieu de soin et d'enfermement pour devenir un lieu qui ménage un espace de vie
sans nier la spécificité de la folie.

Comme le rappelle Jean Oury, « il est impossible de parler de la psychothérapie


institutionnelle si on ne parle pas de la psychose, c'est inséparable de la théorisation
que l'on fait, de façon permanente, de la psychose, de ce qu'on appelle la psychose
ou les psychoses ; sinon cela n'a pas de sens ».

Le psychotique ayant un « transfert dissocié », il est nécessaire de lui proposer


des possibilités multiples de transfert. Par conséquent, il faut alors la création de lieux,
d'institutions variés, il faut assurer au patient la liberté de circulation, pour qu'il puisse
aller d'un lieu à un autre. Dans le même esprit, les soignants ne sont pas recrutés
spécifiquement dans le secteur sanitaire, certains sont artistes, agriculteurs. La
« distinctivité » (Jean Oury) augmente d'autant. À la place d'un ensemble de personnel
ayant la même formation, la même expérience, se trouvent des personnes ayant
chacune un vécu propre. C'est autant de possibilités de points communs, de
rencontres, et de transferts, pour les patients qui, dans leur immense majorité, sont
issus d'un autre milieu que la psychiatrie. Avec la renommée grandissante de Félix
Guattari, des philosophes et autres intellectuels vont s'engager dans le collectif
soignant

Il y a par ailleurs, et repris notamment de Hermann Simon, la volonté que le


patient soit partie prenante, activement, de ses soins. Cela peut se traduire par un
investissement dans différentes institutions organisant le lieu de soins (ateliers, clubs,
prise en charge du ménage, etc.). En contrepartie l'établissement verse régulièrement
une somme, évaluant le travail réalisé, à une association interne, regroupant les
soignés et les soignants.

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Pièce de théâtre écrite et jouée par les patients à Saint-Alban

Jean Oury et La Borde

En 1947, Jean Oury arrive comme interne à Saint-Alban, il y reste jusqu'en 1949
pour partir ensuite dans le Loir-et-Cher, à la clinique de Saumery – lui permettant de
se rapprocher de Paris pour faire une analyse avec Jacques Lacan. En 1953, il fonde
la Clinique de La Borde qui deviendra le principal lieu de la psychothérapie
institutionnelle en France.

Parallèlement, Fernand Oury, son frère s'intéressera à des méthodes


alternatives d’enseignement, celles de la pédagogie de Francisco Ferrer et de Célestin
Freinet avant de fonder la pédagogie institutionnelle et présente l'un de ses anciens
élèves à Jean Oury, Félix Guattari. Ils collaboreront épisodiquement à Saumery, puis
de façon systématique, jusqu'à son décès en 1992, à La Borde.

D'autres établissements existent, tel celui, voisin, de La Chesnaie et le


mouvement a essaimé aussi bien en France, dont Pierre Delion en est un des
principaux représentants, qu'à l'étranger. Il a par ailleurs eu une grande importance
dans la création de la psychiatrie de secteur en France.

La psychothérapie institutionnelle, selon Jean Oury, tient au fait « qu'il n'est plus
simplement pris en compte le patient, mais aussi le lieu dans lequel il vit, qu'il s'agit de
lui permettre d'être actif, non pas simplement un objet de soins et qu' il faut traiter les
autres comme des sujets, non comme des objets ».

Collage réalisé par un patient de Saint-Alban

Définition des termes

Dans le bouillonnant travail de théorisation qu'a connu (et connaît encore) le


mouvement de la psychothérapie institutionnelle, une des difficultés rencontrées a été
la définition du terme institution. Il semble que dans son usage initial, il restait des
relents anglo-saxons assimilant institution et établissement. Il est vrai que, dans cette
perspective, l'établissement devient lui-même objet de soin et soignant, mais cela
n'épuise pas le recours au vocable.

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À propos d'une définition de « la notion d'institution », ces derniers écrivent « Il
faut avouer, avec Ginette Michaud que cette définition est difficile, que la notion même
est controversée ». Les auteurs font appel à différentes propositions. Ils citent Georges
Gurvitch qui la juge « encombrante et nuisible », Gilles Deleuze pour qui « les
institutions sont des systèmes organisés de moyens destinés à satisfaire les
tendances ». Claude Lévi-Strauss et Jean-Paul Sartre sont également convoqués.

Dessin réalisé par un patient de La Borde

Conclusions

La place centrale de Francesc Toquelles dans l’invention et la mise en œuvre


de cette psychiatrie humaniste n’est plus à démontrer à l’issue de ce long exposé.
L’apport décisif de cette psychothérapie institutionnelle qui fut inventée pendant les
heures tragiques de la guerre civile espagnole et pendant l’occupation nazie de la
France, a permis de refonder ce domaine profondément indissociable de la société
humaine et de ses besoins fondamentaux, à savoir comment venir en aide aux
malades mentaux, comment les intégrer ? Comment dépasser le statut d’aliéné ?
Comment inventer des thérapies appropriées ?

