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Introduction
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Alors pourquoi cet hommage au docteur Francesc Tosquelles ? Parce que cet
homme est à l’origine d’un courant humaniste de la psychiatrie française, qui s’est
développée pendant la guerre, à l’hôpital Saint-Alban, au fond de la Lozère, courant
qui débouchera dans les années 1960 sur l’antipsychiatrie française, avec ses
épigones fameux comme « L’anti-Œdipe » de Gilles Deleuze et Félix Guattari ; son
principal héritier est Jean Oury, directeur de la fameuse clinique anti-psychiatrique de
La Borde.
Actuellement, la psychiatrie française est en crise, en déclin, et le gouvernement
du président Macron opère une régression totale par rapport à cette psychothérapie
institutionnelle qui avait ouvert une ère humaniste en reconsidérant le statut de l’aliéné
et les méthodes thérapeutiques pour le soigner et l’intégrer dans la société.
Enfant, avec son père, chaque dimanche, Francesc se rend à l'Institut Pere Mata. Dans
cet asile psychiatrique, sous l'influence de son directeur Mira Emil, il se trouvera atteint de ce
« vice » qu'il dit constitutionnel : la psychiatrie. Son implication dans l'affirmation nationale de
la Catalogne le pousse à apprendre tout en catalan, il choisit de parler le castillan, la « langue
de l'oppresseur » avec un fort accent, en « petit nègre », comme il dit. Il participe activement
avec son père à l'effervescence politique des années 1931 à 36, époque de la IIe république
espagnole, quand il devint proche des communistes dissidents et du Bloc Ouvrier et Paysan, il
participera à la création, en 1935, du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (POUM), non affilié
au Komintern stalinien. Après ses études de médecine, dès 1935, psychiatre à l'Institut Pere
Mata, il travaille à la transformation de la pratique psychiatrique.
Par exemple, avant et pendant la guerre civile espagnole (1936-1939) à peine diplômé,
ce jeune révolutionnaire emmenait ses patients se baigner sur les plages de Barcelone. Entre
1931 et 1936, de nombreux psychanalystes allemands ou d'Europe centrale viennent se
réfugier à Barcelone qui devient une « petite Vienne », confortant les initiatives du professeur
Emili Mira et de Francesc Tosquelles qui se forme à la psychanalyse.
Durant la guerre civile, Francesc Tosquelles s'engage dans les milices anti fascistes du
POUM, il combat en Andalousie puis se charge de soigner les soldats mais aussi les médecins.
Pour constituer son équipe il évite de recruter du personnel hospitalier, il préfère des « gens
normaux » et parmi eux, il n'hésite pas à embaucher d'anciennes prostituées comme
personnel soignant, « celles-ci s'y connaissant en matière d'hommes », comme il s'amuse à le
préciser dans un documentaire qui lui est consacré en 1989.
Après la défaite républicaine et la « Retirada » de 1939, menacé (comme tous les
Républicains révolutionnaires) par le régime de Franco, Tosquelles se réfugie en France, au
camp de concentration de Sepfonds en septembre 1939. Il est chargé d'organiser les soins
dans l'hôpital de fortune du camp. Là encore, son équipe ne comporte presque pas de
professionnels de santé, un seul, et François Tosquelles considère que même dans ce contexte
extrême il a pu faire la plus efficace psychiatrie. Son service servira aussi à organiser des
évasions en lien avec les réseaux de résistance.
Saint-Alban
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deux livres : celui d’Hermann Simon : Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt
— c'est dans ce livre que l'on trouve la thèse selon laquelle il faut « d'abord soigner
l'hôpital pour pouvoir soigner des patients » (lutte contre l'aliénation sociale) — et la
thèse de Jacques Lacan : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité, dont il fait faire des copies (parmi d'autres références utiles) par
l'imprimerie du club des malades de l'hôpital en vue d'organiser la formation des
soignants. Tout en prenant part aux activités des maquis de la résistance de la région
aux côtés de Chaurand, Balvet, puis Bonnafé, Rivoire, Clément, Despinoy (notamment
au sein de la Société du Gévaudan). L'asile est à la fois lieu de résistance et lieu de
refuge pour des clandestins, Tosquelles établira une relation profonde avec Paul
Eluard notamment.
Postérité
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redécouverte, à travers des colloques et la publication d'inédits (édition d'une série
Archives Tosquelles dirigée par Jacques Tosquellas).
« Depuis toujours, j’ai ressenti la Retirada comme une offense personnelle. J’ai
toujours eu un sentiment de dégoût à propos de la façon dont la France de Léon Blum
a pu « accueillir » les réfugiés de la guerre civile espagnole et ce qu’il restait de l’armée
républicaine, les mettant dans des camps de transit où l’on mourait comme des
mouches, de maladie et quelquefois de désespoir ».
Jean François Gomez témoigne ici de son indignation pour cette époque
difficile, où beaucoup d’illustres Français et en premier lieu Léon Blum, ne surent pas
analyser sainement les événements qu’ils vivaient, où un poète du nom de Saint-John
Perse, qui assurait de hautes fonctions au quai d’Orsay sous son vrai nom d’Alexis
Léger, eut, semble-t-il, un rôle peu glorieux, dans la continuité logique de la lâche
posture gouvernementale française de « Non intervention » en Espagne.
Un des témoignages les plus intéressants que Gomez a connu sur la Retirada
et qui l’a ému est le film No pasaran de Henri-François Imbert, sorti en 2003. Dans
l’histoire qu’il raconte, un homme retrouve par hasard un jeu de cartes postales dans
les affaires de son grand-père. Ces cartes sont chacune un aspect de la Retirada, mais
cet aspect est très limité. Gomez se met à vouloir rechercher la vérité et se fait
collectionneur de cartes postales. Il reconstitue toute une collection, qui lui restitue peu
à peu l’ampleur du phénomène vécu par son grand-père, lui aussi républicain espagnol
exilé en France, les trains bondés, les files interminables, les trains entiers venus
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déferler sur le paysage français, le désarroi de ces hommes et femmes accompagnés
de ces enfants qui se souviennent encore.
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avait écrit à Staline que celui-ci ne comprendrait jamais rien à la Catalogne – ce qui
correspondait bien à son personnage téméraire et frondeur.
Tosquelles faisait allusion de temps en temps à toutes ces choses, disant à qui
voulait l’entendre, avec son accent inimitable, qu’il était dommage que dans les
guerres il y ait des morts, car cela excepté, la guerre était une expérience dont chaque
génération devrait pouvoir pleinement tirer profit.
Francesc Tosquelles était libertaire, dans la lignée de Francisco Ferrer, catalan
comme lui (né le 10 /01/1859 à Allela, fusillé le 13/10/1909 à Barcelone). Issu de la
bourgeoisie catholique espagnole, Francisco Ferrer devient libre penseur. Il fonde en
août 1901 l’École moderne de Barcelone sur ces principes libertaires. Il sera secondé
par sa compagne Soledad de Villafranca. Cette école, mixte, propose une nouvelle
pédagogie proche des idées libertaires et tente de soustraire l’enfant à l’influence de
l’Église qui exerçait un magistère absolu sur l’école espagnole. En raison de ses idées
subversives, Ferrer est emprisonné à plusieurs reprises.
A la suite d’émeutes révolutionnaires à Barcelone, lors de la « Semaine
sanglante » en 1909, il est arrêté à la demande de l’archevêque de Barcelone qui le
juge seul responsable des émeutes ayant entraîné l’incendie d’églises et de couvents.
Jugé par un tribunal militaire, il est condamné à mort après une parodie de procès.
Malgré les protestations qui affluent du monde entier, il sera fusillé dans les fossés de
Montjuich le 13 octobre 1909. L’Eglise et la Royauté espagnoles portent toujours une
lourde responsabilité dans cette exécution inique.
Gomez était alors sans doute dans cette disposition d’esprit, dans un désir de
savoir et de se souvenir, quand il était rentré, bien des années plus tard, au musée de
la déportation de Montauban, qu’il avait repéré depuis longtemps dans une ville où il
avait des amis. Situé dans une maison bien ordinaire à deux étages, on peut y voir
une série de cartes, d’objets et de registres, de vieilles photographies et des plans qui
restituent l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Au second étage, un grand
espace est consacré aux différents camps de transit. Il put ainsi retrouver des traces
du camp de Septfonds dont Francesc Tosquelles leur avait parlé.
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Ce jour-là, le psychiatre catalan, sollicité pour une rencontre par des
intervenants psychiatriques italiens qui s’étaient déplacés pour l’entendre dans sa
maison de Granges-sur-Lot, réalisait un « numéro » époustouflant où il traitait tour à
tour de son expérience de l’hôpital de Saint-Alban, de la psychothérapie
institutionnelle, de la guerre d’Espagne, du travail de Basaglia… et de son arrivée au
camp de Septfonds.