Ce long travail psychologique et social a été mené au départ par un réfugié, un


proscrit, Francesc Tosquelles qui était condamné à mort par les fascistes espagnols à
la botte de Franco. C’est dans des conditions extrêmes et inhumaines, dans le camp
de concentration de Septfonds, dans le Tarn-et-Garonne, où étaient internés des
républicains espagnols, eux-aussi proscrits et internés par le gouvernement français,
d’abord de Front Populaire de Daladier, puis de Pétain après la déroute française de

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juin 1940, que ce médecin psychiatre inaugura cette démarche salutaire pour tous ces
rescapés traumatisés par les horreurs de la guerre civile espagnole.

Reconnu pour son originalité par le directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-


Alban, Tosquelles dut repasser tous les diplômes d’infirmier, de médecin et de
psychiatre pour exercer dans cet hôpital qu’il transforma de fond en comble,
transformant l’équipe de soignants par ses méthodes thérapeutiques, dans ses
rapports avec les « aliénés » qui redevinrent des hommes et des femmes à part
entière, participant au même titre que les soignants aux prises de paroles, aux prises
de décisions, aux tâches quotidiennes de ravitaillement, de cultures nourricières, de
vente sur le marché, etc.

Les clubs et les ateliers, la société de sport, la radio et le journal permirent à


cette re-socialisation généralisée des malades qui redécouvrirent leur dignité en vivant
dans cette microsociété ouverte sur l’extérieur.

Beaucoup de ces ex-aliénés devinrent des artistes dont la production picturale,


théâtrale fut reconnue par Paul Eluard réfugié à Saint-Alban, puis par Jean Dubuffet.
L’hôpital de Saint-Alban devient un centre de la résistance française qui hébergea,
cacha des juifs persécutés, des maquisards pourchassés par la milice de Darnand et
Pétain, des artistes et intellectuels en détresse, que Francesc Tosquelles déguisa en
patients.

La poursuite par Francesc Tosquelles et Jean Oury de leurs démarches


thérapeutiques donna lieu après la guerre à un mouvement de refondation de la
psychiatrie française avec cette inflexion fondamentalement libératrice qui ouvre ses
portes à la psychanalyse et au marxisme, qui amèna la création de cliniques hors
normes comme celles de La Borde et de La Chesnaie, où les innovations
thérapeutiques essayées à Saint-Alban sont généralisées dans les années 1950/1960.

L’apport théorique de Félix Guattari et de Gilles Deleuze approfondit cette


évolution humaniste de la psychiatrie française et rejoignit l’évolution profonde de la
société néo-gaulliste après les évènements de mai 1968. La libération des mœurs qui
se déroula à ce moment-là a été précédée par celle qui eut lieu dans la psychothérapie
institutionnelle mis en œuvre dans l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, par un
curieux retournement qui vit la jeunesse de ce pays réclamer le droit de vivre sans
entrave, sans domination, sans aliénation.

C’est pour cela, que la régression généralisé qui semble se produire


actuellement dans la société française traumatisée par le terrorisme et tétanisée par
la pandémie mondialisée, soumise à l’Etat d’urgence antiterroriste puis sanitaire est
d’autant plus inquiétante, qu’elle est favorisée par la montée du populisme
réactionnaire, par la limitation des libertés individuelles et collectives, par la situation
consternante des sciences humaines, psychologiques et sociales dans l’université
française, par le démantèlement de la psychiatrie française livrés aux oukazes de DRH
obnubilés par les directives ministérielles et l’injonction d’attribution massive de
neuroleptiques aux patients rétrogradés en « aliénés ». Le départ et la démission de

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nombreux soignants découragés par cette évolution est révélatrice de cette situation
sinistre.

La pandémie de la Covid- XIX a été l’occasion pour l’opinion publique italienne


puis française de prendre conscience du rôle déterminant des soignants qui furent
fêtés chaque soir pendant la 1e vague de la pandémie et le confinement général, par
des chants et des concerts d’applaudissements bien mérités, pour avoir fait face en
dépit de tous les manques et incuries gouvernementaux, à la situation d’urgence
dramatique dans les hôpitaux.
Le gouvernement Macron leur concéda une aide « exceptionnelle » de plus ou
moins 1000 €. Il organisa aussi pendant l’été 2020 une sorte de « Grenelles de la
Santé », sans anticiper sur la 2e vague de la pandémie en créant des postes de
soignants et des lits de réanimation, mais surtout, il laissa de côté la psychiatrie dont
la situation désastreuse continua à être ignorée. Nous en sommes là, c’est pourquoi,
il nous a semblé impératif de rappeler à la mémoire de l’opinion française, le rôle
historique de Francesc Tosquelles dans l’invention et la mise en œuvre de cette
psychiatrie humaniste ouvrant sur la psychothérapie institutionnelle.

Francesc Tosquelles

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