Puis, on lui donne une autre information, fausse dit-il, c’est qu’il existe un camp
de concentration à Septfonds, où il n’y a que des intellectuels. « Ainsi, d’autant plus
que ce que nous n’avions plus d’argent, accompagnés d’un ami et sans aucune
obligation, nous sommes allés tôt le matin faire un tour du côté du camp, convaincus
qu’y étaient concentrés des intellectuels. Nous sommes arrivés par le froid et le
brouillard et nous avons marché autour du périmètre, parce que nous n’osions pas
rentrer. À 6 ou 7 heures du matin, les fonctionnaires ne travaillaient pas encore. »
Tosquelles aborde ensuite son travail dans le camp de Septfonds, où il est tout
de suite remarqué comme médecin psychiatre : « J’ai demandé une baraque au bout
du camp, hors des fils de fer : un pied à l’intérieur et l’autre au dehors. Ça a fonctionné,
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j’ai eu carte blanche. Dans cette baraque de bois, la moins bien mise de toutes, nous
avons ouvert un petit service de psychiatrie, en choisissant nos aidants parmi les gens
du camp : un peintre et un guitariste qui ne connaissaient rien en psychiatrie, mais qui
connaissaient l’art. Il y avait aussi un infirmier psychiatrique – un seul – et c’était plus
que suffisant. Ce service a servi à soigner des malades avec succès, et d’un autre
côté, c’est vrai aussi que je m’en suis servi pour faire entrer les personnes par une
porte et les faire sortir par l’autre, celle qui donnait à l’extérieur. Car il est plus facile de
s’évader d’un camp de concentration en passant à travers un service de psychiatrie
que directement. » Un certain nombre de républicains espagnols se firent ainsi la
« Belle » grâce à Tosquelles.
C’est sans doute pour retrouver le sens profond et initial de ce mot que cette
année, je me rendis le dimanche 17 mai 2014, sans gesticulations mais dans un
profond recueillement avec les résistants d’hier et d’aujourd’hui nous nous sommes
retrouvés au plateau des Glières, où 159 maquisards ont été fusillés par les nazis.
Mouvement unique où les plus jeunes sont venus écouter les anciens tels que
Raymond Aubrac, 95 ans, Stéphane Hessel, 92 ans, conscients à la fin de leur vie, de
la nécessité de transmettre quelque chose après eux de leur message. Et pour une
fois, on s’est souvenu que la résistance avait un héritage, on s’est rappelé que le
Conseil national de la résistance (CNR) avait un programme qui valait tous les
monuments, celui de la France libre publié en mars 1944 et qui faisait la guerre aux
puissances d’argent, instaurait la Sécurité sociale et voulait une presse libre et
indépendante ».
Gomez ajoute que parmi les acteurs présents à cette manifestation qui déplaçait
4 000 personnes, on pouvait voir des résistants d’aujourd’hui, des désobéisseurs, tels
l’instituteur Alain Refalo et le psychiatre Michaël Guyader, « l’un refusant d’obéir aux
directives ministérielles sur l’aide personnalisée, prélude à la disparition programmée
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des RAZED pour les élèves en difficulté », l’autre clamant sa rage et sa tristesse d’avoir
entendu un certain discours affligeant sur la psychiatrie le 2 décembre de cette année
2014, par la ministre socialiste Marie-Sol Touraine.
Il est clair que Gomez dénonce ici, le désintérêt du pouvoir actuel pour la
psychiatrie dans son ensemble : aliénés, personnel soignant, méthodes
thérapeutiques, etc. : « Je pensais : à la formalisation actuelle systématique et
délibérée, en marche dans tous les domaines du social, n’ajoutons pas une
formolisation de nos ancêtres, nos grands prédécesseurs, en ignorant tout des
combats qui furent les leurs. C’est dans ce sens que résister, c’est déjà se souvenir ».
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Aujourd'hui considéré comme le berceau de la psychothérapie institutionnelle,
y ont exercé, par exemple : Francesc Tosquelles, Lucien Bonnafé, Jeau Oury, Paul
Balvet et Frantz Fanon.
Enfin, plusieurs créateurs d’art brut, viennent de cet hôpital : Auguste Forestier,
Marguerite Sirvins, Benjamin Arneval, Aymable Jayet et Clément Fraisse. En ce lieu
éloigné de tout, au milieu d'un paysage composé de montagnes et de hauts plateaux,
un religieux décide de fonder, au début du XIXe siècle, un asile qui deviendra par la
suite un des plus célèbres hôpitaux psychiatriques de France.
En 1930, l'asile est vétuste. Les patients doivent vivre de façon rudimentaire
sans eau, ni électricité ou chauffage. Le personnel est constitué de « gardiens » et de
religieuses sans aucune formation médicale. En mai 1933, le docteur Agnès Masson
accède à la direction de l'établissement. À partir de cette date, des travaux ne
cesseront d'être entrepris toujours dans le même objectif : améliorer la vie des
patients. À sa suite, des personnes telles que Paul Balvet, Francesc Tosquelles et
Lucien Bonnafé ne cesseront d'œuvrer en ce sens.
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malgré le régime de Vichy. Discussions qui vont alimenter des réunions, impliquant les
patients et vont devenir quasi permanentes pour la gestion de l'asile et pour appuyer
les opérations de la résistance. L'ouverture est aussi physique, les patients pourront
sortir et gagner quelques nourritures en travaillant pour les paysans du voisinage. Ceci
a permis de constater que l'asile de Saint-Alban a échappé à l'horrible mortalité dans
les asiles français, pendant la guerre, quand la sous-alimentation et l’absence de soins
ont été volontairement généralisées par l’administration de Vichy, rappelons au
passage la mort de Camille Claudel pour ces raisons. Enfin, pour humaniser l'hôpital,
l'ouverture s'est accompagnée de la démolition des murs d'enceinte réalisée
collectivement par les patients et par les soignants.
La majorité des médecins qui passent par Saint-Alban jusque dans les années
1970 portent un regard nouveau sur les patients et tentent de leur offrir une qualité de
vie meilleure. Sous l’influence de Tosquelles, les médecins psychiatres considèrent
les aliénés comme des individus à part entière et non pas uniquement comme simples
« fous ». Ils vont ainsi créer dans l'hôpital un lieu de vie ouvert, avec des activités
diversifiées et adaptées, et ainsi rendre à ces personnes une liberté qu'elles avaient
perdue. Cette transformation de l'asile vers l'hôpital redonne une place au malade.
L'addition de tous ces éléments forme les bases ce que Tosquelles à Saint-Alban, puis
Oury (clinique de la Borde), Jeangirard (clinique de La Chesnaie à Chailles) et
Daumezon (hôpital psychiatrique de Fleury-les-Aubrais) notamment, dès les années
1950, nomment psychothérapie institutionnelle.
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Alban qui porte son nom désormais. Les impératifs gestionnaires et les neuroleptiques
généralisés referment les portes et entraînent "une grande souffrance des travailleurs
et des malades".
Le club Paul-Balvet
L'ergothérapie
Ainsi, dès 1940, une société sportive des malades est organisée au sein de
l'établissement, les patients participent à des ateliers artistiques, jouent dans des
pièces de théâtre et en conçoivent les décors, ils assistent à des séances de cinéma
et participent à des fêtes avec le village.
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« Dès les premières élaborations théoriques du mouvement, les précurseurs de la
psychothérapie institutionnelle à Saint-Alban ont compris que le soin de la folie passait
par la maîtrise du milieu interhumain dans lequel évoluait l'hôpital. »
Un autre point très important en ce qui concerne la liberté du patient est cette
possibilité qu'ils avaient à aller et venir comme bon leur semblait. En effet, très vite, les
murs de l'asile sont abattus et chacun peut se rendre au village dès qu'il le désire. Ceci
est extrêmement rare à cette époque. L'asile embauche son personnel au village et
les villageois ne sont pas contre un peu de main d'œuvre. Lors de fête organisée à
l'hôpital, les villageois venaient y faire la fête avec les malades.
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sous l'impulsion d'une tierce personne. Or, souvent, ces productions étaient jetées aux
ordures. Si elles étaient conservées, c'était le plus souvent afin de l'étudier d'un point
de vue psychopathologique.
Saint-Alban et la résistance
L'hôpital abrite dès 1943 un mouvement de résistance clandestin, animé par les
docteurs Tosquelles et Bonnafé. Pendant l’Occupation, les religieuses, les médecins,
le personnel et les patients accueillent, cachent et soignent des maquisards blessés
et des réfugiés parmi lesquels on compte Paul Eluard et sa femme.
Saint-Alban est loin des grandes villes et isolé dans la campagne. Cela favorise
la rencontre de nombreux clandestins fuyant les régimes totalitaires nazis ou
franquiste, des intellectuels, médecins et hommes de lettres. Tout ceci forme un riche
brassage intellectuel.
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« Nous étions des résistants de fond et des résistants dans tous les domaines,
intellectuels, militaires et psychiatriques. »
A eux deux, ces médecins hors normes transforment l’asile en lieu de refuge
pour la résistance, mais préparent aussi une révolution psychiatrique en faisant
émerger un mouvement majeur : la psychothérapie institutionnelle. Celle-ci prône un
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modèle de psychiatrie humaniste, où il s’agit de soigner les patients, mais aussi
l’hôpital, l’institution psychiatrique elle-même.
Ici, parmi les patients, Paul Eluard va composer "Souvenirs de la maison des
fous", un recueil de poèmes- portraits de malades. C’est là aussi que le poète va
rencontrer le sculpteur Auguste Forestier, interné à Saint-Alban depuis plusieurs
années déjà, et qu’il présentera après la guerre à Jean Dubuffet, futur théoricien et
collectionneur de "l’art brut".
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Francesc Tosquelles comprend-il immédiatement ou faut-il attendre quelques
mois que les effets de la guerre se fassent ressentir jusque dans les gamelles ? Très
vite en tout cas après l’arrivée, en janvier 1940, du médecin catalan Francesc
Tosquelles à l’hôpital de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère), une urgence saute aux
yeux, bien loin des traités de psychiatrie, une urgence aussi élémentaire que visible :
nourrir les malades.
La tâche est immense, et elle l’est d’autant plus qu’en 1940, l’Etat français a
réquisitionné 25 établissements psychiatriques en France, dont les malades se sont
retrouvés expatriés vers d’autres hôpitaux. Saint-Alban, déjà bien rempli, a dû
accueillir les patients de Rouffach (Haut-Rhin) et de Ville-Evrard, en banlieue
parisienne.
Ils sont là, ils s'entassent dans le vieux château et ses dépendances. Sous-
alimentés, pour certains enfermés en cellule. Le lieu, parfois, ressemble à un camp de
concentration. Que faire ? Bizarrement, comme un trop lourd secret, il y a très peu de
témoignages de patients, très peu aussi de témoignages de médecins ou d'infirmières
sur la famine qui va régner dans les hôpitaux psychiatriques.
Nous connaissons cette situation tragique par les témoignages de médecins ou
d'infirmières sur la famine qui va régner dans les hôpitaux psychiatriques. La
question de la survie avait beau être la première des préoccupations, c'est le silence
qui prévaut. Et il faudra attendre 1987 pour que Max Lafont, un jeune médecin de
l'hôpital du Vinatier près de Lyon, publie un ouvrage intitulé l'Extermination douce. Il
évoque les 40 000 malades mentaux morts de faim dans les asiles de l'Hexagone.
Non pas une famine intentionnelle décidée d'en haut comme en Allemagne nazie,
mais voilà une foultitude de morts à petits feux, partout en France. Plus de 3 000 par
exemple à l'hôpital psychiatrique du Vinatier où aucun des poilus post-traumatisés
internés depuis la Première Guerre mondiale ne survivra, et les cinquante malades
mentaux juifs, convoyés depuis l'Alsace fin 1940 et qui avaient échappé à la
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déportation, mourront de faim, tout comme l’artiste sculpteur Camille Claudel qui
meurt à l'asile de Montfavet, le 19 octobre 1943 à 2 h du matin, d'un ictus
apoplectique, vraisemblablement par suite de la malnutrition sévissant dans les
asiles français.
« Marché noir »
Partout, dans les asiles, on meurt par centaines, faute de nourriture. Et surtout
faute d’attention. Partout, sauf à Saint-Alban. Les chiffres de décès des patients ont
certes augmenté, mais faiblement. En 1938, il y a eu 32 morts. En 1939, 30. En 1940,
56. 1941 sera l’année la plus meurtrière avec 74 décès. Puis, le nombre de morts
diminuera : 65 en 1942 ; 62 en 1943 ; 29 en 1944 et 16 en 1945.
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7 tonnes de viande produites, l’hôpital ne peut en garder qu’un peu plus de 2 tonnes
en 1941. Et surtout, tout manque. L’herbage aussi, des bêtes meurent. A partir
de 1941, il n’y a plus que du porc et du mouton. Les hivers sont rudes, et, en 1941 et
1942, c’est au tour de la viande et du fromage de faire défaut. La quantité de lait passe
de 50 litres par jour en 1939 à 15 litres.
Comment survivre, dès lors ? C’est tout l’hôpital qui doit changer. Et c’est une
aubaine. L’institution doit s’ouvrir, l’extérieur aussi : non seulement bon nombre de
fermes avoisinantes manquent de main-d’œuvre, et l’hôpital peut leur en fournir en
échange de nourriture, mais la bonne idée va être la transformation de la ferme de
l’hôpital en potager. Une partie du personnel et 124 malades sont désignés pour
activer la production agricole. Dans la ferme, sont cultivés des choux, des raves, des
poireaux, des oignons, des aulx, des haricots, des choux-raves, des pois verts et des
carottes. Le chou est le légume le plus abondant, à tel point que, pendant la guerre,
l’hôpital va produire jusqu’à 5 tonnes de choucroute. Et ce n’est pas tout. Ainsi, le
travail de malades dans le cadre des ateliers d’ergothérapie évolue : on leur fait
fabriquer des objets plus utiles, ce qui va permettre de faire du troc avec les villageois,
d’obtenir des œufs, des fruits et d’autres denrées.
Au final, Saint-Alban, loin de tout, sera l’hôpital qui aura perdu le moins de
patients. Mais, bizarrement, cette histoire ne s’inscrit pas dans les murs, ni dans les
mots. Cela reste discret, et même Francesc Tosquelles ne mettra jamais en avant ce
qui est la plus grande victoire de tous ses combats. Et cette expérience de lutte contre
la faim sera fondatrice de la révolution psychiatrique qui s’annonce.
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Oury) et de La Chesnaie à Chailles (Dr Claude Jeangirard). En France, en 2021 une
trentaine de clubs thérapeutiques fonctionnent, ils sont fédérés au sein du Truc
(Terrain de rassemblement pour l'utilité des clubs).
À l'époque, selon Jean Oury, « les hôpitaux gardaient, en général, une structure
concentrationnaire ». L'élan presque fondateur, c'est la prise de conscience, chez
certains membres des équipes soignantes, qu'ils se comportent avec les malades un
peu comme les gardiens des camps avec les prisonniers. Il s'agit alors de modifier
l'institution, la structure de l'établissement, pour modifier les rapports soignants /
soignés.
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La psychothérapie institutionnelle tente alors de « profiter au maximum des
structures existantes afin d'essayer d'exploiter tout ce qui peut servir à « soigner » les
malades qui y vivent ». L'institution est intégrée au traitement et cesse d'être réduite à
un lieu de soin et d'enfermement pour devenir un lieu qui ménage un espace de vie
sans nier la spécificité de la folie.
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Pièce de théâtre écrite et jouée par les patients à Saint-Alban
En 1947, Jean Oury arrive comme interne à Saint-Alban, il y reste jusqu'en 1949
pour partir ensuite dans le Loir-et-Cher, à la clinique de Saumery – lui permettant de
se rapprocher de Paris pour faire une analyse avec Jacques Lacan. En 1953, il fonde
la Clinique de La Borde qui deviendra le principal lieu de la psychothérapie
institutionnelle en France.
La psychothérapie institutionnelle, selon Jean Oury, tient au fait « qu'il n'est plus
simplement pris en compte le patient, mais aussi le lieu dans lequel il vit, qu'il s'agit de
lui permettre d'être actif, non pas simplement un objet de soins et qu' il faut traiter les
autres comme des sujets, non comme des objets ».
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À propos d'une définition de « la notion d'institution », ces derniers écrivent « Il
faut avouer, avec Ginette Michaud que cette définition est difficile, que la notion même
est controversée ». Les auteurs font appel à différentes propositions. Ils citent Georges
Gurvitch qui la juge « encombrante et nuisible », Gilles Deleuze pour qui « les
institutions sont des systèmes organisés de moyens destinés à satisfaire les
tendances ». Claude Lévi-Strauss et Jean-Paul Sartre sont également convoqués.
Conclusions
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juin 1940, que ce médecin psychiatre inaugura cette démarche salutaire pour tous ces
rescapés traumatisés par les horreurs de la guerre civile espagnole.
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nombreux soignants découragés par cette évolution est révélatrice de cette situation
sinistre.
Francesc Tosquelles
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